La Religion des élites au XVII° siècle
Actes du colloque du Centre de recherche sur le XVII° siècle européen (1600-1700), en partenariat avec le Centre Aquitain d'Histoire Moderne et contemporaine, . Université Michel de Montaigne-Bordeaux
0229
2008
978-3-8233-7373-5
978-3-8233-6373-6
Gunter Narr Verlag
Denis Lopez
Charles Mazouer
Eric Suire
Résultat d'une rencontre pluridisciplinaire qui réunissait à part égale historiens de la littérature et historiens de la religion, ce volume d' Actes s'attache à un sujet - la religion des élites auf XVII siècle - qui était passablement délaissé. Pour le colloque, qui voulait accroître l'aquis et formuler de nouvelles questions, quelques axes avaient été priviligiés su ce thème prometteur, comme ceux de la formation religieuse des élites, l'expression de leur foi, leur engagement religieux, la religion des rois et de leur entourage à la cour. Les communications publiées peuvent se regrouper sous cinq chefs: la transmission de la foi, par l' éducation ou par les outils de la conviction, la religion à la cour, où l' on s' attache à la religion des grands, avec leur différents soutiens spirituels, littérature et spiritualité, car leur fois'exprime avec des nuances propres chez les mystiques, ou les écrivants croyants, foi et société, où sont ecaminées et mesurées la ferveur et la pratique d'un certain nombre de milieux sociaux, voies personelles et minorités religieuses, enfin, où l'on s' interesse à quelques cas originaux. A chaque fois sont verifiées la variété des sensibilités religieuses et l' authenticité des convictions des élites.
<?page no="0"?> La Religion des élites au XVII e siècle Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), en partenariat avec le Centre Aquitain d’Histoire Moderne et contemporaine, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 30 novembre - 2 décembre 2006 Edités par Denis Lopez, Charles Mazouer et Eric Suire Gunter Narr Verlag Tübingen BIBLIO 17 <?page no="1"?> La Religion des élites au XVII e siècle <?page no="2"?> BIBLIO 17 Volume 175 · 2008 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser <?page no="3"?> Gunter Narr Verlag Tübingen La Religion des élites au XVII e siècle Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), en partenariat avec le Centre Aquitain d’Histoire Moderne et contemporaine, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 30 novembre - 2 décembre 2006 Édités par Denis Lopez, Charles Mazouer et Eric Suire <?page no="4"?> © 2008 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf chlorfrei gebleichtem und säurefreiem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Gesamtherstellung: Gruner Druck, Erlangen Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6373-6 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse <http: / / dnb.d-nb.de>. Illustration de couverture: Philippe de Champaigne: Le Prévôt des marchands et les échevins de la ville de Paris. Foto: Blot, Gérard, Jean Christian, RMN/ Paris, Musée du Louvre/ Vertrieb bpk Berlin <?page no="5"?> Biblio 17, 175 (2008) Sommaire C HARLES M AZOUER Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 I. Transmettre la foi : éduquer et convaincre D ENIS L OPEZ L’éducation religieuse des princes au XVII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 D OMINIQUE P ICCO « Tourner doucement le premier usage de leur raison à connaître Dieu », ou l’instruction religieuse des filles de bonnes maisons dans la France du XVII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 S TÉPHANE -M ARIE M ORGAIN Richelieu, un controversiste en quête d’unité : la rhétorique de la persuasion est-elle toujours efficace ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 V ÉRONIQUE W IEL Condition chrétienne, condition mondaine : les Conversations chrétiennes de Nicolas Malebranche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 V OLKER K APP L’archéologie biblique et l’instruction des élites : Les Mœurs des Israélites et des chrétiens de Claude Fleury. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 II. La religion à la cour B ENOIST P IERRE L’Éminence grise et l’Éminence rouge. La religion du Père Joseph et le service d’État . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 J OSEPH B ERGIN L’essor du confesseur du roi au XVII e siècle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 <?page no="6"?> 6 Sommaire J EAN G ARAPON La religion de la Grande Mademoiselle, de la simple piété à l’inquitude spirituelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 C HARLES M AZOUER La Cour sainte du P. Caussin : de la cour au théâtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 A NA M ARIA B INET « Rhétorique de cour » et sermons d’église : quelques exemples dans l’œuvre du P. Antonio Vieira, jésuite portugais (1608-1697) . . . . . . . . . . 155 M ARIE - BERNADETTE D UFOURCET -H AKIM Musique sacrée pour le roi en France et en Espagne au XVII e siècle . . . . . 165 III. Littérature et spiritualité A NTOINETTE G IMARET Poésie et militantisme : la poésie de la Passion et les élites au début du 17 e siècle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185 P ATRICK G OUJON Le Père Surin et les élites urbaines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199 B ENEDETTA P APASOGLI L’ange illettré et la « science des saints » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211 C HRISTIAN B ELIN L’austérité en procès : la propagande dévote du Père Le Moyne . . . . . . . . 223 L AURENT T HIROUIN Pascal et la superstition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237 C ÉCILE L IGNEREUX Imaginaire augustinien et tendresse maternelle dans les lettres de Mme de Sévigné . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257 IV. Foi et société D OMINIQUE D INET La religion des gens de justice en Bourgogne et en Champagne au XVII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275 <?page no="7"?> C AROLINE L E M AO Entre vocation et devoir social : l’appel de Dieu dans le milieu parlementaire bordelais au temps de Louis XIV . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289 S TEPHANE M INVIELLE Familles et religion : la place des clercs dans les élites bordelaises de la fin du XVII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303 M ARC F AVREAU Entre croyance et art d’une élite : la religion chrétienne et sa pratique à l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVII e siècle (1648-1715) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319 V. Voies personnelles et minorités religieuses M ATHIEU L EMOINE « De pietate et religione, quid dicam ? ». Enquête sur les sentiments religieux du maréchal de Bassompierre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 339 V ÉRONOQUE L ARCADE Être protestant : un antidote aux passions gasconnes ? Le cas du maréchal Jean de Gassion (1609-1647). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351 V ÉRONIQUE G ARRIGUES Le comte, le cardinal et le libertin : la mauvaise réputation d’Adrien de Monluc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369 O LIVIA A YME « J’aurai bientôt ‹un petite religion apart moy› » : la préservation de l’identité religieuse chez une convertie, Madame Palatine . . . . . . . . . . . . 381 D ANIEL T OLLET Les élites religieuses et la conversion au XVII e siècle dans la République polono-lituanienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395 D ENIS L OPEZ & E RIC S UIRE Conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 409 7 Sommaire <?page no="9"?> Biblio 17, 175 (2008) Introduction C HARLES M AZOUER Directeur du Centre de recherches sur l’Europe classique (XVII & XVIII e siècles) Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Le thème de notre cinquième colloque - La religion des élites au XVII e siècle - nous a été offert par notre collègue Eric Suire qui, à l’instar des autres historiens bordelais de l’époque classique, a dès l’origine participé aux travaux de notre Centre, fondé certes par des historiens de la littérature, mais décidé d’emblée à promouvoir des thématiques pluridisciplinaires. Aussi bien, le colloque dont nous publions présentement les Actes a été organisé conjointement par le Centre que je dirige - il s’appelait naguère, avant de s’élargir au XVIII e siècle, Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700) - et par le Centre Aquitain d’Histoire Moderne et Contemporaine, en parfaite collaboration. Nous avons même voulu, avec Eric Suire et Denis Lopez, qu’historiens de la littérature et historiens de la religion fissent à peu près part égale ! Je me loue personnellement de ces entreprises où les disciplines mêlent leurs voix et dont la fécondité n’est plus à prouver. Pourquoi la religion des élites ? En réaction assurément à un intérêt un peu exclusif, pendant nombre d’années, pour la religion populaire. Ce mouvement de réaction est amorcé depuis quelque temps dans l’historiographie ; notre colloque s’inscrit dans cette mouvance, car il y a encore beaucoup à dire sur la religion des élites du XVII e siècle. Du côté des historiens de la littérature, les choses se présentent différemment et presque à l’inverse : la littérature religieuse du siècle classique n’a jamais été que le produit d’une élite intellectuelle et spirituelle ; elle ne témoigne que rarement de la religion populaire ou s’adresse très rarement à elle ! Une masse d’études a été consacrée à cette littérature ; mais on peut en renouveler les approches, en se posant les questions suivantes : en quoi et comment, par la thématique, le ton, la rhétorique, les divers genres de la littérature religieuse - la vulgarisation théologique, l’apologétique, la prédication, la direction de conscience, la littérature morale - sont conçus et écrits pour toucher, enseigner, convertir les élites ? <?page no="10"?> 10 Charles Mazouer Bref, pour les uns et pour les autres, le thème paraissait prometteur et nous l’avons proposé à la communauté scientifique, en privilégiant quelques axes, comme la formation religieuse des élites, l’expression de leur foi, leur engagement religieux, la religion des rois et de leur entourage à la cour. Nous étions tentés de placer le colloque sous le patronage de l’abbé Bremond, de manière modeste, certes, et substantiellement différente. Relisons la première phrase du développement préliminaire qu’il consacre, au début de son immense entreprise de l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France, à son objet, ses sources, ses méthodes et divisions : J’écris l’histoire littéraire, et non pas l’histoire tout court du sentiment religieux en France. Je ne puise qu’aux sources littéraires : biographies ; livres de piété ; essais de philosophie dévote, de morale ou d’ascétisme ; sermons ; poésies chrétiennes ou autres ouvrages du même genre, laissant aux érudits les autre sources moins accessibles au vulgaire : testaments ; fondations ; contrats ; diaires tenus par le directeur d’une paroisse, d’une confrérie, d’un pèlerinage ; en un mot toutes les pièces d’archives qui, par elles-mêmes, n’ont communément rien de mystique, mais qui fournissent des indications abondantes sur les habitudes et les tendances religieuses d’une époque 1 . Nous voudrions pour notre part tenter une histoire globale : histoire littéraire ou artistique et « histoire tout court » ! Nos historiens, à partir des sources archivistiques habituelles, mais aussi en utilisant des méthodes plus neuves de leur discipline, entreprennent justement ce travail d’érudition et de connaissance historique du milieu des élites que l’abbé Bremond voulait hors de ses prises. Et les historiens de la littérature se mettent à son école pour articuler l’étude du sentiment religieux à un milieu donné, celui des élites. Nombreux ont répondu à notre projet, et nous avons dû refuser d’intéressantes propositions, avec grand regret. Notre satisfaction ne vient pas seulement de l’équilibre réalisé entre les disciplines, mais aussi de l’équilibre entre les collègues les plus chevronnés et les jeunes chercheurs. Les propositions reçues nous ont amenés à déterminer finalement cinq sessions : la transmission de la foi, la religion de la cour, la spiritualité des élites à travers les œuvres littéraires, l’inscription de la foi dans les milieux sociaux, pour finir par des expériences religieuses plus personnelles ou plus particulières. Le lecteur appréciera la richesse et la diversité des contributions, dont Denis Lopez et Eric Suire tirent les conclusions à la fin du volume. 1 Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, tome I : L’humanisme dévot, Nouvelle édition augmentée sous la direction de François Trémolières, Grenoble, Jérôme Millon, 2006, vol. 1, p. 59. <?page no="11"?> 11 Introduction C’est enfin un agréable devoir pour moi de remercier tous ceux qui ont rendu possibles et chaleureux ce colloque et ses échanges, auxquels le Musée d’Aquitaine a fourni une généreuse hospitalité. Michel Figeac, qui a ouvert le colloque avec moi, a beaucoup fait pour que l’entreprise soit commune, scientifiquement et financièrement, avec le Centre des historiens de Bordeaux, dont il assume la codirection. Je remercie tous les autres présidents de séance - Jean Garapon, Philippe Loupès et Jean Mesnard qui, retrouvant les bâtiments de l’ancienne Faculté des Lettres de Bordeaux, nous a partagé ses lumières sur un sujet qu’il domine ; ils ont permis aux orateurs venus nous offrir leur travail - je me réjouis d’avoir accueilli parmi eux, pour ce sujet, deux religieux qui sont des universitaires et des savants - d’être entendus et discutés. L’équipe d’accueil du L.A.P.R.I.L (EA 3653), à laquelle appartient notre Centre, et les deux équipes doctorales de l’université ont aidé à nourrir mon budget. La Mairie de Bordeaux nous a reçus, et la Région Aquitaine nous gratifiera d’une subvention. Je tiens enfin à remercier la Société d’Étude du XVII e siècle, qui a tenu, une fois encore, à nous manifester très concrètement son soutien. La générosité de ces organismes ou institutions nous permet aussi de publier les Actes présents, que Rainer Zaiser veut bien toujours accueillir dans sa belle collection Biblio 17. Publications du Centre dans Biblio 17 L’Animal au XVII e siècle, Actes de la 1 ère journée d’études (21 novembre 2001) du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700) (Université Michel de Montaigne-Bordeaux III), édités par Charles Mazouer, Tübingen, Gunter Narr, 2003, 198 p. (Biblio 17, n° 146). L’Année 1700, Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, 30-31 janvier 2003, édités par Aurélia Gaillard, Tübingen, Gunter Narr, 2004, 332 p. (Biblio 17, 154). Les Lieux du spectacle dans l’Europe du XVII e siècle. Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen, Université Michel de Montaigne-Bordeaux III, 11-13 mars 2004, édités par Charles Mazouer, Tübingen, Gunter Narr, 2006, 407 p. (Biblio 17, 165). Regards sur l’enfance au XVII e siècle. Actes du colloque du Centre de recherches sur le XVII e siècle européen (1600-1700), Université Michel de Montaigne- Bordeaux III, 24-25 novembre 2005, édités par Anne Defrance, Denis Lopez et François-Joseph Ruggiu, Tübingen, Gunter Narr, 2007, 390 p. (Biblio 17, 172). <?page no="13"?> I Transmettre la foi : éduquer et convaincre Président: Jean Garapon <?page no="15"?> Biblio 17, 175 (2008) L’éducation religieuse des princes au XVII e siècle D ENIS L OPEZ Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Monseigneur le Roi est de la race des rois de France qui tous depuis le temps du roi Pépin, ont été religieux, fervents champions de la foi, vigoureux défenseurs de la Sainte Mère l’Eglise […], humble, modeste de visage et de langue, jamais il ne se met en colère ; il ne hait personne ; il aime tout le monde. Plein de grâce et de charité, pieux et miséricordieux, suivant toujours la vérité et la justice. […] Fervent dans la foi, religieux dans sa vie, bâtissant des basiliques, pratiquant les œuvres de piété, […] Dieu fait aux malades des miracles évidents par ses mains. 1 Le prince dont il s’agit n’est pas saint Louis, mais son petit-fils, Philippe IV Le Bel, décrit par un conseiller proche. 2 Ce portrait embelli et symbolique, montre au moins que la figure idéale du roi de France est fixée de longue date. La religion et la morale du prince constituent la trame de ce portrait. Deux dimensions se superposent, l’une relevant de la fonction, l’autre de l’homme : le prince doit agir pour défendre la foi, la religion, l’Église, l’homme doit être lui-même un homme de foi, respecter les commandements, vivre en chrétien. Le Moyen Age a bien intégré, comme on le sait, la monarchie à la théologie et à la vie chrétienne. 3 1 Guillaume de Nogaret, vers 1286, cité par Marcel Jullian et Jacques Levron, Philippe le Hardi et Philippe le Bel, dans Histoire de la France et des Français au jour le jour, (Plon 1974), R. Laffont, 1994, p. 30. 2 Le portrait a quelque chose de piquant quand on sait ce qu’il est advenu sous ce règne de la défense de l’Église, tout au moins de l’Église de Rome, dans le conflit qui a opposé le pape Boniface VIII et Philippe le Bel, conflit dans lequel Guillaume de Nogaret a été très largement impliqué. 3 Voir par exemple Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, essai sur la théologie politique du Moyen Age, (1957), trad. de l’anglais par Jean-Philippe et Nicole Genet, Paris, Gallimard, 1989 ; Marc Bloch, Les Rois thaumaturges : étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, (1924), rééd., Paris, Gallimard 1993, préface de Jacques Le Goff, et Le Grand livre du mois, 2000. <?page no="16"?> 16 Denis Lopez De fait, la plupart des « miroirs des princes » superposent le domaine spirituel et le domaine temporel. Ce mouvement est amplifié du côté catholique depuis le Concile de Trente. On voit s’élever une vague puissante de politique morale chez les éducateurs, les moralistes. Les Institutions des princes, les ouvrages politiques, jusqu’aux tragédies, sont des « anti-Machiavel ». C’est du prince chrétien qu’il s’agit en règle générale. 4 On veut rapprocher religion, morale et politique 5 . Et dans la plupart des ouvrages philosophiques, moraux ou religieux qui sont écrits sur le pouvoir, et qui sont censés servir à l’éducation du prince, un dénominateur commun se perçoit sans mal. L’affirmation d’abord qu’existe une relation toute particulière entre Dieu et le roi. Ce qui implique un devoir fondamental du prince : qu’il reconnaisse la souveraineté de Dieu, Roi, Législateur et Juge suprême, source de tous les pouvoirs. Une comparaison est récurrente : Dieu exerce la souveraineté sur le monde comme le roi sur son État. De ce fait, autant les sujets doivent-ils être soumis à l’autorité du roi, autant celui-ci doit-il se soumettre à celle de Dieu 6 . Et comme le roi délègue sa fonction à un gouverneur qui le représente dans une province, Dieu délègue au roi, par décret de la Providence, pour un pays donné, pour un temps limité, la fonction de le représenter 7 . C’est une légitimation du pouvoir royal, car le Roi est Ministre de Dieu, 8 lieutenant 4 Voir par exemple Le Prince de Guez de Balzac, Paris, T. du Bray, P. Roccolet et C. Sonnius, 1631. 5 « Quant au seul ouvrage qui ne confonde pas morale et politique, Le Prince de Machiavel, dont Richelieu avait tenté en vain de réhabiliter l’auteur, il est à l’Index », Simone Bertière, Les Reines de France au temps des Bourbons, I, Les Deux régentes, Éd. de Fallois, 1996, p. 469. 6 Voir Raymond Darricau, « La spiritualité du prince », XVII e siècle, n° 62-63, 1964, p. 84. Pour la question de l’image du prince, de sa relation avec Dieu, de ses devoirs de chrétien, de sa spiritualité …, nous renvoyons à cette belle synthèse qui s’appuie sur les ouvrages de spiritualité les plus marquants traitant du prince chrétien pour l’époque Louis XIII (Bellarmin, François de Sales, Caussin, Contzen, Fragosus, La Puente, Nieremberg, Ribadaneyra, Sébastien de Senlis, Yves de Paris …). 7 « Le Prince nomme les Gouverneurs de ses provinces, & Dieu qui regit ce qu’il a crée, qui a l’empire universel de la terre, met chaque Royaume sous l’autorité d’un homme, dont il fait choix pour y tenir sa lieutenance », Yves de Paris, L’Agent de Dieu dans le monde, Paris, D. Thierry, 1656. p. 197. 8 « […] Il est ministre de Dieu et son lieutenant dans l’État qu’il lui a donné a gouverner ; et […] il est obligé en cette qualité de faire observer ses loix, ses ordres, ses commandemens à tout le monde, et […] il doit les observer plus regulierement que les autres, et par ce qu’il doit à Dieu et pour en donner l’exemple », Montausier, Maximes politiques, BNF, ms. NAF 10630, f° 295. <?page no="17"?> 17 L’éducation religieuse des princes au XVII e siècle de Dieu (tenant lieu de Dieu), Vice-Dieu 9 , ou un Dieu même 10 , suivant les auteurs, et cette légitimation toute sacrée rend sacré le roi homme-Dieu, tout autant que la fonction royale elle-même. On sait comment les rois et le peuple en France ont intensément participé à cette vision. De ce fait, les traités abordant la question de l’éducation princière lient étroitement la politique et la religion. Au-delà de la gestion des rapports entre les deux puissances (spirituelle et temporelle), les Institutions des princes subordonnent généralement leurs conseils politiques aux vertus que les princes chrétiens doivent posséder. Les Politiques sont de ce fait bien souvent des morales, et elles ont un lien permanent avec la religion, qui est le fondement de l’État. 11 Les vertus des rois en assurent en échange la pérennité. Vertus ordinaires, que doivent pratiquer tous les sujets, comme les trois vertus théologales, foi, espérance, charité, comme les quatre vertus cardinales, qui sont déjà quelque peu royales : la justice (et le conseil de sages), la force, qui permet de réaliser ce qui doit être accompli et de se sauver ainsi par les œuvres, la tempérance, vertu morale surnaturelle, la prudence, enfin, qui régit toute la morale. S’ajoutent les vertus qui sont propres au prince et qui seules permettent l’élévation vers la sainteté : la sagesse, la magnificence et la clémence. 12 Pour posséder et pratiquer ces vertus, cependant, le prince devra s’élever de plus en plus dans la vie spirituelle. Il n’est pas pour autant question de faire du roi un moine. Il est dans le monde tout en étant en lien avec Dieu. Comme le dévot de saint François de Sales, il doit être actif tout en étant recueilli intérieurement. Il doit travailler très ardemment, mais peut se divertir honnêtement. On aboutit ainsi à l’idéal théorique d’une cour sainte. Le roi lui-même gravira les degrés qui mènent à la sainteté, par l’action, l’étude et 9 « Que V. M. se souvienne, s’il luy plaist, à tous moments qu’il est homme, & qu’il est icy-bas Vice-Dieu. L’une de ces pensées moderera sa puissance, & l’autre reglera sa volonté », Philippe Fortin de la Hoguette, Catéchisme royal, à Paris, 1645, p. 97. 10 « Un monarque est un Dieu, selon le langage de l’Écriture : un Dieu non par essence, mais par puissance ; un Dieu non par nature, mais par grâce ; un Dieu non pour toujours, mais pour un temps ; un Dieu non pour le ciel, mais pour la terre », Pierre de Bérulle, Discours de l’Etat et des grandeurs de Jésus par l’union ineffable de la divinité avec l’humanité, « Dedicace au roi », Paris, A. Estienne, 1623, Œuvres complètes, éd. Migne, Paris, Bibl. univ. du clergé, 1856, p. 116. 11 Voir Dora M. Bell, L’Idéal éthique de la Royauté en France au Moyen Age, d’après quelques moralistes de ce temps, Genève, Droz, 1962. Voir aussi Fr. Dumont, « La Royauté française vue par les auteurs littéraires du XVI e siècle », [in] Études historiques à la mémoire de Noël Didier, Paris, Montchrestien, 1960, pp. 61-93. 12 Voir Raymond Darricau, art. cit. <?page no="18"?> 18 Denis Lopez la prière. L’exercice reconnu du sacerdoce royal 13 conduit ainsi à la sainteté royale. 14 Action, étude, prière. En lien intime. Il faut connaître les commandements de Dieu et de l’Église. Il faut lire et méditer l’Écriture sainte. 15 On est loin des Index de 1559 et de 1564 qui ont proscrit la lecture de la Bible en langue vulgaire. L’accès direct est recommandé, s’agissant du prince, premier prêtre et prophète. Mais on conçoit qu’il doive avoir un degré supérieur d’instruction. Du défaut d’instruction viennent tous les désordres. Cela s’accorde à la pensée de la Réforme catholique qui estime généralement que « seules les mauvaises raisons comme l’amour-propre ou bien l’ignorance peuvent retenir les hérétiques dans l’erreur ». 16 Il semble ainsi naturel et indispensable d’instruire dans la religion, dès le plus jeune âge, avant même toute autre instruction. Par ailleurs, toute science, dans son apprentissage, a également sa part d’édification religieuse. Voilà ce qui se trouve dans la plupart des ouvrages écrits du côté catholique, depuis le Concile de Trente, pour la « réformation » des princes. 17 C’est le socle commun, formant doctrine officielle, à transmettre dans la chrétienté catholique européenne. Les constantes sont tellement sensibles que l’on peut reconnaître partout une substance puisée à une seule grande âme. On pourrait constituer un seul grand catéchisme du prince. Les œuvres pourtant se multiplient. Cette étonnante prolixité s’explique en partie par le fait qu’à l’ombre des penseurs de haute volée, se déploie une foule de philosophes plus ou moins habiles, plus ou moins intéressés, qui ont fait du pouvoir 13 « Usez de votre royauté, exercez votre sacerdoce, prononcez vos oracles et ne craignez pas de présumer de votre divinité, commandez comme rois, officiez comme pontifes, parlez comme prophètes ; paraissez comme des dieux, mais surtout cultivez la sainteté qui seule a le droit de vous qualifier et de vous anoblir de la sorte », écrit le P. Paschal Rapine de Sainte-Marie, Le Christianisme florissant au milieu des siècles, Paris, Vve G. Alliot et G. Alliot le fils, t. III, 1668, p. 335. 14 « N’est-il pas tres-juste que celuy là soit saint, qui est le collègue des saints Anges & de Dieu mesme, le Saint des Saints au gouvernement des hommes », Yves de Paris, op. cit., p. 205. 15 « Tous les auteurs que nous avons consultés, des plus connus aux moins réputés, insistent sur l’obligation pour les princes de lire et de méditer l’Écriture sainte. Toute la formation des princes doit selon eux être à la base biblique », R. Darricau, art. cit., p. 105. Voir infra, p. 35, Montausier, Maximes, BNF, ms Clairambault 485, pp. 261-262, section XXXIIII, « Lecture necessaire ». 16 Voir Christian Desplat, « La religion d’Henri IV », [in] Avènement d’Henri IV, quatrième centenaire, Colloque III, Pau - Nérac, 1989, Association Henri IV, J & D Editions, 1989, p. 229. 17 Voir Raymond Darricau, art. cit. <?page no="19"?> 19 L’éducation religieuse des princes au XVII e siècle leur objet. Un ouvrage sur le sujet, une Institution du prince, sont souvent des examens de passage d’un lettré qui rêve de se voir bientôt appelé à proximité du pouvoir ou d’un candidat gouverneur ou précepteur de prince. C’est aussi le compte rendu de la démarche d’un précepteur en exercice. Il est bon également de réécrire, de mettre à jour les outils, même si la pensée du pédagogue est prise dans une structure héritée, même si elle est souvent le simple écho d’invariants. Cela est vrai pour les « Institutions du prince », encore plus pour les catéchismes. Mais on les réécrit, pour condenser, synthétiser, abréger, choisir le meilleur. Pour les faire correspondre à la situation particulière du prince dont on s’occupe (des enfants-rois, par exemple), à la situation politique, aux événements, à l’état de la controverse religieuse sur les points de foi. On réécrit pour trouver les meilleurs dosages dans l’usage des vertus royales (la clémence, la magnificence…). On réécrit pour mieux placer la balle. Déjà donc, l’étude littéraire de l’instruction religieuse du prince a de quoi fournir d’amples champs d’investigation sur la recherche de l’efficacité par la forme. Il peut être éclairant, face à l’idéal théorisé dont on a parlé plus haut, et qui imprègne de toute manière les éducateurs, de cerner le plus précisément possible les démarches, d’identifier les ouvrages qui ont été écrits et effectivement utilisés pour tel ou tel prince et de savoir comment ils l’ont été, les catéchismes notamment, les « Institutions » du prince, dans ce que ces ouvrages apportent à l’éducation religieuse, les Politiques, les livres des Écritures mis entre les mains des princes… Il y a lieu de comparer les programmes éducatifs sur la durée, de comparer les démarches de préparation aux sacrements, d’apprécier une possible influence croisée entre ce qui se fait en paroisse et dans l’éducation préceptorale. Pour les princes au pouvoir en France et les héritiers du pouvoir, formés dans l’idée qu’ils y accèderont, on peut espérer saisir également ce qui est spécifique à chacun et ce qui a constitué les conditions d’une éducation religieuse personnalisée. On peut aussi chercher à percevoir une évolution dans le siècle d’une éducation à l’autre, dans les méthodes, les contenus, et apprécier s’il y a une relation avec ce qui évolue tout autour dans la vie religieuse du pays. Pour ce programme, irréalisable ici, il existe quelques indications de départ dans les biographies, des pages neuves pour l’éducation religieuse de Louis XIII, à partir des analyses du Journal d’Héroard, 18 « une lecture première qu’il faudra approfondir et situer par rapport aux autres témoignages du temps », 19 quelques docu- 18 Voir Madeleine Foisil, Journal de Jean Héroard, Centre de recherches sur la civilisation de l’Europe moderne, Paris, Fayard, 1989, 2 vol. « Introduction », t. I, pp. 141-147. 19 Id., p. 147. Voir aussi Isabelle Flandrois, L’Institution du prince au début du XVII e siècle, Paris, PUF, « Histoires », 1992. <?page no="20"?> 20 Denis Lopez ments, pour Louis XIV 20 , quelques références pour le Grand Dauphin 21 . Ce chantier à ouvrir se réduira par force ici à la synthèse de l’acquis, à quelques études nouvelles et à quelques propositions de prolongements. Louis XIII 22 Le dauphin futur Louis XIII (né en 1601) ne baigne pas dans l’incertitude religieuse qui avait entouré l’éducation de son père. On s’accorde sur la sincérité de la conversion au catholicisme d’Henri IV. 23 Sa religion est certes une « foi en soi, en son destin, en une relation privilégiée avec la divinité, bien au-delà de toutes les querelles doctrinales. » 24 Mais il a su résoudre face à sa conscience et face à la mission royale les questions de doctrine, ce qui lui fait adopter sans plus balancer la foi catholique. On le donne en modèle vivant au jeune Louis, comme quarante ans plus tard on le proposera aussi comme modèle au jeune roi Louis XIV. 25 Henri IV préside à l’éducation religieuse de son fils en écartant toute équivoque. Clarté doctrinale sans détour, volonté de faire entrer dans la suite du règne un nouveau prince de droit divin. Les éducateurs sont donc chargés de créer au plus tôt les conditions de la foi. 26 Il s’agit d’abord d’une imprégnation, par le discours et la pratique. On 20 Henri Chérot, La Première Jeunesse de Louis XIV (1649-1653), d’après la correspondance inédite du P. Charles Paulin, son premier confesseur, Lille, Desclée, de Brouwer et Cie [1892] ; Georges Lacour-Gayet, L’Éducation politique de Louis XIV, Paris, Hachette, 1898, rééd. 1923. 21 Amable Floquet, Bossuet précepteur du dauphin, fils de Louis XIV…, Paris, Firmin Didot frères, 1864. 22 Sur l’éducation de Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, le Grand Dauphin, se reporter aux références de notre étude : « L’éducation du prince au XVIIe siècle », [in] Regard sur l’enfance au XVII e siècle, p. p. Anne Defrance, Denis Lopez, François-Joseph Ruggiu, Biblio 17, n° 172, Tübingen, Gunter Narr Verlag, février 2007, pp. 61-113. 23 Voir Pierre-Victor Palma Cayet, Chronologie novenaire contenant l’histoire de la guerre sous le règne du Très-Chrétien roy de France et de Navarre, Paris, J. Richer, 1608, éd. Michaud et Poujoulat, Paris, 1823, p. 496 sq. ; voir le P. Yves Leroy de La Brière, La Conversion de Henry IV, Saint-Denis et Rome, 1593-1595, Paris, Bloud, 1905, et Christian Desplats, art. cit., pp. 226-252. 24 C. Desplats, art. cit., pp. 252-253. 25 Notamment avec l’Histoire du Roy Henry le Grand, écrite par Hardouin de Péréfixe, précepteur de Louis XIV (Amsterdam, Daniel Elzevier, 1661). Voir Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, article « Beaumont de Péréfixe », éd. Menant/ Hellegouarc’h, Le Livre de Poche, 2005, p. 895. Voir notre article cité « L’éducation du prince au XVII e siècle », pp. 101-102. 26 Le témoignage principal est ici le Journal d’Héroard, éd. cit. Voir l’analyse citée de M. Foisil sur les « rythmes de la journée et de l’année du chrétien, (les) prières <?page no="21"?> 21 L’éducation religieuse des princes au XVII e siècle parle de Dieu à l’enfant dès le berceau, on le porte à la messe à six mois. L’assistance à la messe devient fréquente à partir de l’âge de deux ans, de plus en plus fréquente, jusqu’à la messe quotidienne, ce qui sera le cas à cinq ans, en 1606. La célébration permet l’initiation concrète au mystère eucharistique. L’assistance à de nombreux autres offices de l’année liturgique permet également une imprégnation par la pratique, notamment dans les célébrations, celles qui impliquent la personne royale (le lavement des pieds du Jeudi Saint par exemple). À Saint-Germain, le dauphin a sa chapelle particulière, un aumônier (il y en aura trois successifs), un peu plus tard un confesseur. La gouvernante, Mme de Montglat, prend en charge la première éducation religieuse, aidée des autres femmes de l’entourage du prince, relayée par le médecin qui s’intègre au processus éducatif. Autre cadre de la foi, en dehors des cérémonies, celui de la prière individuelle. Le dauphin apprend ses premières prières, en latin, à partir de deux ans, le Pater, l’Ave. Puis en français (à trois ans). On ajoute bientôt le « Je crois en Dieu ». À quatre ans et demi « il sait toute sa créance en français ». On personnalise sa prière d’enfant, on la rend progressivement plus mûre, on implique le dauphin dans son caractère, ses faiblesses (surtout l’opiniâtreté, contre laquelle il faut lutter). 27 Prière du matin, prière du soir, benedicite, grâces, offices, la journée est scandée par ces moments de présence à Dieu, qui s’inscrivent comme rythme de vie. Et l’enfant reste par bonheur un enfant, dans toute son espièglerie, avec son caractère difficile, son esprit de repartie, sa fantaisie. Un soir il mêle une rengaine populaire à ses prières, 28 parfois il refuse d’aller à la messe, souvent il fait des caprices pendant la cérémonie, « se prononcées par le dauphin et sues par cœur avant sept ans, (l’)assistance à la messe, (les) fragments de l’enseignement reçu, (la) première vie sacramentelle », « Introduction » citée, pp. 141-147. 27 Sur le caractère du jeune Louis XIII, voir les ouvrages et études citées de M. Foisil et I. Flandrois et notre article cité « L’éducation des princes au XVII e siècle ». Sur les prières du Dauphin, voir Héroard, Journal, éd. cit., I, p. 456, 2 octobre 1603, p. 679, 8 juin 1605, 12 juin 1606, p. 985, p. 1173, 10 février 1607 ; et M. Foisil, « Introduction » cit. 28 « Prié Dieu ; «Nostre Pere» etc. «Je crois» etc « Dieu doin bonne vie a papa, Dieu doin bonne vie e passé la Romie et la Romie passera. Maman sçav’ou bien com’ on donne le morion. » (Mme de Montglas) « Non Mr. » (le D.) « Dieu doin bonne vie e passé la Romie et la Romie passera et vote cu le paiera », 18 avril 1606, op. cit., pp. 922-923. Le morion, c’est « un chastiment qu’on donne aux soldats dans le corps de garde, quand ils ont fait quelque legere faute, ce sont quelques coups qu’on leur donne sur les fesses avec la crosse du mousquet », Dictionnaire de Furetière. « La Romie », dans la transposition enfantine du dauphin, c’est donc peut-être « l’armée ». <?page no="22"?> 22 Denis Lopez promène, fait le fâcheux, joue avec la cloche, contrefait le prêtre, s’ennuie ». 29 Comme tout enfant bien constitué. Ce qui ne réduit en rien l’effet de l’imprégnation. Louis XIII gardera en effet toute sa vie cette pratique régulière de la prière. L’habitude de se tourner vers Dieu régulièrement chaque jour et à chaque commencement important de l’action est définitivement inscrite dans son comportement. La première instruction proprement dite, celle du catéchisme, est assurée dès la toute petite enfance par la gouvernante du dauphin et son entourage féminin. Le médecin Héroard participe. Il s’agit d’abord d’un catéchisme oral, que l’on tire de l’occasion et des situations quotidiennes, mais qui a bien la structure habituelle des catéchismes en France depuis Calvin au moins : des questions et des réponses sous forme de définitions. L’imprégnation se poursuit par la mécanique de la mémoire, mais s’agissant du très jeune Louis XIII, on remarque une certaine précocité dans le désir de comprendre. 30 Certes, il a fallu préparer le baptême, qui a eu lieu le 14 septembre 1604 - à un peu moins de trois ans, et où l’enfant a été interrogé par l’archevêque de Paris. Et les réponses devaient être nettes, sans hésitation. Certes, on a fait apprendre au dauphin les Quatrains de Pibrac 31 , qui sont autant de préceptes religieux et moraux empruntant la forme lapidaire et versifiée pour s’inscrire dans la mémoire, avant qu’une pleine compréhension intervienne. Il les récite le matin au lever après sa prière. Il en sait quinze à quatre ans, cinquante à 6 ans. De même pour les Proverbes de Salomon et d’autres écrits gnomiques 32 . Mais le témoignage d’Héroard révèle chez l’enfant un désir actif de savoir ce qu’il dit. Il préfère réciter ses prières en français, langue qu’il comprend. Il interrompt sa récitation pour demander le sens d’une parole dans une prière, dans un quatrain, dans un proverbe. Il en fait l’application à lui-même… 33 Il compose lui-même de nouvelles sentences. Sa mémoire lui fait retenir bien des choses qui ressortent avec ingénuité, qui pointent sur les questions de foi, qui rapprochent ce qui est vu et ce qui est appris : 29 M. Foisil, « Introduction » au Journal d’Héroard, éd. cit. I, p. 143. « Ne veut point dire son benedicite a son desjuner. Je suis, dict-il, pa aumonié. Ne veult point prier Dieu », 12 juin 1606, Héroard, Journal éd. cit., I, p. 985. « Mené à la chapelle, fait le mauvais », 18 juin 1606, id., p. 987. 30 À trois ans et quelques mois, des questions sur la nature de Dieu, par exemple (Héroard, Journal, éd. cit. I, p. 564). 31 Les Quatrains du Seigneur de Pybrac, (1574), Paris, Veuve Lucas Breyer, 1583. 32 Héroard, Journal, p. 739. Voir I. Flandrois, op. cit., p. 124. 33 Le 7 juin 1605, p. 739, le 18 août 1605, et I. Flandrois, op. cit., p. 124. <?page no="23"?> 23 L’éducation religieuse des princes au XVII e siècle « Dieu eti mort ? » Mme de Montglat luy dict : « Non, Mr » D. « Mai tila (cestuy) qui e su la croi a la chapelle eti mor ? » M. « Mr, c’est la figure de son filz qui se fist homme et mourust pour vous sauver ». D. « Ou eti ? » Là dessus, elle luy respond les articles de la creance qu’il scavoit toute par cœur et se contenta, aiant escouté a froid. Il aimoit fort a demander et ne cessoit de s’enquerir tant que son esprit fust satisfaict. 34 Cette propension à réfléchir fait franchir rapidement des étapes. Mme de Montglat demande au Père Coton, devenu le confesseur de l’enfant, 35 de rédiger un catéchisme plus élaboré, plus théologique, que le dauphin travaille (1608). Il l’apprend en posant des questions, en réfléchissant encore. Quelques témoignages de cet enseignement dans le Journal d’Héroard permettent de voir que la démarche est la même : l’enfant cherche à comprendre pour adhérer. 36 Et les occasions sont bonnes pour la mise en pratique quotidienne : reconnaissance de l’offense, recherche de pardon ou pardon donné, maîtrise de la colère, actes de générosité… Passé aux mains de ses précepteurs, le dauphin aura certainement eu à disposition l’ouvrage mûrement réfléchi qu’Héroard écrit parallèlement au Journal, son Institution du prince. 37 Sous forme de dialogue entre le médecin et le gouverneur (M. de Souvré), le livre pose pour principe la progressivité de l’instruction, son adaptation à la personnalité de l’enfant et la nécessité de sa participation. Pour la religion, qui est le début de la démarche dans le savoir, il faut atteindre au plus tôt à une adhésion active, nourriture de la foi. Héroard cherche à transmettre ce qu’il croit. Ce qui fait dire à son interlocuteur au sujet de l’éducation des princes : [Souvré] - A ce que je puis voir, vous voulez de bonne heure en faire des théologiens ? [le médecin] - Oui, il est bien raisonnable qu’ils cognoissent et recognoissent tout le premier celui qui leur donne la vie & la possession de tout cet univers faict et formé pour eux. 38 C’est, on s’en doute, d’abord une théologie rudimentaire, proportionnée aux premiers âges, et qui prend cependant de la hauteur à mesure que les 34 Héroard, op. cit., p. 739. 18 août 1605. Le dauphin a trois ans et neuf mois. 35 Le Père Coton, confesseur d’Henri IV, est aussi aumônier du Dauphin et son confesseur (la première fois, le 1er novembre 1606 et jusqu’en 1617). 36 Héroard, Journal, mardi 29 janvier 1608 (six ans trois mois) I, p. 1373 et M. Foisil, « Introduction », p. 110. 37 De L’institution du prince, par Jean Héroard, sieur de Vaulgrigneuse, Paris, J. Jannon, 1609. Voir I. Flandrois, op. cit., pp. 31-35. 38 De L’institution, p. 10 v°. <?page no="24"?> 24 Denis Lopez études avancent. 39 Un premier émerveillement devrait venir des évidences de nature, du grand livre de l’univers, qui révèle intuitivement la présence de Dieu et de ses fins. Cependant la raison devra admettre avec humilité que Dieu la dépasse, qu’il est inconnaissable, ce qui permet de se confirmer dans la foi. Ceci est bien en phase avec la personnalité du dauphin, qui cherche à comprendre ce qu’il reçoit pour l’admettre et l’appliquer. Même s’il faut comprendre que l’on ne peut pas comprendre. Viendront ensuite les principes qui fondent la monarchie chrétienne, et qui ramènent l’essentiel de la pensée catholique sur ce sujet évoquée plus haut : caractère divin du pouvoir royal, délégation reçue de Dieu, nécessité de la perfection du prince, à l’image de celle de Dieu, d’une foi inébranlable, de la pratique des vertus, de la maîtrise des passions… 40 Venu d’un homme en qui le prince a mis toute sa confiance et qui l’accompagnera jusqu’à son dernier souffle 41 , le message, qui continue l’éducation première, a toutes les raisons d’être entendu. Ces enseignements seront marquants en effet, et seront suivis d’autres, de la part des précepteurs, particulièrement de David Rivault, Sr de Fleurance, dont certaines « exhortations » du dimanche ont été conservées. 42 Elles continuent l’éducation religieuse en l’appliquant de plus en plus précisément à la fonction royale. Le programme d’Héroard se poursuit ainsi. Du moins jusqu’en 1614 (13 ans). On ne sait trop ce que devient ensuite la formation religieuse de Louis XIII. Les ouvrages qu’il travaille sont surtout des ouvrages de morale politique. L’idée d’Héroard de faire des princes des théologiens en sera restée aux premières étapes. Mais cette théologie simple, les exhortations plus élaborées de Rivault, la pratique continue auront eu un très fort impact. À partir de « ces germes de piété, d’équité, de prudence, de valeur & d’humanité, dont la nature a jetté les semences à pleines mains dans le fonds de vostre ame », comme le lui écrit Héroard, 43 Louis XIII, ce roi secret et taciturne, sombre et intérieurement travaillé, donnera à son amour de Dieu et à sa piété, de plus en plus affirmée, une forme mystique, avec des élans qui le pousseront à poser des actes marquants. Pas toujours d’ailleurs 39 « […] comme en se joüant, il faut eslever ces esprits plus haut, leur faisant admirer les choses qui surpassent nos sens, parlant à eux souvent de Dieu ; & leur monstrant le ciel, leur faire entendre que c’est luy qui l’a faict, & crée toutes les choses qui se presentent à leurs yeux ; […] que Dieu est si grand, & nostre esprit si petit qu’il ne sçauroit comprendre sa grandeur : qu’il est immortel, & que le monde doit finir », ibid, p. 9, r°-v°. 40 Héroard, Journal, I, Introduction, Foisil, p. 356. 41 Jusqu’à sa mort en 1628, à 78 ans, Héroard est resté médecin de Louis XIII et a poursuivi jusque-là la rédaction de son Journal. 42 Voir la rapide étude qu’en donne I. Flandrois, op. cit. p. 27. 43 De l’Institution du Prince, éd. cit., Epistre, p. 2. <?page no="25"?> 25 L’éducation religieuse des princes au XVII e siècle de la plus grande habileté politique, comme le vœu de 1638, qui offre la personne du roi, sa couronne, ses sujets et le royaume à la Vierge, dans un geste de reconnaissance et de confiance totale. On peut constater l’intensité qu’a pu prendre la première éducation et la force de la foi, dans une religion intériorisée et non pas seulement comprise comme un moyen de gouvernement. Louis XIV Ce vœu, accompli dans les circonstances de l’espérance d’un successeur, entoure l’arrivée du dauphin, futur Louis XIV, d’une atmosphère de miracle. La situation politique tendue à la cour n’empêche pas la reine de profiter de cette bénédiction pour œuvrer à la première formation religieuse de son fils. Fait remarquable, elle l’élève en effet elle-même, avec son frère Philippe. On la sait très assidue dans l’exercice de ses dévotions. Elle développe, par l’exemple, chez ses enfants, une piété proche de la sienne, 44 très catholique, espagnole, non bigote toutefois, ouverte, équilibrée entre l’action et le recueillement. Que cette instruction passe par les parents, en l’occurrence la mère, est un fait remarquable, loué par les pédagogues qu’elle appelle à sa suite, comme Antoine Godeau, à qui elle demande d’écrire une Institution du prince, qui pourra appuyer et compléter les enseignements oraux directs : Tandis que la voix maternelle retentiroit à ses oreilles, la Nature parleroit au fonds de son cœur, & le prepareroit à recevoir avec ioye, les leçons qu’un autre n’y feroit peut-estre entrer qu’avec peine. 45 Le précepteur, Hardouin de Péréfixe, se charge par ailleurs d’une partie de cette première instruction religieuse. La Reine choisit ensuite un confesseur (octobre 1649), le P. Paulin, dont la correspondance permet de suivre quelques aspects de l’instruction et de l’évolution religieuse du jeune Louis XIV. Les contenus de l’instruction religieuse que nous pouvons connaître, les ouvrages écrits pour la circonstance, sont un peu plus abondants que pour 44 Voir H. Chérot, op. cit., p. 49, et Olivier Chaline, Le Règne de Louis XIV, Paris, Flammarion, 2005, p. 29. 45 « Le Saint Esprit dit dans l’Ecclesiastique que le Père qui enseigne son fils met en jalousie ses ennemis, et qu’il sera glorifié en luy au milieu de ses ennemis & de ses amis, & de ses domestiques, que son pere estant mort, c’est comme s’il estoit encore en vie, à cause qu’apres luy il a laissé son semblable, & un defenseur de sa maison », Godeau, Institution du Prince chrestien, Paris, Vve J. Camusat et P. le Petit, 1644, « Epître à la Reine ». <?page no="26"?> 26 Denis Lopez Louis XIII. 46 Il y a cette Institution du prince de Godeau 47 , en quatrains, suivie d’une Institution du prince par l’écriture sainte, en prose, des Instructions du Roy Saint Louis à son fils, des Eléments de la religion chrestienne, catéchisme en vers aux formes fixes variées, des paraphrases de psaumes, des prières. 48 On remplace ainsi d’abord les célèbres Quatrains de Pibrac, à la forme vieillie, par une œuvre plus élégante, qui est un outil plus élaboré, une politique chrétienne appuyée sur un catéchisme organique. La forme gnomique versifiée est conservée pour rendre plus agréable la leçon. Les 124 quatrains de Godeau commencent comme il se doit par des prescriptions touchant à la religion et ils accomplissent ainsi ce que l’on voit généralement dans les Institutions des princes ou les Politiques : les devoirs envers Dieu, avant les devoirs envers les sujets. Voici les titres des premiers quatrains : « Le Prince d[è]s son enfance doit servir Dieu. […] - De la grandeur de Dieu - Le Prince doit en ses actions regarder la gloire de Dieu. - Il doit demander la grace divine. - Il doit chasser les Athées de sa Cour. - Il ne peut pardonner les injures de Dieu. - Il doit éviter le blaspheme. - Punir les blasphemateurs. - Ne soupçonner point l’authorité de l’Eglise. - La protéger. - N’usurper point ses droits. - Assister les pasteurs de son authorité. - Les défendre. - Les choisir par consideration du merite. - Le Prince doit avoir une vraye Foi. - La piété du Prince doit estre solide. - Demander à Dieu la Sagesse. - Lire l’écriture sainte. - Prier Dieu soir et matin. » 49 Un beau mélange entre ce qui relève de la pratique chrétienne individuelle, de la foi personnelle, des gestes politiques vis-à-vis de la religion, de l’Église, du clergé… La suite relève de la politique générale, mais inclut des quatrains sur les vertus : la conduite de l’État n’est pas séparée de la morale du prince. Le style est simple et fluide, comme dans les Paraphrases de psaumes, suivant les inflexions que la poésie adopte généralement après Malherbe, dont Godeau d’ailleurs a publié naguère les œuvres : Lire l’Escriture Sainte. Escoutez, & lisez la celeste Parole, Que dans les Livres Saints il vous donne pour loy ; La Politique humaine au prix d’elle est frivole, Et forme plus souvent un Tyran, qu’un bon Roy. 46 Georges Lacour-Gayet (L’Éducation politique de Louis XIV, cit.) en a examiné une bonne partie. 47 Institution du Prince chrestien, cit. 48 Robert Aulotte a brièvement analysé cette œuvre dans « L’institution du prince selon Antoine Godeau », [in] Antoine Godeau, (1605-1672) de la galanterie à la sainteté Actes des journées de Grasse, 21-24 avril 1972, coll. Actes et colloques, Paris, Klincksieck, 1975, pp. 205-220. 49 Institution du Prince chrestien, éd. cit., pp. 1-7. <?page no="27"?> 27 L’éducation religieuse des princes au XVII e siècle Songer à l’Eternité plus qu’à la reputation. Il est permis d’aimer la veritable Gloire, Mais en cherchant la fausse, on se rend criminel, Le nom des Roys perit au Temple de Memoire, Dans le livre de Vie, il devient Eternel. 50 L’Institution du Prince par l’Escriture Sainte, qui suit, 51 est un recueil de citations tirées des Écritures, classées et regroupées par rubriques. En lien thématique avec les quatrains, ces citations leur servent « en quelque sorte de référence et de caution ». 52 Le classement donne déjà à ce recueil une fonction de Politique du Prince. Bossuet ira dans ce sens, mais beaucoup plus loin, on le sait, en ajoutant l’analyse et le commentaire à la parole biblique et il empruntera aussi à d’autres sources. De ce fait l’Institution de Godeau est surtout une illustration de l’incitation à la lecture directe de la Bible, qui fait partie des conseils souvent donnés au prince. Le travail est commencé par ces regroupements thématiques. La spécialisation des citations dans le domaine du pouvoir a de quoi montrer que les Écritures parlent aux puissants de ce monde. Si un roi en a été convaincu, c’est bien saint Louis, dont Godeau retranscrit ensuite les Instructions à son fils 53 , texte très célèbre, très souvent édité et qui associe étroitement la foi, la pratique religieuse, la morale et la politique : « Mon fils, la première chose que je te recommande, c’est que de tout ton cœur tu aymes Dieu, car autrement nul homme ne peut estre sauvé ». Cette instruction religieuse adaptée au prince est d’autant plus prégnante que c’est le témoignage vécu d’un modèle tutélaire. Elle met le lecteur en bonnes conditions pour recevoir ensuite Les Élements de la Religion chrestienne 54 , qui condensent, en vers souples et élégants et d’une façon remarquablement claire l’essentiel de la doctrine : « - La création du monde. - La création de l’homme. - L’homme en l’estat d’innocence. - L’homme après le péché. - L’homme sous la loi de nature, de Moyse et de l’Evangile ». Suivent des dizains pour expliquer les sept sacrements, puis les trois vertus théologales, les quatre vertus cardinales, les sept péchés « mortels », le péché véniel, les quatre fins dernières, le symbole des apôtres, dont chaque verset latin est expliqué par un sizain en vers français, les dix commandements et le « sommaire de la loi de Dieu » : « Ayme Dieu de tout ton pouvoir/ Et ton prochain comme toy 50 Id., pp. 6 et 7. 51 Éd. cit., pp. 33-54. 52 R. Aulotte, art. cit., p. 208 : « Tout se passe comme si Godeau avait d’abord recueilli dans les textes sacrés et classés par thèmes un certain nombre de préceptes bibliques qui pouvaient s’appliquer particulièrement à l’exercice de la royauté et qu’il les avait ensuite librement adaptés en vers ». 53 Op. cit., pp. 55-59. 54 Id., pp. 61-87. <?page no="28"?> 28 Denis Lopez mesme ». Par la suite voici des Stances sur l’oraison dominicale, qui expliquent chacune des phrases du Notre Père 55 : Et remets nous nos dettes, comme nous les remettons à ceux qui nous doivent. Nostre esprit abismé dans une nuit obscure, Ne sçait ce qu’il te doit, ignore ce qu’il est, Nostre volonté porte une chaine plus dure, Et de soy n’ayme rien que ce qui te déplaist, A l’amour de soy-mesme, & du monde colée, Jamais de vains plaisirs on ne la voit soulée, Et c’est par cét amour que tous maux sont commis, Seigneur pardonne nous tous ceux qu’il nous fait faire, Comme nous protestons, dans le soin de te plaire, De vouloir pardonner à tous nos ennemis. 56 On voit se réaliser par écrit, plus amplement, plus précisément, l’instruction que recevait oralement le jeune dauphin futur Louis XIII en réponse à ses questions incessantes : l’explication des paroles que la pratique religieuse met dans la bouche du fidèle. Louis XIV a sept ans lorsqu’il lit ou se fait lire les vers de Godeau, lorsqu’il les apprend probablement. Il ne s’agit pas seulement d’un catéchisme, qui apporte des réponses intangibles et un peu sèches aux questions de foi. À mi-chemin entre l’explication et la paraphrase, les poèmes de Godeau proposent des voies à la compréhension, qui nourrissent la foi par la raison et alimentent la prière autant de l’agrément de la poésie que de la satisfaction de la clarté. Sur ce mode, l’ouvrage peut se terminer par le Pater, la même prière, mais en latin, paraphrasée par des quatrains en vers français et la « Salutation angélique », paraphrasée de même en sizains. 57 Enfin arrivent des Paraphrases de psaumes, comme Godeau les affectionne et qui ont fait son succès. 58 Le livre se termine par une prière royale « imitée de celle de Salomon » : l’exemple des rois est certainement la meilleure des instructions. 59 Avec l’Institution de Godeau, l’instruction religieuse est tout à la fois enseignement, agrément, célébration et prière. 60 Dans la lignée des livres d’emblèmes 55 Id., pp. 88-91. 56 Id., p. 90. 57 Id., pp. 92-96. 58 Psaumes 19, 100, 81, 71 et 20, id. pp. 97-114. 59 Oraison pour le Roy, imitée de celle de Salomon : Au chap. 9 de la Sapience, id., pp. 115- 118. 60 Un ouvrage différent, qui est une réflexion politique élaborée plus qu’un catéchisme, a peut-être été vers la même époque entre les mains du jeune Louis XIV : c’est le Catéchisme royal de Philippe Fortin de la Hoguette, Paris, 1645. G. Lacour- Gayet en a donné un bref résumé (op. cit., pp. 35-37). Nous n’étudierons pas cet ouvrage ici, malgré son intérêt, car la question de son usage par le jeune Louis XIV <?page no="29"?> 29 L’éducation religieuse des princes au XVII e siècle et des « figures », voici un ouvrage qui vient donner une autre lumière à l’instruction religieuse. Il s’agit des Peintures chrestiennes de Nicolas Talon, recueil composé de suites gravées : quatre-vingt-quinze images symboliques, suivies chacune de quatre ou cinq pages de commentaire sur les éléments principaux de la foi. Un catéchisme en images : 61 les dix commandements du Décalogue, les douze articles du Symbole des Apostres, etc. Mais parallèlement on sollicite activement la réflexion du jeune enfant par des œuvres plus ardues comme L’Institutio Principis que le précepteur Hardouin de Péréfixe se doit d’écrire lui-même. 62 Quoi qu’il en soit, tout, dans les exercices quotidiens, est prétexte à montrer au jeune roi qu’il est un prince chrétien et qu’il a de ce fait des obligations. 63 L’effet de cette éducation religieuse, somme toute proche de celle de Louis XIII, plus approfondie probablement, est bien connu. « On lui avoit inspiré dès les premières années les principes solides de la piété : ils se placèrent, ils se gravèrent dans le fond de son âme ; et si dans la suite de sa vie, l’ardeur de l’âge l’a fait céder quelquefois à ses passions, ces premières impressions du bien sont demeurées inébranlables dans son cœur. Il a toujours conservé le respect pour la religion ; et plus d’une fois, au scandale du petit peuple, mais à l’édification des gens sages et éclairés, il a mieux aimé s’éloigner des mystères sacrés, quoique la politique en murmurât, que de s’en approcher indignement ». 64 On peut voir aussi les conséquences négatives, une certaine raideur dans la foi et dans le comportement vis-à-vis des jansénistes, des protestants. Mais il s’agit plus de politique que de foi, même si la marque de l’enfance (la haine que le Père Paulin, confesseur, a pu installer par exemple contre les jansénistes) a pu jouer. Somme toute, les historiens semblent convenir maintenant qu’en matière de politique religieuse, Louis XIV a cherché à ne pas s’écarter reste posée. Sur un témoignage du premier valet de chambre, La Porte, l’ouvrage (que La Porte attribue pourtant à Godeau) aurait été retiré du cabinet du roi par Mazarin (id., p. 30 et 37-38). Lacour-Gayet en conclut qu’il s’agit là de l’ouvrage de Fortin. Mais il s’agit d’une interprétation, qui pourrait sans doute être réexaminée. 61 Les Peintures chrestiennes …, Paris, S. et G. Cramoisy, 1647. Partie première présentée au Roy par le Père Nicolas Talon ; Partie seconde présentée à Mgr le prince de Conty. Voir Lacour Gayet, op. cit., p. 29. 62 Institutio principis ad Ludovicum XIV, … authore Harduino de Perefixe de Beaumont …, Parisiis, excudebat A. Vitré, 1647. Il existe par ailleurs un catéchisme, probablement écrit par Hardouin de Péréfixe peu auparavant : Catéchisme ou briefve instruction du Chrestien, conservé à la bibliothèque impériale de Saint-Petersboug. H. Chérot l’a consulté, op. cit., p. 186-187. 63 Voir la correspondance du P. Charles Paulin, confesseur du jeune Louis XIV, examinée par H. Chérot, op. cit. 64 Abbé de Choisy, Mémoires, éd. Michaud et Poujoulat, 3 ème série, t. VI, Paris, 1839, p. 561, cité par Chérot, op. cit. p. 187. <?page no="30"?> 30 Denis Lopez de cette « voie moyenne », nécessaire à la paix et prônée par Bossuet. 65 Quant aux formes de la dévotion, qui deviennent des qualités de cour après 1684, elles ont pu entraîner des critiques, des persiflages, 66 mais elles sont dans la ligne directe de cette éducation de l’enfance, lointaine commanditaire de la conversion des mœurs que s’impose le roi. Quant à sa foi, que l’on trouve aussi trop rudimentaire, certains la voient comme la conséquence de craintes trop simples, proches de la superstition, d’autres comme la mise en pratique du principe d’humilité si contraire à la condition de roi et que les « miroirs des princes » présentent pourtant comme indispensable au bonheur du royaume et au salut du prince. Le Grand Dauphin Néanmoins, comme pour l’ensemble des études de son fils (né en 1661), Louis XIV, en se fondant sur sa propre expérience, a voulu une véritable évolution. Va-t-on assister dès lors à la mise en pratique de l’idée non réalisée jusqu’à présent, lancée par Héroard, de faire des princes des théologiens ? Il n’y a pas de différence notable, dans les premières années de l’éducation religieuse du Grand Dauphin, avec ce qu’ont connu ses pères et l’on assiste à cette même imprégnation, cette même accoutumance par la pratique précoce, par la prière, l’assistance aux offices, la préparation aux premiers sacrements, baptême, pénitence… C’est d’abord Mme de Montausier qui a en charge la jeune âme : « Elle lui a montré à lever ses mains pures & innocentes vers le Ciel, à tourner ses premiers regards vers son Créateur. Elle lui a inspiré ses premiers vœux, & ses premières prières ». 67 Le catéchisme oral passe par les femmes, on le sait. On réécrit aussi, un peu plus tard, un catéchisme en vers. C’est celui d’Heauville qui remplace celui de Godeau, déjà ancien. 68 Ce 65 Voir François Bluche, Louis XIV, Paris, Fayard, 1986, pp. 586-591. 66 Saint-Simon, cité par Chérot, op. cit., p. 184-185. Madame Palatine, citée dans le présent volume par Olivia Ayme dans « J’aurai bientôt ‹un petit religion apart moy› : la préservation de l’identité religieuse chez une convertie, Madame Palatine ». Fenelon, cité par Chérot, p. 191. Tous témoignages qu’il faut remettre dans leur contexte. 67 E. Fléchier, Oraison funèbre de Madame de Montausier, dans Recueil des oraisons funèbres, Paris, Jean Dessaint, 1740, p. 30. 68 D’Heauville, Louis Le Bourgeois, abbé de Chantemerle, Catéchisme en vers, dédié à Monseigneur le Dauphin, Paris, Léonard, 1669. « Tout ce que peut faire en particulier cette Mere commune des Fideles en faveur d’un Fils-aîné qu’elle regarde aussi-bien que toute la France, comme sa joïe, sa gloire, & son appui ; c’est MONSEIGNEUR, de s’appliquer avec plus de soin à vous mieux faire apprendre les Maximes de la Religion ; & de trouver moïen de vous les proposer de telle sorte qu’elles s’insinuënt <?page no="31"?> 31 L’éducation religieuse des princes au XVII e siècle sont des sizains à présent, et il y a là un grand catéchisme complet, dont on retrouve des extraits dans le Recueil de Poësies Chrestiennes et diverses rassemblées par La Fontaine. 69 Les outils sont renouvelés, comme à la génération précédente, la poésie, par son agrément, est toujours de mise et l’on a recours fréquemment à l’image pour illustrer les ouvrages composés pendant la première enfance. Mais la grande différence de cette éducation religieuse par rapport à celles qui l’ont précédée, c’est la décision de faire accéder précocement à la lecture de la Bible. Pas du texte intégral, ni du texte exact d’abord. Oronce Finé de Brianville publie ainsi pour le dauphin, en 1669, une Histoire sacrée en tableaux, abrégé de l’Histoire sainte, présentée humblement comme l’explication historique de quelques figures gravées par Le Clerc. 70 En fait les trois tomes parcourent l’essentiel de l’Ancien et du Nouveau Testament. La présentation est organisée chronologiquement en fonction des personnages, Samuel, Saül, David, Goliath, où des grands événements, le péché de David, Jézabel punie… Le livre est fait pour être vu pour ses gravures et lu aisément. La narration nerveuse et élégante permet de se laisser prendre au fil des histoires. Dès que l’enfant sait lire, le livre est à son usage. Cette forme annonce ce que l’on verra bientôt avec la Bible dite de Royaumont, des figures, le texte, des explications. Cette Bible, qui a peut-être été utilisée par le dauphin, 71 marque une étape vers l’accès direct au texte. agréablement dans vôtre esprit, qu’elle s’impriment fortement dans vôtre mémoire, & que leur repetition frequente, mais necessaire, ne vous devienne point ennuïeuse. C’est, MONSEIGNEUR, le dessein que j’ai pris en reduisant en petits Vers, les Principes de nôtre Foi, & les Regles les plus solides de la Morale Chrétienne ; j’au creû que c’étoit le moyen le plus court, & le plus aisé de parvenir à cette fin », « Epistre A Monseigneur le Dauphin ». 69 Paris, Pierre Le Petit, 1671, pp. 357-370. 70 Claude-Oronce Finé de Brianville, Abbé de S. Benoist de Quinçay, lez Poitiers, Histoire sacrée en tableaux, avec leur explication tirée du texte de l’Ecriture, pour Monseigneur le Dauphin, Paris, C. de Sercy, 1670-1675, 3 vol. Mme de Montausier avait commandé auparavant à Brianville des ouvrages historiques (Abbrégé méthodique de l’histoire de France, Paris, C. de Sercy, 1664, « Au lecteur »). 71 L’Histoire du Vieux et du Nouveau Testament […]. Dediée à Monseigneur le Dauphin. Par le sieur De Royaumont prieur de Sombreval (1669). Nouvelle édition, A Paris, chez Pierre Le Petit, 1681. Cette Bible, écrite par Isaac Le Maistre de Sacy ou par Nicolas Fontaine ou par les deux, a probablement été utilisée pour l’éducation du Dauphin. Pendant la paix de l’Église, qui commence en 1669, tout est possible et Sacy écrit, à la demande de Montausier, d’autres ouvrages pour le Dauphin, dont des traductions des différents livres de la Bible. La Bible de Royaumont comprend des figures dessinées, une narration facilitée et « des explications édifiantes tirées des Saints Pères, pour régler les mœurs dans toutes sortes de conditions ». <?page no="32"?> 32 Denis Lopez Car lorsque l’on arrive au préceptorat de Bossuet et de son équipe (1670), les études prennent des formes très élaborées, toutefois adaptées à chaque âge de l’enfant. Ces études se différencient de celles qu’ont suivies Louis XIII et Louis XIV au moins par deux aspects : elles sont plus savantes, elles sont plus longues. 72 Bossuet décrit amplement, dans sa fameuse lettre au pape Innocent XI (1679), l’éducation religieuse dispensée au dauphin depuis 1670 : L’étude de chaque jour commençait soir et matin par les choses saintes, et le Prince, qui demeurait découvert pendant que durait cette leçon, les écoutait avec beaucoup de respect. Lorsque nous expliquions le Catéchisme, qu’il savait par cœur, nous l’avertissions souvent qu’outre les obligations communes de la vie chrétienne, il y en avait de particulières pour chaque profession, et que les princes, comme les autres avaient certains devoirs propres, auxquels ils ne pouvaient manquer sans commettre de grandes fautes. Nous nous contentions alors de lui en montrer les plus essentiels selon sa portée, et nous réservions à un âge plus mûr ce qui nous semblait ou trop profond ou trop difficile pour un enfant. 73 Au-delà du catéchisme, que Bossuet a composé pour le Dauphin, 74 au-delà de l’enseignement des vertus principales des princes, 75 qui viennent du fonds commun des Institutions, on est frappé, dans ce compte rendu, par l’importance donnée au cheminement vers la lecture directe et personnelle de l’Écriture Sainte. C’est le trait marquant de cette éducation religieuse. Le dauphin commence par savoir « toutes les histoires de l’Ancien et du Nouveau Testament ; il les récitait souvent ». 76 C’est l’effet sans doute de l’Histoire en tableaux dont nous avons parlé. « Etant un peu plus avancé en âge, [le dauphin] a lu l’Evangile, les Actes des Apôtres, et les commencements de l’Église. Il y apprenait à aimer Jésus-Christ […]. Dans les Actes, il apprenait à aimer et à honorer l’Eglise… » 77 Le prince tient directement le livre et le lit lui-même. On le lui retire s’il est distrait. 78 On lui explique clairement et simplement les passages 72 Voir notre article cité : « L’éducation du prince au XVII e siècle, pp. 105-110. 73 Lettre au pape Innocent XI. De l’Instruction de Monseigneur le Dauphin., (1679) éd. E. Levesque, Bossard, 1920, p. 42 sq. II, La religion. 74 Catéchisme pour Monseigneur le Dauphin, écrit par C. Gilbert, son maître à écrire, 1674, p. par E. Griselle, en annexe à sa thèse, De munere pastorali […], Lille, Société française d’imprimerie et de librairie, 1901, pp. 214-233. 75 Bossuet, Lettre citée, pp. 43-44. 76 Id., p. 44. 77 Id., pp. 44-45. 78 « Si en lisant l’Evangile, il paraissait songer à autre chose ou n’avoir pas toute l’attention et le respect que mérite cette lecture, nous lui ôtions aussitôt le livre, pour lui marquer qu’il ne le fallait lire qu’avec révérence. Le Prince, qui regardait comme <?page no="33"?> 33 L’éducation religieuse des princes au XVII e siècle qu’il lit. L’Évangile est lu plusieurs fois. Un peu plus tard, le dauphin lit « les histoires du Vieux Testament, et principalement celles des Rois » 79 . On passe ensuite aux Epîtres : « nous en avons choisi les endroits qui servent à former les mœurs chrétiennes ». 80 Vient enfin la lecture des Prophètes, où le dauphin voit « avec quelle autorité et quelle majesté Dieu parle aux rois superbes ; comment d’un souffle il dissipe les armées, renverse les empires, et réduit les vainqueurs au sort des vaincus, en les faisant périr comme eux ». 81 La lecture des Écritures est bien la base de l’éducation du prince, la référence principale des enseignements prodigués au jour le jour et de bien des ouvrages écrits pour ces études, et qui en font la synthèse. En effet, la préparation de la communion donne lieu à l’écriture par Bossuet d’un opuscule, qui vient compléter le catéchisme. 82 On fait écrire à ceux qui travaillent à l’éducation du dauphin des histoires de grands hommes saints ou remarquables. 83 Bien des aspects des autres matières, l’étude des auteurs anciens, de l’histoire, de la philosophie ramènent à la foi et à l’éducation religieuse. 84 À mesure que le dauphin avance en âge et que ses études mûrissent, les champs d’investigation s’élargissent, les approches deviennent plus complexes. Insensiblement on passe à des études supérieures. Et Bossuet prépare certaines de ses œuvres d’importance, qui seront le couronnement de ces études, et qui se fondent sur une démarche générale d’interprétation chrétienne. La philosophie commence par le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. 85 La morale, dans cette même philosophie, sera tirée de l’Écriture et des maximes de l’Évangile. La Politique¸ de même, se fondera principalement sur l’Écriture Sainte, 86 cependant que le Discours sur l’Histoire universelle se prépare, pour mettre les époques, les temps et les empires dans une suite toute dirigée par la Providence. 87 un châtiment d’être privé de cette lecture, apprenait à lire saintement le peu qu’il lisait et à y penser beaucoup », id., p. 46. 79 Id., p. 47. 80 Ibid. 81 Id., pp. 47-48. 82 Instruction à Mgr le Dauphin pour sa première communion, (1674), Paris, A l’art catholique, 1926. 83 Fléchier écrira un Théodose, Cordemoy un Charlemagne ; Montausier demandera à Sacy d’écrire un Saint Louis. 84 Bossuet, Lettre cit. pp. 48-61. 85 Id., p. 49. 86 Voir notre article « Bossuet autour de l’année 1700 », L’Année 1700, « Biblio 17 », n° 154, Tübingen, Gunter Narr, 2004, pp. 127-154. 87 Voir notamment notre article « Discours pour le prince, Bossuet et l’histoire », dans L’Histoire au XVII e siècle, Littératures classiques, n° 30, printemps 1997, Paris, Klincksieck, 1997, pp. 173-186. <?page no="34"?> 34 Denis Lopez Conclusion Partis des invariants théologique et moraux qui semblent uniformiser idéalement toutes les éducations de princes, nous avons rencontré à la cour de France au XVII e siècle des inflexions et des évolutions dans la pratique. L’introduction à la foi se fait par la piété précoce, imitative d’abord, adoptée ensuite comme un mode de vie : Louis XIII porte bien le nom de son saint patron. La sécurité doctrinale, qui n’était pas le fait du siècle précédent, s’installe et se renforce de formulations théologiquement marquées, notamment dans les catéchismes. L’exemple des parents et leur implication directe dans l’éducation religieuse compte pour beaucoup. Les préconisations post-tridentines quant à l’accès au texte des Écritures, en langue vulgaire, sont mises en pratique, tout au moins pour les princes : on recourt au texte traduit en français, mais avec un guidage et des explications. L’exceptionnel sens pédagogique de Bossuet conduit le Grand Dauphin à découvrir la Bible en naviguant entre l’Ancien et le Nouveau Testament, du livre le plus facile au plus difficile, en lecture personnelle, mais avec l’appui du commentaire du précepteur. Passé cette période encadrée, la lecture peut dès lors être directe, individuelle, et devenir une nourriture de toute la vie. L’éducation religieuse du prince préfigure ainsi celle du fidèle instruit. À ce titre, il aurait été éclairant de faire état du contenu des catéchismes. Leur marquage théologique et leurs variations sont de très bons indicateurs de tendance, car il servent à fixer les différences sur des sujets tendus : la grâce, la prière des saints, la pénitence, la présence réelle, la question des espèces, de la fréquente communion, cela face au jansénisme, et à la RPR… Et ce n’est pas une mince affaire que de parvenir à condenser ces immenses controverses en quatrains ou en réponses succinctes de catéchisme. On peut constater aussi le caractère élaboré de ces outils de l’instruction religieuse, plus approfondi que ceux des paroisses. Au moins pour un exemple très net que l’on peut tirer de la comparaison du catéchisme de Bossuet pour le dauphin (1674) et du catéchisme de Meaux du même Bossuet (1686) : les questions sont les mêmes. Les réponses en revanche, celles que l’on attend de l’enfant, sont plus développées, plus précises, plus théologiques, plus intériorisées dans le catéchisme du dauphin. Les enfants des paroisses représentent un public moins captif, moins avancé peut-être dans la réflexion personnelle, qu’un élève pris en charge par une équipe de pédagogues et sans cesse sur la sellette. Ainsi certains ouvrages composés pour les princes pourraient bien être les matrices des ouvrages destinés plus tard au grand public. On le voit avec la publication de bien des œuvres écrites pour ce type d’éducation. Une évolution majeure est souvent préparée dans ce vrai laboratoire. S’il s’avère que le catéchisme historique écrit par <?page no="35"?> 35 L’éducation religieuse des princes au XVII e siècle Fleury, 88 narratif avant d’être normatif, l’innovation du siècle en matière de catéchisme, a d’abord été expérimenté avec le dauphin, ce serait une autre confirmation de ce mouvement. Pareillement, un croisement d’initiatives entre ce qui se passe en paroisse et ce qui se fait à la cour est à inscrire à l’histoire de la première communion. Étude à suivre. Pour terminer sur ce qui a pu nous retenir ici : les princes deviennent-ils des théologiens et particulièrement sur le second versant du siècle ? L’éducation religieuse élaborée et poussée du Grand Dauphin, des autres princes à la cour de Louis XIV, puis du duc de Bourgogne et de ses frères, pourrait le laisser croire. Il n’en est rien évidemment et la question depuis le début n’était qu’une image pour exprimer la nécessité ressentie par les éducateurs de rendre les princes sensibles à la question religieuse, pour leur salut et pour le gouvernement des peuples. Un équilibre nécessaire à la conduite de l’État du roi Très-Chrétien semble toutefois atteint. C’est Montausier, le gouverneur du Grand Dauphin, qui en donne la clef dans ses Maximes politiques : Un Roy n’est pas obligé de sçavoir de la Religion autant qu’un Professeur de Theologie, mais il doit sçavoir ce que croit l’Eglise, et les raisons de ce qu’il croit ; avoir l’intelligence de l’Ecriture Sainte, et une mediocre connoissance de l’histoire Ecclesiastique ; pouvoir juger de la capacité de ceux qu’il consultera ; sçavoir consulter comme il faut, et discerner les jugemens et les Juges. Il ne faut donc pas qu’il se contente de s’en rapporter seulement à son Evêque et à son Confesseur dont le conseil luy doit être sans doute le moins suspect. Il faut encore qu’il travaille luy même à se rendre capable de ces sortes de connoissances […] 89 . Pour devenir capable de conduire les peuples dans la justice, et dans la verité, il faut premierement se bien instruire en sa jeunesse du fond de sa Religion, et ensuite lire et relire incessament la Bible, surtout le nouveau Testament, ajoüter à cela la lecture de quelques livres en petit nombre, mais choisis et propres pour ces matieres, au jugement des gens de bien, habiles, et non suspects d’être d’aucun parti ny cabale, et outre cela s’en entretenir quelquefois avec des personnes intelligentes, qui êtudient ces matieres. De cette sorte le Prince ne se laissera point embarrasser l’Esprit par des opinions ny libertines ny scrupuleuses. C’est une maxime trop negligée par tous les Rois et neanmoins des plus importantes. 90 Ni libertin, ni scrupuleux. Ni esprit fort, ni bigot ou sectaire. La voie moyenne en somme. Mais qui ne se trouve que par un certain niveau de savoir et d’expérience. 88 Catechisme historique, contenant en abrégé l’histoire sainte, & la doctrine chrêtienne, par Me Claude Fleury, Paris, Vve Gervais Clouzier, 1683. 2 vol. 89 BNF, ms Clairmbault 485, p. 261-262, XXXIII : « S’instruire de sa religion et de sa créance ». 90 Id., XXXIIII, « Lecture necessaire ». <?page no="37"?> Biblio 17, 175 (2008) « Tourner doucement le premier usage de leur raison à connaître Dieu », ou l’instruction religieuse des filles de bonnes maisons dans la France du XVII e siècle D OMINIQUE P ICCO Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 « Il faut pourtant, sans les presser, tourner doucement le premier usage de leur raison à connaître Dieu » : tels sont les termes de Fénelon, au chapitre VII, Comment il faut faire entrer dans l’esprit des enfants les premiers principes de la religion, de son Traité de l’éducation des filles, paru en 1687. À cette date, François de Salignac de la Mothe n’a encore rien publié. Il est né en 1651 à Sainte- Mondane, en Périgord, dans une famille de fort bonne noblesse mais de peu de biens. Deux de ses oncles ont contribué à sa formation et à son élévation. Le premier, François de Salignac (1607-1688), évêque de Sarlat, proche du modèle borroméen du prélat réformateur, dispense des leçons à son neveu et lui obtient ses premiers bénéfices. Le second, le marquis de Fénelon-Magnac (1621-1683), membre de la compagnie du Saint-Sacrement, est très lié à Saint- Sulpice. Dès 1674, il l’introduit auprès du supérieur de ce séminaire, Tronson, qui devient rapidement son directeur de conscience ; dans son salon, il lui fait rencontrer Bossuet. Ordonné prêtre en 1677, Fénelon est nommé deux ans plus tard supérieur des Nouvelles Catholiques, établissement de la rue Sainte-Anne chargé de l’instruction de protestantes fraîchement converties 1 . Ses relations, jointes à ses grandes qualités de prédicateur - il prêche le Carême en 1681 au carmel du Faubourg Saint-Jacques et en 1684, à Meaux, avec Bossuet - expliquent son entrée à la cour, au service du duc de Beauvilliers, premier gentilhomme de la Chambre et gendre de Colbert. Le court Traité de l’éducation des filles circula d’abord sous forme manuscrite dans l’entourage des Beauvillier - le clan Colbert -, avant d’être publié : il vise donc un public aristocratique. Ce premier écrit pédagogique de Fénelon est un texte théorique bien différent, du point de vue formel, de ceux qui 1 Fonction qu’il conserve jusqu’en 1689. <?page no="38"?> 38 Dominique Picco suivront - des fables, des dialogues et surtout son roman d’éducation, Les Aventures de Télémaque, rédigé à l’intention du duc de Bourgogne et publié à son insu en 1699. L’instruction religieuse, stricto sensu, occupe deux des onze chapitres de ce volume ; l’auteur y envisage les dogmes essentiels à faire connaître aux enfants et les méthodes à utiliser. Néanmoins, compte-tenu de la prégnance du religieux sur les conceptions éducatives du temps, bien d’autres passages y font allusion, en particulier le chapitre VI, De l’usage des histoires pour les enfants. Les principes exposés dans le Traité de l’éducation des filles conduisent l’historien à s’interroger sur l’originalité d’un enseignement religieux destiné aux filles de la bonne société. Le caractère sexué de cette formation l’emporte-t-il sur son caractère élitaire ? Les liens entre Fénelon et Madame de Maintenon, entre ce prélat et la Maison royale de Saint-Cyr, entre ses conceptions éducatives et la formation reçue par les demoiselles relèvent du poncif littéraire et historiographique. Cet établissement ouvert aux petites filles de la noblesse pauvre constitue donc un intéressant angle d’observation de l’expérimentation des conceptions de Fénelon en matière d’instruction religieuse. Le traité de l’éducation des filles Les circonstances de la rédaction de ce traité À la demande de ses protecteurs, le duc et de la duchesse de Beauvilliers, Fénelon rédige, à la fin de l’année 1685, un mémoire sur l’éducation des filles, première version de son traité. Le duc, homme pacifique et dévot ayant contribué à l’entrée en religion de Louise de La Vallière, a épousé en 1671 Henriette Louise, seconde fille de Colbert. De cette union, huit filles sont déjà nées ; elles seront suivies d’une neuvième et de trois garçons. En 1685, ce couple, encombré de filles, s’interroge sur les modalités d’une bonne éducation qui ferait de celles-ci de bonnes chrétiennes mais aussi des femmes du monde, capables de tenir leur rang. Tout naturellement, ils prennent conseil auprès de leur directeur de conscience qui, dans un courrier adressé à la duchesse en décembre 1685, fait état de la réflexion en cours : « je n’ai garde, Madame, de vous oublier : si ce que je désire arrive, après m’avoir fait travailler pour l’éducation des filles, vous me donnerez bientôt la peine de faire un mémoire sur celle des garçons 2 ». Fénelon est alors à Marennes, en mission à la demande du roi. En effet, au lendemain de la révocation de l’Édit de Nantes, Louis XIV, conseillé par 2 Jean Orcibal (éd), Correspondance de Fénelon, Tome II : Lettres antérieures à l’épiscopat, 1670-1695, Paris, Klincksieck, 1972, p. 19. <?page no="39"?> 39 « Tourner doucement le premier usage de leur raison à connaître Dieu » Seignelay, frère de la protectrice de Fénelon et partisan, comme son père, de la voie de la douceur à l’égard de la R.P.R., envoie des prédicateurs de qualité en Aunis et Saintonge, afin de convaincre les nouveaux convertis. Aux côtés de Fénelon figurent deux futurs évêques - Bertier et Milon -, l’abbé de Cordemoy, un controversiste de renom, et Claude Fleury, ancien précepteur des princes de Conti et de Vermandois, auteur d’ouvrages éducatifs à succès. Les prêches brillants de Fénelon, dénués de violence, favorables à l’irénisme, dans la lignée de L’Exposition de la foi catholique de Bossuet 3 , lui valent le soupçon de jansénisme. De retour à Paris, entre deux missions, Fénelon remanie son texte ; il le divise en chapitres, équilibre les thèmes, supprime de trop longs développements. Ainsi amendé, il paraît en mars 1687 à Paris, puis en octobre à Amsterdam. Ce traité est à la fois une œuvre de jeunesse, un écrit de circonstance où se mêlent exercice de commande et répercussions des difficultés rencontrées sur le terrain à enseigner la foi catholique, mais aussi un texte où se ressent l’influence de son compagnon du moment, Fleury. Les théories de Fénelon sur l’éducation des filles Le premier chapitre du traité s’ouvre sur le célèbre : « Rien n’est plus négligé que l’éducation des filles » suivi, un peu plus loin, de « on suppose qu’on doit donner à ce sexe peu d’instruction 4 », remarques qui pourraient augurer de conceptions novatrices. Or il n’en est rien, l’auteur partageant les préjugés de son temps sur la femme et sa place dans la société : inférieure physiquement et intellectuellement, soumise à son corps, elle demeure mineure toute sa vie, passant de la tutelle de son père à celle de son mari. Si cette faiblesse naturelle interdit d’imaginer de modifier l’ordre voulu par Dieu et par les hommes, Fénelon souhaite cependant améliorer l’éducation des filles, en particulier au sein des élites. Il est indispensable de mieux les préparer à remplir les fonctions qui leur sont réservées - fonctions aussi indispensables, pour l’auteur, à l’harmonie sociale que celles des hommes. Leur devoir, « fondement de toute la vie humaine 5 », consiste à éduquer les enfants, rendre leur mari heureux, tenir une maison et gérer la domesticité. À cette finalité essentielle s’ajoutent 3 Approuvé en 1679 par Innocent XI, ce texte est dénoncé par l’archevêque de Paris et par les jésuites. Bossuet y affirme l’inutilité du latin et des controverses ; il suggère de ne pas aborder la question des indulgences, préférant nourrir la piété des nouveaux convertis par des prédications sur l’Écriture et par l’usage d’Évangiles et de psaumes dans des traductions autorisées. 4 Fénelon, Traité sur l’éducation des filles, préface de Bernard Jolibert, Paris, Klincksieck, 1994, p. 37. 5 Ibid. <?page no="40"?> 40 Dominique Picco des objectifs moraux : une bonne éducation leur évitera l’oisiveté fille de l’ignorance, car celle-ci « est cause qu’elle s’ennuie et qu’elle ne sait à quoi s’occuper innocemment 6 », mais corrigera aussi, dès l’enfance, les défauts inhérents à la nature féminine : vanité, curiosité, crédulité, finesse 7 , bavardage. Ce traité n’est pas un plan d’éducation qui envisagerait point par point contenus et méthodes. Des formules récurrentes, comme « j’ai vu des enfants qui croyaient 8 », « plusieurs m’ont fait ces réponses dès l’âge de quatre ans 9 », indiquent que cet écrit résulte bien plus du vécu de l’auteur, de son expérience d’éducateur et de prédicateur que de ses lectures. Même s’il a certainement lu bien d’autres ouvrages 10 , dans le texte, ses seules références sont la Bible, Platon, saint Paul, saint Augustin et Fleury. Bien des méthodes préconisées ne sont pas inédites, mais dans l’air du temps ; il partage, par exemple, avec Pierre Coustel, enseignant aux petites écoles de Port-Royal - dont un ouvrage paraît la même année - l’apologie de la douceur et de la persuasion 11 . Le rôle de l’éducateur est, pour Fénelon, fondamental. Il est à la fois le modèle à imiter par l’enfant, celui qui le dirige et lui impose sa volonté en sachant tirer parti de sa nature, tout en favorisant le plaisir de l’étude. Si l’éducateur « naturel » d’une petite fille de bonne maison est sa mère, l’attitude de Fénelon à l’égard de cette dernière est fort ambiguë : il la place au centre du processus éducatif tout en s’en méfiant. De multiples remarques négatives à son endroit ponctuent l’ouvrage, comme « le caprice des mères y décide souvent de tout » 12 , « des mères ignorantes et indiscrètes 13 ». Ce projet, destiné initialement aux filles de la noblesse, est plus large du point de vue intellectuel que celui de Fleury pour qui « la grammaire ne consiste pour elles qu’à lire et à écrire. […] Elles peuvent se passer de tout le reste des études, du latin et des autres langues, de l'histoire, des mathématiques, de la poésie et de toutes les autres curiosités 14 ». Si Fénelon craint les « savantes ridicules 15 », il faut pourtant « instruire [les femmes] par rapport à leur fonction 16 » ce qui semble, à première vue, limiter les savoirs à la lecture, 6 Id., p. 39. 7 Au sens d’artifice. 8 Fénelon, Traité sur l’éducation des filles, op. cit., p. 43. 9 Id., p. 61. 10 Voir Jacques Le Brun, De l’éducation des filles, Notice, dans Fénelon, Œuvres, tome 1, Paris, Gallimard, 1983, p. 1262-1263. 11 Pierre Coustel, Les Règles de l’éducation des enfants, Paris, Michallet, 1687. 12 Fénelon, Traité sur l’éducation des filles, op. cit., p. 37 13 Ibid. 14 Claude Fleury, Traité du choix et de la méthode des études, 1686, chapitre 36, Études des femmes. 15 Fénelon, Traité sur l’éducation des filles, op. cit., p. 37. 16 Id., p. 84. <?page no="41"?> 41 « Tourner doucement le premier usage de leur raison à connaître Dieu » l’écriture, la prononciation, le calcul, mais aussi à la tenue d’une maison et à la gestion de son personnel. Il ajoute néanmoins des rudiments de grammaire française, les quatre règles de l’arithmétique, les « principales règles de la justice », mentionnant même que ces femmes « ont besoin d’être instruites des devoirs des seigneurs dans leur terre » et d’autres aspects de la vie d’un domaine 17 . Il exclut l’apprentissage de l’espagnol ou de l’italien « deux langues [qui] ne servent guère qu’à lire des livres dangereux et capables d’augmenter le défaut des femmes 18 », ajoutant que « le latin serait bien plus raisonnable, car c’est la langue de l’Église ; il y a un fruit et une consolation inestimable à entendre le sens des paroles de l’office divin 19 ». On peut, dit-il, les initier à l’histoire grecque et romaine, à l’histoire de France, à la musique et à la peinture et autoriser certaines lectures profanes - en particulier la poésie -, mais seulement aux filles ayant un jugement solide. Le niveau global des connaissances doit rester proportionnel à la position de la famille dans la société : la dame vivant à la cour a des besoins plus élevés qu’une demoiselle de moyenne condition. Même si nous sommes loin ici « des [seules] petites sciences qui peuvent convenir aux filles 20 », les conceptions de Fénelon restent prisonnières de l’image que le XVII e siècle se fait de la femme, à mille lieues de celles de Poullain de la Barre 21 - d’ailleurs fort peu connues en son temps -, et délimitent très soigneusement le champ des apprentissages féminins. Les « principes de religion » à inculquer aux filles Pour Fénelon, les femmes formant « la moitié du genre humain racheté du sang de Jésus-Christ et destiné à la vie éternelle 22 » doivent, au même titre que les hommes, bénéficier d’une solide instruction religieuse. 17 Id., p. 92-93. 18 Id., p. 92. 19 Ibid. 20 Projet de Lettres patentes du 6 février 1721, Orphelines de l’Enfant-Jésus, BNF, Mss, Joly de Fleury, 22, dossier 180. Cité par Martine Sonnet, L’Éducation des filles au temps des Lumières, Paris, Cerf, 1987, p. 233. 21 François Poullain de la Barre, De l’Égalité des deux sexes, Paris, 1673 ; De l’éducation des dames pour la conduite de l’esprit dans les sciences et dans les mœurs, Paris, 1674. Selon lui, l’esprit n’ayant point de sexe, les femmes doivent accéder à tous les savoirs. 22 Fénelon, Traité sur l’éducation des filles, op. cit., p. 38. <?page no="42"?> 42 Dominique Picco Une longue tradition Fénelon s’inscrit dans une tradition déjà ancienne, remontant à l’humanisme, affirmant la nécessité d’une formation religieuse pour les filles. Dès 1523, Juan Luis Vivès, dans L’Instruction de la femme chrétienne l’estime indispensable car, pour lui, seule la connaissance des matières de foi permet d’accéder à la vertu et peut donc protéger la femme du vice et de ses faiblesses naturelles. Réformateurs protestants et catholiques voient en elle un des moyens d’enraciner la foi dans les familles. Ainsi, en 1524, Luther affirme : « il nous faut des écoles pour nos filles, afin que la femme devienne capable d’élever chrétiennement ses enfants 23 ». Les fillettes de tous milieux sociaux, futures épouses et mères, doivent donc être instruites. Pour Pierre Fourier, l’un des fondateurs, en 1598, de la Congrégation Notre-Dame, cela revient à leur apprendre « à lire et écrire, à besogner de l’aiguille et l’instruction chrétienne […] leur faire entendre le catéchisme en les initiant à la piété et dévotion 24 ». Le concile de Trente, dans sa XXIV e session de novembre 1563, a jeté les bases de l’instruction religieuse de la jeunesse, sans aucune distinction entre filles et garçons. Si des manuels adaptés aux différentes catégories sociales ont été rédigés, en particulier par des sulpiciens 25 , il n’en existe aucun destiné spécifiquement aux filles, en dehors des ouvrages à usage interne des congrégations vouées à l’éducation des filles, comme les ursulines 26 . Dans la pratique, difficile de savoir si le catéchisme pour les filles était différent de celui des garçons. Les évêques veillaient - certainement sans beaucoup de succès vu le caractère répétitif des remarques dans les comptes-rendus de visites pastorales - à la non mixité des groupes et recommandaient fortement, pour des raisons de décence et de morale, que les catéchistes des petites filles soient des femmes 27 . Dans toutes les familles, et en particulier dans les bonnes maisons dont les filles ne fréquentent pas l’école, ce sont les femmes - 23 Lettres aux princes et magistrats allemands, 1538. Cité d’après Paul Rousselot, La Pédagogie féminine : extraits des principaux écrivains qui ont traité de l’éducation des femmes depuis le XVI e siècle, Paris, Delagrave, 1881, p. 37. 24 Cité dans François Lebrun, Marc Venard, Jean Quéniart, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Paris, 1981, tome II, p. 378. 25 Voir René Taveneaux, Le Catholicisme dans la France classique, 1610-1715, Paris, SEDES, 1994, tome I, p. 171. 26 Voir Claude-Alain Sarre, Vivre sa soumission. L’exemple des Ursulines provençales et comtadines, 1592-1792, Paris, Publisud, 1994, chapitres 9 et 10, et Marie-Amélie Le Bourgeois, Les Ursulines d’Anne de Xainctonge (1606), Saint-Étienne, CERCOR/ PU Saint-Étienne, 2003, chapitre VI. 27 Voir Marcel Bernos, Femmes et gens d’Église dans la France classique, XVII e -XVIII e , Paris, Cerf, 2003, p. 107-111. <?page no="43"?