eJournals lendemains 48/189

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0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2023-0013
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2024
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La ‚sociologie filmique‘ des frères Dardenne: Deux jours, une nuit (2014)

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Christian von Tschilschke
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150 DOI 10.24053/ ldm-2023-0013 Dossier Christian von Tschilschke La ‚sociologie filmique‘ des frères Dardenne: Deux jours, une nuit (2014) Prendre contact avec la réalité Si l’on parle de nos jours en Europe d’un cinéma socialement engagé, qui se penche sérieusement sur les conditions de vie et de travail précaires des couches sociales défavorisées, il y a de fortes chances que l’on pense en premier lieu aux films du Britannique Ken Loach (né en 1936), aujourd’hui âgé de 87 ans, ou bien à ceux des frères belges Jean-Pierre et Luc Dardenne (nés respectivement en 1951 et 1954), qui ont, eux aussi, plus de 70 ans. Ken Loach a commencé à pratiquer cette forme de cinéma dès le milieu des années 1960 avec le documentaire dramatique social Cathy Come Home (1966), produit pour la BBC. Trente ans plus tard, au milieu des années 1990, les frères Dardenne viennent le rejoindre avec leur film La promesse (1996). En fait, l’œuvre du Britannique et celui des frères belges se ressemblent par leur réalisme social, par la précision avec laquelle ils retracent la vie difficile des ouvriers, des employés, des chômeurs et des immigrés dans les régions industrielles touchées par les conséquences des restructurations économiques, même s’ils le font de manière différente: Loach respecte davantage les règles du mélodrame et de la dramaturgie du divertissement, ce qui rend ses films plus accessibles au grand public. Le cinéma des frères Dardenne, en revanche, avec sa faible fréquence de coupes, sa structure de base répétitive et son langage visuel laconique et idiosyncratique, rappelle plutôt, comme on l’a déjà beaucoup fait remarquer, le cinéma sobre et concis de Robert Bresson, qui se refuse à un désir de consommation facile (à propos de la comparaison avec Bresson, cf. Mosley 2013: 34-36). Parmi les films les plus récents des frères Dardenne, Le gamin au vélo (2011), La fille inconnue (2016), Le jeune Ahmed (2019) et, dernièrement, Tori et Lokita de 2022, c’est Deux jours, une nuit (2014) qui aborde le plus intensément la détresse économique et existentielle de la classe ouvrière, ce qui lui confère un caractère exemplaire dans le cinéma d’orientation sociale d’aujourd’hui. Cependant, la comparaison avec les films de Ken Loach montre déjà que l’intérêt cinématographique pour les classes populaires n’est ni nouveau ni singulier. Ainsi, on attribue généralement au cinéma belge une „affinité avec le social et le documentaire“ („Affinität zum Sozialen und Dokumentarischen“, Lesch 2005: 35). Cela s’explique notamment par un fort courant de films documentaires socialement engagés, dont le représentant le plus reconnu est certainement Henri Storck (1907-1999), auquel les frères Dardenne ont rendu hommage à maintes occasions. La renommée de Storck repose surtout sur le documentaire militant et émouvant Misère au Borinage (1934), réalisé en collaboration avec Joris Ivens, sur les difficiles conditions de travail et de vie des habitants de la région minière de Mons-Borinage. Le film muet de Storck/ Ivens est DOI 10.24053/ ldm-2023-0013 151 Dossier même parvenu à figurer dans le fameux essai de Walter Benjamin sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935), où il est cité par Benjamin comme preuve d’une démocratisation de l’accès à l’image et de la force émancipatrice inhérente à la représentation médiatique: De la même façon, grâce aux actualités filmées, n’importe quel passant a sa chance de devenir figurant dans un film. Il se peut même qu’il figure ainsi dans une œuvre d’art - qu’on songe aux Trois Chants sur Lénine de Dziga Vertov ou au Borinage de Joris Ivens. Chacun aujourd’hui peut légitimement revendiquer d’être filmé (Benjamin 2003: 47, en italique dans l’original). Lorsqu’il s’agit plutôt de la tradition de représentation du monde des ouvriers dans les longs-métrages de fiction, il suffit d’évoquer, si nous nous limitons au domaine du cinéma francophone, le réalisme poétique des années 1930, et en particulier les films de Jean Vigo (L’Atalante, 1934), Jean Renoir (Toni, 1935; Le crime de Monsieur Lange, 1936; La bête humaine, 1938), Marcel Carné (Le quai des brumes, 1938; Hôtel du Nord, 1938; Le jour se lève, 1939) et Jean Grémillon (Remorques, 1939- 1941). 