lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2023-0030
0414
2025
48190-191
Des mots sur les maux
0414
2025
Marie Damond
Omniprésente dans la vie quotidienne de Montaigne à partir de 1578, date à laquelle il commence à souffrir, comme son père avant lui, de calculs rénaux, la douleur occupe une place particulière dans son oeuvre, entre questionnement philosophique et expérience personnelle. Sa maladie, dont le nom technique est lithiase rénale, l’essayiste la nomme „gravelle“ ou, plus souvent, (maladie de) „la pierre“ (I, 3, 19; II, 37, 763; II, 3, 355; II, 12, 491). Quand il veut évoquer son cas particulier, il parle avec la familiarité du possessif de „[s]on mal“ ou de „[s]es pierres“ (III, 13, 1094; III, 4, 837). Dans tous les cas, la pierre est en jeu, par l’étymon grec ‚lithos‘ pour le nom actuel et savant, le petit caillou qu’est le latin ‚calculus‘ pour le terme courant, et enfin, s’agissant du mot ‚gravelle‘, par la très ancienne racine *gr- que l’on retrouve dans les substantifs ‚grève‘ et ‚gravier‘, ou encore dans le nom des vins de graves qui croissent sur une terre graveleuse. Quels mots l’essayiste met-il sur les maux dont il souffre, et plus généralement, quels termes utilise-t-il quand il parle de la douleur? Nous nous intéresserons ici, en particulier, à l’héritage des catégories galéniques de douleurs pour comprendre deux champs sémantiques distincts dont use le magistrat bordelais quand il décrit les douleurs physiques. Puis nous verrons que pour lui, la douleur a un goût, ce qui n’est pas sans lien non plus avec la pensée médicale et philosophique antique.
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DOI 10.24053/ ldm-2023-0030 181 Dossier Marie Damond Des mots sur les maux L’expression de la douleur dans les Essais de Montaigne Omniprésente dans la vie quotidienne de Montaigne à partir de 1578, date à laquelle il commence à souffrir, comme son père avant lui, de calculs rénaux, la douleur occupe une place particulière dans son œuvre, entre questionnement philosophique et expérience personnelle. Sa maladie, dont le nom technique est lithiase rénale, l’essayiste la nomme „gravelle“ 1 ou, plus souvent, (maladie de) „la pierre“ (I, 3, 19; II, 37, 763; II, 3, 355; II, 12, 491). Quand il veut évoquer son cas particulier, il parle avec la familiarité du possessif de „[s]on mal“ ou de „[s]es pierres“ (III, 13, 1094; III, 4, 837). Dans tous les cas, la pierre est en jeu, par l’étymon grec ‚lithos‘ pour le nom actuel et savant, le petit caillou qu’est le latin ‚calculus‘ pour le terme courant, et enfin, s’agissant du mot ‚gravelle‘, par la très ancienne racine *grque l’on retrouve dans les substantifs ‚grève‘ et ‚gravier‘, ou encore dans le nom des vins de graves qui croissent sur une terre graveleuse. 2 Quels mots l’essayiste met-il sur les maux dont il souffre, et plus généralement, quels termes utilise-t-il quand il parle de la douleur? Nous nous intéresserons ici, en particulier, à l’héritage des catégories galéniques de douleurs pour comprendre deux champs sémantiques distincts dont use le magistrat bordelais quand il décrit les douleurs physiques. Puis nous verrons que pour lui, la douleur a un goût, ce qui n’est pas sans lien non plus avec la pensée médicale et philosophique antique. Définition médicale de la douleur Si l’écrivain gascon a une approche à la fois empirique et personnelle de la douleur et ne la définit donc pas dans son œuvre, son contemporain Ambroise Paré en donne la définition suivante, que rapporte Roselyne Rey: „un sentiment triste et fâcheux, fait ou par une altération subite ou par solution de continuité“ (Rey 1993: 76). Le mot ‚sentiment‘ est synonyme de ‚sensation‘ et l’adjectif ‚triste‘ a un sens bien plus fort que celui qu’il a aujourd’hui: à la Renaissance, la tristesse est une affliction profonde. De même, l’adjectif ‚fâcheux‘, traduit dans le dictionnaire de Nicot par le latin ‚molestus‘, signifie ‚pénible‘, ‚désagréable‘. Le terme ‚altération‘ renvoie lui à un déséquilibre des humeurs. Quant à la solution de continuité, c’est, toujours selon Roselyne Rey, une „rupture dans les liens