eJournals lendemains 48/190-191

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2023-0029
0414
2025
48190-191

Branle de Montaigne: mouvance et environnement dans les Essais

0414
2025
Pauline Goul
ldm48190-1910167
DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 167 Dossier Pauline Goul Branle de Montaigne: mouvance et environnement dans les Essais I was on shore & lying down in the wood to rest myself. It came on suddenly & lasted two minutes (but appeared much longer). The rocking was most sensible; the undulation appeared both to me & my servant to travel from due East. There was no difficulty in standing upright; but the motion made me giddy. - I can compare it to skating on very thin ice or to the motion of a ship in a little cross ripple. An earthquake like this at once destroys the oldest associations; the world, the very emblem of all that is solid, moves beneath our feet like a crust over a fluid; one second of time conveys to the mind a strange idea of insecurity, which hours of reflection would never create. In the forest, a breeze moved the trees, I felt the earth tremble, but saw no consequence from it. J’étais sur la rive, allongé dans les bois pour me reposer. C’est arrivé vite et cela a duré deux minutes (mais on aurait dit que cela durait beaucoup plus longtemps). Le roulis était assez évident; l’ondulation nous apparut, à mon serviteur et à moi, arriver de l’Est. Il n’était pas difficile de tenir debout, mais le mouvement me donna le tournis. Je pourrais le comparer au fait de patiner sur une glace très fine, ou au mouvement d’un bateau entre deux légères ondulations. Un tremblement de terre comme celui-ci détruit tout à coup nos certitudes anciennes; le monde, emblème de tout ce qui nous est solide, bouge sous nos pieds comme une croûte au-dessus d’un liquide; une simple seconde donne à l’esprit une étrange idée d’insécurité, que des heures de réflexion n’auraient jamais créée. Dans la forêt, une brise secoua les arbres, je sentis la terre trembler, mais je n’en vis aucune conséquence. 1 Charles Darwin, Beagle Diary, 1839 Dans les études sur Michel de Montaigne, ce n’est une surprise pour personne que son écriture, comme sa pensée, sont essentiellement mouvantes. Jean Starobinski y a dédié tout un ouvrage en 1982, Montaigne en mouvement, où il écrit notamment que „[l]a mutation, dont Montaigne fera la loi du monde, gouverne ordinairement son propre corps, et son esprit“ (Starobinski 1982: 40). D’un même élan, plus récemment cependant, Elizabeth Guild se focalise sur la mouvance chez Montaigne comme instabilité, exprimée par le titre de son ouvrage, Unsettling Montaigne, où le gérondif suppose soit un Montaigne lui-même troublant, déconcertant, agitant, soit que le but du livre serait, justement, de troubler, de déconcerter, d’agiter Montaigne (Guild 2014). On rencontre alors déjà, dans le présent article, une difficulté inhérente au champ lexical du mouvement: mouvoir, muter, troubler, tout cela semble participer à la même idée d’un mouvement qui provoque un changement. Or, Montaigne consacre un mot à l’expression unique mais multiple de cette idée qu’il répète de nombreuses fois dans les Essais. Il s’agit bien évidemment de ‚branle‘ dont la citation la plus connue est sans doute tirée du livre III, dans l’essai „Du repentir“: 168 DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 Dossier Le monde n’est qu’une branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte, et du branle public et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puys asseurer mon object. Il va trouble et chancelant, d’une yvresse naturelle. (III, 2, 804-5) 2 Montaigne y utilise toutes les déclinaisons possibles du mot, du premier substantif synonyme de balançoire, par le verbe et au plus simple substantif „branle“, le tout opérant comme une définition par assimilation lexicale. Au-delà de cette citation, les occurrences du „branle“ dans les Essais sont nombreuses: on y trouve trente-quatre „branle“ au singulier, onze „bransle“ au singulier et trois „branles“ au pluriel. Sur cette somme de quarante-huit „branles“, quinze se trouvent dans l’Apologie qui est particulièrement branlante à tout égard. 3 Dans le numéro de Montaigne Studies paru au printemps 2018, Alison Calhoun expose le rôle de la „branloire“ dans une lecture de Montaigne informée par la théorie de l’affect, ainsi que l’écologie humaine et politique qu’on peut y trouver. 4 Il semble que, dans le branle, il se joue une dimension cruciale des Essais et de l’écriture de Montaigne. Le présent article tâchera de démontrer, par une étude des contextes et usages du mot ‚branle‘ par Montaigne, la dimension environnementale d’un tel élan, et ce que ce mot révèle de Montaigne en tant que, avec Ayesha Ramachandran (2015), faiseur de monde, et, tout à la fois, en tant que démolisseur des prétentions humaines liées à l’environnement. Dans le présent article, on remarquera, en y regardant de plus près, que les usages du ‚branle‘ dans le texte même des Essais fabriquent déjà un concept environnemental: d’abord, Montaigne utilise très souvent ‚branle‘ dans des couples de mots, le juxtaposant avec un autre concept, qui par là même aide à le définir et à le contraster. Ensuite, il paraît également évident que le ‚branle‘ est avant toute chose environnemental, puisque ses contextes induisent fréquemment des métaphores et topoi qui ramènent sur le même plan l’être humain et l’environnement. 5 On ira encore plus loin, alors, puisque le ‚branle‘ exprime par là une forme d’angoisse liée à l’environnement - il a à voir avec le mal des transports évoqué dans „des Coches“ et avec le tremblement de terre métaphorique que représente la découverte et conquête du Nouveau Monde. Que nous dit le branle, alors, lorsqu’on le considère exclusivement comme perception et expression d’une instabilité et précarité de l’être humain dans l’environnement? 