lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2023-0026
0414
2025
48190-191
Coup d'essai(s) et coup de maître ès arts: la philosophie artistique des Essais de Montaigne, un art cinématographique?
0414
2025
Dominique de Courcelles
ldm48190-1910126
126 DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 Dossier Dominique de Courcelles Coup d’essai(s) et coup de maître ès arts: la philosophie artistique des Essais de Montaigne, un art cinématographique? Cherchant en lui la „forme entière de l’humaine condition“, Michel de Montaigne, à partir du livre III des Essais, justifie et expose le dessein qui a été le sien: „Est-il raison“, s’interroge-t-il alors dans III, 2 „Du repentir“, 1 que je produise au monde, où la façon et l’art ont tant de crédit et de commandement, des effects de nature crus et simples, et d’une nature encore bien foiblette? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des livres sans science et sans art? Les fantasies de la musique sont conduictes par art, les miennes par sort. Aumoins j’ay cecy selon la discipline, que jamais homme ne traicta subject qu’il entendit ne cogneust mieux que je fay celuy que j’ay entrepris, et qu’en celuy-là je suis le plus sçavant homme qui vive. (805) Car Montaigne, en ses commencements, n’est pas un homme des arts: D’adresse et de disposition je n’en ay point eu […]. De la musique, ny pour la voix que j’y ay tres inepte, ny pour les instrumens, on ne m’y a jamais sceu rien apprendre. A la danse, à la paume, à la lutte, je n’y ay peu acquerir qu’une bien fort legere et vulgaire suffisance; à nager, à escrimer, à voltiger et à sauter, nulle du tout. Les mains, je les ay si gourdes que je ne sçay pas escrire seulement pour moy […]. Je ne sçay pas clorre à droit une lettre, ny ne sçeuz jamais tailler plume, ny trancher à table, qui vaille, ny equipper un cheval de son harnois, ny porter à poinct un oiseau et le lascher, ny parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux… (II, 17, „De la présomption“, 642) Dans cette perspective, Montaigne se démarque de l’idéal du gentilhomme humaniste du Courtisan de Castiglione. Quant aux arts libéraux de l’enseignement traditionnel, Montaigne déclare dès le livre I, 26, „De l’institution des enfans“: Entre les arts libéraux, commençons par l’art qui nous faict libres. Elles servent toutes aucunement à l’instruction de nostre vie et à son usage […]. Apres qu’on luy aura dict ce qui sert à le faire plus sage et meilleur, on l’entretiendra que c’est que Logique, Physique, Geometrie, Rhetorique; et la science qu’il choisira, ayant des-jà le jugement formé, il en viendra bien tost à bout. (159, 160) Et l’on peut encore rapprocher cette phrase de: „Si j’estois du mestier“, se plaindra Montaigne au livre III, 5, „je naturaliserois l’art comme ils artialisent la nature“. Quel est donc cet art „qui nous faict libres“ et qui, sans aucun doute, entretient un paradoxal rapport à la nature? Il s’agit de la philosophie, au sens étymologique du terme comme „amour de la sagesse“, sagesse elle-même, „qui nous instruict à vivre […], qui a des discours pour la naissance des hommes comme pour la décrépitude […], sans laquelle tout cours de vie est desnaturé, turbulent et difforme“ (I, 26, 162- DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 127 Dossier 163). Philosophie et nature sont en effet liées, comme le marque bien la métaphore utilisée un peu plus loin par Montaigne: la voie philosophique y est décrite comme une belle route de campagne. Et pourtant, il y a un art, traditionnel, dont Montaigne fait l’apologie dans le même essai du livre I: il s’agit de l’art dramatique qu’il a expérimenté pour son plus grand plaisir et pour le plaisir de ses spectateurs, nous dit-il, au cours de ses études au Collège de Guyenne: Mon âme ne laissoit pourtant en mesme temps d’avoir à part soy des remuemens fermes et des jugemens seurs et ouverts autour des objets qu’elle connoissoit […]. Mettray-je en compte cette faculté de mon enfance: une asseurance de visage, et soupplesse de voix et de geste, à m’appliquer aux rolles que j’entreprenois? Car, avant l’aage, Alter ab undecimo tum me vix ceperat annus j’ai soustenu les premiers personnages és tragedies latines de Bucanan, de Guerente et de Muret, qui se representerent en nostre college de Guienne avec dignité […] et m’en tenoiton maistre ouvrier. (176) L’essai se termine par cette apologie, tant il est clair que l’illusion dramatique permet de devenir „autre“ en échappant à l’aliénation et donc, en un sens, de devenir soimême. Se dire, c’est s’essayer tour à tour à des rôles, en acquérant „des remuemens fermes et des jugemens seurs et ouverts“. Art dramatique et philosophie se rejoignent. Est-ce ainsi que Montaigne s’apprête à „naturaliser l’art“? Est-ce que le jeu dramatique peut naturaliser l’art? Un art du passage C’est dans le livre III des Essais que la motivation auto-référentielle du texte -„ces effects de nature crus et simples“ - prend tout son développement. Le projet philosophique est un art dramatique de la „récitation“ et de la „représentation“, un art du „passage“, comme l’exprime d’emblée l’essai „Du repentir“ (III, 2), et je partage ici l’appréciation de Pierre Villey selon laquelle cet essai est „l’un des plus caractéristiques de la publication de 1588“: Les autres forment l’homme; je le recite et en represente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu’il n’est. Meshuy c’est fait. Or les traits de ma peinture ne forvoyent point, quoy qu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’une branloire perenne […]. Je ne puis asseurer mon objet. Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage […]. C’est un contrerolle de divers et muables accidens et d’imaginations irresoluës et, quand il y eschet, contraires. (804-805) Ce que dit ici Montaigne, c’est que les Essais ne donnent pas des images auxquelles ils ajouteraient du mouvement, ils donnent des figures en déplacement dans l’espace, des traits mobiles comme des coupes mobiles, pour reprendre une expression de Gilles Deleuze. 2 Tels sont les „effects de nature crus et simples“, tantôt des images totalement subjectives, où le personnage Montaigne n’agit pas sans se voir 128 DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 Dossier agir, tantôt des images objectives rapportées à la manière d’un constat. Toutes ces images, comme autant de clichés, quelles qu’elles soient, doivent être distinguées de la perception naturelle proprement dite. Représentant le passage, c’est-à-dire la muabilité, sans façon ni art, c’est-à-dire sans manipulations ni complaisances diverses, sans masque - Celuy qui faict tout pour l’honneur et pour la gloire, que pense-il gaigner en se produisant au monde en masque, desrobant son vray estre à la connoissance du peuple (III, 5, „Sur des vers de Virgile“, 847) -, Montaigne souligne le caractère brut de son discours, „une vie basse et sans lustre“, signifiant que par ce montage „brut“, véritable dispositif cinématographique avant la lettre, c’est peut-être un autre type d’image qui apparaît, une image entière et sans métaphore faisant surgir la „chose“ en elle-même: conformement et tout d’un trein, mon livre et moi, […] moy le premier par mon estre universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien ou poëte ou jurisconsulte. (III, 2, 805) Michel de Montaigne est alors l’acteur, le plus neutre possible, qui s’applique aux rôles ou images, subjectives ou objectives, qu’il entreprend sans jamais cesser d’en changer, sans plus savoir s’il joue parce qu’il est au présent dans le changement même. Ainsi va-t-il „de la plume comme des pieds“ (III, 9, „De la vanité“, 995), donnant ainsi une image du temps, de la durée. La plume constitue à la fois la caméra et le microphone, machines imposées par la volonté de transmettre et la situation de transmission elle-même. En effet, si celui que l’on peut dénommer l’auteur-réalisateur prétend garder un droit de regard sur sa production et son montage („moy […], comme Michel de Montaigne“), il souhaite aussi avoir „l’approbation publique“, tout en reconnaissant qu’„en un siecle corrompu et ignorant comme cettuy-cy, la bonne estime du peuple est injurieuse“ (807). S’il attache de l’importance aux avis de ses amis, il sait bien qu’il est seul juge de la représentation de soi-même - la forme entiere de l’humaine condition“: „J’ay mes loix et ma court pour juger de moy […]. Nul a esté prophete non seulement en sa maison, mais en son païs, dict l’experience des histoires. (807) En fin de compte, il découvre que produire un texte - être filmé -, c’est ne pas pouvoir savoir à qui l’on s’adresse réellement. Mais la présence de l’interlocuteur, quel qu’il soit, plus ou moins actif, approbateur ou non, est ce qui permet à l’écriture de se développer selon une écoute identifiable, et le lecteur-spectateur est invité à accompagner cette écoute, à y assister en témoin: nous entrons déjà par ce dispositif minimal dans la logique d’une mise en scène de la pensée vivante, sa propre pensée vivante. Montaigne est lucide: D’autant que la connoissance qu’on prend de moy s’esloigne de mon giste, j’en vaux d’autant mieux […] Et ne me jette au monde que pour la part que j’en tire. (809) DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 129 Dossier Si Montaigne est sa propre conscience-caméra, les réactions des lecteurs font partie intégrante du film. Parce que les Essais sont tissés de citations et d’évocations, confrontent une pensée à une autre, tel auteur à son exégète, brassent les savoirs et les fictions en dehors de toute visée scolastique, comme autant d’images subjectives ou objectives, parfois comme des plans fixes, puissants, il s’agit bel et bien d’un débat, du présent variable à l’immensité du futur et du passé, qui, d’une certaine manière, arrête le