eJournals lendemains 48/190-191

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2023-0024
0414
2025
48190-191

La lutte de classes

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Teresa Hiergeist
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110 DOI 10.24053/ ldm-2023-0024 Dossier Teresa Hiergeist La lutte de classes Conflits de travail et contrat social dans le cinéma français contemporain 1 La question sociale au XIX e siècle et aujourd’hui Actuellement, on constate en France - comme dans d’autres pays européens - un clivage social croissant. Avec l’accentuation des tendances néolibérales au cours des dernières décennies, la logique du marché tend à se radicaliser (Dörre 2010: 46), ce qui augmente la distance entre riches et pauvres ainsi que l’insécurité économique et sociale (Guilluy 2013: 83; Castel 2003: 13). Des contrats intérimaires, flexibles et à temps partiel, des réductions de salaire sont devenus la normalité pour bon nombre d’ouvrier.es (Machart 2013: 23). Dans le discours public et médiatique, cette situation est souvent comparée à celle de l’industrialisation: il est question d’une ‚nouvelle question sociale‘, d’une ‚nouvelle pauvreté‘, d’un ‚nouveau précariat‘ et d’une ‚nouvelle classe populaire‘ qui vit au niveau du seuil de pauvreté négligé par les élites (Lukenda 2021: 25-33; Lantz 2004: 271-278). Dans les fictions aussi, cette tendance est notable: depuis ces dernières années, d’innombrables romans et films portent sur des personnages populaires marginaux, conduisant régulièrement les critiques à arguer d’un ‚retour du social‘ (Asholt 2013; Viart/ Vercier 2008; Böhm 2015; Brüns 2008). Après de longues années de jeux autoréférentiels avantgardistes, d’auto-contemplation structuraliste et déconstructiviste, les fictions du tournant du XXI e siècle reprendraient selon eux des sujets et esthétiques datant du XIX e siècle, 1 en s’inspirant particulièrement du roman social sous ses diverses formes. 2 Cette réorientation culturelle vers la période de l’industrialisation n’est cohérente qu’à première vue: étant donné que les rapports de travail et les prestations sociales sont largement différents dans notre ère postindustrielle, et puisqu’au fil de l’histoire littéraire du XX e et XXI e siècle, les prises de position sociales ont toujours existé d’une manière ou d’une autre, et cela en dépit de ou même moyennant l’esthétique avant-gardiste, 3 la légitimité de la construction du XIX e siècle comme repère de l’actualité semble moins pertinente dans les faits que dans le potentiel imaginaire que cette période possède pour la société européenne contemporaine. Cette contribution se propose d’examiner ce potentiel à travers l’exemple de deux films contemporains qui thématisent la précarité du travail - Deux jours, une nuit de Luc et Jean-Pierre Dardenne (2014) et En guerre de Stéphane Brizé (2018). On étudiera comment et avec quelle intention ceux-ci font allusion aux fictions sociales du XIX e siècle. Pour cela, on donnera un aperçu des conventions de représentation de la ‚classe populaire‘ et du mouvement ouvrier dans les fictions du XIX e siècle, pour analyser ensuite leur reprise dans les deux films. Le but est d’examiner dans DOI 10.24053/ ldm-2023-0024 111 Dossier quelle mesure le retour de la classe ouvrière dans le cinéma actuel peut être interprété comme une réaction à la détérioration des rapports de travail dans une culture économique néolibérale, 4 et en quoi il vise, aussi, à la négociation de la cohésion sociale. 2 Constructions de la ‚classe populaire‘ dans la littérature du XIX e siècle La ‚classe populaire‘ est un sujet en grande partie marginal dans l’histoire littéraire. Du Moyen Âge au début de l’ère moderne, elle n’apparaît que dans les genres mineurs où elle est traitée d’une façon essentiellement burlesque et comique (Wolf 1990: 11). 