lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2023-0016
0414
2025
48190-191
Introduction
0414
2025
Anne-Sophie Donnarieix
Jonas Hock
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6 DOI 10.24053/ ldm-2023-0016 Dossier Anne-Sophie Donnarieix / Jonas Hock (ed.) À bout de souffle? Historicités du cinéma populaire Introduction Popularités du cinéma Si l’on considère le cinéma comme un sismographe, catalyseur réflexif des situations de crise que traversent nos sociétés (Wende/ Koch 2010: 9), le grand écran constituerait le reflet critique d’une époque, de ses peurs, de ses impensés, de ses fantasmes. 1 Lieu de divertissement comme lieu de réflexion intellectuelle sur le monde, rendez-vous privilégié des amoureux, point de convergence aussi entre diverses classes sociales, du prolétariat à la bourgeoisie et aux érudits, les salles obscures ont accompagné le XX e siècle, ses évolutions, ses crises comme ses périodes de gloire. Elles ont ainsi établi le cinéma comme lieu de prédilection de la consommation culturelle de masse. Or, à l’époque où celui-ci essuie la concurrence féroce des plateformes de streaming, sa popularité - dans le double sens du terme, ce qui plaît au peuple et ce qui procède de lui - semble changer de statut, devenir plus précaire, nous invitant à jeter un regard sur son historicité pour mieux en comprendre les enjeux et les mutations. À en croire la littérature, il ne resterait en effet de la gloire cinématographique d’antan guère que des restes, des souvenirs nostalgiques, quelques piètres tentatives de reconstitution régressive. Ainsi dans une récente autofiction Esther Kinsky raconte-t-elle comment, vers la fin du XX e siècle - le moment précis n’est jamais mentionné -, elle tente de restaurer un cinéma dans un petit bourg hongrois afin de rendre aux habitants cet espace qui avait été jadis le centre de la vie culturelle et sociale. Il s’agit alors de rendre au cinéma sa présence vive, une normalité passée que se remémore avec nostalgie la voix narrative en évoquant des souvenirs d’étudiante: „Il n’y avait guère de dialogue [dans les manuels] et pas une seule leçon où on n’allait pas chercher, quitter, manquer ou se promettre le cinéma sous tous les prétextes grammaticaux qui se présentaient“ 2 (Kinsky 2023: 20). Le cinéma dont il s’agit ici est d’ailleurs populaire dans la mesure où il est fréquenté par le peuple. Celles et ceux qui s’y rendent portent toujours des serviettes, à l’instar des ouvriers d’antan: „autrefois, lorsque le cinéma faisait encore partie de la vie, que ce soit en Italie, en France, en Pologne ou en République fédérale d’Allemagne, les ouvriers portaient eux aussi des serviettes dans lesquelles ils rangeaient leur casse-croûte“ 3 (ibid.). Toutefois, la tentative idéaliste de rouvrir le cinéma en ruine après l’avoir restauré se soldera par un échec cuisant… Les salles noires auraient-elles fait leur temps, avant même l’arrivée du numérique? Le roman de Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne (2017), envisage quant à lui ce que serait la survie du septième DOI 10.24053/ ldm-2023-0016 7 Dossier art hors des salles de cinéma. Dans ce récit sur la jonction du cinéma et de la littérature, Haenel met en scène son éternel Jean Deichel sous les traits d’un cinéphile aux pratiques plus résolument contemporaines: aux cinémas démodés, il préfère ordinateurs, DVDs et abonnements aux plateformes de streaming. Rien ne résume de manière aussi efficace ce paradoxe que le constat désinvolte du héros: „le cinéma était bel et bien une histoire morte, mais je m’en foutais“ (32). La cinéphilie de Deichel se mue alors en passion régressive, elle cloître le protagoniste chez lui et l’immobilise devant son écran - „je ne faisais plus que ça: regarder des films“, à raison de „trois, quatre films par jour, allongé sur mon divan-lit, face au grand écran plat“ (48). 