La littérature "française" contemporaine
Contact de cultures et créativité
0919
2007
978-3-8233-7354-4
978-3-8233-6354-5
Gunter Narr Verlag
Ursula Mathis-Moser
Birgit Mertz-Baumgartner
Les études réunies dans ce volume portent sur des textes littéraires contemporains de langue française qui résultent d'une situation de contact culturel et elles s'interrogent, de manière explicite ou implicite, sur ce phénomène. Elles visent à relever le potentiel créatif inhérent à une situation de contact culturel et analysent les stratégies narratives qui inscrivent la migration dans le texte littéraire.
<?page no="0"?> edition lendemains 4 Ursula Mathis-Moser Birgit Mertz-Baumgartner (éds.) La littérature ‹française› contemporaine Contact de cultures et créativité Gunter Narr Verlag Tübingen <?page no="1"?> La littérature ‹française› contemporaine <?page no="2"?> edition lendemains 4 herausgegeben von Wolfgang Asholt (Osnabrück) und Hans Manfred Bock (Kassel) <?page no="3"?> Ursula Mathis-Moser Birgit Mertz-Baumgartner (éds.) La littérature ‹française› contemporaine Contact de cultures et créativité Avec la collaboration rédactionnelle de Kathrin Fleisch Gunter Narr Verlag Tübingen <?page no="4"?> Titelbild: Peter Mertz (Innsbruck), Paris, Blick auf den Louvre und die Pyramide des Architekten Ming Pei Gedruckt mit freundlicher Unterstützung durch : Bundesministerium für Wissenschaft und Forschung (Wien) Universität Innsbruck (Vizerektorat für Forschung) Philologisch-Kulturwissenschaftliche Fakultät der Universität Innsbruck Forschungsschwerpunkt Kulturen in Kontakt (Universität Innsbruck) Land Tirol (Abteilung Wissenschaft) Land Vorarlberg Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.d-nb.de abrufbar. © 2007 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Druck und Bindung: Ilmprint, Langewiesen Printed in Germany ISSN 1861-3934 ISBN 978-3-8233-6354-5 <?page no="5"?> Table des matières Ursula Mathis-Moser - Birgit Mertz-Baumgartner Avant-propos ............................................................................................................ 9 I. Les auteurs ‘migrants’ et le champ littéraire ‘français’ Véronique Porra De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration. Sur quelques ambiguïtés des littératures de la migration en France à la fin du XX e siècle ............................................................................................... 21 Monika Schmitz-Emans Dai Sijies Protagonisten und ihre Lektüren ....................................................... 37 Doris G. Eibl ‘Chinoiseries’ francophones: enjeux et défis de l’‘entre-deux’ dans Balzac et la Petite Tailleuse chinoise et Le Complexe de Di de Dai Sijie ................ 55 Mirjam Tautz La migration comme critère dans la réception de Milan Kundera et d’Andreï Makine par la presse française ........................................................ 73 Danielle Dumontet La littérature haïtienne et ses diasporas .............................................................. 89 II. L’exil: blessure initiale, confrontation ‘créative’, métaphore de l’écriture Ursula Mathis-Moser Autopsie de l’exil ou: Nancy Huston face à l’écriture ....................................... 109 Julia Pröll De l’écriture du manque à l’écriture du désir: transformations positives de la souffrance dans trois textes de Linda Lê ................................ 125 Verena Berger Des identités ‘entre les cultures’: Cuba, Porto Rico, la France et le Pays Basque chez Eduardo Manet ..................................................................... 135 <?page no="6"?> Table des matières 6 Claudia Martinek L’exil européen comme étape formatrice dans African Gigolo de Simon Njami ......................................................................................................... 147 Jacques Chevrier Récits d’exil: Un Rêve utile de Tierno Monénembo et Le Zéhéros n’est pas n’importe qui de Williams Sassine ...................................................................... 157 III. Migration et stratégies narratives Denise Brahimi Stratégies comparatistes et métaphores de l’unité plurielle .......................... 169 Fritz Peter Kirsch Sur les mises en scène de l’aliénation migrante chez Mohammed Dib ....... 179 Birgit Mertz-Baumgartner « L’écriture est mon vrai lieu de liberté […]. » Originalité et créativité littéraires chez Fatou Diome ............................................................................... 189 Susanne Gehrmann De la binarité à la duplicité. Les doubles de Calixthe Beyala ........................ 199 Myriam Geiser Nina Bouraoui: « L’écriture, c’est mon vrai pays […]. » A la recherche d’une voix entre le silence du souvenir et la rage des mots .......................... 215 Christina Bertelmann « L’écriture qui saigne »: la recherche identitaire chez Assia Djebar et Nina Bouraoui .................................................................................................. 225 IV. Le carrefour: mémoires et langues croisées Hans-Jürgen Lüsebrink Enjeux et transformations d’une prise de parole immigrée - l’évolution de l’œuvre littéraire et cinématographique de Mehdi Charef ....................... 235 Mechtild Gilzmer Jean Pélégri, écrivain pied-noir « algérianisé » ou l’écriture de la différence ............................................................................................................... 245 <?page no="7"?> Table des matières 7 Sylvia Schreiber Le regard vers l’enfance: formes intermédiales de la représentation de l’enfance chez Mohammed Dib, Hélène Cixous et Leïla Sebbar ............. 261 <?page no="9"?> Ursula Mathis-Moser - Birgit Mertz-Baumgartner Avant-propos Le contexte: Paris 2006-2007 Tout en étant conscientes de la problématique des remises de prix littéraires - que ce soit en France ou ailleurs - celles, françaises, de l’année 2006 nous paraissent particulièrement intéressantes dans le contexte de ce volume: Jonathan Littell, auteur américain, ayant choisi le français comme langue d’écriture pour son roman Les Bienveillantes, est couronné du Prix Goncourt et du Grand Prix de l’Académie française; Nancy Huston, née au Canada anglophone, vivant à Paris depuis 1973, écrivaine bilingue, reçoit le Prix Femina pour Lignes de faille; Alain Mabanckou, né au Congo Brazzaville, débutant sur la scène littéraire française vers la fin des années 1990 et quittant, après un séjour de plus de dix ans, la France pour les Etats-Unis, se voit attribuer le Prix Renaudot pour Mémoires de porc-épic; Léonora Miano finalement, jeune écrivaine camerounaise installée en France depuis 1991, est récompensée par le Prix Goncourt des lycéens pour son roman Contour du jour qui vient. En 2006, les prix littéraires français - en tant qu’‘agents’ symboliquement et économiquement influents du champ littéraire français - sont tous attribués à des auteurs qui ne sont pas nés sur le territoire de l’Hexagone et dont les biographies s’inscrivent dans un contexte migratoire. Tous ces auteurs ont en commun la langue d’écriture, le français, langue choisie délibérément par les uns (Littell, Huston), langue maternelle (à côté d’autres langues maternelles) pour les autres (Mabanckou, Miano). Tous répondent donc, implicitement, aux deux questions soulevées par le titre de ce livre qui se propose d’aborder la littérature contemporaine ‘française’ - écrite en langue française et ‘agissant’ à l’intérieur du champ littéraire français - sous le point de vue de la migration - ‘contact de cultures’ - et son potentiel créatif. « [L]e centre, nous disent les prix d’automne, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de la francophonie. Et naissance d’une littérature-monde en français. » C’est ainsi que les nombreux auteurs signataires du manifeste « Pour une ‘littérature-monde’ en français », publié dans Le Monde du 16 mars 2007, commentent cette « révolution copernicienne ». Les auteurs du manifeste se proposent de libérer la langue française « de son pacte exclusif avec la nation » et de remplacer le terme de ‘littérature francophone’ - terme qui maintient, selon l’argumentation des auteurs signataires, l’idée d’une littérature française du centre dont ils se distinguent - par celui de ‘littérature-monde en français’. Le présent livre se veut donc une modeste contribution à l’exploration de cette ‘littérature-monde en <?page no="10"?> Ursula Mathis-Moser - Birgit Mertz-Baumgartner 10 français’ tout en limitant le corpus d’analyse aux œuvres produites dans un contexte migratoire et reflétant celui-ci sur le plan thématique et/ ou formel, ainsi qu’aux œuvres qui interagissent, de façon multiple, avec le champ littéraire français (comme lieu de production et de réception). Le premier chapitre s’intéressera surtout à ces interactions. L’idée de la ‘créativité’ impliquée dans les contacts interculturels, voire la migration, structure les deux chapitres suivants. Tandis que les contributions réunies dans le deuxième chapitre essaient de revoir la perception traditionnellement négative de l’expérience migratoire en établissant un lien fort entre migration et création, les articles présentés dans le troisième chapitre se focalisent sur les modes d’expression artistique et les stratégies de l’écriture employées par les auteurs pour traduire cette expérience. Le quatrième et dernier chapitre du volume reprend l’idée de l’interaction, cette fois sous forme d’interaction mémorielle, en affinant l’idée d’une mémoire croisée et interculturelle. Le contexte: la littérature ‘française’ contemporaine vue de l’extérieur Si le terme ‘littérature-monde en français’ est tout récent, le phénomène du contact et du transfert culturel par le biais de la littérature ne l’est pas. Nous avons insisté ailleurs sur les réalités qui, depuis le 16 e siècle, ont suscité la superposition hautement ambivalente de l’espace littéraire national émergent - français voire parisien - et de l’espace littéraire transnational dont les conséquences problématiques se répercutent jusqu’à nos jours (Mathis-Moser 2006b). Dans ce processus l’espace français finit par s’imposer « comme modèle, non pas en tant que français, mais en tant qu’autonome, c’est-à-dire purement littéraire » (Casanova 1999: 125), avec Paris figurant comme équivalent de « liberté politique, élégance et intellectualité » (Casanova 1999: 42). Ces interférences entre espace littéraire national et transnational dont le verso logique sera l’« usage national d’un capital dénationalisé » (Casanova 1999: 55) déterminent par la suite le discours critique, que ce soit sur les avant-gardes parisiennes du début du 20 e siècle, l’après-guerre international de Saint-Germain-des-Prés ou les Ionesco et Beckett trop souvent cités en témoins au nom d’une assimilation réussie et harmonieuse des grandes voix de l’ailleurs. Mais qu’en est-il des voix issues des arrière-cours de l’histoire, des mouvements migratoires occasionnés par les impérialismes européens et autres? Sont-elles les bienvenues dans la capitale du bon goût? Sont-elles visibles ou invisibles, intégrées plus ou moins harmonieusement à l’institution littéraire ou en marge du système? Sont-elles acceptées de leur propre droit, et, quelles étiquettes la critique leur réserve-t-elle? Dans sa contribution à ce volume, Véronique Porra revient sur la distinction pérenne et problématique entre ‘littérature française’ et ‘littératures francophones’, distinction qui ne sera remise en question qu’à la fin des années 1990 lorsque le paysage critique <?page no="11"?> Avant-propos 11 commence à se transformer. Charles Bonn, de son côté, observe qu’il a fallu attendre les années 1990 pour que la migration et ses répercussions littéraires soient discutées dans les universités françaises (Bonn 1995: 11) et Michel Beniamino se demande encore en 1999 si « le refus plus ou moins manifeste de l’institution universitaire » (Beniamino 1999: 94) de prendre en compte les écrivains venus d’ailleurs (francophones) ne serait attribuable - outre à l’ignorance et au préjugé - au refus fondamental d’accepter la pluralité de la langue française. Parallèlement, enfin, les Postcolonial Studies progressent dans les pays anglophones, les Caraïbes et l’Amérique du Nord francophones, signalant par là non seulement le retard de la critique française par rapport à une « réflexion théorique systématique et cohérente » (Martinek 2004: 77 ; cf. Burtscher-Bechter/ Mertz-Baumgartner 2003) mais aussi et surtout le fait qu’entretemps cette critique a été rattrapée par l’évolution de l’histoire. Dans cette situation où les vieux paradigmes ne correspondent plus aux réalités du système littéraire, il est intéressant de constater que - mises à part les impulsions postcoloniales mentionnées ci-dessus qui ont fait naître des termes nouveaux comme ‘transculturalité’ ou ‘littératures migrantes’ - ce sont les pays germanophones qui s’intéressent tout particulièrement à ce dilemme. Qu’on renvoie aux colloques de Bayreuth (1997) et de Sarrebruck (2000), à des thèses de doctorat comme celle de Claudia Martinek ou encore à des institutions universitaires comme celle de Sarrebruck où des programmes spécialisés dans le transfert interculturel sont à l’ordre du jour, le regard de l’extérieur semble se révéler utile et producteur. Ce fait a certainement amené les organisateurs du Cinquième Congrès des Franco- Romanistes de Halle, du 26 au 29 septembre 2006, à accepter comme première section, notre section « Contact de cultures et créativité. La littérature ‘française’ contemporaine », ce qui nous a permis de réunir, à côté des grands noms dans ce domaine, la jeune relève de chercheurs motivés et intéressés par les questionnements esquissés ci-dessus. Ce même intérêt porte aussi les deux éditrices à préparer, à l’Université d’Innsbruck, un dictionnaire intitulé La France, espace d’accueil pour les littératures migrantes. 1981-2006 qui réunira les écrivains venus d’ailleurs qui vivent et écrivent en France, entre 1981 et 2006. Parallèlement, la Faculté des Lettres de l’Université d’Innsbruck vient d’établir la plate-forme de recherche « Cultures en contact » qui a pour objectif d’encourager les recherches portant sur les contacts et les conflits entre les cultures, sur la perception de l’Autre, et, encore, sur le potentiel créatif de situations-limite comme la migration. Ceci nous ramène au présent ouvrage. Les écrivains ‘migrants’ et le champ littéraire ‘français’ Le premier chapitre du volume se veut une invitation au débat, débat probablement déjà incité par le titre choisi: ni le terme d’écrivain ‘migrant’, <?page no="12"?> Ursula Mathis-Moser - Birgit Mertz-Baumgartner 12 ni celui de champ littéraire ‘français’ ne vont rester sans contredits et soulèvent des questions multiples: quels sont les écrivains inclus dans ce terme (peut-être trop général) de ‘migrant’? Peut-on considérer ‘migrants’ aussi bien les auteurs provenant de territoires francophones que ceux de territoires non francophones ayant choisi la France comme terre d’accueil et le français comme langue d’écriture? Qu’entend-on par champ littéraire ‘français’, celui de l’Hexagone ou celui de l’espace parisien? Véronique Porra ouvre le débat avec une contribution - théoriquement redevable aux écrits de Pierre Bourdieu et Pierre Halen - qui essaie, dans une première partie, de classifier et de catégoriser les auteurs ‘venus d’ailleurs’ en auteurs francophones et auteurs venus d’espaces non francophones ayant adopté la langue française comme langue de création littéraire. Contrairement au terme ‘migrant’ choisi par les éditrices de ce volume (Mathis-Moser 2007, 2006a ; Mertz-Baumgartner 2004) Porra plaide pour une distinction rigoureuse entre les deux groupes mentionnés cidessus, distinction argumentée par les contextes historiques différents des auteurs, par leurs relations différentes à la France, à sa culture et à sa langue, mais aussi par leurs esthétiques et idéologies divergentes. Selon Véronique Porra, toute écriture postcoloniale implique subversion et contestation dans le sens d’un writing back à l’ancien colonisateur; elle préconise l’hybridité, l’altérité, le third space et pratique, au niveau de la langue, une interlangue créolisée et hybride. L’écriture migrante, terme réservé par Véronique Porra aux auteurs originaires d’espaces non francophones, par contre, est affirmative et adhésive, caractérisée par le writing in, c’est-à-dire par une tentative d’inscription dans l’histoire littéraire française et une intertextualité de l’allégeance. Elle répond aux attentes ethnographiques du public français, confirme les valeurs et les discours français ou se positionne par rapport à ceux-ci et respecte la norme de la langue française. Cette catégorisation soulève pourtant des questions: comment p.ex. y intégrer cette jeune génération d’auteurs maghrébins - souvent nés après l’indépendance de leurs pays - qui ont conquis la liberté de s’exprimer à leur guise et sans gêne ni contrainte en français, qui parlent du français comme « langue-refuge » (Djebar 1999: 215), qui utilisent cette langue sans jamais poser la question du pourquoi: « Je ne me suis jamais demandé pourquoi je l’[le français] utilisais. » (Marouane 1999: 67) Que faire des textes de cette même Leïla Marouane, tous situés en Algérie (comme les textes de Makine sont situés en Russie), rédigés dans un français ‘académique’ et dont le writing back s’adresse davantage à l’Algérie qu’à la France? Et on pourrait prolonger la liste des questions. Les deux articles consacrés aux romans de Dai Sijie reprennent, implicitement et sans que le débat d’ouverture leur ait été connu, la discussion lancée par Véronique Porra: Monika Schmitz-Emans en intégrant les romans de Dai Sijie dans une longue tradition (non seulement française) de textes métalittéraires qui thématisent la relation entre lecture et vie, soulignant ainsi une dimension ‘universelle’ des textes de Dai Sijie; Doris <?page no="13"?> Avant-propos 13 Eibl en contestant que le choix (souvent aléatoire) du français comme langue d’écriture corresponde automatiquement à l’adhésion aux valeurs de la France et en remettant en question, de manière plus générale et comme les auteurs du manifeste « Pour une ‘littérature-monde’ en français », le rapport intrinsèque entre langue et culture nationale: « une langue, est-elle réellement si inextricablement liée à un éventail de valeurs […]? La langue, n’estelle pas plus malléable, plus souple, un instrument de négociation qui s’élargit en fonction de chaque négociation qu’elle accueille? » s’interroge-telle au début de ses analyses. Les deux articles qui terminent ce chapitre sont consacrés à l’un des ‘agents’ constitutifs et fondamentaux du champ littéraire ‘français’, les médias et leur réception des auteurs migrants (Mirjam Tautz), ainsi qu’aux particularités du champ littéraire ‘français’ par rapport à celui du Québec (Danielle Dumontet). En analysant les comptes rendus de la presse française réservés à Milan Kundera et Andreï Makine ainsi que la politique éditoriale des grandes collections, Mirjam Tautz relève non seulement le jeu fort ambivalent entre acculturation de l’écrivain migrant et mise en relief de sa part étrangère mais aussi une « accentuation des traits nostalgiques et mélancoliques » qui semble répondre aux « rapports nostalgiques qu’entretiennent les Français avec la gloire passée de la langue et de la littérature françaises, avec un monde où Paris était ‘la capitale mondiale des Lettres’. » Danielle Dumontet qui met en contraste l’institution littéraire du Québec et celle du champ franco-parisien insiste davantage sur le rôle de l’exotisme dans le jeu de reconnaissance ou de renvoi au silence de l’auteur migrant, prenant comme exemple René Depestre et les écrivains d’origine haïtienne. L’exil: blessure initiale, confrontation ‘créative’, métaphore de l’écriture Les sciences humaines et sociales des pays occidentaux ont tendance à privilégier une vision problématisante, voire misérabiliste, des phénomènes de la migration, rangeant à la même consigne exil, expulsion du paradis, perte, souffrance, déchirement et, à la limite, folie. Contrairement à cette perception négative de l’exil, ce volume pose la question de savoir comment perte et désorientation peuvent se transformer en ‘perturbation productive’, voire en « école de vertige » (Cioran 1997 : 66). « Si on est à l’aise, on n’écrit pas, » médite Nancy Huston (Huston 2004: 61) à qui l’étude d’Ursula Mathis-Moser est destinée. « [U]n minimum de friction, d’angoisse, de malheur, un grain de sable quelconque, qui crisse, grince, coince, est indispensable à la mise en marche de la machine littéraire. » Dans son article sur les essais de Huston, Ursula Mathis-Moser analyse les différentes phases et facettes d’une vie ‘en exil’, de la blessure initiale - malgré un possible départ ‘doré’ - à la confrontation avec l’altérité entraînant la redéfinition du propre, jusqu’au « désespoir serein » qui puise sa force dans le maintien de <?page no="14"?> Ursula Mathis-Moser - Birgit Mertz-Baumgartner 14 la confrontation initiale. Le potentiel créateur de cette évolution a plusieurs visages: la lésion comme instigation au travail sur les obsessions et souffrances, la perception simultanée de plusieurs dimensions comme moteur de la création, les jeux de langue et le bilinguisme comme stimulation intellectuelle font de l’exil une source d’énergie et d’émotions. Comme Ursula Mathis-Moser, Julia Pröll, dans sa contribution sur trois romans de Linda Lê, insiste sur le fait que l’expérience de l’exil est la condition sine qua non de la venue à l’écriture. Elle explique que, chez Lê, exil et écriture sont deux expériences inextricablement liées, l’exil permettant à l’écrivaine de remplacer progressivement une ‘écriture traumatique’ par une écriture plus ludique du désir. Enfin Verena Berger, dans son article sur Eduardo Manet, évoque non seulement le côté formel d’une écriture de l’exil (code-switching, multilinguisme), mais aussi l’une de ses thématiques de base. Dans le cas de Manet, l’expérience de l’auteur est l’impulsion à une écriture qui travaille les ruptures multiples d’une « vie en voie de transition » et permet de faire émerger des identités transnationales, présupposant - du côté de l’écrivain et de celui des protagonistes - « une création personnelle active ». Les deux articles de Claudia Martinek et de Jacques Chevrier qui mettent fin à ce chapitre illustrent les effets de l’exil dépeints dans trois textes d’auteurs subsahariens émigrés en France, Simon Njami, Tierno Monénembo et Williams Sassine. Si Claudia Martinek rappelle le désarroi d’un jeune Africain arrivant en Europe, elle insiste aussi et surtout sur le fait qu’ African Gigolo est un roman de formation qui s’interroge sur les identités postcoloniales et amène le protagoniste à atteindre la maturité en intégrant ses traumatismes de manière positive, voire ‘ créatrice’. Les romans qu’analyse Jacques Chevrier, par contre, rendent un son moins optimiste quant au potentiel créatif de l’exil qui, d’ailleurs, ne porte pas toujours l’empreinte européenne. Ici encore la liaison étroite avec l’histoire personnelle des romanciers est à l’origine de la création romanesque, création qui souligne cependant l’effet de « délocalisation qui emprunte les figures de l’errance, du déracinement et de la déchéance ». Romans de la mémoire blessée tout autant que de la quête, les deux ouvrages, de par leur « poétique de la surcharge et de la dérision », annoncent déjà le chapitre suivant. Migration et stratégies narratives Les études postcoloniales ont contribué non seulement à une révision de l’identité culturelle monolithique au profit d’une identité culturelle hybride - qui s’exprime à travers et dans des personnages, des mémoires et des topographies pluridimensionnels -, mais elles ont également lancé l’idée d’une hybridité textuelle qui caractérise le texte ‘migrant’. Pensons dans ce <?page no="15"?> Avant-propos 15 contexte aux réflexions de Manfred Schmeling « Poetik der Hybridität - hybride Poetik? Zur ästhetischen Präsentation von Kulturkonflikten im multikulturellen Roman » (Schmeling 2000), réflexions basées sur l’idée d’une dépendance mutuelle entre hybridité culturelle/ identitaire et hybridité esthétique dans le roman postcolonial (Schmeling 2000: 12). Pensons également à l’introduction à une narratologie postcoloniale présentée par Hanne Birk et Birgit Neumann, intitulée « Go-Between: Postkoloniale Erzähltheorie » (Birk/ Neumann 2002), dans laquelle sont analysées sous un angle postcolonial les catégories suivantes: narration et focalisation, personnages et perspectives, espace et frontières, structure temporelle et mémoire, intertextualité. Les contributions de ce chapitre discutent certaines de ces stratégies narratives mentionnées ci-dessus. Dans son article sur des romans choisis de Mohammed Dib, Abdourahmane Waberi, Malika Mokeddem et Hédi Bouraoui, Denise Brahimi discute les stratégies de la comparaison littéraire des aires culturelles et le recours des écrivains à des métaphores, à des objets ou à des lieux métaphoriques qui expriment la pluralité (p.ex. le navire chez M. Mokeddem, la tour CN chez H. Bouraoui). L’article de Fritz-Peter Kirsch est consacré à la production romanesque de Mohammed Dib entre 1968 et 1992, période pendant laquelle l’auteur « ressent le besoin d’illustrer par des éléments proches du théâtre la réflexion politique ». Cette tendance au dialogue - émanant de la rencontre de l’émigré avec la France et l’Occident - est surtout illustrée à l’exemple du roman Habel. La contribution de Birgit Mertz-Baumgartner se focalise sur les procédés narratifs de ‘distanciation’ employés par Fatou Diome dans son recueil de nouvelles La Préférence nationale. Sont discutés sous ce point de vue la situation narrative ‘double’ et le recours de l’écrivaine à l’humour et à l’ironie. Les termes du ‘double’ et de la ‘duplicité’ sont également au centre de la lecture d’Amours sauvages de Calixthe Beyala que Susanne Gehrmann propose dans son article. Ce sont l’emploi des structures du double, de l’opposition et/ ou de la solidarité, ainsi que celui du reflet et de la réponse, du même et de l’autre dans l’écriture beyalienne qui lui servent de fil conducteur dans l’analyse de l’espace migratoire déployé par Beyala dans ses romans entre 1992 et 2000. Les deux contributions consacrées à Nina Bouraoui, présentées par Myriam Geiser et Christina Bertelmann, reprennent l’idée - déjà lancée dans l’article précédent - d’une écriture doublement plurielle, à savoir au niveau de la ‘race‘ et du ‘genre‘. Elles insistent sur cette écriture en « spirales » de l’auteure particulièrement apte à traduire en mots le « métissage culturel et l’ouverture vers de nouveaux concepts identitaires ». Mémoires et langues croisées Le dernier chapitre est consacré à la question de savoir comment les auteurs migrants mettent en scène une mémoire contaminée par l’oubli, symptôme <?page no="16"?> Ursula Mathis-Moser - Birgit Mertz-Baumgartner 16 fréquemment à l’œuvre dans la mémoire collective et/ ou nationale. Il aspire à élucider comment les auteurs migrants contribuent, par le biais de la littérature, à modifier et à dissoudre des constellations mémorielles figées. En ce sens, il nous paraît tout à fait significatif que l’ensemble des contributions réunies ici aborde la relation entre la France et l’Algérie ainsi que la mémoire collective particulièrement problématique de ces deux pays. Hans- Jürgen Lüsebrink interroge deux textes de Mehdi Charef - Le Harki de Mériem (1990) et 1962, le dernier voyage (2005) - qui tirent de l’oubli, avec les moyens de la fiction, la mémoire de deux groupes de ‘migrants’ particulièrement ‘refoulés’ et en France et en Algérie: les harkis (Algériens ayant lutté du côté de la France dans la guerre d’Algérie) et les pieds-noirs (Français d’Algérie qui ont dû quitter le pays après l’indépendance algérienne). En reprenant les idées de Mehdi Charef, Hans-Jürgen Lüsebrink tâche de corriger les visions existantes de l’histoire coloniale francoalgérienne et suggère une lecture ‘interculturelle’ de celle-ci, basée sur l’idée d’une ‘mémoire croisée’, d’une shared history. Celle-ci rappelle la relecture de l’expérience coloniale telle qu’elle a été proposée par Stuart Hall: [...] to re-read the very binary form in which the colonial encounter has for so long itself been represented. [...] to re-read the binaries as forms of transculturation, of cultural translation, destined to trouble the here/ there cultural binaries for ever. (Hall 1996: 247) Si Mehdi Charef, en tant qu’Algérien immigré en France, intègre dans sa vision interculturelle de l’histoire coloniale franco-algérienne la perspective des pieds-noirs, Jean-Pélégri, auteur pied-noir présenté dans l’article de Mechtild Gilzmer, pratique, lui aussi, une inversion des perspectives en adoptant, en tant que pied-noir, l’optique d’un Algérien illettré qui lutte pour l’indépendance de son pays. Dans les deux cas, l’expérience personnelle de l’altérité incite les auteurs à ce croisement de perspectives et de mémoires remettant en question toute unilatéralité mémorielle. Le chapitre et le volume se terminent sur la contribution de Sylvia Schreiber qui met l’accent sur l’hybridité médiatique (littérature et photographie) qui accompagne l’hybridité culturelle dans les écrits sur l’enfance de Mohammed Dib, d’Hélène Cixous et de Leïla Sebbar. Remerciements Un dernier mot : au terme de cette introduction rapide nous tenons à exprimer nos plus vifs remerciements aux institutions et aux personnes qui ont soutenu ce projet. Ce sont tout d’abord les intervenants du colloque de Halle, les auteurs des réflexions et analyses rassemblées ici. Le dialogue que nous avons pu engager avec eux - à Halle ou ensuite dans nos échanges de lettres, de mels ou de tirés-à-part - a laissé des traces multiples qui semblent annoncer de futures possibilités de collaboration dans ce domaine de recherche. Ce sont ensuite le directeur de la collection « edition lendemains » <?page no="17"?> Avant-propos 17 Wolfgang Asholt et le responsable de cette collection chez Gunter Narr, Jürgen Freudl. Dès le départ, leur intérêt pour notre vision et notre approche de la - hélas, si complexe - littérature ‘française’ contemporaine nous a été des plus précieux et nous a encouragées à avancer dans notre travail. Un soutien financier considérable nous a été accordé par les institutions suivantes: le Bundesministerium für Wissenschaft und Forschung (Vienne), l’Université d’Innsbruck, la Faculté des Langues et Littératures (Innsbruck), la plate-forme de recherche « Cultures en contact » à l’Université d’Innsbruck, le Gouvernement du Tyrol et le Gouvernement du Vorarlberg. Sans leur aide, la réalisation de ce livre n’aurait pas été possible. Toutefois, cet avant-propos serait incomplet sans que nous adressions nos remerciements les plus sincères à deux collègues qui ont voulu partager avec nous le travail de la première à la dernière page de cet ouvrage, sans perdre courage, sans s’impatienter: nous remercions très cordialement Gilberte Tschirner pour les corrections linguistiques et la relecture de l’ensemble du volume, et Kathrin Fleisch pour le travail rédactionnel et la mise en page. Puisse le lecteur en goûter le fruit. Innsbruck, en juillet 2007 Bibliographie Anonyme, Versions originales, in: Télérama/ hors série Algérie (1999), 67. Michel Beniamino, La francophonie littéraire. Essai pour une théorie, Paris 1999. Hanne Birk/ Birgit Neumann, Go-Between: Postkoloniale Erzähltheorie, in: Ansgar Nünning/ Vera Nünning (dir.), Neue Ansätze in der Erzähltheorie, Trier 2002, 155-152. Charles Bonn, Littératures des Immigrations 1. Un espace littéraire émergent, Paris 1995. Beate Burtscher-Bechter/ Birgit Mertz-Baumgartner, La France et les théories postcoloniales: quelques observations à propos d’un rapprochement difficile, in: Francophone Postcolonial Studies 1.2. (2003), 25-28. Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris 1999. Émile Cioran, La Tentation d’exister, Paris 1997 (édition originale: 1956). Collectif: « Pour une ‘littérature-monde’ en français », in: Le Monde, 16 mars 2007. Anne-Rosine Delbart, Les Exilés du langage. Un siècle d’écrivains venus d’ailleurs, Limoges 2005. Assia Djebar, Ces Voix qui m’assiègent, Paris 1999. Stuart Hall, When was ‘the Post-Colonial‘? Thinking at the Limit, in: Iain Chambers/ Lidia Curti (dir.), The post-colonial question, London, New York 1996, 242-260. Nancy Huston, Âmes et corps. Textes choisis 1981-2003, Montréal, Paris 2004. Claudia Martinek, Les identités de genre dans la littérature camerounaise et française contemporaine. 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Sur quelques ambiguïtés des littératures de la migration en France à la fin du XX e siècle Jusqu’au début des années 1990, la critique des littératures de langue française distinguait essentiellement deux catégories principales: la littérature française d’un côté et les littératures francophones de l’autre. Si l’on excepte quelques écrits sur les littératures de la migration de deuxième génération - notamment dans le sillon du succès de la littérature ‘beur’ dans les années 1980, on remarque que le reste du paysage littéraire de langue française était systématiquement intégré aux catégories dominantes existantes. C’est par exemple le cas des littératures écrites en langue française par des écrivains originaires d’espaces non francophones. 1 Hormis quelques monographies consacrées à des auteurs désormais intégrés au grand canon de la littérature française, tels Beckett, Ionesco, Cioran pour ne citer que quelques grands exemples, ou quelques ouvrages collectifs abordant la question encore et toujours sous l’angle de la littérature nationale (littérature roumaine ou espagnole en français), les auteurs de la migration se trouvaient, le plus souvent, intégrés aux études sur la littérature francophone, à savoir dans un vaste fourre-tout regroupant tout ce qui s’écrivait en français, mais n’était pas du ressort de la littérature dite nationale. Depuis la fin des années 1990, le paysage critique s’est fondamentalement modifié. Un certain nombre de colloques - et les actes qui en sont issus - ont placé ces interrogations au centre des réflexions scientifiques: Français et Francophones - Tendances centripètes et centrifuges dans les littératures de langue française (actes de la journée d’études de Bayreuth, 1997); La langue de l’autre ou la double identité de l’écriture (actes du colloque de Tours, 1999); Écrire en langue étrangère - Interférences de langues et de cultures dans le monde francophone (actes du colloque de Saarbrücken, 2000). Par ailleurs, on note, essentiellement à partir de 2000, la rédaction et la publication de plusieurs monographies portant, de près ou de loin sur ce sujet, avec parfois des différences sensibles dans la façon de définir et d’aborder le corpus d’étude: men- 1 Dans la suite de cette étude, l’expression ‘littératures de la migration’, de façon très simplificatrice, désignera exclusivement ce corpus très spécifique. Les littératures de la migration issues des espaces francophones ou marquées par les discours de la deuxième génération, qui divergent de ce corpus en de nombreux points, n’entrent pas dans ces considérations. <?page no="22"?> 22 Véronique Porra tionnons ici par ordre chronologique l’ouvrage de Robert Jouanny Singularités francophones (2000), la thèse d’Anne-Rosine Delbart, publiée en 2005 sous le titre Les Exilés du langage. Un siècle d’écrivains venus d’ailleurs, et dernièrement l’ouvrage de Jean-Louis Joubert, au titre et à la perspective quelque peu discutables, même sous le couvert de la légitimation apportée par l’allusion au poète malgache Jacques Rabemananjara: Les Voleurs de langues. Traversée de la francophonie littéraire (2006). 2 Aux ouvrages précédemment cités, il convient d’ajouter l’ouvrage Langue française, terre d’accueil du journaliste du Figaro, André Brincourt en 1997. Celui-ci, qui semble ouvrir la tendance, diffère cependant notoirement des autres études du simple fait que l’auteur y privilégie une interprétation idéologique qui se fait clairement aux dépens du discours scientifique. Les dernières années ont par ailleurs vu la multiplication des articles sur la question de la littérature de la migration ou portant de façon plus concentrée sur les auteurs les plus en vue du corpus: Nancy Huston, Milan Kundera, Hector Bianciotti, François Cheng, Vassilis Alexakis, etc. Les auteurs des diverses monographies citées ci-dessus ont tous en commun la difficulté à aborder et avant tout à définir ce corpus: les uns du fait de son côté apparemment fragmentaire, les autres par le fait qu’ils confondent, en une même approche, littératures francophones au sens strict du terme et productions des auteurs venus d’espaces non francophones et ayant adopté - volontairement - la langue française comme langue de création littéraire, sans faire de véritable distinction dans l’approche méthodologique susceptible de leur permettre d’aborder ces deux catégories d’auteurs. Tous insistent également sur une hybridité de la création qui serait la preuve d’une liberté d’expression, d’un enrichissement par l’ouverture de l’espace littéraire français à l’autre et inscrivent donc leur démarche de façon plus ou moins criante dans la perspective du discours multiséculaire de la prétendue ‘Universalité de la langue française’ et de son corollaire: le discours du rayonnement légitime de la culture française au niveau mondial. 3 Or, on ne peut aborder dans un même mouvement des auteurs dont la pratique de la langue française émane d’une oppression, celle jadis amenée par les contraintes du système colonial et qui se poursuit aujourd’hui au travers des contraintes plus discrètes et politiquement plus neutres de la structuration centralisée de ce que Pierre Halen a décrit en termes de ‘système littéraire francophone’ (Halen 2001 et 2003); et des auteurs qui sont venus à la langue 2 Voir également notre thèse d’habilitation (Porra 2000, à paraître dans une version actualisée en 2007). 3 Jean-Louis Joubert cède lui aussi à la tentation dans la conclusion de son récent ouvrage. Il fait en effet se rejoindre les deux corpus (littératures francophones et littératures de la migration) dans sa conclusion, autour de la langue française « qui permet de dire l’indicible dans la langue d’origine. » Il conclut alors: « C’est ce trésor dont se sont emparés tous les voleurs de langue » (Joubert 2006: 128). <?page no="23"?> De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration 23 française de leur propre gré, 4 en ayant de surcroît totalement intégré le discours qui fait de la langue française la langue des droits de l’Homme et de fait une langue de libération. Par ailleurs, les aborder exclusivement en termes de ‘singularité’, comme le fait par exemple Robert Jouanny par opposition aux littératures postcoloniales qui selon lui formeraient un corpus homogène, paraît très réducteur et nous semble constituer un véritable contresens. 5 Certes, la diversité domine dans certains domaines fondamentaux de la production du texte: de par l’histoire personnelle des auteurs, nous avons effectivement affaire à un ensemble de personnalités d’une incroyable diversité; et étant issus d’horizons totalement différents, de la Chine à l’Amérique du Sud en passant par l’Europe de l’Est, leurs motivations sont aussi très diverses: certains auteurs fuient devant des régimes militaires, des fascismes, d’autres devant le communisme stalinien; ils sont, pour les uns, persécutés pour leurs convictions religieuses, pour les autres, pour leur refus de la religion. On imagine aisément que leurs discours sont effectivement marqués par des divergences essentielles. Mais on ne peut nier que ces auteurs et leurs œuvres ont en commun le fait qu’ils arrivent dans un même pays d’accueil, qu’ils ont à trouver leur place dans un même champ littéraire dont on sait, depuis les travaux de Pierre Bourdieu et les développements de Pierre Halen sur le système littéraire francophone, qu’il est régi par des systèmes de concurrence importants. Ces auteurs vont, dans ce cadre, être soumis à des contraintes et développer des stratégies souvent communes ou tout au moins comparables. Et c’est précisément le facteur déterminant qui va les relier entre eux et les distinguer justement des autres littératures de langue française en matière d’esthétique et d’idéologie. Par ailleurs, on trouvera chez ces auteurs une communauté dans le discours épilinguistique qu’ils reproduisent tant dans nombre de métatextes généralement très médiatisés que dans la représentation littéraire qu’ils en donnent dans leurs œuvres de fiction. En ceci, nous pouvons tout à fait adhérer aux perspectives tracées par Dominique Maingueneau dans son ouvrage Contre Saint Proust ou la fin de la littérature (2006), qui souligne le côté statique des notions bourdivines de champ littéraire et les augmente de la notion de paratopie 6 : 4 Face à cette notion de choix, d’aucuns objectent que la plupart des auteurs qui nous intéressent ici ont eux aussi pris cette décision sous la contrainte, celle de l’exil. Mais la contrainte, dans ce cas précis, détermine le départ et non le choix de la langue. Un auteur comme Nabokov, par exemple, qui transite par Paris, opte par la suite pour une création en langue anglaise. Par ailleurs, de nombreux auteurs migrants, en France, continuent d’écrire dans leur langue maternelle: c’est par exemple le cas de la majorité des auteurs polonais, qui trouvent à Paris une vie culturelle polonaise et des infrastructures très développées, mais aussi d’Hector Bianciotti et de Milan Kundera, qui ne passent à l’écriture en langue française que 20 ans après leur arrivée en France. 5 Sur le malaise dans la définition de ce corpus, cf. Porra 2002b. 6 Voir Maingueneau 2005 et 2006. Sur l’application du concept de paratopie aux littératures migrantes dans l’espace francophone, cf. Porra (2007, à paraître). <?page no="24"?> 24 Véronique Porra Même quand l’œuvre a prétention à l’universel, son émergence est un événement fondamentalement local, elle ne se constitue qu’en impliquant les normes et les rapports de force des lieux où elle advient. Et ces lieux sont avant tout des espaces de sociabilité littéraire. (Maingueneau 2006: 64) Ces littératures « advenant » en France au sein du champ de concurrence du système littéraire francophone, elles sont donc constitutivement marquées par leur « espace de sociabilité littéraire », qui devient alors le paradigme commun sur lequel un certain nombre de discours et de modalités de représentation vont se conjuguer. Pour les deux raisons préalablement évoquées, il semble donc tout aussi infondé de mettre sur le même plan les littératures qui nous intéressent ici et les littératures traditionnellement appelées francophones que de les aborder exclusivement comme des ‘singularités’. En effet, comme nous venons de le souligner, les auteurs francophones et les auteurs qui nous intéressent ici sont les ‘produits’ de contextes historiques différents et dans leur relation à la France et à la culture française, de contextes totalement opposés. Aux uns, la langue et la culture françaises ont été imposées; pour les autres, elles sont un choix qui se fait dans l’enthousiasme puisqu’il est intégré à un discours non plus de dénonciation de l’oppression, mais bien au contraire de célébration de la libération, celui de la ‘France, patrie des droits de l’Homme’. Ceci donne bien évidemment, dans la plupart des cas, des prises de positions idéologiques antagonistes qui se traduisent surtout par des esthétiques et discours qui s’opposent et peuvent schématiquement se résumer dans le tableau suivant: Littératures francophones postcoloniales Littératures de la migration (auteurs originaires d’espaces non francophones) Subversion, contestation Orthodoxie, adhésion Writing Back Writing In/ inscription dans l’histoire littéraire française voire intertextualité de l’allégeance Hybridité, affirmation identitaire de l’altérité Reproduction de l’attente ethnographique, complémentarité, discours de l’entredeux Third Space Adhésion ou positionnement par rapport aux valeurs et aux discours français Créolisation, pratique de l’interlangue, hybridation Académisme linguistique La critique journalistique de 1995, au moment de la sortie du Testament français de Makine, souligne, de façon journalistique et idéologique bien sûr, ces oppositions, lorsqu’elle salue des littératures ‘enchantées’ qu’elle oppose aux <?page no="25"?> De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration 25 ‘niaiseries de la Francophonie’. 7 A la fin des années 1990, cette opposition subversion versus orthodoxie existe bel et bien et est soigneusement entretenue par le discours de la critique populaire. 8 C’est donc dans ce contexte qu’il faut situer nos auteurs confrontés à certaines attentes du lectorat et au champ de concurrence. Par ailleurs, ils parlent de leur pays et confirment donc, aux yeux des lecteurs, la ‘pertinence’ d’une lecture ethnographique (que l’on fait en particulier par rapport aux auteurs Chinois) et confirment en outre les valeurs nationales françaises les plus étriquées (et font entendre des voix d’autant plus précieuses qu’elles ne peuvent être soupçonnées de chauvinisme). Célébrées comme les fruits merveilleux d’une hybridité culturelle réussie, comme les résultats exemplaires d’un métissage aussi spontané que bien assumé, ces littératures sont en fait, avant tout, fondamentalement dépendantes des conditions de leur production. Elles sont soumises à des pressions importantes qui leur arrivent tant par l’intermédiaire des maisons d’édition que de la réception journalistique, réception qui va déterminer l’œuvre suivante et faire dévier ainsi les notions d’hybridité et de métissage telles que les ont conçues la critique postcoloniale et les études francophones au fil des décennies, hybridité et métissage dont on peut se demander, dans les deux exemples que nous allons prendre comme illustration, s’ils ne ressortissent pas plutôt de la stratégie et de la contrainte. La suite de cette étude sera consacrée à deux auteurs paradigmatiques de ces phénomènes, dont on peut par ailleurs supposer qu’ils ont tous les deux, à partir de 1995, contribué fondamentalement à éveiller l’intérêt de la critique journalistique d’abord, et, par ricochet, à déclencher les questionnements universitaires cités plus haut. Il s’agit tout d’abord d’Andreï Makine, qui, pour son roman Le Testament français, connaît un succès médiatique sans précédent et contribue donc à faire de ces littératures une question d’actualité; et de Milan Kundera, auteur déjà depuis longtemps reconnu, et qui, la même année, publie son premier roman directement écrit en français et marque ainsi, de par sa personnalité et sa notoriété, la question du transfert de langue d’un sceau symbolique tout particulier. 7 Voir notamment les comptes rendus de Dominique Fernandez dans Le Nouvel Observateur du 26 octobre 1995: « Voilà qui nous change heureusement des niaiseries qu’on nous fait gober au nom de la sacro-sainte Francophonie »; ou d’Hervé de Saint-Hilaire dans Le Figaro le 14 novembre 1995, qui situe Makine « loin des vœux pieux ou des niaiseries solennelles sur la Francophonie ». 8 A propos de ces oppositions entre orthodoxie et subversion, et la présentation par la critique journalistique des littératures de la migration comme une anti-créolité, dans une opposition entre bonne et mauvaise francophonie, cf. Porra 2001. <?page no="26"?> 26 Véronique Porra Andreï Makine et Milan Kundera: deux voix opposées sur une voie commune Comme nous l’avons précédemment évoqué, Andrei Makine et Milan Kundera présentent deux paradigmes fort révélateurs des pressions et enjeux qui se dessinent dans et autour de ces productions littéraires entre 1995 et 2005. Pour ces deux auteurs en effet, 1995 est une date fondamentale, un tournant majeur dans l’histoire de leur relation à l’écriture. Bien qu’il ait précédemment écrit trois romans, 9 c’est en 1995 que Makine est véritablement découvert avec la publication de son Testament français. C’est également en 1995 que Milan Kundera commence à écrire ses romans en français et publie, avec son roman La Lenteur, le premier ouvrage de ce que l’on appellera plus tard son ‘cycle français’. Tous deux ont également en commun de connaître, pour leur ouvrage respectif, les gloires de la critique, avant que d’être tous deux confrontés à une hostilité violente de la part d’une partie des instances de réception pour leur ouvrage suivant en 1998: Le Crime d’Olga Arbélina dans le cas de Makine et L’Identité dans celui de Kundera. Ils tombent donc simultanément en disgrâce après avoir connu la gloire au même moment. Par ailleurs, les deux auteurs procèdent de manière similaire dans leur gestion du dialogue littéraire avec le pays d’accueil: ils citent des repères et des mythologies françaises, pratiquent une forme d’intertextualité et d’interdiscursivité 10 qui n’a rien à voir avec les modalités du writing back opéré par les littératures dites postcoloniales. 11 Une différence majeure, cependant, les oppose. Tandis qu’Andreï Makine recourt à ces modalités pour confirmer les valeurs nationales françaises, Milan Kundera les utilise à des fins critiques, en ceci qu’il dénonce par exemple le discours des droits de l’Homme comme une imposture précisément de nature exclusivement discursive, plus destinée à une mise en scène d’une autosatisfaction individuelle et collective qu’à une véritable intention altruiste. 12 Le destin que leur réserve la réception pour cet ouvrage de 1995 marquant une rupture que d’aucuns ont commentée comme naissance ou renouveau est, à partir de cet instant, particulièrement révélateur des pres- 9 La Fille d’un héros de l’Union Soviétique en 1990; Confessions d’un porte-drapeau déchu en 1992; Au Temps du fleuve Amour en 1994. 10 Sur le concept d’interdiscours, cf. Link/ Link-Heer 1991. 11 A propos des spécificités et des modalités littéraires de reterritorialisation de ces auteurs dans le contexte socio-littéraire français, voir Porra 2002a. 12 En cela, Milan Kundera est un cas particulièrement intéressant pour notre propos, en particulier dans une confrontation avec l’œuvre d’Andreï Makine. Il est l’un des rares auteurs de ce corpus à oser une prise de position discursive véritablement subversive par rapport à l’imaginaire français. En cela, il aurait le potentiel nécessaire pour incarner, n’étaient-ce les pressions du système littéraire, un contre exemple et témoigner de la liberté de la voix littéraire. <?page no="27"?> De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration 27 sions qu’exercent l’une sur l’autre les dimensions de la production et de la réception du texte dans un contexte donné. Andreï Makine et le poids des suggestions Avec Le Testament français, Andreï Makine connaît un succès foudroyant, et réalise, ce qui en France est très rare, une unanimité quasi parfaite, tant sur son ouvrage que sur la mise en scène de son personnage d’écrivain exilé, maudit puis révélé. Son exploit est tel qu’il n’a plus aucune chance de le réitérer. En somme, l’étoile littéraire de Makine ne peut alors que décroître, un phénomène fort bien décrit par la sociologue Nathalie Heinich, qui parle à ce propos d’« épreuve de la grandeur » (Heinich 1999: titre). Le roman qu’il publie en 1998, Le Crime d’Olga Arbélina, divise fondamentalement la critique et est alors violemment malmené dans de nombreux comptes rendus, à tel point que Jorge Semprun doit alors prendre sa défense dans Le Journal du Dimanche. 13 Ces jugements négatifs, souvent à l’emporte-pièce, peuvent surprendre envers un auteur qui a su célébrer les valeurs nationales et a si bien su s’inscrire dans l’horizon d’attente du lectorat du pays d’accueil, et l’on peut s’interroger sur les raisons d’un tel échec. En fait, Le Crime d’Olga Arbélina présente, pour une partie de la critique, une double défaillance. Il ne réussit pas à combler des attentes de toute façon désormais impossibles à combler. Et surtout, il quitte le domaine de la célébration française pour retourner à une politique romanesque de mise en valeur d’une identité culturelle et esthétique totalement russe ou tout au moins identifiée comme telle par l’imaginaire français. Makine y retrace en effet l’histoire d’une princesse russe en exil à Neuilly, qui non seulement refuse de s’intégrer, mais devient la victime innocente, puis la victime consentante d’une relation incestueuse avec son fils, atteint d’hémophilie. Outre le motif de l’enfant hémophile, qui entraîne l’imaginaire français immanquablement vers le motif du Tsarevitch, élément au demeurant explicitement thématisé par l’auteur au début du roman, on reconnaît par ailleurs le poids de l’influence du roman russe sur Makine. L’exploitation de cette veine russe, si sombre (maladie, inceste, crime, viol, folie en sont les principaux motifs), fait tout simplement, pour une partie importante de la critique journalistique française, passer Makine du statut d’un auteur qui révèle « l’âme russe en français » à celui d’un auteur français qui « cauchemarde en russe ». 14 13 « Ce roman russe est un beau roman français » (Le Journal du Dimanche, 1 er février 1998). 14 On peut en effet opposer par exemple terme à terme les comptes rendus de ces deux romans publiés dans Le Nouvel Observateur. En octobre 1995, dans un article intitulé « Un Testament français ‘à la russe’ », Dominique Fernandez salue dans Le Testament français dans les termes les plus flatteurs, une expression de « l’âme russe en français »; dans les colonnes du même magazine, en février 1998, Jérôme Garcin, dans un article intitulé « Makine en transe », attaque violemment Le Crime d’Olga Arbélina en ces termes: « La vérité est que si M. Makine écrit en français, il pense, rêve, cauchemarde tou- <?page no="28"?> 28 Véronique Porra Une partie importante des journalistes qui rendent compte de l’ouvrage focalisent leurs critiques sur deux points essentiels: la langue de Makine, qui, selon eux, a perdu son charme, ‘s’empâte’, se fait fautive; et la dénonciation du succès de son premier roman comme une prime donnée à l’étranger, phénomène relevant de ce que l’on n’appelait pas encore couramment la ‘discrimination positive’. 15 Une partie de la presse, souvent de gauche est, en la matière, impitoyable. En revanche, les milieux conservateurs - citons ici notamment les milieux de l’Académie française ou les journalistes du Figaro et du Figaro Magazine - continuent de célébrer en Makine un gardien, un garant de la culture française contre sa propre décadence. Rien de surprenant donc au fait que Makine, par la suite, s’attache à réintroduire de façon plus massive et plus ou moins visible, voire voyante, les éléments qui avaient été actualisés par la critique du Testament français et qui sont par ailleurs les thèmes de prédilection des milieux conservateurs français: celui de la notion d’héritage et de la transmission des valeurs culturelles à travers la figure de Charlotte, grand-mère française émigrée en Sibérie, et le pouvoir merveilleux de la langue française: deux dimensions qui avaient été totalement gommées dans Le Crime d’Olga Arbélina: non seulement la protagoniste et son entourage refusaient toute forme d’intégration, mais s’opposaient également presque de façon ethnique aux Français. L’irréductible opposition des deux groupes s’y traduisait notamment par le fait que chacun vivait dans sa propre temporalité (Makine 1998: 34-35, 106, etc.). Dans Requiem pour l’Est (2000), Makine réintroduit en effet, à l’arrièreplan, la figure d’une vieille femme berçant l’enfant d’une langue merveilleuse, motif qui avait structuré l’ensemble du Testament français. Le narrateur de Requiem pour l’Est a, dans sa petite enfance, été bercé, marqué par la langue française, langue de la personne qui le recueille dans une forêt du Caucase. Le destin de cette femme, Française vivant en Russie, n’est pas sans rappeler la figure et l’histoire de la grand-mère du Testament français. L’évocation de la langue s’y fait ici aussi en termes de magie et de musique. Cette « langue inconnue » de l’enfance, entendue dans la forêt du Caucase, est ainsi caractérisée: C’est à travers l’essoufflement de sa lutte qu’il entend soudain une mélodie. Une musique à peine audible. Un petit chant presque silencieux que la femme murmure à son oreille. Il essaie de saisir les mots. Mais les paroles ont une étrange beauté libre de sens. Une langue qu’il n’a jamais entendue. Tout autre que celle de ses parents. Une langue qui n’exige pas la compréhension, juste la plongée dans jours en russe. Ce pourrait être un privilège, une singularité, un supplément d’âme, n’était son obstination à pratiquer les deux activités ensemble ». 15 Voir notamment les remarques acerbes d’Angelo Rinaldi dans L’Express du 5 février 1998. Dans un article intitulé « Les pages d’un sans-papier » dans lequel il est sans pitié pour le roman, il dénonce les dérives d’une critique littéraire qui « tourne au bureau de bienfaisance, et continue de tromper le public, au motif qu’il est touchant, l’immigré qui adopte notre langue ». <?page no="29"?> De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration 29 son rythme ondoyant, dans la souplesse velouté de ses sons. Grisé par cette langue inconnue, l’enfant s’endort et il n’entend ni les coups de feu lointains multipliés par les échos, ni ce long cri qui parvient jusqu’à eux avec tout son désespoir d’amour. (Makine 2000: 20) La ‘langue magique’, qui apparaît dans cette scène originelle de l’enfance, a non seulement le pouvoir d’apaiser l’enfant au milieu du désastre, mais sera, pour l’adulte devenu espion, une sorte de lingua franca lui permettant d’accéder à toutes sortes d’informations et aux pouvoirs qui lui sont liés. Encore discrète en 2000, cette dimension de la célébration de la langue et son corollaire, la sauvegarde de la langue et de la culture, occupent une place majeure dans le roman suivant, La Terre et le ciel de Jacques Dorme (2003). En effet, le narrateur, de retour dans la ville natale de l’aviateur Jacques Dorme pour y rencontrer son frère et demander à celui-ci l’autorisation de raconter son histoire, affronte des jeunes en scooter, et se présente comme une sorte de justicier dans une France contemporaine en pleine décadence morale et culturelle. Il en dénonce les « jeunes primates armés » (Makine 2003: 180) « éructant dans ce français qu’[il] détestai[t] le plus: ce nouveau français, fait de souillures verbales et acclamé comme langue des jeunes. » (Makine 2003: 178) Les derniers chapitres, notamment, sont de longues variations sur la déchéance de ces zones urbaines françaises, en proie à des bandes de jeunes, métissées, et où finalement la population d’origine, incarnée dans le cas présent par le frère de Jacques Dorme, ne se sent plus ‘chez elle’. Ce discours trouve son aboutissement polémique dans son essai publié en 2006: Cette France qu’on oublie d’aimer. Makine s’y inscrit désormais pleinement et explicitement dans la tradition des nombreux ouvrages sur la décadence française, sujet hantant périodiquement l’imaginaire conservateur français et faisant régulièrement l’objet de traités et d’essais alarmistes. Son propos, qui se clôt sur un appel presque visionnaire au futur président de la République, y est définitivement ancré dans l’idéologie conservatrice qui perce, peu de temps avant la parution du roman de Makine, dans les déclarations fulminantes faites par Nicolas Sarkozy à propos des banlieues françaises. 16 Makine, dont la pratique interdiscursive est ici flagrante, élargit donc encore son propos, ne diagnostiquant pas seulement une ‘déchéance’ de ce qu’il appelle la « francité intellectuelle » (Makine 2006: 70) et de la langue, mais aussi de la cohésion nationale. Les violences des banlieues de 2005 lui sont l’occasion d’en appeler à une radicalisation de la politique policière et de la restriction d’une immigration, qui, selon lui, « devient un échec » (Makine 2006: 106) et porte atteinte à l’identité nationale. Dénonçant les discours « des ‘antiracistes’ professionnels » (Makine 2006: 105) et les principes du multiculturalisme, il s’en prend à ce qu’il considère comme un apport 16 Citons notamment ses interventions très controversées dans la période allant de juillet à novembre 2005, dans lesquelles il propose de « débarrasser » les quartiers de la « racaille » et de les nettoyer au Kärcher. <?page no="30"?> 30 Véronique Porra étranger mal géré (Makine 2006: 99): « La France est haïe car les Français l’ont laissée se vider de sa substance, se transformer en un simple territoire de peuplement, en un petit bout d’Eurasie mondialisée. » (Makine 2006: 99) On voit ici exemplairement que le discours romanesque se combine au discours politique des plus conservateurs et en devient un véhicule d’autant mieux accueilli par une certaine presse que, venant d’un ‘étranger’ 17 et ne pouvant, de fait, être suspecté de xénophobie, il fait office de légitimation. Tant au niveau romanesque qu’au niveau essayiste, Makine intègre pleinement le discours dont la réception et les institutions françaises ont fait de lui le héraut, ce qui bien évidemment n’exclut pas sa sincérité - il traduit là, sans aucun doute, les accents d’une idéologie à laquelle il adhère pleinement: l’urgence de la sauvegarde de la nation culturelle à la langue universelle dans une ère que les milieux conservateurs voient atteinte de décadence sous l’effet conjugué du métissage et de l’auto-dévalorisation. Autre élément dans cette perspective de mise en phase avec les attentes, Makine se livre en parallèle à une soigneuse construction d’une hybridité culturelle au sein même de ses motifs romanesques. Il ne cesse de déclarer son amour à la France tout en continuant d’entretenir chez le lecteur l’illusion de la lecture ethnographique qui avait été le deuxième pilier de son succès de 1995. Makine continue de parler de la Russie, de s’inscrire dans le rôle de traducteur de « l’âme russe en français », de ‘passeur’ de culture tant salué par la critique, métaphore tout à fait valorisée et répandue dans le contexte français pour désigner ces auteurs. Milan Kundera: pouvoirs de la contrainte sur une voix rebelle Milan Kundera présente en quelque sorte la version rebelle de la problématique précédemment esquissée. Tout comme Makine dans Le Testament français, Kundera intègre dans La Lenteur des discours français et procède à une forme de territorialisation dans l’espace littéraire et socio-culturel français, soit par citation d’éléments non discursifs, soit par la pratique intertextuelle. Mais la différence fondamentale de ces pratiques intertextuelles et interdiscursives réside dans le fait que Milan Kundera se situe de façon critique pour dévoiler ces éléments comme autant d’impostures. Néanmoins, la critique journalistique, en 1995, actualise essentiellement les données biographiques et son passage à la langue française, attendu depuis si longtemps. Il en résulte, dans un premier temps, que la critique de La Lenteur n’est pas fondamentalement négative. L’écho reçu par ce roman contribue à en assurer le succès. Tel n’est pas le cas pour son deuxième roman écrit directement en français, L’Identité, sur lequel la critique va véritablement s’acharner. Kundera et son œuvre sont alors l’objet de violentes attaques dont on peut suppo- 17 Signalons ici que, bien que continuant à se styliser comme un ‘étranger’ volant au secours de la France, Andreï Makine a obtenu la naturalisation en 1996 et est donc de nationalité française. <?page no="31"?> De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration 31 ser qu’elles sont plus à interpréter comme autant de réactions aux ‘blasphèmes’ envers les discours fondateurs de l’imaginaire de la nation proférés dans La Lenteur que véritablement motivées par le contenu relativement neutre et peu critique de L’Identité. Que reproche-t-on alors à Kundera en 1998? D’avoir perdu le charme qu’il avait encore avant la chute du rideau de fer; et surtout d’écrire mal, reproche récurrent adressé aux auteurs francophones ou de langue française lorsqu’ils ‘dérangent’ dans le paysage littéraire français. 18 En cela, les propos de Patrick Delbourg dans les colonnes de L’Événement du Jeudi illustrent bien la violence des attaques: Cet athlète du roman de 68 ans ressentirait-il les premières attaques de l’arthrose créatrice? La langue, bon sang, la langue s’est esquintée. Aridité de la forme, atonie du propos, c’est ce qui saute d’emblée aux yeux. Chaque phrase porte un plombage. Les subordonnées, gélatines figées, grincent dans une dissertation pesante, l’adjectif fait d’intempestives épidémies de contentement. Le démiurge de la grâce, de l’ingénuité, trace aujourd’hui au parpaing. 19 Dans L’Année du Tigre, Journal de l’année 1998, Philippe Sollers, lui aussi, s’en prend violemment au style de Milan Kundera: Question d’oreille et, comme dit Hemingway ‘un écrivain sans oreille est un boxeur sans main gauche’. Dans le cas de Kundera, c’est moins grave: ce genre d’embarras disparaîtra dans les traductions. Reste pourtant l’atmosphère: quelque chose de la collection ‘Harlequin’. Forme et fond, même substance. (Sollers 1999: 10-11) Mais plutôt que de se plier aux exigences et aux pressions des critiques, Milan Kundera adopte, en réponse, une tout autre tactique que celle de Makine, tactique qui marque tant les conditions de publication que le contenu même du roman suivant, L’Ignorance. Comme La Lenteur et L’Identité, L’Ignorance a été directement écrit en français. Mais plutôt que de publier la version originale française, Milan Kundera autorise dès 2000 la publication des traductions espagnoles et catalanes, en Espagne et en Amérique du Sud en première mondiale. 20 En 2001, le roman paraît en italien et en allemand. Et il faut attendre 2003 pour que les attentes de plus en plus impatientes du lectorat et de la critique français, qui entre 2000 et 2003 se font jour tant sur les forums Internet que dans les milieux universitaires qui s’interrogent sur 18 Outre le cas déjà évoqué d’Andreï Makine, citons par exemple les cas de René Maran, d’Ahmadou Kourouma, de Romain Gary, etc., qui se sont tous vus confrontés à de tels reproches avant que leurs œuvres ne soient jugées sereinement à leur juste valeur, hors des polémiques liées à leur contexte de parution. 19 « La chute de la maison Kundera », 29 janvier 1998. 20 Les éditions Tusquets de Barcelone, qui obtiennent les droits, publient alors l’ouvrage avec un bandeau soulignant ce coup médiatique: « ¡1. a edición mundial! ». Voir également la présentation des extraits du roman publiés dans la presse espagnole en avril 2000: El País (Babelia), 1 er avril 2000, p. 1, 6-7: « Milan Kundera: Prepublicación en exclusiva de su nueva novela. El autor checo edita en español, en primicia mundial, su obra La ignorancia »; La Vanguardia, 7 avril 2000: « La eterna levedad del ser. Vuelve Kundera a lo grande, con una novela sobre la emigración y sus secuelas » (Robert Saladrigas). <?page no="32"?> 32 Véronique Porra un texte fantôme, soient enfin satisfaites et que le roman soit accessible au public français et francophone. A l’évidence, l’histoire de cette publication s’inscrit dans le registre de la provocation, provocation qui répond terme à terme aux plus violentes critiques publiées du temps de L’Identité. Milan Kundera prive tout simplement ses détracteurs de son roman et renvoie Philippe Sollers très concrètement aux traductions. Mais l’histoire quelque peu mouvementée de la publication du roman n’est pas la seule dimension affectée par ce principe de réponse systématique. Le texte même contient une série de réfutations qui sont autant de réponses aux accents principaux des attaques que nous venons de citer. Trois d’entre elles sont particulièrement révélatrices de l’inscription des accents de la critique au sein même de la création romanesque kundérienne. 1) Il n’y a pas de génie ni d’universalité de la langue française, pas plus que de clarté spécifique. Outre de nombreuses allusions qui émaillent l’ensemble de l’ouvrage, on trouve un passage particulièrement explicite à ce sujet au début du roman, lorsque l’auteur explique la véritable signification du titre, L’Ignorance. Établissant pour plusieurs langues les étymologies et les champs sémantiques de la nostalgie, il déclare, à propos du français: Certaines langues ont quelques difficultés avec la ‘nostalgie’; les Français ne peuvent l’exprimer que par le substantif d’origine grecque et n’ont pas de verbe: ils peuvent dire: je m’ennuie de toi mais le mot s’ennuyer est faible, froid, en tout cas trop léger pour un sentiment si grave. (Kundera 2003: 12) Désacraliser ainsi le français peut aussi, dans le présent contexte, signifier pour Kundera s’arroger le droit de l’utiliser comme bon lui semble, sans avoir à souffrir l’arrogance d’une critique qui s’était faite le porte-parole du mythe de la pureté et de la clarté de la langue française. 2) Il n’y a pas d’‘hospitalité française’, seulement une illusion, une imposture de discours, élément qu’il épinglait déjà dans La Lenteur en 1995, où il dénonçait de façon sarcastique le discours bien-pensant sur les droits de l’Homme précisément comme une imposture dont la superficialité n’avait d’égal que l’utilitarisme. Mais ce qui, dans La Lenteur, émanait d’une certaine ironie et concernait essentiellement les personnages de l’intellectuel et du politicien, est ici généralisé et cruellement explicite: Les Français, tu sais, ils n’ont pas besoin d’expérience. Les jugements, chez eux, précèdent l’expérience. Quand nous sommes arrivés là-bas, ils n’avaient pas besoin d’informations. Ils étaient déjà bien informés que le Stalinisme est un mal et que l’émigration est une tragédie. Ils ne s’intéressaient pas à ce que nous pensions, ils s’intéressaient à nous en tant que preuves vivantes de ce qu’ils pensaient, eux. C’est pourquoi ils étaient généreux envers nous et fiers de l’être. Quand, un jour, le communisme s’est écroulé, ils m’ont regardée, fixement, d’un regard examinateur. Et alors, quelque chose s’est gâté. Je ne me suis pas comportée comme ils s’y attendaient. […] Ils avaient fait vraiment beaucoup pour moi. Ils ont vu en moi la souffrance d’une émigrée. Puis le moment est venu où je devais confirmer cette souffrance par la joie de mon retour. Et cette confirmation n’a pas <?page no="33"?> De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration 33 eu lieu. Ils se sont sentis trompés. Et moi aussi car, entre temps, j’avais pensé qu’ils m’aimaient non pas pour ma souffrance mais pour moi-même. (Kundera 2003: 157-158) A lire ces quelques lignes, on ne peut s’empêcher de se remémorer le cynisme de Delbourg dans son compte rendu de L’Identité cité plus haut. Disant du livre qu’il « ressemble à un cigare refroidi sur une table de café », il commente, dans un cynisme qui se couvre du voile de la critique littéraire: Contre l’aliénation des bottes, sa prose espiègle et coruscante faisait chaud au cœur […]. Il écrit quelques livres superbes. Puis, bizarrement, le déclin du communisme sembla correspondre au dessèchement de l’auteur. Le charme romanesque de Kundera ne valait-il que comme antidote à la froide dissection des chars russes? 21 Par ces quelques lignes, Kundera répond donc aussi à la critique, au même niveau. 3) Pour l’émigré, il n’y a pas d’assignation identitaire et culturelle possible sans amputation. Et ceci vaut tout autant pour la perception tchèque que pour la perception française du phénomène. Aux Français, Irena répond: « Ma vie est ici! » (Kundera 2003: 10) Des Tchèques, elle dénonce le désintérêt: D’abord, par leur désintérêt total envers ce qu’elle a vécu à l’étranger, elles l’ont amputée d’une vingtaine d’années de vie. Maintenant, par cet interrogatoire, elles essaient de recoudre son passé ancien et sa vie présente. Comme si elles l’amputaient de son avant-bras et fixaient la main directement au coude; comme si elles l’amputaient des mollets et joignaient ses pieds aux genoux. (Kundera 2003: 45) Personne, ni Français ni Tchèque, n’a donc de légitimité à assigner un émigré à une quelconque identité. C’est à chacun de trouver sa voie. Telle semble être la morale de la fable - aussi et surtout à l’adresse de la critique. Kundera rejoint ici ce qu’il désignait par le terme de Entfremdung dans Les Testaments trahis: L’émigration est difficile aussi du point de vue purement personnel: on pense toujours à la douleur de la nostalgie; mais ce qui est pire, c’est la douleur de l’aliénation; le mot allemand die Entfremdung exprime mieux ce que je veux désigner: le processus durant lequel ce qui nous a été proche est devenu étranger. On ne subit pas l’Entfremdung à l’égard du pays d’émigration: là, le processus est inverse: ce qui était étranger devient, peu à peu, familier et cher. […] Seul le retour au pays natal après une longue absence peut dévoiler l’étrangeté substantielle du monde et de l’existence. (Kundera 1993: 115) Le paramètre qui change fondamentalement dans le roman de Kundera au niveau de l’appréhension de ce qu’il nomme « arithmétique de l’émigration » (Kundera 1993: 114), sorte d’équation à deux termes, est le discours par rapport au pays d’émigration et l’amère désillusion qui en 21 « La chute de la maison Kundera », 29 janvier 1998. <?page no="34"?> 34 Véronique Porra émane. « L’étrangeté substantielle du monde et de l’existence » (Kundera 1993: 117) vient aussi, et de façon ô combien douloureuse, du pays dit d’accueil et dont le discours se révèle n’avoir été qu’imposture. La partie de cache-cache entreprise par Milan Kundera avec la critique journalistique n’aurait que valeur anecdotique si le roman lui-même n’était affecté par cette politique de la répartie. Mais à cette échelle, elle devient problématique à divers niveaux et l’on peut se demander si Kundera, qui certes se venge, ne se précipite pas en même temps vers ce qu’il prétend combattre, non seulement dans L’Ignorance mais aussi pour une grande partie de son œuvre. Le premier écueil à une telle politique est celui inhérent au transfert de langue. L’œuvre de Kundera, L’Ignorance - comme jadis ses ouvrages traduits du tchèque avant qu’il n’en entreprenne une douloureuse retraduction/ réécriture - n’a longtemps été disponible que dans des langues étrangères à sa création. Point n’est besoin de rappeler les détournements de sens opérés par les traductions ni d’ailleurs les développements de Kundera à ce sujet dans L’Art du roman (1986) notamment. Ces déviances inhérentes au phénomène de traduction sont flagrantes lorsque l’on compare les éditions espagnole, allemande et italienne du texte. Et l’on est alors en droit de se demander si Kundera ne sacrifie pas ici la satisfaction et la conception esthétique sur l’autel de la vengeance. Mais cette rupture avec ses propres conceptions esthétiques est résolue avec la publication du texte en français en 2003. Le deuxième problème posé par cet ouvrage en la matière vient de l’importance accordée par Kundera lui-même aux polémiques et stratégies extérieures à l’œuvre d’art. On les retrouve tant dans la décision de bloquer l’édition française pendant plusieurs années que dans l’inclusion, au sein du roman, d’un certain nombre de traits polémiques. Or ceci va clairement à l’encontre de l’aspiration de l’auteur lui-même et de son désir régulièrement et passionnément revendiqué d’être lu au niveau exclusivement esthétique, principe sur lequel il ne cesse d’insister: en effet, prendre position ouvertement, par provocation, au sein du roman, contre les actualisations auxquelles a procédé la critique pour ses œuvres antérieures, n’est-ce pas là le meilleur moyen de focaliser de nouveau l’attention sur ces points précis? Cette tendance de lecture étant déjà outrancièrement développée dans une grande partie du lectorat, on peut alors craindre qu’il ne passe définitivement à côté du ou des sens de l’œuvre et de son architecture (musicale entre autres) pourtant autrement plus importants. On peut donc alors effectivement se demander s’il y a une échappatoire à ce carcan polémique et si tout d’un coup, pour sortir de ce carcan, Kundera ne trahit pas lui-même son propre ‘testament’ littéraire, celui qu’il développe dans ses essais des vingt dernières années, de L’Art du roman en 1986 au Rideau en 2006. <?page no="35"?> De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration 35 Conclusion Que nous enseignent ces deux exemples? L’hybridité tant célébrée dans les études postcoloniales et dans les études francophones, reprise plus souvent que de raison au sujet des auteurs de notre corpus, ressortit beaucoup moins de la création spontanée émanant d’une identité de l’entre-deux que d’une construction 22 discursive qui se plie plus ou moins aux pressions exercées par le pays d’accueil. Que les auteurs soient consentants (et l’on pense ici aux stratégies plus ou moins discrètes de Makine s’inscrivant dans une certaine forme de conformité par rapport aux attentes) ou résistants (à l’instar de Kundera et de ses tactiques de transgression), le contexte de réception finit par s’inscrire, d’une manière ou d’une autre, au sein même de l’œuvre. Face à de tels phénomènes, le discours si répandu de la liberté d’expression devrait, tout au moins dans la critique universitaire, céder le pas à des façons d’aborder ce corpus moins candides ou moins marquées par les discours idéologiques remontant au XVIII e siècle et s’inscrivant encore et toujours dans la lignée des affirmations de Rivarol sur l’Universalité de la langue française. 23 Dès lors, on pourrait percevoir, entre bien d’autres manifestations de ce genre, que l’hybridité de Makine n’est rien d’autre qu’un échafaudage dissimulant un principe de conformité, certes sincère, mais très éloigné du mythe de la création inspirée; et que la pression des instances de consécration, dans le cas de Kundera, réussit à s’imposer dans son œuvre avec une telle puissance, que la transgression se marque, elle aussi, du sceau indélébile de l’intégration aux contraintes du système littéraire français. Bibliographie Milan Kundera, L’Art du roman, Paris 1986. Milan Kundera, Les Testaments trahis, Paris 1993. Milan Kundera, La Lenteur, Paris 1995. Milan Kundera, L’Identité, Paris 1998. Milan Kundera, La Ignorancia, Barcelone 2000. Milan Kundera, L’Ignorance, Paris 2003. Milan Kundera, Le Rideau, Paris 2006. Andreï Makine, Le Testament français, Paris 1995. Andreï Makine, La Question française, in: La Nouvelle Revue Française 517/ février 1996, 4-19. Andreï Makine, Le Crime d’Olga Arbélina, Paris 1998. Andreï Makine, Requiem pour l’Est, Paris 2000. Andreï Makine, La Terre et le ciel de Jacques Dorme, Paris 2003. 22 Voir notamment les remarques d’Ursula Mathis-Moser (2006) sur l’importance du principe de construction dans ces littératures. 23 Voir notamment, en la matière, les réflexions de Marc Fumaroli (2001), qui illustrent parfaitement la pérennité de cet imaginaire et le besoin permanent de le réactiver et de le légitimer historiquement. <?page no="36"?> 36 Véronique Porra Andreï Makine, Cette France qu’on oublie d’aimer, Paris 2006. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris 1992. André Brincourt, Langue française, terre d’accueil, Monaco 1997. Anne-Rosine Delbart, Les Exilés du langage. Un siècle d’écrivains venus d’ailleurs, Limoges 2005. Marc Fumaroli, Quand l’Europe parlait français, Paris 2001. Pierre Halen, Notes pour une topologie institutionnelle du système littéraire francophone, in: Papa Samba Diop/ Hans-Jürgen Lüsebrink (dir.), Littératures et sociétés africaines - Regards comparatistes et perspectives interculturelles, Tübingen 2001, 55-67. Pierre Halen, Le ‘système littéraire francophone’: quelques réflexions complémentaires, in: Lieven D’Hulst/ Jean-Marc Moura (dir.), Les études littéraires francophones: état des lieux, Lille 2003, 25-37. Nathalie Heinich, L’épreuve de la grandeur, Paris 1999. Robert Jouanny, Singularités francophones, Paris 2000. Jean-Louis Joubert, Voleurs de langue. Traversée de la francophonie littéraire, Paris 2006. Jürgen Link/ Ursula Link-Heer, Diskurs/ Interdiskurs und Literaturanalyse, in: LiLi - Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik 77/ 1990, 88-99. Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris 2005. Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust ou la fin de la littérature, Paris 2006. Ursula Mathis-Moser, ‘Französische’ Literatur aus der Feder von ‘Fremden’. Zur Konstruiertheit der Grenzen von Nationalliteraturen, in: Beate Burtscher- Bechter/ Peter W. Haider/ Birgit Mertz-Baumgartner/ Robert Rollinger (dir.), Grenzen und Entgrenzungen. Historische und kulturwissenschaftliche Überlegungen am Beispiel des Mittelmeerraums, Würzburg 2006, 97-121. Véronique Porra, Langue française - langue d’adoption. Discours et positionnements des romanciers d’expression française originaires d’espaces non francophones dans le champ littéraire français, 1945-2000, Habilitationsschrift, Bayreuth 2000. Véronique Porra, Les voix de l’anti-créolité? Le champ littéraire francophone entre orthodoxie et subversion, in: Papa Samba Diop (dir.). Littératures francophones: langues et styles, Paris 2001, 145-153. Véronique Porra, Quand les ‘passeurs de langue’ deviennent ‘passeurs de culture’. Intégration des auteurs étrangers originaires d’espaces non francophones en France, in: Robert Dion/ Hans-Jürgen Lüsebrink/ János Riesz (dir.), Écrire en langue étrangère. Interférences de langues et de cultures dans le monde francophone, Québec, Francfort 2002a, 129-151. Véronique Porra, Francophonie - terre d’adoption? De l’intérêt de l’intégration d’un corpus méconnu aux ‘études francophones’, in: János Riesz/ Véronique Porra (dir.), Enseigner la Francophonie, Bayreuth 2002b, 121-133. Véronique Porra, Et s’il n’y avait pas de ‘méridien littéraire’... Pour une relecture de la relation centre-périphérie à la lumière des littératures migrantes en France et au Québec, in: Danielle Dumontet/ Frank Zipfel (dir.), Écritures migrantes/ Migrant Writing (à paraître en 2007). Philippe Sollers, L’Année du Tigre. Journal de l’année 1998, Paris 1999. <?page no="37"?> Monika Schmitz-Emans Dai Sijies Protagonisten und ihre Lektüren Résumé en français: les protagonistes de Dai Sijie et leurs lectures Les romans Balzac et la Petite Tailleuse chinoise (2000) et Le Complexe de Di (2003) de Dai Sijie traitent de la lecture et jouent avec les différences conventionnelles entre la lecture et la soi-disant vraie vie. On remarque que les romans Don Quichotte et Madame Bovary ont laissé des traces dans les deux œuvres. Mais Sijie y ajoute d’autres accents: premièrement, ses histoires ont pour sujet des différences culturelles et cette thématique est nouée au thème de la lecture. D’un côté, l’assurance avec laquelle les héros qui lisent se sentent instruits par les textes européens, semble naïve. De l’autre côté, il n’y a pas de malentendu complet là où il n’y a pas de ‘bonne’ compréhension. Deuxièmement, le sujet de la lecture a, dans les deux romans, une dimension éminemment politique. Lire apparaît comme une rébellion contre la mise en tutelle et la soumission de l’individu, comme l’expression d’une liberté menacée. Quoi que les lectures semblent promettre: une autre vie meilleure, un nouveau savoir, un déchiffrement du monde ou de la psyché - il pourrait bien s’agir de promesses fallacieuses. Cependant, en tant que seules promesses les lectures ont déjà quelque chose de libérateur. Elles rappellent la possibilité de penser des alternatives, elles soutiennent le ‘sens des possibilités’ (‘Möglichkeitssinn’ - Musil). L’histoire du je narrateur de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise illustre comment on devient narrateur: dans les traces des autres. D’abord, on lit, puis on raconte ce qu’on vient de lire, puis on modifie un peu ce qu’on a lu chez d’autres - et dans la liberté croissante acquise face aux histoires des autres apparaît le propre développement de celui qui devient auteur. De la répétition des citations naît un jeu plus libre. Ce n’est pas seulement comme paradigme poétologique d’une transformation du monde quotidien par la fantaisie littérairement inspirée que le roman possède une dimension autoréférentielle, mais aussi comme roman de l’intertextualité. Les métaphores, de l’étoffe, du tissu, du tailleur, sont au centre de cette intertextualité. Un vieux tailleur introduit des détails de la mode française du 19 e siècle dans un village de montagne chinois - sur la base de ce qu’il connaît par des romans. Dai Sijie reflète ici son propre procédé qui est de transposer des éléments et des idées européennes dans un monde chinois. <?page no="38"?> Monika Schmitz-Emans 38 Das Motiv des lesenden Helden Über das Lesen gibt es viele Geschichten: über Leser, die ihre Lektüren ihrem Selbstentwurf anpassen oder sich selbst umgekehrt in Abstimmung auf ihre Lektüren entwerfen - über Leser, bei denen Leben und Lesen einander wechselseitig bestätigen, und solche, bei denen sich Widersprüche zwischen Gelesenem und Erlebtem einstellen, vor allem aber über solche, die Erlebtes und Gelesenes miteinander verwechseln. 1 Leser-Geschichten bieten scheinbar einen besonders effizienten Anlass zur Reflexion über die Relation zwischen Literatur und außerliterarischer Welt. Doch die hypothetische Differenz zwischen dem Gelesenen und dem (so genannten) Leben sperrt sich eigentümlich gegen eine präzisere Bestimmung. Problematisch erscheint die Begriffsopposition ‚Literatur und Leben’ vor allem im Horizont eines Denkens, für das es kein ‚Außerhalb der Texte’ gibt. Man mag an Derridas Konzeption der ‚écriture’ denken, man mag sich aber auch an der hermeneutischen Philosophie und ihrer Überzeugung von der Welt erschließenden Macht der Sprache orientieren („Sein, das verstanden werden kann, ist Sprache“, so Hans-Georg Gadamers Leitidee; Gadamer 1975: 450) - unter verschiedenen Vorzeichen formuliert, drängt sich der Verdacht auf, dass innere und äußere Erfahrungen immer schon auf Texte zurückgehen, insofern selbst ‚Texte’ sind, der ‚Literatur’ also nicht zu entkommen ist. Literarische Texte über Leser reflektieren genau diese Thematik. Geschichten, die auf den ersten Blick von der Diskrepanz zwischen ‚Lesen’ und ‚Leben’ zu handeln scheinen, operieren mit dieser konzeptuellen Opposition, um sie zugleich in Frage zu stellen und zu destabilisieren. Dies geschieht auf unterschiedliche Weisen, etwa durch Darstellung von Figuren, deren Prägung durch Lektüren so intensiv ist, dass ein außerliterarisches Leben überhaupt nicht stattfindet, oder durch Betonung der Klischeehaftigkeit von Lebensläufen, die wie Zitate aus Trivialromanen wirken. Ambiguitäten prägen schon den berühmtesten Leser-Roman der Welt. Den Nukleus des Don Quijote dürfte die fiktionskritisch gemeinte Kontrastierung von realitätsfernen Ritterromanen und lebendiger Erfahrung gebildet haben. Cervantes lässt diese lese-didaktische Ausgangsidee aber bald hinter sich und destabilisiert die Grenze zwischen Leben und Literatur auf verschiedene (hier nur andeutbare) Weisen. Nicht nur, dass (natürlich) die reale Welt, durch die Don Quijote zieht, eine literarische Welt ist (und zwar eine reichlich ‚romanhafte’); verschiedene Episoden lassen die Unterscheidbarkeit zwischen Realem und Fingiertem prinzipiell zweifelhaft, wenn nicht sogar unhaltbar erscheinen. Auch Flauberts mit Don Quijote eng verwandte Emma Bovary ist vordergründig durch die Kontrastierung der von Emma auf der Basis von Lektüren erträumten Lebensformen mit der banalen Alltagsrealität organisiert. Wenn Emma mit ihren Selbstinszenierungen scheitert, so 1 Zur Literaturgeschichte des Lesens vgl. Pott 1995; Stückrath 1984: 102-108; Suleiman/ Crosman 1980; Wolpers 1987; Wuthenow 1980. <?page no="39"?> Dai Sijies Protagonisten und ihre Lektüren 39 scheint sich darin ein Sieg des Alltäglichen über das Romanhafte zu bekunden. Die Pointe ist, dass gerade der Alltag sich wie die Wiederholung einer klischeehaften Geschichte ausnimmt. Es gibt kein Jenseits der Texte, und das heißt bei Flaubert: Das so genannte Leben ist Trivialliteratur. Dai Sijies Geschichten vom Lesen In Balzac et la Petite Tailleuse chinoise (2000) und Le Complexe de Di (2003) haben Don Quijote und Emma Bovary ihre Spuren hinterlassen. Auch Sijies Helden sind im wesentlichen Leser; auch ihre Geschichten nehmen Bezug auf die konventionelle Begriffsdichotomie von Lesen und Leben, um sie zu relativieren, sie zu umspielen. Insofern steht Sijie in einer dichten Tradition metaliterarischen Schreibens. Er setzt dabei aber zusätzliche Akzente: Erstens thematisieren seine Geschichten kulturelle Differenzen, und diese Thematik wird mit der Lese-Thematik verknüpft. Die Protagonisten beider Romane sind Chinesen, aber die Texte, die ihr Leben, ihre Selbst- und Weltwahrnehmung maßgeblich beeinflussen, sind europäischer Provenienz. Damit stellt sich, zumindest vordergründig, die Frage nach Möglichkeiten und Grenzen des Verstehens fremdkultureller Texte sowie nach der Übertragbarkeit westlicher Themen, Denkmuster und Beschreibungsmodi auf chinesische Verhältnisse. Anders als im Fall des Don Quijote und der Emma Bovary rückt im Fall der Figuren Sijies die Frage nach der Beziehung des einzelnen Lesers zur kulturellen Tradition in den Vordergrund - eben weil es nicht ihre eigene Tradition ist, die sie sich lesend anzueignen suchen. Ein eindeutiges Bild ergibt sich nicht, wenn Sijies chinesische Leser sich in europäische Schriften vertiefen. Einerseits erscheint die Zuversichtlichkeit, mit der sie sich angesprochen und belehrt fühlen, naiv. Andererseits charakterisiert gerade diese Zuversicht jeden passionierten Leser. Und wo es kein ‚richtiges’ Verstehen gibt, kann es auch kein falsches geben. Zweitens besitzt das Thema Lesen in beiden Romanen eine eminent politische Dimension. Die Lektüren der Protagonisten sind staatlich verboten; der Akt des Lesens selbst ist schon Widerstand gegen die Zensur und das totalitäre System, dem sie dient. 2 Wie auch immer man die Folgen der Lektüren für die Romanfiguren bewerten mag, wie gelungen oder auch misslungen ihr Umgang mit den Texten sich darstellt - Lesen erscheint in Sijies Geschichten als Rebellion, als Protest gegen die Bevormundung und Unterwerfung des Einzelnen, als Ausdruck einer bedrohten Freiheit. Eine sich aus diesem Befund ergebende Kernfrage ist, ob solche im Umgang mit Büchern behauptete Freiheit positiv im Sinne der Freiheit zu individueller Lebensgestaltung gedeutet werden darf oder ob sie sich nur negativ, als relative Freiheit von der Fremdbestimmung durch das politische System, darstellt. 2 Die Thematisierung von Zensur und Totalitarismus erfolgt zwar über die Situierung im China der Kulturrevolution, aber sie ist insofern keine kulturspezifische, als die Problematik des Totalitarismus prinzipiell auf andere Staaten übertragbar ist. <?page no="40"?> Monika Schmitz-Emans 40 Vorgreifend sei die These aufgestellt, dass Sijies Romane auch in diesem Punkt uneindeutig sind, sich einer eindeutig formulierbaren These verweigern und insofern das Denken in Oppositionen subvertieren. Balzac et la Petite Tailleuse chinoise (2000) Schon der Titel des Romans über Balzac und die Schneiderin suggeriert eine Grenzüberschreitung zwischen Buch- und Leserwelt; es geht nicht (wie man als Romanleser zunächst erwarten könnte) um ein Liebespaar, sondern um eine Leser-Autor-Beziehung. Der zur Handlungszeit 17jährige Ich-Erzähler 3 und sein 18jähriger Freund Luo, aus Ärztefamilien stammend, werden zur politischen Umerziehung in ein abgelegenes Bergdorf geschickt; ihre Aussicht, dieses jemals wieder verlassen zu können, erscheint minimal. Das Leben ist hart, die Arbeit im Bergwerk gefährlich, Unterbringung und Versorgung sind erbärmlich. Mit kleinen Listen machen sich die Jungen den Alltag erträglicher. Zugute kommt ihnen besonders Luos Erzähler-Talent; so dürfen sie in gewissen Abständen Kinoaufführungen in einer kleinen Stadt besuchen, um anschließend im Dorf die Filmgeschichten vorzutragen. Luo spielt dabei meisterhaft die verschiedenen Charaktere nach. Der Schneider des Nachbardorfs hat eine hübsche, aufgeweckte und lebenslustige Tochter. Aus Luo und der Schneiderin wird ein heimliches Liebespaar, für dessen Beziehung Bücher eine ähnlich katalysatorische Wirkung haben (erste Gespräche und Briefe gelten dem Schreiben und Lesen) wie für Paolo und Francesca bei Dante. Ähnlich folgenreich ist die Bekanntschaft mit dem „Binoclard“, einem stark kurzsichtigen Altersgenossen, der ebenfalls zur Umerziehung im Dorf lebt, aber gute Aussichten auf ein Entkommen hat. Er besitzt einen Koffer mit Büchern, darunter insbesondere Romane des 19. Jahrhunderts - lauter Objekte verbotener Begierden. 