lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2023-0022
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/ldm48190-191/ldm48190-191.pdf0414
2025
48190-191
La nonne au volant
0414
2025
Ralf Junkerjürgen
ldm48190-1910084
84 DOI 10.24053/ ldm-2023-0022 Dossier Ralf Junkerjürgen La nonne au volant Réflexions sur un motif de film populaire Louis de Funès avait déjà joué dans environ soixante-dix films avant de devenir, à partir de 1964, grâce au succès inattendu du Gendarme de Saint-Tropez, une star consacrée et, dans la deuxième moitié des années 1960, le garant du succès commercial d’un cinéma français en crise. Boudé par la critique intellectuelle et adoré par le public, Louis de Funès, dans le rôle du maréchal des logis Ludovic Cruchot, incarne à l’apogée de sa carrière la quintessence du populaire. Au sein de sa longue filmographie, la saga du gendarme de Saint-Tropez constitue sans doute sa série de films la plus aimée et la plus connue, avec cinq autres films réalisés jusqu’en 1982, un an avant sa mort, et qui forment une véritable hexalogie: Le Gendarme à New York (1965), Le Gendarme se marie (1968), Le Gendarme en balade (1970), Le Gendarme et les extra-terrestres (1979) et Le Gendarme et les Gendarmettes (1982). Dans cette série de films, on trouve un running gag autour d’une nonne nommée Sœur Clotilde, jouée par France Rumilly, et dont les apparitions épisodiques à bord de la 2CV sont devenues légendaires. Sœur Clotilde intervient de manière prototypique lorsque Cruchot se trouve sur le bord de la route et ne peut plus avancer, pour l’emmener ensuite dans son véhicule. S’ensuit d’ordinaire une brève course folle, pendant laquelle Sœur Clotilde ne respecte aucun code de la route et s’impose avec une dynamique presque suicidaire, jusqu’à ce que soit atteinte la destination, que Cruchot et Clotilde rallient malgré tout sains et saufs (cf. fig. 1). Fig. 1: Le Gendarme en balade (00: 01: 06). Le trajet récurrent avec la nonne, qui est une idée de Louis de Funès lui-même, constitue l’une des marques emblématiques des films. Elle est devenue iconique au point d’être reprise par d’autres films ultérieurs, qu’il s’agisse de la promenade en DOI 10.24053/ ldm-2023-0022 85 Dossier calèche avec une nonne dans La Grande Vadrouille (1966: 00: 01: 46) ou encore de la balade en 2CV dans le film de James Bond For Your Eyes Only (1981). On voit dans ce dernier film Carole Bouquet au volant d’un canard jaune, avant que Roger Moore ne prenne le volant (00: 01: 23-28) pour engager une course-poursuite dont les détails sont directement inspirés par la saga des gendarmes. Le même motif apparaît dans A View to a Kill (1985), où Bond (Roger Moore) poursuit le personnage de May Day à travers Paris dans un taxi Renault 11 (00: 01: 19-20). Bien sûr, la 2CV trône aussi au Musée de la Gendarmerie et du cinéma de Saint-Tropez. Les coursespoursuites en voiture n’ont certes pas été inventées par la série des Gendarmes, mais leur effet stylistique dépasse largement le seul cadre de la saga. En tant que motif populaire, les folles virées de Sœur Clotilde soulèvent des questions. Mon hypothèse serait qu’un tel motif ne peut devenir aussi populaire que si, sous la surface épisodique, il est hautement concentré en tant que motif d’action, porteur de sens. À la suite de Jorge Luis Borges, je voudrais comprendre les apparitions motorisées de Sœur Clotilde comme un aleph de la saga des gendarmes, c’est-à-dire comme un lieu où se croisent et se condensent, sinon tous, du moins les principaux thèmes et valeurs des films. Il s’agira donc, dans cette contribution, d’identifier les lignes de ce croisement, afin de comprendre les enjeux de la popularité du personnage et de ses apparitions. Examinons d’abord de plus près un exemple tiré du troisième film de la saga, Le Gendarme se marie, dont les détails