1. Philologie du branle Il faudrait réaliser d’abord une éco-philologie du mot ‚branle‘ pour en démontrer la pertinence. 6 Nous établirons par la suite que Montaigne, remarquablement, utilise absolument toutes les potentialités polysémiques contenues dans la racine ‚bran‘. 7 Montaigne l’utilise à la fois comme nom et comme verbe. Le verbe ‚branler‘, à rapprocher du moderne ‚ébranler‘, signifie depuis 1100 ‚remuer‘, ‚bouger‘, ‚faire bouger‘, ‚agiter‘. 8 À l’origine, il s’agit en particulier d’agiter une arme, de la brandir. En deu- DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 169 Dossier xième signification (rappelons par ailleurs que dans les catégorisations des dictionnaires, les premières significations sont plutôt littérales, tandis que les secondes sont plutôt figurées), le Trésor de la langue française donne: „[t]rembler, osciller, manquer d’assise, de solidité“. ‚Branler‘ est à l’origine une contraction de ‚brandeler‘ (synonyme de ‚vaciller‘ trouvé chez Chrétien de Troyes), dérivé lui-même du radical de ‚brandir‘ (où l’on retrouve l’image de l’arme). Derrière ‚branler‘, on trouve donc l’image et le mouvement de la balançoire. Quelque part, le nom ‚branle‘, lui, semble l’expression la plus essentielle, la plus réduite, du mouvement lui-même. C’est le mouvement sans l’action de mouvoir, le mouvement intransitif et sans direction ou objectif: on retrouve alors souvent ‚donner le branle‘, ‚prendre le branle‘, ‚être en branle‘, où une action est nécessaire afin de mettre l’objet dans cette suspension qu’est le branle. Pourtant, il est ici pertinent de remarquer que si Montaigne utilise ‚branler‘, ce n’est pas parce qu’il ne possède pas encore le verbe ‚ébranler‘, puisque le mot existe déjà et que lui-même l’utilise à plusieurs reprises dans les Essais. Cependant, il s’agit toujours de contextes plus fixes et précis que ceux auxquels il réserve ‚branler‘. Si les définitions de ‚branler‘ et ‚ébranler‘ semblent quasiment identiques à l’époque, Montaigne les différencie pourtant clairement, ce qui ne rend ‚branle‘ que plus signifiant dans toute l’œuvre. 9 Peut-être est-il séduit par le mot qui peut être soit verbe soit nom, comme cette phrase semble le démontrer: „tout ne branle-t-il pas vostre branle? “ (I, 20, 95). Là où ‚ébranler‘ semble vouloir dire ‚bouleverser‘, ou du moins, une version plus intense du ‚simple‘ branle, les significations de ‚branle‘ sont bien plus multiples. La différence entre ‚branler‘ et ‚ébranler‘ se trouve peut-être définie par Montaigne lui-même dans l’une des premières occurrences du mot dans les Essais. Juste avant d’évoquer le branle de sa propre voix, Montaigne prépare ainsi le terrain: En cette condition de nature, de quoy je parle, il y a quant et quant aussi cela, qu'elle demande à estre non pas esbranlée et piquée par ces passions fortes, comme la colere de Cassius (car ce mouvement seroit trop aspre), elle veut estre non pas secouée, mais solicitée; elle veut estre eschaufée et reveillée par les occasions estrangeres, presentes et fortuites. Si elle va toute seule, elle ne fait que trainer et languir. (I, 10, 40) 10 Le branle ne serait donc pas un mouvement trop âpre, trop brutal. Il s’agirait, entre autres choses, d’une sollicitation plutôt que d’une secousse, d’un éveil et échauffement qui, curieusement, serait provoqué par des occasions triplement étrangères, présentes et fortuites. Le branle est un mouvement qui ne va nulle part, tandis qu’‚ébranler‘ semble plus dirigé, plus ponctuel, plus âpre. Lire les pages du Französisches Etymologisches Wörterbuch consacrées à la racine ‚brand‘ permet une lecture plus éparpillée et polysémique de la racine dont provient le mot. ‚Brant‘ est la lame de l’épée dans la Chanson de Roland. C’est aussi ‚bran‘, une sorte de danse populaire, dans le même sens qu’un élan, un effort, une poussée. C’est aussi le courant d’eau. Une lecture plutôt poétique de cette philologie en remarquerait que le verbe exprime à la fois un mouvement actif, comme travailler 170 DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 Dossier avec ardeur, et une sorte de suspension, l’idée d’être en l’air, c’est-à-dire, au négatif, de ne pas être sur la terre ferme. Dans cette oscillation, il exprime aussi un doute, une hésitation, une agitation morale en même temps qu’une émotion. Dans beaucoup de ces occurrences répertoriées dans le FEW, on observe qu’en terme de rythme, le nom et le verbe expriment tous les deux, à cause de cette oscillation, une certaine intermittence, un intervalle, en même temps qu’une continuité de mouvement. Quelquefois, on trouve aussi ‚situation critique‘, ‚changement‘. C’est à ce moment-là que ‚branle‘ en arrive à la notion d’un ébranlement, l’état de ce qui est justement mis en oscillation, des empires en danger de ruine, l’état de ce qui est ébranlable, ou, comme dit Montaigne, „les maux et ruines […], ceux qui donnent le branle à un estat“ (I, 23, 119). Le branle finit donc parfois par la chute, et pourtant la plupart de ces occurrences n’aboutissent pas à une fin - „Tout ce qui branle ne tombe pas“ (II, 9, 960) - mais bien plutôt à un début de mouvement, ou même un „premier branle“, en opposition à la platitude ou inertie des choses auparavant: „ce premier branle de mes esmotions“ (III, 10, 1017), „le premier branle à ce fameux torrent“ (II, 12, 583). 