> 43 « Tourner doucement le premier usage de leur raison à connaître Dieu » mère, grand-mère, parente ou gouvernante - qui se chargent de l’instruction religieuse des filles 28 . Les préceptes de Fénelon leur sont destinés. Les contenus essentiels Si pour Fleury, « il faut […] se contenter de leur apprendre les dogmes communs sans entrer dans la théologie 29 », Fénelon part lui du présupposé que « plus elles sont faibles, plus il est important de les fortifier 30 » par une solide instruction religieuse. Cependant - en particulier dans son huitième chapitre -, il propose, mises à part quelques remarques spécifiquement destinées aux filles, un contenu théorique asexué. Au centre de cet enseignement, la référence constante est le Christ : « il faut accoutumer les enfants à regarder la vie de Jésus-Christ, comme notre exemple, et sa parole comme notre loi 31 ». L’éducateur doit avoir soin d’aborder les vérités chrétiennes et les dogmes principaux : mystère de la création, de l’incarnation et de la grâce, Décalogue. Fénelon, accorde une large place au mépris du corps, essentiel pour que l’enfant comprenne que « l’âme du christianisme […] est le mépris de cette vie et l’amour de l’autre 32 ». Il passe très rapidement sur les prières à connaître, préférant s’attarder sur la vraie prière « du cœur et non des lèvres » précisant que « la simple observation du culte extérieur est inutile et nuisible, si elle n’est intérieurement animée par l’esprit d’amour et de religion 33 ». Le pédagogue suggère quelques conseils pratiques sur le bon moment et le déroulement de la première confession et la première communion de l’enfant 34 . Le sens et la valeur de chacun des sept sacrements doivent être expliqués à l’enfant, ce qui suppose, de la part des éducateurs, une vision claire et conforme à l’orthodoxie catholique ; méfiant, Fénelon en propose une présentation systématique 35 . Aucune mention du culte des saints, de rares allusions à la Vierge et aux indulgences : cet esprit irénique préfère éluder les dogmes trop contestés par la R.P.R. Il insiste cependant sur les différences entre catholiques et protestants, en particulier sur le rôle d’intermédiaire du clergé, fournissant des arguments au lecteur/ éducateur sur d’importantes 28 Voir Marcel Bernos, « La catéchèse des filles par les femmes aux XVII e et XVIII e siècles », dans Jean Delumeau, La Religion de ma mère. Le rôle des femmes dans la transmission de la foi, Paris, Cerf, 1992, p. 269-285. 29 Claude Fleury, op. cit., chapitre 36. 30 Fénelon, Traité sur l’éducation des filles, op. cit., p. 37. 31 Id., p. 70. 32 Id., p. 69. 33 Id., p. 72. 34 Id., p. 75. 35 Id., p. 72-74. <?page no="44"?> 44 Dominique Picco controverses peu accessibles à la jeunesse 36 . Le contexte est ici fondamental pour saisir de tels ajustements, en une période de conflits doctrinaux dans laquelle l’auteur est directement impliqué par ses missions. Les préfaces des éditions d’Amsterdam et la recension de l’ouvrage par Pierre Bayle dans les Nouvelles de la république des Lettres (octobre 1687) signalent que « cet abbé n’est pas extrêmement superstitieux, et qu’il n’y a mêlé qu’à regret quelques traits de papisme. Il passe fort légèrement sur certains dogmes de son Église, et les explique dans les termes les plus doux et les plus généraux qu’il peut trouver ; […] on n’y trouve pas même les mots de transsubstantiation, d’adoration du sacrement, ni celui du purgatoire. On n’y apprend point aux enfants à se prosterner devant les images, ni à invoquer les saints, ni à prier pour les morts, ni à gagner les indulgences 37 ». Au lieu d’y voir une volonté de conciliation, ces auteurs interprètent de telles absences comme un signe de la faiblesse de la position doctrinale de l’auteur. Au final, qu’y a t il dans tous ces contenus de spécifiquement destiné aux petites filles ? Peu de choses, puisque pour l’auteur « une mère de famille doit être pleinement instruite de la religion 38 ». Il importe toutefois de prévenir chez la femme, dès le plus jeune âge, la tendance à croire en n’importe quoi : « La superstition est sans doute à craindre pour le sexe […]. Accoutumez donc les filles, naturellement trop crédules […] à ne pas s’attacher à de certaines dévotions, qu’un zèle indiscret introduit, sans attendre que l’Église les approuve 39 ». Sur quel livre l’éducateur peut-il s’appuyer pour mener à bien ce programme éducatif ? Au catéchisme du concile de Trente, « un peu trop mêlé de termes théologiques pour les personnes simples 40 », Fénelon préfère le Catéchisme historique de Fleury (1679), « livre simple, court et bien plus clair que les catéchismes ordinaires [qui] renferme tous ce qu’il faut savoir là-dessus 41 », - un ouvrage dont les méthodes l’ont fortement inspiré. Les pratiques pédagogiques Pour Fénelon, deux étapes se distinguent nettement, non pas selon un critère d’âge mais en fonction de l’enfant, en tant qu’individu particulier. 36 Ibid. 37 Cité dans Jean Orcibal (éd), Correspondance de Fénelon, Tome I : L’abbé de Fénelon, sa famille, ses débuts, Paris, Klincksieck, 1972, p. 186. 38 Fénelon, Traité sur l’éducation des filles, op. cit., p. 84. 39 Id., p. 67-68. 40 Id., p. 59. 41 Ibid. <?page no="45"?> 45 « Tourner doucement le premier usage de leur raison à connaître Dieu » Dès le plus jeune âge - soit « avant que les enfants sachent entièrement parler » 42 -, l’adulte doit amener le petit vers la religion par la connaissance des principaux épisodes de la Bible et des fondements du christianisme. Il s’agit d’impressionner l’enfant par des modèles et par des histoires. Impressionner, au sens d’imprimer dans son cerveau encore mou et chaud, selon les conceptions de l’époque, des images qui y resteront gravées à tout jamais 43 . La présence à ses côtés d’un modèle de foi, de piété, de moralité en la personne de l’éducateur - la mère, la gouvernante pour une fille - est essentielle car « on ne doit à cet âge verser dans les esprits que ce qu’on souhaite qui y demeure toute la vie 44 ». Ce modèle marquera à tout jamais l’enfant, influencera sa foi, sa piété et ses attitudes. La confrontation avec des individus aux comportements différents est non seulement inévitable mais nécessaire à des fins pédagogiques. « Il faut leur faire remarquer de bonne heure l’impertinence de certaines personnes vicieuses et déraisonnables, sur la réputation desquelles il n’y a rien à ménager » 45 . Ainsi pour l’abbé, comme pour les ursulines, « le langage des exemples est bien plus persuasif que les discours les plus éloquents 46 ». Partant de la constatation que « les enfants aiment avec passion les contes ridicules 47 », Fénelon propose de détourner ce goût naturel au profit de l’instruction religieuse. Aux histoires affreuses qui génèrent des superstitions 48 et aux fables sont préférés de pieux récits que l’adulte doit savoir mettre en situation : « Animez vos récits de tons vifs et familiers ; faites parler tous vos personnages : les enfants qui ont l’imagination vive, croiront les voir et les entendre, par exemple, racontez l’histoire de Joseph ; faites parler ses frères comme des brutaux, Jacob comme un père tendre et affligé ; que Joseph parle lui-même 49 ». L’enfant mémorisera les histoires ainsi entendues, pourra les répéter ou encore « représenter les personnages des histoires […] ; l’un sera Abraham et l’autre Isaac : ces représentations les charmeront plus que d’autres jeux, les accoutumeront à penser et à dire des choses sérieuses avec plaisir, et 42 Id., p. 41. 43 Id., chapitre III : Quels sont les premiers fondements de l’éducation, p. 41-44. 44 Id., p. 47. 45 Id., p. 45. 46 Mons, Archives des Ursulines, B 3, Réflexions sur le chapitre 29 de nos constitutions, 1670. Cité dans Philippe Annaert, « Fénelon et l’éducation des filles dans le diocèse de Cambrai », dans Gilles Deregnaucourt et Philippe Guignet, Fénelon, Évêque et pasteur en son temps, 1695-1715, Villeneuve d’Asq, P.U. Lille, p. 147. 47 Fénelon, Traité sur l’éducation des filles, op. cit., p. 57. 48 Id., p. 42. 49 Id., p. 57. <?page no="46"?> 46 Dominique Picco rendront ces histoires ineffaçables dans leur mémoire 50 ». Tout au long du chapitre De l’usage des histoires pour les enfants, Fénelon multiplie les exemples et suggère des méthodes à l’éducateur : « faites parler […] faites voir […] montrez en passant […] représentez encore […] choisissez les plus merveilleuses des histoires 51 ». Il propose d’ajouter au récit des images, « des estampes ou des tableaux qui représentent agréablement les histoires saintes 52 ». Sa préférence va aux tableaux « car la force des couleurs, avec la grandeur des figures au naturel, frapperont bien davantage leur imagination 53 ». Cette méthode prend du temps, mais en faisant sentir, ressentir, elle est bien moins austère et sèche que les catéchismes classiques. Ainsi, « les enfants », écrit encore Fénelon, « trouvent la religion belle, aimable et auguste, au lieu qu’ils se la représentent d’ordinaire comme quelque chose de triste et de languissant 54 ». S’appuyant systématiquement sur l’histoire sainte, elle a également le mérite « en leur découvrant l’origine de la religion [de poser] les fondements dans leur esprit », car « il faut ignorer profondément l’essentiel de la religion pour ne pas voir qu’elle est toute historique 55 ». « Dès qu’ils sont dans un âge plus avancé, où leur raison est toute développée 56 », une autre étape de leur instruction religieuse commence ; non qu’il faille dorénavant abandonner histoires et images frappant l’imagination, mais celles-ci deviennent le point de départ de démonstrations. « Il faut les mener par la raison autant qu’on peut 57 », en s’appuyant sur l’observation du réel pour aboutir à une vérité en matière de foi. De l’observation d’une maison, formée de multiples pierres et ayant eu besoin d’un bâtisseur, on déduit, par exemple, l’existence de Dieu créateur du monde 58 . De même, la distinction entre l’âme et le corps devient évidente par l’observation d’un homme mort et d’un autre vivant 59 . « Ces petits tours sensibles », selon ses termes, s’accompagnent souvent d’un dialogue imaginaire entre pédagogue et enfant, sorte de jeu de questions et réponses, mettant l’enfant « en chemin de trouver ces vérités dans [son] propre fond 60 ». 50 Id., p. 58. 51 Id., p. 59. 52 Id., p. 60. 53 Ibid. Sur le rôle de l’imagination dans la pédagogie de Fénelon, voir Volker Kapp, Télémaque de Fénelon. La signification d’une œuvre littéraire à la fin du siècle classique, Tübingen, G. Narr, 1982, p. 35-46. 54 Fénelon, Traité sur l’éducation des filles, op. cit., p. 60. 55 Id., p. 58 56 Id., p. 42. Voir également Jacques Le Brun, op. cit., p. 1266. 57 Id., p. 42. 58 Id., p. 61. 59 Id., p. 63. 60 Id., p. 66. <?page no="47"?> 47 « Tourner doucement le premier usage de leur raison à connaître Dieu » La parole du maître qui ne doit pas être « une étude qui sente trop la philosophie 61 » occupe donc, dans cette seconde période, une place essentielle. Elle rend clairs et sensibles certains points, inspire le mépris du corps, impose le respect des choses saintes en ne raillant jamais les matières de foi et les formes de piété. Mais Fénelon mesure les limites de l’intervention de l’éducateur et propose pour « mieux entendre les mystères, les actions et les maximes de Jésus-Christ, [de] disposer les jeunes personnes à lire l’Évangile 62 » espérant qu’ainsi « Dieu les éclairera ultérieurement 63 ». Certes Fénelon a des précédents. Dès le début du XVII e siècle, les ursulines racontent des histoires pieuses à leurs petites élèves et, un peu plus tard, Fleury accorde une large place à l’histoire sainte et à la géographie sacrée dans son Catéchisme. Le traité de Fénelon a cependant le mérite, en termes d’instruction religieuse, de proposer à la fois un contenu original et des méthodes adaptées à un jeune public. Partant de situations concrètes, l’auteur accorde une importance capitale aux conditions de l’apprentissage, à l’harmonie indispensable entre étude et plaisir. Même dans ce domaine de la formation de l’enfant, « il faut que le plaisir fasse tout 64 », ce qui signifie qu’il est, pour lui, le ressort essentiel de l’éducation religieuse à condition d’être mis au service de la raison. Saint-Cyr : champ d’expérimentation des conceptions de Fénelon ? Fénelon et Madame de Maintenon Une tradition historiographique, héritée des écrits apocryphes de La Beaumelle, fait remonter à 1683 le début de la faveur de Fénelon auprès de Madame de Maintenon. Étant donnés les liens de cette dernière avec le clan Colbert, ils se connaissent vraisemblablement depuis l’arrivée du Périgourdin à la cour ; à partir de la fin de l’année 1685, la marquise ne peut méconnaître l’abbé qui a joué un rôle essentiel dans l’abjuration de son cousin germain, M. de Villette. Cependant, non seulement la première lettre authentique - conservée - de Fénelon n’est datée que d’octobre 1689, mais elle atteste de relations assez distantes. Il est vrai que, compte tenu de ses missions en Saintonge entre 1685 et août 1689, l’abbé n’a fréquenté qu’épisodiquement 61 Id., p. 63. 62 Id., p. 67. 63 Id., p. 64. Rien ne prouve que Fénelon exclue les femmes de la lecture des Évangiles. 64 Id., p. 60. <?page no="48"?> 48 Dominique Picco la cour, cela pouvant expliquer qu’au cours de l’année 1689 il n’ait pas été invité à une représentation d’Esther à Saint-Cyr. Avec sa nomination, le 16 août 1689, comme précepteur du duc de Bourgogne, tout change. Il dîne dorénavant tous les dimanches chez la duchesse de Chevreuse, avec Madame de Maintenon, avant de faire une conférence spirituelle fort prisée par les dévotes de la cour 65 . À partir du début de l’année 1690, il écrit régulièrement à la marquise des lettres de direction, sans jamais pour autant devenir son directeur de conscience. À la même époque, les Mémoires de Manseau, intendant de Saint-Cyr, attestent de sa présence parmi les ecclésiastiques fréquentant la maison et, en particulier, parmi les rares invités à la représentation d’Athalie donnée, le 22 février 1691, par les demoiselles 66 . Si l’influence de l’abbé périgourdin semble donc - jusqu’à preuve du contraire - inexistante dans la création de Saint-Cyr et la rédaction de ses premiers règlements mais également pendant la période « mondaine » de son histoire, il participe de très près à la réforme de la maison. En janvier 1690, avec Godet des Marais, Brisacier et Tiberge, il décide de faire appel aux lazaristes comme prêtres desservants 67 et peut écrire à Madame de Maintenon : « Maintenant vous avez la communauté de Saint-Cyr, qui demande beaucoup de soins 68 ». En octobre 1691 69 , puis à nouveau, au début de l’année 1692 70 il travaille avec les mêmes à la rédaction des nouvelles constitutions. Dans les lettres qu’il adresse à la marquise, les rares allusions à Saint Cyr ne sont jamais d’ordre pédagogique. En mai 1693, par exemple, il écrit : « vous avez madame, une mission perpétuelle à Saint-Cyr, où je prie Notre Seigneur de vous donner de jour en jour de nouvelles bénédictions 71 » ; puis, en novembre de la même année : « Il n’est pas question de Saint-Cyr, qui n’est rien ; il est question de Dieu, qui est tout, et qui ne se trouve point par cette hauteur et par cet entêtement 72 ». Leur correspondance spirituelle se poursuit jusqu’à l’affaire du quiétisme qui provoque la rupture de leurs relations. 65 Voir Jean Orcibal, tome II, op. cit., p. 232-233. 66 « Le Père de la Chaise, confesseur du Roy, l’abbé de Fénelon et plusieurs autres personnes de ce caractère y vinrent, ce qui porta Mme de Maintenon à prier M. de Chartres de s’y trouver », Mémoires de Manseau, intendant de la maison royale de Saint-Cyr, Versailles, L. Bernard, 1902, p. 162. Ces mémoires couvrent la période 1685-1693. 67 Manseau, Mémoires, op. cit., p. 123. 68 Jean Orcibal, tome II, op. cit., p. 145. 69 Manseau, Mémoires, op. cit., p. 177. 70 Id., p. 182 et 195. 71 Jean Orcibal, tome II, op. cit., p. 260. 72 Id., p. 269. <?page no="49"?> 49 « Tourner doucement le premier usage de leur raison à connaître Dieu » L’influence de Fénelon sur Saint-Cyr En l’absence de plan d’éducation, l’historien doit passer par des chemins détournés pour saisir l’éventuelle influence des conceptions de Fénelon sur l’instruction religieuse dispensée aux demoiselles. Premier indice d’une possible influence : la présence ou non de son Traité sur l’éducation des filles dans les bibliothèques de la maison. Au moment de l’installation, en 1686, non seulement le bref inventaire des cinq cent quarante livres mis à la disposition des élèves et de leurs institutrices, les dames de Saint Louis, ne contient que de vagues titres 73 , mais le traité n’est pas encore publié. Dans les inventaires de la période révolutionnaire, cet ouvrage figure parmi les 5000 titres acquis en un peu plus d’un siècle, en quatre exemplaires dans la bibliothèque de la communauté, mais il est absent des armoires des classes 74 . L’instruction religieuse figure à l’emploi du temps des classes, mais les sources ne disent rien des contenus, ni des méthodes employées par les dames. Pour la fin du XVII e siècle, Manseau signale une messe quotidienne, à huit heures. Dans l’après-midi, après la récréation, « On leur fait alors une lecture d’édification pendant qu’elles travaillent en broderie, tapisserie ou linge ». Après vêpres, « le catéchisme se fait dans le chœur même » jusqu’à l’heure du souper ; chaque soir, les prières sont précédées d’un examen de conscience 75 . Au milieu du XVIII e siècle, un Mémoire rédigé par l’une des religieuses donne à peine plus d’informations ; rien ne semble avoir été modifié et l’influence de Fénelon n’est pas décelable 76 . Restent les écrits à vocation pédagogique de la fondatrice. Ses lettres aux dames de Saint Louis font souvent allusion à Fénelon, dans un court laps de temps. Entre le printemps 1690 et mars 1694 77 , elle l’évoque plus de vingtcinq fois, encourageant sans cesse les dames à fréquenter ses écrits : « Lisez et 73 300 livres religieux destinés aux dames, 240 pour les classes. Ce sont tous des ouvrages religieux en dehors de 60 alphabets. Inventaire général des meubles trouvés à Saint-Cyr. Archives départementales des Yvelines (ci-après ADY), D111, f° 328. 74 En revanche, il n’y a qu’un seul exemplaire du Télémaque dans toute la maison. ADY 3Q 80 et D 115 à 141. 75 Manceau, Mémoires, op. cit., p. 60. 76 Mémoire de ce qui s’observe dans la Royale Maison de Saint Louis, fondée par Louis XIV, BNF, NAF, 10678. 77 Peu avant les entretiens d’Issy pendant lesquels, de la mi-juillet 1694 à octobre 1695, Bossuet, Noailles, et Tronson examinèrent les écrits de Fénelon, suspecté de quiétisme. <?page no="50"?> 50 Dominique Picco relisez les ouvrages de M. l’abbé de Fénelon 78 », mais il s’agit de ses textes spirituels. Même si Fénelon n’a jamais eu de fonction officielle dans la maison, il a exercé, pendant quelques années une forte ascendance spirituelle sur les dames, en partie à cause du rôle qu’il eut dans la conversion d’une future dame. Son adhésion aux thèses de Madame Guyon a suscité bien des disciples à l’intérieur de la maison de Saint Louis 79 . De ce poids spirituel, doit-on déduire une influence pédagogique ? En lisant les lettres de la marquise, force est de constater bien des parentés avec les conceptions de Fénelon. Les dames doivent avoir une « piété solide et intérieure 80 », donner « le bon exemple » 81 et contribuer « à la bonne éducation des Demoiselles, à leur inspirer la vertu, à les corriger de leurs défauts, à rectifier leurs mauvaises inclinations […] enfin à en faire de parfaites chrétiennes et à les disposer à remplir saintement les différents états où il plaira à la Providence de les appeler 82 ». Les deux pédagogues sont proches en termes d’objectifs, en particulier lorsque la marquise écrit : « Il n’est pas question de remplir leur esprit, mais qu’elles comprennent ce qu’elles pratiquent 83 ». Comme Fénelon, elle différencie l’éducation, y compris dans le domaine religieux, selon le milieu social : « Quoique leurs âmes soient également précieuses à Dieu, il faut pourtant que l’instruction soit plus étendue pour une demoiselle que pour une fille de vigneron : il suffit à celle-ci de savoir ce qui est absolument nécessaire pour être sauvée, il faut un peu plus éclairer les autres 84 ». À Saint-Cyr, si les maîtresses peuvent utiliser « quelques petites histoires convenables [qui] les instruisent en les divertissant 85 », la fondatrice accorde très tôt une place prépondérante à la raison : « comme on ne peut être ni trop ni trop tôt raisonnable, il faudrait accoutumer les enfants à la raison dès qu’ils peuvent entendre et parler 86 ». Enfin si, à la veille de la Révolution, le 78 Lettre à une maîtresse des classes, avril 1691. Citée dans Jean Orcibal, tome II, op. cit., p. 236. 79 Voir Théophile Lavallée, Histoire de la maison royale de Saint-Cyr (1686-1793), Paris, Furne, 1853. 80 Lettre à une dame de Saint Louis, 1689. Citée dans Madame de Maintenon, Comment la sagesse vient aux filles, propos d’éducation choisis et présentés par Pierre E. Leroy et Marcel Loyau, Paris, Bartillat, 1998, p. 313. 81 Ibid. 82 Avis aux maîtresses des classes, août 1686. Cité dans Jacques Prévot, La Première Institutrice de France. Madame de Maintenon, Paris, Belin, 1981, p. 84. 83 Entretien, 1708. Cité dans Jacques Prévot, op. cit., p. 192. 84 Lettre à Mme de la Viefville, janvier 1715. Citée dans Jacques Prévot, op. cit., p. 212. 85 Aux dames de Saint Louis. Sur l’éducation des demoiselles, 1686. Cité dans Madame de Maintenon, Comment la sagesse… op. cit., p. 257. 86 Ibid. <?page no="51"?> 51 « Tourner doucement le premier usage de leur raison à connaître Dieu » Catéchisme de Fleury est bien dans chaque bibliothèque de classe et en quatre exemplaires dans la bibliothèque des enseignantes, Madame de Maintenon n’en n’a jamais conseillé la lecture ou l’usage aux dames, lui préférant le Nouveau testament, les Psaumes, l’Imitation de Jésus-Christ, ou saint François de Sales. Sans souhaiter une quelconque promotion de la femme issue des élites sociales, Fénelon cherche à renforcer et à optimiser par l’éducation ses fonctions traditionnelles, en particulier son rôle de médiatrice de la foi catholique à l’intérieur des familles ; pour lui « une femme judicieuse, appliquée et pleine de religion, est l’âme de toute une grande maison, elle y met l’ordre pour les biens temporels et pour le salut 87 ». Si compte tenu des commanditaires, le public visé par son traité est bien la petite fille de bonne maison éduquée dans son milieu familial, la moitié de l’ouvrage concerne l’enfant en général, sans précision de sexe 88 , mais également les femmes éducatrices. L’oscillation permanente de l’auteur, entre petite fille et enfant, relève d’un écrit de circonstance. Se mêlent aux conceptions pédagogiques parfois originales de l’auteur des considérations sur la psychologie de la femme et de l’enfant tirées de son vécu d’éducateur, sans oublier ses préoccupations religieuses de clerc irénique. Même si les conseils donnés par Fénelon n’ont guère été suivis par les Beauvillier qui choisirent de faire éduquer leurs filles chez les bénédictines de Montargis 89 , ce texte lui valut sa première notoriété. Son activité de directeur de conscience s’étendit alors aux Chevreuse et à Seignelay. En août 1689, il est nommé précepteur du duc de Bourgogne, le jour même où son protecteur, Beauvillier, en devient gouverneur. Évêque de Cambrai en 1695, il trouve dans son diocèse de nombreuses structures éducatives destinées aux petites filles ; il apporte son soutien, en 1701, aux sœurs de Saint François de Sales fondées par l’abbé Baudescot et chargées de la formation de maîtresses envoyées en milieu rural 90 . Son traité est réédité à Paris en 1696, en plein débat quiétiste, à Amsterdam en 1697, 1702 et 1708 ; il est traduit en allemand en 1698, puis en anglais l’année suivante ; une nouvelle édition sort à Paris en 1715, année de sa mort, accompagnée d’un texte largement postérieur sur l’éducation des filles : Avis à une dame de qualité sur l’éducation de Mademoiselle sa fille 91 . Aux 87 Fénelon, Traité sur l’éducation des filles, op. cit., p. 38. 88 L’auteur distingue les petites filles de l’enfant. Il n’utilise jamais le terme « petit garçon ». 89 Sept de leurs huit filles y prirent le voile. 90 Voir Philippe Annaert, op. cit. 91 Publié dans Fénelon, Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, 1997, p. 1127-1134. <?page no="52"?> 52 Dominique Picco côtés de l’essai de Locke, De l’éducation des enfants, paru en 1695, la postérité du Traité de l’éducation des filles ne faiblit pas au cours du XVIII e siècle. Dans l’optique des conceptions éducatives des Lumières, les élites européennes, plus ou moins déchristianisées, en retiennent bien plus le rôle de la mère, les méthodes préconisées - persuasion, douceur et plaisir - que les contenus et les méthodes de l’instruction religieuse. <?page no="53"?> Biblio 17, 175 (2008) Richelieu, un controversiste en quête d’unité : La rhétorique de la persuasion est-elle toujours efficace ? S TÉPHANE - MARIE M ORGAIN Institut catholique de Toulouse Après quelques atermoiements, Armand-Jean du Plessis de Richelieu, nommé évêque de Luçon le 18 décembre 1606 et sacré à Rome le 17 avril 1607, gagne enfin son diocèse. Le 21 décembre 1608, il entre dans sa ville épiscopale accompagné d’une délégation du chapitre cathédral qui l’avait accueilli à Fontenay-le-Comte dans le diocèse voisin de Maillezais. Aussitôt, il adresse une petite harangue au peuple : Je sçay qu’en ceste compagnie il y en a qui sont désunis d’avec nous quant à la croiance ; je souhaitte en revanche que nous soyons unis d’affection ; je feray tout ce qui me sera possible pour vous convier à avoir ce dessein, qui leur sera utile aussy bien qu’à nous et agréable au Roy, à qui nous devons tous complaire 1 . Union d’affection à laquelle le jeune prélat invite aussi son chapitre cathédral naturellement peu enclin à la concorde : « afin qu’avec le temps on puisse dire de nous ce que l’on disoit, en l’église naissante, de tous les chrestiens : eorum cor unum, et anima una 2 ». La présence de l’imposante forteresse de La Rochelle de l’autre côté du marais et celle de l’Académie protestante de Saumur où règne en maître Philippe Duplessis-Mornay, « le pape » des calvinistes, rappellent à Richelieu la permanence de la division confessionnelle entre catholiques et réformés dont les saccages de Luçon en 1562, 1568 et 1570 ont laissé des traces encore 1 « Petite harangue au peuple », 21 décembre 1608, Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’État du Cardinal de Richelieu, éd. Martial Avenel, Imprimerie impériale (nationale), vol. I, 1853, p. 15. 2 Ibid., p. 14. <?page no="54"?> 54 Stéphane-Marie Morgain visibles 3 . La cathédrale elle-même a été victime de ces attentats, pour ne rien dire du palais épiscopal qui est en si mauvais état que l’évêque doit se loger en ville 4 . À cette volonté de concorde entre l’évêque et son chapitre et entre les deux confessions coexistant sur un même territoire, Richelieu ajoutera une profession d’union et d’obéissance au souverain. Après la mort d’Henri IV, il adressera au gouverneur des places, le marquis de Parabère, une lettre protestant de la fidélité monarchique de tous ses diocésains quelle que soit leur foi 5 . Le désir d’union confessionnelle, dont il faut bien accepter la sincérité, est toutefois pénétré par une volonté explicite de limiter la présence de ceux de la R.P.R. par toutes sortes de tracasseries administratives, initiées dès 1609, et par la détermination à les convertir à la « vraie religion » par les prédications enflammées des capucins et le travail pédagogique des oratoriens. Richelieu n’échappe donc pas à l’entreprise de la Réforme catholique, ni à l’esprit du grand œuvre des dévots 6 . Cette limite objective et facilement repérable pendant tout l’épiscopat du prélat ne gomme pas totalement la persistance du projet d’un « traité d’union des religions », dont les termes iront en se précisant au fil des années, particulièrement à partir du synode national de Charenton de 1631 7 , qui accordera aux fidèles de la Confession d’Augsbourg d’accéder aux sacrements des autres Églises réformées, dès lors qu’ils partagent les points fondamentaux de la « Véritable religion 8 ». Cette disposition pouvait ainsi servir de base et de 3 Pierre Dez, Histoire des protestants et des Églises réformées du Poitou, t. I, nouvelle éd., La Rochelle, 1936 ; Marziano Guglielminetti, « Marino, Richelieu e gli ugonotti », [in] La Circulation des hommes et des œuvres entre la France et l’Italie à l’époque de la Renaissance, Actes du colloque international, 22-24 novembre 1990, Université de la Sorbonne nouvelle, Centre inter-universitaire de recherche sur la Renaissance italienne, Paris, 1992, p. 87-101. 4 « Je vous puis asseurer, écrit celui-ci à Madame de Bourges, que j’ay le plus vilain évesché de France, le plus crotté et le plus désagréable », A Madame de Bourges, fin avril 1609, Lettres, instructions diplomatiques…, p. 24. 5 Cité par Françoise Hildesheimer, Richelieu, Paris, Flammarion, 2004, p. 44. 6 Joseph Bergin, L’Ascension de Richelieu, Paris, Payot, 1991, p. 145-146. 7 Pierre Blet, « Le plan de Richelieu pour la réunion des protestants », Gregorianum, t. 48, (1967), p. 100-129. 8 « Ce Synode déclara, que parce que les Eglises de la Confession d’Augsbourg convenoient avec les autres Eglises Reformées, dans les Points Fondamentaux de la Veritable Religion, & qu’il n’y avoit ni Superstition, ni Idolatrie dans leur Culte ; les Fideles de ladite Confession, qui par un Esprit d’Amitié & de Paix se joindroient à la Communion de nos Eglises dans ce Roiaume, pourroient, sans faire aucune Abjuration, être reçus avec nous à la Table du Seigneur », « Decret en faveur de nos <?page no="55"?> 55 Richelieu, un controversiste en quête d’unité modèle au rapprochement entre Rome et Genève. Seule la mort du cardinal a, semble-t-il, empêché l’accomplissement d’un programme dont l’utopie ne masquait pas totalement la grandeur de son promoteur 9 . Pour présenter le « Richelieu controversiste en quête d’unité », rompu aux arcanes des idées et des méthodes nouvelles 10 , nous nous proposons, dans un premier temps, de mettre en lumière la permanence et le renforcement de l’aspiration à l’unité des Églises exprimée dès 1608 et théorisée d’une manière posthume en 1651 dans le Traitté de la méthode la plus facile 11 … Puis d’exposer les principes rhétoriques utilisés par notre auteur pour emporter l’assentiment des « hérétiques », avant de mesurer les conséquences et l’efficacité de sa « méthode ». 1615, 1617, 1651 : un controversiste obstiné 1615 : Le discours de clôture des états généraux « Je sçay qu’en ceste compagnie il y en a qui sont désunis d’avec nous quant à la croiance ; je souhaitte en revanche que nous soyons unis d’affection ; je feray tout ce qui me sera possible pour vous convier à avoir ce dessein », avait dit Richelieu dans sa harangue du 21 décembre 1608. Une occasion favorable lui permet, quelques années plus tard, d’exposer publiquement ses pensées. Élu comme représentant du clergé du Poitou aux états généraux convoqués pour le 10 septembre 1614 à Sens, il est nommé député pour les trois évêchés de Poitiers, Luçon et Maillezais avec la mission d’exiger les réformes et de protéger les intérêts de l’Église. Au cours de ces états, réunis finalement à Paris à partir du 27 octobre dans l’hôtel de Bourbon, face au Louvre, l’évêque de Luçon, encore inexpérimenté, passe presque inaperçu. Les premiers rôles reviennent naturellement aux prélats plus exercés et plus officiels : Sourdis, Du Perron, La Rochefoucauld, Joyeuse. Il ne se fait pas remarquer lors des disputes et des polémiques, il ne prêche pas une seule fois devant les états, Freres les Luthériens, avec la continuation des affaires générales », Article I, (Jean Aymon, Actes ecclésiastiques et civils de tous les synodes nationaux des Églises réformées de France, La Haye, 1710, chapitre XXII, p. 500-501). 9 Alfred Rébelliau, Bossuet historien du protestantisme, Paris, 1891, p. 9-10, n. 2. 10 Alfred Rébelliau, op. cit.; Bernard Dompnier, « L’histoire des controverses à l’époque moderne, une histoire des passions chrétiennes », Bulletin de la Société et d’Histoire du Protestantisme français, t. 148, oct - déc 2002, p. 1035-1047. 11 Stéphane-Marie Morgain, « Une grande œuvre théologique de Richelieu : La méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église », XVII e Siècle, n° 230, 2006/ 1, p. 131-149. <?page no="56"?> 56 Stéphane-Marie Morgain contrairement à Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, dont les sermons accusateurs marqueront l’esprit des auditeurs 12 . Par contre, il est choisi, le 23 janvier 1615, pour prononcer le discours final du clergé devant la cour. Il est vrai qu’il avait été pressenti pour donner la harangue inaugurale en octobre 1614, ce qui le disposait à cette élection, de même que sa discrétion dans les débats et ses relations dans les deux mondes de la cour et du clergé plaidaient en sa faveur. Le 23 février, dans la grande salle du Petit Bourbon dont le décor et la disposition n’ont guère changé depuis le 27 octobre précédent, le jeune évêque prononce son discours précédemment approuvé par ses collègues. L’orateur parle « un assez long temps 13 » dans un brouhaha indescriptible 14 . Par sécurité, l’orateur prend soin de publier immédiatement son discours 15 . Richelieu originaire d’une province dont le gouverneur est Maximilien de Sully, ne peut oublier la question protestante 16 . S’il voue à la géhenne les criminels coupables du récent sacrilège perpétré par un groupe de protestants à Millau, la nuit de Noël 1614 17 , il est particulièrement tolérant à l’égard des huguenots pacifiques : 12 Jean-Pierre Camus, Homélies des états Généraux (1614-1615), éd. Jean Descrains, (TLF), Genève, Librairie Droz, 1970 ; Joseph Bergin, L’Ascension de Richelieu, p. 180. 13 Recueil tres exact et curieux de tout ce qui s’est fait & passe de singulier & memorable en l’Assemblee generale des Estats tenus a Paris en l’annee 1614 & particulierement en chacune seance du tiers ordre … par Me Florimond Rapine, … Dédié à Monseigneur le premier Président, au Palais [A. de Sommaville, P. Meynard, A. Courbe, T. Quinet], 1651, p. 442. 14 « Les cardinaux, les évêques, les capitulans, les prieurs, les abbés, la noblesse et tout le tiers état [furent] pressés et poussés sans ordre, respect ni considération, au milieu des piques et des hallebardes, tant le désordre fut grand, honteux et indigne. Tant y a que les trois ordres attendaient à la porte de la salle pendant que plus de deux mille courtisans, muguets et muguettes, et une infinité de gens de toutes sortes, avaient pris les meilleures places. Aussi, quand tout le monde fut entré, il y eut une telle presse qu’il ne fut pas quasi possible de faire faire silence à ceux qui avaient à parler », Recueil tres exact et curieux, p. 440. 15 Harangue prononcée en la sale du Petit Bourbon, le xxij février 1615 à la closture des Estats tenus à Paris, par messire Armand Jean du Plessis de Richelieu, évêque de Luçon, Paris, Sébastien Cramoisy, 1615, in-8°. Mémoires du cardinal de Richelieu, édition de la Société d’histoire de France, I, Paris, 1907, p. 341-365. 16 Maximilien de Béthune (1559-1641) est nommé gouverneur du Poitou par lettres patentes du 16 décembre 1603, enregistrées au parlement le 20. Il fait son entrée solennelle à Poitiers le 22 juin 1604 et reste en Poitou jusqu’au 22 juillet. Retenu à Paris par ses autres charges, il délègue ses pouvoirs aux lieutenants généraux et gouverneurs de places tels Parabère, La Trémoille et Boisguérin. 17 À Millau le culte catholique est officiellement rétabli en 1601 et l’Église catholique tente une Contre-Réforme en faisant venir des prédicateurs de bonne qualité mais <?page no="57"?> 57 Richelieu, un controversiste en quête d’unité … pour les autres qui, aveuglés, de l’erreur, vivent paisiblement sous votre autorité, nous ne pensons en eux que pour désirer leur conversion, et l’avancer par nos exemples, nos instructions et nos prières, qui sont les seules armes avec lesquelles nous les voulons combattre 18 . Au terme de l’exposé, Louis XIII reçoit de Richelieu le manuscrit fleurdelysé qui contient les doléances du clergé, ainsi que ceux de la noblesse et du tiers. Le roi promet de satisfaire ses sujets en tout. Les états généraux finis, Richelieu regagne son cher prieuré du Coussay pour se replonger dans ses livres de théologie et poursuivre son ministère épiscopal. 1617 : Les armes de Richelieu : « l’instruction et la prière » S’adressant au roi au nom de son ordre, Richelieu − personnellement opposé au système politique des monarques espagnols depuis Charles-Quint − ne peut lui proposer que l’instruction et la prière pour mettre fin à la pluralité confessionnelle qui blesse l’unité religieuse et politique du royaume 19 . Libéré par Marie de Médicis de ses obligations et sans mission particulière sinon celle de rester chez lui, Richelieu se met au travail. Il se familiarise avec l’art de la dispute par des lectures et de fréquents séjours à Poitiers chez son confrère Henri-Louis de La Rocheposay, où il étudie avec François Leclerc du Tremblay, le célèbre Père Joseph, qu’il connaît depuis 1611, le grand vicaire du diocèse, Jean Duvergier de Hauranne, futur abbé de Saint-Cyran et deux théologiens anglais, Richard Smith et peut être Anthony Champney qui aples conversions sont rares. En 1608 le temple est agrandi et une bonne cohésion de la communauté protestante permet de résister à la Contre-Réforme. À Noël 1614, une dispute entre un pasteur et un prêtre dégénère et une chasse aux catholiques est organisée, accompagnée d’un pillage des églises. Marie de Médicis et Louis XIII font condamner à mort les émeutiers, mais les réhabiliteront devant la menace de soulèvement général. 18 Mémoires du cardinal de Richelieu, édition de la Société d’histoire de France, I, Paris, 1907, p. 341-365. La même note apparaît dans le Testament politique : « Il n’y a point de souverain au monde qui ne soit obligé, par ce principe, à procurer la conversion de ceux qui, vivant sous son règne, sont dévoyez du chemin du salut. Mais, comme l’homme est raisonnable de sa nature, les princes sont censez avoir en ce point satisfait à leur obligation s’ils pratiquent tous les moyens raisonnables pour arriver à une si bonne fin, et la prudence ne leur permet pas d’en tenter de si hazardeux qu’ils puissent déraciner le bon bled en voulant déraciner la zizanie, dont il seroit difficile de purger un Estat par autre voye que celle de la douceur sans s’exposer à un esbranlement capable de le perdre ou, au moins, de luy causer un notable préjudice », Richelieu, Testament politique, éd. Société de l’histoire de France, Paris, 1995, p. 243. 19 Joseph Lecler, Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, (Bibliothèque de l’Évolution de l’humanité), Paris, Albin Michel, 1994 2 , p. 524-528. <?page no="58"?> 58 Stéphane-Marie Morgain partiennent au groupe des théologiens catholiques anglais du Collège d’Arras à Paris 20 . De cette retraite forcée mais studieuse, Richelieu publie en 1617 son premier traité de controverse, les Principaux points de la foy catholique défendus contre l’écrit adressé au Roi par quatre ministres de Charenton 21 . Il entre ainsi dans le débat qui oppose Jean Arnoux (1575-1636) aux ministres de Charenton, Montigny, Du Moulin, Durand et Mestrezat, qui venaient de répondre à l’imprudent jésuite par une Défense de la confession des églises réformées de France contre les accusations du Sieur Arnould, jésuite 22 . Dans la Dédicace au roi, les auteurs de cet opuscule affirment être les victimes de leur zèle pour la religion et pour la patrie, et les vrais restaurateurs de l’autorité royale. Dans un fort volume d’une érudition aussi fine que banale, Monsieur de Luçon attaque surtout la prétention des huguenots à être de fidèles sujets du Très-Chrétien et des piliers de la monarchie : C’est SIRE, ce qui m’a convié à employer le temps de mon loisir, pour faire paroistre à V. M. l’Eglise aussi innocente qu’elle luy a esté representée coulpable, & la creance de ceux qui l’accusent aussi pernicieuse, qu’ils veulent la faire croire saincte. En cela j’useray de la plus grande moderation qu’il me sera possible, desirant qu’ainsi que nostre creance, & celle de ceux avec qui je traitte sont contraires, nostre proceder le soit aussi, & au lieu de l’aigreur avec laquelle ils nous imposent plusieurs calomnies, leur dire leurs veritez avec tant de douceur, que s’ils se despouillent de passions, ils auront sujet d’en estre contens. Par là ils cognoistront que mon dessein est de leur faire du bien, & non du mal, de les guerir, & non de les blesser, & qu’au lieu d’estre hais de nous, comme ils disent, nous les aimons veritablement, & de telle sorte, que nous ne haissons leur doctrine que pour l’amour que nous portons à leurs personnes : estant impossible de n’avoir en horreur le cousteau qui tue celuy qu’on aime, & le poison qui le fait perir. Nous les aimons, SIRE, avec tant de charité qu’au lieu de leur desirer du mal comme ils croyent, nous supplions tres-humblement V. M. de leur faire du bien, travaillant de tout son pouvoir à déraciner l’erreur qui a pris pied en leurs ames, & à procurer leur conversion. 20 Stéphane-Marie Morgain, « Richelieu controversiste : des Principaux points de la foy catholique (1617) à la Méthode la plus facile… (1651) », [in] De Richelieu à Grignon de Montfort. Le XVII e siècle en Vendée, Somogy Éditions d’Art, 2005, p. 79-91. 21 Armand Jean du Plessis de Richelieu, Principaux points de la foy catholique défendus contre l’écrit adressé au Roi par les quatre ministres de Charenton, Poictiers, Antoine Mesnier, 1617. 22 Défense de la confession des églises réformées de France …, Charenton, Pierre Le Bret, 1617. <?page no="59"?> 59 Richelieu, un controversiste en quête d’unité Et afin qu’ils ne pensent pas que sous pretexte de leur bien, ce soit leur mal que ie recherche, & que parlant de leur conversion, je veuille inciter V. M. à les y porter par force, ie luy diray que les voyes les plus douces sont celles que j’estime les plus convenables pour retirer les ames de l’erreur : l’experience nous faisant congoistre que souvent aux maladies d’esprit, les remedes violens ne servent qu’à les aigrir davantage 23 … Modération contre arrogance, douceur contre aigreur et calomnies, persuasion pour guérir plutôt que pour blesser davantage ; telle est bien la méthode revendiquée par Richelieu depuis son discours de décembre 1608. « Cette réponse sera un monument éternel de la piété et de la doctrine de ce grand homme et elle serait capable de faire embrasser la vérité à tous ceux qui l’ont abandonnée, si c’était assez de leur faire voir ses clartés pour les obliger à la suivre 24 », écrira, non sans complaisance, Jacques Lescot en 1651. Cela n’empêchera pas le jeune évêque d’accuser ses adversaires d’être « ennemis de Dieu », ou de rendre « Dieu coupable et cause de péché », comme il avait demandé en 1615 de châtier rigoureusement les huguenots rebelles à l’autorité du roi. Somme toute, on peut haïr la doctrine protestante tout en cherchant le bien de ceux qui la confessent, c’est-à-dire leur retour dans le giron de l’Église romaine hors de laquelle il n’y a pas de salut. 1651 : La méthode la plus facile Tel est précisément le but du Traitté qui contient la méthode la plus facile et la plus asseurée pour convertir ceux qui se sont séparez de l’Église, œuvre posthume publiée en 1651 par les soins de la duchesse d’Aiguillon en hommage à son oncle 25 . Il faut se résoudre à citer ici un passage du 1 er chapitre en forme d’Avantpropos, qui ouvre le livre premier du Traité, parce qu’il décrit en des termes savants la portée de la volonté d’union souhaitée dès décembre 1608 : L’homme de sa nature n’a pas assez de force pour voir les vérités nécessaires à son salut : car tout ainsi que l’opération de l’œil requiert le concours que 23 Armand Jean du Plessis de Richelieu, Principaux points de la foy catholique…, fol. 2r°-4r°. 24 Armand Jean du Plessis Cardinal duc de Richelieu, Œuvres théologiques, Tome II, La méthode la plus facile et la plus assurée pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église, Texte établi et introduit pas Stéphane-Marie Morgain et Françoise Hildesheimer, annotation et annexes par Stéphane-Marie Morgain, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 92. 25 Cet énorme ouvrage de 677 folios, paraît en 1651 à Paris chez Sébastien Cramoisy, imprimeur ordinaire du roi et de la reine régente (deux autres éditions parisiennes, 1657, 1663). L’achevé d’imprimer est du 1er février 1651. <?page no="60"?> 60 Stéphane-Marie Morgain l’Auteur de la nature donne à toutes les actions des vivants, aussi, dans les choses du salut, toute connaissance suppose nécessairement le secours de la grâce dont Dieu est la vive et l’unique source. Et comme celui qui ferme les yeux pour ne voir pas, ne peut voir si Dieu ne lui donne deux secours, l’un pour ouvrir ses yeux, et l’autre pour le faire voir ; ainsi celui qui s’opiniâtre à ne chercher pas la vérité qu’il pense avoir trouvée a besoin de deux grâces, dont l’une surmonte l’opiniâtreté de sa volonté, laquelle détourne son entendement de considérer ce qu’on lui propose, et l’autre porte et aide son esprit à connaître ce qu’il n’a pas connu jusqu’alors. De là vient que les anciens Pères distinguent avec grande raison ceux qui sont trompés par la simple ignorance de leur entendement d’avec ceux qui demeurent en leur aveuglement par la dépravation de leur volonté ; et ils estiment la guérison des derniers aussi difficile que celle des premiers est aisée. […] La mauvaise disposition des hérétiques et celle de ceux qui entreprennent de les convertir peuvent également empêcher un si grand bien. L’obstination des uns et la vanité des autres produisent quelquefois un effet tout contraire à celui qu’on devrait attendre. Le propos du Cardinal est clairement exposé et fondé philosophiquement : les protestants « demeurent dans leur aveuglement » non pas d’abord parce qu’ils sont trompés par l’ignorance de leur entendement, mais parce que leur volonté est « dépravée ». Dans ce cas, comment conduire la volonté à consentir à ce qui est vrai ? S’appuyant sur l’enseignement d’Augustin 26 et du 5 e canon du Concile d’Orange (529), Richelieu affirme que pour atteindre à sa fin qui est la vérité, la volonté doit y être dirigée par ce qui lui est présenté par la lumière de l’intelligence. C’est donc par la raison, par ce qui est raisonnable qu’il faut « retirer de l’hérésie » ceux dont l’intelligence a été obscurcie par l’ignorance, et la volonté « dépravée » par l’erreur. L’auteur poursuit : Je me promets que, si nos adversaires étant disposés de la sorte veulent lire ce que je n’écris que pour leur avantage, Dieu bénira tellement mon dessein qu’ils verront ce qu’ils n’ont pas vu et ce qu’ils n’ont pas voulu voir jusqu’à cette heure et parviendront enfin au but auquel ils aspirent, bien qu’ils s’en éloignent en effet. Comme il se trouve souvent divers chemins pour aller à un même lieu, il y a trois différentes façons d’agir pour faire connaître à nos adversaires qui, de nous ou d’eux, est dans la véritable voie qui conduit au salut. […] Si ceux pour le salut desquels je travaille veulent agir aussi sincèrement que je fais pour leur bien, nos controverses seront bientôt finies, y ayant cette différence entre cet ouvrage et la plupart des autres faits à même fin que beaucoup sont fondés en des principes qui ne sont pas si 26 De praedestinatione sanctorum, PL 44, col. 959-992. <?page no="61"?> 61 Richelieu, un controversiste en quête d’unité évidents par eux-mêmes qu’ils puissent être connus de tous, au lieu qu’en icelui j’emploie des moyens infaillibles et des preuves si manifestes que les vérités que j’y démontre sont évidentes aux plus grossiers. Toutes ces démonstrations étant fondées sur des principes ou connaissables par les sens et par la seule lumière naturelle qui ne trompent personne à cause de leur pureté, ou avoués de nos adversaires, il s’ensuit que les inductions qui en sont tirées suivent la nature de leurs principes et qu’étant évidentes comme eux, elles ne peuvent avec raison être contestées de personne 27 . Le titre de cet énorme traité dit bien l’essentiel. Il s’agit d’une méthode facile et assurée « pour convertir ceux qui se sont séparés de l’Église ». Ainsi, la note caractéristique de ces pages ne se situe pas d’abord dans l’originalité de l’argumentation, mais dans une invincible confiance dans le pouvoir de conviction d’une controverse fondée sur des principes « connaissables par les sens et la seule lumière naturelle », dans l’estime de la capacité de la raison à provoquer cet acte de la volonté par lequel l’intelligence adhérera à la vérité 28 . L’emploi de la raison comme garantie de sa méthode permet à Richelieu de manier une rhétorique de la persuasion apte à convaincre « l’adversaire » sans le heurter, tant la démonstration charrie d’évidences. La rhétorique de la persuasion Aristote et Cicéron modèles antiques pour une controverse moderne La simple lecture des œuvres de controverses de Richelieu suffit au lecteur contemporain pour y reconnaître les références aux rhétoriciens païens 29 , réutilisés en Europe depuis le XVI e siècle, comme dans les collèges jésuites depuis Jacques Lainez et Claudio Acquaviva, où ils servent à former des orateurs qui pourront ensuite mettre leur métier au service de la Cité ou de l’Église 30 . 27 Richelieu, La Méthode la plus facile, p. 99 ; 101-102 ; 104 ; 117-118. 28 Françoise Hildesheimer, Relectures de Richelieu, Paris, Publisud, 2000, p. 71-97 et « Le Testament politique de Richelieu ou le règne terrestre de la raison », Annuaire- Bulletin de la Société de l’histoire de France, 1994 (1995), p. 17-34. 29 Carine Duteil-Mougel, Introduction à la rhétorique, Texto ! septembre 2005 [en ligne]. Disponible sur : http: / / www.revue-texto.net/ Reperes/ Themes/ Duteil/ Duteil_Rhetorique.html, Consultée en novembre 2006. 30 Ratio studiorum, Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus, Edition bilingue latin-français, présentée par Adrien Dumoustier et Dominique Julia, Paris, Belin, 1997, p. 250-268. Voir aussi, Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Paris, Albin Michel, 1994 2 . <?page no="62"?> 62 Stéphane-Marie Morgain Aristote est le premier grand théoricien de la rhétorique avec son traité sur la Rhétorique dont les éditions latines se multiplient dès le XVI e siècle et en français à partir de 1608 31 , à côté de celles de Cicéron et de Quintilien redécouvert à cette époque. Sa définition de la rhétorique est très précieuse pour comprendre celle de Richelieu : « la rhétorique est la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader. Aucun autre art n’a cette fonction 32 ». Il ajoute ensuite : « L’orateur n’a pas pour mission de chercher à produire la certitude, ni à établir la vérité, il doit justifier l’opinion raisonnable 33 ». Aristote est aussi celui qui a découvert les raisonnements analytiques, principalement le syllogisme et le raisonnement dialectique, l’enthymème qu’il appelle justement le « syllogisme de la rhétorique 34 ». Il distingue dans ce domaine enthymème démonstratif qui se conclut sur des prémisses sur lesquelles tous s’accordent et enthymème réfutatif dont les conclusions sont en désaccord avec celles de l’adversaire 35 . L’enthymème démonstratif conclut des prémisses sur lesquelles on s’accorde ; le réfutatif tire des conclusions en désaccord avec celles de l’adversaire 36 . Les prémisses utilisées sont celles auxquelles recourt la dialectique ; elles sont constituées d’opinions généralement acceptées, c’est-à-dire de ce qui est vraisemblable 37 . Le but de la persuasion est alors non pas de prouver la vérité de la conclusion à partir de celle des prémisses, mais de transférer sur la conclusion l’adhésion que l’auditoire a accordée aux prémisses, précise Carine Duteil-Mougel. Le vrai ne suffisant pas à convaincre la majorité des personnes, il s’agit pour l’orateur ou l’écrivain de trouver d’autres arguments, ou d’autres moyens, pour entraîner l’adhésion 38 . 31 Aristote, Les trois livres de la Rhétorique d’Aristote, traduits de grec en françois, par Jean Du Sin, Paris, D. Douceur, 1608, In-8°, 377 p. 32 Aristote, Rhétorique I, 1355b, Paris, Les Belles Lettres, 1932, p. 76. 33 « De plus, il faut être apte à persuader le contraire de sa thèse, comme dans certains syllogismes dialectiques, non certes pour faire indifféremment les deux choses (car il ne faut rien persuader d’immoral), mais afin de n’ignorer point comment se posent les questions, et, si un autre argumente contre la justice, d’être à même de le réfuter » (Aristote, Rhétorique I, 1355a, p. 74-75). 34 Aristote, Rhétorique I, 1356b, p. 78. 35 Aristote, Rhétorique II, 1396b, p. 114 et II, 1403a, p. 135. 36 Aristote, Rhétorique III, 1418b, p. 92. 37 « Le vraisemblable est ce qui se produit le plus souvent, non pas absolument parlant, comme certains le définissent ; mais ce qui, dans le domaine des choses pouvant être autrement, est relativement à la chose par rapport à laquelle il est vraisemblable, dans la relation de l’universel au particulier » (Aristote, Rhétorique I, 1357b, p. 80-81). 38 « Quand nous posséderions la science la plus exacte, il est certains hommes qu’il ne nous serait pas facile de persuader en puisant notre discours à cette seule source ; <?page no="63"?> 63 Richelieu, un controversiste en quête d’unité Pour convaincre les protestants de revenir à l’Église catholique, Richelieu ne peut faire abstraction de ces éléments rhétoriques enseignés au Collège de Navarre qu’il fréquente quelques années avant Bossuet ; d’autant que le cicéronisme − revisité par Longin 39 − se renouvelle aussi dans le retour à Aristote, lui-même lié à la scolastique thomiste. L’urgence de construire une méthode appropriée pour exposer la vérité et la répandre dans les milieux « hérétiques » renvoyait le Cardinal et ses contemporains vers la Rhétorique d’Aristote, les Topica et les Partitiones oratiae de Cicéron, qui assigne à l’orateur trois but : « instruire l’auditoire (docere), lui plaire (delectare), l’émouvoir vivement (movere) 40 ». De fait, l’efficacité de la controverse réside bien dans la technique des trois premières parties ou trois premières opérations du discours : invention (actualisation des lieux communs, dont le syllogisme), disposition et élocution. « Du côté protestant, explique Christian Mouchel, l’esprit obsidional conduit plus facilement les hommes formés aux disciplines humanistes à mettre leur érudition aristotélico-cicéronienne au service de la Réforme. C’est le trait commun des luthériens Mathias Dresser ou Valentin Erythraeus et des calvinistes Andreas Hypérius et Lambert Daneau que d’emprunter à la dialectique et la rhétorique classiques, celles d’Aristote et de Cicéron déjà synthétisées par Melanchthon 41 , les outils pour comprendre le Texte sacré, en fixer le sens, l’enseigner et le prêcher 42 ». Cette affirmation fonctionne exactement de la même manière du côté catholique. Il suffit pour le démontrer de remplacer Melanchthon par Lainez. Ce qui n’a rien d’étonnant du fait qu’ils puisent à la même source de la pédagogie humaniste. Le syllogisme au service de l’union des Églises ? La démarche rhétoricienne du Cardinal-ministre s’inscrit parfaitement dans le sillage des philosophes antiques, telle qu’elle apparaît également dans la définition du syllogisme donnée par Antoine Furetière : le discours selon la science appartient à l’enseignement, et il est impossible de l’employer ici, où les preuves et les discours doivent nécessairement en passer par les notions communes », Aristote, Rhétorique I, 1355a, p. 74. 39 Traité du sublime ou du merveilleux dans le discours trad. du grec de Longin [par Nicolas Boileau-Despreaux], Paris, Denys Thierry, 1675. 40 Cicéron, Brutus, XLXI-184/ 185, Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 64. 41 Institutiones rhetoricae Philippi Melanchthonis, Coloniae, apud H. Alopecium, 1521, In-8°; Elementorum rhetorices libri duo, Haganoae, apud J. Secerium, 1532, In-8°. 42 Christian Mouchel, « Les rhétoriques post-tridentines (1570-1660) : la fabrique d’une société chrétienne », [in] Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450- 1950), publiée sous la direction de Marc Fumaroli, Paris, PUF, 1999, p. 457. <?page no="64"?> 64 Stéphane-Marie Morgain Terme logique. Argument composé de trois propositions, lequel a cette propriété, que quand il est en forme, la conclusion s’ensuit nécessairement des deux prémisses, en sorte que si elles sont véritables et nécessaires, la conclusion est convaincante et fait une démonstration et on l’appelle apodictique. Que quand les propositions sont seulement vraisemblables ou contingentes, on l’appelle dialectique et quand elles n’ont qu’une fausse apparence de vérité, on l’appelle sophistique. Le titre du Livre premier de La Méthode la plus facile, qui en comprend quatre, centre d’emblée toute la controverse sur le point de l’Église : « De la vraie Église de Jésus-Christ et des marques pour la connaître ». Le thème de l’Église a le mérite d’être plus facilement décidé et jugé par « le sens et la simple lumière des plus grossiers 43 », et « il semble aussi qu’il n’y ait rien de si facile que de faire connaître aux hommes une vérité que leur entendement est capable de connaître 44 ». Trois grands syllogismes structurent l’œuvre du prélat. Le premier sert à montrer quelle est la vraie Église. Le raisonnement s’appuie sur la méthode dogmatique de la via notarum couramment utilisée par les apologistes des XVI e et XVII e siècles. La communauté des croyants qui manifeste visiblement les quatre notes du Symbole des apôtres − unité, sainteté, catholicité, apostolicité − est la véritable Église. Voici le syllogisme : 1. Le Christ a donné à son Église certains caractères visibles qui permettent de la discerner (majeure) ; 2. Or, ces caractères se trouvent tous dans l’Église catholique (mineure ou assomption) ; 3. Donc, l’Église catholique est la vraie Église (conclusion). La rhétorique de la persuasion qu’adopte Richelieu n’a pas d’abord pour finalité de prouver la vérité de la conclusion à partir de celle des prémisses, mais bien plutôt de déplacer sur la conclusion l’assentiment que le lecteur leur avait accordé. La faiblesse notoire de la majeure de ce syllogisme est la conséquence de trois éléments principaux. D’abord, la certitude de Richelieu d’être dans la vérité le libère de la contrainte de justifier son affirmation face à ses adversaires ; ensuite, l’hypothétique acceptation par tous les chrétiens du IX e article du Symbole a pu laisser croire au Cardinal que les protestants le professaient identiquement, dans les mêmes termes et suivant les mêmes notions théologiques ; enfin, les notes de l’Église, primitivement démontrées par la méthode scripturaire et patristique, ont à cette époque tendance à se 43 Richelieu, Traité qui contient la méthode la plus facile…, Livre premier, chapitre I, p. 106. 44 Idem, p. 100. <?page no="65"?> 65 Richelieu, un controversiste en quête d’unité rationnaliser et à être posées a priori. La démarche gagne certes en précision, mais perd la force de persuasion que lui donnaient l’Écriture et la Tradition. La mineure quant à elle, se présente de deux façons : 1. « absolue », elle est naturellement acceptée par les catholiques ; 2. « négative », elle prouve par l’Écriture qu’au moins un des caractères ne se trouve pas dans le protestantisme. La conclusion est alors implacable. Richelieu emprunte le principe de la mineure négative à son collaborateur François Véron qui, en 1615, publie sa Méthode de traiter des controverses de religion par la seule Écriture Sainte 45 , véritable best-seller. Pour le bibliste, il y a sept méthodes types. La cinquième, qui est la plus « commune », procède par l’autorité de l’Église 46 . Il faut commencer dit Véron, par montrer que l’Église des ministres réformés n’est pas la véritable Église. Ce moyen choisi par Richelieu se déploie en trois étapes : la fixation de la notion de notes, la preuve de leur absence chez les « hérétiques » et celle de leur présence dans l’Église romaine. L’auteur ayant honoré la première étape dans la première partie de son traité, il résoudra dans les douze chapitres de la deuxième partie (« Que l’Église des prétendus réformés n’est pas la vraie Église de Jésus-Christ et que ce titre n’appartient qu’à l’Église romaine 47 ») les deux autres moments de la démonstration. Le second syllogisme s’apparente à la preuve de la visibilité de la véritable Église discernable « aux plus simples et aux plus grossiers ». Il s’applique à la dernière note symbolique d’apostolicité de l’Église : 45 François Véron, Méthode de traiter des controverses de religion par la seule Écriture Sainte, alléguée en termes exprès ou exposée par la saints Pères séants ex conciles des cinq premiers siècles, rapportés par les centuriateurs de Magdeburg et imprimés à Bâle et à Genève, enseignées et pratiquées par saint Augustin, avec, selon icelles, la décision de tous les points de débat en religion en ce siècle, la réfutation des confessions de foi prétendues réformées de France, Hollande, Écosse, Angleterre, d’Augsbourg, de Saxe et autres, et la réponse à tous les livres écrits par les Ministres pour ces confessions, Amiens, 1615, 3 vol. ; Paris, J. Cottereau, 1623-1630, 4 parties en 3 vol. 46 François Véron, Methodes de traiter des controverses de religion, chez Louis de Heuqueville, rue Saint Iacques, à la Paix, 1638 : Ve méthode, chapitre 6 : « Celle-ci est la plus commune méthode de tous les Saints Pères et de tous les catholiques de tous les siècles, voire le fondement de toutes les convocations des conciles universels, savoir l’autorité de l’Eglise, et à laquelle en fin aboutissent les autres ou plutôt sans laquelle les autres n’ont pas leur force entière. […] Ce saint [Augustin] enseigne cette méthode en divers lieux : mais spécialement disputant contre les Donatistes et très particulièrement en ce très excellent traité fait exprès intitulé : De l’unité de l’Eglise » (p. 14-15) ; VIe Traité : « Exposition de la Ve méthode de saint Augustin, défendue et probative par l’autorité de l’Eglise » (p. 377-400). 47 Richelieu, Traité qui contient la méthode la plus facile…, Livre second, p. 307-579. <?page no="66"?> 66 Stéphane-Marie Morgain 1. Les Apôtres ont reçu la vraie doctrine (majeure) ; 2. Or, les catholiques romains possèdent la succession apostolique (mineure ou assomption) ; 3. Donc, la doctrine actuelle des catholiques romains est la vraie doctrine (conclusion). Ce développement donne à Richelieu la liberté de faire montre d’une abondante érudition historique, d’autant plus nécessaire qu’elle est partagée avec ses adversaires. Le troisième syllogisme enfin illustre la mineure négative ; celle-ci n’affirme pas que tous les caractères visibles de la vera Christi Ecclesia résident dans la confession catholique, mais prouve, essentiellement par l’Écriture, que l’un d’eux ne se trouve pas, ou qu’aucun d’eux ne se trouve dans le protestantisme. Richelieu l’expose dans le chapitre II e de la seconde partie : « Que les prétendus réformés ne peuvent dire avec raison que leur Église soit celle de Jésus-Christ, parce qu’ils n’ont pas l’unité de la doctrine qu’il a laissée en son Église 48 », qui fait écho au XII e chapitre de la précédente partie : « Que les prétendus réformés doivent reconnaître que l’Église romaine est la vraie Église de Jésus-Christ, si on prouve que la leur ne l’est pas 49 ». Pour se justifier l’auteur s’inspire du De Praescriptionibus adversus haereticos de Tertullien : 1. Cette Église là ne peut être la vraie, qui n’est pas uniforme en sa doctrine, mais tellement divisée que sa créance en un même point de foi est opposée et contraire à elle-même (majeure). 2. Or telle est l’Église de nos adversaires (mineure ou assomption). 3. Donc elle ne peut être la vraie Église (conclusion). Le procédé négatif est un des points distinctifs de la controverse que Richelieu reçoit de l’ancien jésuite François Véron 50 . Il applique la méthode bibliciste qui se satisfait de postuler la présomption de vérité en sa faveur et s’autorise par la suite à dénier toute doctrine ou toute pratique que les protestants voudraient introduire dans l’Église, sans l’avoir préalablement prouvée par quelque texte formel de l’Écriture. Paradoxe de la controverse catholique 48 Ibid., p. 307-352. 49 Ibid., Livre premier, chapitre XII, p. 276-285. 50 Charles Abra de Raconis utilisera d’une toute autre manière la méthode de François Véron. « La méthode de Raconis prône un véritable bras de fer intellectuel, au cours duquel on ne devait débattre que des points en litiges pour faire céder l’adversaire point par point » (Catherine Martin, « Les controverses de Charles Abras de Raconis (1595-1646), [in] Annoncer l’Evangile (XV e -XVII e siècle). Permanences et mutations de la prédication, sous la direction de Matthieu Arnold, actes du colloque international de Strasbourg (22-22 novembre 2003), (Patrimoines christianisme), Paris, Cerf, 2006, p. 207. <?page no="67"?> 67 Richelieu, un controversiste en quête d’unité qui recourt systématiquement à l’autorité de l’argument scripturaire alors qu’au même moment, les libellistes protestants relativisent l’appel à la Bible au profit des arguments tirés de la Tradition 51 . Le triomphe de la « véronique » est total : « Exposées négativement, les preuves sont si évidentes qu’il n’y a aucune chance pour les protestants de conclure à la vérité de leur Église : à peine les ministres trouveront-ils de quoi brouiller pourvu qu’on les retiennent dans ce détroit, spécialement si on les oblige à la preuve, les premiers, comme nous avons le droit de le faire 52 ». Serein, Richelieu n’est pas dupe de la limite de sa démarche : Je n’estime pas aussi que l’argument par lequel j’infère que les prétendus réformés doivent avouer que l’Église romaine est la vraie Église, si l’on montre que la leur ne l’est pas, soit un argument infaillible à raison de sa forme et si on ne s’arrête précisément qu’aux termes dont il est composé ; mais on ne peut douter qu’il ne soit infaillible à raison de sa matière, c’està-dire à l’égard de l’état où les choses sont à présent et au regard de ceux contre qui nous disputons. Cet argument conclut en l’état où les choses sont à présent, puisque c’est une créance commune entre ceux de notre Église et ceux de l’Église protestante que, de la destruction de l’une de ces deux Églises, s’ensuit l’établissement de l’autre 53 . Comme beaucoup de controversistes tant protestants (Lambert Daneau et Antoine de Chandieu) que catholiques, le Cardinal-théologien affectionne particulièrement l’utilisation du syllogisme, parce qu’il est le système le plus objectif pour convaincre l’adversaire par le recours à la simple logique, et qu’il correspond le mieux à son souhait d’emporter l’assentiment de son lecteur par la raison naturelle 54 . Mais le syllogisme conduit souvent à une impasse. En effet, puisque que le débat porte sur la mineure et non sur la majeure supposée commune à tous, comment discuter avec son adversaire sans recourir à d’autres syllogismes ? Et comment les démontrer, sans en forger d’autres ? De syllogisme en syllogisme, la controverse se déplace sans jamais conclure. Ainsi, le titre de l’ouvrage de George Pacard, publié à Niort en 1598 : Trois syllogismes avec leurs preuves, concluans que l’Eglise dite réformée n’est pas la vraie Eglise, avec la solution et response. Item, trois autres syllogismes avec leurs preuves, 51 P. Polman, L’Élément historique dans la controverse religieuse du XVI e siècle, Gembloux, 1932, p. 137. 52 François Véron, Méthodes de traiter des controverses, t. II, p. 379A. 53 Richelieu, Traité qui contient la méthode la plus facile…, Livre premier, chapitre XII, p. 283. 54 Ibid., chapitre I, p. 99-118. Voir par exemple : Pierre-Victor-Palma Cayet, L’Approbation du sainct sacrifice de la Messe, par syllogismes catholiques et raisons tirées de l’Escriture saincte, et des SS. Peres… Pour la réfutation des syllogismes hérétiques faicts par un anonyme, A Paris, par Jean Richer, 1603, in-8°, 160 p. <?page no="68"?> 68 Stéphane-Marie Morgain concluans que l’Eglise romaine n’est pas la vraie Eglise 55 … Pour sortir de cette impasse, il faut quitter le domaine de la logique pour entrer dans celui d’une argumentation soutenue par une lourde érudition biblique et historique et courir le risque de transformer la foi en un simple savoir vide de toute expérience de son objet. Une méthode efficace ? La « méthode » exposée sert-elle vraiment à honorer le projet de Richelieu en faveur de l’unité confessionnelle ? Les avis divergent. L’évêque de Chartres, Jacques Lescot, qui signe l’Avertissement au Traité qui contient la méthode la plus facile est bien évidemment enthousiaste 56 . Pour sa part, le pasteur Elie Benoît, dans son Histoire de l’Edit de Nantes, l’est beaucoup moins et voit dans le dessein de Richelieu : « une manière fort propre à flatter sa vanité » et une façon élégante « de rentrer dans les bonnes grâces du Pape, en lui faisant espérer qu’il ramènerait toute l’Europe par cet artifice à l’obéissance du Siège romain 57 . » Le même auteur recense quatre-vingt ministres gagnés dès 1631 au plan de Richelieu, dont Petit et Théophile Brachet de La Milletière « un évaporé, plein de lui-même et persuadé que rien n’approchait de son mérite et de sa capacité 58 ». Au reste, les informations sont incertaines car les « plus sages auteurs confessent qu’ils n’en savent rien que par ouï-dire 59 ». Maigres furent donc les résultats de cette aventure. On peut du moins compter à l’actif du Cardinal la conversion a posteriori de Jaques de Coras, pasteur à Montauban, qui dans les années 1665, retournera à l’Église catholique, soidisant sous cette influence convaincante du ministre défunt. Deux questions peuvent se poser suite à cet apparent échec. L’ouvrage de Richelieu n’entre-t-il pas trop tard dans l’arsenal des œuvres de controverse ? Le Cardinal ne se prend-il pas au jeu de l’écriture et de la rhétorique ? À partir de 1640 la controverse en France revêt un ton plus courtois et bénéficie des recherches historiques conduites depuis quelques décennies par le clergé catholique. Les travaux de Baronius, des Pères Sirmond, Fronton du Duc, Pétau et autres, nourrissent les débats théologiques et assignent aux traités de controverse la lourdeur d’une érudition pointilleuse qui réduit 55 À Niort, par Thomas Porteau, 1598, in-8°, 136 p. L’usage du syllogisme est aussi très présent dans la prédication des pasteurs réformés (Annoncer l’Evangile (XV e - XVII e siècle), p. 9). 56 Richelieu, Traité qui contient la méthode la plus facile…, p. 93-94. 57 Elie Benoist, Histoire de l’Édit de Nantes, t. II, Delft, Adrien Benan, 1693, p. 511. 58 Ibid., p. 514. 59 Ibid., p. 514 et p. 516-517. <?page no="69"?> 69 Richelieu, un controversiste en quête d’unité progressivement le nombre de lecteurs à mesure de l’augmentation de la taille des volumes. Pour la plupart des catholiques, la controverse perd de son attrait. Guez de Balzac le dit sans détour : « l’Église est trop bonne pour m’obliger à lire tout ce que ces docteurs écrivent. Ces montagnes d’écritures accablent les têtes et n’édifient point les esprits 60 ». Lorsqu’en 1651, paraît l’épais volume de Richelieu, la situation politique des protestants est telle que la réalisation du rêve du Cardinal apparaît davantage du ressort du pouvoir séculier que de la persuasion du discours théologique. D’ailleurs, ce type d’ouvrage est lu en priorité par des catholiques déjà convaincus de leur fait et non par des huguenots en quête de vérité 61 . Du moins, le Traité qui contient la méthode la plus facile, témoigne-t-il d’un énorme travail d’érudition auquel son auteur se consacra jusqu’à sa mort. Le recours à la raison, à la lumière naturelle est absolument fondamental dans la démarche de Richelieu 62 . Or le moyen utilisé pour convaincre l’adversaire ne cherche pas à le persuader de la vérité de la majeure du syllogisme (le Christ a donné à son Église certains traits spécifiques), mais à fonder l’argumentation sur ce qui est vraisemblable, c’est-à-dire sur des positions recevables ou acceptables par le plus grand nombre, parce qu’accessibles à la lumière naturelle. Procédé tout à fait paradoxal dans la mesure où l’appel à l’approche judiciaire ou délibérative n’est pas nécessaire pour convaincre de la vérité religieuse universellement partagée, alors que le secours de la rhétorique s’impose lorsque le doute subsiste. Le rapport entre raison et vraisemblable présent dans cette œuvre de controverse, nous fait songer, peut-être à tort, à la réflexion théorique associée à l’établissement d’un théâtre régulier au cours de la décennie 1630- 1640, réflexion dont on sait qu’elle a vivement intéressé Richelieu, qui s’est essayé lui-même à la dramaturgie 63 . La vraisemblance − ce qui paraît croyable dans l’attente du public − est du ressort de la préparation psychologique et se distingue de la vérité. La vérité énonce ce qui est, le vraisemblable ce qui devrait être. Dans la Pratique du théâtre, l’abbé d’Aubignac résume : 60 Jean-Louis Guez de Balzac, Socrate chrestien, discours V, Paris, chez Augustin Courbes, 1661, p. 28 (Édition originale, 1652). Balzac est à cet égard tout à fait typique d’une culture mondaine réfractaire à tout ce qui sent l’École. 61 Bernard Dompnier, « L’histoire des controverses à l’époque moderne, une histoire des passions chrétiennes », op. cit., p. 1045. 62 Richelieu, Traité qui contient la méthode la plus facile…, Livre premier, chapitre I, p. 99-118. 63 Pierre Pasquier, La Mimèsis dans l’esthétique théâtrale du XVII e siècle, Paris, Klincksieck 1995 et Georges Couton, Richelieu et le théâtre, Presses Universitaires de Lyon, 1986. <?page no="70"?> 70 Stéphane-Marie Morgain Il n’y a donc que le vraisemblable qui puisse raisonnablement fonder, soutenir et terminer un poème dramatique : ce n’est pas que les choses véritables et possibles soient bannies du Théâtre ; mais elles n’y sont reçues qu’en tant qu’elles on de la vraisemblance ; de sorte que pour les y faire entrer, il faut ôter ou changer toutes les circonstances qui n’ont point ce caractère, et l’imprimer à tout ce qu’on y veut représenter 64 . Indubitablement ce rapprochement hâtif mériterait bien des développements, mais il laisse éclore l’hypothèse selon laquelle le solide et austère Traité qui contient la méthode la plus facile n’est pas indemne de théâtralité et que son auteur a su jouer du raisonnement et du syllogisme comme un acteur sûr de son texte cherche à persuader son auditoire par la précision de son jeu. Plus largement, les théories dramatiques de cette époque manifestent un regard sur le réel qui privilégie la doxa, la perception des choses communément admise dans une culture donnée, où ce qui apparaît vraisemblable est décrété conforme à la raison universelle. Si Richelieu peut fonder son discours sur de telles bases c’est qu’au-delà des dissensions confessionnelles ses interlocuteurs participent de la même sensibilité culturelle. Le plus remarquable, c’est que tout cela précisément se met en place dans la décennie 1630-1640, au-delà de laquelle le théâtre irrégulier (donc portant sur le vrai invraisemblable, ou sur l’invraisemblable tout court) n’est plus possible, simplement parce qu’il ne correspond plus. 64 [Francois Hédelin abbé d’Aubignac], La Pratique du theatre, par l’abbe d’Aubignac. Ouvrage tres necessaire a ceux qui veulent s’appliquer a la composition des poemes dramatiques, Paris, chez Antoine de Sommaville, 1657, p. 93-94 ; La Pratique du théâtre, Abbé d’Aubignac, éd. par Hélène Baby, Paris, H. Champion, 2001. <?page no="71"?> Biblio 17, 175 (2008) Condition chrétienne, condition mondaine : les Conversations chrétiennes de Nicolas Malebranche V ÉRONIQUE W IEL UMR 5037 1677, c’est l’année de la parution très remarquée des Conversations chrétiennes, véritable succès de librairie, deux ans après celui de De la recherche de la vérité 1 . 1677, c’est aussi l’année où est prise la décision de fonder la cour de Versailles. Et l’un des effets immédiats de cette décision est l’accroissement considérable des parutions destinées à l’élite mondaine au sein de laquelle se fait sentir la nécessité, sinon l’urgence, de s’adapter à certains usages pour espérer être appelé à la cour. E. Bury a montré comment, dès lors, certains théoriciens de la vie curiale ont cherché à élaborer une « science du monde » à l’intention des membres de l’élite mondaine 2 . Pour autant, est-on fondé à établir un quelconque point commun entre ces deux séries d’événements, hormis la coïncidence chronologique ? Contre toute attente, il se pourrait bien que les lecteurs de l’un soient - en partie - les lecteurs des autres : que le philosophe chrétien et les théoriciens du monde trouvent les mêmes lecteurs ! Rappelons ici ce que les biographes de Malebranche rapportent au sujet de la genèse des Conversations chrétiennes : ce serait à la demande du duc de Chevreuse que l’oratorien aurait travaillé à recueillir, en un petit volume à l’usage des gens du monde, les principales thèses de la Recherche touchant la religion 3 . S’éclairerait ainsi le choix, encore inédit dans l’œuvre 1 Les citations sont tirées de l’édition Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade) établie sous la direction de G. Rodis-Lewis : Œuvres I (1979) et Œuvres II (1992). 2 E. Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, PUF, 1996. 3 Voir par exemple le P. Lelong dans Mémoires pour la vie du P. Malebranche : « Dès 1676, étant à Marines, maison de l’Oratoire à trois lieues de Pontoise, il recueillit à la demande de M. le Duc de Chevreuse, tous les principes de la Rech[erche] de la vérité qui regardaient la religion, et en composa le livre des Conversations chrétiennes <?page no="72"?> 72 Véronique Wiel du philosophe, d’un ensemble de dix Entretiens qui mettent en scène trois personnages : Théodore, le méditatif, personnage dans lequelle on s’accorde à reconnaître une figure de l’oratorien lui-même ; Aristarque, mondain éprouvé mais blasé, et puis Éraste, un jeune homme qui, pour être à l’orée d’une carrière annoncée, est encore « indemne » du monde et sait encore parler selon la raison. Signalons aussi un quatrième protagoniste : M**, ami anonyme d’Aristarque et présenté comme « cartésien ». N’apparaissant jamais mais se faisant rapporter l’entretien du jour, il influe sur le cours des entretiens dans la mesure où, par l’entremise d’Aristarque, il soumet objections et réponses à Théodore. Au demeurant, tous s’exercent à un dialogue orienté selon une visée précise et explicite : il s’agit, comme l’indique le sous-titre, de justifier la vérité de la religion et de la morale de Jésus-Christ. Cependant, qui a lu De la recherche de la vérité sait que cette visée y est déjà nettement repérable. C’est pourquoi l’on peut estimer qu’en l’espèce, la requête du duc de Chevreuse n’a été, pour le dire en termes malebranchistes, qu’une cause occasionnelle. Car il s’agit pour le philosophe chrétien de reprendre à nouveaux frais une vieille question chrétienne, l’articulation de la condition chrétienne et de la condition mondaine, mais en prenant en considération la nouvelle figure du monde : le grand monde, l’élite mondaine. Par « monde », il convient évidemment d’entendre un esprit, des valeurs, des usages qui, tous, signalent une absorption dans ce que l’on pourrait appeler l’affairement terrestre. Or, aux yeux de Malebranche comme de Bossuet, l’élite mondaine représente la quintessence de l’esprit du monde face auquel persistent les exigences de la condition de chrétien. Comment penser l’articulation condition chrétienne/ condition mondaine en cette fin de XVII e siècle où prospère un cartésianisme tenté par un certain libertinage, et alors que semble se profiler le triomphe louis-quatorzien ? Telle est au fond la question qui se pose à Malebranche et qui appelle à ses yeux une réponse actuelle et renouvelée. Lire les Conversations chrétiennes selon cette optique, c’est ce que nous nous proposons de faire dans cette étude en distinguant trois manières de penser cette articulation, lesquelles représentent autant de niveaux de lecture de l’œuvre. I. Condition chrétienne et condition mondaine User de la conjonction de coordination « et », ce n’est pas ici marquer une simple co-existence, c’est bien plutôt signifier un mouvement de rencontre en dix Entretiens où il justifie la religion et la morale de J[ésus] C[hrist] ». Cité par G. Rodis-Lewis dans Œuvres I, p. 1725. <?page no="73"?> 73 Condition chrétienne, condition mondaine ou pour mieux dire, un véritable travail d’inculturation : celui-ci consiste à faire émerger au sein même d’un genre éminemment mondain, les « conversations », les interrogations relatives à la vocation des chrétiens et à cette question ultime qu’est le salut de l’homme. À ce premier niveau de lecture correspond une série de choix qui sont autant de signaux lancés en direction du lectorat mondain. 1. Le choix du genre « conversations » C’est alors un genre très prisé et dont l’apogée se situe, comme l’a montré J.-Ph. Grosperrin, entre 1675 et 1685 4 . En choisissant son titre, Malebranche ne l’inscrit pas seulement dans la longue liste des ouvrages intitulés Conversations, Entretiens ou encore Dialogues ; ce faisant, il participe au vaste mouvement de conversion du discours moral, esthétique, philosophique ou scientifique qui tend à épouser les formes de la conversation de salon. On le voit jouer de la plasticité du genre autant pour piquer la curiosité de lecteurs rebutés par des genres dits « sérieux » que pour leur manifester un commun refus du pédantisme et de la dissertation de spécialiste. Rappelons à ce propos la réticence éloquente de Mme de Sévigné : « Ce n’est point le livre de la Recherche de la vérité que je lis ; bon Dieu ! je ne l’entendrais pas. Ce sont de petites Conversations qui en sont tirées 5 ». 2. Le choix d’un « personnel » d’excellence Tous membres de l’élite, les protagonistes des Conversations jouissent en outre de noms qui témoignent d’une façon ou d’une autre de leur excellence. Malebranche veille particulièrement à souligner la condition mondaine des interlocuteurs de Théodore. Aristarque, par exemple, (« chef excellent ») est le type même de l’homme du monde : esprit délicat et cultivé, passionné de chasse et de divertissements, mais aussi familier des voyageurs et des gens de guerre, il est rompu aux usages mondains et n’ignore rien de ses subtilités et de ses rites. C’est d’ailleurs pourquoi, signalons-le au passage avant d’y revenir, il est chargé par le philosophe d’en dire « le vide et le néant » dans la réplique liminaire 6 . Mais pour le révoquer, Aristarque n’en appartient pas moins à ce grand monde familier aux lecteurs de Malebranche. Et, s’il est vrai que tous les personnages des Conversations y sont diversement engagés (Théodore, que 4 Jean-Philippe Grosperrin, « Les aventures de l’Essai au XVII e siècle », [in] L’Essai : métamorphose d’un genre. Textes réunis et présentés par P. Glaudes, Presses Universitaires du Mirail, 2002. 5 Lettre à Mme de Grignan du 7 juillet 1680 ; Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1974, p. 1002. 6 Conversations chrétiennes, « Entretien I », Œuvres I, éd. cit., p. 1131. <?page no="74"?> 74 Véronique Wiel les autres viennent visiter, vit plutôt à ses marges), tous s’y rattachent par un biais important : le langage. 3. Le choix du langage Ce n’est pas la moindre surprise réservée par les Conversations chrétiennes que d’offrir un discours philosophique et apologétique subtilement policé, emprunt de préciosité et même de galanterie. Manifestement, Malebranche y fait le choix d’adopter la « parlure » mondaine dans laquelle, du reste, il est loin d’être mal à l’aise 7 …! Faute de pouvoir entrer dans le détail d’analyses menées ailleurs 8 , mentionnons pêle-mêle le goût de l’hyperbole précieuse, des pluriels abstraits ou encore des adverbes et adjectifs substantivés ; et contentons-nous, en guise d’illustration probante, de ces premières répliques du III e Entretien : THÉODORE Eh bien, Aristarque, vous avez en partie converti votre homme : Éraste vient de me faire le narré de l’entretien que vous avez eu avec lui. Je sais même qu’il veut entrer dans notre petit commerce sans y paraître, et qu’il souhaite que vous lui rendiez compte de la suite de nos conversations. Appliquez-vous donc, s’il vous plaît par l’amitié que vous avez pour lui, afin que vous puissiez lui démontrer toutes choses avec exactitude. ARISTARQUE Vous me prenez par mon faible, car je suis extrêmement sensible à l’amitié ; et il me semble que j’ai une double ardeur de connaître la vérité dans le dessein que j’ai de la communiquer à mon ami. Continuons donc je vous prie. Je suis persuadé qu’il y a un Dieu, je veux dire, un Être infiniment parfait, dont la sagesse et la puissance n’ont point de bornes, et dont la providence s’étend non seulement jusqu’à nous, mais jusqu’aux atomes de la matière. À ce choix linguistique, l’on peut assigner une double visée. Il s’agit évidemment d’agréer, de séduire un lectorat sensible au « beau langage » et soucieux de distinction langagière. Mais plus encore, c’est là pour le philosophe chrétien une façon d’actualiser les questions soulevées au fil des conversations : il lui faut manifester l’irréductible actualité de la question chrétienne dans et par cette parlure mondaine ostensiblement adoptée. 7 Ce trait stylistique s’accentuera dans les Entretiens sur la métaphysique et sur la religion (1688). 8 Nous nous permettons de renvoyer à notre Écriture et philosophie chez Malebranche, « Lumière classique » n° 58, Paris, Honoré Champion, 2004. <?page no="75"?> 75 Condition chrétienne, condition mondaine Cependant, l’on a tôt fait de s’apercevoir que ce subtil travail d’inculturation s’effectue en réalité au service d’une subversion. En effet, Malebranche perturbe de l’intérieur le genre « conversations » et tend au lectorat mondain un miroir troublant où se révèle une opposition entre la société d’excellence qu’il prétend être et les exigences de la condition chrétienne. D’où un second niveau d’articulation. II. Condition chrétienne contre condition mondaine Le travail de subversion qui fait surgir cette opposition frontale peut se résumer en trois points principaux. 1. Un autre « esprit de la conversation » Malebranche y insiste, s’inscrivant sur ce point dans la lignée de Descartes : les protagonistes des Conversations sont égaux en raison, c’est-à-dire que de droit, ils sont également capables de vérité, même si tous ne sont pas également avancés dans cette voie. Et si l’on vient visiter Théodore, c’est que l’on attend de lui qu’il joue le rôle d’adjuvant, de « moniteur », dans ce cheminement, et non de maître. Une telle égalité s’oppose radicalement à l’égalité en esprit qui, comme le pointera La Bruyère, règle les conversations mondaines 9 : là, il n’est question que de se faire valoir mutuellement, de célébrer de concert l’esprit de chacun. Mais ce qu’on appelle « esprit » dans les salons, le « bel esprit », ne signe pour Malebranche que la défaite de la pensée et un véritable fiasco spirituel. En outre, et alors que les mondains semblent ne concevoir qu’une conversation dédiée aux divertissements et montrer une particulière aptitude à se saisir de tout avec vivacité sauf des questions ultimes - puisqu’aussi bien il importe avant tout de maintenir euphorie et euphonie dans la société mondaine 10 -, les personnages mis en scène par Malebranche témoignent d’une tout autre conception du dialogue. La conversation y est conçue comme un exercice simultanément intellectuel et spirituel bannissant les jeux d’esprit. Il ne s’agit pas alors d’éluder les objections, d’adoucir l’âpreté des discordances ou le surgissement du doute - d’où le rôle dévolu à M** -. Car l’enjeu de tels exercices n’est autre que la recherche de la vérité, c’est-à-dire de Dieu. Et puisqu’il n’est pas question d’éluder les vérités « si incommodes et qui nous 9 Voir La Bruyère, « De la société et de la conversation », dans les Caractères, édition établie par R. Garapon, Paris, Bordas, « Classiques Garnier », 1990. 10 Voir J.-Ph. Grosperrin, art. cit. <?page no="76"?> 76 Véronique Wiel blessent si sensiblement 11 », Théodore se doit de représenter à Aristarque - et Malebranche, à son lectorat mondain - que, loin d’être la figure d’une humanité accomplie, « l’honnête homme » n’a pas son pareil dans l’allégeance servile à l’opinion d’autrui comme à toutes les passions qui égarent le commun des hommes. Si les mondains se distinguent, c’est, ne leur en déplaise, dans la mesure où le commerce du monde les éloigne davantage de Dieu, chargés qu’ils sont d’un « double péché » : Ainsi, Aristarque, ceux qui sont dans le grand monde ; qui tiennent à trop de choses ; qui ne rentrent jamais en eux-mêmes ; qui se laissent convaincre, émouvoir, étourdir par tous ceux qui ont quelque force d’imagination, et dont l’air étant vif est nécessairement contagieux ; ces honnêtes gens du monde, nés pour la société, qui entrent si facilement dans les sentiments de l’amitié ; enfin Aristarque, ces personnes qui sont telles que vous avez été jusqu’à présent, car vous êtes l’homme du monde le plus honnête et le plus complaisant que je connaisse ; ces personnes, dis-je qui vous ressemblent, ont un double péché originel, celui qu’ils ont reçu de leur mère, lorsqu’ils étaient dans leur sein, et celui qu’ils ont reçu du commerce du monde 12 . Et dans une version qui, pour être discrètement burlesque, n’en est pas moins critique, Éraste disqualifie ceux d’entre eux qui, rivalisant de « grandeur imaginaire », ne voient pas qu’ils sont « misérables » - et assez semblables à la grenouille de La Fontaine : Lorsqu’un homme se jette inconsidérément dans le commerce du monde, les liens de son cœur l’attachent à mille objets qui ne servent qu’à le rendre misérable. Et s’il est assez fou pour aimer véritablement ces objets, ou pour tirer vanité de sa nouvelle grandeur, il ressemble […] à des hommes qui feraient gloire d’avoir des goitres, ou de ce que leurs loupes ou leurs bosses rendraient leur corps plus gros que celui des autres 13 . Voilà qui contribue à démystifier par avance le manège de ceux qui, à la cour, auront le ridicule de faire montre de « grandeur »… 2. Un autre fondement de la conversation Ici, l’opposition, plus radicale et qui éclaire la précédente, s’établit entre un fondement purement social et un fondement théologique de l’art de converser. 11 « Entretien VIII », p. 1276. 12 « Entretien V », p. 1221. Nous soulignons. 13 « X e et dernier Entretien », p. 1310. <?page no="77"?> 77 Condition chrétienne, condition mondaine Du côté des mondains, tout repose sur la nécessité de ménager le « moi » de chacun et de faire circuler la parole en sorte que les exigences de l’amourpropre soient satisfaites : la suprême « politesse » se définie-t-elle autrement que comme « une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos manières les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes 14 » ? Pratique éminemment sociale, la conversation mondaine suppose un usage de la parole soigneusement réglé par les bienséances, et à en croire le chevalier de Méré, entièrement dédié au divertissement. Or, tout autre est la conception qui fonde la conversation chrétienne selon Malebranche. Et si cette conception est exposée dès le premier Entretien, c’est précisément parce qu’elle pose le cadre d’exercice de la parole qui informe l’ensemble des entretiens. La conversation telle que la conçoit Malebranche actualise une relation triangulaire. Au principe de celle-ci, le Maître intérieur, le Verbe de Dieu ou encore la Raison universelle à laquelle l’esprit de l’homme est essentiellement uni et dont il reçoit exclusivement la vérité. Dieu, Cause de tout, « agit sans cesse dans tous ses ouvrages, et par tous ses ouvrages […] et c’est lui qui nous entretient, lorsque nous pensons nous entretenir les uns les autres 15 ». C’est pourquoi, en elle-même, la parole humaine est impuissante. Mais ce qui échoit à chaque interlocuteur, c’est d’engager l’autre à rentrer en lui-même, à interroger la source de toutes les vérités avec toute l’attention dont il est capable. Cette économie de la conversation chrétienne trouve une de ses multiples expressions dans cet avertissement de Théodore : Apprenez donc, mon cher Aristarque, à rentrer dans vous-même, à être attentif à la Vérité intérieure qui préside à tous les esprits, à demander et à recevoir les réponses de notre Maître commun. Car sans cela, je vous avertis que toutes mes paroles seront stériles et infructueuses, semblables à celles que je vous ai déjà dites, desquelles à peine vous avez quelque souvenir 16 . C’est à cet apprentissage exigeant de l’écoute en soi de la Parole, que Théodore rappelle sans cesse un Aristarque encore entravé par un lourd passé mondain…: Vous dites que vous avez eu besoin de moi : mais quoi ! N’avez-vous point de honte d’avoir recours à un homme pour être éclairé ? Ne voyez-vous pas que si je suis capable de vous instruire, ce n’est pas que je répande la lumière dans votre esprit ; mais plutôt que je vous fais rentrer dans vousmême, et que je vous tourne vers la même vérité qui m’éclaire 17 . 