paraissent à cet égard significatifs. Cruchot y poursuit un criminel qui a enlevé Josépha (Claude Gensac), sa bien-aimée. S’ensuit une course-poursuite effrénée entre deux voitures décapotables, qui permettent ainsi de mieux voir les personnages (00: 01: 22-25). L’une d’elles est une Ford Mustang blanche dont le klaxon en forme de sirène accompagne la course et souligne auditivement l’importance de la voiture, un peu comme si elle avait officieusement la priorité et que tout le monde devait s’écarter. Au cours de la poursuite, Cruchot, habillé ici en civil, est alors la victime d’un accident dramatique. La voiture fait plusieurs tours sur elle-même, Cruchot est éjecté et atterrit au centimètre près dans le side-car de la moto de Sœur Clotilde, qui l’accueille avec un cri de joie en s’exclamant: „Mon fils! “ Il s’agit du troisième film de la saga, Clotilde réapparaît donc pour la troisième fois, et l’on peut aisément supposer que les salles de cinéma auront accueilli à l’occasion de nombreux rires parmi le public, suite à ces retrouvailles impromptues. Clotilde fait partie de la congrégation des Filles de la charité de Saint Vincent de Paul, congrégation facilement reconnaissable à la coiffe en forme d’ailes que portent les religieuses. Dans notre cas, la religieuse ajoute à cet habit saillant des lunettes de moto et accélère lorsque Cruchot l’ordonne, adressant à celui-ci volontiers des conseils religieux décalés qui contribuent au comique de la situation: „Le Seigneur a dit: Je t’aiderai à garder ton bien, si tu l’as mérité“ ou bien que „Le bon Saint Antoine de Padoue nous rendra ce que nous avons perdu“. Clotilde prend alors un raccourci à travers champs sur une pente raide en lacets. Alors que Cruchot, terrifié, l’exhorte à la prudence, la religieuse rit de bonheur. En arrivant sur la route, le side-car heurte une pierre et perd sa roue droite. Clotilde 86 DOI 10.24053/ ldm-2023-0022 Dossier déplace alors son poids, le side-car se dresse en hauteur et elle continue ainsi à maintenir une vitesse vertigineuse dans cette position précaire. Pendant le trajet, Clotilde a également le temps de parler de la fille de Cruchot, Nicole, et de proposer à son père de la marier bientôt. Lorsque la moto ne parvient plus à maintenir sa position inclinée, Clotilde demande à plusieurs reprises à Cruchot de s’accrocher à elle, ce qu’il ne fait qu’avec réticence (cf. fig. 2). Fig. 2: Le Gendarme se marie (00: 01: 24). Déjà, le prochain obstacle arrive, un camion chargé de troncs d’arbres, sous lequel ils foncent au péril de leur vie. Pour simuler une vitesse plus élevée, les images sont montrées en accéléré. Ils arrivent ensuite au port, où le criminel s’enfuit sur un bateau avec Josépha. Cruchot change de voiture: il monte sans hésiter dans une autre décapotable, prend de la vitesse et s’envole avec la voiture pour rejoindre le bateau et arrêter le fugitif. Si l’on compare les apparitions de Sœur Clotilde dans les différents films, on constate qu’elles sont toujours variées. Ici son véhicule est une moto avec side-car; d’habitude, elle conduit une 2CV, qui est prototypiquement associée au personnage. La scène montre aussi très clairement le principe de climax (ici par la perte d’une roue du side-car). Ce climax n’est certes pas transposable à l’intégralité de la série de films, car dans la cinquième partie par exemple - Le Gendarme et les Extra- Terrestres - le trajet est court et peu spectaculaire. En revanche, dans le dernier volet, Le Gendarme et les Gendarmettes, on assiste à la course la plus folle, au fil de laquelle la 2CV est intégralement détruite. Les premiers films des Gendarmes s’inscrivent dans un contexte spécifique du début des années 1960 pendant lesquels le cinéma français, comme les autres cinématographies nationales européennes, est entré en crise en raison de l’expansion de la