4 Widerstrebend entleiht der unsympathische „Binoclard“ seinen Gefährten einzelne Bücher und nutzt deren Gier nach Lektüren aus. Schließlich stehlen die beiden ihm den ganzen Koffer, da sein Umzug und damit der Verlust der Romane droht. 3 Der größte Teil des Romans besteht aus dem fiktiven autobiografischen Bericht eines Ich-Erzählers; eingefügt sind einzelne Kapitel, in denen andere Figuren erzählen. 4 Die Auffindung des Bücherkoffers beim „Binoclard“ steht im Zeichen der Erfahrung magischer Effekte der Bücher: „Nous nous approchâmes de la valise. Elle était ficelée par une grosse corde de paille tressée, nouée en croix. Nous la débarrassâmes de ses liens, et l’ouvrîmes silencieusement. A l’intérieur, des piles de livres s’illuminèrent sous notre torche électrique; les grands écrivains occidentaux nous accueillirent à bras ouverts: à leur tête, se tenait notre vieil ami Balzac, avec cinq ou six romans, suivi de Victor Hugo, Stendhal, Dumas, Flaubert, Baudelaire, Romain Rolland, Rousseau, Tolstoï, Gogol, Dostoïevski, et quelques Anglais: Dickens, Kipling, Emily Brontë... Quel éblouissement! J’avais l’impression de m’évanouir dans les brumes de l’ivresse. Je sortis les romans un par un de la valise, les ouvris, contemplai les portraits des auteurs, et les passai à Luo. De les toucher du bout des doigts, il me semblait que mes mains, devenues pâles, étaient en contact avec des vies humaines“ (Sijie 2000: 125-126). <?page no="41"?> Dai Sijies Protagonisten und ihre Lektüren 41 Eine ungewöhnliche ‚éducation sentimentale’ nimmt ihren Lauf, weit ab von aller Zivilisation. Die Jungen lernen ‚die Welt’ durch Balzac kennen, und Luo spinnt erzählend das Gelesene weiter. 5 Vieles liest er der kleinen Schneiderin vor, vor allem Romane Balzacs wie Le Vieux Go (so der chinesische Titel von Le Père Goriot). Auch der Ich-Erzähler entdeckt sein Talent als Nacherzähler und Umgestalter gelesener Geschichten. Als das Mädchen während einer längeren Abwesenheit Luos eine ungewollte Schwangerschaft feststellt, verhilft der Ich-Erzähler der Geliebten des Freundes zur Abtreibung, wobei er den Arzt mit zwei kostbaren (weil verbotenen und seltenen) Balzac-Bänden bezahlt. Nach Luos Rückkehr verändert sich die Schneiderin: Sie legt sich eine moderne Frisur und neue Kleider zu, tritt als emanzipierte Frau auf und verlässt das Dorf und ihren Geliebten, um in einer großen Stadt zu leben. Die Jungen holen sie zwar auf ihrem Weg ein, aber ihr Entschluss, das bisherige Leben hinter sich zu lassen, ist unerschütterlich. Sie begründet ihn gegenüber Luo mit der Bemerkung, sie habe etwas von Balzac gelernt: „Elle m’a dit que Balzac lui a fait comprendre une chose: la beauté d’une femme est un trésor qui n’a pas de prix.“ (Sijie 2000: 229) 6 Luo verbrennt alle Bücher aus dem Koffer. Zu den vielen intertextuellen Anspielungen, die den Roman Sijies mit der Geschichte der europäischen Romanliteratur verknüpfen, gehört auch eine auf Don Quijote: Bevor die Freunde erfahren, was der wunderbare Koffer enthält, unterhalten sie sich über die Bücherverbrennungen der roten Garden, von denen auch die eigene Familie nicht verschont geblieben ist. Luos Tante hatte einige ins Chinesische übersetzte ausländische Bücher besessen und ihrem Neffen aus dem Don Quijote vorgelesen: „l’histoire d’un vieux chevalier assez marrant“ (Sijie 2000: 65). Der Hinweis auf gerade diese Figur ist mehrfach motiviert: Auch Don Quijotes Bücher werden ja zu einem großen Teil verbrannt, als Opfer autoritärer fiktionskritischer Zensur. Balzac ist, wenn man den Titel des Romans ernst nimmt, neben der Schneiderin die zweite Hauptfigur. In der Welt des chinesischen Bergdorfs, in den Lektüren der Freunde ist er tatsächlich nicht minder gegenwärtig als der Laoban, der „Binoclard“ und die anderen Zeitgenossen der beiden. Freilich ist es ein ins Chinesische übersetzter Balzac. Auf faszinierende Weise exotisch - dem Autor selbst nahe, in chinesischer Transkription aber ein 5 „Durant tout le mois de septembre, après notre cambriolage réussi, nous fûmes tentés, envahis, conquis par le mystère du monde extérieur, surtout celui de la femme, de l’amour, du sexe, que les écrivains occidentaux nous révélaient jour après jour, page après page, livre après livre“ (Sijie 2000: 135). 6 Die deutsche Übersetzung vereinfacht, wo das französische Original mehrere Deutungen zulässt. Hier heißt es: „sie habe dank Balzac etwas begriffen: dass die Schönheit der Frau ein unbezahlbarer Schatz ist“ (Sijie 2003a: 200), was wie die Andeutung einer künftigen Ausnutzung dieses Kapitals klingt, wenn nicht sogar als Hinweis auf konkrete ökonomische Pläne des Mädchens. Deutet man den Satz hingegen so, dass Schönheit ein Schatz ist, der sich ‚nicht kaufen lässt’, so kann er auch als kritische Abrechnung mit Luo verstanden werden - und mit dessen Versuch, Liebe mit Lektüren und Bücherwissen zu bezahlen. <?page no="42"?> Monika Schmitz-Emans 42 Fremdkörper - erscheint auf dem Buchumschlag sein Name. Auf den Erzähler wirken die Zeichen des transkribierten Namens unmittelbar sinnlich, wie lebendige (Fremd-)Körper. Verfremdung, so die hier am konkreten Beispiel plausibilisierte Idee, wirkt verdichtend, intensivierend. Sowohl der Blick auf die fremdartig wirkenden Zeichen des chinesisch transkribierten Namens von Balzac, die so viel sagend erscheinen, als auch die Erinnerung an einen chinesischen Balzac-Übersetzer, der seine eigenen Werke nicht publizieren durfte und deshalb seine Arbeit für die Literatur auf Übersetzungen konzentrierte, sind dazu angetan, die Differenz zwischen Eigenem und Fremdem zu destabilisieren. 7 In der Liebesgeschichte zwischen Luo und der Schneiderin spielt die Sinnlichkeit von Balzacs ins Chinesische übersetzten Texten - also letztlich die der Übersetzungen selbst - eine wichtige katalysatorische Rolle: Das Mädchen lässt sich von seinem Liebhaber Ursula Mirouet vorlesen und empfindet einen nachhaltigen sinnlichen Eindruck dabei. Geschrieben ist der Text nämlich auf die Innenseite der Lammfelljacke des Erzählers, eigenhändig kopiert, da das Buch an den „Brillenschang“ zurückgegeben werden musste - die Freunde haben den Koffer noch nicht an sich gebracht. Dass er seinen Balzac buchstäblich auf der Haut trägt, passt zu der engen Beziehung des Erzählers zu seiner Lektüre; die mit dem Romantext beschriebene fremde Haut wird zu seiner zweiten Haut - wie im übertragenen Sinn das Gelesene. Auch die Schneiderin zieht sich die beschriftete Jacke an und fühlt sich in der Umhüllung des Romantextes verwandelt wie durch ein magisches Kleid. 8 Dai Sijie versteht sich auf das Ausspinnen von Meta- 7 „’Ba-er-za-ke’. Traduit en chinois, le nom de l’auteur français formait un mot de quatre idéogrammes. Quelle magie que la traduction! Soudain, la lourdeur des deux premières syllabes, la résonance guerrière et agressive dotée de ringardise de ce nom disparaissent. Ces quatre caractères, très élégants, dont chacun se composait de peu de traits, s’assemblaient pour former une beauté inhabituelle, de laquelle émanait une saveur exotique, sensuelle, généreuse comme le parfum envoûtant d’un alcool conservé depuis des siècles dans une cave. (Quelques années plus tard, j’appris que le traducteur était un grand écrivain, auquel on avait interdit, pour des raisons politiques, de publier ses propres œuvres, et qui avait passé sa vie à traduire celles d’auteurs français.)“ (Sijie 2000: 71) - Eine Hommage an Balzac wie an seinen chinesischen Übersetzer, erinnert diese Passage doch zugleich an einen anderen französischen Autor: Wenn aus den Ideogrammen, die im Chinesischen den Namen Balzacs wiedergeben, ein Duft steigt, der mit verflossenen Jahrhunderten gesättigt zu sein scheint, so verweist dieser Einfall auf Prousts Verknüpfung von Geruchseindrücken mit revozierten Erinnerungen. 8 „Un jour de repos, Luo, avec lequel j’échangeais fréquemment mes vêtements, emprunta ma veste de peau pour aller retrouver la Petite Tailleuse sur le lieu de leurs rendezvous, le gingko de la vallée de l’amour. ‘Après que je lui ai lu le texte de Balzac mot à mot, me raconta-t-il, elle a pris ta veste, et l’a relu toute seule, en silence. On n’entendait que les feuilles grelotter au-dessus de nous, et un torrent lointain couler quelque part. [...] A la fin de sa lecture, elle est restée la bouche ouverte, immobile, ta veste au creux des mains, à la manière de ces croyants qui portent un objet sacré entre leurs paumes. ‘Ce vieux Balzac, continua-t-il, est un véritable sorcier qui a posé une main invisible sur la tête de cette fille; elle était métamorphosée, rêveuse, a mis quelques instants avant de revenir à elle, les pieds sur terre. Elle a fini par mettre ta foutue veste, ça ne lui allait pas <?page no="43"?> Dai Sijies Protagonisten und ihre Lektüren 43 phern. Das Motiv der beschrifteten Jacke signalisiert, dass die beiden Jungen die Balzac-Geschichten lesen, als seien sie ihnen auf den Leib geschneidert, obwohl es sich um einen fremden Text und nicht etwa um ein Tagebuch oder ein anderes persönliches Dokument handelt; auch das Lammfell hat ja einmal einem anderen Träger gehört. Dass die Innenseite der Jacke beschriftet ist, unterstreicht die Intimität der Beziehung zu Balzacs Geschichten und Figuren, aber auch deren Geheimnischarakter. Ist das Sich-Einhüllen in fremde Geschichten ein raffinierter Weg, um aus der verordneten Bedeutungslosigkeit heraus zu einer eigenen Geschichte zu finden? Oder ist es ein Rollenspiel, eine beliebige Kostümierung? Das Sich-Einleben in die Geschichten aus Frankreich ist ebenso doppeldeutig wie das Autodafé, das der enttäuschte Luo später mit den Büchern veranstaltet. Wie konstitutiv Metaphern für die Geschichte und für die Thematik von Literatur und Erfahrung sind, verdeutlichen auch andere Einfälle: Die beiden Jungen, zu den Erzählern des Dorfs bestellt, handeln mit ‚Stoffen’; ihre Beziehung zu diesen Stoffen ist vielfältig, aber letztlich hüllen sie sich in das ein, was sie vorfinden - während ihre Freundin selbst Schneiderin ist und sich zurechtschneidert, was ihr passt. Ihr selbstbewusster Umgang mit dem Gelesenen bespiegelt den nicht minder selbstständigen Umgang des Romanciers Dai Sijie mit der europäischen Romantradition. Sich selbst in der Schneiderin ironisch bespiegelnd, gewinnt er der traditionsreichen Analogie von Schneidern und Schreiben eine neue Variante ab und schließt damit an die facettenreiche Literaturgeschichte der Gewebe- und Stoff-Metaphorik an. 9 Vor allem die Mehrdeutigkeit des Bezugs zwischen Leben und Lektüren bespiegelt sich in der Textil- und Kleidermetaphorik: Auf der einen Seite gelten Kleider, gedeutet im Horizont der abendländischen Dichotomie von (substanziellem) Inneren und (akzidentiellem) Äußeren, als Verdeckungen des Eigentlichen, der ‚nackten Wahrheit’ - bestenfalls als Verpackungen, schlimmeren Falles als trügerische Entstellungen. Auf der anderen Seite sind Kleider in allen Kulturen Medien der Darstellung sozialer und persönlicher Identität, Medien der Selbsterfindung. Le Complexe de Di (2003) Sijies zweiter Roman ist in der dritten Person, aber aus der Perspektive des Protagonisten Muo erzählt, und zwar über weite Strecken im Präsens; der Leser wird Zeuge der Ereignisse wie in einem Film. Wiederum bildet die totalitäre maoistische Diktatur den Hintergrund; wiederum geht es um den Transfer europäischer Kultur nach China. Muo hat viele Jahre in Paris vermal d’ailleurs, et elle m’a dit que le contact des mots de Balzac sur sa peau lui apporterait bonheur et intelligence...’“ (Sijie 2000: 77-78). 9 In jüngeren literaturtheorischen Ansätzen spielt die Idee vom Text als Gewebe eine durchaus zentrale Rolle; zu erinnern wäre insbesondere an die Intertextualitätstheorie bei und seit Julia Kristeva. <?page no="44"?> Monika Schmitz-Emans 44 bracht und dort Psychoanalyse studiert; in China gilt diese als obsolet und politisch hochverdächtig. In seine Heimat kehrt Muo, der sich in Paris und in der Welt der europäischen Ideen und Schriften weitaus wohler fühlt, nur zurück, um seine Jugendliebe „Volcan de la Vieille Lune“ zu befreien. Wegen der Weitergabe geheimer Informationen an westliche Medien sitzt diese, der Willkür der politischen Machthaber ausgesetzt, seit Jahren im Gefängnis. Muo hat aus Paris eine stattliche Geldsumme mitgebracht, die den bestechlichen Richter Di dazu veranlassen soll, „Vulkan des alten Mondes“ freizulassen. Unterwegs kommt zwar das Geld abhanden, aber Muo erfährt von einer Obsession Dis, die sich, wie er hofft, ebenfalls zu Bestechungszwecken ausnutzen ließe: Di begehrt Jungfrauen, da er glaubt, so an deren Vitalität partizipieren und sein Leben verlängern zu können. Muos aufwendige Versuche, Di zu einer Jungfrau zu verhelfen, scheitern nacheinander. Eine nicht mehr junge Leichenbalsamiererin wäre zu diesem Liebesdienst bereit, um ihre Jungfräulichkeit endlich loszuwerden, doch Di erleidet zuvor unversehens einen Zusammenbruch und landet scheintot auf dem Behandlungstisch der Balsameuse. Ein junges Mädchen, das Muo unter abenteuerlichen Umständen zu Di bringt und für dessen Behandlung nach einem Unfall er viele Mühen auf sich nehmen muss, wird wortbrüchig und entflieht, bevor es zum Liebes-Handel mit dem Richter kommt. Der Roman endet allerdings offen, denn zuletzt steht wieder ein junges Mädchen vor Muos Tür, das er, einer Absprache mit ihrem Vater gemäß, heiraten soll, das er aber aus offenkundig ganz anderen Erwägungen heraus mit der Frage nach ihrer Jungfräulichkeit begrüßt. Muos Geschichte verläuft und endet nicht weniger vieldeutig als die der jungen Balzac-Leser. Seine Projekte sind gescheitert - aber nicht endgültig; seine Fähigkeiten zur Entzifferung der menschlichen Psyche haben sich nur in Grenzen bewährt, doch seine Studien sichern ihm immerhin die Distanz des Wissenschaftlers zum Inbegriff und (was den Roman angeht) zum Ursprung aller Schrecken: zur sadistischen und perversen Psyche eines Richter Di. 10 Wie Mozart für den Violine spielenden Erzähler des ersten Romans, so ist für Muo das Französische eine andere Welt, eine Gegenwelt zur brutalen und banalen Welt Chinas. Seine Frankophilie ist aber wiederum eine Art Topos: Sie entspricht dem westlichen Klischee vom Französischen als der Sprache der Liebenden. An seine inhaftierte Freundin „Vulkan des alten Mondes“ schreibt er auf Französisch, obwohl diese das gar nicht lesen kann 10 Der deutsche Titel des Romans Muo und der Pirol im Käfig spielt auf eine Episode an, in der sich der verzweifelnde Muo nach der Flucht seiner sorgfältig gehüteten Jungfrau in den Käfig eines ebenfalls in die Freiheit entkommenen Pirols setzt. Abgesehen von der Symbolik dieser Episode könnte man sie als Ovid-Reminiszenz deuten oder auch auf das von Magritte rezent malerisch gestaltete Motiv des Manns im Vogelkäfig beziehen. Der französische Originaltitel ist mehrdeutiger, aber kaum angemessen ins Deutsche übersetzbar: Le Complexe de Di kann im Sinne eines genitivus subjectivus (sinngemäß: „Richter Dis Komplex“) verstanden werden, aber auch als genitivus objectivus - etwa: „Der Komplex um Di“, das komplizierte Geschehen um Richter Di. <?page no="45"?> Dai Sijies Protagonisten und ihre Lektüren 45 - und das nicht nur in heimlicher Freude über die ausgemalten Mühen, die sich die Gefängnisleitung mit der Übersetzung der fremdsprachigen Briefe wird machen müssen. Für ihn sind die französischen Worte magisch; sie verbinden ihn mit der Freundin und mit der gemeinsam verbrachten Vergangenheit, einer Zeit, da man zusammen westliche Gedichte las. In einer verzwickten Situation, in der er an seinem Gedächtnis zu verzweifeln beginnt, fürchtet er, auch das Französische verlernt zu haben, aber zu seiner großen Erleichterung fällt ihm das Wort ‚merde’ ein, und unmittelbar darauf eine ganze Passage aus Les Misérables, in denen es vorkommt. Erleichtert schwelgt er in weiteren Zitaten - und in der Erinnerung an die Wirkung, die das fremde Wort ‚l’amour’ auf seine Freundin „Vulkan des alten Mondes“ gehabt hat. Auch Muos Geschichte dreht sich ums Lesen und Schreiben. 11 Das Pariser Zimmer, das er über zehn Jahre bewohnt hat, war eine Papierhöhle, wo er seine Tage mit dem Aufschreiben von fremden und eigenen Träumen verbracht und diese dann in Schuhkartons verpackt und archiviert hat. Der Bewohner des Traumarchivs führt eine schattenhafte Existenz. Seine bebrillte unbeholfene Gestalt erinnert an Figuren aus Büchern und Filmen. Explizite Erinnerungen an Filme und Schriften stellen sich bei Muo selbst immer wieder ein, wenn er sich in dem zu orientieren versucht, was ihm zustößt. Freudianische Lektüren werden zum wichtigen Katalysator der Romanhandlung. 12 Als Muo, der bisher keine sexuellen Erfahrungen hat, da seine Jugendliebe ja seit vielen Jahren im Gefängnis sitzt, mit der Balsameuse ein Verhältnis beginnt, verläuft sein erster sexueller Akt wie in einem Handbuch, unterlegt von Erinnerungen an den Weiberhelden Picasso, so dass sich ihm selbst dieses Erlebnis als eine Art Kommentar zu Picasso darstellt. In einem Zustand geistiger Verwirrung hält Muo sich für Fan Jing, den Helden eines chinesischen Films, der verrückt geworden ist. Auch Kafka lässt grüßen: In einem völlig desolaten Zustand hat Muo das Gefühl, er sei ein Insekt, „un moustique blessé“ (Sijie 2003b: 257). Seine Verhaftung malt er sich in Anlehnung an Filmszenen aus, dreht im Kopf ein Drehbuch zu seinem eige- 11 Seinen Parisaufenthalt hat Muo sich durch ein spärliches Stipendium der französischen Regierung finanziert, das er für seine linguistische Dissertation über die Sprache eines untergegangenen Volks an der Seidenstraße erhalten hat. Seine Zeit widmet er aber vor allem dem Studium der Psychoanalyse bei einem etablierten Analytiker. 12 Dies gilt etwa für seine Beziehung zu einer alternden Polizeibeamtin, die Muo bei sich „Mrs Thatcher“ nennt. Er erläutert ihr Freuds Theorie des Traumlebens, dessen Bilder Erinnerungen aus dem Unbewussten seien, was sie wenig beeindruckt. Als er ihr aber einen Traum mit der Bemerkung interpretiert, dieser deute auf ein künftiges Hinken hin, und sich diese Prognose zufällig erfüllt, wächst seine Reputation immens. Als Muo glaubt, zum Anstifter eines Mordes an Richter Di geworden zu sein, ziehen Bruchstücke von Filmen und Lektüren durch seine Fantasie, er sucht nach Worten, die dem entsprechen, was in ihm vorgeht, und fragt sich, ob diese von Joyce oder von Valéry stammen und ob er sie richtig zitiert hat. <?page no="46"?> Monika Schmitz-Emans 46 nen Leben. 13 Himmel und Hölle haben die Form von Bibliotheken und Archiven: An die Stelle des Himmels sind Muos Bibliophilenträume 14 von einer Bibliothek getreten, in denen das Archiv der aufgezeichneten Träume seinen Ort hätte; die Hölle findet Muo im Justizpalast: Im Justizpalast gibt es ein geheimes Archiv all der Schriften, die verboten sind, geheime Forschungsberichte, zensierte Aufzeichnungen aller Art, dazu verbotene Filme und Filme über Verbotenes, ferner Denunziationsbriefe, Selbstbezichtigungen und andere Dokumente, die bezeugen, was in einem totalitären Staat aus dessen Bewohnern wird. Auch die höllische Welt der Schriften hat ihre Ordnung: Alle Delikte sind nach Farben sortiert. Figurenkonzeption und Handlungsverlauf von Balzac et la Petite Tailleuse chinoise und Le Complexe de Di sind einander in vielem ähnlich, 15 auch wenn der Klappentext der deutschen Übersetzungen den ersten Roman als „schönste Liebeserklärung des Jahres: an die Literatur, an das Leben, an die Ironie, an eine Frau“ empfiehlt, den zweiten hingegen als „ein wildes, böses Buch“. Beide Geschichten spielen vor dem Hintergrund einer totalitären Diktatur, die den Einzelnen unterdrückt, ihm Gewalt antut; in beiden werden die Exzesse politischer Macht akribisch beobachtet. Beide handeln von Figuren, die sich slapstickhaft durch diese schreckliche Welt bewegen, sich listig immer wieder zu helfen wissen, aber auch immer wieder Schiffbruch erleiden. Rebellion im kleinen Maßstab erscheint möglich; politische Freiheit und Autonomie sind nicht in Sicht. Immerhin gelingen individuelle Ausbrüche: zunächst einmal die aus den Gefängnissen der Verbote und des Schweigens. Als der Ich-Erzähler in der Petite tailleuse zusammen mit Luo 13 Sein Abenteuer im Justizpalast wird zum makaber getönten Slapstick, angereichert um ein verfremdetes Motiv aus Panzerkreuzer Potemkin: Bücher kullern eine große Treppe hinunter, ein Soldat gibt vor, auf sie schießen zu wollen. 14 Kurz vor der vermeintlichen Gefangennahme träumt er den Lieblingstraum des Bibliophilen: Alle erstrebten Bücher zu besitzen, eine ganze Welt von Büchern. Als er schließlich fürchtet, verhaftet und eingesperrt zu werden, stattet sich Muo mit den Büchern seiner Lieblingsautoren aus, ohne sich zu fragen, ob er diese im Gefängnis überhaupt lesen dürfte. 15 Ein zentrales, hier aber nicht weiter zu erörterndes Thema in Sijies Romanen ist auch die Hybridisierung kultureller Erbschaften. Tragischer als die der beiden Jungen und ihrer Kiste mit europäischen Romanen ist die eines alten Pastors, der zur Strafe für den Besitz einer lateinischen Bibel zum Straßenkehrer degradiert und endlos gedemütigt wird. Dem Ich-Erzähler und der Schneiderin ist die Welt des Christentums fremd, aber sie malen sich ein Grabmal für den Priester aus, das dessen Geschichte gekreuzt mit einer anderen Geschichte erzählen soll. Die Idee, den alten Gelehrten in Anlehnung an Christusdarstellungen mit einem Besen und Dornenkrone darzustellen, erscheint zwar einerseits als grotesk-verfremdender Eingriff in die christliche Ikonologie, andererseits kommt in ihm mehr von der Idee einer Nachfolge Christi zum Ausdruck als die beiden ahnen mögen: „Nous jurâmes que, si un jour nous étions riches et que les religions n’étaient plus interdites, nous reviendrions faire ériger sur sa tombe un monument en relief et en couleurs, sur lequel serait gravé un homme aux cheveux argentés couronnés d’épines, comme Jésus, mais pas les bras en croix. Ses mains, au lieu d’avoir les paumes clouées, tiendraient le long manche d’un balai“ (Sijie 2000: 217). <?page no="47"?> Dai Sijies Protagonisten und ihre Lektüren 47 erstmals die Bücherschätze im Koffer des „Binoclard“ entdeckt, empfindet er neben einem Gefühl der lebendigen Präsenz der Romanautoren vor allem Hass: auf alle, die ihm diese Bücher verboten haben. 16 Für die Geschichte Muos sind Bücher und Lektüren nicht weniger wichtig als für die der beiden Freunde der chinesischen Schneiderin. Er ist „[u]n disciple de Freud“ (Sijie 2003b: 11) und deutet die Welt nach freudianischem Muster. Die Psychoanalyse erscheint dabei - durchaus ihrem eigenen Selbstverständnis entsprechend - als eine Entzifferungskunst des Seelentextes. Sijies Leser-Romane als Metaliteratur Die Grenzen zwischen literarischen Figuren und lebendigen Menschen werden für den passionierten Leser immer wieder durchlässig. Als schließlich der über den Verlust seiner Geliebten verzweifelte betrunkene Luo die Bücher des „Binoclard“ nacheinander verbrennt, spricht sein Freund von den Männern und Frauen, die in dem Koffer gewohnt haben. In seiner Imagination werden Figuren der Bücher von Feuersbrünsten heimgesucht (Sijie 2000: 219). Kein Zufall, dass in diesem traurigen Finale einer Liebes- und Lese-Beziehung gerade die Geschichte der Leserin und Liebenden Emma Bovary die Energie spendende Materie abgibt (oder, trivialer gesagt, verheizt wird). Der verlassene Liebhaber Luo spricht Emmas prophetische Worte zu Léon nach, die ihrerseits blasphemische Wiederholungen eines Christuswortes sind: „tu me quitteras...“ (Sijie 2000: 219) Seine Verbrennung ‚Emmas’ ist blanke Autoaggression. Der ihm zuschauende Erzähler sieht - den Flammen zuschauend - in seiner Fantasie die unglückliche Emma Bovary im Bett rauchen; er hört selbst jenen Gesang eines Blinden, den die sterbende Protagonistin Flauberts zu hören meint, hört selbst die Geige den Gesang begleiten (ist es seine eigene Geige? ) - bevor, wie es heißt, Emmas warme Asche davonfliegt und sich mit der ihrer verkohlten Landsleute vermischt. Erstehen so im Moment der Bücherverbrennung die Romanfiguren nochmals zu kurzem Leben auf, und zwar als Protagonisten von Modellgeschichten, so erscheint die umgebende Wirklichkeit merkwürdig irreal. Wäre, so meint der Erzähler, der Laoban plötzlich aufgetaucht, so hätten sie ihn vielleicht gleich mit verbrannt, als sei er eine literarische Gestalt. Erfundene und reale Geschichten, mythische, literarische und alltägliche Wirklichkeit durchdringen einander auch in Muos Geschichte mit vielfältigen komischen und tragikomischen Effekten; die jeweils eine Welt liefert Lesemuster für die andere. Richter Di, groteske Verkörperung der Macht, ist dem Namen, freilich nicht dem Habitus nach ein literarisches Zitat: „Richter Di“ ist die Hauptfigur einer Kriminalromanserie des Niederländers Robert 16 „Je hais tous ceux qui nous ont interdit ces livres“ (Sijie 2000: 126). <?page no="48"?> Monika Schmitz-Emans 48 van Gulik, die im alten China spielt. 17 Van Guliks Richter Di ist klug und gerecht - und ein seinerseits intertextuelles Zitat des Typus ‚weiser Chinesen’; Sijies Dichter Di hat seine Karriere als Henker begonnen und ist eine Kreuzung aus Zutaten verschiedenster Provenienz: Sadist, Jungfrauenschänder, Lustmolch, Dämon und Dummkopf zugleich. So zitathaft Sijie Figuren und Handlung konzipiert, so unübersehbar ist in diesem Roman doch die Tendenz zur Verdrehung ins Groteske. 18 Die Lektüren der französischen Romane machen die beiden Jungen mit Geschichten bekannt, wie sie sie zuvor nie gehört, gelesen oder im Film gesehen haben, Geschichten vom Schicksal und von Abenteuern, von den Leidenschaften und Abgründen der menschlichen Seele, Geschichten, durch die sie mit neuen Seiten und neuen Tiefen des Lebens konfrontiert werden; Sijies Roman thematisiert hier die Funktion der Kunst, modellhaft darzustellen, was auch über erhebliche zeitliche und kulturelle Abstände hinweg verstanden wird, weil es zum Grundbestand menschlicher Lebens- und Erfahrungsmöglichkeiten gehört. Mit den Geschichten der westlichen Romane vertrauter geworden, erkennen sie zugleich, dass ihnen bisher nur fade und eintönige Geschichten gegönnt gewesen sind, propagandistische Surrogate ohne Bezug zu den Dingen des Lebens. Vom Vater der kleinen Schneiderin aufgefordert, ihm etwas zu erzählen, entscheidet sich der Ich- Erzähler daher für die aus chinesischer Sicht exotische Geschichte des Grafen von Monte Christo. 19 Sein Zuhörer, der von Marseille nie gehört hat, erkundigt sich zwar zunächst nach dem Sinn eines solchen Stoffes, erweist sich jedoch bald als ein unersättlicher Zuhörer. 20 Inspiriert vom maritimen 17 Richter Di ist „homonyme d’un autre juge de la dynastie des Tang, le juge Ti, personnage de polar inventé par Van Gulik, lui-même réputé pour son érudition sur la vie sexuelle dans la Chine ancienne“ (Sijie 2003b: 85). 18 Als Muo von einem Irren, den er für den gesuchten Richter Di hält, brutal zusammengeschlagen worden ist, hält man ihn anschließend selbst für den entwichenen Irren, obwohl er für seine Umwelt unverständliche Bemerkungen über Freud und Lacan macht. Seinen vermeintlichen Gedächtnisverlust erklären sich die chinesischen Irrenärzte mittels einer populären mythischen Geschichte; sie halten den so offenkundig frankophilen Muo für die Reinkarnation eines vor kurzem erschossenen Französischübersetzers. Dass Muos Freudianisch-Lacanistische Interpretation dem Geschehen besser gerecht wird, erscheint mehr als zweifelhaft. Wenn die Frau des echten Irren den falschen Irren schließlich als ihren Mann identifiziert, weil sie gern einen Mann hätte, so erinnert dies an noch andere Geschichten: Die ganze Episode lässt sich als parodistische Verdrehung des Amphitryon-Mythos und seiner europäischen Literarisierungen lesen. 19 „J’aurais certainement choisi de raconter un film chinois, nord-coréen, ou même albanais, si je n’avais pas encore goûté au fruit interdit, la valise secrète du Binoclard. Mais, à présent, ces films au réalisme prolétarien agressif, qui avaient jadis fait mon éducation culturelle, me paraissaient si éloignés des désirs humains, de la vraie souffrance, et surtout de la vie, que je ne voyais pas l’intérêt de me donner la peine de les raconter à une heure aussi tardive. Soudain, un roman que je venais de finir me vint à l’esprit. [...] - Nous sommes à Marseille, en 1815“ (Sijie 2000: 154). 20 Der Ich-Erzähler, bisher im Schatten des eloquenten Luo stehend, entdeckt dabei sein großes Erzähler-Talent, und Luo schlägt ihm bewundernd vor, doch Schriftsteller zu <?page no="49"?> Dai Sijies Protagonisten und ihre Lektüren 49 Ambiente der Dumasschen Geschichte, beginnt der Schneider, Elemente aus der fiktiven Geschichte in Gestalt von Kleiderschnitten und Accessoires in das chinesische Bergdorf zu importieren und damit die eigene Welt der Romanwelt ein Stückchen weit anzupassen. Er schneidert gleichsam seiner Kundschaft stückchenweise die Welt des Grafen von Monte Christo auf den Leib. 21 Zum einen deutet dieser Einfall Sijies wiederum auf das Bespiegelungsverhältnis zwischen Erzählkunst und Schneiderei hin; zum anderen bekräftigt er eine Kernidee der romanimmanenten Poetik: Die Kunst des Erzählens steht in enger Wechselwirkung mit dem praktisch-alltäglichen Leben. Sie ist nicht einfach nur dessen Abbild; sie wirkt auch vor-ahmend, gibt Anstoß zur Veränderung von Gewohnheiten, sensibilisiert für zuvor Gleichgültiges, lässt bisher Unerhörtes möglich werden. Nicht der didaktisch-agitatorische Gestus der Propagandafilme und der parteikonformen Bücher schlägt die Menschen in den Bann, sondern die Lust am Verspielten, die Freude am Schönen, am sinnlichen Detail, wie sie ihnen der Schneider unter dem Einfluss des Dumasschen Romans nahe bringt. Wer liest, erobert sich ganze Welten, entwickelt Kreativität und Sinn für das Mögliche - so lautet eine Botschaft des Romans, der damit unter anderem die Abhängigkeit individueller Selbstentwürfe von Lektüren betont. Durchaus ernstzunehmend, wenn auch mit reflexiver Ironie vorgetragen, ist der Bericht des Ich-Erzählers über die Bedeutung seiner Romain-Rolland- Lektüren für die Entwicklung des eigenen Selbstbewusstseins. In Rollands Romanheld Jean-Christophe sieht er einen Rebellen, der sich allein gegen eine kleinbürgerliche Welt stellt und ein Beispiel dafür gibt, dass derlei überhaupt möglich ist: Die - aus regimekonformer Perspektive undenkbare - Selbstbehauptung eines Einzelnen gegen alle anderen. 22 Indem das Buch werden. In nuce enthält der Bericht über die Entdeckung und Entfaltung eines Erzähler- Talentes eine ganze Poetik: Sie illustriert modellhaft die Wirkung literarischer Geschichten, deren Sogkraft, deren prägende Wirkung auf das Leben derer, die sich auf sie einlassen, deren Überzeugungskraft, deren verwandelnde Potenziale. 21 „Inévitablement, quelles fantaisies, discrètes et spontanées, dues à l’influence du romancier français, commencèrent à apparaître dans les nouveaux vêtements des villageois, surtout des éléments marins. Dumas lui-même eût été le premier surpris, s’il avait vu nos montagnardes moulées dans des sortes de vareuses à épaules tombantes et à grand col, carré en arrière et pointu en avant, qui claquait dans le vent. Elles sentaient presque l’odeur de la Méditerranée. Les pantalons bleus de matelots, mentionnés par Dumas et réalisés par son disciple le vieux tailleur, avaient conquis les cœurs des jeunes filles, avec leurs pattes larges et flottantes, d’où semblait émaner le parfum de la côte d’Azur. Il nous fit dessiner une ancre à cinq becs, qui devint le motif le plus recherché de la mode féminine de ces années-là, dans la montagne du Phénix du Ciel. Certaines femmes réussirent même à le broder fidèlement sur de minuscules boutons, avec du fil d’or. Par contre, nous gardâmes jalousement quelques secrets, décrits avec minutie par Dumas, comme le lys brodé sur les bannières, le corset, et la robe de Mercédès, en exclusivité pour la fille du tailleur“ (Sijie 2000: 158). 22 „La valise du Binoclard ne contenait qu’un livre de lui [Rolland], le premier des quatre volumes de Jean-Christophe. Comme il s’agissait de la vie d’un musicien, et que j’étais moi-même capable de jouer au violon des morceaux tels que Mozart pense à Mao, je fus <?page no="50"?> Monika Schmitz-Emans 50 seinem Leser diesen Gedanken vermittelt, wird es zum Katalysator eines neuen Selbstentwurfs und eines neuen Blicks auf die Realität. Ein Buch, das so eng mit dem eigenen Selbst zusammenhängt, in dem man sich als Leser selbst gefunden hat, sollte - so die Überzeugung des Jungen - auch den eigenen Namen enthalten. In skurriler Verkehrung eines konventionellen performativen Schriftakts schreibt er eine Widmung an sich selbst (zu seinem künftigen 21. Geburtstag) ins Buch und lässt diese von Luo unterschreiben. Dieser begreift diese Zusammenführung von Leser und Buch als historischen Akt und besiegelt sie mit seinem eigenen kalligraphierten Namen. 23 Im Gegenzug bekommt Luo drei Romane von Balzac gewidmet (darunter Der alte Go), und der Erzähler nimmt die eigene Signatur zum Anlass, ein kleines zeichnerisches Kunstwerk zu schaffen: Er zeichnet die Gegenstände, welche durch die Schriftzeichen des eigenen Namens symbolisiert werden, und es scheint, als erstünden in seiner Zeichnung die gezeichneten Dinge als konkrete und bewegliche Objekte aus seinem Namen auf. Sous ma dédicace, je dessinai trois objets qui représentaient chacun des trois caractères chinois composant mon nom. Pour le premier, je dessinai un cheval au galop, hennissant, avec une somptueuse crinière flottant au vent. Pour le deuxième, je représentai une épée longue et pointue, avec un manche en os finement ouvragé, enchâssé de diamants. Quant au troisième, ce fut une petite clochette de troupeau, autour de laquelle j’ajoutai de nombreux traits formant un rayonnement, comme si elle avait remué, retenti, pour appeler au secours. Je fus si content de cette signature que je faillis verser dessus quelques gouttes de mon sang, pour la sacraliser. (Sijie 2000: 138) Der Erzähler nennt nie seinen Namen, nur hier - durch Beschreibung von Bildern, aus denen die Elemente seines Namenszugs bestehen, Bildern auf dem Titelblatt eines Bandes von Balzac! Die Erinnerung an die Figur des Jean-Christophe begleitet den Ich-Erzähler fortan. In eine gefährliche Situation geraten, bei einer unwegsamen Passage über einem Abgrund im Gebirge, schwindelnd, fast verzagend, fragt er sich, was der Held Rollands wohl in solch einer Situation getan hätte: Nein, Jean-Christophe hätte nicht aufgetenté de le feuilleter, à la manière d’un flirt sans conséquence, d’autant plus qu’il était traduit par Monsieur Fu Lei, le traducteur de Balzac. Mais dès que je l’ouvris, je ne le lâchai plus. [...] Jean-Christophe, avec son individualisme acharné, sans aucune mesquinerie, fut pour moi une révélation salutaire. Sans lui, je ne serais jamais parvenu à comprendre la splendeur et l’ampleur de l’individualisme. Jusqu’à cette rencontre volée avec Jean-Christophe, ma pauvre tête éduquée et rééduquée ignorait tout simplement qu’on pût lutter seul contre le monde entier. Le flirt se transforma en un grand amour. Même l’excessive emphase à laquelle l’auteur avait cédé ne me paraissait pas nuisible à la beauté de l’œuvre. J’étais littéralement englouti par le fleuve puissant des centaines de pages. C’était pour moi le livre rêvé: une fois que vous l’aviez fini, ni votre sacrée vie ni votre sacré monde n’étaient plus les mêmes qu’avant“ (Sijie 2000: 136-137). 23 „Il calligraphia son nom d’un unique trait de pinceau, débridé, généreux, fougueux, liant ensemble les trois caractères en une belle courbe, qui occupait presque la moitié de la page“ (Sijie 2000: 137-138). <?page no="51"?> Dai Sijies Protagonisten und ihre Lektüren 51 geben - so meint er, und hat den Mut, die schwere Passage zu bestehen und weiterzuleben. 24 Selbstbewusstsein entwickeln in beiden Romanen auch die jungen Frauen, die sich dem entziehen, was Männer ihnen zugedacht haben. Ihre Akte der Rebellion sind allerdings zutiefst mehrdeutig; wohin sie führen, bleibt unbestimmt; Freiheit lässt sich - wenn überhaupt - bei Sijie nur so darstellen: negativ, unscharf, vieldeutig, kurz: als etwas Unbestimmbares. Auslöser für die Verwandlung der Schneiderin ist eine Lektüre, und keine beliebige, sondern die der Geschichte Emma Bovarys. Nach einer Zeichnung, die sie in Madame Bovary gesehen hat, näht sich die Schneiderin zwei Monate vor ihrem endgültigen Fortgang aus dem Dorf ein Stück Damenwäsche (einen soutien-gorge) - damit hält die erste Damenwäschekollektion auf der Montagne du Phénix du Ciel Einzug, was der Erzähler sofort zum historischen Ereignis erklärt. 25 Der Abschied der kleinen Schneiderin vom Dorf und von ihrem Freund Luo ist von ironischer Zweideutigkeit. Einerseits erscheint er durch einen Satz aus einem Roman - „Elle m’a dit que Balzac lui a fait comprendre une chose: la beauté d’une femme est un trésor qui n’a pas de prix“ (Sijie 2000: 229) - reichlich schwach motiviert. 26 Indem sie die ärmliche Heimat hinter sich lässt, nimmt ihre Geschichte andererseits eine Wendung, die mit einem Mal den ansonsten abstrus-euphemistischen Namen des Dorfs wie eine Verheißung klingen lässt: Sie wird zum Phönix. 27 (Das Phönix-Bild gehört zu den vielen doppelsinnigen Motiven im Roman. Scheint es einer- 24 „A cet instant, coincé au milieu du passage, je me demandai ce que dirait le vieux Jean- Christophe, si je faisais volte-face. Avec sa baguette autoritaire de chef d’orchestre, il allait me montrer la direction à prendre; j’imaginai qu’il n’aurait pas eu honte de reculer devant la mort“ (Sijie 2000: 142). 25 Stückweise schneidert das Mädchen sich um, beim Umgang mit der Sprache beginnend: Es imitiert den städtischen Akzent der beiden Freunde (Sijie 2000: 221-222). Aus einem blauen Mao-Rock, den sie zuvor (zu Verkleidungszwecken) für den Erzähler genäht hat, macht sie sich ein Damenkostüm mit maskulinen Details; neue Schuhe und eine neue Frisur komplettieren das Bild. Luo, verliebt und verblendet, freut sich über die Wirkung der Roman-Lektüren auf seine Freundin; der Erzähler spricht von einer „transformation“, einer „rééducation balzacienne“ (Sijie 2000: 223). 26 Zumal durch einen solchen Satz. Denn zum einen klingt die Gleichsetzung weiblicher Schönheit mit einem Schatz (trésor) verfänglich nach Selbstvermarktung, aus feministischer Sicht ist er ebenso politisch unkorrekt wie aus proletarisch-revolutionärer, vor allem aber ist es ja ein fremder, angelernter Satz. Zum anderen haben im Roman ja bereits andere Figuren neue eigene Fähigkeiten durch das Wiederholen von Worten, Sätzen und Geschichten aus fremden Romanen entdeckt: der Ich-Erzähler, Luo, der alte Schneider. Wenn die kleine Schneiderin sich ein neues Leben nach (französischbürgerlich inspiriertem) Maß zulegen will, so setzt sie nur fort, was ihr Vater schneidernd begonnen hatte. 27 Nicht nur das Phönix-Motiv verknüpft hier übrigens die Geschichte Dai Sijies mit den antiken Verwandlungslegenden, wie sie bei Ovid erzählt werden, sondern auch noch eine andere Metamorphose: Als der Erzähler nach dem forteilenden Mädchen ruft, läuft sie nur umso schneller und verwandelt sich in seinen Augen in einen Vogel, der davonfliegt. Eine Parallele findet das Bild im zweiten Roman, wo der leere Käfig eines Pirols auf die Flucht der jungen Frau verweist, welche Muo dem Richter zuführen wollte. <?page no="52"?> Monika Schmitz-Emans 52 seits, als sei dieser Name für einen Verbannungsort die blanke Ironie, so bewirken die Romanlektüren der beiden jungen Männer ja tatsächlich eine Art neues Leben für sie und für die Dorfbewohner. Der Aufstieg der Schneiderin als Phönix freilich lässt die Asche einer Liebe zurück.) Was erwarten wir von einem Roman über Leser, die die Welt durch das Okular ihrer Lektüren lesen wollen und die wirkliche Welt ständig mit deren geschriebenen Gegenentwürfen vergleichen oder aber versuchen, am Leitfaden von Büchern die Welt und ihre Bewohner zurecht zu lesen? Was erwarten wir von einem Roman über jemanden, der sich in die Bücher einer fremden Kultur einliest, ja einhüllt, sie als zweite Haut trägt und - ungeachtet aller kultureller Differenzen - hier das findet, woran er glauben möchte? Erwarten wir, Geschichten vom Scheitern zu lesen - oder Entwicklungsromane? Dai Sijie belässt seine Geschichten in der Schwebe. Ob wir in beiden Romanen Donquijotiaden sehen sollen bzw. in welchem Sinn wir Donquijotiaden in ihnen sehen können, ob es sich um verallgemeinerbare Geschichten handelt - nach dem Motto: tua res agitur - bleibt unentscheidbar. Insofern korrespondiert die Beziehung des Lesers zu diesen Romanen der Beziehung der Figuren zu ihren Lektüren. Die Ambiguität von Freiheit ist eng verknüpft mit der des Lesens, denn das Lesen motiviert ja direkt oder indirekt zu den Akten der Rebellion. Was auch immer die Lektüren zu versprechen scheinen: ein anderes Leben, ein neues Wissen, eine Entzifferung der Welt oder der Psyche - es könnte sich um trügerische Verheißungen handeln. Allein als Verheißungen allerdings haben die Lektüren etwas Befreiendes; sie erinnern an die Denkbarkeit von Alternativen, nähren den ‚Möglichkeitssinn’ (Musil). Das ersehnte ‚andere Leben’ ist in ihnen - im wiederum mehrdeutigen Sinn - ‚aufgehoben’. 28 Die Bedeutung des Wiederholens, des Zitierens, des Adaptierens und des assimilierenden Übersetzens wechselt: zwischen freiwillig auf sich genommener Fremdbestimmung einerseits und ästhetisch motiviertem Selbstentwurf, zwischen einem bestenfalls kuriosen Leben im Zitat hier, einem Aufbegehren gegen die Trivialitäten eines kulturfeindlichen Regimes ande- 28 Zu den ‚aufgehobenen’ Versprechen, als die Sijies Figuren ihre Texte lesen, gehört auch die Verständlichkeit des Fremdkulturellen, seine Übertragbarkeit in den eigenen semantischen und pragmatischen Horizont. Eine Szene, in der in diesem mehrdeutigen Sinn das Verstehen fremdkultureller Werke reflektiert wird, leitet den Roman über Balzac und die kleine Schneiderin ein: Als der Erzähler und sein Freund Luo im Dorf ankommen, wo sie ‚umerzogen’ werden sollen, will der Laoban die Geige des Erzählers zerschlagen lassen; er weiß gar nicht, was das für ein Ding ist, hält es aber für ein verdächtiges bourgeoises Spielzeug. Luo fordert den Freund dazu auf, eine Sonate von Mozart vorzuspielen, und wiederum reagiert der Laoban misstrauisch, da er nicht weiß, was eine Sonate ist. Luo erklärt ihm, er werde eine Art Lied hören, dessen Titel laute: „Mozart pense au président Mao“ (Sijie 2000: 12). Der Geiger darf spielen, darf sein Instrument behalten, die Musik Mozarts erweicht die harten Bauerngesichter, man hat sich aufeinander zu bewegt. Natürlich auf der Basis eines Täuschungsmanövers und eines Irrtums - aber immerhin: Die (wortlose! ) Botschaft der Mozartschen Musik ist echt und erreicht sogar das Publikum. <?page no="53"?> Dai Sijies Protagonisten und ihre Lektüren 53 rerseits. Literatur ist ein Refugium - was auch immer das heißt: dass man als Leser allzu leicht die Augen vor den Schrecklichkeiten des Lebens verschließt oder dass man durch die Brille der Texte erst richtig zu sehen lernt. Dai Sijie sind beide Konzepte wohl vertraut, wie er denn überhaupt souverän mit dem Arsenal ästhetischer Topoi der europäischen Welt umgeht. Hierdurch - und nicht durch die Propagierung eines bestimmten Konzepts, einer bestimmten Ästhetik des Lesens und Schreibens - ist er veritabler Nachfolger der Cervantes, Flauberts und Balzacs. Die Geschichte des Ich-Erzählers illustriert, wie man zum Erzähler wird: in den Spuren anderer, die man auf eigene Weise fortsetzt. Am Anfang wird gelesen, dann nacherzählt, dann das bei anderen Gelesene ein wenig modifiziert - und in der zunehmenden Freiheit gegenüber den Geschichten anderer zeigt sich die eigene Entwicklung zum Autor. Literatur ist inter-textuell begründet. Gerade aus dem zitierenden Wiederholen entsteht das freiere Spiel. Aus der Rolle des Vorlesers für die kleine Schneiderin wächst der Ich- Erzähler in die eines Kollegen von Balzac hinein. 29 Nicht nur als poetologische Modellgeschichte über die Transformation der Alltagswelt durch die literarisch inspirierte Fantasie besitzt der Roman eine autoreferentielle Dimension, sondern konkreter noch durch seinen Einfall, den Schneider Details der französischen Kleider des 19. Jahrhunderts ins chinesische Bergdorf transponieren zu lassen. Dai Sijie bespiegelt hier sein eigens Verfahren, Elemente und Ideen der westlichen Romanliteratur in eine chinesische Welt zu versetzen. Der Ich-Erzähler und sein Freund Luo erinnern an die Romanwelt Mark Twains; die Geschichte des Bücherkoffers erinnert an die der Schatzkiste bei Stevenson, ihre Abenteuer als Erzähler finden vielfältige Parallelen in der europäischen Literatur. Die heimlichen Rendezvous der Schneiderin mit Luo, bei dem unter anderem ein Abenteuer mit einer Wasserschlange stattfindet, erinnern so deutlich wie ironisch an den Genesisbericht; auch das von der Schneiderin meisterhaft beherrschte Tieftauchen nach einem Schlüssel ist konnotationsgesättigt. Wer zum Erzähler werden will, kann dies nur, indem er zu erzählen beginnt; 30 erzählt wird allerdings stets in den Spuren anderer, und verliefen diese auch über den Boden ferner Kontinente. 29 „Sans aucune prétention, je constatais que ma lecture, ou la lecture à ma façon, plaisait un peu plus à mon auditrice que celle de mon prédécesseur. Lire à voix haute une page entière me paraissait insupportablement ennuyeux, et je décidai de faire une lecture approximative, c’est-à-dire que je lisais d’abord deux ou trois pages ou un court chapitre [...]. Puis, après une courte rumination, je lui posais une question ou lui demandais de deviner ce qui allait se passer. Une fois qu’elle avait répondu, je lui racontais ce qu’il y avait dans le livre, presque paragraphe par paragraphe. De temps à autre, je ne pouvais m’empêcher d’ajouter des petites choses à droite à gauche, disons des petites touches personnelles, pour que l’histoire l’amusât davantage. Il m’arrivait même d’inventer des situations, ou d’introduire l’épisode d’un autre roman, quand je trouvais que le vieux père Balzac était fatigué“ (Sijie 2000: 186-187). 30 Dass sich Kunst nicht lehren lässt, hat Luos Vater seinem Sohn klar gemacht. Im Erzählerbericht des Luo-Kapitels heißt es rückblickend: „Avant d’être enfermé, mon père disait souvent qu’on ne pouvait pas apprendre à danser à quelqu’un. Il avait raison; c’est <?page no="54"?> Monika Schmitz-Emans 54 Bibliographie Dai Sijie, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise (=folio), Paris 2000. Dai Sijie, Balzac und die kleine chinesische Schneiderin, dt. v. Giò Waeckerlin Induni, München, Zürich 2003a. Dai Sijie, Le Complexe de Di (=folio), Paris 2003b. Dai Sijie, Muo und der Pirol im Käfig, dt. v. Giò Waeckerlin Induni, München, Zürich 2004. Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen 4 1975. Hans-Georg Pott, Literarische Bildung. Zur Geschichte der Individualität, München 1995. Jörn Stückrath, Der literarische Held als Leser. Ein historisch-typologischer Prospekt, in: Michael Krejci/ Karl Schuster (Hrsg.), Literatur - Sprache - Unterricht. Festschrift für Jakob Lehmann zum 65. Geburtstag, Bamberg 1984, 102-108. Susan Suleiman/ Inge Crosman (Hrsg.), The Reader in the Text, Princeton 1980. Theodor Wolpers (Hrsg.), Gelebte Literatur in der Literatur. Studien zu Erscheinungsformen und Geschichte eines literarischen Motivs, Göttingen 1987. Ralph-Rainer Wuthenow, Im Buch die Bücher oder Der Held als Leser, Frankfurt am Main 1980. la même chose pour faire des plongeons ou écrire des poèmes, on doit les découvrir tout seul“ (Sijie 2000: 174). <?page no="55"?> Doris G. Eibl ‘Chinoiseries’ francophones: enjeux et défis de l’‘entre-deux’ dans Balzac et la Petite Tailleuse chinoise et Le Complexe de Di de Dai Sijie Réflexions préliminaires autour du « roman chinois francophone » En marge des discussions et commentaires à propos du Salon du Livre 2004 consacré aux lettres chinoises, un article de Muriel Détrie publié dans le Magazine littéraire se propose d’éclairer un phénomène littéraire relativement récent, à savoir le « roman chinois francophone ». En titre, Muriel Détrie pose la question « Existe-t-il un roman chinois francophone? » (Détrie 2004: 65), question quelque peu rhétorique, dirait-on, vu le succès éminent d’auteurs comme Shan Sa ou Dai Sijie, la première ayant remporté le Prix Goncourt des lycéens pour La Joueuse de go en 2001, le dernier le Prix Fémina pour Le Complexe de Di en 2003. Cependant - et c’est ce que Muriel Détrie nous fait comprendre par la suite - la question vise à cerner un phénomène littéraire fort complexe: à côté d’auteurs vivant en France et écrivant en français comme François Cheng, Dai Sijie, Shan Sa ou Ya Ding, figurent d’autres comme Wei-Wei qui, tout en ayant choisi l’Angleterre comme pays d’accueil, continue à écrire en français ou encore Shen Dali, professeur à l’Université de Pékin et domicilié en Chine, qui, pour ses romans, a recours à la langue française. Ce que Muriel Détrie qualifie de « roman chinois francophone » serait donc un ensemble de romans qui ont ceci en commun qu’ils sont tous écrits en français par des auteurs d’origine chinoise, sans être nécessairement issus d’un territoire francophone. Sur le plan du contenu - et la lecture des textes de Dai Sijie que je proposerai par la suite confirmera les observations de Muriel Détrie -, ces romans favoriseraient l’autobiographique, dénonceraient les affres du maoïsme et de la Révolution culturelle et s’en prendraient au système capitalo-communiste de la Chine d’aujourd’hui tout en pratiquant une espèce de réécriture de la Chine traditionnelle (Détrie 2004: 65-66). Selon Muriel Détrie, cette réécriture trahirait à la fois le désir des auteurs de se réconcilier avec leur pays d’origine et de répondre à l’image de la Chine traditionnelle chérie par les lecteurs français (Détrie 2004: 66). Resterait à savoir pourquoi, au-delà du fait que certains d’entre eux se sont exilés en France, ces auteurs, dont la langue maternelle est le chinois, ont adopté le français comme langue d’écriture. Le simple fait de l’exil ne suffirait pas, d’après Muriel Détrie, à expliquer ce choix (Détrie 2004: 65), vu qu’un Gao Xingjian, vivant en France depuis 1988 et naturalisé en 1998, a bel <?page no="56"?> Doris G. Eibl 56 et bien continué à écrire dans sa langue maternelle. Pour Muriel Détrie, le choix de la langue française comme langue d’écriture relèverait moins d’une nécessité imposée par l’exil en France qu’il ne renvoie à l’assimilation consciente des valeurs propres à la culture française et inhérentes à sa langue: […] adopter le français, c’est aussi adopter certaines valeurs dont les mots sont porteurs et que, même en traduction, la littérature française véhicule également, comme le montre bien Balzac et la petite tailleuse chinoise. Nourris de références françaises ou marqués par leur séjour en France, les personnages revendiquent le droit à la liberté, à l’individualisme ou à l’amour, se coupant par là de leur pays d’origine où ces mêmes droits ne sont guère reconnus. (Détrie 2004: 65) Le fait que, tout en étant appréciés par les lecteurs occidentaux, ces auteurs restent inconnus ou même interdits en Chine révèle, certes, le décalage entre les deux cultures et en souligne les valeurs et surtout les pratiques politiques opposées. Cependant, le choix de la langue française et la valorisation de la culture qu’elle véhiculerait selon Muriel Détrie ne délient pas, à mes yeux, les auteurs de leur culture d’origine et de ses valeurs. La question qui s’impose face au diagnostic de Muriel Détrie traite le rapport qu’il établit entre la langue et la culture nationales: une langue, est-elle réellement si inextricablement liée à un éventail de valeurs comme le veut Muriel Détrie? La langue, n’est-elle pas plus malléable, plus souple, un instrument de négociation qui s’élargit en fonction de chaque négociation qu’elle accueille? A l’opposé des propos de Muriel Détrie et à l’instar des théories postcoloniales, on pourrait alors envisager que ce n’est pas uniquement la langue française qui grave « ses valeurs » dans les textes des auteurs chinois qui l’ont choisie comme langue d’écriture, mais que ce sont ces auteurs qui, en inscrivant leurs univers chinois, leurs expériences et leurs imaginaires dans la langue française, élargissent celle-ci ou encore engendrent un imaginaire de l’‘entredeux’, hybride, si l’on veut. Dans The Location of Culture, Homi Bhabha, en s’appuyant sur Walter Benjamin, démontre que tout langage culturel est étranger à lui-même dans la mesure où le sens véhiculé par un signe n’en est jamais un: Benjamin’s argument can be elaborated for a theory of cultural difference. It is only by engaging with what he calls the ‘purer linguistic air’ - the sign as anterior to any site of meaning - that the reality-effect of content can be overpowered which then makes all cultural languages ‘foreign’ to themselves. (Bhabha 1994: 164) Que l’on décide d’ignorer ou bien de tenir compte de l’étrangeté inhérente à tout langage culturel relève du point de vue que l’on veut bien adopter face à ce phénomène historique qu’est la transculturation et dont témoignent, à l’heure actuelle, les romans chinois francophones, entre autres. Ne faut-il pas se méfier de ce mythe qui voudrait qu’une langue, en l’occurrence la langue française, soit porteuse de « certaines valeurs » énoncées à travers des textes littéraires écrits dans cette langue? La langue est avant tout un moyen de communication, un instrument de communication in progress soumis aux mutations sociales, démographiques, conceptuelles et artistiques. Pourquoi <?page no="57"?> Enjeux et défis de l’‘entre-deux’ chez Dai Sijie 57 ne pas concéder que les ‘auteurs venus d’ailleurs’ et écrivant en français profitent de cette étrangeté inhérente à toute langue et en font leur espace de création sans nécessairement opter pour ou contre les valeurs perçues comme essentielles à un langage culturel, à une culture. Dans un article intitulé « Espaces incertains de la culture », Sherry Simon constate avec justesse que [l’]hétérogénéisation accrue des populations et l’éparpillement de leurs allégeances portent un défi aux images et mythes de la spécificité de la culture nationale; partout en Occident, l’idéal d’une culture nationale monolithique se révèle de plus en plus difficile à actualiser. (Simon 1991: 17) En parlant de « l’idéal d’une culture nationale monolithique » Simon nous renvoie à la dimension fantasmatique de toute perception de la culture nationale comme ensemble homogène. Les romans chinois francophones, comme autant d’autres, témoignent de l’hétérogénéité culturelle à l’œuvre sur le territoire national de la France, une hétérogénéité qui, à l’opposé des discours politiques à la veille des élections présidentielles 2007, déjoue le fantasme du monoculturalisme national. Dans Le Dialogue. Une Passion pour la langue française, François Cheng précise jusqu’à quel point l’apprentissage de la langue française fut pour lui en même temps l’apprentissage d’« une manière de sentir, de percevoir, de raisonner, de déraisonner, de jurer, de prier, et finalement d’être » (Cheng 2002: 9). Cependant il y souligne également que tout en ayant choisi le français comme langue de création, il est resté très attaché à la langue chinoise: Mise en sourdine, pour ainsi dire, cette dernière [la langue chinoise], s’est transmuée, elle, en une interlocutrice fidèle mais discrète, d’autant plus efficace que ses murmures, alimentant mon inconscient, me fournissaient sans cesse des images à métamorphoser, des nostalgies à combler. (Cheng 2002: 8) Il insiste par ailleurs sur la dimension dialogique de toute culture - et par conséquent de toute langue - qui fait qu’aucune culture ne saurait former un « bloc si irréductible qu’elle serait réfractaire à la transmission par rapport à une autre culture. » (Cheng 2002: 13) L’auteur dit lui-même que cette approche s’inscrit dans une vision taoïste de l’univers, le tao (‘voie’, ‘chemin’) étant composé du Yang, du Yin et du Vide médian. Selon François Cheng, le Vide médian désigne un « souffle en soi [au même titre que le Yin et le Yang] » qui « est là lorsque le Yin et le Yang sont en présence. Il est indispensable; c’est lui, lieu de circulation vitale, qui aspire et entraîne ceux-ci dans le processus d’interaction et de transformation mutuelle. » (Cheng 2002: 15-16) Nous comprenons que, par analogie, ce Vide médian correspond à l’espace de la création où le français et le chinois, ces « deux langues de nature si différente qu’elles creusent entre elles le plus grand écart qu’on puisse imaginer » (Cheng 2002: 7), se rencontrent et se transforment. Ces propos si profondément inspirés de spiritualité taoïste éclairent à la fois l’essentialisme de la pensée occidentale et le piège qui s’ouvre à partir du discours de Muriel Détrie, discours redevable à cet essentialisme. Qu’un <?page no="58"?> Doris G. Eibl 58 auteur d’origine chinoise en exil en France choisisse d’écrire en français ou de continuer à écrire en chinois, comme c’est vrai pour Gao Xingjian, ne dépend pas en premier lieu, me paraît-il, de ses seules affinités avec un éventail de valeurs que Muriel Détrie présume comme étant inhérentes à la langue française. Les motivations qui poussent les auteurs à écrire dans l’une ou l’autre langue, sont certainement aussi diverses que les biographies de ces auteurs. Lorsque Gao Xingjian s’exile en France, il est déjà un auteur reconnu dans son pays d’origine. En continuant à écrire en chinois il ne fait qu’obéir à la logique d’un processus de création qui, en 2000, lui vaudra le prix Nobel. 1 Si Dai Sijie, de son côté, a opté pour la langue française, pourquoi ne serait-ce pas tout simplement en raison des lecteurs francophones qu’il espère atteindre, bref pour fonder sa carrière d’écrivain dans le pays où il vit depuis plus de vingt ans? Autant d’hypothèses simples, voire banales pour mettre en question un essentialisme linguistique et culturel qui dessert un ‘certain’ mythe de la langue et de la culture françaises, mythe mis en défaut par la réalité historique et actuelle. Dai Sijie: cinéaste et romancier entre deux langues La reconstruction du parcours effectué par Dai Sijie à partir de la Chine populaire jusqu’en France permet de tracer, en quelques phrases, un portrait professionnel approximatif. 2 Lorsque Dai Sijie, grâce à une bourse de l’État français, part pour la France en 1978, ses connaissances de la langue française sont minimes, se résument à ce qu’il a appris dans un cours intensif suivi pendant quelques mois avant de s’embarquer pour l’Europe. En France, il suit des cours à la Sorbonne et à l’Idhec, puis retourne en Chine avant de s’installer définitivement à Paris en 1984. Il se lance alors dans une carrière de cinéaste - depuis la fin des années 1980, il a réalisé cinq longs métrages de fiction 3 - avant de publier, en 2000, son premier roman Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, en 2003, Le Complexe de Di, œuvre qui lui vaut le prix Fémina, et, en janvier 2007, Par une nuit où la lune ne s’est pas levée, roman dont le ton se distingue foncièrement de celui des deux premières publications. 1 Pour la biographie de Gao Xingjian et la bibliographie toutefois incomplète de ses œuvres voir http: / / nobelprize.org/ nobel_prizes/ literature/ laureates/ 2000/ gaobio.html (30.04.2007). 2 Ce portrait s’appuie sur divers articles et sur des entretiens que l’auteur a accordés à la presse et aux médias français et francophones, disponibles sur Internet. Les pages respectives sont indiquées dans la bibliographie. 3 Chine, ma douleur (1989); Le Mangeur de lune (1994); Tang le onzième (1998); Balzac et la Petite Tailleuse chinoise (2002); Les Filles du botaniste (2006). <?page no="59"?> Enjeux et défis de l’‘entre-deux’ chez Dai Sijie 59 Même si ce sont les deux premiers romans qui ont fondé sa renommée grand public en France et ailleurs, 4 on convient facilement que Dai Sijie soit cinéaste avant d’être écrivain, ne serait-ce que pour le regard du cinéaste qui transparaît dans l’écriture, sa façon de décrire une situation, de la cadrer, de faire sentir, à travers l’écriture, le mouvement du regard, ou encore de traduire en mots un mouvement observé, le mouvement de quelqu’un qui arrive de loin, qui passe, qui s’en va, qui plonge dans l’eau ou s’efface dans des jeux de lumière. En même temps, les films, de leur côté, sont imprégnés d’un touchant désir de narrer, de traduire la parole en image, en couleurs et en perspectives, et on y reconnaît, si l’on veut, le goût de l’ancien étudiant en histoire de l’art pour l’agencement subtil de tableaux savamment orchestrés. Disons que, à maints égards, les œuvres littéraire et cinématographique de Dai Sijie se répondent et se complètent, à la fois sur le plan formel et sur celui du contenu, elles renvoient l’une à l’autre et constituent, en quelque sorte, un ensemble conceptuel et esthétique. Cependant, cet ensemble est investi d’un antagonisme capital, fondamental, fondateur, peut-être, en tout cas insurmontable, à savoir celui de deux langues: le chinois et le français. A l’exception de Mangeur de lune (1994) dont l’histoire se passe en France, les films de Dai Sijie ont tous été tournés en chinois, alors que les trois romans ont été écrits directement en français. Il me paraît évident que le choix de Dai Sijie de tourner ses films en chinois répond essentiellement à un souci d’authenticité face aux histoires visualisées: les histoires racontées dans ses films se passent exclusivement en Chine, donc dans un contexte linguistique précis, avec des personnages chinois parlant le chinois et de préférence représentés par des acteurs chinois. Par ailleurs, la force des images, leur langage propre et admirablement élaboré relèguent le dialogue à l’arrière-plan, ce qui est particulièrement vrai pour Chine, ma douleur et Les Filles du botaniste. Le défi que Dai Sijie accepte en écrivant en français relève, me semble-t-il, d’une nécessité ou encore d’un désir totalement différent. N’oublions pas que Dai Sijie, au moment de s’installer en France, a déjà une trentaine d’années, et que, contrairement à la plupart des ‘auteurs migrants’ écrivant en français, il vient d’un pays non-francophone, non-européen et que rien ne l’a prédestiné à une carrière littéraire en français, ni son contexte familial ni ses racines culturelles et encore moins les circonstances défavorables qui ont marqué son adolescence. 5 Tous ceux qui ont eu l’occasion de l’entendre parler, soit à la radio soit à la télévision, comprendront pourquoi je me permets de dire que le français parlé lui échappe, le malmène, lui joue des tours, le fuit, lui, Dai Sijie, qui, dans une interview accordée à Radio-Canada, se dit 4 Au moment de la publication de Le Complexe de Di en 2003, 650 000 exemplaires de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise ont été vendus en France et 35 pays avaient acheté les droits de traduction (Payot 2003). 5 En 1971, Dai Sijie a été envoyé en rééducation dans la province de Sichuan où il est resté jusqu’en 1974 (Amar). <?page no="60"?> Doris G. Eibl 60 être un conteur passionné et avisé, un peu comme les deux protagonistes de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise (Bazzo 2003). Rappelons également l’émission de Bouillon de culture du 21 janvier 2000 où, face à l’éloquence de Bernard Pivot, Dai Sijie s’est retiré dans le mutisme. S’agirait-il, pour Dai Sijie, en se soumettant au lourd exercice de l’écriture en français, de déjouer la langue de l’exil qui, à tout moment, lui barre la route ou menace de rétrécir sa présence? Après quinze ans de vie en France, comme Dai Sijie l’a confié dans un entretien, l’auteur, en écrivant Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, voulait se rendre compte s’il pouvait raconter une histoire dans cette langue étrangère (Amar), s’il réussissait à lui arracher, mot après mot, phrase après phrase, un espace où le conteur aux origines chinoises gagnerait le droit de cité au-delà des substantifs et des chiffres, des manchettes et des étiquettes. Dans Le Complexe de Di, on trouve plusieurs passages qui évoquent l’épuisante bataille linguistique de l’immigrant: à Paris, Muo, le protagoniste, « passe toutes ses nuits, de 11 heures du soir à 6 heures du matin » à rédiger ses notes « en français, consultant un dictionnaire Larousse pour vérifier chaque mot qui veut lui barrer la route »; il rédige ses notes « dans un français arraché mot à mot au Larousse » (Sijie 2003: 14-15). Pour ce qui est de la vie en France, la confrontation de l’immigrant à la société française et ses problèmes d’insertion au quotidien, Dai Sijie n’en parle pratiquement pas. Même si Balzac et la Petite Tailleuse chinoise rend hommage à la littérature française et Le Complexe de Di raconte le retour en Chine d’un apprenti psychanalyste ayant vécu en France, les deux romans parlent avant toute chose de la Chine. C’est la Chine qui est au centre de l’intérêt et dont les romans paraissent s’occuper. Ce n’est que très superficiellement, plutôt en passant qu’en profondeur, que Le Complexe de Di aborde la question de l’exil en France. Tout au début du roman, on apprend quelques détails concernant le logement du protagoniste Muo à Paris - « […] une chambre de bonne convertie en studette, au septième étage sans ascenseur […], endroit humide avec de grosses lézardes au plafond et sur les murs […] » (Sijie 2003: 14) -, et plus loin, Muo se souvient, en une page seulement, des gens qu’il fréquentait à Paris, de ses « invités chinois, exilés politiques, économiques et même culturels » (Sijie 2003: 72-73), évoquant par ces passages les difficultés matérielles et l’isolement social, voire la ghettoïsation, auxquels l’immigrant se voit confronté. Pour les lecteurs, la vie de Muo en France reste donc plus ou moins dans l’ombre, alors que les références littéraires et culturelles prolifèrent et que la fréquence des allusions à Freud et Lacan atteint son paroxysme au moment où Muo se fait « psychanalyste ambulant » (Sijie 2003: 112). 6 Il se promène 6 Ces références littéraires et culturelles renvoient essentiellement à la culture française mais également à la culture occidentale au sens le plus large du terme: Serge Gainsbourg (Sijie 2003: 62), Michel Foucault/ Jacques Derrida (87), Charles Baudelaire (113), Franz Kafka (142), Shakespeare (185), Paul Valéry/ André Gide/ Victor Hugo (198), Pablo Picasso (211), Marcel Proust (341), Ezra Pound (236), Titanic, le film (240), esprit chevaleresque (240-241), hip-hop (271), musique occidentale (273), entre autres. <?page no="61"?> Enjeux et défis de l’‘entre-deux’ chez Dai Sijie 61 alors à vélo dans les banlieues de Chengdu, équipé d’une bannière sur laquelle il a fait imprimer: « Interprète des rêves […]. Psychanalyste de retour de France. Disciple des Écoles freudienne et lacanienne […]. » (Sijie 2003: 112) En Chine, un interprète des rêves serait par définition populaire un « diseur de bonne aventure » (Sijie 2003: 26). Ainsi les séances psychanalytiques que Muo propose aux femmes du marché d’une banlieue de Chengdu débouchent-elles sur un spectacle hilarant, et les femmes finissent par accepter Muo comme « amuseur public » (Sijie 2003: 137-138). A un moment donnée, Muo, ce fervent disciple de Freud et de Lacan, commence à douter de l’efficacité de la psychanalyse dans un contexte chinois - « Il avait même l’impression que […] le cas des Chinois, avait échappé à son grand maître Freud, […] » (Sijie 2003: 107) - et finit par se dire « que la psychanalyse, le meilleur système de pensée permettant de pénétrer l’âme humaine, montrait ses limites devant une communiste […]. » (Sijie 2003: 154) L’‘entre-deux’ de la traduction La problématique de la rencontre de deux cultures profondément différentes, Dai Sijie l’aborde donc à partir de l’imaginaire littéraire et de la langue. Dans un premier temps, on est porté à constater que, dans Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, la lecture interdite d’œuvres françaises en traduction chinoise crée, face à l’oppression de toute individualité au moment de la Révolution culturelle, un espace d’émancipation à la fois intellectuelle et physique, un espace de découverte de soi et du monde. Le Complexe de Di, de son côté, illustre la rencontre des cultures à partir de l’importation de la psychanalyse en Chine, une entreprise qui s’avère des plus drôles puisqu’elle met en scène le décalage énorme entre les deux imaginaires, entre les deux systèmes de pensée. La seule traduction en chinois du mot ‘psychanalyse’ semble poser d’importants problèmes d’ordre conceptuel. Selon un rapport résumant les exploits du Premier Colloque International de Psychanalyse en Chine (Beijing, 14-16 avril 2001), les « difficultés de traduction ne relèvent pas d’un simple problème linguistique mais de l’absence actuelle d’équivalents en chinois des concepts analytiques. » (Anonyme 1) Dans un article fort éclairant portant sur « Les mots chinois de la psychanalyse », Rainier Lanselle nous explique l’équivalent chinois du mot psychanalyse, jingshen fenxi xue: jingshen désigne, dans son acception première, une « présence de qualité subtile, quintessenciée, raffinée, voir spermatique […], fluide et invisible, partout présente et librement répandue […], et propre à conférer de l’animation au réel », fenxi « dont le sens premier de ‘diviser’, ‘(se) séparer’, a pu recevoir la nouvelle acception d’‘analyse(r)’ », et xue dénomme « les domaines du savoir » (Lanselle 2004: 73-74). A l’exemple du mot chinois jingshen, « privilégié aujourd’hui pour traduire, sous forme nominale ou adjectivale, ce qui a trait au psychisme » (Lanselle 2004: 73), nous comprenons les <?page no="62"?> Doris G. Eibl 62 difficultés qui se présentent de façon plus générale à tout travail de traduction affrontant deux systèmes de pensée si foncièrement opposés, la pensée occidentale s’appuyant essentiellement sur le dualisme ‘âme/ corps’ (‘psyché/ soma’), alors que la pensée chinoise l’ignore. Même si jingshen peut être traduit par ‘esprit’ ou ‘âme’, ce mot ne conçoit pas l’âme par opposition au corps: C’est tout le réel qui comporte du jingshen dans une conception où le matériel et le spirituel ne sont pas constitués en deux ordres séparés, et où l’individu n’est en quelque sorte qu’un moment d’une vaste chaîne incluant et le visible et l’invisible. (Lanselle 2004: 74) Les « délicats mais inévitables ajustements que les concepts nouveaux doivent opérer à partir de notions anciennes » (Lanselle 2004: 73), comme l’illustre la traduction de la notion ‘psychanalyse’, nous permettent de regarder sous un autre jour le thème de la traduction et, par extension, de la traduction culturelle dans les romans de Dai Sijie. Postulons que la quasiimpossibilité de faire concorder les deux systèmes de pensée malgré l’élaboration d’un langage tout à fait pertinent pour traduire des concepts occidentaux en chinois, confère à la traduction une dimension métaphorique de l’‘entre-deux’. Dans un article qui explore les théories traductionnelles chez Homi Bhabha et Gayatari Spivak, Sherry Simon nous rappelle que [n]ous sommes habitués à concevoir la traduction comme une opération de transmission d’un texte, écrit dans une langue, appartenant à une culture, vers une nouvelle demeure linguistico-culturelle. Selon cette logique, la traduction est possible parce que chaque texte est défini en premier lieu par son appartenance à un espace national-culturel-linguistique. La traduction permet la reproduction et la répartition de cette appartenance dans un espace symétrique. (Simon 1995: 48) Cette perception traditionnelle de la traduction résumée par Sherry Simon se reflète dans les propos de Muriel Détrie lorsqu’elle fait allusion aux traductions dans Balzac et la Petite Tailleuse chinoise (Détrie 2004: 65). Cependant, cette perception ignore l’‘espace interstitiel’ de la traduction, sa dimension négociatrice, performative et créatrice où, de la rencontre de deux langages culturels investis, eux-mêmes, d’un antagonisme fondamental, naît quelque chose de nouveau, un langage culturel hybride. Dans Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, le processus d’hybridation traductionnel est mis en scène notamment dans un passage qui accentue à la fois la force créatrice de la traduction et sa dimension transculturelle. Lorsque le père de la Petite Tailleuse vient dans le village situé sur les pentes de la montagne appelée « Le Phénix du Ciel » pour offrir aux villageois ses compétences de couturier, le narrateur et son ami Luo lui racontent l’histoire du Comte de Monte-Cristo. Au bout de quelques jours, l’histoire d’Edmond Dantès commence à investir le travail du tailleur: Inévitablement, quelques fantaisies, discrètes et spontanées, dues à l’influence du romancier français, commencèrent à apparaître dans les nouveaux vêtements des villageois, surtout des éléments marins. Dumas lui-même eût été le premier sur- <?page no="63"?> Enjeux et défis de l’‘entre-deux’ chez Dai Sijie 63 pris, s’il avait vu nos montagnardes moulées dans des sortes de vareuses à épaules tombantes et à grand col, carré en arrière et pointu en avant, qui claquait dans le vent. Elles sentaient presque l’odeur de la Méditerranée. (Sijie 2000: 132) Même si le narrateur et Luo ne sont pas traducteurs à proprement parler, ils assument néanmoins, par leur rôle de conteurs, un travail de traduction culturelle fortement marqué par leur performance subjective. Ce passage métaphorise de façon tout à fait convaincante les dynamiques à l’œuvre dans la traduction, sa force génératrice aussi, et renvoie, par ailleurs, aux débuts de la traduction littéraire en chinois à la fin du 19 e siècle. Il est intéressant de noter que La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas était la première œuvre de littérature étrangère traduite en chinois et que cette traduction fut réalisée par Lin Shu en 1899 à partir de la narration de Wang Shouchang, un interprète ayant fait ses études à Paris: La parution de ce roman, [nous informe She Xiebin,] a connu un grand succès et une répercussion générale. C’est probablement grâce à son influence directe ou indirecte que les romanciers chinois ont écrit une série de romans d’amour tout différents de ceux des classiques. Pourtant, le texte traduit ne correspondait pas fidèlement à l’original, car Lin Shu ne connaissait pas le français ni aucune autre langue étrangère. (Xiebin 1999: 179) En reconsidérant les problèmes et questions relevés plus haut, force est de constater que Balzac et la Petite Tailleuse chinoise invite à des lectures qui élargissent celles rapprochant ce roman du roman éducatif européen. Il raconte, certes, une histoire de découverte, de formation et d’émancipation individuelle redevable à la lecture interdite de romans occidentaux dans un contexte historique où priment l’oppression et la négation de toute individualité, et rend, par cela même, hommage aux littératures occidentales. Cependant, il est également doté d’une dimension intertextuelle proprement chinoise comme nous le font comprendre les remarques de She Xiebin sur la littérature française traduite en Chine et les circonstances dans lesquelles est née la première traduction d’une œuvre littéraire étrangère. Alors que le narrateur de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise souligne de façon explicite la valeur heuristique de la lecture d’œuvres étrangères - c’est grâce à ces œuvres que les deux protagonistes découvrent l’amour, la sexualité et l’individualisme (Sijie 2000: 113-115) -, la portée transculturelle de la traduction, tout en investissant le roman du début à la fin, reste largement implicite et constitue, pour cela même, ce qui me semble être le nœud de cette histoire à laquelle Dai Sijie concède, selon ses propres dires, une dimension autobiographique. En écrivant, en tant que chinois, une histoire chinoise en français, l’auteur se placerait-il, en quelque sorte, dans l’interstice traductionnel où la création de nouveaux signes identitaires devient possible? En effet, les textes de Dai Sijie sont truffés de ces nouveaux signes identitaires issus de l’interpénétration des deux langages culturels. Cependant, tout en désignant un nouvel espace créateur et une certaine liberté face aux entités culturelles et à leurs normes, ils reflètent également le vertige qui <?page no="64"?> Doris G. Eibl 64 résulte de l’état de non-appartenance dans l’‘entre-deux’, vertige particulièrement sensible dans Le Complexe de Di. Au cours de sa vie en France et puis en retournant en Chine, Muo assiste consciemment à son hybridation et se heurte périodiquement au déplacement des significations. Dès le début du roman, le protagoniste en évoque la portée: Depuis 1989, année de son arrivée à Paris, et durant plus d’une décennie (aujourd’hui, il vient de franchir le seuil de la quarantaine - l’âge de la lucidité, selon le vieux sage Confucius), ces notes rédigées dans un français arraché mot à mot au Larousse l’ont transformé, de même que ses lunettes rondes en verre blanc, cerclées d’une fine monture à la manière de celles du dernier empereur dans le film de Bertolucci, se sont abîmées avec le temps, noircies de sueur, tachetées de graisse jaune, avec des branches si déformées qu’elles ne rentrent plus dans aucun étui. (Sijie 2003: 15) Ce bilan est teinté d’un soupçon de dégénérescence et de nostalgie et surtout, par l’image pertinente des lunettes ayant pris une belle patine et, déformées par l’usage, ne rentrant « plus dans aucun étui », souligne que sa perception du monde s’est brouillée et, désormais, n’appartient à aucune des deux cultures. Métaphorisant la perception culturelle et linguistique de Muo, l’image des lunettes met également en relief la dimension spatiotemporelle du processus d’hybridation identitaire dont témoigne le roman dans sa totalité. Muo s’est éloigné de la culture chinoise non seulement par les quelques milliers de kilomètres qui séparent la France de la Chine mais aussi par les années passées en France. Par ailleurs, la Chine qu’il retrouve après plus d’une décennie d’absence ne correspond plus à la Chine de l’époque de son départ. Ainsi, au moment de son retour en Chine, Muo incarne-t-il l’‘entre-deux’ à trois niveaux: il est à la fois le Chinois venu en France, le Chinois francisé et psychanalyste de retour en Chine et le Chinois d’il y a plus d’une décennie face à la Chine actuelle. Muo se débrouille tant bien que mal dans l’incessant glissement des signifiants dans l’‘entre-deux’ qu’est sa condition existentielle et qui, par moments, prend une dimension absurde, voire tragique. Cependant si nous focalisons notre attention sur sa recherche toujours déçue d’une vierge - cette recherche, tel un fil conducteur, relie les différents épisodes du roman -, nous comprenons que Muo, embrouillé dans l’incertain, ne survit que grâce à cette quête. La vierge qu’il désire offrir au juge Di pour obtenir la remise en liberté de son amie Volcan de la Vieille Lune, se superpose en quelque sorte à cette dernière et finit par incarner le pur, l’authentique, la Chine d’antan, celle qu’il imagine avoir connue et qu’il ne retrouve plus: une Chine mythique investie de nostalgie. L’élévation phantasmatique de Volcan de la Vieille Lune est décidément de l’ordre de la ‘mythation’, une « stratégie de récompense d’une perte de quelque chose d’‘essentiel’ » (Hogikyan 2003: 53); elle ne répond en rien à la réalité, mais relève d’un désir d’appartenance déchu. L’expérience de l’hybridation, de l’‘entre-deux’, de Muo prend donc une dimension bien différente de celle, positive, des deux amis conteurs dans <?page no="65"?> Enjeux et défis de l’‘entre-deux’ chez Dai Sijie 65 Balzac et la petite tailleuse chinois. Au-delà de son potentiel créatif dont témoigne Le Complexe de Di, l’hybridité vécue par Muo correspond en fait à ce que Nellie Hogikyan nous dit à son sujet en adoptant un regard critique face aux théories euphoriques qui la préconisent: Cette mixité tant vantée par les théoriciens du métissage et de l’hybridité culturelle, cette possibilité d’être multiple, d’être en plusieurs lieux à la fois, est aussi source de tension, d’anxiété, de désespoir. L’ambivalence et l’ambiguïté, ‘la douleur d’une interrogation incessante’, comme l’a formulé Simone de Beauvoir dans Pour une morale de l’ambiguïté, ce sont les aspects déstabilisants du métissage, […]. (Hogikyan 2003: 55-56) Cette tension si difficile à vivre et qui, dans les œuvres de nombreux écrivains ‘migrants’, génère un discours phantasmatique de réconciliation, de retour aux origines ou de ‘mythation’ des origines, se reflète non seulement dans Le Complexe de Di mais également dans les propos de Dai Sijie dans divers entretiens accordés à la presse. On y constate un certain désir d’être reconnu dans son pays d’origine (‘reconnu’ en tant que cinéaste et écrivain et ‘reconnu’ sur un plan symbolique) et de s’y reconnaître à son tour. Dai Sijie face à la Chine, sa douleur Lorsque, dans une interview, l’on demande à Dai Sijie: « Aujourd’hui, êtesvous Français ou Chinois? », il répond: « J’ai vécu plus de quinze ans en France, mais mes racines sont en Chine. Mes douleurs, elles, sont en moi. » (Anonyme 3) Cette déclaration, on peut, certes, l’interpréter de diverses manières. Ce qui, dans cette déclaration, devrait intriguer le lecteur, c’est que, sur un plan symbolique, Dai Sijie détache ses « douleurs » des espaces géographiques qui ont marqué sa vie. « Mes douleurs, elles, sont en moi », nous dit-il, mais d’un point de vue matériel, ce ‘moi’ ne saurait à aucun moment exister en dehors d’un espace déterminé. Ce ‘moi’ conçu hors de l’espace géographique, renvoierait-il alors à l’espace symbolique de l’‘entredeux’, espace commandé par « la douleur d’une interrogation incessante » (Hogikyan 2003: 56), par une tension entre le passé et le présent, entre la pensée chinoise et la pensée occidentale, entre le pays d’origine et le pays d’accueil? Ce ‘moi’, serait-il le nœud qui relie les deux cultures dans l’espace imaginaire de la fiction? Quoi qu’il en soit, Dai Sijie, tout en plaçant dans la fiction ce ‘moi’ déspatialisé et investi de « la douleur d’une incessante interrogation », se heurte, par la matérialité même du livre qu’il publie, aux enjeux politiques et identitaires d’espaces géographiques où il espère à la fois se reconnaître et être reconnu. On pourrait supposer que la ‘reconnaissance’ que lui témoignent les lecteurs occidentaux, accentue la non-reconnaissance qu’il affronte en Chine. A ce sujet, il est intéressant de noter que la traduction chinoise de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise a été publiée avec une postface du traducteur signalant son désaccord sur l’importance accordée à la littérature fran- <?page no="66"?> Doris G. Eibl 66 çaise et que le film tourné d’après le roman est toujours interdit en Chine. Spontanément, on est porté à croire que cet interdit est dû au portrait somme toute négatif de la Révolution culturelle proposé dans Balzac et la Petite Tailleuse chinoise. Mais, selon les dires de Dai Sijie, la censure chinoise s’offusquait surtout de l’idée que, dans le scénario, des livres étrangers soient à l’origine de la transformation du narrateur, de son ami Luo et de la Petite Tailleuse (Anonyme 3). Tout en ayant finalement réussi à obtenir la permission de tournage, Dai Sijie reste désormais, dans son pays d’origine, une persona non grata. On lui reproche de dénigrer la littérature chinoise au profit de la littérature française, et ce reproche me paraît d’autant plus étrange que la Chine de nos jours est quasiment inondée de culture occidentale. Peut-être le discours officiel prenant fait et cause pour la littérature chinoise n’est-il qu’un prétexte pour contourner le vrai problème, à savoir que le roman de Dai Sijie déploie, en toute simplicité, l’atroce absurdité de la Révolution culturelle sans jamais tomber dans le piège de la dénonciation larmoyante. Selon la sinologue allemande Monika Gänßbauer, la Chine officielle serait toujours bien loin d’assumer pleinement les revers de son passé et, à quelques exceptions près, passe sous silence l’étendue des crimes commis pendant les dix ans de la Révolution culturelle. La littérature des cicatrices qui, après la mort de Mao Tse-dong en 1976, s’efforce de surmonter les horreurs vécues sous le règne du Grand Timonier (Campagne des Cent Fleurs, Grand Bond en Avant, Révolution culturelle), est officiellement interdite en Chine en 1981, et depuis, si l’on veut croire les spécialistes dans le domaine, les choses n’auraient pas beaucoup bougé. La Chine officielle semble avoir opté pour le silence (Gänßbauer 1996). Il est étonnant de constater que Dai Sijie, de son côté, refuse, lui aussi, d’assumer la dimension critique et cathartique inhérente à ses œuvres en déclarant qu’elles ne véhiculent aucune vision de la Révolution culturelle, [n]i la mienne ni même une vision tout court de la Révolution culturelle. Mon intention n’a jamais été de faire une thèse sur la Révolution culturelle, mais seulement de raconter une histoire d’amour et d’amitié entre trois adolescents liés par la découverte frauduleuse d’une littérature censurée. […] Je ne raconte pas par le détail la vie quotidienne d’un rééduqué, mais comment des livres peuvent totalement changer la vie d’individus, et la Révolution culturelle est la toile de fond de cette histoire. (Anonyme 3) Comment faut-il interpréter cette déclaration? Trahit-elle le souci de l’auteur de voir son œuvre réduite à un commentaire politique? Dai Sijie se refuse-t-il à la tendance générale de la critique occidentale de juger les œuvres de cinéastes, d’artistes et d’écrivains chinois uniquement d’après leur portée critique à l’égard de la Chine qui, tout en s’ouvrant au marché global, reste extrêmement dogmatique sur le plan idéologique et identitaire? Ou encore, cette déclaration, serait-elle, un exemple d’autocensure? Nous montre-t-elle à quel point de nombreux créateurs vivant en exil ont intégré dans leur discours les tabous de leur pays d’origine et les impératifs de la censure chi- <?page no="67"?> Enjeux et défis de l’‘entre-deux’ chez Dai Sijie 67 noise? En même temps, on se demande si cette déclaration ne témoigne aussi d’une certaine nostalgie paradoxale due aux grands changements qui marquent la société chinoise depuis une bonne quinzaine d’années. Il s’agirait alors moins de la nostalgie d’une époque, celle de la Révolution culturelle, que d’une nostalgie de la jeunesse et de ses visions révolutionnaires, de l’amitié adolescente et de la solidarité superposant les horreurs vécues. Il est évident que les thèmes de l’amitié et de la solidarité occupent une place importante dans les deux premiers romans de Dai Sijie. Dans Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, il s’agit de l’amitié entre le narrateur et Luo, une amitié responsable qui ne faillit à aucun moment, ni face aux dangers physiques lorsque Luo, en travaillant dans les mines de charbon, subit une crise de paludisme (Sijie 2000: 33-40), ni lorsque, en l’absence de Luo, le narrateur se fait protecteur de la Petite Tailleuse qui se retrouve enceinte et se voit forcée à un avortement illégal (Sijie 2000: 164-181). Le Complexe de Di, de son côté, raconte les nombreuses démarches entreprises par Muo pour libérer son amie Volcan de la Vielle Lune détenue dans la prison pour femmes de la ville de Chengdu pour avoir fait parvenir à la presse étrangère des photos qui documentent des scènes de torture. Cependant, la sincérité de l’amitié et de l’amour mis en scène, qui, dans Le Complexe de Di est décidément de l’ordre du phantasme, est reléguée au second plan face à l’irruption continue d’un réel tragique. Le ton comique et naïf du récit de ce réel qui, par moments, rappelle celui de Voltaire dans Candide, établit une distance face aux moments racontés, une marge protectrice, si l’on veut, où le rire suscité par l’humour décoiffant de la voix narratrice l’emporte souvent sur la consternation paralysante. On a reproché à Dai Sijie de servir, par la réfraction comique de sa narration, les attentes d’un public occidental. Mais un passage dans Le Complexe de Di où le protagoniste Muo se souvient de ses premières séances de psychanalyse à Paris, nous force à reconsidérer la portée du comique et du rire chez Dai Sijie: La naissance du premier psychanalyste chinois se fit dans la douleur, mais à l’occasion, elle tournait au comique. Au début, comme Muo ne maîtrisait pas le français, il parlait en chinois, langue dont son psychanalyste ne comprenait un traître mot; […]. Parfois, au milieu d’un long monologue, Muo emporté par son Surmoi, se replongeait dans ses souvenirs de la Révolution culturelle, et il riait, riait, jusqu’à ce que les larmes dévalassent le long de ses joues et qu’il fût obligé d’ôter ses lunettes pour les essuyer sous les yeux du Mentor […]. (Sijie 2003: 23) Le rire de Muo, ce rire sauvage et hystérique, fait penser à l’avant-propos de Dominique Forest pour le catalogue La Chine à l’affiche, catalogue publié en 1997 aux Éditions Ramsay et présentant une collection d’affiches de propagande de l’ère maoïste, en particulier de l’époque de la Révolution culturelle. Dans cet avant-propos Dominique Forest se demande: Comment réagissent les Chinois d’aujourd’hui devant une exposition d’affiches de la Révolution culturelle? Ils rient. Rien de plus trompeur que le rire d’un Chinois. Derrière lui se cachent le chagrin, la peur, l’angoisse, le désir, aussi, de ne pas faire de peine à son entourage. Mais le rire chinois, ce n’est pas que cela. C’est <?page no="68"?> Doris G. Eibl 68 aussi l’expression d’un humour subtil, d’une dérision qui peut être féroce, ou d’un dénigrement absolu. (Forest 1997: V) Nombreux sont les passages dans Le Complexe de Di qui, à l’instar de la mémoire involontaire proustienne et toujours dans un contexte prêtant à rire, renvoient directement à l’époque de la Révolution culturelle, comme l’illustre une suite de scènes où Muo, voyageant dans un train chinois, est la victime naïve d’une séquence de mésaventures hilarantes. Soudainement, une odeur engendre un souvenir atroce: En quelques secondes, il se remémore des odeurs connues il y a longtemps, dans son enfance, au début de la Révolution culturelle, alors qu’il descendait dans une cave où étaient enfermés son grand-père, un pasteur chrétien […], et d’autres prisonniers: des odeurs d’urine, de merde, de sueur aigre, de saleté, d’humidité, de renfermé et aussi de putréfaction de cadavres de rats étendus sur les marches étroites de l’escalier contre lesquels il ne cessait de buter. (Sijie 2003: 30-31) On trouve également, dans Le Complexe de Di, des allusions indirectes à la Révolution culturelle, sous forme de récits de rêve, par exemple, où le passé et le présent se superposent. Ainsi, Muo mélange, dans un rêve, ses aventures de « psychanalyste ambulant » au marché de la rue du Grand Bond en avant et des souvenirs de la Révolution culturelle symbolisée par la pancarte en ciment: 7 Ah, quel songe affreux […]: une réunion politique en plein air, dans la rue du Grand Bond en avant, une marée noire de Têtes féminines. Il faisait très chaud, le haut-parleur hurlait, j’étais agenouillé au centre d’une tribune. Une pancarte en ciment, qui pesait une tonne, était suspendue à mon cou par un fil de fer qui s’enfonçait dans ma chair. Dessus étaient écrits mon nom et mon crime: voleur de vierges. Il faisait chaud, des gouttes de sueur tombaient de mon front et formaient une flaque. (Sijie 2003: 141) Puis, dans un autre passage, toute l’absurdité vécue à l’époque de la Révolution culturelle, est exprimée par « la phrase la plus effrayante de toute l’histoire de la littérature: ‘Quelqu’un avait dû calomnier Joseph K., car, sans rien avoir fait de mal, il fut arrêté un matin’ » (Sijie 2003: 142), la première phrase du Procès de Franz Kafka. Il n’est pas question, bien entendu, de réduire ce roman à un seul travail de mémoire aux allusions à la Révolution culturelle. En premier lieu, il met en scène le désir de Muo de retrouver ce qu’il n’a jamais eu (Volcan de la Vieille Lune, sa Chine mythifiée), bref un phantasme d’identité et d’absolu, et la déconstruction immédiate de ce phantasme par une sorte de bilan de la Chine actuelle vue par Dai Sijie, un bilan qui, déguisé en récit picaresque, 7 La pancarte en ciment constitue déjà une image-clé de la Révolution culturelle dans Balzac et la Petite Tailleuse chinoise: « Le terrain de basket bondé grouillait de têtes noires. Il faisait très chaud. Le haut-parleur hurlait. Le père de Luo était agenouillé au centre d’une tribune. Une grande pancarte en ciment, très lourde, était suspendue à son cou par un fil de fer qui s’enfonçait et disparaissait presque dans sa peau. Sur cette pancarte, étaient inscrits son nom et son crime: RÉACTIONNAIRE » (Sijie 2000: 14). <?page no="69"?