lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2023-0025
0414
2025
48190-191
Introduction: Encore Montaigne?
0414
2025
Pauline Goul
Dominique Bertrand
ldm48190-1910121
DOI 10.24053/ ldm-2023-0025 121 Dossier Pauline Goul / Dominique Bertrand (ed.) Montaigne en corps: relectures intempestives des Essais Introduction: Encore Montaigne? La vie est un mouvement matériel et corporel. (Les Essais, III, 9, „De la vanité“, 988 [B]). Ces articles bravent un interdit, formulé par Ullrich Langer dans „Montaigne, Skepticism and Finitude“ en 2021, prétextant que l’inflation d’études sur Montaigne menait à l’impossibilité, pour des chercheurs montaignisants, de se lire les uns les autres. Nous prenons son „ MORATORIUM ON MONTAIGNE STUDIES “ de cinq ans à rebours, puisqu’il suggère quand même que cette impossibilité physique de tout lire nous offre une liberté spéculative: Indeed, I am quite certain [...] that no one will read this essay. This is not such a terrible thing: I am free to say pretty much what I want to. For example: Montaigne is an alien. [...] Or: Montaigne actually was a babbling moron. His essays were ghost-written by Marie de Gournay [...]. And why not: his essays were written by monks in Tibet and transported over thousands of miles to Europe to infect Western brains with ideas of submissiveness and indifference. It really does not matter what I say or write about Montaigne. 1 Sans pour autant aller aussi loin, ce geste, facétieux et rappelant le Pierre Ménard de Borges, 2 nous souffle une alternative, celle de choisir une lecture moins académique, moins érudite, se débarrassant des justifications. Essayons donc de lire librement Montaigne, sans souci de pertinence, en prenant le désordre comme méthode. N’en déplaise à Malebranche, Montaigne assume un désordre de la pensée, et ce n’est pas lui faire offense que d’exploiter ce désordre fécond pour entrer dans la matière des Essais, une matière discontinue qui défie l’esprit de système et la démonstration rationnelle: [Montaigne] n’a point de principes sur lesquels il fonde ses raisonnements, et il n’a point d’ordre pour faire les déductions de ses principes. Un trait d’histoire ne prouve pas; un petit conte ne démontre pas; deux vers d’Horace, un apophtegme de Cléomènes ou de César ne doivent pas persuader des gens raisonnables; cependant ces Essais ne sont qu’un tissu de traits d’histoire, de petits contes, de bons mots, de distiques et d’apophthegmes. (Recherche de la vérité, 1688) 3 Montaigne en corps Si le style des Essais est, comme le dit Bernd Renner, non-conventionnel, pourquoi ne pas essayer, en fait, une lecture non-conventionnelle? 4 En donnant libre cours et libre voix à des interprétations subjectives et incarnées des Essais, nous pensons 122 DOI 10.24053/ ldm-2023-0025 Dossier toutefois favoriser une approche renouvelée d’une œuvre passablement glosée. Ces lectures intempestives vont, sinon à l’encontre des approches critiques dominantes parmi les montaignistes, du moins constituent des pas de côté, elles ouvrent sur des rapprochements inédits, confrontations que l’on peut juger anachroniques mais qui sont éminemment stimulantes: de la lecture cinématographique à une approche écopoétique avant la lettre en passant par des propositions de lecture aux éclats ou en éclats qui déconcertent le jeu de la signification dans les Essais et jusqu’à la prise en compte du corps concret dans l’évaluation de la douleur, tous ces essais intempestifs sur les Essais touchent aussi à „la condition merveilleusement corporelle“ de l’homme (III, 8, 930). Il ne s’agit pas de traiter simplement la question du corps ou de ses représentations dans les Essais, mais d’envisager un rapport incarné à l’écriture et à la lecture: Montaigne en corps, fasciné lui-même par des mots de „chair et d’os“, comme ceux de Virgile et Lucrèce, et qui invite à „naturaliser l’art“ (III, 5, 874). 