technologie télévisuelle. En à peine treize ans, le nombre de spectateurs a diminué de moitié, passant de plus de 400 millions en 1957 à moins de 200 millions en 1970. L’industrie américaine réagit en tournant des superproductions, comme Ben-Hur ou Spartacus, et montre ainsi que le cinéma peut encore constituer une source de revenus considérables. En France aussi, on tente de s’adapter à ces DOI 10.24053/ ldm-2023-0022 87 Dossier normes techniques et esthétiques. Si jusqu’au début des années 1960, seule la moitié environ des films étaient tournés en couleur et en cinémascope, on passe désormais généralement à la couleur et au grand format. Certes, le premier film de l’hexalogie des gendarmes n’est pas une production de grande envergure, mais on peut tout de même y reconnaître certains éléments caractéristiques de cette nouvelle exigence. Le passage du film en noir et blanc à la couleur est représenté très concrètement dans Le Gendarme de Saint-Tropez, puisque le prologue a été tourné en noir et blanc quelque part en rase campagne française, mais que l’action principale est filmée à Saint-Tropez en couleur. Le choix du lieu n’est d’ailleurs pas laissé au hasard: À l’époque, Saint-Tropez est déjà un hautlieu touristique grâce aux séjours répétés de Brigitte Bardot - qui vit toujours dans les environs. De plus, les apparitions de Sœur Clotilde peuvent être considérées comme des intermèdes d’action, dans lesquels un élément typique du film d’agents et d’aventures est repris sous une forme comique. Pour décrire leur effet concret, je voudrais recourir à la théorie des jeux de Roger Caillois (1958) et plus précisément aux deux types de jeu qu’il appelle „mimicry“ et „ilinx“. Par mimicry, Caillois entend la reprise de rôles par des acteurs. Or, le film luimême est déjà une forme de mimicry, il s’agirait donc ici d’un mimétisme au sein du mimétisme, d’un jeu dans le jeu. Le rôle central que joue ce motif dans les films de gendarmes est illustré par le fait que le déguisement revient comme un motif récurrent qui permet surtout au personnage principal de créer du comique. Dans Le Gendarme en balade, toute la troupe des agents se déguise en hippies, et, ce qui est plus significatif encore, dans Le Gendarme et les extra-terrestres, Cruchot se déguise lui-même en nonne (cf. fig. 3): il est d’ailleurs caché par Sœur Clotilde, ce qui souligne un rapport symbolique sous-jacent entre les deux personnages, sur lequel je reviendrai. Fig. 3: Le Gendarme et les extra-terrestres (00: 36: 00). En quoi la notion de mimicry peut-elle servir à l’analyse des scènes avec Sœur Clotilde? Le jeu de rôle est à mon avis particulièrement visible dans l’habit de la 88 DOI 10.24053/ ldm-2023-0022 Dossier nonne et permet de reconnaître le costume comme tel; de même, l’uniforme de Cruchot est sans cesse thématisé comme un costume professionnel au travers de scènes dans lesquelles on le voit constamment s’habiller et se changer. Le caractère artificiel de l’habit de la nonne résulte surtout de la coiffe en forme d’aile qui fait que le visage n’est visible que de face. Il s’agit certes d’un authentique habit religieux, mais le caractère ludique devient évident - au plus tard lorsque l’on reconnaît la doublure qui remplace l’actrice France Rumilly lors des périlleuses séquences au volant. Il s’agit du cascadeur Rémy Julienne, au physique très distinct des traits et de la silhouette de France Rumilly. La forme de jeu nommée „ilinx“ se révèle encore plus importante dans ces scènes. Caillois entend par là des jeux „qui reposent sur la poursuite du vertige et qui consistent en une tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse“ (1958: 67). Cela est provoqué par „la voltige, la chute ou la projection dans l’espace, la rotation rapide, la glissade, la vitesse, l’accélération d’un mouvement rectiligne ou sa combinaison