2. Le degré zéro du branle Les usages de ‚branle‘ sont en fait assez multiples, modulés tels qu’ils le sont par des juxtapositions et tropes variés. Cependant, Montaigne semble à plusieurs reprises réserver un usage presque transparent du branle au contexte unique des phénomènes célestes. Tandis que les autres occurrences nécessitent des précisions et métaphores qui aident à situer le mot dans la polysémie des Essais, l’invariabilité de l’image du branle céleste en fait en quelque sorte un point de référence. Dans l’Apologie, en particulier, qui est par ailleurs l’essai où Montaigne itère le branle le plus fréquemment, il établit ce que l’on appellerait volontiers le ‚degré zéro du branle‘, à savoir le „branle admirable de la voute céleste“ (II, 12, 450), le „branle des moindres mouvemens celestes“ (II, 12, 451), ou encore, plus bas, „le ciel et les étoiles ont branlé trois mille ans“ (II, 12, 570). Ainsi, le branle qui gouverne et donne son ton, son rythme et sa tessiture aux autres branles métaphoriques des Essais est celui des choses qui se meuvent visiblement d’elles-mêmes. Le branle est ici véritablement synonyme de mouvement, mais d’un mouvement très caractéristique: le branle céleste est en effet, par définition, lent, distant, et à peine visible. Cependant, c’est par une association d’idées quelque peu synesthésique que Montaigne tisse le lien crucial entre son branle et son attention à l’environnement: Considerons donq pour cette heure l'homme seul, sans secours estranger […]. Qu’il me face entendre par l’effort de son discours, sur quels fondemens il a basty ces grands avantages qu’il pense avoir sur les autres creatures. Qui luy a persuadé que ce branle admirable de la voute celeste, la lumiere eternelle de ces flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouvemens espouvantables de cette mer infinie, soyent establis et se continuent tant de siecles pour sa commodité et pour son service? Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette miserable et chetive creature, qui n’est pas seulement maistresse de soy, exposée DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 171 Dossier aux offences de toutes choses, se die maistresse et emperiere de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de cognoistre la moindre partie, tant s’en faut de la commander? (II, 12, 450) La signifiance de ce passage pour une lecture environnementale des Essais est évidemment considérable; il remet en question l’anthropocentrisme, ramenant l’homme à n’être qu’une „miserable et chetive creature“, qui n’a aucun droit inné à se dire „maistresse et emperiere de l’univers“. Bien plus, Montaigne suggère ici, et à de multiples reprises dans les Essais, la vulnérabilité de l’homme au sein de cet environnement dont il vient de se rendre compte qu’il ne comprend pas „la moindre partie“, „expos[é] aux offences de toutes choses“. 11 Le branle céleste, lent et imperceptible, bouge en roulant, ce qui l’associe à un mode de transport - on verra plus loin en quoi ce passage trouve de multiples échos dans „des Coches“, essai (entre autres) sur les modes de transport. De la voûte céleste, Montaigne passe ensuite à une autre horizontalité, celle de la mer, qui a aussi son branle. Ce passage définit remarquablement le branle comme essentiellement ambivalent: lorsqu’il s’agit de la voûte céleste, le mouvement en est „admirable“, mais lorsque l’on passe à la mer, ses mouvements sont „espouvantables“. Quelque part, il semble que le branle se situe toujours à cheval sur ces deux émotions, en potentialité. Ou bien, peut-être, la voûte céleste inspire un calme serein à l’être humain tandis que la mer, plus proche, plus immédiate, n’évoque que des dangers. La différence est aussi rythmique: le mouvement de la mer, de l’eau même, est fait d’interruptions. Imperceptiblement, Montaigne adoube par ailleurs l’environnement lui-même d’une volonté propre, les flambeaux roulant „fierement“, tandis que tous ces mouvements non-humains ont été établis (à la voix passive) mais ils „se continuent“ (verbe pronominal) de leur propre moyen. 3. Juxtaposition et contraste L’on pourrait aller jusqu’à postuler que ‚branle‘ est peut-être le mot de Montaigne qui est le plus mouvant, sensoriellement parlant. S’il est bien synonyme de mouvement, il vient aussi parfois moduler un autre nom, en quelque sorte, pour donner le branle à une idée qui, peut-être, semblerait autrement trop statique: pour parler de sa vie, Montaigne évoque donc le „branle de mes quatre saisons“. À plusieurs reprises, il s’en sert pour donner corps à l’immatérialité de sa voix: „le branle mesme de ma voix“ (I, 10, 40), „selon le branle qu’elle [la parole] prend“ (III, 13, 1088). Fréquemment, en revanche, le branle nominal est accouplé avec une autre notion par une simple conjonction de coordination et sans article, éclairant par-là ses significations possibles: on trouve, tour à tour, „branle et inconstance“ (II, 1, 333), „l’estre et branle“ (II, 6, 379), „en continuelle mutation et branle“ (II, 12, 601), „au branle et accidens“ (II, 12, 595), et „le branle et les secousses diverses du doute“ (II, 17, 644). La conséquence d’un tel rapprochement est de ramener deux notions à un niveau de 172 DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 Dossier quasi-synonymes, car le branle est effectivement tour à tour et tout à la fois inconstance, mutation, accident, doute. Ces couples, par ailleurs, continuent de construire un branle environnemental. Le premier, „branle et inconstance“ se trouve dans „De l’inconstance de nos actions“ dans le contexte d’une discussion des appétits humains. Afin d’en appuyer l’inconstance, Montaigne commence par comparer l’être humain à un caméléon, sans toutefois le nommer: „comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on couche“ (II, 1, 333). Ce passage est crucial pour déterminer que le branle est ce que l’être humain et le non-humain ont en commun, ce qui les met au même niveau, alors que Montaigne poursuit: „Nous n’allons pas; on nous emporte, comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l’eau est ireuse ou bonasse“ (ibid.). Cette nouvelle comparaison nonhumaine nous éclaire d’autant plus sur la qualité du branle: plus qu’une ambivalence, il s’agit d’une alternance. Montaigne y déplore une certaine platitude de l’être, représenté sans pouvoir, en flottaison, à la voix passive. Pour le couple suivant, „l’estre et branle de leur âme“, il semble que l’être ne suffise pas, dans le contexte d’une discussion des disciples de Socrate. Le branle n’est donc pas réservé aux corps, il est aussi le propre des âmes. Idéalement, Montaigne préfère donc utiliser ‚branle‘ comme une force spontanée et impersonnelle, ce qui s’entend aussi dans la fameuse formulation „tout ne branlet-il pas vostre branle? “. Le branle y paraît comme une mutation permanente, effectivement, ne venant ni vraiment des êtres humains ni uniquement des choses nonhumaines. Toutes les créatures peuvent se l’approprier, soit à la forme impersonnelle, soit à l’adjectif possessif. 4. Remise à niveau: métaphores environnementales Plus peut-être qu’un degré zéro, le branle est plutôt une remise à niveau de la prétention des êtres humains avec ce que Montaigne appelle „l’université des choses“ (II, 13, 605). Avec Alison Calhoun, force est de constater en effet que de nombreuses occurrences de ‚branle‘ ont à voir avec l’affect, mais ce qui est encore plus curieux est que ces mêmes occurrences sont aussi constamment entourées, environnées enfin, de tropes environnementaux: on a vu auparavant que „branle et inconstance“ évoquait l’image d’un caméléon. Lors d’une discussion des émotions provoquées par le discours d’un orateur, Montaigne déplore la capacité du „mouvement et qualité du son“ d’„esmouvoir et altérer le jugement des auditeurs“. Il poursuit: „Vrayement il y a bien dequoy faire si grande feste de la fermeté de cette belle piece, qui se laisse manier et changer au branle et accidens d’un si leger vent! “ (II, 12, 595). La remise à niveau est même double ici, puisque le mouvement et la qualité du son sont un branle qui est comparé à un „si leger vent“, mais surtout, l’être humain en général est rendu à l’état simple d’objet ou de chose par l’effet de l’inconstance de son jugement. DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 173 Dossier Par le biais de ces personnifications inversées, ces anti-personnifications, le branle, en fait, est un prétexte pour que Montaigne se mette en scène comme indéniablement décentré dans son environnement. Dans „De la présomption“, déplorant son esprit qui est „plus empesché à souffrir le branle et les secousses diverses du doute et de la consultation, qu’à se rassoir et resoudre à quelque party que ce soit“, Montaigne se dépeint en pleine campagne, se comparant à des chemins: Tout ainsi que des chemins, j’en evite volontiers les costez pandans et glissans, et me jette dans le battu le plus boueux et enfondrant, d’où je ne puisse aller plus bas, et y cherche seurté: aussy j’ayme les malheurs tous purs, qui ne m’exercent et tracassent plus apres l’incertitude de leur rabillage, et qui, du premier saut, me poussent droictement en la souffrance. (II, 17, 644) „Souffrir le branle“ ne revient alors pas seulement à n’importe quel simple mouvement de secousse, comme on le voit dans ce parallèle établi par Montaigne: tout cheminement instable ne se vaut pas. Là où la plupart des gens, on le déduit, chercheraient la propreté (l’absence de boue dans l’herbe) et la sécurité (moins de risque de glissade) des bas-côtés, Montaigne „[s]e jette“ dans le „battu le plus boueux et enfondrant“ de la route. L’argument en est remarquable, sachant qu’un effondrement est loin d’évoquer la sûreté. Ce qui donc dérange et trouble Montaigne est l’absence de sûreté, seulement dans la mesure où celle-ci est comprise comme une certaine horizontalité: Montaigne évite „les costez pandans et glissans“. L’opposé du branle serait donc l’assiette, c’est-à-dire, certes, la façon d’être assis, mais aussi et surtout, au deuxième sens, „état, position stable“. Le branle est un état d’inconfort, puisque Montaigne écrit, juste avant cette occurrence du branle: „et la plus pénible assiete pour moy, c’est estre suspens es choses qui pressent et agité entre la crainte et l’esperance“ (ibid.). Mais le branle n’est pas non plus l’exact contraire de l’horizontalité calme et stable; il paraît être plutôt sa mise en danger, sa mise en mouvement. Ainsi, les tropes qui entourent une occurrence de branle chez Montaigne sont souvent liquides. Plus haut, les mouvements célestes étaient rapprochés aux mouvements épouvantables de la mer. À un autre moment, il avertit „ceux qui donnent le branle à un estat“ de leur ruine potentielle, par le biais d’une métaphore proverbiale liquide: „Le fruict du trouble ne demeure guere à celuy qui l’a esmeu, il bat et brouille l’eau pour d’autres pescheurs“ (I, 23, 119). Dans l’Apologie, Montaigne discute l’usage des lois et forme une autre comparaison liquide: „elles grossissent et s’ennoblissent en roulant, comme nos rivieres“ (II, 12, 583). Le branle rend toutes choses comparables, être humain et animal, lois et rivières. Il est le signe qui rend l’équation possible. Le branle lui-même se retrouve comparé à la rivière du Nil: „puis qu’ils ne sçavent comment branle ce qu’eux mesmes font branler, ny comment nous peindre et deschiffrer les ressorts qu’ils tiennent et manient eux mesmes, comment je les croirois de la cause du flux et reflux de la riviere du Nile“ (II, 17, 635). 