lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2023-0036
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Enfants de la honte (et de l’amour) au premier et au second degré: Des étoiles sombres dans le ciel (2011) de Nadia Salmi
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Marina Ortrud M. Hertrampf
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DOI 10.24053/ ldm-2023-0036 27 Dossier Marina Ortrud M. Hertrampf Enfants de la honte (et de l’amour) au premier et au second degré: Des étoiles sombres dans le ciel (2011) de Nadia Salmi „La honte en héritage et les blessures en partage. Pour moi. Pour nous qui sommes peut-être quatre cent mille aujourd’hui à avoir un arbre généalogique aux racines vénéneuses.“ 1 Nadia Salmi Introduction La honte est-elle héréditaire? Et la honte peut-elle se transmettre d’une génération à l’autre? Ce sont des questions existentielles que la journaliste Nadia Salmi (née en 1977) aborde dans son premier roman, Des étoiles sombres dans le ciel, paru en 2011. 2 Le récit polyphone, à la fois questionnement de soi et enquête sur une famille monoparentale sur deux générations, aborde au premier degré un sujet longtemps totalement tabou dans le discours public et privé français et allemand, et qui n’est que lentement exploré depuis le début du millénaire: à savoir le sort des enfants des soldats d’occupation de la Seconde Guerre mondiale. Au second degré, la narratrice autodiégétique tente de combler le vide laissé par son propre père, un migrant marocain, et d’aborder la question de la transmission intergénérationnelle des relations binationales, déficitaires et dysfonctionnelles, sur fond d’échec de sa propre relation ratée avec le jeune Espagnol Diego. L’événement déclencheur de la création/ de l’écriture du récit est le décès de la grand-mère de l’autrice en 2005, date à laquelle on lui remet quelques lettres et photos d’un grand-père jusqu’alors inconnu en uniforme de soldat de la Wehrmacht. En 2007, Nadia Salmi décide d’en savoir plus sur ce mystérieux Hans K. et commence une enquête qu’elle mènera pendant quatre ans. Quand l’amour est une honte ou: réflexions sur une hontologie franco-allemande En allemand, pour désigner les ‚enfants de la honte‘, on parle des ‚Kinder der Schande‘, signifiant que les enfants ainsi qualifiés sont le résultat d’une perte d’honneur et sont associés, comme leur mère, à l’indignité. Ce qui est supposé être honteux et moralement répréhensible est induit et sanctionné par le mépris social et le dédain, ce qui entraîne une honte subjective („Scham“ en allemand) et affecte durablement l’estime de soi et les possibilités sociales des personnes concernées. 28 DOI 10.24053/ ldm-2023-0036 Dossier Que ce soit en Allemagne ou en France pendant et après la Seconde Guerre mondiale, se lier avec des soldats ennemis était considéré comme un signe de trahison de la patrie et de déloyauté nationale. Dans la pensée fortement nationaliste de l’époque, ces enfants sont des crimes raciaux et moraux: par leur promiscuité sexuelle, les jeunes femmes ont porté la honte sur elles-mêmes comme sur leur famille - et les ‚conséquences‘ de cette honte, leurs enfants, sont considérés comme la honte personnifiée. Dans l’histoire familiale de Nadia Salmi, c’est Thérèse, la grand-mère de la narratrice autodiégétique, qui cause la honte: peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la jeune fille de 21 ans, sans expérience, tombe amoureuse de Hans, un jeune officier de la Wehrmacht allemande fuyant le camp de prisonniers de Douai, qu’elle aide à se cacher. Apolitique comme l’est Thérèse, elle s’en tient à l’image germanophile de la „vieille“ Allemagne forgée par Mme de Staël, qui avait pourtant déjà été dénoncée comme une „idée chimérique“ (Caro 1872: 7), au moins depuis Les Jours d’épreuve (1872) d’Elme-Marie Caro: […] c’est un cauchemar de voir sa