1 Les experts de l’œuvre des frères Dardenne sont d’accord sur le fait qu’il est guidé par la volonté de créer l’impression d’une proximité particulière avec la réalité empirique sociale. C’est pourquoi l’on trouve de nombreuses tentatives - et étiquettes correspondantes - visant à saisir plus précisément la nature de ce réalisme. On l’a défini, entre autres, comme „réalisme post-social“ („postsozialer Realismus“, Mohr 2012), „new realism“ (Guanzini 2016: 19), „sensuous realism“ (Mai 2010: 53-63), „responsable realism“ (Mosley, 2013, cf. également le chapitre „A Realism of Their Own? “, 8-14), „critical realism“ (Knauss 2016a: 12), „realistic humanism“ (Lesch 2016: 34), ou „film social“ (Pigoullié 2014). Luc Dardenne lui-même s’est exprimé sur la question du réalisme, ou plutôt sur ce qu’il appelle „notre condition d’aujourd’hui“ (Dardenne 2005: 49), dans son journal Au dos de nos images (1991-2005). Ainsi, on peut lire, sous l’entrée du 8 décembre 1994: „Nous avons perdu le contact avec la réalité, nous sommes devenus incapables de produire, de dire, de montrer la réalité“ (ibid.). En effet, les origines du cinéma des frères Dardenne, qui travaillent généralement ensemble, se trouvent dans le documentaire. Ce n’est donc qu’après avoir réalisé une série de documentaires qu’ils se tournent, au milieu des années 1980, vers le cinéma de fiction. 2 Avant de se consacrer au cinéma, Jean-Pierre Dardenne avait étudié la dramaturgie à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, et Luc Dardenne la philosophie à l’Université de Liège. On remarque d’ailleurs ce bagage intellectuel partout dans leurs interviews et commentaires, qui les font apparaître en quelque sorte comme les meilleurs exégètes de leurs propres films. Bien qu’ils comptent depuis longtemps parmi les cinéastes européens majeurs, ils ne sont toujours connus que d’un public relativement restreint. Et ce, même si „les frères“, comme on les appelle souvent en Belgique, font partie des rares réalisateurs à avoir remporté deux fois la Palme d’or du meilleur long métrage à Cannes (en 1999 pour Rosetta et en 152 DOI 10.24053/ ldm-2023-0013 Dossier 2005 pour L’enfant) et, au vu de l’écho positif auprès des critiques de films, ils auraient probablement pu gagner une troisième et une quatrième fois si cela avait été possible. Quand il est question ici de la ‚sociologie filmique‘ du cinéma des frères Dardenne, c’est par analogie avec ce que Dominique Viart, en se référant à la littérature française actuelle, a appelé la „sociologisation du roman contemporain“ (Viart 2012), c’est-à-dire une attention particulière portée au monde du travail, à la classe ouvrière et aux conditions de vie des personnes situées au bas de la hiérarchie sociale - accompagnée de la recherche de modalités d’écriture adéquates à cette prise de parti. Comment faut-il alors se représenter une telle sociologisation du film de fiction? En prenant l’exemple de Deux jours, une nuit, nous tenterons, dans la première partie du présent article, de répondre à cette question. Dans la deuxième partie, nous nous pencherons sur les structures inhérentes au film des frères Dardenne qui paraissent se situer au-delà d’une ‚sociologie filmique‘ proprement dite. 3 La sociologisation du film Le titre laconique du film Deux jours, une nuit fait référence à une période allant du vendredi après-midi au lundi matin. C’est le délai dont dispose la protagoniste, Sandra Bya (Marion Cotillard), pour éviter son licenciement imminent. Sandra Bya est une jeune femme d’une trentaine d’années, mariée, avec deux enfants. Elle travaille dans une petite entreprise wallonne de technologie solaire, „Solwall“, qui connaît des difficultés économiques. C’est la raison pour laquelle le directeur de