> Enjeux et défis de l’‘entre-deux’ chez Dai Sijie 69 nous confronte à une réalité insondable. Y sévissent la pollution, la censure, la corruption, la perversion, le trafic d’organes, le mépris des hommes et la violation de leurs droits les plus fondamentaux. Dai Sijie trace le portrait d’une Chine contradictoire où, à côté des portables, du karaoké, des Holiday Inn, des prisons high-tech et des bouteilles d’eau d’Evian, subsistent des anachronismes comme la charrue en bois et le régime au concombre de mer pour fortifier la virilité des nouveaux riches. Cependant le passé, comme je l’ai déjà indiqué, fait irruption à tout moment, et l’on dirait que le présent chinois, tel qu’il est décrit dans le roman, un présent grotesque et totalitaire, est noyauté justement par ce passé tabouisé. Conclusion En conclusion, on peut dire que les romans de Dai Sijie répondent, à maints égards, aux caractéristiques du « roman chinois francophone » établis par Muriel Détrie: on y trouve, si l’on veut croire l’auteur, des éléments autobiographiques, des passages saisissants qui dénoncent les excès inhumains du régime maoïste et d’autres qui révèlent les revers tragiques de la Chine actuelle. Pour ce qui est la réécriture de la Chine ancienne dans les deux premiers romans, ce n’est que dans des scènes somme toute marginales qu’elle se manifeste de façon plus ou moins explicite. C’est surtout son roman le plus récent, Par une nuit où la lune ne s’est pas levée, qui, tout en reprenant certains thèmes des romans précédents, 8 fait revivre la Chine d’avant l’effondrement de l’Empire. Il est intéressant de noter que l’histoire de ce troisième roman relance le thème de la quête qui est, cette fois-ci, la quête d’un manuscrit rédigé dans une langue mystérieuse, une langue disparue et dont un des protagonistes porte le nom: le tûmchouq (Sijie 2007: 126). Le tûmchouq est une langue inventée, bien entendu, et, selon les dires de Dai Sijie, elle reflète « le rêve d’une langue parfaite, idéale, antérieure à toute division, la langue d’avant la tour de Babel, celle du paradis » (Juillard). Dans Par une nuit où la lune ne s’est pas levée, le tûmchouq incarne, entre autres, l’espace symbolique qui permet à Tûmchouq, le personnage, de compenser l’exclusion sociale dont il est la victime, et à son père Paul d’Ampère, un orientaliste de grande renommée, de survivre au stalag maoïste. Alors, comment ne pas associer sa valeur symbolique à celle accordée au français dans Le Complexe de Di lors- 8 Dans Par une nuit où la lune ne s’est pas levée, Dai Sijie évoque de nouveau la Révolution culturelle et renvoie, par ailleurs, à son premier roman, en écrivant: « Il avait trouvé le bouquin au marché noir et l’avait échangé contre un autre livre interdit, le deuxième volume de Jean-Christophe, un roman français traduit par Fu Lei. Son roman préféré. Je me souviens lui avoir demandé ce qu’il avait fait du premier volume. ‘Je l’ai donné à un médecin qui a fait un truc important pour une copine. - Quel genre de truc? - Un avortement.’ Silence. ‘Ta copine? - Non, celle de Luo, un ami qui a fait sa rééducation dans le même village que moi’ » (Sijie 2007: 75). <?page no="70"?> Doris G. Eibl 70 que Muo commence à rédiger une lettre adressée à son amie prisonnière Volcan de la Vieille Lune. Dans cette lettre, il écrit: […] je me réjouis d’imaginer les matons de ta prison chargés de censurer les lettres. Quelle tête feront-ils devant la correspondance en français d’un infatigable épistolier, amant fou et mystérieux? […] je suis sûr qu’ils n’engageront pas de traducteur pour déchiffrer cette missive cabalistique. […] Désormais, ma chère Vieille Lune, mon splendide Volcan, une langue étrangère nous unit, nous réunit, nous attache en un nœud qui s’épanouit, sous ses doigts magiques, en deux ailes de papillon exotique. Une écriture alphabétique de l’autre bout du monde. Ses signes orthographiques, apostrophe, accents aigu, grave ou circonflexe, lui donnent une dimension ésotérique. (Sijie 2003: 267) Bien plus que porteuse de « certaines valeurs » (Détrie 2004: 65), la langue française devient, dans cet extrait, une espèce de lieu secret où tout peut être dit, un sanctuaire presque, un refuge fermé aux autorités chinoises. Peu importe à Muo que Volcan de la Vieille Lune ne comprenne pas le français. Seul compte que la langue française accueille son histoire, autant celle de ses affinités fantasmées avec Volcan de la Vieille Lune dans toute sa dimension symbolique que celle des traumatismes vécus. Muo va même jusqu’à imaginer de s’exprimer dans une langue encore plus ésotérique que le français ne l’est pour les gardiens de la prison où est détenue Volcan de la Vieille Lune (Sijie 2003: 268). Alors que les histoires de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise et Le Complexe de Di mettent en scène les enjeux et les défis de l’‘entre-deux’ culturel et linguistique, celle de Par une nuit où la lune ne s’est pas levée les transcende en inventant une langue qui efface les différences dans la mesure où elle les comprend. Ce roman raconte, certes, le suprême des phantasmes et illustre, par ce phantasme même, l’étendue de la tension qui régit l’‘entre-deux’. Sur ce, le fait que Tûmchouq, celui qui porte le nom d’une langue « antérieure à toute division » (Juillard), soit le fils d’une Chinoise et d’un Français ne saurait nous étonner, pas plus, d’ailleurs, le fait qu’il s’engage dans une longue quête intellectuelle et spirituelle pour retrouver la deuxième partie d’un sûtra bouddhiste où figurerait son nom (Sijie 2007: 266). On dirait que ce roman reflète un désir d’appartenance absolue qui dépasse les espaces géographiques, une appartenance absolue relevant de la fiction qui, elle, est d’ailleurs sa seule patrie possible. Bibliographie Dai Sijie, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, Paris 2000. Dai Sijie, Le Complexe de Di, Paris 2003. Dai Sijie, Par une nuit où la lune ne s’est pas levée, Paris 2007. Mohammed Aïssaoui, A la recherche de la langue perdue, http: / / www.lefigaro.fr/ litteraire/ 20070118.FIG000000272__la_recherche_de_la_langue_perdue.html (22.01.2007). <?page no="71"?> Enjeux et défis de l’‘entre-deux’ chez Dai Sijie 71 Corinne Amar, Dai Sijie: Portrait, http: / / fondationlaposte.org/ article.php3? id_article=506 (26.06.2006). Anonyme 1, Psychanalyse en Chine, http: / / www.psychanalyse-en-chine.net/ index.php? option=com_content&-task=view&id=20&Itemid=43 (07.09.2006). Anonyme 2, Le forum des Psys, http: / / www.forumpsy.org/ Resource/ ALP3_35.html (07.09.2006). Anonyme 3, Interview (avec Dai Sijie), http: / / www.bacfilms.com/ site/ balzac/ mainrea.htm (07.07.2006). Anne-Marie Bazzo, Entrevues: Dai Sijie, http: / / www.radio-canada.ca/ radio/ indicatifpresent/ chroniques/ 29496.shtml (07.07.2006). Homi Bhabha, The Location of Culture, London, New York 1994. 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Les grands éditeurs parisiens comme Gallimard établissent en effet une telle séparation à travers leurs collections: les textes appartenant à la littérature française sont généralement publiés dans la collection « Blanche », alors que les textes d’origine étrangère s’intègrent dans des collections aux titres évocateurs, comme « Du monde entier » ou encore, pour les littératures venant d’Afrique, « Continents noirs ». 1 Une distinction comparable se manifeste dans la présentation des livres dans les rayons des librairies ainsi que dans les suppléments littéraires de quotidiens comme Libération, et dans le Magazine littéraire, où l’on trouve deux rubriques séparées, la première étant consacrée à la « littérature » et la seconde à la « littérature étrangère ». 2 Les grands prix littéraires enfin, comme le prix Goncourt, le prix Médicis, le prix Femina, sont a priori attribués aux écrivains français, alors que l’on réserve quelques prix spécifiques aux écrivains étrangers. Ce sont des éléments parmi d’autres qui donnent l’impression que les Français considèrent la littérature française comme une littérature d’excellence et non comme une littérature parmi d’autres, et qu’ils continuent à identifier cette littérature à un espace délimité, qui correspond, en fin de compte, à l’espace national. Néanmoins, on remarque que les Français adoptent très facilement les écrivains étrangers, à partir du moment où ceux-ci écrivent en français, et surtout lorsqu’ils ont du succès. Avec une certaine volonté d’acculturation, on considère ainsi le plus souvent Samuel Beckett et Milan Kundera comme des écrivains français. Par conséquent, on attribue aussi les prestigieux prix littéraires à ces auteurs d’expression française, qui sont alors 1 Ce type de différenciation s’efface quand il s’agit de genres littéraires particuliers (à l’exemple de la « Série Noire » qui comporte aussi bien des textes originaux français que traduits) et quand les livres paraissent en édition de poche (chez Gallimard, les titres des collections « Blanche » et « Du monde entier » se retrouvent alors réunis dans la collection « folio »). 2 On doit cependant préciser que cette situation est en train d’évoluer; le quotidien Le Monde a depuis peu aboli la frontière entre ces deux catégories quelque peu artificielles. <?page no="74"?> Mirjam Tautz 74 classés parmi les écrivains français, parfois même avant d’être naturalisés (comme c’est le cas pour Andreï Makine). Ces deux tendances - la fierté vouée à la littérature française et l’accueil positif réservé aux écrivains ‘d’adoption’ - se reflétaient dans l’émission de télévision culturelle du journaliste littéraire Bernard Pivot, intitulée « Double Je » (émission mensuelle sur France 2 et TV 5, entre janvier 2002 et décembre 2005). Pivot y invitait des personnalités éprises de la culture française, en particulier des artistes et écrivains ayant choisi le français comme langue d’expression artistique. Ces personnes évoquaient leur vie dans un pays exotique (comme la Bulgarie pour Julia Kristeva ou l’Union Soviétique pour Andreï Makine), pour en venir rapidement au moment de leur premier contact, central et magique, avec la langue et la littérature françaises. A côté de la problématique plus générale des identités doubles, l’un des enjeux centraux de l’émission consistait alors à montrer comment cet amour de la langue et des lettres françaises, né un jour dans un pays lointain, avait merveilleusement éclairé une conscience, puis déterminé toute une vie de création. Le plaisir apparemment très sincère de Bernard Pivot à l’évocation de cette rencontre me paraît alors tout à fait remarquable: je ne peux en effet m’empêcher de considérer que l’attitude du présentateur traduit quelques traits français caractéristiques. Ceux-ci ne doivent pas être uniquement perçus comme la conséquence d’une tradition bien ancrée, d’une période de dominance de la culture française en Europe et dans le monde - ils peuvent également être vus comme l’indice d’une prise de conscience concernant la fin de cette époque d’hégémonie. Ce savoir semble provoquer des réflexes variés: l’un d’entre eux étant celui de se protéger, de se méfier peut-être vis-à-vis des éléments étrangers qui s’introduisent dans la langue et dans la littérature dites nationales, et un autre celui d’affirmer un grand intérêt, voire une forme de gratitude envers tous ceux qui choisissent délibérément cette langue et lui offrent de nouvelles ressources dans leur création littéraire. A partir de ces réflexions, je me propose d’étudier ici plusieurs aspects des comptes rendus de la presse française portant sur les écrivains Milan Kundera et Andreï Makine, afin d’exposer quelques paramètres qui caractérisent la réception critique de ces écrivains migrants 3 d’expression française. Cette analyse s’appuie essentiellement sur les quotidiens les plus représentatifs: Le Monde, Libération, Figaro, L’Humanité, complétés par quelques organes de la presse régionale (Ouest France, Sud Ouest, Le Progrès) et autres (comme les hebdomadaires Le Nouvel Observateur, L’Express et Le Point, les quotidiens économiques La Tribune et Les Echos). Sans être ex- 3 Les termes ‘littérature migrante’ et ‘écrivain migrant’ ne seront pas discutés ici en détail, dans la mesure où d’autres contributions leur sont consacrées. On peut par ailleurs se référer à un article récent d’Ursula Mathis-Moser (Mathis-Moser 2006). <?page no="75"?> La migration comme critère dans la réception de Kundera et de Makine 75 haustive, la sélection des articles 4 se porte donc vers des organes de presse variés, non spécialisés en littérature, et elle concerne les dix à treize dernières années. Il s’agit alors de révéler les principales tendances dans la critique journalistique concernant un type particulier d’écrivains de langue française. Les écrivains choisis viennent tous deux d’anciens pays communistes et ont immigré en France (où ils vivent encore) à l’époque de la Guerre froide. Ils écrivent en français depuis un certain nombre d’années et ils ont rencontré un succès significatif dans leur pays d’adoption et en dehors de celui-ci. Malgré les différences prononcées entre les univers et les écritures de ces deux auteurs, on perçoit dans leurs écrits un travail complexe sur la problématique de l’identité double, qui est intimement liée à leur propre expérience de l’exil. Milan Kundera est né à Brno en 1929 et a fui la Tchécoslovaquie en 1975 pour trouver l’asile politique en France. Auteur de romans, d’une pièce de théâtre et de plusieurs essais sur le roman, il est aujourd’hui mondialement connu. Son œuvre composée en français comporte trois essais, trois romans et une pièce de théâtre. Ses livres thématisent fréquemment la migration, notamment le dernier roman L’Ignorance (paru en France en 2003) qui évoque la sensation douloureuse du dédoublement, de l’annihilation de l’être migrant, ainsi que de l’impossibilité du retour au pays natal. Andreï Makine, né en 1957 à Krasnoïarsk en Union Soviétique, s’installe en France en 1987. Au moment de son arrivée il n’est d’ailleurs pas encore un écrivain - il commence seulement à écrire en France et en français. Après le refus de ses premiers manuscrits, il parvient à faire éditer La Fille d’un héros de l’Union Soviétique (1990, Robert Laffont), en présentant le texte comme une traduction du russe. En 1995 son roman Le Testament français obtient, à la fois, trois prix littéraires importants: le prix Goncourt, le prix Médicis et le prix Goncourt des lycéens. Suite à cet exploit tout à fait rare, il est rapidement naturalisé français, en mars 1996, et devient un écrivain à succès en France (Le Testament français s’y vend à plus d’un million d’exemplaires), ainsi que dans de nombreux autres pays (il est traduit dans plus de 25 langues). Ses récits se situent en Russie ou en Union Soviétique, à différentes époques historiques; ils évoquent des décors russes typiques dans une langue française recherchée, aux accents lyriques voire emphatiques. En même temps que de dépeindre plusieurs Russies, un certain nombre de ses textes évoque l’importance de la langue et de la culture françaises qui viennent éclairer ses jeunes héros russes, s’introduisant à travers le personnage de la grand-mère française (dans Le Testament français, inspiré de la biographie de l’auteur) ou encore à travers des livres trouvés dans des ruines (dans La Terre et le ciel de Jacques Dorme). Certaines histoires de Ma- 4 Un tableau récapitulatif des comptes rendus, présentant également les numéros utilisés au moment des citations, est reproduit à la fin de cet article. <?page no="76"?> Mirjam Tautz 76 kine ressemblent alors aux récits de vie exposés dans l’émission « Double Je » - où l’écrivain a évidemment été invité. Lors de la lecture des articles de presse dont la sélection retient 47 pour Kundera et 36 pour Makine, on remarque la place centrale occupée par l’origine étrangère des écrivains, origine qui est souvent mentionnée dans le titre ou dans la toute première phrase de l’article: « Auteur né en Russie » (article Makine n° 12), « Sibérien d’origine et Français d’élection autant que d’adoption » (article Makine n° 16), « écrivain tchèque vivant en France » (article Kundera n° 1), « écrivain tchèque devenu de langue française » (article Kundera n° 13). On décèle en outre dans ces indications une tension permanente entre la mise en relief des origines étrangères et des tendances à l’acculturation. Les journalistes insistent ainsi beaucoup sur l’amour de la France, l’adoption de la langue française et les influences de divers écrivains français classiques. S’instaurent alors dans les articles à la fois une proximité et une distance, phénomène qui devient tangible par la présence d’un grand nombre d’occurrences des mots ‘France’, ‘français’, mais aussi ‘tchèque’, ‘russe’ ou encore ‘sibérien’. Les adjectifs désignant l’origine des auteurs servent également à qualifier ce qui est ressenti comme un style particulier ou un tempérament exotique: « Tout cela est très russe, mélange de tragique, de beuverie et de mort, sur fond de nature âpre et sublime », note un journaliste du quotidien Ouest France à propos du roman La Femme qui attendait de Makine (article Makine n° 28). L’accentuation des aspects étrangers rappelle particulièrement les procédés que l’on peut observer dans les discours de réception portant sur les écrivains étrangers (d’expression autre que française). En effet, les métaet paratextes des livres traduits relient très clairement l’auteur et son œuvre à sa culture d’origine et à quelques particularités, parfois stéréotypées, de celle-ci, et l’écrivain joue en quelque sorte le rôle de représentant de cette culture dans le pays récepteur. Les articles de presse portant sur les écrivains migrants montrent des aspects comparables, ce qui signifie que leurs œuvres continuent à être lues, jusqu’à un certain point (le problème est évidemment plus complexe), comme celles d’un auteur d’origine tchèque et d’un auteur d’origine russe. Le fait que ces auteurs sont vus comme représentants d’une culture étrangère se traduit encore plus clairement dans des articles qui exposent d’autres sujets, pas forcément littéraires, en se référant aux noms de ces écrivains, en citant parfois des extraits de leurs œuvres. Karl Erik Rosengren considère la mention d’un auteur - critère central de son étude sur le système littéraire suédois (Rosengren 1968) - comme marque d’une notoriété significative. 5 La grande renommée de 5 Rosengren 1968: 25-26: « […] the success of a foreign or native writer could be measured by the number of times he was mentioned or referred to in contexts not directly dedicated to him or his work. […] That means that the ‘mentions’ (references, allusions) may be used as indicators of success or topicality ». <?page no="77"?> La migration comme critère dans la réception de Kundera et de Makine 77 Milan Kundera est alors affirmée par la présence de nombreux articles (dont seul un petit choix exemplaire a été retenu dans la sélection) qui évoquent en premier lieu Prague, la Bohême, la Tchéquie, l’Europe centrale, tout en citant son nom ou une phrase venant de l’une de ses œuvres. L’écrivain est fréquemment mentionné quand il est question de la culture tchèque, mais aussi de celle de la Mitteleuropa - donc aussi bien à propos de Jana ek, Kafka, Broch et Elfriede Jelinek. La popularité et la reconnaissance intellectuelle dont il jouit sont telles que les journalistes le citent en outre au sujet des questions européennes en général: des articles portant sur le référendum pour la constitution européenne renvoient ainsi à son essai Le Rideau (Gallimard 2005), paru peu de temps avant le suffrage en question. L’écrivain représente donc une instance, voire une conscience supérieure - celle d’un idéal européen, rappelant par exemple aux Français le destin des ‘petites nations’. Même si Andreï Makine n’atteint pas encore le statut culte qui revient à Kundera, il est, tout comme ce dernier, régulièrement mentionné au sujet d’autres écrivains migrants d’expression française. Par ailleurs, le quotidien Libération présente un texte de Makine en parallèle avec celui d’un autre romancier écrivant (essentiellement) en français, le Grec Vassilis Alexakis (article Makine n°13), ainsi qu’un compte rendu rejoignant des romans de Makine et de Patrick Grainville, écrivain français dont les récits se situent souvent en Afrique, sous le titre: « Le Russe et l’Africain » (article Makine n° 10). Enfin, certains journaux citent l’essai Cette France qu’on oublie d’aimer (2006) de Makine lorsqu’il est question de l’identité française (on reviendra sur quelques exemples par la suite). Les jugements portés par plusieurs journalistes sur l’expression écrite des deux romanciers représentent une autre particularité relevée dans les critiques étudiées. Milan Kundera, dont les romans les plus célèbres ont été composés en langue tchèque, est parfois assez sévèrement attaqué au sujet de ses deux premiers romans écrits en français. Ainsi, Antoine de Gaudemar de Libération note à propos du roman L’Identité: Après La Lenteur (1995), L’Identité est le deuxième roman que Milan Kundera écrit directement en français. L’écrivain […] a également changé de langue pour ses trois derniers essais. Ce choix, sans grande conséquence dans le domaine de la non-fiction, rend ses romans presque méconnaissables. Déjà il y a trois ans, La Lenteur interloquait: l’écrivain avait conservé la structure en variations enchevêtrées qui faisait tout le plaisir de lecture de ses romans précédents, mais on sentait dans l’écriture une parcimonie et une application inédites, que l’on retrouve amplifiées dans L’Identité. Cette fois-ci, le texte est toujours très construit, mais aride comme une grille de mots croisés, et il est écrit dans un style pauvre, quasi atone, qui procure un sentiment d’inachèvement, presque de dessèchement. Le tout au service d’une intrigue sans grand intérêt. (Article Kundera n° 17) Le journaliste se demande en outre si l’écrivain se sentirait encore « à l’étroit dans sa nouvelle langue », puisqu’il ne retrouve plus « les grandes envolées satiriques », ni « ses jubilatoires digressions, ses lentes variations, son ironie légère ». Les romans écrits en français sont ainsi mesurés à ceux <?page no="78"?> Mirjam Tautz 78 que Kundera avait rédigés en tchèque, et d’éventuelles modifications - aussi bien dans le style que dans le récit - sont avant tout imputées au choix de la langue française qui ne serait pas encore tout à fait maîtrisée dans le domaine de la création romanesque. Il ne doit certes pas s’agir ici de critiquer ce jugement en soi - on remarque cependant que le journaliste néglige dans son raisonnement le fait que les premiers romans de Kundera, tels qu’il les connaît (à moins qu’il lise le tchèque), restent des traductions (même si l’écrivain les a ‘authentifiées’) et donc des textes conçus dans une langue assez éloignée du français, et qu’il semble pour ainsi dire écarter la possibilité d’une évolution du style du romancier, indépendante du changement de la langue d’expression. Après que Kundera a fait attendre les lecteurs français durant trois années avant de publier son roman L’Ignorance en français (il paraît d’abord en traduction espagnole, puis anglaise et allemande, avant de sortir, en 2003, dans sa version originale), les journalistes se montrent en général plus cléments, voire enthousiastes pour certains, tout en continuant à se référer à ses premiers romans, comme dans cet article publié dans Le Monde: La musique propre à Milan Kundera, celle qui se faisait entendre dans ses livres écrits en tchèque, a réussi à se frayer un chemin dans sa nouvelle langue. Et si l’opération produit encore quelques scories, elle engendre un texte d’une grande finesse, où les écarts linguistiques accouchent parfois de tournures savoureuses. Comme pour montrer, en fin de compte, qu’on ne se détache jamais complètement de sa langue maternelle. (Article Kundera n° 4) On voit que le style de Kundera est décrit à l’aide de la notion d’écart - écart par rapport à l’usage du français par les Français, mais également par rapport à ses propres livres écrits en tchèque. Libération atteste à son tour que « cet émigré qui a changé sa langue » retrouve dans L’Ignorance « sa violente délicatesse et, peu à peu, ce qui est si difficile à attraper dans une langue: l’ambiguïté de l’humour et le silence des mots […]. » (article Kundera n° 14) De tels commentaires peuvent donner l’impression que Kundera est censé retrouver dans son écriture française ce que ses lecteurs avaient tant aimé dans (les traductions de) son écriture tchèque. Une ressemblance ‘insuffisante’ est alors considérée comme un échec voire comme une infidélité. Les comptes rendus des romans L’Identité et L’Ignorance dans L’Humanité (articles Kundera n° 22 et 23) font ici figures d’exception, dans la mesure où Jean-Claude Lebrun se passe d’une critique au sujet du choix de la langue qu’il ne présente en outre pas comme l’unique raison des évolutions stylistiques de l’écrivain. Bien que l’écriture de L’Ignorance soit qualifiée de « sèche » (une sécheresse liée à l’urgence du propos, d’après Lebrun), ces évolutions sont d’ailleurs décrites comme positives dans ces deux articles. Aux premiers romans de Makine on reproche parfois un certain pathos, comme dans un article paru dans Libération, où Pierre Marcelle qualifie son écriture de lourde et trop sucrée (article Makine n° 10), sans se référer néan- <?page no="79"?> La migration comme critère dans la réception de Kundera et de Makine 79 moins directement au problème de la langue d’adoption. Jean-Luc Douin semble réagir à ces reproches, quand il explique dans un compte rendu du Requiem pour l’Est, paru dans Le Monde: Il est vrai que dans sa fièvre à tisser des phrases où le lyrisme flatte le goût des sortilèges, Andreï Makine succombe parfois à la grandiloquence, et qu’il lui arrive d’oser des métaphores boursouflées. Il n’existe pas de passion simple chez cet exilé des steppes slaves nourri à ce que la langue française recèle d’emphatique: le romantisme pâmé de Théophile Gautier, le symbolisme baroque de Léon Bloy, la liturgie dont Sarah Bernhardt fut la prêtresse. Il faut donc, pour se laisser embarquer dans ses sagas romanesques, accepter ce culte de la prose poétique, auquel Makine sacrifie sans crainte d’enfiler qualificatifs sur subordonnées. (Article Makine n° 3) Une attention particulière est donc portée aux influences d’une certaine littérature française, qui justifierait en quelque sorte un langage à l’apparence quelque peu vieillie, une prose trop riche, trop emportée. L’approche n’est pas la même que dans les critiques au sujet de Kundera: tout d’abord, la comparaison avec d’éventuelles œuvres composées dans la langue maternelle ne peut survenir pour Makine, et on voit que la surcharge paraît dans l’ensemble mieux acceptée (car rattachée aux héritages littéraires français, voire au tempérament de cet « exilé des steppes slaves ») que ce qui est ressenti comme appauvrissement dans le cas des romans français de Kundera. Michel Guilloux souligne cependant dans L’Humanité que, bien que Makine ne vive en France que depuis neuf ans, il manie « magnifiquement la langue française » (article Makine n° 17). Jean- Claude Lebrun s’oppose également au reproche du pathos, dans deux autres comptes rendus parus dans le même journal, à propos de La Musique d’une vie et de La Femme qui attendait. Il atteste alors à Makine « une admirable pureté d’écriture » (article Makine n° 14) et un style « sans afféterie ni apprêt, dépouillé à l’extrême » (article Makine n° 15). 6 En dehors de la part subjective de chacune de ces appréciations, on constate par ailleurs que les variations dans les jugements ne sont pas totalement indépendantes des organes de presse en question, bien qu’une simple opposition entre la presse ‘de gauche’ et celle ‘de droite’ ne paraisse pas tout à fait opérationnelle (Libération et L’Humanité expriment ainsi des jugements très éloignés). Dans l’ensemble, le ton des commentaires portant sur la langue est variable, allant de reproches sévères à des remarques plutôt bienveillantes. Dans une grande partie des critiques concernées (celles de L’Humanité exceptées), on constate une certaine condescendance, consciente ou non, qui semble faire partie des traits spécifiques des comptes rendus au sujet d’écrivains d’origine étrangère qui ont adopté la langue française. La tension entre l’acculturation des œuvres et l’accentuation de leur part étrangère, sous-jacente dans les critiques portant sur Milan Kundera et 6 Il faut en effet noter certains changements survenus dans l’écriture d’Andreï Makine dans ses derniers romans, dont le style semble évoluer vers une plus grande sobriété. <?page no="80"?> Mirjam Tautz 80 Andreï Makine, se manifeste aussi dans un certain plaisir des journalistes français face à l’admiration de ces écrivains pour la France et la littérature française. A propos des romans de Makine, les journalistes insistent ainsi fréquemment sur le thème de la rencontre avec la langue française (qui joue véritablement un rôle important dans les œuvres de l’auteur): Une autre image, plus lumineuse, est la raison d’être du récit: l’initiation - dans les années 1965-1966 - d’un adolescent russe, le narrateur, privé de famille et d’identité, qui découvre dans le cagibi d’une vieille maison en ruine, pour lui seul accessible, des livres en langue française, veinés de mots mystérieux et de belles phrases ciselées, et dont la plupart exaltent des vies héroïques. (Article Makine n° 2) L’attachement de l’écrivain d’origine russe à la révélation des lettres françaises est en règle générale reçu de façon très positive. Dans quelques cas on s’en sert même pour rappeler aux Français l’amour de leur propre culture, telle une valeur menacée de disparition. Par rapport à cet aspect précis, les organes de presse à orientation conservatrice se démarquent nettement par leur attention toute particulière portée à ce sujet, notamment le Figaro qui évoque à trois reprises l’essai de Makine, Cette France qu’on oublie d’aimer, bien plus souvent donc que ses autres œuvres. Ce « pamphlet vif et salutaire » d’après Le Nouvel Observateur (article Makine n° 32), qui rappelle en effet le rôle intellectuel de la France, suscite alors de véritables envolées patriotiques: Pour se reposer des pleureuses, un vent frais de Sibérie souffle sur le pays: celui de l’écrivain Andreï Makine. Cette France qu’on oublie d’aimer, tel est le titre mélancolique de son dernier livre (Flammarion). Il fallait bien un Russe pour chanter notre France. (Article Makine n° 18) D’après ces poncifs aux accents chauvins, parus dans le Figaro, Makine joue donc le rôle de l’étranger venu pour « chanter » la France, et plus précisément pour nous rappeler son passé glorieux de patrie des plus grands esprits (toujours d’après le Figaro): Mais cette France, réduite au pâle reflet des Lumières auxquelles elle donna naissance du temps de sa splendeur, ne doit pas faire oublier cette autre contrée, patrie d’écrivains, d’artistes et de penseurs qui, de Voltaire à Raymond, de Fragonard à Debussy, ont illuminé le monde et attisé l’admiration des puissants. (Article Makine n° 20) Si l’attitude admirative des écrivains migrants pour la culture française est régulièrement saluée, elle peut paraître dans quelques cas comme supposée d’office - ce qui provoque des réactions offusquées quand elle semble faire défaut ou quand elle ne se manifeste pas de la façon attendue. A propos de l’essai Le Rideau, Philippe Lançon de Libération s’étonne que Kundera n’aime pas beaucoup Victor Hugo, et qu’il reste insensible à l’affection des Français pour Les Misérables: <?page no="81"?> La migration comme critère dans la réception de Kundera et de Makine 81 […] Kundera n’apprécie guère Hugo. Il s’étonne du fait que Les Misérables, dans un sondage, soient pour les Français l’un des livres ‘qui ont fait la France’: ‘Un écrivain étranger sera surpris. N’ayant jamais considéré ce livre comme important pour lui ni pour l’histoire de la littérature, il comprendra sur le coup que la littérature française qu’il adore n’est pas celle qu’on adore en France.’ Les Misérables ont pourtant passé bien des frontières, alimenté la ferveur de plusieurs peuples, initié de grands lecteurs et nourri la vocation de quelques écrivains étrangers. Il y a meilleur exemple de provincialisme. (Article Kundera n° 13) D’un air froissé, le journaliste remet en quelque sorte l’écrivain étranger à sa place, et le ton qu’il adopte rappelle les leçons de français que d’autres lui avaient dispensées au sujet de son expression écrite. Daniel Rondeau se contente dans son compte rendu dans L’Express de pousser un soupir entre parenthèses, en invoquant Les Misérables « que Kundera n’aime pas, hélas! » (article Kundera n° 41) Et il s’empresse de mentionner plusieurs références françaises qui ont tout de même nourri l’écrivain, à l’exemple de Rabelais, Diderot et de Laclos - « sa généalogie de romanciers de l’ancienne France » (article Kundera n° 41). Nombreux sont ceux qui, comme Josyane Savigneau du Monde, font le rapprochement entre certaines opinions énoncées dans Le Rideau et les critiques virulentes subies par Kundera pour ses romans écrits en français: […] il semble répondre à d’éventuelles réserves sur sa production romanesque en français […] en assurant que le jugement porté sur un roman a peu de rapport avec la langue dans laquelle il est écrit […]. Certes, mais la question de la langue d’origine peut-elle être évacuée de manière aussi lapidaire? […] En outre, la langue n’a-t-elle aucune part dans le fait que sa ‘troïka’ de référence, au XX e siècle, très présente dans Le Rideau, soit plutôt Kafka, Musil, Broch - tous écrivent en allemand - que Proust, Joyce, Céline? (Article Kundera n° 3) On soupçonne, là encore, une once de reproche pour l’absence de noms français dans la « troïka » (alors que Le Rideau contient en vérité un grand nombre de références littéraires françaises), bien que l’argument de la journaliste ne se résume évidemment pas à cette déception. Certains critiques semblent mal accepter le point de vue résolument européen de l’auteur qui n’accorde pas systématiquement sa préférence aux littératures françaises ni, plus généralement, aux littératures situées au centre du système littéraire européen. Reste tout de même à préciser que dans plusieurs autres journaux, y compris dans les quotidiens régionaux (à l’exemple d’Ouest France; article Kundera n° 33), on se montre plutôt ouvert à l’enrichissement apporté par le regard de Kundera sur les littératures européennes, notamment sur les grands écrivains de l’Europe centrale, comme Kafka et Gombrowicz. Le journaliste Georges Guitton considère par ailleurs Le Rideau comme « une fête de la culture et de l’intelligence » (article Kundera n° 33). Le fait que Kundera retarde la publication du roman L’Ignorance en France suscite par ailleurs beaucoup de questionnements, voire une franche polémique dans la presse qui suppose pour une large partie que le <?page no="82"?> Mirjam Tautz 82 mauvais accueil des deux romans précédents aurait blessé l’écrivain. Ainsi, le Figaro s’interroge dans un article (plus long que la plupart de ses comptes rendus) intitulé « Pourquoi Kundera boude-t-il la France? »: Les lecteurs français de Milan Kundera s’impatientent. Pourquoi le nouveau roman de l’écrivain, intitulé L’Ignorance, déjà publié dans une dizaine de pays […], demeure-t-il inédit en France? D’autant que Kundera a rédigé ce livre en français, comme tous ceux qu’il a publiés ces quinze dernières années. On s’interroge: l’auteur de L’Immortalité aurait-il l’intention de bouder le pays qui l’a accueilli après son départ de Tchécoslovaquie, et dont il a adopté la nationalité en 1981? (Article Kundera n° 32) Si pour le Figaro l’idée de « bouder » son pays d’adoption paraît intolérable, à la limite de la trahison même, Le Monde met en doute le droit de l’écrivain d’agir de telle façon (« un écrivain doit-il être certain de plaire, avant de s’exposer au regard d’autrui? »; article Kundera n° 4), tandis que L’Humanité suggère au contraire que « la propriété littéraire rend l’écrivain libre de publier où et quand il le souhaite. » (article Kundera n° 22) On peut donc observer de nouveau que l’attitude exprimée par les critiques de L’Humanité est non seulement la plus bienveillante à l’égard des deux écrivains, mais également la moins réductrice par rapport à leurs origines qui ne sont pas systématiquement mises en avant, comme si elles expliquaient à elles seules le style et les opinions des deux auteurs. De même, leurs œuvres ne sont pas sans cesse, comme ailleurs, ramenées à des questions de fierté française, et par conséquent, l’accueil paraît plus sincère et tout à fait inconditionnel. Jean-Pierre Leonardini rédige ainsi cette phrase admirable (dans un compte rendu des Testaments trahis, en 1993): On se félicite au passage, à quelque chose malheur est bon, que les aléas de l’Histoire aient amené sur nos rivages un homme de cette qualité, un artiste de cette trempe, désormais notre concitoyen, qui a écrit, exquise politesse, ses Testaments trahis en notre langue. (Article Kundera n° 25) Un autre thème qui attire l’attention des critiques de presse est évidemment celui de l’exil qui, tout en occupant les sens les plus divers et les plus complexes, se distingue comme un sujet central dans les œuvres de Kundera et de Makine. Dans un grand nombre des articles étudiés, il est ainsi souligné dès le titre: « Milan Kundera. La tension de l’exil », « Andreï Makine, le transplanté », « La douleur fantôme de l’émigré ». On qualifie Le Testament français de Makine de « magnifique roman de l’exil » (article Makine n° 28). Et André Clavel de L’Express explique à propos de L’Ignorance: Ce n’est pas, pour lui, un non-savoir. Mais une certitude, douloureuse, dévastatrice: la conscience d’une faille, d’une perte, de ce vertigineux mal-être qui condamne les héros kundériens à errer dans les ténèbres comme d’éternels exilés. Loin du paradis, loin du bonheur dont ils se sentent à tout jamais chassés. (Article Kundera n° 45) <?page no="83"?> La migration comme critère dans la réception de Kundera et de Makine 83 La situation de l’exil est souvent associée à la mélancolie et à la nostalgie. Cependant, ces deux sentiments essentiels dépassent le cadre de ce seul thème, et les critiques les rapportent également à d’autres sujets, voire à l’ambiance des œuvres dans leur ensemble: on évoque à plusieurs reprises la nostalgie du pays natal profondément changé chez Kundera (par exemple dans « Welcome in Kafkaland »; article Kundera n° 14) ou plus généralement « La mélancolie Kundera » (titre du compte rendu du Monde de L’Ignorance; article Kundera n° 4), mais aussi la mélancolie de la culture française d’une autre époque chez Makine (on rappelle que dans le Figaro, le titre de l’essai La France qu’on oublie d’aimer est qualifié de mélancolique). En joignant cette observation concernant l’accentuation des traits nostalgiques et mélancoliques à d’autres aspects mis en relief par l’analyse des articles, comme l’intérêt particulier des critiques pour le rôle central de la langue et de la littérature françaises dans la création des écrivains migrants, je suis tentée de formuler l’hypothèse (qui reste ici énoncée de façon quelque peu hâtive) d’une interrelation avec les rapports nostalgiques qu’entretiennent les Français avec la gloire passée de la langue et de la littérature françaises, avec un monde où Paris était « la capitale mondiale des Lettres ». 7 L’écrivain migrant occupe incontestablement un statut particulier dans la réception critique, statut qui se définit par un certain nombre d’approches spécifiques, conscientes ou non, des journalistes littéraires. Parmi ces approches, on a pu identifier une tendance à l’acculturation, mais aussi à l’accentuation de l’origine étrangère des œuvres et de leurs auteurs, le jugement porté sur l’écriture et la langue, en tant que langue d’adoption, la mise en relief du rôle central de la culture française, la reconnaissance des journalistes devant cet hommage rendu à la France (qui paraît, dans certains cas tout au moins, liée à l’attente d’une admiration inconditionnelle) et enfin l’importance du thème de l’exil, associé à la nostalgie et à la mélancolie. On peut alors avancer l’idée qu’à l’image des réflexions sur les mécanismes de réception et de transfert en général, l’examen des réactions de la critique française face à ces écrivains migrants permet de révéler certains traits caractéristiques de la relation des Français à leur propre culture. Bibliographie Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris 1999. 7 La formule fait référence à l’ouvrage de Pascale Casanova (Casanova 1999) qui considère que Paris continue à être la capitale littéraire mondiale, bien que New York prétende de plus en plus à cette place. <?page no="84"?> Mirjam Tautz 84 Ursula Mathis-Moser, ‘Littérature nationale’ versus ‘littérature migrante’. Écrivains de langue française dans l’entre-deux, in: Fridrun Rinner (dir.), Identité en métamorphose dans l’écriture contemporaine, Aix-en-Provence 2006, 111-120. Karl Erik Rosengren, Sociological Aspects of the Literary System, Stockholm 1968. Tableaux récapitulatifs des articles de presse consultés Milan Kundera N° Date de parution Organe de presse Auteur de l’article Titre de l’article Mots Le Monde 1 01/ 06/ 2005 Eric Fottorino L’Europe en rideau 596 2 29/ 04/ 2005 Pierre Bouretz Trois consciences européennes 716 3 08/ 04/ 2005 Josyane Savigneau Kundera, voyage au bout du roman 790 4 04/ 04/ 2003 Raphaëlle Rérolle La mélancolie Kundera 1095 5 27/ 03/ 2003 Marc Coutty Week-end ‘morave’ à Brno 470 6 10/ 08/ 2001 Jean Pierre Langellier Les cercles magiques de Prague (reportage) 1930 7 04/ 07/ 2001 Pierre Lepape Le dictionnaire intime de Milan Kundera 942 8 31/ 03/ 2000 - Colombie: nouveau roman de Kundera 48 9 16/ 01/ 1998 Pierre Lepape La valse des espions 1628 10 28/ 06/ 1996 Josyane Savigneau Kundera et le ‘désespoir joyeux’ 307 11 19/ 10/ 1995 Josyane Savigneau Les imbroglios nationalistes de l’Académie française 788 12 24/ 09/ 1993 Josyane Savigneau La ‘parole’ de Kundera. Milan Kundera refuse les interviews 1687 Libération 13 07/ 04/ 2005 Philippe Lançon Kundera, l’avis est un roman 754 14 03/ 04/ 2003 Philippe Lançon Welcome in Kafkaland 872 15 27/ 02/ 2003 - Le tour de Kundera 94 16 28/ 06/ 2001 - Kundera primé 23 17 15/ 01/ 1998 Antoine de Gaudemar Ratage de Milan. L’auteur de ‘La Plaisanterie’ a-t-il perdu le sens de l’humour? 605 18 02/ 11/ 1995 - Kundera et le ‘pari’ tchèque 251 L’Humanité 19 07/ 07/ 2005 Jean-Claude Lebrun Milan Kundera. La suprématie du roman 761 <?page no="85"?> La migration comme critère dans la réception de Kundera et de Makine 85 20 21/ 04/ 2005 François Taillandier L’Europe d’un écrivain 488 21 24/ 04/ 2003 François Taillandier Dans l’ombre du clone. Tous exilés 456 22 24/ 04/ 2003 Jean-Claude Lebrun Milan Kundera. La tension de l’exil 936 23 06/ 03/ 1998 Jean-Claude Lebrun Milan Kundera a choisi l’abstraction romanesque. Une écriture sèche pour des temps arides 1036 24 06/ 01/ 1995 Jean-Claude Lebrun Les Lumières pas éteintes 1192 25 06/ 10/ 1993 Jean-Pierre Leonardini Une ode à la joie en l’honneur du roman 567 Figaro 26 02/ 04/ 2005 Alain Finkielkraut Dans l’âme des choses 1001 27 22/ 07/ 2004 Caroline Malet L’insoutenable légèreté des Tchèques 2402 28 13/ 02/ 2004 Hervé de Saint-Hilaire Est-Ouest 399 29 11/ 08/ 2003 - Le Maquis de Milan Kundera 280 30 03/ 04/ 2003 Marine de Tilly La fascination du français 302 31 31/ 01/ 2003 Sébastien Le Fol Le nouveau Kundera en avril 234 32 08/ 11/ 2002 Sébastien Le Fol Pourquoi Kundera boude-til la France? 1368 Régional 33 24/ 07/ 2005 Ouest France Georges Guitton Milan Kundera, ‘Le Rideau’ 152 34 17/ 04/ 2005 Sud Ouest Joël Raffier Le Testament européen 372 35 04/ 05/ 2004 Ouest France - Unis dans la diversité (sur l’Europe) 725 36 11/ 01/ 2004 Sud Ouest O.M. In coïtum animal triste (sur A. Thirlwell) 296 37 20/ 04/ 2003 Ouest France - Kundera - retour au pays natal 452 38 17/ 02/ 2003 Ouest France - Kundera 297 Divers 39 31/ 08/ 2006 Le Point Norman Manea L’éternel étranger 1182 40 07/ 04/ 2004 Le Nouvel Observateur D. Jacob, J. Goytisolo Kundera explore le roman 1920 41 04/ 04/ 2005 L’Express Daniel Rondeau Variations sur la vie et le roman 1037 42 04/ 04/ 2005 Le Point Marc Fumaroli Kundera fait de la résistance 1352 43 11/ 12/ 2003 L’Express - Les gagnants 2003 2093 <?page no="86"?> Mirjam Tautz 86 44 08/ 04/ 2003 Les Echos Annie Coppermann La souffrance du retour 801 45 03/ 04/ 2003 L’Express André Clavel L’intransigeant amoureux de la France 1877 46 02/ 02/ 2000 La Tribune Frank Paul Weber Avec l’élargissement de l’Europe, les risques d’immigration inquiètent les Autrichiens 713 47 20/ 01/ 1998 La Tribune - Légèreté de l’identité 428 Andreï Makine N° Date de parution Organe de presse Auteur de l’article Titre de l’article Mots Le Monde 1 06/ 02/ 2004 Jean-Luc Douin Russie fantôme 578 2 31/ 01/ 2003 Hugo Marsan Enfant russe, héros français. Andreï Makine tisse les liens subtils entre son enfance et la découverte de la langue française 646 3 18/ 02/ 2000 Jean-Luc Douin La douleur fantôme de l’émigré 846 4 06/ 02/ 1998 Jean-Luc Douin Un carnaval baroque et sanglant 622 5 09/ 05/ 1997 Christine Rousseau ‘Le Testament français’, d’Andreï Makine 158 6 02/ 12/ 1995 - Un Sibérien écrivain aux trois prix 158 7 08/ 11/ 1995 Josyane Savigneau Le prix Médicis partagé entre Vassilis Alexakis et Andreï Makine 428 8 02/ 12/ 1995 Marion van Renterghem Andreï Makine Goncourt des steppes 2121 9 06/ 10/ 1995 Hector Bianciotti Andreï Makine, le transplanté 1165 Libération 10 05/ 02/ 1998 Pierre Marcelle Le Russe et l’Africain. Patrick Grainville 689 11 11/ 03/ 1996 - Andreï Makine devient français 29 12 14/ 11/ 1995 Antoine de Gaudemar Andréi Makine, le Goncourt malgré le Médicis 650 13 07/ 11/ 1995 Jean-Baptiste Harang, Michèle Bernstein Alexakis et Makine, un fauteuil pour deux 510 L’Humanité 14 08/ 01/ 2004 Jean-Claude Lebrun Andreï Makine. La braise sous la glace 817 <?page no="87"?> La migration comme critère dans la réception de Kundera et de Makine 87 15 22/ 02/ 2001 Jean-Claude Lebrun Andreï Makine. Le vieil homme nouveau 912 16 09/ 03/ 1996 - L’écrivain Andréi Makine, lauréat des prix Goncourt et Médicis 1995 138 17 14/ 11/ 1995 Michel Guilloux Le temps retrouvé d’une vie russe 739 Figaro 18 01/ 04/ 2006 Anthony Palou Maîtres à penser 204 19 30/ 03/ 2006 Jacques de Saint-Victor La France au chevet de sa gloire 1120 20 15/ 03/ 2006 Marie-Laure Germon Makine et son ode à la France 536 21 20/ 06/ 2005 - Prix littéraires 196 22 09/ 06/ 2004 Alexandre Adler La persistance d’un miracle identitaire 2249 23 13/ 03/ 2004 Marie-Laure Germon Andreï Makine: ‘Les Russes prisent l’autorité’ 1358 24 10/ 01/ 2004 Sabine Audrerie La femme de l’autre 300 Régional 25 02/ 05/ 2006 Le Progrès Francis Brochet La France d’Andreï Makine 126 26 03/ 09/ 2004 Ouest France - Le prix Goncourt Andreï Makine samedi à Mortagne 115 27 22/ 02/ 2004 Sud Ouest - Le temps suspendu 243 28 08/ 02/ 2004 Ouest France - Makine déniche un amour dans les steppes 331 Divers 29 17/ 08/ 2006 Le Point Elisabeth Lévy La France qui gagne… en librairie 2487 30 22/ 03/ 2004 L’Express Grisolia Michel Je sans frontières 247 31 17/ 03/ 2006 Les Echos - Andreï Makine 39 32 16/ 03/ 2006 Le Nouvel Observateur Dominique Fernandez Un essai d’Andreï Makine - La colère d’un Franco-Russe 304 33 19/ 01/ 2004 L’Express Daniel Rondeau Les frontières de Makine 524 34 06/ 01/ 2004 Les Echos Annie Coppermann De feu, de glace et de silence 777 35 30/ 01/ 2003 L’Express Thierry Gandillot Une passion française 368 36 20/ 03/ 2001 Les Echos - Le Grand Prix RTL - ‘Lire’ à Andreï Makine 105 <?page no="89"?> Danielle Dumontet La littérature haïtienne et ses diasporas La question des frontières, de leur abolition ou de leur transgression est au cœur d’un nouveau questionnement qui concerne les identités littéraires. Aujourd’hui, en effet, l’espace de la création ne coïncide pas toujours avec l’espace géographique d’origine. L’hétérogénéité et la pollinisation croisée dont parle Salman Rushdie sont devenues les véritables conditions de la création littéraire. Entre enracinement et errance, de multiples parcours se dessinent et les pays d’accueil se voient revisités ou bien contraints de remodeler les stratégies ou inscriptions des littératures écrites ailleurs, mais publiées ici. Le critique, habitué qu’il est à classifier, se doit donc de revisiter son outillage scientifique et de faire appel à des sciences parallèles pour aborder le texte littéraire et le situer dans ce qu’on appelait autrefois le contexte. Dominique Mainguenau, lui-même linguiste, propose une analyse du discours littéraire dans son étude Le Discours littéraire. Il considère le fait littéraire comme ‘discours’, lui contestant ainsi son caractère central; et ce fait littéraire inclut le contexte, celui-ci n’étant plus désormais à l’extérieur de l’œuvre. Pour lui, le texte devient la gestion même de son contexte: La légitimation de l’œuvre n’est pas une sorte de consécration finale, improbable, qui vient attester sa valeur, elle organise l’ensemble du processus de constitution des œuvres en fonction d’une anticipation de son mode de diffusion. Même dans ses travaux les plus solitaires l’écrivain doit sans cesse se situer par rapport aux normes de l’institution littéraire. (Mainguenau 2004: 35) Les analyses de Dominique Mainguenau nous semblent particulièrement pertinentes en ce sens qu’il propose d’analyser tout texte littéraire à partir de sa scénographie qui est à la fois « condition et produit de l’œuvre, à la fois ‘dans’ l’œuvre et ce qui la porte », de même que « [c]’est dans la scénographie […] que se valident les statuts d’énonciateur et de co-énonciateur, mais aussi l’espace et le temps à partir desquels se développe l’énonciation. » (Mainguenau 2004: 192) Il s’agira de repérer les indices dans le texte et dans les paratextes pour voir quel est le dispositif pragmatique mis en place par les auteurs. Une autre approche plus sociologique cette fois et basée sur les travaux de Pierre Bourdieu est l’approche choisie par Pierre Halen dans son article « Le ‘système littéraire francophone’: quelques réflexions complémentaires » paru en 2003, dans lequel l’auteur élabore une topologie du système littéraire francophone; l’auteur explique plus avant les raisons pour lui d’avoir recours au terme de système, terme qu’il préfère utiliser, le concept de <?page no="90"?> 90 Danielle Dumontet champ n’étant pas applicable au domaine littéraire francophone. Pour Pierre Halen toujours, le champ franco-parisien fait partie du système littéraire francophone, dont relèvent toutes les productions non françaises concernées par l’attractivité du centre. Par contre, il n’y inclut pas les productions littéraires de langue française qui relèvent des seuls champs locaux, ce qu’il dénomme les domaines-satellites. Selon Halen, il faut admettre que la concurrence règne entre francophones et français/ assimilés, de même qu’il est d’avis que le SLF, loin d’encourager la multilatéralité des contacts, multiplie les cloisonnements entre zones de provenance; la fameuse diversité culturelle, sans cesse invoquée par le discours officiel pour définir la spécificité du monde de la francophonie, provoque un effet de canalisation par catégories géographiques ‘protégées’, interdit la comparaison et masque la rivalité, pourtant réelle, qui existe entre elles. (Halen 2003: 27-28) Pour Pierre Halen toujours, des zones imaginaires d’identification fonctionnant comme de véritables réservoirs sémiologiques alimentent les spécifications culturelles nécessaires à l’entrance dans le champ central. […] Il ne s’agit pas de lieux ‘réels’: les producteurs des champs locaux qui n’ont pas à protester de leur ‘identité’ et de leur ‘différence’, n’ont nul besoin d’y recourir. (Halen 2003: 28) Ces remarques préalables vont donc entériner le cadre dans lequel nous situons les commentaires qui vont suivre. Les diasporas haïtiennes littéraires Il est difficile aujourd’hui de parler de littérature haïtienne, sans préciser plus avant le lieu où le critique situe l’auteur. La littérature haïtienne est de par l’histoire nationale du pays d’Haïti tout particulièrement concernée par les effets de migration de ses écrivains. En effet, sans vouloir refaire l’historique des mouvements migratoires des écrivains en provenance d’Haïti, il serait peut-être judicieux de rappeler certaines données. 1) Avant, tout comme après la deuxième guerre mondiale, la France sera choisie par l’intelligentsia haïtienne comme lieu de prédilection pour les études de leurs enfants, une tradition qui remonte d’ailleurs au 19ième siècle et qui s’intensifiera par la suite: rappelons que le docteur Price-Mars fait ses études supérieures à Paris, ce sera également le cas de Jacques Stephen- Alexis; Jacques Roumain quant à lui aura un parcours universitaire quelque peu différent, qui le mènera certes en Europe, mais pas uniquement à Paris, comme c’était le plus souvent le cas pour les enfants issus de la classe de la bourgeoisie mulâtre. 2) Les événements qui suivront immédiatement le renversement de la dictature du président Lescot en 1946 amèneront un grand nombre des jeunes intellectuels rebelles haïtiens à partir en exil, un exil forcé pour certains, <?page no="91"?> La littérature haïtienne et ses diasporas 91 choisi pour d’autres. René Depestre, par exemple, qui s’est déjà fait remarquer pour ses activités hostiles au pouvoir du président Lescot, se verra offrir par son successeur qui préfère éloigner d’Haïti ses détracteurs, une bourse d’études à Paris où il fera entre autres des études de lettres à la Sorbonne. 3) L’arrivée au pouvoir de François Duvalier en 1957 entraînera une nouvelle vague d’exil chez les intellectuels, en particulier dans les années 1960 et 1970. Le régime dictatorial instauré par François Duvalier ne tolère plus aucune prise de position critique depuis l’intérieur; face aux violences du système de répression mis en place, les intellectuels hostiles au duvaliérisme sont désormais contraints soit à la collaboration, soit au départ en exil. Nombreux sont parmi ces exilés ceux qui connaîtront un parcours erratique qui les mènera de la France vers le Québec par exemple, comme ce fut le cas de Gérard Étienne et d’Émile Ollivier qui arriveront à Montréal, l’un en 1964, l’autre un peu plus tard. René Depestre quant à lui, retourné en Haïti en 1957 et refusant de collaborer à la ‘papadocratie’, parviendra en mars 1959, trois mois avant l’arrivée des guérilleros de Castro à La Havane, à gagner Cuba, d’où il avait été expulsé en 1952. Anthony Phelps, jeune poète actif en Haïti pour avoir fondé le groupe « Haïti Littérature » en 1961, continue d’animer la vie culturelle à Port-au-Prince malgré la dictature, jusqu’à ce que lui aussi, fait prisonnier dans les forts du docteur dictateur à vie, soit contraint de s’exiler en 1963. Après un bref passage aux Etats-Unis, il rejoindra la communauté haïtienne de Montréal au Québec. 4) Les années 1970 et 1980 amèneront d’autres vagues d’Haïtiens à partir en exil pour des motifs, tantôt politiques, tantôt et/ ou économiques. Ils choisiront généralement le continent nord-américain. Les raisons de ce choix sont diverses: l’Europe avec la fin des idéologies qui attirèrent plus d’un intellectuel haïtien marxiste très hostile à l’Amérique, tels Jacques Roumain, Jacques Stephen-Alexis ou encore René Depestre, n’est plus considérée comme le seul lieu de prédilection. La génération qui suit ces auteurs ne connaît pas la même animosité vis-à-vis des États-Unis, n’ayant pas connu d’une part l’occupation américaine dans son propre corps et désireuse aussi, d’autre part, de se démarquer de ses aînés, elle choisira plus facilement le continent nord-américain et tout particulièrement le Québec avec sa capitale intellectuelle, Montréal. Ce sera le cas de Dany Laferrière par exemple qui revendique, à l’opposé de ses aînés, son américanité qu’il décline selon l’axe: Montréal/ Haïti. Les désaxions d’une histoire politique en délire ont donc donné naissance à des communautés haïtiennes dont le nombre va croissant, en Amérique du nord, à Montréal au Québec, à New York et à Miami aux Etats-Unis. Ces communautés haïtiennes de plus en plus importantes vont se donner des instruments pour se faire entendre et ainsi être à l’origine d’un nouveau vocable pour les définir, même si celui-ci n’est pas exempt de critique à l’intérieur même des communautés; c’est ainsi que l’on commence à parler <?page no="92"?> 92 Danielle Dumontet de diaspora haïtienne ou bien encore, la critique universitaire s’intéressant à la littérature haïtienne parlera de littérature du dedans ou de littérature du dehors. Katell Colin-Thébaudeau dans un article consacré à Dany Laferrière revient longuement sur la problématique d’une littérature haïtienne du dedans et du dehors: En Haïti, on est du camp de ‘ceux qui sont restés’ ou de ‘ceux qui ont fui’, sans qu’il faille nécessairement voir dans cette distinction une connotation morale. Indéniablement, cette dichotomie fondamentale marque aujourd’hui l’imaginaire collectif haïtien. Les écrivains ne sont pas saufs de cette scission, de cet accent particulier mis sur leur relation au monde. D’une part, ils sont témoins et miroirs de cette haïtianité singulière, qui se construit ‘en ayant un pied de chaque côté de l’Atlantique’. D’autre part, ils sont souvent partie prenante de cette diaspora qui égrène dans l’Ailleurs son lot d’exilés. (Colin-Thébaudeau 2003: 66) Le cas du Québec Très vite, la diaspora haïtienne littéraire au Québec deviendra une des plus visibles en ce qui concerne la reconnaissance des textes écrits par ses auteurs. En effet, les intellectuels ou écrivains qui se retrouvent au Québec, ayant déjà commencé à faire parler d’eux en Haïti comme journalistes, poètes ou écrivains, tels Serge Legagneur, Anthony Phelps, Gérard Étienne, Émile Ollivier etc. vont continuer leurs activités littéraires et les lundis du « Perchoir d’Haïti », café littéraire de Montréal, où se retrouvent intellectuels haïtiens et québécois, sont restés célèbres dans la mémoire de ces auteurs et ont, non seulement très certainement fortement contribué à la configuration d’une diaspora haïtienne littéraire, mais aussi à l’établissement de relations privilégiées entre poètes haïtiens et poètes québécois. D’autres Haïtiens devenus professeurs à l’université vont, grâce à leurs travaux de critiques, contribuer à faire reconnaître les œuvres littéraires écrites par leurs compatriotes. Au Québec, les travaux de Maximilien Laroche concernant la littérature haïtienne en général et de Jean Jonassaint pour la diaspora en particulier, joueront un rôle de première importance. C’est d’ailleurs Jean Jonassaint qui, le premier, consacrera une étude aux romanciers haïtiens de l’exil, rendant compte de la situation et de l’écriture de ceux-ci entre 1971 et 1981 avec Le Pouvoir des mots, les maux du pouvoir paru en 1984. Cette étude dans laquelle nous avons des interviews accompagnées de commentaires de la part de Jonassaint, est divisée en quatre parties, chacune correspondant à un exil dans un espace géographique différent. La première intitulée « Les retrouvailles africaines » est consacrée à Roger Dorsinville, retiré à Dakar; la deuxième portant le titre prémonitoire « Les possibles Québécois » contient quatre études et entretiens avec Liliane Dévieux, Gérard Étienne, Émile Ollivier et Anthony Phelps; la troisième partie au titre désabusé « L’impasse étatsunienne » donne la parole à deux auteurs, Paul Cauvin et Roger Pradel, et enfin la quatrième partie au titre très symbolique « Les grandes orgues <?page no="93"?> La littérature haïtienne et ses diasporas 93 parisiennes » sera consacrée aux auteurs, Jean-Claude Charles, Jean Métellus et René Depestre. D’autres publications sur la diaspora haïtienne ont paru ces dernières années au Québec: le chemin dans lequel s’était engagé Jean Jonassaint a été repris par deux autres de ses compatriotes qui ont eux aussi écrit des études sur la diaspora haïtienne, Jenner Desroches avec Prolégomènes à une littérature haïtienne en Diaspora parue à Montréal en 2000 et Lucienne Nicolas avec Espaces urbains dans le roman de la diaspora haïtienne parue à Paris en 2002. Jenner Desroches situe d’emblée son propos dans la perspective de faire une étude de la diaspora haïtienne des lettres, choisissant de parler des auteurs haïtiens vivant en France, René Depestre et Jean Métellus, et de ceux vivant au Québec, Gérard Étienne, Dany Laferrière, Émile Ollivier, Anthony Phelps et Stanley Péan. Il est à noter que l’auteur de cette étude ne fait pas véritablement de différence entre les auteurs installés et reconnus au Québec et ceux qui écrivent depuis la France. Il se contente simplement de mentionner que ces auteurs vivent ou bien au Québec, ou bien en France, sans parler de leur insertion dans les lettres du pays où ils produisent ou publient. Il en est de même dans l’étude de Lucienne Nicolas qui s’intéresse avant tout à l’évolution des thématiques relevées dans les textes des auteurs haïtiens partis en exil. L’auteur interrogera les romans des auteurs cités par ordre de parution: Jean Métellus, René Depestre, Jean- Claude Charles, Gérard Étienne, Dany Laferrière et Émile Ollivier, afin d’analyser la place de l’imaginaire urbain dans les romans de la diaspora haïtienne. Après avoir essayé de répondre aux questions concernant la place de la ville dans ces romans de la diaspora, l’auteur se demande comment la réception de cette littérature écrite ailleurs va fonctionner, maintenant que les frontières sont ouvertes - l’auteur fait ici allusion au fait que Haïti est un pays désormais ouvert à tous ceux qui veulent s’y rendre - mais n’est-elle pas victime ici d’un point de vue trop étroit, la littérature haïtienne écrite en diaspora ne faisant plus uniquement partie des lettres haïtiennes. Joël Des Rosiers, poète et essayiste, né au Québec de parents haïtiens, a lui aussi, tout en essayant de sortir des catégories dramatisantes de l’exil forcé, porté un regard investigateur avec plus de circonspection sur la condition du migrant: Plus que jamais, la migration est un phénomène global. Plus de cent millions de personnes vivent aujourd’hui hors de leur pays natal. Ce n’est plus le Cahier du retour au pays natal qu’il faudrait lire, mais celui de la fuite hors du pays natal. Ces immigrants, marrons modernes, contribuent-ils à la diversité culturelle et à la créativité artistique, ou participent-ils à l’érosion des identités nationales et à la fragmentation des sociétés? […] Les pays d’accueil sont dans un état de confusion sur la politique à adopter vis-à-vis de ces ‘nationaux étrangers’ ou ‘étranges nationaux’. Ils ignorent si ces citoyens d’un nouveau type devraient rester ou rentrer chez eux. Doivent-ils s’assimiler ou garder leurs cultures d’origine? (Des Rosiers 1996: 122) Les mouvements migratoires, se faisant de plus en plus importants à travers le monde, donnent naissance à des populations postnationales qui, venues <?page no="94"?> 94 Danielle Dumontet d’ailleurs et ayant à se positionner dans un nouvel espace, ne peuvent plus avoir une relation univoque avec leur pays d’accueil, ni d’ailleurs avec le pays quitté. La présence d’auteurs ou poètes nés de parents haïtiens au Québec, va encore modifier davantage les relations entre Québécois de souche et ceux que l’on appelle souvent Néo-Québécois. Des Rosiers insiste sur la différence à faire désormais entre auteurs venus de l’exil et auteurs aux identités plurielles: Nous avons grandi au Québec de sorte que notre relation affective avec cette terre est marquée de cette imprégnation-là. En 1986 je déclarais: ‘Nous sommes des Québécois pure laine crépue.’ Ce qui signifie que le Québec est aussi notre pays. Nés ici ou arrivés à un âge précoce, nous avons vécu une expérience de la migration et de la société canadienne totalement différente de ceux qui immigrèrent adultes. Nous réclamons notre appartenance au Québec autant que nos racines dans la Caraïbe: nous sommes haïtiens québécois. Nous n’entendons pas être des citoyens de seconde classe au Québec. Notre travail consiste à tester les identités. Notre identité est plurielle. C’est au Québec que nous avons appris à connaître les œuvres de la littérature haïtienne mais c’est la littérature du Québec que nous apprenions au collège. (Des Rosiers 1996: 182) Joël Des Rosiers résume avec beaucoup de virulence, mais aussi avec beaucoup de pertinence les problématiques auxquelles se heurtent les auteurs néo-québécois, nourris à plusieurs sources et désirant se faire entendre dans l’espace littéraire où ils agissent désormais. Il n’est donc pas étonnant de constater que le discours critique sur le phénomène de l’écriture migrante au Québec, a été initié par un Haïtien lui-même. Rappelons que Robert Berrouët-Oriol, dans un article paru dans la revue transculturelle Vice Versa « L’effet d’exil » (décembre 86-janvier 87), utilisait pour la première fois une appellation nouvelle pour parler de textes écrits par des gens venus d’ailleurs, parlant de leurs problèmes avec, et le pays quitté et le nouveau pays, dans un français marqué cette fois, non pas par des québécismes, mais par des interférences avec une autre langue, leur langue maternelle. Il s’agissait de cette appellation qui prendra très vite la dimension d’un concept, celui de ‘l’écriture migrante’. Robert Berrouët-Oriol reviendra dans un autre article « L’Émergence des écritures migrantes et métisses au Québec » sur la dénomination à appliquer à ces textes, qui prolifèrent dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix; il parlera alors des ‘écritures migrantes et métisses au Québec’. Robert Berrouët-Oriol, lui-même originaire d’Haïti, a été le premier à revendiquer pour les écrivains d’ailleurs la reconnaissance par le champ littéraire québécois et il déclencha une discussion des plus vives et des plus fécondes tout particulièrement dans les domaines des littératures en contact ou des contacts en littérature. La discussion est désormais lancée et ne cessera plus d’alimenter les discours critiques littéraires et universitaires. Un critique universitaire québécois cette fois, Pierre Nepveu, explicitera entre autres dans son essai L’Ecologie du réel les raisons de l’engouement de la critique universitaire pour ce phénomène des ‘écritures migrantes’ au Québec: <?page no="95"?> La littérature haïtienne et ses diasporas 95 Le deuxième fait important qui caractérise l’écriture migrante des années quatrevingt, c’est sa coïncidence avec tout un mouvement culturel pour lequel justement, le métissage, l’hybridation, le pluriel, le déracinement sont des modes privilégiés, comme sur le plan formel, le retour du narratif, des références autobiographiques, de la représentation. (Nepveu 1988: 201) Le questionnement initié par ces auteurs revendicatifs d’origine haïtienne ainsi que leur volonté d’être reconnus à part entière dans la vie littéraire québécoise vont faire naître maintes discussions fructueuses et, finalement, aboutir à une réécriture de l’histoire littéraire québécoise comme le manifestent deux ouvrages qui font de la composante immigrante, une composante ayant certes toujours eu sa place dans la littérature québécoise, mais ayant connu des aspects différents. Pour le premier, il s’agit de l’étude de Clément Moisan et Renate Hildebrand parue en 2001, Ces Etrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997), pour le deuxième du Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec 1800-1999 publié par Daniel Chartier en 2003. La prise en compte de l’historicité du phénomène des écritures migrantes montre qu’il y a nécessité de revoir, voire de réécrire l’histoire littéraire québécoise. Dans le premier qui se veut une approche synchronique couvrant les années 1937 à 1997, les auteurs montrent l’évolution des apports des auteurs étrangers: dans leur approche chronologique des éléments ethnoculturels qui vont modifier et la littérature et le champ littéraire québécois, les auteurs distinguent quatre périodes qu’ils ont identifiées en termes d’‘uniculturel’, de ‘pluriculturel’, d’‘interculturel’ et de ‘transculturel’. La première période, celle de l’‘uniculturel’ sera caractérisée par l’assimilation des auteurs à l’institution, par l’intégration harmonieuse de l’esthétique en cours, sans qu’il y ait modification du système. La deuxième phase, celle du ‘pluriculturel’, fait ressortir l’existence de voix divergentes qui, désormais, s’affirment dans la littérature québécoise et en dehors de celle-ci. Le système littéraire acquiert une plus grande complexité, sans qu’il soit possible à ce stade de déterminer les enjeux des transformations à venir. La troisième période que les auteurs dénomment l’‘interculturel’, pose la problématique des cultures en présence, qui utiliseront dès lors deux modes d’identification, l’identité et son double dichotomique, l’altérité. Cette phase est travaillée par les processus par lesquels les cultures s’interrogent mutuellement. La dernière période enfin, celle du ‘transculturel’, est symbolisée par le passage dans et à travers l’autre; les cultures ne sont plus seulement en présence l’une de l’autre ou bien encore l’une en face de l’autre, mais se traversent et génèrent par là même l’abandon de toutes certitudes identitaires, pour laisser place aux transferts culturels entre les éléments du système. Pour les auteurs, les écrivains néo-québécois ont forcé les écrivains québécois à s’identifier eux-mêmes, non seulement par rapport au reste du Canada, de l’Amérique, voire de la France ou de l’Europe, mais aussi à l’intérieur de leurs frontières provinciales ou nationales. Le deuxième ouvrage mentionné, le Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec 1800-1999, relève que « les écrivains nés à l’étranger forment le cin- <?page no="96"?> 96 Danielle Dumontet quième des écrivains du Québec » (Chartier 2003: 7) et s’emploie à identifier l’importance que ces derniers ont eue dans la constitution d’une littérature dans le système littéraire québécois. Mais l’approche innovatrice de ce dictionnaire réside dans le fait que l’auteur ne veut pas se limiter à faire une nouvelle histoire de la littérature, mais il s’agit pour lui de réinterpréter le phénomène de la littérature qu’il définit comme une histoire de la vie littéraire, ce qui lui permet de ne plus se limiter à étudier le champ littéraire québécois dans sa dimension linguistique dominante (liée inexorablement au concept de littérature québécoise, par définition de langue française), mais à l’objet entier de ‘la vie littéraire’, soit: toute activité ou problématique liée à la littérature qui se déroule au Québec ou qui a une incidence sur la littérature telle qu’on la conçoit au Québec. L’avantage d’une telle définition est la possibilité d’étudier ce qui fonde les marges et les frontières du phénomène littéraire. (Chartier 2003: 7) La virulence de la diaspora haïtienne qui, au départ, réclamait la reconnaissance de ses auteurs dans les lettres québécoises a donc été à l’origine d’une remise en question de l’historiographie littéraire québécoise, ainsi que d’un repositionnement des écrivains dits ethniques dans les années quatre-vingt du dernier millénaire, devenus néo-québécois ou encore haïtiano-québécois par la suite dans le système littéraire québécois. La reconnaissance des auteurs de la diaspora haïtienne par le champ littéraire québécois s’est effectuée certes lentement et non sans difficultés, mais ils forment désormais un groupe pris en charge par la critique, par les institutions littéraires, puisque certains d’entre eux ont reçu des prix littéraires prestigieux ou encore sont entrés dans les programmes d’études littéraires. Ces auteurs sont aussi publiés par des maisons d’édition québécoises qui ont ouvert leurs portes aux écrivains migrants ou bien encore par des maisons d’édition parisiennes qui leur assurent une plus grande visibilité dans le monde des lettres francophones. En ce sens, le statut de la diaspora haïtienne au Québec est tout à fait particulier - ce statut particulier provenant du fait que le champ littéraire québécois est plus perméable que le champ franco-parisien, le nombre d’acteurs étant beaucoup plus limité - et nous pouvons presque parler d’un groupe, le groupe des « Gouverneurs de l’hiver » (Des Rosiers 1996: 146) comme les nomme si bien Joël des Rosiers, même si chacun d’entre eux se réclame d’une autonomie forcenée. En effet, une constante des auteurs dits issus de la migration ou se définissant comme tels est leur désir de se positionner dans les espaces littéraires dans lequel la réception de leurs œuvres fonctionne. Or, la situation devient de plus en plus compliquée, car ces auteurs ne peuvent plus se situer à l’intérieur d’une littérature nationale, mais ils se trouvent impliqués dans d’autres systèmes littéraires qui conditionnent leur acceptation dans un champ littéraire ou non. Ainsi, les écrivains dont nous avons parlé jusqu’alors refusent les étiquettes, qu’elles soient celles d’écrivain ethnique utilisé au Québec, ou bien celle d’écrivain francophone utilisée à Paris. Ils se réclament tous uniquement de l’écriture, d’une écriture <?page no="97"?> La littérature haïtienne et ses diasporas 97 qui se voudrait universelle. Dany Laferrière, à son habitude, ironise sur la question des classifications: Je suis aussi tout ce que je ne veux pas être. Je suis un écrivain haïtien, un écrivain caribéen (ce qui est légèrement différent d’un écrivain antillais, mais je suis aussi un écrivain antillais), un écrivain québécois, un écrivain canadien et un écrivain afro-canadien, un écrivain américain et un écrivain afro-américain, et, depuis peu, un écrivain français. C’est très important pour moi. Cela me permet de voyager et de profiter des services que mes différents hôtes mettent à ma disposition. En France, seulement en 1998, je suis venu sous trois étiquettes: écrivain caribéen, écrivain haïtien et écrivain québécois. [...] Si c’est un colloque sur la dictature, ce n’est pas comme Québécois qu’on m’invitera, mais s’il s’agit d’un colloque sur l’identité, alors là mon côté québécois fait surface. (Laferrière 2000: 116-117) Anthony Phelps, quant à lui, participant à un colloque sur les écritures migrantes au Québec, ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur la pertinence d’un tel sujet qui impliquerait qu’il y ait reproduction de la dichotomie canadienne avec la création de deux nouvelles solitudes: l’écriture pure laine et l’autre migrante (Phelps 2000: 85) et il poursuit en questionnant l’absence d’une telle question dans d’autres aires, en France par exemple: Depuis tantôt trois cents ans et plus, la France sait ce que c’est que l’écriture migrante. Personne n’en a jamais parlé. Le fait ayant été accepté pour ce qu’il est: c’est à dire normal. Ils sont légions ces écrivains de langue française ou de langue différente, qui arrivés en France écrivent en français hexagonal et personne n’a jugé bon, en France, de parler d’écritures migrantes. (Phelps 2000: 84) La peur exprimée dans cette remarque d’Anthony Phelps de se voir cantonné dans une case ‘écritures migrantes’ à l’intérieur du système littéraire québécois est certainement justifiée, mais sa remarque dénote également une grande méconnaissance des mécanismes d’entrance des auteurs issus de la francophonie littéraire dans le champ littéraire parisien. Une constante chez les écrivains haïtiano-québécois est qu’ils se réclament uniquement de leur plume, une plume qui se voudrait transnationale. En effet, les effets d’une mondialisation littéraire pourraient donner l’illusion d’une circulation universelle du livre, sans que l’espace où l’objet littéraire s’écrit et s’édite n’ait une quelconque influence. Émile Ollivier s’est longuement interrogé aussi dans son dernier essai Repérages sur l’étiquette d’écrivain-migrant que l’historiographie littéraire en place lui avait accolée. Il reproche à celle-ci de vouloir l’enfermer dans un ghetto, de le réduire à une condition minoritaire qui aurait fait de lui un être unidimensionnel, « un être amputé qui devrait se contenter - à chaque singe sa branche - de l’espace qui lui est assigné. » (Ollivier 2001: 70) Toutefois, il se demande quelle est la spécificité de l’écrivain-migrant qui justifierait cette appellation: L’écrivain-migrant est mis en demeure, de façon consciente ou inconsciente, de relever dans ses œuvres au moins trois défis: une mise en question de l’identité; une impérieuse invention de soi et un apprentissage du devenir-minoritaire. (Ollivier 2001: 71) <?page no="98"?> 98 Danielle Dumontet Refusant toute simplification, refusant aussi l’utilisation des métaphores habituelles pour qualifier l’écriture littéraire, il s’interroge sur les phénomènes d’interaction et d’inter-réaction qui travaillent son écriture. Nous pouvons conclure avec Émile Ollivier que la diaspora haïtienne au Québec participant activement au discours critique littéraire, réclamant son entrée dans le système littéraire québécois, a été à l’origine d’une réflexion multiple qui touche d’une part, les modalités d’insertion d’une littérature écrite par des écrivains de l’ailleurs dans un champ littéraire et, d’autre part, les interactions et inter-réactions mises en mouvement, que ce soit consciemment ou inconsciemment, par des littératures en contact. Les auteurs haïtiens de Paris Il nous semble donc maintenant tout à fait légitime de nous demander ce qu’il en est des auteurs haïtiens publiés en France, à Paris, et qui écrivent depuis la France. Par contre, l’utilisation du terme de diaspora haïtienne littéraire semble dans le cas de Paris plus problématique. La situation est en effet des plus complexes; comme nous l’avons vu précédemment, nombreux sont les auteurs haïtiens qui sont publiés en France, mais qui n’écrivent pas depuis la France - je pense ici tout particulièrement aux auteurs cités plus haut, comme Dany Laferrière et Émile Ollivier -, d’autres en revanche écrivent depuis la France, tels Jean Métellus et René Depestre, pour ne citer que ceux-ci. Nous aimerions analyser ici les contours de la scénographie que nous sommes à même de mettre en évidence chez les textes de l’auteur haïtien René Depestre. Il va de soi qu’une étude plus substantielle se devrait de tenir compte d’autres auteurs qui eux aussi écrivent depuis la France, comme Jean Métellus entre autres. Il ne s’agit donc ici nullement de privilégier un auteur par rapport à un autre, mais d’étudier le fonctionnement des interactions, des inter-réactions entre texte de fiction, essai et champ littéraire. L’une des premières constatations que nous pouvons faire dans le cas de René Depestre, est qu’il s’agit de l’auteur le plus cité dans toutes les études sur la francophonie littéraire en Haïti. Il est aussi l’auteur considéré comme une des figures tutélaires de la Francophonie sur le site Info Francofffonies qui invitait à participer au cinquantenaire du congrès des écrivains et artistes noirs 1956-2006, célébré du 19 au 22 septembre à l’Unesco. Il est enfin un des auteurs haïtiens contemporains qui a fait naître le plus d’études sur son œuvre en prose. Le nombre de pages consacrées à René Depestre sur le site Île en île est par ailleurs significatif. Pourquoi, est-on en droit de se demander? Il est l’un des auteurs privilégiés par la critique universitaire, il est aussi et surtout l’un des auteurs à avoir obtenu le plus grand nombre de distinctions littéraires parmi lesquelles nous pouvons citer: la Bourse Goncourt de la nouvelle pour Alléluia pour une femme-jardin, le prix Théophraste Renaudot en 1988 pour son roman Hadriana dans tous mes rêves, le Prix du <?page no="99"?> La littérature haïtienne et ses diasporas 99 roman de la Société des Gens de Lettres (Paris), le prix Antigone de la Ville de Montpellier, le Prix du Roman de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (Bruxelles) et enfin en 1998 le Grand Prix de poésie de l’Académie Française et le Prix Carbet de la Caraïbe pour l’ensemble de son œuvre. Parmi les distinctions littéraires que l’auteur René Depestre a obtenues, il est intéressant de noter que la plupart de ces distinctions sont des prix français qui entérinent l’appartenance de l’auteur aux lettres françaises. Or, René Depestre, s’il compte une œuvre poétique importante et s’il a publié de nombreux essais dans lesquels sont consignés les nombreux entretiens qu’il a donnés, est, à ce jour, l’auteur de deux romans seulement, Le Mât de cocagne (1979) et Hadriana dans tous mes rêves (1988) parus dans la maison des lettres françaises, la plus prestigieuse, chez Gallimard, ainsi que de deux recueils de nouvelles Alléluia pour une femme-jardin (1981) et Éros dans un train chinois (1990) parus également chez Gallimard. Parmi les éléments constituants de la scénographie, il y a en premier le positionnement de l’auteur en tant qu’écrivain, écrivain francophone ou écrivain caribéen ou encore écrivain haïtien. Dans ses nombreux entretiens ou interviews, Depestre s’explique sur son positionnement dans la littérature: il n’est pas un auteur d’une diaspora haïtienne, il n’aime d’ailleurs pas le terme, il se veut auteur franco-haïtien qui n’a pas de lecteurs en Haïti. Interrogé sur ses nombreuses années d’exil qui l’ont mené à vivre en France, en Tchécoslovaquie, en Amérique du Sud, et après un bref séjour, en Haïti, à Cuba, qu’il quittera en 1978, pour retourner définitivement au pays de son premier exil en 1980, en France, il s’explique comme suit: J’ai le sentiment d’avoir acquis, du fait d’un exil qui a duré toute la vie, ce que j’appelle une identité-banian (du nom d’un Arbre de l’Asie aux racines multiples qui ont l’originalité, après leur montée à la lumière, de redescendre dans la terre pour de successives remontées). Mon identité multiple se nourrit à la fois du chezsoi insulaire de Jacmel (Haïti) et du chez-l’autre hexagonal de Lézignan-Corbières (France), après une longue aventure existentielle qui m’a permis d’être tchèque à Prague, Italien à Milan, Brésilien à Sao Paulo, Cubain à La Havane. (Depestre 1998: 210) A partir de cette citation, nous pouvons très clairement établir une identité revendiquée, celle de l’« identité-banian », qui fait bien sûr tout de suite penser à l’identité rhizomatique qu’Édouard Glissant, reprenant la métaphore du rhizome élaborée par Deleuze et Guattari, oppose désormais à l’identité-racine. Un autre élément constituant de la scénographie est bien sûr la question de la langue, en particulier pour les auteurs de la francophonie littéraire, le rapport au français. Comme tous les auteurs ‘dits francophones’, René Depestre explique à plusieurs reprises la place qu’il accorde au français dans sa langue d’écriture. Dans un entretien accordé à Lise Gauvin publié dans L’Ecrivain francophone à la croisée des langues, il revient sur son utilisation du français: <?page no="100"?> 100 Danielle Dumontet J’écris: ni contre le créole ni contre le français, son ‘oncle blanc’. J’écris pour mesurer le degré d’unité spirituelle auquel un poète peut parvenir, avec deux fers au feu: la culture française et l’aventure de la créolité qui constitue le fond de la personnalité de base haïtienne. (Gauvin 1997: 90) Ou bien encore dans Le Métier à métisser, il précise que: le bilinguisme créole/ français met deux flèches à mon arc d’artiste et me protège de toute conception étriquée de la langue et du savoir. Je le répète volontiers: j’honore le français autant qu’il m’honore quand je parviens à faire un usage maternel de sa richesse d’expression. (Depestre 1998: 116) Pour finir, je vais donner la parole à Émile Ollivier qui, dans son essai déjà évoqué, Repérages, se posait aussi la question de sa langue d’écriture, citait René Depestre et un poème publié dans un numéro de La Quinzaine littéraire (436, 16-31 mars 1985), « Bref éloge de la langue française », dans lequel il revendiquait à part entière la propriété de la langue française. Je cite Émile Ollivier qui cite René Depestre: La langue française est présentée ici comme une métaphore, d’abord de la mère: le fils en prend soin, l’amène à la rivière, lui frotte le dos avec une tendresse et une reconnaissance toute filiale; puis de la femme et amante à qui le poète offre les ‘lampes créoles’, les mots et les jeux vaudous de son enfance et dont il ‘défait joyeusement’ la jupe et les cheveux en se régalant de ce qui lui advient sous ses ‘mains amoureuses de potier’. (Ollivier 2001: 60-61) Comme le mentionne Dominique Mainguenau, les œuvres peuvent fonder leur scénographie sur « des scènes d’énonciation déjà validées, qu’il s’agisse d’autres genres littéraires, d’autres œuvres. […] Validé ne veut pas dire valorisé mais déjà installé dans l’univers de savoir et de valeurs du public. » (Mainguenau 2004: 195) Depestre situe sa source d’inspiration pour les deux romans dont il sera question ici en Haïti, dans un lieu imaginaire pour le premier, le Grand pays Zacharien, dans lequel tout lecteur averti peut facilement reconnaître les tribulations du pays d’Haïti et de son Grand Chef, le noiriste Duvalier et pour le deuxième Hadriana dans tous mes rêves à Jacmel, la ville de naissance de l’auteur. Les deux romans développent la thématique de la zombification ou de la dézombification, deux thèmes qui avec le vaudou avaient trouvé une place dans la littérature haïtienne avec Price- Mars et le mouvement de l’indigénisme et qui sont utilisés ici de manière métaphorique. Dans Le Mât de cocagne, l’auteur met en scène un ancien sénateur, Henri Postel, poursuivi par les milices de la dictature en place et transformé en zombi. Un jour, il décide de procéder à sa propre dézombification, décide de quitter son statut d’être en état de végétation et nargue le pouvoir en place, en choisissant de se livrer à la conquête du mât suiffé. Cette lutte va être l’occasion de se surpasser, d’entraîner à sa suite le petit peuple dans une révolte contre le pouvoir en place. Il mourra, mais sa mort, en cela semblable à la mort de Manuel dans Gouverneurs de la rosée, aura un effet cathartique sur la population zombifiée. Dans ce texte, l’auteur met en scène les pratiques vaudouesques, l’une étant une pratique malfaisante, celle du hou- <?page no="101"?> La littérature haïtienne et ses diasporas 101 gan Espingel Nildevert qui prenant les traits du baron-Samedi lance une ‘expédition’ contre Henri Postel, l’autre étant une pratique bienfaisante, le ‘bain’ accordé par Papa-Loko à Henri Postel afin que les loas d’Afrique lui accordent leur miséricorde dans son combat sur le mât suiffé. Dans cette cérémonie du bain, le Papa-Loko sera également assisté par Élisa, une femme-jardin: - Et que dis-tu d’Élisa? Quelle sorte de femme est-elle? - Femme-jardin également, dit Postel, le cœur battant aux étoiles. - Écoute-moi ça! Te voici baptisée femme-jardin! Et lui ne connaît encore rien de toi. Tu as dansé pour lui. Tu as aidé à chasser les morts de son corps. Il te reste, ma cousine, une autre faveur à lui accorder. Oui, c’est ça, déshabille-toi. (Depestre: 118-119) Avec le personnage d’Élisa, c’est la femme-jardin et le thème cher à Depestre de l’érotisme solaire qui entre dans sa prose et qui n’en sortira plus. Dans ce roman, l’auteur a recours à une mise en scène intéressante, il met sous la plume d’un journaliste, envoyé spécial d’un quotidien de Paris, un mode de compréhension de l’univers du pays zacharien: Je confesse que sans la conversation que j’ai eue avec le vieil Horace, j’aurais été, au sujet de Postel, prudemment sur mes gardes, car dans ce pays, la vie publique comme celle du foyer baignent de préférence dans une ambiance irréelle, propice aux chuchotements et aux fantasmes les plus aberrants. Henri Postel aurait pu être également un produit de cette dramatique irréalité. (Depestre 1979: 81) L’univers romanesque est dès ce premier roman mis en place avec les thèmes de la zombification et des pratiques vaudouesques issus de l’imaginaire haïtien, le motif de l’érotisme solaire avec le personnage de la femme-jardin, enchâssés dans une esthétique du réel merveilleux et écrits dans un français mâtiné de créolismes. Hadriana dans tous mes rêves, le roman qui reçut le prix littéraire Théophraste Renaudot, est certainement en ce sens l’œuvre la plus aboutie de René Depestre. Le roman divisé en trois mouvements d’inégale longueur relate dans la première partie, la plus longue, la mort d’Hadriana Siloé (en 1938), une très belle Française bien intégrée aux réalités du pays qui « a la sensualité dévorante, le don d’émerveillement à l’haïtienne et l’humeur primesautière à la française » (Depestre 1988: 176), une mort qui surviendra juste au moment où elle prononce le oui qui devait l’unir à un des fils de Jacmel. Cette mort qui tient du mystère ne peut pas être une mort naturelle dans un pays où le vaudou est partout présent. C’est pourquoi, toute la ville de Jacmel va fêter le carnaval en présence du cadavre d’Hadriana exposé sur la place publique. L’épopée carnavalesque donne lieu à des récits fabuleux de métamorphoses rendus par un spécialiste de l’audience, Scylla Syllabaire, selon le mode des contes tirés des veillées mortuaires: « A sa mort, les Jaméliens qui l’aimaient et l’admiraient comme une fée, l’intégrèrent, le soir même, au répertoire des fables du pays, dans une fantastique histoire… » (Depestre 1988: 51) Cette fête des masques ‘hors de toute hiérarchie sociale’ réunit en une même place les forces ambivalentes de la société haïtienne: le catholicisme et le vaudou, la bourgeoisie et le peuple, <?page no="102"?> 102 Danielle Dumontet les militaires et les civils. C’est ce que René Depestre appelle ‘la fête créole’ ou bien encore ‘écrire est une fête créole’. Même les parents français acceptent d’avoir affaire au réel merveilleux haïtien: « Leur opinion était arrêtée: à la veillée et aux funérailles d’Hadriana, en hommage émouvant à sa beauté, le réel merveilleux haïtien était entré en éruption. » (Depestre 1988: 92) Le lecteur retrouve le narrateur de la première partie une trentaine d’années plus tard (1972), il vit en exil et porte en lui le mal d’Hadriana. C’est l’occasion pour lui de réfléchir sur les cultures de la Caraïbe. En réponse à un article réel paru dans Le Monde et inséré au tissu romanesque, il élabore des propositions pour mieux comprendre l’efficacité de la magie, les processus de zombitude et de dézombification. Ce même narrateur se retrouvant enseignant à l’université de la Jamaïque donnant un cours sur « l’Esthétique du réel merveilleux américain », se sent pour la première fois apte à trouver les mots pour relater l’histoire fantastique d’Hadriana: Un petit matin, en me mettant à ma table de travail je m’aperçus avec éblouissement que j’étais en mesure, sans l’habituel sentiment de détresse, d’établir à l’aide des mots français des rapports naturels, ludiques, sensuels et magiques, avec l’atroce passé jacmélien. (Depestre 1988: 136) Un soir, alors qu’il terminait son cours en 1977, il sera interrompu par l’arrivée d’Hadriana Siloé dans l’amphithéâtre, une arrivée aux effets de ravissement, pour reprendre un terme utilisé dans la magie: Je frémissais de la tête aux pieds dans un ravissement quasi religieux, une ivresse sensuelle de tout l’être, le sang, les lèvres et l’imagination prenant soudain feu, bouillonnant dans mes propos sur la façon propre aux écrivains de la Caraïbe de percevoir et d’exprimer le merveilleux quotidien dans leurs œuvres. (Depestre 1988: 137) Le roman se termine sur le troisième mouvement qui est consacré au récit qu’Hadriana fait de sa zombification, du processus de dézombification et de sa fuite hors d’Haïti qui la mena à la Jamaïque. Le roman de Depestre se situe en filiation avec une esthétique du réel merveilleux d’un Alejo Carpentier, dont il se réclame, et le surréalisme d’un André Breton, qui lui servent d’instrument pour traduire l’imaginaire haïtien, tout comme le font la langue française et l’oralité créole des audiences et des contes. En ce sens, Hadriana peut être lu comme une métaphore du pays natal de l’auteur et comme il le mentionne dans une interview, le choix du personnage de la Française peut être aussi lu comme une métaphore de son adhésion à la langue française: « l’acceptation joyeuse du fait que la France, avec ses pompes et ses œuvres, ses hauts et ses bas, est une composante de notre (créole) aventure historique. » (Gauvin 1997: 93) Depestre puise dans le réservoir de la créolité dont les composantes sont la créolisation de la langue, une carnavalisation de l’écriture, l’utilisation de l’oraliture avec les contes, les devinettes et les audiences. Dans le peu de renouvellement de ces écritures qui fonctionnent de plus en plus en forme de variations reprenant les mêmes principes, Véronique Porra constate une perte de <?page no="103"?