patrie en conflit avec une culture qu’elle adore. Elle évoque son admiration pour Marlene Dietrich et sa passion pour Bach. Tant de talents, tant de sources d’inspiration. Pour Thérèse. Le pays de Hans, c’est ça, uniquement ça. (Salmi 2011: 26) En effet, Thérèse semble avoir succombé au romantisme exalté: telle une Emma Bovary, elle rêve du grand amour en défiant la réalité: „Dans les bras de Hans, elle ignore qu’elle se détruit quand tout est à reconstruire“ (ibid.: 27). Enfin, le jeune couple trouve refuge à Villeurbanne chez Claire, la mère bienveillante, ouverte et tolérante de Thérèse. Néanmoins, l’amour secret et interdit ne dure que peu de temps, jusqu’à ce que Hans retourne en Allemagne pour retrouver sa famille (il a une femme et une fille qui l’attendent). Le fruit de cet amour grandit pourtant en Thérèse - une situation aussi paradoxale que sans issue: avoir un enfant de ‚l’ennemi‘ est un scandale social qui entraîne le rejet public et l’ostracisme. En même temps, dans une France sans enfants, l’avortement est poursuivi comme un „crime contre l’État“ (ibid.: 50). Thérèse, qui comprend peu à peu que Hans ne reviendra jamais en France, considère l’enfant, à qui elle donne le nom d’Ingrid, stigmatisant dans la France d’après-guerre, comme la personnification douloureuse de son amour malheureux. Vexée par la culpabilisation sociale qu’elle subit elle-même, Thérèse n’arrive pas à créer un lien émotionnel avec sa fille, l’enfant du ‚boche‘, et projette sa prétendue culpabilité sur sa fille. Pendant toute son enfance et son adolescence, Ingrid lutte en vain pour obtenir l’amour de sa mère et finalement, la relation mère-fille dysfonctionnelle conduit Thérèse à se libérer de sa honte en rompant le contact avec sa fille si ‚encombrante‘ (selon le dicton „loin des yeux, loin du cœur“). Avec son nouvel amour Francis, Thérèse a Billy et Erick, Ingrid reste en revanche la fille maudite. Le vide familial produit par un père inconnu dont les origines sont cachées et une mère qui a rejeté sa fille font d’Ingrid une orpheline émotionnelle. Même si Claire élève sa petite-fille avec amour et tente de renforcer la confiance en soi DOI 10.24053/ ldm-2023-0036 29 Dossier d’Ingrid, 3 l’absence de l’amour de sa mère a des effets durables sur celle-ci dans la mesure où elle reste psychologiquement très fragile et n’est à son tour guère en mesure d’établir un vrai repère émotionnel pour sa propre fille: „Elle vit dans la souffrance, dans la lourdeur, comme une victime, comme une petite fille dans un corps d’adulte“ (ibid.: 20). Revenons à la notion de ‚honte‘ en tant que telle. Selon Gilles Deleuze et Félix Guattari, la honte est considérée comme un sentiment caractéristique du XXe siècle. 4 En effet, le discours sur la honte est central chez de nombreux psychanalystes (p. ex. Sigmund Freud), philosophes (p. ex. Jacques Lacan) et sociologues (p. ex. Pierre Bourdieu) et le devient aussi, au plus tard au tournant du millénaire, dans la littérature. C’est notamment chez Didier Eribon et Annie Ernaux que la honte devient un aspect majeur du travail littéraire. Il en va de même pour les autobiographies testimoniales, les autofictions et les textes docufictionnels sur le destin des enfants de l’Occupation, qui apparaissent de plus en plus souvent sur le marché du livre à la même époque. 