mouvement, découvre la puissance du plan fixe et va bien au-delà du mouvement, selon la profonde intuition vitale de leur auteur. Il est significatif que les citations soient, de façon générale, plutôt moins abondantes dans le dernier livre des Essais, en cette fin de parcours. Par exemple dans l’essai II du livre III, déjà mentionné: Et les privez, dict Aristote, servent la vertu plus difficilement et hautement que ne font ceux qui sont en magistrats […]. Et la vertu d’Alexandre me semble representer assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates en cette exercitation basse et obscure. (809) Je ne suy pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent une ame nouvelle […]. Ils font tout à l’opposite des preceptes Stoiques. (812) Il s’agit de parvenir à un point d’équilibre dans la mobilité, la muabilité et la diversité; de fait la caméra ne saurait trembler ni vaciller, semblable à l’homme à cheval: Je ne sçache point meilleure escolle, comme j’ay dict souvent, à former la vie que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantasies et usances, et luy faire gouster une si perpetuelle varieté de formes de nostre nature. Le corps n’y est ny oisif ny travaillé, et cette moderée agitation le met en haleine. Je me tien à cheval sans demonter, tout choliqueux que je suis, et sans m’y ennuyer, huict et dix heures. (III, 9, „De la vanité“, 973-974) Et Montaigne affirme encore en III, 12, „De la phisionomie“: „Esprouvay en ma patience que j’avoys quelque tenue contre la fortune, et qu’à me faire perdre mes arçons il me falloit un grand heurt“ (1047). Dans tous les cas, la caméra, comme Montaigne à cheval, subordonne la description de l’espace à l’exercice de la pensée, à des fonctions de la pensée. C’est à cheval que Montaigne écrit parfois ses Essais. À travers ces différentes situations se déploie la problématique du lien entre pensée, parole et écoute. Ce qui est produit par l’auteur-réalisateur en même temps que de la pensée, c’est du corps et de la parole. L’homme qui pense est là dans sa chair souffrante et désirante, et sa pensée se façonne en se déroulant, en passant dans sa parole d’écriture. Cet homme, pensée et corps, l’objet du désir des Essais, „la forme entiere de l’humaine condition“, passe devant nous dans l’écriture, dans la forme verbale. Seule possibilité: le jeu, le mobile, cette „modérée agitation“. La mise en avant du corps est liée à la constitution d’une lecture-écoute active. Ce déroulement de parole donne la sensation que la parole s’élabore devant nous, avec nous, pour nous, lecteur-spectateur: „Il y a certes je ne sçay quelle congratulation de bien 130 DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 Dossier faire qui nous resjouit en nous mesmes“ (807). Le „nous“ est bien caractéristique; puis Montaigne passe au „je“: Je fay coustumierement entier ce que je fay, et marche tout d’une piece; je n’ay guere de mouvement qui se cache et desrobe à ma raison, et qui ne se conduise à peu pres par le consentement de toutes mes parties, sans division, sans sedition intestine. (812) Cette forte implication du lecteur-spectateur a pour résultat que le lecteur-spectateur est constitué par l’auteur-réalisateur non pas comme destinataire mais comme complice du corps et de la pensée, du corps de la pensée et de la pensée du corps, en train de prendre forme: sons, rythmes, effets de présence. 3 Or, précisément, c’est là ce que l’art du cinéma a comme pouvoir de rendre sensible et visible: le lien qu’il y a entre un corps en mouvement et une pensée en mouvement prise elle-même dans une parole non moins singulière et mouvementée qu’eux. Industrie humaine et puissance vitale se conjuguent. „Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agitent“, déclare Montaigne (III, 3, „De trois commerces“, 828). Il y a un poids spécifique du temps qui s’exerce à l’intérieur des personnages et les mine du dedans. Le temps est pris entre un passé déjà passé et un avenir déjà joué. Récemment l’art cinématographique s’est intéressé à filmer l’exercice de la pensée, la „pensivité“, pour reprendre le terme qui fut en usage au festival du film documentaire de Lussas les 19-25 août 2001. C’est ainsi que Jacques Derrida, après avoir longuement hésité, a finalement accepté de se prêter à l’exercice qui consistait à essayer de le filmer en élaboration et confrontation de sa propre pensée. Je mentionnerai ici le film D’ailleurs, Derrida, qui met le mot „Derrida“ en scène dans quatre pays, l’Algérie, l’Espagne, la France et les États-Unis. Dans ce film qui dure 68 minutes et a été réalisé en 2000, l’auteur-réalisatrice Safaa Fathy nous rend compagnons d’un penseur qui reçoit dans son univers, nous ouvre successivement ou simultanément les portes de sa pensée, entre affect et concept, à la frontière où l’œuvre touche à la biographie et où la biographie donne naissance à l’œuvre, ce qui correspond très précisément