eJournals lendemains 49/193

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
10.24053/ldm-2024-0009
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/ldm49193/ldm49193.pdf0922
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No man’s land: De l’écriture d’espaces inconnus dans La ligne des glaces (2014) d’Emmanuel Ruben

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Kirsten von Hagen
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DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 99 Dossier Kirsten von Hagen No man’s land: De l’écriture d’espaces inconnus dans La ligne des glaces (2014) d’Emmanuel Ruben Samuel Vidouble, un jeune diplomate, se porte volontaire pour une mission aux frontières orientales de l'Europe, dans un pays à l’allure mystérieuse, appelé la „Grande- Baronnie“, qui rappelle la Lituanie, mais aussi la Lettonie ou l’Estonie - donc un pays balte aux contours flous. Volontaire international de l’ambassade de France, il est envoyé dans ce petit pays aux confins de l’Europe, marqué par des influences venues de tout le continent - nordiques, germaniques, russes et même, pourrait-on penser, italiennes. Comme le K. de Kafka dans le roman Das Schloss (1922/ 26), Le Château, il se voit confier une étrange mission: le jeune géographe doit redessiner les frontières. À l’époque de l’unification européenne, des accords de Schengen, c’est-à-dire du rêve d’un continent sans frontières, il doit faire une proposition pour la définition des frontières maritimes du pays. La mission est aussi simple qu’exigeante, elle ressemble à un palimpseste où différentes couches de l’histoire se superposent comme des couches de terre et de discours: La tâche est peut-être un peu fastidieuse mais n’a rien de sorcier. Il s’agit de compiler des strates de données juridiques, historiques, géographiques, géologiques, des arguments et des événements de toutes sortes, et de les numériser, afin de proposer une délimitation des frontières maritimes […]. Bref, on attend de vous un mémorandum d’une centaine de pages, avec en annexe une liste exhaustive des coordonnées de démarcation. Le tout assorti d’un atlas numérique. [...] Et soyez rigoureux, cher ami, c’est d’une frontière au pixel près que l’on a besoin! (Ruben 2014: 30-31) Comme l’arpenteur de Kafka, Samuel se heurte à de plus en plus de difficultés, dues en partie à la bureaucratie du pays, en partie à ses propres démêlés amoureux et diplomatiques et à l’hiver éternel du pays. Ce qui est significatif, c’est qu’il cherche d’une part une carte disparue, mais qu’il se heurte d’autre part sans cesse à de nouvelles idiosyncrasies, comme le fait que la carte était publiée depuis longtemps, mais qu’elle n’avait pas été vue et saisie dans sa matérialité, comme la „purloined letter“ de Poe. De même, ses propres tentatives de définir la frontière conduisent certes à des pistes toujours nouvelles qu’il suit, des voyages qu’il entreprend, mais qui finissent tous par échouer. Les réflexions suivantes se rattachent à des réflexions récentes (Dettke 2021) sur la manière dont la forme littéraire est renégociée par la référence poétologique et autoréflexive du texte aux espaces en général et à la cartographie en tant que représentation spatiale en particulier. 1. À la recherche de la frontière La relation entre le centre et la périphérie est toujours instable, car le narrateur autodiégétique prend conscience dès le début que les limites sont fixées arbitrairement 100 DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 Dossier et qu’elles consistent en une pensée orientée vers la classification et la mesure. Le roman multimodal La Ligne des glaces (2014) se réfère à un dessin décrit et imprimé sous la forme d’une ekphrasis. Le centre de l’Europe est relatif et sa définition dépend du point de vue à partir duquel quelque chose est considéré ou défini comme central: Pour la première fois je prends pleinement conscience de ceci: à savoir qu’il y a, vingt ans après la chute du Mur, encore deux Europe, équivalentes par leur superficie. La première Europe, c’est l’Union. La majeure partie de l’autre Europe se situe toujours en Russie. (Ruben 2014: 34) Par moments, le roman se rapproche du genre du road movie ou du road trip, caractéristique du cinéma. On observe ainsi chez le protagoniste masculin de nombreux mouvements de recherche qui, comme dans le road-movie moderne, ne sont toutefois jamais rectilignes et ne se dirigent pas clairement vers une destination. Comme le constate Berndt Schulz dans son dictionnaire des road movies, pour ce genre, „être en route est plus important qu’arriver“ (Schulz 2001: 3, notre traduction). De manière conséquente, Norbert Grob et Thomas Klein considèrent les road movies comme un „genre du départ“ qui ouvre moins sur une perspective de destination que sur de „nouveaux détours“ (Grob/ Klein 2006: 8, notre traduction). Selon Ewa Mazierska et Laura Rascaroli, les protagonistes des road movies sont des vagabonds postmodernes, des touristes et des nomades. 