5 Ce n’est qu’après la Révolution française, et avec la fusion conceptuelle de l’‚art‘ et du ‚peuple‘ dans l’esthétique romantique, que ses membres sont pris au sérieux en tant que protagonistes et représentés d’une manière plus réaliste, qui prend en considération leurs caractéristiques et problèmes particuliers (Wolf 1990: 11; Ragon 1974: 131). Un exemple serait Le Meunier d’Angibault (1845) de George Sand, qui expose la pauvreté du protagoniste, mais ne la thématise en regard ni de l’ensemble social, ni des structures de pouvoir auxquelles elle est liée. Il faut attendre les Trois Glorieuses et la Révolution française de 1848, la politique économique libérale menée à partir des années 1860 - qui accentue l’écart entre propriétaires et travailleur.ses - tout comme un long processus de construction et de consolidation de l’identité de la ‚classe ouvrière‘ (Noiriel 2002: 22) et sa manifestation politique dans la Commune de Paris (Lenoir 2017: 86), pour que les éléments idylliques du roman champêtre (Bachleitner 1993: 197) cèdent le pas à une critique de la société industrialisée urbaine et pour que les personnages d’ouvrier.es deviennent perceptibles comme sujets sociopolitiques (Wolfzettel 1981: 4-12). 6 Ce recentrement sur la ‚classe populaire‘ implique un élargissement progressif du cercle de personnes qui écrivent sur elle: tandis qu’au début du XIX e siècle, ce sont encore principalement des auteu.rices venant de la bourgeoisie qui s’emparent de cette question, autour de 1900, avec le taux d’alphabétisation qui augmente et avec le désir croissant d’autoreprésentation, les travailleur.ses prennent aussi de plus en plus souvent la plume (Leroy 2003: 216). Étant donné la processualité de la formation de modes de représentation caractéristiques de la ‚classe populaire‘, il n’est pas étonnant que sa valorisation dans les fictions du XIX e siècle soit ambivalente: tant que les personnages littéraires qui la représentent sont issus du secteur agricole et qu’il s’agit d’individus, la probabilité augmente qu’ils soient construits positivement (innocents, rustiques, en harmonie avec la nature environnante) et que leurs fautes morales soient romantisées (c’est le cas du voleur ou de la prostituée qui agissent par nécessité et contre leur gré) (Wolfzettel 1981: 1). En revanche, les ouvrier.es industriel.les tendent à être altérisé.es, et à apparaître comme des sujets pathologiques ou criminels (Wolf 1990: 57, 144) qui menacent l’équilibre social et sont responsables de leur propre pauvreté, d’autant plus qu’iels se présentent dans de grands groupes difficiles à contrôler (Hülk 2020: 82). La représentation non dévalorisante de plusieurs membres de la ‚classe 112 DOI 10.24053/ ldm-2023-0024 Dossier populaire‘ au sein de la ville est seulement possible s’il s’agit d’un groupe non marqué professionnellement, qui s’éloigne sensiblement du stéréotype de la foule en colère (Gamper 2007: 511). C’est ce que l’on note dans Les Misérables (1862) de Victor Hugo, qui singularise et mélodramatise l’expérience insurrectionnelle, afin de pouvoir maintenir le mode compatissant. Néanmoins, l’image du prolétariat urbain conspirateur n’est pas constante, elle est critiquée, mise en question et relativisée pas à pas; la propension à comprendre et tolérer les ouvrier.es comme groupe social croît et - selon la position politique des auteur.ices - les rapports d’exploitation sont eux-mêmes remis en cause (Bachleitner 1993: 532). Une constante des représentations des membres de la ‚classe populaire‘ dans le roman social du XIX e siècle est l’accentuation de leur corporalité, qui se manifeste dans les descriptions minutieuses de leur physionomie, la mention de leur force physique ou de pratiques corporelles caractéristiques. Cette localisation dans le champ sémantique du ‚corps‘ peut avoir diverses implications: d’une part, elle a la fonction de dévaloriser les personnages par cet élément considéré comme inférieur dans la culture chrétienne, éclairée et bourgeoise 7 et souligne un manque d’éducation. D’autre part, certain.es auteur.ices font une vertu de la corporalité de la ‚classe populaire‘, exprimant à travers elle une plus grande innocence, authenticité ou vitalité, ce qui renvoie en miroir à l’égoïsme et à l’hypocrisie de la bourgeoisie. 8 Désormais, la corporalité peut obtenir une valeur expressive autonome, comme le remarque Georges Didi-Huberman dans Peuples exposés, peuples figurants: à travers l’exposition des gestes, des expressions du visage et des mouvements des représentant.es de la ‚classe populaire‘, cette visibilité du corps peut être lue dans une perspective subversive: une résistance contre les élites et les institutions hégémoniques, puisque leur présence matérielle prend le contre-pied de leur évincement discursif dans les débats publics (Didi-Huberman 2017: 251). Pour conclure cette partie historique, il convient d’esquisser l’éventail d’effets potentiels que les fictions du XIX e siècle