14 La Bruyère, op. cit., « De la société et de la conversation », 32. 15 « Entretien I », éd. cit., p. 1136. 16 Ibid., p. 1132. 17 « Entretien II », p. 1153. <?page no="78"?> 78 Véronique Wiel En ce sens, converser, c’est exercer la capacité que nous avons de parler en sorte que notre interlocuteur se mette à l’écoute d’une parole qui n’est pas la nôtre. Pour le dire autrement, il convient de parler à l’autre afin de n’être pas entendu soi-même… C’est là le véritable enseignement de Théodore, et Aristarque aura fait bien du chemin lorsqu’il sera capable de lui répondre : J’ai vécu par opinion ; je veux vivre par raison. Je ne veux croire que ce que la foi et la charité m’obligent de croire. Pour toutes les autres choses, je veux consulter la Vérité intérieure, et ne croire que ce qu’elle me répondra. Je me défie de tous les hommes et de vous-même, Théodore : parlez avec tant de force que vous voudrez, je ne vous croirai point pour cela, si la vérité ne parle comme vous 18 . C’est alors l’occasion pour Malebranche de préciser les principales caractéristiques d’une « socialité » chrétienne en tous points opposée à la sociabilité mondaine, fondée qu’elle est sur un régime spécifique d’interlocution : Vous voilà, Aristarque, dans la meilleure disposition d’un véritable philosophe et d’un véritable ami ; car il n’y a que la Vérité qui éclaire les vrais philosophes, et qui unisse les vrais amis. N’écoutez et n’aimez en moi que le vérité, j’y consens. Je vous parle, mais je ne vous éclaire pas. Je ne suis pas votre lumière, je ne suis pas votre bien : ne me croyez donc pas, ne m’aimez donc pas. Si l’air de mon visage, si la manière de mes expressions, fait effort sur votre imagination, sachez que ce n’est point dans le dessein de vous en imposer. Je n’ai point de dessein, je parle naturellement ; et si j’ai quelque dessein, c’est celui de réveiller votre attention par quelques expressions sensibles qui vous touchent et qui vous pénètrent 19 . On ne saurait décidément trouver exercice de la parole plus éloigné que celui auquel, dans les salons, se livrent les artistes de la conversation mondaine ! Et l’on comprend alors que la « petite société » qui se réunit chez Théodore se veuille en rupture avec la sphère mondaine. 3. Une société en rupture avec l’espace mondain Leur « petit commerce » journalier s’oppose explicitement, comme un contremodèle, au commerce du monde. Plus encore : considéré à partir de « l’espace de conversation » qu’ils réinstaurent chaque jour chez Théodore, l’espace mondain, et particulièrement le grand monde, se révèle un véritable lieu de captivité. De ce point de vue, le retrait du jeune Éraste et dans son sillage, 18 « Entretien V », p. 1222. 19 Ibid. <?page no="79"?> 79 Condition chrétienne, condition mondaine ceux d’Aristarque et de M**, sont significatifs : au terme des Conversations chrétiennes, les deux interlocuteurs de Théodore font sécession : afin de « vivre dans la liberté 20 », ils choisissent de « vaincre la honte que le monde fait à ceux qui suivent Jésus-Christ 21 » et de former ailleurs une petite société entièrement occupée à méditer l’Écriture. C’est dire que leur conversion est acquise puisqu’ils font le choix de se mettre à l’écoute du Maître intérieur. Doit-on en conclure que la vocation de chrétien exige qu’il faille quitter le monde, s’y soustraire pour assurer son salut, et que l’opposition soit insurmontable ? Ce n’est pas ainsi, croyons-nous, qu’il convient de comprendre le dénouement des Conversations chrétiennes, qui témoigne d’une ultime manière d’articuler condition chrétienne et condition mondaine. III. Condition chrétienne quoique condition mondaine Comme nous l’avons montré ailleurs 22 , la structure concessive est centrale dans la pensée de Malebranche, précisément parce qu’elle signifie une co-présence qui ne renvoie ni à une co-existence pure et simple ni à une opposition irréductible. Dans le cas présent, elle renvoie plutôt à une forme de détachement à l’intérieur du monde lui-même. Il faudrait ici faire un sort particulier au « X e et dernier Entretien », texte décisif pour la question qui nous occupe. Faute de pouvoir examiner de près le « billet » dans lequel Éraste fait part de sa décision de se retirer « au désert » et les commentaires subséquents qu’en font Théodore et Aristarque, nous en tirerons l’essentiel. Ce texte atteste d’abord qu’un tel détachement suppose un arrachement et même une sorte de mort au monde. Dans le billet qu’il laisse, Éraste dit sa difficulté à rompre directement avec son milieu, sa famille qui a conçu pour lui des projets d’études, de mariage et de carrière auxquels il entend se soustraire comme à une persécution : Je dois donc, Aristarque, me retirer dans un lieu, où je sois à couvert de toutes les poursuites que l’on me fait pour m’engager dans des études éclatantes, et qui ont rapport à des emplois pour lesquelles [sic] je ne me sens point de vocation particulière.[…] Mais je vous déclare que je croirais faire une faute plus légère, de prendre sans vocation particulière l’habit de ceux avec lesquels je vais vivre, que de m’engager sans vocation dans le 20 « X e et dernier Entretien », p. 1315. 21 Ibid. 22 Voir par exemple « Malebranche en dialogue avec Pascal : la question des « contrariétés » », XVII e siècle, n° 224, juillet 2004. <?page no="80"?> 80 Véronique Wiel mariage, et dans une charge qui m’attacherait trop au monde, et qui peutêtre m’en rendrait esclave. Tous mes parents me persécutent, chacun selon son humeur et son ambition : ils visent tous où je ne tends pas, et où je ne veux pas tendre 23 . Mais, pour être résolu à rompre les liens qui le tiennent captif et « qui peut-être [le] rendraient esclave », le jeune Éraste n’en demeure pas moins tourmenté par les « sentiments violents 24 » qui l’attachent à ses parents, et spécialement à sa mère - une façon pour Malebranche de reconnaître combien il est difficile de rompre avec le sensible. La rupture est donc un douloureux arrachement. Au vrai, elle signe même une manière de mort au monde. En effet, à Aristarque lui proposant de lui rapporter l’ultime conversation qu’il a eue avec Éraste, Théodore répond significativement : « Vous me ferez plaisir : on est toujours bien aise de savoir les dernières paroles de ceux qui nous quittent 25 ». C’est pourquoi aussi le rapport d’Aristarque tient en quelque sorte de la prosopopée. Et, prêtant sa voix à celui qui les a quittés, le mondain éprouvé qu’il était finit par faire siennes les paroles qu’il profère. Aussi bien, lorsqu’il se fait l’écho de la mise en cause du « grand monde », où Éraste ne voit pas que Dieu l’appelle 26 , Aristarque est-il tout près de déclarer son propre retrait. Mais s’en tenir là serait sans doute manquer l’essentiel : dans le même billet, Éraste envisage en effet son retour futur : « je serai toujours en état de vous rejoindre quand il sera à propos », écrit-il, prévoyant aussi que certains « esprits contagieux » avec lesquels il aura voulu rompre « auront horreur de [lui] lorsqu’ [il sera] de retour 27 ». C’est que ce retrait choisi qui, nous l’avons dit, suppose préalablement arrachement et mort au monde, n’est pas encore le détachement. Se détacher du monde, ce n’est ni le fuir ni l’annuler : c’est bien plutôt être capable de se maintenir simultanément dans le retrait et dans l’appartenance au monde. Mais ce détachement suppose la révocation de toutes les appartenances mondaines : appartenances sociales et appartenances de naissance qui assignent à chacun une place et une fonction dans la société. Il s’agit de se délier au profit du seul attachement à Dieu. Mais pour se délier en vérité, il ne suffit pas de s’absenter du monde : « aller respirer dans quelque solitude un air qui ne soit pas corrompu 28 », c’est choisir provisoirement de se situer dans une altérité 23 « X e et dernier entretien », p. 1308. 24 Ibid. 25 Ibid., p. 1310 ; nous soulignons. 26 Ibid., p. 1313 27 Ibid., p. 1308. 28 Ibid., p. 1316. <?page no="81"?> 81 Condition chrétienne, condition mondaine libératrice sans doute ; mais c’est en vue de se rendre capable d’une saisie modifiée de sa relation au monde et à autrui (et par exemple, nous l’avons vu, dans la relation d’interlocution). Bref : il s’agit de vivre dans le monde sans être du monde, d’y être comme n’y étant pas 29 . C’est là le vrai sens du détachement dont témoigne, dans les Conversations, le personnage de Théodore. On reconnaît ici, mais actualisée, la pensée de saint Paul - particulièrement celle de la première Épître aux Corinthiens - que Malebranche paraphrase au dénouement des Conversations. Aussi dans l’avant-dernier Entretien, voit-on Théodore proposer à Éraste, tenté d’imiter saint Jean et de « [s]’en aller comme lui dans les déserts », l’imitation du Christ qui enseigne aux hommes l’usage du monde : Saint Jean nous préparant à la grâce, et ne nous la donnant pas, devait nous montrer l’exemple de la dernière austérité. […] Il devait donc par son exemple nous défendre dans la dernière rigueur l’usage des biens sensibles, c’était là son devoir. Mais Jésus-Christ nous apprend à faire usage de ces biens. Le poids de sa grâce nous met en liberté, parce qu’il remet la balance dans l’équilibre. Nous pouvons avec sa grâce vivre parmi le monde sans en devenir esclaves, parce qu’elle nous empêche d’aimer le monde. Nous pouvons user des biens sensibles, parce qu’avec sa grâce, nous en usons sans plaisir ; ou plutôt, parce que le plaisir de la grâce est plus solide que celui que nous goûtons dans l’usage de ces biens. Mais il faut bien prendre garde que la liberté que nous recevons par la grâce de Jésus-Christ, ne nous serve d’occasion pour vivre selon la chair. Nous pouvons nous sauver dans le monde; mais nous ne pouvons nous sauver sans haïr le monde 30 . Cette « haine » du monde ne nous ramène ni à son abandon ni à son annulation, mais à ce détachement qui suppose de se tenir dans le monde sans être du monde ; et sans doute faut-il la comprendre aussi à la lumière de la prière que le Christ adresse à son Père dans l’Évangile de saint Jean : Je ne vous prie pas de les ôter du monde, mais de les garder du mal. Ils ne sont point du monde, comme je ne suis pas moi-même du monde 31 . En ce sens, haïr le monde, c’est ne jamais perdre de vue, comme le répète ensuite Éraste après saint Paul, que le monde « est une figure qui passe » et qu’ « il faut en user sans s’y attacher » 32 , en user comme n’en usant pas 33 . 29 Position qui n’est pas sans rappeler celle du sage des stoïciens. Remarquons aussi au passage que le « faire usage » est une idée-force de la philosophie stoïcienne. 30 « Entretien IX », p. 1304. Nous soulignons. 31 XVII, 15-16. 32 « X e et dernier Entretien », p. 1311 et p. 1313. 33 Première Épître de saint Paul aux Corinthiens, 7, 31. <?page no="82"?> 82 Véronique Wiel Il ne fait pas de doute que par là, Malebranche s’inscrit dans une tradition chrétienne connue et vivante. Mentionnons simplement ici le Panégyrique de saint Sulpice que Bossuet prononce devant le Reine en 1664 et dans lequel il paraphrase le même saint Paul pour récuser « l’esprit du monde ». Mais dans les Conversations chrétiennes, la manière qu’a le philosophe chrétien de s’inscrire dans cette tradition et, à l’appui de sa propre philosophie, d’actualiser à destination de l’élite mondaine la pensée paulinienne n’est, elle, guère traditionnelle. Ni traité ni sermon, mais des conversations. Avec un brio et une élégance qui ne nuisent en rien à sa puissance métaphysique et théologique, il investit un genre à la mode et destiné à divertir dans les salons. Mais, nous l’avons vu, c’est pour le subvertir autant que pour travailler à convertir son lecteur à « la religion et à la morale de Jésus-Christ ». Aussi pourrions-nous conclure en disant que dans les Conversations chrétiennes, Malebranche sait user de la conversation mondaine comme n’en usant pas… <?page no="83"?> Biblio 17, 175 (2008) L’archéologie biblique et l’instruction des élites : Les Mœurs des Israélites et des Chrétiens de Claude Fleury V OLKER K APP Université de Kiel Claude Fleury mérite une place primordiale dans l’histoire de l’instruction des élites. La biographie de cet abbé, qui commence en 1658 une carrière d’avocat au Parlement et est ordonné prêtre en 1669, y entre à bien des égards. Il succède en 1672 à Lancelot dans la fonction de précepteur des princes de Conti que Louis XIV avait fait venir à la cour après la mort de leurs parents. Il est nommé en 1680 précepteur du comte de Vermandois, fils naturel du roi. En 1688, cinq ans après la mort de son élève, la tâche de sous-précepteur des ducs de Bourgogne, d’Anjou et de Berry lui est confiée, et il achève la formation du duc de Bourgogne après la disgrâce de Fénelon, qu’il estime toujours, bien qu’il soit un des intimes de Bossuet. Fleury élargit très tôt le cadre de son travail pédagogique en se lançant dans la rédaction d’ouvrages qui visent le grand public. Dans son dialogue, inédit à l’époque, Si on doit citer dans les plaidoyers (1664), ses amis de la haute magistrature témoignent de sa passion précoce pour la recherche historique en l’invitant à expliquer d’où « est venu cet usage des citations 1 ». Son Institution du droit ecclésiastique (1677) trace un tableau de la vie de l’Église au cours des âges et l’auteur, qui publie de 1691 jusqu’à sa mort en 1723 une Histoire de l’Église (jusqu’en 1414) en 20 volumes, s’y révèle déjà « son historien, en miniature tout au moins 2 ». Des deux autres ouvrages juridiques qui couronnent sa carrière d’avocat, l’un est historique : l’Histoire du droit français (1674), l’autre didactique : le Traité du droit public en France (1676). L’histoire et l’instruction religieuse comptent parmi les matières enseignées par ce précepteur qui soutient, par ses hautes compétences d’humaniste, Fénelon dans la préparation de ses cours. Les 1 Claude Fleury, Écrits de jeunesse. Tradition humaniste et liberté de l’esprit. Édition critique établie et présentée par Noémi Hepp et Volker Kapp, Paris, Champion, 2003, p. 142. 2 D. Gorce, art. « Claude Fleury », [in] Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, Paris, 1971, vol. XVII, col. 483. <?page no="84"?> 84 Volker Kapp deux ouvrages qui seront au centre de cette communication s’inscrivent dans le prolongement des travaux mentionnés. Le premier, Les Mœurs des Israélites, paraît en 1681 ; le second, Les Mœurs des Chrétiens, un an plus tard. Le diptyque est réuni au XVIII e siècle en un seul volume 3 . L’approbation enthousiaste de Bossuet indique que Les Mœurs des Israélites donnent « l’idée d’une vie simple, innocente, ennemie de l’oisiveté & de la mollesse, tranquille quoy qu’agissante, par laquelle les particuliers se rendent utiles à eux-mesme, à leur famille & à leur patrie 4 ». Bossuet annonce ensuite un ouvrage où Fleury « exposera les mœurs bien plus épurées des Chrestiens 5 », Les Mœurs des Chrétiens. Mais d’où l’examinateur des Mœurs des Israélites tire-t-il ses informations sur le deuxième ouvrage ? Fleury fait partie du cercle exclusif réuni autour de Bossuet et connu sous la dénomination de Petit Concile, dont il assume la fonction de secrétaire. Les deux ouvrages s’inscrivent dans le programme de la christianisation des mœurs 6 , un des buts primordiaux du Petit Concile, dont l’approbation des Mœurs des Chrétiens se fait l’écho. Bossuet y recommande en effet le livre en tant que « meilleur remède qu’on puisse apporter au relâchement de la discipline » et exhorte « les fidèles à lire soigneusement cet Ouvrage 7 ». Quoiqu’il n’y ait pas le moindre doute sur les liens étroits des publications de Fleury avec les intentions de Bossuet, approuvées par la couronne et donc de haute portée politique à l’époque, les théologiens du XX e siècle ont du mal à faire entrer notre auteur dans les paradigmes de leur discipline. André Dodin range, dans le Dictionnaire de spiritualité, les deux ouvrages parmi les « œuvres spirituelles » et plus spécialement sous la rubrique de la « catéchèse ». Il autorise ainsi D. Gorce, dont l’article du Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique renvoie à Dodin pour éviter les redites, à les marginaliser à l’intérieur des ouvrages historiques de l’abbé. Ni l’un ni l’autre n’attirent l’attention sur le Catéchisme historique, contenant en abrégé l’histoire sainte et la doctrine chrétienne (1683) parce qu’ils méconnaissent l’importance de la dimension littéraire des travaux historiques de Fleury. 3 The National Union Catalog, vol. 175 signale une édition Paris, J. Mariette, 1735. Est-ce la première ? 4 Les Mœurs des Israélites par M. Fleury, Prestre, Precepteur de Monseigneur de Vermandois, Paris, Veuve Gervais Clouzier, 1681, non paginé. La première édition ne porte pas encore le titre des éditions suivantes Les Mœurs des Israélites, où l’on voit le modèle d’une politique simple et sincère, pour le gouvernement des États, et la réforme des mœurs. 5 Les Mœurs des Israélites, non paginé. 6 Voir l’étude fondamentale de Fabrice Preyat, Le Petit Concile et la christianisation des mœurs et des pratiques littéraires sous Louis XIV, Münster, Lit, 2007. 7 Mœurs des Israélites et des Chrétiens Par M. l’Abbé Fleury, Prieur d’Argenteuil, Confesseur du Roi. Nouvelle édition, Paris, J. Th. Herisssant Fils, 1766, p. IX. <?page no="85"?> 85 L’archéologie biblique et l’instruction des élites Fabrice Preyat insiste à juste raison sur les affinités des trois ouvrages de Fleury avec les idées de Fénelon. Le Catéchisme historique innove parce que « catéchèse et contes étaient appelés à se confondre dans leur origine - celle d’une ‹apologie religieuse de l’imagination littéraire› 8 ». Fleury abandonne le modèle traditionnel du catéchisme avec questions et réponses au profit du récit suivi qui s’autorise du modèle scripturaire mis en évidence dans Les Mœurs des Israélites. Une vingtaine de pages y sont consacrées à l’éducation des enfants, qui, d’après notre historien, « semble avoir esté à peu prés la mesme chés les Israëlites que chés les Egyptiens, & les Grecs les plus anciens 9 ». Ce parallélisme des trois civilisations d’origine lui importe beaucoup puisqu’il justifie l’ambition de l’auteur d’ériger la civilisation des anciens Hébreux en modèle qui égale ou surpasse la civilisation gréco-romaine exaltée par l’humanisme. Ce programme comporte un impact littéraire qui se manifeste déjà dans Les Mœurs des Israélites et encore plus dans le Discours sur la poésie et en particulier sur celle des anciens Hébreux, publié en 1713 dans le second volume des Psaumes du Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament de Dom Augustin Calmet. Calmet y insère une notice qui renvoie à sa propre Dissertation sur la poésie des Hébreux imprimée à la tête du Livre de l’Exode et qui renseigne sur le fait que Fleury « avoit composé ce Discours dans un traité de la Poësie Antique, qu’il avoit dessein de donner au public 10 ». Il se trouve en effet, parmi les manuscrits de Fleury conservés à la BNF, une Histoire de la poésie antique inachevée et inédite datée du 28 juin 1673. La première moitié du Discours publié par Calmet y figure sans variantes qui modifieraient sensiblement le sens 11 . Elle précède donc de plusieurs années Les Mœurs des Israélites et en précise l’enjeu littéraire qui importe à l’auteur. Fleury y érige la poésie, le chant et la danse en composantes « naturelles » des civilisations d’origine et affirme que « les Orientaux sont […] les premiers qui ont cultivé & réduit en art cette inclination naturelle 12 ». Ses convictions religieuses l’avaient amené à soutenir dans son Discours sur Platon (1670) que ce philosophe enseigne à « discerner la bonne poésie de la mauvaise, c’est-àdire de celle qui est dangereuse pour les mœurs 13 ». La version du Discours sur la poésie des Hébreux, publiée par Calmet, traduit cette remarque sommaire en critique du concept prédominant du fait littéraire à l’époque : « Les Hé- 8 « La tyrannie des contes détruite. Histoire et fiction heuristique chez l’abbé de Choisy », Féeries. Etudes sur le conte merveilleux (XVII e -XIX e siècle), 3 (2006), p. 311. 9 Les Mœurs des Israélites, p. 145. 10 Paris, Pierre Emery, 1714, p. XLII. 11 Ms. fr. 9519, p. 226 r - 230 r. 12 Fleury, Opuscules, Nîmes, Beaume, 1780, vol. II, p. 645. 13 Écrits de jeunesse, p. 217-218. <?page no="86"?> 86 Volker Kapp breux n’ont jamais eu […] de Comédies, de Tragédies, de Poëmes épiques, ni aucune autre espèce de cette Poésie, que Platon appelle Poésie d’imitation 14 ». Une remarque dans les Lois de Platon sur la musique chez les Égyptiens est invoquée par notre abbé pour statuer sur la poésie « comme faisant partie de la Religion & des Lois 15 » et en faire un idéal des civilisations de l’ancien Orient. D’après Fleury, leur poésie est perdue, sauf celle des anciens Hébreux que nous connaissons grâce à l’Écriture sainte. D’où l’importance de la Bible pour le champ littéraire, que notre abbé veut renouveler en confrontant l’idée contemporaine de la poésie avec celle des civilisations d’origine. Il est convaincu qu’il faut étudier la civilisation des anciens Hébreux dont témoigne l’Ancien Testament, si l’on veut remonter à l’idée originaire de la poésie. L’Écriture sainte comporte « des cantiques pour exprimer diverses affections, ou des recueils de sentences pour instruire 16 ». Les poésies hébraïques sont « fort élevées par les figures & les expressions [… qui sont] un effet naturel des passions 17 ». Elles s’appliquent surtout à la Religion et elles ressemblent en cela à celle des Égyptiens et des Grecs chez lesquels elles passaient « pour une chose sacrée », bien que tant les uns que les autres « eussent aussi des Poésies profanes 18 ». Cette mise en relief du côté sacré de l’ancienne poésie ne sert pas seulement à la valorisation de la poésie religieuse, mais également à un projet plus ambitieux de christianisation du grand monde et de sa vie littéraire. Ce projet rejoint le programme du Petit Concile de Bossuet dont Fleury épouse les visées en écrivant ses ouvrages historiques et catéchétiques. Fleury partage avec Bossuet et Fénelon la conviction qu’il faut remonter aux civilisations d’origine pour corriger les défauts qu’il reproche aux Français de son époque. Aussi les invite-t-il, dès ses Remarques sur Homère (1665), à se dégager de leurs préventions, par exemple en faveur des héros chimériques des romans « que les auteurs des derniers temps ont bâti[s] sur les pensées des philosophes, au lieu qu’Homère qui n’avait point lu de philosophes se contentait de représenter la nature 19 ». Il conclut ses Remarques en soutenant qu’Homère peut être « un des meilleurs interprètes de l’Écriture à ceux qui n’y cherchent que le sens littéral 20 ». La réflexion sur l’art poétique se combine ici avec un plaidoyer pour les civilisations d’origine tant du monde biblique que de la Grèce, qui s’éclairent mutuellement dans une perspective archéologique 14 Opuscules, II, p. 651. 15 Opuscules, II, p. 645. 16 Opuscules, II, p. 646. 17 Opuscules, II, p. 646. 18 Opuscules, II, p. 645. 19 Écrits de jeunesse, p. 169. 20 Écrits de jeunesse, p. 181. <?page no="87"?> 87 L’archéologie biblique et l’instruction des élites et que Fleury tient pour des « civilisations primitives ». Une réflexion termine le Discours sur Platon qui érige la vie des patriarches bibliques en modèle préconisé par le philosophe d’Athènes et qui réduit la poésie à celle des anciens Hébreux « pour chanter les louanges de Dieu et des grands hommes et exciter à la vertu » 21 . Les Mœurs des Israélites soulignent que « [l]es Israélites n’avoient point de spectacles profanes. Ils se contentoient des ceremonies de la religion 22 ». L’absence totale de la civilisation des loisirs est compensée aux yeux de notre auteur par le prestige que cette poésie tire de sa fonction tant dans le culte que dans la formation morale. La stratégie d’éducation est « à peu prés la mesme chés les Israëlites que chés les Egyptiens, & les Grecs les plus anciens » : ils « formoient le corps, par le travail & les exercices : & l’esprit, par les letres & la musique 23 ». La musique fait partie intégrante de la poésie que les Grecs avaient empruntée aux Orientaux aussi bien que la politesse. Selon notre historien, les Hébreux savaient « que l’on retient toûjours mieux les paroles mesurées et mises en chant, & de là vient le grand soin qu’ils avoient de composer des cantiques sur ce qui leur arrivoit de considerable 24 ». Fleury combine son énoncé sur l’art poétique avec un constat ethnologique quand il attribue aux « civilisations primitives » la coutume de conserver les choses importantes par des chansons et qu’il constate cette pratique chez les Gaulois et les Germains à l’époque des Romains, de même qu’à présent chez « les Sauvages » d’Amérique. La capacité d’instruire que renferme cette poésie n’est pas à sous-estimer étant donné que « les verités les plus importantes, & les sentimens les plus droits, entroient agreablement dans l’esprit des enfans avec les paroles & les airs 25 ». Mais l’archéologie biblique réserve une information supplémentaire sur l’instruction des enfants : « la plus grande partie des études se faisoit […] par les entretiens des peres & des vieillards 26 ». Cette pratique de l’entretien hante l’imaginaire de Fleury qui y revient dans l’introduction du Catéchisme historique. Regrettant la « sécheresse » des catéchismes diffusés à son époque, Fleury se propose d’innover dans ce domaine en revenant à la pratique ancienne. Selon lui, « l’on a toujours suivi à-peu-près la même méthode pour enseigner la religion ; […] l’on s’est servi principalement de la narration & de la simple déduction des faits, sur laquelle on fondoit les dogmes & les préceptes de morale 27 ». L’ancienne façon d’enseigner, qu’il constate chez Adam, Noé et 21 Écrits de jeunesse, p. 220. 22 Les Mœurs des Israélites, p. 177. 23 Les Mœurs des Israélites, p. 145. 24 Les Mœurs des Israélites, p. 153. 25 Les Mœurs des Israélites, p. 154. 26 Les Mœurs des Israélites, p. 158. 27 Opuscules, Nîmes, Beaume, 1780, vol. I, p. 430. <?page no="88"?> 88 Volker Kapp Abraham, confie aux pères la tâche « de raconter à leurs enfans les merveilles de Dieu qu’ils avoient vues de leurs yeux, ou apprises par le récit de leurs pères 28 ». Moïse confirme cet exemple quand il « recueill[e] & écri[t] toutes ces anciennes traditions dans le livre de la Genèse, & dans les livres suivans, après avoir raconté fort au long les grands miracles que Dieu avoit faits pour tirer son peuple de la servitude d’Egypte 29 ». Peu importe que l’exégèse biblique d’aujourd’hui n’accepte plus cette théorie de la genèse des premiers livres bibliques ; la conséquence qu’en tire Fleury est l’imitation de la pédagogie des anciens Hébreux. Cette démarche se traduit dans son Catéchisme par des paraphrases de la Bible qui complètent la structure traditionnelle des questions et réponses dans l’instruction religieuse des enfants, tandis que ses Mœurs des Israélites rendent les adultes familiers avec la civilisation de l’Ancien Testament. Les Mœurs des Chrétiens ajoutent à cet enseignement une introduction aux temps héroïques de la chrétienté. Les trois ouvrages sont publiés à une année de distance, mais ils forment une unité, particulièrement évidente pour les deux derniers, puisqu’ils proviennent du même programme catéchétique. Le Discours du dessein et de l’usage de ce catéchisme regrette l’ignorance de la plupart des chrétiens : Ce ne sont point seulement les paysans, les ouvriers, les gens grossiers, sans esprit, sans éducation ; ce sont les gens du monde, polis & éclairés, souvent même les gens de lettres, que l’on trouve fort mal instruit, & des mystères & de règles de morale 30 . Le manque d’instruction religieuse, qui se constate même chez l’élite, est expliqué par Fleury dans Les Mœurs des Israélites par les préjugés modernes qui dispensent d’une confrontation avec la civilisation ancienne sous prétexte que son primitivisme est ridicule et sans impact sur le monde moderne. Fleury riposte par une apologie de la « civilisation primitive » et par une critique sévère des « préjugez 31 » modernes. Il existe un contraste entre la société d’agriculteurs des « civilisations primitives » et la société hiérarchisée de son époque avec ses différents « offices ». La lecture de l’Ancien Testament heurte par les cérémonies qui semblent bizarres à ses contemporains ; les sacrifices sanglants les rebutent même. Est-ce que la grossièreté des agriculteurs n’est pas incompatible avec la civilité des mœurs du grand monde ? Notre abbé ne se contente pas d’une justification de la civilisation des anciens Hébreux, il érige tout au contraire dès le début de son livre le peuple de Dieu en « un ex- 28 Opuscules, I, p. 430. 29 Opuscules, I, p. 430-431. 30 Opuscules, I, p. 423. 31 Les Mœurs des Israélites, p. 4. <?page no="89"?> 89 L’archéologie biblique et l’instruction des élites cellent modele de la vie humaine la plus conforme à la nature. Nous voyons dans ses mœurs les manieres les plus raisonnables de subsister, de s’occuper, de vivre en société 32 ». Cette thèse est une provocation des Modernes qui s’enorgueillissent des acquis de la France de Louis le Grand autant que des Anciens qui insistent sur les prérogatives de la civilisation gréco-romaine. Mais le panégyriste des Israélites attaque l’orgueil d’un certain humanisme : Mais quand on compare les mœurs des Israëlites avec celles des Romains, des Grecs, des Egyptiens & des autres peuples de l’antiquité que nous estimons le plus, ces preventions s’évanoüissent. On void qu’il y a une noble simplicité meilleure que tous les rafinemens : que les Israëlites avoient tout ce qui estoit bon dans les mœurs des autre peuples de leur temps ; […] ils avoient l’avantage incomparable de savoir où doit se rapporter toute la conduite de la vie ; puis qu’ils connoissoient la vraye Religion, qui est le fondement de la morale 33 . Bien qu’adhérant lui aussi aux idéaux humanistes, Fleury préfère l’ancienne Grèce au raffinement du siècle d’Auguste. Sa prédilection pour les civilisations d’origine perce dans l’éloge de la « noble simplicité » d’Homère, mentalité qu’il retrouve chez les patriarches bibliques, supérieurs au monde païen en tant que détenteurs de la révélation divine. Il explique les richesses du roi David, qui sont minimes en comparaison de celles du roi de France, par un renvoi à Homère, qui donne à Ulysse « en terre ferme douze grands troupeaux de chaque espece de bestail 34 ». Le retour aux civilisations d’origine se combine ici avec la mise en valeur de la simplicité naturelle, exaltée également par le Télémaque de Fénelon 35 . Reste à savoir comment ce programme d’instruction peut se réaliser auprès des élites. La réponse de Fleury est aussi simple que surprenante : il faut imiter le récit historique, dont l’Ancien Testament fournit le modèle, et captiver l’attention du lectorat des non-spécialistes en explorant le monde biblique d’une manière analogue à un récit de voyage : […] je ne pretends point ici faire un panegyrique, mais une relation tressimple comme celles des Voyageurs qui ont veu des païs fort éloignés 36 . Fleury insiste sur l’altérité de la civilisation biblique et se détache ainsi des ouvrages de piété qui se contentent d’interpréter les exempla bibliques dans 32 Les Mœurs des Israélites, p. 1-2. 33 Les Mœurs des Israélites, p. 4-5. 34 Les Mœurs des Israélites, p. 277. 35 Voir Volker Kapp, Télémaque de Fénelon. La signification d’une œuvre littéraire à la fin du siècle classique, Tübingen-Paris, Narr-Place, 1982, p. 129-133. 36 Les Mœurs des Israélites, p. 7-8. <?page no="90"?> 90 Volker Kapp une optique pieuse. Sa méthode consiste au contraire à examiner les données historiques « par le bon sens, & par la droite raison 37 ». Il opère en vue d’une meilleure compréhension de cette civilisation d’origine et des gens qui y vivaient. D’où l’originalité de son ouvrage qui est « le premier livre traitant positivement du judaïsme ancien comme modèle social 38 ». C’est pourquoi Les Mœurs des Israélites se rangent à partir des années vingt du dernier siècle dans l’ethnographie religieuse 39 , discipline scientifique risquant d’obscurcir le but catéchétique qui s’accentue dans l’autre volet du diptyque, Les Mœurs des Chrétiens. Les deux ouvrages métamorphosent l’érudition des exégètes bibliques ou des historiens de l’Église en récit des origines du christianisme pour familiariser le grand monde avec les mœurs, les institutions et la vie collective des Israélites et des premiers chrétiens. C’est une démarche dont il faut souligner « l’originalité en son temps 40 ». Fleury adhère au même type d’exégèse que les membres du Petit Concile pour qui l’Écriture est vraie à la lettre, de sorte que l’étude historique de la Bible peut instruire sur « la manière la plus raisonnable de passer la vie que nous menons sur la terre 41 ». La même conception de l’histoire se trouve dans la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte et dans le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, à laquelle Fleury s’apparente dans des notes restées manuscrites 42 . L’archéologie biblique jette un pont entre l’information historique et le projet catéchétique du diptyque. Fleury s’abstient de satisfaire la curiosité et s’efforce de transformer le récit historique en instruction morale. Les trois parties des Mœurs des Israélites suivent un ordre chronologique : les patriarches, les Israélites, les Juifs. La première partie, comportant une vingtaine de pages, est la plus brève mais la plus édifiante, la dernière en revanche est la plus critique vis-à-vis du peuple de Dieu. La seconde partie présente un portrait détaillé de la prospérité des Israélites jusqu’à l’époque de l’exil. Fleury dresse un tableau différencié de la vie quotidienne, du culte et de ses 37 Les Mœurs des Israélites, p. 8. 38 Anne Régent, « Le statut et le rôle du modèle hébreu dans Les Mœurs des Israélites de l’abbé Fleury », [in] Port-Royal et le peuple d’Israël. Chronique de Port-Royal, 53 (2004), p. 239. 39 Voir A. van Gennep, « Nouvelles recherches sur l’histoire en France de la méthode ethnographique, Claude Guichard, Richard Simon, Claude Fleury », Revue de l’histoire des religions 82 (1920), p. 139-162. 40 François-Xavier Cuche, Une pensée sociale catholique Fleury, La Bruyère, Fénelon, Paris, Cerf, 1991, p. 266. 41 Les Mœurs des Israélites et des Chrétiens, p. 382. 42 Voir Roland Bonnel, « L’abbé Claude Fleury et la ‹démonstration historique› », [in] Les Songes de Clio. Fiction et Histoire sous l’Ancien Régime. Textes rassemblés et édités par Sabrina Vervacke, Éric Van der Schueren et Thierry Belleguic, Laval, PUL, 2006, p. 425. <?page no="91"?> 91 L’archéologie biblique et l’instruction des élites institutions politiques. La noblesse et les occupations ordinaires l’intéressent aussi bien que les bases économiques de cette société, son organisation et ses rites. Les informations historiques provenant de l’érudition de son époque sont sélectionnées en vue de la formation morale du lecteur. C’est ainsi qu’il constate d’une part que les mariages n’étaient « qu’un contrat civil 43 » et avertit d’autre part qu’il « faut prendre garde à ne nous laisser tromper par les peintures modernes 44 ». L’idolâtrie des Israélites est critiquée et en même temps excusée par la question : « [N]e tâchons-nous pas d’accorder avec l’Evangile plusieurs divertissemens, […] contre lesquels ceux qui nous instruisent ne cessent de declamer 45 ? » La prospérité de Salomon l’enchante en tant qu’accomplissement des promesses faites par Dieu et le désabuse en même temps sur la vanité des biens temporels puisque « le sage Salomon […] s’abandonna tellement à l’amour des femmes, qu’il en eut jusques à mille, contre la défense de la loy de Dieu 46 ». Cet exemple d’exégèse littérale de la Bible vise moins le roi que ses sujets. La mauvaise conduite de Salomon est suivie par les Israélites dont les mœurs « allerent toûjours se corrompant de plus en plus 47 ». Le dernier chapitre, consacré aux « vrais Israélites », exalte la sainteté des personnages connus du Nouveau Testament, Zacharie et le vieillard Siméon. Leurs « saintes dispositions » d’enfants d’Abraham naissent « bien plus par l’imitation de sa foy que par leur naissance » ; elles permettent « de faire des Chrestiens parfaits de ces vrais Israëlites 48 ». Ce finale révèle l’optique néo-testamentaire de l’historien. Les Mœurs des Chrétiens suivent immédiatement le livre précédant en commençant par un abrégé de la vie du Christ. Le premier état du christianisme à Jérusalem, qui correspond aux temps héroïques des patriarches, « fut si parfait, que bien qu’il ait peu duré, il mérite d’être considéré séparement 49 ». Après ces deux chapitres succincts, Fleury traite plus en détail la période des persécutions pendant les trois premiers siècles, la liberté de l’Église depuis Constantin et finalement le relâchement moral des chrétiens. L’intention pédagogique de l’auteur se manifeste dans la manière de distinguer et de juger ces trois époques. La persécution des chrétiens se fait au « siécle le plus éclairé, & en même temps le plus corrompu 50 » de la civilisation romaine. Fleury distingue la dépravation des païens ainsi que les « vertus superficielles » chez 43 Les Mœurs des Israélites, p. 133. 44 Les Mœurs des Israélites, p. 134. 45 Les Mœurs des Israélites, p. 237. 46 Les Mœurs des Israélites, p. 285-286. 47 Les Mœurs des Israélites, p. 286. 48 Les Mœurs des Israélites, p. 342-343. 49 Mœurs des Israélites et des Chrétiens, p. 155. 50 Mœurs des Israélites et des Chrétiens, p. 179. <?page no="92"?> 92 Volker Kapp les Grecs de la survivance des vertus de leurs ancêtres chez les Romains. Ces « belles dispositions naturelles » facilitaient les « grands effets 51 » de la grâce. La vie quotidienne, le culte et le martyre des chrétiens sont présentés aussi bien que les calomnies de leurs ennemis. Au moment de passer à la période qui commence avec Constantin, Fleury avoue que la persécution était « plus avantageuse » pour les mœurs des chrétiens ; aussi se contente-t-il dans sa description de l’époque des « princes Chrétiens » de relever « les différences que causa d’abord le libre exercice de la religion 52 ». L’abbé étudie alors l’essor de la vie ecclésiale et la transformation du culte et des mœurs chrétiens en opposant à la magnificence des ecclésiastiques la pauvreté volontairement choisie des moines. Les monastères lui semblent être toujours « des trésors de toutes sortes d’antiquités ». Il rappelle que l’on y a trouvé « la plupart de ces anciens manuscrits dont on s’est servi pour établir de bonnes lettres [… et] les ouvrages des peres & les canons des conciles 53 ». Ce fait bien connu des érudits est évoqué à la fin d’un développement sur la vie des moines qui sont « des exemples vivans de la morale Chrétienne 54 ». Cette opinion correspond à une conviction bien établie des hommes d’Église, mais Fleury se fait fort de ce consensus pour transformer l’imitation de la vie des premiers chrétiens par les moines en modèle des « mœurs des Chrétiens 55 » et pour ériger les « civilisations primitives » des Hébreux et des chrétiens en correctif de la civilité des mœurs de son époque. L’ignorance des élites nécessite la mise en valeur des civilisations d’origine pour « réaccorder le monde avec la morale chrétienne 56 ». La valorisation de la politesse ancienne renverse la perspective des Modernes en opposant un idéal de « simplicité » et de « naturel » à la civilité contemporaine trop raffinée et trop éloignée de l’esprit évangélique. Le recours au « récit historique » à la manière des anciens Hébreux réagit contre le succès du récit fabuleux et du conte de fée auprès du grand monde. Fleury suit cette méthode afin de détourner l’élite des « imaginations chimériques » et de l’instruire sur la religion chrétienne en profitant des résultats de l’archéologie biblique et de l’érudition historique, deux domaines hautement familiers à l’auteur. 51 Mœurs des Israélites et des Chrétiens, p. 178. 52 Mœurs des Israélites et des Chrétiens, p. 267-268. 53 Mœurs des Israélites et des Chrétiens, p. 333. 54 Mœurs des Israélites et des Chrétiens, p. 332. 55 Mœurs des Israélites et des Chrétiens, p. 379. 56 Jean-Philippe Grosperrin, « La politesse des premiers âges : un aspect du primitivisme chrétien sous Louis XIV », [in] Regard sur le passé dans l’Europe des XVI e -XVII e siècles. Textes réunis par Francine Wild, Berne, Lang, 1997, p. 404. <?page no="93"?> II LA RELIGION À LA COUR Président: Philippe Loupès <?page no="95"?> Biblio 17, 175 (2008) L’Éminence grise de l’Éminence rouge. La religion du Père Joseph et le service d’État B ENOIST P IERRE Université François-Rabelais, Tours Né le 4 novembre 1577 au temps des guerres de Religion, le Père Joseph fut baptisé dans l’église Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie à Paris, non loin de l’Hôtel de Ville et de la demeure parentale du passage Sainte-Avoye 1 . Il s’appelait dans le siècle François Le Clerc du Tremblay, avant qu’il ne se résolût à changer d’identité pour fuir le monde et quitter les siens en 1599. Dès lors il s’imposa comme un religieux de renom aussi bien dans son ordre qu’à l’extérieur. Cette réputation lui permit d’incorporer les réseaux dévots foisonnants de l’époque, d’accéder à des charges d’émissaire de l’Église puis, grâce à Richelieu dont il avait favorisé l’ascension, de devenir l’un des principaux conseillers politiques du règne de Louis XIII. Il devint alors, même si cette expression prête à discussion, la fameuse Éminence grise, figure sur laquelle on a projeté beaucoup de fantasmes, de lieux communs et d’erreurs. Plusieurs questions ne cessent de se poser sur ce personnage haut en couleur qui appartient autant à l’histoire de la spiritualité et à « l’invasion mystique », qu’à l’histoire politique et au service d’État : quelles formes de religiosité défendait-il, quels modes d’apostolat proposa-t-il, quelles actions eut-il à la cour de France, et dans quelle mesure cette insertion fut-elle distincte de ses charges et de ses responsabilités cléricales ? Pour comprendre la religion du capucin, il est nécessaire au préalable de rappeler les fondements socioculturels de sa spiritualité, car le Père Joseph fut lui-même, il ne faut pas l’oublier, un membre de l’élite, mais d’une élite déclassée et profondément 1 Sur la vie du Père Joseph, on peut consulter : Gustave Fagniez, Le Père Joseph et Richelieu (1577-1638), Paris, Hachette, 1894 ; Louis Dedouvres, Politique et apôtre. Le Père Joseph de Paris capucin, l’Éminence grise, Paris, Imprimerie de la Société anonyme des Éditions de l’Ouest, 1932 ; et plus récemment Benoist Pierre, Le Père Joseph. L’Éminence grise de Richelieu, Paris, Perrin, 2007. <?page no="96"?> 96 Benoist Pierre divisée au tournant des XVI e et XVII e siècles 2 . Son entrée au cloître était certes intimement liée à cette situation familiale qu’il partageait avec nombre de ses contemporains, mais elle provenait plus généralement des multiples fractures de la société laminée par trente-cinq années d’une guerre civile particulièrement violente. Ce constat d’un royaume décadent l’incita à définir une action spirituelle qui ne portait pas spécifiquement sur les notabilités urbaines. Son projet fut plus ample : il voulait convertir le plus grand nombre de fidèles et d’hérétiques à un principe de foi chrétienne unique et retrouver ainsi l’harmonie du monde. L’originalité du Père Joseph consista à rénover la dévotion unificatrice et « suréminentielle » de son ordre en proposant une méthode d’oraison à géométrie variable. Mais le religieux, qui se pensait comme un représentant d’une « élite spirituelle », s’adressait aussi aux hommes de son rang. Il cherchait notamment à toucher les hommes d’État, ceux qui étaient à la tête des « hiérarchies ». Les modes étaient classiques d’autant qu’à partir de 1614 et plus encore de 1624, le Père Joseph fut bien inséré dans les milieux curiaux : encadrement, confession, conseils, etc. Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui est plus probant dans son cas, c’est la définition d’un système mystico-apostolique cohérent mis au service de la gloire royale : en amont, la définition d’une spiritualité aux méthodes variées mais dont la pluralité formelle ne visait qu’à toucher le plus grand nombre d’âmes ; au cœur de son apostolat, les prédications et les publications d’ouvrages sacrés qui prolongeaient l’action missionnaire par la diffusion d’une « science des saints » adaptée aux lecteurs avertis ; en aval, la préparation spirituelle des calvairiennes qui coiffaient le tout par la prière et l’intercession céleste. 2 Nous entendons ici par « élites », les groupes sociaux qui concentrent ou tentent de réunir à leur profit le pouvoir, le savoir, les biens matériels et symboliques, tout en cherchant consciemment ou inconsciemment à établir un rapport de domination ou du moins de contrôle social, notamment par la constitution et la fermeture de leurs groupes d’appartenance, mais aussi par la définition de stratégies familiales et clientélaires propres. Nous nous référons ici principalement aux théories de Pierre Bourdieu sur la « reproduction sociale des élites », autant qu’à celles de Raymond Boudon sur « l’individualisme méthodologique ». Pour une réflexion historiographique sur cette notion d’« élite » qui a fait l’objet de très nombreux débats dont il n’est pas possible ici de relater toute la richesse, voir l’Histoire des élites en France du XVI e au XX e siècle : l’honneur, le mérite, l’argent, Guy Chaussinand-Nogaret dir., Paris, Hachette, 1994 (3e éd.). <?page no="97"?> 97 L’Éminence grise de l’Éminence rouge La conversion séraphique d’un noble déclassé au tournant des XVI e et XVII e siècles François Le Clerc, sieur du Tremblay, était le fils aîné de Jean Le Clerc, un président aux requêtes du parlement de Paris qui possédait entre autres la seigneurie du Tremblay, et de Marie de La Fayette, la fille de Claude de La Fayette, baron de Saint-Romain et seigneur de Maffliers. La famille Le Clerc, qui cherchait depuis plusieurs générations à placer ses membres dans la bonne société parisienne, était alors à la croisée des chemins. À l’attachement consubstantiel des robins à l’office, elle combinait la recherche de rentes, de bénéfices ecclésiastiques et de nouveaux titres de propriété. Elle était aussi à l’affût d’alliances matrimoniales bien choisies, favorisant l’ascension sociale de ses membres. Par le mariage de ses parents, François appartenait donc à plusieurs univers : il était robin par son père et aristocrate d’épée par sa mère, une union peu commune pour l’époque, dont le capucin eut lui-même du mal à s’accommoder. Aîné d’une famille en pleine ascension, le jeune Le Clerc du Tremblay devint l’objet de toutes les attentions. Il reçut une première formation qui devait l’amener à suivre les pas de son père et à reproduire le modèle du « parfait magistrat chrétien » 3 . Pourtant le décès inattendu du pater familias au printemps de l’année 1587 brisa cet élan familial en transformant la destinée toute tracée de notre adolescent à peine âgé de dix ans. Désormais sous l’emprise de sa mère avec son frère Charles et sa sœur Marie, le jeune garçon fut orienté vers le métier des armes. Il entra en 1594 ou 1595 dans la toute nouvelle académie Pluvinel, fit son « grand tour » en Italie et en Allemagne l’année suivante, puis participa en 1597 au siège d’Amiens dans les troupes du connétable Henri de Montmorency. Surtout, la mort de Jean Le Clerc, au moment le plus exacerbé des tensions religieuses, plaça la famille du jeune sieur du Tremblay dans une situation peu enviable. Minée par de multiples conflits internes, elle fut acculée à la faillite et soumise à un inévitable déclassement à la fin du XVI e siècle. Aux dissensions patrimoniales intergénérationnelles et intralignagères de cette famille, s’ajoutaient des fractures confessionnelles entre une branche paternelle majoritairement catholique et une ascendance maternelle profondément marquée par le protestantisme. La parentèle de notre homme fut également scindée en deux groupes difficilement réconciliables : d’un 3 Colin Kaiser, « Les cours souveraines au XVI e siècle : morale et Contre-Réforme », Annales, Économie, Sociétés, Civilisations, t. 37, n° 1, 1982, p. 15-31. Jonathan Dewald, The Formation of a provincial Nobility. The Magistrates of the Parlement of Rouen, 1499-1610, Princeton, Princeton University Press, 1980. <?page no="98"?> 98 Benoist Pierre côté, les catholiques royaux qui voulaient renforcer la puissance princière pour restaurer l’unité du royaume, et de l’autre les ligueurs qui au contraire entendaient faire usage de la violence pour « bouter » les hérétiques hors du royaume. L’idée de guerre sainte était inhérente à leur projet d’unification chrétienne. Les deux clans ne s’opposaient donc pas sur la finalité salvatrice de l’État, mais bien sur les moyens d’y parvenir. Dans la branche paternelle du Père Joseph, le principe d’obéissance royale prédomina. Son oncle, Nicolas Le Clerc, fut aussi fidèle à Henri III qu’à Henri IV. En 1590, il quitta la capitale dominée par la Sainte-Union, pour se réfugier à Châlons-sur-Marne, où le roi avait installé un parlement dévoué à sa cause 4 . Nicolas ne refit surface à Paris que le 16 mars 1594, c’est-à-dire une semaine avant l’entrée triomphale du nouveau monarque dans la ville. Le magistrat assista alors aux différentes réunions de la municipalité et fut plusieurs fois député du conseil auprès d’Henri IV. Mais dans la parentèle du Père Joseph, il y avait aussi des ligueurs. Ce fut le cas de l’une des branches collatérales, et non la moindre puisqu’il s’agissait de celle qui, au gré des héritages successifs, avait acquis des droits sur la seigneurie du Tremblay. Il en allait ainsi du grand-oncle du capucin, Nicolas II Le Clerc et de sa femme Claire de Saint-André, la fille de l’inquisiteur François de Saint-André, président en la cour de Parlement et surtout connu pour avoir dirigé avec Pierre Lizet la Chambre ardente instituée par Henri II à Paris en 1547. Dans sa chronique, Pierre de L’Estoile explique que le fils aîné de Nicolas II et de Claire qui portait le même nom que notre héros, François Le Clerc, était attaché à la Ligue. Ainsi, pour la date du 20 mars 1590, le mémorialiste relève cet indice saillant : « le mardi 20 e jour de mars [1590], le légat, l’archevesque de Lyon, l’ambassadeur d’Espagne et plusieurs autres seigneurs furent à Saint-Denis pour parlementer avec le duc de Mayenne, qui s’y estoit rendu après la bataille d’Yvri, et lui promirent de nouveaux secours. Le premier qui a porté cette triste nouvelle [de la défaite] est le sieur du Tremblai [sic], qui a esté présent à l’action » 5 . En avril 1591, ce même François Le Clerc, fut assassiné au Tremblay par des soldats du roi, plus exactement, nous explique le chroniqueur toujours bien informé par l’un de leur 4 ANF, X1A 9232, f. 674 (17 octobre 1590), X1A 9258, f. 49 (20 novembre 1590). 5 Pierre de L’Estoile, Mémoires-journaux, 1574-1611, t. V : Journal de Henri IV, Paris, Tallandier, 1982, p. 269. François Le Clerc, sieur du Tremblay pour moitié, a été confondu avec le ligueur Bussy-Le Clerc, dans l’index du Journal (ibid., p. 129). Or sur plusieurs générations, aucun lien de parenté évident n’existe entre ces deux familles (voir BNF, Pièces Originales 562 ; Dossiers Bleus 146 ; Carré d’Hozier 143 ; Nouveau d’Hozier 76). <?page no="99"?> 99 L’Éminence grise de l’Éminence rouge « chasse-ligue » 6 : « Ce jour, M. de Gland, mon beau-frère, m’estant venu voir, me conta comme le conseiller [François] Le Clerc, un de ses amis, avoit esté surpris et tué dans sa maison du Tremblay, près de Montfort Lammauri, trahi, à ce que lui avoit dit le chanoine Saint-André, par sa chambrière, et tiré par un soldat, d’une longue pistole qu’ils appellent chasseligue, lesquelles jettent la balle fort grosse, et sont de l’invention de M. de La Noue, qui les a ainsi surnommées » 7 . Ce témoignage apparaît d’autant plus sérieux que ce « chanoine Saint-André » n’était autre que Jean de Saint-André, vicomte « hérédital » de Corbeil, sieur de Tigerye, chanoine de l’Église de Paris et surtout l’oncle du conseiller défunt 8 . Ainsi, les deux branches de la famille Le Clerc, qui se partageaient les terres du Tremblay, ne se livraient pas seulement à une lutte sans merci pour prendre le contrôle du terroir sur lequel elles s’étaient installées. Leurs querelles étaient aussi liées à des oppositions de nature politico-religieuse, portant sur des façons différentes de concevoir le rapport au roi, à l’Église et au monde. Ces divisions familiales ne furent pas sans effet sur l’itinéraire du jeune noble. Ce fut après sa première expérience militaire en 1597, sans doute complétée par une mission diplomatique en Angleterre de quelques mois, que François Le Clerc se décida à entrer chez les capucins de Paris. L’enchaînement des événements pourrait laisser croire que cette décision fut le résultat d’une conversion brutale à la vie conventuelle d’un gentilhomme déchu. Pourtant, de nombreux indices tendent à prouver qu’il y fut au contraire indirectement préparé au cours de sa jeunesse, autant par la formation qu’il reçut que par le contexte socio-culturel dans lequel il vécut. Dès lors, le choix des capucins apparaît plus clairement car, en cette fin de siècle agité, l’ordre réputé pour son austérité répondait sans doute mieux que tout autre aux tumultes intérieurs d’un robin passé à l’épée et persuadé d’être possédé par le diable. 6 Archives départementales des Yvelines, E sup. 367, chap. 1, 19e liasse, n° 10. Ce meurtre est confirmé par un acte de 1617 (Archives départementales des Yvelines, 5 J 23). Mais il est intéressant de noter la version du greffier qui défendait la cause de Nicolas Le Clerc, le frère cadet du défunt : « Maître François Le Clerc, conseiller du Roy en ladicte cour et ès requeste du Pallais ayant esté tué au chasteau du Tremblay, s’en allant à Tours ». On voulait ainsi faire passer le ligueur pour un « politique ». 7 Pierre de L’Estoile, Mémoires-journaux, op. cit., p. 83. 8 ANF, Y 133, f. 233 (27 octobre 1593). À cette date, Jean de Saint-André céda à sa sœur, Claire de Saint-André, le fief « des Tombes et Poterie », situé au faubourg Saint-Jacques à Paris, auquel il ajouta encore des droits sur la terre et seigneurie de Villepesque, près de Corbeil « à lui échus par suite de la succession de son frère ». <?page no="100"?> 100 Benoist Pierre Il est ainsi fondamental de déceler les motivations qui ont pu amener un fils aîné, sans doute promis à une belle carrière, à se convertir à la vie exigeante des « frères des Anges ». De ces raisons découlent non seulement la compréhension de l’acte en lui-même au-delà d’un discours reconstruit par ces nouveaux religieux, mais aussi celle du rapport qu’il entretenait avec la société environnante. Au temps des guerres de Religion, les néo-convertis justifiaient souvent leurs gestes de façon identique, masquant ainsi les véritables ressorts de leur démarche derrière un langage en apparence stéréotypé, parfois intemporel voire impersonnel : à travers l’adhésion à un nouvel idéal de vie, ils voulaient fuir un monde dans lequel ils n’étaient plus en mesure d’assurer leur salut. La conversion n’était donc pas le produit d’une illumination intérieure. Elle était bien plutôt le résultat d’un rejet du siècle et de ses péchés. Le Père Joseph voyait dans la société de son temps un monde profondément décadent, auquel il ne voulait plus prendre part au risque d’y perdre son âme. Il ne s’agit pas ici de remettre en doute la sincérité de cette perception d’un corps social corrompu, ni même de douter un instant de la croyance en la possession diabolique qui l’accompagnait, mais de chercher à comprendre ce qui, à l’échelle d’un individu, a pu entraîner une telle vision négative et pessimiste de l’homme et de la société. Or, il apparaît clairement que cet argument ne procédait pas seulement d’un topos de la littérature conventuelle, réactivé à l’occasion d’une entrée au cloître. Il trouvait aussi ses fondements dans une réalité tangible, dont le père Joseph avait pu observer et ressentir le caractère tragique : celle d’une famille affaiblie, désunie et divisée sur les plans patrimonial, culturel, religieux et politique, dont la dislocation révélait, en cette fin de siècle, l’atomisation brutale de la société et le rêve perdu de l’unité chrétienne. Un promu de l’Église : l’union mystique et l’ascension dévote du missionnaire capucin Doté d’une solide éducation humaniste, frère Joseph de Paris, appelé plus communément le Père Joseph, progressa rapidement dans la hiérarchie de son ordre. L’Église était alors l’une des voies possibles de l’ascension sociale, surtout pour un homme érudit qui, bien que déclassé, était manifestement doué et volontaire 9 . Après une année passée au noviciat d’Orléans, François Le Clerc devint profès en février 1600, puis suivit une formation spirituelle et théologique poussée, dont devait s’acquitter tout nouveau religieux de cette 9 Cela confirme les thèses de Wolfgang Reinhard, Papauté, Confessions, Modernité, Paris, EHESS, 1998. <?page no="101"?> 101 L’Éminence grise de l’Éminence rouge branche réformée du franciscanisme. Très tôt, le capucin se fit remarquer pour son zèle et ses bonnes dispositions. Dès 1601, le père Ange de Joyeuse, l’ancien comte du Bouchage et mignon d’Henri III, parlait de lui en des termes très élogieux et le tenait pour l’un des religieux les plus accomplis de la province. En 1603, le chapitre général le dispensa de sa troisième année d’études et le rattacha au couvent Saint-Honoré à Paris, avec le titre de lecteur en théologie. Ordonné prêtre l’année suivante, il accéda à des postes de responsabilité et d’encadrement spirituel. Il fut successivement maître des novices à Meudon, gardien de la maison de Bourges et maître de son séminaire en 1605, supérieur du couvent de Rennes en 1606, de Chinon en 1607, de Tours en 1609, avant d’être désigné, deux ans plus tard, coadjuteur de la nouvelle province de Touraine, puis provincial lui-même à partir de 1613. Dès les premières années de sa prise d’habit, l’homme chercha à élaborer les préceptes d’une méthode d’oraison universelle, apte à trouver Dieu par le Christ, principe médiateur et unificateur de l’univers. Après quelques années de tâtonnement, le Père Joseph plaça le Crucifié au cœur de la vie purgative et l’amour de la divinité christique au centre de la vie essentielle : « il réunit donc les deux registres en tension dialectique, apparaissant ainsi comme « abrégé de perfection » » 10 . Joseph de Paris reviendra constamment sur ces schèmes, en les développant et en les enrichissant. Ce fut le cas dans l’Introduction à la vie spirituelle où il déploya et déclina, tout au long de son ouvrage, les deux figures humaine et divine du Fils pour unifier les différents niveaux de la vie spirituelle. Ainsi, entre un Christ amour qui permettait d’atteindre l’Essence divine et un Christ souffrant, objet même de la vie purgative, la thématique christocentrique aboutissait à la synchronisation et surtout à la fusion des contraires : « Son bien-aymé [Jésus-Christ] l’ayant introduite [l’âme] dans le conclave du délicieux nectar de son sang [dans la vie purgative] et luy ayant donné la connoissance du mystère de la rédemption [dans la vie illuminative], elle void iceluy mystère dans lequel comme dans une belle sale se prépare ce beau banquet, porter par tout sur ces portes, et advenues les panonceaux, et armoiries d’amour [dans la vie essentielle], car ainsi dit l’Hébreu [Cant. 2, 4], l’amour de mon Espoux est eslevé sur moy, comme une enseigne : elle s’admire, et se pasme presque de joye, de voir combien toutes ses merveilles, de mort si pénible, et de si glorieuse résurrection, luy appartiennent de si près » 11 . 10 Secondo Pastore, Le Resserré et l’Étendu. Introduction à Joseph du Tremblay. Herméneutique et logique, dans Études franciscaines, t. 19, 1969, p. 87. 11 Joseph de Paris, Introduction à la Vie Spirituelle par une facile Méthode d’Oraison, pour toute âme dévotieuse et spécialement pour les Novitiaux et Séminaires des FF. Mineurs Capucins […], Paris, Jean Fouet, 1620, partie IV, chap. 25, p. 388-389. <?page no="102"?> 102 Benoist Pierre L’œuvre du père Joseph était fondamentalement christocentrique 12 . Le Fils était l’argument et la substance de toutes les activités spirituelles. Il était le cœur de l’Introduction à la vie dévote, de la Perfection séraphique qui entendait dévoiler le bonheur admirable des serviteurs de Jésus-Christ, exprimé sous la forme d’une couronne mystique, ou encore de la plupart des exercices de dévotion proposés aux calvairiennes : exercices sur Les cinq playes de Nostre Seigneur 13 , Les trois journées du Calvaire 14 , L’amour de Jésus 15 , le Sainct Sacrement 16 , le Saint- Suaire 17 , etc. Tout devait conduire à Jésus, même la ferveur mariale et le culte des saints 18 , comme l’exprime bien en condensé le Sermon fait dans l’Avant, où est parlé de l’obligation que nous avons à aimer Nostre Seigneur Jésus Christ, 1. Selon qu’il est Dieu, 2. En tant qu’il est fait semblable à nous pour nous sauver 3. En tant qu’il nous unist à Dieu un estroit lien d’amour 19 . « À quoi donc tendent 12 Bibliothèque Mazarine, ms. 1206, p. 1174-1300. On retrouve ce même penchant christologique dans les poèmes du capucin. La plupart sont dédiés à Jésus-Christ (la Nativité, la Cène, la Passion, La Crucifixion, la Vierge au pied de la Croix, Pâques, la Résurrection, l’Ascension, Pensées sur l’amour de Jésus, Cantique de l’amour de Jésus, Les saints désirs du Calvaire, Le soupir de l’amour de Jésus). Si l’on excepte deux autres poésies dédiées à Notre-Dame de Lorette et à saint Joseph, celles qui restent, portent sur la croisade. 13 Bibliothèque du Calvaire d’Angers, ms. 21, f. 220v°-303r° (exhortations n° 1-2), ms. 9, p. 255-476 (exhortations n° 3-10) et ms. 17, p. 46-84 (exhortation n° 11). Voir aussi, Louis Dedouvres, Un précurseur de la B. Marguerite-Marie. Le Père Joseph et le Sacré-Cœur, Angers, Germain et G. Grassin, 1899. 14 Bibliothèque du Calvaire d’Angers, ms. 23, f. 2r°-32v° (juillet 1632). L’ensemble est suivi d’une Épître générale de nostre très Révérend Père sur l’exercice du Calvaire. 15 Bibliothèque du Calvaire d’Angers, ms. 25 (juillet - octobre 1636). 16 Ibid., ms. 3 ter, f. 739r°-847v°. 17 Ibid., ms. 15, p. 541-653. 18 C’est l’essence même de la dévotion à Notre-Dame du Calvaire, c’est-à-dire de la « Vierge au pied de la Croix ». Voir l’Exercice sur la compassion de la Saincte Vierge (Bibliothèque du Calvaire d’Angers, ms. 30). Joseph de Paris, La vocation des religieuses de la première Reigle de S. Benoist. Fondées par la R. Mère Anthoinette d’Orléans, de Sainte Scolastique […], Paris, Jean Fouet, 1621. 19 Bibliothèque du Calvaire d’Angers, ms. 12, p. 477-485. Voir aussi ibid., p. 106 : « Cet acte de pur amour bien exercé est si complaisant à Dieu qu’il purifie l’âme de telle sorte que les docteurs tiennent que mouvant en cet estat l’âme iroit droict en paradis. C’est en cet estat que sont mors [sic], sainct Benoist, sainct François, saincte Catherine de Gênes, les Apostres et autres sainctes Ames, c’est dès ce monde commancer l’éternité, où nous debvons tandre et comme enfans d’un Dieu Eternel n’avoir autre mouvement en toutes nos actions. Dans ce chemin, nous avons pour guide Nostre Sauveur Dieu et homme, [nous devons] imiter son humanité et nous unir à sa divinité par un entier délaissement et abandon de tout nous mesme à sa divine volonté, car une âme qui veut plaire à Dieu doit estre toute à Dieu et rien à elle mesme ». <?page no="103"?> 103 L’Éminence grise de l’Éminence rouge toutes vos méthodes et exhortations, s’exclamait encore le Père Joseph dans l’exercice sur les Cinq playes de Nostre Seigneur. Leur but est de vous induire à la foi nue et au pur amour de Dieu par le moyen de l’humanité de Nostre Seigneur, l’imitation de ses saintes actions, car mon dessein n’est pas de vous donner seulement de bonnes connaissances, mais aussi de bonnes pratiques » 20 . La dévotion aux Plaies de Jésus conduisait spontanément le révérend père à la vénération du Cœur du Christ pour unir l’essence de l’anima à celle du Tout-Puissant 21 : « Nous devons donc aller à Dieu par les sacrées playes de son fils, mais speciallement par celle de son cœur […], vos âmes jouiront des douceurs et consolations célestes » 22 . Jésus, homme et Dieu, était le principe unificateur de la vie spirituelle, le médiateur par lequel le fidèle en oraison s’acheminait vers le ciel : « Le Fils de Dieu est un abrégé de toutes les merveilles du Père, le centre de toutes choses, hors duquel rien ne peut avoir de vray repos, de sorte qu’il faut nécessairement que tout ce qu’il y a de bon au ciel et en la terre, les hommes et les anges (car il n’y a de bon que cela) viennent à ce [sic] joindre à ce centre pour y prande leur substance et tout leur bonheur. C’est pourquoy, il estant ces bras entre le ciel et la terre, comme médiateur affin de restaurer, assembler et unir à luy toutes les créatures » 23 . Joseph de Paris participait à la « révolution copernicienne de la spiritualité » qui faisait du Christ le « cœur » de l’univers 24 . Il n’est donc pas étonnant de le voir assimiler, comme Bérulle, l’essence du Christ à la lumière ou au soleil, même si l’héliotropisme du capucin était autant trinitaire (Dieu-Soleil, Christ-Lumière, Saint-Esprit-Chaleur) que totalement christologique (Christ- Soleil). Cela venait incontestablement renforcer la cohésion d’un modèle multipolaire, tout en préservant la puissance médiatrice de Jésus 25 . 20 Bibliothèque du Calvaire d’Angers, ms. 9, p. 260-261. 21 Raoul de Sceaux, « Joseph de Paris », Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, t. VIII, n° 2, col. 1382. Au XVII e siècle, le père Joseph est l’un de ceux qui a le plus développé cette dévotion au cœur de Jésus. 22 Bibliothèque du Calvaire d’Angers, ms. 21, f. 261v°-262r°. 23 Ibid., f. 276v°-277r°. 24 Mino Bergamo, La Science des saints. Le discours mystique au XVII e siècle en France, Paris, Jérôme Millon, 1992, p. 24. Anne Ferrari, Figures de la contemplation : la rhétorique divine de Pierre de Bérulle, Paris, Cerf, 1997. Voir notamment Bibliothèque du Calvaire d’Angers, ms. 12, p. 614 : « La troisième bataille est au tombeau lorsque le Filz de Dieu sort tout glorieux et esclatant comme mille soleils ». 25 Voir aussi sur ce point Joseph de Paris, De la Perfection séraphique, ou Du bonheur admirable des serviteurs de Jésus-Christ, exprimé souz la forme d’une couronne mystique, Paris, Jean Fouet, 1624, chap. 4-9. Stéphane Marie-Morgain, La Théologie politique de Pierre de Bérulle (1598-1629), Paris, Publisud, 2001. <?page no="104"?> 104 Benoist Pierre Au cours de cette période, le Père Joseph posa également les fondements de son activité apostolique pour fédérer le monde et le soumettre à une même loi - ce qui, au demeurant, lui permit de nouer des relations durables dans la sociabilité dévote de son temps et de devenir un personnage influent de l’Église. Dans un premier temps cependant, son action resta confinée à l’univers séraphique et familial, à partir duquel il put définir sa doctrine spirituelle. Il devint le confesseur de conscience de sa mère, Marie de La Fayette, s’occupa de la réforme de Fontevraud, fonda les Missions du Poitou et créa avec Antoinette d’Orléans un nouvel ordre de moniales, les filles du Calvaire, grâce auquel il entra en contact avec Richelieu. Par la suite, les conférences de Loudun de 1615-1616, dont il ne fut qu’un médiateur de second plan, permirent au Père Joseph d’accroître son audience et d’élargir son réseau d’influence. Fort de sa réputation et de ses talents de négociateur, ce fut au cours de ces mêmes pourparlers de paix entre Marie de Médicis et les princes rebelles, qu’il rencontra le duc de Nevers et qu’il accepta de prendre part à l’organisation d’une vaste croisade contre l’empire ottoman. Cette entreprise universaliste, dont Charles de Gonzague avait dressé les premiers plans, s’insérait parfaitement dans les desseins de l’ancien noble d’épée qu’était notre capucin. Après l’action missionnaire et la fondation du Calvaire, elle ajoutait un troisième et dernier volet à sa quête d’unité qui parachevait son œuvre en l’élargissant à l’ensemble de la chrétienté. Elle contribua à propulser la carrière diplomatique de l’ancien baron de Maffliers et à en faire une figure incontournable de son ordre et du clergé. L’expédition ottomane s’apparentait à une guerre légitime contre un empire despotique, qui s’était injustement emparé des Lieux saints et oppressait les chrétiens. En désignant un ennemi commun, elle visait surtout à unir les princes catholiques pour pacifier l’Europe et poser les conditions d’une conversion généralisée des peuples. Elle était une nouvelle forme d’apostolat, par le fait d’armes. Les débuts de la guerre de Trente Ans et l’extension du conflit à l’Europe allaient donc rapidement rendre illusoire la mise en place de ce programme fédérateur, sur lequel le sieur du Tremblay faisait porter tous ses espoirs d’unanimité chrétienne. Ce qui explique aussi en retour que le Père Joseph ne cessa, jusqu’à la fin de sa vie, d’invoquer ce projet, tout en l’adaptant à la nouvelle donne des rivalités entre nations 26 . L’analyse de cette croisade inachevée ou inaboutie, mais qui restait toujours un objectif à atteindre pour une ultime fin d’essence spirituelle et confessionnelle, est donc décisive : à travers elle, on mesure les logiques politico-religieuses qui amenèrent certains dévots, défenseurs 26 Alphonse Dupront, Le Mythe de la croisade, Paris, Gallimard, 1997, t. I, p. 399-413. Quelque temps avant son décès, le Père Joseph se faisait lire l’Histoire de la conquête de la Terre sainte par Godefroy de Bouillon. <?page no="105"?> 105 L’Éminence grise de l’Éminence rouge de l’Église et d’une république chrétienne universelle, à s’en remettre à leur prince pour atteindre à terme leur rêve d’unité, quitte à s’opposer pour un temps aux puissances catholiques, ennemies de la France 27 . L’échec momentané de la croisade révélait l’incapacité des princes chrétiens à fédérer leurs efforts pour suivre l’autorité du Fils aîné de l’Église. Le capucin devait adapter ses ambitions universalistes à ce nouveau contexte. La démarche était finalement très proche de celle qui avait conduit le jeune noble au cloître : l’identification d’un mal personnel et collectif l’avait amené à rechercher, dans l’intimité de la conversion, la refonte unitaire de son âme avant de se lancer dans un apostolat actif. Le constat amer d’un monde corrompu et divisé, dont l’échec de la guerre du Levant laissait apparaître toute l’ampleur, permit au capucin de mettre l’accent sur une autre source d’harmonie, concomitante à la logique de sa pensée mystique et cosmologique, que la réalité des faits rendait encore plus évidente : l’idée que le roi, placé au sommet des hiérarchies, était le seul moteur de l’unité. Le monarque n’accédait pas seulement à ce rang comparativement aux autres princes dont la vanité et les ambitions faisaient échouer la guerre ottomane. Il l’était aussi intrinsèquement par analogie aux « facultés » intérieures de l’âme et celles du monde céleste, par ses vertus et son action, par sa volonté de pacifier son royaume et de mater les rebelles huguenots. Le roi de France, puissance supérieure placée entre le ciel et la terre, était le primus inter pares, celui dont il fallait défendre les positions et sur qui les hommes devaient s’appuyer pour atteindre l’unification confessionnelle tant attendue. Le système mystico-apostolique du Père Joseph et l’action d’État Dès la fin de l’année 1623, Richelieu, sentant le vent tourner en sa faveur, s’était entouré de plusieurs de ses anciens « amis », choisis parmi ceux qui avaient contribué à son ascension. Nombre d’entre eux faisaient partie du groupe des dévots et voyaient, dans celui qui avait été promu au cardinalat en 1622, le défenseur de leurs idéaux et de l’Église. Le Père Joseph était l’un de ceux-là. Le 22 octobre 1623, il reçut une lettre de Richelieu qui lui demandait de venir le rejoindre à Paris, puis une autre en avril 1624, au moment où le nouveau secrétaire réorganisait les conseils 28 . Cette arrivée dans l’entourage 27 Benoist Pierre, « Le père Joseph et l’empire ottoman au début du XVII e siècle », Cahiers de la Méditerranée, vol. 71 : Crises, conflits et guerres en Méditerranée, t. 2. 28 Claude Lepré-Balain, Vie du R. P. Joseph de Paris, prédicateur de l’ordre des capucins, commissaire apostolique des missions étrangères, fondateur des religieuses réformées de saint Benoît sous le titre de la congrégation de Notre-Dame du Calvaire, t. I, livre IV, chap. 29, p. 374. Nous nous référons ici aux deux cahiers manuscrits de la Biblio- <?page no="106"?> 106 Benoist Pierre cardinalice permit au capucin d’être placé aux premières loges de l’action étatique, de vivre au plus près du roi et de son ministre, de prendre conscience du zèle des deux hommes et de leur volonté de fonder comme lui l’unité chrétienne. De ce point de vue, la guerre contre les rebelles protestants, le siège de La Rochelle et la paix d’Alès furent des moments décisifs de son adhésion totale aux autorités « supérieures » vers lesquelles son modèle mystico-politique l’inclinait. Louis XIII devenait le nouveau saint Louis, le roi-soleil qui illuminait le monde et qu’il fallait servir autant en renforçant l’unification confessionnelle et politique du royaume qu’en portant sa gloire « au plus loin ». Au sein de la Cour, le Père Joseph fut d’abord et avant tout un agent diplomatique à la solde de Richelieu et du roi. Sa parfaite connaissance du monde, ses voyages en Italie et en Allemagne, les relations qu’il avait nouées et qu’il entretenait dans les cours italiennes et surtout à Rome, sa maîtrise des langues, son état de religieux qui lui permettait de s’appuyer sur le réseau capucin en sortant du cadre légal des ambassades officielles, toutes ces raisons en faisaient un candidat de choix, indépendamment de ses relations d’amitié thèque franciscaine provinciale des capucins de Paris qui ont été recopiés par les bénédictines de Notre-Dame du Calvaire et déposés dans leur couvent d’Angers. C’est cette retranscription de l’œuvre de Lepré-Balain que nous utiliserons dans cet article : Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’État du Cardinal de Richelieu, M. Avenel éd., Paris, Imprimerie nationale, 1856-1877, t. II, p. 3-4. Mais il est peu probable que cette lettre qu’Avenel tire du livre de René Richard (La vie du véritable père Joseph, capucin, nommé au cardinalat, contenant l’histoire anecdote du cardinal de Richelieu, La Haye, de Voys, 1705, p. 123) ait été écrite sous cette forme. Voir, sur ce point, É. Marvick, « Père Joseph : Gray Eminence ? », dans Proceedings of the XV th annual Meeting of the Western Society for French History, Las Cruces 28 th October - 1 st November 1987, Flagstaff, 1988, p. 73-82. Il vaut donc mieux lire l’appel de Richelieu dans le résumé qu’en a laissé Lepré-Balain, qui diffère sensiblement de la version de l’abbé Richard : « L’Éminentissime Cardinal de Richelieu envoya le sieur du Tremblay frère du Révérend Père Joseph, qui était à la Reine Mère pour lui faire part de la faveur qu’il avait reçue du Roi, l’établissant chef de son Conseil et du maniement des affaires de son État. Et que « comme après Dieu, il était le principal agent duquel il s’était servi pour le conduire et l’élever à ce haut degré d’honneur, il n’avait pas voulu différer davantage à lui en donner avis, remettant au sieur du Tremblay à lui faire le narré des particularités qui s’étaient passées en cette proposition, en attendant qu’il lui en dirait lui-même tous les secrets, le conjurant de le recommander aux prières publiques et privées d’une si considérable compagnie à ce qu’il pût servir utilement à la gloire de Dieu et au bien de l’État et le priait de hâter son voyage à cause qu’il y avait d’importantes affaires au-dedans et dehors le Royaume sur lesquelles il fallait prendre résolution et qui pressaient, qu’avant de les résoudre il lui voulait communiquer ». Ce sont les mêmes paroles de la lettre » (Claude Lepré-Balain, op. cit., p. 380-381). <?page no="107"?> 107 L’Éminence grise de l’Éminence rouge avec Richelieu. L’ancien baron de Maffliers retrouvait finalement l’une des charges que Marie de La Fayette voulait lui voir prendre dans la vie mondaine. La plupart des agents étrangers ou français qui croisèrent son chemin relevèrent ses talents de négociateur. Il n’était pas rare non plus qu’on en fît un « bon françois », à savoir un serviteur du roi qui défendait les intérêts et les positions de la France. Le 12 octobre 1624, Jean Hotman sieur de Villiers, le fils du monarchomaque, écrivait à Fancan, que les « Bavarois font des ouvertures et des cabales contre les bons desseins qui mesme ne plaisent pas à quelques capucins bon François » 29 . Quatre ans plus tard, l’ambassadeur florentin Zorzi évoquait la figure du père Joseph en des termes très voisins : un capucino buon Francese detto il Padre Giuseppe non so se per bontà di vita o pur per possedere non poco il suo [de Richelieu] genio 30 . Dans quelle mesure Joseph de Paris pouvait-il être considéré comme un « bon français » dans les années 1620 ? L’était-il, pour reprendre les interrogations de Zorzi, par simple fidélité à Richelieu ou par « bonté de vie », c’est-à-dire en fonction d’un projet religieux qui lui était propre ? Indubitablement, son opposition à l’Espagne le distinguait des membres les plus actifs du « parti dévot » qui, dans l’entourage de Marie de Médicis, incitaient Louis XIII à se rapprocher de Philippe IV et à rompre ses accords avec les princes luthériens. Pourtant, dans le même temps, certains agents de l’État, tel le sieur de Fancan, voyaient en lui un membre de la « cabale des dévots ». La plus grande confusion régnait donc sur les positions idéologiques de l’ancien baron de Maffliers. Une chose est sûre : comme Richelieu, François Le Clerc assignait une mission providentielle à la France. L’Éminence rouge voulait l’obtenir par un jeu habile où s’entremêlaient la diplomatie, la mise en place d’un système d’alliances équilibrées mais aussi, face aux prétentions rivales de l’Espagne, l’affirmation d’un puissant « roi de guerre » français 31 . Jusqu’au début des années 1630, l’Éminence grise privilégia au contraire la paix, mais une paix toute chrétienne ciblée et tactique, capable d’abaisser les prétentions ibériques et de les subordonner aux intérêts du roi, avant de rejeter la guerre à l’extérieur et de forger l’unité chrétienne du monde, sous la bannière du Très-Chrétien. Dans sa recherche d’harmonie, le père Joseph accorda une place centrale au roi, dès les années 1610. En bon dévot, il en a d’abord fait un roi de l’unité 29 BNF, Cinq-Cent de Colbert, ms. 467, f. 240. 30 Lettre de Zorzi au doge (7 octobre 1628), citée dans Gustave Fagniez, op. cit., t. I, p. 393. 31 Jörg Wollenberg, Les Trois Richelieu. Servir Dieu, le Roi et la Raison, Paris, F.-X. de Guibert, 1995. Herman Weber, « Chrétienté et équilibre européen dans la politique du cardinal de Richelieu », XVII e siècle, janvier - mars 1990, p. 7-15. Françoise Hildesheimer, Relectures de Richelieu, Paris, Publisud, 2000. Id., Richelieu, Paris, Flammarion, 2004. François Bluche, Richelieu. Essai, Paris, Perrin, 2003. <?page no="108"?> 108 Benoist Pierre au sein même de son royaume, une position qu’il tirait de sa mystique et que son action contribuait à renforcer. Mais, cette dimension « gallicane » n’était qu’un préalable. Les ambitions unificatrices de ce petit noble d’épée déchu, converti à la vie apostolique des capucins, s’étendaient à toute la chrétienté. L’apôtre de la foi cherchait à créer les conditions politiques d’une fusion confessionnelle du monde. Son souhait le plus cher était de voir Louis XIII prendre la tête de la croisade, dont le révérend père était l’un des principaux instigateurs, mais que les débuts de la guerre de Trente Ans avaient rendue caduque. Dès 1624, son entrée dans le cabinet de Richelieu lui redonna espoir. Elle coïncida avec une soumission politique des huguenots, une pacification intérieure et un renforcement de la hiérarchie terrestre au profit de l’autorité royale. Ces victoires auxquelles il participa, les missions diplomatiques qu’il conduisit en Italie et en Allemagne, incitèrent le capucin à développer l’image d’un nouveau saint Louis, guide des nations et principe unificateur de la chrétienté par l’initiative d’une guerre ottomane. La libération des Lieux saints permettait d’envisager à terme l’essentiel : la parousie, le retour glorieux de Jésus-Christ sur terre. C’était par la réalisation de cette entreprise providentielle que le roi de l’unité accéderait à son statut de roi du monde et que ses sujets, élus de Dieu, en tireraient le plus grand profit. Mais avant « d’aller au loin », avant de porter les armes au Levant, le roi croisé devait trouver les moyens de soumettre les prétentions des Habsbourg et de pacifier l’Europe. Dès qu’il en eut l’occasion, le Père Joseph défendit donc l’idée d’une alliance avec les princes catholiques et d’une pax christiana au profit du Fils aîné de l’Église. Pourtant l’impossibilité de mettre ce plan à exécution contribua à inverser l’ordre des priorités, dès les années 1630. Désormais, il s’agissait d’affirmer ou de renforcer les positions françaises en Europe contre la monarchie espagnole et ses alliés, d’autant que, parallèlement, le développement des missions capucines permettait d’imposer la puissance royale au Levant autrement que par le fait d’armes. La voie tracée par Louis XIII en France devait servir d’exemple : il avait d’abord soumis les rebelles et les huguenots à son autorité, avant d’imposer la paix et de créer les conditions d’une conversion généralisée des peuples. Face à la réalité des guerres et des tensions internationales, le Très-Chrétien devait s’affirmer immédiatement comme le roi de l’univers, par la négociation, par un système d’alliances apte à contenir ses ennemis, mais aussi par la guerre. Après l’échec des pourparlers de Ratisbonne, le Père Joseph renforça donc son modèle d’un absolutisme dévot, sous-tendu par une quête providentielle d’unité et légitimé par l’affront des Habsbourg. Joseph de Paris resta au service de Richelieu et de la couronne pendant quatorze années consécutives, et cela en dépit de l’audace dont il sut parfois faire preuve, mais qui ne lui valut pas, contrairement à d’autres agents de <?page no="109"?> 109 L’Éminence grise de l’Éminence rouge l’État ou membres de la maison royale, d’être banni de la cour. Pour expliquer cette longévité politique, à laquelle seule la mort mit un terme, la légende a fait du capucin une « Éminence grise », un tenebroso cavernoso pour reprendre l’expression de Richelieu, un confident occulte, fidèle au roi et si étroitement lié à la personne d’Armand Jean du Plessis qu’il put orienter certains de ses choix politiques et influer sur le cours des événements. Mais de telles images ne disent rien des principes et des modes d’action que le religieux mit en œuvre pour s’affirmer comme l’un des principaux conseillers de son temps, indépendamment de sa valeur et du lien indéfectible et réel qui l’attachait à la figure cardinalice. L’entrée du capucin dans le gouvernement monarchique pose donc la question de son statut et de la particularité de son immixtion dans les arcanes du pouvoir. Entre 1624 et 1638, son influence ne cessa de croître. De secrétaire particulier de Richelieu, il accéda à une position de véritable conseiller qui, sous la houlette de son mentor, s’occupait surtout des affaires étrangères. En cela, son intervention ne différait guère de celle d’un secrétaire d’État, même si ses aptitudes diplomatiques et sa volonté de défendre la politique royale pour assouvir sa quête d’unité le placèrent incontestablement sur le devant de la scène à partir des années 1630. L’homme se distinguait donc des autres agents du pouvoir par sa qualité de clerc, d’auteur spirituel, de confesseur des calvairiennes et de préfet des missions séraphiques. Afin d’unifier sa vie, d’associer son engagement religieux avec son action étatique, le Père Joseph ne fit pas que réagencer son modèle spirituel en y introduisant le principe central de la « vie mixte ». Il décida également de mettre son système mystico-apostolique au service du monarque autant pour contribuer à l’affirmation du pouvoir princier que pour en renforcer la mission providentielle. Richelieu et Louis XIII tiraient pleinement profit de la présence à leurs côtés d’un tel personnage, ce qui en retour permettait au capucin d’assouvir sa quête d’unité, d’étendre sa propre influence et celle de son ordre. Les calvairiennes devaient prier pour la réussite des opérations royales. Par leur mystique et leurs prophéties, elles encourageaient certaines initiatives qui renforçaient les positions du roi dévot. Quant aux réseaux d’informateurs, d’agents et de missionnaires capucins étendus de par le monde et tenus par le père Joseph, ils avaient aussi une fonction politico-religieuse évidente : ils étaient autant un moyen d’unifier les croyances, d’étendre la gloire princière à partir d’une diffusion de la religion royale que de créer des structures informelles de négociation diplomatique, de collecte et de transmission de l’information politique. François Le Clerc du Tremblay, alias l’Éminence grise, fut bien un noble d’épée déchu qui pour réformer son être entra au couvent, fit ensuite carrière dans l’Église, avant d’accéder aux plus hautes charges de l’appareil d’État. Il <?page no="110"?> 110 Benoist Pierre retrouva ainsi son rang, voire le dépassa, et en fit profiter les membres de sa famille. Mais on aurait tort de limiter son itinéraire à une seule stratégie de reconquête sociale. Son ascension procédait ouvertement d’une recherche spirituelle et mystique qui se nourrissait des dramatiques déchirements socioculturels du siècle passé. En ce sens, sa quête d’harmonie et d’unité chrétienne s’insérait pleinement dans le cadre d’une monarchie dévote : elle justifiait à elle seule la position du clerc au sein des hiérarchies, juste derrière Louis XIII et son principal ministre. Elle explique aussi qu’on chercha à lui obtenir un chapeau de cardinal en cour de Rome pour en faire le digne successeur de Richelieu 32 . 32 Jean Mauzaize, « La promotion cardinalice du P. Joseph de Paris et l’affaire des custodes », Études franciscaines, t. 16, 1966 (suppl.), p. 48-79. <?page no="111"?> Biblio 17, 175 (2008) L’essor du confesseur du roi au XVII e siècle J OSEPH B ERGIN University of Manchester Il n’est pas inutile de rappeler l’énorme influence qu’ont exercée les Mémoires du duc de Saint-Simon sur tout ce qui touche au règne de Louis XIV, et en particulier à la cour, au ministère, mais aussi aux hommes d’Église qu’il a croqués, parfois d’un seul trait, mais le plus souvent au détour des événements auxquels ils étaient liés. Ainsi il s’étend longuement sur les deux confesseurs du roi qu’il avait personnellement connus, le père La Chaize et le père Tellier. Ce qui est moins connu, c’est que Saint-Simon s’est aussi essayé à écrire un texte en continu et consacré à l’ensemble des confesseurs du grand roi. Il n’est pas impossible qu’il ait eu en tête, à un moment donné, l’idée d’écrire un parallèle de tous ces confesseurs, du père Annat jusqu’au père Tellier, parallèle qui aurait ressemblé, en mode mineur certes, à son grand Parallèle des trois premiers rois Bourbon. Quoi qu’il en soit, il est indiscutable que Saint- Simon était fasciné par le pouvoir et les agissements de ces confesseurs, même si les jugements qu’il porta sur chacun des hommes en question ne furent pas identiques. Ce que Saint-Simon essayait de décrire, sinon d’expliquer, c’était l’apogée de la puissance du confesseur royal dans la France moderne, apogée d’origine toute récente et de courte durée 1 . C’est le contexte et les conditions de cet essor du confesseur royal qu’on voudrait tenter de cerner dans les pages qui suivent, ce qui nous oblige à revenir en arrière jusqu’au début du siècle. À la fin du XVI e siècle, la figure du confesseur paraissait assez éclipsée. Depuis que François I er avait réorganisé sa maison ecclésiastique sous la haute direction du grand aumônier de France, un grand aumônier qui lui-même était de plus en plus un ecclésiastique de haut rang (et parfois cardinal), le 1 Écrits inédits de Saint-Simon, éd. A. P. Faugère, 8 vols, Paris 1880-1893, t. 2, Mélanges, vol 1, pages 463-480. D’autres passages sur les confesseurs, notamment les pères La Chaize et Tellier, se trouvent au travers des volumes de ses Mémoires, éd. A.-M. de Boislisle et alii, 43 vols, Paris 1879-1930. Pour le Parallèle des trois premiers rois Bourbons, voir la récente édition, due à Yves Coirault, dans Saint-Simon, Traités politiques et autres écrits, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1996, pages 1013-1333. <?page no="112"?> 112 Joseph Bergin rôle du confesseur à la cour s’était bien rétréci. Les choses ne semblèrent pas s’améliorer sous Henri IV qui, converti au catholicisme en 1593, s’est aussitot retrouvé avec un confesseur de son choix, le curé parisien René Benoist, dont l’orthodoxie était tellement suspecte à Rome que jamais il ne put obtenir ses bulles pour l’évêché de Troyes, auquel le roi l’avait nommé dès 1594. L’avènement du jésuite Pierrre Coton comme successeur de Benoist - de façon officieuse à partir de 1604, officielle en 1608 -, quelques années seulement après le retour des jésuites dans le ressort du parlement de Paris, enterrait les doutes qu’on pouvait avoir à Rome, et ailleurs, sur la fidélité du roi à l’Église ; mais ce choix somme toute étonnant d’un jésuite posait bien des questions d’un autre ordre en France, où la fidélité des jésuites aux maximes politiques et religieuses du pays était tout sauf évidente 2 . En son temps, Henri III avait pris le jésuite Edmond Auger comme confesseur, mais ici comme ailleurs l’exemple d’Henri III n’obligeait en rien son successeur, au contraire. L’assassinat d’Henri IV, peu de temps après l’entrée officielle en fonctions du Père Coton, par un ancien élève du collège des jésuites d’Angoulême, ne fit rien pour convaincre les bons gallicans et parlementaires que les jésuites avaient renoncé aux thèses régicides de la ligue catholique. Pourtant, malgré leurs propres faux pas et les attaques féroces lancées contre les jésuites dans les années 1610, le père Coton resta confesseur, alors qu’il aurait pu s’attendre, en toute logique, à se voir remercié 3 . Plus jamais une conjoncture aussi dangereuse pour le confesseur jésuite ne se reproduira pendant le XVII e siècle. Certains esprits critiques reprochaient déjà à Henri IV d’avoir du coton dans les oreilles, c’est-à-dire de se trop confier à son confesseur. Il avait même confié l’éducation religieuse de son fils, le futur Louis XIII, au confesseur, ce qui ne devait pas se reproduire par la suite. C’est que la nature et la portée de la charge du confesseur royal était assez mal définie en France à cette époque. Par rapport à celle de l’Espagne, par exemple, elle était extraordinairement réduite. Le privilège du roi de choisir son propre confesseur, qui remonte au XIII e siècle, n’avait pas été suivi d’une tentative de la part de la monarchie de définir ses fonctions, en dehors de la confession stricto sensu, qui elle-même fut définie par l’Église. On peut dire que le rôle du confesseur français fut défini de façon négative, par rapport à d’autres charges (aumôniers, prédicateurs, chapelains), bien mieux précisées, de la maison ecclésiastique du roi. Cela tenait peut-être aussi au fait que la charge de confesseur royal n’avait pas 2 Eric Nelson, The Jesuits and the monarchy. Catholic reform and political authority in France (1590-1615), Aldershot, UK, 2005, particulièrement chs. 2-3. 