de la chair“ (Rey 1993: 76). Cette définition du chirurgien français reprend en fait mot pour mot celle qu’en donne, au deuxième siècle de notre ère, le médecin stoïcien Galien de Pergame. „Car enfin la douleur est une sensation désagréable, de même que le plaisir est une sensation agréable“, 3 dit-il au début du deuxième livre de son De locis affectis (Galien 1854: 507). Et plus loin, il ajoute: „J’ai souvent parlé, dans d’autres écrits, de deux espèces premières de douleurs, savoir: l’altération subite et considérable du 182 DOI 10.24053/ ldm-2023-0030 Dossier tempérament, et la solution de continuité“ 4 (ibid.: 512). Héritier de la théorie des humeurs d’Hippocrate, Galien est en effet particulièrement attentif à la douleur comme symptôme permettant de poser un diagnostic, ce qui explique les descriptions précises des différents types de douleur de ce traité. Il a aussi à cœur de soulager la douleur de son malade, indépendamment de tout diagnostic, comme en témoigne ce passage: „Ces douleurs ne sauraient être distinguées de celles que produit un calcul engagé, avant d’avoir observé les phénomènes consécutifs. Nous ne causerons aucun dommage si, malgré cette ignorance, nous cherchons à soulager.“ 5 Catégories galéniques de la douleur Selon la sensation éprouvée et décrite par le malade, Galien classe les douleurs en quatre catégories: tensive, gravative, pongitive et pulsative. La douleur tensive est due à une tension excessive des nerfs: „Les douleurs des nerfs produisent, en effet, une distension violente qui va d’un côté à l’autre“ (ibid.: 522). La douleur pulsative est ressentie en cas d’inflammation, avec la sensation pour le malade d’entendre battre son pouls: „mais quand il survient une inflammation intense, ou un érysipèle, ou un abcès, nous percevons avec douleur le pouls des artères“ (ibid.: 509). Quant aux deux autres catégories, la douleur gravative et la douleur pongitive, nous les examinerons l’une après l’autre car chacune d’entre elles est à l’origine de termes utilisés par Montaigne dans les Essais pour décrire les maux qu’il ressent ou que ressent autrui. La douleur gravative Pour Galien, la douleur gravative, c’est la douleur que les malades décrivent comme une sensation de pesanteur: „C’est pourquoi on éprouve dans ces organes [sc. le foie, les reins, le poumon] un sentiment de pesanteur, quand ils deviennent la proie de quelque maladie du genre des tumeurs contre nature“ (ibid.: 511). 6 L’adjectif ‚gravatif‘ vient de l’adjectif latin ‚gravis‘ signifiant ‚lourd‘, ‚pesant‘ au sens propre, et, au sens figuré, ‚pénible‘, ‚difficile à porter‘. Cette catégorie de douleur semble remonter à Hippocrate, puisque Galien lui attribue la citation: „Au rein, douleur gravative“ (ibid.). Issu de ce même adjectif latin, le mot ‚grief‘ apparaît bien pour qualifier la douleur chez Montaigne, mais il s’agit de souligner sa force, et non plus une certaine qualité de la sensation. À propos de la torture judiciaire, il demande ainsi dans l’essai „De la conscience“: „Que ne diroit-on, que ne feroit-on pour fuyr à si grieves douleurs? “ (II, 5, 369). Dans l’essai „De l’experience“, il constate: „Les plus griefs et ordinaires maux sont ceux que la fantaisie nous charge“ (III, 13, 1086). Le verbe ‚charger‘ vient rappeler ici l’idée de pesanteur que l’adjectif a perdu. Toujours à propos de la force de l’imagination, l’essayiste rapporte l’histoire d’une femme qui pensait avoir avalé DOI 10.24053/ ldm-2023-0030 183 Dossier une épingle et qui „cuidant l’avoir rendue, se sentit soudain deschargée de la douleur“ (I, 21, 104). Quand une douleur est excessive, le magistrat bordelais évoque sa „pesanteur“, comme ici à propos de l’épouse de Sénèque lorsque ce dernier se suicide: „Apres avoir dit ces paroles en commun, il se destourna à sa femme et, l’embrassant estroittement, comme, par la pesanteur de la douleur, elle defailloit de cœur et de forces, la pria de porter un peu plus patiemment cet accident pour l’amour de luy“ (II, 35, 748). À l’inverse, quand la douleur est faible l’essayiste la qualifie de „legiere“: „l’extreme volupté ne nous touche pas comme