12 Alors même que le branle semble provoqué par un actant humain, il se retrouve ramené au niveau du non-humain, 174 DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 Dossier dont une des caractéristiques est de ne pouvoir être complètement ou immédiatement compris et justifié. Le branle signifie alors aussi l’absence de rationalisation possible, de causalité directe. C’est justement à cause de sa dimension liquide et de son côté glissant qu’il faut rapprocher le branle fréquent de Montaigne et les chapitres cruciaux „Des Cannibales“ et „Des Coches“, afin d’en extraire la constance d’une angoisse environnementale au long des Essais. Justement, George Hoffmann, dans son article „The investigation of nature“, évoque brièvement le vertige du début de „Des Coches“ comme étant provoqué par, non pas, au niveau du simple texte, le mal des transports, mais plutôt par le récent „climatic historical change and the ,fall‘ of civilizations“ [le changement climatique historique et la chute des civilisations] (Hoffmann 2006: 173). 13 5. Tremblements écologiques En ce qui concerne l’aspect physique, le ressenti de la peur se traduit par des tremblements: il conviendrait alors de se demander ce que le branle a à voir avec la peur, et de quelle peur il s’agirait. L’une des occurrences de ‚branle‘ fait justement référence à la peur: „il n’y a homme si couard qui n’ayme mieux tomber une fois que de demeurer tousjours en branle“ (I, 33, 218). L’un des essais les plus connus, „Des Coches“, commence également par une considération de la crainte, en tant que „cause du souslevement d’estomac qui advient à ceux qui voyagent en mer“ (III, 6, 899). On connaît bien sûr le véritable sujet de cet essai, la dévastation et ruine du Nouveau-Monde par les intérêts coloniaux. L’essai, pourtant, commence par l’évocation apparemment inoffensive de voyages en mer qui provoquent une nausée, un mal des transports. Ce que Montaigne suggère par là semble être la relation de causalité entre les voyages en mer en ce siècle et leur aboutissement, le commerce des perles et du poivre, et la ruine qui s’ensuit. 14 Branle et coches sont donc métaphoriquement liés: lorsque Montaigne évoque, à propos de contenances déréglées, les branles du corps et les branles de l’âme, il donne l’exemple de l’empereur Constance II ne répondant pas aux branles du corps (contrairement à Montaigne lui-même qui y est très sensible et transparent), puisqu’il a „le corps planté immobile, sans se laisser aller au branle de son coche“ (II, 17, 633). Coches et navires roulent ainsi d’un même branle. En effet, la raison que Montaigne donne pour expliquer sa propre nausée fonctionne parfaitement comme description de la forme que prend le branle. Montaigne ne peut souffrir ni coche, ni litière, ni bateau, il a le mal des transports et le mal de mer. Sa nausée, pourtant, est ambivalente jusque dans ses tentatives de la rationaliser: Mais je puis souffrir la lictiere moins qu’un coche et, par mesme raison, plus aisément une agitation rude sur l’eau, d’où se produict la peur, que le mouvement qui se sent en temps calme. Par cette legere secousse que les avirons donnent, desrobant le vaisseau soubs nous, je me sens brouiller, je ne sçay comment, la teste et l’estomac, comme je ne puis souffrir soubs moy un siege tremblant. Quand la voile ou le cours de l’eau nous emporte DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 175 Dossier esgalement: ou qu’on nous touë, cette agitation unie ne me blesse aucunement: c’est un remuement interrompu qui m’offence, et plus quand il est languissant. Je ne sçaurois autrement peindre sa forme. (III, 6, 900-1) Il semble invraisemblable que les mouvements calmes soient la cause d’un tel malaise, et pourtant cela ne ferait que rapprocher cette peinture de la forme des occurrences du branle précédemment étudiées, notamment celle des chemins battus et de leurs bas-côtés. L’on avait noté, aussi, le rythme tout particulier du branle, qui comprenait justement cette oscillation qu’est l’interruption. Cependant, le branle décrit ici exprime en même temps un malaise plus profond: „languissant“, au contraire d’une agitation dynamique, semble suggérer le manque de force, l’attente, une durée plus longue, peut-être indéterminée justement. Ce qui dérange Montaigne dans ce branle-là, c’est qu’il est vain. Tout comme pour les côtés du chemin qui penchent et glissent, le malaise de Montaigne en vaisseau - où l’on se doit de remarquer que „vaisseau“ ramène la discussion à la mer plutôt qu’à la terre - revient à cette sensation que le sol se dérobe, que l’assiette est instable, car le siège est tremblant. 15 Étant donné que les mouvements de tous les coches de l’essai mènent à la dévastation du Nouveau-Monde, ne participent-ils pas tous d’un même branle? Montaigne parlerait alors non seulement du mal des transports mais aussi de la crainte de ce que les hommes infligent à d’autres hommes au nom de la „mercadence et de la trafique“. Ce branle-là pourrait être crucial pour justifier une lecture profondément liée des deux essais du Nouveau-Monde ensemble. Comme l’écrit Hoffmann, „Montaigne’s interest clearly tends toward the personal and existential consequences of an unstable universe“ (Hoffmann 2007: 173). Il est alors d’autant plus remarquable que, dans l’essai qui fait miroir à „Des Coches“ dans le premier livre, „Des Cannibales“, Montaigne dépeint un mouvement branlant, toujours avant d’arriver à son véritable objet. La terre branle véritablement, au début de „Des Cannibales“, car le sol n’est pas stable, bien que Montaigne n’en fasse que le décor d’une discussion des