l’entreprise, Monsieur Dumont (Baptiste Sornin), a donné le choix à son personnel entre une prime de 1000 euros ou le fait de garder Sandra. Avec le soutien de son mari Manu (Fabrizio Rongione), très compréhensif, Sandra, qui est psychologiquement fragile et qui vient de sortir d’une phase de dépression, contacte tour à tour ses collègues de travail pour les convaincre de renoncer à la prime et de voter pour qu’elle reste dans l’entreprise. Elle téléphone à certains d’entre eux et passe personnellement à la maison des autres - avec pour résultat que les uns se rangent de son côté, mais que les autres refusent en expliquant qu’ils ont besoin de la prime de toute urgence pour des dépenses tout à fait compréhensibles. Finalement, le résultat du vote veut que Sandra ne reste pas dans l’entreprise mais il passe de très peu. Le patron, impressionné par son engagement, lui propose alors de la réembaucher au bout de quelques mois en échange de la non-prolongation du contrat temporaire d’un collègue, qui arrive à échéance. Sandra refuse cette proposition. Après son succès partiel auprès de ses collègues, sa décision ferme de ne pas accepter l’offre de son patron et le soutien dont elle a bénéficié, Sandra finit par envisager l’avenir avec plus d’optimisme, même si elle est désormais au chômage. 4 En prenant l’intrigue de Deux jours, une nuit comme point de départ, on peut distinguer six aspects qui permettent d’éclairer le processus de ‚sociologisation‘ dont le film fait preuve. Premièrement, il convient de rappeler quelques sources d’inspiration importantes. Pour construire leur sujet, Jean-Pierre et Luc Dardenne disent s’être DOI 10.24053/ ldm-2023-0013 153 Dossier appuyés sur une série d’éléments factuels, qu’ils rapprochent à la crise financière de l’année 2008, tout d’abord le texte „Le désarroi du délégué“ du sociologue Michel Pialoux, membre du groupe de recherche de Pierre Bourdieu. Tiré de l’étude sociologique collective La misère du monde (1993), le texte, basé sur un entretien avec le syndicaliste Hamid, raconte comment une équipe de travail, chez Peugeot, a accepté sans difficulté de licencier un membre de cette équipe qui „n’arrivait pas à tenir le rythme“ (Pialoux 1993: 416), rompant ainsi avec „toutes les règles de la solidarité ouvrière de type ancien“ (ibid.: 431). Une autre source mentionnée par les deux réalisateurs est le roman documentaire de François Bon Daewoo (2004), sur le cas de la jeune militante syndicale Sylvia F., qui se bat contre les fermetures d’usines du groupe coréen Daewoo en 2002/ 2003 en Lorraine et finit par se suicider. À cela, on peut ajouter un article du journal Le Monde sur une émission de télé-réalité américaine, Someone’s Gotta Go, qui fait participer les téléspectateurs à un jeu de devinettes sur les salariés qui seront licenciés ou non dans le cadre de la mise en œuvre d’un plan social dans une entreprise, et enfin quelques faits divers sur des cas similaires où la solidarité des travailleurs a été mise à l’épreuve par les employeurs (cf. Rouer/ Tobin 2014: 11; Dardenne 2015: 131, 137sq.). À partir de ces éléments factuels, les frères Dardenne construisent ce que l’on pourrait appeler, deuxièmement, une expérience sociale ou un dispositif social expérimental. Dès le début, le film soulève de manière assez provocante un dilemme moral qui ne semble pas connaître d’alternative. Le patron de Sandra le formule sans ambiguïté: J’ai simplement demandé à Jean-Marc [le contremaître, interprété par Olivier Gourmet] de vous consulter pour savoir si la majorité préférait toucher la prime ou garder Mme Bya. Notre situation financière ne permet pas de faire les deux (00: 06: 57). Les travailleurs de l’entreprise du secteur solaire sont donc appelés à choisir entre des avantages personnels - la prime de 1000 euros pour tous les employés - et la solidarité avec les autres collègues - la défense du maintien de l’emploi de Sandra. Inversement, Sandra est soumise à une rude épreuve entre l’abandon et l’affirmation de soi, épreuve pendant laquelle, toutefois, elle ne rencontre pas seulement de la résistance, mais aussi du soutien, de la part de sa propre famille ainsi que de ses collègues de travail: doit-elle baisser les bras et se