5 Mais il s’agit ici d’un autre type d’hontologie que celle d’Eribon: certes, dans les textes sur un chapitre trop longtemps ignoré de l’après-guerre franco-allemande, il est aussi question de formes d’infériorisation et de soumission, mais, contrairement à La société comme verdict. Classes, identités, trajectoires (2013) d’Eribon, la honte centrale ici n’est pas une question d’origine sociale et de classe, mais plutôt d’amour interdit et tabou pour des raisons patriotiques - indépendamment des classes sociales. Cette honte naît donc plutôt de l’attitude idéologique de toutes les classes sociales de la société qui condamne toute fraternisation et honnit en particulier les relations amoureuses extraconjugales comme étant „une collaboration horizontale“ (Slami 2011: 24). En effet, la stigmatisation sociale des relations affectives ou/ et sexuelles entre les anciens adversaires de la guerre repose sur la perpétuation de stéréotypes essentialistes généralisateurs de l’homme allemand comme mal incarné - exprimés dans la citation suivante par le „on“ allitératif: Ils n’ont pas le droit de s’aimer à voix haute. C’est indécent. On ne badine pas avec un Boche. On n’aime pas un ennemi. On ne fait pas l’amour avec un monstre. On lui fait la guerre, avec des armes autres que celles de la séduction. On le déteste. On l’exècre pour tout ce qu’il représente… Les années de souffrance, les privations, les bombes, les „Heil Hitler “, les déportations, les camps de concentration, les expériences pseudo-médicales, les chambres de gaz. Non, on ne s’amourache pas d’un soldat à la botte du nazisme. C’est un délit. (Salmi 2011: 24) Les conséquences de la honte: se taire et parler La honte qui pèse sur des jeunes mères compromises est profonde et conduit à des mécanismes de refoulement -Thérèse, comme nous l’avons déjà mentionné, coupe littéralement le contact avec sa ‚fille maudite‘. La peur de parler de la honte ne fait pas mourir Thérèse, mais elle meurt avec sa honte inexprimée; voire pire - sur son 30 DOI 10.24053/ ldm-2023-0036 Dossier lit de mort, elle refuse de dire un dernier mot à sa fille et se détourne explicitement d’elle: Thérèse V. est morte en novembre 2005, à l’âge de 81 ans avec des souvenirs si encombrants que, jusqu’à la fin, elle a tout fait pour les garder enfouis. À quoi bon remuer le passé franco-allemand? On ne parle pas de ces choses-là. On oublie. On fait comme s’il n’y avait rien à dire. Pour ne pas déranger. Parce que c’est commode. Cela dit, on espère quand même une révélation. Juste une. Mais non. Sur son lit de mort. Mon aïeule n’avoue rien, ne regrette rien, ne dit rien de spécial. […] Ingrid s’avance seule, les sourcils froncés, et lui demande: „Tu sais qui je suis? “ Oui bien sûr. Thérèse V. l’a toujours su. Elle aurait aimé oublier. Mais, même là, malade, elle se souvient d’elle. Elle lui répond oui avant de se détourner et de fixer le mur. Ingrid s’approche, troublée, et lui dit: „Tu ne veux pas me parler? “ Silence. Toujours le silence. La mère tourne le dos à sa fille. Elle ne la regarde pas, elle veut qu’on la laisse tranquille. Elle veut mourir en paix, ne pas avoir à ruminer, à repenser à ce que son enfant représente. (Salmi 2011: 13; 14) C’est ce silence qui amène sa fille à ses limites psychiques. L’instabilité d’Ingrid pousse finalement l’autrice à briser le silence et le mensonge, afin de rendre justice à sa mère et de combler le vide laissé par le père inconnu. La quête des traces de Hans K. commence: l’autrice parvient finalement à entrer en contact avec la famille de Hans, décédé en 1962, à Hürth, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Contre toute attente, Nadia et sa mère sont très bien accueillies par les filles légitimes de Hans, Rosemarie et Irène, ainsi que par leur famille - et ce, bien que la famille allemande ait vécu avec le mensonge de Hans et ait ignoré l’existence d’un enfant illégitime en France. Le silence qu’Ingrid n’a pas pu briser elle-même a été rompu par sa fille, qui semble incomparablement plus forte. 