poursuivent à travers la représentation de la ‚classe populaire‘. Je distingue quatre modes: - Mode mélodramatique: il y a des textes (généralement écrits par les bourgeois.es) dans lesquels les personnages défavorisés sont montrés de manière idéalisée et romantique; ils s’empêtrent dans des situations d’urgence existentielle, desquelles ils sont ensuite sauvés par des bourgeois.es, la narration suivant un schéma trivial et recréant des émotions intenses, comme dans le cas de Louisa, ou les douleurs d’une fille de joie (1830) de Régnier-Destourbet. Ces fictions servent à la célébration de soi et au divertissement du public bourgeois et aident à calmer les esprits face aux transformations sociales en cours (Wolfzettel 1981: 1-25). - Mode compatissant: d’autres fictions représentent la misère des personnages pauvres sur un ton plus plaintif, afin de susciter de la pitié à leur égard, tout en respectant une certaine distinction de classes et en célébrant la bourgeoisie, sauveuse de la classe ouvrière. On retrouve ce schème dans Les Mystères de Paris (1842) d’Eugène Sue qui a conduit à l’époque beaucoup de lecteur.ices bourgeois.es à s’engager dans des associations caritatives (Brüns 2008: 9). DOI 10.24053/ ldm-2023-0024 113 Dossier - Mode réaliste / naturaliste: certains romans comme L’Assommoir (1877) ou Germinal (1885) d’Émile Zola exposent implacablement les difficultés de leurs protagonistes populaires. Bien qu’ils critiquent par la radicalité de leur approche scientifique les mécanismes d’exclusion sociale et qu’ils soient réceptifs aux discours utopiques de l’époque (comme le fouriérisme, le saint-simonisme, le réformisme d’Etienne Cabet ou de Louis Blanc) (Wolfzettel 1981: 3), leur intention n’est pas de changer la société immédiatement: afin de sensibiliser à cette misère et d’accentuer sa gravité, ils modèlent une vision du monde déterministe, qui affaiblit sensiblement les possibilités de transformation et freine toute impulsion dynamisante. 9 - Mode utopique: les membres de la classe ouvrière ou ses sympathisant.es tendent à créer des narrations qui essaient de compenser la sous-représentation de la ‚classe populaire‘ dans les discours établis et officiels en la modelant comme foule puissante ou en montrant un individu ouvrier autonome et libre, capable de prendre en main son bien-être et le changement social, comme dans L’insurgé (1886) de Jules Vallès, Le Monde nouveau (1888) de Louise Michel ou de Comment nous ferons la révolution (1909) d’Émile Pouget / Émile Pataud. 10 Cette représentation qui rompt avec l’esthétique de la pitié et du misérabilisme est prédestinée à transporter l’identité de la ‚classe ouvrière‘ et l’idée d’un dynamisme social qui fait contrepoids au déterminisme. 11 Dans ce qui suit, je vais analyser à partir de cette typologie la représentation de la classe populaire dans les deux films Deux jours, une nuit et En guerre, pour évaluer quelles seraient les fonctions de ce recours aux fictions sociales du XXI e siècle. 3 Constructions de la ‚classe populaire‘ dans Deux jours, une nuit et En guerre Les deux films montrent la précarité de la ‚classe populaire‘. Leurs protagonistes, qui occupaient jusqu’alors un poste de salarié.es dans un établissement industriel, viennent d’être licencié.es. 12 Dans le cas d’En guerre, toute l’usine est fermée, puisque la production est délocalisée à l’étranger - une décision contre laquelle le protagoniste Laurent lutte avec les autres membres du syndicat avec persévérance et ardeur, mais qui reste irréversible. Dans Deux jours, une nuit c’est Sandra qui doit quitter son entreprise, puisque son chef saisit l’occasion de son congé maladie prolongé pour rationaliser son poste. 13 Elle essaie de convaincre ses collègues, forcé.es par leur supérieur de choisir entre l’obtention d’une prime personnelle et le maintien du poste, de voter pour la deuxième option. 