1 Les figurations de la recherche et de la renégociation du centre et de la périphérie sont également constitutives de la structure du roman d’Emmanuel Ruben. Le texte autodiégétique se caractérise par une incertitude croissante, en ce qui concerne non seulement l’espace, mais aussi l’identité des personnages. Ils ressemblent eux aussi à des nomades urbains modernes. Ainsi, un chapitre de la troisième partie du roman s’intitule „Driving Nowhere“, ce qui équivaut à un titre programmatique. De plus, le chemin en tant que chronotope selon Bakhtine a une fonction décisive. Dans sa quête du tracé de la frontière, Samuel rencontre de nombreuses personnes de cultures et de couches sociales différentes, qui deviennent en partie des compagnons de route. De ce fait, l’espace détermine également la narration qui, tel un chemin dans la glace, serpente et prend sans cesse de nouvelles directions: Ici, des rencontres peuvent avoir lieu par hasard entre ceux qui sont normalement séparés par la hiérarchie sociale et par les distances spatiales, [...] tout en devenant plus compliquées et plus concrètes grâce aux distances sociales qui sont ici surmontées. (Bachtin 2008: 180sq., notre traduction) Le pays du bord du monde, finis terrae, que Samuel découvre lors de son voyage est pour lui, qui n’est familier ni de la langue, ni de la culture, ni des habitants du pays, une page blanche, une tache blanche sur la carte qu’il faut décrire. Il parcourt le pays pendant près d’un an, un appareil photo autour du cou et un carnet de notes dans la poche, en essayant d’explorer son environnement. Mais sa tentative de déterminer lui-même la frontière, en la mesurant ou en la cherchant sur d’anciennes DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 101 Dossier cartes, est toujours vouée à l’échec et ressemble de plus en plus à des douleurs fantômes ressenties bien après l’amputation. La vaine tentative d’arpentage concerne finalement aussi, comme chez l’arpenteur de Kafka, l’identité du protagoniste, dont la propre réalité physique semble de plus en plus floue: Il va de soi qu’après cette petite Bérézina, ce nouvel échec de mes recherches sur la frontière, je m’étais mis à douter réellement de l’existence de cette frontière fantôme, de ces Lives fantômes, de ce pays fantôme, des gens s’agitant autour de moi, de ma propre existence. (Ruben 2014: 205) Plus rien ne semble certain, car non seulement l’espace, mais aussi les catégories temporelles et la frontière entre rêve et réalité deviennent de plus en plus floues: Avec son histoire de Conservatoire de la Cartographie pris d’assaut par les insurgés, Reval, le vice-consul, m’avait bien baratiné, aucune carte topographique n’était partie en fumée, il n’y avait jamais eu d’incendie, jamais eu de conservatoire, m’avait dit l’ambassadeur. (Ibid.: 205) 2. Un pays au bord du monde Une image se forme devant les yeux du protagoniste, déterminée par ses expériences du nord et en même temps influencée par ses nombreux voyages, puisqu’elle se compose notamment de fragments d’autres villes et pays visités, d’images d’Amsterdam, d’Italie et même de Turquie (cf. Ruben 2014: 14). Samuel reconnaît partout des traces d’autres pays, mais en même temps il ne reconnaît rien, car les habitants eux-mêmes sont étrangement ambivalents quant aux déclarations sur leur propre identité culturelle. Le texte est lui-même un jeu d’énigmes entre différents codes culturels, il reste énigmatique et se sert de modèles à la fois poétiques et réalistes. L’ambivalence se reflète dans le protagoniste du texte, Samuel Vidouble, dont le nom de famille se lit comme l’homophone de la ‚vie double‘. Dès le début, on s’interroge sur ce qui relève de la réalité et de la pure fiction. Cela se matérialise ou ne se matérialise précisément pas sur une île que le protagoniste voit apparaître sur le chemin de V., s’étant embarqué à bord d’un paquebot. En effet, il s’agit là de la scène qui ouvre le roman: Samuel, en regardant la carte à plusieurs reprises, ne parvient pas à la comprendre, si bien qu’il finit par demander à un autochtone qui lui explique, dans un français invraisemblablement parfait, qu’il s’agit d’un mirage, d’un phénomène optique, d’une île qui figure certes sur d’anciennes cartes sous le nom de Gunnarsöra, mais qui n’est qu’une illusion (cf. ibid.: 9-10). Cette expérience, déjà préfigurée par le titre programmatique du premier chapitre, „Fata Morgana“, doit également être comprise comme un ‚générateur‘, une occasion d’écrire, puisque ce n’est qu’ensuite que le protagoniste s’assoit pour tout noter dans son cahier, dans une sorte de frénésie. Cet état, entre le sommeil et l’éveil, est un mode onirique qui est déterminant également pour le style de l’ensemble du texte: 102 DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 Dossier [...] non, je ne rêve pas, et songeant à ce fata morgana, songeant à cet archipel intérieur que nous laissons derrière nous, tenant coûte que coûte à voir dans ces mots des signes, des traces, des empreintes d’une piste à suivre, je quitte le pont, retourne dans ma cabine [...] ouvre le calepin blanc qui me sert d’agenda, pris d’un frénétique besoin d’écrire, de noter tout ça. (Ibid.: 10-11) Les rêves qu’il note ensuite - rêves d’un train jaune, d’une ville en ruines, de miradors et de barbelés - peuvent être lus, ainsi que le suggère la réponse du protagoniste aux questions d’une psychologue, comme un souvenir d’enfance (après tout, tout le monde a joué un jour avec un train) ou bien comme la reconstitution d’un traumatisme passé, la persécution des Juifs par les Nazis, qui domine également la deuxième partie du texte (ibid.: 12sq.). Celle-ci est intitulée „Dégel“, ce qui peut également être lu comme une indication d’un déblocage du processus de mémoire. 