entreprises coloniales et expansionnistes à l’Antiquité: 16 les rois de l’île d’Atlantide […] entreprindrent d’enjamber jusques sur l’Asie […]: mais que, quelque temps apres, et les Atheniens, et eux, et leur isle furent engloutis par le deluge. Il est bien vray-semblable que cet extreme ravage d’eaux ait faict des changemens estranges aux habitations de la terre, comme on tient que la mer a retranché la Sycile d’avec l’Italie […]. (I, 31, 203) Si Montaigne évoque ici le déluge biblique, il n’en demeure pas moins qu’il tente d’expliquer ce que l’on sait à présent être la tectonique des plaques: „extreme ravage d’eaux“ et „changemens estranges“. Ce n’est que le début d’une méditation sur la mouvance des terres, et sur l’opacité de certains phénomènes non-humains pour les êtres humains, puisqu’il poursuit avec la description de l’érosion de la Dordogne et de la mer, au Médoc. Or, l’érosion, en tant que fait environnemental, remplit les critères définitionnels du branle, en ce qu’elle est lente et interrompue, invisible au quotidien mais perceptible à certains moments, moments où l’on se rend compte de la dégradation: 176 DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 Dossier Quand je considere l’impression que ma riviere de Dordoigne faict de mon temps vers la rive droicte de sa descente, et qu’en vingt ans elle a tant gaigné, et desrobé le fondement à plusieurs bastimens, je vois bien que c’est une agitation extraordinaire: car, si elle fut tousjours allée ce train, ou deut aller à l’advenir, la figure du monde seroit renversée. (I, 31, 204) Tout comme la mer dans „Des Coches“, la rivière Dordogne ici „desrob[e] le fondement à plusieurs bastimens“. Le propos de Montaigne, s’il met en danger l’anthropocentrisme, n’en demeure pas moins centré sur l’humain: ce qui inquiète, ce sont les changements étranges faits aux „habitations de la terre“, le fondement dérobé „à plusieurs bastimens“ par des métonymies. 17 L’impression générale de telles tropes est celle d’un tremblement de terre, alors qu’il n’y en a aucun qui soit évoqué dans tous les Essais. Mais le tremblement de terre est figuré, puisque les conséquences du changement épistémologique que représentent la découverte et colonisation du Nouveau-Monde sont similaires à celles décrites par Darwin en épigraphe, définissant lui aussi le branle dans son journal, à bord du Beagle: „Un tremblement de terre comme celui-ci détruit tout à coup nos certitudes anciennes; le monde, emblème de tout ce qui nous est solide, bouge sous nos pieds comme une croûte au-dessus d’un liquide; une simple seconde donne à l’esprit une étrange idée d’insécurité, que des heures de réflexion n’auraient jamais créée.“ Pourtant, l’expression „une agitation extraordinaire“ ne convient pas très bien pour décrire l’érosion, qui est lente et invisible la plupart du temps - tout comme, d’ailleurs, le branle céleste. Un tremblement de terre, un glissement de terrain, sont au contraire clairement des agitations extraordinaires. Mais encore une fois, Montaigne est fasciné par et inquiet du branle modéré des choses. Il en comprend et révèle l’impact, qui peut sembler démesuré: „la figure du monde seroit renversée.“ Si l’on retrouve aussi le rythme du branle, par „ce train“, une question demeure et doit être posée, quant à la finalité, ou plutôt, à la destination de ce train. Montaigne semble toujours insinuer que le branle est un peu vain, qu’il manque de justification et de finalité. Où mène tout ce branle? Rappelons ici, alors, que le branle est aussi une danse populaire, et que Montaigne use volontiers de cette potentialité du mot, notamment dans „De Juger de la Mort d’Autruy: “ Et advient cela de ce que nous faisons trop de cas de nous. Il semble que l’université des choses souffre aucunement de nostre aneantissement, et qu’elle soit compassionnée à nostre estat. D’autant que nostre veue alterée se represente les choses de mesmes; et nous est advis qu’elles luy faillent à mesure qu’elle leur faut: comme ceux qui voyagent en mer, à qui les montaignes, les campaignes, les villes, le ciel, et la terre vont mesme branle […]. Nous entrainons tout avec nous. (II, 13, 605) Le relativisme culturel de Montaigne, célèbre et célébré, n’est au fond que part intégrale d’un relativisme environnemental tout aussi important à la Renaissance: l’on se voile la face en pensant que notre vie et notre mort auraient un quelconque impact sur le monde. Il s’agit d’une observation fascinante pour un auteur qui a simultanément, de quelque façon qu’on le lise, perçu et esquissé les traits de ce que l’on DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 177 Dossier appelle à présent Anthropocène, dont on retiendra surtout cette description de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz: „De l’Anthropocène, il existe déjà un récit officiel: ,nous‘, l’espèce humaine, aurions par le passé, inconsciemment, détruit la nature jusqu’à altérer le système Terre“ (Bonneuil/ Fressoz 2013: 12). Si l’on ne devait retenir qu’une version de cette description par Montaigne, celle de „Des Coches“ est la plus poignante, de „la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la negotiation des perles et du poivre“, au moment même où il décrit les Espagnols „costoyant la mer à la queste de leurs mines“, dans un mouvement tout à fait similaire à celui qu’il décrit dans la précédente citation. 