avec un mouvement giratoire“ (ibid.: 69) ou „par une extrême vitesse, telle qu’elle est ressentie, par exemple, en ski, à motocyclette ou dans une voiture découverte“ (ibid.: 72). On pourrait presque penser que ces lignes ont été écrites pour l’apparition de Clotilde: les rotations, la vitesse, le vol, la perte d’équilibre, tout est là. Il est évident que la notion d’ilinx est liée à l’objet motorisé, en premier lieu à la voiture. Caillois lui-même percevait un lien étroit entre cette forme de jeu et le développement industriel: Pour donner à cette sorte de sensations l’intensité et la brutalité capables d’étourdir les organismes adultes, on a dû inventer des machineries puissantes. Il ne faut donc pas s’étonner qu’on ait dû souvent attendre l’âge industriel pour voir le vertige devenir véritablement une catégorie du jeu. (ibid.: 72) Les apparitions de Sœur Clotilde recourent donc à des motifs du cinéma d’action et induisent visuellement des plaisirs de jeu, présents sous forme de mimicry et d’ilinx. Ce faisant, elles sont étroitement liées à leurs contextes cinématographiques et techniques. Ces derniers se reflètent dans le rôle extraordinaire accordé aux véhicules motorisés dans ces films. Si nous souffrons aujourd’hui des effets écologiquement désastreux des moteurs à combustion et que nous sommes critiques et parfois réticents à l’égard de la voiture, la représentation de la motorisation dans les films de gendarmes est, elle, profondément euphorique. La voiture se manifeste ici comme l’objet ludique et cinématographique par excellence. Il n’en va bien sûr pas là d’une invention des films de gendarmes. Dès les années 1950, les luxueuses décapotables sur les routes côtières méditerranéennes deviennent une marque de fabrique des runaway productions, c’est-à-dire des (co-)productions américaines tournées en Europe. Si les courses effrénées de Grace Kelly aux côtés de Cary Grant dans To Catch a Thief (1955) d’Hitchcock sur la Riviera française sont entrées dans la mémoire collective, il existe en outre de nombreux autres DOI 10.24053/ ldm-2023-0022 89 Dossier exemples aujourd’hui oubliés comme Pandora et le Hollandais volant (1951) avec Ava Gardner sur la Costa Brava ou la comédie érotique It Started with a Kiss (1957), avec un modèle non-commercialisé de Ford, la Lincoln Futura, qui se transforma plus tard, peinte en noir, en Batmobile. Le cinéma français n’est pas en reste et fait déjà rouler Brigitte Bardot dans une décapotable rouge à travers l’Andalousie dans Les Bijoutiers du clair de lune (1957). Les voitures de luxe et les courses effrénées dans des lieux naturels font partie des principaux stimuli visuels de ces films, notamment en raison du mouvement rapide des personnes dans l’espace, et qui correspond à l’essence même du cinéma. Cela vaut d’autant plus pour les films de gendarmes, dans la mesure où ces derniers assument avant tout des tâches de contrôle routier. Dans Le Gendarme se marie, le contrôle de la circulation des vacanciers constitue toute l’exposition et déclenche l’action centrale lorsqu’une Ford Mustang blanche décapotable passe à toute vitesse devant Cruchot. Le rôle de la voiture est d’ailleurs si important que celle-ci se voit spécialement mentionnée dans le générique de fin - „Avec la participation de la ‚Mustang‘ de Ford“ - comme s’il s’agissait d’un véritable personnage. Le succès populaire exceptionnel de cette voiture ne se démentira pas lorsque Serge Gainsbourg composera en 1968 une chanson intitulée „Ford Mustang“. Ce qui se reflète en même temps dans ces scènes, c’est le développement infrastructurel et industriel des Trente Glorieuses, au cours duquel le réseau routier et autoroutier se développe considérablement et où de plus en plus de Français deviennent propriétaires de voitures privées avec lesquelles ils passent leurs vacances sur la