à l’exercice tenté et accompli par Montaigne dans les Essais. Et ceci dans des lieux qui donnent aux mots du philosophe acteur et protagoniste la possibilité de leur apparition dans des images qui laissent entrevoir l’ailleurs. L’ici et l’ailleurs, le présent et le passé, l’optique et le sonore constituent des éléments et des rapports intérieurs qui peuvent être compris dans une progression analogue à celle d’une lecture. Mais pas n’importe quelle lecture: le maître de la déconstruction s’expose, est exposé dans un mouvement divers et ondoyant, par allongeails successifs fondus et enchaînés, „forme entière de l’humaine condition“. „Si je parle diversement de moi, c’est que je me regarde diversement“, disait encore Montaigne. Le film de l’élaboration de la pensée donne à penser sur la pensée; audelà du contenu de la pensée, il y a une pensivité du mouvement filmique; le cinéma rend sa souplesse, son ondulation mouvante, sa „déconstruction“ à la pensée qui risquerait d’être figée dans le traité philosophique. DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 131 Dossier La temporalité sans repentir: le temps producteur Le passage est „sans repentir“, nous dit Montaigne. Le repentir, tel que le récuse Montaigne, est „desditte de notre volonté et opposition de nos fantasies, qui nous pourmene a tous sens. Il faict desadvouër à celuy-là sa vertu passée et sa continence […]“ (808). Le „repentir“, c’est la négation du dit, le refus du passage et de la muabilité. Je dy souvent que je me repens rarement et que ma conscience se contente de soy. (806) Quant à moy je puis desirer en general estre autre; je puis condamner et me desplaire de ma forme universelle, et supplier Dieu pour mon entiere reformation et pour l’excuse de ma foiblesse naturelle. Mais cela je ne le doits nommer repentir. (813) La force de tout conseil gist au temps; les occasions et les matieres roulent et changent sans cesse; j’accuse ma fortune non pas mon ouvrage: cela ne s’appelle pas repentir. (814) Tout l’art de Montaigne consiste précisément à faire admettre au lecteur que les Essais refusent cette „desditte“, qu’ils suivent une pente unique où le moi observant et le moi observé se représentent dans une muabilité qui ne finit pas, qu’ils sont fondamentalement ouverts, ne pouvant fermer sur soi ou les uns sur les autres: „Laisse, lecteur, courir encore ce coup d’essay et ce troisiesme allongeail du reste des pieces de ma peinture. J’adjouste, mais je ne corrige pas“, dira Montaigne dans III, 9, „De la vanité“ (963). Le présent est le seul temps direct des Essais. Si le présent peut se transformer en passé, en raison du montage fait par l’essayiste, ce passé apparaît toujours en présent. Le „roulement“ et „changement“ des „occasions et matières“ permet d’atteindre à un avant et un après, tels qu’ils coexistent avec „ma forme universelle“, „mon ouvrage“, ce que j’ai appelé plus haut l’image entière et sans métaphore, faisant surgir la „chose“ en elle-même, la seule „chose“ qui intéresse l’auteur-réalisateur. Certes, il y a devenir, changement, passage. Mais la forme de ce qui change, elle, ne change pas, ne passe pas. C’est le temps, le temps en personne, „un peu de temps à l’état pur“, dit encore Deleuze: „une image-temps qui donne à ce qui change la forme immuable dans laquelle se produit le changement“. 4 Montaigne donne ainsi une suggestive description de cette opération paradoxale: En fin je vois par nostre exemple que la société des hommes se tient et se coust, à quelque pris que ce soit. En quelque assiette qu’on les couche, ils s’appilent et se rengent en se remuant et s’entassant, comme des corps mal unis qu’on empoche sans ordre trouvent d’eux mesmes la façon de se joindre et s’emplacer les uns parmy les autres, souvent mieux que l’art ne les eust sçeu disposer […]. La necessité compose les hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en loix. (956) Le spectacle déborde sur le réel, le quotidien ne cesse de s’organiser en spectacle véritablement ambulant, tout homme se trouve entraîné dans un mouvement de monde, qui n’est pas sans évoquer les nouvelles danses et gymnastiques de notre âge électronique, et nécessité fait loi: les personnages ne sauraient même plus ici 132 DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 Dossier exprimer quelque désir de la consolation du sublime et le temps apparaît bien comme la cause d’une familière étrangeté qui est la quotidienneté même, à la limite du burlesque et de la légèreté. La projection du Dictateur de Charlie Chaplin, parmi d’autres films du même auteur-réalisateur acteur, laisse le cinéphile devant cette évidence: le comédien clown, en sa silhouette disloquée, en sa démarche saccadée, en ses pas trébuchants qui s’ajoutent à ses pas trébuchants, en son naturel mouvement qui n’en finit pas de prévenir sa chute, est de toute évidence philosophe: „J’ai naturellement un style comique et