2 Ici, la couleur symbolique jaune, faisant référence à l’étoile jaune, signe de l’exclusion des citoyens juifs, ou la tour et les barbelés sont emblématiques de la politique de persécution atroce menée par les Nazis. Le deuxième rêve récurrent d’une carte que le protagoniste, tout juste rentré du Venezuela, plie et replie, montre un petit archipel au nord de l’Europe, recouvert de glace - une autre prémonition du voyage qui suivra et de la tentative vaine de localiser précisément ce lieu, d’en fixer avec exactitude les limites et les contours. Avec ce début oscillant entre les temps et les espaces, tout comme il oscille entre le rêve et la réalité, se manifeste en même temps un scepticisme linguistique, une critique moderne du langage, qui devient également de plus en plus clair au fil du texte. 3 3. La carte comme texte et journal Au lieu de redéfinir les frontières comme Kafka et de dessiner, d’‚écrire‘ une nouvelle carte, le protagoniste rédige un journal qui ressemble à un journal de bord ou travelogue moderne et dans lequel il note des souvenirs personnels, mais aussi des impressions visuelles sous forme de croquis, un journal qui est toutefois déterminé avant tout par l’espace. Un graffiti prétendument recopié, par exemple, montre une tête divisée par des lignes pointillées, avec la didascalie, toute en majuscules: „ LES FRONTIÈRES NE SONT PAS DANS LA NATURE MAIS DANS LES TÊTES! “ (Ruben 2014: 145). Le journal remplace la cartographie, se substitue en partie à elle, l’espace marque le temps comme chez Bakhtine. Le processus de mémoire rédigé sept ans plus tard est, comme la cartographie, marqué par des taches blanches, des lacunes qui sont remplies par l’imagination: Les événements que je relaterai dorénavant me reviennent en vrac, et, les pages de mon agenda s’avérant vierges passé la fin janvier, mes cahiers lacunaires et non datés, mes télégrammes diplomatiques déchirés et broyés comme il se doit, il m’est impossible de situer précisément la plupart de ces événements dans le temps. Mais peu importe finalement. Je n’écris pas un récit de voyage. Je ne vise pas la prétendue exactitude du reportage. (Ibid.: 150) DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 103 Dossier L’exploration du pays lui-même n’est pas seulement prédéterminée par d’autres expériences de voyage, mais aussi par un jeu puéril dans lequel chaque enfant se représente un pays imaginaire dont il aimerait être l’habitant. Pour le protagoniste, il s’agit d’un pays balte: Non Samuel, tu n’es pas au royaume de nulle-part. Tu n’es pas seulement à la frontière de tes rêves, au large d’une enfance archipélagique, à quelques encablures de la Zyntarie… Fais un effort, Samuel, essaie de te souvenir… Remémore-toi ce pays que tu avais inventé… Oui, le jour de la chute du Mur. (Ibid.: 144) Pour l’ami, le linguiste suisse Lothar, il s’agit depuis toujours d’un pays façonné par les montagnes, tandis que le jeu enfantin devient réalité pour l’amie Dvina qui, en tant que Live, est de fait une non-citoyenne avec un passeport de non-citoyen, illustrant le cruel revers de l’imaginaire et entraînant le protagoniste dans une quête de traces très particulière, qui lui fait explorer non seulement l’espace, mais aussi le passé: Son passeport. Elle me le tend. Je l’ouvre. À la première page. En en-tête, on peut lire, en lettres capitales, en français, en allemand et en anglais: ALIEN’S PASSPORT PASSEPORT DE NON-CITOYEN NICHTBÜRGERS PAẞ. Dvina, la voix nouée: Moi, j’aimerais bien être française ou même suisse! (Ibid.: 161). Lorsque le protagoniste se réveille un jour avec des taches sur le visage, le diagnostic est rapidement posé: le mal du pays. Le roman, qui se situe dans un pays balte imaginaire dont il s’agit d’explorer les frontières, ne joue pas seulement avec la sémantique de l’espace, mais met aussi la frontière, en tant que chronotopos selon Bakhtine, en relation avec le temps. La ligne des glaces explore les aspects de la cartographie et de la description de nouveaux espaces et relie ces réflexions aux formes autoréflexives de l’écriture de la mémoire. Comme le chercheur suisse Lothar, avec lequel il se lie d’amitié pendant son voyage et qui est lui-même à la recherche de traces linguistiques des Lives ou des Juifs, le protagoniste se perd entre les sagas, les mythes, les histoires et l’Histoire avec un grand h. L’espace devient du temps, le temps a laissé des traces dans l’espace, comme dans „L’île ghetto“ (ibid.: 228), le ghetto de la deuxième partie du roman. Le narrateur y rencontre de plus en plus de traces d’un passé traumatique qu’il tente de décrypter. Dans cette partie, construite en même temps de manière intermédiale, en expérimentant avec différentes typographies ainsi qu’en insérant des esquisses dessinées, des fragments d’autres langues sont disséminés de plus en plus dans le discours, notamment des bribes de mots et de phrases en allemand, anglais, russe (en caractères cyrilliques). Dans la recherche des Juifs disparus, des événements du 16 mars, de l’Holocauste, des mots allemands sont également de 104 DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 Dossier plus en plus souvent repris dans le texte sans être traduits, comme „Arbeit“ ou „Totenkopf“ (ibid.: 218, 220, 225), pour donner une évidence visuelle à l’expérience d’étrangeté