côte. On peut citer par exemple l’ouverture de l’autoroute Paris-Lyon (en direction de la Méditerranée) en 1970 ou celle de Lyon-Marseille en 1971 (Marzorati 2012: 64). Comme on le sait, les Trente Glorieuses entraînent de profonds changements dans la société française. En témoigne l’extension légale des congés payés à quatre semaines en 1965. Les films de Saint-Tropez sont donc en grande partie des films de vacances, dans lesquels se reflète la société de loisirs et de consommation. Le véritable contre-pied des films de gendarmes serait donc Les Valseuses (1974) de Bertrand Blier, ce film sur deux petits délinquants qui s’inscrivent contre toutes les valeurs des Trente Glorieuses. Même si là encore, la voiture (cette fois, la Citroën DS) joue un rôle central en tant qu’objet. Quant à la saga des Gendarmes, il faut souligner que les voitures américaines ne sont pas opposées aux voitures françaises. La Citroën DS, cet „objet parfaitement magique“ selon Roland Barthes (1970: 150), qui le considère comme „l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques“ et comme „une grande création d’époque“, apparaît certes en arrière-plan (et comme voiture de ministre dans Le Gendarme en balade), mais elle n’entre pas en concurrence directe avec Ford. Néanmoins, la mise en scène de la 2CV fait entrer en jeu une composante nationale, bien visible dans la scène la plus folle des six films: alors que dans Le Gendarme et les Gendarmettes, Clotilde, seule cette fois, court à travers la campagne et la ville pour avertir les gendarmes que leurs collègues sont en danger de mort (00: 01: 25-28). 90 DOI 10.24053/ ldm-2023-0022 Dossier La séquence obéit au principe du climax dramatique, qui se traduit, au niveau du motif, par une réduction progressive du véhicule. Après les premières manœuvres dangereuses, Clotilde dévale une colline à travers champs, fait un tonneau et poursuit sa route. Le capot se détache, le toit est ensuite arraché lors d’une collision, puis la moitié arrière est coupée lors d’un choc avec une autre voiture. Mais la 2CV continue à rouler, inébranlable, et franchit un feu rouge avant d’atteindre sa destination (cf. fig. 4). Fig. 4: Le Gendarme et les Gendarmettes (00: 01: 28). Cette séquence pourrait à juste titre être considérée comme un film publicitaire pour Citroën - une voiture qui non seulement roule étonnamment vite, mais qu’il est également quasiment impossible de détruire. On ne peut guère faire mieux! D’autres films montrent encore plusieurs exemples des incroyables capacités de la 2CV. Ainsi, dans Le Gendarme en balade, Clotilde et la sœur Marie Bénédicte n’emmènent pas moins de six gendarmes avec elles, soulignant ainsi que la 2CV ne perd rien de ses performances, même alourdie par la surcharge de passagers. La 2CV est ainsi un marqueur d’identité française, un exemple de l’art automobile français et, aujourd’hui, certainement une voiture culte et un lieu de mémoire. Mais la voiture est une chose, la personne au volant en est une autre. Et ici, les films mettent en scène deux aspects: car Clotilde n’est pas seulement une femme, elle est aussi une nonne. Si, dans les préjugés patriarcaux des années 1960, les femmes sont considérées comme de moins bonnes conductrices que les hommes - ce que l’on retrouve dans des expressions telles que „femme au volant, danger permanent“ ou pire encore „femme au volant, mort au tournant“ -, cette idée est encore renforcée par le fait que le personnel ecclésiastique est traditionnellement considéré comme technophobe, ou du moins comme un groupe social éloigné de la technologie. Les séquences avec Sœur Clotilde abordent ces préjugés de manière ambiguë, en les confirmant d’une part, mais en les réfutant aussi d’autre part, car Clotilde se révèle être à la fois une conductrice virtuose et un danger généralisé pour la circulation. DOI 