3 Harro Höpfl, Jesuit political thought. The society of jesus and the state, ca 1540-1630, Cambridge, 2005, chap. 13-14. <?page no="113"?> 113 L’essor du confesseur du roi au XVII e siècle succombé à la vénalité des offices. Cette non-vénalité pourrait nous sembler aller de soi, mais il faut se rappeler que pratiquement toutes les autres charges de la maison ecclésiatique étaient déjà vénales bien avant 1600. L’exception qu’on fit pour le confesseur mit celui-ci ‹en marge› par rapport à l’ensemble de la maison ecclésiastique du roi 4 . Enfin, au début du XVII e siècle, le confesseur français n’est pas un ministre royal comme l’est déjà son homologue d’Espagne. Il ne se mêle pas des affaires du gouvernement en général, et il n’est pas appelé à donner son avis sur des questions d’intérêt général, ce qui lui permet de remplir ses devoirs tout en habitant ailleurs qu’à la cour 5 . L’accession d’un jésuite à la charge de confesseur sous Henri IV est d’autant plus intéressante de ce point de vue qu’elle coïncide avec une tentative de la part des jésuites eux-mêmes d’établir des règles de comportement dans ce domaine si périlleux, tentative qui ne semble pas avoir été faite par les dominicains ou les capucins, les deux autres ordres fournisseurs de confesseurs princiers à cette époque. En 1602, après plusieurs années de vives discussions internes à la Compagnie, le général Aquaviva renouvelle et étend les mises en garde qu’Ignace Loyola lui-même avait déjà édictées en 1553 pour le confesseur du roi de Portugal. Les confesseurs des princes ne doivent pas vivre à la cour mais dans une communauté jésuite, malgré la nature de leur charge, et ils ne doivent pas se prononcer sur les problèmes de politique extérieure ou intérieure. Leur domaine, c’est la conscience du roi chrétien. Mais cette Instruction pour les confesseurs des princes revendique pour les confesseurs la liberté de parler franchement avec leurs pénitents de leurs défauts personnels et même des éventuels abus de leur gouvernement. Or, l’histoire des confesseurs jésuites pendant la guerre de Trente Ans, telle qu’elle ressort de l’analyse récente de l’historien américain Robert Bireley, montre bien à quel point ces efforts de définition à partir de Rome furent impossibles à mettre en œuvre à travers l’Europe. C’est que parmi les jésuites eux-mêmes, ces conseils furent assez âprement discutés en cette période de conflits confessionnels. Et l’on voit bien aussi que le général des jésuites se faisait plus de soucis pour les confesseurs de France que pour ceux de Vienne ou de Munich, d’abord à cause des susceptibilités gallicanes à l’égard des jésuites en général, et deuxièmement parce qu’il craignait qu’une faute majeure de la part d’un 4 Voir l’analyse très fine qu’en fait Nicole Reinhardt, “The king’s confessor: changing images”, [in] Michael Schaich, éd., Monarchy and religion in eighteenth-century Europe, Oxford, 2007, pages 154-185, notamment pages 155-156. Je remercie bien vivement l’auteur de m’avoir communiqué le texte de son article avant publication. 5 Isabelle Poutrin, « Cas de conscience et affaires d’État : le ministère du confesseur royal en Espagne sous Philippe III », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 53, 2006, pages 7-28. <?page no="114"?> 114 Joseph Bergin confesseur princier puisse avoir des conséquences bien plus catastrophiques en France qu’ailleurs - allant jusqu’à une nouvelle expulsion. Cette peur, qui durera jusqu’à la fin du règne de Louis XIII, fut la raison principale pour laquelle les confesseurs de Louis XIII, notamment au temps du ministère de Richelieu, ne pouvaient guère compter, en cas de difficultés, sur l’appui de leur propre supérieur général. Elle explique aussi la dureté de la punition infligée au père Caussin en 1638 et après, non pas par Richelieu, mais par son supérieur romain, Muzio Vitelleschi, qui comptait bien plus sur le puissant cardinal-ministre que sur le confesseur pour défendre la position des jésuites en France 6 . On peut ajouter en passant que Caussin est un des rares confesseurs royaux à nous donner, quoique indirectement, quelques détails sur le déroulement de la confession royale elle-même. Dans un mémoire composé après son renvoi, il parle des discussions qu’il avait avec son pénitent royal le jour de la confession, discussions qui menaient pratiquement sans interruption au confessionnal. Malheureusement, nous ne savons pas à quel point des discussions préalables faisaient partie d’une confession ‹normale› d’un roi de France conduite par d’autres confesseurs, ou si elles furent suscitées par Caussin lui-même lorsqu’il se mit à convaincre Louis XIII, en 1637-1638, de la nécessité de changer sa politique étrangère ou de se réconcilier avec sa mère. Mais on peut supposer, à une époque où la confession devenait plus importante et plus codifiée par l’Église de la Réforme catholique, que confession et direction de conscience allaient de pair, sans peut-être que le roi fût obligé de se confesser après chaque entretien 7 . Cinquante ans après Caussin, Louis XIV aura l’habitude de se confesser et de communier cinq fois par an lors de ses ‹grandes dévotions›, et à chaque fois il passait plusieurs heures avec ses confesseurs. Le sort de Caussin nous rappelle aussi que le règne de Louis XIII fut la période de la plus grande instabilité chez les confesseurs du roi en France. Les conflits éventuels autour de leur rôle étaient d’autant plus difficiles à régler à l’amiable que la porte de sortie la plus classique dans des situations pénibles était exclue, à savoir, la promotion à un évêché ou à une autre charge honorable dans l’Église, du fait même qu’il s’agissait de confesseurs jésuites. Des neuf confesseurs de Louis XIII, un seul est mort en charge ; un autre, le dernier, 6 Robert Bireley, The Jesuits and the thirty years war. Kings, courts and confessors, Cambridge 2003, notamment pages 26-32. Ce livre étudie principalement le généralat de Muzio Vitelleschi, de 1615 à 1645. L’auteur connaît moins bien la vie politique et les archives françaises que celles d’Espagne, de Rome, de Vienne ou de Munich, mais il propose des analyses des confesseurs français et de leur comportement qui sont bien plus pertinentes que celles du livre assez superficiel de G. Minois, Le Confesseur du roi, Paris, 1988. 7 Ibid., pages 183-199. <?page no="115"?> 115 L’essor du confesseur du roi au XVII e siècle lui a survécu, mais sept sur neuf furent renvoyés ou ont quitté leur charge avant de l’être. Autant dire que le problème du confesseur pouvait varier en fonction des hommes et des situations, comme nous allons voir. Dejà avant l’arrivée de Richelieu au ministère, des confesseurs, Pierre Coton lui-même et Jean Arnoux, avaient dû quitter leur poste à cause de leurs prises de position dans le domaine politique, qui, dans les années 1610 et 1620, fut un véritable terrain miné à cause du nombre de problèmes susceptibles de faire trébucher les confesseurs. Pierre Coton ne fut pas le dernier confesseur à perdre sa charge à cause du, ou plutôt des, conflits entre Marie de Médicis et Louis XIII. Ce ne fut donc pas forcément la ‹grande› politique, mais celle, la plus dangereuse à cette époque, des relations à l’intérieur de la famille royale, qui pouvait faire tomber un confesseur. Autre cas, celui de Jean Arnoux, successeur de Coton, qui perdit sa place en 1621 parce qu’il soutenait trop fortement l’idée d’une croisade contre les huguenots, ce que le favori royal, le duc de Luynes, dont Arnoux fut pourtant l’ancien confesseur, ne voulait pas soutenir 8 . Pour sa part, Richelieu attacha la plus grande importance au choix du confesseur royal, mais il finit par devoir montrer la porte à presque tous ceux qu’il avait placés si soigneusement auprès de Louis XIII. Sans doute, le cas le plus célèbre fut celui du Père Caussin, mais il serait erroné de croire que les raisons de sa chute furent les mêmes que celles des autres confesseurs du règne de Louis XIII. Caussin fait figure à part à cause de ses appels directs et répétés à la conscience royale en matière de politique extérieure, mais aussi par son obstination, après son renvoi, à vouloir justifier son comportement et à refuser de se taire comme son supérieur général romain le lui avait demandé. L’impact de sa chute fut tel que ses successeurs immédiats se sont bien gardés de s’aventurer sur le même terrain. Cependant on peut facilement imaginer que la liste des confesseurs disgraciés se serait encore allongée au cours des années 1640 et pendant la Fronde, si la longue minorité du jeune Louis XIV n’avait pas rendu la charge de confesseur royal vacante jusqu’en 1649. Il est déjà evident que le champ d’action du confesseur ne se limitait pas à cette époque à la confession du Très Chrétien, et qu’un confesseur hardi pouvait s’aventurer en dehors du cadre strict de la confession. Déjà en 1625, le père Séguiran, successeur d’Arnoux, fut renvoyé en partie parce qu’il fut accusé par des prélats comme l’évêque d’Orléans, un proche de Richelieu, de se mêler des affaires de patronage royal dans l’Église, et surtout de vouloir influencer les nominations que le roi faisait aux évêchés et aux autres grandes charges ecclésiastiques, lesquelles, selon ses contradicteurs, étaient bien 8 Ibid., pages 44-53. <?page no="116"?> 116 Joseph Bergin au-dessus de la compétence d’un simple régulier comme lui 9 . Or, la gestion du patronage ecclésiastique de la monarchie n’était pas mieux définie ou mieux réglée à cette époque que l’activité du confesseur en général. Pourtant ce patronage n’avait pas cessé de se gonfler depuis le concordat de Bologne. Un confesseur qui prétendait agir comme conseiller auprès du roi dans les nominations aux évêchés et aux autres abbayes et prieurés, devait s’attendre, qu’il fût jésuite ou pas, à se voir critiquer, tellement la concurrence pour ces bénéfices fut âpre. Louis XIV, comme on le verrra, se laissa conseiller dans ce domaine principalement par son confesseur et par l’archevêque de Paris. Sous Henri IV et Louis XIII, on en était bien loin, à tel point qu’on a encore beaucoup de mal à savoir qui exactement fut le, ou les, conseillers habituels des rois pour les nominations aux grands bénéfices avant l’arrivée de Richelieu au ministère. Ce fut pourtant une affaire capitale et pour la monarchie et pour l’Église, et les luttes d’influence étaient d’autant plus dures qu’aucune branche du conseil du roi n’y avait une compétence reconnue 10 . Au contraire de l’Espagne, où la chambre de Castille, pièce maîtresse de l’administration du patronato real, préparait soigneusement les dossiers individuels des candidats pour un bénéfice, avec des avis motivés sur chacun d’eux pour faciliter la décision finale. Ce modèle, dans lequel le confesseur royal avait une place importante, ne fut jamais vraiment accepté en France, même au XVIII e siècle, au temps du ministère de la feuille des bénéfices 11 . Se pose alors la question de savoir qui parmi les ecclésiastiques dans l’entourage royal pouvaient rivaliser ou collaborer avec un confesseur capable ou désireux de peser sur les nominations aux grands bénéfices de l’Église gallicane. Son supérieur théorique dans la maison ecclésiastique du roi, le grand aumônier de France ? Pas vraiment, car malgré son rang et ses titres (de cardinal souvent), l’autorité du grand aumônier ne fut jamais véritablement établie sur la cour. Bien qu’on ait souvent appelé le grand aumônier l’évêque de la cour, cette dernière n’est jamais devenue en France son diocèse 12 . Le seul grand aumônier avant le ministère de Richelieu qui aurait pu briguer une telle fonction de conseiller pour ces affaires fut le cardinal de La Rochefoucauld, nommé en 1618, mais il était déjà âgé et de toute façon il fut trop proche des jésuites pour leur créer des ennuis. Quand il démissionna de sa charge 9 Joseph Bergin, The Making of the french episcopate 1589-1661, London-New Haven, 1996, page 453. 10 Voir P. Blet, « Le concordat de Bologne et la réforme tridentine », Gregorianum, t. 45, 1964, pages 241-279 ; Bergin, Making of the french episcopate, ch. 2. 11 Helen Rawlings, “The secularization of Castilian episcopal office under the Habsburgs, ca 1516-1700”, Journal of Ecclesiastical History, t. 38, 1987, pages 53-79. Voir l’article d’I. Poutrin (n. 5). 12 Reinhardt, The king’s confessor (n. 4), page 173. <?page no="117"?> 117 L’essor du confesseur du roi au XVII e siècle en 1633, il eut comme successeur le cardinal de Lyon, propre frère de Richelieu, qui ne résida presque jamais à la cour. Les autres grands aumôniers du XVII e siècle furent également des cardinaux non-résidants à la cour, et donc incapables d’intervenir dans les questions de patronage ecclésiastique 13 . Qu’en fut-il de l’archevêque de Paris qui, sous Louis XIV, joua un rôle si large dans les affaires ecclésiastiques ? Dans la première moitié du siècle, il est pour ainsi dire invisible. L’archevêché de Paris ne fut créé qu’en 1622, mais ce fait n’est pas l’essentiel, car l’homme compte plus que le titre ici. Ce qui importe bien plus, c’est que pendant 40 ans, après la mort du premier cardinal de Retz en 1622, et jusqu’en 1662, les archevêques de Paris, qui furent les deux derniers des quatre Gondi évêques de Paris entre 1569 et 1662, furent marginalisés à l’extrême, tout comme la famille Gondi dans son ensemble 14 . Le véritable rival - si ce n’est pas trop forcer la note - du confesseur dans les grâces du roi pendant cette même période, c’est, bien sûr, le valido dans sa version française, celle du cardinal-ministre. Les relations difficiles de Richelieu avec les confesseurs de Louis XIII le montrent bien, lui qui avait vécu de près le renvoi du Père Coton en 1617 et du Père Arnoux en 1621, à l’époque où il fut serviteur de Marie de Médicis. En 1625, il profita très habilement des critiques adressées au Père Séguiran de s’être mêlé d’affaires qui ne concernaient pas un régulier, pour obliger son successeur, le Père Suffren, à se tenir à l’écart des affaires de patronage ecclésiastique, sauf s’il y allait de la conscience du roi. Suffren et ses successeurs, le Père Caussin mis à part, se sont effectivement abstenus d’imiter le Père Séguiran, car Richelieu ne faisait pas faute de leur rappeler ces consignes. Mais ce n’est pas tout : Richelieu profita également d’une autre évolution capitale de son temps pour mieux se glisser dans la confiance, ô combien difficile à atteindre, de Louis XIII. L’idée que le roi avait besoin d’un conseil dit ‹de conscience› pour les affaires ecclésiastiques circulait déjà depuis au moins le temps d’Henri IV, mais au départ elle n’impliquait pas nécessairement la constitution d’un conseil composé de plusieurs personnes. Le rôle de conseiller de conscience pouvait bien être exercé par une personne de confiance. Il n’est pas surprenant alors qu’un homme politique aussi contesté - et détesté - qu’un cardinal-ministre ait cherché à fortifier son pouvoir en tentant de monopoliser cette fonction, et par conséquent à confiner le confesseur dans le domaine étroit de la conscience privée du roi son pénitent. La tension entre Richelieu et les confesseurs fut tout sauf un simple conflit autour du patronage ecclésias- 13 Joseph Bergin, Cardinal de la Rochefoucauld. Leadership and reform in the French church, New Haven-London 1987, ch. 3. 14 Simone Bertière, La Vie du cardinal de Retz, Paris, 1990, chap. 2-5, aborde ces questions à travers une étude de la famille Gondi et de ses engagements. <?page no="118"?> 118 Joseph Bergin tique, car il y avait dans le dessein de Richelieu l’ambition de s’ériger en directeur de conscience du roi, ce qui rétrécissait singulièrement le rôle du confesseur en titre. Et en effet, Louis XIII fit bien plus facilement confiance à Richelieu dans ce domaine que dans bien d’autres. Ce qui permit à Richelieu non seulement de placer les siens dans l’Église, surtout dans les années 1630, mais aussi de promouvoir bon nombre d’évêques et même d’abbés de valeur. Et comme nous venons de voir, Richelieu n’avait rien à craindre du côté de l’archevêque de Paris, ni de celui du grand aumônier de France 15 . Les morts rapprochées de Richelieu et de Louis XIII risquaient de faire table rase de cet arrangement, d’autant plus que la perspective d’une longue minorité faisait craindre aux dévots le retour à une politique du ‹parer au plus pressé›, dans les charges d’Église comme dans les autres, comme sous la régence de Marie de Médicis. La disparition annoncée du confesseur, et cela jusqu’en 1649, enlevait un éventuel garde-fou contre de tels abus. Cependant, les changements introduits en 1643 furent de la première importance pour le rôle du confesseur sous Louis XIV. À la mort de Louis XIII, le nouveau ministre principal, Mazarin, est un inconnu, spécialiste des affaires étrangères. Il est cardinal, certes, mais ni prêtre ni évêque. De plus, ses chances de rester de longues années au pouvoir devaient sembler des plus faibles. C’est dans cette conjoncture que les dévots qui, malgré leur conflits avec Richelieu en 1630, étaient restés bien placés et influents à la cour, autour d’Anne d’Autriche, sont intervenus pour créer, dans la semaine même qui suivit la mort de Louis XIII, le premier conseil de conscience. Leur but n’était pas l’extension ni la réorganisation des conseils du roi, mais plutôt de faire de la place, pour la première fois et dans une situation des plus incertaines, à la pratique du conseil de conscience à plusieurs. L’essentiel, c’était d’empêcher un retour en arrière, et de préserver les acquis du temps de Richelieu, auxquels ils tenaient. La nomination de Paul de Gondi comme coadjuteur de Paris, quelques semaines plus tard, montrait bien à quel point les pressions familiales s’exercèrent sur la régente, mais aussi qu’elles pouvaient bien venir des milieux dévots eux-mêmes 16 . On connait assez peu l’histoire de ce premier conseil de conscience qui coïncide avec l’absence d’un confesseur royal. En tant que président, Mazarin avait le droit de signer les ‹résultats› de ses délibérations, ce qui lui donnait un avantage considérable, outre celui de la présidence même, dans ses discussions et ses décisions. La situation politique avant et pendant la Fronde souleva 15 Joseph Bergin, “Richelieu and his bishops? Ecclesiastical patronage and ministerial power under Louis XIII”, [in] Joseph Bergin et Laurence Brockliss, éd., Richelieu and his age, Oxford 1992, pages 175-202. 16 Bergin, The Making of the french episcopate, page 505 et suiv. <?page no="119"?> 119 L’essor du confesseur du roi au XVII e siècle différences et contestations entre lui et d’autres membres du conseil, comme Vincent de Paul, mais il faudrait être extrêmement prudent et ne pas les grossir comme l’ont fait à plaisir les biographes du fondateur des Lazaristes 17 . Les dernières années de Mazarin sont les années les plus obscures de l’histoire du conseil, car sa place dans l’appareil gouvernemental était devenue tellement fragile et incertaine que sa mise en veilleuse par le cardinal pouvait se faire presque sans bruit. Ce qui est essentiel, tout de même, c’est que Mazarin n’a pas été jusqu’à supprimer la pratique du conseil de conscience, qui semblait désormais s’imposer, quel que soit le contexte politique. Le peu que l’on sait de son fonctionnement, vers 1658-1661, indique que Mazarin et le confesseur du roi signaient les résultats de ses délibérations, alors que la feuille dite des bénéfices, qui en est l’émanation, est signée par le roi lui-même. Avec le roi, ils sont les seuls membres du conseil de conscience à cette date 18 . Le confesseur royal était donc revenu sur scène depuis la majorité de Louis XIV, mais ce n’est qu’avec le deuxième confesseur, François Annat, qui prend la charge en 1654, que l’on commence à voir un peu mieux comment son rôle se dessine après cette longue absence. Le premier confesseur, le Père Paulin, avait pris ses fonctions en 1649, lorsque Louis XIV était encore mineur, et ses activités devaient correspondre plutôt à celui d’un précepteur, surtout sur le plan religieux, qu’à celui d’un confesseur d’un roi stricto sensu. En 1654, au moment où Mazarin était devenu enfin maître du patronage royal ecclésiastique, et qu’il n’etait plus gêné par le premier conseil de conscience, le choix du père Annat comme confesseur s’explique principalement par la nécessité de s’entourer d’hommes sûrs et combatifs dans l’affaire du jansénisme, qui éclate véritablement à ce moment-là, suite à la condamnation des cinq propositions de Jansénius par Innocent X. Le Père Annat devait mener le combat pour l’orthodoxie religieuse, laissant les affaires des grands bénéfices de l’Église à Mazarin, à tel point que nous ne savons pas si le conseil de conscience de ces années-là se réunissait réellement ou pas, ou si Mazarin se contentait de rencontrer séparément, comme cela se fera au temps de Louis XIV, le roi et le confesseur 19 . 17 Solide étude de Pierre Blet, « Vincent de Paul et l’épiscopat français », [in] Vincent de Paul. Actes du colloque international d’études vincentiennes, Rome, 1983, pages 81-114. 18 C’est ce qui ressort des archives du château de Vincennes, Archives de la Guerre, série A 1 , t. 171, qui contient les feuilles des bénéfices pour les années 1659 à 1661. Voir également les Mémoriaux du conseil pour 1661, éd. Jean de Boislisle, 3 vols, Paris, 1905-1907. 19 Lucien Ceyssens, « François Annat et la condamnation des Cinq Propositions à Rome », Bulletin de l’Institut historique belge de Rome, t. 43, 1974, pages 111-126 - article consacré essentiellement à ses activités avant de devenir confesseur. <?page no="120"?> 120 Joseph Bergin La disparition temporaire du cardinal-ministre en 1661 (n’oublions pas Dubois et Fleury au siècle suivant ! ) ouvrit de nouvelles possibilités, qu’il faudrait évoquer ici pour bien comprendre la nouvelle place du confesseur. En 1661, Louis XIV n’a aucune raison de se séparer de celui-ci, qu’il allait garder jusqu’à la veille de sa mort en 1670. Cette fidélité royale, qui se montrera en bien d’autres occasions dans les décennies suivantes, se confirme indirectement en 1662, quand il s’agit de remplacer le cardinal de Retz sur le siège de Paris. Louis XIV se laissa convaincre, principalement par Michel Le Tellier, de ne pas nommer son ancien précepteur, Hardouin de Péréfixe, comme successeur de Retz, mais de porter son choix sur un autre fidèle de Mazarin, lui aussi rompu aux combats anti-jansénistes, Pierre de Marca, archevêque de Toulouse 20 . Plus inattendu, par contre, fut sa décision, prise au lendemain de la mort de Mazarin, de reconstituer le conseil de conscience sur le modèle de celui de 1643. Outre Annat et Marca, y figurent Hardouin de Péréfixe, qui sera archevêque de Paris après Marca, et Henri de La Mothe-Houdancourt, le grand aumônier d’Anne d’Autriche, preuve que la reine mère demeurait encore un personnage important, et qu’elle a peut-être convaincu son fils de faire ce retour en arrière. Le nouveau conseil se montra très actif en 1661- 1662, mais il s’éclipsa progressivement par la suite, avec le départ ou le décès de quelques membres (Marca, La Mothe-Houdancourt) qui ne furent pas remplacés. Vers 1664, le conseil se réduit encore à trois pesonnes seulement : le roi, l’archevêque de Paris (Péréfixe), et le confesseur. Il restera ainsi jusqu’à la mort de Louis XIV cinquante ans plus tard 21 . Le cadre général ainsi esquissé, nous pouvons examiner le retour en force du confesseur royal. Ce qu’il faut remarquer chez Louis XIV, ce n’est pas seulement la longévité de ses confesseurs (excepté le Père Ferrier, qui meurt pourtant âgé après quatre ans seulement de service, et bien sûr, le Père Tellier, qui perd sa charge avec la mort du roi), mais, bien plus, qu’aucun d’eux n’est disgrâcié ni renvoyé. Certes, le Père Tellier a frôlé la disgrâce en 1711, mais l’inaptitude politique de l’archevêque de Paris à ce moment-là, le cardinal de Noailles, lui permit de rester en fonction. L’extraordinaire fidélité du roi à ses confesseurs, surtout au Père de La Chaize, n’a pas de précédent dans l’histoire des confesseurs de l’ancien régime. Elle a traversé des périodes de très grande tension, notamment celles occasionnées par les adultères du roi entre les années 1660 et 1680, lesquels à une époque antérieure auraient bien provoqué le départ d’un confesseur refusant l’absolution à son pénitent royal. Annat, Ferrier et La Chaize ont réagi différemment à l’égard des péchés 20 Joseph Bergin, Crown, church and episcopate under Louis XIV, New Haven-London, 2004, page 194. 21 Ibid., pages 158-60. <?page no="121"?> 121 L’essor du confesseur du roi au XVII e siècle sexuels du roi, l’un refusant de lui donner l’absolution, un autre évitant la confrontation avec lui en prétextant une indisposition, mais tous s’en sont sortis indemnes 22 . Mourir en charge devient désormais la règle. On remarque aussi sous Louis XIV, par rapport aux règnes de son père et grand-père, le soin et le temps qui sont pris lorsqu’il faut nommer un nouveau confesseur. Ici aussi, la longévité des confesseurs a sans doute joué, car l’arrivée d’un nouveau confesseur est, sauf pour les exceptions que nous avons notées, un évènement plutôt rare. Les démarches qui ont précédé les nominations des Pères Paulin et Annat ne sont pas bien connues par rapport à celles des Père de La Chaize et Tellier respectivement, qui sont mieux documentées. Une fois seulement la succession se fit autrement, mais elle aussi est fort instructive quant aux relations entre le roi et ses confesseurs. En 1670, Louis XIV accepta de prendre comme successeur du Père Annat son adjoint le Père Ferrier, et cela à la recommandation d’Annat lui-même ! Lorsque Ferrier meurt en 1675, il y eut plusieurs mois de vacance, car cette fois-ci il n’y a pas de successeur déjà agréé. De longues consultations s’ensuivent, et pour la troisième fois de suite, c’est un jésuite non parisien, François de La Chaize, de la province de Lyon, qui est choisi, non sans l’intervention de la puissante famille des Villeroy, avec qui toute la famille La Chaize était très liée 23 . Trentequatre ans plus tard, en 1709, après le plus long confessorat de l’histoire de la monarchie française, des consultations encore plus amples sont entreprises avant même la mort de la Chaize. Cette fois le travail de prospection fut confié à un petit comité de grands personages proches de Louis XIV à la cour, et il fut élargi suite à la mort du confesseur. C’est dire l’importance que le rôle du confesseur avait prise depuis l’époque de Richelieu et de Mazarin, même si le choix du Père Michel Tellier comme nouveau confesseur ne fut pas des plus heureux, son action dans la crise de l’Unigenitus (1713) ayant beaucoup contribué à la triste réputation de la fin du règne de Louis XIV 24 . Il va de soi que cette stabilité des confesseurs, qui tranche si nettement avec le règne de Louis XIII, fut un énorme avantage qui a permis aux confes- 22 Georges Couton, La Chair et l’âme : Louis XIV entre ses maîtresses et Bossuet, Grenoble, 1995. 23 Abbé Oroux, Histoire ecclésiastique de la cour de France, 2 vols, Paris, 1776-1777, t. 2, p. 506 : « il n’est pas étonnant qu’on ait vu tant de brigues lorsqu’il fut question de nommer un nouveau confesseur ». Georges Guitton, Le Père de La Chaize, confesseur de Louis XIV, 2 vols, Paris, 1959, n’apporte finalement qu’assez peu à la compréhension du confesseur, malgré son utilisation des sources françaises et, surtout, romaines. Le long compte-rendu de Pierre Blet, « Jésuites gallicans au xvii siècle ? A propos de l’ouvrage du Père Guitton », Archivum Historicum Societatis Jesu, t. 29, 1960, pages 55-84 est bien plus pertinent. 24 Bergin, Crown, church and episcopate, pages 161-163. <?page no="122"?> 122 Joseph Bergin seurs louisquatorziens d’accroître leur pouvoir et leurs domaines de compétence. Saint-Simon dira plus tard que le Père Annat, qu’il n’a pas connu, fut le premier confesseur à asseoir ce pouvoir démesuré du confesseur sur l’Église de France, et que le Père Tellier, qu’il détesta, a achevé ce travail 25 . C’est oublier beaucoup d’autres facteurs et acteurs. Il est évident que la disparition du cardinal-ministre et l’éloignement de tout cardinal du centre de pouvoir par la volonté expresse de Louis XIV ouvrit le champ d’action du confesseur. Mais, justement, d’autres cas de figure devenaient possibles après 1661, surtout avec la fin du règne des Gondi au siège de Paris. Leurs successeurs, à deux exceptions près, sont eux aussi restés longtemps en place. Pierre de Marca est mort quelques jours après l’arrivée de ses bulles en juin 1662, et son successeur, Hardouin de Péréfixe en 1671. Mais chez François de Harlay (1671-1695) et Louis-Antoine de Noailles (1695-1729), le parallèle avec les confesseurs sur le plan de la longévité est frappant. Et chacun de ces archevêques de Paris cherche, en utilisant ses appuis personnels et familiaux, à jouer un rôle de premier plan dans les affaires de l’Église. Tous n’ont pas les mêmes atouts ni les mêmes attributs politiques, mais c’est principalement avec eux que les confesseurs doivent désormais compter. Péréfixe jouit de la confiance de Louis XIV du fait d’avoir été son précepteur, mais comme il avait appris au temps de Mazarin comment on gérait les affaires ecclésiastiques, il était disposé à travailler en collaborateur du confesseur plutôt qu’en rival. C’était d’autant plus envisageable pendant ces années de combats avec les jansénistes que Péréfixe était lui-même aussi anti-janséniste que le Père Annat. Tous les deux furent tenus à l’écart des négociations qui, grâce à la paix de l’Eglise de 1668, mit fin à la crise janséniste jusqu’en 1702. Et tous les deux disparurent à quelques mois d’intervalle, à la fin 1670 - début 1671. Ce n’est qu’avec l’avènement du Père de La Chaize comme confesseur en 1675 qu’un nouveau duo s’est mis en place. Cette fois, c’est l’archevêque de Paris, François de Harlay, qui a l’avantage de l’ancienneté sur le confesseur, qui vient de loin. D’ailleurs, au moment de la vacance avant l’arrivée de La Chaize, Harlay fut soupçonné de vouloir recréer le conseil de conscience dans sa version de 1661, pour mieux dominer la politique ecclésiastique 26 . Son autorité dans ce domaine était déjà considérable, car elle avait commencé dans les années 1660, lorsqu’il était archevêque de Rouen, grâce à son habileté de président des assemblées du clergé, ce qui faisait de lui l’interlocuteur indispensable des ministres, peut-être plus encore que l’archevêque de Paris, 25 Écrits inédits de Saint-Simon, éd. A. P. Faugère (n. 1), 463. 26 Correspondance du nonce en France Fabrizio Spada (1674-1675), éd. Ségolène de Dainville-Barbiche, Rome 1982, lettres nos 536 et 548, Spada à Altieri, les 26 oct. et 2 nov. 1674. <?page no="123"?> 123 L’essor du confesseur du roi au XVII e siècle Péréfixe. Ce rôle, qu’il gardera jusqu’à sa mort quelques semaines après la ‹grande› assemblée de 1695, lui permit d’obtenir un droit de regard sur un grand nombre de questions de politique ecclésiastique 27 . Déjà la ‹gestion› des assemblées fut étroitement liée au patronage royal dans l’Église, car ce dernier fut utilisé, surtout depuis les ministères de Richelieu et de Mazarin, pour obtenir la coopération des députés élus par les provinces, et de promouvoir ou de bloquer ceux qui affichaient des ambitions épiscopales. Harlay, le maître des assemblées, fut intéressé au premier chef aux activités du conseil de conscience, quelle que fût sa composition, et il fut par conséquent un rival plus qu’un collaborateur du confesseur dans ce domaine. Après 1675, le partage des tâches et du pouvoir entre archevêque et confesseur se fait progressivement, mais il ne semble pas avoir été invariable par la suite. Les ‹fortunes› et la réputation respectives des deux hommes y avaient leur place. À ses débuts, La Chaize fut considérablement gêné par les liaisions sexuelles de Louis XIV, surtout avec Mme de Montespan, et ce jusqu’au début des années 1680. À son tour, Harlay semble avoir perdu une partie de son crédit dans la dernière décennie de sa vie à cause des rumeurs sur sa vie privée. Au moins, les deux hommes avaient un point commun qui ne fut pas sans importance : ni l’un ni l’autre ne furent anti-jansénistes passionnés, comme Annat et Péréfixe l’avaient été. Harlay fut trop homme politique, et La Chaize s’intéressa plus aux antiquités, et surtout aux médailles, qu’aux questions théologiques. Une rivalité sourde s’installa donc entre Harlay et La Chaize, mais ses effets sont difficiles à cerner, car aucun des protagonistes n’a laissé beaucoup de traces de ses activités dans les archives. Ce qui surprend le plus, peut-être, c’est que François de Harlay s’occupa, entre autres, des affaires des ordres religieux (à l’exception des jésuites ! ), alors que le confesseur, qui est lui-même un régulier, finit par avoir le plus de poids dans les affaires de patronage ecclésiastique, sujet toujours sensible pour un jésuite dans l’Église gallicane. Certes, on peut penser que Louis XIV voulait ainsi doser les attributions de l’un et de l’autre, pour mieux les tenir, et on sait qu’il a souvent sollicité conseil auprès d’autres personnages comme le chancelier Le Tellier ou sa femme, Mme de Maintenon. Le secrétaire de Harlay, l’abbé Le Gendre, donne à son patron un rôle nettement plus important que celui du confesseur dans les affaires ecclésiastiques. Il décrit les conférences extraordinaires qu’il tenait 27 Aucune étude sur cette figure capitale de l’Église de France au temps de Louis XIV, sans doute parce que ses papiers ne semblent pas avoir été conservés. Son rôle comme président des assemblées peut être suivi dans les études que Pierre Blet a consacrées aux assemblées, notamment Le Clergé de France et la monarchie. Étude sur les assemblées générales du clergé de 1615 à 1666, 2 vols, Rome 1959, et la suite, Les Assemblées du clergé et Louis XIV de 1670 à 1693, Rome, 1972. <?page no="124"?> 124 Joseph Bergin à l’archevêché où, assisté par des conseillers d’État et des maîtres des requêtes, il fut question de préparer des avis sur les procès en cours devant le conseil du roi concernant l’Église ou les ecclésiastiques, procès dont les dossiers lui avait été remis par le conseil. Plus tard, dans les années 1680, Harlay aurait, conjointement avec le confesseur, tenu une autre série de conférences à l’archevêché, portant sur les questions religieuses et morales, pour en rapporter dans ses entretiens avec le roi. D’après Le Gendre, ces réunions furent dominées par Harlay bien plus que par La Chaize, qu’il décrit comme plutôt muet et effacé 28 . Il n’y a pas de raison de douter de la véracité de ce récit, car Harlay fut non seulement maître des dossiers, mais aussi orateur doué - ‹l’oracle du clergé›, comme l’appelait Le Gendre - et très fin politique. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas se laisser leurrer par les propos admiratifs d’un secrétaire, car Le Gendre, lui-aussi, en voulait aux confesseurs jésuites. La souplesse de Harlay ne suffit pas pour réduire le confesseur à un rôle de … simple confesseur du roi. Bien que nous manquions d’études solides sur les activités du Père de La Chaize, il semble avoir gagné la confiance royale sans faire montre de qualités d’orateur ou de gyrovague politique. Il fait le voyage de Versailles chaque vendredi pour travailler avec le roi. Il le fait parfois en compagnie de l’archevêque de Paris, mais le plus fréquemment, à partir des années 1680, seul, ce qui tendrait à montrer qu’il s’était bien détaché de l’emprise de Harlay. Dans les années difficiles pour les relations entre la France et la papauté, après 1682, La Chaize se montra défenseur solide de la politique royale, sinon des thèses gallicanes de 1682. Son influence dans les affaires de patronage ecclésiastique augmenta pendant la longue impasse de 1682 à 1692 où aucun évêque nommé par Louis XIV n’a pu obtenir ses bulles de Rome 29 . Ce n’est pas, donc, un hasard si après 1695, avec le futur cardinal de Noailles installé à Paris comme successeur de Harlay, Mme de Maintenon essaie d’écarter La Chaize (qui ne fut pas consulté au sujet de la succession de Paris) des affaires de patronage ecclésiastique. Mais le très dévot Noailles n’avait pas les qualités politiques qu’il fallait pour servir les desseins de l’épouse royale, et jusqu’à sa mort en 1709, Louis XIV refusa toute demande du confesseur octogénaire de partir à la retraite 30 . Le ménage apparemment raisonnable entre le roi, le confesseur et l’archevêque devait donc continuer, mais il n’a pas empêché le règne de Louis XIV de s’achèver en une crise inédite, crise 28 Mémoires de l’abbé Le Gendre, éd. M. Roux, Paris 1863, pages 26, 119-120, 143-146, 148, pour les multiples activités de l’archevêque, mais pour lesquelles Le Gendre ne donne pas de dates. 29 Pour un regard intéressant bien qu’indirect sur ces questions, voir l’article de Jean- Pascal Gay, « Voués à quel royaume ? Les jésuites entre vœux de religion et fidélité monarchique », XVII e siècle, n o 227, 2005, pages 285-314. 30 Bergin, Crown, church and episcopate, page 273 et suiv. <?page no="125"?> 125 L’essor du confesseur du roi au XVII e siècle qui opposa l’archevêque de Paris en rébellion contre la bulle Unigenitus, d’un côté, et le confesseur du roi prêt à tout faire pour le faire plier, de l’autre - crise qui mit une fin définitive à l’importance du confesseur du roi. En tout cas, c’est par le biais du patronage ecclésiastique, avec ses dossiers, ses correspondances, et ses ‹feuilles› signées par le roi, que le confesseur est venu trouver - ou même retrouver - sa place dans le giron de la monarchie dite administrative, sans pour autant devenir un ministre comme les autres 31 . Il ne vivait toujours pas à la cour, mais on lui faisait sa cour dans la maison professe à Paris, surtout au temps du Père de La Chaize. Cette évolution s’accompagnait d’une autre, non moins intéressante. Les confesseurs du roi du XVI e siècle jouissaient souvent d’une réputation d’excellents prédicateurs, laquelle semblait suffisante pour qu’ils fussent mis sur les rangs des confesseurs possibles. On peut certainement en dire autant des premiers jésuites - Coton, Arnoux, Ségueran - du temps d’Henri IV et de Louis XIII. Sous Louis XIV, manifestement, on cherche d’autres qualités, de théologien ou d’homme de dossiers. En tout cas, dès qu’il entre en charge, le confesseur cesse de prêcher presque totalement, comme si la parole du confesseur ne devait plus être partagée par le plus grand nombre, mais devait plutôt se réserver exclusivement pour la personne sacrée du Très chrétien. 31 Reinhardt, The king’s confessor, pages 166-168. <?page no="127"?> Biblio 17, 175 (2008) La religion de la Grande Mademoiselle, de la simple piété à l’inquiétude spirituelle J EAN G ARAPON Université de Nantes Le religion de la Grande Mademoiselle, princesse peu intellectuelle, mais toute sa vie très consciente de ses devoirs d’état, se révèle riche de perspectives diverses pour approcher cette religion des élites au XVII e siècle, objet de notre colloque 1 . Il ne faudrait pas y chercher la moindre participation, fût-ce par la simple lecture, comme le fait Mme de Sévigné, aux débats théologiques : Mademoiselle ne s’y sent nulle compétence. On trouve en revanche chez elle un sentiment religieux sincère et simple, à la fois constant et évolutif dans ses formes, et que reflètent fréquemment, dans leur franchise et leur caractère de confidence intime, les ouvrages qu’elle a écrits, très révélateurs en dépit, ou à cause, de leur diffusion retreinte. Avec Mademoiselle, auteur de Mémoires qui couvrent une vie entière, depuis la petite enfance des années 1630 jusqu’à la fin de la décennie 1680, mémoires qui sans être une autobiographie au sens moderne sont riches d’une inflexion autobiographique, nous disposons d’un témoignage de premier ordre sur le christianisme vécu, et au fond simple, d’une princesse royale, dans son emploi du temps régulier, à Paris ou dans les provinces, dans l’imprégnation profonde qu’il imprime à toute sa vie morale : visites régulières à des couvents, et essentiellement au Carmel, couvent qui marque durablement sa sensibilité, activités charitables diverses. Cette piété de princesse, très exacte dans ses devoirs, va s’approfondir et prendre un tour plus original avec les épreuves de l’existence, qui sont celles de la disgrâce, de l’échec sentimental, du vieillissement dans une solitude relative, 1 Ce sujet a déjà fait l’objet de deux études, de Denise Mayer (« Mademoiselle de Montpensier et la vie spirituelle », [in] Mademoiselle de Montpensier, Trois études d’après ses Mémoires, Papers on French Seventeenth Century Literature, Biblio 17, n° 45, Paris-Seattle-Tübingen, 1989, pp. 117-177), et de moi-même dans La Culture d’une princesse. Écriture et autoportrait dans l’œuvre de la Grande Mademoiselle, Paris, Champion, 2003 (chapitre VII « Mademoiselle et Dieu », pp. 319-362). Je suis particulièrement redevable aux découvertes de Denise Mayer. <?page no="128"?> 128 Jean Garapon en partie volontaire. Les Mémoires, après 1670, font à l’occasion des pas vers le journal spirituel. Tempérament tourmenté, inquiet de son propre salut, Mademoiselle s’interroge sur le sens de sa présence à la cour, à laquelle elle demeure pourtant attachée. Toujours, elle se veut princesse chrétienne, très soucieuse de l’exemplarité de son comportement dans le milieu naturel, pourrait-on dire, qui est le sien. Les dernières années de sa vie voient éclore sous sa plume deux opuscules spirituels, les Réflexions sur les huit Béatitudes, de 1685, peu connues 2 , et surtout les Réflexions morales et chrétiennes sur le Premier Livre de l’Imitation de Jésus-Christ, ouvrage posthume (1694) 3 , demeuré anonyme juqu’à sa découverte par Denise Mayer en 1980, et son attribution irréfutable à Mademoiselle. Au total, une piété de princesse royale longtemps marquée dans ses formes, avouons-le, par une certaine convention (laquelle n’empêche pas la sincérité), une piété confiée avec naïveté mais qui frappe le lecteur par la puissance de maturation qu’elle déploie sur une existence entière, par la constance de ses lignes de force, une piété qui toujours demeure celle d’une descendante de saint Louis, pour qui la vie à la cour ne se conçoit pas sans devoir d’exemplarité. Le sentiment religieux revêt chez elle une dimension dynastique. Je voudrais décrire cette religion de Mademoiselle en évoquant d’abord, comme elle le fait elle-même, l’imprégnation religieuse qui est celle de son cadre de vie et de son emploi du temps quotidien, qui laissera sur sa vie spirituelle une trace indélébile : la fréquentation du Carmel, et l’attraction durable que ce monastère féminin exerce sur une sensibilité très mondaine pourtant, comme l’influence d’Anne d’Autriche, reine charitable, ne sauraient ici être suffisamment soulignées. Je voudrais ensuite analyser les grands traits d’une vie spirituelle de princesse dans le monde : la pratique religieuse très exacte de Mademoiselle s’accompagne d’une exigence profonde de liberté personnelle dans le jugement, comme d’authenticité dans le comportement d’autrui : elle refuse la dévotion outrée, tout en étant travaillée par l’inquiétude, notamment lors des récits de mort de ses Mémoires, tout en éprouvant un attrait constant et significatif pour l’éloignement du monde, la retraite. Enfin, je crois qu’on peut parler chez elle, en termes mondains et sans technicité intellectuelle, de spiritualité de la lecture, comme le prouvent les opuscules spirituels de la fin de sa vie, qui prennent valeur de confession 2 Réflexions sur les huit béatitudes du sermon de Jésus-Christ sur la montagne, Paris, Lambert Roulant, 1685, reproduit dans E. Rodocanachi, Un ouvrage de piété peu connu de la Grande Mademoiselle, Paris, Émile-Paul, 1903. 3 Réflexions morales et chrétiennes sur le premier livre de l’Imitation de Jésus-Christ, à la suite de L’Imitation de Jésus-Christ, traduction nouvelle par Nicolas Fontaine, Paris, Elie-Josset, 1694, pp. 385-459. Nous nous proposons de rééditer ces textes prochainement dans les Œuvres complètes de Mademoiselle de Montpensier chez Honoré- Champion. <?page no="129"?> 129 La religion de la Grande Mademoiselle, de la simple piété … générale ; très distincts d’intention, et de climat, ces courts ouvrages dressent pour nous un portrait spirituel, où l’inquiétude s’avoue avec force, mais tempérée de salésianisme. L’Introduction à la vie dévote, dans son message central, apparaît comme le maître-livre d’une vie, même si la douceur n’est pas nécessairement le point fort de la personnalité de Mlle de Montpensier. D’abord donc, l’imprégnation chrétienne d’une enfance et d’une jeunesse princière ; le terme paraît préférable à celui d’éducation, qu’il englobe, mais il remédie à notre totale absence d’information sur ce point. Délaissée par un père en exil, Gaston d’Orléans, l’enfant est confiée par Marie de Médicis aux soins de Mme de Saint-Georges 4 , fille de Mme de Montglat, gouvernante du jeune Louis XIII. Le Journal d’Héroard 5 , si riche en indications sur l’éducation religieuse du petit Dauphin, peut offrir ici des indications vraisemblables sur la première formation de Mademoiselle, sur l’apprentissage des prières fondamentales du chrétien, l’assistance précoce aux cérémonies, l’initiation au rythme de la vie liturgique. À la différence de son oncle, Louis XIII, la petite fille ne montre guère de ferveur particulière dans ces exercices ou activités, de pratique universelle pourtant et qu’elle ne remet nullement en cause sur le fond. Beaucoup plus tard, dans son dernier ouvrage, quelques mois avant sa mort, elle jettera un regard critique sur cette première éducation religieuse, son côté machinal et répétitif, son peu d’intégration à l’ensemble de la formation de l’esprit : C’est à quoi on s’étudie le moins, que d’instruire les enfants de ce que c’est que d’être chrétien. On append son catéchisme comme un perroquet. On dit tous les jours son Pater sans y faire réflexion, beaucoup de prières en latin que l’on n’entend pas, et sans y avoir la foi que l’on devrait y avoir. Il en est ainsi de tout ce qui regarde la religion. On lit sans s’appliquer les choses qui nous seraient nécessaires. Voilà comme la vie se passe 6 … Ces remarques désabusées, et qui comportent une observation de bon sens et très généralisable sur le décalage entre l’usage catholique de la langue liturgique et la culture féminine, n’empêchent pas Mademoiselle de vouer une très grande affection à sa gouvernante, et de témoigner, mais seulement à terme, de la fécondité de l’initiation religieuse reçue. Dans le récit de son enfance, peu de place en revanche pour l’expression d’un sentiment religieux original ; rien par exemple sur son baptême, cérémonie tardive et distincte de l’ondoiement à la naissance, et qui devait, en juillet 1636, être présidée au Louvre par Richelieu en personne. Retz dans ses Mémoires, et quarante ans 4 Jeanne de Harlay, marquise de Saint-Georges. Elle mourut en 1643. 5 Journal de Jean Héroard, édité sous la direction de Madeleine Foisil, Paris, Fayard, 1989, 2 vol. Voir l’Introduction, t. I, pp. 141-147. 6 Réflexions morales et chrétiennes, op. cit., p. 409. <?page no="130"?> 130 Jean Garapon après, en parle longuement, lui qui projetait à cette occasion d’assassiner le ministre (c’est au moins ce qu’il prétend 7 ). Mademoiselle, qui nous donne pourtant des souvenirs beaucoup plus éloignés dans le temps, ne fait nulle mention de ce baptême. Et ce qu’elle avoue le plus souvent, c’est son ennui devant la longueur des cérémonies dont son rang lui fait un devoir, où - reconnaît-elle avec ingénuité - il lui arrive de s’endormir 8 , c’est son peu de goût pour les longues méditations, ou les pratiques de dévotion autoritaire qu’une autre gouvernante cherchera en vain à lui imposer. En revanche, elle aime spontanément, et aimera toujours, les manifestations solennelles de piété collective, les fêtes religieuses à caractère populaire, la dévotion aux saints enracinée dans des lieux : très fournie serait ici la liste des lieux de pèlerinage, des sanctuaires, qu’elle commence à fréquenter dès l’enfance et où elle retournera souvent : Notre-Dame des Ardilliers à Saumur 9 , avec ses miracles, Notre-Dame de Liesse 10 , la dévotion à Saint-Fiacre dans la région de Soissons, etc. Il ne faudrait pas attendre ici de considérations théologiques : c’est une émotion religieuse à chaque fois nouvelle, portée par la ferveur populaire et en même temps encouragée par une présence princière, entourée des plus grands égards, que goûte là Mademoiselle ; elle aime ces atmosphères de piété, simples et spectaculaires, de même que plus tard, et en dépit de son rang, elle aimera la vie de paroisse. La foi chez elle, au moins dans sa jeunesse, passe moins par l’intellect pur que par l’émotion, surtout collective, par une sorte de submersion baroque de la sensibilité. Sur un autre plan, mais qui touche aussi au génie de lieux bien précis, la sensibilité religieuse du personnage se trouve durablement aimantée, orientée à terme : c’est celui de la fréquentation des monastères féminins et tout particulièrement du Carmel, dont les reines et princesses royales étaient les protectrices naturelles 11 . Ici, l’influence s’exerce de façon contradictoire. Elle est dans un premier temps, et souvent, de répulsion face au choix de vie radical des religieuses, mais compensé par un saisissement devant la beauté 7 Retz, Mémoires, Folio classique, éd. de Michel Pernot, pp. 72-73. Mademoiselle fut baptisée, d’après la Gazette, le 17 juillet 1636 au Louvre. 8 Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, éd. A. Chéruel, Paris, Charpentier, 1858, t. I, p. 207 : « J’étais dans l’oratoire avec la reine, où le plus souvent je m’endormais, n’étant pas une demoiselle à si longues prières ni à méditations… ». La scène, qui se passe au Louvre, est datée de 1649. 9 Mémoires, op. cit., t. I, p. 30. 10 Ibid., t. III, p. 401, etc. 11 Sur Mademoiselle et le Carmel, voir La Culture d’une princesse, op. cit., pp. 322 et sv. On se reportera aussi à l’ouvrage de J. B. Eriau, L’Ancien Carmel du Faubourg Saint-Jacques, de Gigord-Picard, Paris, 1929, et au catalogue très suggestif de l’exposition de 1982 au Petit-Palais, L’Art du XVII e siècle dans les Carmels de France, éd. par Y. Rocher, 1982. <?page no="131"?> 131 La religion de la Grande Mademoiselle, de la simple piété … propre des lieux, leur mystérieuse proximité au surnaturel, la mémoire royale et dynastique qu’elle y goûte. Enfant, Mademoiselle a été accueillie dans de très nombreuses abbayes de fondation royale (Jouarre 12 , Fontevrault, entre autres), gouvernées par des abbesses de sa famille, qui font de ces réussites architecturales exceptionnelles une sorte de prolongement des palais royaux, et où la princesse conforte son identité de petite-fille de France. La foi est chez elle indissociable d’une conscience royale de soi, qui passe par l’imagination et par un orgueil que jusqu’à la fin de sa vie elle aura le plus grand mal à vaincre. Évoquant sa visite à l’âge de onze ans à Fontevrault en 1637, abbaye gouvernée par sa tante Jeanne-Baptiste de Bourbon, fille légitimée d’Henri IV, elle souligne la splendeur et l’immensité des lieux, image de la gloire d’une dynastie chrétienne. Les offices en revanche ne l’intéressent guère : Il fallut premièrement assister au Te Deum, essuyer diverses cérémonies qui durèrent bien longtemps, pendant lesquelles je n’eus d’autre occupation que de souhaiter de rencontrer une folle dont j’avais entendu parler 13 . Ce dernier aveu, léger et anecdotique, ne doit pas masquer une richesse essentielle des séjours monastiques dans la vie religieuse du personnage, qui est paradoxalement celle de relations amicales fidèles, et à l’échelle d’une vie entière, relations nourries de conversations et d’échanges épistolaires mal connus dans le détail, mais assurément féconds. C’est le Carmel de la rue Saint-Jacques dont il faut ici parler, où Mademoiselle prend très jeune ses habitudes à la suite de la reine Anne d’Autriche, et qui exerce sur elle une influence déterminante, une sorte d’aimantation spirituelle pour l’avenir. Chez elle, nous le savons, nulle vocation pour le cloître, nulle affinité dans sa jeunesse avec la mystique contemplative de l’ordre thérésien. En revanche, de solides amitiés avec de nombreuses sœurs issues de la haute société, et bien connues de Mademoiselle avant leur entrée au couvent, comme Anne- Marie-Louise d’Épernon, son amie d’enfance et sa cousine issue de germaine, en religion depuis 1648 sœur Anne-Marie de Jésus 14 . La mémorialiste redira avec émotion la souffrance qui fut la sienne à l’annonce de cette vocation, et le débat pathétique que la mondaine qu’elle était eut alors avec son amie : Elle me plaignait de plaindre ainsi son bonheur, et me reprochait que ce n’était pas l’aimer que d’en user ainsi. Puis, elle me fit des sermons qui ne me touchèrent point : je n’en pus profiter, je m’affligeai seulement. Le 12 Voir Mémoires, op. cit., t. I, p. 14, t. II, p. 468. 13 Mémoires, t. I, p. 28. 14 Voir sur elle l’article de Véronique Larcade (que je remercie) : « Les replis de l’évidence : la religion de Madame d’Epernon (1646-1701) », [in] Itinéraires spirituels, enjeux matériels en Europe, Mélanges offerts à Philippe Loupès, Presses Universitaires de Bordeaux, 2005, t. I, pp. 253-272. <?page no="132"?> 132 Jean Garapon temps m’a fait connaître dans la suite le bonheur dont elle jouissait ; mes déplaisirs m’ont fait connaître qu’elle était plus heureuse que moi […]. Quand à l’amitié que j’ai pour elle, elle durera autant que ma vie 15 . On mesure dans ce dernier exemple l’inflexion autobiographique que les Mémoires à l’occasion peuvent prendre, et le sourd travail spirituel qui s’exerce chez la mémorialiste grâce à cette amitié carmélitaine fidèle : travail de mise à distance d’une vie mondaine décevante, à laquelle Mademoiselle pourtant ne veut pas renoncer, mais qu’elle apprendra à vivre avec plus de profondeur spirituelle. Dans une vie de foi très évolutive, et sans jamais déclencher de vocation, le Carmel exercera sur Mademoiselle un constant et très lent travail de maturation, d’épuration, de révélation. Un dernier aspect du Carmel du Grand Couvent a pu exercer une influence décisive sur une sensibilité (simple hypothèse, mais que je crois plausible) : c’est - en contraste avec l’austérité de vie des carmélites - la splendeur du décor peint qui constituait leur cadre de vie, et que Mademoiselle, si sensible à « l’école du silence » qu’est la peinture, comme elle le reconnaît dans les Réflexions morales et chrétiennes, a pu longuement admirer 16 . Or ce décor, largement centré sur le thème de l’Incarnation du Christ (d’où le nom de Couvent de l’Incarnation) comportait une trentaine de toiles illustrant le thème de l’Enfance du Christ (Annonciation, Nativité, Adoration des Mages 17 ). Peut-être y a-t-il là, dans ce thème central de la spiritualité carmélitaine, l’amorce d’une dimension future de sa vie spirituelle, cette dévotion à l’Enfance du Christ dont elle fournira des témoignages fréquents dans ses Mémoires, et sur laquelle elle reviendra dans ses Réflexions ? On mesure dans l’ensemble, pour conclure sur ce premier point, combien cette religion de princesse, qui ne domine pas tout à fait la vigueur d’un tempérament, offre une belle illustration de la piété de la Contre-Réforme : solidité d’une première formation chrétienne, assiduité liturgique, affinité avec le climat du Carmel, sensibilité à l’architecture et à la peinture. Ces prémices une fois posées, comment à présent analyser la vie religieuse de Mademoiselle devenue princesse pleinement adulte, à partir de l’époque de la Fronde ? Il me semble que les traits dominants de sa religion vécue peuvent être ainsi résumés : recherche d’une foi cohérente au sein du « monde », et refus de la dévotion « outrée » ; pratique d’une charité active et inventive, à l’image d’Anne d’Autriche ; place de plus en plus grande accordée dans la vie intérieure, enfin, à la méditation sur l’échec, la souffrance personnelle, la 15 Mémoires, op. cit., pp. 186-187. 16 Op. cit., p. 427. Mademoiselle cite les tableaux et tapisseries religieuses qu’elle a pu contempler. 17 Voir L’Art du XVII e siècle dans les Carmels, op. cit. <?page no="133"?> 133 La religion de la Grande Mademoiselle, de la simple piété … mort, qui prépare ce que l’on peut appeler une « conversion » dans les années 1680. Le refus de la dévotion d’abord, entendue en son sens radical, dessine une constante, rencontrée dès la jeunesse du personnage, confirmée jusqu’à la fin d’une existence marquée dans ses dernières années pourtant par une foi plus fervente et plus austère. Dans les Divers Portraits de 1659, Mademoiselle le reconnaît clairement : « je ne suis point dévote, je voudrais bien l’être » 18 , et allègue comme obstacle un insurmontable amour-propre ; mais elle avoue aussi n’être « ni comédienne ni façonnière » 19 . Et le premier de ces aveux, qui rejoint une évidence connue, est habilement balancé par d’autres traits (goût pour la conversation des honnêtes gens, l’amitié, la bienfaisance, refus de la médisance comme de la galanterie), qui évoquent sur un mode salésien une foi sociable, traduite en actes plus qu’en paroles, et apte à pondérer aux yeux d’Anne d’Autriche la vie de cour que le jeune souverain son fils va bientôt réorganiser. Ce refus de la « dévotion » au sens étroit peut trouver une illustration symbolique dans l’accueil que Mademoiselle réserve à la pièce de Tartuffe (« la pièce à la mode », dit-elle 20 ), qu’elle fait jouer en 1669 au Luxembourg, devant une vingtaine de proches. Au fond, elle maintient, de façon intuitive, les droits d’un christianisme qui passe par l’acceptation confiante du mode de vie mondain, corrigé dans ses frivolités, ses injustices, ses violences par la forte vertu de quelques-uns de ses membres, qui reprennent les autres, les remettent dans le bon chemin par la force de leur exemple, cette élite dans l’esprit de Mademoiselle étant féminine plus encore que masculine. Auditrice régulière de Bourdaloue 21 , dont elle a aidé la carrière, elle ne reprend jamais à son compte, dans sa maturité au moins, l’extrême sévérité de celui-ci envers les divertissements mondains, envers la vie de cour. De très loin, ce serait plutôt l’esprit de La Cour Sainte du P. Caussin qui l’animerait, davantage encore le souvenir des éloges héroïques féminins de la décennie 1640, dont Mademoiselle avait été à l’occasion la dédicataire 22 . Toute sa vie, elle sera choquée par la licence de mœurs de beaucoup de ses proches, de son père en tout premier lieu, et développe sur le sujet du mariage des considérations souvent contradictoires (et qui dans le refus souvent affiché de l’union de convention rejoignent paradoxalement le mouvement précieux, qu’elle déteste), mais considérations qui ont pour principe le libre choix de l’époux, le respect de la dimension à ses yeux surnaturelle du véritable amour entre conjoints. Simples et fortes, ses convictions lui rendent insupportable en 1656, par exemple, 18 Divers Portraits, imprimés en l’année 1659, s.l., p. 34. 19 Ibid. 20 Mémoires, t. IV, p. 74. 21 Voir La Culture d’une princesse, op. cit., p. 334. C’est Bourdaloue qui devait l’assister à ses derniers instants. 22 Voir La Culture d’une princesse, op. cit., pp. 77-90. <?page no="134"?> 134 Jean Garapon le comportement de Christine de Suède, reine qu’elle souhaitait ardemment rencontrer pourtant ; sa désinvolture envers le clergé français, en dépit de sa conversion, la rebute 23 (pour ne pas parler de l’assassinat de Monaldeschi 24 …). Grande admiratrice de Corneille, elle refuse absolument le duel, et pour des raisons expressément religieuses, comme lors de l’affrontement entre les ducs de Nemours et de Beaufort en juillet 1652 25 . Et, dans les moments les plus périlleux de son existence, lors des journées de la Fronde, ou dans les jours qui précèdent la décision d’épouser Lauzun en 1670, elle s’adresse spontanément à Dieu, lui demandant de bénir son action, ou de l’éclairer sur ses volontés. Les Mémoires témoignent, dans l’ensemble, d’une piété confiante, et dans ses manifestations, publique sans ostentation. Ils se montrent beaucoup plus discrets en revanche sur le chapitre de l’action charitable, où Mademoiselle suit selon toute vraisemblance l’exemple d’Anne d’Autriche, reine éminemment charitable, comme l’a montré Raymond Darricau 26 , proche de Vincent de Paul, et que pendant toute sa jeunesse, elle suivait dans ses visites aux monastères parisiens. Mademoiselle aide ainsi la Congrégation des Filles de la Charité, en fondant un hôpital à Saint-Fargeau en 1657, un autre à Eu en 1663 27 , dont elle donne elle-même le règlement, un dernier enfin à Trévoux en 1686, qui conserve son souvenir à l’heure actuelle (l’hôpital Montpensier). On voit donc qu’elle participe avec régularité, et discrétion, à cet élan charitable de la haute aristocratie, notamment féminine, de la Contre-Réforme. Aucun récit de visite de malades, cependant, dans ses Mémoires, comme les pratiquait Anne d’Autriche. Même silence sur une fondation originale, dans l’ordre éducatif cette fois, qui est celle du collège royal de Thoissey, dans les Dombes, en 1680, et sur un projet de création d’Université, dans cette même ville 28 . Le P. Anselme, qui prononcera l’oraison funèbre de Mademoiselle en 1693, insistera sur le charitable usage que Mademoiselle faisait de ses richesses, comme sur un autre aspect de sa personne, qui ira s’amplifiant tout en restant à sa juste place, le goût de la solitude et de la retraite. Dernier aspect en effet de la vie spirituelle de Mademoiselle, qui n’est pas en effet qu’un simple choix d’emploi du temps, et qui vient avec les années : le goût pour des périodes régulières de vie à l’écart de la cour, qui 23 Mémoires, op. cit., t. II, p. 480. 24 Ibid., t. III, p. 189. 25 Ibid., t. II, p. 134. 26 « L’action charitable d’une reine de France », XVII e siècle, n° 90-91, 1971, pp. 11- 24. 27 Mémoires, op. cit., respectivement t. III, p. 188 et p. 577. 28 Voir G. Rénoud, Histoire du Collège de Thoissey, Bourg-en-Bresse, Imprimerie Centrale, 1938. <?page no="135"?> 135 La religion de la Grande Mademoiselle, de la simple piété … ne traduisent nullement un refus de celle-ci, où le personnage entend tenir toute sa place, mais le souci - l’ancienne frondeuse a grandi sous Louis XIII - d’une vie indépendante, propice au recul, à la charité active. Ce goût pour la retraite s’était déjà manifesté en 1657, dans la visite que Mademoiselle, de retour d’exil, avait rendu à Port-Royal des Champs 29 , pour rencontrer Arnaud d’Andilly, qu’elle connaissait depuis longtemps, celui-ci ayant été au service de son père. Rien ou presque dans le récit sur la bataille des Provinciales, qui bat son plein à l’époque ; en revanche, une fascination pour cet héroïsme de la solitude des Messieurs, consacrée à la prière, à l’étude à l’éducation, à la charité. Dans une utopie par lettres échangée avec son amie Mme de Motteville, en 1660 30 , Mademoiselle évoquera une vie rêvée, alternant entre la vie dans une sorte de monastère mondain, au milieu d’un cadre forestier, et où le temps serait consacré à la lecture, à la civilité, à des œuvres de charité, et les séjours à la cour. C’est que celle-ci, sans jamais lui donner de dégoût définitif, perd à ses yeux progressivement de ses attraits. On note chez elle une lente montée du sentiment de la vanité du monde, et un recentrage sur une foi douloureuse et active. Si elle continue ses Mémoires après 1677, c’est, nous dit-elle, pour mépriser de plus en plus le monde, et connaître le peu de sûreté qu’il y a à ses grandeurs, puisque étant née avec toutes celles que l’on peut avoir et avec tous les avantages que Dieu m’avait donnés, j’ai été malheureuse toute ma vie ; et connaître par là qu’il n’y a de vrai repos que lorsqu’on cherche à le servir, et qu’on le sert véritablement 31 . Pareille évolution spirituelle est accélérée par la crainte souvent avouée de la mort, et le choc violent des morts de proches (Anne d’Autriche, Madame 32 ), que reflète l’émotion extrême des récits de leurs derniers moments, de leurs services funèbres. Mais elle trouve son origine dans la longue souffrance du mariage interdit avec Lauzun, où la princesse voit un appel de la Providence, dont l’exigence morale est à la mesure de son rang. Les grandes souffrances appellent à une piété héroïque, et sonnent comme une invitation constante à la conversion. Dans sa fidélité à Lauzun emprisonné, déjà douloureuse pour 29 Mémoires, op. cit., t. III, pp. 67-73. Voir La Culture d’une princesse, op. cit., pp. 327- 332, et Denise Mayer, « Mademoiselle de Montpensier et Port-Royal », Chroniques de Port-Royal, 1989, 4° tri., pp. 32-52. 30 « Lettres de Mademoiselle à Madame de Motteville », écrites en 1660, [in] Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, éd. de 1735, Wetstein et Smith, Amsterdam, t. VII. Cette correspondance a été étudiée par Madeleine Bertaud, « En marge de leurs Mémoires, une correspondance entre Mlle de Montpensier et Mme de Motteville », Travaux de Littérature, Paris, 1990, t. III, pp. 277-295. 31 Mémoires, op. cit., t. IV, p. 84. 32 Mémoires, op. cit., t. IV, pp. 20-30, et pp. 145-149. <?page no="136"?> 136 Jean Garapon un orgueil, et surtout dans les déceptions qui suivront son retour, Mademoiselle va trouver la ressource d’une expression originale de sa foi de princesse ; ce seront les deux opuscules, eux-mêmes très différents de ton, de la fin de sa vie. Le premier est un texte publié, sans nom d’auteur et sans doute à un très petit nombre d’exemplaires (Réflexions sur les huit Béatitudes du Sermon de Jésus-Christ sur la montagne, Lambert Roulland, 1685), dont le seul exemplaire connu, envoyé au grand-duc Côme de Médicis, est conservé à Florence. Il a été réédité par Rodocanachi en 1903 33 . Il était suffisamment connu dans la haute société pour être cité lors de l’oraison funèbre de Mademoiselle, en 1693, par le P. Anselme 34 . Dans sa très étroite diffusion, ce texte obéit à des motivations complexes. Destiné à des familiers ou des proches, il suit une vogue, celle des courts textes d’édification, écrits par des mondains, ou d’anciens mondains, à l’intention de leurs proches, à l’exemple de Mme de La Vallière, devenue sœur Louise-de-la-Miséricorde, avec ses Réflexions sur la miséricorde de Dieu de 1680 35 . Il est porté par le climat officiel de piété plus stricte qui gagne la cour pendant ces années, et s’adresse aussi en particulier au roi, auprès duquel Mademoiselle veut préciser le sens de sa présence à la cour, peut-être aussi, au vu de l’évolution du monarque, retrouver à ses yeux une autorité morale. La question très générale en effet à laquelle elle veut répondre, forte de sa seule autorité de princesse, est un lieu commun des sermonnaires : peut-on faire son salut à la cour ? Oui, répond Mademoiselle, à condition que l’on lise l’Introduction à la vie dévote, « où chacun trouvera ses devoirs marqués 36 ». La réflexion sur la Première Béatitude s’infléchit par exemple vers des considérations sur le bon usage des richesses. Seul l’esprit avec lequel nous gérons des biens transitoires, reçus à la naissance, importe aux yeux de Dieu 37 ; François de Sales montrait déjà comment « il y a différence entre avoir du poison, et être empoisonné 38 . » C’est sur leur charité en actes, à la mesure de leur fortune, et « diversifiée en autant de manières que les misères du prochain sont différentes » que les grands seront jugés ; c’est aussi sur leur aptitude à consoler les affligés, voire à corriger les vices par leurs remontrances, comme la qualité de leur naissance les autorise à le faire. 33 Voir La Culture d’une princesse, op. cit., pp. 341-348. 34 Oraison funèbre de très haute et très puissante princesse Anne-Marie-Louise d’Orléans, prononcée à Saint-Denis le 7 mai 1693, par le P.A. Anselme, Paris, G. et L. Josse, 1693. 35 Réflexions sur la miséricorde de Dieu par une dame pénitente, A. Dezallier, Paris, 1680. 36 Réflexions…, op. cit., pp. 90-91. 37 Ibid., pp. 5-7. 38 Introduction à la vie dévote, [in] François de Sales, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, 1969, 3 e partie, chapitre XIV, p. 170. <?page no="137"?> 137 La religion de la Grande Mademoiselle, de la simple piété … Mademoiselle maintient, à côté de l’influence salésienne, l’esprit du stoïcisme chrétien, à l’exemple de La Cour Sainte, et souligne la force nécessaire d’une foi princière, appuyée sur l’autorité que lui donne sa naissance. Certes, reconnaît-elle, les blessures d’amour-propre que l’on subit à la cour « valent bien les haires, les cilices, les jeûnes et les autres mortifications extérieures 39 » que l’on s’inflige dans les couvents. Sans doute manque-t-il à ce texte, pour être vraiment salésien, l’esprit de douceur propre à l’évêque de Genève. En Mademoiselle, le « vieil homme », si l’on peut dire, avec son orgueil de race, et même maîtrisé et humilié, demeure. Il faudra l’ultime conversion de la fin de la vie pour que retentisse une autre voix. Cette autre voix, nous l’entendons, si radicalement neuve, dans les Réflexions morales et chrétiennes sur le Premier Livre de l’Imitation de Jésus-Christ, publiées de façon posthume en 1694 40 . Elle nous touche par sa nudité intemporelle, par l’efficacité saisissante de son volontaire anonymat, de sa tonalité d’outre-tombe. C’est bien Mademoiselle qui parle, aisément reconnaissable, mais comme arrachée à son époque par le décalage des temps, puisqu’elle n’a été clairement identifiée comme l’auteur du texte qu’en 1980 par Denise Mayer 41 . Ces Réflexions sont publiées à la suite d’une nouvelle traduction de l’Imitation due à la plume du janséniste Nicolas Fontaine, proche de la duchesse de Guise, demi-sœur de Mademoiselle. Pour le lecteur, elles sont clairement distinguées de la traduction par une nouvelle page de titre, à l’intérieur du volume, et ont été plusieurs fois rééditées tout au long du XVIII e siècle, au sein de l’ensemble ainsi constitué. Il s’agit d’un libre commentaire du Premier Livre de l’Imitation, le moins mystique, le plus accessible. Ses destinataires ? Cette fois-ci, aucun n’est clairement nommé. Sur un ton d’humilité radicale, Mademoiselle offre à la postérité une méditation personnelle sur le texte discontinu de Thomas a Kempis, qu’elle transforme insensiblement en confession générale, souvent conclue en forme d’exhortation. Le lecteur averti y devine clairement un prolongement spirituel des Mémoires, mais bouleversé par une récente conversion, soulevé d’un enthousiasme du pressentiment. Revoyant son existence entière, Mademoiselle y atteint une conscience large du temps, éclairée d’une lucidité nouvelle, à jamais éloignée du personnage qu’elle souhaitait encore jouer dans le texte précédent : 39 Réflexions…, op. cit., p. 64. 40 Pour une analyse plus détaillée de ce texte, voir La Culture d’une princesse, op. cit., pp. 348-359. 41 « Deux ouvrages de piété de la Grande Mademoiselle », Bulletin du Bibliophile, 1980, t. II, pp. 170-184. <?page no="138"?> 138 Jean Garapon Depuis que le rideau a été tiré de devant mes yeux, écrit-elle, et que j’ai connu que toutes les grandeurs, toutes les vanités et tous les plaisirs du monde avec ses pompes étaient des illusions […], j’ai bien vu que nous n’étions que des comédiens qui représentions un rôle sur le théâtre, et que ce personnage n’était pas le nôtre véritable 42 . Ce souffle de conversion donne à l’ensemble des Réflexions un accent augustinien. Nous découvrons un texte de joie grave, qui fait partager une jubilation du dépouillement, de la découverte en soi d’un être nouveau et désormais libre envers les grandeurs du monde. Tout un bréviaire très général du christianisme vécu nous est offert, largement oublieux de la vie de cour, mais non de la vie en société : acceptation de la souffrance, vécue comme signe envoyé par Dieu, respect d’autrui en actes et en paroles, lecture quotidienne de l’Écriture, refus des idoles de l’amour-propre, au nombre desquelles Mademoiselle place la charité d’ostentation. Deux aspects des conseils édifiants de Mademoiselle peuvent retenir l’attention : sa préférence pour la prière communautaire et tout particulièrement pour celle de la paroisse 43 (il est attesté que lors de ses séjours à Eu, elle assistait à la messe à la Collégiale, non à la chapelle du château, et qu’à Paris, elle se montrait paroissienne assidue de Saint-Séverin), sa dévotion proclamée à l’Enfance du Christ 44 , qui associe des raisons théologiques (l’Incarnation), spirituelles (c’est le modèle de l’abaissement), et affectives. Dans le choix fondamental de son mode de vie, Mademoiselle maintient sa préférence pour la vie dans le monde, mais pénétrée cette fois d’un salésianisme plus authentique, et imprégnée de la lecture de la vie des grands saints, vie alternant avec des périodes de retraite et de silence « lequel nous met en état d’écouter Dieu, de lui parler, et de n’être troublé de rien 45 . » La passion d’une vie dans le monde demeure, mais toujours plus « dévote », et rythmée d’indispensables temps de silence, « ce grand silence et cette grande solitude 46 » découverts au Carmel et dont Mademoiselle goûte la saveur inexprimable. Au total, la religion de Mademoiselle nous intéresse par son authenticité vécue, par la variété évolutive de ses formes, qui investissent peu à peu toute sa vie morale, par la puissance de conversion dont elle témoigne. Chrétienne 42 Réflexions morales et chrétiennes sur le premier livre de l’Imitation de Jésus-Christ, op. cit., p. 408. 43 Ibid., p. 438. « Pour moi, j’aime fort la prière de la paroisse, puisque les fidèles s’y assemblent au nom de Jésus-Christ. » Mademoiselle cite Matthieu 18/ 19-20. 44 Ibid., pp. 455-456. Sur la dévotion au Christ-Enfant au XVIIe siècle, voir J. Lebrun, « La dévotion à l’Enfant-Jésus au XVII e siècle », [in] E. Becchi et D. Julia, Histoire de l’enfance en Occident, t. I, Histoire-Points, Seuil, 1998, pp. 427-457. 45 Réflexions…, op. cit., p. 439. 46 Ibid., p. 449. <?page no="139"?> 139 La religion de la Grande Mademoiselle, de la simple piété … portée depuis son enfance par tout un mode de vie, à l’écart de la religion « savante », elle reçoit un christianisme d’imprégnation, pourrait-on dire, où les pratiques religieuses machinales sont amplifiées par l’émotion esthétique (architecturale, picturale notamment), relayées par la ferveur de la piété collective qui touche son imagination. Il y a aussi chez elle la part de la fidélité indéfectible à des modèles humains, très différents les uns des autres : la première gouvernante, les nombreuses amies carmélites, la reine Anne d’Autriche. De là un sentiment religieux inventif et vivant, au fond libre, nourri en outre de conscience dynastique, non sans contradiction vécue tout au long d’une existence. Ce sentiment religieux, avec sa puissance de sincérité, infléchit les Mémoires dans le sens de l’introspection, ouvrant la voie aux ouvrages spirituels de la fin de la vie. Il se nourrit aussi, en prenant le terme avec toute la prudence requise, d’un certain féminisme chrétien. Mademoiselle lit et relit la Vie de Thérèse d’Avila 47 . Elle aime à se représenter la vie chrétienne comme une aventure, et cite dans ses Réflexions cette phrase empruntée à Thérèse : « Dieu aime les âmes généreusement humbles, et humblement généreuses. » Sur un autre plan, c’est bien sûr François de Sales son auteur spirituel de chevet. De plus en plus avec les années, on peut dire que celui-ci s’est fait écouter de cette lointaine Philothée, en la rassurant sur la sainteté possible d’une vie chrétienne dans le monde, voire en adoucissant son naturel. 47 Voir La Culture d’une princesse, op. cit., pp. 360-361. <?page no="141"?> Biblio 17, 175 (2008) La Cour sainte du P. Caussin : de la cour au théâtre C HARLES M AZOUER Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Manuel de dévotion à l’usage de la noblesse, exposé de la doctrine catholique, « catéchèse dévote » (Marc Fumaroli), traité des passions et traité de morale avec les maximes destinées à les vaincre, recueil d’histoires édifiantes, on ne sait trop à quel genre attribuer cette somme de caractère encyclopédique à laquelle Nicolas Caussin, apôtre zélé mais, on le sait, malheureux de la cour de Louis XIII, donna sa taille définitive en deux gros volumes in-folio 1 . Luimême - ce sont les premiers mots de la dédicace au roi - parle de son « traité de la sainteté des cours » ; et, au début du Traité second du premier volume, qui oppose les maximes de la cour sainte à celles de la cour profane, il précise : « ayant dessein de faire […] une Institution chrétienne pour les gens de qualité ». On sait aussi le prodigieux succès d’édition de La Cour sainte, réimprimée quatorze fois du vivant du Père, traduite dans les langues européennes jusqu’en Pologne et en Bohème, et bien sûr en latin, et certainement lue en dehors des cours. Je désire aborder ce monument par un biais particulier pour essayer d’en apprécier la portée, à l’aide du fil directeur que me fournira la notion d’exemple. Conscient de la valeur exemplaire du comportement des grands et des nobles, Caussin compte les convertir aussi à grand renfort d’exempla tirés de l’histoire sacrée ou profane. Or, il se trouve que les histoires du P. Caussin ont été singulièrement exploitées par les dramaturges contemporains. En m’attachant à Tristan l’Hermite, un des plus grands de ce temps, j’examinerai 1 L’histoire du texte, passablement inextricable, n’est que partiellement débrouillée. La Cour sainte parut d’abord en un volume de 800 pages en 1624. Caussin ne cessa d’augmenter son texte jusqu’en 1645. À cette date, il modifia le plan et la division par tomes et, dès 1647, on a une version définitive. Sauf erreur de ma part, Jean Du Bray, 1647, Denis Bechet, 1653, et Jean Du Bray, 1664 ont le même texte ; le Père est mort en 1651. Je me suis servi de l’exemplaire de La Cour sainte […] mise en bel ordre, avec une notable augmentation des personnes illustres de la cour, tant du vieil que du nouveau Testament, Paris, Jean Du Bray, 1647, 2 vol. in-folio, accessible à la B. M. de Bordeaux (T 1187 (1) et (2)). <?page no="142"?> 142 Charles Mazouer comment, quand il se sert de La Cour sainte comme source ou quand il met au théâtre une histoire que Caussin traitera bientôt, ce dramaturge rejoint le jésuite, ou se démarque d’une version justement par trop exemplaire 2 . * Dans le grand courant de la Réforme catholique, l’apostolat propre de Caussin vise donc l’aristocratie et propose une pastorale du monde qui paraît d’autant plus rigoureuse et exigeante que la cour de l’époque, plutôt libertine, ne semblait guère disposée à devenir une école de vertu ou à former un gentilhomme ou un courtisan chrétien ; Caussin ne cache d’ailleurs pas les difficultés de sa tâche : il s’agit, pour les gens de qualité qu’il veut instruire chrétiennement, de se soumettre à des obligations, de vaincre des obstacles, de pratiquer des vertus et des maximes de vie chrétienne en un combat 2 La bibliographie, pour le sujet, est modérée : Julien Eymard, « Sénèque et le stoïcisme dans La Cour sainte du jésuite Nicolas Caussin (1583-1651) », Revue des sciences religieuses, n° 3, 1954, pp. 258-285 ; Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980 - en format de poche : Paris, Albin Michel, 1994 (Bibliothèque de « L’évolution de l’humanité ») ; Alain Couprie, « ‹Courtisanisme› et christianisme », XVII e siècle, n° 133, 1981, pp. 371-391 ; id., De Corneille à La Bruyère : images de la cour, Paris, Aux Amateurs de livres, 1984 ; id., « Pierre Corneille, lecteur de Nicolas Caussin », [in] Pierre Corneille (colloque de Rouen), Paris, P.U.F., 1985, pp. 235-245 ; Marc Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornélienne, Genève, Droz, 1990 (Histoires des idées et critique littéraire, 277) - 2 e édition revue et corrigée, Genève, Droz, 1996 (Titre courant, 1) ; Christian Belin, La Conversation intérieure : la méditation en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 2002 (Lumière classique, 42) ; Jean Garapon, La Culture d’une princesse. Écriture et autoportrait dans l’œuvre de la Grande Mademoiselle (1627-1693), Paris, Champion, 2003 (Lumière classique, 49) ; Anne Teulade, Le Théâtre hagiographique en France et en Espagne au XVII e siècle, Lille, Atelier de reproduction des thèses, 2004 ; Volker Kapp « Un jésuite à la recherche du « grand homme » : La Cour sainte de Nicolas Caussin », Travaux de littérature, XVIII, 2005, pp. 179-194 ; Michel de Certeau, Le Lieu de l’autre. Histoire religieuse et mystique, Paris, Gallimard et le Seuil, 2005 (Hautes Etudes) ; Charles Mazouer, « La vision tragique dans La Mariane, La Mort de Sénèque et La Mort de Chrispe », Cahiers Tristan l’Hermite, XXII, 2000, pp. 5-16 ; id., « La démesure dans La Mariane de Tristan », [in] « La Mariane » de Tristan l’Hermite, Bologna, CLUEB, 2003, pp. 89-115 (Séminaires Pasquali d’analyse textuelle) ; id., Le Théâtre français de l’âge classique. 1. Le premier XVII e siècle, Paris, Champion, 2006 (Dictionnaires & Références, 16). Je dois enfin à l’amabilité de Sophie Conte, organisatrice d’un récent et beau colloque consacré à Caussin, dont les Actes sont sous presse, et des auteurs - Barbara Piqué, Volker Kapp, Anne-Elisabeth Spica, le P. Patrick Goujon et Sophie Conte elle-même - d’avoir pu prendre connaissance de leurs textes. <?page no="143"?> 143 La Cour sainte du P. Caussin : de la cour au théâtre contre la cour profane. Écoutons-le faire le point sur le dessein et l’ordre de son livre pour son lecteur, au début du Traité second : J’ai commencé par les obligations qu’ils [les gens de qualités] avaient à la piété, ensuite j’ai montré les obstacles qu’il fallait vaincre pour y arriver, de là j’ai donné les préceptes des principales vertus qui les concernent. Et il s’apprête maintenant, à travers le combat de la cour sainte et de la cour profane, à donner les maximes du christianisme - maximes touchant la divinité, la conduite de la vie présente, la mort enfin et l’immortalité de l’âme, pour reprendre son classement en trois ordres. Quoi qu’il en soit de la conversion réelle des nobles d’épée en courtisans dévots, Caussin vise plus loin que la seule noblesse, car le comportement des grands a valeur d’exemple. Le roi ? Dieu l’a choisi « pour sanctifier son royaume par l’exemple de ses vertus » (Dédicace au roi) : un bon roi, pur et innocent, a de bons sujets. La noblesse qui se voue au service de l’Église ? « Les bienfaits que vous avez reçus de Dieu, et les exemples que le public attend de vous sont des obligations si essentielles du devoir » ; les exemples des grands prélats sont « de très vifs aiguillons à la vertu 3 ». Et Caussin d’insister sur le redoutable pouvoir d’exemple de la noblesse. Une des treize raisons - la onzième, « tirée de l’effet que l’exemple doit produire » - qui oblige particulièrement le courtisan à la perfection chrétienne, c’est que sa conduite, observée de tous, a valeur d’entraînement, au mal comme au bien. Mêlant l’érudition et le style fleuri dans un grand mouvement d’exhortation, le Père somme les grands, qui ont un rayon de la toute-puissance de Dieu pour éclairer et fléchir les inférieurs aux devoirs, d’éviter « le grand crime » de donner le mauvais exemple, mais plutôt d’exercer leur empire sur le cœur des hommes (ils sont comme les astres qui influencent le monde inférieur) par des exemples qui feront refleurir l’âge d’or. Car « le peuple est comme une mer et vous en êtes les vents, qui la haussez et la baissez quand il vous plaît 4 ». Le Ciel a émaillé la noblesse de dons et de perfections admirables ; elle est obligée d’être parfaite pour donner l’exemple. Mais pour s’instruire en la perfection, la noblesse elle-même a besoin d’exemples ; le livre de Caussin est bourré d’exempla plus ou moins développés. Je rappelle qu’en 1619 Caussin publia les seize livres d’un grand traité de rhétorique : De eloquentia sacra et humana parallela, qui s’inscrit évidemment dans la lignée d’Aristote et de la rhétorique latine, lesquels avaient réfléchi 3 « A la noblesse qui se dédie à l’Église, au début de la partie consacrée aux « Hommes de Dieu », pp. 487 et 503 (la citation ci-dessus représente le titre de la section X) du tome II. 4 Tome I, Traité premier, Livre I, p. 33. <?page no="144"?> 144 Charles Mazouer sur la valeur persuasive de l’exemple. Il y reprend la définition cicéronienne de l’exemplum, « ad persuadendum efficax, cum praesertim omnes facilius ducamur exemplis quam verbis, quibus ad incitamenta virtutis adduntur stimuli non mediocres 5 ». Ce traité est d’ailleurs couronné 6 , au livre XVI, par un portrait idéal de Jean Chrysostome, où les qualités de l’orateur sacré sont ornées de multiples exemples, et où Chrysostome lui-même est proposé comme exemplum aux prédicateurs. Tant l’exemplum paraît central dans la pensée et dans l’écriture moralistes de Caussin ! Dès l’Antiquité, un Valère Maxime rassemblait neuf livres de Faits et dits mémorables de personnages célèbres à imiter ; la pédagogie latine comme la pédagogie grecque étaient d’ailleurs fondées sur l’exemple des héros. Les chrétiens, en particulier les prédicateurs, reprirent cela et l’on sait la fortune de l’exemplum au Moyen Âge. Les moralistes eurent longtemps recours à l’histoire illustrative au service de leur enseignement religieux ou moral. Et l’exemplum est bien récit. De ces récits, Caussin est très prolixe dans sa Cour sainte. Ce n’est pas seulement habitude multiséculaire de prédicateur et de moraliste ; Caussin aime à multiplier et à développer ces exemples en histoires plus longues, rencontrant par là l’attrait des lecteurs pour les romans et autres histoires. L’exemple persuade mieux de la vérité qu’il illustre ; il divertit de l’aridité du discours et de la preuve 7 ; plus exactement, il est preuve sensible et permet de connaître sensiblement la leçon proposée, de la voir clairement. D’où la tentation, à laquelle le bon Père ne cesse de succomber, de courir les histoires de l’Antiquité et de la Bible pour y chasser des exemples et d’étendre leur narré 8 . Dès la préface (« le dessein et l’ordre du livre ») du tome I, Caussin annonce conjointement des préceptes et « des histoires triées » plus agréables aux esprit solides que les fables et les romans en ce qu’elles déploient la vérité et manifestent la providence divine ; son livre de dévotion - c’est ainsi qu’il 5 Livre IV, chap. 55, Lyon, 1643, 6° édition, p. 254. 6 Comme me le fait généreusement remarquer Sophie Conte ; voir sa « Rhétorique sacrée dans les Eloquentiae sacrae et humanae parallela », [in] Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité à l’époque de Louis XIII, Actes du colloque de Troyes réunis par Sophie Conte, Berlin, LIT-Verlag, 2007, pp. 269-298 (Ars rhetorica). 7 Anne-Elisabeth Spica attire l’attention sur ce texte très significatif de Charles Sorel, dans sa Bibliothèque française de 1667 (Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 23) : « Comme l’on ne peut pas toujours être dans la théologie spéculative et dans la dévotion abstraite, il faut encore voir des livres plus mêlés […]. […] La Cour sainte du P. Caussin est remplie de remarques curieuses et d’histoires instructives ». 8 Je reprends ou paraphrase ici des termes et expressions employés par Caussin dans les différentes introductions des vingt exemples qu’il produit pour faire entrer « plus avant dans notre cœur » les maximes touchant la divinité (Tome I, Traité second). <?page no="145"?> 145 La Cour sainte du P. Caussin : de la cour au théâtre le nomme - enseignera la vertu en s’appuyant sur des modèles. De fait, très tôt, et même quand il procède par petits traités, aphorismes et maximes, Caussin tire de son immense culture de multiples traits ou anecdotes empruntés à l’histoire des empires ou à l’histoire ecclésiastique. Dans le Traité second, chacune des vingt maximes du premier ordre est accompagnée de son exemple, bien séparé de la maxime. Dans le Traité suivant, où il s’agit de prêcher l’empire de la raison sur la passion, Caussin amène des exemples de ceux qui ont succombé à leurs passions et de ceux qui les ont surmontées ; car, dit-il, quelques seigneurs et quelques dames qui composent une partie de la cour innocente « ne sont jamais pleinement satisfaits si je ne leur donne des histoires ». D’où l’idée et le projet de couronner les discours et traités du premier volume par des « histoires », des « remarques historiques assez choisies 9 » rejetées aux livres suivants. De fait, au fil de la genèse de l’œuvre définitive, les histoires vont s’accroître et former un second tome de La Cour sainte, « contenant les vies et les éloges des personnes illustres de la cour », et plus gros que le premier. L’exilé de Quimper-Corentin s’en explique encore à son lecteur, à qui il avait promis « les véritables histoires des grands personnages » : « Après avoir employé un premier volume en des discours pieux et utiles, j’ai délibéré de faire marcher en ce second tome une assez grosse cour, pour servir d’exemple ». Histoires édifiantes qui contentent l’esprit, l’amènent à l’imitation des beaux faits, le fortifient dans l’adversité et lui font goûter par anticipation les premiers délices de son immortalité. Par parenthèse, nous avons là, dans le balancement ternaire, un joli témoignage du style du Père, d’où j’ai retiré les fleurs métaphoriques, amusantes ou agaçantes selon le gré de chacun. En cinq ordres donc - les monarques, les reines et dames, les cavaliers, les hommes d’État et les hommes de Dieu - sont rangées, dans des exemples qui sont devenus de longs récits édifiants, les vies d’une bonne trentaine de personnages bibliques ou qui appartiennent à l’histoire profane. On ne pouvait aller plus loin dans l’utilisation des exempla. Quelle que fût la volonté de l’auteur quand il entreprit sa Cour sainte, il est trop évident que son lectorat ne se limitait pas à l’aristocratie de cour et que son influence déborda largement ce secteur des élites 10 ; on lisait aussi 9 Tome I, « Le jugement des esprits qui sert de fondement au discours des passions », non paginé, et p. 173 du Traité troisième. 10 En voici un petit témoignage, tiré d’une comédie de Raymond Poisson, Les Femmes coquettes (1671). En I, 2, un oncle, qui croit les jeunes femmes pieuses, leur demande ce qu’elles lisent (elles sont en train de lire le Décaméron de Boccace). Une coquette imprudente lâche : « C’est Boc … » ; mais la soubrette avisée et spirituelle la coupe aussitôt et la corrige : « C’est La Cour sainte ». <?page no="146"?> 146 Charles Mazouer Caussin dans la bourgeoisie européenne. En tout cas, le tome II et son recueil d’histoires a été lu de très près par les dramaturges contemporains du jésuite. * Le P. Caussin devait s’y attendre ! N’appartient-il pas à une compagnie qui donna, dans la pédagogie de ses collèges, une belle place à l’activité théâtrale, entre autres pour la valeur exemplaire et formatrice des pièces représentées par les enfants ? Docile lui-même aux prescriptions de la Ratio studiorum, n’a-t-il pas composé et publié en 1620 des Tragoediae sacrae, bibliques ou hagiographiques - en particulier un Hermenigildus 11 qui glorifie les époux Indegonde et Herménigilde, figures exemplaires de cette galerie des hommes et des femmes illustres dont s’empara le théâtre ? Il faut rappeler aussi, quelque paradoxaux que paraissent les faits, que malgré les réticences des milieux rigoristes ou les fulminations de l’Église - des Églises -, non seulement le théâtre a continué de se développer en une belle floraison, mais il eut même du succès avec des sujets proprement religieux, bibliques ou chrétiens. Au moment où les défenseurs du théâtre, entraînés par Richelieu, en assuraient la légitimité morale et sociale - le spectateur de théâtre ne pèche plus « contre les règles du christianisme » et peut assister au spectacle « sans scrupule de conscience », affirme l’abbé d’Aubignac -, on constate même une véritable éclosion du théâtre religieux dans les salles parisiennes, où s’illustrent les plus grands dramaturges du temps : Tristan, Du Ryer, Pierre Corneille, Rotrou. Non sans lien avec Anne d’Autriche et le milieu dévot, où l’influence de Caussin était réelle, on voit briller un théâtre de dévotion pendant une dizaine d’années, disons entre 1636 et 1646, comme si une alliance était possible entre un théâtre réformé et les exigences de l’Église dans un État catholique - ce qu’avait entrevu, dans la ligne du Concile de Trente, le jésuite italien Ottonelli. Comme le dira Corneille quand il relira en 1660 son Polyeucte martyr de 1643 habilement dédié à la Régente : il fallait « satisfaire tout ensemble les dévots et les gens du monde ». Cette tragédie de dévotion 12 se veut rigoureusement édifiante et exemplaire. Polyeucte divertit mais exerce aussi la piété en donnant comme un « portrait des vertus chrétiennes », dit Corneille à la Régente. Du Ryer dédie son Saül à tout le monde - grands et petits, profanes et religieux -, pour donner une « instruction sans aigreur », tirée de « la majesté des Histoires 11 Caussin nomme cette seule pièce du recueil actio oratoria (et non tragoedia), qu’il divise en cinq parties, où chaque morceau de dialogue en prose reçoit d’abord un titre et un genre (detestatio, deliberatio, etc.). 