4 De toute façon, l’époque du cinéma projeté sur un écran serait bientôt révolue, déjà de moins en moins de monde allait dans les salles et bientôt plus personne ne sortirait de chez soi […]. [I]l savait que ces images [numériques sur Internet] […] avaient non seulement vieilli le cinéma, mais que bientôt celui-ci serait mort. (179) C’est avec une certaine gourmandise funeste que le roman semble ainsi clamer le déclin des salles de cinéma, sans pour autant que ce constat n’enterre avec lui le plaisir filmique qui reste, lui, au contraire, bien vif. Ces deux romans mettent en scène une véritable joie du regard, une euphorie filmique qui redonne leur fraicheur jouissive aux classiques qui y figurent. Pour reprendre les mots d’un critique du journal Le Monde: „En fermant le nouveau roman de Yannick Haenel, on éprouve un besoin urgent d’aller au cinéma pour en retrouver la source“ (da Cunha 2017). Quelles conclusions tirer de l’ambiguïté statutaire du cinéma aujourd’hui, que ne manquent pas de souligner ces romans? Si l’on quitte les rivages littéraires pour interroger des perspectives historiques, la France passe pour un pays de tradition résolument cinéphile: terre d’origine des Frères Lumière, lieu de naissance des Cahiers du Cinéma et de la Nouvelle Vague, le pays recense à son âge d’or, 5 entre 1930 et 1950, quelques 400 millions d’entrées annuelles (contre une chute vertigineuse à 96 millions en 2021 6 ), et sait conquérir dès ses premiers pas les couches les plus modestes, nombreuses à se presser dans les salles noires en raison de tarifs particulièrement démocratiques. En 2015 encore, et alors que la fréquentation internationale est déjà en baisse, un.e Français.e regarde en moyenne 3,1 films par an, contre 1,7 en Allemagne, 1,8 en Italie, 1,9 en Espagne et 1,7 en Autriche. À cela s’ajoute une prédilection marquée pour les productions nationales, qui concurrencent parfois même, depuis les années 1990, les productions hollywoodiennes (cf. Waldron/ Vanderschelden 2007). Parmi les plus grands succès du box-office de l’Hexagone, on compte aussi un grand nombre de films français (La Grande Vadrouille en 1966 avec 17 millions d’entrées; Les Visiteurs en 1993 avec presque 14 millions d’entrées, ou encore Bienvenue chez les Ch’tis en 2008 avec 20 millions d’entrées 7 ). Si ce palmarès témoigne d’une certaine orientation générique (il s’agit principalement de comédies dites ‚françaises‘ et qui, sous cette appellation, s'exportent particulièrement bien à l'étranger), ces chiffres n’en paraissent pas moins rassurants. Le film français, de prime abord, se porte bien. Et nous pourrions reprendre la formule 8 DOI 10.24053/ ldm-2023-0016 Dossier lapidaire de Jean-Jacques Bernard dans sa préface au Dictionnaire du cinéma populaire pour affirmer avec aplomb qu’en France: „Le cinéma est populaire comme le bal ou la soupe“ (Dehée/ Bosséno 2009: 6). 8 Vers une cinéphilie régressive? Pourtant, on le sait, les évolutions de la fréquentation des salles de cinéma ne sont plus aussi enthousiasmantes - et pas uniquement en raison d’une pandémie qui a contraint de nombreuses salles à fermer leurs portes ou à respecter des jauges drastiques. En effet, le lien privilégié de la culture populaire avec le cinéma ne va plus de soi aujourd’hui, et il est désormais banal de parler d’une „crise“ du cinéma 9 - comme on arguait volontiers, au tournant des années 2000, d’une crise de la littérature. Mais de quelles crises parle-t-on exactement? S’agit-t-il de celle des salles de cinéma, délaissées par des spectatrices et spectateurs plus friand.e.s de pratiques casanières - soirées canapé, bière et chips devant Netflix? 10 De celle du Cinéma intellectuel (majuscule à l’appui), complexe, déconcertant ou expérimental, devant lequel rechignerait un public en quête de divertissement facile, dans le prolongement de cette „société du spectacle“ consensuelle et passive que critiquait déjà virulemment Guy Debord (1971)? De celle encore d’un cinéma français ‚hexagonal‘ qui peinerait à retrouver son souffle face à la mondialisation du champ cinématographique, aux géants de Hollywood, ou bien même à l’essor de productions francophones (africaines, canadiennes, caribéennes) qui renouvellent les cartographies nationales du septième art et bousculent sa suprématie traditionnellement parisienne? 