et d’altérité; pour mettre en évidence que l’occupation n’était pas seulement spatiale mais aussi linguistique, non seulement militaire et politique, mais aussi culturelle. Ainsi, lorsque Samuel rend visite à Véra Zefer, une professeure de français et l’une des rares survivantes du ghetto et de la Shoah, elle lui explique que son mari ne parle malheureusement pas français: „elle me dit qu’il ne parle que russe, all... - nur Deutsch und Lettisch“, comme le mari ajoute lui-même en guise d’explication (ibid.: 231). Si, comme pour l’arpenteur du Château de Kafka, l’accès à la cartographie lui est toujours refusé, l’écriture personnelle remplace finalement la cartographie exacte, qui n’a toujours qu’une seule fonction: mesurer, fixer des limites qui sont ensuite redessinées et relativisées par le cours de l’histoire (on ne l’a jamais vu si clairement qu’en 2022, lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie). C’est ce que l’on peut lire déjà dans la première partie: J’écris, je note toutes sortes de choses dans mon calepin, mais entre-temps, mon mémorandum est au point mort. Foutue frontière! J’ai fouillé le fonds cartographique de l’ambassade à sa recherche. J’ai contacté tour à tour le ministère de la Défense, le ministère de l’Intérieur, des Affaires étrangères […]. On me trouve toujours une raison pour me refuser les cartes. (Ibid.: 65) Face à l’impossibilité de trouver des cartes, l’imaginaire et le réel se superposent de plus en plus, il ne reste au protagoniste qu’à tout noter minutieusement, à faire l’inventaire: Une seule solution. La voici. Écrire. Écrire ce livre. Tenir un journal de bord. Y consigner pêlemêle rêves, impressions, réflexions, coupures de journaux, citations extraites de mes lectures. Et en tête de chaque page quadrillée, noter scrupuleusement le jour, la date - et pourquoi pas l’heure, la minute, la seconde. (Ibid.: 66) L’esthétique du journal de Samuel, qui se lit par moments comme un récit de voyage dans lequel l’imaginaire et le réel se superposent constamment, fait penser à l’esthétique du „zigzag“, telle que Gautier l’a formulée dans ses Réflexions sur Caprices et Zigzags (1852), qui sont aussi avant tout un récit de voyage en Belgique. Cela se manifeste notamment dans le chapitre „Au Large de la Zyntarie? “, qui porte déjà le Z zigzagant dans le titre, et où l’on lit, comme au début du récit de voyage de Gautier: „Et si l’on m’avait affecté dans un pays imaginaire? Et si je n’avais pas quitté la France? Et si tout ça n’était qu’un mauvais rêve? “ (ibid.: 142). Mais à côté d’une accentuation de l’imaginaire qui se superpose au réel et d’une écriture qui imite le mouvement dans l’espace, on trouve également une recherche de traces qui rappelle les romans d’Eco, en particulier Il nome della rosa (1980, Le Nom de la rose), souvent considéré comme son roman le plus réussi. Comme Eco l’a formulé dans ses cours à Harvard, il s’agit en même temps - tout comme chez Ruben - d’une exploration de la frontière entre réalité et fiction, récit factuel et DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 105 Dossier fictionnel: „De la même manière, la lecture d’histoires fictives est un jeu par lequel nous apprenons à donner un sens à l’infinité de choses qui se sont produites ou qui sont en train de se produire ou qui vont se produire dans le monde réel“ (Eco 1994: 117, notre traduction). Le protagoniste est à la fois l’auteur d’un texte à la recherche d’une carte et de traces du passé, et le lecteur interprétant et cherchant à décoder différents signes. Il crée une œuvre qui est à son tour perçue et décodée par nous, lecteurs, comme porteuse de sens. Il explore ainsi ce qu’Eco a toujours tenté de conceptualiser comme limite du dicible dans ses différents romans et textes théoriques. 4 Dans Kant et l’ornithorynque, il formule „que parler in generalia peut bien être un effet de notre penuria nominum, mais que c’était toujours quelque chose de résistant qui nous poussait à inventer des concepts généraux [...]“ (Eco 2000: 66, notre traduction). Eco en déduit qu’il existe une limite ou des résistances, c’est-à-dire quelque chose qui, avant toute première philosophie ou théologie, se rapproche le plus de l’idée de Dieu ou de la loi. Il s’agit certainement d’un Dieu qui se montre (quand il se montre) comme une pure négativité, une pure limite, un pur ‚non‘, comme ce dont le langage ne doit et ne peut pas parler. La poésie ne serait donc rien d’autre qu’une tentative d’exprimer poétiquement le désir de dépasser cette limite linguistique. Ruben reprend d’une certaine manière cette réflexion d’Eco en écrivant un roman qui s’oppose également aux limites de notre perception et du monde. Le texte offre la possibilité de s’approcher au plus près de la frontière, sans réellement la nommer ou la franchir avec précision. On pourrait donc, à la suite d’Umberto Eco, conclure le roman de Ruben par ces mots: „Le reste n’est que supposition“. 