une legiere douleur“, constate-t-il dans l’„Apologie“ (II, 12, 492). Ainsi, la catégorie de douleur gravative n’apparaît à proprement parler dans les Essais que par la notion de pesanteur, non plus pour préciser la qualité de la douleur mais pour mesurer sa force. Cette manière de mesurer la douleur à son poids ne saurait être négligée chez un auteur ayant une balance pour emblème, et dont l’œuvre par son titre rappelle la pesée. La douleur pongitive La douleur pongitive n’a pas totalement perdu, pour sa part, la force de la métaphore dont elle est issue. Elle est ainsi définie par Galien: „Commençons par celle [sc. la douleur] qu’on appelle pongitive (νυγματώδης) et qui a pour siège ordinaire les membranes; car la racine du mal semble fixée là où se fait sentir la douleur pongitive; et de ce point elle s’irradie comme d’un centre aux parties voisines“ (Galien 1854: 515). 7 Le médecin grec semble donc expliquer l’adjectif retenu pour qualifier ce type de douleur par la façon dont elle part d’un centre précis pour irradier autour d’elle. Mais le terme grec qu’il emploie, tout comme le verbe dont il est dérivé, renvoie à l’idée de piqûre et de blessure causée par un instrument pointu. Il en va de même pour le verbe ‚pungo‘ dont se sert le traducteur en latin et qui est l’étymon de notre verbe ‚poindre‘: il signifie ‚piquer‘, ‚transpercer‘ et, au sens figuré, ‚poindre‘, ‚tourmenter‘, ‚faire souffrir‘ physiquement ou moralement. Cette sensation d’être comme transpercé par un instrument pointu est décrite par Galien à travers sa propre expérience de malade: „Je me souviens d’avoir éprouvé moi-même une douleur très-violente, qui pouvait être comparée à celle que produirait l’application du trépan, dans le basventre, à l’endroit où nous savons que les uretères descendent des reins à la vessie“ (ibid.: 513). Cette douleur pongitive est présente dans les Essais, à travers le verbe ‚poindre‘ et ses dérivés, que l’on retrouve sous la plume de Montaigne à plusieurs reprises. Ainsi dans l’essai „De la cruauté“ évoque-t-il tour à tour les „pointes d’une forte colique“, „les aigres pointures“ qui parfois le „pressent“, ou les moments où „(s)es ureteres languissent sans (le) poindre si fort“ (II, 11, 424). Dans „De l’exercitation“, il constate que les „pointures“ des maladies sont moins fortes qu’il ne les avait imaginées (II, 6, 372). Le commerce des livres, constate-t-il, „esmousse les pointures de la douleur, si elle n’est du tout extreme et maistresse“ (III, 3, 827). Ici, la métaphore 184 DOI 10.24053/ ldm-2023-0030 Dossier de la douleur comme pointure est renforcée par l’emploi du verbe ‚émousser‘ qui signifie ‚rendre moins tranchante, moins pointue‘ une lame. Montaigne la reprend quand il évoque plus loin les douleurs et les peines, physiques ou morales, qui l’atteignent davantage à présent qu’il a vieilli: „Je fuis de mesme les plus legeres pointures; et celles qui ne m’eussent pas autres-fois esgratigné, me transpercent à cette heure: mon habitude commence de s’appliquer si volontiers au mal“ (III, 5, 843). La sensation physique de blessure transparaît ici dans les verbes ‚égratigner‘ et ‚transpercer‘. C’est donc bien à un type de douleur que l’essayiste renvoie quand il évoque ces pointures, et non simplement à une douleur particulièrement forte. Les coliques et le vivre coliqueux C’est de cette catégorie de douleur pongitive que ressortissent, selon Galien, les douleurs au colon (τὸ κῶλον), ce qui explique qu’on les appelle ‚coliques‘ (κωλίκα). Mais, pour le médecin grec, „[c]es douleurs ne sauraient être distinguées de celle que produit un calcul engagé“ (Galien 1854: 514). Et c’est bien le terme de ‚colique‘ que Montaigne emploie également pour désigner son mal, attestant qu’il est passé dans le langage courant pour désigner de fortes douleurs au ventre. Ainsi dans l’essai „De la ressemblance des enfans aux peres“ constate-t-il: „Je me suis envieilly de sept ou huict ans depuis que je commençay [à écrire les Essais]: ce n’a pas esté sans quelque nouvel acquest. J’y ai pratiqué la colique par la liberalité des ans“ (II, 37, 759). C’est, de tous les