privé“ (I, 40, 252), dit encore Montaigne. Et il suffit que Monsieur Hulot surgisse pour que sa démarche donne à chaque pas naissance à un danseur qu’elle reprend et relance à nouveau, pour qu’il soit „prêt à être emporté par les mouvements du monde qu’il fait naître“ (Deleuze 1985: 90). Le comique est bien le mouvement du monde emportant et aspirant le vivant. C’est ainsi que le montage des Essais rend sensible le temps par la multiplication du nombre des simulations analogiques. Il y a les événements passés qui se conservent et ceux présents qui passent; des images diverses occupent l’une après l’autre le présent. La métonymie, figure de la contiguïté, de la succession temporelle, connote l’instabilité, le désordre et l’ambiguïté du sens, car le temps met toujours en question et en crise la notion de vérité; elle maintient le plaisir du discours imprévisible et non conclusif, brut, naturel, „sans science ni art“, de tout essai. En cela consiste la „naturalisation de l’art“ des Essais de Montaigne. Or, l’art cinématographique est précisément un art du temps, beaucoup plus que de l’espace, qui a mis des catégories temporelles à la disposition de la pensée, par exemple le fondu-enchaîné qui devrait empêcher toute rupture, toute discontinuité. Il ne peut y avoir de vide entre les différentes figures en déplacement dans l’espace des Essais, comme autant d’images voire de plans, de même que la nature a horreur du vide. De fait, Montaigne a une extrême aversion pour la discontinuité, qui est aussi pour lui le vide, et qui implique vertige et chancellement physique et mental. Et l’on sait qu’il ne cessera jusqu’à sa mort de compléter ici et là le texte des successives versions et éditions des Essais par de nouvelles remarques ou citations, estimant ainsi renforcer la continuité et l’unité de ses propos. Mais il n’est pas sûr qu’il y ait véritablement dans les Essais enchaînement d’images; les coupures ou interstices entre deux séries d’histoires, par exemple par les remarques ou citations ré-incluses, peuvent valoir par elles-mêmes et déterminer les rapports entre les histoires ou images. En tout cas Montaigne déclare dans l’important essai „Des coches“ en III, 6: Je ne puis souffrir long temps ny coche, ny littiere, ny bateau; et hay toute autre voiture que de cheval, et en la ville et aux champs. Mais je puis souffrir la lictiere moins qu’un coche et, par mesme raison, plus aiséement une agitation rude sur l’eau, d’où se produict la peur, que le mouvement qui se sent en temps calme. Par cette legere secousse que les avirons donnent, desrobant le vaisseau soubs nous, je me sens brouiller, je ne sçay comment, la teste et l’estomac, comme je ne puis souffrir soubs moy un siege tremblant. Quand la voile ou le cours de l’eau nous emporte esgalement ou qu’on nous touë, cette agitation unie ne DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 133 Dossier me blesse aucunement: c’est un remuement interrompu qui m’offence, et plus quand il est languissant. (900-901) Aussi irrégulier, irrésolu soit-il, le „remuement“ doit s’efforcer à la continuité d’un flux; il doit en suivre le caractère ondoyant, jamais interrompu. Dans le mouvement de l’homme à cheval, cette image-temps par excellence selon la terminologie deleuzienne, l’impulsion compose avec la retenue, les forces de l’homme et celles du cheval s’épousent, se traduisent et se relaient. C’est une volonté, une direction, une inquiétude qui chevauche l’animal. La vie de la pensée, ou plutôt la vie avec la pensée, ressemble à un voyage à cheval. L’essai est existentiel avant d’être littéraire, il n’est pas une somme, mais une unité d’ordre supérieur, „moy […] en ma place“: De moy je ne me sens guere agiter par secousse, je me trouve quasi tousjours en ma place, comme font les corps lourds et poisans. (III, 2, 811) La pesanteur est notre évidence, une pesanteur en mouvement. Elle est ce qui permet de résister aux fables d’envol et aux rêves de transcendance. La pesanteur dit la cohésion intime des particules des choses. Peindre le passage, c’est „se soustraire à l’envoûtement de la librairie universelle“, a noté François Rigolot, pour trouver refuge en son particulier, incomplet et partial, et surtout pesant (Rigolot 1988: 191). Montaigne a le souci d’„estendre en pois“ sa vie, par „la vigueur de l’usage“, qui n’est pas sans rappeler ici la „rude agitation“ de l’eau, il a le souci de „compenser la hastiveté de son escoulement: à mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut plus profonde et plus pleine“ (III, 13, „De l’expérience“, 1111- 1112). La pesanteur, qui peut être aussi la fatigue ou l’attente qui sont des attitudes du corps, force à penser ce qui se dérobe à la pensée, à savoir la vie; l’attitude du corps met la pensée en rapport avec le temps. Il convient de se rappeler ici certaines paroles de Federico Fellini, évoquant son Fellini Roma ou E la nave va: L’idée