12 On lira de belles pages sur ce genre dans l’introduction rédigée par Pierre Pasquier pour son édition du Véritable Saint Genest de Rotrou, dans Jean Rotrou, Théâtre complet, 4, Paris, S.T.F.M., 2001, pp. 201 sq. <?page no="147"?> 147 La Cour sainte du P. Caussin : de la cour au théâtre saintes ». Le médiocre Puget de La Serre fit pleurer son protecteur Richelieu avec un Thomas Morus qui, doté du manichéisme simplet de la pensée édifiante, donnait en exemple - comme le dit le sous-titre - le triomphe de la foi et de la constance. Ce théâtre religieux et édifiant, dont la mode est passée en 1650 et qui ne réussit pas à convaincre les adversaires du théâtre comme Nicole, fut donné dans les théâtres publics, devant des assistances où l’on retrouvait l’aristocratie de cour, mais aussi, massivement, la classe bourgeoise. Or, d’une certaine manière, les histoires de La Cour sainte furent diffusées plus largement par le théâtre qui servit en quelque sorte de relais à notre jésuite. En effet, depuis longtemps, les historiens du théâtre chasseurs de sources 13 ont fait remarquer à quel point les dramaturges avaient pu puiser des sujets dans La Cour sainte du P. Caussin. Dramaturges de renom et minores ont lu Caussin. Tristan avertit d’emblée son lecteur sur le sujet très connu de sa tragédie de Mariane en citant expressément Caussin et un développement de sa Cour sainte 14 . Mais La Cour sainte était encore sur sa table quand il écrivit La Mort de Chrispe ; et La Mort de Sénèque se donne naturellement à la confrontation avec le récit de La Cour sainte, cette fois postérieur à la tragédie. Après lui, La Calprenède s’inspira du P. Caussin dans La Mort des enfants d’Hérode et dans Herménigilde. Mairet (pour Athénaïs), plus souvent Guérin de Bouscal (pour Le Fils désavoué et pour Le Prince rétabli) connaissaient Caussin. Et l’on peut penser que, proche de la spiritualité jésuite, Corneille, qui lisait Caussin, a pu trouver chez lui au moins les sujets d’Attila, puis de Pulchérie. Bref, un certain nombre d’histoires tout droit venues des exempla développés par Caussin devinrent des fables de théâtre. Dans la galerie des reines et dames, des monarques et des hommes de Dieu, les dramaturges retinrent beaucoup Indegonde et son époux dans l’Espagne des Wisigoths, Mariane, son mari Hérode et leurs enfants dans la Judée de Jésus-Christ, beaucoup plus rarement Sénèque que Caussin lie avec saint Paul, Constantin, qui fit mourir son fils Crispus, ou la reine presque contemporaine Marie Stuart. La question est donc de savoir ce que les hommes de théâtre, qui ne sont pas tous des dévots, font de leur source. Je choisis de m’intéresser au seul Tristan l’Hermite, génie dramatique dont trois des tragédies (sur cinq) renvoient aux récits de La Cour sainte. Surtout, son dialogue avec Caussin 13 Voir Koster Loukovitch, L’Évolution de la tragédie religieuse classique en France, Genève, Slatkine Reprints, 1977 (1933), et surtout la somme de Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, John Hopkins Press, 9 vol. de 1929 à 1942 - en particulier les Part II (1635-1651) et III (1652-1672). 14 Avertissement de la Mariane. <?page no="148"?> 148 Charles Mazouer fait apparaître de significatives divergences sur les personnages que Caussin donne à admirer. * Relisons cet Avertissement que Tristan met en tête de l’édition de sa Mariane, en 1637 : Le sujet de cette tragédie est si connu qu’il n’avait pas besoin d’argument ; quiconque a lu Josèphe, Zonare, Egésippe, et nouvellement le Politique malheureux, exprimé d’un style magnifique par le Révérend Père Caussin… « Le politique malheureux », c’est le titre d’une section du Livre quatre de la première édition de La Cour sainte (1624), consacrée à l’histoire du roi Hérode (le Politique désastreux) et de sa femme Mariane (l’Innocence persécutée), pour illustrer l’impiété des cours. À la suite des accroissements et de la redistribution de la matière de l’œuvre, ce récit glissera dans le tome II définitif, avec ceux qui concernent d’autres reines et dames. Au moment de la condamnation, suivie bientôt par la décapitation de Mariane, le récit de Caussin, que Tristan admira donc et lu de près 15 , prend conscience qu’il est organisé comme une tragédie, avec sa catastrophe, son dénouement sanglant. Il n’est pas étonnant que cette histoire ait été dramatisée par un grand tragique. Quand Tristan revint au théâtre, à l’hiver 1643-1644, il donna d’abord La Mort de Sénèque 16 . Nul, traitant du conflit de Sénèque avec Néron et de sa mort, ne peut éviter de se fonder d’abord et avant tout sur Tacite. Ce que fit Tristan ; et ce que fit aussi Caussin en 1645, quand, augmentant sa Cour sainte, il finit par consacrer, dans le chapitre des « Hommes de Dieu », une longue section à la rencontre de « Saint Paul et [de] Sénèque à la cour de Néron ». À la vérité, plus en arrière dans La Cour sainte, on trouve déjà, à propos de la passion du désespoir (Traité troisième, passion huitième), un développement sur le suicide des païens et sur Sénèque, qui se serait éloigné sur ce point du paganisme. 15 L’édition Jacques Madeleine de La Mariane (Paris, S.T.F.M., 3e tirage, 1984) signale en notes, au fil du texte, les sources de Tristan - Flavius Josèphe et Caussin surtout -, et donne en appendice le texte du « Politique malheureux ». - Désormais, l’édition de référence est la suivante pour le théâtre de Tristan : Œuvres complètes. IV : les tragédies, volume dirigé par Roger Guichemerre, Paris, Champion, 2001 (Sources classiques, 31). 16 Également une édition séparée de Jacques Madeleine (Paris, S.T.F.M., 2 e tirage, 1984). <?page no="149"?> 149 La Cour sainte du P. Caussin : de la cour au théâtre Quant à l’histoire de Constantin, de Fausta et de Crispus, que Caussin raconte au chapitre des monarques, dans la vie de Constantin, elle était célèbre dans le théâtre jésuite depuis le Crispus du P. Stefonio. Le sort de l’innocent Crispus, sa mort excitent particulièrement la compassion, cette pitié qui est un sentiment tragique essentiel depuis l’Antiquité. Écoutons encore Caussin : « Véritablement cette mort, de quelque côté qu’on la regarde, est grandement pitoyable. Les tragédies qui la pleurent avec tant d’appareil, comme celle de notre Stephonius, ont bien de l’émotion 17 ». Quoi d’étonnant à ce que, pour sa Mort de Chrispe 18 , éditée en 1645 comme La Mort de Sénèque, Tristan ait lu à nouveau le P. Caussin ? Mais, une fois encore, Tristan utilise Caussin à sa guise. Pour La Mariane, il vaut la peine de faire un détour par l’historien juif Flavius Josèphe, dont se sont servis et le jésuite moraliste et le dramaturge tragique. Or, si Les Antiquités juives signalent bien la multiple démesure d’Hérode, en particulier dans la passion qu’il ressent pour son épouse, il n’accable pas le roi et montre, dans cette démesure, la responsabilité de Mariane qui, elle aussi, passe la mesure et provoque la colère d’un mari qu’elle tient par la passion et à qui elle se refuse. Noble femme sans doute, chaste, de grand courage, et par ailleurs belle, humaine et douce, mais ni assez modeste ni assez humble avec son mari - par trop « contentieuse » dit la vieille traduction du XVI e siècle 19 . Le P. Caussin, qui veut faire de Mariane un modèle de patience, une âme sainte et religieuse qu’on pourra donner en exemple aux dames des cours de ce temps, l’image même de « l’innocence indignement trahie » par Hérode, « mauvais mari, persécuteur barbare, infâme bourreau », prend le contre-pied de l’historien juif. La Mariane de Caussin est discrète, déférente, respectueuse et patiente ; « cette bonne reine » s’efforce d’adoucir par ses respects les « sauvages humeurs » de son mari. Quand son frère Aristobule est liquidé par Hérode, Mariane, grâce à sa constance généreuse, résiste aux violences de son incomparable douleur, la supporte religieusement comme une épreuve providentielle et garde le respect pour son mari. Le P. Caussin ne dissimule pas sa divergence d’avec Josèphe et la souligne même quand il en vient au refus de Mariane de se donner à son mari - qu’il justifie, là où l’historien juif voyait un signe d’arrogance. Bref, Caussin propose un couple manichéen : livrée au monstre, une pauvre reine, une innocente pauvrette, modèle de modération et de patiente 17 Tome II, p. 50. 18 Je signale une autre édition moderne de La Mort de Chrispe, dans Le Tragedie francesi su Crispo (avec L’Innocent malheureux de Grenaille, 1639), éd. par Daniela Dalla Valle, Torino, Albert Meynier, 1986. 19 Celle que revit Gilbert Génébrard, au livre XV, 11 (éd. de 1631, p. 554). <?page no="150"?> 150 Charles Mazouer quasi divine, est offerte « comme une simple brebis à la gueule du lion ». Mais on ne fait pas de bonnes tragédies avec des bons sentiments ! S’il a lu le jésuite, Tristan s’est bien gardé de le suivre avec cette opposition sommaire entre le monstre et le parangon d’innocence et de patience dont le religieux avait besoin pour remplir le dessein édifiant de son ouvrage. Les personnages de Tristan sont loin d’entrer dans ce partage simpliste. Le tyran Hérode, si sûr de lui quant à sa position politique, manifeste la souffrance et la violence d’une passion insatisfaite : le mépris dont le gratifie Mariane retourne en haine et en fureur insensée son amour, d’autant que des manipulateurs enflamment sa jalousie sans fondement. Mais la Mariane de Tristan est arrogante ; elle méprise et hait Hérode et elle le lui dit et elle le lui fait sentir. Irréconciliée, irréconciliable, murée dans le rejet, d’emblée elle refuse d’aimer, de pardonner au monstre, au meurtrier des siens. Elle provoque le tyran, le brave, l’insulte, drapée dans sa superbe innocence. À propos de cette dialectique tragique des deux démesures - celle de Mariane comme celle d’Hérode -, on pense évidemment à l’interprétation hégélienne de la tragédie, qui répartit l’innocence et la culpabilité. Fini le manichéisme. Et nuancée la vision providentielle de Caussin : Hérode, qui sombre dans la folie, se dit la proie du destin, tandis que la croyante juive Mariane espère une éternité plus douce que sa vie, laissant sa mère exprimer la foi en un Dieu de justice qui punira par l’enfer le meurtrier Hérode. À la vérité, pour l’histoire de Sénèque, l’ordre d’antériorité est inversé, nous l’avons dit. Tristan donna sa Mort de Sénèque au théâtre une année environ avant l’édition complétée de La Cour sainte. Prenons cependant encore Caussin comme référence à la comparaison. Dans l’histoire de la conjuration de Pison contre Néron - à laquelle l’empereur mit fin par la « boucherie sanglante des conjurés », dit notre jésuite 20 -, Caussin ne s’intéressera qu’au personnage de Sénèque, et dans une perspective propre, la rencontre du philosophe stoïcien avec saint Paul, homme de Dieu, mais tous deux s’efforçant, toujours selon Caussin, « de guérir les maladies de cette mauvaise cour » de Néron, « l’un par la philosophie, l’autre par l’Évangile 21 ». Affichée dès le développement du tome I consacré au désespoir et donc au suicide à propos duquel les deux systèmes divergent, la position de Caussin s’inscrit dans un grand mouvement multiséculaire, très vivace encore au XVII e siècle, qui voulait christianiser le philosophe païen, en particulier par sa mort qui serait chrétienne 22 . Sous l’influence de saint Paul, 20 Tome II, p. 569. 21 P. 553. 22 Voir, en dernier lieu, Michel Fournier, « La mort chrétienne d’un philosophe païen. Le fantôme de Sénèque : l’œuvre, le nom, la mémoire », XVII e siècle, n° 232, 2006, pp. 433-452. - Les Lumières ne seront pas du tout de cet avis ! Pour un Diderot, <?page no="151"?> 151 La Cour sainte du P. Caussin : de la cour au théâtre le philosophe, dont la doctrine était déjà proche des idées chrétiennes, aurait connu une conversion occulte en 60 - « factus est christianus occultus », dit un contemporain de saint Augustin, déjà -, visible en particulier dans sa mort. Bref, Caussin dresse un véritable panégyrique de Sénèque 23 , le lave de toutes les accusations malveillantes et insiste sur sa mort véritablement chrétienne, et qui ne fut pas un suicide mais l’obéissance à l’ordre de Néron. Non sans quelque gêne, à vrai dire, ni sans quelque patente contradiction quand il fait le parallèle des deux hommes - l’un qui attribue tout à la grâce, l’autre, du moins jusqu’à sa conversion présumée, manifestant l’orgueil qui peut se passer de Dieu 24 . Malgré son titre, La Mort de Sénèque, la tragédie de Tristan, qui se fondait comme Caussin sur le récit de Tacite (Livre XV des Annales), ne mettait pas Sénèque absolument au centre du drame. Et si Tristan concorde en gros avec Caussin, ce n’est pas sans retouche au portrait de Sénèque, qui n’est pas vraiment un saint chez lui. Je ne suis pas du tout persuadé de l’admiration profonde de Tristan pour Sénèque, malgré une belle peinture du grand personnage. Veut-on faire entrer l’homme vénérable dans la conjuration ? Sans illusion sur ce fléau des dieux que représente Néron, il refuse d’entrer en résistance, d’agir contre le mal. « Je m’en lave les mains, et je n’y trempe point 25 », déclare le nouveau Ponce Pilate, qui préfère aller converser avec saint Paul. Prudence sans grandeur. Sa mort, au début de l’acte V, est conforme à ce que sera la version de Caussin : Sénèque abandonne le monde mauvais au profit d’une « meilleure vie » et d’un « éternel repos », d’un « repos paisible » auprès du « Dieu libérateur » que vient de lui faire connaître l’homme de Tarse et qui va accueillir son âme dans la lumière 26 . Mais quelle vanité dans la mise en scène de sa propre mort, que Caussin décrira en tout point sainte et exemplaire ; chez Tristan, Sénèque va jusqu’à exclure même sa femme pour qu’elle ne fasse pas ombrage à sa gloire posthume ! On sent Tristan plus réticent que Caussin sur le philosophe païen. Sénèque est un philosophe pleinement athée et fataliste (voir l’Essai sur la vie de Sénèque de 1778, devenu en 1782 Essai sur les règnes de Claude et de Néron). 23 Caussin se laisse même emporter assez loin ! Non seulement ceci : « […] il est beaucoup plus séant pour notre religion de bien opiner du salut de Sénèque, que de le condamner » (p. 571) ; mais aussi cette envolée imprudente, quand il évoque le retour de saint Paul à Rome après la mort de Sénèque et qu’il affirme que l’apôtre des gentils « fut privé d’un grand secours en la propagation de l’Évangile » (p. 571 et 572). 24 P. 567. 25 II, 4, v. 696. 26 Voir V, 1, vers 1435-1450 et V, 4, vers 1824-1828. <?page no="152"?> 152 Charles Mazouer À la différence de ce qui se produisit pour La Mort de Sénèque, La Mort de Chrispe ne donne qu’un rôle très marginal à Constantin, qui est en revanche l’objet principal des treize sections consacrées par Caussin au premier empereur chrétien. La tragédie de Tristan correspond à la section 7, qui narre les amours criminelles et mortelles de Fausta, la seconde femme de Constantin, pour son beau-fils Crispus. Horrible et prodigieux accident, s’exclame Caussin : « véritablement ma plume frémit de l’horreur qu’elle a de toucher cette histoire 27 … » Et il faut reconnaître l’art du narrateur jésuite pour peindre la naissance, la progression et les issues funestes de la passion de Fausta pour Crispus, renouvelée de celle de la femme de Putiphar pour Joseph. Certes il oppose la noire furie enflammée par l’amour déshonnête, mal éduquée, libertine, lascive, au pieux, gracieux, doux, modeste, bon et pur Crispus. Certes, la faute impardonnable de Constantin - croire d’emblée les calomnies de Fausta et faire mettre à mort son fils sur le rapport de celle-ci -, qui n’est pas dissimulée, prend sa place dans le grand dessein providentiel de Dieu sur Constantin : ce péché survient alors que Constantin n’a pas reçu le baptême, mais va justement l’acheminer jusqu’à l’engagement et à la propagation du christianisme. Toutefois, ce qui frappe le lecteur, c’est le relief qu’a su donner le style de Caussin à l’analyse de la passion coupable de Fausta. D’abord enflammée (« Crispus était en son cœur, Crispus en sa pensée, Crispus en ses discours 28 ») et le cachant sous le masque d’une affection attentive permise et innocente, elle est ensuite torturée par « des accès de glace et de feu, des désirs, des frayeurs, des hardiesses, des remords 29 », querellée par sa conscience. Refusé après s’être déclaré à Crispus, son amour fait place à la rage et à la haine meurtrière. Tristan change singulièrement la donnée : Chrispe est amoureux de la jeune Constance et, dès lors que Fauste l’apprend, une jalousie dévastatrice s’empare d’elle, la décide à « nuire » au jeune homme qui bafoue sa passion, à le « détruire » même 30 . Pour ce faire, elle organise la mort de Constance, sans prévoir qu’elle obtiendra aussi celle de Chrispe, avec les fameux gants empoisonnées ; mais l’intention y était, bien vite refoulée par la conscience de celle qui, n’ayant pas contenté son amour, a contenté sa vengeance 31 . Tristan analyse admirablement - avant Racine et sa Phèdre - le trouble profond de son héroïne, qui aime et hait dans le même mouvement intérieur, qui voulait à la fois séduire et tuer Chrispe 32 . Cette déclaration est d’ailleurs suivie d’une 27 Tome II, p. 47. 28 P. 48. 29 P. 49. 30 III, 6, vers 955-956, où les deux mots sont à la rime. 31 Voir V, 1, vers 1375-1376. 32 III, 3, vers 831 sq. <?page no="153"?> 153 La Cour sainte du P. Caussin : de la cour au théâtre scène étonnante (III, 4) où Fauste passe d’une colère terrible au calme, avant de fuir à l’arrivée de Chrispe, car elle est dans l’incapacité de parler, c’est-àdire de faire son aveu. Si Tristan n’a pas manqué de montrer le déchirement de Fauste, au début, entre le désir et la vertu, l’appel des sens et la volonté de résister (I, 1 et II, 1), si son Constantin voit, dans la mort de Chrispe et dans le suicide de Fauste (qu’il a encouragé), la main du Dieu tout-puissant qui veut le châtier et non le détruire, et le pousse, providentiellement, à tenir ses engagements - si, en un mot, Tristan recoupe Caussin dans ses analyses et dans sa pensée générale -, c’est en se démarquant passablement de lui dans le récit dramatique. * Il n’y a pas lieu d’être surpris des divergences entre les récits de Caussin et les tragédies de Tristan, bien que Tristan ait été lecteur attentif, admiratif et parfois docile du Père jésuite. Un fossé sépare le récit exemplaire de la tragédie. D’abord sur le plan esthétique : un récit peut être plus ou moins détaillé, il reste toujours au dramaturge à imaginer, à inventer des personnages et des événements crédibles, à intéresser pendant cinq actes, dans cet espace finalement aussi resserré des cinq actes, et à mettre cela dans la forme du dialogue dramatique. Secondement, Caussin fait de la littérature de dévotion, édifiante par essence, opposant pour leur valeur exemplaire les bons et les méchants, le bien à suivre et le mal à détester - quitte à arranger quelque peu l’histoire pour la rendre plus nettement exemplaire ! Seuls les dramaturges médiocres travaillent ainsi ; un bon dramaturge est polyphonique, défend les points de vue opposés, nuance ses personnages et met en eux la contradiction. Enfin, la foi de Caussin lui fait développer une vision providentialiste de l’histoire, une théologie de l’histoire qui marque tous ses récits. On est assez éloigné de cela avec Tristan, dont la philosophie révèle des flottements dans ses tragédies. Une constante cependant : un pessimisme parfois désespéré sur le mal, sur la solitude, la seule lueur qui brille au fond de ce pessimiste profondément tragique pour éclairer les victimes étant constituée par l’héroïsme du défi, de la résistance, de la mort acceptée, qui fait mentir le malheur. Ce n’est pas tout à fait la philosophie chrétienne du P. Caussin. Le théâtre de Tristan signale en tout cas une influence non négligeable et plus indirecte de La Cour sainte, au-delà du lectorat dévot et amateur d’histoires édifiantes et exemplaires. Ses récits, en devenant matière de drames, furent sans doute modifiés ou discutées ; mais ils donnèrent à penser. Je doute que le Père jésuite l’ait regretté. <?page no="155"?> Biblio 17, 175 (2008) « Rhétorique de cour » et sermons d’église : quelques exemples dans l’œuvre du P. Antonio Vieira, jésuite portugais (1608-1697) A NA M ARIA B INET Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Antonio Vieira, qui mérita le surnom de « Chrysostome portugais », fut conseiller du roi Jean IV et missionnaire dans le nord-est du Brésil, où les Indiens l’appelaient « Payassu » (« Père Grand »). Né à Lisbonne, le 6 février 1608, il meurt à Bahia en 1697. Il y était parti à l’âge de six ans, lors de la nomination de son père dans cette ville comme greffier. Il y fit toutes ses études, au collège des jésuites. Sa vocation se révélant à lui lorsqu’il avait quinze ans, il commença son noviciat dans ce même collège. Très désireux de se consacrer à son rôle de missionnaire, Vieira s’oblige à apprendre le tupi-guarani, appelé aussi « langue générale », car elle était la langue utilisée pour communiquer avec les Indiens. Il entreprend également l’apprentissage du quimbundo, langue parlée par les esclaves africains. Conseiller privé du roi Jean IV, qui avait rétabli la souveraineté portugaise après 60 ans d’occupation espagnole (1580-1640), Vieira fut prédicateur de la maison royale, et partit à plusieurs reprises à l’étranger, chargé de missions diplomatiques particulièrement délicates en France, en Hollande, en Italie. Cette vie de cour se terminera en 1656, avec la mort de son protecteur. Après plusieurs séjours dans le Nordeste du Brésil, consacrés à évangéliser les différentes tribus d’Indiens qui vivaient dans cette région du Maranhao, il part à Rome, en 1669, envoyé par la Compagnie de Jésus, et y trouve un succès bienvenu, après des années de persécution de la part du Saint Office portugais. En effet, il devient prédicateur et confesseur de la reine Christine de Suède, son éloquence exceptionnelle attirant des foules considérables à ses prêches. Il poursuit ses attaques contre les ignominies de l’Inquisition, dénonçant ses pratiques inqualifiables (il faut souligner que l’Inquisition portugaise est actuellement considérée par les spécialistes comme ayant fait preuve de plus d’intolérance que celle d’Espagne). <?page no="156"?> 156 Ana Maria Binet En rentrant au Portugal, il continua de critiquer, dans ses sermons, la société portugaise, injuste et corrompue. La chaire devenait alors le dernier espace où l’on pouvait jouir d’une certaine liberté d’expression. Il en avait été ainsi pendant l’occupation espagnole, où elle constituait le seul lieu où il était possible de stigmatiser l’oppression de la voisine Espagne. Il est vrai que l’église baroque, chargée d’ornements, particulièrement au Portugal, à cause de l’or qui arrivait du Brésil, imprégnée des parfums d’encens, remplie par la musique et les chants, illuminée par un grand nombre de bougies, qui accentuaient l’éclat des objets et images couverts d’or et d’argent, ainsi que les tissus précieux qui les habillaient, était, au Portugal, le dernier « théâtre » licite. L’art oratoire se développa dans ce cadre, faisant pendant au style cumulatif, exubérant et hyperbolique du décor par les constructions formelles les plus complexes, les arguments les plus sophistiqués. Les jongleries stylistiques propres au cultisme, inspiré de Gôngora (1561-1627), répondaient aux besoins formels d’une argumentation qui suivait les méandres des jeux « conceptistes », influencés par Quevedo (1580-1645). Le style de Vieira se rattachait essentiellement à ce conceptisme, sans tomber dans un cultisme excessif, qu’il refusait d’ailleurs. Il affectionnait par dessus tout cette clarté du style qui suscita l’admiration de ses lecteurs à travers les siècles. Le plus souvent, il partait de textes bibliques pour mettre en avant leurs correspondances avec les vérités qu’il défendait dans le domaine social, religieux, moral (concept prédicable). Cette correspondance n’étant pas toujours aisée à prouver, il utilisait tout son talent d’orateur pour la rendre évidente et convaincante. L’argumentation se basait essentiellement sur un raisonnement analogique, que la forme contribuait à mettre en valeur, un isomorphisme existant toujours entre celle-ci et les concepts qu’elle matérialise. Nous devons avoir bien entendu à l’esprit les objectifs majeurs de l’art oratoire, celui de delectare, délecter l’auditoire, mais aussi ceux tendant à influencer son comportement (movere) 1 en transmettant un enseignement (docere). Il faut naturellement convaincre par le discours, mais également par la gestuelle, la voix, l’utilisation du décor (les tableaux présents dans l’église, entre autres), tout comme dans un théâtre, même s’il s’agit ici d’un théâtre du sacré (theatrum sacrum), de la mise en scène d’une pièce reprenant un thème écrit de toute éternité, celui de la terreur sacrée qu’il faut tenter de susciter pour que le message ait quelque chance d’atteindre son objectif. Les sermons de Vieira, qui témoignent de l’usage de ces procédés, furent préparés par lui pour être divulgués selon une version qu’il considérait comme définitive… et qui ne correspondait pas tout à fait aux sermons 1 Il était souvent considéré plus important d’émouvoir l’auditoire que d’essayer de le convaincre par une argumentation logique. <?page no="157"?> 157 « Rhétorique de cour » et sermons d’église qu’il avait prononcés en chaire. Ses études chez les Jésuites, tout comme son appartenance à cet Ordre, lui permirent l’accès à une technique (acquise par des exercices de mémoire à partir de textes bibliques, de déclamation [la répétition des tons], des instructions sur les gestes, la voix, la position des mains, le regard) grâce à laquelle son talent et son intelligence purent faire merveille. 2 À côté de la rhétorique, 3 Vieira consacra beaucoup de temps à l’étude de la philosophie, spécialement de la logique, avec un intérêt particulier pour la dialectique, le syllogisme, l’argumentation, le raisonnement, le jeu avec les concepts. Ce bagage intellectuel est pour beaucoup dans la fascination que la cour subit lorsqu’il commença à prêcher à Lisbonne, en 1641. Ses sermons devinrent le passage obligé de toute la cour, et il était même indispensable de réserver des places (lancer le tapis) pour pouvoir y assister. Ils se caractérisaient, comme la plupart des sermons de l’époque, par les symétries, les parallélismes, les apostrophes, tout en témoignant d’une maîtrise exceptionnelle de la langue portugaise, qui lui permettait d’explorer sa polysémie, son potentiel homophonique et paronymique, les jeux entre son et sens qu’elle offre. Le sermon devient en effet une source de plaisir intellectuel, où les concepts subtils que l’on rapproche de manière peu usuelle (agudeza), se déroulent à travers de nombreuses anaphores et antithèses. Les sermons de Vieira suivent généralement les règles du genre 4 : énoncé du thème (un passage des Saintes Écritures), exposition du plan, la prière à Dieu ou à la Vierge, développement du plan, exhortation de l’auditoire. Les citations sont fréquentes, principalement des auteurs et écrits qui font autorité : les textes bibliques, ceux des Pères de l’Église, les moralistes latins. Les jeux dialectiques s’associent aux exempla pour prouver le point de vue que l’on défend, parfois avec beaucoup de véhémence, comme dans le cas de Vieira. Il faut préciser que notre prédicateur ne se limite pas à aborder des thèmes religieux ou moraux ; bien au contraire, il transforme souvent la chaire en tribune politique, fait qui n’était guère exceptionnel, il est vrai, au XVII e siècle. En outre, l’art de prêcher, la parénétique, est un art de la séduction émotionnelle et intellectuelle (delectare) dont l’objectif est de renforcer l’endoctrinement de la population, achevant ainsi le travail 2 Vieira prit une bonne partie de ces enseignements dans la Ratio Studiorum (livre qui fixait le programme des études) de 1599. Il s’inspirait également des Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola. 3 Le livre du frère Luis de Grenada, Los Seis Libros de la Rhetorica Eclesiastica, publié pour la première fois à Lisbonne en 1576, fut de consultation pratiquement obligatoire pour les prêcheurs ibériques du XVII e siècle. 4 À l’époque, un des ouvrages les plus importants dans ce domaine fut celui de Baltazar Gracián, Agudeza y Arte de ingenio (1648). C’est l’édition définitive de 1648 qui porte ce titre ; la première édition, moins riche, de 1642, a pour titre : Arte de ingenio, Tratado de agudeza. <?page no="158"?> 158 Ana Maria Binet de la catéchèse (docere). Dans ce but, l’amplificatio est un des procédés-clé, avec ses exempla, ses citations des Écritures et des Pères de l’Eglise. 5 Le sermon est également enrichi par les images, par tout ce qui est susceptible de laisser une empreinte à travers la vue : l’architecture baroque, surchargée d’éléments de décoration (le style baroque n’a-t-il pas été appelé « style jésuite » ? ), et les tableaux de grandes proportions, entre autres. La dramatisation du discours, la dalmatique, la voix, la gestuelle, conféraient une véritable dimension théâtrale à ces sermons, comme nous l’avons indiqué précédemment. Nous la devinons à travers la version écrite qui nous reste et qui fut préparée par Vieira lui-même. Cet ensemble de 200 sermons constitue en effet ce qui fut appelé par certains une « véritable méthode portugaise de prêcher ». 6 Quant à leur contenu, les sermons de Vieira se caractérisaient par une vision eschatologique d’une fin du monde toute proche, comme il déduisait des nombreux signes qu’il disait lire un peu partout. Il s’inspirait des écrits apocalyptiques de l’Ancien et Nouveau Testament et des prédictions de Joachim de Flore, trouvant un écho chez un auditoire très ouvert aux discours millénaristes, largement propagés par les franciscains. Néanmoins, ses sermons abondent en éléments fort importants pour la connaissance de la réalité historique de son époque. Ils traitent fréquemment des problèmes du Brésil, particulièrement de l’évangélisation des Indiens, qui lui tenait à cœur. Il s’engagea avec force dans la lutte pour la protection de ceux-ci et contre les colons qui voulaient en faire des esclaves. Vieira défendait le concept d’une histoire mue par la Providence, n’établissant donc pas de séparation étanche entre politique et religion. Les circonstances historiques, de pair avec les exigences du calendrier liturgique, définissent ainsi les grandes lignes du tableau où va se dérouler la parole du prédicateur. Du haut de sa chaire, il surplombe l’auditoire, 7 qui est donc 5 L’orateur avait alors à sa disposition des compilations qui fournissaient des citations, des définitions, des étymologies, des sentences, des comparaisons, des exemples de la Bible et alia. 6 Voir Anibal Pinto de Castro, Retorica e Teorizaçao Literaria em Portugal - Do Humanismo ao Neoclassicismo, Coimbra, Centro de Estudos Românicos, 1973. La thèse de cet auteur est contestée par d’autres spécialistes de Vieira, qui n’acceptent pas l’idée d’une telle spécificité portugaise. En tout cas, celle de Vieira par rapport aux prêcheurs ses contemporains était liée à la clarté de son style. 7 Dans l’œuvre du prêcheur Frei Agustin Salucio (XVI e ) intitulée Avisos para los Predicadores del Santo Evangelio (Barcelona, Juan Flora, 1959), nous trouvons une série de recommandations relatives à la chaire. Selon cet auteur, elle doit être un peu large, pour que le prêcheur puisse se mouvoir aisément et cracher dedans (! ), pas trop haute, pour qu’il ne soit pas trop éloigné des fidèles, ni trop basse par rapport à ceux-ci. Elle doit arriver à hauteur de la poitrine du prêtre, de façon à ce que le corps de celui-ci ne soit ni à l’extérieur, ni caché à l’intérieur (p. 188). <?page no="159"?> 159 « Rhétorique de cour » et sermons d’église obligé de lever les yeux vers lui, prêt à se laisser subjuguer par une parole qui sait s’adapter, différant selon qu’elle est prononcée devant un parterre de gens du peuple ou bien devant la cour. Maniant toute sorte de procédés rhétoriques, Vieira put se servir de la chaire comme d’une tribune politique lors de ses prêches devant le roi et sa cour. Il conseillait alors le roi dans la conduite à suivre, profitant de l’occasion pour critiquer les vices des puissants. Le prestige de l’éloquence et de la rhétorique expliquait cette liberté, surtout lorsqu’il s’agissait d’un prédicateur royal, comme dans le cas de Vieira. 8 Le Concile de Trente, valorisant particulièrement le sermon, contribua à donner à la parole ecclésiastique une force exceptionnelle, une auctoritas qui s’imposait. Plusieurs traités sont réservés à ceux qui ont la charge de prêcher devant le souverain, comme celui du hiéronymite Antonio de Beja, Breve Doutrina e Ensinança de Principes (1525), ou bien celui du frère augustin Juan Marquez, « Del modo de predicar a los principes » (1612), celui de Terrones del Caño, Instruccion de Predicadores (1617), le A Verdadeira Nobreza (1650) d’Antonio Carvalho de Parada, ou bien dans les sermons à la cour du Portugais Bartolomeu do Quental, prédicateur à la Chapelle Royale. 9 La fonction de ces prédicateurs est fort délicate, car ils peuvent tomber en disgrâce, si leurs critiques sont jugées trop osées. Ils tentent généralement d’influencer la décision royale dans des cas précis, suivant en cela « une tradition médiévale de christianisation de l’exercice du gouvernement qui conduisit à la production de ce que l’on appela « miroirs des princes » ». 10 Il ne faudrait pas oublier qu’à l’époque le souverain chrétien représente Dieu sur terre, devant ainsi se montrer à la hauteur de sa mission. Cependant, vie de cour et piété chrétienne n’avaient en réalité pas grand chose en commun, se croisant d’ailleurs avec une autre opposition, celle entre ville et campagne. 11 Vieira était parfaitement conscient de cette difficulté à trouver un véritable respect des principes chrétiens à la cour, étant plutôt enclin à y voir un lieu de prolifération de toutes sortes de vices, ce qui justifiait sa mise en cause des courtisans, et son éloge du roi Jean IV et de la reine Luisa de Gusm-o, lesquels mirent, il est vrai, leurs biens personnels au service de la nation appauvrie par 60 ans d’occupation espagnole. La question que l’on peut se poser ici est celle 8 Voir à ce propos l’ouvrage de Marc Fumaroli, L’Âge de l’Eloquence, (1980) Paris, Albin Michel, 1994. 9 Voir l’article de Mafalda Ferin Cunha, « O pulpito como uma tribuna politica : a censura dos vicios dos poderosos nos Sermões do Padre Antonio Vieira », [in] Terceiro Centenario da Morte do Padre Antonio Vieira. Congresso Internacional. Actas, Braga, Faculdade de Teologia de Braga/ Provincia Portuguesa da Companhia de Jesus, 1999, p. 1721-1746. 10 Ibid., p. 1725. 11 Ibid., p. 1726. <?page no="160"?> 160 Ana Maria Binet de savoir si le prédicateur à la cour ne devient pas lui-même un courtisan, en compétition avec d’autres courtisans. Étant donné ses critiques relatives à l’ambiance délétère de la cour, il est permis de penser que Vieira était en mesure d’éviter ces pièges, un des plus terribles étant le mensonge généralisé, la défense de l’intérêt propre au détriment de celui de son pays, l’appétit démesuré du pouvoir. Il est un fait que l’extension des territoires que le Portugal possédait à l’époque sous sa juridiction aiguisait ces appétits, contribuant à la généralisation de la corruption et à l’exploitation des plus faibles. En tous les cas, Vieira utilise, pour condamner les vices de la cour, la répétition, la symétrie, l’opposition. Ce discours « ingénieux » attire nécessairement l’attention de l’auditoire et peut le persuader de son bien-fondé, surtout s’il est enrichi par des exempla connus et probants. Ces procédés rhétoriques contribuèrent à permettre à Vieira l’utilisation de la chaire en tant que tribune politique, et la composition des meilleurs parmi ses sermons. La métaphore et l’allégorie lui permirent au fond de dire ce qu’il était en principe interdit d’exprimer. C’est bien ce qui peut être vérifié à la lecture du Sermon de la Sexagésime, prêché à Lisbonne, dans la Chapelle Royale, en mars de 1655. Vieira y condamne le manque de vrai zèle apostolique qui expliquerait, selon lui, que la parole de Dieu ne se répande pas suffisamment. Il va prouver, à travers une argumentation remarquablement construite, que la faute incombe aux prédicateurs, et surtout à ceux qui sont les grands rivaux des jésuites, les dominicains. En effet, il avait dans son point de mire un des plus fameux d’entre eux, Frei Domingos de S-o Tomas, connu pour son art oratoire très marqué par le gongorisme. En outre, il accuse les dominicains, même s’il ne les nomme pas, de rester à la cour, au lieu de partir évangéliser les peuples lointains, au Brésil, en Chine, au Japon, en Inde, comme font les jésuites : « Parmi les semeurs de l’Évangile, il y en a qui partent semer, il y en a d’autres qui sèment sans partir » (p. 96). 12 Il en profite pour exposer ce qu’est un sermon jésuite, quels sont les principes de la parénétique de cet Ordre. Il tente de prouver que le cultisme, pratiqué par les dominicains, est une belle coquille vide, obscure, bien loin de la parole des Évangiles. Celle-ci, c’est bien celle que Vieira et ses compagnons prêchent dans le Maranh-o, région du Nordeste brésilien, et pour laquelle ils meurent, parfois noyés dans l’Amazone, ou bien mangés par les Indiens anthropophages, d’autres fois malades à cause de la malnutrition et des fièvres (p. 98). Vieira témoigne ici de sa foi en cette Utopie d’un monde devenu chrétien grâce à l’action évangélisatrice portugaise. 12 Nous citerons à partir de Padre Antonio Vieira, Sermões, Mem Martins, Ed. Europa- América, 1986. Nous traduisons toutes les citations. Dans le passage cité, Vieira utilise bien entendu la « parabole du Bon Semeur ». <?page no="161"?> 161 « Rhétorique de cour » et sermons d’église Ce sermon semble également traduire la volonté de Vieira de quitter la cour et ses complots pour partir « semer » dans les terres du Maranh-o. Persuader l’auditoire de la Chapelle Royale de la supériorité oratoire et évangélisatrice de la Société de Jésus par rapport à l’Ordre des Dominicains serait donc un des objectifs du « Chrysostome portugais », l’autre étant probablement de convaincre le roi de la nécessité d’ordre spirituel de laisser son prédicateur attitré partir en tant que missionnaire au Brésil. Le discours est ainsi dialogique, il contient implicitement une possibilité de réponse, même décalée dans le temps, de la part de ceux à qui il est destiné. Vieira espère que la parole se muera en action, qu’il pourra partir loin de la cour, mais aussi avoir démontré l’importance de l’action des membres de la Compagnie de Jésus dans l’établissement d’un Empire portugais et catholique, politiquement renforcé par cette double victoire, politique et spirituelle, qui rendrait le pays l’allié désigné de la Providence et de Ses desseins. Le Politique et le Sacré se trouvent unis ici, comme ils le sont dans le personnage royal, à qui s’adresse principalement le discours. 13 Dans ce théâtre qu’est l’église baroque, la mise en scène est ainsi finement et minutieusement préparée, mais toujours empreinte de solennité, au contraire de celle que les dominicains pratiquent : « Un des bonheurs dont on pouvait jouir présentement était la fin des comédies au Portugal, mais cela ne demeura pas ainsi. Elles ne finirent pas, elles changèrent de lieu : elles quittèrent le théâtre pour la chaire » (p. 122). Les jongleries propres au gongorisme que les dominicains privilégient, rendent, selon Vieira, leurs sermons dignes d’un spectacle qui met l’orateur sacré en avant, tel un acteur dont on admire le jeu. Il est vrai que, le théâtre ayant été effectivement interdit au Portugal, les prédicateurs les plus connus devenaient des vedettes rivales entre elles, et leurs sermons de véritables événements mondains. Ils étaient d’ailleurs surveillés de près par le Saint-Office, qui considérait qu’il s’agissait là d’un terrain propice à d’éventuels dévoiements. Le caractère « visuel » du discours est ici très nettement accentué : « les paroles s’entendent, les œuvres se voient ; les paroles entrent par les oreilles, les œuvres entrent par les yeux, et notre âme se rend bien plus par les yeux que par les oreilles » (p. 106). Le monde, devenant le « gran teatro del mundo », est ainsi rendu visible, à travers le regard d’un homme qui, du haut de sa chaire, oblige son auditoire à regarder autour de lui, mais aussi à se regarder dans le miroir qui lui est tendu. Ce miroir est également celui où ce monde de l’illusion se réfléchit et qu’il faudra briser pour atteindre à la réalité suprême. 13 Dans son article sur « Prédication et engagement politique et religieux en France au XVII e siècle », Jean-François Bonnot souligne que « l’éloquence sacrée est au discours ce que le Te Deum est à la musique ; elle est indissociable du pouvoir, et particulièrement du pouvoir politique » ([in] Emmanuel Bouju (dir.), L’Engagement Littéraire, PUR, 2005, p. 101). <?page no="162"?> 162 Ana Maria Binet Cette forme de salut étant pour Vieira et ses contemporains dépendante des actions ici-bas, il se plaisait à souligner, devant une noblesse qu’il considérait comme dépravée, oisive, dépensière (même quand elle n’a pas de quoi l’être), le risque que celle-ci prenait d’être « puissamment tourmentée » après son trépas. Dans ses sermons « de cour », nous trouvons de longues énumérations de fautes commises par la noblesse, formellement associées à des séries de formules négatives et à une accélération du rythme du discours, dans le but d’effrayer l’auditoire, éveillant en lui la terreur sacrée, qui était en même temps collective et psychologiquement libératrice, une forme d’exorcisme dont témoignent les fréquentes références à l’enfer et ses tourments. De ce « sommet du temple qu’est la chaire » (p. 120), il poursuit sa mission en tant que « médecin de l’âme », même si pour cela il doit déplaire à ceux qui l’écoutent (p. 125). Notons que, lorsqu’il prêche devant la cour, il fait face à un public qui a les mêmes références que lui, car il a été en partie élevé dans les mêmes écoles, principalement celles tenues par les jésuites. C’est également le cas de la famille royale, dont les précepteurs appartenaient généralement à la Société de Jésus. 14 Dans ce contexte, les prédicateurs pouvaient se permettre les citations érudites, les subtilités, l’élégance du discours, alors que dans un contexte plus populaire ils utilisaient plutôt les proverbes et les jeux de mots plus faciles. Ils recevaient d’ailleurs, et Vieira le premier, des instructions du roi concernant les messages qu’il fallait transmettre au peuple. L’acclamation de Jean IV doit beaucoup à l’action des prédicateurs, qui conféraient en quelque sorte à la cause portugaise une caution divine. L’éloquence de la chaire avait ainsi un rôle important dans la vie publique, surtout dans les périodes de crise. 15 En effet, à cette époque le sentiment religieux était omniprésent, faisait partie intégrante de la culture et de la vie de chacun, les différents épisodes de cette dernière étant constamment interprétés à la lumière de la religion, les actions évaluées par rapport aux principes chrétiens, dont elles se devaient d’être une application pratique. Cela était particulièrement vrai des classes populaires, plus vulnérables aux peurs et condamnations prononcées en chaire par des prêtres qui étaient à même, par leur formation, de les influencer considérablement. N’oublions pas en effet qu’à l’époque la plupart des gens étaient analphabètes, n’ayant donc pas accès à des sources écrites, et bien trop occupés par leur propre survie et celle de leurs familles pour réfléchir aux problèmes religieux. Il leur fallait donc des certitudes, des règles de conduite prêtes à être utilisées, 14 Voir l’ouvrage, très complet, de Margarida Vieira Mendes, A Oratoria Barroca de Vieira, Lisboa, Caminho, 2003. 15 Ibid., p. 79-80. <?page no="163"?> 163 « Rhétorique de cour » et sermons d’église sur lesquelles les prêtres insistaient régulièrement les dimanches et jours de fête. Vieira va être confronté à ce type d’auditoire lorsqu’il retourne au Brésil en 1652, se consacrant aux missions et à la lutte contre les initiatives des colons tendant à prendre comme esclaves un maximum d’Indiens. À cause de ce conflit, les jésuites risquèrent plusieurs fois de se faire expulser par les colons, et furent parfois victimes de leur violence. Le Sermon de Saint Antoine aux Poissons fut prêché dans ce contexte, en 1654, à S. Luis de Maranhao. Les colons y sont représentés sous la forme allégorique de « gros poissons qui mangent les petits », des êtres ambitieux, orgueilleux, parasites, traîtres. La critique de la société de la région du Maranhao est sans appel, une société basée sur les rapports de force, qui témoigne de la faillite de la colonisation portugaise. Cependant, le sermon en question ne vaut pas que pour son engagement contre des pratiques iniques : il s’enrichit d’une symbolique chrétienne particulièrement riche, autour de celle du « poisson », qui est au centre du repas eucharistique, où il apparaît à côté du pain. D’autre part, le poisson vivant dans un milieu aquatique, Vieira fait ici clairement allusion au baptême purificateur. Comme l’on sait, le Christ et les chrétiens sont également associés au poisson et à sa symbolique. Le thème de ce sermon de Vieira est tiré de l’Évangile selon saint Matthieu : les prédicateurs sont le sel de la terre et doivent ainsi empêcher la corruption. Comment se fait-il alors qu’au Brésil, où il y a tant de prédicateurs, la corruption soit si présente ? Si le prédicateur n’est pas écouté, doit-il aller prêcher aux poissons, comme saint Antoine ? A partir de là, Vieira établit une comparaison entre les différents poissons et les principaux groupes sociaux qui constituent la population du Maranhao. Il démontre ainsi que les gros poissons mangent les plus petits, développant des comparaisons fort simples, basées sur des connaissances pratiques, à la portée de tout le monde. Il dialogue avec les poissons sur un ton familier, propre à séduire cet auditoire en grande partie populaire. Nous sommes ici aussi en pleine représentation théâtrale, mais elle est loin de celle, devant la cour, dont nous avons parlé précédemment. Le style n’est plus le même, les thèmes abordés non plus. Les répétitions et les allitérations expriment de façon « audible » l’agitation et la fièvre des colons dans leur appétit de s’entre-dévorer, morts ou bien vivants. Les verbes « voir », « regarder » sont fréquemment utilisés à l’impératif, comme pour prendre à témoin l’auditoire, l’obliger à voir réellement ce qu’il préfère ignorer, à savoir que le peuple est « dévoré » par les gens qui détiennent le pouvoir. Nous sommes ici au théâtre, mais dans un théâtre populaire, où le public réagit par des gestes, des « mouvements de la tête », à ce discours prononcé dans un style familier, se servant d’exemples concrets, utilisant la sagesse populaire. <?page no="164"?> 164 Ana Maria Binet Malheureusement, les colons n’apprécièrent guère ce sermon qui, c’est le moins que l’on puisse dire, les présentait d’une façon peu favorable. Vieira fut obligé de s’enfuir au Portugal trois jours après l’avoir prononcé… Confronté à des publics fort différents, le prédicateur doit adapter le fond et la forme de ses sermons tantôt à des fidèles majoritairement analphabètes, tantôt à des citadins plus cultivés. Dans ce dernier contexte, dans lequel nous incluons l’auditoire de la cour, nous vérifions que les thèmes des sermons deviennent clairement politiques et que leur style se complexifie singulièrement. Le « Prédicateur de Sa Majesté » est en même temps un conseiller de celle-ci, s’éloignant souvent de sa fonction évangélisatrice. En effet, l’objectif premier du prédicateur est de guérir les âmes malades, avec une potion qui mélange parfois le miel et le fiel, au risque de déplaire à ses ouailles, comme nous l’avons constaté. Pour les prédicateurs laïques que nous sommes, le précepte se doit d’être médité… Ce discours spirituel doit pouvoir dépasser les règles de la logique, nous touchant par son imperfection même, telle la perle « baroque », métaphore qui pourrait saisir dans un raccourci l’essence même du « discours ingénieux ». À cet égard, nous savons que Vieira considérait que la rhétorique n’était qu’une forme temporelle dégradée d’une perfection spirituelle éternelle. Elle était un jeu, fruit d’une tournure d’esprit typiquement baroque, manifestation d’une vision du monde en clair/ obscur. D’un point de vue strictement littéraire, le passage à l’écrit des sermons et autres écrits religieux contribua de belle façon à la fixation de la langue portugaise, Vieira étant sans conteste un des plus grands écrivains dans cette langue. Nous n’entrerons pas ici dans la polémique concernant l’existence d’un ars predicandi portugais. Il nous semble toutefois que nous pourrions parler à ce propos d’un art oratoire ibérique, expression d’une histoire et d’une culture qui, bien qu’ayant de nombreux points communs avec celles d’autres pays catholiques européens, ne se confond pas avec elles. <?page no="165"?> Biblio 17, 175 (2008) Musique sacrée pour le roi en France et en Espagne au XVII e siècle M ARIE -B ERNADETTE D UFOURCET -H AKIM Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Malgré le voisinage géographique et des liens familiaux plusieurs fois consanguins, les monarchies espagnole et française offrent un visage contrasté qui reflète le fossé culturel et psychologique les séparant ; ces contrastes associés à leur rivalité politique attisent une « jalousie », « une espèce d’inimitié permanente que les traités peuvent couvrir, mais qu’ils n’éteignent jamais » - selon les propres termes de Louis XIV 1 . En ces temps de la Contre-Réforme, les réponses différentes apportées par la France gallicane et l’Espagne jésuite aux questions liturgiques et, par conséquent, musicales, représentent un aspect très intéressant à étudier pour mieux comprendre la culture propre à chacun de ces deux pays au XVII e siècle. Depuis le Moyen Age, la musique sacrée, en tant que louange à Dieu, occupe la plus haute place dans la hiérarchie des genres musicaux. Le choix du répertoire exécuté pour les dévotions du roi, lui-même placé par Dieu au sommet de la nation, revêt un caractère significatif et sert de modèle artistique pour les cathédrales provinciales, d’autant plus que Habsbourg comme Bourbons œuvrent à la centralisation du mécénat, au service de la puissance et de la grandeur de leurs dynasties. L’activité des chapelles royales contribue fortement à mettre en valeur leur piété et le caractère sacré de la royauté, particulièrement en France où le roi est confirmé par la cérémonie du sacre. Tous les matins, le Roi Catholique et le Roi Très Chrétien accomplissent le rituel le plus fondamental de leur vie de monarques : celui de la rencontre privilégiée entre Dieu et le pouvoir politique qu’ils incarnent ; entourés de divers personnages occupant tous une fonction bien précise dans la hiérarchie de la cour, une procession majestueuse emmène le roi planétaire 2 et le Roi- Soleil chacun à sa chapelle, comme l’aurore se levant peu à peu sur l’univers. 1 Mémoires, éd. J. Longnon, Paris, Tallandier, 1983, p. 63-64. 2 Appelé ainsi par référence au soleil. <?page no="166"?> 166 Marie-Bernadette Dufourcet-Hakim Si la liturgie royale espagnole est l’image de la soumission du souverain à la volonté divine, la liturgie royale française serait plutôt celle des noces de l’Époux et de sa Nation sainte, célébrant en d’autres termes l’essence divine du pouvoir politique donné au roi. Signe du lien fort existant entre cette liturgie et le message idéologique princier à diffuser, le cérémonial entourant le roi lorsqu’il préside des offices solennels dans sa chapelle : caché aux yeux du public pour le roi d’Espagne qui se tient dans l’espace presbytéral sous un dais partiellement fermé (la cortina), et au contraire placé au milieu de la nef, à la vue de tous, pour le roi de France. La période étudiée correspond en Espagne, au règne des derniers Habsbourg 3 , et en France, au règne des Bourbons 4 . Tous ont reçu une éducation artistique inspirée des préceptes de Baldassare Castiglione, où la musique et la danse jouent un rôle important. Le penchant naturel de plusieurs d’entre eux pour la danse et les musiques de scène trouvera un écho jusque dans les lieux les plus sacrés. 1. Le cadre La chapelle des résidences royales est l’espace privilégié où les rois accomplissent leur devoir chrétien. L’Alcázar et sa chapelle ont malheureusement disparu dans un incendie dramatique survenu en 1734, pendant la nuit de Noël, alors que la cour festoyait au Buen Retiro. La chapelle disposait alors de trois tribunes au pied de la nef ; au rez-de-chaussée, se trouvait la tribune de la famille royale, dissimulée derrière des grilles, où s’installait le roi les jours sans cortina. Au premier, autour de l’orgue, se tenait la musique. Face à ce cadre liturgique immuable pendant plus d’un siècle, la mobilité des chapelles palatines françaises est frappante. Parmi les diverses résidences royales, Versailles ne connaîtra pas moins de cinq chapelles successives ; lors des deux installations durables de la cour à Versailles, en 1674, puis à partir de 1682, on observe que pour sa messe basse quotidienne, le roi siège à la tribune, de plain-pied avec la musique. Pour les solennités, le roi s’installe à son prie-Dieu dans la nef et la messe se déroule, alors, en plain-chant alterné avec l’orgue et, selon les cas, avec des arrangements polyphoniques de l’ordinaire. Le développement musical de la chapelle royale française suit une progression parallèle à celle de l’absolutisme monarchique et atteint son 3 Philippe III (roi de 1598 à 1621), Philippe IV (roi de 1621 à 1665), Charles II el Hechizado, l’Envoûté (roi de 1665 à 1700), auquel succèdera, après une rude guerre, le Bourbon Philippe V, petit-fils de Louis XIV. 4 Henri IV (roi de 1594 à 1610), Louis XIII (roi de 1610 à 1643) et Louis XIV (roi de 1643 à 1715). <?page no="167"?> 167 Musique sacrée pour le roi en France et en Espagne au XVII e siècle apogée à l’achèvement en 1710 de la chapelle définitive, commencée par Jules-Hardouin Mansart et terminée par Robert de Cotte. Nombreuses sont les occasions où l’institution accompagne le roi dans ses déplacements à l’extérieur. En dehors des voyages lointains, les rois fréquentent volontiers d’autres lieux de culte proches. Ainsi, le roi de France assiste à des offices célébrés dans certaines paroisses parisiennes, notamment autour du Louvre, dans le Marais et, à la fin du XVII e , dans le nouveau quartier de Saint-Honoré 5 . Louis XIV et la cour affectionnent aussi des couvents connus pour leur activité musicale : ceux des feuillants, des théatins ou des augustins, ainsi que les collèges jésuites. En Espagne, les rois visitent régulièrement leurs fondations voisines du palais, les couvents des Descalzas reales et de la Encarnación, ainsi que d’autres églises comme celle des Jerónimos ou Notre-Dame d’Atocha, sans oublier aussi le collège de la Compagnie de Jésus. Des musiciens royaux se joignaient généralement aux effectifs du lieu visité et, bien sûr, on installait partout le prie-Dieu central pour le roi de France, le rideau pour le roi d’Espagne, ainsi que les autres sièges, tapis, coussins destinés aux assistants, selon une étiquette stricte reflétant les préséances hiérarchiques. Les célébrations organisées par les chapelles ou les musiques privées des reines et des grands princes constituaient également d’autres occasions pour les rois d’entendre divers interprètes et répertoires. 2. Les offices « en musique » En France comme en Espagne, la journée de la chapelle comporte deux moments solennels : la messe du matin et les vêpres du soir ; au début de chaque mois, pour les Quarante Heures, la musique joue également un rôle important. À ces interventions régulières, il faut bien sûr ajouter les grandes fêtes du calendrier liturgique romain, cycle de Noël et de Pâques, fête du Saint-Sacrement, célébrations mariales. De même, les cérémonies liées aux événements dynastiques, comme les baptêmes, mariages, funérailles, majorité du roi, revêtent un lustre exceptionnel sur le plan musical. 5 Ces églises emploient souvent des organistes et des chantres de très bon niveau : Saint-Honoré bien sûr, Sainte-Chapelle, l’Oratoire, Saint-Germain l’Auxerrois (paroisse royale), Saint-Gervais, Saint-Eustache, Saint-Merry, Saint-Jacques de la Boucherie, Saint-André-des-Arts, Saint-Jean-en-Grève, Saint-Paul, Saint-Nicolas-des- Champs, Saint-Sulpice etc. ; sans oublier Notre-Dame, les Invalides, l’abbaye Saint- Germain-des-Prés, le Val-de-Grâce, et, autour de la capitale : Saint-Denis, Saint-Louis à Saint-Germain-en-Laye, Notre-Dame de Versailles, Saint-Louis de Fontainebleau, la cathédrale de Reims. <?page no="168"?> 168 Marie-Bernadette Dufourcet-Hakim À part cette base commune, le culte dans les deux cours offre des particularités qui ont, parfois, un impact sensible sur la production musicale. Ainsi, le calendrier royal espagnol superpose diverses dévotions héritées des ancêtres castillans, aragonais, bourguignons et de nouvelles fêtes propres à la dynastie régnante. En France, la chapelle royale devait intégrer le propre des saints du diocèse où elle se trouvait (Versailles et Paris pour l’essentiel). Au centre de la pietas austriaca : le 3 mai - fête de la croix -, le culte eucharistique et le culte marial ; l’importance de l’adoration eucharistique et de la dévotion à Marie se reflète de manière spectaculaire dans le répertoire sacré espagnol quand on le compare au répertoire français. Les Habsbourg vont défendre avec beaucoup de fermeté le dogme de l’Immaculée Conception très controversé par l’Eglise romaine 6 . Le culte de l’Immaculée apparaît et se développe avec une grande ferveur populaire à Séville, aux confins des XVI e et XVII e siècles. Les tableaux de Murillo en sont l’expression artistique la plus accomplie. Dans le domaine musical, dès 1626, l’organiste virtuose sévillan Correa de Arauxo clôt son recueil de pièces pour orgue par des variations sur un cantique populaire local célébrant l’Immaculée (Todo el mundo en general). Philippe IV et Charles II font de ce culte leur cheval de bataille, soutenant fortement les jésuites et les franciscains contre les dominicains fidèles à Rome. En outre, pour auréoler de sainteté les lignages au pouvoir, la propagande monarchique des deux couronnes favorise le culte de pieux ancêtres, par exemple saint Louis en France, sous l’invocation duquel sera bénie la chapelle versaillaise de 1682, ou Ferdinand III, roi de Castille et Léon, béatifié sous Charles II en 1671 7 . 6 Antonio Alvarez-Ossorio, « Ceremonial de la majestad y protesta aristocrática : La capilla real en la corte de Carlos II », [in] La Capilla Real de los Austrias, éd. Juan José Carreras y Bernardo J. García García, Fundación Carlos de Amberes, 2001, p. 369. Pour réussir à la cour, il fallait prendre la défense publique de ce culte, sous peine d’exil. Le jésuite Juan Everardo Nithard, confesseur de Marianne d’Autriche, réussit par ce biais son ascension jusqu’à devenir privado, premier favori. 7 Le chapelain Pedro Calderón de la Barca célèbre les musiciens de la Chapelle Royale dans son Auto Sacramental El Santo Rey Don Fernando. Dans la loa, l’allégorie de Madrid, Corte del orbe (cour du monde), interpelle les musiciens de la chapelle : « Madrid : Bien, ¡Oh Real Capilla! Coro De la Fe y la Religión, Debes hoy en su alabanza Festiva entonar la voz ¿Querrás ayudarme? Músicos : Sí. Madrid : ¿Faltarásme nunca? Músicos : No. Madrid : Pues mi Creación sea tu canto ». Cité par Antonio Alvarez-Ossorio, art. cit., p. 382. <?page no="169"?> 169 Musique sacrée pour le roi en France et en Espagne au XVII e siècle 3. L’organisation des chapelles Les chapelles espagnole et française suivent une évolution complexe, en perpétuelle mutation jusqu’à la fin du XVI e siècle, conséquence directe de l’itinérance des cours ; en revanche, elles s’institutionnalisent dès que le roi et la cour se fixent au XVII e siècle et que l’organisation administrative se développe. L’Espagne a fondu ensemble les chapelles bourguignonne et castillane sous l’autorité du Maestro de ceremonias, dignitaire religieux, tout en préservant pour un temps certaines distinctions dans leur fonctionnement, notamment dans le paiement et le recrutement, flamand pour le secteur bourguignon, le plus important ; le collège des niños cantorcicos, fondé en 1590, appartient, en revanche, au département espagnol de la chapelle. Les deux branches seront totalement unifiées en 1634, sous le maestro de capilla Carlos Patiño. La musique de la chambre et la musique militaire se joignent à la chapelle dans les grandes occasions. La France conserve la division administrative des musiciens en trois corps opérée par François I er en 1543 : Chapelle, Chambre que Lully enrichit en y créant sa fameuse bande des Vingt-Quatre violons, Écurie (ou musique militaire) qui se regroupent selon les besoins. La Chapelle est soumise à l’autorité du Maître de Chapelle, équivalent du Maestro de ceremonias espagnol, c’est-à-dire un ecclésiastique de haut rang non musicien. Le directeur proprement musical s’appelle « Sous-Maître de la Chapelle » en France. On remarque, dans les statuts de la chapelle espagnole, l’insistance sur le respect à accorder au cérémonial romain ordonné par le pape, sous la responsabilité du maître de cérémonies : « que se celebren los divinos oficios conformes al ceremonial Romano y que no se Ynnobe ni altere en nada de lo que está asentado en la Capilla sin orden del Capellán mayor 8 ». Jusqu’en 1679, année de réformes entreprises par Louis XIV, les effectifs vocaux sont à peu près équivalents et se montent à une trentaine de chantres ; le nombre d’instrumentistes est, au contraire, plus important en Espagne où l’intervention des ministriles dans la liturgie des grandes églises est en usage depuis le XVI e siècle. À la chapelle de l’Alcázar, en plus des deux organistes et deux harpistes - autres instrumentistes traditionnels des célébrations espagnoles -, les instruments incluaient, à la fin du XVII e siècle, six chalémies et bassons, un cornet, une sacqueboute, six dessus et basses de violon, deux archiluths. Le nombre d’instruments augmentera en France selon l’évolution des styles, autour de la figure incontournable de l’organiste. 8 AGP, Real Capilla, 72-1 : « que soient célébrés les offices divins conformément au cérémonial romain et qu’on n’innove ni altère en quoi que ce soit ce qui est établi à la Chapelle sans ordre du Grand Chapelain ». Cité par Antonio Alvarez-Ossorio, art. cit., p. 370. <?page no="170"?> 170 Marie-Bernadette Dufourcet-Hakim Les voix de dessus sont assurées par un chœur d’enfants et des falsettistes (dessus mués) auxquels s’ajoutent en Espagne des castrats. En France, ces derniers sont moins appréciés et n’interviennent que ponctuellement. Louis XIV admirait cependant la voix de l’unique castrat français de sa chambre, Blaise Berthod, surnommé ironiquement « l’incommodé », qui se joignait parfois à la chapelle. Les femmes ne chantent pas à l’église (sauf bien entendu dans les couvents), mais, à la cour de France, on observe quelques exceptions à la fin du XVII e siècle : très souvent des parentes des musiciens en place. Après 1679, au moment où s’épanouit le grand motet français, les effectifs de la Chapelle vont se développer de manière considérable pour atteindre, au début du XVIII e siècle, près d’une centaine de chanteurs, incluant cette fois des castrats (« dessus italiens »), et une vingtaine d’instrumentistes bien étoffés en cordes. Bien que les musiciens soient considérés avant tout comme des domestiques, les postes de la cour sont prestigieux et très recherchés, car ils représentent le sommet d’une carrière pour un musicien. En Espagne, le recrutement se fait traditionnellement par concours, bien que celui des maestros de capilla ne respecte pas toujours cette procédure ; outre les épreuves de connaissances techniques, les candidats doivent naturellement être de bonnes mœurs et répondre aux exigences de la limpieza de sangre. En France, les charges s’achètent, se vendent ou se transmettent par héritage. Cependant, Louis XIV décide d’organiser une série de concours à l’échelle nationale à partir de 1663, afin de pourvoir les postes les plus prestigieux de sa chapelle, ceux de sous-maître et d’organiste : - 1663, concours pour l’élection de quatre sous-maîtres de chapelle ; vainqueurs : Henry Du Mont, Pierre Robert, Gabriel Expilly et Thomas Gobert 9 ; - 1678, concours pour l’élection de quatre organistes ; vainqueurs : Guillaume-Gabriel Nivers, Nicolas Lebègue, Jacques Thomelin et Jean Buterne ; - 1683, suite à la vacance des postes, nouveau concours pour l’élection de quatre nouveaux sous-maîtres de chapelle : Nicolas Goupillet, Pascal Collasse, Guillaume Minoret, et surtout Michel-Richard Delalande 10 , le plus éminent musicien de cour, spécialiste du grand motet. 9 Ces deux derniers quitteront la chapelle en 1669. 10 1657-1726. Charpentier, absent au dernier moment pour raisons de santé, reçut du roi une pension compensatoire. <?page no="171"?> 171 Musique sacrée pour le roi en France et en Espagne au XVII e siècle La majorité des musiciens français est issue de milieux parisiens (classe moyenne inférieure) 11 ; plusieurs arrivent à perpétuer une dynastie au sein de la cour. En Espagne, le recrutement est plus complexe : ainsi les organistes proviennent souvent des tribunes des grandes cathédrales, tandis qu’une partie des chantres et des compositeurs sont flamands. La question de l’état des musiciens au service de l’Église (in sacris ou non) se pose de manière récurrente depuis l’époque de Palestrina. La réglementation est beaucoup plus stricte en Espagne qu’en France, bien que dans les deux pays il soit possible de choisir un laïc à défaut de religieux suffisamment compétent. C’est cette tolérance qui prévaut en France, notamment parmi les organistes ou les sous-maîtres de la chapelle, qui comprend aussi bien des ecclésiastiques - élevés au rang de chapelain - que des laïcs. La présence massive de musiciens ordonnés à la chapelle madrilène peut s’expliquer non seulement pour des raisons de bienséance, mais aussi par souci économique : en devenant prêtre, le musicien était payé sur les revenus ecclésiastiques et non plus sur le budget de la chapelle, très déficitaire sous Philippe IV et Charles II. Les salaires les plus élevés correspondent à ceux des maestro de capilla et sous-maître de la chapelle, ainsi qu’aux organistes qui reçoivent d’ailleurs la même formation. En France, les musiciens de la chapelle sont généralement moins bien rémunérés que leurs collègues de la chambre. Cependant, peu arrivent à vivre uniquement de ce revenu et le cumul d’emplois est généralisé, en particulier parmi les organistes qui tiennent habituellement plusieurs tribunes - au besoin en sous-traitant un élève lorsqu’ils doivent servir au même moment en deux endroits différents. En tant que clavecinistes, on les retrouve aussi donnant des leçons privées ou jouant pour le divertissement des particuliers. Les responsables des chapelles tenteront vainement d’interdire ces pratiques parfois nuisibles à la bonne marche de leur emploi principal. Mais, au vu des retards dans le paiement des salaires, colossaux à la cour d’Espagne (en 1697, on paie des salaires dus pour 1693), les supérieurs hiérarchiques se montrent tolérants. Beaucoup de musiciens sont aussi copistes à leurs heures. Jouant très souvent de plusieurs instruments, ils peuvent cumuler d’autres emplois à la cour, musicaux ou non ; ainsi François Roberday (1624-1680), qui a travaillé en tant qu’organiste et orfèvre royal, avant de devenir, en 1659, valet de chambre de la reine mère Anne d’Autriche ; ou encore Louis Couperin, organiste de Saint-Gervais et gambiste à la cour. Munis de toutes 11 Voir Catherine Massip, La Vie des musiciens de Paris au temps de Mazarin (1643- 1661), Paris, A. et J. Picard, 1976, 187 p. (La vie musicale en France sous les rois Bourbons, 24). <?page no="172"?> 172 Marie-Bernadette Dufourcet-Hakim ces sources de revenus, ils arrivent à mener le train de vie de la petite bourgeoisie. Encore plus privilégié, De Lalande concentrera entre ses mains tous les principaux postes musicaux de la cour et, pour cette raison, sera un des rares à mener un train de vie très aisé, à la manière d’Étienne Moulinié ou de Lully, possédant plusieurs résidences, carrosse privé, domesticité. 4. Le répertoire Malheureusement, une grande partie de la musique sacrée de cette période s’est perdue, notamment celle de la première moitié du siècle. La diffusion musicale imprimée, très faible en Espagne, ainsi qu’en France jusque dans les années 1660 - même si c’est de manière moins accusée - explique en partie cet état de fait. De plus, l’incendie de l’Alcázar en 1734 a détruit un nombre considérable d’œuvres au répertoire des musiciens du palais. Heureusement, une quantité non négligeable de partitions subsiste dans les fonds des cathédrales provinciales qui dépendaient énormément de la production prestigieuse de la cour, ainsi que dans des archives d’Amérique latine où la musique espagnole s’est mieux conservée que dans la péninsule. En France, l’essentiel de la musique sauvegardée provient de la cour ou des milieux aristocratiques, et plus particulièrement de l’époque de Louis XIV, tant dans le domaine de la polyphonie vocale que de l’orgue. La famille Ballard, détentrice du monopole de l’impression musicale, et ses choix commerciaux assument une lourde part de responsabilité dans la faible proportion d’œuvres françaises imprimées au XVII e siècle. Culte marial, adoration de la Croix et dévotion à l’Eucharistie se reflètent très clairement dans le choix des cantus firmi et dans les sources d’inspiration de la part des compositeurs espagnols, nous l’avons évoqué plus haut. La plupart des œuvres d’orgue, par exemple, sont dédiées à la Vierge (versets sur antiennes ou hymnes mariales) ou au Saint-Sacrement (nombre exemplaire de versets sur le Pange lingua mozarabe). La différence avec les thèmes d’inspiration choisis par les compositeurs français est frappante : certes, ces derniers célèbrent volontiers la Vierge et le Saint-Sacrement, mais le choix des mélodies et des fêtes en général est beaucoup plus varié ; l’examen des sources françaises ne montre pas du tout ce caractère répétitif autour du binôme Ave maris stella et Pange lingua qu’on trouve constamment dans les sources espagnoles. Ce trait propre à la musique sacrée ibérique marque une forte volonté d’inculcation religieuse, grâce à une pédagogie de la répétition fondée sur des concepts les plus simples possible. La destination liturgique des œuvres traduit clairement des mentalités religieuses différentes en France et en Espagne. <?page no="173"?> 173 Musique sacrée pour le roi en France et en Espagne au XVII e siècle Tableau : Synthèse des principaux genres et styles de musique religieuse au XVII e s. 12 France Espagne Plain-chant (canto llano) - Résistance aux consignes tridentines - Répertoire grégorien et gallican rythmé - Chapelle royale : alternatim pour les fêtes solennelles avec orgue et/ ou polyphonie vocale - Application des consignes tridentines ; usages du XVI e s. conservés - Répertoire grégorien rythmé augmenté de quelques mélodies mozarabes anciennes (ex. : Pange lingua) - Chapelle royale : alternatim avec orgue et/ ou polyphonie vocale Polyphonie vocale latine - Polychoralité, contrepoint franco-flamand - Style sévère de la Renaissance seul jusqu’au milieu du siècle - Transition : doubles chœurs inégaux, introduction de passages orchestraux - Parallèlement, style concertato 12 (milieu du siècle) - Basse continue : à partir des années 1630 (ex. : œuvres de Nicolas Formé) - 1664, Chapelle Royale : genre spécifique du grand et du petit motet pendant les messes basses, fondés sur les contrastes mais dans un style plus sobre que le style italien - Polychoralité, contrepoint franco-flamand - Style sévère palestrinien se maintient jusqu’au XIX e s. : « bilinguisme » des compositeurs (avec cependant évolution du langage harmonique) - Depuis Victoria (1600) : basse accompagnante à l’orgue - Basson (bajón) : depuis 1580 (double la basse de la polyphonie) - Puis violón (viole de gambe ou violoncelle) - ca 1630 : harpe pour la réalisation de la basse - Années 1660 : introduction parallèle du style nouveau concertato (alternance de chœurssolos-instruments + basse continue, figuralisme, dramatisme) 12 C’est en 1647, à l’instigation de Mazarin, qu’a été joué pour la première fois en France, au Palais-Royal, un opéra italien agrémenté de ballets, Orfeo de Luigi Rossi. Les sommes énormes dépensées pour cette représentation ont servi de prétexte aux grands du royaume pour déclencher leur cabale contre Mazarin. <?page no="174"?> 174 Marie-Bernadette Dufourcet-Hakim France Espagne Polyphonie vernaculaire - Hors de la liturgie : psaumes et cantiques (lutte contre le protestantisme avec ses propres armes) - Noëls populaires variés à l’orgue - Villancicos : chants d’inspiration populaire à 3 temps, typiques de certaines grandes fêtes du calendrier liturgique (Noël, Corpus Christi), propice à l’expérimentation polychorale et concertante Instruments - Introduction tardive à la Chapelle Royale - Dans les années 1680, le serpent s’impose en France pour assurer la basse. - Usage ancien (depuis les années 1584, cathédrale de Plasencia) - Harpe : instrument le plus important après l’orgue pour accompagner le chœur Orgue (versets) Approche variée : a) Versets introductifs sur cantus firmus strict sur une registration soliste b) Versets sur cantus firmus paraphrasé, (par ex., récit orné sur le thème, influencé par le répertoire vocal soliste) c) Versets libres polyvalents Orgue : versets austères sur cantus firmus strict - registres entiers ou divisés avec la partie de soliste confiée à la glose ornementale et non au cantus firmus (au second plan) Orgue soliste - Répertoire essentiellement improvisé - Miniatures inspirées par la musique dramatique et la Suite pour clavecin - Répertoire essentiellement improvisé - Esprit monumental (tiento) L’ancien chant grégorien s’exécute mesuré (plain-chant). On observe ici un grand conservatisme en Espagne, fidèle aux mélodies léguées par le XVI e siècle, issues du répertoire grégorien augmenté de quelques héritages mozarabes. Ce patrimoine reste stable. En France, les spécificités gallicanes ont la faveur du clergé français et les réformes tridentines sont malvenues. Sous Louis XIV, l’Église gallicane mène audacieusement des recherches pour créer un nouveau répertoire devant se substituer au chant sacré traditionnel ; l’objectif esthétique est la création d’un corpus mélodique très simple qui sera appelé « plain-chant musical ». Dès 1634, Pierre Ballard publie des versions simplifiées du chant liturgique, conçues par François Bourgoing (Brevis Psalmodiae Ratio) et destinées aux prêtres de l’Oratoire. Au milieu du siècle, l’organiste Guillaume-Gabriel Nivers se lance à son tour dans ce mouvement <?page no="175"?> 175 Musique sacrée pour le roi en France et en Espagne au XVII e siècle de rénovation en publiant en 1658 le Graduale Romanum juxta Missale et l’Antiphonarium Romanum juxta breviarium, précédant de peu le Ceremoniale parisiense du très gallican Père Martin Sonnet (1662). Enfin, en 1669, Henri Du Mont publie cinq messes en plain-chant bien reçues et rééditées plusieurs fois. Des versets solistes à l’orgue alternent avec les versets chantés, selon une distribution réglementée. En ce qui concerne la polyphonie latine, la Contre-Réforme, qui tend à imposer une certaine uniformité, entraîne inévitablement une stagnation dans la recherche de formes et de styles nouveaux, pendant une bonne partie du siècle. Ce contexte particulier explique les similitudes existant entre les grands répertoires vocaux sacrés d’Espagne et de France jusqu’à Louis XIV : esthétique équivalente, basée sur la polychoralité italienne (doubles chœurs à la romaine ou chœurs multiples à la vénitienne) 13 et l’héritage contrapuntique josquinien. Puis des compositeurs comme Nicolas Formé (1567-1638), qui succède à Eustache Du Caurroy à la Chapelle Royale en1609 14 , ou Jean Veillot (mort en 1662), son propre successeur, font évoluer le style vers la conception concertante baroque. Veillot ponctue ses œuvres de symphonies orchestrales, absentes encore chez Formé, annonçant ainsi le grand motet d’Henri Du Mont. Cette période se caractérise par un esprit d’ouverture vis-à-vis de l’esthétique italienne qui sera freiné après Mazarin, surtout avec Lully qui s’imposera en défenseur radical d’un style « français ». Le répertoire du grand et du petit motet, créé pour Louis XIV dans les années 1660, consacre l’apothéose de l’esthétique concertante à la Chapelle Royale dont il deviendra le symbole par excellence 15 . Les versets pour orgue français, très perméables à l’influence de l’opéra, des airs à la mode et de la danse, revêtent le plus souvent un tour mondain, tandis que les versets espagnols, bâtis sur cantus firmus strict, sont beaucoup plus austères et conservateurs. En dehors de son rôle d’accompagnement ou 13 Ex. : les œuvres de Tomás Luis de Victoria et d’Eustache Du Caurroy. 14 Voir la messe à double chœur dédiée à Louis XIII avec son stile concertato vénitien opposant un grand chœur à 5 et petit chœur de solistes à 4. 15 Ces motets étaient exécutés lors de la messe quotidienne du roi : un grand (du début de la messe jusqu’à l’élévation), un petit (de l’élévation à la postcommunion), puis le salut final Domine salvum fac regem, rituel depuis Louis XIII. Le texte des psaumes dits royaux (2, 19, 20, 44, 71, 100, 109, 131), ainsi que tous ceux faisant appel à la figure du roi d’Israël, jouent un rôle éminemment symbolique par le double sens dont ils sont porteurs lorsqu’ils sont exécutés devant le roi de France ; ainsi, par le jeu de la métaphore, le Te Deum permet une lecture où le roi est assimilé à Dieu luimême. Parmi les compositeurs s’étant illustrés dans le motet, on citera Du Mont, Lully, Robert, Charpentier, Delalande. <?page no="176"?> 176 Marie-Bernadette Dufourcet-Hakim d’alternance avec le chant, l’orgue peut intervenir seul plus longuement lors des déplacements liturgiques, notamment à la messe, pendant l’offertoire. Les pièces d’envergure contenues dans les recueils - dont certaines en France portent précisément le titre d’ « Offertoires » - peuvent s’intégrer à la liturgie dans ces moments-là. Selon l’organiste de l’Escurial Diego del Castillo 16 , les tientos conviennent très bien par leur longueur à l’offertoire où, précise-t-il, la rupture tonale est admise, l’organiste n’y étant pas du tout tenu de respecter le ton des chants. Par son aspect monumental, le tiento se distingue notablement des fantaisies des organistes français qui sont de proportions beaucoup moins vastes. Le déroulement de l’offertoire en Espagne laissait manifestement davantage de temps à l’organiste pour développer sa pensée. Les possibilités sonores des orgues varient considérablement entre la France et l’Espagne, mais les deux cours ont en commun la taille modeste des orgues de leurs chapelles royales ; à Versailles, ce n’est qu’en 1711 que Robert Clicquot achève l’orgue de la chapelle, inauguré par François Couperin. Il faut également mettre à part les quatre instruments grandioses du panthéon royal - l’Escurial -, construits par les Flamands Brevos entre 1578 et 1586 et traversant le XVII e siècle apparemment sans changements jusqu’au début du XVIII e siècle. Il est évident qu’occuper un poste d’organiste à la cour représentait une consécration et assurait une prestigieuse notoriété au titulaire qui avait rang d’officier, ce qui s’est concrétisé sous Louis XIV, à partir de 1665, par une série de publications chez Ballard d’œuvres de Nivers, Lebègue, Couperin. Marquées du sceau royal, leurs œuvres pour orgue purent ainsi être assurées d’une influence durable partout en France. En Espagne, ce constat est à nuancer. D’une part, l’état de l’imprimerie musicale est désastreux au XVII e siècle, rien ne se publie pour l’orgue après la Facultad orgánica de Correa de Arauxo (1626) ; d’autre part, le phénomène de centralisation culturelle n’est pas du tout comparable à la situation française et le rayonnement des organistes des grandes cathédrales ou collégiales, comme Sebastián Aguilera de Heredia 17 , Pablo Bruna 18 , Correa de Arauxo 19 ou Juan Cabanilles 20 , n’a pas grand-chose à envier à celui des organistes de la cour. Cependant, les publications musicales 16 Declaración de los órganos…, Z-IV-3, fol. 16r, cité par Louis Jambou, « La función del órgano en los oficios litúrgicos del Monasterio de El Escorial a finales del siglo XVI », [in] Actas del Simposium (1/ 4-IX-1992) : La Música en el monasterio del Escorial, San Lorenzo de El Escorial, EDES, 1992, p. 408-409. 17 1561-1627, organiste de la cathédrale de Saragosse. 18 1611-1679, organiste de la collégiale de Daroca en Aragon. 19 1584-1654, organiste de la cathédrale de Séville, puis de Jaén et enfin de Segovia. 20 1655-1712, organiste de la cathédrale de Valence. <?page no="177"?> 177 Musique sacrée pour le roi en France et en Espagne au XVII e siècle espagnoles reprendront en 1700 grâce à l’organiste de la Real Capilla, José de Torres 21 qui fonde une imprimerie musicale - la Imprenta de música - d’où sortiront plusieurs ouvrages théoriques et musicaux 22 . Il est ici certain que le poste prestigieux occupé par José de Torres à la cour lui a facilité la tâche dans cette entreprise de diffusion. 5. La participation d’ensembles instrumentaux Elle est très fréquente en Espagne depuis le XVI e siècle ; la harpe, parallèlement à l’orgue, joue un rôle important pour accompagner le chœur de solistes. Le célèbre compositeur Juan Hidalgo (1613-1685) était un virtuose de la harpe et occupait la double fonction de harpiste et de maître de chapelle à la cour sous Philippe IV et Charles II ; les harpistes recevaient la même formation en composition que les organistes. En France, durant la première moitié du XVII e siècle, il semble que les instruments participent à la liturgie seulement dans les occasions exceptionnelles ; malheureusement, les documents musicaux font défaut ou n’indiquent, quand ils existent, qu’une instrumentation minimale, ne reflétant pas nécessairement la pratique réelle sur le terrain. Par la suite, les instruments vont s’intégrer à la polyphonie, à des degrés divers selon les lieux et l’importance des cérémonies ; ainsi à Rouen, lieu de passage des musiciens franco-flamands sur la route de l’Espagne, on dénombre à l’époque de Titelouze trois violes, un serpent, un basson, un cornet, une saqueboute et des violons pour accompagner les Lamentations de la semaine sainte 23 . Sous Louis XIII, en revanche, seuls figuraient deux cornets à la chapelle royale (en plus de l’organiste) ; à la Sainte-Chapelle, les instrumentistes solistes n’apparaissent progressivement que dans les années 1680. De même à Notre-Dame, Campra n’eut l’autorisation de faire jouer des violons qu’à la fin du siècle, alors qu’il avait déjà pu le faire à Toulouse, vingt ans auparavant. Paris manifeste donc davantage de réticence envers l’usage des instruments à l’église que d’autres grandes villes du royaume, plus perméables aux influences extérieures. 21 C. 1670-1738. 22 Voir Begoña Lolo, La música en la Real Capilla de Madrid : José de Torres y Martínez Bravo (h. 1670-1738), Madrid, UAM, 1988, p. 101ss. 23 En 1626, voir Denise Launay, « A propos d’une messe de Charles d’Helfer », [in] Le Baroque musical, Colloques de Wégimont, vol. IV, 1963, p. 191. <?page no="178"?> 178 Marie-Bernadette Dufourcet-Hakim 6. Le répertoire vernaculaire En Espagne, le villancico, un des rares genres religieux espagnols non liturgiques, favorise l’expérimentation et l’introduction d’éléments modernes. Devenu outil pédagogique au service de la Contre-Réforme, il présente une grande variété de styles et de sujets. Lors des cérémonies religieuses importantes, les villancicos touchaient de très vastes auditoires, grâce à une écriture simple préservant l’intelligibilité des paroles en castillan 24 . Par son aspect profane et populaire, par les mimes ou danses en costumes de fantaisie qui l’accompagnaient, le villancico a été dénoncé par les moralistes et a maintes fois provoqué l’étonnement scandalisé des voyageurs étrangers 25 . En France, il n’existe pas d’équivalent de cette ampleur ; le répertoire des noëls ne peut lui être comparé, même si à la cour comme dans les grandes paroisses, la messe de minuit précédée de la veillée où se chantait un festival de noëls arrangés d’après des thèmes populaires, où les meilleurs organistes déployaient leur art en des variations virtuoses, était une cérémonie très appréciée. À part les noëls d’usage très limité dans le temps liturgique, le répertoire français vernaculaire à la mode dans les années 1630 consistait en des psaumes divulgués pour lutter contre la religion « Prétendument Réformée » sur son propre terrain ; les paraphrases d’Antoine Godeau étaient les préférées des compositeurs qui en faisaient des pièces de complexité variable 26 . Marc-Antoine Charpentier, François Couperin, Guillaume-Gabriel Nivers, Louis-Nicolas Clérambault et d’autres encore ne dédaignaient pas non plus de parodier les airs de cour en vogue en leur substituant des paroles pieuses pour un divertissement convenable à des religieux. 7. Des états d’esprit différents La liturgie royale, avec toutes ses composantes, joue un rôle très important dans la mise en scène du pouvoir, en même temps qu’elle est une vitrine de l’orientation artistique et religieuse choisie par rapport au modèle romain. Plusieurs facteurs entrent en jeu pour lui imprimer un style propre, à commencer par les goûts artistiques du roi et sa sensibilité religieuse ; ainsi, 24 Voir les villancicos de Mateo Romero (ca. 1575-1647), maître de chapelle du roi, Juan Hidalgo (1613-1685), harpiste à la chapelle royale, Cristóbal Galán (1630- 1684), maître de chapelle du roi, José de Torres y Martínez Bravo (c. 1670-1738). 25 Voir Jambou, Louis, « La musique française dans des écrits français du XVII e siècle », [in] Les Rencontres de Villecroze IV, Paris, Klincsieck, 2000, p. 13-59. 26 Voir les psaumes d’Artus Auxcouteaux, Etienne Moulinié, Henri Du Mont. <?page no="179"?> 179 Musique sacrée pour le roi en France et en Espagne au XVII e siècle l’engouement de Louis XIV pour la danse trouve-t-il un écho certain dans les sources d’inspiration du répertoire religieux. À cet aspect personnel, se joignent d’autres facteurs touchant au contexte politique et religieux général, comme le développement du nationalisme ou l’impact des recommandations tridentines et post-tridentines. Comparé au gallicanisme français, l’exaltation des valeurs nationales s’exprime différemment en Espagne où la culture populaire est valorisée, notamment son expression religieuse dans le villancico qui influence de manière sensible le répertoire sacré, l’inspiration rythmique de nombreuses œuvres pour orgue, certaines formes de musique vernaculaire sacrée ou théâtrale. Avec l’avènement du « roi planétaire » Philippe IV en 1621, l’accent est mis sur le développement des racines artistiques autochtones qui deviennent emblématiques de la culture espagnole. La poésie n’échappe pas à ce mouvement nationaliste popularisant, pas plus que les chansons de cour (voir les œuvres des Mateo Romero, Juan Blas de Castro ou Carlos Patiño). La production musicale sacrée et profane est due aux mêmes compositeurs et révèle des influences communes, surprenantes pour les auditeurs étrangers. Certes, le fait qu’avec l’avènement des nouveaux styles de composition s’estompent les frontières entre caractère profane et religieux est un phénomène général. En France, les grands motets de Lully ressemblent à s’y méprendre à ses tragédies lyriques, excepté dans l’usage de la langue latine ; un récit de tierce en taille de Nivers évoque irrésistiblement une transposition à l’orgue d’un récitatif ou d’un air de ténor. Cependant, le caractère dominant commun aux divers répertoires français reflète une conception mélodique, harmonique et rythmique, mondaine et stylisée à l’extrême, aux antipodes du mordant rustique qui affleure souvent dans le répertoire savant espagnol. Quant à l’impact des recommandations esthétiques post-tridentines 27 , la situation est assez complexe à analyser, selon le type de corpus considéré et les lieux. Les versets d’orgue destinés à l’alternance avec le plain-chant sont pour la plupart bâtis sur cantus firmus dans les recueils espagnols du XVII e , conformément aux directives romaines, alors qu’en France, cette contrainte n’est respectée que pour certains versets, beaucoup d’autres étant totalement libres et polyvalents. Sur ce plan donc, on observe un plus grand conservatisme en Espagne qu’en France. En revanche, lorsqu’à la suite du Concile de Trente, il est régulièrement exigé dans les cérémoniaux ou règlements que rien d’impur, de profane ou de lascif ne se mêle dans la musique d’Église, qu’en est-il dans l’Espagne des villancicos et des défilés masqués les accompagnant ? Ici, la pédagogie militante des jésuites reprend l’initiative : édifier le 27 Notamment celles contenues dans le Caeremoniale episcoporum jussu Clementis VIII, Rome, 1600, destiné à toute la chrétienté. <?page no="180"?> 180 Marie-Bernadette Dufourcet-Hakim peuple comme les échelons supérieurs de la société à partir des répertoires les plus en vogue, même s’ils vont à l’encontre des exigences liturgiques tridentines. Sous cet aspect, la modernité de l’approche catéchétique espagnole se distingue du conformisme des pratiques françaises. Enfin, si l’on compare l’attitude des chapelles royales espagnole et française par rapport aux principes romains, la première ne se distingue pas des pratiques des autres églises, tandis que la seconde prend beaucoup de libertés, à l’initiative même du roi qui va jusqu’à créer lui-même des règles en totale contradiction avec la pratique romaine (déroulement simultané des motets en tribune et de la messe à l’autel, adoption du style concertant, participation instrumentale abondante). En ce qui concerne ce dernier point, il est frappant de constater l’écart existant entre la pratique parisienne très conservatrice (en particulier à la Sainte-Chapelle) et la modernité musicale en vigueur à la chapelle royale. Revenons à présent aux thématiques préférées des compositeurs dans leur inspiration religieuse. Le répertoire musical espagnol, qu’il soit sous la forme des vastes tientos de batalla pour orgue ou des villancicos « al Santísimo », exalte l’eucharistie, la lutte contre l’Infidèle et ses visages multiples (protestants, conversos d’origine juive ou musulmane dont on met en doute la sincérité de la foi). Au culte eucharistique est joint celui omniprésent de la Vierge. Le répertoire sacré français est beaucoup plus divers et reflète un esprit beaucoup moins militant et offensif. En revanche, dans les deux pays, l’influence romaine joue un rôle indéniable dans le conservatisme de la messe polyphonique qui reste longtemps le bastion du stile antico. En Espagne, ce conservatisme affecte également le motet, alors qu’à la cour de France où s’impose l’esprit gallican, il devient - nous l’avons vu - terrain d’expérimentation vers le milieu du siècle au point d’entraîner dans son sillage les autres formes sacrées, y compris la messe. Dans la « liturgie » parallèle bâtie à Versailles autour du motet accompagné par l’orgue et un ensemble instrumental de plus en plus étoffé, domine la figure centrale du Roi qui se confond avec celle de Dieu dans une dévotion et une louange communes, à l’ambiguïté savamment entretenue. Pourtant, en 1662, dans le Caeremoniale parisiense publié à l’initiative du cardinal de Retz, le Père Martin Sonnet préconisait encore des usages musicaux conformes à ceux défendus par le Concile, comme l’exclusion d’instruments autres que trompettes, flûtes ou cornets 28 . De même, en 1674, une ordonnance de l’archevêque de Paris rappelle les consignes tridentines, étendues au contexte particulier parisien où il déplore 28 Caeremoniale Parisiense, chap. VI, §4, [in] Norbert Dufourcq, Le Livre de l’orgue français, Paris, Picard, 1971-1982, t. 5, p. 48. <?page no="181"?