11 Ou bien la crise serait-elle plus générale, et concernerait-elle le médium filmique lui-même, lentement dépassé par de nouvelles formes plus brèves (le court-métrage, les séries), ou plus interactives (les jeux-vidéos), qui correspondraient davantage à la capacité d’attention des jeunes, que l’on se plaît non sans quelque condescendance à dire de plus en plus courte? Lorsque la cinéphilie persiste, on la soupçonne d’ailleurs de tendances „régressives“ (Santolaria 2020) - qu’elles concernent la prédilection du public pour un canon assez restreint de comédies à la française déjà connues ou peu innovantes ou bien, dans les cercles universitaires, le canon élitiste de films d’auteur brandi régulièrement, encore aujourd’hui, comme seul étendard légitime de la cinéphilie, et relativement hostile à toute manifestation filmique de la culture dite populaire. La démocratisation du métier de cinéaste, les progrès techniques facilitant la production et la multiplication des filières d’enseignement cinématographique contribueraient aussi, en ce troisième millénaire, à une surabondance de premiers films sans lendemain, aux ambitions frêles ou aux succès fugaces (Darré 2000). Est-ce à dire que le cinéma serait actuellement „à bout de souffle“, pour reprendre ce titre mythique du non moins mythique Jean-Luc Godard, dont la mort sonne pour certains le glas du septième art (et ce malgré le succès déjà mitigé de ses derniers films)? Les salles obscures seraient-elles en passe de devenir un lieu élitiste, rendez-vous des seuls nostalgiques et universitaires, lieu sérieux passé au filtre de DOI 10.24053/ ldm-2023-0016 9 Dossier la ‚haute culture‘, tandis que les produits filmiques les plus prisés par la majorité seraient, eux, drainés par d’autres supports? Pour le dire rapidement: le cinéma estil aujourd’hui encore un art populaire? Cinéma(s) populaire(s): acceptions et approches théoriques La question ne saurait bien sûr appeler de réponse catégorique. Elle implique, bien plus, d’effectuer un détour du côté des définitions d’un adjectif - ‚populaire‘ - qui reste souvent fuyant. Car de quoi parle-t-on, lorsqu’on parle de cinéma populaire? Les auteurs de l’imposant Dictionnaire du cinéma populaire (2009), Yannick Dehée et Christian-Marc Bosséno, choisissent de s’atteler à cette notion en égrenant différentes catégories telles que ‚film‘, ‚acteur‘, ‚réalisateur‘, ‚personnage‘, ‚lieu‘, ‚thème‘, ‚musique‘ ou encore ‚économie‘, comme s’il était plus prudent de n’envisager la question qu’en la déclinant au fil des motifs, genres et techniques qu’elle recoupe. Mais qu’en est-il du terme en tant que tel? Faut-il définir le cinéma populaire comme un art spécifique destiné aux classes sociales que l’on désigne du même nom? Ou encore comme un genre filmique à part entière, avec ses répertoires thématiques, ses techniques filmiques ou ses dramaturgies de prédilection (comédie, drame romantique, film policier etc.)? Ou la notion implique-t-elle davantage une dimension commerciale, liée à des stratégies marketing fondées, par exemple, sur des ‚têtes d’affiche‘ garantes d’un certain succès au box-office? Si l’on revient à l’étymologie du ‚populaire‘, il est intéressant de constater que le terme n’a cessé de s’étoffer tant au niveau de sa dénomination que de ses connotations. Si autour de l’an 1200, ‚populeir‘ voulait dire „du peuple, composé de gens du peuple“, la notion désigne dès le début du XIV e siècle ce „qui a cours dans le peuple“. Et au milieu du XVI e siècle, l’on nomme populaire tout ce qui est „simple, naturel, sans prétention“ (TLFi). Aujourd’hui, le Trésor de la Langue Française distingue d’ailleurs trois acceptions plus ou moins poreuses aux connotations d’un terme aussi fréquemment utilisé de manière péjorative pour désigner le caractère vulgaire ou intellectuellement pauvre de ce à quoi il se rapporte: A: 1. Qui appartient au peuple, qui le caractérise; qui est répandu parmi le peuple. […] 2. Qui est fréquenté par le peuple. […] 3. Qui est accessible ou destiné au peuple. […] B: 1. Qui concerne l’ensemble ou la plus grande partie d’une population. […] 2. Qui a la faveur du peuple, de l’opinion publique; qui est connu, aimé, apprécié du plus grand nombre. […] C: Qui émane, qui procède du peuple. […] (TLFi) La nature du processus de production cinématographique fait de la troisième acception la moins valable historiquement, mais elle gagne toutefois en actualité depuis que les plateformes, de Youtube à TikTok, permettent à chacun et