6 Dans une sorte d’inversion des rôles, la fille prend soin de sa mère et la libère de sa honte. Sa recherche de traces et l’écriture sur la honte ont un effet libérateur et „follement salvateur“ (ibid.: 251): Ingrid a trouvé la famille de ses rêves. La tienne, aimante et chaleureuse. Le chagrin peut s’estomper. Aujourd’hui, une nouvelle vie commence sur les cendres du silence, sur la reconnaissance et l’acceptation de ses origines… (ibid.: 253) Le fait que l’autrice réussisse avec assurance à prendre la honte de sa mère, à prendre la parole à sa place et à briser le silence, manifeste en même temps un processus de déplacement psychique que le neuropsychiatre Boris Cyrulnik a décrit comme suit: Le honteux aspire à parler, il voudrait bien dire qu’il est prisonnier de son langage muet, du récit qu’il se raconte dans son monde intérieur, mais qu’il ne peut vous dire tant il craint votre regard. Il croit qu’il va mourir de dire. Alors il raconte l’histoire d’un autre qui, comme lui, a connu un fracas incroyable. (Cyrulnik 2010: 8-9) En prenant en charge le destin honteux de sa mère et en en parlant pour elle, Nadia parle aussi implicitement de sa propre honte, car elle aussi a grandi sans père. Son DOI 10.24053/ ldm-2023-0036 31 Dossier enfance sans père est le reflet de celle de sa mère - ou une transmission intergénérationnelle à la génération post-mémoire (Hirsch 2012): 7 Comme Ingrid, je n’ai pas eu de père. Comme maman, je n’ai jamais ou très peu dit „papa“. Pap… L’homme aux abonnés absents. De génération en génération. L’avantage avec la tienne, c’est que j’ai du recul. Entre toi et moi, il y a ma mère pour faire écran, pour me protéger, d’où mon choix de me concentrer sur ce qui me touche au second degré. C’est lâche, oui. Mais mon père, c’est une autre histoire, une souffrance plus ou moins maîtrisée que je préfère ne pas te raconter pour ne pas craquer. 8 (Salmi 2011: 41) Même si avoir une mère célibataire n’est plus guère un tabou social dans les années 1970, le fait que son père soit un immigré marocain a un impact sur elle dans la mesure où elle est confrontée, en tant que métisse, au racisme structurel de la France contemporaine. Alors que le stigmate social du père non français est phénotypiquement invisible chez sa mère et que l’altérité nationale socialement bannie n’apparaît que dans le prénom typiquement allemand Ingrid, la narratrice doit sans cesse se justifier: Parfois mes origines m’épuisent… Encore aujourd’hui, une personne m’a demandé d’où je venais. Qu’est-ce que ça peut faire? Je suis française et alors? Alors, non. L’autre insiste. Avec mon physique, je suis sûrement autre chose. Ah ça… Oui mon père est marocain et ma mère est franco-allemande. Voilà pour le pedigree. À utiliser avec prudence. Je ne parle pas l’arabe, ni l’allemand. Ich bin un melting-pot étonnant. (ibid.: 40) Ainsi, Nadia Salmi associe la problématique de la post-mémoire des enfants ‚illégitimes‘ de la Seconde Guerre mondiale à la critique d’un certain racisme structurel en France envers des personnes issues de l’immigration, mais sans que ce thème soit vraiment approfondi. Pour l’autrice, il s’agit plutôt d’accepter l’ascendance paternelle de sa mère et de surmonter toute honte. Éclairer les ténèbres familiales: libération et réconciliation L’objectif déclaré de l’autrice est de mettre en lumière ce que Thérèse a emporté avec elle dans sa tombe, de traiter la honte et, ainsi, de la surmonter. En effet, l’autrice y parvient, comme elle le constate avec assurance: „J’ai mis de la lumière là où tout n’était qu’ombre, de la légèreté dans tout cette lourdeur“ (ibid.: 252). En se penchant sur la face cachée de sa propre histoire familiale, la narratrice se réconcilie avec le destin de sa famille, que tant d’autres dans le contexte franco-allemand de la Seconde Guerre mondiale partagent et dont ils souffrent également: Au fil des ans, ma déclaration de guerre au tabou s’est transformée en déclaration d’amour. Je suis désormais fière de faire partie de cette lignée-là, de cette union franco-allemande, incarnation de l’Europe avant l’heure et terreau fertile à la tolérance. (Ibid.: 254) 32 DOI 10.24053/ ldm-2023-0036 Dossier Plus encore: alors que ni la fille ni la petite-fille ne pardonnent le silence de Thérèse