5 Ces articles réunis de manière plus ou moins fortuite se situent dans le mouvement d’un questionnement entrepris dès 2003 sous le titre „Dialogue des arts dans les Essais de Montaigne“ et qui a donné lieu à un premier dossier réalisé pour le numéro 59 du volume 1 du Bulletin de la Société Internationale des amis de Montaigne, et intitulé „Dialogue des arts et de la vie“. La notion d’arts faisait l’objet de considérations extensives, incluant des analyses sur la présence de la peinture et de la musique dans les Essais autant que des réflexions sur le rapport à l’agriculture et l’écriture encyclopédique, et sur la méditation interculturelle de l’essayiste autour des vicissitudes de performances esthétiques indissociable d’une scénographie politique illusoire (jeux de cirque romains, entrées royales). D’un questionnement sage et attendu, le dialogue interartistique pointait vers des considérations intempestives autour du caractère ménippéen des Essais, la présence du corps et de l’incorporation. Ces pistes novatrices ouvertes autour de ces relectures ‚traversières‘ nous ont incité à entreprendre un nouveau dossier visant à penser ou repenser le défi intrinsèque que constitue les Essais à l’ordre de la lecture et de la construction/ déconstruction des significations figées. Lectures expérimentales Il s’agit aujourd’hui non de prétendre ouvrir d’énièmes „Nouvelles perspectives de lecture“ des Essais 6 mais d’offrir des lectures subjectives comme hypothèse et expérimentation. Ce dossier se donne comme un laboratoire de lectures décalées. L’idée était de faire des pas de côté, à rebrousse-poil, de ne s’attarder que sur un mot par exemple. Il s’agit moins d’une suspension of disbelief (Coleridge) mais d’une suspension de la logique ‚normale‘ ou attendue de l’essai et du texte. Quelle cohérence reste-t-il après ces expérimentations? Le résultat est intrigant, riche de tensions entre discontinu et continuité. C’est un numéro sur la rupture, l’impossibilité de construire un sens complètement stable. DOI 10.24053/ ldm-2023-0025 123 Dossier Même l’intempestif, à titre de méthode facétieuse de lecture, donne toujours le résultat d’un corps concret, du mouvement. Il s’agit alors d’un rapport incarné à la lecture de Montaigne, par le biais de la douleur, du rire, du cinéma, de l’inconscient des mots, de l’environnement. Ce sont des lectures sensorielles, où Montaigne va jusqu’à goûter sa douleur autant qu’il s’en plaint, des lectures qui rompent et interrompent, qui expérimentent, dans la logique de l’essai… Nous avons choisi d’ouvrir le dossier avec un texte inédit prononcé en 2003 qui invitait à repenser la philosophie artistique des Essais comme un art cinématographique. Dominique de Courcelles y postule un Montaigne imprégné des arts dramatiques, ce qui lui permet une lecture cinématographique - intempestive pour autant qu’elle joue avec l’anachronisme - des Essais. Poussant plus loin le Montaigne en mouvement de Starobinski en donnant l’attention aux représentations sensorielles, elle révèle que l’essai comme montage, tel une caméra mouvante, rend sensible le temps. Cette réflexion n’a rien perdu de son actualité et de son potentiel d’inspiration sur le rapport de Montaigne au temps, au mouvement et sur la mise en scène exemplaire dans les Essais de cette pensée vivante qui s’élabore aux confins de la représentation verbale. Tom Conley invite à franchir le pas d’une lecture ‚en éclats‘ altérant radicalement l’ordre critique perpétué par une tradition érudite: lire à bâtons rompus, faire éclater les sens du texte, en brisures, en fragments, permet de recréer du sens, de retrouver l’inconscient de l’écriture. Le lecteur se plaît à suivre le signifiant de mots ou lambeaux de mots, en position clef, qu’il s’agisse d’incipit, de fin de chapitre, de position face au blanc de la page et il noue le lisible au visible dans des dispositifs anamorphiques. Cette approche sensible ‚à fleur de page‘ ouvre une aventure interprétative expresse, véritable jeu du hasard et de la vanité - substituée à tout principe de vérité. Le jeu de la lecture ‚en éclats‘ se complique si on prend en compte les éclats de rire que le texte ménage: Dominique Bertrand, à l’occasion de travaux sur les „perspectives facétieuses“ dans la première modernité, 7 avait déjà proposé de „lire Montaigne aux éclats“, mettant en évidence le tropisme cynique du serio ludere des Essais, manifeste dans un effet de signature diogénique en I, 50 („De Democritus et Heraclitus“). C’est un chantier de relecture des Essais qui s’ouvre en l’occurrence et qui procède d’une véritable réévaluation des usages de lecture académique de Montaigne. Dominique Bertrand s’essaie à fonder la pertinence de cette relecture impertinente, examinant à la loupe un lopin du chapitre de la coutume, allongeail manuscrit en marge de l’édition de 1588, où l’exercice de style facétieux procède à l’évidence d’une exercitation cynico-sceptique et soulève d’épineuses questions herméneutiques et méthodologiques. L’article de Marie Damond ne se borne pas à écrire l’histoire de la douleur chez Montaigne. En s’attachant à l’analyse de