chacune de devenir réalisatrice, acteur ou cameraman - voire les trois à la fois. Traditionnellement, c’est donc du peuple en tant que destinataire ou bien objet du produit cinématographique qu’il est question. Cette dissection linguistique, si elle ne constitue pas une fin en soi, nous aide néanmoins à saisir les différentes dimensions de ce que la 10 DOI 10.24053/ ldm-2023-0016 Dossier notion de ‚cinéma populaire‘ peut recouvrir - dès lors qu’elle a partie liée à ce que de nombreux théoriciens ont appelé ‚culture populaire‘. Il convient ici de rappeler la notion désormais célèbre d’industrie culturelle, introduite par Adorno et Horkheimer dans leur Dialectique de la raison (1997 [1947]: 141- 191) et ‚popularisée‘ (vulgarisée) lors de nombreuses interventions, notamment radiophoniques (Adorno 1997 [1963]). Le cinéma populaire en tant que produit d’une culture industrielle dominée par Hollywood serait selon eux avant tout un sédatif consommé par les masses, menaçant d’engloutir toute „négativité“ et toute distance critique véhiculée par la haute culture. Face à cette position résolument hostile de l’école de Francfort, Umberto Eco, inspiré par une longue conversation avec Adorno, publie en 1964 Apocalittici e integrati ( 8 2005), essai qui, tout en intégrant la position adornienne, refuse de réduire la culture populaire à ce qu’elle n’est pas: une menace (ce serait le parti pris des apocalittici), ou, à l’inverse, une rédemption (une culture populaire capable, selon les integrati, de réconcilier toutes les cultures et couches sociales). Ces deux positions seraient, selon Eco, essentiellement marquées par une méconnaissance du populaire et c’est donc en sémiologue averti qu’il plaide pour une étude de la culture de masse par des critiques, sommés désormais d’intégrer dans leurs lectures analytiques des bandes dessinées et des films de superhéros. Du côté français encore, il est difficile de contourner Roland Barthes qui plaide également pour une sémiologie détaillée de la culture populaire, afin de saisir les mythologies qu’elle véhicule. Au fil d’une cinquantaine de textes brefs, il s’agit pour Barthes d’analyser divers domaines de la vie quotidienne (le sport, le catch, la gastronomie…), en les comprenant comme autant de signes qui permettent à la société - bourgeoise, en l’occurrence - de construire sa propre réalité sociale et communicative. Pour le cinéma, c’est ainsi Charlot qui permet à Barthes d’étudier le fonctionnement des „représentations collectives“ du prolétaire (Barthes 1970 [1957]: 7, 38- 40). Dans cette visée, il est alors possible d’envisager le ‚populaire‘ dans son étymologie la plus stricte et d’étudier le rapport du film au ‚peuple‘ et aux différents milieux sociaux placés devant la caméra. Depuis La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, et jusqu’aux Misérables de Ladj Ly, le film apparaît comme un média privilégié pour explorer les milieux moins favorisés et ses quartiers ou banlieues populaires, loin des trames et des lieux explorés par le spectacle bourgeois. De la représentation cinématographique du milieu ouvrier tout au long du XX e siècle 12 au phénomène plus récent de la „Double Vague“ mis en lumière par Claire Diao (2017), les liens qui rapprochent le cinéma des milieux sociaux défavorisés (plus ou moins conservateurs, plus ou moins révolutionnaires selon les formes qu’ils prennent) ont été maintes fois soulignés par la critique. Le constat ne vaut pas que pour l’articulation diégétique du film, mais aussi pour sa réception. Dans une étude récente, Emmanuel Plasseraud (2011) rappelle d’ailleurs qu’avant de s’adresser à des publics individuels en recherche d’une expérience cinématographique intime et singulière, les films muets s’adressaient avant tout au collectif, à „la foule“. Faudrait-il alors rapprocher le cinéma populaire d’une certaine visée sociale, voire „populiste“ (Kern 2021), DOI 10.24053/ ldm-2023-0016 11 Dossier et l’envisager au prisme de plusieurs notions et tendances artistiques: celle de „cinéma engagé“, celle encore de „réalisme poétique“ (Carné 1933) ou celle, chère aux disciples de Dziga Vertov et reprise en 1960 par Edgar Morin et Jean Rouch, de „cinéma-vérité“ 13 ? Cette fonction critique ou