4. La fonte des neiges libère des images et des mirages Cela est particulièrement visible dans la dernière partie du roman, c’est-à-dire les cent dernières pages. Lorsque l’hiver libère enfin ses masses de glace, le protagoniste retrouve lui aussi une nouvelle énergie vitale et se rapproche alors, semble-til, du but de son voyage. Avec la phase de la fonte et de l’été, l’espoir d’une résolution des énigmes, d’une détermination de la frontière et d’une localisation plus précise du pays imaginaire se fait jour chez le lecteur. Au lieu de cela, le protagoniste se retrouve à la fin dans une cabane à l’extrémité de l’île, une zone forestière qui, comme chez Eco, réserve sans cesse de nouveaux pièges au lecteur. Dvina, l’ancienne amante, réapparaît ici soudainement, mais elle n’est pas seulement dédoublée, car ce sont trois jeunes femmes que rencontre Samuel au solstice d’été, la nuit de la Saint-Jean, dans des mascarades toujours différentes, tantôt en costume traditionnel, tantôt en costume contemporain ou bien nues. Cependant, Dvina joue un jeu avec lui, proche tantôt de lui, tantôt de Lothar ou d’un jeune homme inconnu encore, de sorte que le protagoniste tente en vain de déchiffrer plus précisément ses signes, d’autant plus que son regard est dédoublé: 106 DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 Dossier [je] suis du regard Lothar. Il s’est placé derrière Dvina pour lui inculquer le mouvement de maillet, je vois leurs mains se chercher le long de la canne, la cuisse nue de Dvina effleure la cuisse vêtue de Lothar - Walter, sa serviette sur les épaules, ne les lâche pas des yeux tout en me présentant une certaine Ruta. (Ruben 2014: 284). Par ailleurs, il est souvent fait référence à la forêt, terre des sagas, que Lothar cherche à explorer, tout comme l’idiome des Lives et des Coures. Dans cette forêt, le protagoniste s’égare peu à peu, ne trouve soudain plus du tout la sortie, le chemin vers la mer et ne voit pas non plus les Lives. Comme Adson ou Guillaume de Baskerville, il tente de classer la situation à l’aide de signes extérieurs clairs, entreprise qui échoue cependant parce qu’elle semble toujours plus se rétracter à mesure qu’il croit s’en approcher en la déchiffrant. Ce qu’Armin Burkhardt écrit à propos du protagoniste d’Eco est donc également valable ici: William scheitert daher am Ende paradoxerweise, gerade weil er ein guter Semiotiker ist. Als guter Semiotiker wählt er als Hypothesen diejenigen aus, die sich am kohärentesten mit den übrigen Informationen und Hypothesen zu einem Ganzen fügen. [...] [A]ber gerade das führt ihn - sowohl materiell als auch ideell - in ein Labyrinth, das keineswegs (oder allenfalls materiell) kohärent organisiert ist. (Burkhardt 1991: 85) Samuel, le protagoniste du roman, se retrouve lui aussi dans un labyrinthe, ou plus exactement dans une forêt, un fourré de signes contradictoires, dont la structure rappelle en outre l’abbaye d’Eco: Il y a des barbelés, des guérites et des cibles multicolores: on croirait un ancien fort militaire frappé par la foudre. La forêt semble s’employer à en effacer jusqu’au reflet. Dans la triste lagune où se mirent ces lambeaux de briques, les troncs tremblants de pins les hachent en zigzag. C’était une base secrète, nous dit Lothar, pas de moyen de la trouver sur les cartes, vous pouvez chercher, vous ne verrez qu’un espace laissé en blanc, on ne l’a découverte qu’après le départ de l’armée Rouge et pourtant l’antenne que vous voyez dépasser là-bas c’est un radiotélescope, les arbres la cachaient à l’époque. (Ruben 2014: 266sq.) Plus tard, il est fait référence encore plus clairement à ce lieu mythique, qui ressemble tellement à la forêt en tant que fourré dans la nouvelle Lokis de Mérimée, également située en Europe de l’Est, dans laquelle différents mythes se superposent: „[...] et les mauvais esprits, dit Lothar en sourcillant sur le seuil, lisez les sagas, ces foutues forêts sont hantées de tout un tas de lutins et de farfadets, une vraie jungle“ (ibid.: 269). 5. L'île des signes et des rêves En même temps, il y trouve, comme dans un conte de Grimm, la robe de son premier amour balte; une fois de plus, elle lui est présentée par son ami Lothar, de plus en plus énigmatique. La quête qui s’ensuit dans la forêt n’est pas sans rappeler les contes de Hansel et Gretel ou le Petit Chaperon rouge, des contes comme on en DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 107 Dossier raconte souvent aux enfants, bien qu’ils aient un côté sombre et renvoient à des errances d’un genre tout à fait particulier, une lecture que la couleur de la robe accentue encore: Neva? Le vent arrache au sable une robe rouge, Lothar court la rattraper, je m’approche, il me la tend - aucun doute, c’est bien la robe qu’elle portait le jour où je l’ai vue pour la première fois. Je demande où elle s’est enfuie - on me dit qu’elle est allée dans la forêt cueillir des fraises. Des fraises sauvages, a précisé Lothar. (Ibid.: 283) Si la robe lui promet, ainsi qu’au lecteur, l’arrivée de Neva, elle aussi est surtout caractérisée par une absence ou une présence fugitive. La dernière partie se situe donc dans un entre-deux onirique, comme le suggère le paratexte, par exemple le chapitre „Ce que dit la nuit“, mais aussi comme le décrit déjà le chapitre précédent, intitulé „Îles Marquises“, comme un cauchemar récurrent. Ce rêve, caractérisé de manière significative par un mode ludique et rituel, ressemble, comme l’écrit Elisabeth Lenk (cf. Lenk 1983) à propos des rêves, à une mise en scène de théâtre: Difficile de revoir tous les jeux et tous les rites de cette nuit-là. En revanche j’ai bien peur que revienne me hanter quelquefois le rêve qui m’arrache à la nuit fugace et me fait bondir hors de ma tente. Le décor est une île, de petite