résigner au chômage ou se battre pour conserver son emploi? De cette constellation de base découle une série de rencontres qui suivent un schéma de répétition et de variation. L’intrusion de Sandra dans la vie des autres agit comme un miroir ou un catalyseur qui libère certaines réactions et évolutions chez les personnages concernés. Sandra, qui a bien répété ses arguments au préalable, est confrontée, lors de ses visites à ses collègues de travail, à une large palette d’expressions émotionnelles allant de l’agressivité à la gratitude. Comme à la barre des témoins dans le théâtre épique, les personnes abordées par Sandra donnent des informations sur les situations de détresse et de contrainte dans lesquelles elles se trouvent elles-mêmes. Par ailleurs, ces barres existent aussi 154 DOI 10.24053/ ldm-2023-0013 Dossier concrètement sous forme de portes et de seuils, d’interphone, de clôture d’un terrain de football, d’un cageot de légumes ou d’une corbeille à linge qui séparent Sandra de ses collègues lorsqu’elle vient les voir (cf. aussi Dardenne 2015: 224). Troisièmement, le lieu de tournage s’avère être un élément décisif: la référence précise et détaillée à la réalité empirique, à l’extra-filmique. Le tournage a eu lieu exclusivement dans des lieux originaux. Ceux-ci se limitent en grande partie à la ville industrielle et ouvrière de Seraing, au sud-ouest de Liège, ville moyenne wallonne où les frères Dardenne ont grandi et qu’ils ont choisie comme leur microcosme cinématographique personnel depuis leur deuxième long métrage Je pense à vous (1992). Ce contexte local est également visible et reconnaissable dans le plan général reproduit ci-dessous. Ill. 1: Sur le parking de Solwall (01: 19: 04). Ce plan est l’un des rares où l’on ne voit pas Sandra, la protagoniste. Mais cette situation ne dure que peu de temps car elle va bientôt sortir de la Ford bleu clair à gauche de l’image et dire au revoir à son mari et à ses enfants qui l’ont amenée au travail. On voit déjà par là que chez les Dardenne, les espaces ne se suffisent pas à eux-mêmes mais sont conçus comme des espaces sociaux: des espaces qui ne prennent leur sens que par l’action des personnages. Notre regard en tant que spectateurs se pose sur le parking de la petite entreprise de technique solaire qui emploie Sandra. En fait, ce parking sans visage, situé au milieu d’une zone industrielle, pourrait se trouver n’importe où en Europe. Il s’agit apparemment d’un „non-lieu“ par excellence, au sens de Marc Augé (cf. Augé 1992 et Steele 2020: 67): un espace suburbain purement fonctionnel sans identité particulière. Et pourtant, ce plan renvoie à des réalités géographiques, historiques et sociales concrètes. Ce n’est pas pour rien que l’écrivaine Sylvie Germain a appelé les frères Dardenne „des maîtres de l’ici et du maintenant“ (Germain 2016: 46). Le nom de DOI 10.24053/ ldm-2023-0013 155 Dossier l’entreprise - „Solwall“ - qui apparaît sur un drapeau et un panneau, fait le lien avec la région de Wallonie. La chaîne de collines en arrière-plan est quant à elle caractéristique des environs de Seraing. L’entreprise solaire elle-même symbolise le profond changement structurel post-industriel qui s’est opéré dans cette ville connue à l’origine pour ses mines et sa sidérurgie. En même temps, elle est le symbole de la pression de la mondialisation à laquelle est désormais soumise l’industrie solaire en raison de la concurrence de la Chine. Sandra est une victime de cette crise. 5 C’est de toute façon ainsi que son patron se justifie: „Croyez-moi, ce n’est pas contre vous, c’est la crise, la concurrence asiatique dans la fabrication de panneaux solaires m’oblige à prendre certaines décisions“ (00: 07: 37). Quatrièmement, il convient de commenter l’apparition, dans ce contexte local familier et ce milieu de personnes socialement défavorisées, issues de la classe inférieure ou moyenne inférieure, d’une actrice aussi connue que Marion Cotillard. Jusqu’alors, les frères Dardenne avaient recouru la plupart du temps à des nonprofessionnels de la région et à des acteurs et actrices peu connus. Ce n’est qu’avec Le gamin au vélo (2011), le film qui précédait Deux jours, une nuit, qu’ils avaient dérogé à leur principe