> La littérature haïtienne et ses diasporas 103 leur pouvoir de subversion: « Initialement pensées dans leur pouvoir de subversion [elles sont] devenues, pour la réception, les marques identitaires d’une production littéraire de langue française qui reste à sa place dans le système qui s’institutionnalise. » (Porra 2007: 81) René Depestre nous offre une écriture baroque qui peut être lue comme le croisement de deux mondes, le monde de la rationalité française et le monde des croyances magiques venues droit d’Afrique et revues par l’imaginaire haïtien. Une écriture baroque qui plaît au lecteur français et qui est vantée sur les quatrièmes de couverture. Pour Le Mât de cocagne, nous lisons: La savoureuse verve du grand écrivain haïtien René Depestre se met au service de la satire, de la révolte et de l’amour. Le rire y est plus fort que les fusils. Ainsi naît un roman luxuriant et baroque, une parabole caraïbe qui emporte le lecteur. (Depestre 1979: quatrième de couverture) Sur la quatrième de couverture d’Hadriana, nous pouvons lire: Autour de ce thème lié aux mythes de l’esclavage et de la colonisation, symbole de l’ambiguïté du réel-merveilleux dans les cultures de la Caraïbe, l’humour et l’imagination du conteur se débrident pour éclairer le vécu haïtien dans sa fantaisie, sa sensualité, son surréalisme démonté, son désordre toujours hallucinant… René Depestre, magicien de l’écriture, sait une fois de plus entraîner son lecteur à l’intérieur d’une sarabande macabre et burlesque au cours de laquelle les danses colorées et la musique sont indissociables des cérémonies funèbres. La joie de vivre et la terreur de passer à trépas procèdent d’une seule et même énergie. Et la verve extravagante et somptueuse de l’auteur nous force à croire à ce récit bourré de personnages plus insolites les uns que les autres. (Depestre 1988: quatrième de couverture) Nous retrouvons les qualificatifs habituels, la verve, le rire, la sensualité, l’abondance, la luxuriance du style; bref tous les éléments qui caractérisent l’écriture exotique sont mentionnés. René Depestre, un rayonnant écrivain de la Caraïbe! Véronique Porra toujours dans le même article cité plus haut, voit là les dangers d’une créolité, née sous le signe de l’opposition et de la subversion, afin d’accéder à la reconnaissance: En somme, une fois assimilée, la subversion est devenue orthodoxie, s’est ellemême fixée, et devient donc élément stable, c’est-à-dire contrôlable. Il devient alors possible de l’instrumentaliser au service de discours le plus souvent idéologiques malgré tout toujours fondamentalement marqués par la pensée universelle française. (Porra 2007: 81) Conclusions Une première conclusion: René Depestre est entré dans le champ littéraire franco-parisien de la consécration littéraire. La place de René Depestre qui ne se situe pas lui-même dans le système de la littérature francophone, serait dans une topologie du système littéraire francophone selon Pierre Halen, et <?page no="104"?> 104 Danielle Dumontet cela grâce à la scénographie créole mise en place dans les textes de l’auteur et réapparaissant de manière récurrente dans tous ses écrits, dans un parcours exotisant qui lui a permis d’entrer dans le champ littéraire francoparisien, mais de rester dans une petite case, celle des écrits de la francophonie lointaine répondant aux exigences de ce même champ, et d’accéder ainsi à la reconnaissance des lettres parisiennes. Une deuxième conclusion: il serait maintenant pertinent d’analyser les scénographies des textes d’autres auteurs haïtiens écrivant depuis la France, je pense ici aux œuvres de Jean Métellus et de Louis-Philippe Dalembert. Une troisième conclusion: il serait tout aussi pertinent de procéder de manière systématique à l’analyse des scénographies des textes d’auteurs haïtiens écrivant depuis le Québec. Et, enfin, les travaux de Dominique Mainguenau ainsi que ceux de Pierre Halen nous permettraient de sortir de l’analyse traditionnelle mettant en opposition le centre et la périphérie. Aujourd’hui, les littératures devenues nomades, même s’il y a toujours un ‘espace’ dans lequel elles sont obligées de s’insérer, forcent le critique à réajuster ses outils d’analyse. Bibliographie René Depestre, Pour la Révolution, pour la poésie, Montréal 1974. René Depestre, Le Mât de cocagne, Paris 1979. René Depestre, Alléluia pour une femme-jardin, Paris 1981. René Depestre, Hadriana dans tous mes rêves, Paris 1988. René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, Paris 1989. René Depestre, Éros dans un train chinois, Paris 1990. René Depestre, Le Métier à métisser, Paris 1998. René Depestre, Encore une Mer à traverser, Paris 2005. Robert Berrouët-Oriol, L’effet d’exil, in: Vice Versa 17/ décembre 1986-janvier 1987, 20-21. Robert Berrouët-Oriol/ Robert Fournier, L’Émergence des écritures migrantes et métisses au Québec, in: Québec Studies 14/ 1992, 7-22. Daniel Chartier, Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec 1800-1999, Québec 2003. Katell Colin-Thébaudeau, Dany Laferrière exilé au ‘Pays sans chapeau’, in: Tangence 71/ 2002, 63-77. Liesbeth De Blecker, Vers une étude de la scénographie et de l’espace romanesque dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau, in: Lieven D’Hulst/ Jean-Marc Moura/ Liesbeth De Blecker/ Nadia Lie (dir.), Caribbean Interfaces, Amsterdam 2007, 263-282. Jenner Desroches, Prolégomènes à une littérature haïtienne en diaspora, Montréal 2000. Joël Des Rosiers, Théories Caraïbes. Poétique du déracinement, Montréal 1996. Lise Gauvin, L’Ecrivain francophone à la croisée des langues, Paris 1997. <?page no="105"?> La littérature haïtienne et ses diasporas 105 Pierre Halen, Le ‘système littéraire francophone’: quelques réflexions complémentaires, in: Lieven D’Hulst/ Jean-Marc Moura (dir.), Les études littéraires francophones: état des lieux, Lille 2003, 25-37. Simon Harel, Les passages obligés de l’écriture migrante, Montréal 2005. Jean Jonassaint, Le Pouvoir des mots, les maux du pouvoir, Montréal 1986. Jean Jonassaint, Migration et études littéraires. Essai de théorisation d’un problème ancien aux contours nouveaux, in: Christl Verduyn (dir.), Literary Pluralities, Toronto 1998, 64-74. Dany Laferrière, J’écris comme je vis. Entretien avec Bernard Magnier, Montréal 2000. Dominique Mainguenau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris 2004. Ursula Mathis-Moser, Dany Laferrière. La Dérive américaine, Montréal 2003. Ursula Mathis-Moser, ‘Littérature nationale’ versus ‘littérature migrante’. Écrivains de langue française dans l’entre-deux, in: Fridrun Rinner (dir.), Identité et métamorphose dans l’écriture contemporaine, Aix-en-Provence 2006, 111-120. Clément Moisan/ Renate Hildebrand, Ces étrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997), Québec 2001. Pierre Nepveu, L’Écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal 1988. Lucienne Nicolas, Espaces urbains dans le roman de la diaspora haïtienne, Paris 2002. Émile Ollivier, Repérages, Montréal 2001. Anthony Phelps, Variations sur deux mots. Ecritures/ Migrantes, Migration/ Exil, in: Anne de Vaucher Gravili (dir.), D’autres rêves. Les écritures migrantes au Québec, Venezia 2000, 83-96. Véronique Porra, La Diversalité à l’épreuve de la pensée de l’Universel, in: Lieven D’Hulst/ Jean-Marc Moura/ Liesbeth De Blecker/ Nadia Lie (dir.), Caribbean Interfaces, Amsterdam 2007, 67-84. <?page no="107"?> L’exil: blessure initiale, confrontation ‘créative’, métaphore de l’écriture <?page no="109"?> Ursula Mathis-Moser Autopsie de l’exil ou: Nancy Huston face à l’écriture En guise d’introduction: le potentiel créatif de l’exil Le présent article prend comme point de départ une supposition mise en avant à des intervalles réguliers par des voix et non des moindres, mais rarement mise à l’épreuve dans des études détaillées: la connexion obligatoire entre exil et création. Dans les sciences humaines et sociales des pays occidentaux la mauvaise conscience du possédant et sédentaire privilégie une vision problématisante, voire misérabiliste, des phénomènes de la migration, rangeant à la même consigne exil, expulsion du paradis, perte, souffrance, déchirement et, à la limite, folie. La face cachée de l’exil, son côté stimulant qui incite à la construction et la création, n’a que rarement trouvé des défenseurs. Même si des études plus récentes (Mertz- Baumgartner 2004) 1 cherchent à remédier à ce déficit en y attirant l’attention, les autorités auxquelles elles se réfèrent sont peu nombreuses - Said, Cioran, Kristeva et Todorov (Said 2003 [1984]; Cioran 1999 [1956]; Kristeva 1988; Todorov 1989). On pourrait rajouter des travaux plus récents comme l’étude féministe Resident Alien de Janet Woolf (Woolf 1995), ou des concepts plus anciens comme la ‘dureté optimiste’ sartrienne qui se veut une réponse aux ‘situations-limite’ de l’existence dont l’exil fait partie. Quel est donc le but de cette étude? Avec Nancy Huston, nous choisissons un auteur venu d’ailleurs, de la ‘première génération’, dont la réflexion méta-littéraire et l’œuvre prolifique publiée en France promettent des conclusions valables sur l’exil et son potentiel créatif. Pour des raisons techniques, nous nous limiterons à cinq essais et collections de textes qui s’échelonnent sur vingt ans de carrière et sont consacrés à la filiation entre migration, création et procréation (Sebbar/ Huston 1986; Huston 1990; Huston 1996; Huston 1999; Huston 2004). L’hypothèse de la valeur positive de l’exil sera développée en quatre étapes: le départ, la ‘confrontation initiale’ comme effet perturbateur, la langue d’écriture et la ‘confrontation maintenue’. Cette « autopsie » de l’exil - pour reprendre le sous-titre des Lettres parisiennes - nous confrontera à la fois à l’exil comme situation et à l’exil comme état. 1 Cf. aussi Pröll 2006 à propos du dépaysement de Michel Houellebecq (qui n’est pas un auteur migrant et ne connaît pas l’exil au sens propre du terme). <?page no="110"?> Ursula Mathis-Moser 110 Le départ Nancy Huston est née en 1953 à Calgary où elle a vécu jusqu’à l’âge de quinze ans; de 15 à 20 ans, elle s’installe avec sa famille aux Etats-Unis, en 1973 elle débarque en France. Nancy Huston se dit ‘en exil’, mais son exil est « joyeusement choisi »; il aurait dû être « provisoire » mais « s’est emparé de toute [sa] vie, de tout [son] être » (Huston 1996: 178). Le concept de l’exil « doré », privilégié (Huston 1996: 231), réapparaît à plusieurs endroits; de même que l’auteur souligne qu’elle a quitté son pays et sa langue « pour des raisons personnelles et non pas politiques » (Huston 1994: 38). Loin de dénier l’incertitude, la solitude et le sentiment d’étrangeté comme éléments constitutifs de l’exil (Huston 1996: 180-181, 231), elle croit se distinguer des « ‘vrais’ exilés » politiques ou économiques qu’elle considère comme « opprimés en bloc, rejetés en bloc, et solidaires les uns aux autres » (Huston 1996: 179, 180). Ils rappellent les ‘réfugiés’ d’Edward Said - « large herds of innocent and bewildered people requiring urgent international assistance » (Said 2003: 181). 2 L’exilé privilégié, par contre, évoque plutôt ‘l’expatrié’ saidien, terme que Huston utilise parfois comme synonyme de l’exilé. 3 « Expatriates », selon Said, « voluntarily live in an alien country, usually for personal or social reasons. […] Expatriates may share in the solitude and estrangement of exile, but they do not suffer under its rigid proscriptions. » (Said 2003: 181) L’ambiguïté terminologique de la notion d’‘exil’ est confirmée et reprise par Jacques Mounier dans son livre Exil et littérature (Mounier 1986) où il considère comme synonymes ‘exilés’, ‘émigrés’, ‘expatriés’, ‘relégués’ et même ‘déportés’, et rappelle, comme Said, qu’à l’origine ‘exil’ impliquait bannissement, privation des droits civiques et parfois même confiscation des biens. Or, dans le cas de Huston, ni bannissement, ni privation, ni confiscation. Elle part - « sortes de vacances studieuses » (Huston 1996: 178) -, habituée à mille déménagements, 4 nord-américaine dans « l’absence d’attaches » (Sebbar/ Huston 1986: 24), 5 mais avec un « besoin d’histoire » à cause « de la modernité irréductible de [son] passé » (Sebbar/ Huston 1986: 86). Ce départ ‘doré’ ne sera mis en question ni par la reconnaissance tardive de ses attaches dans Âmes et corps ni par celle d’avoir appris, par les innombrables 2 L’emploi du terme de l’exilé, par contre, se recoupe avec Huston: « [A]nyone prevented from returning home is an exile » et « ‘exile’ carries with it […] a touch of solitude and spirituality » (Said 2003: 181). 3 Cf. aussi « Rien de tel pour l’expatrié » (Huston 1999: 108). 4 « Dans ma famille, pour ne pas se perdre dans les déménagements [...], on évoque nos anciennes maisons par leur numéro. [...] A l’école, les enfants Huston étaient toujours les ‘nouveaux’. Nous faisions des efforts acharnés pour nous intégrer [...] et puis, une fois de plus, il fallait s’arracher, faire table rase » (Sebbar/ Huston 1986: 82). 5 Cf. aussi son absence totale d’enracinement (Huston 1996: 178) et, d’autre part, son idée que le Canada peut être considéré comme synonyme de ‘partir et recommencer’ (Huston 1996: 189). <?page no="111"?> Autopsie de l’exil ou: Nancy Huston face à l’écriture 111 déplacements de son enfance, la marginalisation et la souffrance. 6 L’image du départ anodin volera en éclats cependant avec la constatation suivante: Je me suis exilée parce que j’étais triste, et j’étais triste […] parce que ma mère m’a ‘abandonnée’ quand j’avais six ans; c’est dès ce moment que transparaît dans mon regard, d’après les photos, quelque chose de blessé et de mélancolique. (Sebbar/ Huston 1986: 110) Le long travail d’archéologue de l’inconscient des Lettres parisiennes met à nu une blessure initiale, cachée et inconnue du sujet, que Julia Kristeva désigne de marque distinctive de l’étranger. C’est elle qui le pousse en avant, qui le pousse au départ - départ que Kristeva, dans une digression savante, ramène au raisonnement suivant: « [I]ncompris d’une mère aimée et cependant distraite, discrète ou préoccupée, l’exilé est étranger à sa mère »; et elle pousuit: « L’étranger, donc, a perdu sa mère. Camus l’a bien vu: son Étranger se révèle à la mort de sa mère. » (Kristeva 1988: 14) L’aveu involontaire de Huston d’être partie à cause de l’abandon maternel 7 explique aussi certaines observations à propos de son exil: l’exil lui servirait de distanciation (Sebbar/ Huston 1986: 194) et aurait donné une forme concrète à la solitude indispensable à l’écriture (Sebbar/ Huston 1986: 129); en s’exilant Huston aurait voulu « s’inventer » (Huston 1999: 68), « se sauver » et « [s]e choisir » (Huston 1996: 232, 233) et son « endormissement » face au Canada aurait été « [son] système de défense » (Huston 1996: 202). Mais la profondeur de la blessure devient encore plus visible lors des visites de ses parents en 1984 pendant qu’elle rédige les Lettres parisiennes: perturbée par cette confrontation, elle perd temporairement la faculté d’écrire. 8 L’abandon maternel blesse donc grièvement et ses conséquences vont jusqu’à l’exil: Plus tard je me suis mise, moi, à abandonner les autres avec une régularité implacable [...]. Mais cette fois-là, et sans le savoir […], j’effectuais l’Abandon par excellence, un abandon si énorme qu’il allait me suffire pendant longtemps, peutêtre le reste de ma vie: celui de mon pays et de ma langue maternels. Revanche symbolique contre ma mère qui inaugura la série? Toujours est-il que j’ai gardé les yeux tristes. (Sebbar/ Huston 1986: 110) Ayant appris le départ de la mère au retour d’un voyage en Allemagne, l’auteur tentera « le reste de [sa] vie, surtout la nuit, […] de refaire ce voyage 6 Huston ajoute que la lecture et la religion lui servaient d’échappatoire (Huston 1986: 55). 7 Il nous paraît important de citer Nancy Huston à propos de sa mère: « Il va sans dire que cela ne concerne en rien ma mère réelle - nos rapports ont depuis longtemps cessé d’être turbulents; cela concerne uniquement le désespoir d’une petite fille qui n’existe plus... » (Sebbar/ Huston 1986: 131). 8 « Crise - déclenchée par quoi? Peut-être par les visites successives de mon père et de ma mère, coup sur coup, cet automne? » (Sebbar/ Huston 1986: 178) « Cette lettre à toi est la seule chose que j’aie été capable d’écrire depuis un mois. » (Sebbar/ Huston 1986: 183) Cf. aussi Sebbar/ Huston 1986: 179. <?page no="112"?> Ursula Mathis-Moser 112 de la bonne manière, en prenant les bonnes correspondances, de manière à ce qu’il aboutisse à la bonne résolution… » (Sebbar/ Huston 1986: 183) Traumatisée, elle thématisera cette blessure dans ses essais et dans ses romans, de manière dramatique dans La virevolte, Prodige et L’empreinte de l’ange, de manière plus indirecte dans Trois fois septembre et Instruments des ténèbres (Naudin 2001: 45). 9 Dans un texte tardif de 2001 enfin, elle rapprochera l’idée de la mère à celle de l’exil: « La mère c’est cela exactement: notre première étrangère, la première rencontre avec la réalité de l’autre, incontournable: son altérité justement, sa pas-trop-de-proximité, sa différence d’avec soi... » (Huston 2004: 40) ‘L’exil doré’ peut donc cacher un départ non pas traumatisant mais dû aussi à une blessure ignorée ou à l’expérience d’un exil intérieur. Cette lésion peut néanmoins fournir matière à création comme dans le cas de notre auteur. Le potentiel créatif de l’exil a donc à voir avec le travail sur les obsessions et les souffrances de l’auteur, car comme Nancy Huston l’exprime dans son Journal de la création: « Changer en joies présentes les douleurs passées est sans doute une des meilleures définitions qu’on puisse donner de l’activité littéraire en tant que telle… » (Huston 1990: 86) 10 La ‘confrontation initiale’ comme effet perturbateur Indépendamment du fait d’être choisi ou imposé, tout exil est d’abord confrontation avec une réalité autre au sens étymologique du mot: mettre quelqu’un en face de quelque chose - frons, frontis -, l’obliger à regarder ‘dans le blanc des yeux’ et, par là, à vivre en présence d’une altérité qu’elle soit personnalisée ou non. Ce regard ‘dans le blanc des yeux’ de l’autre peut se faire sous le signe de la curiosité ou du scepticisme: dans les deux cas, il implique la comparaison de deux positions et la redéfinition de la position du ‘propre’, i.e. du sujet regardant. Dans le cas de Nancy Huston, notre hypothèse se confirme: « Au fond, on n’apprend vraiment à connaître ses propres traits culturels qu’à partir du moment où ils jurent avec ceux de la culture environnante », constate-t-elle dans Nord perdu (Huston 1999: 31), et quant à sa rencontre avec la nouvelle langue, elle considère celle-ci comme « suffisamment étrange pour stimuler [sa] curiosité » (Sebbar/ Huston 1986: 16). Le regard ‘dans le blanc des yeux’ de l’autre Nancy Huston s’installe donc en France en 1973, et la confrontation du pays d’origine avec le pays d’adoption lui fait découvrir sous un jour nouveau 9 Naudin y rajoute la thématique de l’interruption volontaire de grossesse (Naudin 2001: 46). 10 Cf. aussi Mertz-Baumgartner 2004, chapitre 3. <?page no="113"?> Autopsie de l’exil ou: Nancy Huston face à l’écriture 113 non seulement la France, mais aussi l’Alberta natal et son moi. En 2001, le bilan de sa ‘con-front-ation’ avec la France est positif et évoque surtout le côté enrichissant du contact avec l’autre: Si je sonde ma mémoire, si je parle sans sarcasme, je suis obligée de reconnaître que ce fut pour moi un moment d’effervescence exceptionnelle, une période d’apprentissage exaltante; impossible, aujourd’hui, de dire que je le regrette, ou que cela n’a plus rien à voir avec ce que je suis. Mes intérêts théoriques de cette époque (1974-1979) balayent tout le spectre des sciences humaines. Je suis la mode […] mais, non contente de la suivre, je la dévore. […] C’est l’euphorie, c’est l’activisme. (Huston 2004: 19) Un deuxième texte, rétrospectif aussi mais assaisonné d’un grain de sarcasme, semble plus nuancé: dans « Douze France » (1998, in Huston 1999), le sarcasme se reflète d’abord dans le titre qui évoque l’une des chansons les plus connues de la guerre, chantée par Charles Trenet et d’autres et glorifiant « la douce France » 11 rurale, en passant sous silence le désastre politique et la proximité de l’idéologie vichyssoise (Mathis 2001; Mathis 1988: 313). Mais le texte joue aussi avec une autre ambiguïté: les douze étiquettes que la ‘nouvelle venue’ attribue au pays de son choix s’amalgament avec les commentaires de ce même moi vingt-cinq ans plus tard, et, Huston ne reste pas bouche bée devant son pays d’adoption. Dans son portrait de la France, la France « fantasmatique » et « opaque » de sa jeunesse et de son premier contact cède la place d’abord à la France « gauchiste », pleine de remous et d’enthousiasme, à « la féministe » et à « la théoricienne » évoquées plus haut. Pourtant, cet aveu de la fascination par la France théoricienne n’exclut pas l’auto-ironie: parlant des débuts parisiens dans Âmes et corps, Huston se moque d’elle-même comme « une véritable ‘intello de gauche’ parisienne, c’est-à-dire une femme dotée d’une tête et d’un sexe avec rien entre les deux » (Huston 2004: 17). Sont positives ensuite la France « cosmopolite » avec son amour de la beauté, qui lui vaut l’admiration de l’étranger, et « la profonde », qu’elle croit découvrir dans le Berrichon. 12 « La dragueuse », qui se moque de tout ce qui est politiquement correct, l’amène à découvrir son propre puritanisme, tandis que « la banale » et « la conformiste » sont négativement connotées. Elles évoquent l’ennui d’un apéritif français, l’élégance prétentieuse, la vénération devant des normes établies et des formes figées (Huston 1999: 126). Huston abhorre 11 « Douce France »: Charles Trenet - Léo Chauliac, 1943; chanson interprétée par Charles Trenet, Juliette Gréco, Tino Rossi et beaucoup d’autres. 12 En 2005, Nancy Huston en collaboration avec Tzvetan Todorov et Jean-Jacques Cournut (photographies) publie un livre hommage au Berrichon: Le Chant du bocage (Huston/ Todorov 2005). Son engouement pour le Berrichon peut s’interpréter aussi à la lumière de ce que Kristeva note à propos de l’étranger: « [...] tous les étrangers qui ont fait un choix ajoutent à leur passion pour l’indifférence un jusqu’auboutisme fervent qui révèle l’origine de leur exil » (Kristeva 1988: 20). <?page no="114"?> Ursula Mathis-Moser 114 enfin « la persifleuse » avec son « ton de supériorité facile » et son « goût pour le bon mot à tout prix » (Huston 1999: 129). 13 Reste « la monumentale », plus ambiguë encore. Eblouissante et intimidante à la première rencontre, elle ne résiste pas au regard scrutateur de l’auteur car elle « tient lieu d’être » et « de se prendre en charge comme individus présents » (Huston 1999: 122). 14 « La monumentale » fait abdiquer autonomie, responsabilité et esprit critique qui s’effondrent devant la symbolique nationale. Elle a à voir avec la grandiloquence de l’Histoire qu’elle commémore, et exige la fierté. Or, c’est justement contre cette fierté - « à l’origine d’à peu près tous les malheurs du monde » (Huston 2004: 45) - que Huston met en garde. Au lieu de la fierté, du sentiment nationaliste qui tire ses justifications du Temps et du Sang (Huston 1996: 227), elle se fait l’avocate d’un « patriotisme de l’ambiguïté, un patriotisme mitigé » qui enseigne « les ignominies à côté des gloires » (Huston 2004: 45). Par conséquent, elle se méfie des symboles nationaux et abhorre les fêtes nationales: du 14 juillet, elle ne tolère que les pratiques métissées dans son quartier, Le Marais; avec le mot ‘Bastille’ elle pense à la ‘petite histoire’ du métro (Huston 1996: 182); elle considère la Marianne comme une de ces « femmes-alibis qui nous obnubilent » (Sebbar/ Huston 1986: 72), et la critique de Jeanne d’Arc se lit comme suit: Elle est l’emblème de toutes ces choses: le patriotisme, le nationalisme, donc forcément la haine […] Elle monte sur ses grands chevaux, au propre et au figuré, pour prouver qu’elle n’est pas une faible femme et pour confirmer le mythe selon lequel la seule force concevable est la force virile, militaire. (Sebbar/ Huston 1986: 72) Dans « Je ne suis pas fière... » (1990, in Huston 1996: 187-192), Huston va plus loin encore: elle ne rejette pas seulement toute fierté face à n’importe quel pays mais avoue avoir « honte de la France » à bien des égards, en ce qui concerne la politique atomique, le pourcentage des pro-fascistes, le provincialisme dans la cause de la femme et l’attitude de supériorité (Huston 1996: 189). Ces critiques tout comme la mise en garde contre une idéologie nationale omniprésente sont bien flagrantes, même si autrement le pays de choix jouit de sa plus haute estime. La retenue prudente de l’auteur face à la France paraît d’ailleurs d’autant plus remarquable que des études récentes ont tendance à démasquer certains auteurs migrants de la première génération comme citoyens modèles non exempts d’opportunisme. 15 13 A propos de la petitesse et de l’accent snob cf. Sebbar/ Huston 1986: 26-27. 14 En ce qui concerne son engouement pour la « France théoricienne » qu’elle compare à « la monumentale », cf. Huston 1999: 124: « Je garde encore les notes dactylographiées de ces cours, pour me rappeler jusqu’où il est possible d’aller dans l’asservissement ». 15 Cf. entre autres Porra 2002: 129: « [C]e genre d’auteurs occupent le rôle du ‘bon élève’, tenants de l’orthodoxie du discours culturel et idéologique de la France », et Porra 2001: 152: « [Ils] incarnent un patriotisme de la langue librement choisi ». <?page no="115"?> Autopsie de l’exil ou: Nancy Huston face à l’écriture 115 La redéfinition du ‘propre’ Mais la confrontation avec le pays de choix implique aussi, nous l’avons dit, la redéfinition du propre et la comparaison. Quel est le Canada hustonien? Dans l’imaginaire de l’auteur, il se réduit à la province d’Alberta même si, de temps en temps, le Québec fait acte de présence dans la fiction. Or, dans cet ouest du Canada l’auteur déplore le manque d’identité culturelle, de délicatesse, d’érudition et de poésie (Huston 1996: 187-188). 16 « Sans histoires et sans Histoire » (Huston 1996: 199), 17 la province vit « à la surface de son présent » (Huston 1996: 220), et son goût de fadeur 18 lui vaut un jugement assez défavorable: « Même enfant, la réalité albertaine me semblait d’une fadeur et d’une homogénéité écœurantes; partout ce fut le règne des bons sentiments et du bon voisinage; partout était installée la platitude du neutre. » (Huston 1996: 178) 19 Ce jugement peu favorable n’exclut pas des souvenirs positifs 20 ni le fait que dans ses essais du début des années 1990 21 elle viendra à désirer de se ré-immerger dans son enfance; elle admettra même l’importance du refoulé pour la constitution de son équilibre personnel. Mais ceci n’empêche pas que la confrontation initiale avec ses origines est radicale et révèle ses déficits et ses désirs; plus important encore, ceux-ci se cristallisent au moment de l’écriture (Huston 1996: 200). Décidée à se « soustraire à l’homogénéité étouffante du neutre » (Huston 1996: 183), Huston se met donc à la recherche d’histoire et d’intensité. Même si la France « monumentale » lui est suspecte, elle admet avoir besoin d’histoire (Sebbar/ Huston 1986: 86) 22 et elle voit désormais sa vie adulte sous le signe d’une quête, « non pas d’identité, mais d’intensité » (Huston 1996: 178). Et touchant à la création, elle avouera à Leïla Sebbar que l’intensité, « ce contexte si vital, ce ‘cadre’ […], je ne l’ai trouvé que dans la langue française […]. » (Sebbar/ Huston 1986: 73-74) Psychologie de l’exilé Reste enfin la répercussion de la confrontation initiale sur la psychologie de l’auteur. Les grands penseurs de l’exil cités dans l’introduction sont unanimes dans leur caractérisation de l’exilé: viennent en tout premier lieu 16 Ensuite le manque de « mêmeté culturelle » (Huston 1996: 187). Cf. aussi la citation suivante: « une version diluée, quelque peu britannisée, de la culture américaine » (Huston 1996: 178). 17 « Aucun amour du passé, aucun respect de l’Histoire » (Huston 1996: 211). 18 « [U]ne province particulièrement fade » (Huston 1996: 200). Huston confirme ce même jugement en 1993: « Pour moi, la fadeur est la quintessence, terrifiante, du Canada anglais » (Huston 1996: 209). 19 « La rassurante étrangeté » (1981) publié dans Désirs et Réalités (Huston 1996: 177-186). 20 Suite à son voyage de septembre 1983 (Sebbar/ Huston 1986: 68). 21 « ‘La rassurante étrangeté’ revisitée » (1991) publié dans Désirs et Réalités (Huston 1996: 193-198). 22 « J’ai besoin de porter sur mon corps un peu d’Histoire » (Sebbar/ Huston 1986: 85). <?page no="116"?> Ursula Mathis-Moser 116 la solitude et la conscience suraiguë du moi. Cette dernière s’attribue au fait de vivre dans un entre-deux de cultures appelant à la distanciation face à l’ancien comme au nouveau système de valeurs. La distanciation peut faciliter par la suite la transformation du moi, « discarding the lifelong habits and practices of a constraining social education » ou « discovering new forms of self-expression » (Wolff 1995: 9). 23 Prise de conscience, redécouverte des « buried selves » (Wolff 1995: 17) et libération sont donc des facettes de la même médaille. Autre point commun des théoriciens de l’exil est le regard neuf sur les cultures en jeu et la perception simultanée de plusieurs dimensions, perception décentrée et plurielle, qui permet de ‘lire’ le monde en superpositions contrapuntistes. L’aspect de la discontinuité enfin est admirablement explicité par Julia Kristeva dans ses considérations sur le paradoxe du comédien: selon elle l’exilé, comme le comédien, multiplie ses masques, s’adapte à tous et n’est « jamais tout à fait vrai ni tout à fait faux » (Kristeva 1988: 18). La condition d’exilé telle que définie ici est illustrée tout au long des essais de Huston. Multiples sont les renvois à la solitude qu’elle voit malgré tout sous un jour positif: « Si je suis heureuse dans l’exil […], c’est parce qu’il donne une forme concrète à cette solitude qui est la condition de l’activité qui me tient le plus à cœur. » (Sebbar/ Huston 1986: 129 ) 24 De là aussi l’importance de son studio de travail, où elle se sent à la fois « chez [s]oi » et « toujours un peu dépaysée » (Sebbar/ Huston 1986: 23). C’est ici que Huston s’adonne à l’écriture et à cette « autopsie de l’exil » qui comporte d’abord l’observation du moi. Elle découvre son besoin de distanciation qui lui fait chérir son accent (Sebbar/ Huston 1986: 14) 25 et refuser les étiquettes d’Américaine, de Française authentique ou autre (Sebbar/ Huston 1986: 14). « [J]e suis étrangère et je tiens à le demeurer, à toujours maintenir cette distance entre moi et le monde qui m’entoure, pour que rien de celui-ci n’aille complètement de soi: ni sa langue, ni ses valeurs, ni son histoire. » (Huston 1996: 180) En même temps, Huston voit dans la distanciation qui détruit la « douce illusion de continuité et d’évidence » un moyen d’élargir les facultés cognitives. D’une part donc « l’expatrié découvre de façon consciente (et parfois douloureuse) un certain nombre de réalités qui façonnent […] la condition humaine » comme par exemple « le caractère totalement singulier de l’enfance » (Huston 1999: 19); d’autre part, son écart lui permet de « rendre visite » au souvenir, de le « nourrir » et « le raconter aux autres ou à soi même. Sans quoi, il dépérit. » (Huston 1999: 99) Recul, écart, distanciation, dedans/ dehors, appartenir/ ne pas appartenir - voici les instruments qui aident l’auteur à se positionner. Toutefois, Huston laisse en suspens la question de savoir si l’augmentation des facultés cognitives qui permet de 23 Wolff applique son analyse uniquement aux femmes exilées. Nous pensons légitime d’élargir le cercle. 24 Cf. aussi Sebbar/ Huston 1986: 23; Huston 1996: 232; Huston 1999: 29. 25 Cf. aussi Huston 1999: 36. <?page no="117"?> Autopsie de l’exil ou: Nancy Huston face à l’écriture 117 percevoir l’exil comme « source […] d’énergie et d’émotion » (Sebbar/ Huston 1986: 194), est con-substantielle à l’exil ou exige une constitution particulière, une prédisposition du sujet qu’il ne fait que renforcer. Ainsi suggère-t-elle dans une lettre à Leïla Sebbar qu’elles sont de ceux qui ont « toujours connu ce sentiment auquel nous avons donné le nom d’exil. » (Sebbar/ Huston 1986: 194) Reste la question du discontinu qui soulève aussi la problématique identitaire et ne jure qu’en apparence avec ce qui précède. Aux généralités que l’identité se fait « toujours de bric et de broc » (Huston 1996: 184) et que nous vivons tous « les différentes époques de notre vie dans la superposition » (Huston 1999: 104), Huston rajoute des observations plus pertinentes à propos de l’exilé « riche de [ses] identités accumulées et contradictoires » (Huston 1999: 18). Il porte en lui les échos de ses pérégrinations (Huston 1999: 106) et a besoin d’eux tous; il vit « entre guillemets » (Sebbar/ Huston 1986: 157) et porte des masques. « Choisir à l’âge adulte, de son propre chef […] de quitter son pays […], c’est accepter de s’installer à tout jamais dans l’imitation, le faire-semblant, le théâtre. » (Huston 1999: 30) Puisque rien ne lui « appartient d’origine, de droit et d’évidence » (Huston 1999: 43), la pluralité et l’adaptation sont son pain quotidien. Et c’est ici qu’intervient l’écriture, car « [l]a littérature nous autorise à repousser ces limites, aussi imaginaires que nécessaires, qui dessinent et définissent notre moi. » (Huston 1999: 107) Et Huston va plus loin encore. Le roman lui paraît garant de liberté puisqu’il permet à l’auteur « de ne pas se contenter d’une identité […] conférée à la naissance » (Huston 1999: 105) tout comme « l’aller-retour entre les genres », le roman et l’essai, semblent renvoyer au croisement et au brouillage des ‘frontières’ inhérents à l’exil (Sebbar/ Huston 1986: 144). Distanciation et discontinu sont aussi les marques distinctives de son œuvre romanesque qui n’entre pas dans cette présentation. Rappelons toutefois que le ‘je’ hustonien des romans n’est pas seulement un ‘je’ autoréflexif empreint de solitude mais avant tout un ’je’ pluriel, fragmenté, à tout le moins double, parfois absent (Bond 2001: 55-62; Sing 2004: 169). De même, l’écriture hustonienne est unanimement étiquetée de poly-vocale, polyphone ou contrapuntique, à la manière d’une fugue; elle explore la pluridimensionalité de l’existence humaine, que ce soit à la manière des Variations de Goldberg, de Prodige ou de Dolce Agonia. Cette même idée se répercute dans la structure et les techniques narratives comme le montrent la fragmentation du texte dans La virevolte, le dédoublement du récit dans Instruments des ténèbres ou la juxtaposition de plusieurs plans temporels dans Omaya. Mary Gallagher résume son art en termes de « poétique de la simultanéité, du passage et de la relation », dont le but est d’« explorer indéfiniment la dynamique dialogique de la bi-vision », mais dépassant « le cadre […] restreint de la simple binarité en faveur de l’expansion et de la prolifération illimitées de l’imagination et de la relation » (Gallagher 2004: 33). <?page no="118"?> Ursula Mathis-Moser 118 La langue d’écriture Leitmotiv indubitable des essais, la réflexion sur la langue d’écriture ne cesse de préoccuper l’auteur. Cette réflexion ne touche pas seulement l’effet stimulateur du dépaysement linguistique en tant que tel, mais le met en corrélation avec les grandes étapes de toute expérience d’exil: selon Huston et Todorov, la première phase serait caractérisée par l’euphorie de l’assimilation, la deuxième par un « retour en force du refoulé » qui fait que l’exilé se rend compte d’un « appauvrissement inévitable », la troisième serait celle d’un « désespoir serein » où il s’installe en philosophe dans l’entre-deux (Sebbar/ Huston 1986: 182). 26 Comment peut-on décrire l’évolution linguistique correspondante, et, le comportement linguistique implique-t-il certaines formes ou certains genres dans lesquels s’investit l’auteur? Or, les attributs que Huston réserve à la langue française dans la première étape, parlent pour eux-mêmes: langue étrangère couverte d’une « mince couche d’exotisme » (Huston 1996: 179), « suffisamment étrange » (Sebbar/ Huston 1986: 16) pour stimuler la curiosité; langue d’amour et d’intensité; langue vitale qui protège, innocente et par là capable de tenir ses névroses « en bride », etc. (Sebbar/ Huston 1986: 34, 73, 130; Huston 1996: 235). Huston la choisit consciemment pour se choisir « vivante plutôt que morte » (Huston 1996: 233) 27 en se distançant à la fois de la langue maternelle et celle de la belle mère. Langue sans enfance, donc « marâtre » (Sebbar/ Huston 1986: 15), elle ne lui ouvre pas encore les bas-fonds du moi. 28 D’autre part, c’est cette langue étrangère qui facilite le déblocage de l’écriture: dès qu’elle a abandonné la langue maternelle, dont elle démasque le « faux naturel » prétendant à l’unité là où il y a diversité et rupture, elle découvre « des choses à dire » (Sebbar/ Huston 1986: 16). D’un point de vue biographique, cette venue à l’écriture coïncide avec le moment où Huston renonce à ses prétentions prématurées au statut d’Artiste, i.e. le moment de son arrivée en France. Dans « Déracinement du savoir » (2001, in Huston 2004), elle rappelle un atelier d’écriture américain qui lui aurait appris « l’angoisse de la page blanche » en même temps que le désir d’être « Écrivain avec un grand E » (Huston 2004: 15). Or, c’est la confrontation avec la France « théoricienne » et révolutionnaire de l’après 1968 qui relativise ces aspirations à l’Art. Elle entre dans le cercle des 26 « Cela consiste à savoir qu’on ne sera jamais parfaitement assimilé à son pays d’adoption et jamais non plus dans un rapport d’harmonieuse évidence avec son pays d’origine » (Sebbar/ Huston 1986: 182). 27 Cf. aussi la constatation suivante: « Il suffisait de changer de langue et les mots n’avaient plus le même sens. [...] Langue étrangère, nouvelle identité » (Huston 1996: 232-233). 28 Huston avoue avoir interrompu une psychanalyse pour cette simple raison « linguistique » (Sebbar/ Huston 1986: 130). <?page no="119"?> Autopsie de l’exil ou: Nancy Huston face à l’écriture 119 barthésiens, se voue aux causes du féminisme et, grâce à Xavière Gauthier, commence à écrire. La langue française est alors terrain vierge pour elle: J’avais tellement écrit pour passer des examens que j’avais l’impression de passer un examen chaque fois que j’écrivais; je n’entendais plus ma langue [l’anglais]; elle m’habitait comme un poids mort. Et là, un jour de septembre […], la page blanche, d’arrêt de mort, s’est transformée d’un seul coup en champ de possibilités. Les mots à ma disposition étaient moins nombreux, mais ils avaient un goût, ou plutôt un volume, ils étaient vivants; je les agençais en jouant sur les sons comme si je bâtissais une sculpture musicale… et ça marchait. (Sebbar/ Huston 1986: 97) Huston profite d’une rare coïncidence. Au moment où la langue française n’est pour elle « que de la matière sonore » l’invitant à inventer des calembours, l’éclosion de l’écriture féminine revalorise l’exploitation du « signifiant » (Sebbar/ Huston 1986: 98). Parallèlement, Barthes ne lui apprend pas seulement ‘le plaisir du texte’ mais « l’amour du mot précis, les réflexions sur le cliché » (Huston 2004: 18), 29 en vertu de quoi elle portera désormais une « attention extrême […] aux mots individuels, aux tournures, aux façons de parler » (Huston 1999: 43). Elle s’intéresse par la suite aux « formations et déformations lexicales, assonances et dissonances, traductions possibles et impossibles, étymologies, nymes de toutes sortes syno, homo, anto… pseudo… » (Huston 1999: 44) et résume cette libération de l’écriture en une seule phrase euphorique: « En français je savais voler. » (Huston 1996: 234) Mais le changement de langue ne permet pas seulement l’euphorie. Un voyage en Amérique du nord en 1983 lui révèle sous forme de choc que même l’‘exil doré’ comporte nécessairement perte et appauvrissement. Tout à coup elle se rend compte que le bilinguisme n’est pas encore acquis et qu’« au bout de dix années de vie à l’étranger, loin d’être devenue ‘parfaitement bilingue’ », elle se sent « doublement mi-lingue, ce qui n’est pas très loin d’analphabète… » (Sebbar/ Huston 1986: 74). Pire encore: n’est pas acquise non plus la création sous forme de fiction. De sa longue évocation des étapes de sa carrière, ne retenons que quelques détails: pour qu’elle écrive de la fiction, Barthes devra mourir, pour qu’elle écrive ‘de vrais romans’, elle devra ‘dégeler’ le refoulé, i.e. la langue maternelle et son enfance (Huston 2004: 23). 30 Huston entre donc dans la ‘deuxième phase’ de son exil. Après un long ‘dés-apprentissage’ de la prépondérance du savoir théorique, après une crise de santé en 1986/ 87, elle se rapproche lentement de l’anglais à partir de Trois fois septembre, pour aboutir finalement au statut d’écrivain bilingue avec Cantique des plaines. Parler des affres de l’autotraduction, du passage et repassage d’une langue à l’autre excéderait les 29 Cf. Huston 1999: 49, à propos de « l’écriture pure et porteuse de plaisir » barthésienne. 30 Huston constate à propos de Cantique des plaines que ce livre est en fin de compte « un livre qui a de vrais personnages, une vraie intrigue, et qui parle d’amour au premier degré. La page est enfin tournée » (Huston 2004: 24). <?page no="120"?> Ursula Mathis-Moser 120 limites de ce travail 31 mais il reste toutefois que, les deux langues ne se font plus obstacle; au lieu de s’entraver elles coexistent et s’améliorent réciproquement. 32 Serait-ce donc déjà le « désespoir serein »? Disons plutôt que le potentiel créatif de l’exil se manifeste alors d’une autre manière. Loin de jeux linguistiques sonores ou formels auto-suffisants, loin de l’amputation volontaire du versant de la langue maternelle, Huston admet - sous des formes diverses et, allant jusqu’au bilinguisme 33 - des échos d’une langue dans l’autre, elle explore les avatars de la blessure initiale en les transformant en fictions. « Au lieu de passer entre théorie et fiction », elle passe désormais « entre anglais et français » (Huston 2004: 25). La ’confrontation maintenue’ Ceci nous ramène à notre point de départ. Si, en tant qu’exilée, Huston a dû définir sa position dans l’entre-deux des cultures, en tant qu’écrivain elle devra se positionner dans un entre-deux linguistique. Or, tout comme elle a besoin d’un pays et de l’autre (Sebbar/ Huston 1986: 193), 34 comme elle tient à demeurer étrangère et ne subit pas mais cherche l’écart (Sebbar/ Huston 1986: 195; Huston 1996: 180), ses langues ne veulent « pas se réunir ». Elles « revendiquent toute l’ambiguïté de leur situation », restent distinctes (Huston 1999: 61). Chacune d’entre elles existe d’ailleurs au pluriel: « J’ai plein d’anglais maintenant, de même que j’ai plein de français » (Huston 1999: 40), note-t-elle dans Nord perdu. Cependant elle n’hésite pas à ‘circonscrire’ schématiquement le propre de chacune d’entre elles et à les comparer: L’anglais et le piano: instruments maternels, émotifs, romantiques, manipulatifs, sentimentaux, grossiers, où les nuances sont soulignées, exagérées, imposées, exprimées de façon flagrante et incontournable. Le français et le clavecin: instruments neutres, intellectuels, liés au contrôle, à la retenue, à la maîtrise délicate, une forme d’expression plus subtile, plus monocorde, discrète et raffinée. Jamais d’explosion, jamais de surprise violente en français, ni au clavecin. Ce que je fuyais en fuyant l’anglais et le piano me semble clair. (Huston 1999: 65) 35 31 Cf. entre autres Huston 1996: 236: « L’autotraduction, c’est tout ce que je connais en matière de torture politique ». 32 Cf. Huston 2004: 25: « […] le fait de traduire mes livres, dans un sens ou dans l’autre, les améliorait». 33 Cf. les trois étapes - « Le changement de langue », « Les langues en transparence », « L’alternance des langues et bilinguisme littéraire » - décrites par Delbart 2002: 43-63. 34 Huston déclare aussi être « écrivaine canadienne et française mais non pas canadiennefrançaise » (Huston 1996: 232). 35 Cf. aussi Huston 1999: 50, où elle caractérise l’anglais: « envie de faire des phrases libres et dépenaillées, d’explorer tous les registres de l’émotion y compris, pourquoi pas, le pathétique, de raconter des histoires au premier degré, avec ferveur, en y croyant, sans redouter les commentaires narquois des barthésiens et autres pérequiens », et Huston <?page no="121"?> Autopsie de l’exil ou: Nancy Huston face à l’écriture 121 Si dans la langue maternelle se racontent plus facilement des « histoires au premier degré » (Huston 1999: 50) allant jusqu’au pathétique, la langue acquise se prête mieux à la transgression des normes (Huston 1999: 47). Mais les deux langues ne sont plus ‘innocentes’ dans le sens que « l’acquisition d’une deuxième langue annule le caractère ‘naturel’ de la langue d’origine et à partir de là, […] plus rien ne vous appartient d’origine, de droit et d’évidence. » (Huston 1999: 43) De là aussi sa conviction que le bilinguisme est « une stimulation intellectuelle de tous les instants » (Huston 1999: 46) et que le besoin perpétuel de s’adapter qui comporte « une conscience exacerbée du langage » est « propice à l’écriture » (Huston 1999: 43). Dans son propre cas, la langue d’écriture est, bien sûr, le français et, aussi, l’anglais, mais l’acte d’écrire se situe surtout et toujours « quelque part entre l’anglais et le français », à l’écart. En écrivant, la romancière cherche « à préserver en français ce qu[’elle] aime de l’anglais (son ouverture, son économie, son insolence) et en anglais ce qu[’elle] aime du français (sa précision, sa sensualité, son élégance). » (Huston 2004: 32) La création littéraire lui permet ainsi de préserver « la permanence de [son] état d’exil ». Écrire, c’est ‘s’étrangéiser’ éternellement, et l’on ne s’étonne plus du fait que Huston se considère comme « toujours en transit, toujours en partance pour un pays étranger quelconque » (Sebbar/ Huston 1986: 183). 36 Vu sous cet angle, on comprend aussi pourquoi, à la fin des Lettres parisiennes, elle compare lapidairement l’exil au « fantasme qui nous permet de fonctionner, notamment d’écrire. » (Sebbar/ Huston 1986: 193) Reste une dernière remarque: dans son essai « Le déclin de l’identité » (1996, in Huston 2004) où elle donne une vision diachronique de la relation entre l’auteur et son public, Nancy Huston esquisse entre autres trois types d’écrivains contemporains: les « polarisés » qui « [tirent] leur inspiration de l’enracinement dans une terre, une histoire ou un peuple », les « pulvérisés » qui, comme Romain Gary, sont marqués par « la multiplication démentielle des identités », et les « divisés » dans lesquels elle se reconnaît (Huston 2004: 55). Ces derniers ont droit à une longue réflexion approfondie qui résume en quelque sorte notre argumentation en faveur d’une reconsidération positive de l’exil. Or, ces ‘divisés’ − perpétuent très clairement la confrontation initiale dont il a été question. Ils « ne sont ni enracinés ni déracinés; […] ni sédentaires, ni nomades. » (Huston 2004: 59) Selon Huston, ils sont tout simplement exilés. 1999: 61-62, où elle parle du français qui serait dans le « hémisphère gauche de mon cerveau, la partie hyper-rationnelle et structurante qui commande à ma main droite, alors que ma langue maternelle, apprise en même temps que la découverte du corps, la maîtrise des sphincters et l’intériorisation des interdits, est répartie entre les deux hémisphères ». 36 Et elle continue: « C’est un besoin. Le Voyage […] forme la trame centrale de mes rêves heureux et malheureux depuis l’enfance… » (Sebbar/ Huston 1986: 183). <?page no="122"?> Ursula Mathis-Moser 122 − Deuxième point: dans leur cas, le départ, le déplacement initial remet « en cause [leur] identité en tant que telle » de sorte qu’il devient le pivot, « thème principal, lancinant, de [leur] existence » (Huston 2004: 58). − Passionnés de l’écart, ils ont tendance à éviter l’activisme politique et l’écriture engagée au sens sartrien, 37 sans fuir pour autant leur responsabilité morale. Suivant l’idée hustonienne d’un « patriotisme de l’ambiguïté » (Huston 1994), on pourrait suggérer l’idée d’une ‘morale de l’ambiguïté’ qui veut qu’« ils n’ont pas à cœur de flatter les certitudes, mais de les ébranler. » (Huston 2004: 65) − Dernier point enfin: la création littéraire est l’ultime conséquence du fait que le « divisé », même si son exil a été choisi, « n’est chez lui nulle part. » Huston est très claire là-dessus lorsqu’elle constate: « Si on est à l’aise, on n’écrit pas: un minimum de friction, d’angoisse, de malheur, un grain de sable quelconque, qui crisse, grince, coince, est indispensable à la mise en marche de la machine littéraire. » (Huston 2004: 61) Et Leïla Sebbar de répliquer: Je m’aperçois que cette division dont j’ai pu souffrir, aujourd’hui j’y tiens et je veux la préserver. Cette division en danger permanent d’unité, d’unification [...]. Un déséquilibre qui aujourd’hui [...] me fait exister, me fait écrire. (Huston 2004: 61) 38 Bibliographie Nancy Huston, Journal de la création, Paris 1990. Nancy Huston, Pour un Patriotisme de l’ambiguïté. Notes autour d’un voyage aux sources, Montréal 1994. Nancy Huston, Désirs et réalités. Textes choisis 1978-1994, Montréal, Paris 1996. Nancy Huston, Nord perdu suivi de Douze France, Montréal, Paris 1999. Nancy Huston, Âmes et corps. Textes choisis 1981-2003, Montréal, Paris 2004. Nancy Huston/ Tzvetan Todorov, Le Chant du bocage. Photographies de Jean- Jacques Cournut, Paris 2005. Leïla Sebbar/ Nancy Huston, Lettres parisiennes. Autopsie de l’exil, Paris 1986. David J. Bond, Nancy Huston: identité et dédoublement dans le texte, in: Studies in Canadian Literature/ Etudes en littérature canadienne 26(2)/ 2001, 53-70. 37 « [Il] ne se jette pas pour autant, la plupart du temps, dans l’activisme politique; ce n’est pas un ‘écrivain engagé’. Non: il préserve l’écart. L’écart lui est précieux. C’est l’écart qui le fait souffrir. Comprendre. Ecrire » (Huston 2004: 61). 38 Cf. aussi Chaulet-Achour à propos de Malika Mokeddem: « Moi, j’ai un pied des deux côtés » (Chaulet-Achour 1995: 122). <?page no="123"?> Autopsie de l’exil ou: Nancy Huston face à l’écriture 123 Christiane Chaulet-Achour, Place d’une littérature migrante en France. Matériaux pour une recherche, in: Charles Bonn (dir.), Littératures des Immigrations II, Paris 1995, 115-124. Emile Michel Cioran, La tentation d’exister, in: Emile Michel Cioran, Œuvres, Paris 2 1999 (édition originale: 1956), 854-857 (surtout « Avantages de l’exil »). Anne-Rosine Delbart, Changement de langue et polyphonie romanesque. Le cas de Nancy Huston, in: Robert Dion/ Hans-Jürgen Lüsebrink/ János Riesz (dir.), Ecrire en langue étrangère. Interférences de langues et de cultures dans le monde francophone, Québec, Saarbrücken 2002, 43-63. Mary Gallagher, Nancy Huston ou la relation proliférante, in: Marta Dvorák/ Jane Koustas (dir.), Vision/ Division: l’œuvre de Nancy Huston, Ottawa 2004, 23-35. Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris 1988. Ursula Mathis, La chanson de la BBC dans le contexte de la production chansonnière de l’Occupation et de la Résistance, in: Dietmar Rieger (dir.), La chanson française et son histoire, Tübingen 1988, 307-346. Ursula Mathis, ‘Honte à qui peut chanter’. Le neuvième art sous l’Occupation, in: Myriam Chimènes (dir.), La Vie musicale sous Vichy, Paris 2001, 293-312. Birgit Mertz-Baumgartner, Ethik und Ästhetik der Migration. Algerische Autorinnen in Frankreich (1988-2003), Würzburg 2004. Jacques Mounier (dir.), Exil et littérature, Grenoble 1986. Marie Naudin, Le chez-soi du dehors. Topographie des romans de Nancy Huston, in: Francographies: Bulletin de la Société des Professeurs français et francophones d’Amérique 10/ 2001, 41-47. Véronique Porra, Les voix de l’anti-créolité? Le champ littéraire francophone entre orthodoxie et subversion, in: Papa Samba Diop (dir.), Littératures francophones: langues et styles, Paris 2001, 145-153. Véronique Porra, Francophonie - terre d’adoption? De l’intérêt de l’intégration d’un corpus méconnu aux ‘études francophones’, in: János Riesz/ Véronique Porra (dir.), Enseigner la Francophonie, Bayreuth 2002, 121-133. Julia Pröll, De(kon)struktion des Humanen? Das Menschenbild Michel Houellebecqs aus einer existenzorientierten Perspektive aufgezeigt anhand seines Gesamtwerks, Phil. Diss, Innsbruck 2006. Edward W. Said, Reflections on Exile, in: Edward W. Said (dir.), Reflections on Exile and Other Essays, Cambridge 4 2003 (édition originale: 1984), 173-186. Pamela V. Sing, ‘Une Adoration’ de Nancy Huston, in: Francophonie d’Amérique 17/ 2004, 165-170. Tzvetan Todorov, Nous et les autres, Paris 1989. Janet Woolf, Resident Alien. Feminist Cultural Criticism, Cambridge 1995. <?page no="125"?> Julia Pröll De l’écriture du manque à l’écriture du désir: transformations positives de la souffrance dans trois textes de Linda Lê Introduction L’œuvre de Linda Lê, écrivaine d’origine vietnamienne qui vit en France depuis l’âge de 14 ans et qui écrit en français, comporte une quinzaine de romans, nouvelles et essais. A notre avis, son œuvre évolue d’une « écriture du manque » (Bacholle-Boškovi 2006: 187) - notion plutôt négative dont se sert Bacholle-Boškovi dans une étude récente pour désigner une écriture tournant autour du trauma de l’exil - vers ce que nous appelons une écriture du désir plus ludique, 1 productrice et créatrice au sens deleuzien du terme, qui ne tourne plus autour de sa propre expérience migratoire. Dans son livre Professeurs de désespoir Nancy Huston constate à son tour l’évolution de l’œuvre de Linda Lê du traumatique au ludique et nous parle, surtout à propos de son roman Personne, d’un détournement du nihilisme (Huston 2004: 333). La nouvelle tendance au ludique, au jeu textuel, semble étroitement liée au rapport de Lê à sa langue d’emprunt, la langue française. Son choix délibéré du français - la langue de sa mère issue d’une famille aisée naturalisée française - fait de Lê à ses propres yeux « un être amphibie qui ne sait pas exactement à quel élément il appartient. » (Garaud 2006) Et aussi dans une interview avec Lire elle insiste sur son besoin de non-appartenance: « Je me sens comme une métèque écrivant en français. Je dis métèque avec beaucoup d’orgueil. Je suis une étrangère au monde, au réel, à la vie, au pays dans lequel je vis, à mon propre pays. » (Argand 1999) Ce statut de dépossession langagière n’est pas perçu comme un manque mais, au contraire, lui permet de se « comporter devant cette langue comme un hérétique face à une idole, la ressusciter, l’inventer, être son Pygmalion » (Argand 1999). Les défis lancés par Lê non seulement aux notions de culture et langage dominants, mais aussi à la conception d’une narration close et linéaire et d’une subjectivité identitaire seront à examiner dans trois textes 1 Bacholle-Boškovi (2006) constate également un développement de l’œuvre de Linda Lê vers le ludique - évolution dont témoigneraient surtout ses deux textes Autres Jeux avec le feu et Personne. Mais, contrairement à l’analyse que nous allons entreprendre, Bacholle-Boškovi limite son étude à l’apparition du fantastique dans ces textes sans pour autant parler du moment créateur qui les imprègne. <?page no="126"?> Julia Pröll 126 successifs de l’auteure où ils sont formulés, à chaque fois, avec plus de véhémence. 2 Avant d’entrer dans l’analyse il est nécessaire de justifier le choix de notre corpus. Pourquoi, dans cette œuvre très vaste choisissons-nous justement les trois textes Les Aubes (2000), Autres Jeux avec le feu (2002) et Personne (2003)? Parce qu’ils marquent une césure très nette par rapport aux livres antérieurs surtout par rapport à la trilogie composée de trois volets: Les trois Parques (1997), Voix. Une crise (1998) et Lettre morte (1999). Dans ces œuvres, l’auteure évoque la fuite de son pays d’origine et l’abandon traumatisant de son père qui n’a pas suivi sa famille en France. C’est l’image du père omniprésent et de sa perte qui est au centre de ces trois textes déjà largement analysés par la critique. Pour Cousseau par exemple, « [f]aire résonner la voix du père, écrire depuis cette voix, retrouver les mots de l’enfance, tels sont les enjeux finalement dévoilés d’un cheminement en trois temps, en trois textes […]. » (Cousseau 2002: 202) L’impossibilité de combler le manque du père absent, mise en scène dans Les trois Parques fait souffrir le sujet et le déstabilise mentalement. Ce trouble psychique, cette folie, est au centre du second volet de la trilogie avec le titre symbolique Voix. Une crise. Lettre morte, finalement, essaie de maîtriser poétiquement et de symboliser la souffrance pour reconstruire le sujet. Ainsi reconstruit, il prend pleinement en charge la mémoire de l’abandon du pays natal et, selon Cousseau, il « s’affirme dans l’expression et la verbalisation de la souffrance provoquée par l’arrachement au père et à la terre natale. » (Cousseau 2002: 207) Les trois textes qui suivent la trilogie et qui seront au centre de notre analyse se tournent vers une écriture plus ludique qui travaille moins le trauma et la perte mais pour laquelle la non-appartenance et le déracinement restent des conditions indispensables. Dans une entrevue, Linda Lê décrit la césure dans son œuvre avec la publication de Lettre morte comme suit: Tous mes précédents livres sont des livres d’imprécation, de rage. Dans chacun d’eux je porte plainte, je dresse un réquisitoire du monde. Avec Voix [= Voix. Une crise] et la crise que j’ai traversée la colère s’est tue, elle a fait place à une sérénité qui autorise la recherche d’un style différent… J’écrirais peut-être des livres plus lumineux qui se pencheront autant sur les gouffres que j’ai toujours explorés mais, peut-être, avec plus de nuance, plus de douceur dans la tristesse. (Argand 1999) Examinons maintenant la validité de ce constat pour nos trois textes. Nous verrons que le déploiement du ludique est étroitement lié à des stratégies de déterritorialisation non seulement du langage mais aussi du moi et de la mémoire. 3 2 La remise en question de ces notions se poursuit dans ses textes suivants, Kriss suivi de L’Homme de Porlock (2004), Conte de l’amour bifrons (2005), Le Complexe de Caliban (2005). 3 Bacholle-Boškovi a déjà largement analysé les stratégies de déterritorialisation et de reterritorialisation dans Calomnies (Bacholle-Boškovi 2006: 37-44). <?page no="127"?> Transformations positives de la souffrance dans trois textes de Linda Lê 127 De la culpabilité à la liberté créatrice: déterritorialisation de la langue et livre-rhizome Selon Deleuze et Guattari la déterritorialisation du langage consiste à faire subir à une langue dominante un traitement qui la rend étrangère à ellemême et la fait « tendre vers ses extrêmes ou ses limites » (Deleuze/ Guattari 1975: 42). Il s’agit « de la soustraire à ses usages officiels au service du pouvoir » (Duplay 2003: 216), à la rendre « nomade » (Deleuze/ Guattari 1975: 47) et l’entraîner sur une « ligne de fuite » (Deleuze/ Guattari 1975: 49). Dans Les Aubes, le protagoniste déverse une logorrhée sans paragraphe et interligne sur le lecteur et, par sa confession, se libère de son lourd passé. Au langage est donc encore assignée la mission de réancrer le sujet dans le monde, d’opérer une reterritorialisation par le sens. Contrairement au vietnamien - langue parlée de la grand-mère du protagoniste et associée à la douloureuse histoire familiale - la langue française et la littérature occidentale sont pour lui les seuls refuges. En témoigne l’admiration sans réserve pour l’écrivaine Sola, facilement identifiable comme l’écrivaine autrichienne Ingeborg Bachmann, selon le narrateur « l’ange tutélaire des égarés, des désemparés, des condamnés, des exilés » (Lê 2002a: 77). Dans le recueil de nouvelles fantastiques Autres Jeux avec le feu la brièveté et l’économie verbale se sont substituées à la grande marée de mots. Cette économie est révélatrice à plusieurs égards. Premièrement, elle crée un sentiment d’inquiétante étrangeté - au sens freudien du terme (Freud 1963: 45) - qui ébranle l’intégrité et l’identité du sujet encore présentes dans Les Aubes. Deuxièmement, cette économie est étroitement liée à une remise en question de la légitimité de l’acquisition de la langue française par le sujet. Dans la nouvelle « Mise en demeure », la narratrice, une exilée en France, rentre dans sa maison d’enfance. Sans que l’endroit soit explicitement nommé, le lecteur devine le pays natal de Lê. Elle s’y rend un peu malgré elle, poussée par « cette part morte » (Lê 2002b: 43), par sa « jumelle » (Lê 2002b: 41), c’est-à-dire par le passé ravivé qui lui inspire un sentiment de culpabilité. 4 La présence simultanée de deux cultures en la narratrice, son bilinguisme sont donc exprimés par son dédoublement. Pendant longtemps, le français et la littérature occidentale l’ont protégée contre le souvenir, ils l’ont même estompé et - nous nous servons d’une image de Lê - enterré sa jumelle (Lê 2002b: 41). Cette mise à mort de son moi vietnamien par la puissance créatrice de la langue française est considérée comme son crime, comme la raison pour sa mise en demeure: « Cette langue avait servi d’agent de liaison entre moi et mon passé jusqu’au moment où elle se transforma en agent provocateur: les mots qu’elle mettait à ma disposition devinrent entre mes mains des instruments de mort. » (Lê 2002b: 43) 4 L’abandon du pays natal comme une sorte de péché originel marque aussi des textes ultérieurs de Linda Lê tel Le Complexe de Caliban (Lê 2005b: 51-53). <?page no="128"?> Julia Pröll 128 Sous l’influence de ses remords elle doit reconnaître qu’aucune culture, ni orientale, ni occidentale ne lui appartient: la langue de Descartes n’est plus au service d’idées claires et distinctes mais s’est pervertie et traîne la logique dans la boue: Les phrases se mélangeaient, les syllogismes se présentaient dans l’ordre inverse, les citations d’auteurs dits nobles s’alliaient avec les bribes de dialogues qui me restaient d’un plumitif lu pendant la morte-saison de l’esprit critique. Tous ces mariages morganatiques engendraient une ribambelle de mots bâtards qui me fit douter de ma légitime acquisition de la langue française, apprise en quittant la maison de mon enfance. (Lê 2002b: 42-43) La narratrice se sent dépossédée du français; contrairement au roman Les Aubes il ne paraît plus évident « d’accomplir une œuvre » (Lê 2002a: 192) avec cette langue. Mais le vietnamien n’appartient pas non plus à la protagoniste. Les juges là-bas lui reprochent d’avoir oublié la langue de ses origines: Tu as abandonné ta maison, ton pays, tu ne sais même plus désigner ces petits objets qui t’attendrissent dans la langue qui était la tienne. Je réponds, Mais quelle langue est la mienne? Je ne connais que deux langues, le parler balbutiant de l’enfance et les lettres de feu qui brûlent ma main quand j’écris sur mes origines. (Lê 2002b: 46-47, en italiques dans le texte) La narratrice s’aperçoit qu’elle est citoyenne du pays de Nulle Part. Devant le tribunal, elle s’interroge sur les raisons de son crime qui consiste à avoir trahi sa culture d’origine. Elle les trouve dans son mépris vis-à-vis de tout sentiment d’appartenance - mépris qu’elle invoque maintenant pour se défendre: […] [i]l [i.e. le prévenu] a toujours désiré n’appartenir à aucune famille, aucune patrie. Il s’est toujours plus intéressé aux racines des mots qu’aux souches d’une lignée, à l’étymologie qu’à la généalogie. Et il n’y avait pas de joie plus grande pour lui que d’attribuer à ses mots préférés une filiation fantaisiste. Se pouvait-il que la tentation de la bâtardise l’eût conduit à renier cette partie de soi demeurée attachée à l’ombilic originel? (Lê 2002b: 44) Pour la narratrice, le déracinement et l’exil deviennent des parties intégrantes de son existence. En témoigne la fin de la nouvelle où la confiscation de son passé est la peine qu’on lui inflige. Elle n’a désormais plus d’histoire, ses racines sont pour toujours arrachées au sol de la terre natale. Paradoxalement ce déracinement n’est pas une véritable sanction mais il donne à la narratrice la force de repartir: « Il ne me reste qu’à repartir. Si je parviens à amadouer - mais en quelle langue? - le Cerbère qui me demande mon laissez-passer. » (Lê 2002b: 48) Il apparaît qu’à partir de cette nouvelle, respectivement de tout ce recueil, la notion de sujet est redéfinie dans le sens d’une existence toujours migrante, vouée au devenir. Ainsi Etienne et Smith constatent-ils dans leur article « Linda Lê ou les jeux de l’errance »: <?page no="129"?> Transformations positives de la souffrance dans trois textes de Linda Lê 129 Les ‘jeux’ imprudents avec ‘le feu’ illustrent […] la fluidité d’un sujet qui se meut sans attache à travers le temps et l’espace. La mémoire ne souligne plus le manque et la perte. Le chemin du retour trace un espace hybride entre représentation et présence, espace qui n’est ni nostalgie ni colère, mais espace-frontière où la multiplicité et la fluidité du sens peuvent enfin s’affirmer dans les interstices ironiques du texte. (Etienne/ Smith 2000: 90) Dans le roman suivant se déploie la créativité de cette dépossession culturelle, langagière et identitaire. Il n’y est plus question d’une expérience migratoire concrète; l’exil y acquiert une dimension plus universelle que dans les deux textes précédents et s’associe étroitement à l’écriture - lien très fort que Linda Lê évoque dans une entrevue: Écrire, c’est s’exiler. En écrivant, vous n’avez plus de toit, juste le ciel comme abri et c’est cette nudité devant les choses que vous aimez. Un écrivain ne peut écrire qu’en se sentant un enfant trouvé, un bâtard. Être le fils de personne, d’aucune patrie, c’est pour moi la seule attitude possible. Je crois que l’on ne reste en vie que si l’on manifeste un désir de résistance à tout très ancré en soi. Une résistance à tout ce qui ne vous paraît pas relever de la beauté, de la vérité. (Argand 1999) Le personnage principal - désignation sous réserve car l’établissement de telles hiérarchies pose un problème dans le texte - incarne parfaitement cette façon d’être au monde. Il s’agit d’un être déshérité, dépossédé et errant qui s’appelle Personne. Le lecteur ne dispose pas de renseignements sur sa nationalité. Son nom traduit le mépris des généalogies, de toute appartenance, déjà exprimé par la narratrice dans « Mise en demeure ». Contrairement au protagoniste dans Les Aubes, Personne ne parle ni de ses racines ni de sa famille. D’ailleurs le lecteur apprend, dès la première page, que Personne n’a pas d’identité stable mais une personnalité multiple. Comme dans « Mise en demeure » Lê se sert du dédoublement pour exprimer l’ébranlement de la notion d’identité du sujet. Mais cette fois-ci, « l’ancien moi » (Lê 2003: 7) de Personne ne désigne plus le souvenir refoulé de l’origine ou d’une patrie. Il fait plutôt référence à une aliénation irréductible et profonde de soi-même. Outre cette schizophrénie, il apparaît comme un personnage de roman rétif ne se laissant pas enfermer dans un seul récit et, par conséquent, dépossède l’auteur fictif. Celui-ci déplore dans le second chapitre - un de plusieurs apartés où il prend la parole - la perte d’emprise sur les mots de son texte et, par conséquent sur son personnage migrant: Personne veut me tourner en bourrique. On dirait que ça l’amuse. Je n’oublie pas qu’il s’est déjà échappé trois fois de livres où l’on voulait le tenir en laisse. Je dois veiller au grain. Il pourrait bien me torpiller mon affaire sans que j’aie le temps de dire un ouf. (Lê 2003: 101) L’emploi que prend Personne après la perte de son travail comme veilleur de nuit « au Service des réexpéditions » (Lê 2003: 33) symbolise aussi le manque d’ancrage, et cette fois de la parole. Le choix de ce lieu de travail nous montre que l’écriture de Lê s’est pleinement libérée de la reterritorialisation du langage par le sens et par les exigences de la signification. Contrai- <?page no="130"?> Julia Pröll 130 rement à Lettre morte où le père reçoit les lettres de sa fille, les lettres dont parle Personne n’arrivent pas chez leurs destinataires. Elles ne sont plus avant tout porteuses de messages mais de purs jeux textuels gratuits: « Tous ces signaux perdus dans l’espace étaient comme des scintillements dans la nuit. » (Lê 2003: 34) Quelle est la condition pour ce déploiement du ludique? Un sujet qui s’est délivré de toute culpabilité, de tout remords. Contrairement à la narratrice de la nouvelle « Mise en demeure » qui est tourmentée par son souvenir, Personne a, pour un certain temps, perdu la mémoire - constat que le lecteur est incapable de vérifier, car il se perd dans les jeux de miroir du texte. Personne, existence multiple vouée à la diversité et hantée par de nombreux fantômes, ne perd jamais sa fascination pour les mots, au contraire, il est obsédé par l’idée d’écrire. Le seul livre adéquat pour mettre à l’écrit sa vie et surtout les luttes avec ce qu’il appelle son « ancien moi » (Lê 2003: 7) serait un livre-rhizome sans narration cohérente et linéaire. Il s’agirait d’une vraie fête de l’hybridité, de l’indécidable, de l’hétérogénéité et de la multiplicité des voix: Il [i.e. Personne] rêvait d’écrire un livre où rien ne serait définitif, qui contiendrait plusieurs versions d’une même histoire, et pourquoi pas deux débuts (le premier selon les règles, le second plus déconcertant: le lecteur, apostrophé, bousculé par l’auteur, se laisserait entraîner vers des chemins de traverse). (Lê 2003: 11) Personne s’efforce de voir dans son psychiatre, qu’il nomme Abracadabra et pour qui il a un mépris profond, le lecteur idéal pour ce texte de son inconscient: Pour faciliter les séances avec Abracadabra, il l’avait considéré comme son lecteur, le lecteur d’un roman expérimental prenant comme objet d’étude un sujet fantasque et à l’humeur vagabonde, et comme point de vue le regard omniscient d’un narrateur qui tient tour à tour le rôle de l’Observé et de l’Observateur, capable de tout voir, de tout mettre à nu. (Lê 2003: 11) La psychothérapie, conçue comme stratégie de reterritorialisation du langage de l’inconscient - il suffit de se rappeler Deleuze et Guattari qui la considèrent comme technique « qui rabat chaque désir et énoncé sur un axe génétique ou une structure surcodante » (Deleuze/ Guattari 1980: 20) - inspire un profond mépris à Personne. Il « abandonn[e] la partie » (Lê 2003: 11) justement parce qu’il veut laisser libre cours à ses pulsions et qu’il refuse de les endiguer par un principe de réalité. Le psychiatre, pour lui, est un voleur de secrets. La seule issue pour se délivrer de son ancien moi serait le livre dont rêve Personne. Et c’est à la fin du roman que le lecteur s’aperçoit qu’il tient entre les mains le livre que Personne, au premier chapitre, décide d’écrire. Mais il s’agit d’un livre sans point final. Un livre-rhizome et ‘différant’ au sens derridien du terme. Les carnets de Tima, notes codées d’une inconnue gardées par la mémoire d’un ordinateur abandonné que Personne retranscrit, sont d’autres <?page no="131"?> Transformations positives de la souffrance dans trois textes de Linda Lê 131 indices révélateurs pour la déterritorialisation à l’œuvre dans ce livre rhizomatique. Dans ces notes - enchâssées dans le roman - Tima se souvient d’un séjour à Prague avec un amant. Le choix de cette ville n’est pas aléatoire mais fournit un indice important pour la déterritorialisation du langage dans le roman. Prague, ville natale de Kafka - écrivain admiré par Lê - est à l’époque de Kafka une ville-carrefour plurilingue et cosmopolite où se croisent différentes langues: le tchèque, l’allemand, enfin le yiddish et l’hébreux. C’est à Prague où Kafka parvient à une déterritorialisation de la langue allemande. Il opte pour le même usage iconoclaste de l’allemand que Lê exige, de son côté, pour le français (Bacholle-Boškovi 2006: 10). Le déchiffrement des carnets de Tima est à la fois un essai de conservation et de création car nous apprenons que Personne, de son propre gré, y ajoute « d’autres échos de vie » (Lê 2003: 127). Pour Personne il s’agit, contrairement à la narratrice dans « Mise en demeure », d’un travail de mémoire qui n’est pas pénible. Suivre l’inconnue dans les méandres de sa mémoire ne le ramène pas à une identité stable mais à une dissémination productive et joyeuse. Le résultat: une quête sans fin: « En quelque sorte, il l’avait remplacée. Il avait refait le chemin qu’elle avait suivi comme on se décide au salto mortale […] En suivant les amants dans le dédale de la Malá Strana, il avait réussi à semer son ancien moi. » (Lê 2003: 105) Comme Tima, Personne est un « lecteur de soi qui se subvertit luimême » (Massoutre 2005) - définition de l’écrivain que Lê donne dans son essai le plus récent Le Complexe de Caliban. La subversion de Personne atteint son comble vers la fin du livre. Il s’avère comme un Protée qui héberge dans son être en perpétuel devenir tous les personnages qui ont fait apparition dans le roman. Son cadavre - car au cours du roman, un matin, il se réveille mort - lui reproche son impertinence, de n’être personne et tout le monde à la fois: Tu veux t’échapper de cette histoire, comme tu l’as fait par trois fois. Tu t’es introduit dans cette histoire, comme tu l’as fait par trois fois. Tu t’es introduit dans cette histoire sous le nom de Personne, sans identité, sans mémoire. Personne. Personnage. Personnes. Tu auras été tout cela à la fois. (Lê 2003: 118-119) Les métamorphoses de Personne évoquées dans la citation nous ramènent à Deleuze et Guattari et à leurs remarques concernant un langage déterritorialisé. Selon eux, un tel langage s’exprime, entre autres, dans la métamorphose, contraire de la métaphore et preuve pour ce que Deleuze et Guattari appellent le « devenir-intense » de la langue (Deleuze/ Guattari 1975: 40-50). Ce processus ne s’exprime plus dans un livre-racine, mais dans « un livre ‘à plateaux‘ » (Bacholle-Boškovi 2006: 18) où « chaque plateau peut être lu à n’importe quelle place, et mis en rapport avec n’importe quel autre » (Deleuze/ Guattari 1980: 33), dans un livre-rhizome régi par les principes de l’hétérogénéité et de la multiplicité. En ce qui concerne ces deux principes il suffit de se rappeler le passe-temps de Falmer, un collègue de Personne au Service des réexpéditions. Il est collectionneur de rebuts: <?page no="132"?> Julia Pröll 132 […] Falmer flânait dans la ville et grappillait des matériaux abandonnés, choses inutilisables, vieilleries presque tombées en poussière, prothèses dont la résine avait en partie fondu, râteliers qui avaient perdu leurs dents, radios sans voix, chiens en porcelaine sans queue ni tête, tout un tohu-bohu de débris, qu’il voulait rassembler dans un joyeux désordre: chaque pièce à laquelle manquait une partie trouvait son complément incongrue. Et ce long poème erratique prendrait au final la forme d’un cyclope dont l’œil unique serait comme un sémaphore guidant les vaisseaux vers nos ports. (Lê 2003: 44) Son activité reflète le principe de narration du roman, qui est un amas de morceaux disparates de souvenirs, de hantises, de fantômes comme l’ont montré les rebuts de mémoire de Tima dans ses carnets. Ceux-ci soulignent la puissance positive de toute écriture fragmentaire, hétéroclite qui n’est plus au service du souvenir comme dans « Mise en demeure », un texte, où il est encore question de « tous ces rebuts abandonnés dans les greniers de ma mémoire [qui] prennent leur revanche [qui] ne revivent que pour me blâmer. » (Lê 2002b: 44-45) Tima, de son côté, formule le vœu suivant: « Je voudrais que ces notes, comme un lâcher de papillons vers l’Est, me ramènent vers un lieu ancien et nouveau. Lieu où la nostalgie n’est plus une métastase de la mémoire. » (Lê 2003: 98) La condition pour une mémoire qui n’est plus culpabilisante est l’amour. Ce sentiment très fort jette le sujet dans l’ailleurs de la passion pour ensuite le ramener vers soi-même. Dans ces conditions, contrairement à la narratrice dans « Mise en demeure », Tima assume facilement ce chemin de retour: « C’était un retour en arrière qui me projetait en avant. » (Lê 2003: 41) Ainsi raffermie, cette jeune gardienne de musée dans la salle des gisants peut littéralement quitter leur chevet: « Je quitte le chevet des gisants et je mets fin à ces notes. Mon salut à la ville qui a suscité ces pages. Celui qui les trouvera pourra y ajouter d’autres échos de vie. » (Lê 2003: 127) L’amour - stratégie de reterritorialisation? Cette nouvelle intégrité, jamais stable mais mouvante, déterritorialisée, est médiatisée par l’être aimé. Il s’agit de se perdre en lui, de se lier pour - paradoxalement - se sentir plus libre. Dans ses carnets Tima (ou Personne) cite une phrase de Frénaud qui nous parle de cette libération: « En se liant ils se désentravent. » (Lê 2003: 94, en italiques dans le texte) La liaison donne alors accès au refoulé traumatique, à l’ancien moi. Mais à sa voix aiguë qui a encore dérangé la narratrice dans « Mise en demeure » s’est substitué dans Personne un murmure qui devient de plus en plus faible: « j’ai l’impression que depuis Prague, j’ai fait un long voyage. Une course immobile vers l’autre et vers mon ancien moi qui tend à disparaître. » (Lê 2003: 96) Le but des notes est de recomposer un moi, mais un moi aux contours flous, migrant et déterritorialisé qui dénie tout chez-soi: <?page no="133"?> Transformations positives de la souffrance dans trois textes de Linda Lê 133 Le moi-feu qui voudrait étreindre la mer. Le moi-oiseau s’envolant à tire-d’aile vers une promesse de lumière. Le moi-fumée qui tournoie dans l’air et part en volutes. Le moi-crépuscule gagné par le désir d’un avant-jour. Le moi-labyrinthe qui refuse de se perdre dans le dédale de ses souvenirs. Le moi-livre porté manquant parce qu’il a quitté les rayonnages pour aller à la recherche du message contenu dans le poème à venir. (Lê 2003: 97) Conclusion Le parcours à travers trois textes de Linda Lê nous a montré l’abandon d’une ‘écriture traumatique’ au profit d’une écriture du désir plus ludique, déterritorialisante. Celle-ci transforme le livre-racine en livre-rhizome et le sujet en « un ermite en continuel pèlerinage » (Lê 2003: 96) sans remords. L’attitude d’un sujet ainsi libéré est une nouvelle fierté qui se reflète déjà dans « Parlezmoi », une nouvelle du recueil Autres Jeux avec le feu. Ce petit texte met en scène une femme pour qui l’exil est devenu une partie importante de son existence même. Elle semble avoir trouvé son royaume dans le nulle part, son salut dans la non-appartenance. Elle est le contraire de son compatriote, lui aussi errant dans les rues de Paris, cette ville-carrefour où les voix les plus différentes se croisent. Il décrit la passante à l’allure baudelairienne dans une posture telle que le lecteur pense à Linda Lê: Elle vient du même pays que moi, de ce Viêt-Nam que nous avons quitté tous deux, elle encore enfant, moi déjà adulte. Mais tandis que je déambule comme un vieux chien qu’on a envoyé mourir loin de chez lui, elle marche comme une guerrière qui porte son royaume dans son cœur et pour qui l’exil est un défi. (Lê 2002b: 138) Bibliographie Linda Lê, Les trois Parques, Paris 1997. Linda Lê, Voix. Une crise, Paris 1998. Linda Lê, Lettre morte, Paris 1999. Linda Lê, Les Aubes, Paris 2002a (édition originale: 2000). Linda Lê, Autres Jeux avec le feu, Paris 2002b. Linda Lê, Personne, Paris 2003. Linda Lê, Kriss suivi de L’Homme de Porlock, Paris 2004. Linda Lê, Conte de l’amour bifrons, Paris 2005a. 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Interviews de 4 écrivains français. Linda Lê, http: / / chroniques.bnf.fr/ archives/ decembre2001/ numero_courant/ actualites/ rencontres-fr-chinois/ francais/ lind_le.htm (20.12.2006). Nancy Huston, Professeurs de désespoir, Arles/ Montréal 2004. Guylaine Massoutre, Littérature française - Les lectures de Linda Lê, in: Le Devoir, 30 avril/ 1 er mai 2005, http: / / www.ledevoir.com/ 2005/ 04/ 30/ 80660.html (22.09. 2006). <?page no="135"?> Verena Berger Des identités ‘entre les cultures’: Cuba, Porto Rico, la France et le Pays Basque chez Eduardo Manet Dos Patrias Dos patrias tengo yo: Cuba y la noche. ¿O son una las dos? No bien retira su majestad el sol, con largos velos y un clavel en la mano, silenciosa Cuba cual viuda triste me aparece. […] José Martí, Flores del destierro (1878-1895) Eduardo Manet, romancier, dramaturge et réalisateur, est né à Cuba et vit aujourd’hui à Paris. Il appartient à la première génération de migrants latino-américains actifs dans le domaine de la culture en France. Dans son œuvre littéraire l’auteur traite avant tout les thèmes du souvenir, de l’exil, du pays natal et de l’identité. Sa propre expérience de migrant se révèle être l’impulsion décisive le portant à écrire ses textes, qui naissent de la perspective d’un ‘double regard’. Dans l’émigration les auteurs vivent la situation de l’‘entre deux’: ils se trouvent ‘entre les cultures’ et peuvent recourir à leur propre expérience de l’interculturalité. Ils sont ainsi prédestinés à dévoiler dans leur œuvre cette complexité cachée des rapports entre le propre et l’étranger. Ce sont justement ces écrivains qui parviennent en même temps à déconstruire les comparaisons simplificatrices de conflits Nord-Sud postcoloniaux ou les concepts de la culture insatisfaisants car trop rigides, tels ceux de Samuel P. Huntington. Selon ce dernier et sa thèse du « clash of civilizations », le ‘choc des civilisations’ repose sur le concept de différence ‘naturelle’. Car: « [T]he question is: ‘What are you? ’ That is a given that cannot be changed. » (Huntington 1996: 5) Huntington pose ainsi un concept déterministe de culture et civilisation, qui dénie à l’individu toute marge de liberté d’action. D’après lui, seule peut réussir une civilisation relativement homogène, qui, face à tout élément étranger, exerce donc une forte pression assimilatrice. C’est dans ce sens que va un autre article de Huntington paru en 2004 et dans lequel il critique le fait que la culture des Etats-Unis est minée par la Hispanic culture. Les migrants hispanophones aux Etats-Unis n’auraient pas la volonté de faire leurs les valeurs dominantes et commettraient la faute de « fail to assimilate » (Huntington 2004: 20). Par la suite nous confronterons D’Amour et d’exil (1999) et La Sagesse du singe (2001) d’Eduardo Manet à cette thèse de Samuel P. Huntington selon laquelle les <?page no="136"?> Verena Berger 136 conflits interculturels résultent avant tout d’un manque de volonté d’assimilation des étrangers dans la culture dominante. Nous aborderons l’analyse du thème de l’exil 1 comme ‘espace de création’ dans ces deux textes, en fonction de la perspective plus générale de la créolisation qu’Édouard Glissant envisage comme un processus qui se déploie à l’échelle mondiale en conséquence de l’intensification des mouvements migratoires et qui implique la mutation de certaines notions, comme, par exemple celle du ‘lieu’: « Le lieu n’est pas un territoire; on accepte de partager le lieu, on le conçoit et le vit dans une pensée de l’errance, alors même qu’on le défend contre toute dénaturation. » (Glissant 1995: 78) Deux questions se posent alors, celle de savoir quelles sont les stratégies poétiques d’un écrivain - un homme de frontières comme Manet - qui résultent de son exploration du lieu, lorsqu’il exprime la tension déterminante de la relation à l’‘autre’, et celle de savoir comment l’écriture d’exil concilie la (dis)location avec le double univers référentiel de l’origine et de la terre d’accueil. Pour Manet, écrire le retour, ce que Suleiman nomme « backward glances » (Suleiman 1998: 5), est-ce construire le cauchemar de sa réalisation ou justifier son propre refus de rejoindre le home - la maison et la patrie? Et comment, dans quelle langue, un écrivain se trouvant en exil écrit-il? Exil et créativité: comment peut-on être deux hommes à la fois? Dans la réflexion sur ses propres expériences en France Julia Kristeva avait déjà qualifié son époque comme « age [...] of exile »: « How can one avoid thinking into the mire of common sense, if not by becoming a stranger to one’s own country, language, sex and identity? Writing is impossible without some kind of exile. » (Kristeva 1986: 298) Les situations de conflit qui provoquent et justifient l’exil ou le retour au pays natal des migrants constituent un vaste champ thématique qui se reflète dans la créativité littéraire. C’est ce que souligne Jo-Marie Claassen: « There is no return from exile. There’s a new life perhaps, maybe a better life, but there is never a return to the familiar. Many use literature to bridge their individual divides from the known. » (Claassen 2003: 89) Dans son œuvre littéraire Manet pose non seulement un ‘double regard’, mais plutôt même un ‘regard multiple’ sur les possibilités dont dispose un individu qui vit la situation tendue de contacts culturels. En même temps il faut considérer l’œuvre de Manet comme ‘fiction biographique’, traversée de fragments d’histoire de sa propre vie. 2 1 Sur le concept de l’exil voir Hanne 2004: 3-5. 2 L’œuvre romanesque d’Eduardo Manet publiée en France: La Mauresque (Gallimard 1982), Zone interdite (Gallimard 1984), L’Ile du lézard vert (Flammarion 1992), Habanera (Flammarion 1994), Rhapsodie cubaine (Grasset 1996), D’Amour et d’exil (Grasset 1998), La Sagesse du Singe (Grasset 2001), Maestro! (Robert Laffont 2002), Mes Années Cuba (Grasset 2004), Ma Vie de Jésus (Grasset 2005). Voir « Eduardo Manet. His life and his work », sur <?page no="137"?> Cuba, Porto Rico, la France et le Pays Basque chez Eduardo Manet 137 Le fait d’être exilé ne signifie pas qu’il y ait coupure complète avec le pays d’origine. Selon Kristeva, le sentiment qui découle de cette nécessité de vivre à l’étranger « [...] pour douloureuse qu’elle soit, me procure cette distance exquise où s’amorce aussi bien le plaisir pervers que ma possibilité d’imaginer et de penser, l’impulsion de ma culture. » (Kristeva 1988: 25) L’œuvre littéraire de Manet est aussi imprégnée de cette « identité du métissage » (Lequin/ Verthuy 1996: 7): Manet est né le 19 juin 1930 à Santiago de Cuba et grandit dans une famille bourgeoise ayant de bons contacts avec la classe politique, les intellectuels, écrivains et artistes. Son intérêt pour la France comme pour la langue française est très tôt encouragé par son père, pour lequel Paris représente la capitale mondiale de la culture (Lorca 1999). C’est pourquoi Manet s’intéresse dès son jeune âge à la littérature, à la musique et au théâtre avant de travailler comme journaliste et écrivain. En 1951 Manet quitte Cuba et, via Miami et New York, se rend à Paris où il fait des études de théâtre à l’Ecole Pédagogique pour le Jeu Dramatique. Comme il ne veut pas rentrer à Cuba sous le régime de Batista, il part pour l’Italie, où il étudie la langue et littérature italiennes à l’Université de Pérouse. 3 Puis, à partir de 1956, il est l’élève de Jacques Lecoq qui lui enseigne l’art de la pantomime. Répondant à l’invitation de Fidel et Raúl Castro qu’il connaît de son époque étudiante, Manet rentre finalement à Cuba en 1960, où, pendant toutes les années suivantes, il exerce de nombreuses fonctions de direction au Théâtre National Cubain et à l’Institut Cinématographique Cubain (ICAIC). Lorsqu’en 1968 Castro soutient l’intervention des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie, Manet se détourne de Cuba. Il s’exile en France et prend la nationalité française en 1979. 4 Bien que l’espagnol soit sa langue maternelle, Manet a très peu publié en cette langue. Comme le romancier grec Vassilis Alexakis, l’écrivain russe né en Sibérie Andreï Makine ou le journaliste et écrivain d’origine italoargentine Hector Bianciotti, Manet est l’un de ces auteurs qui ont adopté la France comme patrie et le français comme moyen d’expression littéraire (Porra 1999: 54-56). A partir de 1968, Manet n’écrit plus qu’en français. Il est par là fidèle aux admirations de son adolescence, parmi lesquelles Corneille, Molière, Gide, Sartre et Camus, Pagnol et Sarraute (Manet 2006). Néanmoins, il reste un écrivain latino-américain qui écrit en français. 5 Le changele site d’Eduardo Manet, http: / / www.eduardomanet.com/ pages/ 1/ index.htm (28.12.2006). 3 Eduardo Manet a même commencé à écrire en italien (Mabanckou 2006). 4 Selon Zatlin le père de Manet s’appelait González-Manet, sa mère Lozano-Llull. Jeune écrivain, Manet a choisi le nom d’Eduardo G. Manet, pour se distinguer du père. Dans l’exil français, il a finalement laissé tomber le deuxième nom de famille González. Voir Zatlin 2000: xi. 5 Dans une interview Manet répond à la question de la journaliste Dany Toubiana: « On ne peut jamais s’éloigner de ses origines? » par « Je dirais quand même: hélas! » (Toubiana 1997). <?page no="138"?> Verena Berger 138 ment de langue représente pour lui une question existentielle: « Parce qu’il me fallait couper tous les ponts avec mon passé, me libérer de Cuba pour devenir écrivain. Changer de langue m’a aussi permis de surmonter une certaine pudeur, de me retrouver face à moi-même […]. » (Lorca 1999) Si Manet a écrit toute son œuvre en français, c’est dû aussi au fait qu’il est considéré, surtout en Espagne, comme autor afrancesado et n’est pas édité. 