14 La grande différence entre les deux films réside donc dans le choix d’un protagonisme collectif dans En guerre et d’une histoire individuelle dans Deux jours, une nuit. Dans les deux cas, cette décision exerce une influence sur le concept de la ‚classe populaire‘ véhiculé par ces films. Avec Sandra (Marion Cotillard), Deux jours, une nuit met en scène une protagoniste très éloignée de la foule menaçante, puisqu’elle est inoffensive au maximum: il s’agit d’une mère de famille timide, qui tend parfois à l’autodestruction, qui subit les 114 DOI 10.24053/ ldm-2023-0024 Dossier séquelles d’une dépression, manque de confiance en elle, et dont les actions dépendent en grande partie de l’avis de son mari. Elle arbore une physionomie infantile, 15 un physique très fin, un style de vêtements adolescent qui laisse voir beaucoup de peau autour du cou, aux épaules et aux bras, 16 elle se manifeste peu, baisse son regard en parlant, se tient penchée et est souvent cachée par des objets dans l’image filmique. Dans En guerre, les licencié.es sont généralement montré.es en groupe et forment une foule bruyante, dynamique, émotionnelle et parfois même agressive, qui fait disparaître à côté d’elle les quelques PDG. Pourtant, il n’y a pas de dévalorisation dans cette mise en scène du collectif, et le film s’efforce de ne pas le faire paraître sous des allures chaotiques. En centrant l’attention de la caméra sur les souffrances des ouvrier.es, l’auditoire est invité à s’émouvoir de leurs actes et de leur frustration croissante. Ceci est renforcé à travers la mise en scène des visages des ouvrier.es qui contrastent avec la représentation des élites économique et politique: tandis que celles-ci ne sont montrées que sporadiquement et principalement de dos, les grévistes sont focalisé.es constamment, et en gros plan, ce qui leur accorde un surcroît de visibilité. Le même principe est appliqué à la représentation des forces de sécurité, qui procèdent dans plusieurs situations sur ordre des élites contre les manifestant.es (00: 32: 08). Elles sont aussi filmées de dos, les visages cachés sous des casques et, mises en rang dans leurs uniformes et boucliers protecteurs, leurs contours se dissolvent, elles forment un mur obscur et homogène, qui expose leur instrumentalisation de la part des autorités. 17 Les ouvrier.es sont montré.es également en groupe, mais à cause de leurs vêtements colorés, leurs formes corporelles inégales, leur apparence singularisée et la présence de leurs visages, le groupe apparaît comme un collectif personnalisé, vivant et autonome. Cette inégalité de la foule de la ‚classe populaire‘ et de la foule exécutive dirige nettement la répartition des sympathies et antipathies de l’auditoire. Les deux films se distancient donc volontairement du stéréotype du XIX e siècle de la ‚classe populaire‘ menaçante qui sape l’unité sociale: Deux jours, une nuit, en soulignant la fragilité de sa protagoniste; En guerre, en montrant une foule qui, en dépit de sa grande colère, reste sympathique et dont l’impact sociopolitique semble faible. Les autres spécificités de la représentation de la ‚classe populaire‘ au XIX e siècle se retrouvent également dans les deux films. La corporalité et le langage familier jouent un rôle central dans la caractérisation des personnages: dans En guerre les visages ridés, les vêtements colorés et nonchalants, les grands gestes, la façon de parler agitée et les expressions familières des représentants du syndicat contrastent avec les teints uniformes, les costumes froids et lisses, les postures immobiles, le ton sobre et le langage élaboré des membres de la direction. Cette opposition, introduite dès la première scène (00: 01: 13) et accentuée par le face-à-face des deux groupes, en champ-contrechamp, dans une salle de négociations, transmet une valorisation: la comparaison directe fait apparaître les PDG comme des robots superficiels qui poursuivent uniquement des buts lucratifs, tandis que le collectif ouvrier semble humain, posé et authentique. DOI 10.24053/ ldm-2023-0024 115 Dossier Deux jours, une nuit établit une opposition semblable. Le chef de l’entreprise et le contremaître sont uniformisés en chemises et blousons de travail gris, tandis que Sandra porte des vêtements de couleurs vives; ils s’expriment de manière monotone, tandis qu’elle est souvent dépassée par ses émotions, tremble et pleure en parlant. La composante physique est importante dans l’interaction avec ses collègues également. En cherchant à les persuader de sauver son poste, la protagoniste renonce (de façon peu réaliste) aux services de télécommunication et décide de leur parler face à face, en leur rendant visite individuellement pendant le weekend. Souvent elle n’utilise même pas de véhicule motorisé pour aller les voir, mais est montrée en marchant. 