subversive du cinéma populaire, qui n’est pas sans exclure l’idéologie politique ou un certain rapport à la ‚contre-culture‘, devra nous inviter à mieux saisir les ambiguïtés d’un terme qui gagne, selon nous, à être appréhendé dans toute sa polysémie. Cette ambiguïté définitionnelle doit nous permettre d’explorer les marges et les limites du ‚populaire‘, ses extensions comme ses déplacements. Julien Duval (2017) insiste justement sur le fait que les frontières présumées entre „cinéma commercial“ et „films d’auteur“, „lois du marché“ et „ambitions artistiques“ n’ont jamais été figées et décrivent bien plus des ensembles poreux. Il suffit de rappeler que dès les années 1910, la société „Le film d’art“, sous l’égide de Paul Laffitte, intègre volontiers des éléments issus du théâtre pour ouvrir le nouveau médium trop exclusivement ‚populaire‘ à des classes sociales plus cultivées (Lenk 1989). Ou qu’à l’inverse, Godard, réalisateur-vedette de la Nouvelle Vague, pastiche à l’envi les univers du film d’espionnage (Alphaville), du drame romantique (Tout va bien) ou du film de gangsters (À bout de souffle), tandis que d’autres, comme Alain Resnais, procèdent à l’insertion de chansons populaires en playback dans le film (On connaît la chanson) ou se laissent, comme Molinaro, largement inspirer par les codes américains et les scènes type du film noir (Des femmes disparaissent). Entre emprunt et transformation, ce volume ambitionne aussi d’interroger les modalités d’inscription du populaire en dehors de ses modèles privilégiés, et de revenir sur l’adhésion ou la distance critique qu’elles impliquent, ainsi que sur leurs fonctions singulières. Mutations et évolutions des cinémas populaires francophones Nous parcourrons donc l’histoire du cinéma populaire en cherchant à mieux en définir ses aspects principaux et ses évolutions, en privilégiant des axes de recherche larges, sensibles autant à l’évolution de certains motifs qu’à diverses pratiques cinématographiques spécifiques (inscription générique, jeux d’acteurs, techniques de montage, milieux sociaux filmés), ou qu’à la question de la réception des films auprès du public. Afin de rendre compte de ces mutations au long cours, dans l’espace tant français que francophone, les articles se succèdent par ordre chronologique. 14 Ainsi, Kristina Köhler revient sur la formation d’une culture cinématographique française de la cinéphilie vers 1920 qui aurait vu, selon l’historiographie du cinéma, ce media initialement populaire se transformer en discipline artistique. En analysant les écrits de Louis Delluc et son film Fièvre (1921), 15 Köhler remet en cause cette perspective simpliste et montre à quel point l’utilisation du terme ‚populaire‘ dans les théories du cinéma des années vingt était sujette à de profondes ambivalences, et la ligne de démarcation supposée entre le ‚bon‘ cinéma français et le ‚cinéma populaire‘, ellemême traversée par des fantasmes et des stéréotypes, en proie à l’idéalisation d’éléments et de figures populaires. 12 DOI 10.24053/ ldm-2023-0016 Dossier À travers l’analyse de deux films sortis en 1936 et portant sur un idéal collectiviste (Le Crime de Monsieur Lange, de Jean Renoir et Jacques Prévert, et La Belle équipe, de Julien Duvivier et Charles Spaak), Matthias Kern souligne l’ambiguïté politique du terme de ‚peuple‘. Si les deux films sont aujourd’hui assimilés à la mouvance du réalisme poétique, ils se distinguent en effet par leur sémantisation de l’imaginaire social: tandis que Renoir et Prévert valorisent une représentation magnifiée des classes populaires, diversifiées mais unies dans leur lutte contre la bourgeoisie, Duvivier et Spaak se montrent plus conservateurs et présentent une classe ouvrière riche en stéréotypes et empêtrée dans ses luttes intestines. C’est sous le signe du populaire que Jonas Hock propose de revaloriser deux classiques du cinéma français et américain dont les approches comparatistes se sont le plus souvent bornées à souligner les similitudes thématiques. Or, À nous la liberté de René Clair (1931) et Modern Times de Charlie Chaplin (1936) livrent aussi des réflexions profondes et contrastées sur la révolution que fut l’introduction du son dans le cinéma, ainsi que sur la