6 Contrairement au contenu de ses pièces de théâtre, Cuba représente un leitmotiv dans tous ses romans. La biographie de l’auteur se fond avec l’histoire de Cuba quand il construit ses textes sur l’arrière-plan sociohistorique qui marque le développement des îles caraïbes depuis le début du 20ème siècle. C’est pourquoi l’œuvre narrative de Manet se focalise en général sur Cuba et dépeint avant tout la situation du pays avant l’ère de Castro ou depuis la révolution cubaine. Manet considère La Mauresque (1982) comme son premier véritable roman; adoptant la perspective d’un enfant, il nous conduit dans le Cuba des années 1930. De même L’Ile du lézard vert (1992) repose sur des éléments biographiques de l’enfance et de la jeunesse de l’auteur, et si l’on ajoute à cela l’action située entre 1948 et 1950 et le narrateur anonyme, on peut parfaitement le lire comme la suite de La Mauresque. Suit Habanera (1994), qui a comme toile de fond le coup d’Etat de Batista en 1952. Dans Rhapsodie cubaine (1996) Manet continue à utiliser l’histoire de sa propre vie: la période concernée va de 1960 à 1965. Au centre du roman se trouvent un garçon de 13 ans et ses expériences de l’exil à Miami. Si l’on se réfère à Henderson (Henderson 1995: 4), ces quatre romans - comme d’ailleurs les suivants - sont à définir comme littérature de l’exil: comme auteur vivant à l’extérieur des frontières de son pays d’origine et en même temps à l’intérieur des frontières d’un autre pays, Manet recourt dans ses textes, d’un côté au franchissement des frontières entre pays, langues et cultures, de l’autre au souvenir et sa transformation en fiction, afin de jeter des passerelles entre passé et présent, entre ce qui est étranger et familier, entre le propre et l’étranger. En ce sens Manet est consciemment devenu un médiateur culturel entre Cuba et le public français/ francophone, un auteur d’ailleurs qui parle parce qu’il lui faut parler de sa culture pour attirer le public. Exil et espace: récits de la traversée des frontières C’est dans les deux romans D’Amour et d’exil (1999) et La Sagesse du singe (2001) que Manet projette des perspectives multiples sur un ‘entre deux’ ou un ‘entre plusieurs’. Quatre plans présentent un intérêt particulier: le plan de la fiction biographique; la quête d’identité des protagonistes dans leur 6 Dans une interview avec Alain Mabanckou Manet souligne non seulement ses difficultés en tant qu’auteur latino-américain qui écrit en français, mais aussi les avantages de publier en France (Mabanckou 2006). <?page no="139"?> Cuba, Porto Rico, la France et le Pays Basque chez Eduardo Manet 139 exil volontaire en France; la topographie littéraire des deux romans et sa signification et le recours au plurilinguisme dans les textes. La recherche d’une identité par les deux protagonistes est étroitement liée à l’espace. Comme écrivain migrant Manet cherche à se définir dans son nouvel espace géographique, culturel et linguistique. La topographie des romans en question comprend des régions aussi contraires que Porto Rico et Cuba, la capitale française Paris, le Pays Basque français et espagnol. Manet crée de cette manière un triptyque littéraire dans lequel se reflète une relation intérieure, profonde, cryptée, entre les différents lieux. Dans D’Amour et d’exil et La Sagesse du singe les protagonistes Leonardo et Mauricio sont à la recherche de leur identité, du propre Moi et de leur passé dans l’exil volontaire. Tous deux ne se trouvent pas seulement ‘à l’étranger’ mais portent l’‘être étranger’ en eux-mêmes: ils se sentent déracinés au point de vue existentiel, ne peuvent pas se libérer de leur passé et, au début, ne trouvent aucun point de repère dans la réalité quotidienne de l’exil choisi (Gazier 2001: 60). Les relations amoureuses des deux personnages principaux - Leonardo et sa relation avec son amante cubaine Berta María, Mauricio et son début d’amour pour la Basque Begonia - servent ici de catalyseurs de la propre compréhension de soi-même, de la compréhension des raisons de l’exil volontaire, d’une nouvelle définition de l’identité qui dépasse la situation d’exil. Ce qui va finalement se cristalliser pour les deux protagonistes, c’est que la recherche de racines culturelles et d’identité ne peut être satisfaite par le fait de savoir d’où l’on vient mais uniquement par le dépassement du sentiment d’être en exil. Ainsi la crise d’identité de Mauricio ne se résoudrat-elle qu’à la suite d’une crise de sa relation sentimentale lors d’un voyage à travers Cuba sur l’île Cayo Largo, où grâce à un vieil homme il saisit enfin son propre Moi: « L’île, cette langue de terre au milieu de la mer. Island, Iland, Moi, la terre. » (Manet 2001: 234) L’analyse de La Sagesse du singe à l’aide de la topographie littéraire permet d’examiner le processus de quête d’identité du protagoniste Mauricio. Dans ce roman Mauricio Gomez-Ravel, écrivain originaire de Porto Rico, se trouve dans un dilemme: après la mort de sa mère et le départ de son père pour les Etats-Unis, le jeune Mauricio s’installe à Paris. A la recherche de sa voie, de l’art, de l’amour, de son Moi et de la « sagesse » (Manet 2001: 233), il reste toutefois en permanence obsédé par les îles caraïbes et Porto Rico, son « île-mère » (Manet 2001: 233). Ballotté, déchiré entre son nom Gomez-Ravel et, en exil, l’abréviation Ravel, entre deux identités, deux pays - Porto Rico et la France - et deux langues - le français et l’espagnol -, il perçoit de plus en plus la voix de sa mère morte comme guide au milieu de sa perte totale d’orientation. Le style narratif de Manet reflète le tiraillement du protagoniste par l’entrelacement des niveaux temporels, par la diversité des lieux et par la présence d’un Moi narrateur. Au premier plan se trouve toujours la voix de Mauricio, qui alterne avec celle d’un narrateur extradiégétique omniscient, et la question: « Qui suis-je? », « ¿Quién soy yo? » (Manet 2001: 8) La quête de ce qui apparemment lui manque - à ses yeux « un pays auquel <?page no="140"?> Verena Berger 140 je puisse m’identifier » (Manet 2001: 97) - accompagne le protagoniste de Porto Rico à Paris, lors de ses voyages réguliers entre Paris et Biarritz, et finalement jusqu’à Cuba, cette île caraïbe si semblable à son pays natal. Au début c’est le mythe de Paris comme capitale mondiale de la culture qui l’attire dans la capitale de la France. Pendant des années l’immigrant Mauricio va conquérir la métropole française, un plan de la ville à la main. Sa démarche systématique lui procure certes le sentiment d’être familiarisé avec la réalité quotidienne immédiate dans la ville étrangère, mais il ne trouve pas ce que, sans le savoir, il cherche: en fait lui-même. 7 Au lieu de reconnaître cela, il veut plutôt essayer de se « glisser dans la peau du Français » (Manet 2001: 99). Bien que Mauricio - l’alter ego de Manet - prenne la nationalité française, il ne réussit pas dans son nouveau rôle. Seule une rencontre inattendue peut distraire Mauricio en pleine crise d’identité: il tombe amoureux de Begonia Etcheverri, une Basque originaire de Bilbao. Celle-ci est profondément enracinée dans le nationalisme basque et se consacre de très près à l’étude de l’histoire, de la langue et de l’identité de son peuple. Au cours de sa confrontation avec Begonia - Mauricio se met à apprendre le basque à cause d’elle - confrontation avec elle ou avec son pays d’origine, cette femme le réveille lorsqu’elle lui indique où se trouve son véritable problème existentiel: « Ton problème ce n’est pas la mer, Mauricio. Tu n’as pas coupé le cordon ombilical. C’est aussi simple que ça. » (Manet 2001: 239- 240) A l’aide des dualités que représentent Porto Rico et le Pays Basque par leurs doubles identités, au cours de l’action Manet place constamment son protagoniste dans des réalités hybrides. Ce Porto Rico, ancienne colonie espagnole, que quitte Mauricio, n’est pas un pays indépendant ni ne fait partie des Etats-Unis en tant qu’île-état associé des Caraïbes. Le Pays Basque, 8 qui est comparé à l’Amazonie dans La Sagesse du singe et de là décrit comme une région où seul peut survivre l’homme fort et courageux (Manet 2001: 149), se trouve déchiré entre la France et l’Espagne. Pourtant c’est justement cette situation frontalière du Pays Basque qui devient pour Mauricio (mais également pour Leonardo dans D’Amour et d’exil) le third space qui constitue une place où exprimer une différence subjective et négocier sa 7 Paris a toujours joué un rôle important dans l’enfance de l’écrivain Eduardo Manet: « Dans la salle de séjour à côté du canapé, sur la table de chevet, par terre dans les toilettes s’entassent des revues de mode, des magazines pleins d’images ne parlant que de vie parisienne, de la mode de Paris, de l’art, de la culture, des sports, de la vie politique à Paris. Etrange mystère que l’enfant n’arrive pas à saisir. Sa mère n’a jamais été en France et ne parle pas un mot de français. Son père, qui a séjourné à Paris, prétend ‘lire le français’. Tous deux sont originaires d’Espagne. Ils se sentent plus espagnols que la Puerta del Sol ou le vin de Rioja. Alors, pourquoi Paris? ‘Parce que Paris est le rêve du monde’, dit le père » (Manet 1998: 8). 8 Eduardo Manet a été sensibilisé dès l’enfance au Pays Basque, d’autant plus qu’après la victoire du franquisme, des Républicains espagnols en exil, dont de nombreux Basques, fréquentaient la maison de ses parents (Lorca 1999). <?page no="141"?> Cuba, Porto Rico, la France et le Pays Basque chez Eduardo Manet 141 propre identité « sans hiérarchie reprise ou imposée » au sens de Bhabha (Bhabha 1997: 127). Finalement une crise dans la relation avec la Basque Begonia conduit Mauricio à Cuba, un pays marqué de même par la multiculturalité à cause de son histoire coloniale. Mais c’est précisément ici que notre protagoniste voit l’évidence de ce « No somos chicha ni limonà […] » (Manet 2001: 12), autrement dit « ni omelette ni œufs brouillés », qui lui fait comprendre à la fin l’île comme métaphore du propre Moi, quand à Cayo Largo, il prend ses distances par rapport à toute définition nationale, culturelle ou linguistique. Que multiculturalité, plurilinguisme et expérience migratoire ne soient pas forcément vécus comme une menace, Manet souligne ce fait dans une lettre que son alter ego Mauricio écrit de Cuba à son amante basque où il lui dit qu’entre-temps jouer avec sa double identité lui est devenu très commode: selon les besoins il peut se faire passer pour l’écrivain Mauricio Ravel ou bien le Portoricain Gomez-Ravel devenu citoyen français (Manet 2001: 214). En même temps Mauricio démonte les stéréotypes des Iles Caraïbes. Il introduit son lecteur dans le quotidien cubain, tout à fait différent des prétendus avantages qu’offriraient l’hygiène et l’instruction publiques ou l’idylle des Tropiques que souhaite toute publicité touristique. En contraste avec le Cuba que s’imaginait la génération 1968 - « [le] territoire libéré de l’impérialisme yankee » (Manet 2001: 190) - ou avec cette perle des Caraïbes « [qui] concentre tous les fantasmes de la planète » (Manet 2001: 191) ou encore avec ce qu’en attendent les touristes nordiques - plage, soleil et musique -, Manet nous révèle en un vif contraste la situation cubaine des années 1990 dans La Sagesse du singe: une conséquence de la faillite du Bloc de l’Est, tout simplement « zéro pain, zéro lait, zéro frijoles… » (Manet 2001: 197). L’image d’un Cuba révolutionnaire s’efface et il ne reste qu’un idéalisme politique déficient qui, pendant 40 ans, expliquerait les relations de l’île avec les états frères socialistes et permettrait au pays de vivre une révolution subventionnée. Du même coup Manet ne cesse de critiquer dans ses romans tous ceux qui, emportés par la mode cubaine depuis le film de Wim Wenders Buena Vista Social Club, vivent le boom de la musique, peinture et littérature cubaines et n’acceptent aucune critique de la situation précaire à laquelle le pays est soumis (Manet 2001: 191-237). Exil et polyphonie: « une Babel moderne » Comme toute l’œuvre de Manet, les deux romans D’Amour et d’exil et La Sagesse du singe se caractérisent par le multilinguisme. L’insertion de courts textes en espagnol est parfois pleine d’humour et proche du comique verbal que Montes Huidobro ou Leal définissaient déjà comme caractéristique de l’identité cubaine (cf. Montes Huidobro 1973; Leal 1980). Dans ses romans rédigés en français, Manet - grâce à sa biographie lui-même polyglotte - ne se limite pas à insérer sa langue maternelle espagnole: dans D’Amour et d’exil <?page no="142"?> Verena Berger 142 il utilise des mots isolés, des phrases et des citations entières en anglais, 9 basque et italien. Dans La Sagesse du singe s’y ajoutent l’allemand, 10 le portugais 11 et l’arabe. 12 L’auteur occasionnellement fournit, dans le texte, une traduction comme explication 13 ou thématise l’acquisition linguistique en tant que telle, 14 mais insère aussi dans le flux du texte de brefs extraits nontraduits. L’arrière-plan familier de Begonia dans La Sagesse du singe est lui aussi décrit par l’auteur comme plurilingue: outre son bilinguisme - espagnol, basque -, son père l’initie à l’allemand, sa mère au français (Manet 2001: 176). Chez Manet l’évocation de l’expérience d’exil ne se limite pas au thème de l’identité mais rappelle également l’exil géographique ou linguistique, lorsque Mauricio - comme l’auteur lui-même considérant son changement de langue - se pose la question: « Que trahissons-nous de nous-mêmes lorsque nous abandonnons notre langue maternelle? Et que faire de ce manque? » (Manet 2001: 29) D’un côté, en faisant s’alterner les langues, Manet renvoie sans cesse à sa propre biographie, 15 p.ex. quand dans La Sagesse du singe il introduit son alter ego Mauricio comme écrivain débutant dont le désir est d’écrire des pièces de théâtre multilingues: « Mauricio pense écrire une pièce de théâtre où chaque personnage parlerait une langue différente. Une Babel moderne, en quelque sorte, mais intelligible pour le public. » (Manet 2001: 17) D’un autre côté la question du choix de langue (Manet 2001: 28-29) ou de la signification accordée généralement ou individuelle- 9 Manet, par exemple, fait jurer la mère de Mauricio - qui comme la sienne est d’origine séfarade - en anglais: « […] Cuba is a real pain in the ass » (Manet 2001: 54). 10 Quelques parties du poème « Die Auferstehung » de Friedrich Gottlieb Klopstock (Deuxième Symphonie de Gustav Mahler) respectivement avec une traduction française: « O glaube, mein Herz, o glaube (Crois mon cœur, crois), Es geht dir nichts verloren (pour toi, rien n’est perdu! ) … » (Manet 2001: 47). 11 Des exclamations comme « Meu Deus » ou certaines spécialités de la cuisine portugaise « tocinho do céu » ne sont pas traduites (Manet 2001: 86). 12 « Le meze était copieux. Le vin libanais aidant, Ibrahim et moi plongeâmes dans le passé » (Manet 2001: 194). 13 « ‘Mírame y no me toques, Pepito.’ Regarde-moi mais ne t’approche pas, Pepito » (Manet 1999: 38). 14 « Pottok, oui, le nom d’une race de petits chevaux basques. Pottok au singulier, pottokak au pluriel. Tu vois la force de la langue basque! Par exemple, lagun veut dire ami, laguna l’ami, et lagunak les amis » (Manet 1999: 151). 15 Dans une interview, Manet souligne le milieu multiculturel caractérisé par l’hybridité linguistique de son enfance: « Je suis né de parents immigrés à Cuba. Mon père était un Espagnol de Madrid, ma mère était de la région d’Andalousie, mais elle était en fait juive-séfarade, donc parlant espagnol avec accent andalou, mon père parlant un castillan pur [...]. J’habitais à Cuba, je suis né à Cuba, et mon parrain était basque (je rends hommage à ce parrain autrement dans mon livre). […] J’entendais l’espagnol de mon père ou de mon parrain basque très différent de l’espagnol cubain, et même l’espagnol de ma mère avait des accents andalous qu’on ne trouvait pas à Cuba. Donc, chez moi, j’entendais parler un espagnol différent de l’espagnol de la rue » (Bensimon 1999). <?page no="143"?> Cuba, Porto Rico, la France et le Pays Basque chez Eduardo Manet 143 ment à une langue est un thème récurrent de Manet: ainsi le cliché du français comme langue de l’amour se révèle-t-il productif dans D’Amour et d’exil, quand le protagoniste Leonardo préfère utiliser le français comme langue de communication avec son amante cubaine Berta Maria plutôt que l’espagnol. Manet met en application de façon particulièrement frappante l’hybridité linguistique typique de toute région frontalière dans La Sagesse du singe, quand, dans le restaurant « Chez Mikel » situé à la frontière entre l’Espagne et la France, il fait réfléchir son protagoniste Mauricio au multilinguisme d’un tel lieu: Ecouter les routiers italiens discuter avec leurs homologues espagnols ou français donnait à Mauricio des idées pour mille scenarii. Parfois il avait l’impression de voyager dans un roman de Jack Kerouac. Sans compter le côté surréaliste d’une langue hybride qui donnait à peu près: ‘Me pones un peu plus de pomodori en el assiette, maja! ’ (Manet 2001: 131-132) Par là Manet définit la frontière comme tout simplement le lieu où le codeswitching (ici castillan, français et italien) devient la pratique quotidienne de tous ceux qui se meuvent entre langues et cultures. En plus, comme le remarque Ben Jelloun, la « prise de parole » (Ben Jelloun 1973: 175) en exil comme Manet - et en langue étrangère - c’est toujours un geste audacieux, car cela signifie sortir du monde des muets, le monde des « subalterns » (Spivak 1988: 292) dans le sens de Spivak. « L’exil est un voyage qui n’en finit pas » Dans son essai Imaginary Homelands Salman Rushdie compare la situation d’un auteur indien vivant à Londres et dont les récits se déroulent aux Indes à celle d’une personne qui, de même que les protagonistes des romans de Manet, est obligée « [...] to deal in broken mirrors, some of whose fragments have been irretrievably lost. » (Rushdie 1991: 11) Leur existence est faite de pièces et de morceaux. Elle correspond aux réflexions qu’Edward Said a faites sur la situation des personnes qui vivent à l’étranger « […] nomadic, decentered, contrapuntal; but no sooner does one get accustomed to it than its unsettling force erupts anew. » (Said 2003: 186) Suivant l’œuvre littéraire de Manet, les expériences de migration et d’exil sont non seulement étroitement liées à des ruptures existentielles et culturelles, mais elles nous obligent à remettre en question nos modèles sociaux, tels que l’identité, la tradition et l’homogénéité, ou encore à élargir ces modèles mêmes par les notions de différence, changement et hybridité. En conséquence on peut considérer la migration et l’exil comme une ‘vie en voie de transition’, une vie ‘en un espace frontalier’, dans lequel l’individu acquiert une identité lorsqu’il se constitue une culture de transition grâce à une active création personnelle. Des existences marginales comme celle d’Eduardo Manet - qui, auteur cubain, écrit en français, transmet son message au-delà de frontières et régions culturelles intermédiaires, et en plus fait de cette <?page no="144"?> Verena Berger 144 expérience un véritable sujet de réflexion - de telles existences ne possèdent plus une identité nettement définie. Toutefois, suivant Gloria Anzaldúa, disposent-elles d’un potentiel de création qui, à partir de leur position interculturelle, les prédestinent à développer de multiples identités (Anzaldúa 1999: 243). De même que toute l’œuvre de Manet, les deux romans D’Amour et d’exil et La Sagesse du singe traitent d’abord de l’expérience de l’exil et de la quête d’identité. Dans les mondes mis en scène dans ses romans, Manet va toutefois au-delà d’une réduction de la thématique de l’exil à des questions sociales et spécifiques de certaines couches de la population. Manet s’oppose avant tout à une ‘vogue ethnique’ (théorique et scientifique) qui privilégie les débats collectifs et ethniques sur l’identité face aux destins singuliers et leurs mondes intérieurs. Bien plus, l’auteur cubain de l’exil, d’une manière semblable à celle de la franco-canadienne Régine Robin, problématise les « pièges d’une fausse réponse identitaire, ethnique » (Robin 1992: 36) et prend position de façon explicite contre une perception de l’individu à travers un collectif. Chez Manet nous ne trouvons donc pas au premier plan un processus d’intégration social et psychique dans la société d’accueil, mais bien plutôt la quête d’un Moi détaché de définitions extérieures. En tant que Cubain d’écriture française, Manet n’a pas seulement fourni par son œuvre entière une contribution sur le plan formel au dépassement des frontières des littératures nationales. Par le contenu aussi - quête d’identité, diversité topographique et multilinguisme - les romans présentés ici témoignent de la manière dont l’auteur trouve finalement la réponse à la question que se pose l’individu au sujet de ses racines culturelles, à savoir par l’affirmation d’un propre moi: « Je me sens chez moi à La Havane aussi bien qu’à San Juan, aussi heureux à Paris que sur une plage du Pays Basque… J’ai compris que la terre entière était mon foyer. » (Manet 2001: 237) A l’aide de ses protagonistes, Manet conteste ainsi l’existence d’un abîme entre les cultures évoqué par des théoriciens tels que Huntington. A la place, il fait émerger des identités transnationales, flexibles et enrichissantes pour l’individu, identités qui invalident les paradigmes manichéens et rigides et, comme Mauricio pense le comprendre dans La Sagesse du singe, sont indépendantes de la langue, de la culture et du lieu. L’écriture a permis à Manet de retraverser l’exil pour s’y retrouver et s’y connaître, ce qui démontre que le véritable exil pour un écrivain est celui de l’écriture et que l’exil est constitutif de la création littéraire. Bibliographie Tahar Ben Jelloun, Harrouda, Paris 1973. Eduardo Manet, Un Coin de France, in: Le Monde, 22 août 1998, 8. Eduardo Manet, D’Amour et d’exil, Paris 1999. Eduardo Manet, La Sagesse du singe, Paris 2001. <?page no="145"?> Cuba, Porto Rico, la France et le Pays Basque chez Eduardo Manet 145 Eduardo Manet, Une Histoire d’amour, in: Quel français écrivez-vous? , Le Monde des livres, 17 mars 2006, 3. Gloria Anzaldúa, Borderlands/ La Frontera, San Francisco ²1999. Cyril Bensimon, Quartier libre, Service Magazines enregistrés (RFI), Radio France Internationale, 19 avril 1999. Homi K. Bhabha, Verortungen der Kultur, in: Elisabeth Bronfen/ Benjamin Marius/ Therese Steffen (dir.), Hybride Kulturen. 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Signposts, Travelers, Outsiders, Backward Glances, Durham, London 1998. Dany Toubiana, Mille Soleils, Service Magazines enregistrés (RFI), Radio France Internationale, 7 janvier 1997. Phyllis Zatlin, The Novels and Plays of Eduardo Manet: An Adventure in Multiculturalism, University Park 2000. <?page no="147"?> Claudia Martinek L’exil européen comme étape formatrice dans African Gigolo de Simon Njami Un jeune Camerounais part en France pour faire ses études. Au lieu de poursuivre celles-ci, il cherche à découvrir un ‘pays’ en séduisant de nombreuses femmes blanches. 1 Mais c’est la rencontre sexuelle avec une jeune Africaine qui mène au dénouement dramatique. Publié en 1988 et relativement peu étudié, le roman de Simon Njami 2 au titre racoleur d’African Gigolo est un des premiers romans camerounais à situer ses personnages dans le contexte d’exil européen. Dans les années 1950 ainsi que dans les premières années après l’indépendance, la majorité des auteurs camerounais situaient leurs actions dans un contexte colonial ou post-colonial africain. Parmi ces œuvres, nous trouvons des titres particulièrement célèbres, comme Ville cruelle (1954) d’Eza Boto, Le Vieux nègre et la médaille (1956) de Ferdinand Oyono ou Le Fils d’Agatha Moudio (1967) de Francis Bebey. Rares sont les romans dont les personnages évoluent dans un contexte d’exil, comme le héros de Mon Amour en noir et blanc (1971) de Rémy Medou Mvomo, qui achève sa scolarité dans une petite ville française. De son côté, le héros de Chemin d’Europe (1960) de Ferdinand Oyono cherche désespérément à se rendre en Europe, mais il ne réussit pas. C’est à partir du milieu des années 1980 que les préoccupations des auteurs camerounais semblent changer dans un contexte socio-économique et politique en transformation. Nombre d’entre eux choisissent alors un contexte européen comme scène de leurs romans. Ainsi, les protagonistes de Si mon mari s’en rend compte (1983) de Samuel Nkamgnia s’installent-ils en France, et le narrateur de La Trahison de Marianne (1984) de Bernard Nanga y vit-il depuis un certain temps, profondément déçu par les promesses que 1 Originalement « [a]mant d’une gigolette », le terme ‘gigolo’ a pris le sens de « [j]eune amant entretenu par une femme âgée » vers le dix-neuvième siècle. Si Moïse a l’habitude de s’installer chez ses amies et, au moins une fois, partage la vie d’une femme riche plus âgée, son objectif primordial n’est pas néanmoins de se faire entretenir. Par association, ‘gigolo’ s’applique également à un « [j]eune homme de bonne mine, élégant mais dont les allures et les moyens d’existence semblent suspects. » Cette définition nous semble plus adaptée au personnage principal de Simon Njami, mais il est indispensable de rajouter l’importance de la présence féminine dans sa vie. Pour la définition de ‘gigolo’, voir Rey-Debove/ Rey 1993: 1018. 2 Né en 1962 en Suisse de parents camerounais, Simon Njami est écrivain, critique d’art et commissaire d’expositions d’arts plastiques. Il a publié deux romans (Cercueil et cie, African Gigolo) et il est l’un des membres fondateurs de la Revue noire. <?page no="148"?> Claudia Martinek 148 ‘Marianne’, la République, n’a pas tenues. Avec Footprints of Destiny (1985), Azanwi Nchami écrit un roman historique dont une partie se déroule en Allemagne, au début du vingtième siècle. Au début des années 1990 commence également la ‘série européenne’ de Calixthe Beyala: l’action de Le petit Prince de Belleville (1992) et de Maman a un amant (1993) se situe exclusivement en France. L’Europe est également la scène où ont lieu les événements de Quand le ciel se retire (1993) de Gaston-Paul Effa et de Paradis du nord (1996) de Jean-Roger Essomba. Bien souvent, ces œuvres sont produites par les jeunes écrivains qu’Abdourahman A. Waberi a désignés comme « les enfants de la postcolonie » (Waberi 1988: 8-15). Nés après la décolonisation et résidant aujourd’hui en France, ils suivent la génération des pionniers, celle de la Négritude et celle du désenchantement postcolonial. Ils n’hésitent pas à utiliser, comme le dit Waberi, le « double passeport, à jouer sur deux, trois ou quatre tableaux, à se considérer comme africains et à vouloir en même temps dépasser cette appartenance » (Waberi 1988: 11). Notons cependant que pour Lydie Moudileno, il s’agit d’une classification « on ne peut plus traditionnel[le] » (Moudileno 2000: 10): renvoyant continuellement au fait colonial, elle ne dépasse pas les catégories d’une historiographie consensuelle et, par conséquent, est incapable de tenir compte du caractère novateur de cette génération. Selon Moudileno, la notion de ‘postcolonie’ regroupe les écrivains finalement selon leur origine, tandis que dans leurs œuvres mêmes, ils « déconstrui[sent] systématiquement les questions d’authenticité, d’identité et de racine unique. » (Moudileno 2000: 10-11) Quoi qu’il en soit, il est indéniable que ces écrivains se situent dans ce que Mary Louise Pratt définit comme « contact zone » (Pratt 1992: 1). Empruntant au domaine linguistique, où le terme fait référence à des langages développés par des locuteurs de langues maternelles différentes, Pratt évoque ainsi l’espace où des peuples historiquement et géographiquement séparés entrent en contact et établissent des relations (Pratt 1992: 6), comme cela est le cas dans l’Afrique coloniale et néocoloniale. 3 Dans cette « contact zone » a lieu, au milieu des années 1980, ce qu’Odile Cazenave a identifié comme la « naissance » d’une « nouvelle littérature » (Cazenave 2003: 8). Avec Afrique sur Seine. Une nouvelle génération de romanciers africains à Paris (2003), elle y consacre un ouvrage entier. Pour Cazenave, l’auteur d’African Gigolo est l’une des figures de proue et l’un des points de départ de cette nouvelle génération, assez variée d’ailleurs, à laquelle appartiennent, à côté de Sami Tchak, Daniel Biyaoula ou Alain Mabanckou, les Camerounais Calixthe Beyala, Jean-Roger Essomba et Nathalie Etoké (Cazenave 2003: 8, 25). 3 Voir aussi Reichl 2002. Si l’ouvrage de Pratt est centré sur des récits de voyage depuis le dix-huitième siècle, Susanne Reichl, elle, porte le regard sur la black literature en Grande- Bretagne. Elle étudie, entre autres, Second Class Citizen (1974) de Buchi Emecheta et Intimacy (1998) de Hanif Kureishi. <?page no="149"?> L’exil européen comme étape formatrice dans African Gigolo de Simon Njami 149 Comme Waberi, Cazenave constate que les jeunes auteurs résidant en France s’éloignent des thématiques ‘traditionnelles’ du roman africain. Que ces auteurs s’intéressent davantage au déplacement et à la migration ne surprend pas; on observe chez eux des interrogations puissantes sur les cultures et les identités postcoloniales qui, cette fois-ci, sont perçues depuis l’Europe (Cazenave 2003: 8). Bien souvent, comme le souligne Bernard Magnier, l’identité individuelle (voire parfois individualiste), et non communautaire, est au centre de cette interrogation. Dans de nombreux cas, les personnages exilés se voient confrontés à de douloureuses déchirures internes (Magnier 1990: 102). Souvent, les aspects aliénants et traumatisants de l’exil européen se trouvent alors projetés au premier plan dans les œuvres des jeunes auteurs de la diaspora africaine. African Gigolo ne semble pas - au premier regard - constituer une exception. Dans une première partie, nous analyserons les différentes positions de sujet occupées par le héros et la profonde sensation de vide et de désarroi qui faillit le mener à l’échec total. Cependant, comme nous le montrerons par la suite, nous avons affaire à un véritable roman de formation: c’est ce même traumatisme qui se révélera finalement comme fondamental pour l’évolution du personnage vers la maturité. L’être hybride Moïse est le gigolo au centre du roman de Simon Njami. Il est victime de la fascination de la ‘blancheur’ au point de rejeter, à l’ouverture du roman, tout lien avec le continent africain dont il se soucie « comme d’une guigne » (Njami 1989: 31). A part quelques exceptions, il s’interdit de fréquenter les Africains et se montre réticent par rapport aux artistes africains. Il est vrai que, par moments, le protagoniste cherche à se rapprocher du monde ‘black’ parisien, mais il reste finalement assez distant de ce milieu. Contrairement à ce qu’affirme Bennetta Jules-Rosette dans Black Paris. The African Writers’ Landscape (1998), nous ne retrouvons pas véritablement dans African Gigolo « the sights and sounds of black Paris » (Jules-Rosette 1998: 150). Mais Moïse ne prend pas seulement ses distances par rapport à l’Afrique; il se moque également de Sarah, une jeune Ivoirienne qui explique être venue étudier en France pour pouvoir aider son pays par la suite. De son côté, le protagoniste déclare n’avoir « ni combat ni credo » et se sentir « libre totalement » (Njami 1989: 17). Plutôt que de se préoccuper du sort de l’Afrique, il rêve « de fesses parfaites. Une paire de fesses aux courbes irréprochables, fendues à la perfection. […] Un cul qui vous ferait jouir rien qu’à le contempler. Voilà ce qui sauverait l’Afrique. » (Njami 1989: 31) African Gigolo s’intègre ainsi dans ce que Cazenave appelle une littérature « du détachement et refus de la communauté africaine » (Cazenave 2003: 41-78). La critique précise: <?page no="150"?> Claudia Martinek 150 Au cœur de ces premiers romans [de la diaspora africaine], se trouve la mise en question d’une identité culturelle qui passe non par la recherche de ses origines, mais bien par la fuite loin de ses origines, ce qui, à l’extrême, se manifeste par le refus de toute prise de position que ce soit par rapport au paysage parisien/ français ou africain. […] African Gigolo est sans doute le meilleur exemple de refus d’engagement politique ou collectif dans son pacte implicite d’individualisme. Le narrateur […] met un point d’honneur à montrer un désintérêt total pour la cause de l’Afrique et des Africains. (Cazenave 2003: 40, 51) Toutefois, ce rejet, de la part de Moïse, de ses origines camerounaises s’exprime surtout vis-à-vis d’autres Africains. Face aux Européens, le protagoniste affronte la réalité de sa peau noire: il ne « s’aveuglerait jamais, comme ces Zaïrois qui se passaient le visage à la cortisone pour paraître moins noirs. » (Njami 1989: 99) Vis-à-vis des Européens, il n’hésite pas non plus à se servir de son ‘africanité’. Au cours des années passées en France, il a perfectionné l’art de culpabiliser, le « terrorisme verbal » (Njami 1989: 39): en frôlant les « démons de la culpabilité occidentale » (Njami 1989: 58), il réussit généralement à tout se faire pardonner. Dans son jeu avec l’image cliché de l’Afrique toujours populaire en Europe, Moïse aime également raconter des souvenirs imaginés de son enfance en Afrique. Finalement, il se réjouit du pouvoir que sa peau noire lui donne sur les femmes blanches qui succombent au fantasme de l’Africain et au mythe du sexe noir. Selon les circonstances, Moïse se définit alors comme ‘Blanc’ ou comme ‘Noir’. Il ne dispose pas d’une définition identitaire homogène et oscille entre les deux positions conflictuelles de sujet que la vie en exil l’a amené à adopter. Comme Sorraya dans Assèze l’Africaine (1994) de Calixthe Beyala, Moïse vit « le cul entre deux chaises » (Beyala 1996: 304). Il se perçoit alors comme un « [d]égéneré total, créature androïde dans le cerveau de laquelle les circuits et les références avaient été tronqués […]. » (Njami 1989: 152) Nous avons affaire à un personnage ‘hybride’, pour utiliser le terme de Homi Bhabha. En se référant à Fanon, Bhabha voit l’identité du sujet colonial comme nécessairement hybride, toujours en fluctuation, toujours agonisante, car: It is always in relation to the place of the Other that colonial desire is articulated: […] the very place of identification, caught in the tension of demand and desire, is a space of splitting. The fantasy of the native is to occupy the master’s place while keeping his place in the slave’s avenging anger. ‘Black skin, white masks’ is not a neat division; it is a doubling, dissembling image of being in at least two places at once […]. It is not the colonized Self or the colonized Other, but the disturbing distance in-between that constitutes the figure of colonial otherness - the white man’s artifice inscribed on the black man’s body. (Bhabha 1994: 44-45) Dans le contexte d’exil présenté dans African Gigolo, Moïse doit affronter une sensation similaire. Le personnage essaie de se ‘blanchir’, tout en se référant continuellement à ses origines africaines. Hybride, Moïse se retrouve « in two places at once » dont ni l’une ni l’autre ne sont authentiques: si son ‘identité africaine’ est principalement basée sur un vécu fictif et stéréotypé, <?page no="151"?> L’exil européen comme étape formatrice dans African Gigolo de Simon Njami 151 son ‘identité européenne’ résulte de l’illusion de sa ‘blancheur’. Le héros d’African Gigolo paraît alors comme entièrement artificiel. Dans cette lumière, son refus d’« être fidèle à une certaine ligne de conduite » ainsi que son « acharnement à avancer masqué » (Njami 1989: 17), qui sont présentés comme une simple philosophie de vie par le narrateur, prennent eux aussi une autre dimension. Encore une fois, la narration souligne la position conflictuelle occupée par le héros. Moïse n’est peut-être pas tout d’abord conscient de la contradiction profonde entre ses positions de sujet et les problèmes identitaires qui y sont liés, mais la prise de conscience grandit pas à pas. Plus loin dans le roman, nous ne pouvons plus parler de ce que Cazenave appelle un « denial of any identity crisis » (Cazenave 2001: 155). Au contraire, comme nous le verrons, Moïse se rapproche des sentiments de la narratrice du Ventre de l’Atlantique (2003), le best-seller de Fatou Diome, qui souligne son statut conflictuel de manière pertinente: « Être hybride, l’Afrique et l’Europe se demandent, perplexes, quel bout de moi leur appartient. Exilée en permanence, je passe mes nuits à souder les rails qui mènent à l’identité. » (Diome 2003: 294-295) Après à peine un quart du roman, le héros d’African Gigolo semble au bord du gouffre. Il ne ressent plus que l’« amertume du vide » (Njami 1989: 15) et « [u]ne panique monstre » (Njami 1989: 45) - des sensations qu’il partage avec de nombreux autres personnages de la littérature africaine situés dans un contexte d’exil. Rappelons-nous seulement les souffrances des héroïnes du Baobab fou (1983) de Ken Bugul ou d’Assèze l’Africaine (1994) de Calixthe Beyala, elles aussi victimes d’une douloureuse sensation de vide. Certes, comme de nombreux critiques l’ont souligné surtout depuis les années 1980 et dans le contexte du débat sur le postmodernisme, l’existence d’un sujet unifié et stable est illusoire. Comme l’explique Teresa De Lauretis, le sujet est toujours multiple, car sa subjectivité résulte de son expérience, c’est-à-dire de l’interaction de l’individu avec le monde. Cette expérience est liée à des conditions sociales et historiques changeantes et il s’agit donc d’un processus éternel de construction de subjectivité. Celle-ci n’est ni le point de départ à partir duquel la personne entre en interaction avec le monde ni l’objectif final d’un développement quelconque (De Lauretis 1984: 159). Trinh T. Minh-ha note également: ‘I’ is […] not a unified subject, a fixed identity, or that solid mass covered with layers of superficialities one has gradually to peel off before one can see its true face. ‘I’ is, itself, infinite layers […] Of all the layers that form the open (never finite) totality of ‘I’, which is to be filtered out as superfluous, fake, corrupt, and which is to be called pure, true, real, genuine, original, authentic? Which, indeed, since all interchange, revolving in an endless process? (Minh-ha 1989: 94) Dans le contexte postcolonial d’exil dans lequel évolue le personnage principal d’African Gigolo, les conflits potentiels au sein de ce sujet multiple éclatent avec force. <?page no="152"?> Claudia Martinek 152 La formation Toutefois, le roman de Simon Njami ne raconte pas simplement le vécu douloureux d’un immigré africain en Europe; African Gigolo se révèle un véritable roman de formation. Apparu à la fin du dix-huitième siècle en Europe, la désignation de Bildungsroman fait référence à des œuvres qui racontent l’entrée dans la vie, ou l’apprentissage, d’un jeune héros. Celui-ci est généralement guidé par différents mentors, et la thématique du voyage et de la rencontre occupe une place importante dans la narration. Wilhelm Meisters Lehrjahre (1795) de Goethe compte parmi les premières œuvres de ce genre (Aron/ Saint-Jacques/ Viala 2002). Deux siècles plus tard et dans un contexte tout autre, le roman de Njami est, lui aussi, l’histoire d’un jeune protagoniste qui part dans le monde pour ‘grandir’ et trouver sa définition identitaire. Imaginant ne pas pouvoir évoluer au Cameroun, Moïse part en France qui lui paraît « une terre d’accueil propice à l’épanouissement de sa véritable personnalité » (Njami 1989: 59). En Europe, le personnage mène une vie d’errance, à l’exemple de son homonyme biblique. Il est significatif qu’à Paris, où il s’inscrit à la Faculté de droit sans pourtant sérieusement suivre ses études, il n’a pas de domicile stable qui lui soit propre. S’il ne vit pas chez ses maîtresses, il s’installe chez Mireille, une amie. Lorsque son appartement n’est pas libre, il se réfugie dans l’anonymat d’un hôtel, ce qui témoigne de nouveau de son incapacité à se fixer dans une position identitaire. Pendant son séjour en Europe, Moïse entreprend plusieurs voyages qui structurent le roman. De Paris, le protagoniste se rend à Venise, puis dans le sud de la France et à Amsterdam. Comme dans le Bildungsroman classique, le héros est accompagné par des mentors et, à chaque étape, fait des rencontres qui le font avancer dans la connaissance du monde et de soi. Paris constitue la première et la plus longue des étapes de Moïse. C’est là où il découvre ce qu’il perçoit comme son pouvoir sur les femmes. Malgré ses nombreuses aventures, le sexe ne l’intéresse pas; il cherche plutôt à soumettre les femmes qui, dans la première partie du roman, sont exclusivement blanches. Il porte un regard appropriateur ou, dans les mots du héros du Destin volé (2003) de Jean-Roger Essomba, un « regard de mâle insatiable » (Essomba 2003: 21), sur leurs corps. A travers l’acte sexuel avec elles, il cherche à se ‘blanchir’, comme le note Fanon à propos des colonisés dans son célèbre Peau noire, masques blancs (1952): Je ne veux pas être reconnu comme Noir, mais comme Blanc. […] En m’aimant, elle me prouve que je suis digne d’un amour blanc. On m’aime comme un Blanc. Je suis un Blanc. […] J’épouse la culture blanche, la beauté blanche, la blancheur blanche. Dans ses seins blancs que mes mains ubiquitaires caressent, c’est la civilisation et la dignité blanches que je fais miennes. (Fanon 1952: 51) C’est également à Paris que le ‘jeu’ du protagoniste est perturbé lors de sa rencontre avec Mathilde, une Française d’une quarantaine d’années qu’il <?page no="153"?> L’exil européen comme étape formatrice dans African Gigolo de Simon Njami 153 perçoit comme la plus parfaite des femmes blanches. Mathilde ne se laisse pas prendre au « terrorisme verbal » de Moïse et lui tient tête: « Votre manège est grotesque […]. Mais disons que vous avez marqué un point facile. […] Il vous faudrait cependant grandir encore un peu pour prétendre m’effrayer, jeune homme. » (Njami 1989: 39) La rencontre avec Mathilde trouble le fragile équilibre identitaire de Moïse et déclenche en lui une violente mise en question de soi qui est accélérée par un deuxième événement: il reçoit une lettre l’appelant au chevet de son père au Cameroun. Du fait des mensonges qu’il raconte à sa famille depuis des années, il n’ose pas affronter son père. Mais au moment où Moïse réalise l’impossibilité du retour, il affirme pour la première fois son ‘africanité’ en-dehors de tout contexte de chantage moral: le continent africain est décrit comme le paradis biblique. En poussant le protagoniste à prendre pleinement conscience de son identité conflictuelle et du vide dans sa vie, Mathilde figure comme un mentor. A plusieurs reprises, elle joue aussi le rôle d’une mère s’occupant de son fils. De son côté, Étienne, le seul ami africain de Moïse, est présenté comme le « directeur de conscience » (Njami 1989: 29) du protagoniste. Il essaie de le guider dans son développement intellectuel et cherche, lui aussi, à l’amener à se remettre en question. Puis Mathilde met Moïse en relation avec son troisième mentor. Il s’agit du marchand d’art Durand qui entreprend sa formation professionnelle et l’invite à un voyage d’affaires à Venise. Le séjour dans la ville des doges amène Moïse encore plus loin dans l’interrogation de soi. Face à la grandeur de la ville, le Camerounais se rend compte de sa propre ignorance et de son inexpérience. Pour la première fois, la réconciliation entre ses positions de ‘Noir’ et de ‘Blanc’ semble possible. Située au bord extrême du continent européen, la ville symbolise l’ouverture vers d’autres pays ainsi qu’une possible entente entre différentes cultures. Mais le rapprochement ne dure pas. Pendant les vacances que Moïse passe dans le sud de la France avec Mathilde, son conflit identitaire s’aggrave. Encore une fois, une rencontre se trouve à la base de la crise aiguë. Le protagoniste rencontre Sarah, la filleule ivoirienne de Mathilde, qui n’est pas impressionnée par l’arrogance dont Moïse fait preuve à son égard. Elle vient même le trouver seul à la maison un après-midi parce qu’elle n’a jamais fait l’amour avec un noir. De son côté, Moïse a très peu d’expérience avec les femmes noires. Il n’est pas préparé à l’expérience bouleversante que constitue l’acte sexuel avec Sarah. Au lieu de soumettre la femme, comme il le souhaite, il est pris dans un tourbillon de sensations où il se voit incapable de diriger sa ‘virilité’ et de jouir au moment voulu. Il se voit privé de toute capacité de réflexion ou de raisonnement et oublie entièrement le monde extérieur. Dans l’acte sexuel avec l’Ivoirienne, Moïse semble alors se rapprocher d’une sorte d’identité « primaire ». Comme il le remarquera plus tard, jamais « il ne s’était senti plus simple, plus primaire, que dans son amour pour Sarah. » (Njami 1989: 165) <?page no="154"?> Claudia Martinek 154 Désormais, Moïse sent ce qui lui fait défaut et le souvenir de la jeune femme se joint alors à celui de son père. Les deux obsessions sont liées intimement: le père de Moïse au Cameroun symbolise une prétendue ‘authenticité africaine’, tandis que l’Ivoirienne constitue désormais le chemin par lequel Moïse pense établir une identité non conflictuelle. Il espère retrouver en elle l’image des femmes qui ont profondément marqué son enfance. D’un côté, il s’agit de sa mère, la ‘femme absolue’ aux yeux de son fils; de l’autre, de la femme qui, la veille de son douzième anniversaire, l’a initié à la sexualité. L’une et l’autre ont, chacune à sa façon, donné ‘naissance’ à un nouvel être: la mère à l’enfant, l’initiatrice à l’‘homme’. Pour Moïse, retrouver leurs images dans une autre Africaine correspond à un retour aux origines et à l’espoir d’une renaissance. Plus loin dans le roman et contrairement à ce que propose Cazenave (Cazenave 2003: 40), Moïse ne fuit donc plus ses origines. Après son retour à Paris, Moïse cherche à retrouver la sensation qu’il a vécue avec Sarah auprès d’autres femmes noires, mais sans succès: il semble frappé d’impuissance. Le voyage d’affaires de Moïse à Amsterdam, ville portuaire comme Venise, constitue la dernière et sans doute la plus dramatique et la plus douloureuse étape de son développement. Il s’agit du premier voyage d’affaires qu’il effectue sans être accompagné de son père professionnel, Durand, et il « goût[e] ces premiers instants de liberté, de maturité. » (Njami 1989: 167) Si le bar africain où il se rend le premier soir lui apparaît d’abord comme un refuge, la proximité avec des Noirs s’entretenant en Hollandais renforce finalement sa sensation de solitude ainsi que celle de sa propre aliénation: Il jugea inquiétants ces Noirs qui parlaient une langue qui ne leur allait pas. Incongru. Une sorte de provocation. Ce petit café […] avait été l’endroit où il avait cru pouvoir revendiquer une quelconque place. Mais ces accents hollandais qui ne lui étaient pas destinés le bannissaient une nouvelle fois, lui faisaient subir une souffrance qu’il vécut comme la pire des injustices. (Njami 1989: 187) La souffrance profonde de Moïse s’exprime également dans la perception de son propre visage. Devant un miroir, il observe « le spectacle inquiétant de ses yeux veinés de rouge, de son visage gris, légèrement bouffi, de sa bouche qui s’affaissait en un rictus de défaite. » (Njami 1989: 172) Son visage lui paraît comme celui d’un vieillard: « Le portrait de Dorian Gray avant la fin des fins. […] Comment avait-il pu se laisser piéger? » (Njami 1989: 177) La sensation du vide ressentie par le personnage arrive alors à son point culminant. Moïse sort avec l’intention de se suicider en se jetant dans un canal mais se dirige finalement vers le quartier de prostitution où il aperçoit une prostituée antillaise qui ressemble à Sarah. Encore une fois, il est frappé d’impuissance. Face à la réaction amusée de la jeune femme, Moïse perd le contrôle de lui-même et se jette sur elle, menaçant de la tuer. Les proxénètes de la femme viennent à son aide. Ils emmènent Moïse dans un terrain vague où l’un d’eux le viole. <?page no="155"?> L’exil européen comme étape formatrice dans African Gigolo de Simon Njami 155 Pour le Camerounais, ce viol constitue l’ultime humiliation. L’agression sexuelle par l’homme blanc touche à sa masculinité et déclenche le souvenir de toute une histoire de relations coloniales et néocoloniales. Le viol par l’homme blanc symbolise la perte de tout son être: La douleur qu’il ressentait, diffuse en lui, excédait la douleur physique, excédait le corps. C’était une douleur métaphysique, existentielle. Une douleur brute qu’aucun mot ne pouvait transmettre. Être un homme, pensait-il, ne veut rien dire. (Njami 1989: 185) Pour Moïse, l’assassinat du proxénète semble alors la seule possibilité pour survivre à l’humiliation. C’est seulement à la suite du meurtre que Moïse s’accepte, pour la première fois, comme l’être hybride qu’il est devenu depuis son départ du Cameroun: il a « compris qu’il serait désormais un apatride, où qu’il fût. » (Njami 1989: 212) L’idée ne l’effraye plus. Il a trouvé un équilibre entre ses différentes positions de sujet. Dans le bain que lui fait couler Mathilde arrivée entre-temps, il « retrouva totalement cette sensation d’enfance, de dépendance, comme une espèce de disponibilité fœtale, à laquelle il s’abandonna avec soulagement. » (Njami 1989: 219) Il a l’impression d’être devenu transparent et de retrouver l’innocence d’un nouveau-né. Le narrateur note: « Il était devenu la partie de lui-même qu’il avait si longtemps cherché à tuer. » (Njami 1989: 221) Le lendemain, Moïse rentre au Cameroun. Le retour Comme d’autres personnages dans les œuvres des jeunes écrivains africains de la diaspora, le héros d’African Gigolo s‘interroge donc sur les identités postcoloniales. Dans le cas de Moïse, cela se fait d’une manière particulièrement puissante. Le protagoniste faillit réellement succomber aux déchirures internes évoquées par Magnier. Cependant, le thème principal du roman de Njami n’est pas l’expérience douloureuse d’un immigré africain en Europe. Il est vrai que Moïse se trouve au bord du gouffre pendant son séjour à Amsterdam, où le viol par l’homme blanc constitue l’humiliation absolue. Mais ce même traumatisme l’amène finalement à la maturité: pour le personnage de Njami, la maturité suit le meurtre de l’homme blanc. Celui-ci ne symbolise pas seulement la vengeance de siècles de domination coloniale et postcoloniale; il signifie également l’abandon du désir de ‘blancheur’ dont Moïse a fait preuve auparavant. Cela est accompagné d’un désir de purification et d’un sentiment de ‘renaissance’ permettant au personnage de laisser derrière lui les années passées en Europe à la recherche d’une définition identitaire. African Gigolo est alors le roman d’une formation. Simon Njami raconte l’histoire d’un jeune protagoniste qui part dans le monde pour trouver sa définition identitaire et qui en revient transformé, prêt à commencer un nouvel épisode de sa vie. Il est vrai que dans sa quête identitaire, Moïse se <?page no="156"?> Claudia Martinek 156 retourne finalement vers son pays d’origine, niant ainsi l’expérience hybridisante de l’exil. Mais comme nous l’avons montré, ce sont précisément les expériences aliénantes et traumatisantes vécues par le personnage tout au long de son séjour en Europe qui se révèlent comme essentielles pour son évolution, qui la rendent possible même. Dans ce sens, l’exil européen prend, paradoxalement, une place profondément ‘positive’ dans la formation du jeune protagoniste. Bibliographie Calixthe Beyala, Assèze l’Africaine, Paris 1996 (édition originale: 1994). Ken Bugul, Le Baobab fou, Dakar 1983. Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Paris 2003. Jean-Roger Essomba, Le Destin volé, Paris 2003. Johann Wolfgang Goethe, Wilhelm Meisters Lehrjahre, Stuttgart 1982 (édition originale: 1795). Simon Njami, Cercueil et cie, Paris 1985. Simon Njami, African Gigolo, Paris 1989. Paul Aron/ Denis Saint-Jacques/ Alain Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, Paris 2002. Homi K. Bhabha, Interrogating Identity. Frantz Fanon and the postcolonial prerogative, in: Homi K. Bhabha, The Location of Culture, London, New York 1994, 66-84. Odile Cazenave, Writing New Identities: The African Diaspora in Paris, in: Susan Ireland/ Patrice J. Proulx (dir.), Immigrant Narratives in Comtemporary France, Westport 2001, 153-163. Odile Cazenave, Afrique sur Seine. Une nouvelle génération de romanciers africains à Paris, Paris 2003. Teresa De Lauretis, Alice Doesn’t. Feminism, Semiotics, Cinema, Bloomington, Indianapolis 1984. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris 1952. Bennetta Jules-Rosetta, Black Paris. 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Esquisse d’une nouvelle génération d’écrivains francophones d’Afrique noire, in: Notre Librairie 135/ 1998, 8-15. <?page no="157"?> Jacques Chevrier Récits d’exil: Un Rêve utile de Tierno Monénembo et Le Zéhéros n’est pas n’importe qui de Williams Sassine Dès lors qu’il s’agissait d’évoquer l’expérience de l’exil, deux noms se sont imposés, Tierno Monénembo d’une part, et Williams Sassine d’autre part. Tous deux ont en commun d’être originaires de la Guinée-Conakry, un pays d’Afrique de l’Ouest qui, sous la férule du Président Sékou Touré, a connu pendant vingt-cinq ans un régime totalitaire marqué par une répression impitoyable, et dont l’une des conséquences a été l’exode massif de près d’un million de Guinéens vers d’improbables terres d’asile. Tierno Monénembo et Williams Sassine, alors jeunes élèves au moment de la prise du pouvoir de Sékou Touré, en 1958, n’ont pas tardé à exprimer leur opposition au régime, ce qui leur a valu quelques ennuis avec la ‘Sécurité’, et l’un comme l’autre n’ont dû leur salut qu’à la fuite. Après avoir fréquenté successivement les Universités de Dakar et d’Abidjan, Tierno échappe de peu à une demande d’extradition en Guinée, et, en 1973, il rejoint Grenoble puis Lyon où il obtient son doctorat en bio-chimie. Quant à Williams Sassine, c’est à la suite de lourdes mesures punitives consécutives à la grande grève des étudiants de 1965 qu’il décide de s’installer à Paris où, après avoir envisagé de préparer le concours de l’Ecole polytechnique, il s’oriente vers une carrière de mathématicien. 1 Pour l’un comme pour l’autre, l’expérience de l’exil a été douloureuse, et elle s’est traduite en particulier par une errance géographique - continentale pour Sassine qui a enseigné successivement au Niger, au Gabon et pour finir en Mauritanie, d’où il a été expulsé en 1988, intercontinentale pour Monénembo, entre Afrique noire, Maghreb et Europe où il s’est définitivement installé après avoir obtenu la nationalité française. Williams Sassine, pour sa part, est rentré en Guinée après la mort de « Boubou-Blanc », le surnom que les Guinéens avaient donné à leur Président, mais ce retour au pays natal a été un échec dont Le Zéhéros n’est pas n’importe qui (1985) constitue le compte rendu ironique. Sassine est mort à Conakry à l’âge de 47 ans. Le premier récit d’exil auquel nous nous intéresserons s’intitule Un Rêve utile (1991). C’est le troisième roman de Monénembo, publié en 1991; il succède à deux textes précédents, Les Crapauds-brousse (1979) et Les Ecailles du ciel (1986), et il constitue le premier roman dont l’action se passe hors de 1 Il est intéressant de noter que bon nombre de romanciers africains contemporains ont suivi une formation scientifique, Emmanuel Dongala, Daniel Biyaoula, notamment. <?page no="158"?> Jacques Chevrier 158 Guinée. Ici nous sommes à Lyon, une ville qui sert de cadre aux aventures d’une série de personnages regroupant aussi bien des Africains exilés - dont le narrateur-auteur - que différentes figures de la société lyonnaise. Outre le narrateur qui tente difficilement de concilier ses études avec un travail intermittent de livreur en électro-ménager, les exilés qui se nomment Galant- Métro, Coco-Taillé, Toussaint, Oncle Momo, Bonzoman, etc., vivent ou plutôt survivent dans un environnement social dont les figures les plus représentatives sont surtout les patrons des bars qui servent de quartier général à la plupart d’entre-eux. Auxquels s’ajoute Gilles, un Blanc énigmatique qui a semble-t-il derrière lui un long passé africain, au cours duquel on croit comprendre qu’il a été initié aux rites d’une société secrète. A l’instar des personnages, les lieux foisonnent, livrés au hasard d’une conversation ou d’une péripétie. Les évocations de villes et de villages d’Afrique se mêlent sans distinction à celles des villes et villages de France, suscitant chez le lecteur un constant sentiment d’ambiguïté. L’accumulation des noms de lieux comme Sainte-Croix-en-Jarez, Saint-Jean-des-Vignes, Mornant, Yzeron, Saint-Pierre-de-Chandieu, situe en France le lieu de résidence du narrateur, mais sans crier gare l’action peut aussi se transporter brusquement quelque part en Guinée, ces épisodes africains fonctionnant comme autant de rappels du passé de l’immigré. Excepté quelques extravagances des uns ou des autres - par exemple le plongeon dans la Saône, pari stupide ou tentative de suicide d’un certain Dexter -, il ne se passe pas grand-chose dans ce roman construit autour d’un enchaînement hétéroclite de monologues et de dialogues dans lesquels s’expriment à la fois la nostalgie et le mal de vivre du héros et de ses compagnons. Atmosphère de ressassement et d’attente sans objet - tous les mercredis Galant-Métro se rend à la gare de Perrache afin d’y attendre une hypothétique fiancée qui, bien sûr, ne viendra jamais - tandis que Basile et les militants de la FEANF 2 font semblant de raviver les rêves de l’indépendance: « L’Histoire, quand on la revisite [commente l’un d’entre-eux], a une forte odeur de catacombes. » (Monénembo 1991: 128) On s’explique mieux, dans ces conditions, la dérive à laquelle s’abandonnent la plupart des personnages d’Un Rêve utile pour qui l’alcool et les palabres interminables, nourries des chimères les plus improbables, constituent autant de remparts contre la douleur de l’exil. Le second roman de notre corpus s’intitule Le Zéhéros n’est pas n’importe qui. Le quatrième et dernier texte de Williams Sassine publié de son vivant, en 1985, surprend à la fois par le ton - d’entrée de jeu le titre construit à partir d’un mot-valise signale le caractère parodique de l’œuvre - en même temps que par le choix d’un narrateur qui dit ‘je’ et prend en charge l’intégralité de la narration. Camara, le narrateur, est un obscur bureaucrate, employé d’un ‘petit Blanc’, dont l’essentiel de l’activité consiste à renouveler périodiquement la provision de bière et de whisky de son patron, jusqu’au 2 Ce sigle désigne la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France, un mouvement corporatiste très engagé dans la lutte anti-coloniale. <?page no="159"?> Récits d’exil: Tierno Monénembo et Williams Sassine 159 jour où la radio annonce la mort de Sékou Touré, qui marque pour lui le début d’une nouvelle vie. Michel, le patron de Camara, lui suggère en effet de profiter de cette occasion pour « repartir à zéro » (Sassine 1985: 29), en lui répétant qu’il n’est pas n’importe qui. Un conseil que le héros va mettre à profit en rompant avec le mode de vie austère d’un bon Musulman, et en s’initiant progressivement à l’alcool, au tabac et au sexe. Apprenant sur ces entrefaites le décès de sa vieille tante, Camara décide donc, afin de toucher son héritage, de se rendre à Conakry, point de départ d’une série de mésaventures héroï-comiques qui vont bientôt dissiper les illusions qu’il pouvait nourrir sur la Guinée, et lui révéler l’état de délabrement matériel et moral d’un peuple que hante toujours le spectre du sinistre « Boubou-Blanc ». Le Zéhéros n’est pas n’importe qui s’organise donc en deux volets symétriques; le premier, situé quelque part en Afrique de l’Ouest, où Camara a trouvé refuge, évoque la situation d’exilé du héros. Exil double au demeurant, puisque, d’une part, il ne possède pas la nationalité du pays d’accueil, et que la plupart de ses amis ne sont pas des autochtones, et que, d’autre part, travaillant au contact d’expatriés blancs il participe à des fêtes dans lesquelles les Noirs ne sont représentés que par des domestiques aux noms tellement interchangeables qu’ils ont fini par être substantivés: « Pour moi, les bonnes sont des fatou gueye et les hommes des diallo » (Sassine 1985: 9), remarque d’ailleurs l’un de ces expatriés dans le chapitre d’ouverture. Le second volet du roman a pour cadre la Guinée post-Sékou Touré, dans laquelle Camara est immédiatement perçu par ses compatriotes comme un « des guinéens de l’extérieur » (Sassine 1985: 129), vis-à-vis duquel s’exerce un racisme affiché: Il y a de plus en plus de guinéens qui reviennent. C’est une bonne chose [fait remarquer l’un de ses interlocuteurs], s’ils n’ont pas la prétention de prendre nos places. Parce que beaucoup d’entre vous s’imaginent que nous sommes des cons, nous qui sommes restés pendant que vous preniez la fuite. (Sassine 1985: 133) Déraciné une première fois, Camara se retrouve donc étranger dans son propre pays où il vit l’expérience de l’exil intérieur en même temps que la perte de ses illusions. Sans être toujours directement autobiographiques, Un Rêve utile et Le Zéhéros n’est pas n’importe qui apparaissent donc comme des romans en liaison étroite avec l’histoire personnelle des romanciers et avec l’évolution de la situation politique de leur pays. La mémoire est en effet au cœur de chacune des œuvres convoquées dans cet article. Une mémoire blessée par son corollaire toujours menaçant, l’oubli, la confusion, le désarroi, la perte du sens, l’errance identitaire. Pour tous ces ‘déguerpis’ 3 de l’Histoire qu’évoquent Monénembo et Sassine, exilés politiques ou étudiants privés de leur bourse, le salut paraît bien incertain quand bien même chacun d’entre eux s’efforce 3 Ce néologisme désigne les habitants chassés manu militari de leurs quartiers par la mise en œuvre de projets d’urbanisation. Par extension l’image peut aussi convenir pour évoquer la confiscation de l’histoire africaine par l’Occident conquérant. <?page no="160"?> Jacques Chevrier 160 de renouer avec un lignage bancal, souvent obscur et parfois refusé. N’est-ce pas Escritore, le héros tragique de Pelourinho qui déclare aux habitants de Salvador de Bahia: « je suis venu animé d’une vocation, emboîter le pas aux anciens, rafistoler la mémoire. Je veux rabibocher le présent et l’autrefois. » (Monénembo 1995: 150) Des romans de la mémoire blessée Tout comme le rêve de l’immigration se brise dès l’arrivée sur une fausse terre d’asile, le mouvement de l’Histoire se révèle n’être qu’un tissu de tromperies et de ruses. La réécriture de la Genèse à laquelle procède l’auteur d’Un Rêve utile traduit bien la nature d’un monde marqué dès le départ du sceau du cynisme généralisé: Le premier jour, arrive le manœuvre. Le deuxième, quelqu’un s’improvise banquier. Le troisième, on nomme un shérif. Le quatrième, le juge s’installe. Le cinquième, le bandit s’arme. Le sixième, le prêtre et la pute descendent de la diligence. Le septième, on se repose jusqu’à l’ouverture du saloon. (Monénembo 1991: 34) De la même manière Tierno Monénembo dissipe les illusions engendrées par les rêves révolutionnaires qui ont nourri la génération de la décolonisation: Ils ont dit: Indépendance! Et le marché est devenu un marché de dupes, un champ miné: sous chaque motte de terre, un coup fourré; sous chaque vœu pieux, une astuce; sous chaque désir, un projet; sous chaque intention, un plan; et sous chaque slogan, un chiffre. Ils ont prêté serment et investi Boubou-Blanc. (Monénembo 1991: 227) En feuilletant les vieux registres jaunis où figurent les comptes rendus de la FEANF, le narrateur retrouve ainsi les traces des discours de son père à l’époque où celui-ci a déjà connu l’exil. Mais le rêve entretenu par les intellectuels des années 1950 a accouché d’un cauchemar. N’en subsistent que les bâtiments officiels, Palais du peuple, Stade Sékou Touré, etc., aussi pompeux et aussi vides que les discours officiels qui ont accompagné leur érection, et dont le délabrement est à l’image de la faillite des Indépendances. Pourtant, une génération plus tard, les discours en langue de bois sont toujours les mêmes, comme l’illustre de façon parodique Basile, le nouveau président de la section locale de la FEANF, dont le costume impeccable ne parvient pas à masquer l’inconsistance. Désormais les idéologies qui ont égaré les parents ne semblent plus opératoires. L’époque se caractérise en effet par une perte totale des valeurs, y compris des valeurs traditionnelles qui ne subsistent plus qu’à l’état de bribes. Ainsi en va-t-il du principe de fraternité qui alimente la logorrhée des exilés: « Bonjour, mon frère. Au revoir, mon frère […] fous le camp, mon frère, sinon je t’abîme le portrait illico presto, mon frère et néanmoins très cher. » (Monénembo 1991: 144-145) Et le narrateur de conclure: « [quand] le lyrisme <?page no="161"?> Récits d’exil: Tierno Monénembo et Williams Sassine 161 s’est exhalé […] [ne reste que] l’étique peau de la chimère comme une épingle corrodée sous la grosse roue de l’Histoire. » (Monénembo 1991: 227) Mais surtout Un Rêve utile se construit pour l’essentiel autour de tout un réseau mémoriel qui a pour centre de gravité le père du narrateur, personnage distant dont le spectre hante encore les rues de Lyon: « Le voilà qui débouche du coin de la rue de la Barre. Il porte une gabardine et un chapeau. […] Mais, il n’y a pas de doute: c’est bien sa démarche. » (Monénembo 1991: 96) Cependant, aux fantasmagories lyonnaises viennent bientôt se superposer les images elles bien réelles de l’exécution, à l’occasion d’une de ces purges dont le tyran de Guinée avait le secret. En marchant dans les pas de son géniteur, le narrateur effectue donc un travail de mémoire qui lui permet de mesurer la vanité des rêves de naguère. Dans Le Zéhéros n’est pas n’importe qui, un roman qui emprunte beaucoup au modèle picaresque, le récit épouse la tournure d’une épopée burlesque jalonnée d’épreuves dérisoires pour le héros à la recherche de son passé. Ce retour au pays natal se transforme en effet en une série d’épisodes tragicomiques qui disent le délabrement de la Guinée après un demi-siècle de dictature et d’obscurantisme. Immédiatement perçu comme un ‘importé’ par ses compatriotes, Camara ne tarde pas à prendre conscience du décalage entre le souvenir qu’il avait gardé de la Guinée et la réalité. Alors que son imagination lui peignait un pays idyllique avec « [d]es fleurs partout […] et des pommiers et de la vigne et des cascades et des filles comme ça » (Sassine 1985: 76), il retrouve un pays sinistré: les routes sont pleines de trous, les maisons ont davantage de portes et de fenêtres « à cause des murs qui coûtent trop chers » (Sassine 1985: 128), et à Kankan, sa ville natale, il ne peut que constater ironiquement que « [p]endant près de trente ans, le PDG soutenu par le peuple dont il était ‘l’incarnation’ n’avait réussi à éclairer […] la deuxième ville du pays, que par les clairs de lune! » (Sassine 1985: 201) Si rien n’a changé dans la configuration des lieux laissés par Sékou Touré dans l’état où il les avait trouvés, en revanche, l’âme de la Guinée n’est plus la même. Dans un pays hanté par le spectre du dictateur et profondément marqué par la peur et la suspicion, Camara ne parvient pas à effacer de son esprit le souvenir du fameux camp boiro, « le camp le plus silencieux du monde, un silence composé d’absences » (Sassine 1985: 183), souvenir funeste contre lequel vient se briser la mémoire fracturée du héros: « Où étaient passés tous les copains d’enfance [s’interroge alors le narrateur], notre prospérité, notre amour des petits matins, notre penchant pour la critique, notre enthousiasme pour la rencontre? » (Sassine 1985: 211) Des romans du désarroi L’exil se caractérise en effet par une délocalisation qui emprunte les figures de l’errance, du déracinement et de la déchéance. Dans un monde étranger et souvent étrange aux yeux des immigrés, ceux-ci doivent en effet en per- <?page no="162"?> Jacques Chevrier 162 manence gérer l’incertitude de l’entre-deux, c’est-à-dire tenter de concilier à la fois l’éthique traditionnelle et africaine, et la recherche de conditions de vie acceptables. Comme le narrateur d’Un Rêve utile, les exilés de la ville de Loug (Lyon) essaient de réinventer ici ce qui n’a pu être accompli dans le pays d’origine, mais dans un espace urbain qui apparaît comme le lieu par excellence de la confusion et de la bâtardise, y compris au niveau des échanges verbaux - nous y reviendrons -, leurs tentatives ne font qu’accentuer le sentiment de désarroi dans lequel ils sont plongés. L’expression la plus courante de ce désarroi est l’errance à laquelle semblent condamnés les personnages du roman. Déjà, dans un précédent récit, Les Ecailles du ciel, les habitants du bidonville de Leydi-Bondi étaient décrits comme « un peuple de pestiférés qui marche sans cesse » (Monénembo 1986: 103), et cette déambulation sans objet semble également l’apanage du narrateur et de ses acolytes que leur ‘tropicondrie’, c’est-à-dire leur mal du pays, conduit quotidiennement dans les seuls lieux de refuge qui leur soient accessibles - Le Moloko, le Décines, etc., des bars qui sont autant de stations sur un parcours qui ne mène nulle part. Le voyage à travers une ville en forme de labyrinthe ne fonctionne donc pas comme une initiation - ce qui était encore le cas dans un certain nombre de romans africains antérieurs - mais il ne fait au contraire que souligner le caractère aléatoire d’un apprentissage et d’une quête bien improbable. Quant à Camara, dans Le Zéhéros n’est pas n’importe qui, son cheminement à travers la Guinée se résume à une série de séquences dont le grotesque le dispute à l’absurde. A commencer par l’arrivée à l’aéroport qui s’inscrit à l’évidence dans le registre héroï-comique: L’accès aux bagages tenait de la guerre. Je me déshabillai dès que je sentis qu’on me prenait pour n’importe qui. Je gardai quand même mon pantalon parce qu’il avait trop de boutons. […] Je poussai ceux qu’on repoussait et je tirai ceux qu’on poussait. C’était comme au judo et c’était du judo. (Sassine 1985: 115) Mais ce retour est aussi l’occasion d’une série de malentendus et de quiproquos qui soulignent le fossé qui n’a cessé de se creuser pendant l’absence de Camara, entre l’image qu’il conservait de ses compatriotes et la réalité de leur quotidien encore imprégné de peur. Alors qu’il prend des nouvelles de la famille, le héros doit composer avec des réponses dérangeantes: « - Le papa? - Mort de tension. - Ton oncle arafan [sic], le professeur de chimie? - Pendu. » (Sassine 1985: 126) Et le narrateur d’enchaîner: « Je citai quand même cinq ou six noms. Ils n’étaient pas tous morts encore, dieu merci. Mais les survivants avaient de la tension. » (Sassine 1985: 126) Sous l’humour, on le voit, perce le désespoir de celui qui ne s’est jamais remis d’une vie d’exil, comme en témoigne la clausule du roman qui revient sur le long règne de Sékou Touré: « Mais pour chaque raison de l’aimer je trouvais deux guinéens tués inutilement. J’allumai une cigarette et regardai la pluie laver mon pays. Il en avait besoin. » (Sassine 1985: 219) <?page no="163"?> Récits d’exil: Tierno Monénembo et Williams Sassine 163 Des romans de la quête Placé d’entrée de jeu sous le signe de la dérision qu’exprime le titre, le roman de Williams Sassine peut également se lire comme un roman de la quête. Derrière la bouffonnerie récurrente du propos se lit en effet la souffrance d’un homme marqué dès sa naissance par sa condition de métis. « Je suis un métis », me confiait-il, il y a quelques années, « on me l’a très souvent fait sentir. » (Chevrier 1984: 81) 4 Plutôt que de parler de métissage Sassine préfère cependant se définir comme « un homme en plusieurs versions » (Coussy/ Chevrier 2004: 21) qui, à travers l’épreuve de l’exil, aura vécu l’expérience du déracinement, de l’exclusion et de la bâtardise. C’est donc fort de sa résolution de « repartir de zéro » (Sassine 1985: 29) que le héros embarque pour la Guinée avec, à court terme, l’espoir de toucher l’héritage de sa tante, et chemin faisant de reprendre contact avec sa terre natale. Mais, on l’a vu, ce qu’il découvre, c’est un pays sinistré et des Guinéens chloroformés par leur peur. Quant à l’héritage de la tante, il se borne à une plantation dévastée, trois kilos de prothèses dentaires, onze soutiens-gorge, quatre bandages herniaires, un préservatif géant rapiécé avec du sparadrap, et enfin un chien surnommé « Allah est grand ». Maigre butin au terme d’une quête burlesque, qui par moments se colore d’accents grinçants. L’errance de Camara est en effet ponctuée de quelques rappels d’un passé de terreur encore très proche, ainsi qu’en témoigne l’épisode au cours duquel, après avoir imité les discours-fleuves du PDG, le héros est soudain confronté aux réactions de panique de ses compatriotes: Déjà entre les cases se faufilaient de fragiles silhouettes surmontées de baluchons. De nouveaux exilés. - Ne faites pas ça, mon frère, dit jacques [sic] dans mon dos. Beaucoup croient encore que le prési n’est pas mort et qu’il va revenir. (Sassine 1985: 147) D’où cette réflexion du narrateur, dont la gravité l’emporte sur la tonalité carnavalesque du roman: « Je ne souhaiterai jamais l’exil, même à mon pire ennemi. Banni chez toi et bouc émissaire ailleurs. La terre qui se rétrécit sous tes pas et le ciel qui s’élargit dans ta tête. » (Sassine 1985: 170) On peut également lire Un Rêve utile comme le récit d’une quête des origines, ce qui explique en particulier les télescopages du temps et de l’espace que multiplie ce roman. Dans le jeu de piste auquel se livre le narrateur, en vue de retrouver la trace de son père, on assiste en effet à un brouillage permanent de l’Histoire et de l’espace, Lyon entrant en résonance avec Conakry, et réciproquement. D’où la confusion entretenue entre la gare de Perrache et le train de Fria - ce train qui transporte la bauxite et traverse la capitale guinéenne en direction du port - tandis que le pont de l’Université 4 Généralement avare de confidences, Williams Sassine m’avait accordé un premier entretien en septembre 1984, dont l’essentiel a été publié dans le numéro de Jeune Afrique du 17 octobre 1984 (Chevrier 1984: 81). <?page no="164"?> Jacques Chevrier 164 d’où se jette l’un des protagonistes du roman renvoie au Pont de Tombo, « repeint en bleu » (Monénembo 1991: 31, 53, 65, 92, 227), et que Sékou Touré avait transformé en un lieu de supplice où fut pendu le père du narrateur. « L’exil nous a disloqués » (Monénembo 1993: 109), dit un des personnages d’Un Attiéké pour Elgass, sorte de roman symétrique d’Un Rêve utile dont l’action se passe à Abidjan, et dans ces conditions, le lignage, une notion fondamentale dans la culture africaine, abandonne toute pertinence au bénéfice d’une lente mais irréversible régression vers la déchéance et une forme d’anéantissement qui s’apparente à la mélancolie, au sens clinique du terme. Cette débâcle n’épargne d’ailleurs pas la parole, et la critique relève à juste titre (Foukoua 2006) la récurrence des lapsus commis par les différents protagonistes d’Un Rêve utile comme autant d’indices d’un mal-être dont le narrateur nous offre un exemple significatif. Ainsi, au moment de s’inscrire à l’Université, ne peut-il que bredouiller « c’est en physiologie que je pardonne… pardon, que je veux m’inscrire. » (Monénembo 1991: 107) Pour conclure sur cette présentation de deux récits d’exil, il faudrait ajouter qu’Un Rêve utile et Le Zéhéros n’est pas n’importe qui participent d’une même poétique de la surcharge et de la dérision qui les situe à mi-chemin de l’esthétique baroque et du courant picaresque. Ces ressemblances formelles se lisent dans chacun des deux romans au niveau d’un foisonnement de lieux, de personnages et de situations qui n’est pas sans entraîner une certaine obscurité du texte, mais ce parti-pris d’opacité semble délibéré de la part d’écrivains attachés à décrire le dérèglement du monde, cette « constellaire foire de farces et attrapes » (Monénembo 1991: 29) qu’évoque Un Rêve utile. L’absence de repères et de mots pour les dire dont souffrent les exilés ne peut donc que générer une écriture de la subversion et du travestissement, voire de la folie, d’ailleurs explicitement revendiquée par Tierno Monénembo: « J’ai voulu exprimer la folie des travailleurs émigrés de Lyon. On ne pouvait pas l’exprimer autrement que par un style fou et une construction narrative folle. » 5 Le refus des idéologies ou de toute autre forme d’engagement marqué aussi bien chez Monénembo que chez Sassine a donc pour conséquence de mettre à nu le monde dans sa vacuité et son incohérence, dont les ratés du langage - jeux de mots, calembours, mots-valises, lapsus, etc., - semblent bien les meilleurs révélateurs. Loin d’être anecdotique, le lapsus qui désigne couramment une erreur commise en parlant ou en écrivant, est également un accident de conduite dont la psychanalyse s’attache à détecter la signification cachée. Le trouble du narrateur d’Un Rêve utile au moment de son inscription en Faculté de physiologie, que nous évoquions tout à l’heure, n’est rien moins qu’anodin dans la mesure où il fonctionne comme un révélateur de la détresse et de 5 Rencontre avec les étudiants de la Sorbonne, en novembre 1998, inédit. <?page no="165"?> Récits d’exil: Tierno Monénembo et Williams Sassine 165 l’inadaptation de l’exilé confronté aux lois et aux exigences du monde occidental. Et c’est ici le moment de rappeler l’épigraphe du roman emprunté à Antonin Artaud: « Non pas de l’art mais de la RATÉE de Soudan et de Dahomey » (Monénembo 1991: 9), ce substantif rare, écrit en majuscules, évoquant à la fois l’idée d’échec et de faillite. Le Littré en donne d’ailleurs un exemple que je livre à votre réflexion en parlant d’une canne à sucre ratée, c’est-à-dire entamée par les rats et donc impropre à l’usage. Une certaine image de l’Afrique? Bibliographie Tierno Monénembo, Les Crapauds-brousse, Paris 1979. Tierno Monénembo, Les Ecailles du ciel, Paris 1986. Tierno Monénembo, Un Rêve utile, Paris 1991. Tierno Monénembo, Un Attiéké pour Elgass, Paris 1993. Tierno Monénembo, Pelourinho, Paris 1995. Williams Sassine, Le Zéhéros n’est pas n’importe qui, Paris 1985. Noémie Auzas, Tierno Monénembo. Une écriture de l’instable, Paris 2004. Jacques Chevrier, Rencontre avec… Williams Sassine, in: Jeune Afrique 1241/ 17 octobre 1984, 81. Jacques Chevrier, Williams Sassine. Ecrivain de la marginalité, Toronto 1995. Jacques Chevrier, Tierno Monénembo, in: Interculturel Francophonies 9/ 2006, 7-18. Denise Coussy/ Jacques Chevrier, L’errance chez Williams Sassine et V.S. Naipaul, in: Notre Librairie 155-156/ 2004, 21-27. Romuald Fonkoua, Tierno Monénembo ou ‘la mélancolie du voyeur’: éléments pour un discours littéraire africain, in: Interculturel Francophonies 9/ 2006, 209-229. <?page no="167"?> Migration et stratégies narratives <?page no="169"?> Denise Brahimi Stratégies comparatistes et métaphores de l’unité plurielle Les deux formules proposées dans ce titre seront développées successivement et pour illustrer chacune d’entre elles, deux exemples seront empruntés aux littératures francophones du Sud. S’agissant des ‘stratégies comparatistes’, les œuvres examinées sous cet angle seront L’Infante maure (1994) de Mohammed Dib et Aux Etats-Unis d’Afrique (2006) d’Abdourahman A. Waberi. S’agissant des ‘métaphores de l’unité plurielle’, ce seront N’zid (2001) de Malika Mokeddem et Ainsi parle la Tour CN (1999) de Hédi Bouraoui. Pour des migrants francophones, venus en France en tant qu’écrivains, l’expérience de la migration ouvre des pistes à l’imaginaire et donne lieu à des projets d’écriture difficilement concevables pour les écrivains autochtones. Il suffira de quelques exemples pour s’en convaincre, tous récents et parfois même très récents puisque les quatre textes réunis ici — ils le sont aussi parce qu’ils sont de grandes œuvres littéraires — ne remontent guère au-delà d’une dizaine d’années. Le plus ancien est celui de Mohammed Dib, écrivain d’origine algérienne aujourd’hui disparu. 1 Viennent ensuite dans l’ordre chronologique celui de Hédi Bouraoui, écrivain d’origine tunisienne, puis le roman de Malika Mokeddem, d’origine algérienne et tout récemment, puisqu’il est de l’année 2006, celui d’Abdourahman Waberi originaire de Djibouti. Ces auteurs sont tous nés dans leur pays d’origine et arrivés en France à l’âge adulte pour y devenir écrivains. Les quatre livres ici évoqués, tous des romans, ne sont pas leurs premières œuvres. On pourrait même dire que s’y exprime une expérience d’écrivain déjà avancée, dont nous retiendrons ce qui nous semble être effet et conséquence de leur expérience migratoire. Effets dans l’écriture, dont nous constatons à travers ces exemples la grande diversité. Celle-ci en effet peut être relativement proche de l’autobiographie, comme dans le cas de Malika Mokeddem, ou s’appuyer sur des observations objectives relayées par la fiction comme dans le roman de Hédi Bouraoui (la Tour CN dont il parle existe réellement à Toronto). Ou bien encore, il se peut que le roman fasse place aux rêveries et à l’imaginaire de l’un de ses personnages, comme l’enfant Lyyli Belle dans le roman de Mohammed Dib, à moins que sa structure ne lui soit donnée par la stratégie littéraire du romancier, comme c’est le cas pour Waberi. Le point commun de ces quatre ouvrages est de tirer les conséquences des migrations vécues par leurs auteurs ou par leurs personnages — non 1 Mohammed Dib est mort en janvier 2003. <?page no="170"?> 170 Denise Brahimi dans le domaine sociologique mais dans celui de l’imaginaire romanesque; non pour des descriptions sociales mais pour des métaphores romanesques qui superposent, confrontent, mélangent, les cultures et les lieux. En dépit du fait que tout écrivain met en œuvre la part la plus inaliénable de sa personnalité, les deux formules choisies permettent de regrouper certaines œuvres, du fait qu’elles ont recours à des procédés semblables. Il y a stratégie comparatiste, selon ce choix de formulation, lorsqu’un auteur utilise très sciemment le rapprochement entre les deux aires culturelles, plus ou moins vastes, qu’il connaît, pour illustrer ses convictions et les faire partager par ses lecteurs. La stratégie est évidemment volontaire et consciente, elle entre dans le vaste ensemble des procédés littéraires. Peut-être comporte-t-elle parfois un peu de malice ou de ruse, mais elle est avant tout un art qui suppose de la part de l’écrivain une grande maîtrise, mise au service d’une recherche d’efficacité. Le recours à des métaphores, à des objets ou à des lieux métaphoriques, fait aussi partie des procédés d’écriture. Dans le cas du roman, il s’agit d’incarner, ou de donner une réalité concrète, à des idées qui dans un autre genre littéraire comme l’essai pourraient garder une présentation abstraite et s’organiser en forme de théorie. Le roman étant le lieu du concret, les métaphores y sont parfois utiles pour qu’il prenne corps et vie. Leur effet euphorisant est que le lecteur croit se mouvoir dans un monde de réalités qui ne seraient que décrites, alors qu’elles sont déjà interprétées par la métaphorisation. Stratégies comparatistes S’agissant des stratégies littéraires, le récent succès du livre de Waberi prouve l’ingéniosité avec laquelle il a su tirer parti de la confrontation entre ses deux lieux de vie, la France et notamment la Normandie où il réside, et l’Afrique où il est né en 1965, à Djibouti. Waberi est venu en France en 1985 et il y a publié son premier livre, Le Pays sans ombre, en 1994. Aux Etats-Unis d’Afrique est son quatrième livre; dans les trois premiers, il était surtout question de son pays d’origine Djibouti, qui a été un territoire français — capitale de la ‘Côte française des Somalis’ — avant de devenir indépendant en 1977. Djibouti est un territoire minuscule, situé à l’entrée de la Mer rouge, donc très excentré par rapport au continent africain, ce qui rend encore plus paradoxal et amusant d’en faire le centre de cette immense confédération des Etats-Unis d’Afrique dont Waberi fait le lieu de son dernier roman. Paradoxal, c’est d’ailleurs ce qu’on pourrait dire de l’ensemble de la situation (imaginaire) qu’il décrit, en ce qu’elle est contraire à tout ce qui est normal ou plutôt considéré comme tel. Selon cette fiction, les Etats-Unis d’Afrique, constitués en une immense et surpuissante confédération, dominent le monde à tous égards, économiquement et culturellement. De l’Amérique du <?page no="171"?> Stratégies comparatistes et métaphores de l’unité plurielle 171 Nord et de l’Europe, de nombreux pauvres essaient de partir pour l’Afrique, où les attendent cependant des tâches subalternes et des humiliations diverses. Toutes les villes africaines sont riches de monuments somptueux et de musées magnifiques, les rues portent les noms des grands hommes d’Afrique etc. Bref, Waberi développe avec beaucoup d’invention son idée de départ qui est celle d’un renversement de la situation actuelle. Renversement pur et simple? Non, car il est aisé de se rendre compte que les effets produits par ce qui pourrait n’être qu’un procédé sont beaucoup plus troublants et complexes qu’on ne le croirait d’abord. Quel intérêt et quels avantages y a-t-il à opérer ce renversement du sens actuel des migrations? Ils sont nombreux, et les critiques n’ont vu souvent que les plus superficiels d’entre eux. Entendre parler des favelas pouilleuses qui entourent Zurich et suivre des balayeurs zurichois qui exercent leur profession au Malawi ou au Zimbabwe, tout cela fait beaucoup rire d’autant que les variations sur ce renversement peuvent être très nombreuses, comme celle qui concerne les « golden boys de Tananarive » (Waberi 2006: 15). Faire rire un lecteur de « l’Euramérique », c’est le gagner à sa cause, c’està-dire lui faire prendre conscience de l’incroyable privilège — ou injustice — dont il est actuellement bénéficiaire. La forme humoristique a tous les avantages sur les discours dénonciateurs, moralisateurs et sentencieux déjà mille fois entendus et que d’ailleurs personne n’a envie d’entendre, ni les bénéficiaires de l’injustice mondiale ni ses victimes. Mais surtout, on se rend compte que la représentation romanesque du paradoxe va bien au-delà de l’énoncé d’une idée, ou d’un ensemble d’idées qui s’enferment fatalement dans une sorte de rhétorique abstraite. Le concret en revanche est toujours inattendu, étonnant voire suffocant, il oblige le lecteur euraméricain à sortir de ce qui est ordinairement son impensable ou son impensé et qu’on peut résumer par cette question: et si c’était moi qui dût émigrer? et si cela m’arrivait à moi aussi? L’expérience migratoire de Waberi lui a permis de connaître concrètement deux mondes, deux types de culture et de société. Le plus troublant de son expérience consiste semble-t-il dans une double perception simultanée: d’une part ce sont deux cas extrêmes, opposables en tous points; d’autre part, il faudrait si peu pour passer de l’un à l’autre, il n’y a aucune raison fondamentale et décisive pour que ce changement n’arrive pas un jour. Et ce d’autant plus que par le passé — un passé relativement proche — ces villes et ces villages d’Afrique aujourd’hui si misérables et désolés, ont connu leur heure de gloire, ont été en effet désirables pour les étrangers. Quand René Caillié parle de Tombouctou, dans les premières décennies du 19ème siècle, c’est pour dire l’admiration, l’envie, le désir que cette ville suscite en lui; ce qui correspond dans la réalité à la situation fictive que Waberi se plaît à inventer moins de deux siècles plus tard. 2 2 Waberi cite un passage du récit de voyage de René Caillié: « Enfin, nous arrivâmes heureusement à Tombouctou, au moment où le soleil touchait à l’horizon. Je voyais <?page no="172"?> 172 Denise Brahimi L’effet produit par le texte de Waberi est tout à fait troublant parce que les moments ne sont pas rares où on peut croire à une Afrique qui a été ou qui sera comme il la décrit; et à une Europe qui — pourquoi pas? — aura accompli le déclin redouté dans beaucoup d’inconscients euraméricains, tout simplement parce qu’il est déjà amorcé. Waberi est bien trop subtil pour faire planer ce genre de menace un peu lourde; mais par le seul effet de son procédé romanesque, il amène à comprendre que dans le long terme les migrations peuvent en effet changer de sens, le propre de l’histoire étant justement le changement. II est bien vrai, comme on l’a dit, que la stratégie d’écriture brillamment utilisée dans Aux Etats-Unis d’Afrique situe ce livre sur le même plan que les grandes fictions philosophico-romanesques des écrivains des Lumières, le Gulliver de Swift, le Zadig de Voltaire ou les Lettres persanes de Montesquieu. Pour tous ces livres, on peut parler d’un procédé littéraire d’une remarquable efficacité. Cependant, le mot ‘procédé’ est peut-être moins juste pour le livre de Waberi dans la mesure où celui-ci est profondément impliqué dans le sujet qu’il aborde et ne peut y voir uniquement un brillant exercice littéraire ou une sorte de manipulation intellectuelle de ses contemporains. Waberi étant lui-même un migrant, c’est inévitablement de cette expériencelà qu’il parle, et l’on pourrait dire que son invention littéraire est justement ce qui lui permet d’aborder un sujet par ailleurs trop douloureux et trop brûlant. On ne peut que signaler ici tout un aspect du livre qui confirmerait cette hypothèse et qui vise à montrer les problèmes affectifs de Maya, une jeune femme de trente-deux ans aux prises avec les difficultés affectives d’une migrante. Maya a été arrachée à la misère dans laquelle elle végétait en Normandie par un bon docteur africain. L’âge adulte venu, elle veut pourtant retrouver les traces de sa ‘mère première’ ou mère biologique. Tant il est vrai que l’expérience migratoire comporte à la fois l’impossible oubli des racines et leur nécessaire rejet. Dans ce cas aussi, Waberi a recours au renversement de situation pour dire les difficultés affectives qu’entraîne la migration. Comme il évite le sociologisme, l’auteur évite le misérabilisme et l’auto-attendrissement. Il trouve une des sorties possibles pour la littérature dite de l’exil, trop souvent enfoncée dans les poncifs. En tout cas les lecteurs francophones de l’année 2006 ont beaucoup apprécié, semble-t-il, les bénéfices de ce renversement. L’Infante maure de Mohammed Dib est un livre un peu plus ancien, de 1994, dont on pourrait dire qu’il prolonge ce qu’on appelle la trilogie nordique de cet auteur — c’est-à-dire la confrontation de son héros francophone d’origine maghrébine avec le monde nordique de la Finlande, où il connaît donc cette capitale du Soudan qui, depuis si longtemps, était le but de tous mes désirs. En entrant dans cette cité mystérieuse, objet de convoitise des nations indigentes d’Europe, je fus saisi d’un sentiment inexprimable de satisfaction; je n’avais jamais éprouvé une sensation pareille et ma joie était extrême » (Waberi 2006: 35-36). <?page no="173"?> Stratégies comparatistes et métaphores de l’unité plurielle 173 des amours difficiles, mais aussi la joie rayonnante de la paternité. L’Infante maure reprend cette même situation, l’enfant qui change parfois de nom s’appelle ici Lyyli Belle mais ce retour propose pour finir une nouveauté tout à fait éblouissante en forme d’envol sur les ailes de l’imaginaire enfantin (celui de Lyyli Belle est particulièrement apte à inventer des fictions). Cet envol est pour l’auteur l’occasion d’exprimer un credo subtil né de son expérience migratoire. Entre les deux mondes à la fois réels, physiques, et aussi culturels qui sont représentés dans le livre par la mère et le père de Lyyli Belle, le mur de l’incompréhension est le plus souvent, voire constamment, infranchissable — ce dont Lyyli Belle souffre cruellement par l’effet d’une empathie profonde avec chacun de ses deux parents. Elle vit dans le monde de sa mère, mais la fin du livre nous la montre se projetant imaginairement dans celui de son père — sous la tente d’un vieux nomade, le Cheikh, qui est supposé vivre au cœur du désert maghrébin. Seuls les détails descriptifs sont éventuellement réalistes, l’auteur prenant soin de nous faire comprendre que son écriture est celle du fantasme, du rêve plus vrai que le réel, de la poésie. La conversation entre Lyyli Belle et son grand-père maghrébin imaginaire ne fait que confirmer ce que Mohammed Dib a mis en place au cœur du roman, pour préparer et persuader progressivement les lecteurs. Il s’agit de montrer à travers le glissement des mots que toutes les oppositions qui séparent les deux mondes sont aussi des équivalences et qu’il y a une correspondance des contraires là où on nous les présente d’ordinaire en deux mondes séparés incommunicables. Réalités physiques, disions-nous, c’est par exemple celles du sable et de la neige, dont le roman pose l’équivalence: « Notre sable, nous, c’est la neige » (Dib 1994: 147), dit Lyyli Belle, qui s’engage, sur ce thème, dans une série de variations illustrées par des métaphores fusionnelles où l’on reconnaît l’écriture poétique de l’auteur: « Ainsi, je connais la neige et le sable. Et quelque part, ils sont frère et sœur. Pour l’instant, je suis au milieu de cette neige de sable toute chaude. Même brûlante. » (Dib 1994: 147) La neige et le sable ne font plus qu’un, une unité qui justement permet à Lyyli Belle d’être transportée près de son grand-père bédouin. L’opposition de l’ombre et de la lumière ou plutôt les réflexions inhérentes au livre sur cette opposition, nous permet d’aller plus avant dans la conception des contraires, et d’abord dans la perception de leur indispensable complémentarité. Les passages de la lumière à l’ombre sont ce qui anime le monde et le rend présent, reconnaissable et familier. Tout ce qui existe dans la nature y est présent sous la forme d’autant d’« ombres entourées de lumière » (Dib 1994: 165), en sorte que c’est l’association de la lumière et de l’ombre qui fait apparaître les êtres et rend leur présence sensible. Le caractère indissoluble de leur lien est la condition de visibilité du monde visible (si l’on ose dire les choses ainsi). Dès qu’ombre et lumière apparaissent dans le roman, c’est ensemble, non par l’effet d’une association provisoire, mais parce qu’ils sont indissociables. Il en est ainsi ce matin où Lyyli Belle, seule <?page no="174"?