en engageant pour la première fois une star, Cécile de France, pratique qu’ils poursuivront au demeurant dans le film suivant, La fille inconnue (2016), avec l’actrice Adèle Haenel. Le fait que ces actrices célèbres s’intègrent tout à fait discrètement à l’ensemble, de sorte que les films ne deviennent pas des véhicules de stars, est, du moins dans le cas de Deux jours, une nuit, le résultat d’une stratégie délibérée de ‚désicônisation‘ et de ‚banalisation‘ de l’actrice principale, ce qui, paradoxalement, produit un effet d’authenticité d’autant plus fort. 6 Cinquièmement, en ce qui concerne justement la manière de représenter le monde du travail, l’approche critique du capitalisme ou du néolibéralisme des frères Dardenne est indéniable. 7 À travers l’exemple de Sandra, il est donc question des effets concrets de mécanismes apparemment abstraits tels que la rationalisation, la flexibilisation et l’augmentation de l’efficacité sur l’individu, l’employé, le travailleur individuel. Et bien évidemment, il s’agit de responsabilité. Tous les personnages rejettent la responsabilité personnelle des circonstances dominantes, qui semblent soumises à des contraintes non influençables. Le patron de Sandra renvoie, comme on l’a vu, à la „concurrence asiatique“, Sandra elle-même et ses collègues renvoient à leur tour au patron qui les a mis dans cette situation: „C’est pas moi qui ai décidé ça“, se défend Sandra en parlant avec Mireille (Myriem Akheddiou), ce à quoi Mireille répond: „C’est pas moi non plus“ (00: 24: 26). Mais le problème principal et le moyen d’exercice du pouvoir le plus perfide du capitalisme est identifié comme étant l’érosion de la solidarité au sein de la classe ouvrière, que Pierre Bourdieu et son collaborateur Michel Pialoux décrivent si précisément dans le chapitre de Misère du monde auquel se réfèrent les frères Dardenne. Dans Deux jours, une nuit, ce motif apparaît à plusieurs reprises: suite à la longue absence de Sandra pour cause de maladie, son employeur a compris que le travail pouvait être effectué avec une personne en moins, si les autres étaient prêts à faire 156 DOI 10.24053/ ldm-2023-0013 Dossier des heures supplémentaires, payées le cas échéant. En promettant une récompense aux travailleurs qui acceptent de sacrifier l’un d’entre eux, les décisions qui sont normalement prises par l’employeur sont désormais transmises aux travailleurs, de sorte que le fossé traditionnel qui existait jusqu’alors entre employeurs et travailleurs se déplace au sein des travailleurs eux-mêmes, qui s’en trouvent naturellement affaiblis et singularisés. Ce principe est poussé à l’extrême à la fin du film, lorsque Sandra doit se rendre compte que son propre retour à l’emploi ne serait garanti qu’au prix du licenciement d’un collègue, dans ce cas un Noir qui, de surcroît, s’était auparavant rangé de son côté. Voilà donc, en substance, le contenu critique et analytique du film. Le sixième élément d’une sociologisation du film consiste à se rapprocher de l’esthétique du documentaire et notamment des méthodes du ‚cinéma direct‘ et du ‚cinéma vérité‘ des années 1960, qui ont misé sur l’impression de participation immédiate des spectateurs. Ce n’est pas un hasard si Jean Rouch et Edgar Morin, qui ont jeté les bases du cinéma vérité avec Chronique d’un été (1961), sont issus ou au moins proches des disciplines de l’ethnologie et de la sociologie. C’est justement la séquence dans laquelle Sandra demande à sa collègue de travail Mireille, sur le point de rentrer dans son immeuble, de la soutenir lors du vote imminent, qui permet très bien d’illustrer ce côté documentaire de Deux jours, une nuit. Le plan rapproché qui se trouve reproduit ci-dessous fait partie d’un plan-séquence de près de deux minutes, qui se déroule en temps réel, procédé caractéristique du style des Dardenne dans son ensemble. Ill. 2: Sandra parlant avec sa collègue Mireille (00: 24: 26). Dans cette séquence, Mireille refuse la demande de Sandra parce qu’elle se trouve elle-même dans une situation difficile et qu’elle a besoin de la prime en argent: „Je peux pas me permettre de perdre mille euros. Tu comprends? Faut pas m’en vouloir, DOI 10.24053/ ldm-2023-0013 157 Dossier mais je peux