taille, circulaire, et de cette île on voit partout la mer. (Ruben 2014: 291) Alors que, dans le rêve, l’île évoque les Marquises, mais semble à nouveau provenir d’une représentation, c’est-à-dire d’un tableau de Gauguin, elle renvoie en même temps à un moment de catastrophe, comme le révèle également le pays parcouru, lorsque le protagoniste ne cesse de revenir dans le passé, ce que souligne d’ailleurs l’énumération qui culmine dans la catastrophe: Mais l’île qui se recroqueville sous son morne noir semble avoir été dévastée par un séisme, un volcan, un tsunami, une catastrophe - et le vent la racle de part en part, et les arbres que j’ai pris d’abord pour des palmiers s’avèrent de grands aulnes défoliés. Quant aux statuettes, ce sont des pierres tombales déchaussées, piétinées, rongées par le lichen. On devine des inscriptions dans toutes sortes de caractères - cyrillique? arabe? hébreu? (Ibid.: 291sq.) Les arbres, qui fournissent le papier sur lequel non seulement on cartographie mais on écrit aussi, voient ici leur signe changer de nature pour faire place à un autre type de signe qui renvoie certes à nouveau au langage, mais à un langage semblant étranger au narrateur, qu’il ne parle pas lui-même et qui dispose d’un autre système de signes que le sien. L’île, qui semble d’abord abandonnée, apparaît de plus en plus poreuse, fragile et, conformément à la logique du rêve, ne livre que des fragments de la réalité vécue auparavant, c’est-à-dire d’un passé basé sur la persécution et l’exclusion. La seule survivante de l’Holocauste, qui n’est évoquée ici qu’indirectement, est alors perçue elle-même dans son caractère de signe: Elle est vêtue de noir. Ses rides sont innombrables. Sa peau grise, multiséculaire - de l’écorce de hêtre. Le corps voûté, la démarche hésitante, elle avance à l’aide d’une canne torsadée mais il y a de l’aristocratie dans son port, une allure grecque ou byzantine - les 108 DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 Dossier lèvres fines, le nez long, de grands yeux verts cernés de noir qu’elle maquille encore et des sourcils qui dessinent deux comètes effrayées. (Ibid.: 292) Elle renvoie au village dans lequel son peuple a vécu jusqu’à ce qu’il en soit chassé, exterminé, sauf elle. Ainsi, elle apparaît elle-même telle les mouettes qui, au loin, ne peuvent être perçues que comme des silhouettes sur l’horizon lumineux, un signe à déchiffrer: Au large, tandis que parle la vieille dame, passent des goélands. Et dans les yeux de la vieille dame se décèle une tristesse, une lassitude, un vide - du discours qu’elle tient, on apprend peu à peu qu’elle est de son peuple la seule survivante […]. (Ibid.) Le caractère de signe est également mis en évidence lorsque l’instance de focalisation rapporte à la fin du discours le hennissement de chevaux, une calèche dans laquelle il se trouve soudain avec la vieille dame et qui n’est cependant pas tirée par des chevaux, mais par des zèbres, eux-mêmes poussés par des figures bizarres („figures bigarrées“). Ici aussi, c’est l’indiscernabilité des signes qui domine: […] shakos de hussards? cimiers de dragons? hauberts de croisés? lances d’uhlans? moustaches de cosaques? pantalons de zouaves? une très longue cape blanche flotte et s’effiloche dans leur sillage, vaste oriflamme ou linceul cinglant l’air, une mare écarlate s’étend sous les pas de leurs palefrois, dans cette mare on se sent déjà piétiné, vagissant de douleur - sur les flancs zébrés des montures, marqués au fer rouge, se dessine un N ou un Z... (Ibid.: 293) Si, chez Eco, Guillaume de Baskerville se laisse guider par son raisonnement abductif réussi, qui lui permet de décrire de plus en plus précisément le cheval échappé de l’abbé, et s’il utilise également ce procédé sémiotique dans son enquête à l’abbaye, Ruben remet en question le procédé, le protagoniste étant de moins en moins sûr de sa propre perception, coincé dans un état onirique intermédiaire. Cela se manifeste par la perception des chevaux, dont la rapidité de mouvement est un défi pour le spectateur et qui sont remplacés par les zèbres, encore moins clairement perceptibles, ainsi que par l’indicibilité des lettres „N“ et „Z“ à la fin, qui semblent presque identiques selon le sens de lecture ou l’orientation sur la page - mais seulement presque. 5 Cependant, le roman devient de plus en plus multimodal: il contient des plaques commémoratives qui rappellent les atrocités du national-socialisme par une typographie décalée et de petites esquisses qui, elles-mêmes, semblent presque rhizomiques, comme lorsque le narrateur repère, parmi toutes les églises qu’il déchiffre, la synagogue détruite en 1941, dont le mémorial est ombragé par un bouleau aux multiples ramifications: „comme des racines renversées, des terminaisons nerveuses, des faisceaux de tendons, des vaisseaux sanguins, qui semblent se prolonger sur le plan du faubourg, se ramifier en autant de voies ferrées, dessiner ou désigner une immense gare de triage“ (Ruben 2014: 243). DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 109 Dossier L'événement historique, l’Holocauste, se révèle soudain dans ce rêve, qui ressemble de plus en plus, dans sa lucidité, à une vision, comme un acte de la population et même de nous tous. Le texte élucide cette lecture par le changement d’adresse du ‚je‘ au ‚tu‘, au ‚nous‘. Ainsi, cette tache sombre dans l’histoire