> 174 Denise Brahimi réveillée dans la maison, sent quelque chose qui « vient pour entrer partout, traverser tout. [...] Chut, c’est l’ombre de la lumière, courante, traversante, entrante. » (Dib 1994: 38) Il est évident que cette conception des contraires est à l’origine d’une écriture à la fois romanesque et poétique, dont Mohammed Dib est sûrement l’un des grands inventeurs. En effet, sans que ce soit aux dépens de la poésie, il la rattache très intimement au sujet de son livre, c’est-à-dire chez Lyyli Belle au désir éperdu et pathétique de ce qui est sans doute une impossible fusion. Et pourtant, Lyyli Belle n’est-elle pas du côté de la vérité, une vérité que son papa lui explique à sa manière, en termes de géographie. « Loin à l’ouest, c’est l’Est » (Dib 1994: 58), lui dit-il un jour, reprenant la grande découverte de Christophe Colomb. En sorte que la petite fille, qui a très bien compris le sens de la leçon, se met à rêver d’un monde où cette équivalence abolirait l’écart entre Papa et Maman, unissant jusqu’à les identifier « maghreb et machrek » (Dib 1994: 58), en arabe, le couchant et le levant. On voit par là la signification profonde de toutes ces équivalences, qui relèvent à la fois d’une métaphysique de l’Un et d’un désir affectif de fusion. Cette fusion ou superposition métaphorique des êtres débouche sur une conception tout à fait nouvelle de l’étrangeté — réalité et sentiment présentés comme fondamentaux dans l’expérience migratoire. Or pour Mohammed Dib, ou bien il n’y a pas d’étranger, ou bien tout le monde est étranger ou devrait l’être, et le deviendra. Il emploie toujours le mot ‘étranger’ dans l’absolu: on est étranger tout court, c’est une essence de l’être, et non pas étranger à, ce qui ne serait rien de plus qu’une circonstance. Ici encore, cette sorte de révolution langagière est liée intimement au sujet romanesque de L’Infante maure. Tout le travail affectif, mental et verbal auquel se livre Lyyli Belle autour du mot ‘étranger’ vise à abolir le fait qu’il pourrait devenir pour son père ou plutôt contre lui, une marque d’exclusion. Dans le pays de Maman et dans son entourage, on le désigne ainsi, mais Lyyli Belle abolit la charge négative du mot en le reprenant totalement à son compte, en sorte que cette abolition est un acte d’amour, de compréhension réciproque et instinctive: Je vais, je viens parce que cet homme qui est mon papa, cet homme est un étranger. Il a besoin que j’aille le chercher dans son étrangement. Et moi, ici, dans mon propre pays, qui suis-je, sinon une étrangère? A son tour, il vient et m’arrache à mon étrangement. (Dib 1994: 171) On voit ici comment le roman de Dib transcende par le comparatisme et la métaphore la présentation habituelle de l’expérience migratoire. Et ce de manière d’autant plus convaincante que Mohammed Dib, Algérien vivant en France, a vécu lui-même cette expérience, sans jamais pouvoir l’oublier, jusqu’à la fin de sa vie comme le prouvent ses derniers écrits. <?page no="175"?> Stratégies comparatistes et métaphores de l’unité plurielle 175 Transculturalisme et métaphores de l’unité plurielle L’expérience migratoire aboutit parfois à une abolition des frontières et à une vision du monde transculturelle, pour reprendre un mot cher au Tunisofranco-canadien Hédi Bouraoui. L’éclatement et la dissolution des frontières sont montrés et affirmés de manière récurrente dans N’Zid, le roman publié par Malika Mokeddem en 2001. Ce livre est exemplaire pour illustrer le passage, chez son auteur et son personnage, d’une perception du monde linéaire et bipolaire à une vision panoramique multicentrée. L’action se passe sur la mer, en Méditerranée, et utilise de façon très positive la notion de flottement — au propre comme au figuré. Au propre puisqu’aux premières lignes du livre l’héroïne Nora est sur un bateau quelque part en Méditerranée, étonnamment seule sur ce voilier, par suite de circonstances exceptionnelles qui permettent à l’auteur d’inventer la situation dont elle a besoin pour son propos. Pendant tout le livre on voit Nora naviguer et vivre sur le bateau, même s’il lui faut mettre pied à terre ici ou là. Où qu’elle soit, elle s’arrange toujours pour voir la mer; et le dénouement du livre ne consiste nullement en un retour vers la terre ferme, mais au contraire dans le projet d’une autre navigation. Il est clair que Nora veut le plus souvent possible être au cœur même de la Méditerranée et au plus loin des côtes, c’est-à-dire de la terre ferme et fermement répertoriée, ce qui évidemment a aussi un sens symbolique, ou figuré. Le bienfait de ce flottement est qu’il dispense Nora de toutes les formes d’enracinement obligatoire qu’elle appelle des « mises en demeure d’identité » (Mokeddem 2001: 64). Pour elle, il s’agissait beaucoup d’une sorte de choix obligé entre l’Algérie et la France, les lieux de ses précédents romans. Les étapes de N’Zid évitent soigneusement ces deux pays, ce qui n’est pas un hasard. Nora veut échapper à ce qu’elle a vécu comme un emprisonnement; et d’ailleurs, ici encore, le mot est à prendre au sens propre pour ce qui concerne sa mère, une Algérienne qui a vécu enfermée dans chacun de ces deux pays. L’aspiration profonde que manifeste le comportement de Nora - aidée en cela par le fait qu’ayant reçu un coup sur la tête elle reste longtemps amnésique - est le désir de se situer dans un non-lieu. Elle le trouve grâce au bateau, toujours en train de se déplacer, et grâce à la mer, elle aussi toujours en mouvement. Nora vit positivement ce qu’on pourrait appeler une perte de contenu, le fait qu’elle est devenue un lieu vide, et flottant. Pour reprendre le titre du roman, qui signifie naissance, ce flottement lui permet de découvrir une nouvelle forme de vie, une vie qui échappe aux angoisses de la vie sur terre, là où règne un nationalisme réducteur. Malika Mokeddem a vécu en pleine conscience l’expérience migratoire et elle en a parlé longuement dans ses romans précédant N’Zid ou leur faisant suite. Mais celui-ci a l’avantage de se présenter comme une sorte de grande métaphore de l’état auquel elle est parvenue (où auquel elle voudrait parvenir) grâce à cette expérience. Un état voulu, choisi, qui n’est peut-être pas aussi facile à tenir dans la vie que dans le roman, mais qui du moins définit <?page no="176"?> 176 Denise Brahimi une nouvelle vision du monde, à l’opposé du long sanglot que font le plus souvent entendre les romans dits de l’exil. Le quatrième et dernier texte ici évoqué, Ainsi parle la Tour CN de Hédi Bouraoui, utilise en permanence le caractère métaphorique de la tour dont il est question dans le titre. Il n’est sans doute pas inutile de commencer par quelques détails biographiques concernant son auteur. Né à Sfax en Tunisie et éduqué en France, il a vécu et enseigné à Toronto et peut passer pour un représentant de l’Ontario francophone, certes moins connu littérairement que le Québec mais dont il pourrait montrer à lui seul la vitalité. De Toronto capitale de l’Ontario, on sait que c’est une ville multi-ethnique et multiculturelle, un aspect qui plaît profondément à Hédi Bouraoui et qu’il a illustré dans toute son œuvre. Voici quelques-unes des formules utilisées à cet égard par le critique Jacques Cotnam dans l’essai qu’il lui a consacré: Situé au carrefour de trois courants culturels, Hédi Bouraoui n’a jamais cessé de promouvoir, tant par la plume que par la parole, l’abolition des frontières et la libre circulation des idées, ce qui ne l’a guère empêché de prendre racine en France et au Canada, tout en demeurant fidèle à ses origines tunisiennes. (Cotnam 1996: quatrième de couverture) Le roman-récit de 1999 intitulé Ainsi parle la Tour CN va bien au-delà de la représentation des trois courants dont il vient d’être question. Hédi Bouraoui fait de la Tour l’expression prodigieuse de la société qui l’a érigée et conçue. L’invention littéraire due à l’auteur consiste à faire de la Tour ellemême le personnage principal du livre, qui parle à la première personne. En tant que narratrice, elle est favorisée par sa possibilité de tout voir et de tout savoir sans limite. La Tour, de par sa forme et son élévation, se projette vers le haut, vers le ciel, d’une manière qui ne peut que signifier symboliquement l’espoir et l’élan. Il est bien vrai qu’elle ne pourrait avoir un tel élan si elle ne reposait fermement sur le sol, ce qui ethniquement veut dire dans le passé indien de ce pays. C’est pourquoi le premier personnage mis sur scène par Hédi Bouraoui est le Mohawk Pete Deloon, dont on peut dire bien sûr qu’il incarne l’origine, mais de la façon la moins intégriste et la plus ouverte qui soit. Loin d’être fixé au sol comme le donne à penser la fameuse image des racines, 3 il fait le plus grand bond dans l’espace qu’on puisse rêver, du sommet de la Tour, où il est d’ailleurs le seul à pouvoir accomplir sans vertige les tâches ultimes de sa construction. Ainsi les racines et le plus haut sommet ne font qu’un; entre eux, les êtres intermédiaires nécessaires à cette unité représentent la plus grande diversité ethnique et culturelle qu’on puisse concevoir. Il est clair que cet immense afflux de migrants divers - il est question dans le livre de 157 langues reconnues officiellement à Toronto, sur les 286 qui sont recensées dans cette ville - est ressenti par l’auteur comme un pro- 3 Si justement critiquée par l’écrivain libanais francophone Amin Maalouf dans Les Identités meurtrières (Maalouf 1998). <?page no="177"?> Stratégies comparatistes et métaphores de l’unité plurielle 177 digieux réservoir de dynamisme et comme la source de l’élan exceptionnel qui promeut la Tour CN vers le ciel. Cette multiplicité est évidemment une garantie de tolérance, au point que le mot même du fait de son évidence, finit par disparaître. La Tour dit par exemple: « Moi je suis apolitique et sans religion. [...] J’expose en face de vous les horizons de la parole infinie. Celle qui déparle pour capter l’unique dans sa diversité. » (Bouraoui 1999: 100) C’est précisément l’idée centrale du livre: cet unique ou cette unicité ne saurait exister autrement qu’à partir de la diversité. Chercher l’unité dans le passé est absurde et dangereux, il faut la fabriquer dans l’élan et savoir la trouver dans la diversité de la vie à laquelle nous participons au présent. La littérature est particulièrement apte à exprimer ce message car elle peut inventer ou trouver des objets symboliques comme l’est dans ce livre la Tour elle-même. Au terme de ce rapide parcours, et en considérant les quelques exemples qu’ils font apparaître, on voit bien les affinités entre les deux catégories de procédés que distinguent les formules utilisées dans le titre. La métaphore implique, au moins implicitement, comparaison ou confrontation; dans les exemples choisis, il s’avère qu’elle a d’ailleurs le même but que les stratégies comparatistes, les unes et les autres incitant à une réflexion critique sur la notion d’étranger ou d’étrangeté. On se souvient de Lyyli Belle qui dans le roman de Mohammed Dib rêvait d’un monde où tout le monde serait étranger, pour que l’étrangeté ne soit plus le moyen de distinguer et d’exclure. Les réflexions de Hédi Bouraoui, prenant pour modèle la Tour CN, sont elles aussi consacrées à un éloge de l’étrangeté ou de l’être étranger, seul moyen de survie pour une société comme la sienne, et pour beaucoup d’autres sans doute. Il faut savoir entretenir tout commerce spirituel avec l’étranger pour survivre. La prospérité vient de cet arbre greffé qui tuerait ses propres racines s’il venait à se nourrir trop de lui-même. Car la sève qui fait vivre ne vient que de l’effort continu du terreau et de la pluie, du soleil et de la nuit, de la mystérieuse combinaison d’éléments qui nous dépassent. (Bouraoui 1999: 328) Les métaphores font partie des stratégies avec lesquelles on est contraint de se battre pour survivre mentalement dans les sociétés d’aujourd’hui. Bibliographie Hédi Bouraoui, Ainsi parle la Tour CN, Ottawa 1999. Mohammed Dib, L’Infante maure, Paris 1994. Malika Mokeddem, N’zid, Paris 2001. Abdourahman A. Waberi, Aux Etats-Unis d’Afrique, Paris 2006. Jacques Cotnam, Hédi Bouraoui iconoclaste et chantre du transculturel, Ottawa 1996. Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris 1998. <?page no="179"?> Fritz Peter Kirsch Sur les mises en scène de l’aliénation migrante chez Mohammed Dib Au sein de la production littéraire de Mohammed Dib, le théâtre occupe une position marginale. Par rapport aux créations narratives, il semble être caractérisé par une relation de dépendance. La pièce Mille Hourrahs pour une gueuse (1980) peut être considérée comme une adaptation scénique de La Danse du roi (1968), roman publié douze ans plus tôt. D’autre part, l’analyse des textes narratifs de notre auteur révèle l’existence d’une composante dramatique qui se manifeste sous forme de dialogues, jeux scéniques, spectacles, etc. et dont le rôle dans l’ensemble de la production dibienne est, semble-t-il, considérable. Des scènes qui se prêteraient à une adaptation scénique, on en trouve un peu partout chez Mohammed Dib, à partir des discussions entre Aïni et Omar, dans La grande Maison (1952) jusqu’aux prises de bec entre Laëzza et son ami, dans le livre que l’auteur a achevé deux jours avant sa mort (2006). Une analyse qui ferait passer en revue la totalité des textes dibiens, du premier au dernier, aurait beau jeu de montrer l’importance des structures théâtrales dans les romans aussi bien que dans les nouvelles de notre auteur. Reste à savoir si la présence de telles structures se manifeste avec la même intensité tout au long de la production de Mohammed Dib ou s’il y a des périodes particulièrement favorables à l’organisation scénique des récits. Dans certains romans de Mohammed Dib, le lecteur est frappé par des passages où l’auteur insère de véritables représentations avec jeu du corps et interaction entre des acteurs et un public. Rien d’étonnant que La Danse du roi ait suggéré à l’auteur l’idée d’une adaptation à la scène puisque ce roman contient une véritable mise en spectacle à savoir la prestation de l’érudit Wassem qui, pour un bref instant, incarne un roi grotesque régnant sur une foule de vagabonds et de mendiants, avant de s’écrouler mort au seuil d’un portail qui est peut-être en train de s’ouvrir sur l’avenir incertain d’une société traumatisée. Dans le même roman, les deux protagonistes Rodwan et Arfia tiennent d’importants dialogues et monologues en s’expliquant sur leurs expériences au moment de la guerre d’Algérie. Vers la même époque, au début des années 1970, Dib publie les romans Dieu en barbarie (1970) et Le Maître de chasse (1973) où la structure du récit est dominée par les voix des personnages qui se manifestent parfois en monologuant à tour de rôle, parfois en se livrant à des dialogues ou des polylogues. L’organisation scénique de la narration, on la retrouvera deux décennies après La Danse du roi, au début des années 90, lorsque deux personnages du roman Le Désert sans <?page no="180"?> Fritz Peter Kirsch 180 détour (1992), l’opulent Monsieur Hagg-Barr et son serviteur Siklist, errent par un désert où une guerre vient d’avoir lieu. Le thème du roi grotesque revient à la fin lorsque Siklist dont le rôle ressemble à celui du Lucky beckettien (Beckett 1952), est fardé et déguisé par des ‘sauvages’. Cependant, la scène de théâtre la plus étrange que raconte le romancier se trouve dans Habel (1977). Dès le début de ce récit, la ville de Paris est présentée comme un décor. 1 Le protagoniste fera la connaissance de « la Dame de la merci », personnage bizarre pour ainsi dire à cheval entre les deux sexes, fardé et travesti comme un acteur. Habel donnera suite à l’invitation de ce Vieux étrange d’entrer dans une salle de spectacle où se réunit un public d’intellectuels et de nantis. Lorsque tout le monde est bien installé, apparaît un jeune homme qui ôte ses vêtements et se coupe les organes génitaux. Happening à la fois choquant et énigmatique dont les études sur l’écrivain Dib fournissent relativement peu d’informations. Le lecteur quelque peu désemparé se demande quelle attitude il doit adopter en face de ce spectacle atroce. En fouillant dans ses souvenirs ayant trait à d’autres narrateurs maghrébins, ledit lecteur croit entrevoir quelque rapport entre cette scène d’automutilation et les phénomènes d’aliénation caractérisant la condition de bien des migrants à une époque portant l’empreinte de troubles politiques et d’inégalités socio-économiques. Habel est bien le seul roman de Mohammed Dib dont l’action se déroule exclusivement à Paris. Or, la littérature maghrébine d’expression française est relativement riche en textes narratifs qui racontent les péripéties souvent tragiques de l’existence des travailleurs nord-africains en France. On pense aux Boucs (1955) de Chraïbi, à Boudjédra retraçant la Topographie idéale pour une agression caractérisée (1975). Parmi les thèmes de la souffrance du migrant, celui de la sexualité malheureuse joue un rôle primordial. En méditant dans ses essais et ses romans sur « la plus haute des solitudes », Tahar Ben Jelloun a bien fait le tour de cette problématique socio-psychologique (Ben Jelloun 1977). Mais le cas d’Habel ne se rattache pas directement à cette tradition littéraire, du fait que le rôle du protagoniste n’est pas celui du travailleur souffrant d’un manque de chaleur humaine et hanté par une sexualité dégradée. Sur le plan de l’amour physique, les rapports d’Habel avec sa copine Sabine sont harmonieux et satisfaisants. Néanmoins, le protagoniste va abandonner Sabine pour se consacrer au culte de Lily la fragile, la folle. Ce qui motive sa recherche ce n’est pas du tout la solitude du travailleur nord-africain déraciné rêvant d’une vie plus heureuse, dans un milieu humain plus accueillant. On dirait que dans le cas d’Habel la condition du migrant se double de celle d’un chercheur d’absolu. Il faut se rappeler d’ailleurs le fait que le statut de l’émigré Habel n’est pas tout à fait identique à celui des Maghrébins et des Africains subsahariens qui cherchent à s’installer en France pour des raisons 1 « Le décor est prêt. On ne sait à quel spectacle il est destiné. Provisoirement, il sert de cadre aux réactions de Sabine. Un scénario qui en vaut un autre » (Dib 1977: 8-9). <?page no="181"?> Sur les mises en scène de l’aliénation migrante chez Mohammed Dib 181 économiques. S’il faut bien qu’il gagne sa vie en acceptant n’importe quel boulot, Habel, banni par son « frère », partage le destin des exilés dont le sort est déterminé par les aléas de la vie politique. Dib lui-même avait dû quitter l’Algérie, en 1959, pour avoir trop sympathisé avec le FLN. Les configurations politiques changent, mais la condition de l’émigré/ exilé est toujours plus ou moins la même. Dans la mesure où l’on accepte ce parallélisme entre l’auteur et son personnage, 2 on se rend compte que le roman Habel est pour ainsi dire entouré de textes qui mettent en scène des cheminements de protagonistes déracinés dans leur propre pays et dépourvus de toute assiette socio-politique. La scène grotesque devant le « portail croulant de vieillesse » (Dib 1968: 204) qui semble constituer l’élément thématique central de La Danse du roi, peut être interprétée comme une mise en abyme des histoires complémentaires de Rodwan et d’Arfia, témoins d’une guerre qui n’est finie qu’en apparence et dont les traumatismes non guéris empêchent tout un peuple de passer le seuil donnant accès à une vie meilleure. Les deux protagonistes mentionnés se font le récit des scènes qu’ils ont vécues et dont ils sont incapables de se débarrasser de sorte que la révolution ouvrant la voie de l’avenir prend le caractère d’une illusion. D’une manière semblable, dans le diptyque Dieu en barbarie et Le Maître de chasse s’organise tout un jeu d’acteurs socio-politiques qui s’interrogent, en se contredisant de façon plus ou moins radicale, sur les destinées politiques de l’Algérie après la guerre de libération, sans que ces dialogues/ polylogues aboutissent à quelque péripétie scénique. Il semble que le romancier Dib introduise les représentations dramatiques surtout lorsqu’il veut mettre en lumière des conflits et des clivages en rapport avec l’histoire contemporaine de son Maghreb natal. En même temps, cette tendance n’a rien d’un didactisme tel qu’on le trouve dans le théâtre épique d’un Bertolt Brecht puisqu’elle va toujours de pair avec une symbolique s’organisant autour de certains problèmes fondamentaux de la condition humaine. Cette orientation philosophique devient de plus en plus sensible au cours des dernières décennies de la production dibienne, par exemple dans Le Désert sans détour (1992) où une tendance à la farce satirique se fait sentir grâce au personnage de Monsieur Hagg-Bar, incarnation de toutes les prétentions sociales qui, pourtant, apparaissent totalement vaines face à l’impassibilité de la nature. Quant à l’époque où se déroule cette action de roman, il pourrait s’agir de n’importe quel lendemain de guerre au Maghreb ou au Machrek. En revanche, les deux clowns beckettiens que Dib met sur une scène qui s’identifie au ‘nulle part et partout’ du Sahara, doivent passer par une sorte d’apprentissage qui les confronte aux vérités fondamentales de l’existence humaine. Cette tendance philosophique, dernièrement analysée 2 Rapport qui est évident dans les propos de Sabine: « Quand tu poses les yeux sur moi comme tu le fais, on dirait un loup […]. » (Dib 1977: 12) On sait que Dib aime jouer avec son nom de famille qui signifie ‘loup’ en français. <?page no="182"?> Fritz Peter Kirsch 182 par Mourad Yelles par rapport à l’œuvre poétique de notre auteur (Yelles 2005) va dominer dans les soi-disant romans nordiques. Résumons: les textes mentionnés semblent s’inscrire dans une période pendant laquelle Mohammed Dib ressent le besoin d’illustrer par des éléments proches du théâtre la réflexion politique caractérisant son travail d’écriture depuis ses débuts et atteignant une intensité particulière après l’installation de l’écrivain en France (1959). Pour mieux cerner cette période, on peut la délimiter grosso modo par La Danse du roi (1968) et Le Désert sans détour (1992) en constatant un certain progrès de l’inspiration philosophique (et, à la limite, religieuse) qui constitue également un des éléments marquants de l’univers dibien. Reprenons notre réflexion sur le cas du roman Habel publié en 1977 et s’inscrivant par conséquent dans la partie centrale de la période mentionnée. Est-ce que la scène de l’autocastration fonctionne comme une espèce de mise en abyme de même que la scène du roi misérable dans La Danse du roi et la pièce de théâtre correspondante? Dans ce cas-là, on constaterait une tension antithétique entre ce spectacle de la sexualité niée et la relation du protagoniste avec Sabine portant l’empreinte d’une sexualité exubérante. Mais une telle interprétation ne tiendrait compte ni du thème de l’homosexualité ni de la composante maso-sado caractérisant une rencontre étrange qu’Habel a faite dans une toilette publique. En faisant le tour d’un érotisme ressenti comme problématique, Dib a-t-il voulu souligner l’idéalité de l’érotisme spirituel que le protagoniste connaît par rapport à Lily? En poursuivant une telle réflexion jusqu’au bout, on arriverait sans doute à la conclusion que le romancier entend illustrer un conflit interculturel entre le Nord et le Sud en associant à l’Occident (décadent et amoral) des formes de la sexualité qui excluent l’amour véritable. Le surnom de l’écrivain français homosexuel qui croit pouvoir séduire Habel, c’est « La Dame de la merci », terme qui rappelle certaines institutions qui rachetaient, au début des Temps modernes, les chrétiens réduits à l’esclavage par les ‘barbaresques’ du Maghreb. Ce personnage qui cherche à s’emparer sexuellement de Habel, qui le séduit également en lui permettant de s’emparer d’un manuscrit grâce auquel le protagoniste accèderait à son tour à une dignité d’écrivain, incarnerait donc une Europe cherchant à subjuguer l’Afrique du nord, sur le plan culturel aussi bien que dans le domaine du corps et à laquelle Habel oppose son altérité en disant « mon nom à moi est Ismaël » (Dib 1977: 50). 3 L’amour spiritualisé que vivent Habel et Lily représenterait donc une réponse araboorientale (se nourrissant peut-être du mythe de Layla et du Madjnoun - cf. Miquel 1984) à l’autoritarisme et aux séductions de l’Europe. Les choses se compliquent, cependant, au fur et à mesure que l’on tient compte de la création entière de Mohammed Dib et de la logique interne qui 3 Cf. aussi le passage où Habel s’identifie, en tant qu’Ismaël, aux damnés de la terre: « Il s’appelle Habel et il est étalé dans les chiottes. Il avait dit que son nom était Ismaël et il s’est effondré dans la pisse » (Dib 1977: 134). <?page no="183"?> Sur les mises en scène de l’aliénation migrante chez Mohammed Dib 183 donne une certaine cohérence à cette création. Nombreux sont les exemples qui démontrent le pessimisme de notre auteur quant à la possibilité d’atteindre des rapports satisfaisants entre les sexes dans le contexte maghrébin. Même la révolution ne conduit pas à une libération véritable. Arfia, la femme guerrière, en apparence totalement émancipée, traîne avec elle des hommes réduits à l’état d’enfance à qui elle se donne parfois comme on donne une aumône à des gueux. Dans les romans tardifs, y compris les textes ‘nordiques’, on ne trouve nulle part ce qu’on pourrait qualifier d’amour heureux. Toute la production dibienne semble illustrer les thèmes de l’incompatibilité entre les sexes, au Maghreb aussi bien qu’en Europe, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes ou d’homosexuels. D’autre part, le spectacle d’autocastration soulève des questions troublantes. Il est fort probable que les origines lointaines de cette scène se trouvent dans les textes contenus dans Le Théâtre et son double, publié par Antonin Artaud en 1938. Plusieurs générations de dramaturges français, mais aussi la peinture, la choréographie, la musique et le film ont puisé dans ce répertoire d’idées qui propose la transposition des conflits inhérents à la condition humaine dans un « théâtre de la cruauté ». C’est au cours des années 1970, donc à l’époque où Dib écrit Habel, que Robbe-Grillet introduit la veine sado-maso dans le film aussi bien que dans le roman: le film Glissements progressifs du plaisir qui met la belle prisonnière nue devant le billot et la hache est sorti en 1974, le roman Projet pour une révolution à New York avec ses scènes d’horreur est de 1977. On pense aussi à l’érotisme ultra-cérébral de Pierre Klossowski (Klossowski 1968) dont le penchant pour le gnosticisme a pu éveiller l’intérêt de Dib. Mais il y a plus: en 1972, lors de la Documenta V de Kassel, on présente une série de photographies de l’artiste autrichien Rudolf Schwarzkogler. Les images présentent le corps d’un jeune homme nu dans des mises en scène qui suggèrent, plus qu’elles ne montrent, des souffrances physiques: des blessures sont évoquées par des bandages; des liens et des objets coupants avoisinent la peau. « Sur plus de deux décennies, cette ‘iconographie métonymique’ va devenir le support des fantasmes des commentateurs qui vont y projeter le récit du suicide de l’artiste. » (Delpeux 2000) Les travaux de Schwarzkogler ont inspiré l’actionnisme viennois, ils ont éveillé également, au cours des années 1960, l’intérêt de certains milieux intellectuels aux Etats-Unis. Un mythe est né selon lequel l’artiste serait mort d’une autocastration qu’il se serait fait subir au cours d’une action. Dans une entrevue, l’écrivain autrichien Peter Weibel a souligné l’orientation spiritualiste de Schwarzkogler: Someone who wants to clean his body, wants to make it receptive of new sensations, a new teaching of sensations; to purify the body, to be able to come to a pure sensation. The nucleus of this aesthetics of sensations is the purification of the body to get rid of dirt and garbage; a very sublime attack against the existing condition of the world. He never believed in being able to change this world but he negated it, wanted to negate it […]. (Weibel/ Petak 1985) <?page no="184"?> Fritz Peter Kirsch 184 Il est parfaitement possible que Dib, avec sa curiosité pour tous les arts, ait pris connaissance de ce genre d’expériences artistiques. Vue dans cette optique, la scène d’autocastration ne paraît pas comme l’instrument d’une volonté du romancier maghrébin de faire la critique de l’Occident ‘décadent’. Ce serait plutôt un symptôme de son aspiration (se manifestant toujours plus ouvertement vers la fin de sa carrière d’écrivain) de tâter les limites de la condition humaine. En d’autres termes, dans le cas de Dib la migration, au lieu de favoriser la représentation des antagonismes entre les nouveauxvenus et la société d’accueil, nourrit un désespoir pour ainsi dire philosophique devant les obstacles qui s’opposent à la création d’une société juste (au Maghreb aussi bien que dans d’autres parties du monde), à la mesure de l’homme et de la femme. Il semble être légitime de lire Habel comme un roman d’initiation qui représente la migration du protagoniste en tant que véritable descente aux enfers prenant en même temps le caractère d’un processus de purification. Le Vieux, cette « Dame de la merci » grotesque et démoniaque, fait fonction de guide indispensable au même titre que Lily. 4 Ce n’est qu’à la fin, au moment où il croit posséder Habel, en le réduisant au statut d’objet, qu’il perd la partie puisque son élève est déjà plus avancé dans sa quête et plus fort que le vieux chaman méphistophélique qui lui avait indiqué, tout au début du roman, la voie du dépouillement. 5 Néanmoins, en pensant à son « frère », cette incarnation d’une Algérie gouvernée par des milieux autoritaires et conformistes, Habel prend le parti du Vieux: Il avait beau être une putain et payer ses amants: il ne parlait que de nous! Nous comme nous sommes, tous nus […]. Cet homme qui doit justement se présenter devant je ne sais qui, nu et non pas couvert de belles paroles. De vous ou de lui, qui est l’homme, je vous le demande? (Dib 1977: 175) Ainsi, pour Habel, le cercle se ferme. S’il a été exilé par le « frère », exilé de son pays d’origine, sa migration s’est révélée salutaire dans la mesure où elle l’a confrontée à l’aliénation plus vaste qui affecte l’Occident ainsi qu’à des impulsions libératrices qui se manifestent, de façon parfois traumatisante, au sein de l’art contemporain. 6 Tout porte à penser qu’il existe une phase dans 4 Il arrive à Habel d’apercevoir Lily dans la rue, au bras de la « Dame de la merci ». Il constate la « ressemblance qui existe entre elles en dépit de la différence d’âge » (Dib 1977: 73). 5 « Quand notre monde façonné par les hommes se révèle être un tel échec, quand le monde voulu par l’homme est cette abominable souille, cette déconfiture, cette misère… Il faut peut-être commencer à […] chercher autre chose, ailleurs. Emprunter une voie, une voie… » (Dib 1977: 52) C’est Habel qui finira par se rapprocher de cet ailleurs qui le conduira peut-être au-delà de Paris, en Scandinavie comme le romancier lui-même puisque Lily est d’ascendance finlandaise (cf. Dib 1977: 114: « Un pays, un temps de lointaines forêts, sans doute de froid, de loups à l’extérieur »). 6 Avant d’assister au happening sanglant, Habel et le Vieux regardent des tableaux d’art abstrait. La « Dame de la merci » explique: « Ce genre de peinture exprime un rêve, le rêve qui hante aujourd’hui l’Occidental. Un rêve étrangement dépeuplé, ne trouvezvous pas? Il a lui-même vidé le monde, je veux dire notre rêve, et maintenant il pousse <?page no="185"?> Sur les mises en scène de l’aliénation migrante chez Mohammed Dib 185 la création de Mohammed Dib pendant laquelle il a voulu faire le tour des problèmes de l’Algérie post-révolutionnaire, de la fin des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970. Pour transposer ces problèmes-là dans ses œuvres narratives, il a employé des structures empruntées au théâtre - en se rapprochant parfois des techniques du film. C’est ainsi qu’il a voulu mettre en relief des clivages et des conflits socio-politiques. Au cours de cette expérimentation, une réflexion philosophique présente en tant que courant mineur depuis les commencements de sa production littéraire (pensons à Cours sur la rive sauvage, par exemple), a atteint une vigueur nouvelle grâce aux défis culturels émanant de la rencontre de l’émigré avec la France et l’Occident. Bien des chercheurs ont essayé de diviser la production de Mohammed Dib en grandes étapes. A ces tentatives de périodisation on pourrait ajouter celle qui tient compte à la fois des modalités de la représentation et du contexte socio-culturel dans lequel évolue l’écriture dibienne. Si les premiers romans privilégient la narration, l’exil semble favoriser l’emploi de structures dramatiques, alors que les œuvres de la maturité et de la vieillesse font entrevoir un penchant au lyrisme et à la méditation. Habel, en introduisant la théâtralité monstrueuse de Paris, 7 fait figure de plaque tournante de la période centrale qui apporte la plus grande intensité dramatique allant de pair avec une vision de plus en plus pessimiste des sociétés et des rapports politiques, pessimisme pourtant relativisé par une recherche de sens spirituel qui gagnera toujours en importance dans les textes dibiens de la dernière période. On se pose des questions quant aux relations entre cette structuration de l’œuvre entière et les péripéties de la situation de l’émigré Dib qui commence par se sentir profondément touché par l’histoire mouvementée de son pays d’origine pour se confronter toujours davantage à son nouveau contexte non-maghrébin. Le lecteur fasciné par la portée esthétique et philosophique de l’œuvre grandiose de notre auteur risque toujours d’oublier qu’il n’a pas seulement affaire à un sage tel qu’en lui-même l’éternité le change mais aussi à un homme vivant, transformé par ses recherches et ses expériences au sein de tensions transet interculturelles. C’est peut-être une tentation guettant les recherches sur l’œuvre littéraire de Mohammed Dib celle qui conduit à négliger la dimension historique de cette personnalité et de cette production. Dans ce contexte, une comparaison du ‘phénomène Dib’ avec les problèmes de la soi-disant littérature migrante au Québec, tels qu’ils ont été relevés dernièrement par Simon Harel (Harel 2005) semble ouvrir des perspectives intéressantes. Harel se confronte surtout à la riche moisson d’écrits ce cri dans le désert. Un art rigoureux pourtant, comme on le dit de l’hiver. Cela peut devenir fascinant pour qui apprécie les situations extrêmes » (Dib 1977: 146). 7 « […] la ville, travaillée par les soubresauts d’une monstrueuse gestation, grondait, ricanait, hennissait de tous côtés pendant ce temps, et secouée, en éruption permanente, éjaculait par mille orifices, mille voies, des cris, des gens, des autos, des éclairs de néon […] » (Dib 1977: 136). <?page no="186"?> Fritz Peter Kirsch 186 théoriques publiés par des immigrés d’origine italienne dans la revue Vice versa et gravitant autour de la notion de transculture conçue comme une confrontation de la condition du migrant à celle du sédentaire et ressemblant à un choc salutaire, générateur d’élans exceptionnels dans le domaine de la création artistique. Pas question, pour le migrant qui se laisse emporter par l’élan mentionné, ni de garder les racines qui l’attachent au pays de son origine ni d’aspirer à l’assimilation totale au sein d’une nouvelle ‘patrie’. La transculture n’a rien à voir avec quelque fusion ou réconciliation puisqu’elle implique la conquête d’une identité nouvelle et d’un espace sans limites. […] il me semble important de mettre en avant une conception de la migration qui évite l’association facile entre migration et déterritorialisation. A mon sens, l’écriture migrante met précisément en jeu la nécessité de considérer, en le réévaluant parfois, notre rapport à un lieu-fondement. (Harel 2005: 10, note) Pour le migrant, il s’agit de s’installer dans le monde qui l’accueille en assumant toute la complexité, toutes les contradictions de celui-ci afin de pouvoir l’habiter: le lieu comme réceptacle imaginaire permet justement l’inscription d’une sensibilité qui fait intervenir à la fois les notions d’intériorité et d’extériorité, d’altérité et d’ipséité, dans un processus qui vise une meilleur compréhension des pourtours de nos identités. (Harel 2005: 120) Appliquer à la création dibienne ces théories ayant trait au Québec mais acquérant une dimension universelle par le fait global des migrations, cela signifierait que la période théâtrale marque l’abandon progressif de l’enracinement dans le contexte algérien, enracinement dilué par l’intensification des structurations dramatiques des récits, ainsi que l’entraînement de l’écriture - rendue perméable par le choc culturel - vers cette transculture dont il est question chez Fulvio Caccia, Lamberto Tassinari ou Antonio d’Alfonso, écrivains néo-québécois d’origine italienne. Il n’y a pas de ‘reterritorialisation’ chez Dib - c’est cela la leçon du roman Habel - mais un processus de désaliénation par le passage au nomadisme intellectuel qui profite pleinement de ce pouvoir de la littérature qui nous libère des replis identitaires en nous permettant d’habiter le monde revêtant à la fois le caractère d’un chez soi et celui d’un ailleurs. Habel ne suivra pas l’exemple autodestructeur du jeune homme protagoniste d’un happening sanglant, mais il finira par couper les liens qui le rattachent aux compromis d’une prétendue normalité algérienne, française ou autre. Des Terrasses d’Orsol à l’apothéose de l’enfant rédempteur Lyyli Belle dans L’Infante maure (1994), se dessine un processus qui tend à conduire le lecteur vers « la chose » dont il est question, pour la première fois chez Dib, semble-t-il, dans Le Maître de chasse: « quelque chose ici doit s’achever. Mais doit commencer aussi quelque chose qui n’a pas de nom. » (Dib 1973: 106) <?page no="187"?> Sur les mises en scène de l’aliénation migrante chez Mohammed Dib 187 Bibliographie Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris 1952. Tahar Ben Jelloun, La plus haute des Solitudes, Paris 1977. Rachid Boudjedra, Topographie idéale pour une agression caractérisée, Paris 1975. Driss Chraïbi, Les Boucs, Paris 1955. Mohammed Dib, La grande Maison, Paris 1952. Mohammed Dib, Cours sur la rive sauvage, Paris 1964. Mohammed Dib, La Danse du roi, Paris 1968. Mohammed Dib, Dieu en barbarie, Paris 1970. Mohammed Dib, Le Maître de chasse, Paris 1973. Mohammed Dib, Habel, Paris 1977. Mohammed Dib, Mille Hourrahs pour une gueuse, Paris 1980. Mohammed Dib, Les Terrasses d’Orsol, Paris 1985. Mohammed Dib, Le Désert sans détour, Paris 1992. Mohammed Dib, L’Infante maure, Paris 1994. Mohammed Dib, Laëzza, Paris 2006. Pierre Klossowski, Le Baphomet, Paris 1968. Alain Robbe-Grillet, Glissements progressifs du plaisir, Paris 1974. Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, Paris 1977. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris 1938. Sophie Delpeux, L’Imaginaire à l’action. L’infortune critique de Rudolf Schwarzkogler, in: Etudes photographiques 7/ 2000, http: / / etudesphotographiques.revues.org/ document209.html (06.12.2006). Simon Harel, Les Passages obligés de l’écriture migrante, Montréal 2005. André Miquel/ Percy Kemp, Majnûn et Layla. L’Amour fou, Paris 1984. Peter Weibel/ Gerhard Petak, Rudolf Schwarzkogler. Interview, Wien 1985, http: / / www.brainwashed.com/ axis/ schwarzkogler/ weibel.htm (06.12.2006). Mourad Yelles, Mohammed Dib ou l’écriture de sable, in: Expressions maghrébines 4(2)/ 2005, 27-44. <?page no="189"?> Birgit Mertz-Baumgartner « L’écriture est mon vrai lieu de liberté [...]. » Originalité et créativité littéraires chez Fatou Diome Expérience migratoire: déracinement et/ ou « école de vertige »? Des milliers d’Africains attendent actuellement devant les portes d’entrée européennes; ils traversent le désert à pied, subissent les conditions de vie affreuses des camps de réfugiés au Maroc ou dans l’enclave espagnole Ceuta, risquent leur vie en escaladant le mur de fil de fer barbelé qui y sépare le Nord du Sud; ils brûlent leurs cartes d’identité et paient des sommes énormes aux passeurs pour traverser la Méditerranée sur des petits bateaux en bois; nombreux sont ceux qui n’arrivent pas vivants de l’autre côté ou qui sont immédiatement expulsés. Au vu de cette tragédie humaine qui se déroule devant nos yeux et face à laquelle l’Europe ne réagit pas sauf par l’expulsion et l’exclusion, il paraît osé, voire inconvenant de parler de l’exil comme expérience positive, libératrice, créative... Si je le fais pourtant dans cet article, c’est étant consciente de parler d’un groupe restreint d’intellectuels, d’artistes et d’écrivains dont la biographie et les conditions de migration se distinguent nettement de la masse des ‘sans-papiers’. Beaucoup d’intellectuels et d’écrivains ont publié des réflexions explicites sur leurs propres expériences d’exil et leurs implications sur leur vie personnelle et créative. Pensons, entre autres, à Émile Cioran - auteur de La Tentation d’exister (1956), dont un chapitre est intitulé « Avantages de l’exil », à Julia Kristeva et son essai Étrangers à nous-mêmes (1988) ou à Edward Said et ses « Reflections on exile » (1994). Pour différentes qu’elles soient, toutes ces réflexions ont en commun d’insister sur l’ambivalence de toute expérience migratoire, synonyme à la fois de perte, de déracinement, d’aliénation et d’enrichissement et de créativité. La non-appartenance et la désorientation - expériences primaires de l’exilé - ouvrent, selon Said, un potentiel jusquelà caché et engendrent des processus créatifs. « It is not surprising », dit Said, « that so many exiles [are] novelists, chess players, political activists and intellectuals. » (Said 1990: 363) Et Cioran souligne: Que tant ne disposent d’aucun autre mode d’expression que la poésie, quoi de plus naturel? Ceux-là mêmes qui ne sont pas particulièrement doués, puisent, dans leur déracinement, dans l’automatisme de leur exception, ce supplément de talent qu’ils n’eussent point trouvé dans une existence normale. Sous quelque forme qu’il se présente, et quelle qu’en soit la cause, l’exil, à ses débuts, est une école de vertige. (Cioran 1997: 65-66) <?page no="190"?> Birgit Mertz-Baumgartner 190 Pour le migrant (toujours selon Said), franchir une frontière territoriale implique une multiplication des perspectives et des références. Le migrant est obligé de confronter son monde géographique, culturel, religieux et langagier familier à celui du pays d’accueil, confrontation qui le force à abandonner pour toujours l’idée d’originalité et d’unicité culturelles, ou le lui permet. L’exilé (intellectuel) est particulièrement apte à interpréter les événements et les conditions politiques, sociales, culturelles sur l’arrière-plan de deux histoires, cultures et modes de vie: « Most people are principally aware of one culture, one setting, one home; exiles are aware of at least two, and this plurality of vision gives rise to an awareness of simultaneous dimensions [...]. » (Said 1990: 365-366) 1 Julia Kristeva insiste, dans Étrangers à nous-mêmes, sur ce même phénomène en parlant d’un « intervalle », d’une distance qui permet à l’étranger de se voir et de voir les autres et de relativiser les deux: L’étranger se fortifie de cet intervalle qui le décolle des autres comme de luimême et lui donne le sentiment hautain non pas d’être dans la vérité, mais de relativiser et de se relativiser là où les autres sont en proie aux ornières de la monovalence. (Kristeva 1988: 16) La biographie de Fatou Diome, son œuvre littéraire et ses prises de position dans des interviews confirment de manière étonnante les positions rapportées brièvement ci-dessus. Née en 1964 sur l’île de Niodior au Sénégal, lycéenne, puis étudiante de Lettres, elle s’installe en France, plus précisément à Strasbourg, en 1994, suite à son mariage avec un Alsacien (dont elle divorcera deux ans plus tard). Elle s’inscrit à l’Université de Strasbourg, rédige sa thèse de doctorat et donne des cours de langue. 2 Bien que cette « amoureuse […] de la langue française » (Morin 2003) ait écrit depuis son plus jeune âge, sa venue à l’écriture se réalise en France 3 où paraissent successivement le recueil de nouvelles La Préférence nationale (2001) et les deux romans Le Ventre de l’Atlantique (2003) et Kétala (2006). Fatou Diome réclame pour elle explicitement cette « plurality of vision » (Said) et cette distance qui lui permet d’échapper au piège de la monovalence (Kristeva): Je regarde l’Afrique avec distance: il y a des choses qui sont bien et que je voudrais garder, mais il y a [sic] d’autres que je n’hésiterais pas à mettre à la poubelle, et je le dis ouvertement. Je regarde la culture occidentale de la même façon. J’écris entre ces deux cultures qui forment une sorte de miroir à double face, et j’essaie de regarder les deux cultures de la même manière: honnêtement, avec franchise et lucidité. (Tervonen 2003) 1 Edward Said souligne aussi que la situation de vie du migrant, sa marginalité, son nomadisme, sa « décentration » représentent un potentiel créatif où puise le migrant: « Exile is life led outside habitual order. It is nomadic, decentered, contrapuntal » (Said 1990: 366). 2 Depuis septembre 2004, Fatou Diome présente une émission culturelle mensuelle sur France 3 Alsace qui s’appelle « Nuit Blanche ». 3 Diome dit dans un entretien: « Mais être écrivain, c’était inimaginable. Je ne savais même pas que ça pouvait être un métier » (Morin 2003). <?page no="191"?> Originalité et créativité littéraires chez Fatou Diome 191 Les héroïnes de Fatou Diome - la narratrice sans nom dans La Préférence nationale et Salie dans Le Ventre de l’Atlantique - sont des doubles de l’auteure: migrantes, intellectuelles, doublement étrangères (dans leur pays de naissance et en France) et dotées de ce regard lucide et critique sur les deux pays en question. 4 Dans La Préférence nationale, deux des six nouvelles sont situées en Afrique, quatre en France. Comme toutes les nouvelles sont narrées par le même ‘je’ narratif, celui-ci est montré successivement (et dans différentes phases de sa vie) dans les deux contextes culturels, africain et européen, et porte son regard critique et sur l’Afrique et sur l’Europe. Le Ventre de l’Atlantique est une illustration quasiment parfaite d’une « plurality of vision » puisque les différents personnages migrants du livre illustrent toutes les facettes de l’émigration et toutes les relations possibles entre l’Afrique et l’Europe: il y a d’abord Salie, l’exilée lettrée à Strasbourg, confrontée au racisme ouvert et latent en France; puis son frère Madické, resté au Sénégal, rêvant d’une carrière de footballeur en Europe, l’eldorado pour les jeunes Sénégalais; mais il y a aussi « l’homme de Barbès », rentré au Sénégal, qui cultive l’image (ou plutôt le mirage) de l’exilé qui a réussi en France et qui est pour cela admiré par les autres; ou Moussa, le footballeur qui n’est pas arrivé à faire carrière dans les clubs français et s’est retrouvé expulsé, celui, qui a échoué, dont on ne parle pas. Xavier Garnier souligne que: « L’art de Fatou Diome consiste à rendre visible la relation bilatérale d’extraversion qui unit la France et le Sénégal. [...] une Afrique soumise à la dictature du fait et une Europe auréolée de légende. » (Garnier 2004: 30) Nous ajoutons: l’art de Fatou Diome consiste à rendre visibles toutes les différentes facettes de cette relation et à le faire avec la distance d’une exilée lettrée. Dans cet article, nous nous focaliserons sur les quatre nouvelles de La Préférence nationale situées en France pour illustrer et analyser plus en détail ce regard lucide et distancié de Fatou Diome et de sa narratrice. Nous essayerons de montrer comment et par quelles stratégies narratives cette ‘distance’ est créée dans les nouvelles et quelles en sont les conséquences au niveau du contenu et du message. La Préférence nationale: stratégies de ‘distanciation’ et créativité littéraire Le ‘je’ double ou agir et réfléchir Une narration à la première personne (comme c’est le cas pour les nouvelles de La Préférence nationale) suggère une lecture autobiographique, d’autant plus que l’auteure elle-même répète dans de nombreux entretiens que ses 4 Cela est surtout vrai pour Salie qui est rejetée par la société africaine puisqu’elle est née enfant illégitime et rejetée de la société française puisqu’elle est noire. <?page no="192"?> Birgit Mertz-Baumgartner 192 nouvelles sont à 90% autobiographiques. 5 La critique a bien suivi ce conseil de lecture. Pour mettre en relief l’originalité et la créativité littéraires des nouvelles de Fatou Diome, il me semble pourtant plus important d’insister sur une autre dimension qui caractérise toute narration à la première personne et fait partie de la fiction. Je parle du dédoublement du ‘je’ en je-narré et je-narrant, en je-personnage et je-narrateur qui ne se confondent pas. Jochen Vogt explique sur ce point: Aufgrund seiner Lebenserfahrung, [veränderter Auffassungen und Maßstäbe] betrachtet er [Ich-Erzähler] das Tun und Treiben seines früheren Ich mit Abscheu, Kritik, Ironie oder auch mit Nachsicht, jedenfalls mit Distanz. In seinen ausdrücklichen (Wert-)Urteilen nähert er sich in gewisser Weise auch wieder dem Gestus des auktorialen Erzählers an. (Vogt 1998: 71) Dans ses nouvelles, Fatou Diome donne nettement à reconnaître un jenarrant dans le présent qui se souvient, réfléchit et commente et un je-narré dans le passé qui agit et parle ou se tait dans les nombreuses scènes dialoguées des nouvelles. L’interstice (avant tout temporel) entre les deux visages du ‘je’ laisse la place à ce ‘geste de narrateur omniscient’, aux explications et jugements portés sur son propre comportement et (surtout) sur celui des autres. C’est dans cet interstice que s’expriment la critique, mais aussi l’indulgence et l’ironie. « Je suis sur-déterminé de l’extérieur. Je ne suis pas l’esclave de ‘l’idée’ que les autres ont de moi, mais de mon apparaître » (Fanon 1952: 93), écrit Frantz Fanon dans son fameux essai Peau noire, masques blancs. 50 ans plus tard, la narratrice de la nouvelle « Le visage de l’emploi » constate: « Le visage, réceptacle de gènes et de culture, une carte d’immatriculation raciale et ethnique. » (Diome 2001: 59) A première vue, La Préférence nationale, reprend les idées centrales de Peau noire, masques blancs, en présentant différents épisodes de la vie d’une jeune immigrée noire en France, stigmatisée par sa différence physique, la peau noire, infériorisée par ‘le regard blanc’, réduite au statut d’objet par le langage, par des stéréotypes et des préjugés. Prenons pour exemple la nouvelle « Le visage de l’emploi »: Mme et M. Dupont appellent la jeune africaine employée comme garde d’enfants « ça »: « Avec ça on est bien avancé ma fille. » (Diome 2001: 61) « Mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse avec ça? » (Diome 2001: 62) 6 Ils se servent d’une stratégie bien connue de l’époque de la colonisation, nommée par Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme (1950) « la chosification » (Césaire 1955: 19), chosification qui ôte à l’Autre son individualité et permet au (néo-)colonisateur de l’assujettir et de le posséder. De plus, les Dupont lui parlent en petit-nègre (« Toi y en a bien comprendre Madame? »; Diome 2001: 60), comportement langagier colonial largement discuté par Frantz Fanon dans 5 « Mon livre est à quatre vingt-dix pour cent autobiographique. Toutes les histoires que je raconte partent effectivement de mon expérience personnelle » (Mendy-Ongoundou et Mbouguen). 6 Ils utilisent aussi le pluriel anonymisant: « ces gens-là » (Diome 2001: 65). <?page no="193"?> Originalité et créativité littéraires chez Fatou Diome 193 Peau noire, masques blancs (Fanon 1952: 13-32). Ils la supposent - à cause de sa peau noire - ignare, soumise (Diome 2001: 65) et dotée d’une érotique exceptionnelle (Diome 2001: 72). Mais contrairement aux textes de Césaire et Fanon, l’héroïne des nouvelles de Fatou Diome ne souffre plus de complexes d’infériorité et n’aspire pas à porter des « masques blancs » pour se « blanchir ». Au contraire, l’exilée lettrée, l’intellectuelle se sert de sa peau noire comme masque derrière lequel elle cache son esprit, son intellect (pour ne pas perdre son job), masque qui lui permet d’observer tranquillement la bêtise humaine pour la ridiculiser par la suite. Bref: la narratrice est humiliée, confrontée au racisme ouvert et latent, souffre, mais elle est aussi consciente de son savoir et de son intelligence (et de la bêtise des autres); elle est capable de rétorquer de manière cinglante et de duper ses employeurs jusqu’à ce qu’ils perdent la face. Fatou Diome résume le caractère double de son personnage: « [il y a] le personnage impliqué en chair et en os dans l’histoire et le personnage en tant qu’intellect. » (Mbouguen) Ce côté « intellect » du je-narré est encore davantage renforcé par le jenarrant qui - à partir du présent narratif - commente les actes et bêtises des autres, réfléchit sur leur comportement et insiste sur sa propre supériorité intellectuelle et langagière. Je ne cite que quelques exemples: Ces paroles me faisaient sourire. Je comprenais pourquoi la fille en question s’était présentée à Madame avec un masque mortuaire et un sourire absent. Il faut dire que les gens qui cherchent des baby-sitters s’y prennent parfois comme s’ils recrutaient pour la NASA. En fait, pour torcher le cul de leurs charmantes têtes blondes, il faut avoir toutes les qualités imaginables, un sac de diplômes et être suffisamment pauvre pour accepter un salaire de misère. (Diome 2001: 63-64, « Le visage de l’emploi ») − Cogitum sum, je suis pensée, comme dirait Descartes.’ [Mme Dupont] Évidemment Madame instaurait ainsi une connivence avec son époux et m’excluait de la discussion à venir. Mais cette fois c’en était trop, l’outrage était grand et l’héritage de Descartes menacé. Je ne pouvais pas empêcher qu’elle fît la savante à mes dépens, mais j’exigeais qu’elle le fît correctement. Alors je rétorquai à Madame [...]. (Diome 2001: 69-70, « Le visage de l’emploi ») J’ai fini par prendre conscience que, dans ce pays, il y a la SPA pour les animaux abandonnés par leurs maîtres, mais rien pour les étrangères que des Français ont livrées à la misère. En fait, alors qu’on me refuse la nationalité, mon chat sénégalais, lui a ses papiers français. C’est peut-être parce qu’il a le poil roux. Mais revenons à la préférence nationale [...]. (Diome 2001: 76, « La préférence nationale ») Les nombreuses références à Descartes (« Le visage de l’emploi »), à Vaugelas (« La préférence nationale »), à Voltaire, Racine et Freud (« Cunégonde à la bibliothèque ») ou à la musique de Bach (« Le dîner du professeur ») servent au je-narrant à démontrer qu’il est bien instruit, doté de ses armes, la <?page no="194"?> Birgit Mertz-Baumgartner 194 culture et la langue. S’y ajoute l’apprentissage de la vie que ses grandsparents lui ont transmis et l’humanisme (africain) de ceux-ci. 7 En résumé, nous pouvons dire que l’objet principal des nouvelles n’est pas de dépeindre la situation déprimante et lamentable d’une émigrée noire dans une France xénophobe, c’est-à-dire de montrer une misère que bien des auteurs africains avant Fatou Diome ont déjà dépeinte, mais de mettre à nu l’infériorité humaine et intellectuelle de ceux qui se cachent derrière des paroles et des comportements racistes. Le but déclaré de l’auteure est de mettre en lumière - à travers la voix et le regard du je-narrant - le comportement raciste: avec lucidité et recul, recul qui résulte, comme nous venons de le voir, de l’interstice qui s’ouvre entre le je-narré/ personnage/ passé et le je-narrant/ narrateur/ présent. Humour et ironie Beaucoup de critiques ont souligné le côté humoristique des nouvelles de Fatou Diome; il y est question, entre autres, d’« humour féroce » (Mendy- Ongoundou 2001), d’« humour cinglant » (Gabin 2001), d’« humour et philosophie » (Klarabel). Fatou Diome constate sur ce point: « Je n’aime pas faire du misérabilisme brut. Je préfère raconter les choses avec un regard plus ironique, plus caustique, plus drôle. » (Tervonen 2003) 8 Et elle explique: « Je suis obligée de prendre l’ironie et l’humour pour relativiser les choses. » (Mbouguen) Bien que ‘humour’ et ‘ironie’ soient très souvent employés comme synonymes (surtout dans des comptes rendus), nous aimerions partir, dans nos réflexions, d’une différence entre les deux termes. Nous comprenons ‘humour’ comme ‘rire malgré qc’, comme comportement qui se manifeste souvent dans une situation de crise et de danger et qui représente, comme l’a formulé Sigmund Freud dans Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten, le refus du ‘je’ d’être blessé par la réalité et d’en souffrir: Das Großartige liegt offenbar im Triumph des Narzissmus, in der siegreich behaupteten Unverletzbarkeit des Ichs. Das Ich verweigert es, sich durch die Veranlassungen aus der Realität kränken, zum Leiden nötigen zu lassen, es beharrt dabei, dass ihm die Traumen der Außenwelt nicht nahe gehen können [...]. (Freud 1992: 256-257) 9 Dans ce sens, l’humour se réfère au locuteur pour lequel il constitue une sorte de stratégie de survie. L’ironie par contre s’adresse à l’interlocuteur et vise à faire voir les défauts de celui-ci. L’ironie - qui fonctionne surtout par 7 Cf. sur ce point « Cunégonde à la bibliothèque » (Diome 2001: 96). 8 Cf. aussi « [...] j’aime [...] écrire au second dégré, il y a une pointe ironique derrière [...] » (Mbouguen). 9 « Er [der Humor] bedeutet nicht nur den Triumph des Ich, sondern auch den des Lustprinzips, der sich hier gegen die Ungunst der realen Verhältnisse zu behaupten vermag » (Freud 1992: 254-255). <?page no="195"?> Originalité et créativité littéraires chez Fatou Diome 195 l’exagération et l’excessif - veut déprécier l’interlocuteur et le livrer au rire des autres. En relisant les quatre nouvelles en question dans cette perspective, on se rend vite compte du fait que Fatou Diome préfère l’ironie à l’humour (pourtant présent 10 ). Le ‘je’ narratif, pourrait-on en déduire, n’a pas vraiment besoin de se fortifier, d’atténuer par l’humour sa souffrance, il est sûr de lui-même, rassuré par sa langue cinglante, son savoir et son esprit humaniste. Le parler ironique privilégié par Fatou Diome se manifeste dans les nouvelles sous des apparences multiples: 1. dans des portraits de personnages, 2. dans des situations où ces personnages se ridiculisent devant les yeux du lecteur, 3. à travers le langage, ce qui sera illustré par la suite. Les portraits de personnages peints par Fatou Diome sont d’une intensité remarquable malgré leur concision. Grâce à un langage très imagé l’auteure arrive à créer, en quelques coups de pinceau, un tableau vivant du personnage en question. Prenons comme exemple M. Dupont dans « Le visage de l’emploi », introduit dans la nouvelle comme suit: Puis la porte d’entrée s’ouvrit. Une asperge ployait à droite vers son attaché-case. [...] Madame et sa fille se précipitèrent pour embrasser le squelette animé: c’était donc monsieur le père de famille qui rentrait du bureau. Je me trouvais dans le rayon de son regard circulaire. [...] - Bonjour monsieur’, dis-je, en me levant; mais je n’eus pas le temps d’attraper sa main; il dévalait déjà l’escalier vers l’étage supérieur. (Diome 2001: 61) Dans la plupart des cas, les quelques traits physiques décrits et la brève impression du comportement donnée par la narratrice traduisent les valeurs intérieures du personnage ainsi que son attitude face à la vie sociale et communautaire. Ainsi nous pouvons dire que M. Dupont est extrêmement maigre, pris par son travail, impoli envers sa famille et envers la narratrice, totalement désintéressé. Le regard ironique de la narratrice s’attaque surtout aux spleens des personnages, comme aux désirs de blancheur et à l’accent alsacien du boulanger (« La préférence nationale »), à l’inflexibilité et la routine, nécessaire pour survivre, de M. Dupire (« Cunégonde à la bibliothèque ») ou à l’obsession bourgeoise de manger bio du professeur (« Le dîner du professeur »). Il dévoile aussi leur spleen commun: leur obsession de considérer la femme noire comme incarnation du désir sexuel et du plaisir charnel, comme objet sexuel à regarder, à toucher et à prendre. 11 Les personnages exposés au regard ironique de la narratrice se retrouvent très souvent dans des situations qui révèlent leur esprit borné et dans lesquelles ils se ridiculisent directement devant les yeux du lecteur. Pensons 10 Cf. surtout les auto-désignations dont se sert le ‘je’ narratif: « Pourquoi tu es noire? Parce que je mange trop de chocolat. » « Chère madame, les enfants de banania sont aujourd’hui lettrés. » « Ce monsieur n’aimait pas le chocolat vivant. » « [...] qui la plupart du temps n’avaient rien à apprendre aux orangs-outangs » (Diome 2001: 67, 70, 78, 95). 11 Cf. sur ce point « Le visage de l’emploi », 72; « Cunégonde à la bibliothèque », 99; « Le dîner du professeur », nouvelle qui est entièrement consacrée à ce thème. <?page no="196"?> Birgit Mertz-Baumgartner 196 dans ce contexte à Mme Dupont de la nouvelle « Le visage de l’emploi » qui n’arrive pas à citer correctement Descartes et est corrigée par sa femme de ménage, supposée ignare (Diome 2001: 69); ou à M. Dupire de la nouvelle « Cunégonde à la bibliothèque » qui « mutile[r] Voltaire » (Diome 2001: 92), considère sa femme de ménage comme illettrée, l’appelle Cunégonde et la rencontre finalement à la bibliothèque nationale de Strasbourg où elle se révèle étudiante de Lettres citant Candide: − Vous auriez dû me dire que ... [dit M. Dupire] − ... que? repris-je gaiement, qu’avant de laver les écuelles sur le bord de la Propontide, Cunégonde aimait écouter les leçons du professeur Pangloss, ou que la serpillière dessèche le carrelage et non le cerveau? ’ (Diome 2001: 98-99) Pensons aussi au professeur de « Le dîner du professeur » qui, dans un acte sexuel unilatéral, attend en vain le cri de jouissance de l’étudiante noire (Diome 2001: 110). Il est important de signaler que la narratrice n’est jamais seule à rire des personnages et des situations dans lesquelles ceux-ci se trouvent: le lecteur est son complice solidaire, celui sans lequel l’ironie ne fonctionne pas. D’après l’étude sur l’ironie de Norbert Groeben et Brigitte Scheele, le lecteur est le complice du « narrateur ironique », celui qui comprend, qui soutient le narrateur dans la mise à nu des méchancetés humaines, qui se solidarise avec lui et affirme sa supériorité (Groeben/ Scheele 1984: 6). L’ironie inhérente aux personnages et aux situations se traduit par le langage: par l’exagération, par le ton incongru, par des jeux de mots et des allusions à déchiffrer par le lecteur-complice. Le titre du recueil La Préférence nationale est l’illustration programmatique de cette stratégie: il reprend la notion de « préférence nationale » inventée par Jean-Yves Le Gallou et le Club de l’Horloge (Le Gallou 1985), groupe de réflexion de la nouvelle droite, qui était à la source d’une révolution stratégique pour le Front National dans la manière de se présenter aux autres. Après le slogan « Les immigrés dehors », « la préférence nationale » représentait une notion plus policée, plus présentable, qui ne semble impliquer ni haine, ni mépris. Quoiqu’il en soit: ‘préférence’ veut dire discrimination et exclusion. La première phrase de la nouvelle intitulée « La préférence nationale » rend évident que la critique de Fatou Diome s’adresse moins à l’extrême droite - dont le racisme est ouvert et connu - qu’aux partis conservateurs qui reprennent dans leurs programmes des idées lepénistes sous d’autres étiquettes: « Monsieur Passe-Toi a fixé la règle sans avoir l’air d’y toucher [...]. » (Diome 2001: 75) Par le principe de la paronymie cette phrase introductive fait allusion à Charles Pasqua, qui de retour au ministère de l’Intérieur, a fait voter, en 1993, de nouvelles lois répressives sur l’immigration. L’ironie se déploie au second degré, dans les connotations qui accompagnent le paronyme ‘Passe-toi’: ‘Passe-toi’ fait penser à ‘passe-droit’ (‘injustice subie par qn malgré ses droits’) ou/ et à ‘casse-toi’ (‘va-t’en! ’), apporte donc un jugement négatif à la politique du ministre et exige sa dé- <?page no="197"?> Originalité et créativité littéraires chez Fatou Diome 197 mission. L’ironie présente dès la première phrase de la nouvelle est encore renforcée par l’explication que la narratrice donne de « la préférence nationale »: [...] si vous êtes marié à un ou une Française, nous dit-il [Charles Pasqua], il faudra deux années de baise pour capter l’odeur française, la nationalité. Pour les femmes africaines mariées à des Français, les chances de naturalisation augmentent proportionnellement avec l’élasticité de leur utérus, où poussent des fœtus français qui ignorent la préférence nationale. (Diome 2001: 75) L’explication se caractérise avant tout par son ton incongru, et même inconvenant, incongruité qui résulte de l’emploi du langage de tous les jours, voire populaire pour expliquer un texte juridique, une loi. Ce décalage entre genre textuel (loi) et langage employé (parler populaire) exprime le jugement de la narratrice sur les lois en question, lois qu’elle considère évidemment comme complètement absurdes. Conclusion Dans un entretien, Fatou Diome a souligné qu’elle considère l’écriture comme son « vrai lieu de liberté [...] » (Tervonen 2003), lieu de liberté et - nous y ajoutons - lieu de libération: libération de perspectives monovalentes (européenne/ africaine), de critiques unilatérales, d’une écriture misérabiliste et larmoyante, du trop sérieux et du trop agressif. Ce lieu de liberté et de libération se caractérise par une pluralité de perspectives, un regard lucide et distancié sur l’Europe et l’Afrique, une capacité de « se relativiser et de relativiser les autres » (Kristeva 1988: 16) et une bonne dose d’humour et d’ironie qui permet aux uns et aux autres de rire. Un rire jaune bien-sûr, mais un rire qui ouvre la voie à la réflexion et non à l’exclusion. Bibliographie Fatou Diome, La Préférence nationale. Et autres nouvelles, Paris 2 2001. Fatou Diome, Port de folie, in: Brèves 66/ 2002a, 4-12. Fatou Diome, Les Loups de l’Atlantique, in: Etonnants voyageurs. Nouvelles voix d’Afrique, Paris 2002b, 97-102. Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, Paris 2003. Fatou Diome, L’Homme de Barbès, in: Jean-Christophe Rufin (dir.), L’Europe, vue d’Afrique, Bamako, Paris 2004, 79-87. Fatou Diome, Kétala, Paris 2006. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris 1955 (édition originale: 1950). Yves Chemla, Dire l’ailleurs, in: Notre Librairie 155-156/ 2004, 48-53. Émile Cioran, La Tentation d’exister, Paris 1997 (édition originale: 1956). Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris 1952. Sigmund Freud, Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten, Frankfurt am Main 1992. <?page no="198"?> Birgit Mertz-Baumgartner 198 Capucine Gabin, Préférence nationale, un voyage social et intérieur. La préférence nationale de Fatou Diome, 2001, http: / / www.afrik.com/ article3056.html (08.09. 2006). Yavier Garnier, L’exil lettré de Fatou Diome, in: Notre Librairie 155-156/ 2004, 30-35. Norbert Groeben/ Brigitte Scheele, Produktion und Rezeption von Ironie. Pragmalinguistische Beschreibung und psycholinguistische Erklärungshypothesen, Tübingen 1984. DJette Klarabel, Des lettres... et puis des lettres. ‘La préférence nationale’, http: / / hphi-ver.free.fr/ deslettres13.htm (08.09.2006). Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris 1988. Jean-Yves Le Gallou et le Club de l’Horloge, ‘La préférence nationale’: réponse à l’immigration, Paris 1985. Hervé Mbouguen, Interview de Fatou Diome, auteur de ‘Le ventre de l’Atlantique’, http: / / grioo.com/ article-disc.php? aid=1151&page=2 (07.09.2006). Renée Mendy-Ongoundou, ‘La Préférence Nationale’ par Fatou Diome. Etre libre en écrivant..., http: / / www.arts.uwa.edu.au/ AFLIT/ AMINAdiome01.html (07.09. 2006). Sandrine Morin, Fatou Diome. Portrait, 2003, www.lire.fr/ portrait.asp/ idC=45404- &idTC=5&idR=201&idG (07.09.2006). Edward Said, Reflections on exile, in: Russell Ferguson et al. (dir.), Out There. Marginalization and Contemporary Cultures, New York, London 1990, 357-366. Edward Said, Representations of the Intellectual, New York 2 1996 (édition originale: 1994). Taina Tervonen, Partir pour vivre libre. Entretien avec Fatou Diome, 2003, http: / / www.africultures.com/ index.asp? menu=affiche_article&no=3227 (07.09. 2006). Jochen Vogt, Aspekte erzählender Prosa. Eine Einführung in Erzähltechnik und Romantheorie, Opladen, Wiesbaden 8 1998. <?page no="199"?> Susanne Gehrmann De la binarité à la duplicité. Les doubles de Calixthe Beyala Calixthe Beyala, Afro-française 1 originaire du Cameroun, est sans doute une des auteures les plus prolixes de sa génération. Cela vaut aussi bien pour les champs littéraires africain, camerounais, francophone et français, les contextes de production et réception multiples dans lesquels s’inscrit son œuvre. 2 Mon point de départ pour une lecture fragmentaire de quelques romans de Beyala et une lecture plus ciblée d’Amours sauvages (1999) est la transgression de l’esthétique des oppositions binaires du discours colonial par l’écriture postcoloniale. La thèse de départ est que Beyala utilise une esthétique prononcée du double et de l’opposition dans son écriture, mais que cela n’équivaut pas à un simple renversement de l’ordre tel que, à ses moments révolutionnaires, le prônait la Négritude au sujet de la question ‘raciale’. Audelà de l’opposition binaire, le double devient une figure de texte ambiguë qui invite au dépassement des frontières normatives entre les sexes, les cultures, les classes et les ‘races’. Le terme ‘duplicité’ employé dans le titre de mon article pourrait nous conduire à associer d’abord cette expression à l’auteure Calixthe Beyala en tant que personnalité. Installée à Paris depuis presque une trentaine d’années, elle fut une vedette des médias durant les années 1990, adorée par un grand public pour ses romans sur le milieu de l’immigration africaine à Paris. Elle fut, en même temps, rejetée par une grande partie des critiques africains masculins pour son attitude féministe peu encline aux compromis 3 et les affaires de plagiat en 1996 (Porra 1997; Hitchcott 2006a) contribuèrent à une certaine destitution de Beyala dans le milieu littéraire français, voire européen et américain. 4 La critique littéraire reflète la double discrimination à laquelle Beyala se voit exposée au niveau de ces deux catégories sociales que sont le gender et la ‘race’: en tant que femme et noire, comme elle l’exprime clairement dans une interview: 1 C’est l’auto-désignation qu’elle prône dans son essai Lettre d’une Afro-française à ses compatriotes (2000). 2 Concernant l’application du concept ‘champ littéraire’ de Pierre Bourdieu à la littérature africaine cf. Fonkoua/ Halen 2001. 3 Cf. par exemple Kom 1996, qui semble nier l’existence d’une exploitation de la femme africaine qu’expriment les œuvres de Beyala. Un autre reproche répété qui lui a été fait est celui de s’être vendue au marché français du livre (Beti 1997). 4 Les fréquents reproches de plagiat adressés aux auteurs africains sont un chapitre ambigu et sombre de l’histoire littéraire et il s’agit là d’un débat non encore clos; lire à cet égard Riesz 1995, Anyinefa 2006. <?page no="200"?> 200 Susanne Gehrmann I am a woman and I am a writer. This precision is very important. And whether it is in Africa or in France, it is a shock. […] I live and experience this situation. That is, there is a desire to deny my intelligence because I am a woman and because I am black, especially because I am black. An image of a certain type of sexuality stereotypes me as a black woman writer. I have experienced this repeatedly and it makes me work ten times harder at what I do. (Jules-Rosette 1998: 204) Il est frappant que selon les circonstances Beyala se définisse d’une part en tant que Française, Camerounaise, Africaine ou Afro-française, d’autre part en tant qu’écrivaine féministe, écrivaine noire, écrivaine de la migration, écrivaine africaine ou écrivaine tout court. Son discours identitaire reflète donc une certaine duplicité, mais il répond aussi à l’ambiguïté de la réception des auteurs d’origine africaine en France auxquels la critique attribue, selon les circonstances, une appartenance à la littérature française ou alors leur refuse cette appartenance. « The contradictions that emerge in Beyala’s reception and representation epitomize the ambivalence of the space she occupies in France. » (Hitchcott 2006b: 3) Les identifications chancelantes et parfois contradictoires de Beyala font ressortir son refus de se laisser enfermer dans une catégorie; que ce soit dans son identité nationale ou ethnique, ou dans la classification de son œuvre littéraire. Si dans sa fonction publique de ‘l’exemplaire femme africaine immigrée qui écrit malgré tout’ elle a aujourd’hui été remplacée par d’autres, comme Fatou Diome, sa production littéraire ne s’est pour autant pas tarie. A ce jour, Beyala est auteure de treize romans et de deux essais. Sept de ses romans se consacrent au sujet de l’immigration africaine en France. Il s’agit de toute une série parue entre 1992 et 2000, tandis qu’au début de sa carrière littéraire à la fin des années 1980 et après 2000, Beyala privilégie l’espace africain pour y situer ses récits. 5 Nicki Hitchcott confirme que « Beyala’s novels grow out of the constantly shifting borderspaces between Africa and France. » (Hitchcott 2000: 145) Car à l’histoire et à la langue partagées - le français est aujourd’hui la première langue de beaucoup de Camerounais (Naguschewski 2003) - s’ajoute l’espace partagé par les Camerounais et les Français, aussi bien à Douala et Yaoundé qu’à Paris ou Strasbourg. Il n’est pas dans mon intention d’aborder une lecture de texte basée sur la seule dimension biographique, mais il est évident que la duplicité du discours public de l’écrivaine Beyala et l’esthétique de l’opposition et du redoublement dans ses romans entretiennent un rapport. Je tiens à préciser aussi que l’expression ‘les doubles de Calixthe Beyala’ dans le titre de mon article ne se réfère pas à une lecture des éléments autobiographiques dans les romans - éléments qui peuvent exister, mais ne m’intéressent pas pour l’instant. Je ne me pose donc pas la question de savoir si les protagonistes de Beyala sont des doubles d’elle-même. Ce sont plutôt les doubles au niveau 5 Dans les deux romans récents Les Arbres en parlent encore (2002) et La Plantation (2005), elle revient sur l’histoire coloniale au Cameroun et au Zimbabwe, qui est bien sûr aussi une histoire allemande, britannique et française. <?page no="201"?> De la binarité à la duplicité. Les doubles de Calixthe Beyala 201 des configurations intérieures du texte et leurs fonctions que j’analyserai. L’emploi prononcé des structures du double, de l’opposition et/ ou de la solidarité, ainsi que celui du reflet et de la réponse, du même et de l’autre dans l’écriture beyalienne me servira de fil conducteur dans l’analyse de l’espace migratoire qu’elle déploie dans ses romans entre 1992 et 2000. Après avoir donné quelques pistes concernant les structures qui se dégagent de ses textes de manière générale, je centrerai mon propos sur Amours sauvages (1999), un texte, parmi les romans de Beyala, encore peu lu et commenté. L’écrivaine féministe et migrante face à l’esthétique binaire Dans un des premiers livres de ce qui est devenu aujourd’hui le canon de la théorie postcoloniale, Manichean Aesthetics. The Politics of Literature in Colonial Africa, Abdul JanMohamed concrétise l’idéologie de la dichotomie coloniale en l’appliquant à l’analyse des ouvrages littéraires. Il montre comment la littérature est partie intégrante des constructions discursives de la mentalité coloniale qu’il résume ainsi: In fact, the colonial mentality is dominated by a Manichean allegory of white and black, good and evil, salvation and damnation, civilization and savagery, superiority and inferiority, intelligence and emotion, self and other, subject and object. (JanMohamed 1983: 4) Il faudra ajouter à cette liste masculinity and feminity, le masculin et le féminin, du fait que le discours colonial reposait sur une idéologie patriarcale, et féminisait l’espace et les sujets coloniaux (McClintock 1995). Le mouvement de la Négritude, initié par Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et d’autres dans les années 1930, renversait la perspective d’une idéologie et d’une esthétique coloniale au niveau de la question de la ‘race’ et des cultures africaines. Cependant il s’avérait manichéiste aussi, du moins dans sa phase initiale et militante: le noir prime alors sur le blanc, l’émotion nègre sur la raison hellène, etc. - ce n’est que plus tard que Senghor privilégiera le métissage culturel. Or, son système de pensée reste très conservateur, notamment au niveau de la question du gender. Chez Senghor, comme chez beaucoup d’autres auteurs africains masculins, la femme reste le garant de la tradition, passive dans l’ère moderne, source d’inspiration pour l’auteur, mais sans voix propre. Parmi les poèmes les plus célèbres de Senghor on compte ceux qui, comme « Femme noire » (Senghor 1990: 16-17) et « Congo » (Senghor 1990: 101-103), allégorisent l’Afrique par l’image du corps féminin aussi bien maternel qu’érotique. Senghor a non seulement inauguré la tradition littéraire que Florence Stratton a appelé « the Mother Africa trope » (Stratton 1994: 39-55) 6 , mais il a également utilisé une rhétorique très proche de cer- 6 Stratton montre comment l’usage de la femme comme allégorie maternelle et nationale structure maintes œuvres de la littérature africaine masculine et que cela, malgré les positions féministes de certains auteurs comme Sembène Ousmane ou Nuruddin Farah, <?page no="202"?> 202 Susanne Gehrmann tains auteurs coloniaux. Il est clair que l’esthétique manichéiste fait aussi partie d’une perspective africaine de type patriarcal. Une écrivaine aux aspirations féministes telle que Calixthe Beyala se retrouve donc à la fois face au discours colonial et au discours africain patriarcal: elle est forcément confrontée au défi d’une double tâche de subversion. De ce fait, une lecture superficielle des textes beyaliens pourrait amener à conclure à un simple renversement de l’ordre établi du discours colonial et du discours machiste à partir d’une perspective africaine, noire et féministe. Cette perspective existe effectivement en particulier dans les trois premiers romans: C’est le Soleil qui m’a brûlée (1987), Tu t’appelleras Tanga (1988) et Seul le Diable le savait (1990) dont le scénario est situé en Afrique et où la critique des structures patriarcales prend une place prépondérante. Il s’agit cependant aussi, chez Beyala, d’une subversion plus subtile: en optant souvent pour l’équivoque par le moyen des structures doubles qui laissent le lecteur dans une zone de doute, les textes de Beyala ouvrent d’avantage un espace de réflexion qu’une vision du monde claire et nette. Ces aspects sont développés surtout dans ses romans dits ‘parisiens’, donc de l’espace migratoire. Le rapport ambivalent que Beyala entretient avec les pères fondateurs de la Négritude se traduit par une intertextualité constante qui arrive à son apogée avec le roman Femme nue, femme noire (2003) dont le titre qui est une citation de Senghor donne une fausse piste de lecture: il s’agit d’un texte qui célèbre la sexualité féminine en tant que force active à l’inverse de la femme noire passive dans le célèbre poème. L’intertextualité de son roman avec une référence à la poésie senghorienne signifie donc un détournement de celle-ci. Cependant, dans sa Lettre ouverte d’une Africaine à ses sœurs occidentales (1995), Beyala propose un nouveau terme, la « féminitude » - contraction de féminisme et de Négritude - afin de mieux parler d’un féminisme à l’africaine: « très proche du féminisme, mais divergente dans la mesure où elle [la féminitude] ne prône pas l’égalité entre l’homme et la femme, mais la différence égalitaire entre l’homme et la femme. » (Beyala 1995: 20) En se servant de cette notion, l’écrivaine accepte, du moins implicitement, l’héritage de la Négritude comme un concept qui embrasse les valeurs positives de la culture africaine. Beyala est sans doute une des voix les plus importantes de la génération d’auteurs africains immigrés en France, une représentante majeure de la « Migritude », terme proposé par Jacques Chevrier, lequel restait cependant assez vague dans son bref article dans Notre Libraire (Chevrier 2004: 13). C’est Pius Adesanmi qui en donne une interprétation, faisant ainsi du seul terme un concept: Migritude - a contraction of migration and negritude - evokes two mutually reinforcing ideologies as well as a negation. Migration of course implies the location of these new writers in the diasporic space of Paris while negritude evokes the contribue à une réduction de l’image de la femme comme sujet individuel (Stratton 1994: 39-40). <?page no="203"?> De la binarité à la duplicité. Les doubles de Calixthe Beyala 203 deconstructive black politics of the texts vis-à-vis the dominant narratives of their context. But migritude negates the return to source philosophy of negritude. For the migritude writer, Paris is home and it is the context in which s/ he seeks to articulate a resistant black identity that refuses to construct Africa as a site of salutary return. (Adesanmi 2005: 967) Ce double mouvement de l’ancrage dans l’héritage de la Négritude - vue tout d’abord comme une force discursive qui déconstruit effectivement le discours métropolitain du colonisateur - et du dépassement d’une Afrique romantique en faveur de l’espace français, 7 fait bien partie du programme littéraire de Beyala. Non seulement elle inscrit ses personnages africains dans l’espace parisien, mais elle a réussi - malgré les difficultés citées cidessus - à occuper une place solide d’écrivaine reconnue en France. De l’opposition ‘homme-femme’ aux doubles ambigus ‘femmefemme’ Le destin des femmes africaines migrantes et leurs luttes pour une vie libre et satisfaisante se situent au centre de tous les romans ‘parisiens’ de Beyala. La perspective narrative est le plus souvent directement liée à la voix du ‘je’ de l’héroïne, mais dans le cas du Petit Prince de Belleville (1992) et dans sa suite Maman a un amant (1993), la perspective d’un narrateur-enfant, le garçon Loukoum qui tient déjà le discours machiste de son père, s’avère être une stratégie en vue de multiplier les ironies. Malgré l’existence d’une voix narrante et donc d’un point de vue dominant dans tous les textes beyaliens, loin d’être des récits linéaires, univoques et clairs quant à leur intention, les romans donnent lieu en vérité à l’expression des points de vue multiples, souvent contradictoires, une véritable « mosaïque de voix » (Hitchcott 2000: 129). Dans Le petit Prince de Belleville des passages très poétiques narrés par la voix du père de Loukoum révèlent l’angoisse du sujet masculin africain dans la position subalterne de l’émigré pauvre même si ce père a un rôle négatif de patriarche africain. Ce procédé consistant à intercaler un deuxième récit en filigrane dans le texte, est repris dans Maman a un amant, mais pour donner cette fois la parole à « M’am », mère adoptive de Loukoum et première épouse du « macho en détresse », femme qui s’émancipe progressivement. Une réconciliation du couple devient possible au moment où l’homme est prêt à accepter son épouse comme un sujet autonome. En analysant les relations entre Français blancs et Africains immigrés dans Le petit Prince de Belleville, Alpha-Noël Malonga parle d’un processus d’enseignement réciproque entre les Européens et les Africains, processus dont Beyala se sert pour transcender l’opposition coloniale entre les deux 7 Adesanmi illustre ce dernier aspect à l’exemple de Le petit Prince de Belleville (Beyala 1992), roman dont le protagoniste est un jeune garçon d’origine malienne qui évolue dans le quartier multiculturel de Belleville, un contrepoids au « romanticized African village of early Francophone African fiction » (Adesanmi 2005: 968). <?page no="204"?> 204 Susanne Gehrmann groupes (Malonga 2004). Cependant, son article donne la fausse impression que Beyala privilégierait une quelconque supériorité blanche, car le critique omet les nombreux éléments satiriques du texte. 8 Dans l’espace multiculturel de Belleville, lieu symbolique dans l’écriture beyalienne, des ‘putes’ blanches ont des ‘maquereaux’ noirs, une féministe blanche voulant libérer des femmes africaines se ridiculise à cause de son ignorance des problèmes réels des immigrantes, 9 et la bonne France bourgeoise, ayant avalé le stéréotype de l’homme noir, agresseur sexuel, se scandalise devant l’amour innocent entre une petite blanche et un garçon malien, enfants d’une dizaine d’années. Comme l’affirme Pius Adesanmi, Belleville, comme quartier de rencontres entre les cultures, où tout Paris se côtoie, donne lieu à une véritable esthétique anti-manichéiste (Adesanmi 2002), dans la mesure où les faiblesses de tout un chacun sont exposées. Cependant, les couples antagonistes chez Beyala ne sont pas seulement opposés selon les lignes de conflit du gender (homme vs femme) ou de l’appartenance ‘ethnique’ (africain vs européen). Nous retrouvons également dans presque tous ses textes des couples femme/ femme qui oscillent entre l’antagonisme et la fusion. Notamment Assèze, l’Africaine (1994) et Les Honneurs perdus (1996) sont respectivement marqués par un couple de femmes qui forment un contraste par leur appartenance à des classes sociales opposées. Entre ces couples de femmes, des conflits vont se jouer, mais en même temps, des solidarités vont se tisser. Cette structure figurative assez complexe entre les femmes liées par des sentiments ambigus d’amour-haine prend d’ailleurs une place prépondérante par rapport aux histoires d’amour vécues avec des hommes, pour la plupart décevantes. La narratrice, Assèze, issue de la classe pauvre et enfant non reconnue, est opposée à sa demisœur, Sorraya, l’enfant légitime et choyée par son père issu d’une classe aisée. Au cours de l’adolescence difficile de Sorraya - celle-ci embrasse outrancièrement la culture française et se rebelle contre ses parents - le père décide de ramener Assèze chez lui en tant que modèle d’une fille africaine modeste. S’agit-il donc d’une mise en scène classique de l’opposition ‘tradition’ versus ‘modernité’ telle qu’elle a marqué le roman africain depuis les années 1950 selon Mohamadou Kane (1983)? Au contraire, chez Beyala la constellation du départ est vite déjouée dans le texte et les relations s’avèrent plus complexes. Au début Sorraya méprise Assèze qu’elle considère comme une arriérée, tandis que la volonté de liberté incarnée par Sorraya qui part à Paris très jeune, impressionne Assèze. L’amour-haine entre les deux femmes devient également le fil conducteur de l’aventure parisienne d’Assèze qui, plus tard, suivra sa sœur. Tour à tour, mais inconsciemment, Assèze reprend 8 Mireille Rosello a analysé comment Beyala détourne subtilement des expressions de la langue française afin de briser les stéréotypes dont ce texte regorge - il faut évidemment lire entre les lignes (Rosello 1998: 129-130). 9 « Ce que Beyala critique à travers ce personnage est l’application systématique d’un modèle occidental du féminisme à la situation de femmes d’autres cultures » (Loingsigh 2002: 110). <?page no="205"?> De la binarité à la duplicité. Les doubles de Calixthe Beyala 205 les amants et même le mari de Sorraya. Toutes les deux vivent des déceptions semblables avec ces hommes. Ceci donne lieu à une étrange fusion entre ces deux femmes. En outre la migration se révèle être un espace où la rigidité des classes sociales africaines s’atténue. Assèze apprend à lutter pour sa survie, tandis que Sorraya sombre de plus en plus dans la dépression. Dans Les Honneurs perdus, Saïda, Camerounaise du Nord, pauvre et illettrée, se retrouve femme de ménage à Paris où elle travaille entre autres pour la Sénégalaise intellectuelle Ngaremba. L’adoration de Saïda pour sa patronne élégante, sûre d’elle, luttant pour une diaspora africaine révolutionnaire est telle qu’elle frôle le désir lesbien, désir pourtant vite refoulé, étant donné que Saïda, vierge de 50 ans, depuis l’enfance dominée par son père musulman très rigide, a appris à supprimer tous ses désirs, qu’ils soient corporels ou intellectuels. Tandis que Ngaremba va de désillusion en désillusion face aux hommes et face à ses projets révolutionnaires, Saïda s’émancipe progressivement. Elle apprend à lire et écrire et à entretenir des relations qui lui sont propres. Au moment où les frontières entre les femmes s’assouplissent et où il n’y a plus d’opposition nette possible, aussi bien Sorraya dans Assèze, l’Africaine que Ngaremba dans Les Honneurs perdus finissent par se suicider. Leurs morts sont symboliques d’une subversion tragique de l’ordre. Ce sont des femmes qui aspiraient à la liberté, mais de manière souvent égoïste par rapport à leurs sœurs moins privilégiées, et qui, finalement, échouent. Sorraya et Ngaremba sont aussi toutes les deux des personnages qui vivent mal leur hybridité culturelle - on est, dans les textes de Beyala, loin d’une célébration postcoloniale de l’entre-deux. Leurs doubles, Assèze et Saïda, autres et semblables à la fois, deviennent cependant les héritières du processus d’émancipation dans la migration par elles entamé. L’image de la femme double dans un couple ambigu de « personnages à la fois antithétiques et complémentaires » (Cazenave 2003: 98) est un leitmotiv dans les romans de Beyala depuis Tu t’appelleras Tanga (1988) et se retrouve également dans Amours sauvages, comme nous allons le voir. Le corps, site ambivalent de la migrante La duplicité peut s’installer non seulement dans l’antagonisme de deux personnages, mais aussi dans la personnalité d’un seul personnage et dans son corps. L’antagonisme racial Noir/ Blanc, suite au discours colonial de longue durée, affecte le corps du sujet migrant. 10 Quand Assèze arrive à Paris, certaines Africaines du foyer d’immigrants clandestins la soumettent à un rigoureux programme de beauté qui correspond en effet à une ‘blanchisation’ 10 Me basant sur la performativité du corps selon Judith Butler j’ai développé plus longuement ailleurs les arguments qui suivent (Gehrmann 2006). Dans Calixthe Beyala. Performances of Migration Nicki Hitchcott insiste également sur l’aspect d’une continuelle performativité/ performance du sujet migrant (Hitchcott 2006: 117-118). <?page no="206"?> 206 Susanne Gehrmann ou, pour s’exprimer comme Fanon, au désir de « lactification » (Fanon 1971: 38-39). 