18 Quand elle arrive à mettre quelqu’un de son côté, cet accord est scellé par des embrassades et des étreintes. En outre, le film accorde beaucoup de place à la représentation de la consommation alimentaire de sa protagoniste: on voit celle-ci en train de préparer des repas pour sa famille, son mari est cuisinier dans un restaurant, elle porte toujours une bouteille d’eau sur elle, et boit régulièrement par gorgées nettement audibles. Dans les deux films, la corporalité a donc pour fonction d’établir une opposition binaire entre la ‚classe populaire‘ et les élites, entre le bien et le mal, entre une vie fondée sur le dialogue entre soi et les autres, et une vie aliénée. Pourtant, cette valorisation positive n’est pas forcément subversive, bien au contraire: elle crée plutôt un lien de dépendance entre les employé.es innocent.es et leur direction égoïste et les réduit au rôle des victimes passives. En ce qui concerne les enjeux affectifs que les films comportent, l’effet compatissant domine chaque fois et vise à susciter de la pitié pour les personnages de la ‚classe populaire‘. En exposant une protagoniste hautement fragile et immature à un environnement dur et impitoyable, Deux jours, une nuit invite les spectateur.ices à éprouver de l’empathie et ceci d’autant plus que l’acte amoral du chef de l’entreprise (qui délègue aux salarié.es la décision du licenciement) n’est explicitement condamné par aucune instance diégétique. En outre, l’attitude compatissante est favorisée par une valorisation positive et constante des actes solidaires dans la diégèse: 19 au début du film, Sandra semble avoir échoué, elle est malade, incapable d’agir et sans énergie vitale. Ce n’est que guidée par une amie et son mari, qui la motivent à défendre ses intérêts, et grâce au soutien de ses collègues, qu’elle retrouve sa joie de vivre, devient plus courageuse et ose même contredire son supérieur (01: 21: 28). À la fin, elle n’est pas licenciée, mais démissionne, ce qui est mis en scène comme une sortie héroïque des structures oppressives de son entreprise. De ce point de vue, son émancipation est rendue possible par une assistance venue de l’extérieur et - vu l’infantilisation et l’affaiblissement de la protagoniste - aussi d’une position supérieure. 20 À cela s’ajoute le message mélodramatique selon lequel les problèmes existentiels sont secondaires, si seulement l’on vit dans un environnement caritatif qui se distancie de l’égoïsme et de impératif néo-libéral de la productivité. 21 Pour En Guerre, c’est également la pitié de l’auditoire qui prime: l’expressivité du film se fonde sur la tension entre les salarié.es, qui s’efforcent par tous les moyens de satisfaire leurs besoins élémentaires, 22 et les élites - chefs d’entreprise, union 116 DOI 10.24053/ ldm-2023-0024 Dossier patronale, hommes politiques locaux et nationaux, médias. 23 Le fait que les puissant.es profitent de la vulnérabilité des marginaux.les est perçu ainsi comme une injustice qui favorise une prise de parti nette pour les salarié.es. Contrairement à Deux jours, une nuit, il n’y a rien d’apaisant dans cette représentation de la misère des membres de la ‚classe populaire‘, puisqu’il y manque toute intervention solidaire au niveau de la diégèse. Le fait qu’en dépit de leur supériorité numérique et de leurs grands efforts, la lutte pour les emplois reste vaine, souligne le grand déséquilibre des forces dans la société: la ‚classe populaire‘ semble impuissante et condamnée à l’échec, et dépend tragiquement du bon gré des élites pour devenir visible et améliorer sa situation. Le seul moment qui rompt dans une certaine mesure avec cette posture déterministe est paradoxalement le suicide de Laurent, qui se produit à la fin du film, alors que le personnage s’imbibe d’essence devant les bâtiments de son ex-entreprise et s’immole. Cet acte radical, qui constitue le point culminant de l’exploitation et de la destruction des ouvrier.es par les entrepreneur.euses, devient un tournant de l’action, 24 puisqu’il met en scène momentanément la précarité et choque même les exploiteurs, qui se montrent ensuite plus coopératifs face aux licencié.es. Mais là encore, l’échange ne donne pas lieu à une solution capable de résoudre leurs problèmes existentiels, il ne souligne que l’unanimité morale face à de telles actions qu’il faut éviter à tout prix. Les deux films se ressemblent donc beaucoup: ils purifient et idéalisent la ‚classe populaire‘, la construisent en opposition aux élites en faisant d’elle une victime, et favorisent une attitude de réception compatissante - la seule différence résidant dans le choix d’une vision mélodramatique dans Deux jours, une nuit et d’un mode misérabiliste dans En guerre. Ils accusent la précarité sociale, tout en soulignant le manque de pouvoir d’action des protagonistes de la ‚classe populaire‘ par une attitude déterministe, qui freine aussi la portée critique de ces deux films. On peut donc constater que le potentiel critique de ces films reste visiblement inexploité: bien qu’ils cherchent à rendre le public conscient de la situation précaire des classes populaires, 25 ils n’entreprennent pas réellement de la faire évoluer. 