capacité du septième art à révéler la condition aliénée du prolétaire et les (im)possibles échappatoires hors de la société industrielle. Si les premières contributions s’intéressent plus largement aux ‚trames‘ populaires et à leurs représentations collectives, Anne-Sophie Donnarieix explore quant à elle l’ imaginaire populaire des ‚stars‘ et propose une analyse détaillée du parcours d’Arletty, égérie de Marcel Carné et du réalisme poétique des années 1930 et 1940. À travers l’exemple de deux films, Hôtel du Nord (1938) et Les Enfants du Paradis (1945), elle situe la popularité d’Arletty dans un contexte qui ne se limite pas aux talents de l’actrice ou aux soubresauts de sa biographie, mais qui tient aussi compte d’ une dimension historique, culturelle, politique et économique fondamentale pour comprendre les attentes projetées par le public sur les acteurs et leurs personnages. Verena Richter s’intéresse ensuite aux films d’après-guerre de Carné et montre que c’est en s’appropriant un genre éminemment américain, le teen movie, que le réalisateur tente de réinventer le film populaire français des années 50. Si selon elle, Les Tricheurs (1958) ou Terrain vague (1960) accusent pour cette raison un certain retard esthétique, ils font aussi figure de précurseurs: en explorant les périphéries des grandes villes, leurs cités et les classes populaires qui les habitent, ils annoncent déjà le cinéma de banlieue des années 1980. Sensible à l’évolution d’une scène cinématographique récurrente et représentative de toute une période spécifique de la comédie française, Ralf Junkerjürgen étudie les origines et les enjeux de ces „nonnes au volant“ qui ont fait, dans les années 1960 et 1970, le succès de la saga des Gendarmes. Loin de se limiter à un élément décoratif ou purement cocasse, ce motif fonctionne aussi, selon Junkerjürgen, comme une „image hautement concentrée“ des Trente Glorieuses. En elle se croisent des discours culturels relatifs au pouvoir étatique et religieux, tantôt conservateurs, tantôt nuancés par la mise à distance implicite du registre comique, et qui font d’elle un motif d’autant plus populaire qu’il peut plaire, grâce à son ambiguïté, à des publics diversifiés. DOI 10.24053/ ldm-2023-0016 13 Dossier Dagmar Schmelzer entreprend d’élargir la focale à la fois géographique et générique pour étudier la dimension du ‚populaire‘ dans un corpus de films documentaires québécois. À travers une analyse de plusieurs documentaires promus par l’Office national du film du Canada, tournés essentiellement dans les années 1960, elle montre à quel point la représentation filmique des classes populaires ainsi que les discussions polémiques à leur sujet (lors du tournage comme auprès du public) ont participé au développement d’une culture, voire d’une identité nationale au Québec. Enfin, l’article de Teresa Hiergeist déplace le scope analytique vers des productions plus récentes et interroge les mises en scène contemporaines du peuple laborieux dans l’espace filmique français, À travers deux exemples choisis - Deux jours, une nuit de Luc et Jean-Pierre Dardenne (2014) et En guerre de Stéphane Brizé (2018) - qu’elle met en perspective des fictions sociales dans la littérature du XIX e siècle, Hiergeist analyse la dégradation des conditions de travail au XXI e siècle. Mais elle pointe aussi du doigt les effets ambigus des scénographies choisies: par leur stigmatisation des protagonistes ouvriers, ces deux films, selon elle, limitent finalement plus qu’ils ne favorisent une véritable prise de conscience sociale et tendent à consolider, de fait, cette même culture politique néolibérale dont ils brossent pourtant le portrait critique. Adorno, Theodor W., „Résumé über die Kulturindustrie“, in: id., Ohne Leitbild. Parva Aesthetica, in: Gesammelte Schriften, ed. Rolf Tiedemann, t. 10.1: Kulturkritik und Gesellschaft I, Francfortsur-le-Main, Suhrkamp, 1997 [1963], 337-345. Barthes, Roland, Mythologies, Paris, Seuil 1970 [1957]. Cadé, Michel, L’écran bleu. La représentation des ouvriers dans le cinéma français, Perpignan, PUP, 2000. 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Filmanalyse als Kulturanalyse: Zur Konstruktion von Normalität und Abweichung im Spielfilm, Berlin, transcript, 2010, 7-13. 