11 Beyala fait ressortir l’aspect ridicule de cette mimicry. Les cheveux d’Assèze à l’état naturel, par exemple, sont perçus comme une « sauvagerie […] d’une nature honteuse et s’apparentaient à certains pelages d’animaux […]. » (Beyala 1994: 243-244) Mais le programme de beauté appliqué, c’est encore pire: Fathia avait décoloré mes cheveux avec un mélange spécial d’eau oxygénée, de henné et de ‘blonde’ de l’Oréal qui me laissa des crottes et me donna des cheveux de paille, avec des reflets roussâtres un peu comme des poils de singe. Et je l’avais remerciée avec effusion. (Beyala 1994: 253-254) Durant le processus de son émancipation migratoire, Assèze va se libérer de cette image toute faite de la « négresse blanche », image dont son double Sorraya reste prisonnière. Le corps de la femme noire migrante est dans pratiquement tous les textes de Beyala un site symbolique et ambigu où se jouent des conflits à une échelle plus large; le corps constitue lui-même un texte aux représentations complexes (Nfah-Abbenyi 2001: 101). Beyala utilise en fait l’expression « négresse blanche » empruntée à Fanon (qui l’avait empruntée à Mayotte Capécia), notamment dans Comment cuisiner son mari à l’africaine (2000). Dans ce court roman truffé de recettes de cuisine africaine parsemées dans le texte, la protagoniste Aïssatou, immigrante africaine sombrant dans un état dépressif, fait d’abord tout pour minimiser son corps et se rendre pratiquement invisible dans l’environnement blanc. La redécouverte de la cuisine de sa mère déclenchera un processus de métamorphose la transformant en une femme libérée sans complexes. Il ne s’agit pourtant pas d’un simple retour aux racines, au contraire, les contraintes que pose le discours sur la femme africaine idéale sont également réfutées. Ainsi, tout en aspirant à séduire son voisin malien, Aïssatou refuse-telle de se faire tresser durant des heures, de se parfumer à l’encens et de s’appliquer du beurre de karité (Beyala 2000: 59). Ces éléments cités sont caractéristiques dans le roman africain féminin. Beyala s’adonne réellement à une quasi-citation de Mariama Bâ qui, dans Un Chant écarlate (1981), décrit les stratégies de séduction à l’africaine dans le menu détail. Aïssatou interprère ces stratagèmes plutôt comme une soumission perfectionnée de la femme africaine à son maître masculin, position qu’elle rejette avec succès. 11 La « lactification » selon Fanon signifie le désir de se blanchir culturellement, notamment au moyen de relations amoureuses/ sexuelles avec des Blancs. La séduction des hommes blancs fait aussi partie du défi que pose la migration aux personnages comme Assèze (Assèze l’Africaine), Aïssatou (Comment cuisiner son mari à l’africaine) ou Ève- Marie (Amours sauvages). Ce désir est en fait un double désir de/ du Blanc, c’est-à-dire de l’homme blanc en tant que personne et d’une assimilation réussie à la société blanche dans la mesure où l’homme blanc incarnant la position de pouvoir dans sa culture apparaît comme le garant de l’intégration de la migrante (Gehrmann 2004). Concernant les ambivalences du désir de se rendre plus blanc dans le contexte postcolonial lire aussi Mar Castro Varela/ Dhawan 2005 qui procèdent à une réévaluation critique du concept de la mimicry selon Homi Bhabha. <?page no="207"?> De la binarité à la duplicité. Les doubles de Calixthe Beyala 207 La métamorphose dans Comment cuisiner son mari à l’africaine ne signifie donc pas un retour aux racines, mais donne lieu à un tiers espace pour le corps féminin qui se libère des contraintes culturelles ‘blanches’ et ‘noires’. La protagoniste ne renonce pas à la séduction érotique, mais elle transforme la soumission aux désirs des hommes en un plaisir qu’elle se fait surtout à elle-même: d’objet elle devient sujet actif dans l’art de l’érotique. 12 Dans les romans parisiens de Beyala, ce processus d’émancipation qui passe non seulement par l’intellect, mais aussi par le corps et l’érotique, est devenu tout un programme. Pour donner un autre exemple: M’am (la mère adoptive de Loukoum) dans Maman a un amant se laisse aller à une relation sexuelle avec un homme français, non pas pour quitter son mari, mais pour retrouver le plaisir de la sexualité, plaisir perdu dans un mariage au schéma patriarcal. En tant que femme qui a re-approprié son corps, elle devient capable de se réconcilier avec son mari, tout en insistant sur une nouvelle définition des rôles dans le couple. Dans Tu t’appelleras Tanga, le personnage d’Anna-Claude, Française juive ayant immigré en Afrique avec l’illusion d’y trouver une vie plus vraie, des amours plus honnêtes, rencontre Tanga, ‘femme-fillette’ 13 noire de 17 ans qui est en train de mourir. Si au début de cette rencontre la communication entre les deux femmes opposées par leurs origines et places dans la société n’est pas possible - l’Africaine refuse d’abord de parler à la Blanche - c’est par le don réciproque de leurs corps 14 qu’Anna-Claude peut comprendre Tanga. La mourante lègue l’histoire de sa vie à la Française qui devient le témoin et, finalement, en acceptant de se donner physiquement, la nouvelle porteuse de cette vie dominée par la mutilation, la violation et l’exploitation du corps. « If one takes this intertwining seriously, the final character is not Tanga any longer, but a hybrid figure made up of both of them. » (Köhler 2005: 33) A la fin du récit, cette femme hybride peut dire à la mère de Tanga: « Votre fille, c’est moi. » (Beyala 1988: 189) En fait, tout au long de la narration de Tanga, au-delà des souffrances vécues à cause des hommes, c’est la mère qui joue un rôle de destructrice dans la vie de sa fille: c’est elle qui la soumet au rite 12 Juliana Nfah-Abbenyi, se référant aux deux premiers romans de Beyala, écrit: « The commodification of women’s bodies in Beyala’s work underlines not only how men enforce and reinforce women’s subjugation, but also, how women themselves have become part of the oppression and exploitation of other women. Some women, however, are presented by Beyala as having agency. They are portrayed as having the will and ability to fight the objectification of their bodies. In my view, Beyala uses the erotic as a discursive tool, to examine the ways in which women can strive towards empowerment and agency » (Nfah-Abbenyi 2001: 101). 13 Cette désignation double pour la jeune fille prostituée exprime, selon Nfah-Abbenyi, « the dual nature of a child’s lifestyle forced to live as a woman, and of a woman who dreams of recapturing a lost childhood » (Nfah-Abbenyi 2001: 102). 14 Voir la lecture de Sigrid Köhler (2005; 2006: 189-215) basée sur un concept de don du corps (body-gift respectivement Gabe des Körpers) qu’elle développe à partir des écrits théoriques de Judith Butler et Jacques Derrida. <?page no="208"?> 208 Susanne Gehrmann de l’excision 15 et la force à se prostituer. Le manque d’amour maternel au sein de la famille, cellule sociale traditionnelle qui ne fonctionne plus dans le contexte de l’extrême pauvreté du bidonville où l’histoire se situe, est en fait compensé par la fusion d’Anna-Claude et de Tanga, fusion qui se base sur une nouvelle maternité, spirituelle et physique à la fois, exprimée dans le dialogue suivant: - Je te donnerai la fertilité. - Je m’offrirai à toi. - Je te ferai des gosses pour perpétuer d’autres humanités. - Aime-moi. Leurs corps s’enlacent. Anna-Claude pleure. Tanga trace sur son cou et son flanc des sillons de tendresse. Elle lui dit de ne pas pleurer, qu’elles vaincront le cauchemar mais que le réel était l’étreinte. Elle lui dit qu’elles frotteront leur désespoir et que d’elles jaillira le plus maternel des amours. […] Elle ajoute: - Ne l’oublie pas, femme, tu dois connaître la suite de ma vie pour la perpétuer. (Beyala 1988: 65) Sigrid Köhler, parlant d’une maternité mythique qui se fonde dans ce texte, souligne que les rôles de mère et d’enfant/ fille ne sont pas attribuables à l’une ou l’autre des deux femmes: In spite of the maternal link it is not possible to ascribe to either of the women the function of mother or daughter. Tanga is at the same time mother, ‘giving’ her story, whose inheritance Anna-Claude wants to pass on […] and daughter being born in Anna-Claude’s body. (Köhler 2005: 39) La fusion 16 des corps de deux femmes opposées au départ par des différences structurelles, engendre un nouvel espace ambigu, une figure de femme double, mère et fille, noire et blanche à la fois. Les enjeux du double dans Amours sauvages Tandis que Assèze, l’Africaine et Les Honneurs perdus sont littéralement des romans de migration, en racontant le départ de l’Afrique, le chemin parcouru, ainsi que l’arrivée en France suivie du processus d’intégration, Amours sauvages, comme les deux textes narrés par le petit Loukoum et Comment cuisiner son mari à l’africaine, peut être considéré comme un proto-exemple de ce que Bennetta Jules-Rosette appelle « Parisianism, with its focus on the social environment and cultural problems of Paris » (Jules-Rosette 1998: xiv). Le titre du roman de 1999, Amours sauvages, fait ironiquement allusion aux mythes coloniaux concernant ‘les sexualités primitives’ et peut être lu 15 Au-delà de la critique de l’excision comme une pratique néfaste réelle - il s’agit cependant d’une coutume qui ne se pratique pas dans le contexte culturel dont Calixthe Beyala est issue - la scène en question (Beyala 2001: 20) peut se lire comme une métaphore générale de la soumission féminine, « metaphor for the constitution of female bodies in a male-dominated society » (Köhler 2005: 34). 16 « Das Ineinandertreten der beiden Figuren in der Selbstgabe » (Köhler 2006: 206). <?page no="209"?> De la binarité à la duplicité. Les doubles de Calixthe Beyala 209 comme un pastiche des titres ethnographiques dans le style de ‘Les coutumes sexuelles des sauvages X dans la jungle Y’. La jungle est ici la ville de Paris où la protagoniste lutte pour sa survie, la reconnaissance et l’amour. Loin de la sagesse pudique de Saïda qui, dans Les Honneurs perdus, est une vierge certifiée, Ève-Marie, elle, au début du roman survit à Paris par le moyen de la prostitution, en jouant sur le registre de l’exotisme: « J’étais une sauvage et cela me donnait une grande aptitude à survivre » (Beyala 1999: 107) affirme la narratrice ironiquement. Le nom Ève-Marie renferme en soi le binarisme classique de la femme pécheresse, séductrice et de la femme sainte et maternelle du discours chrétien. 17 Paradigme qui dans la culture occidentale a servi à catégoriser le genre féminin des siècles durant et qui fut également adopté par l’Afrique christianisée. Beyala utilise ce nom doublement allégorique afin d’ébranler le statut de la prostituée et de la femme mariée: le passage ambigu d’un statut à l’autre, vécu par Ève-Marie durant le récit, questionne les limites de la liberté de choix d’une position sociale pour la femme migrante. La signification du motif récurrent de la prostitution chez Beyala a été valorisée de manière très différente. Tandis que Hitchcott voit la prostitution comme une métaphore de la dégradation des rapports humains en général et de la perte d’identité (Hitchcott 2000: 130), Gallimore parle « [d’]une figure positive grâce à sa fonction subversive. Elle [la femme africaine] peut exploiter sa situation marginale à son profit, refuser l’asservissement et se libérer de l’emprise sexuelle. » (Gallimore 1997: 88) Dans Amours sauvages, la prostitution est avant tout une stratégie de survie. En tant que prostituée, Ève-Marie se sert des phantasmes de sa clientèle blanche en mettant en scène les attributs raciaux et sexuels qu’on veut voir en elle et en acceptant la fragmentation de son corps: « Je vendais mon immense derrière de négresse à prix modérés et on m’appela ‘Mademoiselle Bonne Surprise’. » (Beyala 1999: 9) En fin de compte: The prostitute’s position is an ambiguous one that lies between autonomy and dependence. To a certain extent, then, she epitomizes the ambiguous positioning of the migrant woman: on the hinge between integration and marginality in France. (Hitchcott 2006a: 104) Plus tard, Ève-Marie épouse un Français blanc, garant supposé de son intégration. Or, lui aussi a une image toute faite de la femme noire: il la veut 17 En tant qu’entité binaire, ce nom rappelle aussi la ‘femme-fillette’ de Tu t’appelleras Tanga. Nfah-Abbenyi souligne que « Naming women in binary terms is a discursive act that not only informs of the hyphenated identities of these women and the hierarchical, dominant society in which they live, but also of the problematic of womanhood as it relates not only to mothering and reproduction but to sexual pleasure, male sexual pleasure, as well, given that embedded in these dualistic descriptions is the oppression of women and the objectification of their bodies. » (Nfah-Abbenyi 1997: 102) Cependant, dans Amours sauvages Ève-Marie apprend à réconcilier les deux parts, fonctions de l’amante et de la mère qui sont inscrites en elle par son nom, et de les vivre - au moins partiellement - selon sa volonté à elle. <?page no="210"?> 210 Susanne Gehrmann opulente et maternelle, de sorte qu’Ève-Marie se voit de nouveau contrainte à souscrire aux attentes de l’Autre en grossissant démesurément pour lui: « Depuis mon mariage, et parce qu’il ne cessait de me dire: ‘J’aime pas les squelettes! ’, je mangeais et je grossissais. » (Beyala 1999: 21) L’épouse est une figure dépendante, elle aussi. Le couple reste cependant stérile et bien qu’Ève-Marie s’adapte aux fantasmes de son mari, celui-ci la trompe avec une femme blanche. Dans un geste désespéré, Ève-Marie adopte une attitude masochiste en prenant pour amant un raciste déclaré. Celui-ci la considère uniquement comme « une grosse paire de fesses » (Beyala 1999: 11) et la baise avec la fureur du xénophobe face à son désir refoulé. « J’étais coupée en deux, tourmentée par des sensations contradictoires. Plaisir et dégoût se disputaient des amas de ma personne » (Beyala 1999: 64), dit Ève-Marie face à ce désir impossible. Cette citation me semble être centrale dans l’ensemble du roman: la déchirure de la protagoniste ne se réfère pas seulement à sa vie sexuelle, mais aussi à sa situation contradictoire d’immigrante aspirant à s’intégrer. A tout moment, les préjugés de la pensée binaire dégradent les relations humaines: il y a, pour Ève-Marie en tant que femme noire, le fait d’être constamment perçue comme l’Autre par la société française, et d’être aussi souvent rejetée par la communauté africaine qui se méfie du couple mixte qu’elle forme avec son mari. En même temps, il est clair qu’au départ Ève-Marie juge aussi ‘ses autres’ à elle - les hommes/ les femmes blanches/ les homosexuels - selon des stéréotypes et des idées reçues. Ce qui est important, c’est que malgré l’inscription de l’opposition entre les genres sexués et racialisés, marquée par la violence discursive ou physique, Ève-Marie ne demeure pas une victime de la situation sociale et le texte n’est finalement pas peint en ‘noir et blanc’. Dans son ensemble, le roman est marqué par un processus de maturation qui mène à la réconciliation de la protagoniste avec elle-même, lui apportant une nouvelle vision plurielle des êtres et des choses. Ève-Marie devient non seulement l’amie intime de l’exmaîtresse de son mari, mais apprend aussi à lui pardonner. En se posant des questions essentielles sur les contraintes historiques, elle arrive à analyser les problèmes de relation dans son couple de manière clairvoyante: Pourquoi? Parce qu’il était blanc? Parce qu’il symbolisait la supériorité blanche? Le complexe noir? L’anti-complexe noir? Les mille abus de confiance? Les dix mille trahisons? L’esclavage et la soumission? Notre couple - comme des millions de ses semblables - portait en son sein les germes des dissonances historiques inavouées. J’avais aimé Pléthore comme une esclave aime son maître: avec méfiance. J’avais craint sans me l’avouer qu’il ne fût attiré que par mon exotisme et par ces préjugés sexuels qui accompagnaient l’existence des noires, les enclavaient et déterminaient leurs rapports au monde. Sans m’en rendre compte, j’avais pris prétexte de son infidélité pour lui faire payer les bavures de l’humanité. (Beyala 1999: 103) <?page no="211"?> De la binarité à la duplicité. Les doubles de Calixthe Beyala 211 La leçon qu’en tire Ève-Marie est que les relations humaines individuelles doivent être placées au-dessus des différences structurelles qui existent dans une société donnée. Au moment où sa connaissance du discours colonial binaire se transforme, en passant d’une structure adoptée inconsciemment à une structure analysée consciemment, il lui est alors possible de transgresser les clivages. De ce fait, l’amour peut se réaliser au-delà des frontières de catégories qui séparent les ex-colons métropolitains des migrants excolonisés. La réconciliation entre Ève-Marie et Pléthore est dépeinte comme une fusion splendide, peut être un peu trop kitsch, mais la rencontre sexuelle est ici érigée en un symbole de la victoire sur les différences qui séparent les êtres. A la fin du roman, Ève-Marie va adopter un enfant métis. Il s’agit de l’enfant de sa voisine blanche Flora-Flore, ex-maîtresse de son mari, enfant qu’elle a eu avec un africain homosexuel: un enfant qui existe malgré toutes les improbabilités. Si la stérilité d’Ève-Marie dans son couple avec Pléthore symbolise l’étape difficile des relations postcoloniales, l’enfant qui survit à la violence du mari sadique de Flora-Flore (elle est frappée fréquemment), incarne l’espoir pour les générations futures. Le géniteur accidentel de cet enfant est du reste un moteur important pour la maturation d’Ève-Marie: ce personnage de l’homosexuel noir, appelé Océan, qui devient un ami intime du couple des deux femmes, évolue dans les quartiers queer de Paris, non sans chagrins d’amour certes, mais enfin débarrassé de la honte de son penchant pour les vêtements de femmes et de son amour pour les hommes: Rien qu’à le voir on savait que malgré tout ce que la pensée exclusive pouvait dégoiser sur la question, il avait rassemblé tous les morceaux de lui qui étaient bons, précieux et beaux, les avait traînés dans ce bar, poussés dans ce dancing-bar, loin de l’Afrique et de ses interdictions. (Beyala 1999: 137) Ainsi l’espace migratoire recouvre-t-il aussi des libertés inimaginables en Afrique. Océan procure une bonne leçon de tolérance à l’Africaine, homophobe au départ, il devient ensuite l’amant temporaire de la Française assoiffée de tendresse. La solidarité féminine qui transgresse les frontières entre les races et les classes, sujet cher à Beyala, 18 est également située au centre d’Amours sauvages. L’amitié avec Flora-Flore prend des dimensions presque mythiques: « J’ignorais comment […] expliquer ce qui se passait entre Flora-Flore et moi, ces lumières inouïes, ces vertiges d’amitié qui se tissaient entre nous […]. » (Beyala 1999: 60) Mais Flora-Flore est victime de son amour pour l’homme violent, un mari qui la bat fréquemment et qui, à la fin du récit, va la laisser mourir d’une maladie non soignée. Dans son cas tragique, la soumission à l’homme prend le dessus sur la solidarité féminine transgressive. Le tragique et l’ironique, l’échec et la victoire, la réflexion méditative et l’action accélérée se côtoient dans ce roman qui montre toute l’ambiguïté des 18 Sa Lettre d’une Africaine à ses sœurs occidentales (1995) est un appel passionné à la solidarité entre les femmes privilégiées et moins privilégiées. <?page no="212"?> 212 Susanne Gehrmann processus culturels et sociaux à l’œuvre dans une société marquée par la migration. Il y a cependant un immense espoir qui ressort finalement de ce récit, symbolisé par la naissance du bébé métis. En tant que personnage s’ouvrant aux Autres au lieu de s’attacher aux oppositions binaires, Ève- Marie surmonte sa stérilité symbolique et s’approprie une fertilité figurée: « …la confusion, l’osmose et l’amour total dans lesquels nous vivions, Pléthore et moi, me donnaient l’impression d’attendre un bébé. » (Beyala 1999: 133-134) L’enfant engendré par un noir homosexuel, mis au monde par une femme blanche tyrannisée, et materné par une femme noire et son mari blanc incarne l’espoir d’une nouvelle société hybride qui transcende les genres, les races et les classes. Conclusion Comme nous l’avons vu, les textes de Beyala regorgent de personnages complexes, contradictoires et ambigus ainsi que de couples antagonistes, complices, rivaux et/ ou alliés. Ces figures doubles du texte apparaissent sous des formes variées: la femme privilégiée par rapport à la narratrice exploitée dans Assèze, l’Africaine (1994) et Les Honneurs perdus (1996), femme dont la situation se renverse tragiquement; ou encore la confrontation Noire/ Blanche dans Tu t’appelleras Tanga (1988) et Amours sauvages (1998), et bien sûr, celle des genres sexués homme/ femme, présente dans tous ses textes. Il ne s’agit pourtant nulle part d’un simple renversement du discours colonial et/ ou patriarcal de type manichéiste, loin de là. Il faut donc souligner la duplicité de l’écriture beyalienne qui privilégie les constellations surprenantes et ambiguës. De cette façon elle montre la fluidité et l’instabilité de l’espace migratoire postcolonial, ainsi que le potentiel du mouvement continu des sujets en devenir, sans se fixer à une norme. Les sujets féminins migrants chez Beyala ne sont ni des victimes de leur situation ni des super-héroïnes capables de révolutionner la réalité en renversant entièrement l’ordre. Dans ce sens, il s’agit d’une écriture résolument réaliste, qui, pourtant, par la qualité allégorique de ses personnages et histoires narrées, contribue à re-négocier la réalité humaine dans les sociétés postcoloniales africaines et française. Au delà de la seule question féministe, certes au centre de l’engagement de l’auteure, l’aspiration à la reconnaissance des « différences égalitaires » (Beyala 1995: 20) dans les confrontations des cultures et des personnes, qu’elles soient migrantes, métropolitaines ou africaines, me semblent être un but essentiel de la contribution de Calixthe Beyala à la littérature française et camerounaise, voire mondiale. « Nous restons intimement convaincues que le meilleur comme le pire se retrouvent chez chaque être humain sans distinction de race, de couleur, de religion ou de sexe » (Beyala 2000b: 8), affirme-t-elle dans sa Lettre d’une Afro-française à ses compatriotes, manifeste de <?page no="213"?> De la binarité à la duplicité. Les doubles de Calixthe Beyala 213 sa ‘francité’ passionnelle malgré les avatars du racisme vécu sur cette terre d’accueil parfois ingrate. Bibliographie Mariama Bâ, Un Chant écarlate, Dakar 1981. Calixthe Beyala, Tu t’appelleras Tanga, Paris 1988. Calixthe Beyala, Le petit Prince de Belleville, Paris 1992. Calixthe Beyala, Maman a un amant, Paris 1993. Calixthe Beyala, Assèze, l’Africaine, Paris 1994. Calixthe Beyala, Lettre d’une Africaine à ses sœurs occidentales, Paris 1995. Calixthe Beyala, Les Honneurs perdus, Paris 1996. Calixthe Beyala, Amours sauvages, Paris 1999. Calixthe Beyala, Comment cuisiner son mari à l’africaine, Paris 2000a. Calixthe Beyala, Lettre d’une Afro-française à ses compatriotes, Paris 2000b. Calixthe Beyala, Femme nue, femme noire, Paris 2003. Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, Paris 1990. Pius Adesanmi, Anti-Manichean Aesthetics: The Economy of Space in Maryse Condé’s ‘Crossing the Mangrove’ and Calixthe Beyala’s ‘Loukoum’, in: English in Africa 29(1)/ 2002, 73-83. Pius Adesanmi, Redefining Paris: Trans-Modernity and Francophone African Migritude Fiction, in: Modern Fiction Studies 5(4)/ 2005, 958-975. 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J’ai alors commencé une seconde vie: en une semaine, j’avais perdu mon accent. » (Simonnet 2004) C’est à travers cette expérience qu’un sentiment de ‘différence’ prend de l’ampleur, que le besoin de positionnement identitaire devient essentiel. L’installation en France rend évident le métissage culturel qui la constitue et met en jeu les questions d’appartenance. Le ‘double regard’ sur les réalités extérieures et intérieures au contact des cultures algérienne et française semble être l’essor créatif de la pensée et de l’écriture de Nina Bouraoui et déclenche une réelle productivité qui se traduit en neuf romans et récits publiés entre 1991 et 2005. Dans son œuvre, la part algérienne forme une sorte de réservoir d’images, de fond, d’arrière-plan qui guide et qui conditionne l’écriture, analogue aux pouvoirs de la mémoire - « j’ai voulu oublier l’Algérie, mais elle est revenue avec l’écriture » (Simonnet 2004) - au point que le lieu réel de l’enfance se métamorphose, au fur et à mesure que l’œuvre avance, en un espace créé, inventé, devenu fictionnel: « C’est moi qui fais Alger et non l’inverse » (Bouraoui 2005b: 18), note la narratrice écrivaine (et alter ego de l’auteure) dans son dernier roman Mes mauvaises Pensées (2005), et elle reprend cette idée à un autre moment de réflexion sur son origine: « il m’a fallu inventer l’Algérie aussi […]. » (Bouraoui 2005b: 206) Si ce même personnage affirme: « je ne suis pas une exilée, je suis une déracinée » (Bouraoui 2005b: 18), on peut comprendre que pour Nina Bouraoui, la double origine franco-algérienne ne signifie pas un déchirement entre la terre d’origine abandonnée et le pays d’exil, mais plutôt une existence sans attaches, un <?page no="216"?> Myriam Geiser 216 flottement libre parmi des souvenirs, des images, des affinités, sans aspiration à un retour ou un renouement. Le sentiment de déracinement s’exprime plus loin par l’image suivante: « Pourrais-je dire rentrer au pays moi qui n’ai pas les moyens de choisir? Pourrais-je parler de patrie, moi qui me sens orpheline d’une terre? » (Bouraoui 2005b: 270) Ce manque d’attaches fixes avec un lieu, une terre natale fait que ni l’Algérie, ni la France ne peuvent prendre le rôle du pays d’origine. L’identité doit se construire en dehors des repères géographiques. Au-delà de l’expérience du métissage franco-algérien, l’auteure décline sa personnalité autour de l’existence simultanée de plusieurs pôles opposés en ce qui concerne son identité culturelle, intellectuelle et sexuelle. Lors d’une interview réalisée en 2004, elle affirme: « Je suis double. Par ma nationalité, mon métier, ma personnalité. » (Simonnet 2004) Nous proposons d’étudier ici les liens étroits entre quête identitaire et stratégies narratives dans l’œuvre de Nina Bouraoui, qui met en scène la construction esthétique d’une identité multiple et en devenir, dépassant ainsi les schémas existants d’appartenances culturelles ou sociales. L’écriture autobiographique comme ‘invention de soi’ Au sujet de Garçon manqué (2000), son premier roman manifestement autobiographique, Nina Bouraoui affirme: « Ce texte laisse des traces, il ouvre aussi des portes. C’est un livre qui a changé radicalement quelque chose dans mon travail. Je sais que je n’écrirai plus jamais comme avant. » (Darner 2000) Le livre ouvre une série de récits qui retracent, à travers la voix d’une narratrice alter ego de l’auteure, un processus d’évolution personnelle, de maturation et de libération lors de différentes étapes de la vie vécue. Garçon manqué (2000), La Vie heureuse (2002), Poupée Bella (2004) et Mes mauvaises Pensées (2005) reflètent, chacun à sa manière, et sous des formes différentes, une quête de soi, qui lie de façon très intime des questions identitaires à l’éveil d’un désir ou d’un besoin d’écriture. Ecrire, dans l’œuvre de Nina Bouraoui, ne signifie pas rapporter des faits, relater l’expérience d’une double appartenance ou d’une migration, mais est synonyme d’une expérience de soi, d’une identité en métamorphose qui comprend les dimensions de la mémoire et du devenir. En témoignent notamment les nombreuses réflexions, présentes dans les textes choisis, sur le désir et l’acte de l’écriture. Garçon manqué est construit autour de pôles de l’identité ethnique et sexuelle en tension; le constat (souvent cité) de la narratrice en fin du récit donne le ton de la quête poursuivie au fil des livres: « Tous les matins je vérifie mon identité. J’ai quatre problèmes. Française? Algérienne? Fille? Garçon? » (Bouraoui 2002: 163) Le bref roman est composé de deux chapitres, titrés « Alger » et « Rennes », suivis par deux épilogues, « Tivoli » et « Amine ». Le Tivoli à Rome, ce « tiers espace » (Horvath 2004: 193) et sorte d’échappatoire, permet l’éveil d’une identité physique qui dépasse les ap- <?page no="217"?> Nina Bouraoui: « L’écriture, c’est mon vrai pays » 217 partenances culturelles dans lesquelles se trouvait enfermée la narratrice: « Mon corps se détachait de tout. Il n’avait plus rien de la France. Plus rien de l’Algérie. Il avait cette joie simple d’être en vie. » (Bouraoui 2002: 185) Le deuxième épilogue, sous forme d’une lettre adressée à Amine, l’ami de l’enfance algérienne, contient un regard en arrière et un départ - vers une autre forme d’existence, qui ouvre la possibilité de l’écriture: « Sans le savoir, tu m’as donné parfois la force d’écrire », dit la narratrice à son ami (Bouraoui 2002: 188). La Vie heureuse retourne au stade du désir avant l’écriture. Il s’agit de l’autoportrait de Marie - et en creux de l’auteure elle-même - à l’âge de seize ans, en début des années 1980. Le roman, composé de 121 brefs chapitres, parle de la recherche d’amour (synonyme de vie) et de l’expérience de la mort, qui intervient en plein été par le décès subit de sa tante, atteinte d’un cancer à l’âge de 36 ans. La protagoniste passe son temps entre un lycée à Zurich, qu’elle fréquente en tant qu’étrangère, et les vacances à Saint-Malo, où la famille possède une résidence secondaire. L’Algérie n’est pas évoquée dans le texte, le sentiment d’altérité de la narratrice ne semble pas être motivé par ses origines. Si Marie dit à plusieurs reprises: « Je me sens seule et différente » (Bouraoui 2004: 18 et 40), ce sentiment reflète surtout le malaise d’une adolescente à la recherche de repères. Son isolement est plus concrètement lié à l’expérience d’une attirance pour les filles, et notamment pour Diane, camarade du lycée, qui reste pourtant inaccessible. La ‘vie heureuse’, telle que le roman la suggère, est celle de la prise de conscience de soi, de sa propre singularité, de son existence pleinement assumée. Il ne s’agit pourtant pas d’une recherche de termes à appliquer ou de concepts auxquels adhérer pour fixer son identité. « Ce n’est rien, l’homosexualité. C’est un mot inventé », lance Marie, la narratrice, en rajoutant: « Je ne suis pas en danger. Je suis sauvée. Je sais aimer. » (Bouraoui 2004: 271) Lorsqu’on lui demande ce qu’elle voudrait faire plus tard dans la vie, elle répond: « Je ne sais pas. Vivre, c’est beaucoup déjà, non? » (Bouraoui 2004: 278) C’est à travers le récit lui-même que la possibilité de l’écriture se dessine en filigrane, et que le rapport écriture-existence prend forme: « Ici, c’est comme les images qui sont dans ma tête. C’est réel et ça n’existe pas » (Bouraoui 2004: 286), conclut la voix de Marie à la fin de son récit qui constitue une tranche de sa vie et l’annonce d’un nouveau départ. Le livre suivant, Poupée Bella, condense l’écriture de soi dans un journal intime couvrant la période du 30 octobre 1987 jusqu’au 21 juin 1989. Dans un style aphoristique, répétitif, dépouillé jusqu’à l’extrême, la narratrice évoque la découverte du « milieu des filles » (Bouraoui 2005a: 9) à Paris, le désir des femmes et celui de l’écriture. L’idée du lien entre les deux, entre amour et écriture, revient comme un refrain; la phrase-clé du récit, en reprenant le titre emblématique du roman précédent, semble résumer la quintessence de l’œuvre autobiographique de Nina Bouraoui: « La vie heureuse c’est aimer et écrire à la fois. » (Bouraoui 2005a: 60) Au fond de ce projet passionné et ambitieux de l’‘amour-écriture’ se dresse l’image d’un idéal absolu: « Je crois <?page no="218"?> Myriam Geiser 218 au livre blanc, au livre qu’on sait mais qu’on ne peut pas écrire; […] je crois à l’amour parfait. » (Bouraoui 2005a: 47) Chercher à l’atteindre dépasse parfois les limites de la raison: « Souvent je pense que l’écriture est une forme de folie. Il faut doubler, chaque fois, la vie. Il faut répéter les corps et les visages. » (Bouraoui 2005a: 122) Et comme en écho à l’expérience de la folie en écriture, la narratrice note plus loin: « Il y a une folie amoureuse. » (Bouraoui 2005a: 143) Elle traverse le « milieu des filles », multiplie les rencontres amoureuses et poursuit sa recherche pour cerner vers la fin de son journal la différence entre la futilité des définitions et la richesse de l’invention en écriture: « Il n’y a aucune homosexualité. Cela n’existe pas. Déjà, dans les mots, se tient l’invention. Déjà, dans l’écriture, se déploie l’amour. » (Bouraoui 2005a: 149) Le dernier roman en date, Mes mauvaises Pensées, consacré par le Prix Renaudot en 2005, reprend le thème de la folie. Il consiste en un flot de phrases qui s’étend sur 286 pages, sans chapitre ni paragraphe, sous forme d’un récit thérapeutique lors des séances chez une psychanalyste. Au début de sa « confession » (c’est le mot de conclusion, Bouraoui 2005b: 286), la narratrice prépare son vis-à-vis au caractère fictionnel du récit de sa vie. Se raconter, c’est « entrer dans une histoire », explique-t-elle: Je vais entrer dans une histoire, une histoire qui tournera autour de moi, qui m’enveloppera, qui me mangera, ce ne sera pas une romance, ce ne sera pas une légende, je vais porter ma voix sur vous, je n’en espère aucun amour, aucune intrigue, je porterai le masque d’un visage innocent. (Bouraoui 2005b: 11) Son récit développe les sujets de l’identité, de la famille et de l’amour. L’auteure revient sur des lieux de son enfance et de sa jeunesse, comme Nice, Rennes, Alger, déjà évoqués dans les livres précédents, et sur des amours décrites ailleurs, comme Diane de Zurich. Les souvenirs de l’enfance algérienne occupent une place importante, ainsi que le choc de l’arrivée en France. ‘Je suis une étrangère’ est une formule qui revient à plusieurs reprises, la narratrice affirme se sentir « étrangère aux formes qu’on me propose » (Bouraoui 2005b: 100), mais aussi « étrangère à l’intérieur de moi-même » (Bouraoui 2005b: 113). Le sentiment d’altérité relève ici, comme dans les autres textes, d’une quête identitaire qui se situe au-delà des conflits classiques d’appartenances. Le besoin d’écriture est né du besoin de canaliser le flux de la « superposition d’images » (Bouraoui 2005b: 16) de la vie algérienne et française, il résulte de l’envie de se résumer pour être visible: « Je me retourne sur ce que je crois avoir été, il y a une invention de soi, j’écris sur ce que je crois avoir été […]. » (Bouraoui 2005b: 250) Ecrire devient ainsi également une possibilité de réduire la distance envers les autres, et un moyen essentiel de communication: « Je ne pouvais pas exercer un autre métier, vous comprenez » (Bouraoui 2005b: 273), dit la narratrice à la psychanalyste. <?page no="219"?> Nina Bouraoui: « L’écriture, c’est mon vrai pays » 219 Le processus existentiel de l’écriture La création artistique comme choix de vie constitue le fond de la quête identitaire de Nina Bouraoui. Nombreux sont les liens qu’elle tisse dans son œuvre entre l’acte créateur et l’épanouissement de soi, vécu comme un processus vital, plus organique qu’intellectuel. Ainsi, la genèse de l’écriture estelle souvent associée à l’image de la naissance. Dans Mes mauvaises Pensées, la narratrice commente la fin d’une crise de productivité: « Mon écriture est revenue […], je suis née une seconde fois. » (Bouraoui 2005b: 30) Au fil des quatre romans présentés, le lecteur peut constater une relation de parenté entre l’acte d’écriture et l’image même de la vie. Les personnages alter ego de Nina Bouraoui aspirent à une existence où les notions de vie, d’amour et d’écriture se superposent: « L’écriture est comme l’amour, elle passe par le corps, elle est dans cette force de vie-là » (Bouraoui 2005a: 57), dit par exemple la protagoniste de Poupée Bella, ce roman-journal où la réflexion autour de l’identité semble être concentrée de la manière la plus extrême. La triade ‘écriture-amour-vie’ apparente dans le discours de l’auteure ne fonctionne pas selon une simple logique métaphorique. La recherche de soi, entamée toujours à nouveau dans les récits autobiographiques, relève d’une réelle dimension existentielle, où les trois éléments sont inséparables les uns des autres. Leur rapport n’est pas figé, ni toujours en équilibre, il s’agit plutôt d’un processus de constante métamorphose, de « devenir », duquel résulte à chaque fois un nouveau récit. La narratrice de Poupée Bella note: Je suis en devenir homosexuel, comme je suis dans le livre en train de se faire. Chaque fois c’est une mécanique amoureuse. Chaque fois c’est la déconstruction d’un système. Je ne suis plus comme avant. Je n’écris plus comme avant. (Bouraoui 2005a: 49) En analogie avec les multiples formes d’existence possibles, « il y a plusieurs formes d’écriture » (Bouraoui 2005a: 123), et au bout de son journal, la narratrice arrive au constat: « Il faudrait inventer une nouvelle écriture. » (Bouraoui 2005a: 145) Dans Mes mauvaises Pensées, l’écriture a pris la forme du récit thérapeutique (« quand je rentre de nos séances, j’écris sur un carnet mon histoire »; Bouraoui 2005b: 47), qui s’inscrit dans le vaste projet d’écrire sa vie tout au long de sa vie: « Je rêve d’un livre de transformation, qui m’aurait suivie depuis mon enfance, je rêve d’un album, je rêve d’un almanach; je dois tout écrire pour tout retenir, c’est ma théorie de l’écriture qui saigne. » (Bouraoui 2005b: 21) Le concept de « l’écriture qui saigne », formule récurrente dans le dernier roman de Nina Bouraoui, semble découler de la triade ‘écritureamour-vie’ évoquée plus haut, qui constitue la clé de voûte de son œuvre. L’‘écriture-sang’ est « l’écriture vivante » (Bouraoui 2005b: 43), celle qui vient du corps vivant, sans intermédiaire, sans censure, sans restriction, tel un processus organique. L’idée est corrélative à l’image de « la main qui raconte » (Bouraoui 2005b: 20), ce membre du corps qui exerce le désir <?page no="220"?> Myriam Geiser 220 d’écriture: « tout mon amour pèse sur ma main qui écrit […]. » (Bouraoui 2005b: 201) Mais la matière liquide qu’est le sang rappelle également une autre expression essentielle dans l’œuvre de Nina Bouraoui, celle des « flux » qui constituent, qui traversent la narration. Lors de ses réflexions autour de l’écriture, la narratrice évoque souvent l’œuvre d’Hervé Guibert, son modèle et frère dans l’âme, dont elle dit qu’« il sait que tout peut s’écrire, qu’il y a un flux impossible à fixer », et que dans ses livres comme dans les siens « l’écriture est l’écriture du mouvement de la vie […]. » (Bouraoui 2005b: 181) Pour Nina Bouraoui, le matériau de son écriture, ce sont aussi les souvenirs de l’Algérie, ce « flux qu’il faut arrêter ou du moins contenir » (Bouraoui 2005b: 250), comme le dit la narratrice des Mauvaises Pensées, pour ajouter plus loin que « ce qui déborde de moi sera, un jour, contenu dans un livre. » (Bouraoui 2005b: 250) Les jeux de miroir entre la fluidité de l’écriture et l’essence vitale qu’est le sang, se reflètent ainsi dans le caractère fluide des origines, qui sont mélangées et tout aussi impossibles à fixer: C’est toujours cette histoire, au fond de moi, de venir de deux familles que tout oppose, les Français et les Algériens. Il y a ces deux flux en moi, que je ne pourrai jamais diviser, je crois n’être d’aucun camp. Je suis seule avec mon corps. (Bouraoui 2005b: 53) Le corps par lequel passe l’écriture demeure le seul référent identitaire de l’auteure qui construit son identité au fur et à mesure qu’elle avance dans son histoire. A la recherche d’un langage entre le silence du souvenir et la rage des mots Ce qui frappe d’abord dans l’œuvre de Nina Bouraoui, c’est la violence de son langage qui se traduit par un style brut, saccadé, réduit à l’essentiel. Les narratrices de ses textes autobiographiques évoquent souvent le sentiment de peur et de trouble provoqué chez les lecteurs de leurs récits: « Des histoires qui font peur. Un vrai talent. Celle qui écrira plus tard. Des livres effrayants. » (Bouraoui 2002: 136) Les mots y sont alignés tout crus, sans précaution, sans transition, sans explication. Ce sont souvent les mêmes termes suggestifs qui reviennent, tel un rituel ou une litanie, mais sans mélodie, sans harmonie apparente. Ils semblent être issus d’une rage de la parole, d’un état hors soi, d’un besoin lié à la fureur ou à la folie. « Tout noter devient une folie », dit justement la narratrice de Poupée Bella (Bouraoui 2005a: 39). Les mots naissent d’un état de silence qui se situe à l’extrême opposé du désir d’écrire. Le silence est la condition même du pouvoir de la parole et devient ainsi le corrélaire essentiel du processus d’écriture. « Mon silence est un corps. Mon silence est une maison. Mon silence est une habitude. Mon silence est une forteresse », dit Nina, la protagoniste de Garçon manqué (Bou- <?page no="221"?> Nina Bouraoui: « L’écriture, c’est mon vrai pays » 221 raoui 2002: 172). Le silence entoure également le langage extrêmement réduit du journal de Poupée Bella. Avant de le rompre par l’écriture, la narratrice affirme: « J’ai le silence. Je n’ai que mon corps, que mon visage. C’est une vie en dehors de la vie. » (Bouraoui 2005a: 24) Au moment où les mots arrivent, le silence reste présent, comme point de départ et achèvement. La ‘patiente’ aux ‘mauvaises pensées’ confie à son vis-à-vis qui l’écoute: « Vous êtes silencieuse, c’est de ce silence que je dois revenir, c’est vers ce silence que je dois aller. » (Bouraoui 2005b: 11) Et elle lui explique sa relation aux mots: […] je n’exercerai pas […] [de] censure, je n’en ai pas besoin, je n’ai pas honte de ma parole, j’ai toujours écrit, vous savez. Avant j’écrivais dans ma tête, puis j’ai eu les mots, des spirales de mots, je m’en étouffais, je m’en nourrissais; ma personnalité s’est formée à partir de ce langage, à partir du langage qui possède. (Bouraoui 2005b: 10) A la fin, le roman révèle l’ultime finalité du projet d’écriture, quand la narratrice affirme: « je ne sais pas si les mots peuvent tout dire, il faudrait écrire un livre avec du silence […]. » (Bouraoui 2005b: 285) Face au silence, l’écriture semble être un combat, un cri, parfois une justification, parfois une libération. « Ecrire, c’est un acte de résistance; à l’intérieur de moi, il se mène un vrai combat dans l’écriture: C’est une guerre! Et tant mieux! Avoir choisi le métier d’écrire est aussi une manière de rester en terre sauvage », dit Nina Bouraoui (Simonnet 2004). L’appropriation des mots pour en bâtir son langage personnel fait partie de la recherche d’indépendance et de la maîtrise de soi. On peut retourner au silence, domaine de l’enfance, des souvenirs, des secrets, et de l’intériorité, une fois que le flot des mots a pris corps. Les auteurs immigrés ou issus de l’immigration sont régulièrement interrogés sur leur rapport à la langue, sur leur éventuel bilinguisme et les interférences qui peuvent exister entre plusieurs idiomes. Nina Bouraoui a grandi dans un contexte francophone à Alger, elle y a suivi quinze ans de cours d’arabe, mais elle ne s’est jamais véritablement approprié cette langue. A l’occasion de la parution de Garçon manqué, elle explique la part de l’expérience algérienne dans son écriture: Le français est ma langue maternelle. Mais dans l’expression, l’aspect musical du mot, il y a des sonorités chaleureuses, sensuelles qui sont plus du côté de l’Algérie que de la France. J’ai eu des périodes de silence dans mon enfance. J’étais assez verrouillée de l’intérieur. Le fait d’écrire a libéré ce silence. Cela s’entend dans le langage, un peu plus dans ce livre parce qu’il est autobiographique, avec quelque chose de délié, de révélé, qui est presque d’ordre psychanalytique. (Darner 2000) Du silence de l’enfance algérienne est né un style à la fois sec et sensuel, rythmé et imagé, sobre et lyrique, inséparable de l’imaginaire de l’auteure. Evoquant son projet d’écriture autobiographique, Nina Bouraoui précise: « J’avais une volonté d’épurer le style, de faire simple, tout en ayant mon expression propre à moi, avec des phrases d’un seul mot. » (Darner 2000) L’économie des mots et la simplicité des structures sont en partie dues au rapport d’altérité que Nina Bouraoui semble avoir gardé face à la langue <?page no="222"?> Myriam Geiser 222 française (« Ce ton-là me vient aussi de mes lacunes grammaticales »; Simonnet 2004), mais elles sont avant tout issues de l’acte créateur de l’écriture qui ne repose pas sur des concessions ou des restrictions linguistiques: « Je parle une langue de la sensation, une langue de corps. […] Mon style n’est pas pensé. Il me ressemble. » (Simonnet 2004) C’est à travers ses commentaires par rapport au travail d’écriture qu’on comprend combien le langage poétique de Nina Bouraoui est une création artistique, à l’image de sa propre personnalité, plutôt qu’un moyen de représentation d’une réalité vécue. Et que ce langage particulier contribue à l’élaboration d’une véritable identité. Conclusion Le projet d’écriture autobiographique de Nina Bouraoui participe au dépassement de schémas identitaires fixes par une ‘invention de soi’ toujours renouvelée. Il met en œuvre des stratégies narratives intrinsèquement liées à une quête identitaire, motivée par la double origine et l’immigration en France, mais qui n’est pas limitée à cette expérience de métissage et de déracinement. D’autres enjeux identitaires entrent en vigueur dans ses textes, qui révèlent avant tout un rapport existentiel aux mots et au langage poétique, et le désir de trouver la forme juste d’expression de soi. Nina Bouraoui, dans son dernier roman, parle d’une écriture en « spirales » (Bouraoui 2005b: 10) qui procède comme la mémoire, mais implique également le mouvement du devenir. L’avancement en spirales permet de descendre dans les strates du passé pour remonter à la surface du présent, en passant en larges courbes par toujours les mêmes expériences, les mêmes questions, les mêmes ruptures et déceptions, les mêmes certitudes. En résulte un langage dense, concentré, figuré, qui - comme dans son dernier roman - peut prendre la forme d’un récit psychanalytique, avec de multiples retours en arrière, rebonds, redondances et phrases-clés. Il est intéressant de constater que Nina Bouraoui utilise l’image de la « spirale », car le terme renvoie au concept d’écriture élaboré par la littérature de la créolisation, et notamment par les auteurs antillais Edouard Glissant et Frank-étienne. Il semble y avoir une certaine parenté dans une recherche esthétique qui abandonne la linéarité et la prévisibilité de la narration chronologique, et qui progresse de manière circulaire et ouverte, offrant de l’espace à la digression et à la simultanéité d’événements, d’impressions et de réflexions. Le modèle de la spirale serait ainsi une forme propre à l’écriture du métissage culturel et de l’ouverture vers de nouveaux concepts identitaires. Le flot de mots et de pensées (d’un style tantôt fluide, tantôt haché, parfois itératif, parfois minimaliste) ne cache pourtant pas le désir de revenir au sens brut, à la signification essentielle des termes, au risque de les banaliser en une répétition quasi incantatoire. Le langage de Nina Bouraoui se construit autour d’un certain nombre de mots-clés issus de ses paysages d’enfance (été, mer, soleil, lumière, chaleur, odeur, corps) qui reviennent <?page no="223"?> Nina Bouraoui: « L’écriture, c’est mon vrai pays » 223 comme des symboles et constituent l’univers d’un lexique personnel plus sensuel qu’analytique. L’impression que cette recherche du langage relève d’un processus existentiel, est renforcée par les commentaires de l’auteure à propos de la genèse de son écriture. J’étais une enfant sauvage, réservée, solitaire, et j’ai commencé à écrire sur moi pour compenser cette fuite de la deuxième langue, pour me faire aimer des autres, pour me trouver une place dans ce monde. C’était une forme de quête identitaire. L’écriture, c’est mon vrai pays, le seul dans lequel je vis vraiment, la seule terre que je maîtrise. (Simonnet 2004) Si Christina Horvarth, dans son analyse du roman Garçon manqué, observe: « En réalité, la narratrice arrive au terme de sa quête d’identité au moment où elle passe à l’écriture » (Horvarth 2004: 201), nous considérons ici, qu’il n’y a pas de lien de succession entre quête identitaire et écriture, mais plutôt un rapport de simultanéité et de complémentarité. Dans l’œuvre de Nina Bouraoui, la narration ne compense pas la quête de soi, elle est constitutive du processus identitaire - sous forme d’une écriture existentielle en constante métamorphose et comme base de communication avec autrui. Bibliographie Nina Bouraoui, Garçon manqué, Paris 2 2002. Nina Bouraoui, La Vie heureuse, Paris 2 2004. Nina Bouraoui, Poupée Bella, Paris 2 2005a. Nina Bouraoui, Mes mauvaises Pensées, Paris 2005b. Céline Darner, Entretien avec Nina Bouraoui, 2000, http: / / www.amazon.fr/ exec/ obidos/ tg/ feature/ -/ 63663/ 171-3265239-6985812 (24.10.2003). Christina Horvarth, Entre dualité et multiplicité: le tiers espace dans ‘Garçon manqué’ de Nina Bouraoui, in: Charles Bonn (dir.), Migrations des identités et des textes entre l’Algérie et la France, dans les littératures des deux rives. Tome 1 des Actes du colloque ‘Paroles déplacées’ mars 2003 à l’Université Lyon 2/ ENS Lyon, Paris 2004, 193-204. Dominique Simonnet, Ecrire, c’est retrouver ses fantômes. Entretien avec Nina Bouraoui, in: L’Express, 31 mai 2004, http: / / livres.lexpress.fr/ wo/ wo_imprimerPortrait.asp? idC=8532 (27.01.2006). <?page no="225"?> Christina Bertelmann « L’écriture qui saigne »: la recherche identitaire chez Assia Djebar et Nina Bouraoui Notre but ici est de montrer les liens qui existent entre deux auteures maghrébines qui écrivent en langue française, Assia Djebar et Nina Bouraoui. Notre intérêt se porte sur l’analyse des rapports dans l’écriture de ces deux femmes qui représentent deux générations différentes, mais qui sont unies par leurs racines algériennes et l’usage de la langue française. Nous aimerions montrer que Nina Bouraoui s’inscrit dans une voie d’expression féminine déjà empruntée par une femme-auteure, Assia Djebar, qui, elle aussi, est marquée par l’expérience de l’entre-deux. Ce qui est frappant dans l’écriture de ces deux écrivaines, c’est la recherche pernicieuse d’une identité qui se lie insécablement à l’écriture. Ce sont les pôles corps et voix qui se distinguent dans cette écriture dont le flux renvoie à une reconstruction de l’identité. Assia Djebar est née en 1936 en Algérie d’un père algérien et d’une mère berbère. Elle y a passé les premiers temps de sa vie avant d’émigrer en France pour ses études. Elle est retournée en Tunisie, a enseigné aux universités de Rabat et d’Alger et a vécu au Maroc avant de choisir les Etats- Unis comme domicile. Grâce à son père qui était instituteur de langue française, elle a reçu, de 5 à 19 ans, un enseignement en français. Nina Bouraoui, elle, est née en 1967 en France d’une mère bretonne et d’un père algérien. La famille émigre pour Alger où elle reste jusqu’en 1981. Nina Bouraoui rentre en France à l’âge de 14 ans. Les deux biographies témoignent d’une expérience apparente de déchirure: l’entre-deux apparaît comme le point fixe des itinéraires des deux femmes. L’étiquette d’écriture féminine trouverait sa justification dans la concentration sur le corps féminin et l’exposition de la voix, l’oralité étant traditionnellement un attribut féminin puisque la transmission et la préservation de la culture populaire sont assurées par la femme, écrit Zohra Mezgueldi (Déjeux 1993: 172). Comme l’expose Denise Brahimi au sujet d’Assia Djebar: Le pouvoir de maintenance des femmes [...] n’est pas de l’ordre du biologique, mais de l’ordre de la mémoire, une mémoire constamment et consciemment transmise, qui assure à chaque individu-femme la force du collectif, à travers le temps. [...] En société traditionnelle, la mémoire féminine est liée à l’oralité. (Brahimi 1997) Ce féminin s’oppose dans la société algérienne traditionnelle au masculin; Assia Djebar parle d’« une société divisée en deux, avec une séparation <?page no="226"?> 226 Christina Bertelmann sexuelle très forte (un intime et un familial au féminin et un dehors au masculin) » (Ruhe 1993: 15). Pour mon analyse, j’ai choisi quatre romans, à savoir les premiers et derniers romans de chacune de ces deux auteures. Le premier roman d’Assia Djebar, La Soif, date de 1957. Jean Déjeux lui attribue « [l]a découverte du corps [...] dans le roman maghrébin » (Déjeux 1993: 341). Ce texte qui décrit la liberté d’une adolescente jeune et gâtée, en Algérie, passant son temps à cultiver son ennui et ses désirs sexuels et qui essaie de séduire le mari de son amie Jedla, représente un scandale dans le contexte des années cinquante. Le roman traite de l’implication de cette jeune femme émancipée dans la faute, entraînant ainsi la fin de sa jeunesse et la perte de l’innocence. La corporalité, le sexe féminin dans sa sensualité, y occupent une place prépondérante. Cet été fut brûlant, étouffant même. Quand, vers le soir, l’air tendu jusque-là s’ouvrait aux parfums des eucalyptus de la forêt voisine, j’allais, au volant de ma voiture complice, m’alourdir du calme des chemins illuminés par les rayons sanglants du soleil couchant. J’aimais cet enivrement triste dans la sérénité du soir; j’aimais ma solitude - et mon corps que je plongeais dans la mer plate, au creux d’une crique cachée, que des galets rouges rendaient plus sauvage. L’eau était transparente et froide, comme ma jeunesse. Les cheveux mouillés, les lèvres un peu salées, je rentrais: mon seul moment de bien-être, alors - j’allais dire: de paix, pour nommer cette lourdeur bienfaisante qui me rompait les membres et me lavait l’esprit. (Djebar 1957: 13) Dans l’intention de traiter les hommes comme jouets pour combler le vide de son temps, Nadia débute une liaison avec Hassein et se réjouit de sa liberté sexuelle: « J’ai gardé un souvenir brûlant de ses baisers, de ses yeux un peu sauvages sous le ciel renversé, du poids de son corps lourd qui me fit tout oublier. » (Djebar 1957: 114) C’est toujours la description de la chaleur de l’été qui enveloppe les corps; s’y ajoute le sujet de la liberté: « C’est vrai, il y avait eu, cet été, trop de soleil, et la route qui m’attendait à chaque fuite, et la voiture qui m’enivrait, et aussi le souvenir âcre du corps chaud de Hassein, de ses lèvres, de sa poitrine. » (Djebar 1957: 123-124) 1 Brusquement c’est la face brutale de la corporalité qui s’introduit dans la vie de Nadia, mettant fin à l’anodin: Jedla, traumatisée, ne veut pas assumer sa grossesse et demande à Nadia de l’accompagner pour l’avortement. Jedla meurt la même nuit et Nadia ne peut étouffer ses remords. Le dernier roman d’Assia Djebar, La Disparition de la langue française (2003), s’oppose à son premier roman au niveau de la corporalité: comme dans ses romans précédents, notamment L’Amour, la fantasia (1985) où les voix féminines sont les piliers de la construction romanesque, la voix y est au premier plan. Par le fait que celle-ci est liée au sujet de la disparition, ce 1 Le parallèle avec Françoise Sagan est évident et Nina Bouraoui plus tard cite d’ailleurs Bonjour tristesse dans un entretien avec Capucine Roche pour Lire (juin 2005) comme l’un de ses livres préférés: « J’ai souvent pensé que nous avions pris les mêmes chemins, que nous avions eu les mêmes serrements de cœur... » (Roche 2005). <?page no="227"?> « L’écriture qui saigne »: la recherche identitaire chez Djebar et Bouraoui 227 roman représente pourtant un point culminant dans l’œuvre d’Assia Djebar. Le roman parle du retour de Berkane qui, après vingt ans passés en France, rentre en Algérie. Dans de nombreuses lettres à son amour Marise, restée en France, il lui fait part de sa déception: il ne trouve plus de mots (Djebar 2003: 88). Dans sa maison au bord de la mer, il commence à écrire: son journal d’un côté, un fragment de roman de l’autre. C’est l’écriture qui le sauve de son aphasie: [...] que je n’allais pas parler, ni m’attarder, comment lui dire que, à cause de tous ces mots écrits ou remémorés, j’avais perdu ma propre voix, mes deux langues soudain brouillées, confondues, emmêlées, comment lui expliquer ce nœud en moi - et cette mémoire compacte du plaisir? (Djebar 2003: 140) L’emploi des pronoms personnels ‘je’, ‘il’ et ‘tu’ fait alterner les perspectives de la narration, ce qui augmente l’effet de fragmentation déjà provoqué par la division du texte en récit, lettres, journal et roman. Berkane se promène dans ses souvenirs; il rencontre lors de ses promenades un pêcheur sur la plage et un photographe en ville. C’est par des photographies qu’il veut retenir la réalité, conserver ses impressions de la dissolution. Des fragments de souvenirs s’entremêlent dans le récit: Berkane se rappelle des épisodes de son enfance, il entend les voix de ses parents, de son frère et de son oncle. La voix est personnalisée aussi par la figure de Marise que Berkane a connue en tant qu’actrice au théâtre où il a assisté à un cycle d’auditions; il était « l’écouteur inlassable » (Djebar 2003: 90). Berkane disparaît un jour. Lorsqu’il entreprend un voyage au camp dans lequel il a été détenu pendant son adolescence, sa trace se perd dans le désert. C’est une dissolution littérale qui se passe ici; son frère continue le récit. Berkane illustre par son personnage la restauration de l’identité par l’autobiographie. Je suis hanté par nos paroles, discussions, remarques, découvertes, et chacun parfois, sous le regard de l’autre, se souvenait comme s’il était seul, mais avec une mémoire plus tenue, remettant à jour des détails, des incidents que chacun, isolé, aurait pu croire vraiment perdus: comme si ce regard et cette attente de l’autre, le jumeau, vous restituaient le monde intact, en un film ineffaçable. (Djebar 2003: 153) C’est l’action de parler ensemble, la voix de l’autre qui complète les personnalités. Et c’est la langue française que Berkane choisit, la langue de l’ancien occupant, langue de l’altérité qui est en même temps perçue comme langue de l’intellect et de la modernité. Je n’écris pas en alphabet arabe; celui-ci aurait mieux convenu pourtant pour exprimer un peu de notre fusion, comme du temps où, sur la planche, à l’école coranique de la Basse Casbah, je recopiais les plus courtes sourates [...]. Dans l’ombre de Nadjia, j’écris en français dans la fièvre et l’insomnie, sur le sillage des instants de la volupté évaporée. Mon alphabet latin est, tout de même, celui qui, sur cette terre, a traversé les siècles [...]. (Djebar 2003: 169) Dans les stances que Berkane écrit pour Nadjia, il élucide le rapport entre <?page no="228"?> 228 Christina Bertelmann l’écriture et la voix: Je n’écris que pour entendre ta voix: [...] En français, je continue ma seule trace, ma seule traque, vers toi, vers ton ombre. Écrire et glisser à la langue franque, c’est le moyen sûr de garder, tout près, ta voix, tes paroles. (Djebar 2003: 170-171) Le décentrement du corps à la voix, mouvement que l’on vient de retracer, ramène au corps: la voix lui ramène le corps de son amante, la langue restituant ainsi l’identité. Cette écriture qui rapproche la voix est en soi une écriture de la corporalité: Mon écriture, tendue vers vous, devient ma peau, mes muscles, ma voix: mon français fluctue pour que vous l’entendiez, comme vous entendiez le bruit des vagues sous ma fenêtre, vous vous en souvenez? L’amour-passion n’est point excès de mots, de caresses, de violences dans la fusion qui se prolonge, il est tatouage sur du papier à lire [...]. (Djebar 2003: 173) Le mot tatouage reprend l’image de la peau, renforçant l’impression de palpabilité. L’écriture en français est l’expression d’une recherche du pays qui ne peut se trouver que dans la langue, celle-ci pourtant divisée ellemême en deux: Berkane « avait tant besoin de ses deux langues » (Djebar 2003: 269), dit Marise, elle-même d’ailleurs divisée en deux par ses deux noms, Marise ou Marlyse. La déchirure dans l’entre-deux mène à la dissolution; non seulement au niveau de la langue - ainsi, Marise-Marlyse se pose la question lors de l’exil des intellectuels francophones en novembre 93: « est-ce que soudain c’était la langue française qui allait disparaître ‘là-bas’? » (Djebar 2003: 271) - mais aussi au niveau corporel; c’est Berkane qui disparaît littéralement, et Marlyse souligne que: « c’était à cause de sa langue française que Berkane avait disparu » (Djebar 2003: 272), « Berkane désormais avec juste un regard fixe, pas de corps » (Djebar 2003: 275), pense-t-elle. Cette aporie - la corporalité de la langue, la langue représentant la voix et par cela ramenant la présence d’une part, l’effet de dissolution de l’autre - se reflète dans la citation de Koltès qui est insérée dans le texte: « Est-ce que la patrie, c’est l’endroit où l’on n’est pas? » (Djebar 2003: 245) Le pays, ou plutôt l’idée d’un chez-soi est lié à l’idée d’identité; c’est un point de repère qui est cherché avec ferveur. Dans ce processus, c’est la langue qui devient l’identité, le focus se décentrant du corps à la voix. Assia Djebar explique dans le roman L’Amour, la fantasia sa conception poétique du rapport entre l’écriture et la corporalité. Lorsqu’elle expose son idée de l’autobiographie en français, elle souligne la dimension corporelle, l’effet de dévoilement. Par l’image du sang, elle renvoie à la conception de Nina Bouraoui de « l’écriture qui saigne » (Bouraoui 2005: 185), conception que l’on reprendra plus tard. Tenter l’autobiographie par les seuls mots français, c’est, sous le lent scalpel de l’autopsie à vif, montrer plus que sa peau. Sa chair se desquame, semble-t-il, en lambeaux du parler d’enfance qui ne s’écrit plus. Les blessures s’ouvrent, les veines pleurent, coule le sang de soi et des autres, qui n’a jamais séché. [...] Parler <?page no="229"?> « L’écriture qui saigne »: la recherche identitaire chez Djebar et Bouraoui 229 de soi-même hors de la langue des aïeules, c’est se dévoiler certes, mais pas seulement pour sortir de l’enfance, pour s’en exiler définitivement. (Djebar 1985: 178) L’expérience de l’exil de la patrie est assimilée à l’idée de la perte du royaume de l’enfance, idée récurrente chez Nina Bouraoui qui met en scène dans ses romans le retour aux origines en remontant toujours à son enfance; chemin qui, en fin de compte, lui reste barré comme le reste le chemin de retour en Algérie. La corporalité de l’écriture est reprise par Assia Djebar dans l’image de l’écriture et de la lecture de l’arabe classique: Quand la main écrit, lente posture du bras, précautionneuse pliure du flanc en avant ou sur le côté, le corps accroupi se balance comme dans un acte d’amour. Pour lire, le regard prend son temps, aime caresser les courbes, au moment où l’inscription lève en nous le rythme de la scansion [...] l’écriture, se mirant en ellemême par ses courbes, se perçoit femme, plus encore que la voix. (Djebar 1985: 204) Elle se rappelle le temps passé à l’école coranique: Je me souviens combien ce savoir coranique, dans la progression de son acquisition, se liait au corps. La portion de verset sacré inscrite sur les deux faces de la planche de noyer, devait, au moins une fois par semaine, après la récitation de contrôle de chacun, être effacée. Nous lavions la planche à grande eau comme d’autres lavent leur linge; [...] Le savoir retournait aux doigts, aux bras, à l’effort physique. [...] Quand la main trace l’écriture-liane, la bouche s’ouvre pour la scansion et la répétition, pour la tension mnémonique autant que musculaire... (Djebar 1985: 207) Dans son essai « Pourquoi j’écris », elle déclare distinctement: « Ce rapport à la langue n’est donc pas seulement un rapport à l’écriture. La langue, on la porte dans son corps, dans sa tête, dans sa mémoire. » (Ruhe 1993: 20) Le premier roman de Nina Bouraoui, La Voyeuse interdite (1991), est l’histoire d’une jeune fille cloîtrée dans l’appartement de sa famille dans les années 70 à Alger. Comme tous les romans de Nina Bouraoui, il est écrit à la première personne. C’est la perspective de la fille qui, de par derrière les volets de sa fenêtre, observe les événements dans la rue et qui, avec ce regard aiguisé, observe aussi la vie de famille. Elle se révolte intérieurement et verbalement contre la situation de la femme algérienne. Son émancipation consiste dans son langage. C’est par des descriptions drastiques qu’elle dénonce la prétendue infériorité du sexe féminin. Elle-même décrit le corps féminin comme abject (« des formes trop grasses pour être masculines »; Bouraoui 1991: 18) et ne cache pas son mépris: « Mon avenir est inscrit sur les yeux sans couleur de ma mère et les corps aux formes monstrueuses de mes sœurs: parfaites incarnations du devenir de toutes les femmes cloîtrées! » (Bouraoui 1991: 16) C’est le corps qui devient son point de concentration; un emblème palpable représentant la liberté contrastive de la femme occidentale est la <?page no="230"?> 230 Christina Bertelmann nageuse plaquée contre son mur: « Au-dessus de mon bureau, une nageuse en costume de bain d’époque est plaquée contre le mur [...] si on regarde de plus près, c’est en fait l’eau d’un dernier plongeon qui court sur sa peau. » (Bouraoui 1991: 24) La protagoniste est obsédée par le sang qui trace un fil rouge à travers le livre; le sang, image du corps et surtout aussi de la féminité. Tout le livre est construit autour du sexe féminin. 2 Un exemple significatif dans le roman est la description du père de la protagoniste: Notre père est assis sur un tapis de prière [...] Dieu écrit en gros caractères de laine vomit sur les impies sa calligraphie sinueuse. Emprisonné dans une robe raide d’amidon, le géniteur aux yeux sombres attend son repas. Deux initiales rouges tachent discrètement son col dur. (Bouraoui 1991: 30) Le rouge qui prédomine dans la description du père renforce l’impression d’autorité violente que celui-ci exerce sur la famille. Sur le plan visuel, le regard passe de lui à la table où le fruit étalé (une grappe de muscat) rappelle le sexe de sa fille. La violence de l’image consiste dans son immédiateté, évoquant à côté du sexe déjà mutilé l’idée d’un viol. [Ses yeux] fixent un des grains éventrés qui crache son jus et ses pépins sur le rebord de la table basse. Avec sa peau fine et transparente, le fruit troué ressemble à mon sexe d’adolescente, attaché à la branche principale par deux ramifications qui pourraient être mes jambes, il vide sa chair devant mon père. Deux ans. Deux ans déjà qu’il ne me parle plus. (Bouraoui 1991: 31) Une autre scène significative de la corporalité dans sa brutalité est celle de la visite de la tante Khadidja. La protagoniste Fikria monte dans sa chambre. Il s’y développe un scénario de destruction où elle ravage tout jusqu’à ce que du sang rouge lui coule sur la gorge ainsi que sur les jambes, scène observée par son père, qui une fois de plus reste indifférent face aux demandes d’affection de sa fille. C’est lorsqu’elle lèche au sol son propre sang que la situation aboutit à la catastrophe: parallèlement à cela un accident se passe à l’extérieur, une petite fille de quatre ans est écrasée par un autobus. Comme dans le premier roman d’Assia Djebar, la corporalité est ici au centre. La protagoniste est, pour ainsi dire, le pendant de Nadia de La Soif. L’émancipation de Fikria (« l’intelligente ») s’effectue par son imagination. Le corps est souligné dans toute sa dimension brutale, à savoir le sexe féminin précieux et maudit en même temps. Le dévoilement, cet effet libérateur de la langue s’insérant dans le corps (cf. Djebar), se réalise dans la démonstration de la situation des femmes cloîtrées. Le roman se termine par le transport de Fikria dans la maison de son époux, scène qu’elle-même commente par les mots « J’enterrais mon enfance [...] » (Bouraoui 1991: 124), indiquant ainsi un des motifs-clé de Bouraoui. 2 Dans un entretien avec Rosalia Bivona, Nina Bouraoui explique: « [...] l’Algérie est un pays hanté par le sexe. [...] Le sexe et le sang se rejoignent par la femme et par la violence, puisque c’est un pays extrêmement violent » (Bivona 1994: 218). <?page no="231"?> « L’écriture qui saigne »: la recherche identitaire chez Djebar et Bouraoui 231 Le dernier roman de Nina Bouraoui, Mes mauvaises Pensées (2005), est le récit de la psychanalyse de l’auteure. La voix transmet la mémoire, l’écriture retrace et restaure l’identité perçue comme fragmentée; la psychanalyse touche ainsi à l’autobiographie. Le lien apparent avec Les Mots pour le dire de Marie Cardinal, texte de la psychanalyse de l’auteure qui cherche un appui et trouve du soulagement dans le langage, se révèle être significatif surtout au niveau de la corporalité, le sang jouant aussi un rôle emblématique chez Cardinal pour laquelle l’analyse met fin à ses hémorragies inexplicables. Nina Bouraoui expose dans Mes mauvaises Pensées sa conception de « l’écriture qui saigne »: « J’ai lu, dans un livre d’Hervé Guibert, qu’il y avait des gens malades de leur enfance; cette maladie s’appelle l’enfance qui saigne. Le langage est aussi un langage qui saigne, je crois. » (Bouraoui 2005: 14) Et elle reprend le terme ‘saigne’ dans le contexte de son père: [...] je suis le fils de mon père, je suis surtout son miroir, un jour il dit: ‘Tu es le jeune homme que j’étais.’ [...] il m’apprend et il se redécouvre, dans ce prolongement des sangs, de l’écriture qui saigne, et je sais désormais que l’écriture vient de lui, lui qui écrit tant à Alger [...]. (Bouraoui 2005: 185) Ce lien étroit avec le père est identique chez Assia Djebar dont le père lui a transmis la langue dans laquelle elle écrit maintenant: « Je suis allée à la langue de l’Autre par l’intermédiaire du père [...]. Vous entrez dans la langue française comme un garçon, et avec le père qui vous ouvre les portes, cela vous valorise, fillette arabe [...]. » (Ruhe 1993: 20) Comme Assia Djebar, Nina Bouraoui souligne son idée de la corporalité du langage: L’amour et l’écriture ont la même origine charnelle, ils absorbent les mêmes forces, ils viennent du même brasier. L’écriture est un acte presque sexuel, le plus intime qui soit [...]. Mes livres viennent de mon corps, et pas seulement de ma tête. De mon tourment plutôt que de mon intelligence. (Simonnet 2004) Et c’est le pays qu’elle retrouve dans l’écriture: « [...] l’écriture c’est la terre, c’est l’Algérie retrouvée, c’est l’état sauvage aussi: tout mon amour pèse sur ma main qui écrit, j’écris ce que j’aurais dû vivre: je couvre la terre quittée. » (Bouraoui 2005: 201) C’est l’écriture qui lui restitue ce qu’elle a perdu, qui comble la fracture de l’entre-deux. La nostalgie du pays touche son corps et fait saigner son cœur; ça aussi, c’est « l’écriture qui saigne »: « [...] l’Algérie est dans mon cœur qui saigne, c’est ce flux qu’il faut arrêter ou du moins contenir, je suis débordée. » (Bouraoui 2005: 250) Ce flux de sang, signe de la féminité, trouve sa voie/ voix dans le flux de « l’écriture qui saigne » comme l’expression d’une libération féminine. Bibliographie Nina Bouraoui, La Voyeuse interdite, Paris 1991. Nina Bouraoui, Mes mauvaises Pensées, Paris 2005. <?page no="232"?> 232 Christina Bertelmann Marie Cardinal, Les Mots pour le dire, Paris 1975. Assia Djebar, La Soif, Paris 1957. Assia Djebar, L’Amour, la fantasia, Paris 1985. Assia Djebar, Pourquoi j’écris, in: Ernstpeter Ruhe (dir.), Europas islamische Nachbarn. Studien zur Literatur und Geschichte des Maghreb, Würzburg 1993, 9- 24. Assia Djebar, La Disparition de la langue française, Paris 2003. Rosalia Bivona, Nina Bouraoui: un sintomo di letteratura migrante nell’area francomagrebina (Dottorato di ricerca), Palermo 1994. Denise Brahimi, Une femme, un homme: deux représentations de la guerre d’Algérie, in: Mots pluriels 1(4)/ 1997, http: / / www.arts.uwa.edu.au/ MotsPluriels/ MP49- 7db.html (29.08.2006). Jean Déjeux, Maghreb Littératures de langue française, Paris 1993. Capucine Roche, Sur une île déserte... Nina Bouraoui, in: Lire, juin 2005, http: / / www.lire.fr/ entretien.asp/ idC=48679&idTC=4&idR=201&idG (29.08.2006). Dominique Simonnet, Ecrire, c’est retrouver ses fantômes, in: L’Express, 31 mai 2004, http: / / livres.lexpress.fr/ entretien.asp/ idC=8532/ idR=5/ idTC=4/ idG=0 (29.08.2006). <?page no="233"?> Le carrefour: mémoires et langues croisées <?page no="235"?> Hans-Jürgen Lüsebrink Enjeux et transformations d’une prise de parole immigrée - l’évolution de l’œuvre littéraire et cinématographique de Mehdi Charef Prises de parole et singularités paradoxales La place de l’écrivain et cinéaste Mehdi Charef, d’origine algérienne mais vivant en France depuis 1962, au sein de la problématique qui nous occupe ici - celle de la littérature de langue et d’écriture française contemporaine au contact d’autres cultures - est à la fois évidente et un peu paradoxale. Mehdi Charef est né en 1952 à Maghnia en Algérie et, pour suivre son père, il a émigré en France en 1962. Avec son roman Le Thé au harem d’Archi Ahmed paru en 1983 et son film Le Thé au harem d’Archimède adapté du roman par lui-même en 1985 Mehdi Charef, plus qu’aucun autre écrivain et cinéaste d’origine maghrébine, incarne la prise de parole des ‘Beurs’ dans l’espace public en France; une prise de parole qui a été suivie ces vingt dernières années par plus d’une quarantaine d’autres écrivains et cinéastes maghrébins venus ou nés en France. Contemporaine de la marche des ‘Beurs’ en 1984 et de la naissance de SOS Racisme en France, cette double prise de parole littéraire et cinématographique de Mehdi Charef, un Algérien ‘beur’ qui travailla comme mécanicien pendant près de vingt ans en usine, était éminemment politique - ou fut perçue comme telle par la critique et le public de l’époque. 1 Avec Le Thé au harem d’Archi Ahmed un nouvel univers - celui des banlieues ouvrières et des bidonvilles nés dans les années 1960 - fit une entrée fracassante dans le monde littéraire et cinématographique en France. Racontant la vie de deux amis, un Beur, Madjid, et un Français, Pat, dans les HLM de Gennevilliers, banlieue nord-ouest de Paris, Charef explore, à partir d’une vision de l’intérieur et sur la base de souvenirs personnels, un univers social représenté par tout un groupe de personnages mis en récit et mis en scène: outre Pat et Madjid, on croise ainsi, mené par le regard de la caméra de Charef, des personnages comme Solange qui se prostitue pour trente francs dans les baraques du chantier; Malika, la mère de Madjid, qui parle arabe et cherche à discipliner son fils qu’elle traite de fainéant; ou encore le proxénète Balou, fils d’un cabaretier tunisien qui se montre dans une superbe limousine et qui est admiré par tout le monde. Les amis de Balou avaient surtout gardé le souvenir de lui comme ayant écrit « Théorème d’Archimède » avec l’orthographe retenue pour le titre du film. 1 Voir sur sa biographie Lüsebrink 2006 (1990); Venturini 2005. <?page no="236"?> 236 Hans-Jürgen Lüsebrink A regarder de près la structure narrative et le réseau des personnages à la fois du film et du roman, on doit néanmoins constater que l’étiquette ‘littérature’ et celle de ‘cinéma beur’ ne correspondent pas vraiment au contenu du Thé au harem d’Archi Ahmed. Il s’agit plutôt de la fiction littéraire et cinématographique d’un univers social marginalisé, 2 occulté jusqu’alors dans le discours public et l’institution littéraire en France, un univers social largement multilinguistique et multiculturel: Mehdi Charef, en donnant aux populations immigrées la place importante qui leur revient dans cet univers social ne représente ainsi pas, en premier lieu, la vision d’un groupe ethnique et culturel particulier; il montre surtout comme l’a formulé un critique, l’envers des ‘Trente Glorieuses’, ces années du boom économique et de l’essor de la société de consommation en France entre 1945 et 1975 qui représentèrent pour l’univers social mis en paroles et en images par Charef, « les trente pénibles » (Besson 1989). Quand j’ai écrit mon premier roman et réalisé par la suite mon premier film avec Le Thé au Harem d’Archi Ahmed [précisa Mehdi Charef dans une interview en 2005], je pensais que cela allait ouvrir une brèche. Je voulais raconter la manière dont on vivait dans les cités, en opposition à l’image déshonorante que les médias donnaient de nous. Eux ne voulaient voir que la façade brutale des H.L.M. Je voulais montrer qu’il y avait derrière ce décor une vie intense, une tendresse et, qu’au fond, nous connaissions les mêmes problèmes que les autres, les Français. (Celik 2005: 68) 3 L’évidence, à première vue, d’une prise de parole que l’on pourrait qualifier de ‘beur’, s’effrite encore plus si l’on tient compte de l’évolution de l’œuvre de Mehdi Charef et des positions qu’il a lui-même tenues à prendre. Il a ainsi explicitement refusé l’étiquette « cinéaste immigré » que la critique avait collée d’emblée sur son premier film: « Cinéaste immigré Mehdi? il refuse les deux termes ainsi accolés. ‘D’accord pour cinéaste’ », dit-il en 1985 dans une interview, « ‘mais immigré je le suis sur la planète entière’. » (Kadem 1985: 25) Mehdi Charef a en outre souligné, dans plusieurs interviews, sa volonté de ne pas se laisser cantonner dans l’espace de la ‘littérature immigrée’ ou du ‘cinéma beur’ et de se considérer tout simplement comme un porte-parole des marginaux sociaux. Il souligne ainsi, dans une interview donnée au journal Libération en 1985: « Je n’ai pas une âme de militant. Je ne 2 Au terme de ‘marginal’ Charef préfère par ailleurs très nettement celui de ‘singulier’: « Il y a un mot qu’on trouve dans la plupart des articles qui ont été consacrés à vous ou à vos films: ‘Marginal’ [Charef]: A ce mot, je préfère celui de ‘singulier’. Un marginal refuse la société. Mes personnages, eux, sont plutôt singuliers. Ils ont été virés de la société. Ils veulent y revenir et il y a toujours quelque chose qui les repousse. Ils sont à la rue. J’aime cette expression » (Ardjoum 2002: 4). 3 Cf. aussi le témoignage de Charef sur le même sujet dans Porquet: « le premier choc que j’ai eu, c’est quand j’ai pris conscience que nous, les gosses des bidonvilles, nous n’étions pas comme les autres. T’es marqué, à l’école les gosses te voient arriver avec tes pompes boueuses jusque là. On leur disait pas, mais ils savaient. Oui, les racines, c’est le premier choc » (Porquet 1985: 191). <?page no="237"?> L’évolution de l’œuvre littéraire et cinématographique de Mehdi Charef 237 veux pas être l’Arabe de service. » (Leclère 1985: 39) Au cinéma également il refuse délibérément d’être le « cinéaste de la deuxième génération » (Leclère 1985: 39). A ce sujet dans une interview parue dans la revue Cinématographie en 1985, il dit précisément à propos de la version filmique du Thé au harem d’Archi Ahmed: Je n’ai pas voulu culpabiliser les gens, la communauté française. Il ne fallait pas dire: si les Arabes, les immigrés sont malheureux, c’est bien à cause des Français. C’est le cliché à éviter: les bons et les méchants. […]. Ce n’est pas un film sur les immigrés, mais sur les gens vivant en France, sur la cohabitation des communautés. (Dazat 1988: 11) Ce constat un peu paradoxal qui montre un décalage entre la perception de l’œuvre de Mehdi Charef et les positions que défend son auteur, se confirme encore si l’on regarde l’évolution de son œuvre littéraire et cinématographique: après Le Thé au harem d’Archi Ahmed, Mehdi Charef a tourné sept films et publié une pièce de théâtre ainsi que trois romans: onze œuvres en tout dont quatre seulement placent au centre la problématique de l’immigration maghrébine et la Guerre d’Algérie: le roman Le Harki de Meriem (1990); la pièce de théâtre 1962, le dernier voyage (2001), le film La Fille de Keltoum (2002); et le tout récent roman A-bras-le-cœur (2006) qui est en vérité, à y regarder de plus près, un roman autobiographique. Les autres œuvres touchent parfois, à travers certaines figures ou certains épisodes, l’immigration maghrébine, mais se focalisent sur des problématiques très diverses dont le seul trait d’union est la marginalité sociale: celle, par exemple, dans le film Camomille (1982), d’un jeune boulanger handicapé et d’une jeune fille bourgeoise droguée dont il tombe amoureux; celle de deux travestis vivotant en marge de la société, dans Miss Mona (1987); celle, dans le roman La Maison d’Alexina (1999) et sa version filmique, d’une classe d’élèves en difficulté, une classe de rattrapage - parmi lesquels se trouve également un jeune Algérien traumatisé par les séquelles de la guerre; celle d’un vagabond dans Pigeon vole (1995); ou encore la marginalité sociale de trois femmes en prison ayant obtenu un jour de permission, dans le film Au Pays des Juliets (1992) dont le titre se réfère à une chanson d’Yves Simon. Enfin, dans son film Marie-Line (2000), il met en scène l’univers des femmes de ménage, d’horizons culturels très divers (tunisien, africain, albanais, français) dans un supermarché de banlieue, un film intense où l’immigration joue un certain rôle parmi d’autres problématiques sociales, comme la montée du Front National et ses réseaux, les relations entre sexualité et pouvoir au niveau le plus ordinaire et le plus quotidien, ou encore la solidarité entre des femmes liées par un même milieu et une même expérience socio-professionnels. Mireille Rosello a mis l’accent, dans son analyse de ce film, sur le fait qu’il donne à « voir la vie en banlieue par les yeux d’une héroïne » (Rosello 2002: 74), « un regard témoin », une sorte de « méta-voyeurisme d’un genre nouveau, où la caméra qui regarde la femme regarder, peut seule réussir à la soustraire aux yeux prédateurs des autres. » (Rosello 2002: 77) En créant ainsi, notamment avec <?page no="238"?> 238 Hans-Jürgen Lüsebrink l’héroïne du film, Marie-Line, incarnée par Muriel Robin, « une nouvelle figure de citoyenne de banlieue » (Rosello 2002: 77), Mehdi Charef se serait aventuré, selon Mireille Rosello, « sur un terrain non balisé en inventant ce qu’on pourrait appeler un film-banlieue féminin. » (Rosello 2002: 72) Si l’interculturel proprement dit se situe, dans ce film, dans la dynamique des contacts entre des femmes de cultures diverses travaillant dans le supermarché et qui finissent par développer un fort sentiment de solidarité, l’hybridité, elle, est plutôt représentée, selon Mireille Rosello dont je suis ici l’analyse, au niveau du profil socio-culturel du personnage central de Marie- Line: Mehdi Charef modifie à la fois le genre cinématographique qu’il met à contribution et les conventions qui gouvernent la construction des personnages féminins. Il ne s’agit pas de faire le portrait d’une femme idéale […], Marie-Line devient un personnage hybride, un type dont on ne pourra pas supposer à l’avance s’il est progressiste ou réactionnaire. (Rosello 2002: 81-82) Ce film - l’avant dernier en date de Mehdi Charef - cristallise ainsi deux caractéristiques fondamentales de son œuvre: d’une part l’hybridité culturelle, mais aussi morale et sociale de ses personnages qui échappent, comme les milieux dont ils sont issus et qu’ils représentent, à toute catégorisation claire et nette en termes de culture, de sexe et surtout en termes moraux (bon/ méchant) et politiques (progressiste/ réactionnaire); d’autre part, le caractère d’écrivain-cinéaste féministe de Mehdi Charef, plaçant des personnages féminins au centre de la plupart de ses romans et de ses films, voyant le monde à travers eux et en érigeant certains - comme Malika, la mère de Madjid, dans Le Thé au harem d’Archi Ahmed - en seules figures d’identification dans un univers social et moral généralement très ambivalent et tout en nuances. « J’écris pour les femmes », affirme-t-il dans une interview en 2002, à propos du film: Mon dernier film [La Fille de Keltoum] parle des femmes et le prochain sera encore sur les femmes. Elles nous ont élevés. Ma mère, ma grand-mère, ma tante… Je n’arrive pas à avoir de héros masculins. Quand le premier rôle est tenu par un homme, c’est un anti-héros. C’est certainement dû à l’absence de mon père. Dans mes derniers films, on voit les choses à travers les femmes. (Ardjoum 2002) L’oubli et la mémoire « On dit tout le temps: ces cités sont infernales », disait Mehdi Charef en 1985 à l’occasion de la sortie de son film Le Thé au harem d’Archimède: invivables, mais en fin de compte, si les gens continuent à vivre dedans, c’est qu’il y a énormément de tendresse. […] Les gens se serrent les coudes pour survivre: dans les deux communautés, française et immigrée, on savait bien qu’on vivait la même chose, qu’on avait les mêmes soucis, les mêmes merdes, le même percepteur, enfin je [ne] sais pas. Je voulais parler de ce qui nous rapproche, ça dont on ne parle jamais, on ne parle que de ce qui nous sépare. (Porquet 1985: 191) <?page no="239"?> L’évolution de l’œuvre littéraire et cinématographique de Mehdi Charef 239 L’exploration de différents univers qui lui sont familiers, mais qui étaient - et qui, en partie, le sont toujours - largement exclus des discours littéraires et cinématographiques en France, peut, en effet, se lire comme le retour, dans l’espace public, d’un refoulé collectif. La mise en fiction de la Guerre d’Algérie, en particulier le destin des harkis, joue, à cet égard, un rôle central dans l’œuvre littéraire et filmique de Mehdi Charef. Son roman Le Harki de Meriem publié en 1990 fut le premier roman (qui a eu d’ailleurs un très large écho en France) paru en France sur cette problématique des soldats algériens ayant lutté aux côtés de la France pendant la Guerre d’Algérie. Le roman raconte le destin d’un jeune Algérien, Azzedine né à Oulev-Haffouz, qui s’engage en 1959 dans l’armée française pour ne pas mourir de faim sur la terre brûlée de la dacha de Ben-Essedik où, malgré l’opposition de sa famille, il s’est marié avec Meriem, une jeune femme divorcée. Entré dans l’armée fran ç aise comme on entre à l’usine, sans se douter que cet acte va bouleverser sa vie, Azzedine se voit rapidement entraîné dans l’engrenage de la violence, de la haine et de la torture qui caractérisent en particulier la phase finale de la Guerre d’Algérie, c’est-à-dire les années 1959 à 1962. Devenu ainsi harki par la force des choses, il fuit l’Algérie avec sa femme au moment de l’indépendance en même temps que les colons français. Placé avec ses pareils dans une cité de transit à Aix-en-Provence, il réussit à partir à Reims et à faire, comme conducteur d’autobus, une certaine carrière, sa femme trouvant un emploi d’infirmière. Cette lente intégration en France, rendue difficile à cause de l’hostilité des autres Algériens à l’égard des harkis et de l’indifférence de la société française, débouche sur les succès scolaires et personnels de ses enfants: son fils Sélim - un brillant élève distingué au concours général par un premier prix en français et qui veut entreprendre des études de droit - et sa fille Saliha qui choisira, comme sa mère, la profession d’infirmière. Quand son fils Sélim est assassiné, dans les rues de Reims, par un groupuscule d’extrême-droite, la famille se voit de nouveau, de manière traumatisante, confrontée au refoulé du passé, de la Guerre d’Algérie et de l’ombre de l’OAS. Sa fille Saliha essaie en vain de ramener en Algérie la dépouille de son frère assassiné et se trouve rejetée par la famille de ses parents, à l’exception de sa grand-mère. Meriem, dans l’impossibilité de vivre en France après l’assassinat de son fils, décide de rentrer en Algérie où elle est seulement accueillie par son frère aîné Djillali et où elle apprend que ses parents qui n’avaient jamais répondu à ses courriers, sont décédés. Surnommée « Hanina, la douce Sainte » (Charef 1989: 200), Meriem finit ses jours en Algérie, dans une sorte de recueillement mystique qui paraît en même temps une pénitence, préoccupée seulement par l’entretien de la tombe de ses parents et par ses prières. « Cette histoire d’amour, l’épopée d’un peuple oublié », a noté Mehdi Charef en dédicace dans l’exemplaire de son roman que je possède personnellement. Dans ce roman, pour Mehdi Charef, il s’agissait, en effet, de sortir de l’oubli - avec les moyens de la fiction romanesque - un groupe d’immigrés; plus précisément Charef voulait faire passer sa mémoire d’une <?page no="240"?> 240 Hans-Jürgen Lüsebrink mémoire communicative essentiellement cantonnée aux milieux des immigrés algériens, harkis ou autres, à la mémoire culturelle française, pour reprendre ici la terminologie de Jan et Aleida Assmann (Assmann 1988). Les familles de ses parents refusent de lui parler, de même qu’elles n’ont jamais répondu, pendant plus de vingt ans, aux lettres et envois d’argent d’Azzedine et de sa femme. Le roman, vu sous cet angle, s’inscrit dans un mouvement de réhabilitation et de mémorisation des harkis, mouvement qui a eu recours, depuis la fin des années quatre-vingt, à des supports médiatiques et politiques très divers - manifestations politiques, récits autobiographiques, discours politiques, timbres-poste et expositions, comme celle, quasi contemporaine à la parution du roman de Charef, organisée au Musée d’Histoire Contemporaine à Paris, en 1990. Etant donné sa réception très large et son succès en librairie, le roman de Mehdi Charef a certes constitué un élément majeur dans l’insertion des harkis dans la mémoire culturelle française qu’il faudrait encore définir, dans ce cas précis, mais aussi en général pour l’histoire coloniale, comme une ‘mémoire interculturelle’ ou une ‘mémoire croisée’(en anglais: shared history). 4 A y regarder de plus près, toute l’œuvre de Mehdi Charef est traversée par cette volonté de produire un retour du refoulé, de lever le silence sur des oublis et des traumatismes collectifs, de transcrire des formes de mémoire communicationnelle et de constituer ainsi une mémoire croisée (ou interculturelle) franco-algérienne dans les médias du film et de la littérature. « Il reste », a dit Mehdi Charef dans une interview donnée en 2005, « une douleur et une culpabilité des deux côtés que le temps n’a pas atténuées. L’Algérie, c’est juste un mot. On n’en a pas encore véritablement parlé de part et d’autre. » (Celik 2005: 66) Son ‘travail de deuil’ sur ses souvenirs personnels qui rejoignent par de multiples relations la mémoire collective franco-algérienne a recours à la fois au langage cinématographique et à l’écriture littéraire. Il a été fortement influencé, selon Charef, par le film Los Olvidados (1950) de Luis Buñuel qui lui aurait « rappelé l’enfance » qu’il avait passée en Algérie (Ardjoum 2002). L’exploration la plus récente, et en même temps la plus intrigante, de ce passé commun ‘refoulé’ est représentée par la pièce de théâtre 1962, le dernier voyage qui se focalise non pas sur les Algériens (qui y jouent des rôles secondaires), mais sur un groupe de pieds noirs français attendant en 1962 le dernier train pour Oran afin de se réfugier en France. Ce groupe est constitué d’individus d’origines très diverses, allant du propriétaire d’une grande plantation à la serveuse d’un cabaret qui s’est prostituée avec des soldats français. Il permet, à travers sa diversité socio-culturelle, de saisir des modes de réaction et des formes de perception mentales très variés face au traumatisme de l’indépendance de l’Algérie et de la fuite précipitée vers l’exil. Interrogé sur les raisons pour lesquelles il avait, en tant qu’auteur francomaghrébin, précisément choisi ses protagonistes dans ce milieu dénigré, et 4 Voir sur ce point: Werner/ Zimmermann 1997; Espagne 1994; Subrahmanyam 1997. <?page no="241"?