du naufrage m’a toujours fasciné: après le naufrage tout peut recommencer […]. Le fait que toutes les certitudes s’écroulent me fait me sentir encore jeune. C’est enivrant, la fin de quelque chose, la naissance de quelque chose d’autre. (Costantini 1993: 193) En creusant et emplissant le champ de la vie qui se dérobe, en l’ombrant - „c’est bien pensé“, Montaigne dilate le temps: „Je veux arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma sesie“ (1111). La plénitude avec la promptitude vécue aménage un retard à mourir, un retard à tomber de la chute finale dont on ne se relève pas. Il faut s’abandonner au flux et ne pas le contrarier par la quête illusoire de la fixité, par le goût trivial du cliché. C’est pourquoi Montaigne ne saurait s’intéresser à l’exploration des possibilités spatiales du langage (II, 17, „De la présomption“, 651 ou I, 54, „Des Vaines Subtilitez“, 311). Mais voici que le jeu échappe, celui qui joue s’échappe à lui-même: L’Orateur, dict la rhetorique, en cette farce de son plaidoier s’esmouvera par le son de sa voix et par ses agitations feintes, et se lairra piper à la passion qu’il représente […]. Quintilien dict avoir veu des comediens si fort engagez en un rolle de deuil qu’ils en pleuroient encores 134 DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 Dossier au logis; et de soy mesmes qu’ayant prins à esmouvoir quelque passion en autruy, il l’avoit espousée jusques à se trouver surprins non seulement de larmes, mais d’une palleur de visage et port d’homme vrayement accablé de douleur. (III, 4, „De la diversion“ 838) S’échapper, c’est aussi échapper à la vieillesse et à la mort. Dans l’essai „Sur des vers de Virgile“ (III, 5), Montaigne remarque encore: Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses et jeux de la jeunesse, pour se rejouir en autruy de la soupplesse et beauté du corps qui n’est plus en eux […]. Ma philosophie est en action, en usage naturel et present: peu en fantasie. (842) Ce qui importe, c’est de ne jamais faire droit à un corps qui se fige et se fixe, c’est de toujours maintenir le changement, le voyage du corps et de la pensée. L’attitude du corps signifie les catégories mêmes de la pensée; elle met l’avant et l’après dans le corps; elle capte toute l’histoire des hommes. Le geste théâtral est métaphysique, esthétique, vital; il libère toutes les potentialités de celui qui joue. Fellini dit encore: Faire un film de nos jours est comme s’embarquer sur un avion sans savoir ni où ni quand il atterrira. Puisqu’il manque le but, la route et la destination du voyage, il ne reste plus qu’à raconter le voyage en lui-même […]. Mon rêve est de faire un film comme faire un voyage sans savoir où aller, ou même sans arriver nulle part. (Costantini 1993: 193-194, 213) N’est-ce pas ce qu’a réalisé Montaigne? La rhétorique des Essais impose un jeu sans cesse poursuivi. Tant qu’il y a essai, il y a vie. Qu’est-ce que le jeu, si ce n’est être de passage, être en voyage? La philosophie des Essais consiste à récupérer l’énergie de tous les autres jeux de „rolles“, de tous les autres arts, le temps. La chute et l’abîme Comment prend fin le passage, le changement, le déplacement, si ce n’est par la chute, qui est la chute des corps comme la chute de l’écriture de chaque essai, la chute des Essais et la chute de tout film? La fin de l’emblématique chapitre „Du repentir“ est la suivante: L’homme marche entier vers son croist et vers son decroist […]. Je soustien tant que je puis. Mais je ne sçay en fin où elle [sc. la vieillesse] me menera moy-mesme. A toutes avantures je suis content qu’on sçache d’où je seray tombé. (817) Dans l’essai „Des coches“ (III, 6), où il a si bien exposé ce qu’il en est des différents types de „remuements“, Montaigne donne plusieurs exemples d’inventions passées, tout à fait grandioses, qui toutes se sont succédé les unes aux autres sans discontinuer, comme autant de décors ou de scènes d’un grand théâtre du monde, une „débauche de représentations sensorielles“, pour reprendre une expression chère à Eisenstein. Par exemple, il décrit la constitution d’une forêt d’arbres puissamment dressés: DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 135 Dossier C’estoit pourtant une belle chose, d’aller faire apporter et planter en la place aus arenes une grande quantité de gros arbres, tous branchus et tous verts, representans une grande forest ombrageuse, despartie en belle symmetrie, et, le premier jour, jetter là dedans mille austruches, mille cerfs, mille sangliers et mille dains, les abandonnant à piller au peuple. (905) Puis il redouble tous ces exemples: Quelquefois on y a faict naistre une haute montaigne plaine de fruitiers et arbres verdoyants, rendans par son feste un ruisseau d’eau, comme de la bouche d’une vive fontaine. Quelquefois on y promena un grand navire qui s’ouvroit et desprenoit de soy-mesmes, et, apres avoir vomy de son ventre quatre