et qu’elles ne font preuve d’aucune compréhension à son égard, 9 les recherches et le remplissage imaginaire des innombrables blancs de l’histoire entre Thérèse et Hans permettent à la petite-fille de se rapprocher émotionnellement - certes de manière purement imaginaire - de son grand-père inconnu, décédé bien avant sa naissance. Bien qu’il ne fasse aucun doute que Hans ait abandonné Thérèse et qu’il ait gardé le silence sur sa fille jusqu’à sa mort, l’autrice fait preuve d’une énorme empathie envers cet inconnu. Cela se manifeste d’une part par le fait qu’une partie du récit s’adresse à la deuxième personne au grand-père inconnu, à la manière d’un journal intime surtitré de la date, et qu’elle l’apostrophe finalement aussi par l’affectueux „papy“. D’autre part, la narratrice insinue que Hans - contrairement à Thérèse - est finalement mort de la honte non exprimée. Il est intéressant de noter que, dans l’imaginaire de l’autrice, Hans est déchiré intérieurement et se sent coupable de renier officiellement sa fille, alors que Thérèse ne représente pour lui qu’un danger pour sa nouvelle vie en Allemagne: […] il imagine Ingrid, sa fille illégitime, la seule vraie victime. Pour lui, Thérèse n’en est plus une. Trop harcelante, trop envahissante même si elle est un bon souvenir. […] Il pleure une enfant qu’il ne reconnaîtra sans doute jamais. Il est en train de sombrer à cause de ce secret. Il se sent maudit. (Ibid.: 157; 159) La représentation idéalisée de Hans, brisé par sa culpabilité, est à l’opposé de celle de Thérèse, représentée comme l’incarnation d’une mauvaise mère. Elle parvient à refouler complètement sa honte et à recommencer une vie heureuse. Pour Hans, en revanche, comme il l’écrit dans l’une des rares lettres qu’il adresse à Thérèse, seuls des rayons d’espoir ternis se profilent à l’avenir: „Dès qu’on a pris un peu d’espoir, il y a de nouveau des étoiles sombres dans le ciel“ (ibid.: 61). Pour l’autrice et surtout pour sa mère, l’imaginé Hans agit au contraire comme „une étoile filante“ (ibid.: 254), qui apporte lumière et confiance dans l’obscurité émotionnelle de la vie d’Ingrid. Il est en effet remarquable que Thérèse, bien que victime de l’hostilité de la période post-occupation, soit exclusivement considérée par la mère, la fille et la petite-fille comme ce qu’on appelle en allemand une ‚Rabenmutter‘ (mauvaise mère qui abandonne volontiers son enfant). D’un point de vue psychologique, c’est vers le père ou le grand-père biologiques que se concentre tout le désir d’une figure paternelle aimante, que l’autrice n’a pas non plus. En conséquence, Hans, dont on ne saura finalement rien de plus sur son caractère ou sa psyché, devient en quelque sorte la surface de projection de tous les désirs et bénéficie ainsi paradoxalement d’une certaine déculpabilisation - même si la proximité émotionnelle est surtout due à sa famille très accueillante. DOI 10.24053/ ldm-2023-0036 33 Dossier De l’individuel au collectif: de l’enquête autobiofictionnelle à l’autosociobiographie Conçu à première vue comme le récit d’une enquête, Des étoiles sombres dans le ciel se caractérise par son hybridité. Il y a des chapitres en forme de lettres ou de journaux intimes déjà évoqués, dans lesquels la narratrice autodiégétique s’adresse à son grand-père imaginaire. À côté de cela, nous trouvons des passages ‚historiques‘ ou bien ‚romanesques‘ pour ainsi dire (typographiquement différenciés par une autre police et taille de caractères), dans lesquels l’histoire de Hans et Thérèse est racontée à partir d’une narration hétérodiégétique à focalisation zéro. Cette représentation fictionnelle repose toutefois sur des archives, documents officiels et lettres, qui sont tissés dans l’ensemble du roman - également avec une typographie en italique clairement distinguée. Il en résulte un réseau polyphonique dans lequel les lecteurs et