> L’évolution de l’œuvre littéraire et cinématographique de Mehdi Charef 241 en même temps largement oublié des pieds noirs, Mehdi Charef a répondu par une argumentation très semblable à celle qu’il avait avancée pour légitimer son effort de mémorisation des harkis: Parce que j’avais très envie de mieux connaître ces Français. Je voulais comprendre leur désespoir, leur sentiment qu’en partant d’Algérie pour la France ils quittaient le paradis pour l’enfer. Le départ des Français ressemblait d’ailleurs à un long convoi mortuaire qui s’étirait jusqu’aux bateaux. Ils ne voulaient pas aller en France. Beaucoup d’entre eux n’y avaient jamais mis les pieds. Ce n’était pas leur pays. J’ai inventé ces personnages pour savoir ce que ces hommes avaient dans la tête, ce qu’ils pensaient de nous, les Arabes. (Celik 2005: 66) Bribes de souvenirs et mise en récit autobiographique Toute l’œuvre de Mehdi Charef est basée, de manière plus ou moins intense, sur des souvenirs personnels (qu’il a fréquemment évoqués dans des interviews). Ceux-ci forment le point de départ, et souvent la trame de ses romans et de ses films, sans qu’il ait eu recours au terme d’‘autobiographie’ dans les désignations génériques qu’il emploie pour ses œuvres. 5 Si les souvenirs forment ainsi à la fois un point de départ, un point d’ancrage et une matrice référentielle, l’écriture - littéraire ou cinématographique - sert à insérer ces souvenirs dans un espace, dans une temporalité et dans une narration. Et elle sert également, et d’après Mehdi Charef, peut-être surtout, d’instrument de connaissance, de support d’une volonté personnelle de savoir. Il considéra ainsi l’écriture du Thé au harem d’Archi Ahmed comme un « exorcisme, une catharsis en somme », où il s’est efforcé de se débarrasser de « tous mes souvenirs de jeunesse » (Dazat 1986: 12). Jean Déjeux a caractérisé son roman Le Harki de Meriem comme un « [r]oman de la mémoire brisée et de la cicatrice » (Déjeux 1989: 60). Le sujet du roman est, en effet, basé sur des souvenirs très personnels que Mehdi Charef a évoqués dans plusieurs interviews: J’ai senti dans le regard de ces harkis [à la fin de la Guerre d’Algérie] qu’on allait exécuter quelque chose d’infiniment humain qui m’a fait comprendre que c’était des hommes avant d’être des traîtres. […]. Les harkis savent qu’ils sont traités en parias par les autres Arabes et ils n’essaient pas de se mélanger; mais un jour, dans ma cité, une famille harki est venue s’installer pensant sans doute qu’elle pouvait rompre l’ostracisme ou qu’on ne saurait rien de son passé. Dès le lendemain, quelqu’un avait peint un grand ‘H’ rouge sur sa porte, et le climat est rapidement devenu si hostile que cette famille est repartie au bout de trois jours. (Baumberger 1990) Dans un témoignage cité par Dominique Mobailly (1989), Mehdi Charef évoque un autre souvenir qui aurait été à la base du roman: 5 Cf. aussi sur les rapports entre fiction littéraire et écriture autobiographique dans l’œuvre de Charef: Lüsebrink 1998. <?page no="242"?> 242 Hans-Jürgen Lüsebrink J’ai voulu savoir. Pour moi, les harkis étaient des traîtres, des salauds. Je me souviens, enfant, d’être allé avec ma mère jusqu’au four communal et de l’avoir vue en chemin, battue par des harkis, qui jetèrent ses pains à la rivière. Et voilà qu’en écrivant ce roman j’ai découvert d’autres réalités: des hommes avaient pris les armes aux côtés de l’armée française comme ils seraient allés à l’usine, pour manger. (Mobailly 1989) L’écriture sert ainsi non seulement à la mémorisation du refoulé et de l’oublié, mais également à un travail de deuil sur le vécu traumatisant. Celui-ci s’attache parfois, chez Mehdi Charef, à de petits détails comme cette boue qui enveloppait les chaussures du petit écolier qu’il était dans la Cité des Pâquerettes à Nanterre au début des années 1960 et qui le stigmatisait, aux yeux des autres, dès qu’il mettait le pied dans les bâtiments de son école. On retrouve ces multiples bribes de souvenirs, cette fois-ci sous la forme d’un récit autobiographique que Mehdi Charef tient à intituler ‘roman’, A Bras-le-Cœur, paru en avril 2006. Ayant recours au récit à la première personne alternant constamment entre le passé et le présent, ce roman autobiographique qui ne veut pas s’avouer en tant que tel, retrace, en effet, les tribulations d’un petit garçon né, comme son auteur, aux environs de Tlemcen en Algérie. Ce roman retrace aussi la perception, à travers les yeux d’un enfant, de la Guerre d’Algérie, de l’école française, de l’armée française, des harkis, des colons s’enfuyant en 1962 en France, des classes de rattrapage à Nanterre, de la boue des bidonvilles. Et, enfin, il décrit, à travers des images fortes, traumatisantes, restées dans la mémoire du petit garçon l’arrivée à Paris du protagoniste en 1962, avec sa sœur et sa mère venue rejoindre son mari. Ces images retracées dans la fiction représentent la réalité de « cette Amérique des Maghrébins » (Charef 2006: 151) qui s’avère rapidement une illusion totale: J’ai compris. Il [mon père] n’a pas osé donner la vraie adresse au taxi, peut-être à cause de la boue. Ou c’est le taxi qui n’a pas voulu aller jusque-là. J’observe ma mère. Je ne vois pas son regard dissimulé par le haïk. Mon père a honte. Il marche vite. Il veut qu’on s’attarde le moins possible sur cette image. C’est vraiment le fond du fond. On ne peut pas tomber plus bas. Des allées tortueuses, fangeuses et puantes conduisent vers notre bicoque. (Charef 2006: 154) En conclusion, il faudrait certes souligner le caractère paradigmatique de la prise de parole de Mehdi Charef (qui est, en effet, une ‘prise d’écriture’ et une ‘prise de caméra’), mais en même temps sa singularité à la fois profonde et paradoxale. Il représente, sans doute plus qu’aucun autre écrivain et cinéaste d’origine maghrébine, le mouvement d’insertion politique, culturelle et médiatique des ‘Beurs’ dans l’espace public français depuis les années 1983/ 84. Il fut, sans conteste, le premier écrivain et cinéaste beur vivant en France ayant eu un large écho dans les médias et l’opinion publique, Le Thé au harem d’Archi Ahmed et aussi Le Harki de Meriem (roman qu’il n’a jamais voulu porter à l’écran) ayant été de véritables bestsellers, avec des rééditions en poche et de multiples traductions à l’étranger. Sa spécificité, presque <?page no="243"?> L’évolution de l’œuvre littéraire et cinématographique de Mehdi Charef 243 paradoxale, réside dans son refus catégorique de l’étiquette ‘écrivain et cinéaste beur’ qui va de pair avec un choix très particulier de sujets, pour certains de ses romans et films, choix qui n’a pas toujours été compris et accepté par le public; un public qui a assez souvent ‘boudé’ ses films non liés à la problématique algérienne et immigrée. On pourrait également s’interroger sur les liens personnels, mais aussi stylistiques et thématiques, entre sa double activité littéraire et cinématographique, qui le singularise aussi car il existe très peu d’écrivains français et francophones qui sont en même temps metteurs en scène et écrivains. Ayant toujours refusé d’intervenir directement dans le débat politique, son œuvre s’y est néanmoins inscrite constamment, de multiples façons, souvent à travers ses réflexions sur le passage d’une violence des actes à une violence des mots et des images: « Longtemps », dit Mehdi Charef dans une interview publiée en août 1983 à propos de la parution de son livre Le Thé au harem d’Archi Ahmed: [O]n s’est plutôt exprimé par la violence, par les coups. Une manière de rendre la violence subie à travers le logement, le racisme. Aujourd’hui, les jeunes ont envie de répondre d’une autre façon. ‘Maintenant, on va s’exprimer intelligemment’, c’est une phrase qu’on entend souvent. […]. En ce moment, ils se cherchent, et déjà, dans les banlieues de Paris, ils commencent à s’exprimer, par la musique, le théâtre; l’écriture, elle aussi, sera utilisée. […]. Dans certains quartiers, il suffit de peu de choses pour que tout bascule. (Arven 1983) L’histoire sociale des banlieues et de l’immigration de ces vingt dernières années, depuis la prise de parole de Mehdi Charef jusqu’aux événements violents de l’automne 2005, montre que le passage, évoqué et désiré par Mehdi Charef en 1983, d’une violence des actes à une violence des mots, des images et des sons, est resté très problématique et fragile. L’actualité de son œuvre reste brûlante; et sa patiente obstination à poursuivre la voie singulière qu’il a choisie semble se maintenir jusqu’à aujourd’hui. Bibliographie Œuvre littéraire Mehdi Charef, Le Thé au harem d’Archi Ahmed, Paris 1983. Mehdi Charef, Le Harki de Meriem, Paris 1990. Mehdi Charef, La Maison d’Alexina, Paris 1999. Mehdi Charef, 1962, le dernier voyage, in: L’Avant-Scène Théâtre 1187/ 1 er août 2005, 19-64. Mehdi Charef, A-bras-le-cœur, Paris 2006. Œuvre cinématographique Le Thé au Harem d’Archimède (1985) Miss Mona (1987) Camomille (1988) Au Pays des Juliets (1992) Pigeon vole (1995) La Maison d’Alexina (1999) <?page no="244"?> 244 Hans-Jürgen Lüsebrink Marie-Line (2000) La Fille de Keltoum (2001) Samir Ardjoum, Entretien avec Mehdi Charef, in: Chroniques Cinéma. Dossiers, 2002, http: / / www.fluctuat.net/ cinema/ interview/ charef2.htm (17.04.2007). Laurence Arven, Intelligemment. Entretien avec Mehdi Charef. Propos recueillis par Laurence Arven, in: Témoignage Chrétien, août 1983. Jan Assmann, Kollektives Gedächtnis und kulturelle Identität, in: Jan Assmann/ Tonio Hölscher (dir.), Kultur und Gedächtnis, Frankfurt 1988, 9-19. Jeanne Baumberger, Harkis. Mehdi Charef crève l’abcès, in: Provençal Dimanche, 7 janvier 1990. Patrick Besson, Mehdi Charef. Au nom du pire, in: Le Figaro, 9 octobre 1989. Olivier Celik, Parler de l’Algérie. Rencontre avec Mehdi Charef, in: Mehdi Charef, 1962, le dernier voyage, in: L’Avant-Scène Théâtre 1187/ 1 er août 2005, 65-68. Olivier Dazat, De la cavale à Deauville à la catharsis du ‘Thé au Harem’, un autoportrait, in: Cinématographe 112/ 1988, 10-12. Jean Déjeux, Mehdi Charef, ‘Le Harki de Meriem’, in: Hommes et Migrations 1126/ novembre 1989, 59-60. Chafika Kadem, La France irisée de Mehdi Charef: ‘Le Thé au Harem d’Archimède’, in: Le Quotidien de Paris 1692/ 2 mai 1985, 25. Thierry Leclère, Mehdi Charef. Contre-plongée dans l’univers des HLM, in: Libération, 29 avril 1985, 38-39. Hans-Jürgen Lüsebrink, Expériences migratoires et conflits interculturels dans les textes autobiographiques d’auteurs algériens en France (Mehdi Charef et Kassa Houari), in: Mohamed Beriane/ Herbert Popp (dir.), Migrations internationales entre le Maghreb et l’Europe. Actes du colloque maroco-allemand de Munich 1997, Passau 1998, 61-68. Hans-Jürgen Lüsebrink, Interkulturelle Kommunikation. Interaktion, Fremdwahrnehmung, Kulturtransfer, Stuttgart, Weimar 2005. Hans-Jürgen Lüsebrink, Mehdi Charef, in: Heinz Ludwig Arnold (dir.), Kritisches Lexikon zur fremdsprachigen Gegenwartsliteratur, München 2 2006 (édition originale: 1990). Dominique Mobailly, Mehdi Charef: en quête de vérité: ‘Le Harki de Meriem’, in: La Vie. Hebdomadaire Chrétien d’Actualité, novembre 1989. Jean-Luc Porquet, Mehdi Charef, in: Actuel, mai 1985, 190-191. Mireille Rosello, ‘Marie-Line’ de Mehdi Charef: Joe Dassin en banlieue, in: Esprit Créateur XLII(1)/ 2002, 71-83. Sanjay Subrahmanyan, Connected Histories: Notes towards a Reconfiguration of Early Modern Eurasia, in: Victor Lieberman (dir.), Beyond Binary Histories: Re- Imagining Eurasia to c. 1830, Ann Arbor 1997, 289-316. Fabrice Venturini, Mehdi Charef. Conscience esthétique de la génération ‘beur’, Paris 2006. Michael Werner/ Bénédicte Zimmermann, Vergleich, Transfer, Verflechtung. Der Ansatz der Histoire croisée und die Herausforderung des Transnationalen, in: Geschichte und Gesellschaft 28/ 2002, 607-636. <?page no="245"?> Mechtild Gilzmer Jean Pélégri, écrivain pied-noir « algérianisé » ou l’écriture de la différence Parmi les écrivains algériens d’origine française appelés communément ‘pieds-noirs’, Jean Pélégri a occupé pendant très longtemps une place mineure. Son œuvre n’a pas suscité autant d’intérêt que celle de ses contemporains: Les critiques sont injustes envers lui. Chaque fois que l’on parle des écrivains français d’Afrique du Nord, c’est toujours Albert Camus, Jules Roy, Emmanuel Roblès que l’on cite et l’on oublie Jean Pélégri. [...] Pourtant, personne autant que lui n’a su pénétrer dans la chair même du paysage, dans le cœur même de l’homme algérien. (Aba 1984: 3) Il est vrai que l’œuvre de Jean Pélégri a longtemps été négligée au profit des auteurs cités et qu’en fait la spécificité littéraire de ce Français d’Algérie chassé de sa terre natale et exilé en France n’a pas encore été suffisamment valorisée. Pour bien comprendre l’envergure de son œuvre et pour le situer dans le contexte de la littérature migrante, il convient de cerner sa place en tant que pied-noir d’abord et écrivain ensuite. Qu’est-ce qu’un écrivain pied-noir? En 1946, l’Algérie comptait 8 millions d’habitants dont un million de nonmusulmans. Parmi eux 80 à 90 % étaient d’origine européenne, c’est-à-dire qu’ils faisaient partie de la population non-indigène issue de la colonisation. Le reste, donc environ 100.000 personnes, étaient des juifs. Leur histoire spécifique a fait récemment l’objet d’un témoignage exceptionnel liant vécu individuel et sort collectif (Stora 2006). Après l’indépendance, les Français devront quitter l’Algérie et se réfugier en France où ils seront accueillis avec indifférence voire hostilité, car ils représentent aux yeux des métropolitains le colonialisme et tout ce que cela sous-entend d’ambigu et de problématique. En 1956, Sartre avait écrit à leur propos: Le cycle infernal du colonialisme est une réalité. Mais cette réalité s’incarne dans un million de colons, fils et petit-fils de colons, qui ont été modelés par le colonialisme et qui pensent, parlent et agissent selon les principes du système colonial. (Sartre 1964: 27) Cette vision qui traduit bien l’état d’esprit d’un certain milieu intellectuel de l’époque est révélatrice à plusieurs égards. Non seulement Sartre nous présente tous les pieds-noirs comme des colons convaincus, mais à travers le <?page no="246"?> 246 Mechtild Gilzmer choix des mots il exclut et élimine la moitié des pieds-noirs, c’est-à-dire les femmes. A la même époque, Germaine Tillion, une intellectuelle qui connaissait bien l’Algérie pour y avoir vécu, décrit la composition de la population pied-noir tout en différenciant la réalité coloniale: De ‘vrais’ colons, il y en a 12000 environ, dont 300 sont riches et une dizaine excessivement riches [...]. Avec leurs familles, les 12000 colons constituent une population d’environ 45000 personnes [...]. Les autres ‘colons’ - un million d’êtres humains - sont des ouvriers spécialisés, des fonctionnaires, des employés, des chauffeurs de taxi, des garagistes, des chefs de gare, des infirmières, des médecins, des enseignants, des standardistes, des manœuvres, des ingénieurs, des chefs d’entreprises. (Tillion 1999: 68) Il existait néanmoins de la part des Français de métropole une attitude hostile envers les pieds-noirs, une attitude où se mêlaient méconnaissance totale, préjugés racistes et reproches, puisque les Français d’Algérie étaient considérés comme responsables de la situation en Algérie: Les opinions qu’exprimaient les Français sur leur - peu de - solidarité puis leur indifférence ou leur hostilité lors de l’exode s’expliquent essentiellement à deux niveaux: d’abord, une très mauvaise information, une désinformation qui tenait à la presse. A lire une certaine presse, avait écrit Camus, il semblerait vraiment que l’Algérie soit peuplée d’un million de colons à cravache et à cigare, montés sur Cadillac. (Verdès-Leroux 2001: 23) Mais qui plus est, les Français d’Algérie sont considérés comme profondément autres, marqués par leur vie en Algérie. En 1931, Charles-André Julien écrivait à ce propos: Le nouveau peuple, très différent du peuple français, est le produit d’une fusion ethnique et d’une adaptation aux conditions matérielles du pays, qui accusent son caractère audacieux, dynamique, indépendant et volontiers frondeur. (Julien 1931: 689) Dans ses Bloc-notes, François Mauriac évoque en 1962: [Ce] peuple très singulier, d’une race méditerranéenne, française par la langue, mais non par le tempérament, soumise à des passions raciales dont la métropole était à mille lieues, et que la seule idée de céder devant l’Arabe réduisait au dernier espoir. (Mauriac 1993: 190-191) Cette vision réductrice considérant tous les pieds-noirs comme des racistes, témoigne bien de l’image négative qu’avaient développée les métropolitains des Français de l’autre côté de la Méditerranée. Dans son étude sur l’histoire des Français d’Algérie, basée sur plus de 80 interviews menées entre 1996 et 2000, Jeannine Verdès-Leroux remarque à juste titre que: l’image négative des Français d’Algérie s’enracine avant tout dans l’histoire propre de la France et non dans la réalité des Français d’Algérie. Elle sera d’autant plus tenace qu’elle prit toute sa vigueur au moment où s’inversait radicalement la version officielle et quasi générale de la colonisation: à ‘l’œuvre française’ jugée magnifique succéda la ‘nuit coloniale’. (Verdès-Leroux 2001: 27) <?page no="247"?> Jean Pélégri, écrivain pied-noir « algérianisé » ou l’écriture de la différence 247 C’est sur ce fond historique que se développe la ‘littérature migrante’ qui nous intéresse ici, c’est-à-dire, la ‘littérature pied-noir’ - et plus particulièrement l’œuvre de Jean Pélégri. A ce jour cette littérature migrante n’a pas été examinée de manière approfondie. Une seule étude a été faite par Lucienne Martini qui analyse la production littéraire pied-noir dans sa particularité (Martini 1997). Elle part de l’idée d’une identité culturelle algérofrançaise qu’elle définit ainsi: Si l’on prend le mot culture dans le sens que lui donne le Petit Robert: ‘Ensemble des aspects intellectuels d’une civilisation’, il n’y a pas de culture pieds-noirs. En effet, avant la rupture des événements, les Français d’Algérie appartiennent, sans l’ombre d’un doute de leur part, à la culture française. [...] L’effort des Algérianistes pour consacrer une voie propre aux écrivains d’Algérie ne rencontre pas un franc succès, et les auteurs les plus connus, en particulier Camus, refusent au profit d’une appartenance plus large, l’école de la Méditerranée. On n’a jamais sérieusement tenté de parler de ‘Pied-noirité’ ou de ‘Pied-noiritude’ sur le modèle de la ‘Négritude’ ou de la ‘Créolité’. (Martini 1997: 31) Il n’en reste pas moins que l’expérience d’une vie commune sur une même terre a rapproché ceux qui vivaient dans les trois départements français en Algérie et qu’une identité commune s’est forgée que Martini caractérise ainsi: Il s’agit d’un noyau identitaire culturel. [...] Cette identité s’est, en effet, construite au fil du temps, sur le sol d’Algérie, de manière presque insensible par un processus qui combine à la fois, un mélange d’origines diverses, un côtoiement avec l’Islam, et la nécessité de s’affirmer face à des difficultés de toutes natures. Le sentiment vécu de l’identité [...] est fait essentiellement du référent du sol, du sentiment d’appartenance lié à celui d’autonomie et du sentiment de différence. (Martini 1997: 32) Selon elle on peut distinguer dans l’écriture des Français d’Algérie écrivant dans leur ‘exil’ français trois périodes: le temps de la révolte et de la ‘rumination’, le temps de la ‘nostalgéria’ et de la cristallisation, le temps de l’apaisement et de l’ouverture. Cette littérature aurait pour but central le témoignage et la transmission de la mémoire, d’une expérience, ce qui explique la domination absolue du genre autobiographique. Lucienne Martini distingue les autobiographies d’enfance (essai de récupération du bonheur), le récit de retour au pays, le roman des origines, biographie collective (cf. Jules Roy, Les Chevaux du soleil) et les descriptions d’un temps héroïque ou fabuleux. Ce qui frappe selon elle, c’est que les textes ne parlent pas seulement d’un ‘Moi, je’ individuel, mais qu’ils représentent toujours le groupe, le ‘Je’ collectif. Les autobiographies représentent ainsi une: Entreprise de réappropriation du passé par l’exercice actif de la mémoire, remémoration en vue d’une ‘re-naissance’ et d’une reconnaissance, ces livres qui visent à affirmer une identité ‘pieds-noirs’ ont, pourtant, une réticence à l’emploi de ce mot. (Martini 1997: 93) <?page no="248"?> 248 Mechtild Gilzmer En tant que ‘littérature migrante’ francophone et contemporaine (car c’est bien de cela qu’il s’agit), la littérature pied-noir fait partie de la littérature d’origine multi-culturelle, objet de ce livre. Il est étonnant de constater que par un réflexe qui répète et affirme en quelque sorte la colonisation, ces écrivains pieds-noirs n’ont pas été perçus à ce jour comme faisant partie de cette grande communauté d’écrivains migrants en exil. L’histoire et l’œuvre de ces écrivains constituaient pour ceux qui sympathisaient avec l’Algérie française la mémoire d’un passé regretté, un patrimoine cher. Mais pour les autres, elles rappelaient la colonisation et la guerre d’Algérie, des pages sombres de l’histoire française que l’on préférait oublier, ce qui explique à mon avis en partie le destin particulier de cette littérature. Selon moi, il est temps de la réhabiliter et de la prendre en considération dans ce qu’elle est aussi: une littérature francophone issue de contacts culturels et qui témoigne d’une créativité particulière. C’est ce que je tenterai de faire par la suite à travers l’œuvre de Jean Pélégri. Je procède pour cela en deux étapes: je commencerai avec une analyse détaillée d’un texte clé: le récit autobiographique Ma Mère, l’Algérie, terminé en 1988, qui a d’abord été publié en Algérie en 1989. Etant donné que Pélégri développe dans ce texte des réflexions approfondies sur sa formation d’écrivain et son écriture, il me semble utile de le prendre comme point de départ de mon analyse dans un premier temps. Je tenterai par la suite de montrer la spécificité de l’écriture de Pélégri de manière exemplaire à partir de son premier roman Le Maboul publié après l’indépendance. Jean Pélégri: Ma Mère, l’Algérie (1989) Né le 20 juin 1920, d’un père colon et d’une mère fille d’officier, à Sidi Moussa dans la Mitidja en Algérie, l’écrivain Jean Pélégri est mort en 2000 à Paris. Il a dû quitter son pays définitivement après l’indépendance et fait donc partie de ce groupe particulier de migrants français venus vivre en France. Ecrivain de langue française, il a également travaillé en tant que professeur. Son deuxième roman Les Oliviers de la justice (1959), écrit pendant la guerre d’Algérie reçut le Grand Prix catholique de Littérature en 1960 et fut adapté au cinéma en 1961. Ce film, fait par un réalisateur d’origine anglaise, James Blue, fut montré à Cannes en 1962. En 1963, Pélégri publia son premier roman après l’indépendance: ce sera le roman Le Maboul. Professeur au lycée Buffon à Paris, il poursuit le cycle du Maboul dans des romans, Les Monuments du déluge (1967), Le Cheval dans la ville (1972), et des pièces de théâtre ainsi que Slimane (1968), L’Homme mangé par la ville (1970, pièce radiophonique), et Le Maître du tambour (1974). Par ailleurs il a publié de la poésie et une multitude d’articles, d’essais et de courts textes littéraires. Ma Mère, l’Algérie constitue une sorte de testament littéraire - fait que Pélégri confirme lui-même dans la première phrase de l’avertissement qui précède le texte: « Ce petit livre est peut-être mon dernier livre. Aussi je suis <?page no="249"?> Jean Pélégri, écrivain pied-noir « algérianisé » ou l’écriture de la différence 249 heureux qu’il soit publié en Algérie, qui est mon pays natal, mais aussi le pays des sources et des références pour l’écrivain que je suis. » (Pélégri 1989: 7) Le texte qui comprend environ cent pages est divisé en cinq chapitres, suivi d’une annexe avec quelques poèmes intitulés « Les paroles de la rose ». Il s’agit là des réflexions d’une Algérienne, Fatema, que Pélégri a transformé en poésie. Fatema a joué un rôle important dans la prise de conscience de l’auteur. C’est à elle qu’il a dédié son livre. Le récit est traversé par un grand nombre de paratextes et de références intertextuelles. Ce n’est pas un hasard s’il est précédé de deux citations d’écrivains algériens: Mohammed Dib et Mourad Bourboune. En donnant à ses collègues algériens cette place privilégiée Pélégri honore volontairement l’Algérie et ses écrivains. Il laisse la première parole à Mohammed Dib dont la phrase: « Les hommes sont semblables et différents. Nous les décrivons différents pour qu’en eux vous reconnaissiez vos semblables » (Pélégri 1989: 6), contient l’essentiel du message de Pélégri et peut être considérée comme leitmotiv qu’il va développer et confirmer par la suite. Cette idée de la complémentarité de l’homme, de la richesse et de la valeur des différences est reprise et renforcée dans la deuxième citation tirée de l’œuvre de Mourad Bourboune: « Réformateurs, hommes de faible pesée! Qui vous parle d’ordre ou de désordre, d’envers ou d’endroit, d’Orient ou d’Occident, du jour ou de la nuit? Je veux le coude à coude de toutes les choses contraires. » (Pélégri 1989: 6) Chacun des cinq chapitres est précédé d’une citation dont le choix montre les affinités littéraires et les positions idéelles de l’auteur. Alors que deux fois il choisit des extraits du Coran, il cite par ailleurs Louis Aragon et Maxim Gorki, des écrivains engagés qui se sont positionnés par rapport aux problèmes sociaux et politiques de leur époque. Dans la citation d’Aragon qui introduit le troisième chapitre « Il faut juger alors avec les yeux d’alors » (Pélégri 1989: 31) nous retrouvons l’idée de l’effort d’indulgence et de compréhension chère à Pélégri. Avec la phrase de Gorki: « Il ne faut jamais s’abriter derrière la conscience d’autrui » (Pélégri 1989: 61), il fait allusion au courage de défendre une position même si elle est à contre-courant de l’opinion générale en en assumant les conséquences. C’est une idée chère à Pélégri qui en prenant position contre le colonialisme et la guerre d’Algérie avec son roman Les Oliviers de la justice se séparait lui-même de la communauté à laquelle il appartenait: les Français d’Algérie. Les cinq chapitres du récit suivent une chronologie qui va des années de l’enfance jusque dans les années 80. Mais il s’agit moins d’une pure autobiographie de l’écrivain que de considérations qui lient histoire individuelle et expérience collective, l’histoire de l’Algérie. Cela se traduit par l’utilisation du ‘nous’ collectif, du pronom personnel au pluriel et par le fait que le narrateur parle de l’écrivain à la troisième personne, en se distanciant de luimême en quelque sorte. A travers ces différentes perspectives, le ‘je’ du narrateur, la troisième personne de ‘l’écrivain’ et le ‘nous’ des pieds-noirs, Pélégri inscrit la multiplicité de l’identité dans la forme narrative. <?page no="250"?> 250 Mechtild Gilzmer Les deux premiers chapitres sont consacrés à l’enfance et à la jeunesse du narrateur qui nous décrit l’influence et l’importance du paysage d’un côté et des lectures et réflexions métaphysiques de l’autre. La phrase du Coran: « Voici les fruits dont nous nous sommes nourris sur la terre » (Pélégri 1989: 9), sert de prélude au premier chapitre et nous donne le ton: il faut comprendre « les fruits de la terre » au sens concret et au sens figuré: c’est cette expérience primaire de la nature et de la terre dans l’enfance, qui est commune aux Français d’Algérie et qui les rapproche. Le « paysage », c’est la plaine fertile de la Mitidja, à l’ouest d’Alger où se trouvent les fermes des colons européens. Ce sont ces paysages qui constituent la source d’inspiration de l’auteur: Matrice de notre mémoire, ils nous constituent à jamais. C’est en eux que s’élaborent, jour après jour, notre sensibilité et notre métaphysique du monde. Et c’est par eux que l’écrivain, plus tard, retrouvera ses sources et ses repères, au point que chaque fois qu’il décrira un paysage, que ce soit en son nom ou par personnages interposés, il fera sans s’en rendre compte son autoportrait. (Pélégri 1989: 9) Ce paysage est structuré par la symétrie rassurante des rangées interminables d’orangers et d’oliviers ainsi que par la géométrie régulière des vignes plantées, allongées à perte de vue. Cet ordre de l’espace et la régularité du paysage ont marqué le narrateur à jamais, c’est d’ici qu’il tient ses premières leçons. Il avait compris très tôt qu’à côté de cette géométrie tangible et évidente de la surface il y avait un autre ordre, invisible et souterrain: De ces après-midi d’été il me reste aussi l’idée qu’il y a parfois dans un paysage deux géographies: l’une visible, apparente, solaire, celle des routes poudreuses, des vignes et des orangeraies; et une autre souterraine et plus ou moins clandestine: celle des fossés et des roseaux. L’idée, également, qu’on ne peut vraiment connaître un paysage, ou une ville, si l’on ignore ses creux, ses fossés, ses couloirs souterrains, sa face cachée. (Pélégri 1989: 15) Cette expérience cruciale, le fait de comprendre qu’une chose existe à travers elle-même et son contraire, que l’unité est toujours composée de deux faces, nous renvoie à l’idée fondamentale que l’envers est la condition sine qua non de l’endroit. Pour comprendre la réalité des choses il faut connaître leur face cachée et ceci n’est possible qu’en adoptant des perspectives différentes. En jouant avec les autres enfants de la ferme venant d’un horizon social et d’ethnies différentes, le narrateur fait également l’expérience de la diversité des langues, du fait qu’une chose a plusieurs noms pour la désigner: C’est là que j’ai appris, en ces lieux divers, et avec mes camarades arabes, kabyles, français et espagnols, qu’une chose ou un animal pouvait avoir plusieurs noms, qui variaient selon les moments et les circonstances. Un nom le plus souvent arabe quand il s’agissait des chevaux - de leur force ou de leur superbe; un nom français quand il s’agissait de mécanique et de certains travaux agricoles [...]. (Pélégri 1989: 18) <?page no="251"?> Jean Pélégri, écrivain pied-noir « algérianisé » ou l’écriture de la différence 251 Le narrateur fait référence ici au fonctionnement de la langue, à la relation entre le signe et ce qu’il désigne, le fait que la langue ne représente pas seulement le monde qui nous entoure, mais qu’elle en donne en même temps une interprétation. Les mots comportent ces interprétations du monde qui diffèrent d’une culture à une autre. De cette expérience, le narrateur tire la conclusion suivante: « Par ce recours à des mots d’origines diverses, j’habitais donc, sans me rendre compte, un monde constamment multiple. Comme la Création. » (Pélégri 1989: 19) Et pour participer à la Création ainsi perçue, il faut - selon Pélégri - dépasser les frontières culturelles: D’où le sentiment que j’ai, depuis lors, de la relativité des langues. Aucune ne peut exprimer totalement la diversité et la multiplicité du monde. Comme il est dit dans le Coran: ‘C’est l’un des signes de Dieu que la diversité de nos langues, de nos couleurs. Il y a là des signes pour l’univers.’ Ce qui laisse entendre que refuser cette diversité, c’est aussi refuser Dieu. (Pélégri 1989: 19, en italiques dans le texte) Cette diversité ne concerne pas seulement la langue mais également d’autres différences culturelles et avant tout la religion, l’Islam et ses pratiques religieuses. Que les hommes qui travaillent à la ferme se mettent à un moment précis dans une même direction pour prier fut perçu par le garçon qu’il était alors comme une perturbation de l’ordre établi: « Pourquoi cette orientation, cette curieuse orientation qui allait à l’encontre de la belle géométrie des routes, des vignes et des allées? Pourquoi cette façon de se mettre ainsi en travers des lieux? » (Pélégri 1989: 21) Cette pratique religieuse dévoile un autre ordre de l’espace: la présence d’un centre vers lequel tout s’oriente et vers lequel se dirigent toutes les énergies: Ainsi donc, de même qu’il y avait dans le paysage deux géographies et plusieurs langages, il y avait aussi deux géométries: l’une apparente et l’autre invisible. Et l’espace n’était pas neutre. Il était axé. Axé vers un centre. Par un livre et une prière. (Pélégri 1989: 22) De même que les ouvriers de la ferme sont orientés vers le centre spirituel et symbolique qu’est la Mecque, Pélégri trouve ses repères en Algérie et cet attachement revêt le même caractère d’absolu et de dévoué. Il en résulte que son écriture est entièrement consacrée à son origine et influencée par ses expériences de jeunesse: […] dès lors il m’est difficile d’écrire sur un paysage privé d’axe et de centre. C’est pourquoi sans doute la plupart de mes livres concernent l’Algérie. Là, seulement, je retrouve mes repères, mes chemins, mes orientations. Eloigné d’elle, je me sens égaré. Comme si j’avais perdu mon centre et ma boussole. (Pélégri 1989: 22) Dans son enfance, sa découverte du monde était marquée par la langue et la culture arabe ainsi que par l’Islam. C’est en arabe qu’il apprend les noms des étoiles avant de les connaître en français. C’est ainsi qu’il se rapproche de cette autre vision du monde, que sa vie se double d’une autre identité: J’avais de ce fait le sentiment d’avoir, là aussi, deux vies, d’habiter deux pays: l’un solaire, européen, avec ses travaux agricoles, ses vignes et ses orangers, où je re- <?page no="252"?> 252 Mechtild Gilzmer connaissais la marque de mon père; et l’autre nocturne, arabe, avec le chant des vendangeurs du côté de la cave, et tous ces noms tracés autour d’un croissant de lune dans un ciel profond et infini. […] J’ai ainsi découvert en ces jours et ces nuits, qu’en toute chose, l’envers vaut l’endroit, le caché l’apparent: et qu’on a besoin de celui qui est d’une autre langue et d’une autre foi pour découvrir l’autre côté de la réalité, l’autre nom des choses - pour en savoir davantage sur notre condition d’hommes et pour mettre à jour cet arrière-pays de nous-mêmes qu’on ne peut déchiffrer que par ce détour. C’est la différence qui nous enseigne et nous agrandit. Non la simple similitude. (Pélégri 1989: 23-24) Pour illustrer cette idée de convergence, d’authenticité ou de fiabilité de la représentation d’une réalité, il donne l’exemple de la prise d’une photo avec un appareil à reflex avec lequel on atteint la représentation idéale en superposant exactement les deux parties de l’image que l’on voit dans l’objectif: Quand ces deux images coïncident et se superposent, alors, et alors seulement, il me semble que j’ai une image plus exacte de l’homme. Et je peux dire alors, comme dans le Coran: ‘oui, nous avons créé l’homme de la plus belle façon’. (Pélégri 1989: 24) A travers ces images et l’allusion au Créateur le texte porte la marque de l’éducation catholique de l’auteur qui dépasse pourtant cette religion pour faire référence aussi bien à l’Islam qu’aux idées chrétiennes. Alors qu’il cite parfois le Coran comme autorité, il compare à d’autres moments sa prise de conscience avec les ‘leçons des ténèbres’ de la semaine sainte, où l’épreuve précède la résurrection, l’être nouveau. Puisque l’homme n’est humain pour Pélégri que dans le respect et l’acceptation de l’autre et sa différence, l’Islam et le catholicisme vont de pair, ne s’opposent pas mais se complètent. Ils se ressemblent dans la dénonciation de toute injustice. C’est son père qui lui avait enseigné la valeur absolue de la notion de justice: « Il avait une idée fixe, la justice, et il ne cessait de me répéter en toute occasion, que l’important dans la vie, c’était d’être juste. Et que les musulmans étaient particulièrement sensibles sur ce point. » (Pélégri 1989: 26) Ce qui frappe et impressionne le fils, c’est que le père malgré une formation scolaire et littéraire restreinte s’inspire d’une figure romanesque dans son jugement: de la métamorphose de Jean Valjean du roman Les Misérables de Victor Hugo qu’il prend à témoin pour dire: « Tu vois mon fils, ce n’est pas ce qu’on est au début qui compte. C’est ce qu’on devient ensuite. [...] Dans la vie on peut changer, on peut devenir un autre. » (Pélégri 1989: 27-28) Le deuxième chapitre traite de la fin de l’enfance. Jean s’éloigne de ses copains de jeu, se réfugie dans le monde de la littérature, il préfère rêver. La lecture lui permet d’oublier la réalité du monde autour de lui et de créer des mondes artificiels avec des images séduisantes, érotiques et exotiques. Pourtant son éducation littéraire le ramène aussi vers son milieu bourgeois et catholique. Il lit Rousseau: Les Rêveries d’un promeneur solitaire (1782), les Carnets de François Mauriac et son roman Thérèse Desqueyroux. C’est la lecture d’Anna Karénine de Léon Tolstoï qui lui fait découvrir l’injustice et l’inégalité sociale et le sensibilise à l’injustice du système colonial. Il réagit à <?page no="253"?> Jean Pélégri, écrivain pied-noir « algérianisé » ou l’écriture de la différence 253 ses doutes d’adolescent d’abord avec une religiosité exacerbée. Il est impressionné par Paul Valéry et La jeune Parque (1917), livre qui relate le monologue intérieur d’une jeune femme qui - déchirée entre la fascination d’une existence exclusivement spirituelle et ses désirs corporels et physiques - acquiert finalement une conscience d’elle-même. Rétroactivement, il s’explique ses goûts littéraires de cette époque par le désir de vouloir échapper à une réalité trop pesante, le refus de voir la réalité coloniale en face. Il s’intéresse surtout aux récits de voyages d’hommes extraordinaires: Je lisais, rêvant de désert, et sans me douter que par leurs œuvres ils avaient préparé la colonisation, la vie de René Caillé, celle du père de Foucauld, ou encore les carnets de route de ce Michel Vieuchanges qui était mort de faim et de soif en essayant d’atteindre une oasis inconnue. Je lisais et relisais Vasco, de Marc Chadourne, m’identifiant à ce personnage qui pour fuir l’Europe, s’en va vivre sous le soleil sans histoires des îles lointaines. [...] Et sans en connaître les causes, qui cependant auraient dû me crever les yeux, je rêvais de vivre n’importe où, mais ailleurs. En me servant de tout et de n’importe quoi, la lecture, la foi, la mer, le désert, je reniais en moi l’Algérie. (Pélégri 1989: 40) C’est la Deuxième Guerre mondiale et les événements du 8 mai 1945, qui vont déclencher chez lui une prise de conscience de l’injustice coloniale. Pour les Algériens qui s’étaient engagés aux côtés des Français et qui s’étaient battus courageusement rien ne changea dans leur situation d’homme de deuxième classe. Leurs revendications furent ignorées, leur soulèvement écrasé: Cela s’était passé ainsi, depuis un siècle, après toutes les guerres précédentes, et cela continuait. Liberté, égalité, fraternité. Dans ses colonies, la mère patrie est une marâtre, une mère dénaturée. Et j’ai commencé à me dire, ou plutôt à ressentir confusément, que ma patrie, ma vraie patrie, c’était peut-être l’Algérie. (Pélégri 1989: 48) Pélégri se souvient des événements de novembre 1954, des attentats perpétrés à différents endroits en Algérie déclenchant la guerre d’indépendance. Dans les journaux de l’époque, on pouvait voir une photo des Algériens arrêtés par la suite: [...] menottes aux poignets, assis en demi-cercle. Des Algériens à l’allure modeste, et semblables à ceux que je voyais tous les jours. Peut-être est-ce pour cette raison que tout de suite, et dès le premier regard, je me suis senti solidaire? (Pélégri 1989: 50) Pélégri décrit le dilemme de cette guerre d’indépendance, guerre civile provoquant des victimes civiles innocentes, tel le couple d’instituteurs qui furent tués par le FLN quelques jours plus tard, et il pose le problème de la légitimité de cette violence. Sans pour autant la justifier il montre que l’origine du conflit réside dans l’injustice de la situation coloniale: Comment choisir entre la juste et nécessaire révolte et le meurtre, le sang innocent? [...] pendant sept ans, [...] l’on découvrirait chaque matin au réveil, dans l’odeur du café, [...] toute une surenchère de tortures et de supplices où chacun <?page no="254"?> 254 Mechtild Gilzmer justifiait ses violences par celles des autres. Si bien qu’on arrivait à oublier la cause première, fondamentale: l’injustice, l’inégalité, l’Etat colonial. (Pélégri 1989: 51) Face à cette injustice l’idée d’écrire un livre sur la condition des Algériens, de prendre leur défense germait en lui. Mais il doutait des mots qu’il fallait utiliser pour le faire, il cherchait ce qu’il appelle « le mot juste »: Pour trancher en ce genre d’affaires, pour choisir, la parole militante, le discours idéologique ne suffisent pas. Et encore moins les propagandes toujours douteuses. On a besoin pour comprendre, pour trancher, d’intercesseurs modestes, de messagers à la parole sincère qui vous fasse comprendre l’injustice sans mettre en cause la dignité des vôtres - afin que l’adhésion ne soit pas simplement un acte intellectuel abstrait et plus ou moins gratuit mais qu’elle vous engage tout entier. (Pélégri 1989: 52) Grâce à Fatima, une vieille femme illettrée, il va trouver les paroles qu’il cherchait, car: Malgré son français maladroit elle avait sur toute chose, sur la vie, la vieillesse, l’amour maternel, la guerre, des jugements qu’auraient pu envier les plus savants des moralistes [...] Et je l’écoutais ému, émerveillé. Chaque jour surpris par ses trouvailles et chaque jour étonné par cette simple et profonde sagesse. [...] Ainsi, par elle, par ce sourire, par ces paroles douces et subtiles qui ne mettait [sic] pas en cause la dignité des miens, j’ai franchi, sans déchirement, des obstacles qui pouvaient paraître insurmontables. J’ai compris parce que je l’aimais, que le racisme n’était qu’une simple et fragile barrière de roseaux. J’ai compris, jour après jour, sans heurt et sans fracas, le sens du combat du peuple algérien, l’autre côté et l’autre nom des choses, l’autre nom de Dieu. (Pélégri 1989: 53-54) Suite à la mort de son père et la rencontre avec Fatima, il va écrire le roman Les Oliviers de la justice avec lequel il prendra ouvertement position pour la cause des Algériens: « J’avais ainsi rendu hommage, avec ce livre et ce poème, aux deux êtres qui m’avaient le plus appris et qui me parlent toujours. Mon Père et Fatima. » (Pélégri 1989: 60) Par la suite Pélégri décrit minutieusement comment il s’est approprié cette autre culture, comment il a réussi à s’en imprégner au point d’abandonner sa propre position, de devenir ‘autre’ ou de faire apparaître ‘l’autre’, le frère à travers l’écriture. Ce n’est pas un hasard s’il devient porte-parole d’un Algérien illettré au moment même où la guerre fait ravage et oppose Français et Algériens. Jean Pélégri: Le Maboul (1963) Dans ce moment historique, décisif et crucial, Pélégri se place de manière délibérée et volontaire dans le camp de celui qui devrait, selon la logique du moment, être son ennemi pour faire entendre la voix de celui-ci. Il veut en même temps dépasser les limites du langage. Trouver un ton spécifique qui rendrait le monde intérieur de cet ‘autre’, c’est ce qu’il a essayé avec son roman Le Maboul: <?page no="255"?> Jean Pélégri, écrivain pied-noir « algérianisé » ou l’écriture de la différence 255 C’est cette dernière frontière, celle du langage, que j’ai tenté de franchir dans mon roman Le Maboul. [...] Je ne pouvais avoir quelque intérêt, comme écrivain, que dans la mesure où, oubliant ma propre personne je me ferais le petit serviteur et l’écrivain public de ceux qui, comme disait Fatima, ne savaient pas lire. (Pélégri 1989: 62) Il décrit le processus de cette recherche de la langue, des pensées, des préoccupations de l’autre comme la quête d’une voix venant de l’extérieur, d’un personnage qui parle à travers lui. Le personnage principal qu’il laisse parler dans ce roman s’appelle Slimane, dont il dit lui-même qu’il est « un illettré, qui s’exprime en français mais à partir de tournures et de structures arabes. » (Pélégri 1984: 291) Pour bien rendre cette voix, Pélégri s’est imprégné de cette autre manière de penser en lisant le Coran et des textes en arabe de droite à gauche: Aussi, pour mieux épouser sa pensée, j’ai pris peu à peu l’habitude, avant d’écrire - ou plus exactement avant de l’entendre - de consulter un petit livre d’arabe dialectal avec ses règles et ses exemples. J’ai aussi repris, toujours pour apprendre à penser dans l’autre sens - de droite à gauche - la lecture du Coran et l’apprentissage de l’écriture arabe que j’avais entamés sous les yeux de Fatima. [...] Alors, comme je l’avais fait avec Fatima, je me suis mis à écrire des pages et des pages sous sa dictée, sans trop savoir où il me menait. En respectant là aussi sa manière de s’exprimer, sa façon de parler un français maladroit, ses tournures, ses détours de pensée. (Pélégri 1989: 63) De cette manière de procéder naît une écriture d’une grande originalité, unique de par sa forme et son contenu comme le souligne le critique Noureddine Aba: Dans l’abondante littérature écrite sur l’Algérie, nulle part ailleurs que dans ce livre, on ne trouve de monologue aussi taraudant, aussi lancinant que ce discours fiévreux, syncopé, d’un homme qui s’interroge sur les mobiles de son meurtre. Personne non plus n’a su traduire les méandres de la pensée d’un personnage frustre, complexe - et avec quelle audace! Une syntaxe brisée, des tournures de phrases, des procédés d’écriture jusqu’ici jamais employés, comme si cela avait été la décalcomanie du langage, de l’esprit déstructuré de Slimane. (Aba 1984: 4) Alors que le roman fait preuve en effet d’une complexité d’écriture sans pareille, l’histoire qui est racontée dans Le Maboul pourrait se résumer ainsi: Voici [...] un homme, gardien de ferme depuis quarante ans, qui abat de deux coups de feu son jeune patron, collaborateur de l’OAS, et qui affirme contre toute évidence avec une sincérité stupéfiante qu’il n’a pas tué m’sieur Georges, mais le père de ce dernier, m’sieur André, qui a été pour lui un patron irréprochable, humain et fraternel. (Belamri 1984: 5) Cet acte violent constitue le point de départ des réflexions de Slimane, qu’il développe dans une sorte de monologue intérieur comparable au langage utilisé par l’anti-héros Bardamou dans Le Voyage au bout de la nuit de Céline. Il essaie de comprendre ce qui s’est passé exactement, il veut connaître les raisons, la logique de ce qui lui est arrivé, au-delà de l’acte singulier commis: <?page no="256"?> 256 Mechtild Gilzmer Pour lui Slimane, tout s’était passé là, d’accord, mais on ne pouvait pas dire, pour de bon, que l’histoire avait commencé là, près du puits, on ne pouvait pas - parce que lui, chaque fois qu’il avait essayé de raconter l’histoire, et de faire son compte, un bon compte, juste, exact, comme sur le grand cahier de la quinzaine - chaque fois, au début, il lui avait manqué quelque chose. Pourtant, des tas de fois il avait essayé, par le milieu, par la fin. Surtout par la fin, parce que par là c’était plus facile - quoi qu’à bien regarder, on pouvait dire que son histoire, elle avait comme deux fins. (Pélégri 1963: 21) Cette recherche de la vérité, de l’origine de l’histoire est symbolisée dans le roman par une pierre, qui garde dans son intérieur le fossile d’un escargot. C’était le patron qui l’avait ramassée et qui lui avait expliqué la signification: ‘Regarde! ’ lui avait dit m’sieur André en lui montrant - et là, tout d’un coup, il l’avait ouverte en deux, ‘comme tu fais avec la boîte quand tu enlèves le couvercle qui ferme bien’. C’est là qu’on voyait que ce n’était pas une pierre comme les autres: parce que sur le morceau du bas, il y avait, bien dessiné sur la pierre et faisant la bosse, l’escargot - l’escargot un peu plat, mais pas plus grand que d’habitude. Dans l’autre morceau, le couvercle, on voyait le même escargot, l’autre moitié, mais celle-là dans le creux, comme la marque que l’on laisse quand on marche dans la terre mouillée. (Pélégri 1963: 26, en italiques dans le texte) La pierre a doublement gardé les traces de l’escargot: d’une part dans sa matérialité concrète et d’autre part dans la forme reproduite comme dans un moule. La pierre contient ainsi le positif et le négatif, l’envers et l’endroit. Elle sert dans le texte comme symbole dans plus d’un sens: représentant les vestiges qu’a laissés le temps, elle représente son déroulement, l’histoire, la relation entre les êtres humains ainsi que l’être humain lui-même. Elle était là bien avant l’homme. Elle fait référence à un moment hors temps, un moment de l’histoire qui contient l’utopie d’une convivialité des êtres humains à vivre en paix. Slimane qui est fasciné par la signification de la pierre, la garde précieusement, elle l’aide à trouver une réponse à son questionnement. A partir de ce moment il s’était mis à emporter tous les jours la pierre avec lui, sous le vieux figuier ou dans le fossé des roseaux, comme pour lui poser la question à elle. [...] C’est là qu’il avait dû commencer à sentir se promener dans lui l’idée - mais tout au fond, encore très loin, comme le type qu’on regarde passer loin dans les oliviers, mais sans voir sa figure - l’idée que cette pierre allait lui servir à raconter l’Histoire aux autres. (Pélégri 1963: 27) A la fin du roman, Slimane livre son secret, la raison du meurtre, dans un dialogue avec un officier de l’Armée de Libération. Quand celui-ci lui demande pourquoi il a tué son ancien patron qui l’avait pourtant toujours bien traité, Slimane répond: ‘Peut-être bien à la vérité que c’est pour ça! ... Pour qu’il reste! ’ [...] ‘Pour qu’il reste? ... Qu’est-ça veut dire pour qu’il reste? ’ Slimane avait répondu que c’était la chose qu’on ne pouvait pas comprendre, la réponse de la pierre ou de la racine - comme on voulait. ‘Il fallait’. (Pélégri 1963: 289, en italiques dans le texte) <?page no="257"?> Jean Pélégri, écrivain pied-noir « algérianisé » ou l’écriture de la différence 257 Ce qu’il n’arrive pas à dire ouvertement c’est que son acte s’explique par son désir de ‘protéger’ son patron, de le tuer pour qu’il puisse rester en Algérie, de lui éviter ainsi d’être obligé de quitter sa terre natale, leur terre. Mais: « La raison, avait répondu Slimane, la vraie raison, on peut pas la connaître. Elle est comme cachée dans la pierre... Comme des fois l’Escargot! (il avait dit pour expliquer). » (Pélégri 1963: 289) De par son acte, Slimane a essayé de sauvegarder l’autre dont il connaît l’attachement profond à cette terre, l’Algérie. Le drame réside dans le fait que la situation exige la violence. Elle se met à la place de la fraternité que Slimane et le patron ont vécue à certains moments, mais que la colonisation et ensuite la guerre ont rendue impossible. Lors d’un tremblement de terre, à cause de la situation d’exception les deux hommes s’étaient rapprochés plus que d’habitude. Ils ont même bu un verre de vin ensemble, chose inimaginable entre colon et colonisé. Cette expérience, la sensation d’être traité d’égal à égal a transformé Slimane: Il y a eu le changement, et qu’il marche maintenant avec l’homme qu’il connaissait pas beaucoup jusqu’à présent, mais avec qui il a bu ensemble, comme deux frères - et maintenant tous les deux ils avancent sur le chemin, dans la nuit, celle d’aujourd’hui et celle d’il y a mille ans comme dans les Histoires où il y en a deux qui descendent de Là-Haut et qui se mettent à faire le grand Voyage sur la Terre, avec la lune arabe à gauche et les étoiles au-dessus. Sans que ni l’un ni l’autre sache quand ça va finir. (Pélégri 1963: 35) Cette simple fraternité reste impossible à vivre entre eux dans le contexte de la colonisation. Alors Slimane s’imagine une autre vie: Peut-être qu’ils auraient dû, tous les deux, tourner à droite au bout de l’allée, ni s’arrêter à la cave... Peut-être qu’ils auraient dû, pour le contraire, continuer tous les deux tout droit [...] sans s’arrêter jusqu’à cet endroit de la montagne où l’eau arrive... Y aurait pas eu besoin alors de l’autre voyage, ni du reste... Et peut-être qu’alors Slimane (ou la pierre) ne l’aurait pas tué? (Pélégri 1963: 36-37 1 ) Avec le roman Le Maboul Pélégri dénonce les conséquences néfastes du colonialisme sur les êtres humains; le colon et le colonisé apparaissent comme deux victimes d’un même système, d’une même violence, d’où va naître une nouvelle violence: [...] le nouveau monde qui naît à l’indépendance semble aussi étranger à Slimane qu’il aurait été à M’sieur André car tous deux appartiennent à la Terre (et non à la Nation). [...] La violence a détruit la connivence, le conflit a irrémédiablement fait de la dualité une opposition. (Achour 1991: 22-23) Toute l’œuvre de Pélégri est marquée par le personnage, la voix et le style qu’il a créés avec Le Maboul. Que ce soit dans ses romans, ses pièces de théâtre ou des pièces radiophoniques, ce travail spécifique de la ‘traduction’ d’une voix, l’adoption de la perspective algérienne fait la particularité et la spécificité de l’écriture de Pélégri dont il nous retrace et explique avec précision l’origine dans son autobiographie Ma Mère, l’Algérie. Par ailleurs, à un 1 Les omissions marquées par trois points sans parenthèses correspondent à l’original. <?page no="258"?> 258 Mechtild Gilzmer moment donné, il lui était devenu impossible d’écrire autrement. Un jour il voulait traduire ce que disait le personnage en français correct: Au bout de la troisième ligne, c’était fini: je ne parvenais plus à traduire. Cette langue normalisait tout, escamotant les inventions et les détours, m’entraînant sur d’autres voies tracées d’avance, ramenant tout à des conventions de langage héréditaires. (Pélégri 1984: 219) Alors que la littérature pied-noir est majoritairement centrée sur l’histoire des Français d’Algérie, Pélégri donne la parole à un Algérien, Slimane « qui à peine nommé, s’est mis à parler, intarissablement, en répondant de luimême à toutes les questions que je me posais obscurément. » (Pélégri 1989: 63) Slimane paraît être une sorte d’alter ego de l’auteur. C’est l’autre, l’envers, la partie algérienne de son identité qu’il laisse parler. Ce personnage, cette parole de l’autre, est le résultat de son altérité assumée qu’il laisse remonter à la surface grâce à l’intervention du langage: Entrouvrant en moi des pans de connaissance dont je n’avais jusqu’alors qu’une vague idée, des abîmes dont j’ignorais en moi l’existence, il me révélait, par le menu, une autre Algérie que je n’avais faite qu’entrevoir. Une Algérie et un peuple qui m’habitaient beaucoup plus que je ne le croyais. Et cela à cause du langage. J’en conclus que contrairement à l’idée complaisamment reçue, il est bon, parfois, de recourir à la langue de l’autre pour se connaître, s’inventorier, se comprendre. Par l’étrange liberté que vous donne ce détour, on échappe aux conventions du groupe, aux archaïsmes, aux idées toutes faites que le langage maternel recèle en lui-même sans qu’on s’en doute, aux structures syntaxiques traditionnelles qui commandent le discours et du même coup la pensée. (Pélégri 1989: 64) Pélégri donne une voix à ceux que l’on n’entend pas normalement, il sert de scribe à un analphabète. En même temps cela lui permet de se découvrir luimême. Il va vers la langue de l’autre, le colonisé, pour la lui rendre tout en allant vers le propre de l’autre qui est en lui. A travers ce travail d’appropriation d’une manière de penser et de parler, le fait de chercher une langue spécifique qui soit l’expression des sensations et des réflexions d’un Algérien, il touche à ses propres racines. Il dit lui-même à ce propos: « L’écriture avait algérianisé ma façon de sentir les êtres et les choses. » (Pélégri 1989: 65) Contrairement à beaucoup d’autres, Pélégri voit cette « algérianisation » comme une chance. Il la vit très consciemment alors que d’autres écrivains pieds-noirs auraient tendance à nier cette partie de leur identité. Pour lui, le fait d’avoir côtoyé des Algériens, d’avoir été en contact avec la culture nord-africaine et l’Islam représente un atout: Pour ma part, dans la situation où l’histoire nous a mis, je trouve l’ambiguïté enrichissante - sur le plan de l’écriture, mais aussi sur celui de la vie et de la morale. Il est enrichissant de sortir de sa tribu et de découvrir par l’autre - le différent - l’autre côté des choses. (Pélégri 1984: 219) Ce n’est pas un hasard si cette écriture peut être rapprochée du concept et de la philosophie développée par un autre Algérien aux origines étrangères, juif celuici. Cet autre déraciné, Jacques Derrida, exclu de l’école en octobre 1941 suite aux <?page no="259"?> Jean Pélégri, écrivain pied-noir « algérianisé » ou l’écriture de la différence 259 lois anti-juives et à l’abrogation du décret Crémieux « gardera de cet affront une blessure ineffaçable [...] Ses écrits sur les marges, les frontières, les traces, les déplacements et [...] l’exil sont peut-être des réponses à ce traumatisme initial. » (Stora 2006: 89) Même si chez lui la sensation de l’altérité trouve ses origines dans l’exclusion en tant que juif, sa pensée de la « différance » traduit et illustre parfaitement la recherche de la différence, la face cachée de l’existence dont Pélégri nous parle et qu’il cherchait à exprimer tout au long de son existence d’écrivain. Bibliographie Jean Pélégri, Les Oliviers de la justice, Paris 1959. Jean Pélégri, Le Maboul, Paris 1963. Jean Pélégri, Les Monuments du déluge, Paris 1967. Jean Pélégri, Slimane, Paris 1968. Jean Pélégri, L’Homme mangé par la ville, Paris 1970. Jean Pélégri, Le Cheval dans la ville, Paris 1972. Jean Pélégri, Le Maître du tamour, Paris 1974. Jean Pélégri, Libres Propos, in: Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée. Le Maghreb dans l’imaginaire Français. La colonie, le désert, l’exil 37/ 1984, 215- 223. Jean Pélégri, Ma Mère, l’Algérie, Alger 1989. Noureddine Aba, Un poète, un grand poète, in: Celfan 3/ 1984, 3-4. Christiane Achour, Parcours dissidents (Greki, Pélégri, Sénac), in: Itinéraires et Contacts de cultures 14/ 1991, 18-25. Rabah Belamri, L’identité du Maboul: Le fusil, le cheval blanc, la pierre, le puits, in: Celfan 3/ 1984, 5-11. Charles-André Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, Paris 1931. Dominique Le Boucher, Jean Pélégri l’Algérien ou Le Scribe du Caillou. Numéro spécial de la Revue Algérie Littérature/ Action 37-38/ 2000. Lucienne Martini, Racines de papier. Essai sur l’expression littéraire de l’identité pieds-noirs, Paris 1997. François Mauriac, Bloc-notes. Tome III, Paris 1993 (édition originale: Le Figaro littéraire, 25-27 mai 1962). Jean-Paul Sartre, Le colonialisme est un système, in: Jean-Paul Sartre, Situations V, Paris 1964, 27-48. Benjamin Stora, Les trois exils. Juifs d’Algérie, Paris 2006. Germaine Tillion, L’Algérie en 1957, Paris 1999. Jeannine Verdès-Leroux, Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui. Une page d’histoire déchirée, Paris 2001. <?page no="261"?> Sylvia Schreiber Le regard vers l’enfance: formes intermédiales de la représentation de l’enfance chez Mohammed Dib, Hélène Cixous et Leïla Sebbar L’enfance, on sait quand on y entre mais on ne sait jamais comment et quand en sortir Proverbe oranais 1 C’est avec ce proverbe oranais doublement suggestif que le poète algérien Malek Alloula, vivant à Paris depuis 1967, auteur d’un essai illustré de photographies en noir et blanc sur Le Harem colonial (1983), commence sa contribution à l’anthologie Une Enfance algérienne (Sebbar 1997). L’enfance est sans doute l’un des thèmes privilégiés de la littérature migrante et Oran se trouve être par ailleurs la ville natale d’Hélène Cixous, l’un des auteurs abordés dans cet article. Pour elle, l’univers de l’enfance fut brisé quand elle perdit son père à l’âge de 11 ans. Dès lors, la fille aînée fut obligée d’assumer une partie de la responsabilité familiale: «j’ai perdu le droit à l’enfance » (Calle- Gruber/ Cixous 1994: 197), a-t-elle écrit rétrospectivement dans le chapitre « Racines d’Enfance » du livre intitulé Photos de racines, publié avec Mireille Calle-Gruber en 1994. Comme Malek Alloula, Hélène Cixous est aussi présente dans l’anthologie de textes, recueillis par Leïla Sebbar en 1997. Sous le dénominateur commun Une Enfance algérienne, souligné par la photographie de la couverture, représentant un groupe très hétérogène d’enfants, Leïla Sebbar réunit des textes autobiographiques d’écrivains qui ne rentrent pas tous dans le cadre de la migration, mais qui ont en commun d’avoir passé la première période de leur vie en Algérie avant de s’installer en France. Parmi ces auteurs figure aussi l’un des grands représentants de la littérature algérienne de langue française, Mohammed Dib. Ce qui rassemble les trois auteurs choisis pour cette contribution, Mohammed Dib (Tlemcen 1920), Hélène Cixous (Oran 1937) et Leïla Sebbar (Aflou 1941), c’est le fait qu’ils visualisent en outre, chacun ou chacune à sa manière, leurs souvenirs d’enfance par la photographie. 2 1 D’après Malek Alloula, « Mes enfances exotiques » (Sebbar 1999: 9). 2 Dans ce contexte, il faudrait aussi mentionner Assia Djebar qui a écrit la préface à un essai photographique sous le titre Chronique d’un été algérien (Paris 1993), pour commenter des photographies prises par plusieurs photographes en divers lieux d’Algérie. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle ne figure pas dans l’anthologie de Leïla Sebbar. <?page no="262"?> Sylvia Schreiber 262 Même si l’acte photographique se situe très loin dans le passé, il fixe les traces, les rend ineffaçables dans la mémoire. Si les mots peuvent exagérer ou diminuer, colorer ou affaiblir, inventer ou cacher, une photo qui a sa place fixe dans un album de famille ne peut plus mentir. Même si la technique photographique moderne permet toutes sortes de manipulations, l’image une fois imprimée reste impitoyablement témoin de « ce qui a été » (Barthes 2002: 858, en italiques dans le texte), d’une situation quelconque saisie par hasard ou arrangée et fixée par le photographe. La photographie bouleverse notre rapport au temps. Dans le cliché, l’événement est tout aussi présent que la perception actuelle, le temps est arrêté. Voilà, d’après Roland Barthes l’expression d’une violence fondamentale de la photographie, car elle force le regard par une sorte d’irréductible factualité. La photographie « n’invente pas; elle est l’authentification même […]. » (Barthes 2002: 858) En ce qui concerne donc le sujet de l’enfance, c’est la visualisation photographique qui rend authentique ce qui a été, alors que l’écriture sert à formuler verbalement ce qui est resté dans le souvenir des expériences et des événements vécus dans l’enfance. La combinaison écriture-photographie, dont se servent des auteurs comme Mohammed Dib, Hélène Cixous ou Leïla Sebbar, peut montrer les synergies entre les deux médias dans la représentation d’un passé vécu de l’autre côté de la Méditerranée. Dans son livre rétrospectif Tlemcen ou les lieux de l’écriture (Dib/ Bordas 1994), 3 Mohammed Dib visualise la description des lieux de son enfance à l’aide de 36 photos prises par lui-même en 1946, fixant ainsi dans la mémoire ce qui était condamné à disparaître. Il leur oppose 25 photographies des mêmes lieux ou de ce qui en est resté; photos prises par le jeune photographe Philippe Bordas un demi siècle après, en 1993. 4 Les motifs et les lieux se ressemblent, mais ce ne sont certainement plus les mêmes. Dans Laëzza, son dernier livre, terminé peu avant sa mort et publié de façon posthume à Paris (Dib 2006a), l’auteur évoque encore une fois sa propre enfance et sa jeunesse à Tlemcen. 5 Une réédition de la Trilogie Algérie avec des photographies inédites de l’auteur vient de paraître chez Barzakh en Algérie. 6 Voilà 3 Livre couronné par le Grand Prix de la Francophonie décerné par l’Académie française. 4 Philippe Bordas s’est fait un nom grâce à son volume illustré, primé plusieurs fois L’Afrique à poings nus (2004, Prix Nadar et Prix du Livre Thomas-Cook) et le film Grand Combat. Ses photos se trouvent dans des revues et journaux renommés comme Vogue, Elle, Libération, Le Monde. 5 Concernant le thème de l’enfant chez Mohammed Dib, je renvoie à la belle étude de Fritz Peter Kirsch, « Lyyli Belle et le Petit Prince. Réflexions sur le thème de l’enfant chez Mohammed Dib » (Kirsch 2002: 69-83), et à Farida Boualit, « ‘L’Infante maure’: Le manifeste dibien de la littérature mahrébine solidaire mais solitaire » (Boualit 2002: 97- 123). 6 Alger 2006. Introduction de Naget Khadda, Postface de Mourad Djebel. La nouvelle édition comprend La grande Maison de 1952, L’Incendie de 1954, Le Métier à tisser de 1957 et « L’ami », la première nouvelle de Mohammed Dib, éditée en 1947. La maison <?page no="263"?> Formes intermédiales de la représentation de l’enfance chez Dib, Cixous et Sebbar 263 l’écrivain et poète, qui s’est toujours considéré comme un auteur algérien et maghrébin, retourné dans son pays. Mohammed Dib a été contraint de quitter l’Algérie en 1959 et s’est installé en France où il y est resté, à l’exception de quelques voyages en Finlande et d’un séjour en Californie, jusqu’à sa mort en 2003. Avec Tlemcen ou les lieux de l’écriture, Dib entreprend un voyage médiatisé dans le pays de son enfance. Il cherche à reconstruire textuellement et à l’aide de documents photographiques en noir et blanc l’atmosphère de la maison maternelle et de ses débuts littéraires. En même temps, il nous fait découvrir la topographie des lieux de ses récits et romans dont l’action se situe à Tlemcen et ses environs. En introduisant des autocitations dans le texte, soulignées par une typographie différente, il nous transmet une mise en abyme de son œuvre et nous présente « une sorte de lieu de concentration de tout l’imaginaire dans lequel elle a eu […] capacité à se déployer », comme le constate Sabéha Benmansour, qui suit les voix et les voies de l’écriture chez Mohammed Dib (Benmansour 2006: 29). 7 A travers ce regard en arrière, l’auteur reconnaît donc l’origine de son identité de poète et d’écrivain. Dans le ‘chronotopos’ de ses premiers exercices littéraires, il prévoit par une prolepse un futur déjà vécu: « je commençais une migration […] sans […] quitter ma terre encore […]. » (Dib 1994: 69) Avant d’être forcé de quitter son pays, il s’était acheminé sur les « voies de l’écriture » vers un pays inconnu: « au bout de la route sans bout, ce serait mon identité qui en viendrait à m’être révélée en tant qu’altérité. » (Dib 1994: 69) L’une des photos au début du livre nous montre à contre-jour deux garçons sur une colline s’ouvrant sur la ville et le lointain inconnu. Ils ne regardent pas l’horizon infini à la manière de Leopardi dans son célèbre poème, mais au contraire juste dans l’objectif de la caméra. Le regard vers l’infini est réservé au photographe et à l’observateur ultérieur de la photo (Dib 1994: 13). D’autres photos montrent des enfants dans la rue ou dans la nature. Bien souvent, il s’agit d’instantanés de rencontres fortuites. Mohammed Dib ne nous donne à voir aucune photographie de luimême. De plus, il semble détester les photographies familiales typiques avec leurs poses fixes. Sur l’une d’entre elles, il ne se reconnaît que dans le contexte familial et nous la présente seulement sous forme verbale et avec la distance de la troisième personne: L’étrange personnage avec qui je dois m’identifier […]. Il est celui que j’étais alors, je n’y peux rien, et voici comment il se présente: aux pieds, des souliers de cuir blanc à lacets, puis des chaussettes blanches lui arrivent aux genoux, mais celle de gauche est nettement moins bien tirée que celle de droite; […] sous la veste coupée ainsi que la culotte dans un drap clair à petits carreaux, la chemise, blanche d’édition algérienne Bazakh a déjà publié en 2001 une version arabo-française de L’Aube Ismaël. 7 Sabéha Benmansour est présidente de la Fondation Mohammed Dib à Alger. <?page no="264"?> Sylvia Schreiber 264 aussi; et au col, ce freluquet de sept ou huit ans exhibe un nœud papillon! [...] (Dib 1994: 65) Se prononçant de manière assez ironique sur ce ‘déguisement’ dont il nous épargne la vue, il se hâte de constater qu’en vérité, il était un « garçon guère différent des autres, ni par la tenue ni par la dégaine, dont les ébats n’avaient que la rue pour théâtre. » (Dib 1994: 65) Ce qui le différenciait quand même des autres gamins, c’est qu’il a très tôt commencé à écrire des vers. S’il nous refuse la vue de sa propre photo, il nous présente du moins le premier lieu de son écriture. C’était pour le jeune Mohammed Dib le patio, la cour au centre de la grande maison, lieu des rencontres familiales et de la communication avec les voisins. Le comportement du garçon ne manquait pas d’être commenté par les femmes de la maison qui se moquaient de lui: - Tu écris des lettres? - Non, j’écris pour moi. De brusques rires d’incrédulité accueillaient ma réponse. (Dib 1994: 49) La photo se focalise juste sur ce coin dans l’angle du patio, éclairé par un rayon de soleil qui, à l’époque, lui avait servi de lieu d’écriture (Dib 1994: 46). Photo 1 …là était ma place. […] …j’y installais la table basse affectée à nos repas - la meïda - et […], dans la posture du scribe, je commençais. (Dib 1994: 48) Sur la photo, on reconnaît un groupe de quatre personnes assises, dont l’une est supposée être la mère, une autre la sœur aînée du poète. A côté d’elles, se trouve un homme avec son fez et un enfant que l’auteur ne reconnaît plus. <?page no="265"?> Formes intermédiales de la représentation de l’enfance chez Dib, Cixous et Sebbar 265 Lui-même en tant que photographe n’est certainement pas sur la photo, ni même sa place vide dans le groupe de personnes, mais sa présence se fait pourtant sentir dans l’atmosphère de la scène: « Invisible, je suis pourtant là présent par la procuration du regard qui fixe la scène, ou qui a plutôt délégué à l’objectif le soin de la fixer, il y a une quarantaine d’années de cela […]. » (Dib 1994: 48) A la différence de la plume du commentateur, l’œil de la caméra ne peut pas saisir ce qui se trouve en dehors du cadre de la photographie, ni traverser les objets focalisés. De l’autre côté, il perçoit des détails que le photographe lui-même, au moment du déclic n’a pas vus. En saisissant le lieu d’écriture de son enfance avec l’objectif de la caméra, Mohammed Dib l’a fixé dans sa mémoire. Dans le processus de l’ekphrasis, la photo en noir et blanc devient une image colorée. « Pour donner à rêver » (Dib/ Bordas 1994: 51), le poète remplit les dessins du plancher et des murs avec des couleurs vives et décrit de manière métaphorique ce que la photographie en noir et blanc ne peut pas rendre. Le dallage rassemble dans sa marqueterie des carreaux d’un vert olive (si caractéristiquement arabo-andalou), d’une part et d’autre part, des carreaux d’un blanc de porcelaine chinoise […] Les murs sont lambrissés d’azulejos de la grande tradition: dessin bleu, sur fond blanc, qui se répète de carreau en carreau. Cela vous a l’humide transparence d’un œil d’enfant. […] Et verte, la vigne dont le tronc s’étire sans fin en hauteur pour aller recouvrir le patio d’une ombre verte. (Dib 1994: 51) Les dalles servent d’arrière-plan pour toute une série d’autres photos représentant des jeunes filles en robe de fête ou des femmes assises à leur travail. L’atrium, les carrelages des murs, les gens assis sur le plancher, sur des tapis ou des coussins, les femmes dans leurs habits typiques s’inscrivent dans l’inventaire de l’iconographie orientale. Les photos des enfants qui rient soulignent l’enfance heureuse du poète. Photo 2 <?page no="266"?> Sylvia Schreiber 266 Quarante-sept ans plus tard, le photographe d’art Philippe Bordas essaie de reconstruire ces lieux de l’enfance et des premiers exercices d’écriture. Le coin du patio est vide, la vigne, qui dans la photo d’alors avait symbolisé l’ouverture vers le ciel, a disparu. A sa place, de larges feuilles d’une sorte de palmier recouvrent le premier plan de l’image. Les balustrades sont décorées de plantes vertes. La photo bien éclairée nous laisse deviner les marques des années passées. « Elle est debout comme une femme qui met au monde un enfant », écrit Leïla Sebbar sur la maison dibienne dans son livre Mes Algéries en France. « Elle est debout mais elle se délabre. Le fils est parti, il ne reviendra plus. » (Sebbar 2004: 95) Dans Tlemcen ou les lieux de l’écriture, Mohammed Dib nous fait découvrir non seulement l’endroit immédiat de ses premiers exercices d’écriture mais aussi ses lieux privilégiés dans et autour de la ville, dont quelques-uns existent encore: le café à l’angle de la place du Médresse et de la rue Bellevue - scène de la nouvelle « Au café » par exemple -, « le four banal » (Dib/ Bordas 1994: 77) où, enfant, il devait porter le pain de la famille pour le faire cuire, et deux semaines avant la fête d’Aïd-Seghir, des dizaines de kilos de gâteaux dont il garde encore l’odeur. S’agirait-il ici d’une sensation proustienne? Le rituel du pain familial qui était inséparablement lié à la mère s’est de toute façon gravé très fortement dans la mémoire de l’auteur. De certains lieux ne restent que des bribes, d’autres ont complètement disparu: le marché de Médresse par exemple, où le jeune Mohammed accompagnait sa grand-mère pour faire des achats. Quelques scènes de Métier à tisser et de Qui se souvient de la mer s’y déroulent, mais « [l]e Médresse […] détruit, c’est un des lieux de l’écriture détruit. » (Dib 1994: 87) Bab Sidi Boumédienne, l’une des portes de la ville, cet entassement de cahutes en dehors de l’enceinte, où les différents métiers avaient leurs ateliers, le marché aux puces où le petit Mohammed Dib avait entendu maints récits des Mille et une Nuits, la maison maure où se rencontraient les membres de la « confrérie des derkaoua » pour la cérémonie du dhikr - tous ces lieux n’existent que dans la mémoire de l’écrivain qui, à l’âge de dix ans, sans être vu, avait participé à cette danse, accompagnée d’une psalmodie sourde « alla-hou, alla-hou » (Dib 1994: 91). Le cimetière, nommé par euphémisme « jardin[s] de l’éternité » (Dib/ Bordas 1994: 103), est un autre lieu de mémoire où les femmes de la ville se rencontraient le vendredi autour des tombes de leurs morts, ou bien encore la source de l’Oie, ce minaret solitaire aux trois koubbas, couvrant chacune la sépulture d’une princesse oubliée. Lieux de mémoire, les cimetières et les tombeaux solitaires, couverts d’herbes et abandonnés, sont aussi des lieux de l’oubli. L’année de la parution de Tlemcen ou les lieux de l’écriture est aussi celle où Hélène Cixous publie avec Mireille Calle-Gruber, un livre d’« entre tiens » (Calle-Gruber/ Cixous 1994: 11) et d’essais, intitulé Photos de racines (1994), dont la dernière partie nous présente des « Albums et [des] légendes ». <?page no="267"?> Formes intermédiales de la représentation de l’enfance chez Dib, Cixous et Sebbar 267 Fille d’un médecin et d’une sage femme, née en 1937 à Oran, l’écrivaine et dramaturge - elle travaille pour le théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine - Hélène Cixous est aussi l’une des brillantes représentantes des Etudes Féminines. Elle a poursuivi sa carrière universitaire aux côtés de Michel Foucault et de Jacques Derrida. Dans le chapitre intitulé « Albums et légendes », Hélène Cixous nous fait découvrir, grâce à des documents textuels et picturaux, les origines de son écriture et la généalogie compliquée de sa « nationalité littéraire » (Calle- Gruber/ Cixous 1994: 207). « J’ai une enfance à deux mémoires » (Calle-Gruber/ Cixous 1994: 183), écrit la fille issue de deux familles juives. La ligne paternelle est d’origine espagnole, mais, dans l’obligation de quitter le pays, elle s’est installée d’abord au Maroc et finalement en Algérie où Hélène a passé son enfance. On parlait l’espagnol et le français, et le grand-père parlait même l’arabe. D’après l’une des photos de l’album de famille, il tenait un commerce au nom révélateur « Les Deux Mondes ». Hélène se souvient bien de l’ambiance multiculturelle de sa ville natale: Quand j’étais petite, j’habitais dans une ville pleine de quartiers, de peuples, et de langues. Il y avait les Espagnols, catholiques; les Arabes; les Juifs. Et les Français. Il y avait les Français français de France. Et dans les Français il y avait aussi les Juifs et les Espagnols. C’était mon Ouest. (Calle-Gruber/ Cixous 1994: 184) L’Est et le Nord font partie de la ligne maternelle ramifiée dont Hélène Cixous peut suivre les racines jusqu’en l’an 1844 à l’aide de documents photographiques et d’un arbre généalogique très détaillé. Les photos typiques du mariage et des enfants joyeux contrastent avec les images de la synagogue détruite à Osnabrück, la ville natale de sa grand-mère allemande, le train qui a transporté les Juifs en 1941, la tombe de son grand-père Michael Klein, décédé à Baranovici (Biélorussie) en 1916. Je suis née dans une époque inverse: époque de nationalismes, de renationalismes. Ma vie commence par des tombes. […] Lorsque j’étais petite, il m’a semblé que la tombe de mon père sortait de cette tombe du Nord. La tombe de mon père est aussi une tombe perdue. Elle est en Algérie. Plus personne n’y va ou n’ira jamais. (Calle-Gruber/ Cixous 1994: 191) Le père d’Hélène Cixous est mort de la tuberculose en 1948 à l’âge de 39 ans, Hélène n’en avait que onze. Les années précédant ce triste événement lui semblaient alors être un paradis, même si ‘la guerre’ ou des tournures comme ‘avant la guerre’ étaient toujours dans l’air et que la famille juive était en danger n’importe où, au Nord menacée par les camps de concentration, en Algérie par le régime de Vichy. Le père ne pouvait plus exercer sa profession, les enfants étaient exclus des écoles publiques. A 14 ans, Hélène accompagnait sa mère Eve à l’hôpital où elle assistait à des accouchements. 8 8 Sa mère avait fait le diplôme de sage-femme et pratiquait d’abord dans les bidonvilles, puis dans l’hôpital de la ville. <?page no="268"?> Sylvia Schreiber 268 Mais malgré les difficultés de vivre, malgré les premières expériences d’antisémitisme, malgré les bombardements et les menaces, c’était le paradis. La famille était pleine de rêves et de création. Mon père et ma mère étaient des êtres naturellement poétiques et adroits de leurs mains. Ma mère et Omi parlaient et chantaient en allemand. Mon père aimait la musique, le dessin, les mots, les livres. La famille faisait des jeux de mots. Nous étions heureux. (Calle- Gruber/ Cixous 1994: 196) Et pourtant, cette idylle apparente est ombragée de craintes secrètes, « [p]arce que sur terre il ne peut y avoir de paradis. » (Calle-Gruber/ Cixous 1994: 197) Les photographies joyeuses, correspondant parfaitement au mythe de l’enfance heureuse, fixent dans la mémoire les moments de bonheur: être assise sur les genoux du père aimé, aller la première fois à la plage avec lui, s’amuser avec les amies ou le petit frère. Photo 3 Photo 4 Mais aussi avec des jeux de mots, si typiques pour sa langue, Hélène Cixous semble se replacer verbalement dans la période de son enfance: « Les enfances; les enfants. Enfance, terme majeur - plutôt en-fance qu’en - France, et plutôt en-fiance: vertu, poésie, alliance, avance. » (Calle-Gruber/ Cixous 1994: 203) Le potentiel créatif de l’écrivaine future a ses racines dans son enfance algérienne. Les années d’études s’écoulent d’abord à Alger, ensuite, à partir de 1955 à Paris. Là, au Lycée Lakanal, Hélène Cixous devait éprouver la première fois la douleur d’être exclue et cela non pas pour des raisons nationalistes ou confessionnelles, mais parce qu’elle était une femme. Ni avec les Allemagnes, ni avec les Angleterres, ni avec les Afriques, je n’ai éprouvé un sentiment si absolu d’exclusion, d’interdiction, de déportation. J’ai été déporté à l’intérieur même de la classe. (Calle-Gruber/ Cixous 1994: 206) <?page no="269"?> Formes intermédiales de la représentation de l’enfance chez Dib, Cixous et Sebbar 269 Ce n’est donc pas un hasard si Hélène Cixous s’engage plus tard avec tant d’énergie dans les Etudes Féminines. Leïla Sebbar, écrivaine venant d’Aflou en Algérie, qui vit et travaille à Paris, fille d’un père algérien et d’une mère française, m’a suggéré, avec son anthologie Une Enfance algérienne et ses albums de photographies, le thème de cette contribution. Son identité brisée, la situation de l’entre-deux des cultures et toute la problématique en résultant, deviennent le sujet central de ses romans et nouvelles, mais aussi de ses essais combinés bien souvent avec une iconographie vivante. 9 Par la pratique de cette forme de l’intermédialité, Leïla Sebbar essaie d’éclairer les relations multiples entre la France et l’Algérie, en entamant de cette manière un travail positif de la mémoire. Dans Une Enfance algérienne, avec sa photographie d’un groupe d’enfants sur la couverture, dans la pose typique des photos de classe, seize auteurs racontent des épisodes de leur enfance vécue en Algérie, dont Malek Alloula, Jamel Eddine Bencheikh, Albert Bensoussan, Hélène Cixous, Jean Daniel, Mohammed Dib, Nabile Farès, Habib Tengour etc. Dans leurs textes, le problème de l’enfance est souvent lié au problème de la langue, comme nous le trouvons aussi dans les propres écrits de Leïla Sebbar: Parle mon Fils, parle à ta mère (1984, 2005) ou vice-versa, Je ne parle pas la langue de mon père (2003). Mais pour l’écrivaine, la visualisation joue aussi un rôle important. Animée par la passion de la photo de son père, qui était obsédé par l’idée de saisir avec sa caméra tous les moments typiques de la vie familiale, elle peut recourir à toute une série de documents photographiques sur son enfance. Elle travaille aussi avec des photographes renommés comme par exemple avec Jacques Guerry ou Marc Garanger 10 qui a pris les photos pour l’album Femmes des hauts-plateaux, Algérie 1960 (Paris 1990). De la collection de cartes postales illustrées par Jean-Michel Belorgey est issu en 2002 l’album Femmes d’Afrique du Nord, cartes postales 1885-1930, photographies de jeunes femmes du pays de son père. Ces visages rappellent ceux des fillettes du volume La jeune Fille au balcon (1996). En 2004, Leïla Sebbar publie Mes Algéries en France. Carnet de voyages, 11 où elle rassemble des textes avec des images de toutes sortes, combinant le familier avec l’étrange, le vieux avec le nouveau, l’Algérie avec la France, l’Orient avec l’Occident. On y trouve par exemple l’« Odalisque en rouge » d’Eugène Giraud (Sebbar 2004: 74), qui continue l’histoire de sa Shérazade, mais aussi la « Marianne rouge de Buxières-les- Mines » (Sebbar 2004: 43), des photos de jeunes femmes kabyles de Jacques- Guerry (Sebbar 2004: 57, 164) ou des femmes algériennes de Garanger (Seb- 9 Sur le thème de la photographie dans les romans et récits de Leïla Sebbar voir le chapitre « Retouches and Reprints - Leïla Sebbar » dans la thèse de Mary Beth Vogl (Vogl 1998: 210-298). 10 Célèbre surtout pour ses Femmes algériennes, Paris 2002 (1960). 11 Préface de Michelle Perrot, Paris 2004. <?page no="270"?> Sylvia Schreiber 270 bar 2004: 50). L’ethnologue Germaine Tillion y est aussi présente comme Marthe Stora, Isabelle Eberhardt ou Aimée Chouraqui, la petite fille d’Albert Bensoussan. De vieilles photos de Tlemcen éveillent le souvenir de Mohamed Dib, auquel l’écrivaine se sent particulièrement liée: Je suis la fille de ces fils qui écrivent des livres si loin de la maison qu’ils ont quittée pour n’y plus revenir, et, parce qu’ils sont partis, parce qu’ils ont subi l’épreuve du passage pour tous les autres, nous écrivons, j’écris. Mohammed Dib est de ces fils-là, dont je serais comme l’une des filles. (Sebbar 2004: 95) Mohammed Dib nous a présenté les photos de sa maison en noir et blanc, en les colorant par ses mots. Hélène Cixous nous documente, à l’aide de textes et d’images, toute sa généalogie compliquée. Leïla Sebbar va encore plus loin, en combinant son passé personnel avec un présent collectif. Photo 5 Nous y trouvons des photos de son père algérien avec sa première classe scolaire, sa première moto et ses ruches, d’autres d’elle-même avec sa mère et ses sœurs, mais aussi des photos de Zinedine Zidane, le héros national du football, du symbole de la machine à coudre Singer, rappelant celle de sa mère et son salon de couture à Tlemcen, du papier d’emballage des oranges venant d’un marché parisien, mais aussi des tombes des soldats algériens qui se sont battus pour la France - toutes sortes de traces réveillent la mémoire de son enfance algérienne. <?page no="271"?> Formes intermédiales de la représentation de l’enfance chez Dib, Cixous et Sebbar 271 Photo 6 En 2005, Leïla Sebbar continue cette recherche de signes et de traces en publiant le Journal de mes Algéries en France, une autre sorte d’autobiographie collective sous la forme de journal intime, mélange de notes quotidiennes, de photos de son album de famille, d’illustrations d’œuvres d’art, d’affiches, d’enseignes diverses, de cahiers d’école etc., « des fragments qui se répondent dans le désordre de l’espace et du temps » (Sebbar 2005a: quatrième de couverture); traces d’un passé algérien dans la France contemporaine que Sebbar trouve pour nous montrer le contact culturel multiple entre les deux pays: Prise par un besoin fébrile de mêler l’Algérie à la France, depuis la naissance, presque… L’œil fixé sur l’objet du désir, tendre prédateur, collectionneur fou, tendu vers ce qui s’exhibe et se dérobe, je tente par les mots, la voix, l’image, obstinément, d’abolir ce qui sépare. (Sebbar 2005: 11) À côté de l’écriture, la photographie est l’un des médias les plus importants de la mémoire. Elle nous donne des ‘points de mémoire’ qui peuvent établir un lien entre les distances temporelles et spatiales mais aussi entre la mémoire individuelle et collective. Ces points de mémoire - Roland Barthes dans son traité sur « La Chambre Claire» parle de « punctum » (Barthes 2002: 809) -, ces points ou « piqûres » ou « petites coupure[s] » traversent les <?page no="272"?> Sylvia Schreiber 272 couches de l’oubli et conservent les traces du passé pour le présent et le futur. Mais il faut, pour rester dans la terminologie de Roland Barthes, prendre en considération le « studium », c’est à dire l’intention du photographe. Les Images d’Algérie de l’ethnologue Pierre Bourdieu (2003) naissent naturellement dans des conditions et des intentions différentes et ont d’autres fins que les photos d’un reporteur de guerre ou simplement les photos de famille. L’ethnologue vise à une documentation aussi objective que possible des résultats de ses recherches. Les photographies de l’enfance et de la famille au contraire, déclenchent souvent une relation émotionnelle avec le passé. ‘Le regard de l’enfance’ est souvent un regard idéalisé rentrant dans le cliché de l’enfance heureuse. Cela vaut pour la photographie aussi bien que pour la mémoire textuelle ou narrativisée. Si l’on compare les photos d’enfance d’Hélène Cixous et de Leïla Sebbar et même quelques photographies choisies par Mohammed Dib, on reconnaît la ressemblance des poses. Comme le mythe de ‘l’enfance heureuse’ dans le genre de l’autobiographie, l’idylle des photos de famille se situe souvent loin de la réalité. Les photos sont des témoins rétrospectifs de nos désirs et de nos rêves. Les clichés de la mémoire servent à revivre positivement ce qui ne peut pas se répéter, les représentations aux connotations négatives fonctionnant dans le procès de la verbalisation comme moyen de dépassement de la mémoire. Cette contribution se proposait de mettre en relief surtout l’effet positif, le potentiel créatif, ressuscité par le dépaysement et par le contact des cultures. Todorov, lui aussi un « homme dépaysé » (Todorov 1996: titre) et un ‘étranger de langue française’, parle de la possibilité d’une transformation positive de l’expérience de l’exil par l’acte créateur et regarde l’exil comme une source d’inspiration (Todorov 1996: particulièrement 21-26). La production littéraire de nos trois auteurs confirme largement cette thèse. La tension créée par le contact des cultures différentes peut très bien déclencher un travail positif de la mémoire, qui n’est pas forcément un regard sentimental en arrière, vers un passé perdu mythique, mais une fascination qui grandit avec la distance temporelle de l’exil, comme une sorte de catharsis, suscitée par la mémoire et non par l’oubli. La narrativisation et la visualisation par la photographie peuvent transformer un souvenir individuel en une mémoire collective: souvenirs d’enfance sous le signe de la reproductibilité technique... pour varier un peu le fameux titre de Walter Benjamin (Benjamin 1996). L’usage de la photographie dans les textes de la mémoire peut élargir en tout cas le potentiel créatif résultant du contact des cultures. Bibliographie Mireille Calle-Gruber/ Hélène Cixous, Hélène Cixous. Photos de racines, Paris 1994. Mohammed Dib, Qui se souvient de la mer, Paris 1990. Mohammed Dib, Un Eté africain, Paris 1998. <?page no="273"?> Formes intermédiales de la représentation de l’enfance chez Dib, Cixous et Sebbar 273 Mohammed Dib, Laëzza, Paris 2006a. Mohammed Dib, Trilogie Algérie, Alger 2006b. Mohammed Dib/ Charles Bordas, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, Paris 1994. Leïla Sebbar, Shérazade. 17 ans, brune, frisée, les yeux verts, Paris 1984. Leïla Sebbar, Le Fou de Shérazade, Paris 1991. Leïla Sebbar, La jeune Fille au balcon, Paris 1996. Leïla Sebbar (dir.), Une Enfance algérienne, Paris 2 1999 (édition originale: 1997). Leïla Sebbar, Je ne parle pas la langue de mon père, Paris 2003a. Leïla Sebbar, Sept Filles, 2003b. Leïla Sebbar, Mes Algéries en France. Carnet de voyages, Saint-Pourçain-sur-Sioule 2004. Leïla Sebbar, Journal de mes Algéries en France, Saint-Pourçain-sur-Sioule 2005a. Leïla Sebbar, Parle mon Fils, parle à ta mère, Paris 2005b. Elisabeth Arend/ Fritz Peter Kirsch (dir.), Der erwiderte Blick. Literarische Begegnungen und Konfrontationen zwischen den Ländern des Maghreb. Frankreich und Okzitanien, Würzburg 1998. Roland Barthes, ‘La chambre claire: notes sur la photographie’, in: Roland Barthes, Œuvres complètes, 5 e Livre, Textes, Entretiens 1977-1980, Paris 2002, 783-891. Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit (édition originale: 1936), in: Theodor W. Adorno/ Gretel Adorno (dir.), Walter Benjamin. Schriften 1, Frankfurt 1955, 366-406. Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, in: Etudes photographiques, tirage à part du n° 1/ 1996, 1-38. Charles Bonn (dir.), Migrations des identités et des textes entre l’Algérie et la France dans les littératures des deux rives, Paris 2004. Farida Boualit, ‘L’Infante maure’: Le manifeste dibien de la littérature mahrébine solidaire mais solitaire, in: Naget Khadda (dir.), Mohammed DIB. 50 ans d’écriture, Montpellier 2002, 97-123. Pierre Bourdieu, Images d’Algérie. Une affinité élective. Ouvrage conçu par Franz Schultheis et Christine Frisinghelli, Arles 2003. Philipe Dubois, L’acte photographique, Paris, Bruxelles 1983. Naget Khadda (dir.), Mohammed DIB. 50 ans d’écriture, Montpellier 2002. Fritz Peter Kirsch, Lyyli Belle et le Petit Prince. Réflexions sur le thème de l’enfant chez Mohammed Dib, in: Naget Khadda (dir.), Mohammed DIB. 50 ans d’écriture, Montpellier 2002, 69-83. Birgit Mertz-Baumgartner, Ethik und Ästhetik der Migration. Algerische Autorinnen in Frankreich (1988-2003), Würzburg 2004. Tzvetan Todorov, L’Homme dépaysé, Paris 1996. Mary Beth Vogl, Picturing the Maghreb: Orientalism, Photography and Representation in Contemporary Francophone Texts, Phil. Diss, Indiana University 1998. Références photographiques Photo 1: « Le patio », in: Mohammed Dib/ Charles Bordas, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, Paris 1994, 46. Photo 2: « Des enfants dans la rue », in: Mohammed Dib/ Charles Bordas, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, Paris 1994, 20. <?page no="274"?> Sylvia Schreiber 274 Photo 3: « Rue Philippe à Oran sur les genoux du père », in: Mireille Calle- Gruber/ Hélène Cixous, Hélène Cixous. Photos de racines, Paris 1994, 195. Photo 4: « En coquelicot au Petit Vichy à Oran », in: Mireille Calle-Gruber/ Hélène Cixous, Hélène Cixous. Photos de racines, Paris 1994, 196. Photo 5: « Ma mère et ses filles, Danièle, Lysel et moi (de gauche à droite), Algérie, années 50 », in: Leïla Sebbar, Mes Algéries en France. Carnet de voyages, Saint- Pourçain-sur-Sioule 2004, 26-27. Photo 6: « Mes Algéries en France. Carnet de voyages », in: Leïla Sebbar, Mes Algéries en France. Carnet de voyages, Saint-Pourçain-sur-Sioule 2004, première page de couverture (version originale en couleurs).