pas“ (00: 25: 06). La scène varie donc la situation standard sur la répétition de laquelle repose l’intrigue du film. Ce qui est particulier, c’est que le dialogue entre les deux personnages n’est pas découpé en une succession de plans champ/ contre-champ, mais enregistré sans être coupé, en un plan continu. L’axe du regard est perpendiculaire à l’axe de l’action. Cela permet de souligner le caractère conflictuel de la conversation et la distance entre Sandra et Mireille. En outre, le dilemme décisionnel formulé dans le film est ainsi transmis aux spectateurs, qui se trouvent dans la position d’un observateur certes non pas directement impliqué, mais tout de même appelé à prendre position. 8 Au-delà de la sociologie filmique? Hormis les structures analysées jusqu’ici, Deux jours, une nuit présente d’autres caractéristiques qui semblent dépasser le cadre d’une ‚sociologie filmique‘ au sens étroit du terme, c’est-à-dire de la mimesis d’une approche scientifique. Dans cette optique, ce sont surtout les particularités de la mise en récit du ‚cas‘ de Sandra Bya et l’implication des réalisateurs dans son histoire qui retiennent l’attention. Cela dit, il ne faut pourtant pas perdre de vue que Bourdieu lui-même, dans les explications méthodologiques qu’il joint sous le titre „Comprendre“ à l’étude La misère du monde dirigée par lui, affirme que l’interview idéale doit s’appuyer sur „la disponibilité totale à l’égard de la personne interrogée, la soumission à la singularité de son histoire particulière, qui peut conduire, par une sorte de mimétisme plus ou moins maîtrisé, à adopter son langage et à entrer dans ses vues, dans ses sentiments, dans ses pensées“ (Bourdieu 1993: 906). Pour déceler les structures en question dans Deux jours, une nuit, il faut à nouveau tenir compte à la fois des aspects concernant le fond et la forme du film. Le premier point qui mérite d’être mentionné dans ce contexte est la dramatisation de l’intrigue. Transversalement à la structure paradigmatique du film, qui résulte de l’enchaînement des différentes tentatives de persuasion de Sandra, les frères Dardenne recourent à quelques moyens aussi simples qu’efficaces pour accentuer l’axe syntagmatique, l’axe narratif de leur film. Le moyen le plus évident est de soumettre l’intrigue à un compte à rebours. Sandra n’a que du vendredi après-midi au lundi matin pour mettre la majorité de ses collègues de travail derrière elle: deux jours, une nuit. Pendant ce temps, elle passe par toutes sortes de hauts et de bas. Cela indique déjà le deuxième moyen dramaturgique que les frères Dardenne utilisent, en effet de manière bien aristotélicienne: le placement efficace de points de bascule (les plot points de la théorie classique du scénario). Peu après le début du dernier tiers du film, Sandra fait une tentative pour mettre fin à ses jours en avalant des antidépresseurs, dont elle ne réchappe que par hasard. Et juste avant la fin du film, il y a un dernier moment de tension lorsque le patron de Sandra lui propose de la réembaucher après un court congé de trois mois. Ces deux moments sont décisifs pour l’évolution du personnage: Soutenue par son mari, Sandra sort de la crise avec une résilience accrue et, en refusant l’offre éthiquement discutable de son patron, 158 DOI 10.24053/ ldm-2023-0013 Dossier elle retrouve son estime de soi et sa dignité. Le film se termine ainsi sur une note modérément optimiste. La fin apparaît comme un nouveau commencement, ce que Luc Dardenne commente de la manière suivante: Elle apparaît couchée, endormie dans le premier plan du film. Dans le dernier plan, elle marche, elle dit au téléphone à Manu, son mari: ‚Je suis heureuse.‘ Entre ces deux plans, c’est l’histoire d’une femme qui cesse d’avoir peur de vivre (Dardenne 2015: 215). Dans Deux jours, une nuit, l’attitude de base des frères Dardenne se révèle, comme dans leurs autres films, profondément humaniste, car malgré leur regard lucide sur les mauvais côtés du monde, ils sont marqués par la foi en l’homme, en la nécessité de l’action, en la signification de l’existence et en la responsabilité que l’on a pour sa propre vie et celle des autres. Ainsi, au-delà de leur regard purement sociologique, leurs films se caractérisent toujours par un niveau de sens philosophique et théologique qui invite à l’interprétation (cf. notamment Lesch 2016, Cooper 2018 et Mayward 2022). Tout cela ne serait cependant qu’à moitié efficace s’il n’y avait pas en plus ce que l’on peut appeler les traits d’une ‚esthétique de la solidarité‘, car c’est elle qui donne aux films des Dardenne leur signature unique et leur impact émotionnel. 