> 181 Musique sacrée pour le roi en France et en Espagne au XVII e siècle que certains temps liturgiques, comme les Ténèbres, donnent lieu à de véritables spectacles dans les églises 29 , encouragés pourtant par la cour. À la fin du siècle, l’apogée du grand motet versaillais coïncide avec l’approbation par les évêques français des Quatre Articles de Bossuet délimitant les pouvoirs du pape par rapport à ceux du roi de France en matière religieuse. Le triomphe du grand motet consacre l’intégration des instruments à la liturgie française, à l’exception d’irréductibles paroisses, en particulier à Paris. Enfin, au niveau du langage même et de l’écriture, le sens de la théâtralité affecte le répertoire sacré tant espagnol que français, mais il s’exprime différemment ; nous retiendrons l’exubérance baroque de la glose ornementale des Espagnols, rappelant les riches décors intérieurs de leurs églises, et le goût pour la dissonance dramatique des musiciens français qui touche l’ensemble de la musique religieuse. La comparaison des Chapelles Royales en France et en Espagne s’est révélée plus complexe qu’il n’y semblait au premier abord, nous obligeant à quitter le terrain des binarités simplistes, en particulier dans tout ce qui concerne le répertoire musical. Au-delà des expressions religieuses diverses, il existe des analogies entre Philippe IV et Louis XIV dans l’engagement artistique personnel de ces souverains, encouragés par un esprit de concurrence que les revers subis par la dynastie déclinante des Habsbourg fera tourner en faveur du roi de France. Au XVIII e siècle, la montée au pouvoir des Bourbons sur le trône d’Espagne va greffer un modèle culturel différent, totalement ouvert aux influences italiennes et qui creusera progressivement un fossé entre, d’un côté, la haute sphère de la cour influencée par l’Italie et, de l’autre, la culture populaire. Cette démarcation, déjà présente en France, porte manifestement la signature des Bourbons. Le goût des élites pour les courants italiens consacrera pour un temps, la fin de la différence espagnole au sein de l’Europe musicale. 29 James Anthony, La Musique française à l’époque baroque, Paris, Harmoniques/ Flammarion, 1981, p. 216. <?page no="183"?> III Littérature et spiritualité Président: Jean Mesnard <?page no="185"?> Biblio 17, 175 (2008) Poésie et militantisme : la poésie de la Passion et les élites au début du 17 e siècle A NTOINETTE G IMARET EA 174 de l’Université de Paris III La poésie de la Passion est un genre influencé, au début du 17 e siècle, par l’impulsion du renouveau catholique. L’activité poétique trouve en effet dans cette pastorale de reconquête une nouvelle légitimité puisqu’elle s’y trouve engagée dans une cause collective et vise, au-delà d’une lecture méditative intime, la communauté des croyants. Or cette alliance entre poésie et militantisme catholique se renforce de l’appartenance des auteurs à une élite dévote formant, à côté des clercs instruits, un milieu cultivé désireux d’approfondir sa piété personnelle. En effet, la culture humaniste semble avoir favorisé, tout au long du 16 e siècle, l’ascension d’une catégorie sociale bien déterminée : celle qui tient son pouvoir de sa connaissance de l’écrit et forme en France la bourgeoisie d’office et la noblesse de robe. À l’articulation des 16 e et 17 e siècles, deux exemples, celui de Gabrielle de Coignard et celui du poète aixois Jean de la Ceppède, permettront ici de mettre en lumière l’importance du réseau parlementaire dans cette constitution d’une élite lettrée, à la fois laïque et dévote, qui choisit l’écriture poétique comme support privilégié de son engagement religieux. Gabrielle de Coignard appartient, par ses liens familiaux et conjugaux, à l’élite parlementaire toulousaine. La Ceppède fut conseiller au Parlement de Provence puis président de la Cour des Comptes d’Aix au début du 17 e siècle. Ils appartiennent tous deux à ces poètes qui, nourris par la piété tridentine, vont choisir de se tourner vers la poésie religieuse, en particulier vers la poésie de la Croix. Gabrielle de Coignard publie un recueil d’Œuvres spirituelles à Toulouse en 1594 1 . Jean de la Ceppède, après avoir fait paraître une Imitation des Psaumes de la Pénitence, publie en 1613, à Toulouse également, le premier volume de son grand recueil sur la Passion, Les Théorèmes sur le sacré mystère 1 Gabrielle de Coignard, Œuvres chrestiennes, Toulouse, Pierre Jagourt et Bernard Carles, 1594. Édition critique Colette H. Winn, Paris, Droz, 1995. <?page no="186"?> 186 Antoinette Gimaret de notre Rédemption 2 . D’inspiration voisine, leurs œuvres sont toutes deux porteuses d’un double enjeu. Un enjeu spirituel tout d’abord, le motif récurrent de la conversion des Muses soulignant le choix d’une écriture poétique qui s’apparenterait davantage à une prière personnelle. Un enjeu dévot également, lié au contexte historique et à la sphère géographique où ces auteurs évoluent : il s’agit, pour eux, par la plume, d’assurer l’emprise de la Contre-Réforme en France. Il s’agit aussi pour eux, en tant que laïcs dévots, de promouvoir ainsi de nouveaux modèles de sainteté conformes aux impératifs tridentins. L’appartenance de ces deux poètes à l’élite parlementaire permet précisément la réalisation de ce double enjeu. En effet, elle leur assure tout d’abord, avec la maîtrise de la culture écrite, la maîtrise plus particulière d’un certain savoir théologique et méditatif dont il faudra rappeler l’importance. Elle leur garantit aussi un statut de « personnage public » apte, de par son influence au niveau local, à valoriser les dévotions nouvelles, par l’appartenance affichée à une confrérie, la participation à des œuvres de charité ou encore le financement d’un couvent ou d’un ordre religieux. Enfin cette appartenance à l’élite parlementaire pose la question du rapport entre engagement religieux et engagement civil, voire politique, en un temps précisément où, en France, les heurts entre impératifs dévots et impératifs politiques sont légion. L’élite parlementaire : rayonnement culturel, engagement religieux Il faut d’emblée rappeler l’importance de la culture théologique parmi les gens de robe, les inventaires après décès confirmant la part importante des livres religieux dans les bibliothèques privées. Ils témoignent, dans cette élite de la fin 16 e et du début 17 e siècle, d’un besoin d’approfondissement personnel de la piété. Parce que les robins possèdent la culture et l’outillage mental nécessaire, ce sont eux qui, dans la société, vont comprendre les enjeux religieux du temps et s’y investir. C’est donc aussi dans cette élite que se développe la lecture religieuse individuelle d’ouvrages spirituels 3 . À cette 2 Jean de la Ceppède, Les Théorèmes sur le sacré Mystère de notre Rédemption, Toulouse, veuve Jacques Colomiez et Raymond Colomiez, 1613, suivis d’une Seconde partie des Théorèmes sur les mystères de la descente de Jésus Christ aux enfers, de sa Résurrection, de ses apparitions après icelle, de son ascension, Toulouse, 1621-1622. Éditions modernes par Jean Rousset (fac-similé de l’édition de Toulouse, Genève, Droz, 1966), Yvette Quenot (Paris, STFM, 1988) et Jacqueline Plantié (Paris, Champion, 1996). 3 Voir sur cette question Henri-Jean Martin, Livre, pouvoir et société à Paris au 17 e siècle [ 1969 ] , Genève, Droz, 1999 ; Roger Chartier, Lecteurs et lectures dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987 ; Histoire de l’édition française, dir. Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Paris, Fayard, Cercle de la Librairie, 2 vol., 1989. <?page no="187"?> 187 Poésie et militantisme période sont en effet traduits et réédités tous les classiques de la littérature de spiritualité, des grands mystiques médiévaux comme Denys le Chartreux ou Catherine de Sienne à l’Imitation de Jésus-Christ 4 , en passant par la mystique espagnole autour de Louis de Grenade ou Thérèse d’Avila 5 . Appartenant à cette élite, Gabrielle de Coignard comme Jean de la Ceppède semblent témoigner, dans leurs recueils, d’une même connaissance des œuvres spirituelles contemporaines dans lesquelles ils puisent leur inspiration. Aussi, dans le recueil de la poétesse toulousaine, la méditation sur le Christ crucifié est-elle fortement inspirée du dispositif jésuite d’imagination dirigée permettant de donner corps aux scènes évangéliques, Gabrielle de Coignard empruntant à Ignace de Loyola ou Louis de Grenade leur dispositif visionnaire 6 . De même, les œuvres consultées par Jean de la Ceppède pour son recueil sont à l’image de la culture religieuse de beaucoup de magistrats. Le poète témoigne d’une très bonne connaissance des Écritures. Par ailleurs, il puise très directement dans les ouvrages spirituels de son temps. Ses sources sont contemporaines et diversifiées : sermons de Panigarole, traités méditatifs de Louis de Grenade, paraphrases évangéliques de Guevarre ou de Crespet 7 . Outre cette imprégnation religieuse par le livre, l’appartenance de ces deux poètes à l’élite urbaine leur permet d’être en contact à la fois avec les cercles intellectuels et les gens d’Église, ce qui semble favoriser leur identité de poètes chrétiens. Jean de Coignard, père de Gabrielle, membre du Parlement et catholique actif, était par ailleurs grand amateur de poésie et maître ès jeux floraux. Chez Jean de La Ceppède, l’alliance entre magistrature, piété et poésie est encore plus remarquable. Successivement avocat à la Cour du parlement de Provence (1575), conseiller au Parlement (1578), second pré- 4 De Imitatione Christi, ouvrage anonyme du 15 e siècle attribué à Thomas a Kempis, spirituel de l’école rhéno-flamande, qui fait de l’union intime au Christ le centre de la vie spirituelle. 5 Les mystiques du Nord, imprimés en latin dès le début du 16 e siècle, sont traduits dans les années 1570 et édités à Paris, principalement chez Chaudière et Cavellat. Les Espagnols sont traduits à la même date et publiés d’abord à Paris, puis à Lyon chez Pillehotte et Rigaud. Ces éditions de spirituels étrangers accompagnent l’essor d’une littérature spirituelle nationale. Voir Jean Dagens, Bibliographie chronologique de la littérature de spiritualité et de ses sources, 1501-1610, Paris, Desclée de Brouwer, 1953. 6 Rappelons qu’Ignace de Loyola, fondateur des jésuites, dans ses Exercices spirituels [ Exercitia spiritualia, Rome, 1548 ] , met au centre de sa pratique religieuse la méditation structurée et méthodique des mystères de la vie du Christ et influence de façon durable la discipline méditative de la fin du 16 e siècle. Louis de Grenade, dans son Livre de l’oraison et de la méditation (1557 pour l’édition française) s’inscrit dans ce courant qui met l’imagination visionnaire au cœur de la pratique dévotionnelle. 7 Voir l’ouvrage de Yvette Quenot, Lectures de La Ceppède, Genève, Droz, 1986. <?page no="188"?> 188 Antoinette Gimaret sident de la cour des Comptes (1586) enfin premier président (1608), il est considéré comme un juge « aussi recommandable par sa piété que par son savoir 8 ». Par ailleurs, ses fréquentations, typiques de l’élite parlementaire de l’époque, l’encouragent à mêler étroitement échanges intellectuels, activité artistique et dévotion. Il est membre de l’académie poétique qui réunit à Aix, entre 1577 et 1586, un certain nombre de poètes (dont Malherbe) autour d’Henri d’Angoulême. Il entretient des amitiés fortes avec des confrères parlementaires (Guillaume du Vair, Claude Expilly), écrivains à leurs heures. Enfin, il fréquente les religieux aixois (célestins, cordeliers, jésuites, carmes), prend conseil auprès d’eux pour des lectures, leur emprunte des ouvrages pieux. Homme de pouvoir par son statut parlementaire, mais aussi homme du monde, La Ceppède représente la symbiose, fréquente à cette époque, du pouvoir administratif et du pouvoir culturel. L’enjeu spirituel : la conversion des Muses En pleine réforme tridentine, ces poètes vont faire de la poésie non pas un divertissement mais un mode de prière. L’impulsion du renouveau catholique les encourage à reprendre à leur compte les impératifs religieux fixés par l’Église. Il devient prioritaire tout à la fois d’être poète et de faire œuvre de dévotion, d’écrire pour convertir l’autre 9 . Dédiant ses Œuvres Chrestiennes aux « Dames dévotieuses », les filles de Gabrielle de Coignard, éditrices de son œuvre posthume, délimitent en effet un lectorat précis et semblent congédier les modes profanes de réception et de création poétiques. Dans la préface de l’ouvrage, elles définissent leur mère avant tout comme une dévote ayant toujours refusé le statut de femme de lettres et de savoir au profit d’une « docte ignorance » plus évangélique : Elle n’estoit ny n’avoit desiré d’estre une grande clergesse, non qu’elle n’honorat les sçavantes Dames, mais elle disoit que c’estoit savoir tout que n’ignorer point les moyens de son salut. C’estoit là sa science, ses preceptes & maximes, […] sa pratique, les œuvres de miséricorde ; ses propos & ses escrits, les louanges de Dieu 10 . 8 D’après l’article « Cepède » du Dictionnaire de la Provence et du Comtat-Venaissin, 1786. Cité par Jacqueline Plantié dans son édition des Théorèmes, op. cit., Annexe III, p. 468. Sur la vie de La Ceppède, voir aussi Paul A. Chilton, The Poetry of Jean de la Ceppède, Oxford, 1977. 9 Voir Terence Cave, Devotionnal Poetry in France, c. 1570-1613, Cambridge University Press, 1969. Il souligne l’importance d’un ‘context of devotionnal revival’ qui encourage ‘lay writers to turn to sacred subjects’. 10 Éd. 1594, pp. 3-4. <?page no="189"?> 189 Poésie et militantisme Le recueil, par ailleurs dédié à deux femmes connues pour leur piété, Marguerite de Valois, enfermée à Usson depuis 1586, et Clémence Isaure, spirituelle toulousaine passant pour sainte, se présente comme une « œuvre spirituelle » dont la lecture pourra corriger « les vains et lascifs discours de tant d’autres autheurs ». L’abandon déclaré de toute prétention littéraire de la part de la poétesse implique en retour pour le lecteur un abandon du plaisir esthétique en faveur d’un « profit » spirituel : Tache donc lisant & relisant journellement ce petit livre, d’en faire ton profit, à fin que ce que les vains & lascifs discours de tant d’autres autheurs ont corrompu en toy de bonnes mœurs, tu le puisses corriger par le remede salutaire de ceste poësie spirituelle 11 . L’ouvrage se présente alors comme une sorte de journal intime dans lequel seraient consignées toutes les étapes d’une longue conversion. Gabrielle de Coignard fait ici le choix exclusif de chanter les « choses divines » et en particulier la Passion christique, ce qui lui permet d’échapper au dangereux registre mondain et d’élaborer un lyrisme amoureux nouveau autour de la figure du Christ crucifié. De même, l’avant-propos des Théorèmes explicite le projet de La Ceppède d’opérer la conversion de la Muse profane en Muse sacrée en lui prêtant les traits de la fille publique repentie. Il y a eu l’âge d’or d’une parole « immortelle et sainte », maintenant corrompue. « Fardée », « parée », elle a laissé « croître si longs les cheveux de l’Idolâtrie, du mensonge et de la volupté », si bien que « ses premières beautés » ont été ruinées « par l’hideuse laideur des vices ». Il faut à présent « qu’on la dépouille de ses vêtements profanes et qu’on lui rase le poil 12 ». La Ceppède renvoie ici au Deutéronome affirmant la possibilité d’épouser une captive (c’est-à-dire une païenne) si elle se rase les cheveux et se coupe les ongles 13 . Seule cette conversion fera de l’œuvre une œuvre spirituelle : Cette Ethnique doncques ainsi repurgée et faite chrétienne, commença bientôt après de concevoir, non comme auparavant des avortons monstrueux, mais de beaux enfants immortels. 14 11 « Au lecteur », éd. 1594, p. 6. 12 Théorèmes, op. cit., éd. J. Plantié, Avant-propos, p. 68. 13 « Lorsque tu partiras en guerre contre tes ennemis et que tu leur auras fait des prisonniers, si tu vois parmi eux une femme bien faite et que tu t’en éprennes, tu pourras la prendre pour femme et l’amener en ta maison. Elle se rasera la tête, se coupera les ongles, et quittera son vêtement de captive. Ensuite tu pourras t’approcher d’elle, agir en mari, et elle sera ta femme » Deutéronome, 21, 10-13. 14 Théorèmes, op. cit., Avant-propos, p. 69. <?page no="190"?> 190 Antoinette Gimaret Le choix par La Ceppède du mot « théorème » est à cet égard éloquent. Ancien en mathématique, plus récent en philosophie mais nouveau en poésie, le terme a ici le sens de méditation, contemplation ou encore parole de Dieu, révélant une thématique prophétique essentielle dans tout le recueil : La Ceppède a pour ambition de donner la parole divine aux hommes. Dans le premier sonnet de l’œuvre, il demande ainsi à Dieu de purifier sa bouche comme il a purifié celle d’Isaïe avec le charbon ardent, afin de pouvoir chanter la Croix et le Crucifié. Sa devise, Haec mihi laurus erit, substitue par ailleurs aux lauriers poétiques la couronne d’épines, emblème de la Passion. Les deux auteurs affichent donc cette volonté de mettre désormais leur plume au service de l’Église et proclament l’orientation nouvellement dévote de leur vie. Dans son avant-propos, rédigé à la première personne, La Ceppède use de la topique du récit de conversion pour mettre en scène sa propre identité d’auteur converti, de poète galant revenu aux amours d’une plume moins profane : La peu caute jeunesse courait après ce masque trompeur et se laissait piper à cette amorce alléchante. J’en parle comme expérimenté, car dès le plus tendre avril de mon âge, affriandé de ses chatouilleuses mignardises, je la reçus comme ma plus délicate délice ; mais bientôt après je la démasquai et reconnus que Celle qui fut jadis fille du Ciel était devenue serve de l’Enfer 15 . Gabrielle de Coignard affirme elle aussi, dès les premiers sonnets du recueil, ce renoncement à la Muse profane et la conversion de son inspiration : Je n’ay nul art, grace, ny eloquence Pour ton sainct nom entonner dignement […] Je ne veux point la Muse des Payens Qu’elle s’en voise aux esprits qui sont siens Je suis Chrestienne et bruslant de ta flamme Et reclamant ton nom à haute voix Je sacrifie à l’ombre de ta croix Mon tout, mon corps, mes escrits et mon ame 16 . Évoquant l’impuissance topique à parler des choses de Dieu, la poétesse congédie les normes esthétiques habituelles du bien-dire (art, grâce et éloquence). Ce refus se fait au nom d’un credo, « je suis Chrétienne », profession de foi qui se substitue à tout parti pris littéraire, à toute inscription dans un horizon poétique ou esthétique. C’est désormais une appartenance de foi qui légitime l’entreprise d’écriture. La métaphore de la flamme, comme le 15 Ibid., p. 68. 16 Gabrielle de Coignard, op. cit., Sonnets spirituels, II. <?page no="191"?> 191 Poésie et militantisme charbon d’Isaïe pour La Ceppède, figure une inspiration non plus païenne mais prophétique, définie essentiellement par son objet (« ton nom ») et par un ton (« à haute voix »), qui oppose la poésie chrétienne aux mignardises profanes. Le geste d’écrire s’apparente alors à celui du sacrifice de soi et de son œuvre sous l’ombre portée de la Croix : Demeurez donc mes vers enclos dedans mon coffre Je vous ay façonnez pource que je vous offre Aux pieds de l’Éternel, qui m’a fait entonner Tout ce que j’ay chanté sur la lire enrouée Je suis à luy seul entierement vouée Ne voulant mes labeurs à nul autre donner 17 . Les marques d’un engagement pro-catholique Œuvres spirituelles, ces deux recueils poétiques sont aussi des œuvres militantes qui peuvent témoigner de l’engagement de l’élite parlementaire dans le mouvement de Réforme catholique. La poésie de la Passion n’engage en effet pas simplement le poète lui-même. Tout en participant d’une écriture intime, elle est engagée dans une cause collective, comme l’indique l’Avant- Propos des Théorèmes que La Ceppède adresse « À la France », dans l’idée qu’il travaille pour la foi, pour la poésie qu’il tâche de rendre à sa vocation première, mais aussi pour le royaume tout entier. C’est également au nom de la communauté catholique que Gabrielle de Coignard affirme (sonnet LXIX) ne vouloir « escrire que de la Croix » : Je ne sçaurois escrire d’autre chose, Que de la croix, où j’ay le cœur fiché, En cest object mon amour est niché, Autre chanson ma muse ne compose. Soit que j’escrive ou en vers ou en prose, J’ay mon discours à la croix attaché, C’est mon escu defenseur de peché, Soubz ses rameaux mon ame se repose. C’est bien raison qu’en ce siecle pervers, Où nous voyons tant d’ennemis divers, Contre la croix hausser leur arrogance. Les bons Chrestiens d’une commune voix Chantent l’honneur de la divine croix, Qui contre tous sera nostre deffence 18 . 17 Ibid., Sonnet XIV. 18 Éd. cit., p. 43. <?page no="192"?> 192 Antoinette Gimaret La figure du Crucifié préside à l’écriture des vers et même la justifie, exclusivité de l’objet poétique que souligne ici la répétition des tournures restrictives. Mais si, dans les deux premiers quatrains, c’est en son nom que la poétesse prend la parole en affichant son statut d’écrivain, ce credo poétique à la première personne disparaît dans le reste du poème au profit de la voix communautaire, ce qui replace l’entreprise de chanter la Croix du Christ dans un contexte politique et religieux élargi (en particulier les controverses avec les réformés refusant l’adoration du crucifix). La Croix n’est pas seulement le refuge du dévot singulier mais un étendard, le signe d’une entreprise militante. Par ailleurs Gabrielle de Coignard, rendant hommage dans son recueil à la ferveur des « pénitentes bandes » qui jeûnent et se flagellent 19 semble ainsi donner son approbation aux dévotions nouvelles dont Toulouse est le théâtre. En effet, les confréries de pénitents qui se multiplient à la fin du 16 e siècle correspondent bien aux orientations de la Contre-Réforme. Elles sont des lieux de ralliement qui servent aux laïcs à exprimer publiquement, voire de manière spectaculaire, leur dévotion et leur catholicité. Dans un Languedoc fortement marqué par la Réforme, les pénitents, qui accueillent dans leurs rangs une bonne partie de l’élite parlementaire, affirment constamment, par tous les moyens, les positions catholiques romaines, ainsi l’utilisation de la musique pour les offices, les processions du Saint-Sacrement, le culte eucharistique. Ils constituent une arme de reconquête spirituelle 20 . 19 Voir le sonnet LXXVI qui semble évoquer la mortification corporelle comme plus sûr remède contre les passions : « Il est fort grief de jeusner de viandes, / Porter le sac, coucher tout revestu, / Aller piedz nudz apres s’estre battu, / Et faire encor d’austeritez plus grandes : / / Il est fort grief aux penitentes bandes / D’estre de faim, & de froid combattu, / Mais le loyer qu’apporte la vertu, / Faict adoucir l’aigreur de ces offrandes. / / Heureux troupeau qui d’un commun accort, / Vous affligez d’un merveilleux effort, / Pour surmonter ceste escorce charnelle : / / Perseverez en voz devotions, / Pour le guerdon de voz afflictions, / Vous recevrez la couronne eternelle » (éd. cit., p. 46). On notera la présence d’un registre de l’excès mettant en valeur la souffrance physique, fruit de ces austérités. La tournure impersonnelle « il est fort grief », en anaphore, souligne par ailleurs la reprise d’une opinion partagée, d’une gestuelle ritualisée admise par le plus grand nombre. Sur les rituels de flagellation, voir Patrick Vandermeersch, La Chair de la passion, une histoire de foi : la flagellation, Paris, Cerf, 2002. 20 Très actives pendant les derniers siècles du Moyen Âge, les confréries de pénitents reprennent vie dans le dernier tiers du 16 e siècle ; ainsi des pénitents blancs de Lyon inspirés par saint Bonaventure au 13 e siècle et revivifiés dans les années 1570. Henri III les prend sous sa protection en 1583 et s’en inspire pour créer, la même année, la confrérie royale des pénitents blancs de Paris. Ce sont des associations de laïcs et d’ecclésiastiques se réunissant pour des exercices religieux et charitables. La floraison de ces confréries en France à partir de 1565 correspond à l’orientation de la Contre-Réforme : approfondir la foi, développer la réception des sacrements, <?page no="193"?> 193 Poésie et militantisme Leur présence dans le recueil de Gabrielle de Coignard n’est, de ce fait, pas anodine puisqu’elle dote l’ouvrage d’une dimension militante supplémentaire. On retrouve chez Jean de la Ceppède ce même engagement catholique affiché. Son œuvre, désireuse d’« enseigner au peuple moins savant » les épisodes de l’Évangile, répond au désir tridentin de pédagogie biblique. Par ailleurs, elle s’inscrit dans les réseaux de diffusion établis par la Contre-Réforme. Après avoir dédié sa paraphrase des Psaumes de la pénitence à la fondatrice d’un séminaire jésuite à Avignon (ordre lié à la piété tridentine de façon explicite), il choisit de publier les Théorèmes à Toulouse, ville jadis d’édition ligueuse et bastion catholique. Il choisit de plus la maison Colomies, dynastie d’éditeurs rendue illustre par son ardeur à défendre « le catholicisme romain le plus intransigeant » 21 . En effet, Aix comme Toulouse passent alors pour des hauts lieux de l’orthodoxie catholique 22 . À la fin du 16 e siècle, la recherche d’une identité locale autour d’un passé littéraire mythique dote la Provence d’une identité religieuse forte. Annexée au royaume de France à la toute fin du 15 e siècle, la Provence est encore, près d’un siècle plus tard, dans le souci d’adapter l’administration locale aux exigences du gouvernement central. Si la magistrature est globalement alignée sur le pouvoir du roi, d’autres instances tendent à refuser la trop grande ingérence des institutions étatiques dans les affaires locales et promeuvent de ce fait, dans la seconde moitié du 16 e siècle, le renouveau de la langue provençale. Ce patriotisme local intense, qui prend avec la Ligue la forme d’un désir d’indépendance politique, aboutit, dans la première moitié du 17 e siècle, à l’engagement très fort de la province dans la Cause catholique. César de Nostredame, poète aixois ami de La Ceppède, publie ainsi, en 1614, une Histoire et chronique de Provence : la province y est décrite comme une « petite Italie » mais aussi « une seconde Palestine, une terre saincte et sacrée, heureusement enrichie de la pluspart des venerables et saincts restes de la famille de Dieu » (Préface). L’ouvrage défend l’idée d’une destinée historique par laquelle la Provence et ses habitants feraient partie d’un plan divin. Ferveur religieuse et engagement politique se greffent donc sur une mystique de la Provence comme terre fondamentalement catholique. Rappelons que la Sainte Baume n’est pas loin et que le culte manifester publiquement la dévotion. Leur succès est immense en Provence et Languedoc. En 1576, le cardinal d’Armagnac crée à Toulouse les pénitents bleus inspirés de saint Jérôme. Voir Maurice Agulhon, Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence, Paris, Fayard, 1984 ; Guy Laurans, L’Humilité et la gloire : contribution à l’étude sociologique des pénitents en bas Languedoc, Nîmes, C. Lacour, 1999. 21 Selon Pierre Aquilon dans Histoire de l’édition française, op. cit., tome I, p. 353. 22 Voir Paul A. Chilton, op. cit. et Robert A. Schneider, Public Life in Toulouse, 1463- 1789, from Municipal Republic to Cosmopolitan City, Cornell University Press, 1989. <?page no="194"?> 194 Antoinette Gimaret pour Marie Madeleine est essentiel dans la dévotion tridentine. De même, la valeur de Toulouse comme capitale provinciale de l’orthodoxie catholique s’affirme pendant les guerres de religion grâce à la parenthèse ligueuse des années 1580-90 23 . On construit des églises et des couvents ; capucins, cordeliers, jésuites, ursulines s’implantent dans le tissu urbain. Au début du 17 e siècle, Toulouse, baptisée « république chrétienne » par certains capitouls, compte plus de vingt-cinq ordres religieux. Parallèlement, de nombreuses associations laïques sont créées (confréries pénitentes, congrégations jésuites), révélant un catholicisme de croisade, que la proximité de zones protestantes rend plus intense. L’alliance entre poésie et militantisme se manifeste donc aussi par l’appartenance évidente et d’ailleurs revendiquée de ces deux auteurs à la cause catholique. Acheteurs de livres, ils se portent massivement vers les ouvrages de la Contre-Réforme et s’en inspirent. Par ailleurs, ils semblent en contact avec ces confréries mises en place par l’Église de Trente qui créent, dans tout le royaume, des réseaux spirituels visant à renforcer à la fois la dévotion individuelle et collective. Comme beaucoup de parlementaires, La Ceppède lui-même est d’ailleurs reconnu par ses contemporains comme un médiateur entre laïcs et communautés religieuses. Il acquiert ainsi, en 1599, le domaine des Aygalades et devient le protecteur attitré du couvent des carmélites qui s’y trouve situé. Il est aussi lié à François de Sales qui lui exprime, par lettre, son admiration pour sa poésie. Des modèles de dévotion civile ? Cette appartenance à l’élite parlementaire pose cependant la question du rapport entre engagement religieux et engagement civil, en un temps précisément où, en France, au lendemain des guerres civiles de religion, les heurts entre impératifs dévots et impératifs politiques restent problématiques. Gabrielle de Coignard est une femme dévote mais soumise à ses devoirs mondains ; La Ceppède a un rôle à jouer en tant que magistrat. Il leur faut 23 Les politiques du Bas-Languedoc rencontrent en effet des résistances du côté des catholiques extrêmes. En 1575, les états de Carcassonne organisent, à la demande des capitouls toulousains, une association contre les protestants et les catholiques politiques, animée par le jeune Anne de Joyeuse, favori de Henri III qui cherche à évincer le gouverneur plus modéré Montmorency-Damville. La Ligue toulousaine est fondée l’année suivante. Enracinée dans une tradition d’autonomie municipale, elle constitue autant une arme anti-protestante qu’une défense contre les ambitions d’hommes de pouvoir venus de l’extérieur. <?page no="195"?> 195 Poésie et militantisme donc gérer ce double statut de laïc et de dévot militant. Proches en cela de la dévotion salésienne 24 , nos deux poètes semblent exprimer le désir d’une complémentarité possible entre vie civile et vie religieuse, devoir d’état et vie spirituelle intense. Ainsi Gabrielle de Coignard, femme de parlementaire engagée dans des œuvres de charité, témoigne par son œuvre de l’épanouissement possible d’une spiritualité féminine dans laquelle les devoirs religieux seraient conçus en fonction de la condition mondaine et des obligations personnelles. Veuve et dévote, elle se tourne, dans la dédicace, vers celles qui partagent sa condition et exalte les vertus chrétiennes de charité, de chasteté, d’humilité. La poétesse rappelle que c’est aux femmes de l’élite (parce qu’elles en ont le temps et les moyens) que reviennent les œuvres de charité, le soin des pauvres et des malades, mettant ainsi en lumière, dans son Hymne sur la louange de charité, une forme d’engagement religieux compatible avec les devoirs mondains. Ailleurs dans le recueil, plusieurs sonnets sur Marthe et Marie soulignent cette valorisation d’une sainteté salésienne nourrie de vertus domestiques et quotidiennes. Si Marie semble incarner un idéal de soumission, de disponibilité absolue au Christ synonyme de perfection chrétienne, Gabrielle de Coignard met cependant la piété des deux sœurs sur un plan d’égalité. Sans opposer les bonnes œuvres à la vie recluse, elle souligne à quel point les deux sont nécessaires, se complètent, s’interpénètrent dans la quête du salut, complémentarité des vertus active et contemplative figurée ici dans la complémentarité corps/ âme : Mon cœur plain de soucis cerche quelque retraite, Prens pour t’y façonner ce miroir reluisant De Marthe qui poursuit son travail diligent, Et Marie sa sœur, qui n’est en rien distraite. Elle a l’esprit ravy d’une grace secrette, Oyant le sainct parler du Sauveur tout puissant, Son cœur est abaissé, contrit & pénitent, Suivant le doux repos de la vie parfaicte. Je voudrois que mon corps fut au chemin actif, Et mon ame eslevée au bien contemplatif, Mais hélas ! de tous deux je suis fort esloignée 25 . De même La Ceppède nourrit ses méditations évangéliques de son expérience concrète de magistrat, en particulier dans le livre II évoquant le procès du 24 François de Sales, dans son Introduction à la vie dévote [ Rouen, R. Lallemand, 1608 ], soutient que la perfection chrétienne n’est pas l’apanage des seuls clercs : la dévotion doit être compatible avec les valeurs du monde et les pratiques civiles, chacun tâchant d’adapter ses pratiques religieuses à son statut, sa profession, son état. 25 Gabrielle de Coignard, sonnet XLVIII, éd. cit., p. 32. <?page no="196"?> 196 Antoinette Gimaret Christ. Pilate y devient, dans le sonnet 89, l’incarnation du « Juge couard » qui, par faiblesse, livre l’innocent à la foule qui réclame sa mort : O Dieu quel Président, ô ciel quelle justice Ce juge a dignement aux poursuivants parlé Il a leur calomnie à leurs yeux dévoilé Et toutefois il juge au gré de leur malice. Mais voyez (le méchant) comme il fait son office : Il livre (ô le cruel ! ) ce pauvre querellé Es mains des querellants pour le mettre au supplice Et laisse à leur merci l’innocent désarmé. Le personnage de Pilate devient alors le support d’une leçon de bonne justice que La Ceppède adresse, dans la suite du sonnet, à ses confrères magistrats : Magistrats qui des grands soutenez les menaces Et des peuples mutins les félonnes audaces Méprisez comme fients des méchants le propos Dieu ne vous lairra point en proie à leurs colères Puis c’est lui seul qui peut, ou vous mettre en repos Ou vous précipiter au gouffre des misères, enseignant précisément comment être à la fois bon magistrat et bon chrétien. Cependant cette alliance du civil et du religieux ne va pas sans heurts. La place importante laissée, dans le recueil de la poétesse aixoise, à l’évocation des pratiques de mortification révèle en effet le désir d’une dévotion extraordinaire plus tentante et moins « convenable » que la seule dévotion charitable. Châtier le corps, ce « cloaque de vermine » (sonnet XCV) reste pour Gabrielle de Coignard le plus sûr moyen de l’assujettir à l’esprit et de le rendre conforme au Christ crucifié. L’extrême mortification assure la vigilance, garantit contre un sommeil spirituel qui serait impardonnable en cette nuit du Vendredi Saint où le Christ n’a pas dormi : He ! que j’ay trop dormy en ceste nuict amere Où nostre Redempteur a souffert passion Si j’eusse prins ses maux pour contemplation, Le somme paresseux ne m’en eust peu distraire. Mais si j’eusse porté le cilice, ou la haire Ayant de mes pechez vive contrition, [ … ] Je n’aurois tant dormy ceste nuict salutaire 26 . 26 Ibid., sonnet LXXV. <?page no="197"?> 197 Poésie et militantisme Le recueil multiplie ainsi examens de conscience, paroles de repentir, promesses de renoncement aux biens terrestres, désirs de retraite. Femme dévote dans le monde, Gabrielle de Coignard continue malgré tout de tendre vers un autre modèle de sainteté désirée, le modèle ascétique et érémitique, modèle impossible à réaliser car incompatible avec ses devoirs sociaux et familiaux, mais aussi avec les limites que lui impose son propre corps : Si ce mien corps estoit de plus forte nature, Et mes pauvres enfans n’eussent de moy besoin : Hors des soucis mondains, je m’en iroy bien loin, Choisir pour mon logis une forest obscure, déclare-t-elle au sonnet XI. Ici s’exprime chez la poétesse le regret d’une fracture entre son statut mondain et un idéal de vie sainte. Pour Jean de la Ceppède, en tant que magistrat, le problème est plus aigu : il s’agit pour lui de réussir à concilier son activisme religieux et son statut officiel. Comme parlementaire, il est un représentant du pouvoir du roi. En même temps il exerce une autorité au niveau local qui peut être cette fois-ci, nous l’avons vu, plus religieuse. Ainsi, si son œuvre témoigne d’un fort engagement religieux du côté des catholiques, son statut d’officier du roi réclame en même temps de lui une stricte loyauté au pouvoir étatique, comme il a pu le montrer pendant les guerres de religion en quittant Aix gouverné par la Ligue 27 . Poète catholique, il incarne donc ce divorce désormais obligé entre le désir d’un engagement religieux total - qui serait conforme aux aspirations d’une certaine frange catholique, que pourraient incarner au 16 e siècle la Ligue ou, quelques décennies plus tard, le parti dévot - et l’appartenance à une élite parlementaire, royaliste de fait, qui doit imposer, au lendemain de l’Édit de Nantes, un nouvel ordre politique soumettant les intérêts de la religion à ceux du royaume. Le refus par La Ceppède de l’apologétique militante au profit d’une écriture poétique plus intime témoignerait peut-être de ce compromis sur lequel se construit, au début du 17 e siècle, le catholicisme royal 28 . 27 Henri d’Angoulême arrive dans la région en 1576 pour imposer l’autorité royale sur le Comte de Carcès dont les défenseurs rejoignent la Ligue en 1584. Après son assassinat en 1586, la Ligue, sous le commandement de Hubert de Vins, prend le contrôle du Parlement d’Aix. Une fraction du parlement royaliste s’exile à Pertuis, puis à Manosque. Pour n’avoir pas voulu jurer la Ligue, La Ceppède est emprisonné en 1589, puis s’exile à Avignon de 1590 à 1594. 28 Voir Robert Descimon, Les Ligueurs de l’exil : le refuge catholique français après 1594, Seyssel, Champvallon, 2005. <?page no="199"?> Biblio 17, 175 (2008) Le Père Surin et les élites urbaines P ATRICK G OUJON Centre Sèvres, Facultés jésuites de Paris À deux pas du Musée d’Aquitaine où se déroule notre colloque, dans l’infirmerie du Collège de la Madeleine, aujourd’hui le Lycée Montaigne, a vécu pendant près de vingt ans un jésuite qui, se croyant damné, avait adopté le comportement d’un fou. Jean-Joseph Surin, au milieu de la ville et de ses amis de l’aristocratie parlementaire, dut passer dans l’ombre les années les plus terribles de son existence avant de réapparaître en 1655. Il reprit jusqu’à sa mort en 1665 son apostolat de prédicateur et de directeur spirituel qui fit sa renommée. Étudier la relation de Surin aux élites urbaines nous permettra d’éclairer le problème de la relation du chrétien à la société, question décisive pour tenter de définir ce qui s’appelle « spiritualité ». Mon hypothèse est que le cœur de la spiritualité de Surin, dévoilé dans les aspects contradictoires de sa relation aux élites, repose sur une conception de l’homme chrétien qui relativise la distinction sociologique entre élites et peuple à l’œuvre tant dans nos analyses que dans le discours des spirituels, au profit d’une conception de la relation à Dieu qui trouve son expression particulière dans une pédagogie de la prière proposée à tous. J’examinerai pour ce faire successivement trois points : l’inscription sociale de Surin lui a donné un statut d’auteur ; le rapport critique de Surin à la culture des élites s’exerce cependant au sein des usages culturels et littéraire de ce milieu ; ses conceptions de la prière éclairent le rapport de la vie spirituelle à la vie sociale. 1. Surin, auteur spirituel : l’œuvre des élites Si l’on suspend un temps la figure originale du P. Surin dressée à partir de Loudun et de sa folie, apparaît un homme issu par son père d’une famille de marchands. Sa mère quant à elle le rattachait à la noblesse d’épée. Ces deux lignages, les Surin et les d’Arrérac, finirent par se fondre dans le monde des robins. Surin appartenait aux familles de parlementaires de Bordeaux. Sans <?page no="200"?> 200 Patrick Goujon doute ne faut-il pas grossir le rôle que tint son père au parlement. Il y était pourvu d’un office qu’il n’exerça sans doute jamais 1 . À Bordeaux, la maison de la famille Surin était située dans la rue des Trois Conils, proche de la cathédrale Saint-André. Leurs voisins étaient des avocats à la cour, des conseillers d’État, ainsi que banquiers et chanoines 2 . Ayant acquis une « maison noble » dans les environs de Bordeaux, à Chelivettes, le père de Surin en fit une donation au collège jésuite de Bordeaux 3 . Dans cette maison, Jean-Joseph Surin passa de longs moments de convalescence et rédigea de nombreuses lettres. Environné d’autres seigneuries, Chelivettes conservait à Surin le voisinage de familles parlementaires amies qui jouèrent un rôle important dans la diffusion de ses œuvres. Ces familles forment l’essentiel des correspondants de Surin ; en premier lieu Monsieur Du Sault, conseiller au siège présidial de Bordeaux 4 . Il fut le dirigé de Surin lequel passa de longs moments de convalescence dans sa maison de La Croix dans les environs de Bordeaux. Son père était avocat au parlement de Bordeaux, son oncle doyen des conseillers au présidial de Saintes. La branche cadette de la famille était plus élevée encore : un cardinal à Dax, un avocat général au parlement, un chanoine de la cathédrale Saint- André, docteur en théologie et supérieur du premier couvent des carmélites de Bordeaux. Il faudrait citer encore d’autres familles de magistrats, comme les Pomiers, les Massiot, et bien entendu les Pontac, le premier président du parlement de Bordeaux, dont Surin dirigea l’épouse, la fille de l’illustre famille de Thou. La fameuse Jeanne des Anges était elle-même « de naissance illustre », comme on le lit dans sa Vie 5 , d’une famille siégeant au parlement de Bordeaux. Surin, après qu’il eut retrouvé sa liberté de mouvement et les facultés de parler et d’écrire, restait donc largement en relation avec le monde parlementaire dont il provenait. La diffusion des œuvres de Surin, d’abord manuscrite, et leur publication s’appuyèrent beaucoup sur ses racines familiales et sociales. Le travail 1 Pour une présentation des personnages liés à Surin, voir J.-.J Surin, Correspondance, texte établi, présenté et annoté par M. de Certeau, Desclée de Brouwer, 1966, Bibliothèque Européenne (dorénavant citée, Correspondance). Le père de Surin était « conseiller lay aux Enquêtes à la cour et parlement de Bordeaux », Correspondance, p. 1699. 2 Correspondance, p. 1702. 3 Sur l’histoire de la transmission de cette maison à l’intérieur de la famille Surin et des résistances à l’intérieur de la Compagnie, voir Correspondance, p. 1705. 4 Correspondance, p. 1422. 5 “Correspondance de la Vénérable Mère Jeanne des Anges… avec la M. Jeanne-Marie Pinczon du Houx”, copie manuscrite, 19 e siècle, Archives de la Compagnie de Jésus, Vanves. <?page no="201"?> 201 Le Père Surin et les élites urbaines accompli naguère par M. de Certeau pour l’édition de la correspondance comme pour l’établissement critique de l’œuvre de Surin avait permis de mesurer la part considérable de ce milieu qui alimentait les congrégations féminines (Carmel, Religieuses de Notre-Dame, Visitation, Ursulines) parmi lesquelles Surin trouvait l’essentiel de ses correspondants 6 . La Mère Anne Buignon, une des principales correspondantes de Surin, religieuse de Notre- Dame de Poitiers, fille de la noblesse de robe poitevine, fit beaucoup pour la collecte des manuscrits. Les papiers de Surin, lettres, chapitres de traités recopiés, circulent parmi ces religieuses, mais aussi dans les mains de laïques dévotes qui constituent les cercles de l’Aquitaine catholique. Quant aux imprimés, le rôle éminent fut joué par Madame de Pontac, l’épouse du Premier Président du Parlement de Bordeaux. Cette dirigée de Surin le recevait dans sa « Maison dorée » de Bordeaux. Elle fournit ensuite à l’abbé Vincent de Meur, des Missions Étrangères de Paris, lui-même de noblesse bretonne, les textes de Surin dont il assura les principales éditions avec le soutien du Prince de Conti. L’étude des acteurs de la diffusion des manuscrits de Surin et de leur publication révèle que les élites lui ont fourni un lectorat, mais plus encore qu’elles ont permis à Surin d’accéder au statut d’auteur au moment même où la Compagnie de Jésus cherchait à donner une place aux activités d’écrivain en son sein 7 . Dans les séjours à la campagne qui ponctuent ses dix dernières années, Surin rédigea beaucoup, il exhorta davantage. La maison des Du Sault était le foyer d’activités spirituelles : conversations, instructions 8 . M. Du Sault fit chez lui une retraite sous la conduite de Surin 9 . À l’occasion des fêtes de Noël, de l’Épiphanie, de la Passion et de Pâques, Surin envoyait des lettres qui prescrivaient des exercices de dévotion à toute la maisonnée 10 . Surin demandait à chacun de jouer les personnages d’une scène de l’évangile, ou plutôt de tenir le rôle d’un personnage qui assiste à la scène à contempler. Le procédé 6 Sur les 694 lettres éditées par M. de Certeau, 426 sont adressées à des religieuses. 7 Sur l’émergence du statut d’écrivain dans la Compagnie de Jésus, voir Stépahne Van Damme, Le Temple de la sagesse. Savoirs, écriture et sociabilité urbaine (Lyon, XVII e - XVIII e siècles), Paris, EHESS, 2005. 8 Correspondance 326, 03/ 11/ 1660 et 425, 03/ 11/ 1661. 9 Surin semble contrevenir ainsi à un avis du P. Général qui autorisait certes M. du Sault à une retraite, mais qui lui demandait de la vivre dans une maison de la Compagnie, comme il était alors d’usage. Voir Correspondance 417. 10 Surin proposait de semblables exercices à la même période dans une lettre adressée à la Manufacture de Bordeaux, hospice qui accueillait de pauvres femmes et des enfants sous la houlette de Madame de Peyronin, elle aussi de la noblesse bordelaise. Voir Correspondance, 517. <?page no="202"?> 202 Patrick Goujon s’inspire de la contemplation de la Nativité dans la deuxième semaine des Exercices spirituels de saint Ignace 11 : L’emploi de monsieur Du Sault sera d’entretenir saint Joseph, de l’aider dans l’économie de la sainte famille de Bethléem, de prendre de lui les ordres pour le service du divin enfant. L’occupation de mademoiselle Du Sault sera d’entretenir la sainte Vierge et de l’assister en tout […]. Le petit Du Sault aura soin de chercher du bois pour faire du feu pour le service du saint enfant Jésus et, dans l’espérance de se rendre tout à fait spirituel, il fera des provisions pour allumer dans son cœur le feu de l’amour divin 12 . La liste des rôles à tenir fait voir que Surin s’adressait à l’ensemble de la maison, y compris à ses domestiques et aux hôtes familiers ; ainsi, peut-on lire : Antoine aura soin du bœuf et de l’âne… Claire aura soin d’apprêter les viandes et de se nourrir elle-même de cette considération de ce doux enfant et de la joie qu’elle aura de rendre un service si considérable à des personnes si saintes. Surin se montre donc soucieux de la vie spirituelle du monde parlementaire. Il se conforme aux usages de la vie domestique, reprend, dans les formes de dévotion qu’il prescrit, la structuration de la vie sociale pour en faire le lieu d’une contemplation, chacun à son poste, du mystère de Dieu. Deux aspects sont à retenir. Pour Surin, la figure d’écrivain spirituel n’a été possible que par l’intermédiaire de ces réseaux de relation qui ont assuré la diffusion et la publication de ses œuvres. Les élites ne sont donc pas simplement des destinataires d’une action pastorale : ils en sont les acteurs dans la mesure où par eux s’élabore une nouvelle figure pastorale, à côté de celle du prédicateur par exemple, qui est celle précisément de l’auteur spirituel. Deuxième aspect : l’action pastorale de Surin ne se limite pas à un ensemble social, les élites, mais elle englobe dans ses conseils pour la prière, et semblet-il la contemplation, les domestiques des maisons nobles. Si ce geste se com- 11 Surin développe ici un des points que saint Ignace donne à faire au retraitant dans les Exercices, quand il l’invite à se figurer comme « un petit pauvre et un petit esclave indigne qui les regarde, les contemple et les sert dans leurs besoins, comme si je me trouvais présent, avec tout le respect et la révérence possibles. Et réfléchir ensuite en moi-même afin de tirer quelque profit ». Sur le rapport entre Surin et saint Ignace, nous nous permettons de renvoyer à notre étude, « Un héritage ignatien : les lettres spirituelles de Jean-Joseph Surin, sj. Une réécriture du texte des Exercices ? », Actes du Congrès du Centrum Historicum Societatis Iesu, Loyola, août 2006, à paraître, Rome, 2007. 12 Correspondance 516. <?page no="203"?> 203 Le Père Surin et les élites urbaines prend, sociologiquement, comme une manière de conserver l’ordre social, il révèle, ce que nous montrerons dans notre troisième partie, une conception de la prière et en particulier de la contemplation qui s’appuie sur un universalisme qui déborde ou ignore les partitions sociales. 2. Le rapport critique de Surin aux élites La relation de Surin aux élites est cependant plus complexe et chargée d’ambiguïtés. Surin emprunte ses formes pastorales aux pratiques culturelles de l’élite pour les dénoncer. Mais s’agit-il d’une contradiction, ou Surin travaillet-il à l’intérieur de ces formes de telle manière que dans leur nouvel usage se révèle une fin particulière ? La spiritualité s’inscrit dans les formes de la culture. L’abondance de la correspondance spirituelle à l’époque moderne se comprend sur le fond de la pratique épistolaire répandue alors dans la société. La mode de la lettre, et les débats sur le style qui lui étaient liés, avaient atteint le monde des élites urbaines 13 . L’usage de tenir une correspondance était commun dans la vie religieuse. Quelques exemples empruntés à des correspondantes régulières de Surin suffisent à le rappeler. La Mère Anne Buignon, prieure du couvent des religieuses de Notre-Dame à Poitiers, s’adresse à Mgr Henri Boudon, l’archidiacre d’Évreux, écrivain mystique et l’auteur d’une vie de Surin, pour le féliciter de ses conversations et conférences : Je vous ai toujours suivi d’esprit depuis votre départ de cette ville, et j’assiste à vos exercices apostoliques à Bordeaux et me suis trouvée avec plaisir à toutes vos conférences et saintes conversations 14 . Un billet de Madame de Pontac, adressé également à l’archidiacre d’Évreux, fait sentir que la frontière entre usage mondain et usage spirituel est poreuse. Dans ce mot, elle se confie à la prière de Mgr Boudon, mais surtout elle le remercie d’un autre billet qu’il lui avait adressé et se réjouit de se savoir ainsi dans les pensées d’un si grand homme. La lettre, comme la conversation, était à la mode : les motifs spirituels se mêlaient au jeu des reconnaissances sociales. La recherche de son salut passait par ces sortes d’intermédiaires, par le soutien d’hommes aux vertus spirituelles reconnues. 13 Voir Art de la lettre, art de la conversation à l’époque classique en France, B. Bray, C. Strosetzki (éds.), Paris, Klincksieck, 1995. Voir surtout L’Écriture du croyant, L. Châtellier et P. Martin (éds.), Turnhout, Brepols, 2005. 14 Billet d’Anne Buignon à Henri Boudon, Évreux, Arch. Evéché, ms 1 Y - 155, 214. 1-3, 15/ 08/ 1679. Le billet de Mme de Pontac appartient à cette même liasse de lettres, mais celui-ci n’est pas daté. <?page no="204"?> 204 Patrick Goujon Surin connaissait bien son monde. Il savait que dans les couvents, la circulation des billets, la lecture de lettres et plus encore le goût de la conversation pouvaient créer bien des désordres. Les relations de Surin avec une religieuse de Notre-Dame à Poitiers, la Mère Françoise Daviau de Relay, témoignent à la fois de la connaissance que Surin avait de la vie mondaine mais aussi du regard critique qu’il porte sur elle quand elle infiltre les couvents. Grande lectrice des « livres du temps ou même ceux de théologie », la Mère Daviau de Relay avait conservé des relations épistolaires avec des personnes que Surin nomme « des grands esprits » : Mais il faut, outre cela, ma chère sœur, rompre vos correspondances avec ces grands esprits, avec tous les desseins que vous avez de conserver leur appui et leur commerce. Et me dites pas : « je passerai pour une ingrate. Que dira-t-on de moi ? » N’écoutez rien là-dessus. Quittez tout et ne retenez que ce qui peut vous porter à Dieu. Abattez, humiliez, simplifiez, renoncez à vos raisonnements entortillés. La simple lumière de Dieu vous rendra véritablement sage et habile pour son service. Autrement, vous ne serez propre qu’à être dame d’atours de la reine [de Suède qui a passé en France et qui donne tant à parler aux beaux esprits] 15 . Surin ne cessait de reprocher à cette religieuse son style épistolaire. Il lui trouvait « des airs », un manque de « simplicité » tel que « on le prendrait pour celui de Balzac ». À la mère Anne Buignon, supérieure de ce même couvent, Surin désignait le combat à mener contre les retours de la vie mondaine à l’intérieur de la vie religieuse : Mais vient le dégoût et la tentation ; on retourne aux familiarités des créatures, aux petites nouvelles, aux caquets et récréations, aux murmures, et le cœur, se trouvant vide, se veut appuyer et converser en l’extérieur. On veut être considérée, mise en emploi, afin qu’on dise : « c’est une personne d’importance », et la nature veut être quelque chose jusqu’à vouloir dominer. L’Esprit de Dieu se retire, car il ne veut point des gens ainsi faits. La vie coule, le temps se perd, les remords attaquent de temps en temps, l’âme s’endurcit de peur d’être obligée à plus qu’elle ne veut, à quitter cette conversation, cette correspondance, cette vanité, cette demeure privée du bien que notre Seigneur lui préparait, qui est la douce conversation, les joies de son Esprit, les délices de son amour 16 . La critique de la mondanité est claire. Mais remarquons que l’idéal de la vie spirituelle se coulait pourtant dans ces usages mondains que Surin récusait. 15 Correspondance, 206, fin 1658, début 1659, à la Mère Françoise Daviau de Relay. L’ajout entre crochets vient d’un autre manuscrit, retenu et signalé comme tel dans l’édition de Certeau. 16 Correspondance, 212, 31/ 01/ 1659, à la Mère Anne Buignon. <?page no="205"?> 205 Le Père Surin et les élites urbaines À la conversation extérieure, aux caquets vides, il opposait la « douce conversation » avec Dieu, les « délices » de l’oraison. Surin répandait ses conseils en utilisant fréquemment ces oppositions. Les usages lettrés lui fournissaient des images et des métaphores : par exemple, le « cabinet » devient le lieu de la rencontre intérieure avec Dieu, le « loisir » une prière, même le ballet et la danse deviennent les métaphores de la joie spirituelle. Dans cette spiritualisation du lexique des loisirs mondains, Surin construisait un contre-modèle. La vie religieuse s’oppose à la vie mondaine. Surin ne s’en tenait pas seulement à des emprunts de vocabulaire. Il recourait aux usages de l’élite sociale tout en les critiquant en raison de ses conceptions de la vie spirituelle. 3. « Abominable aux yeux de tous », le spirituel comme retournement du regard social Surin s’opposait farouchement aux formes de loisirs mondains. Il reprenait ainsi Madame de Pontac parce qu’elle avait composé son autoportrait littéraire qui se trouvait dans le Recueil de 1659 dû à Mademoiselle de Montpensier 17 . Les principaux chefs d’accusation retenus contre le portrait sont connus : le portrait porte à son comble les illusions de la vaine gloire. Il charrie avec lui trois vices : il est le fruit de l’oisiveté, l’invention de l’amour propre et il entretient la vanité 18 . Les spirituels ne s’étaient pas privés de s’insurger contre la vogue des portraits littéraires, genre répandu depuis les années 1640 essentiellement dans un public où dominaient les femmes. Surin voulait réformer un usage perverti en vanité. Surin prétendait à la réorientation des fins du portrait. En effet, après cette diatribe, Surin dresse l’éloge du portrait spirituel, genre qu’il pratiquait lui-même dans certaines de ses lettres, en proposant à l’admiration de ses lecteurs des portraits de saints. Sainte Thérèse, saint François Xavier ou saint Joseph retenaient plus particulièrement son attention. Ils étaient seuls légitimes dans la mesure où ils conduisaient à découvrir la seule figure admirable, Jésus-Christ. Comme il le précisait à Madame de Pontac, C’est là l’objet qu’il faudrait avoir toujours présent à l’esprit, sans s’amuser à se regarder soi-même 19 . 17 Voir Correspondance 302, 12/ 05/ 1660, à Madame de Pontac. Melle de Montpensier, qui se disait sa parente, avait séjourné dans sa maison de Bordeaux. 18 On retrouve la même perspective dans l’usage des cantiques spirituels par Surin, reprenant des chansons populaires pour les christianiser. Voir J.-J. Surin, Les Cantiques spirituels, éd. B. Papasogli, Florence, L. Olschki, l996. 19 Correspondance 302, 12/ 05/ 1660, à Madame de Pontac. <?page no="206"?> 206 Patrick Goujon La position de Surin serait tout à fait commune si elle ne semblait se heurter à une contradiction : Surin écrivit nombre de confidences dans ses lettres qui constituent autant de brefs autoportraits. Surin se peignait souvent sous les traits du « fou », comme un « être abominable », « odieux et méprisable ». Ces portraits sont comme des doubles miroirs : avec le moi représenté, ils incluent le regard que la société portait sur lui. Les catégories du « méprisable » et de l’ « odieux » expriment le jugement d’une société dont les valeurs reposent largement sur les usages codifiés de la civilité, mondaine et chrétienne. La « folie » et l’ « abomination » sont aux antipodes de l’ethos culturel de l’urbanité du monde dans lequel Surin évolue. Surin fait toujours figurer dans ses portraits le regard de celui qui le regarde, l’autoportrait ayant pour fonction de révéler tout autant le sujet que la qualité du regard porté sur lui. L’abjection dans laquelle Surin se dépeint est abjection face au regard de l’élite urbaine et chrétienne 20 . Or ce portrait abject en recèle encore un autre. Ce qui est représenté et visible dissimule un objet soustrait au regard de la majorité des hommes : Je suis pourtant à l’extérieur en un état bien éloigné et qui cacherait bien aux hommes de plus grands biens, si je les avais ; car je suis enveloppé d’une écorce épineuse et disproportionnée aux effets de grâce que sa Majesté opère en moi ; quoiqu’en vérité les hommes qui me tiennent pour fort abominable et défectueux ne se trompent pas, parce qu’au-dedans et en moi-même je suis tout cela, et le seul bienfait de Dieu y met autre chose. Le plus doux jugement qu’on fasse de moi, c’est d’être un fantasque qui s’attache à une rêverie puis à une autre. Il y a néanmoins quelques bonnes âmes qui me traitent autrement, mais c’est qu’ils voient la miséricorde de Dieu sur mon âme et leur charité excuse cette écorce ridicule et extravagante 21 . Lui, homme tenu pour fou et abject, à juste titre selon ses propres dire, a pu connaître la présence intérieure de Dieu. Le portrait laisse à l’écart ce qui est à voir : Dieu est irreprésentable, seule est visible l’écorce sous laquelle un homme dit que la miséricorde de Dieu travaille. La confidence de Surin - que l’abjection masque une merveille de grâce - appelle la foi de son correspondant à la rescousse d’une impossible représentation des effets de la grâce. L’écorce cache la vérité d’un intérieur qui échappe à une représentation adéquate. Pas plus que pour Surin, comme pour aucun des mystiques, la grandeur et la douceur de Dieu ne sont représentables puisque sa bonté excessive mène au-delà de ce qui peut-être dit en rendant pourtant nécessaire 20 Voir par ex. la lettre 168. Ne pourrait-on alors comprendre le goût de Surin pour « le peuple des campagnes » et pour les illettrés comme en miroir de ce regard urbain ? 21 Correspondance 168. <?page no="207"?> 207 Le Père Surin et les élites urbaines de le dire. La peinture de l’homme ne peut qu’en rester à « l’écorce », à la figure sociale, dont la réalité n’épuise pas l’identité de l’homme s’éprouvant intérieurement comme sujet de la miséricorde divine. L’intérieur se donne comme le lieu spirituel 22 . Mais une question se pose, au chercheur actuel comme aux contemporains de ces textes : ce lieu se donnerait-il, par définition, comme a-social ou anti-social, alors même que l’histoire des pratiques spirituelles révèle son inscription et sa dépendance à l’égard de la société ? Que faire alors de la prétention à la réforme spirituelle de la société si son lieu propre lui est soustrait ? 4. La pédagogie spirituelle de Surin et sa vision de l’homme Surin conçoit la vie chrétienne selon un partage entre les « vrais », les « véritables » chrétiens, et les autres. La question de l’élite fait ainsi son retour mais non plus tant d’un point de vue social que sur le plan spirituel. Les parfaits constitueraient une sorte d’élite spirituelle vivant, selon un mot qu’affectionne Surin, dans une « surprenante familiarité » avec Dieu 23 . Le travail de la vie spirituelle consiste alors en une perpétuelle abnégation de soi et dans la contemplation de Dieu, appelée à s’étendre à toute l’existence : « l’action et la conduite » doivent être épurées, vidées de tout ce qui ferait obstacle à Dieu. Or, selon Surin, une telle spiritualité peut se vivre selon tous les états de vie : Soit que nous fassions pénitence de nos péchés, soit que nous travaillions à nous défaire de quelque vice ou à acquérir quelque vertu, soit que nous nous employions à la conversion des âmes ou que nous rendions quelques services au prochain, il faut qu’en tout cela rien ne nous meuve que la vue et le dessein ou d’obéir à Dieu, ou de nous rendre des sujets capables de le contenter et de procurer sa gloire 24 . La distinction radicale entre les « vrais chrétien » et les autres traverse potentiellement tout état de vie (voir les religieuses mondaines que Surin dénonce) et fait tomber l’échelle implicite de la perfection liée aux états de vie qui 22 Sur la théologie de Surin et ses conceptions de la communication, nous nous permettons de renvoyer à notre étude, Prendre part à l’intransmissible. Histoire littéraire et sociale de la relation spirituelle à l’époque moderne. La Correspondance de J.-J. Surin, Grenoble, Jérôme Millon, à paraître. 23 Cette conception commande l’idée de la perfection qu’il a défendue dans la Guide spirituelle. Elle se trouve au cœur de bien des lettres. La familiarité avec Dieu, « surprenante » comme il le dit souvent en reprenant l’expression à l’Imitation de Jésus Christ, est donnée si le pas de l’abnégation de soi est franchi. Voir Correspondance 407, 25/ 08/ 1661, au P. Louis Tillac. 24 Au P. Louis Tillac, ibid. <?page no="208"?> 208 Patrick Goujon établissait les religieux au-dessus des laïcs quant à la perfection spirituelle entendue comme capacité effective à vivre entièrement pour Dieu 25 . La perfection spirituelle n’est pas liée à une position dans l’Église et donc dans la société. Elle dépend d’une « disposition intérieure ». En ce sens, elle est asociale. Mais, la conséquence de cette vision non sociale des degrés de la vie spirituelle la rend possible à tout niveau de la société. Surin partit en mission aussi bien dans les campagnes, auprès du « petit peuple », qu’auprès des élites. La perfection chrétienne est ouverte à tous pourvu que chacun se livre entièrement à la recherche de Dieu seul 26 . Tous en effet peuvent se livrer à cette recherche continue de Dieu, « chacun selon sa portée » 27 . Le projet de réforme spirituelle de la société, de sa conversion, repose sur un décrochement par rapport à une vision sociale des degrés de perfection spirituelle en vue d’une diffusion maximale de la recherche de Dieu adressée, selon des formes différentes, à toute catégorie sociale. Cette définition du spirituel repose sur une compréhension de l’homme et de son rapport à Dieu qu’il faut maintenant éclairer. L’homme est le sujet de la conduite divine qui se manifeste en lui par des mouvements de l’Esprit qui pour être aperçus demandent un long apprentissage de la méditation et un art du discernement que le directeur et son dirigé exercent. Sans cela, la présence de Dieu, la direction qu’il imprime à la vie du chrétien, reste invisible, sous « l’écorce ». Le lieu du « spirituel » est intérieur. C’est en ce sens qu’il est a-social. Mais, ainsi située, cette conception du spirituel ne court-elle pas le risque de toujours dissimuler ses motifs ? Ne serait-elle pas alors cette supercherie dénoncée par les libertins ? Ne voilerait-elle pas au plus grand nombre l’Évangile que l’Église a pour charge d’annoncer, qui plus est lorsqu’il s’agit d’un ordre apostolique comme les jésuites ? Surin s’expose donc aux critiques sur ces deux versants. Autre manière de dire, le bien dont parle Surin n’est-il pas aussi inaccessible et illusoire que confus et obscur, selon le reproche qui ne manque pas d’être adressé à la mystique ? 25 La perfection n’est plus liée à un état ; en cela, Surin participe du mouvement de l’époque moderne que l’on trouve en France particulièrement exprimée chez François de Sales. Voir P. Martin, « Réforme catholique et modèle de piété laïque : les devoirs d’états au XVII e siècle », Piété et spiritualité. L’impact de la Réformation aux XVI e et XVII e siècles, M. Arnold et R. Decot (éds.), von Zabern, Mainz, 2002. 26 L’insistance sur la résolution à se donner à Dieu seul n’est pas propre à Surin. Voir dans le premier tiers du XVII e siècle, Bérulle, ou Boudon, Dieu seul, 1662. 27 L’expression revient sous sa plume avec M. Du Sault, dans la lettre 483 à propos des effets à espérer de l’imitation de sainte Thérèse, avec Madame du Houx, dans la lettre 328, et ses derniers conseils à Madame de Pontac, dans la lettre 594, en sont la mise en œuvre : le désir des opprobres qu’il encourage sans cesse s’adapte au point où son correspondant se trouve sans lui fermer les perspectives d’un progrès. <?page no="209"?> 209 Le Père Surin et les élites urbaines La réponse de Surin est tout à fait claire. Ses conceptions de l’oraison font place à la raison : elle en constitue la première étape. Le passage à une oraison passive, mue par la seule inspiration de la grâce, est une étape seconde qui n’a lieu qu’en fonction des capacités et de la disposition de celui qui prie, du dirigé 28 . Les conceptions de la prière de Surin reposent sur une individuation de l’itinéraire spirituel qui témoigne d’une vision de l’homme dans laquelle la raison est le fond commun par lequel commencer dans la vie de foi. Quant à la mystique, Surin distingue, après bien d’autres, ce qui relève « des choses que Dieu fait dans l’âme » et « les actes intérieurs que l’âme produit en coopérant aux communications de Dieu ». Les premières forment les connaissances spéculatives, telles que visions, paroles intérieures, ravissement, extase, caresses, goût, expérience et sont celles dont parlent Thérèse, Jean de la Croix. Les secondes, moins connues, affirme Surin, constituent les connaissances pratiques dont parlent Louis de Blois ou Achille Gagliardi : « le parfait dégagement de soi-même, l’anéantissement intérieur, le simple recueillement d’esprit ; à mourir à ses propres opérations ; à marcher dans la nudité de la foi ; à suivre les routes du pur amour. Tout cela appartient à la Théologie mystique, parce que ce sont les pratiques secrètes et profondes de la vie intérieure ». Surin écarte ainsi le reproche d’élitisme spirituel. D’une part, il réaffirme le caractère absolument gratuit des connaissances spéculatives : elles sont de pur don de Dieu. Il n’existe pour elle aucune méthode : C’est pourquoi si l’on me demandait s’il y a une méthode pour la vie mystique, je répondrais que, pour avoir des visions, des extases, des grâces extraordinaires, il n’y a point de méthode et nul Docteur mystique n’en a donné 29 . Elles échappent aux conseils de direction spirituelle, même si, comme Surin prend soin de le stipuler, elles sont à connaître des directeurs au cas où elles se présentent. D’autre part, la voie par « connaissances pratiques » ouvre à Surin un champ de conseils à prodiguer dans la mesure où elles se situent du côté de la réponse active de l’homme aux communications secrètes de Dieu, de la « correspondance ». Surin est prêt à reconnaître la particularité et 28 Voir Surin, Les Dialogues Spirituels, Nantes, 1700, VI, 2. On peut risquer ici une interprétation de la difficulté croissante à accepter l’épistémologie et la métaphysique sous-jacente à cette structuration de la vie spirituelle. Placer la raison comme faculté pour les commençants et faire de la connaissance par révélation intérieure l’étape ultime menaçait pour les temps à venir le succès de cette conception de la vie spirituelle. 29 Dialogues Spirituels, III, 8. <?page no="210"?> 210 Patrick Goujon la rareté effective de cette voie mais il n’a de cesse d’en maintenir à titre de potentialité le caractère universel. Le monde est pour Surin la scène possible d’une conversion radicale. Mais ce « monde », où vivent « prédicateur, missionnaire, homme dans l’embarras des affaires, une femme dans les soins de son ménage, aussi bien qu’un chartreux dans la solitude ou qu’une carmélite dans sa cellule 30 », est compris bien plus encore comme le lieu de l’actualisation des « merveilles qu’on lit dans la vie des Saints » : Notre Seigneur donne libéralement des grâces pour se corriger de ses défauts, pour se vaincre, pour se dégager de ses intérêts, pour se recueillir ; et si l’on se servait bien de ces premières grâces, si l’on faisait ses efforts pour seconder les desseins de Dieu, il donnerait d’autres grâces plus puissantes et plus abondantes, avec le secours desquelles on avancerait de plus en plus, et peut-être les merveilles qu’on lit dans la vie des Saints, on les verrait encore aujourd’hui dans un bien plus grand nombre de personnes qu’on ne les voit. Mais comme l’on ne correspond pas aux desseins de Dieu, on demeure privé non seulement de la jouissance mais encore de la connaissance des sublimes grâces de la voie intérieure et mystique 31 . La société est alors conçue comme le lieu de manifestation, la scène de la révélation de la sainteté communiquée libéralement par Dieu dans la mesure où chacun se livrerait au travail de la grâce et à l’abnégation qu’elle exige. La société devient alors le lieu de vérification où s’expose le travail secret intérieur. Déjà la vie conventuelle jouait ce rôle, le style épistolaire et l’art de la conversation étant considérés comme signes de la vérité de l’accord ou du désaccord de la vie de la religieuse avec Dieu. Le spirituel est donc chez Surin à la fois ce qui se soustrait au social, à l’extérieur, par son origine et permet ainsi son universalisation, indépendamment des états de vie, et ce qui l’exige comme son lieu de manifestation et critère ultime de vérification. Surin doit beaucoup aux élites sociales qui l’ont soutenu dans la diffusion de son œuvre. Par elles, il s’est acquis un statut d’écrivain spirituel. Critique envers les usages mondains des formes de sociabilité urbaine, il y recourait pourtant lui-même dans sa pratique de la direction spirituelle. Que retenir de ce qui semble ainsi à tout le moins une tension, voire une contradiction ? Je reformulerais mon hypothèse de départ. Le spirituel ne se situe pas en dehors, au-dessus ou en opposition au social, mais il le requiert comme le lieu de manifestation et de vérification de l’identité de celles et de ceux qui découvrent le Christ à la racine de leur identité. Or une identité ne se construit-elle pas toujours socialement, fut-elle jugée sainte, sage ou folle ? 30 Ibid. 31 Dialogues Spirituels, fin du III, 8. <?page no="211"?> Biblio 17, 175 (2008) L’ange illettré et la « science des saints » B ENEDETTA P APASOGLI Libera Università Maria Ss. Assunta (LUMSA), Rome 1. L’ange illettré, le pauvre éclairé, n’a pas l’habitude de se faire annoncer par des cérémonies de présentation ou par de longs préambules. Sa caractéristique est de surgir, le plus souvent à côté d’un voyageur, et de disparaître aussitôt, après un dialogue intense que nous ne connaissons qu’in absentia, par un récit plus ou moins synthétique, et par le style indirect de son interlocuteur. Je ne m’attarderai donc pas à introduire ce topos qui remonte au moins, comme l’on sait, au Moyen Age et aux milieux de la mystique rhéno-flamande (Michel de Certeau dans sa Fable mystique 1 en a retracé la généalogie, dont les origines se perdent d’ailleurs dans une mémoire chrétienne bien plus profonde 2 ). Je laisserai également de côté certaines incarnations du topos qui témoignent de son adaptation culturelle, d’une sorte de « normalisation » de l’étrange : la réconciliation de l’ordinaire et de l’extraordinaire spirituel, de l’élévation et de la bassesse des rangs sociaux, peut bien se vérifier, en effet, dans la conversation d’une « ruche » religieuse 3 apaisée ; l’ange illettré peut devenir une femme ; recevoir un nom, Claude-Simplicienne ; habiter de manière 1 Michel de Certeau, La Fable mystique. XVI e -XVII e siècle, Paris, Gallimard, 1982, chap. 7 (« L’illettré éclairé »), p. 280-329. 2 Selon Michel de Certeau, ce personnage « dont le sillage trace une ligne fondamentale de la spiritualité moderne » (p. 321) est apparu une première fois à Tauler, en laïc, « ami de Dieu », qui convertit le théologien-prêtre (voir A. Chiquot, Histoire ou légende? Jean Tauler et le « Meisters Buoch », 1922, p. 6-13). Mais La Fable mystique elle-même insiste sur d’autres « figures du sauvage » et d’autres témoins de la foliesagesse, depuis l’idiote de l’Histoire lausiaque (IV e siècle) qui disparaît au moment même où elle est reconnue comme une sainte, jusqu’à la mendiante qu’on entrevoit dans les livres de Marguerite Duras. Voir aussi Nicolaus von Cues, Idiota De Sapientia, [in] Philosophische Schriften, éd. A. Petzelt, Stuttgart, Kohlhammer, 1949, p. 300-369. 3 La « ruche » est, entre autres, une image de la vie religieuse chez François de Sales : « Votre Congrégation est comme une sainte ruche d’abeilles […] », Entretiens spirituels, XVI, « Sur le sujet des fondations » (François de Sales, Œuvres, éd. André Ravier et Roger Devos, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 1233). <?page no="212"?> 212 Benedetta Papasogli stable un lieu, la Visitation d’Annecy ; et jouer, en silence, un rôle inoubliable dans ces Entretiens spirituels où l’évêque de Genève, le docteur, le directeur, François de Sales, choisit la fille simple d’esprit pour « tenir sa place » dans la vie quotidienne du monastère, faire en son nom les gestes « bas » et « petits » qu’il ferait avec une civilité convertie en douceur religieuse : « J’ouvrirais et fermerais les portes bien doucement 4 … » C’est ainsi que la medietas d’une conversation sacrée bien réussie euphémise l’oxymore, éloigne le drame que les brusques retours du messager annoncent habituellement. Je m’attacherai ici, en premier lieu, à rappeler ces retours soudains, dans trois occurrences qui me semblent représentatives de la géographie et de l’histoire de la France spirituelle du XVII e siècle : une lettre célèbre du jeune Père Surin, datée 1630, nous conduit dans le milieu fervent des « petits saints d’Aquitaine 5 », élite culturelle autant que spirituelle, rapidement dispersée par les premières vagues du soupçon anti-mystique ; une page moins connue de l’abbé de Rancé, tirée du Traité des obligations des chrétiens, nous déplace dans la seconde partie du siècle, vers le nord de la France, et vers un idéal de radicalité chrétienne et religieuse inspirée - cette fois - par les Anciens plutôt que par ces Modernes de la spiritualité que sont les mystiques ; enfin, un passage de l’autobiographie de Mme Guyon a pour scène les rues de Paris et pour enjeu la destinée d’une femme : ce torrent qui traverse des hauts lieux de la société du temps aussi bien que des solitudes affreuses, et qui reflète dans ses eaux troublées l’articulation de plus en plus difficile, voire impossible, vers la fin du siècle, entre la « religion des élites » et les élites spirituelles. Dans un deuxième moment, une fois l’ange disparu, je m’interrogerai sur la portée de ses différents messages, essayant d’en saisir un fil et d’en retracer des traits communs. 2. En 1630, Jean-Joseph Surin sort de son « troisième an », qui achève sa formation de jésuite. Il voyage vers Paris, encore tout imprégné des parfums « sauvages » du recueillement qu’il a traversé : « sauvage », cet adjectif dépaysant, que la culture des grandes découvertes commence à rendre familier aux français du XVII e siècle, revient avec des acceptions fortes - Dieu est « sauvage 6 », l’âme est appelée à devenir « sauvage dans ce désert 7 » - sous la 4 Entretiens spirituels, Appendice I A (Recueil de ce que notre Bienheureux Père dit à notre Sœur Claude-Simplicienne…), p. 1320-21. 5 Certeau, La Fable mystique, chap. 8. 6 Jean-Joseph Surin, Correspondance, éd. Michel de Certeau, préface de Julien Green, Desclée De Brouwer, 1966, p. 14. 7 Ibid., p. 235. C’est l’expression « étrange et splendide » qui attirait l’attention de Henri Bremond (Histoire littéraire du sentiment religieux en France…, nouv. éd. Paris, Armand Colin, 1967, t. V, p. 289.) <?page no="213"?> 213 L’ange illettré et la « science des saints » plume de cet homme raffiné, qui résume en lui les qualités d’une complexe civilisation chrétienne. Issu d’une famille parlementaire de Bordeaux, objet des soins exigeants d’une mère qui aboutira, elle aussi, à une vocation d’élite (au Carmel récemment fondé à Bordeaux), favorisé par des grâces extraordinaires dès l’adolescence, enrichi de dons intellectuels qui feront de lui un prédicateur renommé et l’un des grands écrivains spirituels français, Jean- Joseph Surin a été accueilli dans une province de la Compagnie de Jésus où de jeunes mystiques ou « illuminés » - Cluniac, Labadie, Bernier, du Tertre, Baiole - poursuivent, non sans inquiétude, la recherche de la pureté ardente des origines 8 . De plus, son instructeur du Troisième An sera le maître incomparable, le spirituel secret que nous ne connaissons que par le relais de ses disciples, Louis Lallemant. On n’a peut-être pas assez remarqué à quel point l’ « instinct de grandeur » qui caractérise, à la fois, l’anthropologie et la spiritualité du Père Surin 9 est bien accordé aux valeurs nobles, à l’idéalisme des générations cornéliennes, au sentiment de l’exception généreuse qui fonde l’héroïsme 10 . Une analyse des Cantiques spirituels de Surin nous permettrait de retracer, avec une évidence rare au XVII e siècle, tout un lignage courtois et presque chevaleresque derrière la mystique du pur amour 11 . Le Dieu de Surin, étrange et ravissant, tel que les cantiques et les lettres nous le révèlent, est « noble » et « courtois » autant que « sauvage » : une bouleversante « noblesse » se manifeste dans le geste extrême de l’amour, le sacrifice du Fils 12 . Or, dans le coche qui le conduit de Rouen à Paris, le père Surin a rencontré un jeune homme que, trois jours durant, il a cru être un ange. Je ne cite ici que quelques lignes de cette lettre bien connue : 8 Voir, à propos des « illuminés » d’Aquitaine, l’introduction de Michel de Certeau à la Correspondance de Surin, p. 34-42. 9 Comme l’a si bien remarqué Stanislas Breton (dans Deux mystiques de l’excès : Jean- Joseph Surin et Maître Eckhart, Paris, Cerf, 1985). 10 D’autant plus que cet instinct de « grandeur », tel que Surin l’énonce dans la réponse à la première question qui ouvre son Guide spirituel (réédité par Michel de Certeau, Desclée De Brouwer 1963), ne manque pas de ressembler à l’une des trois concupiscences, vaguement évoquées dans le ternaire des « instincts » qui entraînent le cœur de l’homme vers son « contentement » ; et la « grandeur » à laquelle il fait allusion semble bien être une grandeur mondaine, avant de s’offrir comme métaphore d’une dimension spirituelle. 11 Je me permets de renvoyer à mon édition des Cantiques spirituels de l’Amour divin, Firenze, Olschki, 1996. 12 Correspondance, p. 233 : « Il y a une chose que Dieu a faite au monde si étrange et si noble, qui est de nous avoir donné son Fils humble et débonnaire, que le sentiment de cette chose absorbe tout l’homme en toutes ses facultés et ne lui laisse le pouvoir d’estimer ni goûter rien que cela. » <?page no="214"?> 214 Benedetta Papasogli J’ai trouvé dans le coche, placé tout auprès de moi, un jeune garçon âgé de dix-huit à dix-neuf ans, simple et grossier extrêmement en sa parole, sans lettres aucunes, ayant passé sa vie à servir un prêtre ; mais au reste rempli de grâce et de dons intérieurs si relevés que je n’ai jamais rien vu de semblable. Il n’a jamais été instruit de personne que de Dieu en la vie spirituelle, et cependant il m’en a parlé avec tant de sublimité et solidité que tout ce que j’en ai lu ou entendu n’est rien en comparaison de ce qu’il m’en dit 13 . Michel de Certeau, en commentant cette lettre, insiste sur le caractère presque fantasmatique d’une rencontre où Surin a peut-être dialogué pendant trois jours avec la partie la plus profonde de lui-même 14 . Pourtant, si le jeune homme du coche est un fantasme, il faut bien reconnaître qu’il s’agit d’un « autre », d’une antithèse vivante, que Surin représente avec les traits les plus dissemblables de sa propre image. « Simple et grossier », serviteur d’un prêtre, le garçon sans nom sera affublé par toute une tradition - successive à la circulation de la lettre de Surin - d’un « titre » qui atteste son origine basse et populaire : c’est le « fils d’un boulanger », ou, selon une autre tradition, il est « berger 15 ». Remarquons ce besoin tardif d’ancrer dans une situation sociale définie ce personnage auquel l’anonymat, l’inculture, l’état de voyageur, l’absence enfin d’une prise de parole directe dans le texte de Surin, menacent vraiment de conférer (son envol final le confirme) l’apesanteur d’un ange. Mais une telle bassesse se renverse, par la médiation du rappel des dons « relevés », en « sublimité » : la docta ignorantia du jeune homme se manifeste à la fois dans le défaut et dans l’abondance de sa parole ; l’infans, incapable de parler, est celui qui parle en maître. Dans le miroir profond de cette dissemblance, s’annoncent de loin les traits de la destinée même du Père Surin, l’ « esprit de cantique » 16 qui accompagnera sa longue aphasie, le « jet » 17 de la parole qui remontera des années de silence. La noblesse de Dieu s’exprime dans son abaissement. La force des valeurs nobles qui imprègnent la spiritualité de Surin, cette générosité non moins 13 Ibid., p. 140. 14 La Fable mystique, p. 309 et suivantes. 15 Le Berger illuminé, ou colloque spirituel d’un dévot ecclésiastique et d’un berger, Mons, de La Bruyère, 1648 (et le développement de la tradition jusqu’à l’ édition de Cologne, 1690, par Pierre Poiret). 16 Surin, Triomphe de l’amour divin sur les puissances de l’enfer. Science expérimentale des choses de l’autre vie, éd. J. Prunair, Grenoble, J. Millon, 1990 (Science expérimentale, III, 8). 17 « Et cette doctrine coulait de moi comme un petit jet d’eau à travers un torrent de soufre », Correspondance, p. 604. <?page no="215"?> 215 L’ange illettré et la « science des saints » obstinée que la « determinada determinación » de la hidalga Thérèse d’Avila 18 , ou que le « grand cœur et libéralité 19 » du guerrier Ignace de Loyola, se manifestent dans l’oxymore et l’antithèse, dans la capacité de susciter la constellation des valeurs inverses : l’enfance et la petitesse, la pauvreté et l’humiliation. La docta ignorantia du garçon du coche ne serait donc que la métaphore ou, dans un sens biblique, la figure de cette expérience extrême à laquelle le Père Surin s’est offert et dans laquelle il a sombré : la folie, avec son cortège d’impuissances et de rebuts. Inutile de rappeler que dans la même période les jeunes « illuminés » de la province d’Aquitaine s’égaraient sur des chemins divers, presque aussi solitaires et frontaliers que celui du père Surin. Quant à lui, et à sa représentation imaginaire de sa propre histoire, c’est grâce à la profondeur de son « naufrage » qu’il renaîtra « sauvage » et capable de parler « à la face des rois », selon l’instinct de grandeur qui le hante depuis toujours. Il reste que le terrible oxymore, le tragique d’une vie, a trouvé son messager léger dans le garçon du coche, si mystérieux dans la teneur de ses discours, mais si réel dans sa chair d’enfant du peuple, serviteur, et dépourvu d’instruction. 3. L’abbé de Rancé, clerc mondain, aristocrate caressé dans sa première enfance par une reine de France, lettré qui au temps de ses études avait rivalisé avec le jeune génie de Bossuet en remportant le prix, est l’inventeur - cela est connu - d’une formule de vie religieuse contestée qui ne devait montrer qu’au fil des siècles sa tenue et son équilibre 20 . La Trappe réformée par l’abbé converti est l’un des hauts lieux spirituels du XVII e siècle français, capable d’attirer une foule de rescapés du monde que fascinent l’austérité de sa pénitence et la profondeur de son silence (un silence dont la Vie de Rancé de Chateaubriand a évoqué puissamment les fantasmes). L’idéal du retour à la pureté monastique des origines se caractérise en particulier par le rejet des études - chères à la tradition bénédictine - et par l’abaissement du moine à la pratique du travail manuel, voire à la condition sociale des pauvres 21 . L’oxy- 18 Chemin de perfection, XXI, 2. 19 Exercices spirituels, [5] 5 e annotation. 20 L’abbé de Rancé reste une figure élusive et contradictoire, tant qu’on cherche à le comprendre en l’isolant de la Trappe, extraordinaire et paradoxale réussite (voir A. J. Krailsheimer, Armand-Jean de Rancé, Abbot of la Trappe, Oxford, Clarendon Press, 1974, p. 338). 21 L’idéal social de Rancé s’est manifesté aussi dans le geste réparateur, geste d’honneur et de justice, qu’il fit en vendant ses possessions de Véretz et de Paris pour rendre aux pauvres cette partie de ses rentes ecclésiastiques qu’il leur avait soustraite dans sa jeunesse mondaine: voir le commentaire d’A. Berne-Joffroy, dans son introduction à Chateaubriand, Vie de Rancé, Paris, Gallimard, « Folio », 1986, p. 16. <?page no="216"?> 216 Benedetta Papasogli more s’inscrit cette fois dans la règle même de la Trappe : cette règle pour des héros, ou pour des athlètes de l’esprit, que Rancé n’est pas parvenu à imposer à d’autres branches de l’ordre cistercien, n’est conçue que pour faire naître des humbles. Inutilement le savant bénédictin Dom Mabillon, au cours de la longue « querelle des études » qui l’a opposé à Rancé 22 , reprochait doucement à l’ « abbé Tempête 23 » de priver ses moines d’une nourriture nécessaire contre la torpeur de l’âme et contre la terrible acedia, fille de l’ennui du désert 24 . « Nous avons […] d’autres affaires qui nous occupent 25 » était la réplique. Le temps du désert est un éclair. La mémoire des origines touche à la prophétie des choses célestes. Le présent immobile du moine s’écoule dans l’éternité 26 . « Un jour, raconte Rancé, je joignis un berger qui conduisait son troupeau dans une grande campagne, par un temps qui l’avait obligé à se retirer sous un grand arbre pour se mettre à l’abri de la pluie et de l’orage. Comme je lui remarquais un air qui me parut extraordinaire (il avait environ soixante ans), je lui demandai s’il prenait plaisir à l’occupation dans laquelle il passait ses jours. Il me répondit qu’il y trouvait une paix profonde ; que pour lui c’était une consolation bien sensible de conduire ces bêtes simples et innocentes ; que les jours ne lui duraient que des moments ; qu’il trouvait tant de douceur dans sa condition, qu’il la préférait à toutes les choses du monde ; que les rois n’étaient ni si heureux ni si contents que lui, que rien ne manquait à son bonheur, et qu’il ne voulait pas quitter la terre pour aller au Ciel s’il ne croyait y trouver des campagnes, et des troupeaux à conduire 27 ». L’illettré rencontré par Rancé n’a pas à lui confier des secrets sur la vie spirituelles, ni les vérités « sublimes » de la « science des saints », ce savoir mystique qui s’oppose à la science des docteurs ; ce n’est pas dans les termes d’un savoir et sous la métaphore d’une « science », fût-elle « expérimentale », que s’exprime ici la sagesse du pauvre. Remarquons-le : le garçon du coche a vieilli ; c’est un homme de soixante ans ; il a cessé de voyager : il a élu la vie errante et sédentaire du berger, cette vie immémoriale qui a inspiré à des 22 Voir Science et sainteté. L’Étude dans la vie monastique par Dom Mabillon, textes recueillis et présentés par Dom René-Jean Hesbert, Paris, éd. Alsatia, 1958. 23 H. Bremond, L’Abbé Tempête. Armand de Rancé réformateur de la Trappe, Paris, Hachette, 1929. 24 Science et sainteté, p. 16. 25 Abbé de Rancé, Correspondance, éd. critique par J. Krailsheimer, Cerf/ Cîteaux, 1993, t. I, p. 527. 26 À propos de la conception du temps de Rancé, je me permets de renvoyer à mon étude « Solitude et silence de la mémoire chez l’abbé de Rancé », Chroniques de Port- Royal, n° 51, 2002, p. 245-263. 27 Traité abrégé des obligations des chrétiens, Paris, Muguet, 1699, p. 192-193 (sur cette rencontre, voir I. Gobry, Rancé, Lausanne, l’Age d’homme, 1991, p. 48). <?page no="217"?> 217 L’ange illettré et la « science des saints » poètes philosophes - de Mme Deshoulières à Leopardi 28 - une méditation sur le secret du temps humain scruté dans sa finitude : l’ennui. « Un chrétien peut-il s’ennuyer ? », demandait un jeune moine mourant dont Rancé recueillait les derniers propos, « d’une profondeur inconcevable 29 ». Si jamais le « monstre délicat » devait surgir dans le désert, tel le démon du crépuscule, l’ange, le berger, se lèverait lui aussi, avec son témoignage irréfutable. Il est heureux. Les jours « ne lui durent que des instants 30 ». Nous ne savons même pas s’il prie, s’il médite ; nous savons seulement que le Ciel viendra à lui avec de nouveaux « troupeaux » et de nouvelles « campagnes », que l’éternité sera à l’image de son temps humain - ou plutôt que le Ciel est déjà là, dans le temps comblé, dans le bonheur simple du pauvre que le solitaire de la Trappe contemple comme son modèle et son miroir. 4. Fils du boulanger, berger, et finalement crocheteur : la troisième apparition de notre ange est peut-être la plus troublante. Mme Guyon est l’héroïne d’un récit haut en couleurs où chaque détail paraît chargé d’une involontaire fonction symbolique. Mariée, elle traverse une période douloureuse où la boue du monde l’effleure, elle qui dans un épisode prémonitoire de son enfance est restée suspendue sur la boue d’un cloaque sans y tomber 31 . Sans être encore experte de « moyens courts », elle a pris, à pied, le « chemin le plus court » pour arriver à Notre-Dame, et - comme dans un roman de chevalerie, ou dans un scénario de la mystique de la perte et du néant - elle s’est égarée 32 . L’homme qui l’aborde, louche et mystérieux, s’est égaré lui aussi, puisqu’il n’a d’identité sociale que celle de son ancien métier de crocheteur : il est assez 28 Point n’est besoin de rappeler les échos surprenants entre l’idylle Les moutons (1674) de Mme Deshoulières, et le Canto di un pastore errante per l’Asia de Leopardi. 29 Voir Relations de la vie et de la mort de quelques religieux de la Trappe, Paris, Desprez, 1677, « Relation sur la mort de Frère Euthime III ». 