européenne apparaît d’une part comme l’origine de la frontière, mais elle est renvoyée d’autre part au royaume des mythes et prend ainsi des traits hétérotopiques. La ville visible uniquement sous certaines conditions, la frontière extrême de cette péninsule, est décrite par la jeune fille rousse inconnue, qui elle-même reste sans nom et semble mythique (elle apparaît même comme une réécriture de Rousalka, la Julika de Mérimée), comme la conséquence de l’action de femmes courageuses qui ont pu vaincre ici les ours bruns. Cette légende, mentionnée à plusieurs endroits du texte, rappelle une fois de plus la Lokis de Mérimée. Mais si la femme qui apparaît comme femme fatale y est la victime de l’ours, ce sont ici les femmes qui terrassent les ours, recodant ainsi la légende qui vient des pays baltes (cf. von Hagen 2022b). Les cinquante dernières pages du roman, à commencer par le chapitre intitulé „Terra incognita“, qui marquent la recherche de la ville fantastique invisible de la légende de Kitège, sont en outre introduites par une réflexion littéraire autoréférentielle: après une éclipse, il est à nouveau fait référence au processus d’écriture créatif lui-même et en même temps à la non-fiabilité de la propre mémoire. Ainsi, la frontière entre réalité et fiction, réel et imaginaire se dessine déjà comme fragile: „Je reprends de nouveau ce manuscrit abandonné, bien décidé à en finir. J’ai tout oublié de ce qui s’est passé entre la fin mars et la mi-mai. Je ne revois pas un seul jour du mois d’avril“ (Ruben 2014: 247). Ce qui reste, ce sont des photos de villes européennes réelles et visitées, qu’il a parcourues pour remplacer la frontière indéfinissable: Helsinki, Stockholm, Oslo, Budapest, Varsovie, Kiev, mais qui n’ont pas non plus laissé de traces de mémoire, de sorte qu’il se demande finalement s’il les a réellement sillonnées ou si tout n’est que pure imagination, comme Musset l’a montré dans son voyage imaginaire Un spectacle dans un fauteuil (1832), qui était en même temps un hybride de genre, c’est-à-dire composé comme un théâtre dans la tête: „mais à vrai dire, je n’ai pas de réels souvenirs de ces voyages et, rétrospectivement, j’ai l’impression bizarre de n’avoir jamais quitté mon meublé de la rue Baronia“ (Ruben 2014: 247sq.). Il ne parvient pas à déterminer avec précision la frontière maritime de la Grande- Baronnie, puisque, comme dans un thriller, un roman d’espionnage ou Le Château de Kafka, toutes les cartes qui pourraient l’aider à la déterminer disparaissent soudain, tout comme semblent disparaître, Samuel n’ayant jamais quitté son fauteuil à la Musset, ses propres rencontres avec d’autres habitants de l’éternel hiver, les barrières linguistiques ou les représentations culturelles différentes. On pourrait donc se demander si la ‚ligne des glaces‘, cette ligne de démarcation si difficile à déterminer avec précision, ne concerne pas davantage des représentations dans l’esprit, qui dominent et persistent bien après de nombreux conflits interculturels et des affrontements guerriers. Pourquoi savons-nous ce que nous savons? Comment les États peuvent-ils être mis en relation avec différentes cultures? Comment réaliser 110 DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 Dossier une politique du plurilinguisme face à une pensée économique de plus en plus globale? Autant de questions abordées dans le roman, qui ne traite pas seulement du discours politique et historique, mais aussi de notre passé récent et de considérations globales. Ainsi, la frontière renvoie davantage à une césure temporelle due à un aveuglement national, à une constellation hégémonique qui, comme Todorov l’a décrit de manière si concise, ne perçoit l’autre étranger que comme une déviance, une infériorité et un barbare (Todorov 1982). Dans cet esprit de mesure, qui a déjà déterminé la perception des linguistes dans la nouvelle Lokis, Samuel se voit comme un géographe qui, poussé par une curiosité scientifique, ne s’intéresse qu’aux données mesurables sans vraiment s’intéresser à l’autre. Reconnaissant n’être pas dénué de préjugés, il se qualifie lui-même d’arrogant et de naïf, de quelqu’un qui s’appliquerait en même temps à rassembler des preuves avec un zèle d’évangélisateur: „Fort de mon titre pompeux de volontaire international, enorgueilli par ma fonction pseudodiplomatique, secouant alentour mon arrogance hexagonale tel un missionnaire son chapelet, obnubilé par une frontière fantôme“ (Ruben 2014: 249). Il se serait mis au travail tel un missionnaire, un explorateur d’une tribu africaine inconnue, „autrement dit j’avais été géographe jusqu’au bout des ongles, attentif seulement à des répétitions de structure, aux choses éternelles, à la Nature avec un grand N, à l’Histoire avec un grand H, triant des articles, compilant des chiffres, dressant des graphiques, classant des tableaux, numérisant des cartes, examinant des photos“ (ibid.: 251). Cependant, il ressemble une fois de plus aux protagonistes des romans d’Eco, qui regardent également les structures, les modes de répétition, l’éternel, la nature et l’histoire, mais qui, dans le maquis de tous ces signes, ne voient pas l’essentiel. Désabusé, Adson doit se rendre à l’évidence à la fin du roman Le nom de la rose et avouer qu’il ne lui reste que cela: rien que les signes, sans référents, le ‚nom‘ de la rose, non la rose, fraîche