1 C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il faut lire les anthologies comme celles de René Prédal qui, dès 1972, ambitionne de montrer combien l’analyse des œuvres cinématographiques d’une société (depuis ses thèmes privilégiés et jusqu’aux contextes de production) permettent de mieux comprendre celle-ci. 2 „Es gab kaum einen Dialog und keine Lektion, in der nicht Kino unter allen anstehenden grammatischen Vorwänden aufgesucht, verlassen, verpasst oder versprochen wurde.“ 3 „[F]rüher, als das Kino noch zum Leben gehörte, trugen auch die Arbeiter, ob in Italien, Frankreich, Polen oder der Bundesrepublik Deutschland, Aktentaschen, in denen sie ihre Jause verstauten.“ 4 Tout au long du roman, Deichel tentera d’ailleurs de faire lire un scénario sur Herman Melville au réalisateur Michael Cimino (lequel a pourtant abandonné le cinéma) avant d’enterrer lui-même son manuscrit et de se tourner vers la littérature. DOI 10.24053/ ldm-2023-0016 15 Dossier 5 Pour Gwénaëlle Le Gras et Geneviève Sellier (2015), la période pendant laquelle la fréquentation des salles en France est la plus forte s’étend de 1945 à 1958 et doit beaucoup à l’activité critique en pleine effervescence des magazines cinéphiles populaires de l’époque. 6 Pour des statistiques précises, nous renvoyons au site du Centre National du Cinéma et de l’Image: www.cnc.fr. 7 Le Numéro 1 du box-office reste, par contre, un film américain: Titanic (1997). 8 Notons que dans une récente anthologie sur les classiques du cinéma français, les directeurs mettent en avant leur volonté de valoriser non seulement des films d’auteur mais également des ‚classiques‘ du film populaire, voire des films à succès commercial (Junkerjürgen / von Tschilschke / Wehr 2021: 9). 9 En témoignent les grands titres de journaux, particulièrement révélateurs à ce sujet, de part et d’autre du Rhin. Ainsi, dans le journal Le Monde: „Les plates-formes de streaming continuent de priver de spectateurs les salles de cinéma“ (Vulser 2022). Ou dans la Frankfurter Allgemeine: „Das war schon fast der Todeskuss“ (Körte 2022). 10 Si l’analyse s’intéresse davantage aux formes télévisuelles qu’à la spécificité cinématographique, on consultera tout de même avec profit l’étude de Christian Richter (2020) qui pose la question de l’évolution de nos pratiques filmiques et entreprend de sonder les causes et les enjeux de la popularité des sites de distribution tels que Netflix et Youtube. 11 Le développement de la notion de „cinéma-monde“ (Gott/ Schilt 2019), dans la lignée de celle de littérature-monde, témoigne par exemple de nouvelles perspectives liées à l’approche socio-culturelle du cinéma de langue française. Cf. également, pour le contexte plus spécifiquement africain, les travaux de Valérie K. Orlando (2017). 12 Cf. sur ce point l’étude de Michel Cadé (2000). 13 „Peut-on maintenant espérer des films aussi vraiment humains sur les ouvriers, les petitsbourgeois, les petits bureaucrates, les hommes et les femmes de nos énormes cités? […] Le cinéma ne peut-il être un des moyens de briser cette membrane qui nous isole chacun les uns des autres dans le métro ou dans la rue, dans l’escalier de l’immeuble? La recherche du nouveau cinéma-vérité est du même mouvement celle d’un cinéma de la fraternité“ (Morin 2018 [1960]: 570). Cf. aussi: „Cinéma-vérité, cela signifie que nous avons voulu éliminer la fiction et nous rapprocher de la vie“ (Rouch/ Morin 1962: 41). Sur la construction de la notion, son succès prodigieux mais fugace et sa mobilisation dans le discours critique, cf. les analyses de Séverine Graff (2014). 14 Le présent dossier est issu d’une section qui s’est déroulée lors du 13 e Congrès de l’Association des Francoromanistes d’Allemagne (AFRA) sous le titre Populaire! Populär? en septembre 2022, à l’université de Vienne, en Autriche. Les articles ont été ensuite revus et complétés, et le dossier enrichi par de nouvelles contributions. 15 Nous remercions le cinéma „Unsichtbares Kino des Wiener Filmmuseums“, qui nous a permis de projeter le film Fièvre de Louis Delluc (43 minutes, 1921) avec une présentation de Kristina Köhler et un accompagnement au piano d’Elaine Loebenstein pendant le congrès de l’AFRA.