lectrices participent au difficile jeu de puzzle de la recherche des traces du grand-père de l’autrice. En s’interrogeant sur l’identité de l’autrice dans le contexte de la généalogie familiale, le livre de Nadia Salmi appartient au genre autofictionnel du récit de filiation, très en vogue de nos jours, qui ne présente justement pas des mondes familiaux intacts, mais se focalise tout au contraire sur les dysfonctionnements assez souvent observés après la Seconde Guerre mondiale et leurs conséquences sur les jeunes générations: Le récit romanesque se fait alors romance généalogique en quête d’un héritage qui ne sera le plus souvent que fabuleusement rêvé. Car ces légendes familiales sont déchirées par les failles, les lacunes et les manques: la filiation devient incertaine et oblique; l’héritage prend la forme d’un trésor à jamais enfoui…. Quant au questionnement identitaire du sujet, s’il se fait recherche d’une origine généalogique ou familiale tangible, il aura tôt fait de se fourvoyer. (Coyault 2015: 9) L’éclairage autobiofictionnel de l’histoire familiale de l’autrice dépasse cependant le niveau individuel et devient un récit autosociobiographique supra-individuel dans la mesure où il s’agit d’une histoire pars pro toto, c’est-à-dire d’un destin comme l’ont vécu des milliers de Français (mais aussi Allemands, Belges etc.). Il s’agit donc d’une révision de l’histoire officielle et d’une réécriture du récit national à deux niveaux, notamment dans la dimension historique concernant les enfants de la honte et dans la dimension contemporaine concernant les enfants issus de relations binationales. Le récit s’inscrit ainsi dans la mouvance littéraire qu’Alexandre Gefen a considérée comme caractéristique de la littérature française contemporaine, à savoir la volonté de rendre un hommage littéraire aux „oubliés de la grande histoire“ et de remplir ainsi une „fonction réparatrice“ (Gefen 2017: 10). Rompre le silence par le biais d’un texte littéraire peut en même temps être considéré comme un acte politique au sens de la „littérature d’implication“ (Blanckeman 2015), dans la mesure où le récit remet en question le Grand récit national. 10 Nadia Salmi délivre le message engagé dont elle se veut l’intermédiaire, encore une fois sans équivoque et en allant droit au but dans l’épilogue de son récit: 34 DOI 10.24053/ ldm-2023-0036 Dossier Après quatre ans de lutte contre le silence, il me faut révéler encore un secret… Le dernier, à voix haute. Il n’y a pas de honte à avoir pour grands-parents un soldat allemand de la Wehrmacht et une Française à poil d’être tondue. Ce qui est honteux, c’est d’avoir pour mère une victime non déclarée de la Seconde Guerre mondiale. Dans les livres d’histoire, en effet, il n’y a pas de place pour les hommes et les femmes comme elle. À peine une note en bas de page et encore… Il n’y a pas de photos d’eux, pas de visages. Il n’y a rien pour les humaniser et les sentir de près, les toucher du doigt. (Salmi 2011: 257) En guise de conclusion Mettre fin au silence, tel est l’un des objectifs de la journaliste Nadia Salmi: profitant du fait que les textes de fiction, aussi proches soient-ils des événements historiques et biographiques, suscitent la compassion des lecteurs et des lectrices de manière beaucoup plus intense que les enquêtes journalistiques et historiques (cf. la nécessité, évoquée par l’autrice, de rendre les destins tangibles, de les „toucher du doigt“), Nadia Salmi se donne pour objectif, en traitant de sa propre histoire familiale, d’être la porte-parole de beaucoup d’autres personnes et de les libérer de la honte sociale qui se perpétue dans les générations suivantes. La connaissance des faits et des tabous peut, selon le souhait de l’autrice, non seulement avoir un effet thérapeutique individuel, mais aussi contribuer à reconsidérer l’Histoire, à (l’inciter à) ne pas oublier