9 Les caractéristiques les plus frappantes de cette esthétique de la solidarité sont la caméra proche du corps et le mode de narration personnel qui l’accompagne. Le „lien actorial apparent entre la caméra et le personnage principal“ („scheinbare aktoriale Gebundenheit der Kamera an die Hauptfigur“, Mohr 2012: 35) fait naître une relation quasi tactile avec les personnages, qui semblent agir de manière autonome par rapport à l’appareil d’enregistrement et sont simplement observés et suivis par lui. 10 Cela suppose une caméra très mobile, souvent tenue à la main. Les frères Dardenne ont inventé le terme de „corps-caméra“ pour désigner ce concept. 11 Un autre procédé souvent utilisé est la „caméra à la nuque“, qui consiste à regarder les personnages de dos, de près, ce qui va clairement à l’encontre des conventions visuelles habituelles au cinéma. De tels plans sont généralement évités et paraissent donc étranges. Pour justifier leur choix, les frères Dardenne se réfèrent, entre autres, à des remarques du philosophe français Emmanuel Lévinas (qui est en fait une référence permanente pour eux) sur la capacité d’expression particulièrement de la nuque humaine (cf. Mohr 2012: 39). 12 Ce qui peut encore être retenu, c’est la fréquence des gros plans et des plans rapprochés, notamment sur les visages des personnages. Dans l’ensemble, on peut constater que le principe de la mise en scène domine celui du montage: de longs plans (les plans-séquences) ainsi que des mouvements complexes de la caméra et des panoramiques au lieu de coupes soulignent le continuum spatial et créent l’illusion réaliste que l’espace filmé se prolonge dans le hors-champ, c’est-à-dire au-delà de la section montrée par la caméra. Cette impression est encore renforcée par un fond sonore atmosphérique, qui est, par exemple, maintenu pendant tout le générique de fin. Dans ce contexte, il est logique que la musique ne soit utilisée que de manière intradiégétique, ce qui signifie DOI 10.24053/ ldm-2023-0013 159 Dossier que les sources en apparaissent dans le monde représenté. Dans le cas présent, c’est l’autoradio qui diffuse, en fonction de la situation, la chanson „La nuit n’en finit plus“ de la chanteuse populaire britannique Petula Clark (00: 53: 04-00: 54: 26) et, plus tard, la chanson „Gloria“ du musicien rock irlandais Van Morrison (01: 13: 30- 01: 14: 30). Ill. 3: Sandra s’éloigne de l’immeuble où habite Mireille (00: 25: 27). Pour conclure, il est pertinent de présenter plus en détail un exemple représentatif des procédés qui composent cette ‚esthétique de la solidarité‘ si typique de l’œuvre des frères Dardenne. Le plan que l’on voit dans l’illustration 3 vient après la rencontre dont il était déjà question, à savoir celle entre Sandra et Mireille à la porte d’entrée de l’immeuble où habite Mireille. La caméra suit le personnage à la trace. La profondeur de champ n’est pas très grande, de sorte que l’arrière-plan reste légèrement flou et isole quelque peu le personnage de son environnement. L’axe du regard est maintenant orienté vers l’axe de l’action. La vue de dos invite à l’empathie avec Sandra, elle véhicule le sentiment de la défaite qu’elle vient de subir et son désir de s’éloigner de la scène de son humiliation. En même temps, le comportement de la caméra symbolise le fait qu’elle reste fidèle à Sandra dans cette situation de blessure et de rejet, qu’elle est, en un mot, solidaire avec le personnage. Le réalisme spécifique des films des Dardenne ne repose donc justement pas sur l’intention de faire oublier la caméra, mais souligne au contraire sa présence. Le fait qu’il s’agisse d’une mise en scène reste toujours conscient. Plus encore: c’est la seule façon de produire l’effet décisif qui fait que ‚le film lui-même‘ semble se solidariser avec le personnage principal - et non seulement le spectateur ou la spectatrice. Cela montre que l’‚humanisme‘ de Deux jours, une nuit, comme celui des autres films des frères Dardenne, n’est pas seulement une question de contenu, mais aussi un produit de sa forme. 