et vivante, elle-même. Fa freddo nello scriptorium, il pollice mi duole. Lascio questa scrittura, non so per chi, non so più intorno a che cosa: stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus. (Eco 1982: 580) Les nombreux morceaux de papier qu’Adson a pu sauver de l’incendie de la bibliothèque, malgré une lecture scrupuleuse et une reconstitution précise des fragments, ne peuvent pas être reconstitués en un ensemble de sens. C’est pourquoi les explications et les ‚vérités‘ que son roman propose ne sont pas non plus considérées comme assurées. Gerhard Regn a fait remarquer qu’en fin de compte, le lecteur, tout comme Adson, ne se voit offrir avec le roman qu’un pastiche dont l’histoire fictive et complète en soi est transmise par le biais d’un patchwork intertextuel (Regn 1998: 94). Dans un jeu de renvois intertextuels, Ruben invite également le lecteur à se faire sa propre idée du pays imaginaire qu’il a inventé et qui échappe sans cesse à toute mesure et à toute cartographie. Pourtant, ce pays est lui aussi tributaire de certaines limites, le caractère de signe n’est pas totalement dissous, le roman s’inscrit dans le réel, pour ensuite jouer sur la frontière entre réalité et fiction, rêve et réalité, et la repousser sans cesse. Le texte DOI 10.24053/ ldm-2024-0009 111 Dossier livre ainsi sa propre poétique lorsque le narrateur autodiégétique déclare: „Dans ce qui est écrit ci-dessus, je mêle sans cesse et consciemment le vrai et le faux, je transpose, j’avance masqué, j’invente encore. Mais on ne peut inventer sans limite“ (Ruben 2014: 228). Cela devient évident notamment à travers un deuxième personnage, lui aussi narrateur central, du roman: Véra Zefer, l’une des rares survivantes de l’Holocauste dans ce pays imaginaire, dont l’histoire se mêle de manière intriquée à la grande histoire, l’Histoire avec un grand H. Alors qu’un témoin ordinaire ne fait que raconter en „inventant, imaginant, brodant, tricotant, bavardant“, comme le narrateur lui-même, seul un survivant est considéré comme un véritable témoin: „Véra Zefer ne se contentait pas de raconter son histoire, elle traçait la frontière, la frontière entre les histoires et l’Histoire, ce qu’elle avait vécu ne se pouvait en aucun cas romancer, ne rentrait pas dans le roman, ne cadrait pas“ (ibid.). Ainsi, le texte cherche en même temps une nouvelle forme pour l’indicible, ce qui ne peut pas être raconté, dans la tradition de Todesfuge, la Fugue de la mort de Celan (1947). En réfléchissant en permanence sur le processus d’écriture et en le reflétant dans le processus de cartographie, le texte se dissout pour ainsi dire luimême sous la forme d’un pastiche: les frontières sont sans cesse redessinées ou déplacées; des états oniriques, des zones de transition entre la réalité et la fiction, le rêve et la réalité, remplacent les déclarations fermes et les descriptions précises: un No man’s land, avec l’expression que nous avons mise en tête de notre contribution et qui se trouve déjà en tête d’un chapitre du roman (ibid.: 98). Ruben développe ainsi, sous la forme d’une écriture propre qui associe la cartographie et l’acte d’écriture, un développement de formes narratives comparables d’une part au Nouveau Roman (on pense ici surtout à Robbe-Grillet, question qui serait à développer dans une autre contribution), d’autre part au roman postmoderne. En même temps, on peut y voir une autre manière d’écrire, qui reprend des thèmes de l’époque actuelle et les négocie dans le sens d’une nouvelle ‚sincérité‘ ou d’un engagement écologicoglobal qui inclut également des débats de notre époque. Bachtin, Michail M., Chronotopos, trad. Michael Dewey, Berlin, Suhrkamp, 2008. Burkhardt, Armin, „Die Semiotik des Umberto ‚von Baskerville‘“, in: Armin Burkhardt / Eberhard Rohse (ed.), Umberto Eco. Zwischen Literatur und Semiotik, Braunschweig, Ars & Scientia, 1991, 29-89. Compagnon, Antoine, Proust du côté juif, Paris, Gallimard, 2022. Dettke, Julia, Raumtexte. Georges Perec und die Räumlichkeit der Literatur, Paderborn, Fink, 2021. Eco, Umberto, Il nome della rosa, Milano, La nave di Teseo, 2020. —, Kant und das Schnabeltier, München, Hanser, 2000. —, Im Wald der Fiktionen: Sechs Streifzüge durch die Literatur, trad. Burkhart Kroeber, München, Hanser, 1994. Grob, Norbert / Klein, Thomas, „Das wahre Leben ist anderswo…“, in: id. 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Ruben 2014: 14: „en sortant de la Rue La Pérouse, le sourire idiot sous la drôle de moustache qui me donne un air plus romanichel que diplomatique“. En outre, on peut lire dans cette petite scène une référence intertextuelle à l’auteur Marcel Proust, qui se caractérise également par la moustache esquissée ici et dont la protagoniste, Odette, est associée à la rue Pérouse. Proust s’est lui aussi toujours consacré à la construction de sa propre identité dans ses écrits et a également traité sa propre judéité dans la littérature, comme cela a été de plus en plus clairement mis en évidence ces dernières années (cf. Compagnon 2022). 4 Erik Schilling part du principe que les textes d’Eco sur la théorie des signes et que ses romans sont indissociables (cf. Schilling 2012: 68). 5 On retrouve ici une proximité avec les réflexions de Gautier qui, dans Caprices et Zigzags, développe également son écriture en s’inspirant d’observations sur la vitesse, cf. von Hagen 2022a.