18 Ce mouvement-ci, celui de notre vie et de notre mort, est encore une fois peint sur le même plan que le branle égalisateur des choses. Le branle brouille la proportion des choses, et leur rythme. Conclusion Le branle, profondément, est le mouvement de ce qui environne, humain et nonhumain, animé ou inanimé. Il est également un refus de l’inanimé: tout est, pour le branle de Montaigne, animé de manière à mettre en valeur ce qu’Anne Simon appelle la „relation universelle des animés au monde“ (Simon 2017: 12). Il s’agit d’un mouvement commun, d’une résistance et vitalité des choses au-delà de la volonté et puissance humaine, que ce soit dans son propre corps ou dans celui des autres. Juste avant d’évoquer la Dordogne, Montaigne nous donne cet aphorisme environnemental: „Il semble qu’il y aye des mouvemens, naturels les uns, les autres fievreux, en ces grands corps comme aux nostres“. Tout fait corps, et tout corps branle, a branlé, ou branlera, sans que l’on puisse vraiment le prévoir. La seule différence, parfois, chez Montaigne, entre humain et non-humain, est la taille et proportion des corps, ou le niveau de compréhension ou de maîtrise de ces corps: „comme aux nôtres“, de „ma riviere de Dordoigne“ ou de ces „soudaines inondations de quoy nous manions les causes“. Le branle est le mouvement qui remet en question la compréhension présomptueuse de l’environnement et qui, par là même, met en risque la sûreté et sécurité ressentie lorsque l’on comprend ses environs. C’est un concept environnemental, peut-être par excellence: en effet, l’environnement même, dans son étymologie et à sa racine, contient une vibration similaire au branle, celle du latin vibrare, du nautique virer (Pinkus 2011: 71). Le branle déconcerte donc parce qu’il désoriente. C’est en tissant les liens éco-philologiques entre le branle, l’Apologie et les deux essais sur le Nouveau-Monde que l’on parvient à extraire le souci environnemental de Montaigne, humaniste qui remit en question l’anthropocentrisme. Si, comme l’écrit Conley, „Montaigne’s Essays are perhaps the first and greatest reflections on the impact of the discovery and colonization of the New World upon Europe and early modern consciousness“ (Conley 2006: 74), l’éco-philologie du branle esquissée ici en fait aussi la première et plus remarquable réflexion - le premier branle en quelque sorte - non seulement, et c’est déjà beaucoup, sur l’impact environnemental de cette découverte, mais aussi sur la notion d’impact ellemême, dans tout son paradoxe. Parfois, Montaigne prétend que nous n’affectons 178 DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 Dossier pas les choses - la citation „[i]l semble que l’université des choses souffre aucunement de nostre aneantissement“, dans le contexte, pourrait signifier exactement cela, ou bien tout son contraire, par le biais de „il semble que“, comme s’il voulait dire „il nous semble“, dénonçant une énième illusion de notre prétention anthropocentrique. Mais, dans un autre essai ou à d’autres moments, notamment les essais sur l’Amérique, il est l’un des seuls à percevoir cet impact, qui est aussi le résultat direct de l’anthropocentrisme. Au fond, par le biais du branle, Montaigne est à la fois fasciné et horrifié de l’impact possible de l’être humain (en tant qu’espèce) sur la planète (en tant qu’espace aux ressources limitées). Montaigne regarde le nouveau monde (celui d’après la découverte, le monde entier plutôt que le seul ‚nouveau‘ continent) avec le même effroi, la même impuissance, la même sensation de vanité que nous regardons les glaciers rétrécir et les ouragans se multiplier, tout du même branle. Nous entraînons tout avec nous. Bonneuil, Christophe / Fressoz, Jean-Baptiste, L’événement Anthropocène: La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013. Calhoun, Alison, „Montaigne’s branloire: Passage, Impact, Vibrant Matter“, in: Montaigne Studies, 30, 1-2, 2018, 29-39. 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Villey-Saulnier, Paris, Quadrige/ PUF, 2004. Pinkus, Karen, „The Risks of Sustainability“, in: Paul Crosthwaite (ed.), Criticism, Crisis, and Contemporary Narrative. Textual Horizons in an Age of Global Risk, London, Routledge, 2011, 62-80. Ramachandran, Ayesha, Worldmakers: Global Imagining in Renaissance Europe, Chicago, University of Chicago Press, 2015. Simon, Anne, „Avant-propos - Une arche d’études et de bêtes“, in: Revue des sciences humaines, 328, 2017, 7-16. Starobinski, Jean, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982. Usher, Phillip John, Exterranean: Extraction in the Humanist Anthropocene, Fordham University Press, 2019. DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 179 Dossier 1 Darwin aurait lu les Essais deux fois, en août 1838 et en octobre 1843, selon Gillian Beer, „Darwin’s Reading and the Fictions of Development“, in: David Kohn (ed.), The Darwinian Heritage, Princeton, Princeton University Press, 2014 [1988], 551. L’épigraphe provient du Journal du Voyage du Beagle, p. 292. 2 Toutes les citations de Montaigne sont extraites de l’édition de Pierre Villey, Paris, PUF, 2004. 3 Dans sa relecture des essais du Nouveau-Monde, „The Essays and the New World“, Tom Conley positionne l’Apologie comme une crise de foi: „the essayist succumbs to a crisis of faith, made clear by the presence of a demonstrative ,anti-essay‘, the monstrous ,Apology for Raymond Sebond‘“ (Conley 2006: 76). 4 Alison Calhoun, „Montaigne’s Branloire: Passage, Impact, Vibrant Matter“, in: Montaigne Studies. An Interdisciplinary Forum, 30, 2018, 29-39. Alison a partagé son article avec moi en 2017 lorsque nous nous sommes rendues compte que nous écrivions sur le même concept. Pour elle, le branle agit comme double et miroir du projet des Essais, comme site d’incertitude, d’entreprise dangereuse, de mouvement indéterminé. Elle y étudie les traductions du „branle“ dans les éditions anglaises des Essais, et détermine que la meilleure traduction de nos jours serait, justement, celle d’„affect“. 