les injustices, tout en guérissant les blessures qui se transmettent entre les générations. Blanckeman, Bruno, „De l’écrivain engagé à l’écrivain impliqué: figures de la responsabilité littéraire au tournant du XXIe siècle“, in: Catherine Brun / Alain Schaffner (ed.), Des écritures engagées aux écritures impliquées. Littérature française (XXe-XXIe siècles), Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2015, 161-169. Caro, Elme-Marie, Les Jours d’épreuve, Paris, Hachette, 1872, https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k94495d (20.07.2024). Coyault, Sylviane, „Introduction“, in: Sylviane Coyault / Christine Jérusalem / Gaspard Turin (ed.), Le Roman contemporain de la famille, Paris, Classiques Garnier, 2015, 9-10, DOI: 10.15122/ isbn.978-2-8124-3813-4.p.0009. Cyrulnik, Boris, Mourir de dire: la honte, Paris, Odile Jacob, 2012. Deleuze, Gilles / Guattari, Félix, Qu’est-ce que la philosophie? , Paris, Minuit, 1991. Eribon, Didier, La société comme verdict: classes, identités, trajectoires, Paris, Fayard, 2013. Gefen, Alexandre, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris, Corti, 2017. Harzoune, Mustapha, „Nadia Salmi, Des étoiles sombres dans le ciel “, in: Hommes & migrations, 1303 (2013), DOI: 10.4000/ hommesmigrations.2612. DOI 10.24053/ ldm-2023-0036 35 Dossier Hirsch, Marianne, The Generation of Postmemory: Writing and Visual Culture After the Holocaust, New York, Columbia University Press, 2012. Salmi, Nadia, Des étoiles sombres dans le ciel, Paris, Oh! éditions, 2011. —, „La honte en héritage et les blessures en partage“, in: Cœurs sans frontières - Herzen ohne Grenzen, 16.12.2011, www.coeurssansfrontieres.com/ fr/ documents/ temoins/ invites/ la-honte-en-heritage-et-les-blessures-en-partage (20.07.2024) [= Salmi 2011a]. Ternisien, Cæcilia, „Comptes rendus, Récits“, in: Nord, 60, 2012/ 2, www.cairn.info/ revue-nord-2012-2-page-93.htm (20.07.2024). 1 Salmi (2011: 12). 2 Nadia Salmi est journaliste et réalisatrice freelance, elle écrit entre autres pour Paris Match et travaille pour France 3 Nord-Pas-de-Calais. Elle vit dans la région métropolitaine de Bruxelles et dans le Nord de la France. Pour la réception du récit, cf. Harzoune 2013 et Ternisien 2012. 3 „[…] Claire qui a tenté de lui apprendre à vivre sans honte“ (Salmi 2011: 253). 4 „Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie“ (Deleuze/ Guattari 1991: 103). 5 L’association franco-allemande Cœurs sans Frontières met à disposition sur son site Internet une bibliographie de textes autobiographiques, d’autofiction et de fiction sur le sujet: www.coeurssansfrontieres.com/ fr/ bloglivresfr (consulté le 25/ 07/ 2024). 6 „Sous la table, je prends la main de ta fille et la serre fort, aussi fort que possible pour lui transmettre mon énergie. Elle est un peu perdue devant tant de visages souriants et amicaux. Elle s’est habituée à la solitude, à la froideur du non-dit. Ma petite maman…“ (Salmi 2011: 215). 7 Cela signifie que les souvenirs et les expériences traumatiques se transmettent nolens volens aux enfants et aux petits-enfants, sous des formes et à des degrés de complexité très différents. Hirsch décrit la post-mémoire comme „a structure of interand transgenerational return of traumatic knowledge and embodied experience. It is a consequence of traumatic recall but (unlike posttraumatic stress disorder) at a generational remove“ (Hirsch 2021: 6). 8 La contradiction logique de sa déclaration („une souffrance plus ou moins maîtrisée“ vs. „pour ne pas craquer“) illustre à quel point l’autrice souffre en son for intérieur de l’absence de son propre père. 9 Cf. Salmi 2011: 20. Même pour la petite-fille, la grand-mère est „[l]a sorcière qui fait pleurer les petites filles…“ (ibid.: 19). 10 L’engagement de Nadia Salmi se reflète également dans sa participation à l’association Cœurs sans Frontières (cf. Salmi 2011a).