30 « Ma vie se passe avec une telle rapidité que les jours ne me durent que des instants […] », écrit Rancé (Correspondance, I, p. 262) ; et ailleurs, dans une lettre au cardinal de Retz : « […] tout fuit avec une vitesse effroyable et l’éternité de Dieu s’approche, dans laquelle comme dans une mer d’une étendue et d’une profondeur infinie, il faut que les vies des hommes et les plus illustres et les plus éclatantes se perdent et se confondent » (ibid., p. 505). 31 Jeanne-Marie Guyon, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, édition critique avec introduction et notes par Dominique Tronc, étude littéraire par Andrée Villard, Paris, Champion, 2001, p. 120 : « Je me trouvai dans ce cloaque effroyable suspendue par un petit morceau de bois, en sorte que je fus seulement salie et non pas étouffée. O mon Amour, n’était-ce pas une figure de l’état que je devais porter par la suite ? Combien de temps m’avez-vous laissée, avec votre prophète, dans un profond abîme de boue d’où je ne pouvais plus sortir ? » 32 Ibid., p. 250 (Jeunesse, 13, 12). <?page no="218"?> 218 Benedetta Papasogli « mal vêtu 33 » pour avoir l’air d’un pauvre ; son passé le repousse, avec plus de réalisme que s’il était, poétiquement, berger, vers un décor urbain de misère et de fatigue ; le double sens du mot « crocheteur » pourrait aussi faire planer sur le récit une allusion à des gens « vils et méprisables 34 », avec lesquels la jeune femme « salie » se sent de secrètes affinités. Ceux qui l’entendent parler le prennent pour un fou ; mais il parle en prophète, en faisant preuve de ce don de divination des âmes qui caractérisera Mme Guyon elle-même : éclairé sur les mystères de la foi, il est aussi directeur de conscience, capable de présenter à son interlocutrice une « peinture naïve, mais véritable » de son cœur et des desseins de Dieu sur elle. Pour la première fois nous entendons la voix de l’ange sous la forme du discours direct : « […] Je sais que vous avez soin d’entendre tous les jours la messe, que vous aimez Dieu, que vous êtes fort charitable, et donnez beaucoup d’aumônes […] ; mais cependant, dit-il, vous êtes bien éloignée du compte. Dieu veut bien autre chose de vous 35 ». Tandis qu’elle l’écoute fascinée, elle tombe en défaillance à cause de la fatigue du chemin (remarquons cet insistant imaginaire de l’itinéraire matériel qui imite les gestes et les situations de l’itinéraire spirituel). « Ce qui me surprit, c’est qu’en étant arrivée au Pont-au-Double et regardant de tous côtés, je n’aperçus plus cet homme, et ne l’ai jamais vu depuis. […] La chose ne me fit pas tout à fait autant d’impression alors, qu’elle m’en a fait depuis. Je la racontai d’abord comme une histoire […] mais ayant connu qu’il y avait du divin, je n’en parlai plus 36 ». La morale de cette histoire se retrouve un peu partout dans l’autobiographie de Mme Guyon ; elle nous transporte de plain-pied au cœur de la spiritualité de l’enfance et de la petitesse qui colore la mystique guyonienne du pur amour : « Ô pauvres gens, esprits grossiers et idiots, enfants sans raison et sans science, […] venez faire oraison et vous deviendrez savants 37 » ; elle nous rappelle cette spiritualité de l’abjection à laquelle la mystique guyonienne emprunte sa nuance la plus forte : « Ô heureuse pourriture du grain de froment, qui lui fait produire du fruit au centuple 38 ! » ; « Cette sagesse divine est ignorée même de ceux qui passent dans le monde pour des personnes extraordinaires 33 Ibid. 34 Deux adjectifs bien guyoniens, qu’on retrouve dans l’autobiographie, aussi bien que la mention presque obsédante de la saleté (cf. p. 110 : « Mais s’il se sert des choses viles et méprisables, il le fait d’une manière si étonnante qu’il les rend l’objet du mépris de toutes les créatures », p. 151, et passim). 35 P. 250-251. 36 P. 251. 37 P. 146. 38 P. 448. <?page no="219"?> 219 L’ange illettré et la « science des saints » en lumière et en science. De qui sera-t-elle donc connue et qui pourra nous en dire des nouvelles ? La perdition et la mort 39 ». Or, son message de la petitesse et de la perte, Mme Guyon l’a répété inlassablement, comme on le sait, au sein d’une élite sociale dotée d’un immense pouvoir mondain et de grandes ambitions spirituelles : « Le clan Colbert allié à celui des Mortemart, le clan Fouquet, Mme de Maintenon, Mme de Gramont, tous les affiliés à la confrérie des michelins - écrit Ivan Loskoutoff - avaient appris à chanter ‹Vive l’enfance›. Personne n’ignorait le délicieux secret : il y a dans la petitesse une grandeur plus grande que la grandeur même, dans l’enfance une sagesse plus éclatante que toute la sagesse des docteurs 40 ». Mère, prophétesse, directrice de conscience éclairée sur le secret des âmes, Mme Guyon - cette femme, cette laïque - n’est pas loin de jouer auprès de son monde le rôle du pauvre crocheteur ; d’ailleurs, elle frôle de trop près le sommet des grandeurs terrestres et de la hiérarchie ecclésiastique pour ne pas se trouver sur une ligne de crête périlleuse, et ne pas sombrer, par contrecoup, comme si le cloaque de son enfance s’était rouvert sous ses pas, dans l’opprobre et l’abjection. Décidément l’oxymore évangélique et mystique de la grandeur et de la petitesse, ce « renversement du pour au contre » dont la spiritualité classique explore toute la dramaticité, tend à s’incarner dans la figure de couples qui font ressortir avec réalisme la différence sociale et, en filigrane, de plus profondes dissemblances : l’intellectuel et l’inculte, le réformateur orageux et le sédentaire paisible, la femme vertueuse (appelée à changer de vie) et le chômeur au passé dur et humilié. À chaque fois, l’auteur du récit fait la brusque découverte de l’ « autre », de l’inconnu, qui lui révèle pourtant, comme un miroir, une partie de lui-même et de sa vocation. À chaque fois, entre les deux membres du couple (ou les deux termes de l’oxymore) le rapprochement se vérifie moins grâce à un processus dialectique que par le biais d’un transfert primitif et mystérieux. L’identification à l’autre est le non-dit de 39 P. 105. 40 Y. Loskoutoff, La Sainte et la Fée. Dévotion à l’Enfant Jésus et mode des contes merveilleux à la fin du règne de Louis XIV, Genève, Droz, 1987, p. 143-144. La confrérie des michelins est, comme on le sait, la société des adorateurs du petit Maître, sorte d’ « ordre » religieux au sein du monde pour lequel Mme Guyon a écrit une Règle des associés à l’enfance de Jésus. Voir encore Loskoutoff, p. 114-115 : « L’ordre des michelins révèle le paradoxe de l’esprit d’enfance appliqué à l’aristocratie mondaine. Tout n’est que naïveté, simplicité, candeur, surnoms enfantins, pieux badinage ; en réalité, qu’y a-t-il derrière cette petitesse composée ? Les familles les plus riches de France, la noblesse la plus titrée et ce qu’il faut bien appeler, sinon une conspiration, du moins un mouvement caché d’opposition à Louis XIV. […] L’on connaît l’issue malheureuse de ces rêves paradisiaques mêlés d’ambitions terrestres. » <?page no="220"?> 220 Benedetta Papasogli chaque récit, son sens caché, et, pour le narrateur, une étape dans la découverte de soi-même. C’est sur la dynamique de ce transfert que je vais proposer, pour conclure, quelques réflexions. 5. « Considérez votre vocation, mes frères. Il n’y a pas parmi vous beaucoup de savants selon la chair, beaucoup de grands, beaucoup de nobles » (I Cor 1, 26). Les mots de l’apôtre Paul semblent trouver un démenti dans un regard d’ensemble à la composition sociologique et culturelle de la « religion des classiques 41 ». Ce n’est pas mon propos de m’attarder ici, comme l’ont fait des études célèbres 42 , sur les raisons historiques d’une certaine distribution de la ferveur, de telle émergence de l’expérience spirituelle « extraordinaire », ou de la solitude hérétique, dans la société française du XVII e siècle. Je n’insisterai pas non plus sur cette évolution que Michel de Certeau retrace, de manière synthétique et fulgurante, dans un chapitre 43 de sa Fable mystique, évolution qui porte de plus en plus, vers la fin du siècle, à remplacer l’ancien contraste du laïc et du théologien-prêtre, ou du docteur et de l’homme d’expérience, par le contraste de groupes sociaux : face au riche, esprit fort et libertin, l’homme de Dieu sera tout simplement - une scène célèbre du Dom Juan nous le rappelle - le Pauvre. Il m’importe de suggérer deux considérations qui concernent l’histoire des représentations plutôt que celle des évolutions socioculturelles. D’un côté, les trois récits que nous venons de relire, et bien d’autres qui s’égrènent tout au long du XVII e siècle, continuent à mettre en scène le geste par lequel des élites intellectuelles ou sociales opèrent leur abaissement symbolique, et des élites spirituelles engagées dans des « voies extraordinaires » assument leur différence sous la figure d’une marginalisation. Ce geste se prolonge dans le processus - si bien mis en lumière par l’exégèse de Mino Bergamo 44 - qui portait Louise du Néant, la noble folle 41 Titre bien connu d’un ancien livre de Henri Busson (1948). 42 Je me borne à rappeler les plus connues : Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955 ; L. Kolakowski, Chrétiens sans Eglise. La conscience religieuse et le lien confessionnel au XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1969 ; L. Kolakowski, Dieu ne nous doit rien. Brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit du jansénisme, Paris, Albin Michel, 1997 ; A. Dupront, « Vie et création religieuses dans la France moderne (XIV e -XVIII e siècle)», [in] M. François (éd.), La France et les Français, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1972 ; Michel De Certeau, La Fable mystique, op. cit. ; J. Maître, Mystique et féminité : essai de psychanalyse socio-historique, Paris, Cerf, 1997 ; voir aussi J.-C. Goddard, Mysticisme et folie : essai sur la simplicité, Paris, Desclée De Brouwer, 2002. 43 « Figures du sauvage » (voir en particulier p. 326-328). 44 Louise du Néant, Il trionfo delle umiliazioni. Lettere, a cura di Mino Bergamo, Venezia, Marsilio, 1994, avec une très belle étude qui sert de postface (“Architettura di un romanzo epistolare”). <?page no="221"?> 221 L’ange illettré et la « science des saints » de la Salpêtrière, à avaler des ordures et de déchets pour signifier, et assumer hautement, son état d’exclusion et son choix de l’abjection ; ou, encore, dans le comportement non moins symbolique de Louis-Marie Grignion de Montfort qui revenait dans sa région natale, et frappait à la porte des siens, en cachant - nouvel Alexis - son identité de fils ou de frère sous l’anonymat du pauvre 45 . L’incorporation au pauvre ne se contente donc pas, paradoxalement, d’être plus ou moins réelle : elle recherche sa figure, elle invente sa propre métaphore ; la vraie vie n’est pas absente, elle se fait, pourtant, image et signe. Ma deuxième considération concerne la nature de ce signe, ou plutôt, puisqu’il s’agit bien d’un langage, la qualité de son « style ». De toute évidence il ne s’agit pas du style bas de la culture populaire, assez profondément refoulée à cette époque 46 pour être simplement remplacée, dans le beau mythe du pauvre éclairé, par ce savoir de droit divin, ce don d’en haut qu’on appelle la « science des saints 47 ». En fait, les élites religieuses ont trouvé, en avivant l’ancien topos, une nouvelle voie vers le sublime. Qu’est-ce que le sublime longinien, selon les définitions des poéticiens du XVII e siècle, sinon la concordia discors entre la simplicité de la forme et l’élévation de la pensée, la rencontre du naturel, du naïf, avec l’indicible et la grandeur 48 ? Le « sermo 45 L’épisode, ou plutôt l’ensemble des épisodes qui modulent avec des variantes le même motif, narrés dans les biographies du Père de Montfort, trouvent des échos et des prolongements dans bien des textes spirituels (en particulier lettres et cantiques) où Montfort se présente comme l’ « enfant perdu », l’ouvrier évangélique qui « ne sème que dans la main des petits » (voir le très beau cantique 144, Cantique nouveau du pauvre d’esprit, [in] Œuvres complètes, Paris, Seuil 1966, p. 602 et suivantes : « Je cours parmi le monde / Comme un enfant perdu, / J’ai l’humeur vagabonde, / Tout mon bien est vendu / …/ Dieu m’a donné par grâce / L’âme et le cœur d’un roi / …/ J’ai cent pères, cent mères / pour ce que j’ai quitté ; / J’ai cent sœurs et cent frères / remplis de charité. / … Tout mon train et ma gloire / ce sont de pauvres gueux ; / S’il faut manger ou boire / Je partage avec eux »). 46 R. Muchembled, Culture populaire et culture des élites, Paris, Stock, 1978. 47 L’expression est, comme on le sait, du Père Surin : voir M. Bergamo, La scienza dei santi, Firenze, Sansoni, 1984. 48 A propos des deux conceptions du sublime qui coexistent au XVII e siècle : d’un côté le sublime rhétorique caractérisé par l’élévation du style (un « style figuré »), de l’autre le sublime longinien dont le découverte est l’un des événement des lettres françaises au XVII e siècle (« le simple aux origines du sublime »), voir S. Hache, La Langue du ciel. Le sublime en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 2000. L’une des considérations les plus intéressantes auxquelles aboutit cette étude, c’est le déplacement de la notion du sublime du domaine d’un style à celui des effets opérés par le discours sublime sur son récepteur : le sublime serait donc moins une question (rhétorique) d’elocutio qu’une question (pragmatique) de communication et de réception. <?page no="222"?> 222 Benedetta Papasogli humilis » des événements fortuits, des humbles contingences, le « caractère » - au double sens de signe graphique et de lieu anthropologique - du pauvre est utilisé pour raconter l’exception, pour écrire le mystère, et (comme le dit Mme Guyon) pour faire comprendre qu’ « il y a du divin ». Les récits chutent, l’un après l’autre, dans le silence ; de plus : ils se structurent sur un silence, puisque la « sublimité » des discours n’est que pâlement évoquée par le discours rapporté ou par les rares passages de style direct, dont les effets peuvent être d’ailleurs équivoques, s’il est vrai que l’ange peut passer pour un fou ou simplement ne pas être entendu par d’autres figurants de la même scène. Ce n’est donc pas au niveau de leur elocutio que se situe le sublime, mais à ce niveau plus profond où la vie est elle-même langage, où le réel se double d’une métaphore et les leçons des choses s’organisent comme des « histoires » (à ce niveau-là, rappelons-le, se joue le plus souvent - quels que soient les talents de tel ou tel écrivain spirituel - la rencontre la plus substantielle entre littérature et spiritualité). En se désappropriant de la « sublimité » des discours, entièrement confiée aux lèvres de l’infans et de l’inculte, des êtres fortement conscients de leur propre singularité ont atteint ce que Saint-Simon a appelé, à propos de Fénelon et de Mme Guyon, « leur sublime 49 ». En inventant une rhétorique nouvelle, sur les pleins et les vides de la rhétorique ordinaire, ils ont trouvé - ne touche-t-on pas là au véritable secret du sublime ? - quelque chose de plus qu’un style. 49 Saint-Simon, Mémoires, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963-70, t. I, p. 257. <?page no="223"?> Biblio 17, 175 (2008) L’austérité en procès : la propagande dévote du Père Le Moyne C HRISTIAN B ELIN Université Paul Valéry, Montpellier III En un court paragraphe qui conclut son chapitre sur l’optimisme chrétien, Henri Bremond s’étonne que La Dévotion aisée du Père Le Moyne, publiée en 1652, ait pu devenir un « livre à scandale », alors que son propos ne faisait que prolonger, en toute relative innocence, l’Introduction à la vie dévote de François de Sales 1 . Enveloppé dans le puissant mouvement de réprobation qui, dans la neuvième Lettre Provinciale, foudroie les écrits spirituels de la Compagnie de Jésus, l’ouvrage malchanceux du jésuite aurait été sacrifié sur l’autel de la polémique partisane, sans que le patronage du saint évêque de Genève ait pu conjurer la malédiction. Les amis de Port-Royal auraient été parfaitement conscients de cette filiation salésienne, mais, ajoute perfidement Bremond, « n’osant pas s’en prendre au maître, ils livrent les disciples au fouet de Pascal 2 ». Depuis plus trois siècles, le petit livre de Le Moyne a donc très mauvaise réputation, mais fort peu de lecteurs. Ce seul fait justifierait que l’on procédât à un réexamen sérieux des positions prises par le jésuite, afin d’en réévaluer les enjeux. En effet, presque cinquante ans après l’Introduction, le contexte culturel a profondément changé, et Le Moyne ne se contente plus d’assurer la promotion d’une attitude, d’un comportement, d’une pratique ; il ne s’attaque plus seulement à l’indifférence religieuse des élites sociales, il rejette en bloc toutes les formes dévotionnelles qui lui semblent marquées par des excès de raideur ou de rigueur. On songe par exemple au rétablissement de la discipline pénitentielle, telle que la célébrait Antoine Arnauld dans De la fréquente communion, à la piété sacrificielle de l’Oratoire, au succès des méthodes contemplatives, parfois fort exigeantes, ou encore à l’engouement 1 Histoire du sentiment religieux en France, tome I, L’Humanisme dévot, Paris, Bloud et Gay, 1923, p. 376. 2 Histoire…, op. cit., p. 377. <?page no="224"?> 224 Christian Belin pour les expériences mystiques. Or l’ouvrage du jésuite ne se définit pas justement comme un énième livre de piété, mais comme une critique de la raison dévote. Certes François de Sales s’était contenté, lui aussi, d’écrire une simple introduction méthodologique, mais au moins avait-il donné quelques modèles d’exercices. Le Moyne refuse ce didactisme car « l’usage, qui est particulier, ne s’enseigne pas en général 3 ». Son dessein consiste à rétablir le dialogue avec les honnêtes gens qui fréquentent la cour et les salons, pour les persuader que la dévotion n’est nullement liberticide pour leur épanouissement personnel et social, civil et mondain. « La dévotion que tant de gens ont décriée avait besoin de quelqu’un qui la défendît 4 ». C’est avec ces mots qu’il dédicace son ouvrage à la duchesse de Montmorency. Et dans les dernières pages du livre, il affirme hardiment avoir accompli une œuvre de démystification : « J’ai rompu le charme qui donnait une forme affreuse à la dévotion 5 ». C’est donc bien l’austérité qu’il plaçait au cœur du débat, et c’est effectivement le réquisitoire qu’il prononce contre elle qui alimente cette polémique dont Henri Bremond s’est fait le continuateur. Entre laxisme et rigorisme, quelle est finalement la réelle pertinence d’une critique de la raison dévote destinée en priorité aux grands de ce monde ? D’emblée la Dévotion aisée se place sous le signe réconfortant de l’exonération spirituelle. En exergue de l’ouvrage, sont citées les paroles du Christ rapportées par saint Matthieu : « mon joug est aisé et mon fardeau léger ». Dès les premiers mots, en quelque sorte, Le Moyne prévient les soupçons de laxisme en s’abritant derrière les notions évangéliques - et non pas seulement salésiennes - de suavité ou de légèreté (jugum meum suave et onus meum leve). De fait, il s’agit bien, dans ce contexte scripturaire précis, de caractériser l’originalité de la Loi nouvelle, tant dans l’ordre spirituel que moral. Justifié par l’Evangile lui-même, le titre de l’ouvrage légitime l’exposé à venir. L’aisance ne signifie donc pas quelque complaisance coupable, dont l’auteur devrait se dédouaner ; elle ne correspond pas seulement à des replis tactiques imposés par la sollicitude pastorale ou la cura animarum ; elle exprime surtout un impératif catégorique, qui doit convaincre la conscience chrétienne et toucher le cœur des fidèles. Le premier souci du jésuite consiste à redonner tout son éclat à l’image ternie d’une dévotion jugée rebutante. Les premiers chapitres du Livre I insistent sur ces caricatures interprétatives ; il importe ainsi de « justifier la dévotion des faux portraits qu’on en fait, et des difficultés imaginaires qu’on lui 3 La Dévotion aisée, Paris, Jacques Corti, 1668 (2 e édition), Livre III, 12, p. 197. 4 Epître à Madame la duchesse de Montmorency, non paginée. 5 III, 12, p. 196. <?page no="225"?> 225 L’austérité en procès : la propagande dévote du Père Le Moyne attribue 6 ». A trop vouloir la conserver pure, ne l’a-t-on pas métamorphosée en repoussoir ? Le Moyne affirme que « c’est un abus de faire un épouvantail d’une si excellente chose 7 » ; et il rejette vigoureusement cette « dévotion travestie et défigurée 8 ». Sans jamais préciser l’identité des responsables de ce travestissement, Le Moyne maintient tout au long du texte le ton d’une polémique alerte, enjouée, qui lui permet de dénoncer une posture suspecte. Un réquisitoire anti-pharisien se fait entendre, par le refus des faux semblants rigoristes. « La vraie dévotion ne peut être mélancolique », répète-t-il, parce que « Dieu ne veut pas être servi avec chagrin 9 ». Le jésuite exprime ici à sa manière une conviction franciscaine ou salésienne : les saints tristes sont de tristes saints. D’ailleurs, « il ne s’est jamais vu et jamais il ne se verra de saint indévot 10 ». Au fil des pages se dessine un portrait composite qui peut surprendre, celui du faux dévot (l’expression figure en I, 4), dont le zèle intempestif dessert une cause qu’il croit honorer. « Les sévérités excessives ne sont pas moins scandaleuses que les indulgences mal ménagées, et il y a des tentations de frayeur comme il y a des tentations de plaisir 11 ». En s’écartant du juste milieu, le comportement dévot suscite un sentiment d’indifférence ou de révolte, tantôt villipendé pour son ridicule, tantôt ostracisé pour son inhumanité. Le rayonnement spirituel devient nul, quand triomphe la répulsion, quand ce qui devait être un modèle se transforme piteusement en contre-exemple. Un lexique se trouve congédié par l’écrivain, celui de la contention physique ou spirituelle, celui de l’intransigeance ascétique, auquel s’oppose sans cesse une « sémantique du corps dévot 12 », qui décline à l’infini les charmes irrésistibles de la douceur. Pour ceux qui s’obstinent à viser immédiatement l’excellence, une double illusion se manifeste, sur le plan de l’épanouissement chrétien et sur le plan de l’exemplarité contagieuse. Au final, les ultras n’en imposent pas davantage aux autres qu’à eux-mêmes. Telle est la catastrophe de l’imposture dévote, que traque le moraliste avec une acuité ironique que l’on retrouve dans Tartuffe ou dans le chapitre XVI des Caractères de La Bruyère. La charge critique se fait d’ailleurs parfois encore plus audacieuse, quand le jésuite voit par exemple 6 I, 1, p. 1. 7 I, 1, p. 5. 8 I, 1, p. 4. 9 II, 1, p. 52. 10 I, 2, p. 17. 11 I, 1, p. 5. 12 L’expression est utilisée par Dominique Maingueneau dans Sémantique de la polémique, Paris, L’Age d’Homme, 1983, p. 79. <?page no="226"?> 226 Christian Belin dans le libertinage et la contrefaçon dévote des voies tout aussi dangereuses l’une que l’autre pour précipiter les âmes dans la réprobation éternelle : Le plaisir n’est pas à toutes les portes de l’enfer […], c’est une erreur de se persuader qu’on n’y arrive qu’avec le libertinage, et sous la conduite de la volupté ; on y arrive encore avec les dévotions opiniâtres et présomptueuses, avec les vertus qui ont pris de fausses adresses et qui marchent hors de route 13 . Loin de célébrer unilatéralement et sans distingo la dévotion comme valeur suprême de l’ethos religieux, Le Moyne s’attache à en décrire les diverses formes de déviation. À la manière des théologies négatives, il dit beaucoup moins, dans tout son ouvrage, ce qu’est vraiment la dévotion, que ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle ne peut pas être, sous peine de trahir l’Évangile. Les formules atteignent leur cible. En fustigeant les rabat-joie, l’écrivain veut gagner le suffrage des honnêtes gens et promouvoir une version équilibrée de la dévotion, aimablement incarnée en l’occurrence par la duchesse de Montmorency. Dans l’épître dédicatoire, il lui sait gré d’avoir été en son milieu la propagatrice efficace d’une attitude religieuse pourtant déconsidérée par ses pairs : « Vous avez introduit la dévotion à la Cour, où elle n’avait jamais été qu’en passant et en cachette 14 ». À grand renfort de maximes bien frappées ou d’images concrètes et très parlantes, Le Moyne raille la gravité empruntée, l’ascèse complaisante, la raideur dérisoire. Il réintroduit le naturel, sans mépriser les émotions sensibles : Au lieu de ces joies creuses et évaporées, la dévotion en a de solides et de sérieuses, qui pénètrent le cœur sans altérer le visage, qui donnent satisfaction à l’esprit sans causer de convulsion au corps, qui ne laissent point de confusion ni de repentir, qui n’ont pas besoin qu’on les cache ni qu’on les excuse 15 . Il ne saurait y avoir de contradiction forcée entre dévotion et civilité. Pour se rendre aimable et imitable, la piété personnelle doit savoir se plier au code rhétorico-éthique des bienséances mondaines. Mais un autre élément intéressant, plus novateur en vérité, apparaît dans ce constat : l’expression ou le vécu de la foi affectent autant le corps que l’âme. Dans une logique d’incarnation (très ignacienne au demeurant), le propos instaure une rupture certaine avec le psychocentrisme ambiant qui caractérise majoritairement la littérature dévote. Le Moyne plaide pour une santé totale de la personne croyante : 13 I, 4, p. 32. 14 Epître, non paginée. 15 II, 1, p. 55. <?page no="227"?> 227 L’austérité en procès : la propagande dévote du Père Le Moyne La dévotion est accusée de mélancolie, on la prend pour une vertu hypocondriaque qui inspire le chagrin et la tristesse, on se persuade que tous ses jours sont des jours de cendres ou de pénitence, et peu s’en faut qu’on ne la fasse semblable à ces pleureuses de marbre, qui entretiennent un deuil perpétuel sur les sépulcres 16 . Très significativement, la saison liturgique de référence ne devrait pas être aux yeux du jésuite le carême, mais le temps pascal. Si le rigorisme engendre facilement une acédie multiforme, par extinction des sens spirituels, pourquoi ne pas cultiver la joie chrétienne, fût-elle conjuguée, sur le plan mondain ou simplement humain, avec cette vertu naturelle qu’Aristote et saint Thomas appelaient l’eutrapélie ? Une sorte de réalisme empirique traverse les analyses du jésuite, et cet aspect fondamental se retrouve dans le fait de considérer la dévotion à partir de ce qu’il appelle son « bas étage 17 », en quelque sorte son plus bas dénominateur commun. Et le paradoxe n’est pas anodin, puisqu’il s’adresse prioritairement à la plus haute aristocratie. Au-delà du trait d’esprit, ou de l’effet de pointe, Le Moyne exploite le sens profond du mot humilité. Il convient d’être simple et de faire simple, au ras du sol, près de la chair, en se persuadant que nul n’est exclu de la course : « La dévotion n’est inaccessible à personne, précise-t-il, […] elle a ses hauts et ses bas degrés, et […] cette inégalité est de la beauté de l’Eglise 18 ». La condition sociale ne constitue a priori ni une chance ni un obstacle ; c’est pourquoi « et les grands, les riches et les heureux de ce monde ne peuvent pas être indévots par état puisqu’il n’y a point d’état dans l’Église qui n’appartienne à la robe de Jésus Christ, que l’onction a pénétrée 19 ». Propos certes rassurants, et généreusement oecuméniques, sur lesquels peuvent toujours planer quelques soupçons d’opportunisme ou de démagogie bien intentionnée et passablement indolore. Ne relèvent-ils pas néanmoins d’un simple pragmatisme pastoral ? On aurait beau jeu de reprocher à Le Moyne la mollesse de ses exhortations ou la faiblesse de sa parénèse. Ne semble-t-il pas édulcorer le piquant du sel évangélique, qui ne doit point s’affadir ? Oui, on comprend, on devine les manifestations allergiques qu’un tel message a pu provoquer. Prêcher systématiquement la facilité ou la douceur peut conduire à l’insipidité d’une piété toute superficielle. Comment goûter le sel évangélique dans les conformismes d’une dévotion trop sucrée ? 16 II, 1, p. 52-53. 17 Lettre du sujet et de dessein de ce livre, ajoutée au lieu de préface, non paginée. 18 I, 2, p. 8. 19 I, 2, p. 18. <?page no="228"?> 228 Christian Belin À vrai dire, le syndrome de l’abâtardissement avait déjà affecté en profondeur le système salésien lui-même, pourtant éminemment exigeant, mais lui aussi saturé, sur le plan rhétorique, par des images évoquant la suavité (fleurs, miel, etc.). Au-delà des réactions épidermiques à ce genre de discours, logiquement prévisibles, on discerne le redoutable dilemme de la prédication chrétienne, qui ne devrait jamais confondre mission et compromission. En réalité, s’agissant de Le Moyne, peut-être faudrait-il parler d’un sens profond du réalisme sociologique. Son livre est destiné, dit-il dans sa Lettre-préface, aux « égarés » et aux « appréhensifs 20 », joli euphémisme pour désigner toute la gamme qui va de l’indifférence plus ou moins narquoise jusqu’à l’hostilité plus ou moins larvée, sentiments qui sont loin d’être minoritaires dans le grand monde de la cour et des salons. En somme, le Moyne s’adresse à l’élite en refusant de sacrifier à la langue de bois des écrits spirituels. Sans doute estimait-il que valait mieux, dans le cadre d’une saine propagande religieuse, un minimalisme modeste mais fécond, qu’un trop-plein décourageant et stérile. Le jésuite tempère ou temporise afin de sauvegarder l’essentiel, l’engagement personnel et social du croyant, conséquence de sa consécration baptismale. La difficulté à laquelle il se heurtait nécessairement résidait aussi dans le fait que l’on trouve dans le Nouveau Testament un nombre à peu près équivalent de versets qui justifient aussi bien l’indulgence que l’intransigeance. Rigoristes et anti-rigoristes savent d’ailleurs rivaliser dans l’accumulation des autorités apparemment les plus contradictoires, où la vérité, comme disait Bossuet, se « trouve fort embarrassée ». Dans la Dévotion aisée, Le Moyne réfute un adversaire invisible, nébuleuse rigoriste où se retrouvent pêle-mêle sympathisants de Port-Royal et oratoriens, jansénistes et augustiniens de tous bords. Ces attaques non directement ciblées favorisent une polémique diffuse, qui élabore l’antitype du chrétien austère, désespérément inimitable et pastoralement contre-productif. Se reconnaîtront ceux-là mêmes qui, par leurs réactions passionnelles, s’auto-désigneront à la diatribe publique. Si Voltaire a pu écrire, à propos de Pascal, qu’il osait « prendre le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime », on pourrait défendre l’idée que Le Moyne prend ici le parti du laïcat mondain. Or ce thème fut largement banalisé par L’Introduction à la vie dévote, et abondamment illustré par Nicolas Caussin dans la Cour sainte. L’argument de fond en est bien connu, irréprochable sur le plan chrétien : de même que tous les états de vie sont légitimes, de même tous les degrés de ferveur possèdent leur pertinence, leur singularité et leur charisme. 20 Lettre…, non paginée. <?page no="229"?> 229 L’austérité en procès : la propagande dévote du Père Le Moyne Mais le jésuite ajoute une dimension critique au constat, en condamnant ceux qui s’érigent en juges de la ferveur d’autrui (en parodiant Molière, on pourrait dire : de la ferveur d’autrui pourquoi vous chargez-vous ? ). Ainsi non seulement il rejette la prééminence ou l’unicité du modèle claustral (ce que faisait déjà l’évêque de Genève), mais il disqualifie également ses avatars ou ses pseudo-adaptations. Cela étant, il redéfinit chemin faisant la notion même de dévotion. Déjà François de Sales n’entendait plus tout à fait le mot dans le sens strict de son étymologie (consécration) ; il en faisait l’exercice ordinaire de l’amour de Dieu. Pour sa part, Le Moyne rapproche davantage piété et dévotion, inscrivant ces deux notions conjointes dans un arrièreplan, non plus théologique, à proprement parler, mais éthique, avec toute une série d’implications morales, sociales et politiques. On se souviendra, à cette occasion, que si le mot de dévotion n’appartient guère au lexique traditionnel des port-royalistes, il n’appartient pas davantage au langage usuel du Nouveau Testament, où la notion de piété-dévotion, peu fréquente, est traduite par le mot eusebeia (15 emplois seulement, et aucun dans les Évangiles). La dévotion désigne une réalité essentiellement moderne, authentifiée par saint Thomas comme un acte de la vertu de religion, et donc nécessairement évolutive au gré des changements socioculturels. De ce point de vue, l’expression de devotio moderna n’est jamais qu’un pléonasme qui se réfère à un phénomène récurrent dans l’histoire des mentalités ou des pratiques religieuses. D’une certaine manière, Le Moyne est pleinement conscient de ces évolutions inévitables, et par désir d’inculturation, il transforme la dévotion en habitus, simple disposition permanente de la personne (âme et corps), qu’il faut acquérir, entretenir et conserver coûte que coûte dans n’importe quel état de vie. Son objectif se trouve ainsi défini : que les mondains intègrent dans leur conscience l’absolue nécessité d’une valeur spirituelle qui pourrait éventuellement effrayer ou susciter le dédain des honnêtes gens. D’un côté, il condamne la fausse dévotion ou l’hypocrisie, d’un autre côté il pourfend le zèle mal placé des ultras. Dans les deux cas, il démystifie la dévotion pour la rendre aimable et acceptable ; avec la même énergie, il démotive aussi bien l’inquiétude des scrupuleux que la perfide tentation du rigorisme. Un principe directeur, l’adaptation pastorale, commande l’organisation de l’ouvrage - principe qui implique et explique la prise en considération de situations particulières (le divertissement mondain, les jeux, l’usage des parures, les règles de la galanterie). Une casuistique s’impose, dont la mauvaise réputation ne doit pas occulter la nécessité pratique, l’inévitable relativisme certes, mais aussi la réelle pertinence psychologique ou sociale. Puisque la dévotion ne relève pas du luxe spirituel, elle doit s’acclimater aux tempéraments et aux vocations : <?page no="230"?> 230 Christian Belin Elle n’est pas seulement pour ces dépouillés et pour ces libres qui sont dégagés du monde. Elle est encore pour ces embarrassés qui traînent une famille et une fortune, qui ont des prétentions et des affaires, qui sont chargés de tous les devoirs et de toutes les nécessités de la vie commune 21 . La diversité qui reluit dans la nature (l’écrivain souligne à plaisir, de manière très salésienne, la variété des métaux, des fleurs, des arbres, des animaux), se retrouve dans la bigarrure du corps social ou dans celle du corps ecclésial. L’ordre dévot possède sa hiérarchie, et « Dieu a fait plus d’herbes qu’il n’a fait de cèdres 22 ». Comme il le développe surtout dans le livre II, Le Moyne précise qu’il faut tenir compte du temps, de l’âge, des circonstances, et obéir à la charité sans heurter scandaleusement la coutume ou les bienséances. À chacun son rythme, à chacun son charisme. Comme dans les exercices ignaciens, il importe de ne jamais contraindre la volonté, mais de la dompter habilement. Si le chrétien ne respecte pas les différents éléments de ce code de déontologie dévote, il sort de son rang et se retrouve en porte-à-faux. Ainsi se discréditent, par exemple, un juge qui lirait saint Augustin au lieu de faire « courte justice », ou bien encore une mère de famille qui multiplierait les actes de dévotion au lieu de s’occuper de son foyer 23 . En certains cas en effet, la frénésie surérogatoire peut tellement outrepasser la juste mesure commune qu’elle défie le bon sens et perd d’elle-même le fruit de tant de vains efforts. Curieusement, des formules totalement négatives apparaissent dans le discours du jésuite, plutôt enclin à la conciliation bienveillante. Lorsque la vertu de religion n’est plus tempérée, mais qu’elle verse au contraire dans l’hybris, toute piété s’annihile d’elle-même. Sur un ton sévère, L’écrivain appelle cet échec « une non-valeur qui coûte 24 ». On rencontre même dans le texte le néologisme suggestif d’ « indévotion 25 ». Le Moyne ne nie pas qu’il existe par exemple des états supérieurs d’oraison, mais il remarque, non sans finesse, que « l’élévation qui fait les contemplatifs ne fait pas toujours les saints 26 ». Aussi préfère-t-il louer la médiocrité, persuadé que, en matière de dévotion, il y a une excellence pour chaque médiocrité 27 . Il rassure ainsi son illustre destinataire, en lui prouvant que les occupations les plus ordinaires, les plus anodines, voire les plus frivoles ne sont pas dépourvues de grandeur ou 21 I, 2, p. 17. 22 III, 4, p. 154. 23 I, 3, p. 22-23. 24 I, 3, p. 21. 25 I, 7, p. 44. 26 III, 1, p. 143. 27 I, 6, p. 39. <?page no="231"?> 231 L’austérité en procès : la propagande dévote du Père Le Moyne d’intérêt, dès lors qu’elles sont perçues comme des moyens de sanctification proportionnés aux capacités et aux besoins d’individus qui demeurent nécessairement insérés dans un milieu social bien déterminé. Quoi qu’il en soit, et en dernière analyse, il convient de toujours considérer la dévotion « par ce qu’elle a d’intérieur et d’essentiel 28 ». Dans cette perspective, la démarche ne va pas sans noblesse, puisqu’elle suppose une vraie théorie de la pénitence quotidienne. Avec parfois plus d’onction dans le propos, Le Moyne assène ces vérités à la duchesse : « La principale finesse de la dévotion est de soutenir notre patience à la patience de Jésus-Christ, d’appuyer nos petites croix à la sienne 29 ». En dépit de ces mises au point traditionnelles, qui prétendent désamorcer les accusations de complaisance, le jésuite s’engageait malgré tout sur une voie passablement périlleuse. Soucieux de réduire l’hiatus qui pouvait se creuser entre discours clérical et public mondain, soucieux également de réguler l’offre et la demande dévote, jusqu’où devait-il étendre son indulgence ? Où s’arrête la concession ? Où commence la trahison ? On sait que dans la neuvième Lettre Provinciale, Pascal range Le Moyne sous la bannière d’un laxisme aussi éhonté que ridicule. Une même réprobation cloue au pilori la mariolâtrie enfantine de Boursier de Barry, les extravagances de Garasse ou d’Escobar et enfin ce que Pascal appelle plaisamment, à propos de Le Moyne, « une peinture tout à fait charmante de la dévotion 30 ». Même si l’auteur de la Dévotion aisée est un peu moins éreinté que ses trois confrères 31 , il n’en est pas moins la cible d’une raillerie qui dénonce une légèreté badine que l’on rencontrerait à chaque page du livre. Pascal ne rapporte cependant que quelques passages relativement marginaux, plus ou moins tronqués ou recousus sous forme de centon, qui portent essentiellement sur le portrait du chrétien en mélancolique austère. Ainsi l’ironie dont avait fait preuve Le Moyne dans ses descriptions se retourne méchamment contre lui : « Mon Révérend Père, je vous assure que si vous ne m’aviez pas dit que le Père Le Moyne est l’auteur 28 III, 1, p. 142. 29 III, 11, p. 194. 30 Les Provinciales, éd. L. Cognet et G. Ferreyrolles, Paris, Bordas, 1992, Lettre IX, p. 158. Dans les Enluminures du fameux Almanach des PP. jésuites, de Le Maître de Sacy (1654), Le Moyne est qualifié de « raffineur incomparable » (8 e Enluminure). Sur cette polémique en images, voir Yves Leblanc, « Les Enluminures de Le Maître de Sacy », XVII e siècle, n° 32, juillet 1956, p. 475-501. 31 Il est significatif que Nicole, dans ses annotations à la neuvième Provinciale, ne mentionne pas Le Moyne, alors qu’il cite abondamment Escobar ; par exemple, Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte, Avec les notes de Guillaume Wendrock, tome second, Amsterdam, 1734, Note III, « Réfutation de l’opinion épicurienne d’Escobar sur les plaisirs des sens », p. 202-211. <?page no="232"?> 232 Christian Belin de cette peinture, j’aurais dit que c’eût été quelque impie qui l’aurait faite à dessein de tourner les saints en ridicule 32 ». La lecture pascalienne soulève cependant quelques problèmes. D’une part Pascal décontextualise les propos et les exemples, sans tenir compte du discours explicatif qui les accompagne, comme il arrive très souvent dans le petit jeu polémique des citations assassines. Or le laxisme incriminé, qui serait sans cesse sous-jacent, mérite un examen plus profond, sinon plus objectif. Le Moyne permet certes les divertissements mondains, mais il donne surtout la liste des divertissements prohibés, ceux qui « blessent la conscience et donnent la mort à l’âme », ceux qui « laissent des tâches » et « souillent la réputation », ceux qui « troublent la paix domestique » et enfin « mettent la division et le désordre dans les familles 33 ». Il autorise la parure des femmes galantes, mais il prononce une longue diatribe contre le maquillage et le luxe excessif, qui n’est qu’un pastiche de Tertullien (lequel n’a pas la réputation d’être laxiste en la matière) 34 . Il se montre permissif sur la question des spectacles et des fêtes, et il va même jusqu’à affirmer, afin de justifier son point de vue, que la dévotion ressemble elle-même à un « théâtre toujours ouvert », avec « ses jeux, ses concerts […], ses danses et ses spectacles ». Toutefois il ajoute aussitôt qu’il songe en priorité au « concert des cieux », au « bal des planètes » et à la « danse des étoiles », bref au spectacle de la Création 35 . De manière assez constante, Le Moyne entoure ces propos d’une série de garde-fous ou d’admonitions sans ambiguïté. Ainsi il rappelle, au chapitre 6 du Livre III, le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain, ce qui le met hors de portée des imprécations fulminées par Pascal dans la péroraison de la dixième Provinciale, à l’encontre des casuistes qui « en osent dispenser les hommes 36 ». Ainsi il discerne également le danger encouru par le chrétien lorsqu’il s’auto-illusionne sur des apparences de sainteté qui éloignent de l’unique nécessaire, c’est-à-dire du radicalisme évangélique : « nous désirons la perfection parce qu’elle nous pare, et non parce qu’elle plaît à Dieu 37 ». Mais il y a sans doute quelque chose de plus grave ou de plus significatif, dans la lecture partiale de la Dévotion aisée, que nous offre la neuvième lettre Provinciale. Pascal en effet ne fait aucune allusion aux passages où le jésuite insiste sur la misère de notre condition, avec une gravité qui n’a rien de 32 Provinciales, éd. cit., p. 160. 33 II, 5, p. 71-79. 34 II, 9, p. 103-104. 35 II, 3, p. 66-67. 36 Provinciales éd. cit., Lettre X, p. 191. 37 III, 4, p. 157. <?page no="233"?> 233 L’austérité en procès : la propagande dévote du Père Le Moyne « charmant ». Ainsi par exemple cet extrait du livre II, dont la teneur et la tonalité évoquent étrangement tel ou tel fragment des Pensées pascaliennes : Mais savent-ils bien quelle est la condition de l’homme en ce monde ? Ne leur a-t-on jamais appris qu’il n’y est que comme un prisonnier chargé de chaînes, comme un forçat attaché à la galère, comme un criminel qui va au supplice ? Avons-nous sujet de rire ou de pleurer en cet état là ? Devonsnous penser à chercher des divertissements ou à faire pénitence 38 ? Plus loin, Le Moyne constate amèrement que « c’est une délicatesse honteuse au chrétien de demander à la vertu des exemptions qu’il ne demande pas à l’ambition et à l’avarice, et de quitter à regret et avec peine pour son salut ce qu’il abandonne si gaiement pour une pièce d’argile qui sonne, pour un petit bruit qui se passe, pour des couronnes de papier que le vent emporte 39 ». Ou bien encore, dans un registre plus tragique, ces deux réflexions empreintes de la plus haute gravité : « Je joue et peut-être que la justice de Dieu a la main levée sur ma tête » ; « je danse et la mort qui danse avec moi me tire au tombeau 40 ». Enfin, quant à l’accusation toujours implicite, qui voudrait que la morale des jésuites se confonde avec la simple morale naturelle des philosophes païens, Le Moyne effectue cette mise au point décisive : la dévotion, dit-il, « vient de plus haut » et « ne s’arrête pas à cette honnêteté morale qui n’est que l’ébauche du christianisme et le corps de l’homme de bien 41 » ; il précise d’ailleurs sans détour que sans « la couleur du christianisme », les vertus, « quelque parées et quelque éclatantes qu’elles soient d’ailleurs ne peuvent être agréables au Dieu des vertus. Ce seront des vertus ou stoïciennes ou cyniques, ce ne seront pas des vertus chrétiennes 42 ». De tels jugements sont sans équivoque, et l’on peut se demander si Pascal les a lus, ou si l’équipe rédactionnelle des Provinciales les lui a montrés, tant ils vont à l’encontre d’une interprétation unilatéralement et injustement laxiste de la Dévotion aisée. Au-delà de la mauvaise foi des uns ou des autres, se pose toujours le débat de fond sur l’austérité chrétienne. Une véritable querelle s’est nouée autour de cette question. Déjà en 1643, dans De la fréquente communion, Antoine Arnauld offrait un visage fort austère de la discipline sacramentelle, en insistant sur le relâchement moral et spirituel de ses contemporains. Au livre III, en particulier, il déplorait « la dépravation 38 II, 3, p. 64. 39 II, 3, p. 66. 40 II, 7, p. 92. 41 II, 7, p. 89. 42 III, 9, p. 184. <?page no="234"?> 234 Christian Belin quasi universelle des mœurs des chrétiens d’aujourd’hui 43 ». L’argument de la dégénérescence historique parcourt bon nombre d’écrits spirituels ultérieurs, mais il n’est pas toujours utilisé pour réhabiliter une austérité qui serait la marque des temps primitifs du christianisme. Ainsi par exemple, en 1655 (trois ans après la Dévotion aisée), le franciscain François Bonal consacre tout un chapitre de son ouvrage, Le Chrétien du temps, à la question. Le titre de ce chapitre résume tout le problème et s’inscrit dans une polémique dans laquelle se trouve précisément engagée la Dévotion aisée : « De l’austérité de la primitive Église, et si elle peut être remise dans nos jours 44 ». Comme Le Moyne, mais contre Arnauld, Bonal répond par la négative et comme le jésuite, dont il s’inspire vraisemblablement, il prononce un réquisitoire impitoyable contre ceux qui prétendent « massacrer le corps de peines indifférentes » et « tourmenter l’esprit de terreurs paniques 45 ». Certes, concède-t-il à Arnauld, le christianisme contemporain se révèle « caduc et glacé 46 », mais cela ne justifie pas à ses yeux le retour vengeur ou nostalgique des anciennes rigueurs, qui ne sont plus de saison. Avec perfidie, il remarque même que « la mauvaise humeur et la haine de la vie […] font quelquefois les austères 47 ». Cet arrière-plan de controverse permet de mieux comprendre le climat religieux dans lequel l’ouvrage de Le Moyne a été reçu. Au-delà des amabilités de circonstance, qu’il distille à la duchesse de Montmorency - et, à travers elle, à tout le milieu qu’elle représente -, au-delà de l’indulgence pastorale, toute pétrie de réalisme et de lucidité, le jésuite n’en pourfend pas moins ceux qu’il nomme avec une certaine insolence des « réformateurs mal informés 48 ». Et de fait, ses critiques se déversent tous azimuts : contre le rigorisme janséniste, contre un certain purisme moral et clérical 49 , mais aussi contre les effets de mode d’une mystique plus ou moins frelatée. Dans tous les cas, l’écrivain poursuit l’austérité excessive de sa vindicte, et il ose prôner ce qu’il appelle « une belle manière de sainteté 50 », « car de tout 43 De la fréquente communion, Paris, Antoine vitré, 1644 (cinquième édition), III, 16, p. 759. 44 Le Chrestien du temps, en quatre parties, Lyon, François Comba, 1688, III, 10. 45 Le Chrestien…, op. cit., III, 10, p. 144. 46 Ibid. 47 Le Chrestien…, op. cit., p. 145. 48 II, 14, p. 138. 49 Vladimir Jankelevitch parlait d’une « phobie de l’impureté présente », ou encore d’un « catharisme éthique », Le Pur et l’impur, Paris, Champs Flammarion, 1960, p. 21 et 36. 50 II, 14, p. 134. Il donne comme exemples les lettres écrites par saint Basile et saint Grégoire de Nazianze. <?page no="235"?> 235 L’austérité en procès : la propagande dévote du Père Le Moyne temps on a vu des saints polis et des dévots de bel esprit ; de tout temps il y a eu des vertus ingénieuses et des vertueux civilisés 51 ». Cette phrase, on s’en doute, a suscité le ricanement de Pascal 52 ; mais elle est révélatrice du projet d’ensemble de la Dévotion aisée, de son pari ou de sa gageure : permettre une évaluation critique de la démarche ou de la raison dévotes. Non sans maladresses sans doute, Le Moyne s’efforçait de jouer le jeu d’une inculturation franche et audacieuse, sans être prisonnier d’une ecclésiologie ou d’une spiritualité fixistes qui cherchaient leurs modèles dans un passé révolu. Par ailleurs, quand bien même il caricaturait à outrance l’austérité des port-royalistes et de quelques autres (et l’on connaît assez, par exemple, l’importance décisive de la joie spirituelle chez Pascal), ne suggérait-il pas également que les défenseurs d’une dévotion aisée, mesurée et suave, étaient eux aussi victimes d’une caricature éhontée ? Implicitement, mais sans doute très efficacement, Le Moyne apportait la démonstration que nul groupe spirituel ne détenait le monopole du sérieux apologétique, ni celui de la pureté évangélique, ni même d’ailleurs celui de l’ironie mordante ou de la raillerie. En somme, il s’adressait à l’élite de son temps sans verser dans un élitisme spirituel, qui risquait à ses yeux de n’être qu’artifice ou supercherie. Beaucoup plus pragmatique, il mettait la propagande religieuse au service d’un laïcat de plus en plus autonome, refusant de dissocier ce qui, en la personne du laïc, relevait de la fidélité chrétienne et ce qui ressortissait à la citoyenneté politique. Laïcus qui est simul fidelis et civis. La formule n’est pas de lui ; on ne la trouvera que dans le chapitre II du décret conciliaire Apostolicam actuositatem, promulgué le 18 novembre 1965 53 , mais elle s’inscrit dans le droit fil de la Dévotion aisée. L’ouvrage apparaît ainsi sous un jour nouveau, lorsqu’il est replacé dans la longue durée de l’histoire du catholicisme. Enfin, et ne serait-ce que pour mieux évaluer le contexte spirituel des Provinciales, l’ouvrage mérite d’être relu avec toute l’attention requise, comme le méritent également, sans crainte du crime de lèse-majesté, tous les auteurs réfutés par Pascal, et même - pourquoi pas ? - l’infortuné Escobar. Car tel est, au final, sur le plan culturel et religieux, l’étrange et double paradoxe qui se dessine en filigrane : d’une part, l’austérité avait plutôt le vent en poupe dans la seconde moitié du XVII e siècle (et elle s’était acquis toute la sympathie des rieurs et de l’intelligentsia), alors même qu’elle était vouée à l’échec ; d’autre part, une certaine forme d’innovation pastorale se retrouvait disqualifiée sans appel, alors même qu’elle essayait, auprès des élites, d’enrayer un profond mouvement, inéluctable, de déchristianisation. 51 II, 14, p. 134. 52 Provinciales, éd. cit., Lettre IX, p. 159. 53 Les Conciles oecuméniques, Les Décrets, tome II, Paris, Cerf, 1994, p. 1991. <?page no="237"?> Biblio 17, 175 (2008) Pascal et la superstition L AURENT T HIROUIN Université Lumière-Lyon 2 La posture janséniste relève-t-elle, au XVII e siècle, d’un élitisme religieux ? Si la tendance à l’insoumission caractérise les élites, la cause devrait être entendue pour Port-Royal ! Ce petit milieu intellectuel et religieux s’est signalé par son indocilité, et a été persécuté par les pouvoirs - civil comme religieux - en raison essentiellement du soupçon d’insoumission qui a toujours pesé sur ses membres. Du point de vue de la pratique religieuse, et de la conception même de la religion, on s’accordera aisément avec les remarques suivantes de Sainte-Beuve, par lesquelles, au seuil de son grand œuvre, le critique définit la religion de Port-Royal : une religion plus libre des vaines images, des cérémonies ou splendides ou petites, et plus libre aussi, au temporel, en face de l’autorité ; une religion sobre, austère, indépendante… 1 Lieu d’exigences spirituelles et d’approfondissement intellectuel, Port-Royal nous paraît a priori un des lieux les plus opposés à toute dérive superstitieuse. Au sein de cette société, Pascal, esprit hors norme, géomètre, exégète, théologien, se détache encore par sa stature intellectuelle et son indépendance d’esprit. Un homme d’élite, dans une société d’élite… Au regard d’un philosophe du XVIII e siècle, et notamment d’un Condorcet, les choses ne sont pas si simples, on s’en doute. Condorcet publie en 1776 le papier retrouvé dans la doublure du vêtement de Pascal 2 - témoin d’une nuit de feu, que l’ami de Voltaire qualifie d’une expression peu aimable : « amulette mystique ». Tel est d’ailleurs le titre que reçoit, dans son édition de 1778, cette page qui défie la dénomination. Ce qui est pour nous, depuis Brunschvicg, le « Mémorial », est alors « amulette trouvée dans l’habit 1 Sainte-Beuve, Port-Royal, éd. Maxime Leroy, Gallimard (« Pléiade »), 1953, t. 1, p. 99. 2 Eloge et pensées de Pascal, Nouvelle édition commentée, corrigée et augmentée par Mr de*** [Condorcet], Paris, 1778, p. 313. <?page no="238"?> 238 Laurent Thirouin de Pascal ». Malgré le soin notable avec lequel Condorcet édite ce texte, son commentaire ne témoigne pas du même respect : Pascal avait écrit tout cela sur du papier qu’il avait enveloppé dans du parchemin, sur lequel ces mêmes mots se trouvaient encore. Il y a loin de là au traité de la Roulette, et rien ne nous paraît plus propre à expliquer comment toutes ces pensées trouvées dans les papiers de Pascal, ont pu sortir d’une même tête. L’Auteur de la roulette en a fait quelques-unes, le reste est l’ouvrage de l’Auteur de l’amulette. 3 Autrement dit, pour Condorcet, l’auteur des Pensées est un homme double, un Dr Jekyll et Mr Hyde. Dans le même homme se cachent deux esprits, deux écrivains : l’Auteur de la roulette et l’Auteur de l’amulette. Et l’opposition que les philosophes des Lumières croient déceler dans les diverses productions de Pascal s’explique parfaitement par cette duplicité, ou plutôt cette schizophrénie. Le Mémorial est la marque la plus flagrante d’une dérive superstitieuse, dont témoignent de nombreux autres écrits. Qu’un des plus grands génies du XVII e siècle, un mathématicien, un scientifique d’une fécondité remarquable, ait pu se laisser aller à coudre dans ses vêtements un parchemin et une feuille de papier griffonnée, voilà un des plus déplorables méfaits de la religion. Et voilà la preuve par excellence de son tropisme superstitieux. Or Pascal, accusé ici de superstition, est un des grands penseurs de la superstition. On trouve, dans les Pensées, tous les éléments d’une théorie cohérente, originale et élaborée, des rapports entre foi et superstition - d’une définition de la foi au regard de la superstition. C’est ce que je voudrais présenter ici, en faisant ressortir un point essentiel, qui donnera toute leur ampleur à des considérations en apparence très monographiques : la lutte de Port-Royal contre les jésuites recèle de ce point de vue des implications religieuses essentielles, au moins aussi importantes pour Pascal que le débat théologique explicite roulant autour de la grâce. Pour l’auteur des Pensées, lutter contre les jésuites, c’est lutter contre une certaine forme de religion, contre la superstition : c’est donc défendre, non seulement le contenu de la foi catholique, mais la notion même de foi, qui se trouverait gravement travestie par les agissements de la Compagnie. I. La religion harmonieuse : équilibre anthropologique Avant d’aborder les dysfonctionnements, je partirai de l’idéal - d’une religion conformée à l’homme, sans qu’elle abdique rien de son caractère surnaturel. 3 Ibid., pp. 312-314. <?page no="239"?> 239 Pascal et la superstition Il faut pour cela, selon Pascal, qu’elle satisfasse une double exigence : de respectabilité et de douceur. L’une des premières préoccupations qui fonde l’entreprise apologétique, que nous connaissons aujourd’hui comme les Pensées, est le souci de ne pas donner à la religion chrétienne une image ridicule auprès des non-chrétiens. S’il est une tâche à la portée de l’apologiste, c’est bien celle-là, qui n’implique pas de convertir les cœurs, mais seulement d’éclairer les esprits. Le problème se pose d’emblée par rapport à la raison : Si on soumet tout à la raison, notre religion n’aura rien de mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule. 4 La première mission dont se sent investi l’apologiste est de faire échapper la religion au ridicule. Sans qu’il soit bien sûr question de réduire la religion chrétienne à des propositions rationnelles et de l’anéantir de la sorte en tant que religion, on ne saurait accepter que l’exposé des dogmes et des articles de foi suscite simplement l’impression d’une offense grotesque faite à la raison. Il y a une différence entre ne pas relever de la raison et bafouer la raison. Il importe avant tout à Pascal d’écarter cet écueil, et de rendre ainsi la religion respectable. C’est un des programmes qu’il se fixe d’entrée de jeu, dans la liasse « ordre », un préalable. L’apologie qu’il médite procéderait ainsi idéalement en deux temps : le temps du respect, et le temps de l’amour : Ordre. Les hommes ont mépris pour la religion. Ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison. Vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie et puis montrer qu’elle est vraie… (fr. 46) La première lutte est donc une lutte contre le mépris - un mépris qui se révèle parfois le produit direct, quoique involontaire, de l’apologétique traditionnelle. Celle-ci est condamnée en des termes très durs, dans un projet de préface (« préface de la seconde partie »), où Pascal évoque certains des arguments que l’on présente comme des preuves aux incroyants : […] dire à ceux-là qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils y verront Dieu à découvert, et leur donner pour toute preuve de ce grand et important sujet le cours de la lune et des planètes, et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours, c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles. Et je vois 4 Pascal, Pensées, éd. Sellier/ Ferreyrolles, Livre de poche, 2000 ; fr. 204. <?page no="240"?> 240 Laurent Thirouin par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris (fr. 644 - je souligne). Ce n’est pas que « le monde ordinaire », pour reprendre une formule de Pascal, soit toujours si soucieux d’une approche rationnelle et intelligente. On peut certes le satisfaire à moindre frais. Il suffit tout simplement de ne pas traiter les questions qui risqueraient d’embarrasser : Le monde ordinaire a le pouvoir de ne pas songer à ce qu’il ne veut pas songer : « Ne pensez point aux passages du Messie », disait le Juif à son fils. Ainsi font les nôtres souvent. Ainsi se conservent les fausses religions, et la vraie même, à l’égard de beaucoup de gens. Mais il y en a qui n’ont pas le pouvoir de s’empêcher ainsi de songer, et qui songent d’autant plus qu’on leur défend. Ceux-là se défont des fausses religions, et de la vraie même, s’ils ne trouvent des discours solides (fr. 659). Écarter les questions, les faire magiquement disparaître, ne pas penser à ce qui gêne, se révèle au bout du compte une fort mauvaise solution - à beaucoup d’égards. D’un point de vue religieux, tout d’abord, cette conduite aboutit à assimiler le vrai et le faux ; elle ramène une religion fondée au niveau des fausses religions. Stratégiquement parlant ensuite, ce réflexe de protection contribue à un affaiblissement de la foi : ce qui est conservé sans l’appui de la raison, contre la raison, est fragile, susceptible d’être ébranlé à tout moment. Enfin, cette paresse apologétique bute sur l’existence d’esprits supérieurs, ceux qui n’appartiennent pas au monde ordinaire. Pour eux, il faut absolument des « discours solides ». La dimension élitiste du projet pascalien apparaît rarement avec une telle netteté. Même si le souci de l’apologiste est d’abord rapporté ici à un respect de la vraie religion, un désir de ne pas la confondre avec ses caricatures, il laisse entrevoir dans cette réflexion l’interlocuteur naturel de l’apologie qu’il médite : un esprit exigeant, qui ne se satisfera pas de vent. Mais si la religion chrétienne doit faire toute sa place à la raison, ce n’est pas seulement pour des motifs stratégiques ou rhétoriques, par un souci fonctionnel de respectabilité, pour se concilier une écoute plus favorable de la part de l’incroyant. L’enjeu est autrement crucial. La raison est, pour Pascal, une part intégrante de la vie de foi. Le christianisme ne saurait la congédier, sans se dénaturer lui-même. Cette conviction s’exprime dans une liasse essentielle des Pensées, qui, sous l’intitulé « Soumission et usage de la raison », rassemble, d’après Pol Ernst, certains des fragments originels de l’apologie 5 . Philippe Sellier remarque le caractère très explicitement augustinien de cet 5 Pol Ernst, Les Pensées de Pascal. Géologie et stratigraphie. Paris/ Oxford : Universitas/ Voltaire Foundation, 1996. Voir notamment les pp. 179-211. <?page no="241"?> 241 Pascal et la superstition ensemble de réflexions 6 , qui s’interroge sur le rapport entre l’inspiration (l’action de l’Esprit en nous) et l’examen (l’analyse) des textes. La question est évidemment centrale dans un ouvrage de nature apologétique, dont la validité dépend d’une confiance minimale en les pouvoirs de la raison. Mais le propos est bien plus fondamental, comme il apparaît quand on prête attention au sous-titre de la liasse, trop souvent escamoté : « Soumission et usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme ». Cette dernière formule, ajoutée de la main de Pascal sur un petit papillon 7 , contient une charge polémique implicite. Elle suggère l’idée d’un faux christianisme face au vrai ; elle signale le risque d’une illusion religieuse, qu’il serait nécessaire de combattre. La frontière entre la religion authentique et sa contrefaçon passera par une certaine déférence à la demande de raison. Que faut-il entendre par cette invitation conjointe à soumettre la raison et à en faire usage ? Sous le titre de soumission, le fragment 201 considère l’attitude même d’abdication intellectuelle et d’assujettissement, qui peut passer comme symptomatique de la foi. Pascal confronte trois qualités (pyrrhonien, géomètre, chrétien), et les caractérise par trois comportements spécifiques et distinctifs : le pyrrhonien doute, le géomètre assure, le chrétien se soumet : Soumission. Il faut (avoir ces trois qualités : pyrrhonien, géomètre, chrétien. Soumis. Doute. Et elles s’accordent) savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n’entend pas la force de la raison. Il y en a qui faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se connaître en démonstration, ou en doutant de tout, manque de savoir où il faut se soumettre, ou en se soumettant en tout, manque de savoir où il faut juger (fr. 201). Chacun des verbes caractéristiques - douter, assurer, se soumettre - est accompagné, on le voit, d’une même injonction : « où il faut ». Autrement dit, les qualités de « pyrrhonien » de « géomètre », de « chrétien » ne représentent pas des camps distincts entre lesquels se rangeraient les uns ou les autres ; ce ne sont pas des alternatives, mais des attitudes complémentaires. Pascal avait écrit dans une première rédaction : « Il faut avoir ces trois qualités […]. Et elles s’accordent. » Chaque homme, selon Pascal, est donc invité à être concurremment et pyrrhonien, et géomètre, et chrétien. Devenu chrétien, il n’est pas dispensé de se comporter encore en pyrrhonien et en géomètre. Face à cette harmonie idéale, cette conjonction de qualités contraires, Pascal ébauche trois caricatures, qu’entraîne l’exacerbation d’une qualité quand elle amène l’exclusion des autres - trois manières parallèles de faillir : le scientiste, 6 Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, Armand Colin, 1970, p. 530. 7 Comme l’atteste le Recueil Original, p. 247. <?page no="242"?> 242 Laurent Thirouin ou rationaliste intégral, qui n’admet que la démonstration ; le pyrrhonien à la Montaigne (du moins sous la forme de l’Apologie de Raimond Sebond), révoquant tout en doute ; et une ultime caricature, un hyper-christianisme, qui serait une demande universelle de soumission. Le choix entre ces trois impératifs, la détermination de cette répartition entre les trois attitudes de l’esprit, est le fait de la raison. Le doute même, résultant d’une analyse préalable, est l’objet d’un savoir : « savoir douter où il faut ». La raison, d’une certaine manière, gouverne ainsi le processus, puisqu’elle garde non seulement la maîtrise d’un champ qui lui revient en propre (celui du géomètre), mais qu’elle est aussi celle qui se prononce au préalable sur la répartition des compétences. Le savoir premier - « savoir douter où il faut », « savoir où il faut se soumettre », « savoir où il faut juger » - précède la foi elle-même, et survit à son émergence : ce savoir est évidemment un fruit de la raison. C’est elle, l’instance qui juge, l’acteur du jugement, comme l’indique de façon très appuyée un autre fragment de la liasse : La raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu’il y a des occasions où elle se doit soumettre. Il est donc juste qu’elle se soumette, quand elle juge qu’elle se doit soumettre (fr. 205). Grammaticalement, la raison est dans ce fragment le sujet des deux verbes : juger et se soumettre. Juger, c’est donc décider de l’usage de la raison : la raison décide elle-même de la place qu’il convient de lui accorder ; elle est à la fois le sujet et l’objet du processus. L’opposition ternaire initiale se réduit donc de la sorte à une alternative binaire : se soumettre/ juger. Remarquons cependant que, si le chrétien est appelé à douter et à assurer, sa définition première, celle qui lui vaut le titre de chrétien, reste la soumission, laquelle structurellement s’oppose au jugement, se manifeste toujours par le refus de juger. La caricature du chrétien, nous l’avons dit, passe par l’excès de sa qualité naturelle, la soumission : « se soumettant en tout, manque de savoir où il faut juger ». Reformulons alors dans son intégralité le paradoxe pascalien. On est d’abord chrétien dans la mesure où on se soumet, mais celui qui se soumettrait excessivement cesserait par là même d’être chrétien. Le titre de notre liasse repose sur un double énoncé concurrent. Le premier, sous-jacent, mais indiscutable, rappelle que le christianisme consiste en une soumission de la raison. Pascal ne conteste pas cette donnée originelle, mais il la complète et la corrige, en opposant au christianisme l’idée d’un véritable christianisme, qui à la soumission principielle implique d’ajouter un usage de la raison. L’amateur de statistiques constatera sans surprise que les deux substantifs « foi » et « raison » sont parmi les plus représentés dans les Pensées ; mais l’importance relative des deux termes est frappante : aux 89 occurrences du terme <?page no="243"?> 243 Pascal et la superstition de « foi » répondent 218 mentions de la « raison ». On ne peut signifier plus nettement la place que prend la raison dans l’apologie pascalienne. Les Pensées donnent en modèle les Juifs de Bérée. Évoqués dans les Actes des Apôtres, ces interlocuteurs de saint Paul accueillent l’Évangile avec empressement, mais vérifient aussitôt dans les textes ce qu’ils ont entendu ; ils ont un rapport rationnel et critique à la prédication de l’apôtre, et sont présentés par la Vulgate « scrutantes Scripturas » 8 . Dans un quasi-jeu de mots, le latin fait des Écritures l’objet naturel d’une scrutation, au sens riche et fort que possède le verbe scrutari (fouiller, chercher à pénétrer, chercher à savoir). Peut-être est-ce cette paronomase qui a séduit Pascal et l’a amené à garder la citation latine. Mais l’essentiel, dans cet exemple, est sans doute pour lui la remarquable conjonction de l’avidité (ils reçoivent avec une ardeur extrême - « cum omni aviditate ») et du travail d’intelligence. Les Juifs de Bérée illustrent ainsi à merveille un idéal harmonieux, qui constitue précisément pour Pascal la douceur de l’action divine. Cette douceur provient du concours de deux moyens hétérogènes et complémentaires : La conduite de Dieu, qui dispose toute chose avec douceur, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons et dans le cœur par la grâce (fr. 203). La ferme distinction établie entre le cœur et l’esprit est parfaitement augustinienne, et surtout l’idée qu’une instance n’implique pas l’autre, que les deux doivent être prises en compte si l’on veut s’adresser à l’homme dans son intégralité. L’auteur des Pensées est en fait plus augustinien qu’Augustin lui-même, dans la mesure où celui-ci s’est parfois mis en contradiction avec ses propres principes. C’est le cas notamment lors de la crise donatiste, où l’évêque d’Hippone, dépassé sans doute par les difficultés auxquelles était confronté son ministère, finit par se résigner à recourir au bras séculier, envisage d’infléchir le cœur par la terreur. Malgré toute la déférence qui est la sienne à l’égard de saint Augustin, Pascal rejette avec la plus grande netteté cette tentation, exprimée dans la célèbre lettre 93 à Vincent 9 , et qui ne saurait avoir aucun fruit spirituel dans l’âme des victimes. « Ce n’est pas y mettre la religion, mais la terreur » (fr. 203). Il reste fidèle à cet enseignement plus essentiel du grand Africain, tel que le résume aujourd’hui Etienne Gilson, en articulant trois temps dans la vie de foi : « Sous sa forme achevée, la doctrine augustinienne des rapports entre la raison et la foi comporte trois moments : préparation à la foi par la raison, acte de foi, intelligence du contenu de 8 Le fragment 202, toujours dans la liasse « Soumission et usage de la raison », se contente de reproduire le verset latin des Actes (XVII, 11). 9 Sur toute cette question et les difficultés posées à Pascal par la lettre à Vincent, voir les développements de Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, pp. 543-545. <?page no="244"?> 244 Laurent Thirouin la foi » 10 . Si le moment même de la foi échappe radicalement au contrôle (et même à l’accès) de la raison, celle-ci est pleinement sollicitée, avant et après. On conclura sur ce point par une formule lapidaire, extraite d’une plus ample démonstration. Dans un fragment de la liasse table, Pascal évoque « la guerre intérieure de la raison contre les passions » (fr. 29), et les tentatives symétriquement infructueuses de privilégier celles-ci ou celle-là. Quoi qu’on bâtisse comme théorie, qu’on prenne Sénèque pour maître ou qu’on imite Des Barreaux, on ne peut écarter ni l’une ni l’autre de ces pièces constitutives de l’homme. Elles font trop intimement partie de son identité pour qu’il puisse imaginer d’expulser l’une d’elles. Au poète libertin, qui illustre le choix résolu et animal des passions, Pascal se contente de répondre : « La Raison demeure toujours… » La même réponse peut être faite au chrétien le plus dévot. II. La superstition : rupture de cet équilibre La superstition menace quand la raison perd ses droits. Nul besoin de Pascal pour formuler cette quasi-évidence, d’ordre lexicographique tout autant que théologique. Pour percevoir l’originalité véritable de la notion pascalienne de superstition, il faut la replacer dans le réseau précis qu’élaborent les Pensées, dans une série de confrontations terminologiques où elle reçoit sa pleine signification. Quatre couples de notions constituent progressivement la superstition en critère essentiel, pour désigner des alternatives à la foi chrétienne, mais aussi les menaces de dénaturation qui la guettent en permanence. 1. Superstition et idolâtrie La catégorie de superstition joue dans un premier temps pour situer logiquement et historiquement la révolution religieuse opérée à sa naissance par le christianisme. De ce point de vue, la superstition caractérisera dans son essence la religion juive. Retraçant à grands traits l’établissement de la religion chrétienne, les luttes fondatrices qu’elle a dû mener, Pascal ébauche ainsi deux fronts religieux : Alors Jésus-Christ vient dire aux hommes qu’ils n’ont point d’autres ennemis qu’eux-mêmes, que ce sont leurs passions qui les séparent de Dieu, qu’il vient pour les détruire, et pour leur donner sa grâce, afin de faire d’eux tous une Église sainte. 10 Etienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, 1987, p. 34. <?page no="245"?> 245 Pascal et la superstition Qu’il vient ramener dans cette Église les païens et les Juifs, qu’il vient détruire les idoles des uns et la superstition des autres. (fr. 685 - je souligne) Si, de façon très classique, la catégorie religieuse du paganisme se définit par l’idolâtrie, comme y invite d’ailleurs toute la Bible, ce qui constitue le judaïsme, aux yeux de Pascal, est précisément la superstition. C’est dans le rapport des Juifs à la Loi qui leur a été révélée, que se manifeste cette attitude superstitieuse. On en trouve confirmation dans la manière dont Pascal évoque la guérison miraculeuse de la main desséchée 11 . Cette guérison, accomplie par le Christ dans une synagogue, le jour même du sabbat, entraîne immédiatement un débat théologique avec les scribes et les pharisiens. Dans l’Abrégé de la Vie de Jésus-Christ, l’épisode est relaté en ces termes : Après il guérit la main sèche en un jour de sabbat, et défend son action contre la superstition des Pharisiens. 12 Dans son laconisme, l’imputation est éclairante. Les Pharisiens sont superstitieux en ce que la Loi est pour eux un absolu, qui ne tolère aucun examen spirituel. La lutte contre la superstition aura donc constitué l’une des deux missions spirituelles du Christ, dans l’annonce de l’Évangile. L’Église nouvelle se forme dans un nouveau rapport à la loi, dans une nouvelle conception vivifiante et non superstitieuse des préceptes. C’est là, on le sait, une des lignes de force de la prédication paulinienne, et le fondement de l’idée d’un Nouveau Testament. Le devenir chrétien suppose donc, au premier chef, une sortie de la superstition. 2. Superstition et libertinage Si, des origines de l’Église, on se transporte à l’époque de Pascal, l’adversaire de la foi chrétienne porte un nouveau nom, celui de libertin - une personne affranchie des croyances de ses ancêtres et de la société qui l’entoure. Mais l’antagonisme évident entre le chrétien et le libertin cache parfois une affinité plus intime ; ou plutôt, sous le nom de chrétien, peut se dissimuler une équivalence dévote du libertinage : Il y a peu de vrais chrétiens. Je dis même pour la foi. Il y en a bien qui croient mais par superstition. Il y en a bien qui ne croient pas, mais par libertinage ; peu sont entre-deux. 11 Mt 12, 9-13 ; Mc 3, 1-5 ; Lc 6, 6-10. 12 Pascal, Œuvres complètes, éd. Mesnard, Desclée de Brouwer, 1991, t. 3, p. 261 - je souligne. <?page no="246"?> 246 Laurent Thirouin Je ne comprends pas en cela ceux qui sont dans la véritable piété de mœurs et tous ceux qui croient par un sentiment du cœur (fr. 210). Protester d’une croyance est évidemment bien moins méritoire que d’y conformer les actes de son existence. Il est plus facile d’adhérer à la foi chrétienne que de vivre en vrai chrétien. On a coutume, dans cette optique, d’opposer au chrétien de façade un vrai chrétien, cohérent avec ses principes. Pascal le sait pertinemment, mais il ne va pas jusque-là, et veut bien interrompre l’examen prématurément - d’où l’incise, un rien inattendue : « même pour la foi ». La question est bien celle du « vrai christianisme » (titre de la liasse), celle des « vrais chrétiens » - peu nombreux, selon ces catégories pascaliennes. Avant même de se signaler par ses actes et sa vie, le vrai chrétien se distingue de ses simulacres par sa foi. Il est celui dont la croyance échappe à la superstition. Le libertinage, autre forme de l’idolâtrie, est un symétrique, et somme toute un équivalent inversé de la superstition. Les uns se placent d’emblée en dehors du champ de la croyance, tandis que la superstition des autres s’affiche comme un comportement religieux. Mais chacun à leur manière, ils représentent pour Pascal des négations de la foi. Si le refus de croire est évidemment un rejet de la foi, il ne suffit pas de croire pour entrer sous le régime de la foi. Pascal avait pris pour devise la formule de saint Paul : scio cui credidi 13 . On y lit conjointement un acte de foi et l’affirmation d’un savoir, qui fonde et exprime cette croyance, et l’écarte radicalement de toute forme de superstition. 3. Superstition et piété Il importera donc au plus haut point que la piété se distingue de la superstition : La piété est différente de la superstition. Soutenir la piété jusqu’à la superstition c’est la détruire… (fr. 212) Si toute vertu se trouve à égale distance de vices antagonistes, la piété doit en éviter deux, symétriquement : l’impiété, du côté de l’irréligion ; et la superstition, du côté de la religion. Au refus absolu de rien croire, correspond l’acceptation irréfléchie de n’importe quelle croyance ; et la foi, en tant que telle, n’est pas moins menacée par la superstition que par l’incrédulité. Pascal propose ainsi sa définition propre de la superstition : trop de docilité : 13 « Je sais en qui j’ai mis ma foi » (2 Tim. 1,12). <?page no="247"?> 247 Pascal et la superstition Ce n’est pas une chose rare qu’il faille reprendre le monde de trop de docilité. C’est un vice naturel comme l’incrédulité et aussi pernicieux. Superstition (fr. 219). Deux comportements aussi « naturels » et aussi « pernicieux », deux maladies de la docilité : l’hypertrophie ou l’atrophie ; l’excès ou le manque. L’assimilation opérée par Pascal exclut le superstitieux de l’Église, au même titre que l’impie (lequel n’entend certes pas en faire partie). Docilité et incrédulité, superstition et libertinage se répondent comme deux vices équivalents. Il en résulte clairement que foi et docilité ne saurait être assimilées, et que la superstition ne peut en aucun cas se définir comme une foi excessive, mais bien comme un déni de foi. Elle n’outre pas la piété, mais la détruit. La piété réside pour Pascal entre la superstition (refus de toute intervention de la raison dans les matières de foi) et l’impiété (refus de croire ce qui n’est pas garanti par les sens ou par la raison). Contre une religion naturelle, ou exclusivement rationnelle, le souci de la foi chrétienne est de faire sa juste place à la Raison. Horizon inquiétant, menace toujours latente, la superstition permet à Pascal de définir la foi. La question du miracle en fournira immédiatement une application. Elle tient une place importante et inattendue dans la liasse « Soumission et usage de la raison », comme un des lieux exemplaires où s’articulent le rationnel et le surnaturel. Loin d’être un élément qui congédie la raison, qui s’imposerait à l’homme hors de toute autre considération, qui forcerait la croyance, le miracle est un événement mystérieux où se confrontent foi et doctrine ; fondant la foi, et donc la doctrine, il reste cependant tributaire de la doctrine, qui est seule apte à dire sa valeur et à l’interpréter 14 . L’usage apologétique du miracle en est évidemment considérablement ébranlé, et Pascal en a tiré lui même la conséquence en renonçant à ses premières intentions d’apologiste. Le miracle nourrit la foi, il la fonde même d’une certaine manière, mais il n’entraîne pas la croyance, puisque la force de conviction qu’il recèle dépend d’un savoir extérieur à lui. Il soumet, et sollicite à la fois la raison - parfaite image, pour Pascal, de toute réalité de foi. 4. Superstition et superbe Comment se traduira, sur le plan du comportement, cette opposition à la caricature de foi qu’est, pour Pascal, la superstition ? Autrement dit, quelle 14 Tel est le propos du lapidaire fr. 215 (« On n’aurait point péché en ne croyant pas Jésus-Christ sans les miracles. »), qu’il faut éclairer et compléter par le fr. 429. Sur le problème, logique autant que théologique, qu’a posé à Pascal la question du discernement des miracles, voir Tetsuya Shiokawa, Pascal et les miracles, Nizet, 1977, pp. 152-165. <?page no="248"?> 248 Laurent Thirouin attitude le « vrai chrétien » doit-il adopter, devant toutes les pratiques pieuses, les exercices quotidiens, les dévotions - tout ce que, dans la vie de foi, Pascal rassemble sous le titre générique de formalités ? La réponse n’est pas simple, et la difficulté s’avère redoutable, de naviguer entre superstition et superbe : C’est être superstitieux de mettre son espérance dans les formalités, mais c’est être superbe de ne vouloir s’y soumettre (fr. 396). Se soumettre, sans mettre son espérance : il s’agit là d’une espèce de « pensée de derrière » appliquée à la vie spirituelle, et qui consiste à se comporter d’une façon commune, tout en mettant intérieurement en cause la valeur intrinsèque de son comportement. De même que l’habile « parle comme le peuple » (fr. 125) tout en différant profondément de lui par son jugement, le vrai chrétien se plie volontiers à des pratiques auxquelles il n’attache en fait aucun prix essentiel. Celui qui a conseillé, au grand scandale de ses futurs lecteurs, de « prendre de l’eau bénite », de « faire dire des messes », en un mot de s’abêtir 15 , ferait preuve d’une étrange inconséquence en condamnant les formalités et les rites. Pascal prône de fait un équilibre entre l’intériorité et l’extériorité. Il énonce une dialectique précise qui préserve les deux et organise leurs rapports : Il faut que l’extérieur soit joint à l’intérieur pour obtenir de Dieu ; c’està-dire que l’on se mette à genoux, prie des lèvres, etc., afin que l’homme orgueilleux qui n’a voulu se soumettre à Dieu soit maintenant soumis à la créature. Attendre de cet extérieur le secours est être superstitieux ; ne vouloir pas le joindre à l’intérieur est être superbe (fr. 767). La lutte contre la superstition butte à nouveau sur le même écueil, celui de la superbe. Quelles que soient les analyses et les mises en garde précédentes, la soumission reste un point crucial du christianisme, un corollaire nécessaire de la foi. Le verbe soumettre, et tous ses dérivés, sont présents douze fois dans la seule liasse « Soumission et usage de la raison » (sans compter le titre). Se soumettre aux formalités, c’est se comporter en chrétien - ou plutôt : refuser de se soumettre aux formalités, c’est indiscutablement sortir de l’humilité chrétienne. Comment faire pour que la soumission (qualité essentielle du chrétien) ne se transforme pas en superstition ? Compte tenu des prémisses anthropologiques et théologiques que nous avons exposées, on conçoit que, pour Pascal, la question soit des plus délicates. En fait l’acceptation des formalités, ne transforme pas celui qui s’y soumet (dans toute la force du terme) en un formaliste. L’exemple qu’en donne Pascal 15 Toutes formules, on le sait, qui concluent le fragment « infini rien » (fr. 680) et justifient l’appellation de « Discours de la machine ». <?page no="249"?> 249 Pascal et la superstition est celui du premier pape qui, au début de la vie de l’Église, manifeste toute sa liberté à l’égard d’une loi essentielle - et divine dans son origine - comme celle de la circoncision : Point formalistes. Quand saint Pierre et les apôtres délibèrent d’abolir la circoncision où il s’agissait d’agir contre la loi de Dieu, ils ne consultent point les prophètes mais simplement la réception du Saint-Esprit en la personne des incirconcis. Ils jugent plus sûr que Dieu approuve ceux qu’il remplit de son esprit que non pas qu’il faille observer la loi. Ils savaient que la fin de la loi n’était que le Saint-Esprit et qu’ainsi puisqu’on l’avait bien sans circoncision elle n’était pas nécessaire (fr. 400). Quel que soit leur respect de la loi, saint Pierre et les premiers apôtres prouvent qu’ils ne sont pas formalistes en ce que la loi est toujours susceptible pour eux d’être rapportée à l’Esprit, qu’on peut à tout moment lui demander compte de sa nécessité. L’humble soumission aux formalités, faute de quoi le chrétien glisserait dans la superbe, ne doit pas autoriser la transformation en formaliste. Et si une loi divine peut être abolie aussi tranquillement, sous l’inspiration de l’Esprit, quelle déférence les préceptes humains sont-ils en droit de réclamer ? On mesure à ce stade combien est paradoxale la position du « jansénisme » à l’époque de Pascal. D’une part, il est appel à l’intelligence, à l’examen : pratique exigeante et intellectuelle de la religion - propre à séduire les élites, et à venir sur le front de l’incroyance. D’autre part, et en pleine fidélité à l’héritage augustinien qu’il revendique, il travaille à la dévalorisation des forces humaines et proclame une confiance stricte en la grâce. Le véritable croyant n’a besoin que des inspirations de l’Esprit, qui l’emportent sur toute théologie. La crainte conjointe de la superstition et de la superbe nourrit chez Pascal un projet apologétique paradoxal, et qui peut poser un problème de cohérence. À l’image du « pari », qui s’installe à la pointe du progrès scientifique (la geometria aleae) pour explorer une impasse, l’apologie pascalienne est à la fois une requête d’intelligence et un congé donné à l’intelligence. S’il insiste sur la soumission, c’est du sein d’un groupe qui est en train d’écrire une des plus grandes pages d’insoumission qu’on puisse lire dans l’histoire de France. Mais la tension n’est pas toujours aussi perceptible. Dans sa confrontation avec les jésuites, Port-Royal manifeste sans états d’âme son rejet de la superstition. <?page no="250"?> 250 Laurent Thirouin III. Port-Royal, foyer de lutte contre la superstition Les Provinciales soulèvent directement la question de la superstition, à propos des formes de dévotion que préconisent certains jésuites. La neuvième lettre est une attaque en règle contre certaines pratiques de piété, inspirées par la recherche d’une dévotion aisée. Le jésuite, informateur de Montalte, fait l’éloge d’un « beau livre du P. Barry de notre Société » : Quel livre, lui dis-je, mon Père ? En voici le titre, dit-il : Le Paradis ouvert à Philagie, par cent dévotions à la Mère de Dieu, aisées à pratiquer. Eh quoi ! mon Père, chacune de ces dévotions aisées suffit pour ouvrir le ciel ? Oui, dit-il ; voyez-le encore dans la suite des paroles que vous avez ouïes : Tout autant de dévotions à la Mère de Dieu que vous trouverez en ce livre sont autant de clefs du ciel qui vous ouvriront le Paradis tout entier, pourvu que vous les pratiquiez : et c’est pourquoi il dit dans la conclusion, qu’il est content si on en pratique une seule. 16 À travers le P. Barry, Pascal nous fournit donc un petit catalogue de comportements qui se caractérisent par leur facilité, leur dimension mécanique - en un mot leur commodité : Apprenez-m’en donc quelqu’une des plus faciles, mon Père. Elles le sont toutes, répondit-il : par exemple, saluer la sainte Vierge au rencontre de ses images ; dire le petit chapelet des dix plaisirs de la Vierge ; prononcer souvent le nom de Marie ; donner commission aux Anges de lui faire la révérence de notre part ; souhaiter de lui bâtir plus d’églises que n’ont fait tous les monarques ensemble ; lui donner tous les matins le bonjour, et sur le tard le bonsoir ; dire tous les jours l’Ave Maria, en l’honneur du cœur de Marie. […] Cela est tout à fait commode, lui dis-je… 17 La motivation profonde de tous ces comportements, ce qui légitime l’indignation dont la lettre suivante se fait l’écho, c’est l’autonomisation des actes, leur accomplissement en dehors de toute implication intérieure, de tout engagement. Les routines conseillées par les directeurs jésuites aboutissent, selon l’interlocuteur de Montalte, à abstraire la religion de toute conviction : C’est ainsi que nos Pères ont déchargé les hommes de l’obligation pénible d’aimer Dieu actuellement. 18 Un tel résultat, présenté comme admirable, met le comble aux horreurs égrenées dans les entretiens fictifs des lettres 5 à 10, et décide Montalte à rompre 16 Pascal, Les Provinciales, éd. Cognet, « Classiques modernes », Le Livre de Poche (La Pochothèque), 2004 ; neuvième lettre, pp. 402-403. 17 Ibid., p. 403. 18 10 e Lettre provinciale, p. 437 (c’est Pascal qui souligne). <?page no="251"?> 251 Pascal et la superstition le commerce qu’il entretenait avec le Père jésuite. Cette religion sans inspiration, réduite à des rites et des comportements, n’est rien d’autre qu’une illustration de la superstition. Malgré son vernis dévot, elle met le comble à l’impiété : On viole le grand commandement, qui comprend la loi et les Prophètes ; on attaque la piété dans le cœur ; on en ôte l’esprit qui donne la vie ; on dit que l’amour de Dieu n’est pas nécessaire au salut ; et on va même jusqu’à prétendre que cette dispense d’aimer Dieu est l’avantage que Jésus-Christ a apporté au monde. C’est le comble de l’impiété. 19 Parmi tous les reproches adressés dans les Provinciales à la Compagnie de Jésus, figure donc en bonne place l’accusation de promouvoir une piété superstitieuse. Mais à la lumière de la liasse « Soumission et usage de la raison », se révèle l’imputation véritable et essentielle de superstition dont sont passibles les jésuites. La querelle sur les cinq propositions, aux yeux de Pascal, porte des implications théologiques bien plus larges que le contenu explicite du débat. La dimension proprement théologique de la question de fait 20 est articulée au fragment 212, dont les seuls deux premiers paragraphes nous ont jusqu’à présent retenus : La piété est différente de la superstition. Soutenir la piété jusqu’à la superstition c’est la détruire. Les hérétiques nous reprochent cette soumission superstitieuse ; c’est faire ce qu’ils nous reprochent. Impiété de ne pas croire l’Eucharistie sur ce qu’on ne la voit pas. Superstition de croire des propositions, etc. Foi, etc. (fr. 212) De quoi s’agit-il ? De deux comportements apparemment symétriques, qui illustrent l’un et l’autre la croyance en une réalité que les sens ne peuvent attester : d’un côté l’Eucharistie, qui selon le dogme catholique accomplit la présence réelle du Christ, sans qu’aucune manifestation physique en puisse être perçue ; de l’autre, le livre de Jansénius, l’Augustinus, dans lequel le pape Alexandre VII (par la bulle Ad sacram, du 16 octobre 1656) impose de voir la présence de cinq propositions. Faut-il donc croire à ce que l’on ne voit pas ? Pour les hérétiques, c’est-àdire les Protestants, la vénération d’une hostie, comme si elle était le corps 19 Ibid., pp. 438-439. 20 Rappelons que la question de fait touche à la présence effective de cinq propositions dans le livre de Jansénius, l’Augustinus (1640). Les amis d’Arnauld souscrivent à la condamnation des propositions, mais doutent de leur présence dans l’ouvrage. <?page no="252"?> 252 Laurent Thirouin du Christ, est une marque de superstition. Pierre Nicole qui, dans la première copie, a revu les textes de la liasse « Soumission et usage de la raison », explicite les propos de Pascal et restitue très clairement la logique de l’argumentation : C’est une impiété de ne pas croire l’Eucharistie parce qu’on n’y voit J.-C. car on ne le doit pas voir quoiqu’il y soit. C’est superstition de croire que des propositions sont dans un livre quoiqu’on ne les y voie pas parce qu’on les y doit voir si elles y sont. 21 Malgré la proximité apparente, ces deux situations parallèles n’ont donc en fait rien à voir. Certaines réalités échappent nécessairement aux sens - et l’Eucharistie, pour les catholiques, en fait éminemment partie. Ces réalités relèvent de la foi et aucun motif n’autorise ici l’accusation de superstition. D’autres réalités en revanche dépendent naturellement de l’appréhension des sens ou du travail de la raison. C’est le cas de la présence ou de l’absence factuelle d’une proposition dans un livre. Toute prétention de faire appel à la foi, dans ce deuxième cas, et d’interdire le recours aux moyens naturels appropriés, ne peut être désignée autrement que du terme de superstition. Adresser la même demande à des objets de foi et des objets de raison (ou d’expérience) rejaillit sur l’acte de foi lui-même : « Soutenir la piété jusqu’à la superstition c’est la détruire. » La piété n’est pas accrue, déployée, par ce procédé : elle est sapée dans ses racines mêmes. Les lieux où elle s’exprime souverainement deviennent assimilables à toutes les autres manifestations de paresse rationnelle et de pensée magique. Les jésuites (et leurs amis) « abusent de la créance ». Pascal les interpelle en ces termes et leur en fait le reproche solennel : Vous abusez de la créance que le peuple a en l’Église et leur faites accroire (fr. 218). Il faut prendre très au sérieux cette formule, issue en droite ligne des Provinciales. Remarquons ici combien la confrontation avec les jésuites alimente la réflexion de l’apologie naissante. Dans cette liasse, « Soumission et usage de la raison », comme d’ailleurs en maints autres endroits, Pascal poursuit une réflexion qu’avait inaugurée la campagne des Provinciales. Les deux dernières lettres, adressées au Père Annat, examinaient longuement en effet comment 21 1 ère copie, p. 82-83. Un propos aussi polémique ne pouvait évidemment se retrouver dans l’ouvrage imprimé de 1670. Sur les interventions de Nicole dans la liasse « Soumission et usage de la raison », voir la thèse de Marie Pérouse : « Quelque chose de ce grand dessein ; les premières éditions des Pensées (1670-1678) », Lyon, 2005, p. 26 (en cours de publication). <?page no="253"?