10.24053/ ldm-2023-0022 91 Dossier C’est dans cette contradiction constitutive que réside l’ambiguïté esthétique („ästhetische Zweideutigkeit“) que Hans-Otto Hügel (2007) a décrite comme la structure fondamentale du populaire et du divertissement. Clotilde ne connaît pas la prudence et conduit de manière folle, mettant en danger la circulation et les passagers, mais d’un autre côté, elle maîtrise le volant comme une pilote de course. Sous la forme de l’ambiguïté esthétique, les films ou médias populaires peuvent s’emparer de thèmes d’actualité sans avoir à prendre véritablement position à leur égard. Par leur ambiguïté, ils répondent aux attentes de parties rivales, c’est-à-dire aussi bien aux partisans qu’aux détracteurs des femmes au volant. Si l’on affirme souvent que les produits populaires adoptent généralement des positions conservatrices, il convient de nuancer ce propos, car s’ils le faisaient de manière unilatérale et déterminée, ils seraient conservateurs et non populaires. Mais l’énorme impact du motif de la nonne au volant est bien dû au visuel, qui part du contraste comique entre l’habit religieux traditionnel et la motorisation. Un contraste poussé à l’extrême dans la scène de la moto, et qui agit au sens surréaliste du terme comme une métaphore visuelle osée, belle, pour le dire avec Lautréamont (1874: 290) „comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie“. Dans les versions avec la 2CV, ce contraste tend à s’atténuer dans la mesure où la voiture correspond en principe à des modèles associés de manière plus spécifique à la gente féminine; l’utilisation qu’en fait Sœur Clotilde rompt cependant avec ce cadre patriarcal. Dans ces films, la nonne possède encore une autre caractéristique: elle représente une autorité, et nous arrivons ainsi au motif central de la saga des gendarmes. La mise en scène de l’autorité est, selon mon hypothèse, la véritable source d’énergie d’où émanent le comique et l’originalité de la saga. Ceci est étroitement lié au personnage créé par Louis de Funès et considéré comme une constante à travers la plupart de ses films: un personnage du segment intermédiaire de la hiérarchie, qui se prosterne devant ses supérieurs et tyrannise ses subordonnés. Les films des gendarmes représentent parfaitement cette constante, puisque Cruchot, en tant que Maréchal chef des logis, occupe le deuxième poste hiérarchique: il est inférieur à l’adjudant Gerber, mais supérieur aux quatre gendarmes. Dans ce contexte, il est également intéressant de noter qu’il ne s’agit pas de la police, mais de la gendarmerie, qui dépend structurellement de l’armée et dont les formules de salutations, les rituels disciplinaires et les uniformes sont nettement plus théâtraux et hiérarchiques. Dans les scènes avec Sœur Clotilde, deux autorités se rencontrent, l’une étatique et l’autre spirituelle. Mais là encore, aucune concurrence n’est mise en scène, elles travaillent en harmonie et dans le respect mutuel. Le style de conduite de Clotilde aurait bien sûr mérité qu’on lui retire son permis de conduire. Mais ce n’est nullement l’intention de Cruchot. Il respecte, voire se soumet dans ces scènes à une autorité d’une autre origine, qui s’exprime dans les formules religieuses répétées sans cesse par Clotilde. L’ambiguïté évoquée plus haut se répercute encore ici: d’un côté, le personnage est ridiculisé en tant que représentante de la religion, d’un autre côté, elle survit à toutes les situations dangereuses, comme si elle était protégée par Dieu. 92 DOI 10.24053/ ldm-2023-0022 Dossier En tant que figure du pouvoir étatique, Cruchot coopère avec la religion et la respecte comme si elle était un État à part entière, avec ses propres lois (morales) et ses règles de conduite (au-delà du sens concret du terme). Le simple fait d’appeler la future abbesse Clotilde „Ma sœur“, puis „Ma