ou cinq cens bestes à combat, se resserroit et s’esvanouissoit, sans ayde […]. Si nous voyons autant du monde comme nous n’en voyons pas, nous apercevrions comme il est à croire, une perpetuele multiplication et vicissitude de formes. (906) Ce sont là des jeux de cirque, certes, mais il y a aussi dans cette description, qui n’est pas sans faire écho à des pages célèbres de Nicolas de Lyre ou de Christophe Colomb, l’évocation de la quête d’un ailleurs transcendant, du paradis, comme un jeu de cirque parmi d’autres, 5 car l’acteur comique n’a aucune prétention métaphysique. Les images sont ici l’objet d’une réorganisation perpétuelle, où une nouvelle image peut naître de n’importe quel point de l’image précédente. L’espace a toutes les directions, il ne cesse de varier ses angles et ses coordonnées, d’échanger la verticale et l’horizontale. On pense à des images oniriques, à des états de rêverie, d’étrangeté. Qu’est-ce que la chute? Comme vainement nous concluons aujourd’hui l’inclination et la decrepitude du monde par les arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse et decadence […], ainsi vainement concluoit cettuy-là sa naissance et jeunesse, par la vigueur qu’il voyoit aux espris de son temps […]. Notre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous respond si c’est le dernier de ses freres? ) (908) Rien ne vaut la magnificence et la grandeur de ce monde, explique alors longuement Montaigne, qui démarre ensuite la conclusion de l’essai par un abrupt: „Retombons à nos coches“, avant d’évoquer sobrement la mort du „Roy du Peru“: Autant qu’on tuoit de ces porteurs pour le faire choir à bas, car on le vouloit prendre vif, autant d’autres, et à l’envy, prenoient la place des morts, de façon qu’on ne le peut onques abbatre, quelque meurtre qu’on fit de ces gens là, jusques à ce qu’un homme de cheval l’alla saisir au corps, et l’avalla par terre. (915) La chute du roi, jeté à terre, fait écho à celle, prévue, de l’essayiste. Mais: „Il ne faut point d’art à la cheute“ (III, 10, „De mesnager sa volonté“, 1010). La chute est naturelle. „Or tournons les yeux par tout: tout crolle autour de nous […] naturellement rien ne tombe là où tout tombe“, affirme Montaigne dans „De la vanité“ (III, 9, 961). C’est le monde qui prend sur soi le mouvement que le sujet ne peut pas ou ne veut pas faire; c’est un mouvement naturel, actualisé au prix d’une expansion de l’espace et 136 DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 Dossier d’un étirement du temps. On ne peut fuir cet écroulement, on tombe sans tomber parce qu’on est emporté par le monde qui s’écroule; le mouvement de chute est dépersonnalisé, comme dans un ralenti; la nature prend sur elle le mouvement de chute. La répétition de la chute est la loi du monde. Il n’est pas question d’abdiquer, c’est-à-dire de renoncer à l’„essai“, devant la mouvance universelle et la chute universelle. Si la forme matérielle de l’univers c’est la chute, si Montaigne a, de fait, la hantise de la chute et se plaint d’avoir le pied „instable“ et „mal assis“, il n’entre pas pour autant en désespoir. Se mettre à l’abri de la chute, c’est aussi la devancer - „Je suis content qu’on sçache d’où je seray tombé“ (III, 2, 817) - et la relativiser: la conclusion des Essais et les derniers mots du livre en français sont les suivants: „Et au plus eslevé throne du monde si ne sommes assis que sus nostre cul“ (III, 13, 1115). Le chassé-croisé des situations remplace ici la chute, réalise le passage en tant que tel! De l’écroulement du monde à l’homme, tout homme, assis sur son cul, en passant par le meurtre horrible du roi du Pérou, chaque image actuelle a une image virtuelle qui lui correspond comme un double ou un reflet; il y a coalescence entre elles, sans que l’on sache laquelle est le double ou le reflet de l’autre, parce que chaque image est tantôt actuelle, tantôt virtuelle, ce qui est la situation dramatique par excellence. Passé, présent et futur ne sont pas discernables dans la chute. Cette chute universelle et la mouvance universelle, qui font naître une émotion intense parce qu’elles constituent la situation réelle et présente que tout lecteur reconnaît, ne peuvent en fin des Essais empêcher le définitif rire du même lecteur, cependant que le rire n’empêche pas non plus l’émotion et la réflexion. On rit d’autant plus qu’on pense et qu’on a pensé. La figure du clown tombé „sur le cul“ perce tout aussi bien sous celle du philosophe que l’inverse. La philosophie de Montaigne est donc une philosophie naturelle, en action, en jeu, au sens où le réalisateur dit: „Action, on tourne! “ Ce qui importe, c’est la récitation et la représentation: La plus part de nos vacations sont farcesques. Mundus universus exercet histrioniam. Il faut jouer deuëment nostre rolle, mais comme rolle d’un personnage emprunté. (III, 10, „De mesnager sa volonté“, 1011) L’emprunt du rôle de clown ou de