4 Résumé et contextualisation Deux jours, une nuit et En guerre font référence à plusieurs égards à l’ère de l’industrialisation et aux personnages populaires qu’elle met en scène - tant dans le choix des ouvrier.es industriel.les comme protagonistes que par la référence implicite au discours de la foule menaçante, l’accentuation de la corporalité de ses personnages et aussi la récurrence du mode compatissant. À l’instar de la plupart des romans sociaux, ils limitent l’élan de protestation de leurs protagonistes par un geste déterministe et euphémistique qui atténue les réactions de l’auditoire. Il reste donc à déterminer la fonction culturelle de l’invocation de la classe ouvrière du XIX e siècle au film contemporain. Contrairement à ce qu’on pourrait d’abord penser, elle ne réside décidément pas dans l’intention de mobiliser l’auditoire en vue d’une protestation ou dans la volonté de créer un dynamisme révolutionnaire. Elle vise plutôt à l’intégration DOI 10.24053/ ldm-2023-0024 117 Dossier discursive d’un groupe marginal dans l’ensemble de la société. 26 Les films invitent donc à s’identifier avec les protagonistes précaires, et mettent en scène une société actuelle (fictive) qui offrirait des options de participation et de visibilité pour tous.tes et dans laquelle l’opinion de chacun.e serait prise en considération - bref, ils visent à faire croire en la force intégrative de la démocratie actuelle, en dépit des défis que représentent la globalisation et le néolibéralisme. Ils contribuent de cette manière en quelque sorte au renforcement du contrat social et par là à la consolidation du système existant. Le social turn à l’œuvre dans les fictions actuelles se fonderait ainsi sur une certaine ambivalence: avec des aspects à la fois sociaux et antisociaux. Agard, Olivier / Helmreich, Christian / Vinckel-Roisin, Hélène: „Einleitung“, in: id. (ed.), Das Populäre. 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De plus, des romans et films comme Retour à Reims (2016) de Didier Eribon, 14 juillet (2016) d’Éric Vuillard ou Les Renards pâles (2013) de Yannick Haenel évoquent l’idée d’une lutte de classes. 2 J’entends par ‚roman social‘ avec Tania Régin un genre narratif qui thématise les injustices et souffrances qui résultent de l’insertion de l’être humain dans la société et qui étudie le milieu social de la ‚classe ouvrière‘ (cf. Régin 2003: 13 et 21). 3 Selon Jochen Mecke, il est impossible de constater un retour du social pour le roman contemporain, puisque la société est présente même dans les descriptions matérialistes du nouveau roman (cf. Mecke 2005: 48). 4 Telle est par exemple l’argumentation de John Marks (2019: 237). DOI 10.24053/ ldm-2023-0024 119 Dossier 5 Pour les précurseurs de la littérature populaire du Moyen Âge au XVIII e siècle, cf. Ragon 1974: 27-61. 6 Leur intégration discursive dans la construction de la nation française restera le grand défi de la République, qui se prolongera jusqu’aux années 1930 (cf. Wolf 1990: 14). 7 De cette façon, elles sont distanciées discursivement de la bourgeoisie qui s’auto-définit par son penchant pour l’activité mentale et spirituelle et son recours à des techniques sophistiquées par lesquelles on surmonte le contact matériel immédiat avec l’environnement. 8 Cette sémantique caractérise le discours sur le ‚populaire‘ depuis le XVIII e siècle (cf. Agard/ Helmreich/ Vinckel-Roisin 2011: 18sq.). 9 En cela, Zola est critiqué par les républicains qui lui reprochent d’oublier les émotions en exagérant le geste objectif (cf. Winock 2001: 571). On lui reproche même que son „plébéianisme exprime d’abord un ressentiment d’exclu à l’égard d’une classe dominante qui ne le reconnaît pas comme un des siens“ (Grignon 1989: 222). Dans cette perspective, le roman social naturaliste est perçu comme une forme bourgeoise de gestion de la misère sociale qui, malgré la dénonciation des misères, maintient une composante conservatrice. 