maux, celui qu’il redoutait le plus, nous dit l’essayiste dans la suite du texte. Et de fait, d’autres passages de l’œuvre insistent sur leur caractère particulièrement douloureux: „Je suis aus prises avec la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle et la plus irrémédiable“, avoue-t-il juste après (II, 37, 760). Ailleurs, sans évoquer directement son propre cas, la „maladie de la pierre“ est encore associée à d’atroces douleurs. Dans un des premiers chapitres, par exemple, un vieil homme, dit Montaigne, est „tourmenté de douleurs extremes de la pierre“ (I, 3, 19). Il emploie presque les mêmes mots à propos d’Épicure mourant „tourmenté, comme il dit, des extremes douleurs de la colique“ (II, 8, 401). Dans sa réflexion sur le suicide qu’est l’essai „Coutume de l’Isle de Cea“, il cite Pline qui „dit qu’il n’y a que trois sortes de maladies pour lesquelles eviter on aye droit de se tuer: la plus aspre de toute, c’est la pierre à la vessie quand l’urine en est retenüe“ (II, 3, 355). Une fois atteint de ce mal extrême, Montaigne ne songe pourtant pas au suicide, non pour des raisons de morale chrétienne mais par la force de l’habitude: Mais c’estoient vaines propositions. Il s’en fallait tant que j’en fusse prest lors, que, en dixhuict mois ou environ qu’il y a que je suis en ce malplaisant estat, j’ay des-jà appris à m’y accomoder. J’entre des-jà en composition de ce vivre coliqueux; j’y trouve de quoy me consoler et de quoy esperer (II, 37, 759). Il n’est pas exactement question ici de „coliques“ mais du „vivre coliqueux“. L’infinitif substantivé, dont l’emploi n’est guère surprenant à cette époque et chez Montaigne, DOI 10.24053/ ldm-2023-0030 185 Dossier souligne néanmoins le caractère concret et quotidien de la maladie. L’adjectif coliqueux associé à cet infinitif est donc inattendu, si on le considère comme technique: le Trésor de la langue française n’en relève la première occurrence en français qu’en 1579, chez Ambroise Paré, au sens de „qui est propre à la colique“. La deuxième occurrence est signalée dans notre passage. C’est qu’il nous semble ici que Montaigne ne fait pas un emploi technique du terme. Le „vivre coliqueux“, c’est simplement la vie de celui qui a des coliques, qui n’est pas justement une existence ordinaire à laquelle se serait greffée la maladie, mais bien une façon différente de vivre, toute entière colorée par les accès de souffrances. Dans un usage similaire de l’épithète, Montaigne parle plus loin de la „qualité pierreuse“ qu’il tient de son père (II, 37, 763). Le goût de la douleur L’essayiste s’approprie donc le vocabulaire médical pour mieux partager son expérience personnelle et concrète de la maladie et de la douleur qui l’accompagne. Et, chez lui, cette dernière a une caractéristique étonnante: elle a un goût. C’est ainsi que les „pointures“ de ses coliques sont „aigres“, ou que les douleurs pénitentielles des chrétiens se doivent d’avoir „de l’aigreur poignante“ (II, 37, 763; I, 30, 200). D’autres fois, sans être poignante, la douleur a tout de même de l’aigreur (II, 35, 748). Parfois enfin, c’est l’adjectif ‚aspre‘ que l’on trouve sous la plume de l’essayiste: de toutes les maladies „la plus aspre“, nous l’avons vu, selon Pline, est celle de „la pierre à la vessie“ (II, 3, 355). On peut relever encore que la maladie a fait chez Montaigne, selon lui, „ses commencements beaucoup plus aspres et difficiles qu’elle n’a accoustumé“ (II, 37, 763). Dans ce même passage, c’est l’âpreté de ses coliques qu’il évoque, ou qu’il relativise: „Mais l’effet mesme de la douleur n’a pas cette aigreur si aspre et si poignante qu’un homme rassis en doive entrer en rage et en desespoir“ (II, 37, 760). Par-delà l’originalité de Montaigne, cette confusion entre les sens du toucher et du goût est présente lexicalement dans les termes eux-mêmes, tant en français qu’en latin. Ainsi le verbe ‚poindre‘, tout comme son étymon latin ‚pungo‘, est-il aussi utilisé pour caractériser un goût que l’on dirait aujourd’hui piquant: on trouve à l’entrée ‚poindre‘ du dictionnaire de Nicot l’exemple „Cette herbe poinct et picque“. Le terme ‚aigreur‘ est un dérivé de l’adjectif ‚aigre‘ qui rappelle la pointe par son étymon ‚acer‘, mais il désigne avant tout, tant en français qu’en latin, le piquant d’une saveur, l’aigreur d’une boisson en particulier. Enfin l’adjectif ‚âpre‘ renvoie à la fois à une sensation de rugosité au toucher et de piquant au goût. Nicot donne d’ailleurs comme définition du terme ‚aspreté‘: „qui pique sous la langue comme le vin“. Galien lui-même dans le De locis affectis n’a de cesse de dénoncer cette manière de qualifier la douleur par des termes liés au goût, qu’il attribue à un certain Archigène dont il dénonce le manque de clarté (Galien 1854: 516). Si Galien met cette confusion sur le compte des sensations causées par les maux de dents, nous pou- 186 DOI 10.24053/ ldm-2023-0030 Dossier vons de notre côté voir, comme le rappelle Frédéric Le Blay, une tradition aristotélicienne et plus généralement une tradition philosophique qui précède le médecin grec et qui rapprochait le goût du sens du toucher (Le Blay 2006: 85). Ainsi trouve-t-on dans le De Anima d’Aristote cette remarque: De surcroît, les animaux possèdent le sens de la nourriture, puisque le toucher est sens de la nourriture. C’est, en effet, d’aliments secs, humides, chauds ou froids que se nourrissent tous les animaux. Or le sens qui correspond à ces qualités-là, c’est le toucher. Et les autres qualités perçues sont accidentelles, parce qu’à la nature d’un aliment, sa sonorité ne contribue en rien, ni sa couleur, ni son odeur. Quant à la saveur, c’est l’une particulière des choses perceptibles au toucher (II, 3, 414b). L’originalité de Montaigne est à chercher plutôt dans sa façon de goûter le monde en général et la douleur en particulier. C’est ainsi le verbe ‚gouster‘ qu’il choisit d’utiliser pour qualifier son entreprise d’introspection, en dernier lieu, après la plus attendue métaphore du regard: „Le monde regarde tousjours vis à vis; moy, je replie ma veue au dedans, je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant soy; moy, je regarde dedans moy: je n’ay affaire qu’à moy, je me considère sans cesse, je me contrerolle, je me gouste“ (II, 17, 657). Quand il rappelle dans l’essai „Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l’opinion que nous en avons“ que la douleur est une réalité indépassable, c’est l’exemple du goût du vin qui vient sous sa plume en parallèle à celui des coups: „Ferons-nous croire à nostre peau que les coups d’estriviere la chatouillent? Et à nostre goust que l’aloé soit du vin de graves? “ (I, 14, 55). Inversement, quand le vin est mauvais, son goût devient douloureux: „Si vous fondez votre volupté à le boire agreable, vous vous obligez à la douleur de le boire par fois desagreable“ (II, 2, 343). Par-delà les héritages sémantiques de la philosophie et de la médecine, Montaigne goûte donc la douleur comme il goûte le vin ou la vie. Si le magistrat bordelais n’a bien sûr pas lu Galien, la forte influence du médecin grec et philosophe stoïcien sur la médecine de son temps transparaît dans le vocabulaire qu’il utilise pour exprimer la douleur. L’adjectif ‚grief‘ et plus généralement toutes les métaphores qui évoquent le poids des maux ont pour origine la douleur gravative, même si l’essayiste souligne ainsi moins la qualité de la douleur que son intensité. Quand il évoque des douleurs „poignantes“, les „pointures“ que lui donnent ses maux ou les „pointes d’une forte colique“, il ne s’agit non seulement d’évoquer la violence des accès, mais aussi un certain type de maux de ventre, qui provoquent ce que Galien appelle après Hippocrate des douleurs pongitives. Caractérisées dans les Essais par des adjectifs qui renvoient autant au goût qu’au toucher, qu’elles soient aigres ou âpres, elles nous rappellent qu’avant Galien, et sous l’influence d’Aristote, goût et toucher ne sont pas clairement distingués. Au-delà des catégorisations médicales et philosophiques se détache tout de même chez Montaigne une tendance à goûter sa douleur, comme il aime à se goûter lui-même. C’est que, chez l’essayiste, le savoir a une saveur. DOI 10.24053/ ldm-2023-0030 187 Dossier Il ne faut