comédien par le philosophe a commencé dès Socrate: A voir la sagesse de Socrates et plusieurs circonstances, j’oserois croire qu’il s’y presta aucunement luy mesme par prevarication, à dessein. (III, 2, 817) Et encore: Il apartient à un seul Socrates d’accointer la mort d’un visage ordinaire, s’en aprivoiser et s’en jouer. (III, 4, „De la diversion“, 833) DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 137 Dossier Les philosophes sont des comédiens. Il est également vrai, par réversion, qu’un comédien comme Charlie Chaplin, clown génial possédé par cette mania dont Socrate perçut la dimension philosophique - qui n’est ni art, ni science -, est lui aussi un vrai philosophe. À mesure que les Essais s’écrivent et que leur auteur-réalisateur vieillit et approche de la mort, ils sont de plus en plus ludiques, même si Montaigne dit: „Je ne suis pas philosophe“, dans l’essai „De la vanité“ (III, 9, 950), parce qu’il craint que le philosophe ne soit perçu comme celui qui est toujours prêt à accepter tous les maux. La fin de l’essai est la suivante: C’estoit un commandement paradoxe que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes: Regardez dans vous, reconnoissez vous, tenez vous à vous […]. Sauf toy, ô homme, disoit ce Dieu, chaque chose s’estudie la premiere et a, selon son besoin, des limites à ses travaux et desirs. Il n’en est une seule si vuide et necessiteuse que toy, qui embrasses l’univers: tu es le scrutateur sans connoissance, le magistrat sans jurisdiction et apres tout le badin de la farce. (III, 9, 1001) „Badin de la farce“, Montaigne a bel et bien produit les Essais comme un défi à l’ordre littéraire et surtout à l’ordre philosophique, le film de „moy le premier par mon être universel, comme Michel de Montaigne“, „un particulier bien mal formé“, coup d’essai qui est aussi coup de maître. Auteur et réalisateur, acteur et spectateur des Essais, maître de ses Essais, „embrassant l’univers“, il dévoile ce qui ne pourrait être vu sans cette posture spectaculaire, ouvrant l’espace philosophique de la pensée: „faire bien l’homme et deuëment“ (III, 13, „De l’experience“, 1110). L’essai des rôles est indispensable; on sort du „cinéma“ pour atteindre à la vie, mais on en sort en sortant du temps. Ainsi de Socrate à Chaplin en passant par Montaigne et aussi Derrida et d’autres se tend le fil de la pensée philosophique comme spectacle. Le philosophe est un comédien à prendre au sérieux, un badin de la farce à bon escient, celui qui naturalise l’art en s’avançant et en trébuchant: Chaplin dans Le Dictateur, ou Socrate, partout ironiste, ou Derrida „d’ailleurs“, ou bien sûr Michel de Montaigne, „la forme entiere de l’humaine condition“. En l’art de soi des Essais comme „arts du quotidien“ de soi et des autres, soi et autres, Montaigne n’invente-t-il pas un art ‚cinématographique‘? Et l’on sait bien que le cinéma est une invention française, comme le rappelait un article du New Yorker de février 2003. Deleuze, Gilles, Cinéma 1-L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983. —, Cinéma 2-L’image-temps, Paris, Minuit, 1985. Rigolot, François, Les Métamorphoses de Montaigne, Paris, PUF, 1988. Costantini, Costanzo, Conversations avec Federico Fellini, Paris, Denoël, 1995. De Courcelles, Dominique, Montaigne au risque du Nouveau Monde, Paris, Brepols, 1996. 1 Toutes les citations de Montaigne sont extraites de l’édition de Pierre Villey, Paris, PUF, coll. „Quadrige“, 1988. Les numérotations suivant les références sont celles des pages de l’édition. 138 DOI 10.24053/ ldm-2023-0026 Dossier 2 Cf. Gilles Deleuze, Cinéma 1 - L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983. 3 C’est à ce propos que Gilles Deleuze donne la définition de l’image mentale, en évoquant le travail de Hitchcock, dans Cinéma 1 - L’image-mouvement, op. cit., 268-269: „C’est une image qui prend pour objet des relations, des actes symboliques, des sentiments intellectuels […]. Elle aura nécessairement avec la pensée un nouveau rapport, direct […]. Chez Hitchcock les actions, les affections, les perceptions, tout est interprétation, du début jusqu’à la fin […]. Hitchcock apparaît comme celui qui ne conçoit plus la constitution d’un film en fonction de deux termes, le metteur en scène et le film à faire, mais en fonction de trois, le metteur en scène, le film et le public qui doit entrer dans le film […]. Hitchcock fait de la relation l’objet d’une image, qui non seulement s’ajoute aux images […] mais les encadre et les transforme […]. La relation introduit entre les personnages, les rôles, les actions, le décor, une instabilité essentielle“. L’analyse de l’art de Hitchcock par Deleuze paraît ici particulièrement suggestive. 4 Gilles Deleuze, Cinéma 2 - L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, 27. 5 Je me permets de renvoyer ici à quelques analyses de mon ouvrage Montaigne au risque du Nouveau Monde, Paris, Brepols, 1996.