10 Ces textes s’entendent comme une action directe qui contribue immédiatement au changement de la société existante (Vindt 2002: 63). 11 Charles Brun écrit: „La société tout entière peut être considérée comme un être vivant, dont les éléments divers agissent les uns sur les autres“ (Brun 1973 [1909]: 251). 12 Dans le choix de l’entreprise industrielle comme chronotope réside déjà la première référence à l’industrialisation; un personnage employé dans le service aurait été plus représentatif de l’actualité. 13 Sur la critique de l’attitude néo-libérale dans Deux jours, une nuit, cf. von Tschilschke 2024: 159. 14 Les deux entreprises se situent en province, ce qui sert d’une part à accentuer le handicap structurel des deux personnages principaux, et de l’autre à réduire l’impression que le centre culturel de la société entière soit menacé ou que la société républicaine soit remise en question. 15 Elle a de grands yeux bleus, un nez retroussé, elle est plutôt petite, ce qui la force à affronter ses collègues d’en bas. 16 Les bretelles de son soutien-gorge qui dépassent de son débardeur suggèrent une intimité qui accentue sa fragilité. 17 Sur la fusion des corps individuels comme expression d’une violence systémique, cf. Engell 2008: 79. 18 Jamie Steele voit dans les mouvements de la protagoniste l’expression de son énergie transgressive (Steele 2021: 67). Force est de constater qu’elle avance très lentement et que la seule frontière sémantique qu’elle surmonte dans le film est celle de la confiance en elle. L’impact social de son action est donc réduit. 19 Le film pousse son auditoire vers la posture caritative à travers la focalisation constante de Sandra, ce qui favorise l’identification avec le personnage, et à travers le suspense, créé par l’incertitude quant au résultat du vote sur la suppression du poste. 20 Il y a des parallèles notables avec le concept caritatif du christianisme: non seulement Sandra joue le rôle de la mendiante moderne (Nuttens 2014: 9), mais ses visites successives auprès de ses semblables peuvent également rappeler les stations du chemin de croix. 21 Le film se termine avec une affirmation de Sandra lors d’une conversation téléphonique avec son mari: „On s’est bien battus, je suis heureuse“ (01: 28: 04). La dernière image l’idéalise, en la montrant de dos, s’en allant vers un futur meilleur, tandis que la caméra reste statique sur le parking de l’ancienne entreprise. Le fait qu’après la perte du poste, la famille 120 DOI 10.24053/ ldm-2023-0024 Dossier de Sandra sera obligée de faire face à des problèmes existentiels et de déménager dans un appartement plus petit est brièvement abordé, mais pas problématisé. 22 Les ouvrier.es exploitent toutes les formes possibles de protestation: le dialogue verbal, la manifestation, le blocage de la production, la grève. 23 Le Président de la République qui condamne officiellement la démarche de l’entreprise, n’intervient pas en faveur des travailleur.ses et reste muet face à leurs tentatives de prise de contact. La grande influence qu’exercent les médias sur l’opinion publique est accentuée par la présence presque permanente de journalistes dans l’image filmique, tout comme par le fait que l’intérêt pour la fermeture de l’entreprise que les hommes politiques exhibent, dépend substantiellement de la manière dont les ouvrier.es sont montrés dans les reportages télévisés. 24 La présence et l’excentricité de ce moment sont accentuées esthétiquement par le fait que la séquence est filmée avec une caméra de téléphone portable, médium alternatif et nonhégémonique qui produit un effet authentifiant à travers des images floues, des mouvements non professionnels. 25 Dans une interview, Stéphane Brizé décrit son film comme „engagé dans la mesure où il met en scène la mécanique souvent hors champ d’un système brutal et qui est en dysfonctionnement“ (Martinez/ Garbarz 2018: 11). Le choix de ses mots souligne la passivité et l’impuissance du milieu ouvrier face aux structures oppressives. 26 Selon Thorsten Lorenz, c’est une caractéristique des mass medias que de représenter des êtres marginaux et de les intégrer symboliquement, afin de les faire paraître inoffensifs et contrôlables (Lorenz 2014: 133-135).