pas penser que ces catégories galéniques de douleur dont l’on trouve une trace encore dans les Essais disparaissent avec la médecine moderne et a fortiori contemporaine. Dans le questionnaire de Saint-Antoine, 8 questionnaire médical destiné à évaluer la douleur des patients et encore utilisé de nos jours, certains adjectifs renvoient directement à ces catégories: telle la douleur pulsatile, la douleur en coup de poignard ou la douleur lourde. C’est que les catégorisations de douleur partent toujours du patient pour rejoindre l’idée que peut s’en faire le médecin, au croisement des sensations toujours subjectives et de la nécessité de les exprimer dans un langage commun. Aussi le travail de catégorisation dans le but d’évaluer la douleur est-il toujours à recommencer, dans un dialogue entre médecine, philosophie et littérature. Puisse Montaigne, par son témoignage, apporter sa pierre à cet édifice. Aristote, De l’âme, in: id., Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2014. Galien, Des lieux affectés, in: Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien, vol. 2, trad. Charles Daremberg, Paris, Baillère, 1854, https: / / archive.org/ details/ oeuvresanatomi qu02gale (dernier accès: 19/ 12/ 24). —, De locis affectis, in: Galeni Opera omnia, ed. Carolus Gottlob Kühn, 1821, https: / / archive.org/ details/ hapantaoperaomni08galeuoft/ page/ n9/ mode/ 2up (dernier accès: 19/ 12/ 24). Montaigne, Michel de, Essais, ed. Pierre Villey, Paris, PUF, 1965; réed. „Quadrige“, 2004. Le Blay, Frédéric, „Penser la douleur dans l’Antiquité: enjeu médical ou philosophique? “, in: Francis Prost / Jérôme Wilgaux (ed.), Penser et représenter le corps dans l’Antiquité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, 79-92. Rey, Roselyne, Histoire de la douleur, Paris, La Découverte, 1993. 1 Une seule fois: en III, 1, „De l’expérience“, 1093: „La goutte, la gravelle, l’indigestion sont symptomes des longues années, comme des longs voyages la chaleur, les pluies et les vents“. Les références à Montaigne renvoient à l’édition Villey-Saulnier des PUF, avec en chiffres romains le livre, suivis en chiffres arabes du chapitre puis de la page. 2 Vin du Bordelais que Montaigne connaît et qu’il cite dans un long passage sur la douleur dans l’essai „Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l’opinion que nous en avons“ (I, 14), sur lequel nous reviendrons. 3 Nous citons le De locis affectis en français dans la traduction de Daremberg et en latin ou en grec dans l’édition de Kuhn. Ici la citation se trouve p. 70 chez Kuhn: „Nam dolor molestus sensus est („ὁ γάρ τοι πόνος αἴσθησίς ἐστιν ἀνιαρὰ“), sicuti voluptas placidus est sensus.“ 4 P. 80 chez Kuhn: „δύο τοὺς πρώτους τρόπους ὀδύνης ἀθρόαν ἀλλοίωσιν κράσεως καὶ συνεχείας λύσιν“; en latin „temperamenti alterationem et continuitas solutionem“. 5 P. 83 chez Kuhn: „Non tamen ob hujusmodi ignorantiam; quod ad doloris mitigationem attinet, ullum damnum capimus“. Le grec parle „d’adoucir la douleur“ („τὸ πραῦναι τὴν ὀδύνην“). On note le souci de ne pas nuire („οὐ μὴν οὐδε βλαπτόμεθά τι“ en grec) au patient. 6 P. 78 chez Kuhn. Le latin parle de ‚gravitas‘ et le grec emploie le substantif ‚τὸ βάρος, ους‘. 7 P. 86 dans l’édition de Kuhn: „Igitur iterum incipiamus ab eo quem punctorius vocant, qui circa membranas potissimum constitit, ipsius affectus veluti radice eo loco fixa, ubi membrana pungi videtur, dolore vero circa locum punctum ad magnum spatium circulatim se 188 DOI 10.24053/ ldm-2023-0030 Dossier fundente“. Le grec utilise l’adjectif ‚νυγματώδης‘ (‚piquant‘), le verbe ‚νύσσω‘ signifiant ‚piquer‘, ‚frapper‘, avec une lance ou une épée, par exemple. 8 Ce questionnaire, élaboré en 1975 par le Dr. Boureau et son équipe à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, sert à évaluer la douleur des patients. Il est encore actuellement utilisé, dans sa version complète ou abrégée, dans de nombreux hôpitaux francophones. On le trouvera dans de nombreux manuels de médecine sur la douleur, par exemple dans Douleurs, soins palliatifs et accompagnement, ed. Serge Perrot, Paris, Méd-line édition, 2016.