5 J’utilise ici le mot ‚environnemental‘ puisqu’il ne sous-entend pas autant de téléologie et d’anachronisme que le mot ‚écologique‘. Dans un autre article, j’explique la philo-logique derrière ce choix de vocabulaire. Afin de définir les termes clairement ici, admettons que ‚environnemental‘ comprend tout objet qui entretient ou suggère une relation avec l’environnement, qui est tout ce qui n’est pas simplement humain, ce qui environne. Admettons, d’un autre côté, que ‚écologique‘ évoque un souci de la préservation et défense de cet environnement face aux actions des êtres humains, et l’on voit alors immédiatement combien seraient problématiques de telles déclarations. Dans mes concepts, donc, Montaigne peut tout à fait se trouver aussi environnemental dans le texte qu’un auteur comme Henry David Thoreau, mais Thoreau est bien plus évidemment et indéniablement écologique que Montaigne. 6 A l’occasion de la conférence Renaissance Society of America au printemps 2018, plusieurs collègues provenant des traditions française et anglophone se sont réunis dans la table ronde „Eco-philologies,“ organisée par Stephanie Shirilan (université de Syracuse) et moi-même, afin de re-conceptualiser, re-matérialiser et historiciser les usages et évolutions avant la modernité de mots qui ont à présent une connotation écologique. Ce qui suit est un exercice du genre. 7 Cette éco-philologie est presque entièrement inspirée des pages du Französisches Etymologisches Wörterbuch dans la version en ligne procurée par Eva Buchi à Atilf (Analyse et traitement informatique de la langue française), commençant page 244 avec brant, la lame de l’épée, jusqu’à la page 250, esbranler. 8 Moderne non pas car il n’existait pas au temps de Montaigne, comme il sera expliqué plus bas, mais parce que la forme ‚branler‚ a quasiment disparu dans cette signification-là, pour ne demeurer qu’au sens vulgaire de ‚s’en branler‘ ou de ‚branler‘ comme ‚ne rien faire‘, ‚être oisif.‘ 9 La démonstration la plus efficace consiste peut-être à comparer les deux définitions données dans le dictionnaire Cotgrave: „esbranler: to shake; shog, jog; brandish; move, wag, stirre up & downe; to make tremble, quake, waver, totter, stagger; incline or decline“ vs. „bransler: to brandle, totter; to shake, swing; shog, wag, reele, stagger; wave, waver; nod often, stirre apace, move uncertainly, or inconstantly, from side to side; also, to tremble or quake.“ 180 DOI 10.24053/ ldm-2023-0029 Dossier 10 Les italiques ne viennent pas du texte original. 11 Il est difficile de lire dans ces mots toute autre chose que la rupture épistémologique que représente la découverte du Nouveau Monde comme nouveau continent, peuplé de nouveaux peuples. Cf., par exemple, et parmi tant d’autres suggestions, Tom Conley, „with the new views came a heightened consciousness of history reaching beyond the beginning of man“ (Conley 2006: 74), ou encore „Montaigne writes in accord with the topic of the world in degeneration, in a vision of apocalypse, that he now extends to the New World“ (ibid.: 89). 12 Cf. l’excellent article d’Alison Calhoun (2018) pour une lecture philosophique de ces ressorts du branle. 13 Il est possible qu’Hoffmann fasse ici un jeu de mots sur le changement climatique moderne qui est notre crise écologique, mais il est aussi possible qu’il n’utilise l’adjectif ‚climatique‘ que pour faire référence à la dimension écologique du chapitre. Notons quand même que, techniquement, certains chercheurs ont effectivement identifié le début du dix-septième siècle (1610) comme le début officiel de l’Anthropocène, étant donné qu’il s’agit du point de plus bas des émissions connues de CO 2 dans l’atmosphère dans les deux derniers millénaires. 1610 n’est pas une date prise au hasard, et ne reflète en réalité que l’impact différé de l’arrivée des Européens au Nouveau-Monde. Ce fut le début du commerce mondial, d’une part, qui changea la face du monde en ce qui concerne le mouvement des espèces sur le globe, mais, d’autre part, ce fut aussi, à cause de la mort de cinquante millions d’indigènes aux Amériques, la re-forestation du continent après des siècles d’agriculture. Cf. Simon L. Lewis / Mark A. Maslin, „Defining the Anthropocene“, in: Nature, 519, 12 March 2015, 175. 14 „Qui mit jamais à tel pris le service de la mercadence et de la trafique? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passez au fil de l'espée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la negotiation des perles et du poivre […]“ (III, 6, 910). 15 On pourrait par ailleurs passer plus longtemps à examiner ce geste environnemental de Montaigne ici, lorsqu’il se compare aux cargos qu’il déplore plus loin par le simple terme de „vaisseau,“ suggérant qu’il est lui-même transporté, un vaisseau étant, étymologiquement, un petit vase. 16 C’est du moins, à ma connaissance, la façon dont les critiques ont lu ces passages, comme des digressions avant le fameux argument de relativisme culturel. 17 Rappelons ici la conceptualisation de la métonymie comme instabilité par Dominique de Courcelles dans son article „Coup d’essai(s) et coup de maître ès arts“ (dans le présent dossier): „La métonymie, figure de la contiguïté, de la succession temporelle, connote l’instabilité, le désordre et l’ambiguïté du sens, car le temps met toujours en question et en crise la notion de vérité“ (cf. supra, 132). 18 Montaigne, III, 6, 910. Pour une étude poussée et à la portée théorique profonde fondée sur l’extraction, qui analyse cet extrait de Montaigne et le contexte des mines de Potosí, cf. Phillip John Usher, Exterranean: Extraction in the Humanist Anthropocene, en particulier 61-75.