160 DOI 10.24053/ ldm-2023-0013 Dossier Augé, Marc, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992. Benjamin, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Allia, 2003. Bon, François, Daewoo, Paris, Fayard, 2004. Bourdieu, Pierre, „Comprendre“, in: id. et al. (ed.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, 903- 939. Cooper, Sarah, „‚Put Yourself in My Place‘. Two Days, One Night and the Journey Back to Life“, in: John Caruana / Mark Cauchi (ed.), Immanent Frames. Postsecular Cinema between Malick and von Trier, Albany, State University of New York Press, 2018, 229-244. 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Wheatley, Catherine, „The Third City: The Post Secular Space of the Dardenne Brothers’ Seraing“, in: Film-Philosophy, 23/ 3, 2019, 264-281. 1 Parmi les films les plus récents qui abordent le monde du travail avec un geste documentaire, notamment le travail des femmes de ménage et des ouvrières de l’industrie, on peut citer Ouistreham (2022) d’Emmanuel Carrère et le film espagnol Matria (2023) d’Álvaro Gago, qui suit clairement le modèle des frères Dardenne. 2 Cf. sur l’œuvre documentaire des frères Dardenne Mosley 2013: 39-62 et sur leur évolution artistique entre autres Lesch/ Martig 2005, O’Shaughnessy 2008 et Schütz 2011. 3 Concernant l’attitude que la littérature et le cinéma adoptent (ou devraient adopter) face à la réalité sociale actuelle, il convient également de renvoyer au Dialogue sur l’art et la politique (2021) entre Ken Loach et Édouard Louis. Dans ma contribution, je m’appuie en partie sur une publication antérieure (Tschilschke/ Abendroth-Timmer 2023). 4 Cf. le résumé que Luc Dardenne donne lui-même de l’intrigue du film (Dardenne 2015: 214- 216). Le scénario original de Deux jours, une nuit y est également reproduit (cf. ibid. : 309- 385). 5 Sur le caractère à la fois spécifique et exemplaire de Seraing, cf. Wheatley 2019: 269: „In this way Seraing remains Seraing, and at the same time is emblematic of a certain type of post-industrial, postsecular environment“. 6 Cf. à ce sujet les entrées du journal de Luc Dardenne: „‚Désicôner‘ Marion, trouver son corps. Ce sera l’objectif des répétitions et des essais costumes/ coiffures. […] Important aussi que ces répétitions servent à ‚banaliser‘ Marion aux yeux des autres acteurs, et aussi à nos propes yeux“ (Dardenne 2015: 218). 7 La représentation du monde du travail dans Deux jours, une nuit et Rosetta, auquel Deux jours, une nuit est souvent comparé, a déjà été souvent analysée en termes d’implications sociales, économiques, politiques et éthiques critiques du capitalisme. Cf., par exemple, Urban 2009, Pigoullié 2014, Scullion 2014, Lomba 2015, Kanuss 2016b et Cooper 2018. 162 DOI 10.24053/ ldm-2023-0013 Dossier 8 Cf. ce qu’en dit Luc Dardenne: „Nous pensons que les rencontres de Sandra avec ses collègues seront filmés en plans-séquences, comme des blocs de temps réel. Un temps reliant intensément le spectateur à ce qu’il regarde. Il regarde ce qui a lieu devant lui, là, maintenant. Une sorte de direct, certes très construit et enregistré, mais quand même du direct“ (Dardenne 2015: 210). Cf. sur la composition des images également Steele 2020: 70. 9 En analogie avec ce que Dominique Viart appelle, à propos de la littérature et du roman, une „écriture solidaire“ (Viart 2015). 10 C’est surtout Mai 2010: 57-62 qui aborde la qualité haptique des images. 11 Cf. en rapport avec le tournage de L’enfant (2005) Dardenne 2005: 175, entrée du 1 Octobre 2004: „Les mouvements du corps de Benoît Dervaux (le cadreur) portant la caméra sont plus subtils, plus vifs, plus sentis et plus complexes que n’importe quel mouvement réalisé à l’aide d’une machinerie. Son buste, son bassin, ses jambes, ses pieds sont ceux d’un danseur. Avec Amaury Duquenne (son assistant) qui l’accompagne et le soutient dans ses mouvements, ils forment un seul corps-caméra.“ 12 Cf. pour plus de détails sur la relation entre Lévinas et Dardenne Lamberti 2022.