l’utilisation par Montaigne d’un vocabulaire médical précis et pesant de significations, à une lecture en éclats via les mots issus du langage médical, Marie Damond nous propose un nouveau moyen de comprendre l’originalité de Montaigne: sa façon de goûter le monde, comme il goûte sa douleur. Montaigne peut-il être considéré comme un écologiste avant l’heure? Pauline Goul repart de sa poétique du „branle“ - et de ses 124 DOI 10.24053/ ldm-2023-0025 Dossier différentes acceptions et formes dans les Essais. L’attention aiguë de Montaigne à son environnement (ce qui, donc, l’entoure), à la fois local et global, et aux changements planétaires du seizième siècle donne l’impression d’un sol tremblant, faisant bien de lui un poète contemplatif de la nature, éco-logiste. On pense à Roland Barthes et à son „ébranler le sens du monde“ (en note dans Sur Racine). Montaigne se fait le témoin d’un tremblement de terre environnemental, notamment dans „Des Cannibales“ et „Des Coches“, et Pauline Goul interroge les conséquences de cette attention environnementale sur le scepticisme, et la créativité littéraire de Montaigne. Il est évident, bien sûr, que ces lectures intempestives rejoignent certaines tendances d’une critique contemporaine, située, notamment celles des humanités médicales, de l’écocritique, des études visuelles et de ‚médias‘, pour lesquelles Montaigne se montre, comme d’habitude, crucial. Mais il échappe quand même, et c’est bien là notre propos, à tout effet de système. Nous invitons les lecteurs, à supposer qu’il y en ait malgré l’avertissement d’Ullrich Langer, à une promenade traversière (Louis Marin 8 ), une échappée, en espérant que ces points de vue multiples ouvrent des dialogues vivants, polyphoniques, donnant libre cours à la pensée de Montaigne comme spectacle et performance (de Courcelles). Les auteurs ont eu carte blanche pour explorer les plis d’une écriture en mouvement d’un esprit qui fait le cheval échappé et qui s’en amuse, l’auteur qui reconnaît qu’il „s’échappe“ (III, 13), échappant aux formes fixes de l’écriture et de la conscience pour mettre en œuvre des pratiques, avant la lettre, de synesthésie des sens. L’écriture des Essais relève d’une „fricassée des mots et des choses“ pour jouer avec le modèle foucaldien de la rupture à l’œuvre précisément dans cette période de transition entre l’âge des similitudes et celui de la représentation. La synesthésie à l’œuvre chez Montaigne, en particulier entre voir et lire, est manifeste dans ces jeux qui ‚signifient‘ et qui demandent à être déchiffrés, car ce régime des signes propre à une époque charnière est proprement inclassable et semble nous être devenu en partie opaque. Une opacité stimulante et qui ne devrait encore une fois pas déboucher sur le renoncement et le silence. Plutôt que de céder à l’autocensure montaigniste - fût-elle plaisante - qu’induit le constat pessimiste de Langer, suivons les propositions de Tom Conley qui suggère un jeu de déplacement ana-chronique, invitant à insérer des lopins tirés des Essais dans un contexte autre: proposition essentielle pour une relecture de Montaigne en devenir. 1 Il s’agit d’un chapitre dans Jean Balsamo / Amy Graves (ed.), Global Montaigne: Mélanges en l’honneur de Philippe Desan, Paris, Classiques Garnier, 2021, 315-326. 2 Ou bien, en quelque sorte, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus? , de Pierre Bayard, qui plaide pour une lecture fragmentaire (si ce n’est un refus de lecture), afin de servir les besoins argumentatifs (ou fantasmagoriques) du critique. 3 https: / / fr.m.wikisource.org/ wiki/ De_la_recherche_de_la_v%C3%A9rit%C3%A9/ Livre_II. 4 Bernd Renner, „A monstrous body of Writing? Irregularity and the Implicit Unity of Montaigne ‚Des boyteux‘“, in: French Forum, 29, 1, 1-20. DOI 10.24053/ ldm-2023-0025 125 Dossier 5 Cf. le texte de Jeanneret („Naturaliser l’art“, conférence prononcée lors du colloque de Harvard en février 2003 [colloque Dialogue des Arts] et publiée dans le n° 55 du Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne (BSIAM), 2012, ed. Jean-Yves Pouilloux, DOI: 10.15122/ isbn.978-2-8124-3976-6.p.0143). 6 Cf. les journées d’études européennes Jeunes Chercheurs, Nouvelles perspectives montaignistes, organisées en ligne par Dominique Brancher et Olivier Guerrier les 28 et 29 mai 2021. 7 Dominique Bertrand (ed.), Perspectives facétieuses et esprit de connivence dans la première modernité, Paris, Classiques Garnier, 2021. 8 Cf. ses Lectures traversières, Paris, Albin Michel, 1992.