mère“, montre qu’il existe ici une hiérarchie parallèle que Cruchot ne remet pas en question. On le remarquait d’ailleurs déjà dans le prologue du premier film, lorsque Cruchot, après avoir arrêté un voleur de poules, avait dû le relâcher dans l’église suite à la demande explicite du prêtre. En même temps, Clotilde et Cruchot forment un couple opposé: elle est la nonne toujours joyeuse et optimiste, dotée d’une confiance illimitée en Dieu; lui, le râleur permanent, l’homme tyrannique jamais satisfait. En tant que mise en scène comique de l’autorité, les films s’aventurent dans un domaine alors intouchable sous la République française du Général de Gaulle (1959- 1969). Ils ont d’ailleurs suscité des protestations de la part de gendarmes plus âgés (Hervé 2015: 135). Les réalisateurs étaient parfaitement conscients de ce risque et inséraient pour cette raison toujours une mention spéciale dans le générique, déclarant que les films étaient un „hommage indirect [...] à un grand corps de l’État dont les personnels se signalent au respect des populations par leur pondération et leur valeur“. Les apparitions de Sœur Clotilde étendent le discours sur l’autorité au domaine religieux et reproduisent effectivement à cet égard des conceptions conservatrices dans lesquelles l’État et la religion collaborent étroitement et se respectent mutuellement. Avec les gendarmes et Dieu, la sécurité du pays est, selon le message du film, parfaitement assurée. La nation fonctionne ici grâce à ses autorités laïques et religieuses. Dans les trajets en voiture de Sœur Clotilde, les marqueurs identitaires comme la 2CV croisent donc les discours sur le genre et ceux sur le pouvoir étatique et religieux, mis en scène esthétiquement comme une séquence d’action et en même temps mis à distance par le comique des images surréalistes. De là, il n’y a peutêtre qu’un pas pour considérer cette scène de la nonne au volant comme une image hautement concentrée des Trente Glorieuses, aussi euphorique que conservatrice et dans laquelle cohabitent le progrès technique, les rôles traditionnels genrés, la sécurité nationale et l’assistance divine. Le tout sur un fond d’ambiguïté permanente, qui permet aussi des interprétations contraires, grâce auxquelles les courses de Cruchot et Clotilde peuvent plaire à toutes et à tous - et donc être véritablement populaires. Barthes, Roland, Mythologies, Paris, Seuil, 1970. Caillois, Roger, Les Jeux et les Hommes. Le masque et le vertige, éd. revue et augmentée, Paris, Gallimard, 1958. Hervé, Frédéric, Censure et cinéma, Paris, Nouveau Monde, 2015. DOI 10.24053/ ldm-2023-0022 93 Dossier Hügel, Hans-Otto, „Ästhetische Zweideutigkeit der Unterhaltung. Eine Skizze ihrer Theorie“, in: id., Lob des Mainstreams. Zu Begriff und Geschichte von Unterhaltung und populärer Kultur, Köln, Herbert von Halem, 2007, 113-132. Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Paris, s. n., 1874. Marzorati, Jean-Louis, „Naissance de la civilisaion automobile“, in: 1945-1975. La France des Trente Glorieuses, GEO Histoire magazine, 2012 (Février-Mars), 58-65. Filmographie Girault, Jean, Le Gendarme de Saint-Tropez, France, 1964 (version: Bluray, Leonine, 2019). —, Le Gendarme à New York, France,1965 (version: Bluray, Leonine, 2019). —, Le Gendarme se marie, France, 1968 (version: Bluray, Leonine, 2019). —, Le Gendarme en balade, France, 1970 (version: Bluray, Leonine, 2019). —, Le Gendarme et les extra-terrestres, France, 1979 (version: Bluray, Leonine, 2019). — / Aboyantz, Tony, Le Gendarme et les Gendarmettes, France, 1982 (version: Bluray, Leonine, 2019). Glen, John, For Your Eyes Only, Royaume-Uni, 1981 (version: Bluray, Disney, 2012). —, A View to a Kill, Royaume-Uni/ États-Unis, 1985 (version: Bluray, Warner, 2015). Oury, Gérard, La Grande Vadrouille, France, 1966 (version: DVD, Studiocanal, 2016).