> 253 Pascal et la superstition les jésuites tirent profit de l’autorité spirituelle dont ils disposent, pour des débats relevant d’une tout autre logique. - Vous abusez une infinité de personnes en leur faisant accroire que les points sur lesquels vous essayez d’exciter un si grand orage sont essentiels à la foi. 22 - Ceux qui ont donné cette impression au Pape pourraient bien avoir abusé de la créance qu’il a en eux. 23 Les termes, on le constate, sont très voisins : « abuser », « faire accroire » et l’imputation est identique, d’un abus de créance. Qu’ils s’adressent au peuple ou au pape lui-même, les jésuites pratiquent un abus de créance. Ils sont ainsi les propagateurs de la superstition. En imposant de croire là où il faut raisonner, ils font un tort considérable à la foi elle-même. Si la question même de la présence ou de l’absence de cinq propositions dans un livre, question de fait, est relativement secondaire, la gravité du comportement des jésuites réside dans ses répercussions anthropologiques : ils contribuent à dénaturer la foi, à la transformer en superstition ; ils annulent la frontière, essentielle, entre les deux actes. On notera au passage l’erreur structurelle d’un travail comme celui d’Emmanuel Martineau, qui détruit les liasses et les répartit selon une logique thématique. Devant une liasse d’apparence composite comme « Soumission et usage de la raison », dont l’analyse montre cependant la profonde et originale cohérence, E. Martineau dissémine les fragments en cinq ensembles. Certains (les fragments 200, 215, 216) sont écartés par lui, « étant sans doute relatifs au dossier Miracles » ; d’autres encore comme « des notes de travail pour les Provinciales ». Et l’éditeur de conclure : « on répartira le reste entre… » 24 Mais on a vu que la question des miracles relevait pleinement de la problématique de la liasse. Quant au débat avec les jésuites, souvenir des Provinciales, il est essentiel à Pascal pour définir la superstition, et pour mesurer combien elle est distante de la foi. Les jésuites parlent au nom de la soumission, c’est-à-dire de la qualité dans laquelle Pascal voit la marque même du chrétien. Cette insoumission, dont ils font grief à Port-Royal, ne saurait cependant être interprétée comme un défaut de christianisme : 22 17 e Provinciale, p. 574. 23 18 e Provinciale, p. 609. 24 Discours sur la religion et sur quelques autres sujets, restitués et publiés par Emmanuel Martineau, Fayard/ Armand Colin, 1992, p. 164. <?page no="254"?> 254 Laurent Thirouin Ne prétendez pas, mon Père, de faire passer pour peu soumis au Saint-Siège ceux qui en useraient de la sorte. Les Papes sont bien éloignés de traiter les Chrétiens avec cet empire que l’on voudrait exercer sous leur nom. 25 L’Église, leur répond Pascal, citant le pape saint Grégoire, est un organe de raison : ex ratione persuadet 26 et le géomètre poursuit sa leçon administrée au Pape, en évoquant les conseils que saint Bernard donnait au pape Eugène III : Vous voyez donc, mon Père, que le degré éminent où sont les Papes ne les exempte pas de surprise, et qu’il ne fait autre chose que rendre leurs surprises plus dangereuses et plus importantes. C’est ce que saint Bernard représente au Pape Eugène, De Consid. l. 2, c. ult. : Il y a un autre défaut si général, que je n’ai vu personne des grands du monde qui l’évite. C’est, saint Père, la trop grande crédulité d’où naissent tant de désordres… 27 La trop grande crédulité, contre laquelle saint Bernard met en garde son ancien frère cistercien, devenu chef de l’Église, c’est ce vice naturel dont le fragment 219 souligne qu’il faut reprendre le monde fréquemment : ce trop de docilité, qui est - nous l’avons vu - un équivalent paradoxal de l’incrédulité. Pour être, selon Pascal, au sommet de tous les modes de connaissance, la Foi n’annule pas les moyens inférieurs. Elle va au-delà des sens, mais ne saurait invalider leur apport 28 . Cette remarque s’applique notamment à l’interprétation de l’Écriture sainte et aux tâches d’exégèse : …quand l’Écriture même nous présente quelque passage, dont le premier sens littéral se trouve contraire à ce que les sens ou la raison reconnaissent avec certitude, il ne faut pas entreprendre de les désavouer en cette rencontre pour les soumettre à l’autorité de ce sens apparent de l’Écriture ; mais il faut interpréter l’Écriture, et y chercher un autre sens qui s’accorde avec cette vérité sensible. 29 Appuyé sur l’autorité conjointe de saint Augustin et de saint Thomas, ce respect de la vérité sensible (et la notion inclut ici toutes les élaborations rationnelles) est un rempart contre la superstition. Résister à ces principes, faire indûment appel à la soumission, ne conduirait, selon Pascal, qu’à un seul 25 18 e Provinciale, pp. 609-610. 26 « L’Église, dit le pape saint Grégoire, […] qui a été formée dans l’école d’humilité, ne commande pas avec autorité, mais persuade par raison ce qu’elle enseigne à ses enfants qu’elle croit engagés dans quelque erreur: recta quae errantibus dicit, non quasi ex auctoritate praecipit, sed ex ratione persuadet » (p. 610). 27 18 e Provinciale, pp. 611-612. 28 Question soulevée à nouveau dans la liasse « Soumission et usage de la raison » : « La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas le contraire de ce qu’ils voient. Elle est au-dessus et non pas contre » (fr. 217). 29 18 e Provinciale, p. 614. <?page no="255"?> 255 Pascal et la superstition résultat : déconsidérer la matière et discréditer ceux qui la propagent. Quant à l’Écriture sainte, ce ne serait pas la rendre vénérable, mais « l’exposer au mépris des infidèles » 30 . Et un Pape qui invoque hors de propos sa dignité et la puissance de son ministère - qui voudrait par exemple forcer de croire « que des paroles sont dans un livre où elles ne se trouvent point » - ne parvient à son tour qu’à rendre sa propre autorité « méprisable » 31 . On retrouve les mêmes termes, et la même préoccupation apologétique, que ceux dont nous étions partis. Tout ce raisonnement culmine dans une page restée très célèbre, et que l’on pourrait presque aujourd’hui considérer comme prophétique. Pascal y évoque l’affaire Galilée, qui se trouve de la sorte l’illustration exemplaire d’une conduite superstitieuse et d’un tort considérable fait à l’Église : Ce fut aussi en vain que vous obtîntes contre Galilée ce décret de Rome, qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la Terre. Ce ne sera pas cela qui prouvera qu’elle demeure en repos ; et si l’on avait des observations constantes qui prouvassent que c’est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner, et ne s’empêcheraient pas de tourner aussi avec elle. 32 Quand on sait à quel point le procès de Galilée est devenu pour les générations suivantes emblématique de l’obscurantisme de l’Église, comment trois cent cinquante ans plus tard il subsiste encore comme un des griefs majeurs énoncés contre le christianisme, on mesure la justesse des analyses pascaliennes et l’importance de dissocier la foi et la superstition. Conclusion La lutte des Pensées contre la superstition poursuit sous une autre forme l’affrontement contre les jésuites. Un même enjeu religieux réunit de façon étroite l’entreprise du polémiste dans les Provinciales et le souci de l’apologiste : c’est un seul et unique combat contre la superstition, lequel se révèle donc, à de multiples égards, l’un des soucis essentiels de Pascal. Ne nous méprenons pas cependant. L’attaque par Pascal de la superstition n’est pas une invitation à se libérer des rites, des pratiques réglées, de la docilité. Opposer foi et superstition n’équivaut pas même pour lui, comme on pourrait s’y attendre, à prôner l’esprit critique, l’examen. Ce n’est pas l’exigence d’une élite religieuse, contre une religion plus populaire, plus adaptée 30 Ibid., p. 615. 31 Ibid., p. 616. 32 18 e Provinciale, pp. 616-617. <?page no="256"?> 256 Laurent Thirouin au commun des hommes. La superstition ne tient pas en fait au comportement ; elle ne se définit pas, dans les Pensées, directement par la pratique, mais par un regard sur la pratique. Se soumettre à des formalités, comme y invite le fragment 396, n’amène pas, en tant que tel, à faire preuve de superstition ; c’est même, selon Pascal, un comportement intrinsèquement chrétien. Deux grandes figures de superstitieux se détachent dans les Pensées : le pharisien, qui ne veut pas guérir pendant le sabbat, par respect de la loi de Dieu ; le jésuite, qui veut faire croire des propositions, sans les montrer. Dans les deux cas, le refus de la superstition est une manière de rendre ses droits à l’intelligence, une défense de la raison, une mise en cause de la docilité. La position de Pascal est claire et ferme. Elle relève tout autant de préoccupations théologiques que disciplinaires, puisqu’elle ne tend à rien de moins qu’à préciser la nature de la foi. Si la superstition est une caricature de la foi, il importe au plus haut point, et à tous les croyants, de se défaire d’une dérive superstitieuse. La foi n’est pas une forme de crédulité, mais une confiance raisonnablement consentie, même si ce n’est pas la raison qui y conduit. Menacée sur deux fronts symétriques, la foi craint autant l’incrédulité que la crédulité : toutes les extensions de son domaine, qui la transforment en superstition, l’annulent au même titre, et aussi radicalement, que le refus symétrique de croire. <?page no="257"?> Biblio 17, 175 (2008) Imaginaire augustinien et tendresse maternelle dans les lettres de Mme de Sévigné C ÉCILE L IGNEREUX Université Paris IV-Sorbonne La marquise de Sévigné n’est pas une théologienne et elle le revendique : « Je n’ai que faire de savoir la querelle des jansénistes et des molinistes pour décider ; il me suffit de ce que je sens en moi ; le moyen d’en douter dès le moment que l’on s’observe un peu 1 ? » Si cette contribution n’a pas pour objet l’évaluation des préférences spirituelles de Mme de Sévigné et l’analyse des positions qu’elle adopte par rapport aux grands débats religieux de son temps, c’est que là n’est sans doute pas l’essentiel pour une épistolière dont la foi est certes exigeante et sincère, mais qui ne semble retenir de ses lectures chrétiennes que ce qui entre en résonance avec son existence et son expérience intérieure. Par exemple, si Mme de Sévigné lit Nicole aussi assidûment, c’est parce qu’elle aime à « posséder un si bon miroir des faiblesses de notre cœur 2 ».Comme le souligne Roger Duchêne, « ce qui frappe dans ses impressions de lecture, c’est combien Mme de Sévigné ne cesse de songer à son propre cas et à ses propres déchirements 3 ». En effet, « elle ne lisait pas pour jouer avec des idées, mais pour y retrouver sa vie 4 ». Or c’est dans les analyses augustiniennes qu’elle perçoit le reflet fidèle de ses expériences intimes. De nombreux travaux ont d’ailleurs été consacrés à l’adhésion de Mme de Sévigné aux thèses de Port-Royal. Certes, ils éclairent les choix et les interprétations d’une conscience individuelle se forgeant librement son univers de croyance. Pourtant, faute de prendre en compte la spécificité de la scène 1 Mme de Sévigné, Correspondance, édition établie par R. Duchêne, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, lettre du 1 er mai 1680, t. I, p. 397. Les références à la Correspondance mentionneront désormais la date de la lettre, suivie, entre parenthèses, du tome et de la pagination dans cette édition. 2 1 er novembre 1671 (I, 373). 3 R. Duchêne, Mme de Sévigné, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Les écrivains devant Dieu », 1968, p. 70. 4 R. Duchêne, op. cit., 84. <?page no="258"?> 258 Cécile Lignereux d’énonciation épistolaire - trop souvent réduite à un miroir de l’âme 5 -, ce qui aboutit à dissocier les confidences religieuses de leur dynamique affective et argumentative, ils en négligent généralement les implications pragmatiques. Or, à y regarder de près, l’intertextualité augustinienne fonctionne dans les lettres de Mme de Sévigné comme un élément stratégique de la relation à sa destinataire, l’épistolière trouvant dans les thèmes augustiniens autant un moyen d’exprimer l’intensité de sa tendresse qu’une justification exemplaire de sa manière d’aimer. Parce que cette intertextualité apparaît comme une modulation fondamentale des sentiments maternels, elle n’est réductible ni à ses déterminations socioculturelles (l’engouement du milieu auquel appartient Mme de Sévigné pour les idées diffusées par Port-Royal ayant été bien étudié 6 ), ni à ses soubassements théologiques (la question de l’orthodoxie janséniste de la marquise ayant déjà fait couler beaucoup d’encre 7 ), ni à son ancrage biographique (Roger Duchêne ayant patiemment reconstitué le cheminement spirituel de la marquise 8 ). C’est pourquoi nous souhaiterions à la fois concilier et dépasser ces différentes approches en abordant la question de la sensibilité religieuse de Mme de Sévigné par un autre biais, celui des stratégies et des enjeux qui modèlent en profondeur la façon dont l’épistolière s’empare, sur un mode empreint d’affectivité, des principales thèses augustiniennes. C’est donc dans le cadre d’une approche d’ordre rhétorique et stylistique que cette contribution se propose de montrer que la gestion épistolaire des thèmes constitutifs de l’augustinisme représente une stratégie discursive propre à assurer à la fois l’expression, la singularisation et la légitimation de la tendresse maternelle. Dans les lettres de Mme de Sévigné, les références et les allusions augustiniennes fonctionnent en effet moins comme la preuve d’une allégeance à 5 G. Haroche-Bouzinac, « Quelques métaphores de la lettre dans la théorie épistolaire au XVII e siècle. Flèche, miroir, conversation », XVII e siècle, n° 172, juillet - septembre 1991, p. 243-257. 6 Pour une mise en perspective des affinités entre Port-Royal et les milieux mondains, nous renvoyons aux analyses de J. Lafond (L’Homme et son image. Morales et littérature de Montaigne à Mandeville, Paris, Champion, 1996) et de P. Sellier (Port-Royal et la littérature, 2 tomes, Paris, Champion, 1999-2000). 7 Contentons-nous de rappeler les principales prises de position sur la question en mentionnant, dans l’ordre chronologique, celles de C.A. de Sainte-Beuve (Port- Royal, [1840-1859], éd. P. Sellier, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2004 : t. I, p. 672 et t. II, p. 8) ; de C. Gazier (Les Belles Amies de Port-Royal, Paris, Perrin, 1920, p. 152-219) ; de H. Busson (La religion des classiques, Paris, PUF, 1948, p. 5-66) ; de R. Duchêne, (op. cit., p. 63-86) ; de P. Sellier, (op. cit., t. 2, p. 74) ; de B. Chédozeau, (« Quelques notes sur la religion de Mme de Sévigné », Europe, n° 801-802, janvier - février 1996, p. 113-122). 8 R. Duchêne, op. cit. <?page no="259"?> 259 Imaginaire augustinien et tendresse maternelle … une doctrine théologique que comme celle d’une intériorisation de thèmes choisis pour leur adéquation à un vécu ; moins comme la trace d’une adhésion à des principes spéculatifs que comme celle d’une appropriation de représentations engageant tout un imaginaire non seulement spirituel mais aussi amoureux. Sous la plume d’une épistolière soucieuse de renouveler lettre après lettre son entreprise de séduction maternelle, l’intertextualité augustinienne acquiert une fonctionnalité discursive cadrant parfaitement avec la visée persuasive de la lettre d’amour : loin de n’obéir qu’à une logique spéculaire, les fragments d’autoportrait spirituel, disséminés dans la correspondance, permettent à Mme de Sévigné non seulement d’affirmer les traits distinctifs des sentiments qu’elle voue à sa fille, mais encore de persuader cette dernière qu’elle est aimée d’une manière exceptionnelle. Dès lors que les thèmes augustiniens, constamment allégués, réinvestis et manipulés, confèrent aux déclinaisons du sentiment maternel un regain d’expressivité, se pose inévitablement la redoutable question de la sincérité : cette adéquation troublante entre les expériences intimes d’une personnalité singulière et les thèmes d’inspiration augustinienne relève-t-elle de l’art épistolaire ou bien traduit-elle un vécu authentique 9 ? Certes, il est tentant de penser que si Mme de Sévigné tisse un tel réseau d’analogies entre les analyses des théologiens et ses sentiments, c’est parce qu’elle découvre entre eux de troublantes similitudes. Pourtant, admettre le postulat selon lequel les réflexions religieuses qui s’égrènent au fil des lettres « permettent de saisir sur le vif le jaillissement des pensées de Dieu dans l’âme chrétienne » et livrent en toute transparence les fragments d’un « christianisme vécu 10 » conduit à négliger systématiquement le travail de figuration de soi rendu nécessaire par le désir de s’attirer non seulement la bienveillance mais aussi l’amour de Mme de Grignan. Or les lettres de Mme de Sévigné donnent moins accès à d’hypothétiques sentiments intimes - en l’occurrence ses inquiétudes spirituelles - qu’à leur mise en scène, leurs modalités d’expression et leurs enjeux pragmatiques. Si soumettre les termes issus de l’augustinisme à une enquête conjuguant stylistique et rhétorique paraît de bonne méthode, c’est parce que seule une telle démarche met en évidence leur fonctionnalité - une fonctionnalité étroitement corrélée aux stratégies qui motivent la réorientation de leurs 9 On aura reconnu les termes du débat qui opposa B. Bray (« Quelques aspects du système épistolaire de Mme de Sévigné », R.H.L.F., 1969, pp. 491-505) et R. Duchêne (« Réalité vécue et réussite littéraire : le statut particulier de la lettre », R.H.L.F., 1971-2, pp. 177-194). Pour une présentation problématisée de ce débat, se reporter à B. Beugnot, « Débats autour du genre épistolaire. Réalité et écriture », R.H.L.F., 1974, 2, p. 195-202. 10 R. Duchêne, op. cit., p. 63. <?page no="260"?> 260 Cécile Lignereux potentialités discursives au sein de l’entretien épistolaire. Consciente des avantages qu’offre le redéploiement du matériel lexical provenant des thèses augustiniennes, Mme de Sévigné n’a en effet de cesse d’en recomposer, d’en redistribuer et d’en reconfigurer le champ, au point que les constants infléchissements que l’épistolière fait subir aux thèmes, vocables et images d’inspiration augustinienne s’avèrent participer pleinement à l’élaboration discursive d’une relation d’intimité affective placée sous le signe de la tendresse. « Une idole dans mon cœur 11 » Le thème augustinien de l’homme qui se détourne de Dieu au profit d’une créature terrestre constitue un puissant leitmotiv tout au long de la correspondance. L’expression épistolaire du déchirement intérieur auquel aboutit la prise de conscience de l’impossibilité de placer le Créateur avant la créature atteste une convergence remarquable entre d’une part, une donnée affective et psychologique - la passion éprouvée pour Mme de Grignan - et d’autre part, un thème théologique - celui de l’idolâtrie, c’est-à-dire le renversement scandaleux qui consiste, « au lieu, comme l’expriment les augustiniens, d’“user” du monde et de ne “jouir” que de Dieu, » à se « détourne[r] de Dieu pour s’enivrer d’une créature (Aversio a deo, conversio ad creaturam) 12 ». Mme de Sévigné rapporte d’ailleurs fidèlement le verdict prononcé par Arnauld d’Andilly, quelques mois après le départ de sa fille pour la Provence : « […] il me dit que j’étais folle de ne point songer à me convertir ; que j’étais une jolie païenne ; que je faisais de vous une idole dans mon cœur […] 13 » Qu’elles confessent ses sentiments sacrilèges 14 , ses difficultés à être dévote 15 ou son impuissance à vaincre une passion qu’elle reconnaît être « un obstacle au salut 16 », les lettres donnent fréquemment à lire des aveux spirituels chargés de réminiscences augustiniennes. Certes, ces aveux dessinent en filigrane le portrait d’une chrétienne tourmentée, à la fois pleine de bonnes résolutions, incapable de surmonter la rivalité entre le Créateur et la créature 17 et consciente de la gravité de sa faute 11 29 avril 1671 (I, 238). 12 P. Sellier, « Sur le tragique épistolaire », [in] Correspondances. Mélanges offerts à Roger Duchêne, éd. W. Leiner et P. Ronzeaud, Tübingen, Gunter Narr, « Études littéraires françaises », 51, 1992, p. 513-519, p. 517. 13 29 avril 1671 (I, 238). 14 21 juin 1671 (I, 276). 15 10 juin 1671 (I, 271) ; 5 février 1690 (III, 831) ; 24 mai 1690 (III, 881). 16 26 juin 1675 (I, 741). 17 18 décembre 1673 (I, 643) et 29 mai 1675 (I, 718). <?page no="261"?> 261 Imaginaire augustinien et tendresse maternelle … à l’égard de Dieu 18 . Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer la fonction rhétorique d’un thème particulièrement approprié pour persuader Mme de Grignan de l’intensité des sentiments maternels. Si Mme de Sévigné recourt au thème de la concurrence entre l’amour de la créature et l’amour du Créateur au détriment de ce dernier, ce n’est sans doute pas seulement parce qu’elle découvre une congruence parfaite entre son expérience intérieure et ce que théorisent les théologiens. C’est aussi parce qu’elle n’est pas sans ignorer les bénéfices pragmatiques qu’offre le réinvestissement affectif de ce thème. De fait, ses réflexions religieuses résonnent souvent comme des déclarations d’amour indirectes, les défaillances de la chrétienne fonctionnant comme autant de preuves d’amour pour sa fille. Lorsque Mme de Sévigné insiste sur l’imperfection de ses sentiments à l’égard de Dieu, c’est surtout la perfection de son amour pour Mme de Grignan qui est mise en relief - une perfection telle que l’amour maternel devient le modèle idéal de l’amour que la créature devrait éprouver pour Dieu 19 . Nombreuses sont les lettres qui, mêlant sentiments religieux et profanes, expériences spéculatives et affectives, exhibent l’intensité et l’exclusivité sacrilèges d’une manière d’aimer qui devrait être réservée à Dieu 20 . En fait, derrière les regrets de Mme de Sévigné, à qui il arrive de mentionner ses références augustiniennes avec une fausse naïveté visant à tempérer la gravité du propos, c’est surtout la toute-puissance des sentiments maternels qui s’exhibe 21 . Mesurant pleinement les bénéfices rhétoriques liés à l’utilisation de notions déjà saturées d’expressivité, Mme de Sévigné exploite au mieux les formules, les images et les expressions mises à disposition par le corpus augustinien. Traitant ce dernier comme « un matériau discursif déjà signifiant », elle élit toute une série de termes « très maniables » dont « la charge sémantique exploitable » 22 lui permet d’exprimer de façon concise des sentiments d’une rare intensité. Le recours à l’intertexte augustinien offre en effet l’avantage stylistique majeur de suggérer la passion sans pour autant faire basculer la lettre dans le registre de la portugaise, fort peu du goût de Mme de Grignan. Parfaitement consciente des gains induits par l’utilisation d’un répertoire lexical doté d’une forte densité allusive, Mme de Sévigné y puise surtout de quoi assurer l’expression d’une dévotion tout amoureuse à l’égard de sa fille. Aussi ses lettres sont-elles émaillées de ces « vocables dont, au XVII e siècle, le sémantisme oscille entre la séduction mondaine et la condamnation 18 5 juin 1675 (I, 723). 19 15 avril 1672 (I, 482) et 5 octobre 1673 (I, 594). 20 9 février 1671 (I, 152) et 18 octobre 1688 (III, 372). 21 15 janvier 1690 (III, 809) et 26 avril 1690 (III, 876). 22 Dominique Maingueneau, L’Analyse du discours, Paris, Hachette, « Hachette supérieur », 1991, p. 31. <?page no="262"?> 262 Cécile Lignereux théologique ». D’ailleurs, « c’est l’une des richesses de l’augustinisme que de saturer de sens les mots d’usage courant, et souvent même les termes les plus poétiques 23 ». Pour suggérer la puissance des liens qui l’attachent à la créature, Mme de Sévigné s’approprie des termes d’origine théologique (notamment ceux d’attache, de lien et de liaison, mais aussi, dans une moindre mesure, d’occupation et d’attention). Ces lexies ont en commun d’avoir une même connotation augustinienne, de déployer les mêmes effets pragmatiques et d’apparaître dans des contextes extrêmement semblables - des déclarations d’amour passionnées qui, parce qu’elles présentent Mme de Grignan comme « le centre de tout et la cause de tout 24 », résonnent comme de véritables professions de foi 25 . Par exemple, lorsqu’elle emploie, pour suggérer la dépendance à l’égard de l’être aimé, un mot aussi chargé de résonances théologiques que celui d’attachement, Mme de Sévigné joue de toutes les possibilités offertes par les valeurs connotatives instables et plurielles d’un terme articulant étroitement des connotations axiologiques positives héritées des réflexions galantes - l’attachement s’enracinant dans l’exigence de fidélité - et des connotations axiologiques péjoratives issues de la théologie - l’attache désignant ce qui détourne de Dieu, retient au monde et empêche la conversion. Quand Mme de Sévigné confie qu’elle éprouve pour sa fille un « attachement qui ne devrait être que pour [Dieu] 26 » et qu’elle « n’avance guère dans le pays du détachement 27 », elle signifie autant l’impuissance coupable de la chrétienne à se convertir que la qualité superlative d’un amour indéfectible. Parfois même, grâce à une casuistique amoureuse imprégnée de réminiscences galantes, elle prend ses distances à l’égard de la rigueur augustinienne, célébrant les vœux et les engagements de l’amitié 28 ou proclamant, à la faveur d’un brouillage entre les connotations érotiques et spirituelles du mot, la jouissance de la créature 29 . De même, Mme de Sévigné ne manque pas d’exploiter les différents rendements sémantiques du terme de créature, qui tantôt, enchâssé au sein de réflexions religieuses, fait résonner l’arrièreplan théologique dont il provient, tantôt, glissé à l’occasion de déclarations d’amour, se pare d’inflexions galantes tendant à fonder en droit un « amour 23 P. Sellier, art. cit., p. 517. 24 26 novembre 1684 (III, 160). 25 6 mai 1671 (I, 245) ; du 19 janvier 1674 (I, 672) ; 28 février 1680 (II, 850) ; 2 octobre 1689 (III, 713). 26 3 avril 1680 (II, 891). 27 8 juin 1676 (II, 314). 28 23 avril 1690 (III, 868). 29 13 novembre 1675 (II, 157) ; 23 juin 1677 (II, 472) ; 4 février 1685 (III, 179) ; 20 juin 1685 (III, 208). <?page no="263"?> 263 Imaginaire augustinien et tendresse maternelle … maternel » présenté comme légitime du moment que « c’est un choix du cœur, et que ce choix regarde une créature aimable 30 ». Détourné de son sens contextuel initial et réactualisé dans la perspective de la lettre d’amour, le terme de créature, parce qu’il souligne le mérite exceptionnel de l’être aimé, en vient à justifier l’intensité des sentiments de Mme de Sévigné 31 . Ainsi l’épistolière mobilise l’ambiguïté axiologique de lexies qui, parce qu’elles véhiculent aussi bien des options spirituelles que des idéaux amoureux - au terme d’une désémantisation et d’une laïcisation largement dues aux spéculations galantes - se révèlent aptes à doter d’une charge expressive accrue les aveux de tendresse maternels. « Voilà le misérable état où je suis 32 » Le deuxième thème augustinien à faire l’objet d’une appropriation visant à le reconfigurer à l’aune des exigences persuasives de la lettre d’amour est celui de la faiblesse de l’homme incapable de maîtriser ses passions. Subtilement infléchi par l’épistolière, ce thème n’est pas tant l’indice d’une allégeance doctrinale que d’un choix rhétorique, la version épistolaire du pessimisme augustinien fonctionnant comme un vecteur d’affirmation identitaire particulièrement efficace. De fait, la thématisation omniprésente de l’impuissance de Mme de Sévigné à contrôler les mouvements de son affectivité contribue à la construction d’une identité aussi singulière qu’attachante, caractérisée par « un cœur trop sensible, un tempérament trop vif et une sagesse fort médiocre 33 ». Au moment de proclamer ses sentiments, avec une pudeur et une retenue nécessairement conformes aux attentes de Mme de Grignan, Mme de Sévigné trouve dans la vision augustinienne de l’homme tout un répertoire lexical et conceptuel pour dramatiser son incapacité à gouverner son cœur - ses excès d’insensibilité comme de tendresse, de froideur comme de vulnérabilité. Qu’elle condamne son adhésion toute intellectuelle à sa religion en insistant sur la non-coïncidence entre son « esprit éclairé » et son « cœur de glace 34 », qu’elle regrette de ne pas parvenir à tirer profit de ses lectures et de ses réflexions chrétiennes 35 ou qu’elle souligne la nécessité de la grâce, qui seule pourrait 30 21 juillet 1677 (II, 497). 31 24 avril 1676 (II, 277) et 14 octobre 1676 (II, 423). 32 25 mai 1680 (II, 945). 33 14 juillet 1680 (II, 1007). 34 1 er mai 1680 (II, 912). 35 26 août 1688 (III, 352) et 1 er novembre 1671 (I, 373). <?page no="264"?> 264 Cécile Lignereux lui insuffler l’amour de Dieu 36 , Mme de Sévigné ne cesse de souligner, avec une lucidité souvent amère, son incapacité à donner son cœur au Créateur - incapacité qu’elle résume avec une fausse naïveté qui dissimule mal son angoisse : « Il veut notre cœur, nous ne voulons pas lui donner ; voilà le mystère 37 ». De même, parce qu’elle se montre constamment attentive à consigner et à transmettre les moindres mouvements intimes liés à sa passion maternelle, l’épistolière égrène tout au long de sa correspondance « [s]es faiblesses et [s]es chaînes 38 », qui manifestent une sensibilité aussi vive qu’incontrôlable - les opposant d’ailleurs au courage, à la raison et à la philosophie de Mme de Grignan. En déplorant aussi bien l’impossibilité de vaincre la sécheresse de son cœur à l’égard de Dieu que l’excès de ses sentiments pour sa fille, Mme de Sévigné met en scène la toute-puissance de « la sensibilité de [son] cœur », impossible à contraindre (« car on ne dispose pas toujours à son gré de cette partie 39 »). Une telle mise en scène témoigne bien d’un point de rencontre entre une réalité psychologique - la sensibilité exacerbée d’une épistolière « tourbillonnée » par « l’esclavage de [ses] passions 40 » - et, adossée à une doctrine théologique, toute une anthropologie - celle de « la pensée janséniste », prompte à démystifier les prétentions d’« une humanité sans gloire et sans vertu 41 ». Néanmoins, s’en tenir à ce constat risque fort d’occulter les enjeux pragmatiques d’un thème qu’il convient de ne pas considérer comme la transcription fidèle d’un vécu, dont on n’aurait à interroger ni le travail du symbolique, ni les stratégies rhétoriques, ni les idéaux socioculturels qui en sous-tendent le déploiement. Car derrière ces aveux de faiblesse se lit en creux une quête de valeurs, qui engendre, au fil des lettres, la définition légitimante d’une certaine manière d’aimer, idéalement placée sous le signe de la sensibilité et de la tendresse - mot qui garde au XVII e siècle un sens très physiologique. Si Mme de Sévigné se dit soucieuse d’« apprendre à gouverner [son] cœur 42 », elle ne manque pourtant pas de jouer subtilement sur les instabilités connotatives de lexies qui, pour être empreintes de culture augustinienne, n’en cristallisent pas moins les réflexions nées dans le creuset de la Carte de Tendre. Cultivant « un jeu paradoxal avec les thèmes et les termes du christianisme augustinien 43 », l’épistolière parvient à en exploiter les potentialités expressives au service de la pragmatique de la lettre d’amour. 36 5 octobre 1673 (I, 594) et 18 décembre 1673 (I, 643). 37 15 juin 1680 (II, 973). 38 25 janvier 1673 (I, 572). 39 18 mai 1680 (II, 936). 40 1 er mai 1680 (II, 912). 41 P. Bénichou, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948, p. 144. 42 27 mai 1675 (I, 716). 43 P. Sellier, art. cit., p. 518. <?page no="265"?> 265 Imaginaire augustinien et tendresse maternelle … La sensibilité, qui désigne la capacité qu’a le cœur tendre à être touché, fait partie de ces lexies dont les connotations varient selon leur contexte d’apparition. Certes, lorsqu’il apparaît au sein d’une pause introspective déplorant un attachement idolâtre, le terme se teinte de connotations axiologiques péjoratives 44 . En revanche, lorsqu’il sert la proclamation des évidences du cœur, le terme est très nettement valorisé. Échappant à une logique strictement théologique, la sensibilité exceptionnelle que revendique Mme de Sévigné 45 acquiert un poids argumentatif de premier ordre, dans la mesure où elle est apparaît non seulement comme le fondement affectif, psychologique et moral de la tendresse maternelle, mais encore comme l’une de ses marques les plus sûres 46 . Autant condamnée comme une défaillance spirituelle que valorisée comme l’apanage du cœur véritablement tendre 47 , « la sensibilité que donne une tendresse toute vive, toute pleine d’une inclination et d’un si véritable attachement qu’il a rempli [s]on cœur et toute [s]a vie 48 » apparaît comme le signe distinctif d’une manière d’aimer portée « au point de la perfection 49 ». Le même phénomène d’ambiguïté axiologique s’observe dans l’emploi des termes servant à décrire l’état intérieur, qui possèdent autant de connotations mélioratives, issues de l’augustinisme, que de connotations péjoratives, tributaires des spéculations galantes. Faisant preuve d’une conscience linguistique aiguë, Mme de Sévigné utilise toutes les nuances sémantiques que peuvent prendre, selon leur contexte et leur environnement lexical, ces termes, choisissant tantôt d’en privilégier certaines, tantôt de les télescoper. Certes, Mme de Sévigné regrette de ne pas être capable de connaître la sérénité réservée aux dévots, qu’il s’agisse de la bienheureuse indifférence préconisée par Nicole 50 ou de la paix que devrait procurer la résignation à la Providence 51 . Pourtant, elle n’en adhère pas moins à la condamnation galante de l’indifférence, de la froideur et de l’insensibilité, l’inquiétude permanente constituant 44 8 novembre 1688 (III, 389). 45 9 février 1671 (I, 152) ; 14 mai 1680 (II, 930) ; 11 septembre 1680 (III, 11). 46 Voir sur ce point C. Lignereux, « L’emploi des substantifs abstraits au pluriel dans les lettres de Mme de Sévigné à Mme de Grignan », [in] La Langue, le style, le sens. Études offertes à A. M. Garagnon, éd. C. Badiou-Monferran, F. Calas, J. Piat, C. Reggiani, L’Improviste, 2005, p. 157-166. 47 Nous renvoyons à Madeleine de Scudéry, Clélie. Histoire romaine. Première partie 1654, éd. C. Morlet-Chantalat, Paris, Champion, 2001 : voir la conversation sur la tendresse (p. 112-120) et les analyses qui encadrent la Carte de Tendre (p. 177-185). 48 2 octobre 1689 (III, 713). 49 10 novembre 1675 (II, 157). 50 1 er novembre 1671 (I, 373). 51 11 juin 1690, (III, 893-894). <?page no="266"?> 266 Cécile Lignereux à ses yeux l’un des traits définitoires de l’amour authentique (« On n’a point de repos quand on aime 52 »). Pour l’épistolière, se référer aux idéaux spirituels du christianisme ne revient donc pas tant à s’y conformer qu’à choisir des lexies propres à les dénoncer, dans la perspective affective qui est la sienne, comme des attitudes qu’elle juge incompatibles avec « la plus tendre et la plus parfaite amitié 53 », comme l’indifférence, la tranquillité, la paix, la résignation ou le repos 54 . Sous la plume d’une épistolière dont les aveux de tendresse comportent à la fois une dimension descriptive et évaluative, individuelle et relationnelle, réflexive et inventive, ces lexies laissent deviner toute la complexité d’un lien interpersonnel réajusté lettre après lettre à l’aune de son idéal. C’est ainsi que Mme de Sévigné, tout en regrettant d’être « troublée et agitée 55 », revendique néanmoins une tendresse, une faiblesse et une douceur qu’elle présente en fin de compte comme préférables à l’insensibilité : « Aimez mes tendresses, aimez mes faiblesses ; pour moi, je m’en accommode fort bien. Je les aime mieux que des sentiments de Sénèque et d’Épictète. Je suis douce, tendre, ma chère enfant 56 […] ». Certes, une telle déclaration semble davantage relever du courant galant que de la doctrine augustinienne. Pourtant, c’est bien à la faveur de leur commune réhabilitation de la sensibilité que Mme de Sévigné proclame la supériorité morale du cœur capable d’éprouver « la faiblesse d’une véritable tendresse 57 ». En effet, la valorisation de la faiblesse - qui revêt dans ses lettres la forme éminemment culturelle de la tendresse 58 - n’est pas seulement liée aux analyses, définitions et distinctions galantes nées dans le sillage de Madeleine de Scudéry, qui aboutissent à définir l’âme tendre comme âme d’élite et à promouvoir « la dimension sensible de la personne, gage de la densité et de la richesse de la relation à l’autre 59 ». Elle doit aussi être mise en rapport avec la condamnation du stoïcisme, qui n’a pas bonne presse auprès des augustiniens 60 . 52 13 septembre 1671 (I, 345). 53 17 avril 1676 (II, 273). 54 Voir respectivement les lettres du 18 novembre 1676 (II, 447) ; 20 mars 1680 (II, 878) ; 7 août 1675 (II, 35) ; 13 juillet 1689 (III, 640) ; 5 janvier 1680 (II, 784). 55 25 mai 1680 (II, 945). 56 18 mars 1671 (I, 191). 57 Printemps ou été 1679 (II, 668). 58 Voir M. Daumas, La Tendresse amoureuse. XVI-XVIII e siècles, Paris, Perrin, 1996. 59 D. Denis, « Les inventions de Tendre », Intermédialités. Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, n° 4, « Aimer », automne 2004, p. 45-66, p. 56. 60 Sur la critique du stoïcisme, voir J. Lafond, « Augustinisme et épicurisme au XVII e siècle », [in] L’homme et son image, op. cit., p. 345-368, et J. Mesnard, « Le classicisme français et l’expression de la sensibilité », [in] La Culture du XVII e siècle. Enquêtes et synthèses, Paris, PUF, 1992, p. 487-496. <?page no="267"?> 267 Imaginaire augustinien et tendresse maternelle … Se forgeant une langue toujours à l’interférence entre les idéaux galants et l’introspection d’inspiration augustinienne, entre la tentation d’une affectivité débridée et la recherche d’une connivence intellectuelle avec la destinataire, Mme de Sévigné invente un « vocabulaire intérieur » apte non seulement à « tenir une petite comptabilité » de ses préoccupations intimes, mais aussi à dresser pour sa destinataire « un petit inventaire de ses actes ou de ses pensées fortement passionnées, provoquées par les chaleurs de son cœur 61 ». De fait, l’intertexte augustinien fournit à l’épistolière toute une série de ressources discursives s’avérant en parfaite conformité avec sa volonté d’analyser et de légitimer les déterminations affectives, psychologiques et morales de la tendresse. « Une créature destinée à vous aimer préférablement à toutes choses 62 » Le troisième thème augustinien à être infléchi en fonction de la rhétorique amoureuse est celui de la toute-puissance de la volonté divine, qui offre à l’épistolière la possibilité de mettre l’accent sur le caractère exceptionnel de la relation qui l’unit à sa fille. Une fois encore, les lettres manifestent une coïncidence frappante entre une réalité biographique - le déchirement lié aux séparations - et un dogme théologique - celui de la Providence, interprété par l’augustinisme dans le cadre de sa doctrine sur la liberté et sur la grâce. Si la notion de Providence acquiert dans les lettres de Mme de Sévigné une puissance inédite, c’est parce que, portée par la dynamique existentielle qui s’y cristallise, elle est constamment interprétée et réinvestie au gré de l’expérience affective de l’épistolière. Que l’utilisation très personnelle que fait Mme de Sévigné de la notion de Providence soit l’un des domaines d’enquête les plus féconds pour prendre la mesure de la liberté avec laquelle l’épistolière s’approprie les analyses théologiques auxquelles elle adhère n’est plus à prouver, depuis les analyses de Roger Duchêne et les différentes réflexions menées sur la fonction consolatrice qu’acquiert progressivement le thème omniprésent de la toute-puissance de la Providence 63 . Si celui-ci semble attester l’adhésion de la chrétienne à la doctrine augustinienne 64 , il 61 O. Ranum, « Les refuges de l’intimité », [in] R. Chartier (éd.), Histoire de la vie privée, t. III (De la Renaissance aux Lumières), Seuil, p. 211-265, p. 230-231. 62 5 février 1674 (I, 690). 63 Nous renvoyons à R. Duchêne, op. cit., p. 43-62 ; E. Avigdor, Mme de Sévigné. Un portrait intellectuel et moral, Paris, Nizet, 1974, p. 153-189 ; B. Chédozeau, art. cit. 64 Une rapide collecte d’avis divergents permet de mesurer la complexité de cette question. Citons, dans l’ordre chronologique, les analyses de H. Gaillard de Champris (Les Écrivains classiques, t. IV de l’Histoire de la littérature française, dir. J. Calvet, <?page no="268"?> 268 Cécile Lignereux laisse surtout affleurer, sur le mode mineur, le désarroi d’une épistolière qui constate que « la Providence [l]’a traitée bien durement 65 » en mettant « tant d’espaces et tant d’absences 66 » entre elle et sa fille. Davantage peut-être que la notion de Providence, c’est le thème de l’impuissance de la créature face à la toute-puissance divine qui, réactualisé dans le contexte de la lettre d’amour, constitue une voie d’accès privilégiée aux strates de l’imaginaire amoureux de Mme de Sévigné. Parce que la modélisation épistolaire du lien unissant la mère à sa fille s’enracine dans la conscience qu’a l’épistolière de vivre une relation affective hors normes, le thème de l’incapacité de l’homme à maîtriser son destin - lexie qui occasionne un jeu dérivatif lourd de résonances augustiniennes - assume dans ses lettres, à la faveur de scénographies volontiers élégiaques, une double fonction : dire la singularité d’une « amitié, qui est plus séparée que nulle autre qu’[elle] connaisse 67 » ; assurer la singularisation d’une « créature destinée à [aimer sa fille] préférablement à toutes choses 68 ». Tout au long de la correspondance, ce thème donne à Mme de Sévigné les moyens de formuler l’amertume que lui causent les douloureuses vicissitudes de son existence. Le premier bénéfice que Mme de Sévigné retire de cette appropriation singularisante est donc d’ordre expressif - l’épistolière utilisant l’intertextualité augustinienne comme un moyen oblique pour suggérer la souffrance qui lui est imposée 69 . Choisissant de déplorer la distance qui la sépare de sa fille en la rapportant systématiquement à la Providence, Mme de Sévigné, au-delà de l’autodérision souvent affichée 70 , offre d’elle-même une image de victime particulièrement émouvante 71 . Même lorsque, soucieuse de trouver du sens aux épreuves de la séparation afin de les rendre plus acceptables, elle les présente comme une pénitence infligée par Dieu en raison de son attachement idolâtre 72 , le thème de l’impuissance humaine face à la volonté divine fonctionne comme un prisme propre à doter d’inflexions pathétiques Paris, J. de Gigord, 1934, p. 198) ; de R. Duchêne (op. cit., p. 62) ; de B. Chédozeau (art. cit., p. 119) ; de C. Cartmill (« La Providence de Mme de Sévigné : jansénisme ou mondanité ? », [in] La Femme au XVII e siècle, Actes du colloque de Vancouver, University of British Columbia, 5-7 octobre 2000, éd. R. Hodgson, « Biblio 17 », 138, Gunter Narr, Tübingen, 2002, p. 315-323, p. 316). 65 7 juin 1675 (I, 726). 66 28 juin 1671 (I, 279). 67 31 juillet 1680 (II, 1030). 68 5 février 1674 (I, 690). 69 28 décembre 1673 (I, 649). 70 20 novembre 1676 (II, 451) et 4 octobre 1679 (II, 692). 71 10 juin 1671 (I, 270) ; 9 août 1671 (I, 317) ; 20 octobre 1675 (II, 136) ; 6 mai 1680 (II, 916) ; 21 mai 1680 (II, 938) ; 31 juillet 1680 (II, 1030) ; 26 octobre 1688 (III, 378). 72 28 décembre 1673 (I, 649) et 3 avril 1680 (II, 891). <?page no="269"?> 269 Imaginaire augustinien et tendresse maternelle … les aveux d’une mère à qui il « faudrait un courage qu’ [elle n’a] pas pour [s’]’accoutumer à cette extraordinaire destinée 73 ». Loin d’être axiologiquement neutre, ce thème permet à l’épistolière de proposer de ses sentiments une version ennoblie, conjuguant passion et dignité morale, affectivité et élévation spirituelle, destinée individuelle et règne universel de la Providence. Le second avantage qu’offre le réinvestissement affectif du thème de l’impuissance humaine est donc d’ordre éthique, puisqu’il contribue à donner des sentiments maternels - insufflés par Dieu à sa créature - une image pleine de grandeur. C’est ainsi que, sous couvert d’une explication de la Providence à sa fille, Mme de Sévigné saisit l’occasion non seulement d’insister sur l’intensité de ses sentiments mais encore de les présenter comme exemplaires, en ce sens qu’ils illustrent la toute-puissance des desseins divins : « Par exemple, sans aller plus loin, il [Dieu] veut que je vous aime d’une inclination et d’une tendresse extraordinaire 74 ». Adossé à un substrat théologique rigoureux, l’imaginaire amoureux de Mme de Sévigné s’abreuve à l’augustinisme comme à l’un de ces « grands scénarios métaphysiques » qui, « constitués à partir de l’héritage religieux et des souvenirs culturels ou forgés par l’effort de civilité, » se révèlent « prêts à fournir à [la vie quotidienne] la justification exemplaire qui lui fait défaut » dans la mesure où ils « renferment les recettes axiologiques de la transformation - éthique et esthétique - de la vie ordinaire 75 ». Étroitement arrimé à cette posture éthique, qui légitime et, par conséquent, impose la manière d’aimer de l’épistolière jusque dans ses excès, le troisième gain procuré par la gestion concertée du thème de l’impuissance à maîtriser son sort est d’ordre symbolique. En effet, « l’accession de la créature la plus singularisée au prototype mémorable de la maternité souffrante 76 » est liée à la constante aspiration de Mme de Sévigné à persuader sa destinataire du caractère exceptionnel de ses sentiments : « Il faut qu’il y ait une Mme de Sévigné qui aime sa fille plus que toutes les autres mères, qu’elle en soit souvent très éloignée et que les souffrances les plus sensibles qu’elle ait dans cette vie lui soient causées par cette chère fille 77 ». Une telle singularisation de soi procède sans doute moins d’un réflexe chrétien que d’une hantise de la réalité commune. Éprise de distinction au point d’identifier sa vie affective à 73 13 novembre 1675 (II, 157). 74 21 mai 1680 (II, 938). 75 T. Pavel, L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, 1996, p. 40-41. 76 I. Landy-Houillon, « Réflexion et art de plaire. Quelques modalités de fonctionnement dans les lettres de Madame de Sévigné », [in] Lettre et réflexion morale. La lettre, miroir de l’âme, éd. G. Haroche-Bouzinac, 1999, p. 25-37, p. 37. 77 6 mai 1680 (II, 916). <?page no="270"?> 270 Cécile Lignereux l’image idéale d’une « tendresse unique en son espèce 78 », caractérisée par son intensité, son exclusivité, sa qualité et sa dignité, Mme de Sévigné livre de ses sentiments une version exempte de toute banalité. Dans son souci d’instituer un rapport à l’autre marqué du sceau de la perfection, l’épistolière définit un art d’aimer aussi rétif au compromis qu’imperméable à toute trahison de l’idéal exigeant de la tendresse. Ainsi se manifeste cette « aspiration à la distinction » que Linda Timmermans présente comme « une caractéristique commune au jansénisme et à la préciosité 79 ». Or quand on sait qu’avant de lire assidûment les auteurs de Port-Royal, Mme de Sévigné fréquentait les salons où sévissait la « névrose » de « la constellation précieuse 80 », on comprend mieux l’intérêt de percevoir les convergences entre - sans pouvoir ici discuter de dénominations polémiques - l’anthropologie augustinienne et l’éthique galante. Parce que celles-ci, au-delà de leurs différences irréductibles, partagent une même exigence de connaissance, de surveillance et de distinction de soi, c’est dans leurs constantes interférences qu’il faut chercher les linéaments de l’art d’aimer que diffractent inlassablement les lettres de Mme de Sévigné. L’expression des sentiments maternels trouve bien l’un de ses principaux fondements stylistiques dans cette appropriation très personnelle de l’intertexte augustinien - entre réalité et imaginaire, vécu et idéal, existence et fantasmes. Si cette propension à puiser dans le réservoir lexical de l’augustinisme s’explique certes par les préoccupations spirituelles de l’épistolière, elle est également à mettre en relation avec « le prestige littéraire de Port-Royal, évidemment lié à l’expression de valeurs religieuses et morales 81 ». De fait, loin de n’être qu’un courant théologique, l’augustinisme s’avère prodigue en images, thèmes et concepts particulièrement aptes à être intériorisés, interprétés et réinvestis au gré des dynamiques existentielles, des expériences affectives, des démarches intellectuelles et des projets scripturaires - comme l’attestent les lettres de Mme de Sévigné qui, conférant aux thèmes augustiniens une vérité sans doute moins spirituelle qu’émotionnelle et affective, utilise leur puissance pour dépeindre la complexité de ses sentiments, en montrer la profondeur, en suggérer les tourments. Exploitant toutes les potentialités expressives offertes par des lexies situées au carrefour des exigences spirituelles de l’augustinisme et des exi- 78 23 octobre 1689 (III, 734). 79 L. Timmermans, « Une Hérésie féministe ? Jansénisme et préciosité », [in] Ordre et contestation au temps des classiques, t. I, éd. R. Duchêne et P. Ronzeaud, PFSCL, « Biblio 17 », Paris-Seattle-Tübingen, 1992, p. 159-172, p. 160. 80 P. Sellier, « “Se tirer du commun des femmes” : la constellation précieuse » (p. 197- 213) et « La névrose précieuse : une nouvelle Pléiade » (p. 215-235), dans ses Essais sur l’imaginaire classique, Paris, PUF, 2005. 81 J. Mesnard, art. cit., p. 247. <?page no="271"?> 271 Imaginaire augustinien et tendresse maternelle … gences affectives promues par l’idéal galant de la tendresse, Mme de Sévigné n’hésite pas à mêler les associations connotatives, à déplacer les frontières de registres, à remodeler les codes langagiers - bref, à privilégier les réaménagements discursifs et les investissements subjectifs les plus marqués. Ainsi se forge-t-elle une langue apte à assurer la construction d’une identité hors norme, caractérisée par un imaginaire amoureux autant nourri de représentations métaphysiques, ancrées dans les thèses défendues à Port-Royal, que de représentations psychologiques, héritées des expérimentations galantes. Parce que leur innutrition parfaite permet leur contamination, dans une alchimie rhétorique et stylistique « à la manière de soi 82 », celle-ci est à l’origine d’un augustinisme galant - expression oxymorique qui, si elle peut sembler excessive, a du moins le mérite d’attirer l’attention sur les détournements que fait subir au stock lexical et notionnel de l’augustinisme une épistolière qui se définit elle-même comme « une petite dévote qui ne vaut guère 83 ». 82 B. Beugnot, « De l’invention épistolaire : à la manière de soi », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, supplément n° 18, 1990, p. 27-38. 83 15 janvier 1690 (III, 810). <?page no="273"?> IV Foi et société Président: Michel Figeac <?page no="275"?> Biblio 17, 175 (2008) La religion des gens de justice en Bourgogne et en Chamgapne au XVII e siècle D OMINIQUE D INET Université Marc Bloch, Strasbourg Dans les sociétés d’Ancien Régime, les gens de justice représentent un monde suffisamment vaste pour avoir suscité la curiosité des historiens, aussi bien à partir de l’exemple d’une ville comme Senlis à la fin du Moyen Age (objet de la thèse de Bernard Guenée en 1963) 1 ou comme Beauvais au XVII e siècle avec ses multiples tribunaux constitués d’une masse d’officiers au sommet du Tiers Etat, d’où un bel article de Pierre Goubert dans XVII e Siècle en 1959 2 en prélude à sa thèse sur Beauvais et le Beauvaisis, parue l’année suivante, ou encore en prenant pour objet une ville parlementaire, Besançon, comme le fit Maurice Gresset en 1978 3 . Certes si les habitudes de travail, les mécanismes de procédure faisaient vivre ensemble ces « gens de justice », si la solidarité pouvait les rassembler en cas de menace sur l’existence des tribunaux, il est vrai que ce groupe, nombreux numériquement, témoignait d’une forte diversité sociale, surtout dans des cités comme Dijon possédant un parlement et une chambre des comptes 4 . Elle était un peu moins grande dans des villes comme Langres ou Auxerre où le bailliage dominait parmi les tribunaux. En outre, tout ce personnel n’était pas composé que d’officiers propriétaires de leur charge (et dont quelques-uns étaient parvenus à la noblesse) : avocats et procureurs 1 Bernard GUENÉE, Tribunaux et gens de justice dans le bailliage de Senlis à la fin du Moyen Age (vers 1380 - vers 1550), Strasbourg, 1963. 2 Pierre GOUBERT, « Les officiers royaux des Présidiaux, Bailliages et Elections dans la société française du 17 e siècle », XVII e Siècle, n° 42-43, 1959, p. 54-75 repris dans Clio parmi les hommes, La Haye-Paris, 1976, p. 123-137, dont les exemples sont pour la plupart tirés de ses recherches sur Beauvais. 3 Maurice GRESSET, Gens de justice à Besançon de la conquête par Louis XIV à la Révolution Française (1674-1789), Paris, 1978. 4 Avec les familles, cela représente plusieurs centaines de personnes dans une ville qui compte alors entre 15 000 et 20 000 habitants. <?page no="276"?> 276 Dominique Dinet étaient incontestablement de moindre condition, tout comme les officiers subalternes, tels les huissiers et les greffiers par rapport aux conseillers et surtout aux présidents du parlement. Mais tous se côtoyaient plus ou moins dans la vie quotidienne. Or en regardant leurs rapports avec les institutions ecclésiastiques locales, on s’aperçoit très vite que les mêmes familles servaient le Roi et l’Église, peuplaient les tribunaux comme les chapitres des collégiales ou des cathédrales ou encore les monastères d’hommes et de femmes. Ayant étudié primitivement le recrutement des réguliers dans les diocèses d’Auxerre, Langres et Dijon durant la période moderne 5 , j’avais été frappé par l’importance numérique des fils et des filles de ces gens de justice (et de finance) au sein des abbayes, couvents et monastères. De son côté, Maurice Gresset avait abouti à un constat voisin, tout en partant d’une méthode d’observation différente et en apportant des nuances à ce tableau en fonction des catégories du monde judiciaire observées. Mais en les dépassant, ne percevait-on pas là une marque ou une image forte de la religion de ces gens ? Comment alors définir celle-ci et avec quelles sources ? Bien sûr dans un État officiellement de confession catholique, ils affichaient la religion du prince 6 . Mais au-delà ? Rappelons la difficulté de « sonder les reins et les cœurs », d’autant que la foi est affaire individuelle, qu’elle peut évoluer avec l’âge et que les gens du XVII e siècle (comme les autres…) ne se livrent guère sur le sujet, sauf peut-être lors de la rédaction de leur testament 7 . Trop peu de correspondances, de mémoires et de journaux intimes ont été conservés, si bien que leur extrême rareté interdit de leur donner une valeur générale. Il faut donc chercher ailleurs et, si possible, dans des sources multiples qui se complètent et peuvent se croiser. De la sorte, en recherchant les legs pieux, les fondations, les donations, on peut déceler des gestes, des préférences, des attitudes qui attestent un engagement plus ou moins profond en faveur des institutions ecclésiastiques, d’autant plus que cela n’a aucun caractère obligatoire. De même en scrutant les ordinations sacerdotales, les entrées dans les 5 Dominique DINET, Vocation et fidélité. Le recrutement des Réguliers dans les diocèses d’Auxerre, Langres et Dijon (XVII e -XVIII e siècles), Paris, 1988. Rappelons aussi que le diocèse de Dijon n’a été créé qu’en 1731 par démembrement de celui de Langres. 6 Encore que sous le régime de l’édit de Nantes, jusqu’en 1685, des magistrats de confession réformée aient siégé dans les tribunaux royaux, notamment là où se trouve une chambre « mi-partie ». Mais il n’y en eut pas à Dijon (art. 33 de l’édit). 7 N’ayant pas poursuivi une enquête systématique de ce côté, assez lourde par ailleurs, je suis contraint d’utiliser d’autres sources. Les préambules religieux des testaments ont en outre l’inconvénient non seulement d’exposer une éventuelle profession de foi au terme d’une vie, mais surtout de ne rien dire ou presque des pratiques accomplies au cours de la vie. <?page no="277"?> 277 La religion des gens de justice en Bourgogne et en Chamgapne chapitres, les registres de vêtures et de professions monastiques, on trouve les personnes engagées dans l’Église avec les indications de leurs père et mère et de leur paroisse de baptême. On peut alors rechercher et reconstituer les familles, surtout si on est aidé par de bonnes généalogies. En progressant dans cette voie, on va alors « croiser » les familles en examinant leurs alliances, envisager les générations, observer la constance ou non des comportements, les choix entre séculiers et réguliers, entre tel ou tel ordre, se demander s’il y a un lien ou non avec la dimension des familles avec, comme hypothèse, que la Religion servirait d’exutoire pour les familles nombreuses, comme le pense Jean-Pierre Bardet 8 . On verra alors si ces gens de justice contribuent plus que les autres couches sociales, et dans quelle proportion, au recrutement sacerdotal et religieux, puis, si au sein de ce milieu, toutes les familles y concourent ou seulement une fraction, enfin si celle-ci est minoritaire ou majoritaire… On n’aura pas défini pour autant la religion de ces gens de justice, tout en s’approchant du problème. Il convient en effet de trouver des « signes » dans leur vie qui soient des expressions ou des manifestations de leur foi. Par exemple, où se font-ils inhumer ? Quel témoignage possède-t-on de leur pratique religieuse ? Celle-ci est-elle simple assistance au minimum attendu ? (Évitons de parler de « conformisme social » car c’est un jugement de valeur…). Ou dépasse-t-elle ce qui est habituel à l’époque ? Pour apporter des précisions à ces interrogations, des sources rarement sollicitées seront mises en œuvre comme les examens avant la profession religieuse de tel ou tel de leurs enfants ou les vies ou « abrégés de la vie et des vertus » des religieux et religieuses, imprimées ou manuscrites, en les passant naturellement au filtre de la critique au préalable. Or, par expérience, nous savons que ces documents apportent des renseignements à ce sujet, d’autant plus vrais qu’ils n’ont pas été élaborés dans ce but et qu’ils constituent des témoignages libres et non imposés. En conséquence, nous rechercherons successivement l’existence d’un monde « dévot » au sein de ce milieu des gens de justice, caractérisé par un fort engagement dans les clergés séculier et régulier, puis les pratiques de ces dévots qui se veulent, autant ou plus qu’une élite sociale, un groupe qui vise à installer et à vivre le Ciel sur la Terre dans une perspective de salut éternel. * 8 Jean-Pierre BARDET, Rouen aux XVII e et XVIII e siècles. Les mutations d’un espace social, Paris, 1983, t. I, p. 305. <?page no="278"?> 278 Dominique Dinet I. Un monde dévot au sein des gens de justice ? Pour cerner un ou des groupes de familles qui poussent (ou laissent aller) leur progéniture dans le clergé (séculier ou régulier), partons de quelques exemples parmi ces foyers : - Denis Barrois, conseiller au présidial de Langres, eut de son union en 1658 avec Claire Petitjean, neuf enfants. Un garçon entra chez les capucins, une fille chez les dominicaines et deux autres chez les annonciades de la ville. - Jean-Baptiste Girault, juge au bailliage de Chaumont-en-Bassigny, marié en 1633, eut quinze enfants. Un fils devint chanoine de Langres, un autre simple prêtre et deux filles allèrent chez les ursulines. - Etienne de Clugny, conseiller au parlement de Dijon, marié en 1688, n’eut que huit enfants dont cinq fils. L’un devint prêtre, un autre entra à l’Oratoire, un autre chez les jésuites et un autre chez les cisterciens. Parmi les filles, la seule survivante devint ursuline 9 . - Enfin j’ai déjà relevé le sort des 19 enfants de Charles Fevret, conseillersecrétaire du roi à Dijon en 1630 : des 11 fils, un fut chanoine à la Sainte- Chapelle de Dijon, trois autres religieux (un cistercien, un bénédictin, un cordelier) et sur les 8 filles, cinq devinrent religieuses dont quatre ursulines 10 . Plus intéressant, dans ce foyer, le 13 e enfant, Antoine, qui hérita de la charge du père, eut lui-même treize enfants (dont six moururent en bas âge). Or un des fils entra à l’Oratoire, une fille devint visitandine à Dijon et une autre cistercienne à Notre-Dame de Tart. Un autre fils resta dans le monde et devint conseiller au parlement de Metz en 1680. Il eut de son côté sept enfants dont une fille qui fut également cistercienne à Notre-Dame de Tart. On remarque alors un engagement religieux sur trois générations dans cette lignée. Cas isolé ? Nullement, puisque mon premier exemple avec la famille Barrois en apporte une autre preuve en ligne directe mais aussi par les femmes (une de ses filles mariée à un président en l’élection de Langres eut également plusieurs enfants en religion). Arrêtons cette énumération afin de dégager des tendances plus générales : ces familles jouent un rôle notable dans le recrutement sacerdotal et religieux. Pour le second, j’ai constaté qu’à cette période, environ un religieux 9 Reconstitution des familles à l’aide des généalogies rassemblées dans Arch. Dép. Côte d’Or, E 2166 bis, Arch. Dép. Haute-Marne, 22 J 1, 3, 4 et 5, avec compléments dans les registres paroissiaux et les registres de vêtures et de professions des communautés religieuses concernées. 10 Dominique DINET, Vocation…, op. cit., p. 184. <?page no="279"?> 279 La religion des gens de justice en Bourgogne et en Chamgapne ou une religieuse sur deux était alors issu de ce milieu des gens de justice (et de finance, les deux étant souvent liés) 11 . À en juger par le chapitre cathédral de Langres, la proportion des chanoines venus des mêmes horizons sociaux était encore plus élevée, mais les familles du lieu devaient composer avec des Dijonnais et même des Parisiens 12 . Quant au recrutement sacerdotal, les sources relatives aux ordinations présentent trop de lacunes au XVII e siècle pour permettre d’avancer un chiffre solide. Néanmoins, il est certain que ces fils des gens de justice représentaient dans le clergé de ces diocèses (au moins à la prêtrise) un contingent minoritaire mais déjà consistant (sans doute peut-on proposer autour de 20 à 25 % ? ) 13 . L’importance de cet engagement dans le monde sacerdotal et religieux conduit à faire remarquer qu’un petit nombre seulement accède au « confort douillet » des chapitres et encore moins à des charges abbatiales par la commende (en fait davantage réservée à la noblesse ou à des évêques dont la royauté veut améliorer les revenus) 14 . De même les places dans des abbayes prestigieuses comme Notre-Dame de Tart à Dijon sont plus souvent obtenues par des filles de parlementaires 15 que par celles des couches inférieures de ces gens de justice sans qu’il y ait pour autant une règle absolue. Surtout ce phénomène s’inscrit dans la durée et se poursuit au moins jusqu’au milieu du XVIII e siècle. De la sorte, il est plus difficile d’imaginer que cet engagement soit constamment imposé par les familles. 11 Ibid, p. 173-174. 12 Georges VIARD, Chapitre et réforme catholique au XVII e siècle : le chapitre cathédral de Langres, thèse de 3 e cycle, Nancy, 1974, inédite. D’où l’intérêt du résumé publié dans le Bulletin de la Société Historique et Archéologique de Langres, 1975, n° 239, p. 337-353. Les autres compagnies restent à étudier. Quelques indications sommaires sur les origines géographiques et sociales figurent dans la liste publiée par Charles DEMAY, L’Évêque d’Auxerre et le chapitre cathédral au XVIII e siècle, Auxerre, 1899, en annexe, p. 203-221. 13 Dominique DINET, « Les ordinations sacerdotales dans les diocèses d’Auxerre, Langres et Dijon (XVII e -XVIII e siècles) », Revue d’Histoire de l’Église de France, t. LXVI, 1980, p. 211-241. Dans une recherche, en grande partie inédite, sur le clergé diocésain d’Autun à la fin du XVII e siècle, Dominique JULIA et Timothy TACKETT aboutissent à une proportion sans doute plus élevée, même si elle inclut d’autres couches sociales (voir les données publiées par le second dans « L’histoire sociale du clergé diocésain dans la France du XVIII e siècle », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, t. XXVII, 1979, p. 212, 224 et 231). 14 Dominique DINET, « L’évolution de l’institution de la commende dans l’espace religieux des XVII e et XVIII e siècles », Auctoritas. Mélanges offerts au professeur Olivier Guillot, Paris, 2006, p. 727-739. 15 Dominique DINET, « L’abbaye de Notre-Dame de Tart à l’époque moderne (XVII e -XVIII e siècles) », Cîteaux : commentarii cistercienses, t. 52, fasc. 3-4 (2001), p. 351-366. <?page no="280"?> 280 Dominique Dinet À cet égard, nos contemporains sont souvent plus ou moins persuadés, avec des nuances ici et là, que ces destins vers les différentes voies ecclésiastiques ont été plus ou moins subis ou conditionnés, à partir de tel ou tel cas singulier, tant l’importance de ce phénomène leur semble difficile à comprendre aujourd’hui. Un tel raisonnement est à la fois gratuit et curieux, d’autant plus qu’on admet fort bien que les enfants reprennent les offices des parents ou les terres de la génération précédente, comme il est de coutume sous l’Ancien Régime. Il convient donc de revenir à l’observation directe à partir des sources. Premier constat : ces engagements sont libres à plus de 99 % (voyez en regard l’extrême rareté des appels contre les vœux de religion) 16 . Or, à l’époque, on n’en demande pas davantage et on le vérifie avec un soin croissant au séminaire comme au moment des examens préalables à la vêture et à la profession religieuse. À la fin du siècle seulement, on scrute avec une attention renouvelée la « vocation » religieuse ou sacerdotale en y recherchant un « appel de Dieu » 17 . En outre, ce ne sont pas, sauf exception comme les Fevret envisagés à l’instant, les familles les plus nombreuses qui ont donné le plus d’enfants à l’Église. Par ailleurs, dans leur grande majorité, les choix semblent individuels : on devient prêtre, chanoine, on entre dans tel ou tel ordre précis, pas toujours le même de génération en génération. Cela se vérifie au sein de chaque foyer et de chaque lignage. De même, les aînés y vont à peu près autant que les cadets. Méfions-nous des traditions colportées dès l’époque à ce sujet. Enfin en y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’il y a à peu près autant de familles peu favorables ou hostiles à l’entrée en religion de leur progéniture que de familles qui l’ont ouvertement favorisée. Aussi, Claude Louiset, conseiller au présidial de Montargis, et sa femme Jeanne Tellier ont-ils longtemps résisté à la demande de leur fille Jeanne de devenir professe chez les bénédictines de Saint-Fargeau, avant de s’y résigner en 1673 18 . Les efforts inverses sont souvent plus visibles, d’autant qu’on repère aisément des oncles 16 Même s’il y eut (peut-être) en quelques occasions des pressions familiales pour empêcher ces appels. Mais nous n’en avons pas la preuve et nos suppositions ou nos soupçons en la matière sont souvent fragiles… 17 Dominique DINET, Vocation…, op. cit., p. 28-69. 18 Ce qui ressort nettement du procès-verbal de son examen préalable à la profession religieuse, mené par Louis Habert, directeur du séminaire d’Auxerre, qui lui objecte que sa profession arrangerait certainement son frère, unique héritier. La jeune fille, qui a 24 ans, lui rétorque qu’elle attend depuis sept ans, du fait de l’opposition de ses parents, qui auraient préféré l’établir dans le monde… (pièce du 10 octobre 1673 dans Arch. Dép. Yonne, H 1880). <?page no="281"?> 281 La religion des gens de justice en Bourgogne et en Chamgapne (en religion ou chanoine ou titulaire d’un honnête bénéfice) et des tantes dans tel ou tel cloître prêts à accueillir neveux et nièces ou des mères comme Madeleine Fyot promettant sa fille aînée à la Mère de Chantal dont elle était parente 19 . Cependant la réalité majeure nous semble ailleurs. L’examen approfondi de ces familles nous révèle en effet, à Langres en particulier, grâce à la reconstitution de généalogies « croisées » avec les unions multiples entre ces lignages, de véritables réseaux familiaux qui jouent un rôle essentiel, dans la durée, aussi bien dans l’engagement sacerdotal et religieux que dans le contrôle des offices ou de l’échevinage 20 . Ce phénomène peut s’observer en d’autres villes, comme Auxerre ou Dijon, mais également à Beauvais ou à Amiens, même si Pierre Goubert ou Pierre Deyon ne se sont pas penchés de la même façon sur les questions religieuses. Or à Amiens, les familles dirigeantes, telles les Pingré, les Cornet ou les Villers, se retrouvent aussi dans les différents monastères de la cité sur plusieurs générations 21 . Au sein des gens de justice du XVII e siècle émerge donc un groupe « dévot » notable (en ce sens qu’il fournit à l’Église une partie importante de son personnel). En Bourgogne et en Champagne, ce groupe est alors largement majoritaire parmi les gens de justice : en scrutant les listes d’officiers du parlement de Dijon 22 et du bailliage d’Auxerre 23 , entre les deux tiers et les trois quarts appartiennent à ce monde « dévot ». Il est vraisemblable qu’en étendant la recherche, des proportions similaires s’observeraient à Langres ou à Chaumont. Une telle attitude dénote, de la part de ces familles, un attachement très fort vis-à-vis du catholicisme post-tridentin, sentiment qui se manifeste également par des contributions financières volontaires aux œuvres religieuses, 19 Cette visitandine, Marie Catherine Jaquotot, fille de Nicolas, conseiller au parlement, et de Madeleine Fyot, fut d’abord pensionnaire au monastère de Dijon à 9 ans avant de recevoir l’habit à 15 ans en 1630. C’est l’Abrégé de sa vie et de ses vertus (contenu dans la lettre-circulaire du 14 janvier 1698, recueil BNF, 4 Ld 173. 2. 50) qui nous rapporte l’enthousiasme de la mère. La Correspondance de Jeanne de Chantal, en revanche, atteste des difficultés de son entrée en religion et des réticences de la supérieure du couvent de Dijon, Marie-Marguerite Michel (éd. Sœur Marie-Patricia BURNS, Paris, 1989, t. III, p. 483, 499, 640 et 659). 20 Dominique DINET, Vocation…, op. cit., tableaux I à III en hors-texte. 21 Pierre DEYON, Amiens capitale provinciale. Étude sur la société urbaine au 17 e siècle, Paris-La Haye, 1967, p. 554-558 à compléter par Sophie COLLETTE, « Les religieuses de la Visitation Sainte Marie de la ville d’Amiens aux XVII e et XVIII e siècles », Revue du Nord, t. 83, 2001, p. 519-540. 22 B.M. Dijon, ms 755. 23 Arch. Dép. Yonne, 1 B 453 et Francis MOLARD, « Le bailliage d’Auxerre », Annuaire de l’Yonne, 1891-1894 [liste des officiers]. <?page no="282"?> 282 Dominique Dinet ce qui témoigne à la fois d’une adhésion et d’une volonté de les faire vivre, de les étendre même et de transformer le monde grâce à elles. * II. Établir le ciel sur la terre ? Ces gens savent donner. Outre des formes peu quantifiables, comme le temps passé à des œuvres de charité ou à dispenser des conseils juridiques en faveur des pauvres ou des institutions d’assistance ou des communautés religieuses 24 , on remarque des sommes non négligeables octroyées aux institutions ecclésiastiques, et plus particulièrement, aux nouveaux établissements d’hommes et de femmes qui se multiplient jusque vers 1660. On les voit ainsi largement participer aux fondations de ces œuvres. Bornons-nous à quelques exemples : à Auxerre, les dons qui ont permis l’installation des jésuites proviennent à 88 % des officiers au bailliage 25 . À Dijon, en 1616, le conseiller Milletot apporte 1500 livres (pour le clocher) et une maison pour permettre l’établissement des Minimes 26 ; plus tard, en 1655, le conseiller De Villers offre 2000 livres pour la création de Notre-Dame du Refuge 27 . De même ils fournissent des dots convenables à leurs filles qui prennent l’habit religieux dans ces maisons. Ainsi le père de Marguerite Saumaize, conseiller au parlement, octroie 3000 livres à sa fille qui entre chez les dominicaines de Dijon en 1614 28 , tandis que Daniel Siredey, lieutenant général au bailliage de Châtillon-sur-Seine, accorde un montant similaire pour la vêture de sa fille Catherine au Carmel de la cité, en 1659 29 . Si la coutume exclut généralement les dots pour les hommes, des pensions sont habituellement payées pour les novices. Là encore, les fils des gens de justice sont généreusement pourvus, ce qui facilite souvent des études théologiques longues, à Paris. 24 Soulignons à cet égard le rôle particulier des « syndics » ou des « pères temporels » des cordeliers et des capucins, c’est-à-dire de laïcs gérant leurs affaires temporelles, puisque le maniement d’argent leur était interdit. La plupart du temps, ces fonctions sont exercées, à la demande des religieux, par des gens de justice ou de finance, tels les Joly à Dijon, chez les Cordeliers pendant quatre générations ! (Dominique DINET, Religion et société : Les Réguliers et la vie régionale dans les diocèses d’Auxerre, Langres et Dijon (fin XVI e - fin XVIII e siècles), Paris, 1999, t. II, p. 461-462). 25 Arch. Auxerre, GG 123. À noter que, parmi les officiers, seuls près de 25 % d’entre eux contribuent. 26 Arch. Dép. Côte d’Or, H 967. 27 Id, H 1139. 28 Id, H 1090. Marguerite est la première professe du monastère de Dijon. 29 Id, H 1083. <?page no="283"?> 283 La religion des gens de justice en Bourgogne et en Chamgapne En outre, beaucoup de nos dévots continuent à donner, soit occasionnellement, soit tout au long de leur vie, de façon gratuite puisqu’ils n’y ont pas d’enfant, à des maisons qui leur paraissent dans la nécessité. Si Gilles Girard, conseiller au bailliage d’Auxerre, offre du bois et de la nourriture aux capucins de la ville en 1623 30 , Madame Desbarres, veuve d’un président au parlement de Dijon, accorde régulièrement des secours aux Annonciades de Langres 31 . Quelques uns fondent même des messes dans les communautés qui en ont le plus besoin à l’image de Jean Gautier, conseiller à la chambre des comptes de Dijon, et sa femme en 1676, chez les dominicaines de la ville 32 . Sans doute n’ont-ils pas ruiné leur famille pour autant et ont-ils doté davantage leurs enfants qui se mariaient. Mais d’autres donateurs potentiels n’ont pas manifesté semblable générosité. Il en ressort cependant que la religion des gens de justice ne se limite pas à des prières. Le geste charitable accompagne toujours les pratiques. Or sur ce terrain, on a le sentiment en les voyant vivre au quotidien, qu’ils s’efforcent non seulement d’éduquer leurs enfants selon les principes de leur religion, mais surtout d’en être, sinon des modèles, ce que leur humilité leur interdit, mais plutôt des témoins qui vivent leur foi sans éclat, sans ostentation particulière mais sans se cacher. Apprécier de telles attitudes nécessite l’utilisation de sources nombreuses, variées, complexes et d’un maniement délicat car souvent indirectes. En effet les témoignages sur la piété vécue de nos gens de justice sont extrêmement rares et se limitent à quelques traits glanés au hasard d’une correspondance ou de la lecture d’un mémorialiste. De la sorte, ils ont une portée singulière plus que générale. Il faut donc chercher ailleurs, d’où l’intérêt des « examens » avant la vêture ou la profession religieuse qui nous offrent le témoignage d’un proche, d’un enfant de ces dévots, qui nous livrent, sans toujours y prêter attention, des détails significatifs sur leur religion vécue en illustration d’une réponse à une question posée par un clerc extérieur, qui, a priori méfiant, cherche à s’assurer de la liberté et de la solidité de l’engagement en religion d’un individu en multipliant les interrogations les plus variées, des plus anodines aux plus précises, afin de cerner l’environnement familial et d’y déceler ou non des formes de pression. Lorsque cet examen est mené par un clerc commis par 30 Arch. Auxerre, GG 123. 31 Arch. Annonciades de Langres, Livre des choses plus remarquables arrivées en nostre monastère…, p. 13 et suivantes (1641) [Arch. Dép. Haute-Marne, 1 Mi 123 R 2]. 32 Arch. Dép. Côte d’Or, 85 H, reg. 1, p. 339-340. Cette maison connut effectivement de nombreuses difficultés avant de disparaître en 1768 (Dominique DINET, Religion et société…, op. cit., t. I, p. 189-192). <?page no="284"?> 284 Dominique Dinet l’évêque 33 , celui-ci en dresse un long procès-verbal, lu, relu, approuvé et signé par lui-même et par l’intéressé, exactement à la manière d’un bon enquêteur judiciaire, ce qui nous vaut des documents manuscrits de huit à vingt pages où les réponses succèdent aux questions. Ces documents sont rares 34 . Heureusement nous pouvons les compléter par le témoignage d’un proche qui a vu vivre le religieux ou la religieuse dans la communauté et rédige pour celle-ci un « abrégé de la vie et des vertus » de ce religieux ou de cette religieuse juste après son décès. Bien entendu ces textes cherchent à édifier les survivants, à proposer des modèles et de ce fait présentent, à première vue, un caractère banal, répétitif, stéréotypé 35 . En les examinant de plus près, en les confrontant à toutes les données disponibles dans les archives des communautés, on s’aperçoit vite qu’ils évoquent toute la vie de la personne, depuis son enfance, son environnement familial, la naissance et les difficultés de sa « vocation », les particularités de sa piété et de sa conduite au cloître, sa dernière maladie jusqu’à son éventuelle lucidité lors de son trépas vécu généralement dans la confiance de rejoindre et de s’unir à Dieu. Une multitude d’indices (dont certains sont vérifiables) nous sont alors offerts sur leur famille, sa situation sociale, les pratiques de piété de leurs parents 36 . D’autres que nous ont déjà reconnu la valeur de ces textes 37 , huit à dix fois plus nombreux dans les ordres féminins que dans les ordres masculins 38 . À la Visitation Sainte-Marie et chez les ursulines, il était courant d’imprimer ces 33 Ce sont toujours des gens instruits, compétents, des proches qui ont la confiance du prélat et occupent les fonctions de grand vicaire, d’official ou de directeur de séminaire. Cela contribue aussi à la qualité de ces documents. 34 Néanmoins nous avons pu en retrouver un peu moins d’une centaine pour l’espace considéré. 35 Opinion, par exemple, de Mère Marie DE CHANTAL GUEUDRÉ, Histoire de l’Ordre des Ursulines en France, Paris, 1960, t. II, p. 7, notamment parce que les faits relatés ne sont généralement pas datés. D’où l’idée de les utiliser comme une source sérielle pour dégager des « itinéraires-types », ainsi chez Jacques LEBRUN, « Conversion et continuité intérieure dans les biographies spirituelles françaises du XVII e siècle », La Conversion au XVII e siècle. Actes du XII e colloque du C.M.R. 17, Aix-en Provence, 1983, p. 317-333. 36 Dominique DINET, « Mourir en religion aux XVII e et XVIII e siècles. La mort dans quelques couvents des diocèses d’Auxerre, Langres et Dijon », Revue Historique, t. 259, 1978, p. 29-54 (en particulier p. 30, note 5). 37 Généralement compris entre 8 et 24 pages, rarement plus. 38 Ainsi Geneviève BAUDET-DRILLAT, Étude des lettres circulaires de la Visitation Sainte Marie, 1667-1767, Maîtrise, Paris-I, 1972 (dont un résumé figure dans Jean DE- LUMEAU, La Mort des pays de cocagne, Paris, 1976, p. 189-205) et surtout Bernard HOURS, « Les Carmélites françaises et la vie mystique du milieu du XVII e siècle à l’expulsion de 1792 », Revue Mabillon, n.s., t. 1 (= t. 62), 1990, p. 297-318 (en particulier p. 297-300). <?page no="285"?> 285 La religion des gens de justice en Bourgogne et en Chamgapne Abrégés…, de les réunir en recueil sous forme de « lettres circulaires », de les diffuser dans les monastères (pour donner une cohésion à des ordres totalement décentralisés) et même de les vendre ou de les donner au public. Mais il en existe aussi restés à l’état de manuscrit dans la plupart des ordres 39 et il faut savoir que, connaissant cette pratique, 8 à 10 % des religieuses refusent, par humilité, toute notice après leur décès, choix qui est respecté et mentionné dans les Annales des monastères. Disposant de près de 800 documents de ce type pour l’espace considéré, nous avons là une source suffisamment massive pour avoir valeur significative. Nos gens de justice apparaissent alors comme des foyers unis qui élèvent avec soin leurs enfants, en les initiant à la religion, en leur apprenant à prier et en leur transmettant l’essentiel de la foi chrétienne. La notice relative à Françoise Gautier, décédée à la Visitation de Dijon en 1694, résume parfaitement cela en nous mentionnant sobrement que ses parents l’élevèrent « dans la crainte et l’amour de Dieu » 40 . D’autres, en assez grand nombre, ont souhaité parfaire cette éducation en envoyant leurs filles faire leur première communion dans un couvent, aussi bien chez les ursulines que dans des maisons d’autres ordres prêtes à les recevoir 41 . Au-delà, nos sources insistent généralement sur « la piété » de ces gens, ainsi pour le père de Françoise Girard, conseiller au bailliage de Langres 42 , ou celui de Marie Chacheré, conseiller au présidial d’Auxerre, « d’une grande piété » 43 . N’oublions pas la force de ce mot au XVII e siècle, dérivé de la pietas de la Renaissance, ou vertu faite d’amour et de respect, qui dispose l’homme à accomplir ses devoirs envers ses parents, ses enfants, sa lignée comme envers Dieu 44 … Assez souvent des pratiques de dévotion sont soulignées, qu’elles soient relativement communes à l’époque, comme la participation aux processions, ou encore peu répandue comme la « fréquente communion », objet de 39 La forme manuscrite l’emporte largement chez les Annonciades célestes, par exemple. 40 L’Abrégé de sa vie… est contenu dans la lettre circulaire du 14 janvier 1698 (recueil BNF, 4 Ld 173, 2, 50). 41 Soit la plupart des ordres, sauf les carmélites (déchaussées). 42 Bib. de la Soc. Hist. et Archéol. de Langres, ms 39, p. 176 (pièces sur le couvent de la Visitation. Cette fille aînée de ce magistrat est née en 1646). 43 Arch. Dép. Yonne, H 1834. Livre du couvent contenant des Abrégés imprimés ou manuscrits, celui-ci est inséré p. 431. Marie, cadette de ce foyer, a été baptisée le 27 septembre 1684. 44 Ce terme flatteur est parfois attribué au souverain pontife : Wolfgang REINHARD, Papauté, Confessions, Modernité, Paris, 1998, p. 41-48 (analyse de la pietas du pape Pie II [Piccolomini]). <?page no="286"?> 286 Dominique Dinet très vifs débats internes au catholicisme entre rigoristes et modérés 45 : nos sources vantent l’exemple de la Mère de Marie Bargedé à Auxerre qui recevait l’eucharistie presque tous les jours, tout comme celle d’Anne Mignot, autre visitandine de cette cité 46 . Plus rarement, on note le goût de ces parents pour de pieuses lectures, telles des vies de saints, ou encore pour une recherche des textes bibliques, dans lesquels le conseiller au parlement Malteste, à Dijon, était souvent plongé 47 . D’autres formes de pratique sont encore attestées par nos documents, par engagement dans des œuvres ou des groupes adonnés à la dévotion. Les pratiques charitables sont extrêmement courantes : à Auxerre, les familles Foubert, Bargedé, Girard, Chacheré… consacrent beaucoup de temps à visiter les pauvres, les hôpitaux (même l’hôpital général), afin de consoler, d’aider les uns et les autres ou de faire des aumônes. De même ces familles se retrouvent souvent dans des cercles dévots. Certains, à l’image du président Brulard, à Dijon, se flattent d’avoir connu et entretenu des relations avec François de Sales et Jeanne de Chantal. Cependant, en majorité, ils sont plus discrets. Ainsi, en raison de la rareté des archives de confréries qui nous soient parvenues, nous n’avons pas toujours la trace de leur activité et de leur rôle exact dans ces associations. Néanmoins quelques uns ont pu être repérés parmi les congrégations liées aux jésuites, à l’image de l’avocat de Villers qui a eu le courage de garder chez lui une partie de la bibliothèque des Pères lors de leur expulsion de Dijon en 1595 48 , ou parmi les membres de la Compagnie du Saint-Sacrement, dont la branche dijonnaise a été fondée en 1643 autour du président Brulard, des conseillers de Berbis et de Villers. Or ces gens ont joué un rôle majeur dans la fondation de Notre- Dame du Refuge, en liaison étroite avec une confrérie féminine de l’Adoration perpétuelle (de l’Hostie miraculeuse de la Sainte-Chapelle de Dijon), où plusieurs épouses de parlementaires ont pu être identifiées 49 . En multipliant les investigations jusque dans les tiers-ordres mendiants, on en découvre d’autres, telles Catherine Genreau, femme d’un procureur de Dijon, supérieure du tiers-ordre franciscain, inhumée dans la chapelle des 45 Notamment à la suite de la publication de l’ouvrage d’Antoine Arnauld portant ce titre en 1643. 46 Arch. Dép. Yonne, H 1834, p. 261 et 343. Ces religieuses sont nées respectivement en 1662 et 1671. 47 Mieux, après avoir transmis la charge à son fils, il ne fréquentait plus guère que l’Écriture sainte ! (lettre circulaire du 10 janvier 1715, recueil BNF, 4 Ld 173, 2, 50. Cette religieuse est née en 1651). 48 Arch. Dép. Côte d’Or, D 13. 49 Dominique DINET, Religion et société…, op. cit., t. I, p. 101-102. <?page no="287"?> 287 La religion des gens de justice en Bourgogne et en Chamgapne Cordeliers le 19 septembre 1708, ou Antoinette de Requeleyne, déposée dans le charnier des dames de ce tiers-ordre en 1696 50 . En conséquence, il est fréquent de voir ces gens de justice attirés personnellement par la vie monastique, considérée comme le modèle le plus parfait de la vie chrétienne, d’où deux attitudes complémentaires, qui ne nécessitent pas d’y faire profession : le goût des « retraites » et le désir d’une inhumation dans une chapelle conventuelle. De la sorte, le père de Marie-Jeanne Girard allait souvent se recueillir à la Visitation d’Auxerre, dont sa fille devint professe. Mais cet avocat participa souvent aussi à des retraites organisées chez les jésuites 51 . Quant au choix d’une sépulture dans la chapelle d’une communauté religieuse, il témoigne d’une recherche d’une plus grande paix et l’assurance d’un contact avec une association de prière procurant à leur âme une participation au Sacrifice perpétuellement renouvelé. À Dijon comme à Auxerre, comme un peu partout, les cordeliers et les dominicains sont les lieux les plus prisés. Contrairement à une opinion largement répandue, de telles sépultures ne sont pas réservées aux seuls membres du parlement ou aux familles les plus aisées. On le vérifie bien chez les cordeliers de Dijon avec la présence d’avocats (comme Remond en 1641), des procureurs Peruchot (1636) et Monin (1638), de l’huissier Chiporée (1637)… et de leurs femmes, ce qui a certainement contribué à une saturation de ces nécropoles dès la fin du siècle 52 . * Finalement, pour appréhender la religion de ces gens de justice, après avoir cerné un milieu que l’on peut qualifier de « dévot » au sein de ce personnel en Bourgogne et en Champagne, à partir de l’engagement clérical ou religieux d’une part notable de leur progéniture, nous avons observé des réseaux familiaux complexes, d’abord groupés autour du parlement de Dijon ou des bailliages ou de la chambre des comptes, mais capables d’entraîner autour d’eux les strates subalternes des avocats et des procureurs et, dans une moindre mesure, jusqu’à celles des greffiers et des huissiers. Nous avons ensuite scruté leur vie. Par recoupement d’une multitude de sources, des témoignages sur leur religion « vécue », sur des pratiques communes (dons, charité…) ou particulières (fréquente communion, retraites), ont été recueillis. Or cela est essen- 50 Arch. Dijon, B 657 bis, p. 79. 51 Arch. Dép. Yonne, H 1834, p. 327. Cette religieuse fit profession en 1689. 52 Arch. Dijon, B 657 bis - B 658 et Dominique DINET, Religion et société…, op. cit., t. II, p. 544-551. <?page no="288"?> 288 Dominique Dinet tiel pour identifier leurs dispositions profondes. Une telle méthode rejoint la démarche initiée par Alphonse Dupront, Michel de Certeau ou Jacques Le Brun, qui ont montré que le catholicisme de l’époque moderne se définit d’abord historiquement par des actes et des pratiques qui sont l’expression de vérités et d’articles de foi 53 . Au-delà, il existe un rapport au texte sacré, à l’Écriture dont quelques-uns se nourrissaient plus que d’autres, et pour tous apparaît un lien très fort à l’Église-institution, intermédiaire obligé du fidèle catholique. En revanche, contrairement à Michel de Certeau, je ne suis pas sûr que par leur pratique, ces gens substituent un geste social à l’assimilation intérieure d’une vérité chrétienne. Je pense même que les deux vont de pair. Ce qui me renforce dans cette vision est l’immense attraction du modèle monastique chez eux. Ces dévots considèrent la vie cloîtrée, retirée du monde, comme le meilleur et le plus sûr moyen d’accéder au Ciel, au Salut par la contemplation gratuite du Créateur, donc la meilleure « expérience » religieuse possible. Dernière remarque, non négligeable : ces dévots se sont parfois divisés, même entre gens de justice et rudement, à propos des questions « religieuses » de leur temps. Au fond, cependant, leurs querelles étaient sans doute plus politiques que religieuses, si bien qu’ils ont réussi, avec le temps et l’expérience, à les surmonter en s’élevant dans la dévotion. On le voit notamment juste avant notre période, à propos de la Ligue. Le parlement de Dijon est alors coupé en deux : les ligueurs restés sur place, les politiques et les « royalistes » s’étant réfugiés à Semur-en-Auxois 54 . Les choix imposés à la suite de la défaite du duc de Mayenne n’empêchent pas la réunion de s’opérer très vite, facilitée ici par le passage à Dijon de François de Sales qui ramène les uns et les autres à la dévotion, et loin de les marginaliser, leur redonne un dynamisme en faveur de la Réforme catholique, inconnu auparavant. 53 Alphonse DUPRONT, « De l’Église aux temps modernes », Revue d’Histoire Ecclésiastique, 1971, p. 418-448, repris dans Genèses des temps modernes. Rome, les Réformes et le Nouveau Monde, Paris, 2001, p. 283-305 ; Michel DE CERTEAU, L’Écriture de l’histoire, Paris, 1975, p. 159-163 ; Jacques LE BRUN, « Une confession religieuse de l’âge classique : le catholicisme », repris dans La Jouissance et le trouble. Recherches sur la littérature chrétienne de l’âge classique, Genève, 2004, p. 26-33. 54 Fondamental à ce sujet demeure Henri DROUOT, Mayenne et la Bourgogne. Étude sur la Ligue (1587-1596), Dijon, 1937, 2 vol. <?page no="289"?> Biblio 17, 175 (2008) Entre vocation et devoir social : l’appel de Dieu dans le milieu parlementaire bordelais au temps de Louis XIV C AROLINE L E M AO Fondation Thiers Vocation sincère, devoir social, conditionnement ou tyrannie familiale : telles sont les perspectives envisagées lorsque l’on cherche à cerner les raisons de l’entrée en religion. Or, il est difficile de démêler l’un de l’autre et selon les sources, les perspectives s’opposent. Dans le théâtre et le roman, il n’est question que de vocations forcées, de jeunes filles enfermées contre leur gré dans un couvent. Les pamphlets du temps présentent à l’envi des figures de prélats mondains bien moins soucieux du salut de leur âme que de l’avancée de leur carrière politique. Bien au contraire, la littérature hagiographique insiste sur les vocations sincères et même contrariées, l’appel de Dieu ayant raison de l’adversité. Si saint François de Sales contrarie les volontés d’un père qui le voyait sénateur et l’avait éduqué en gentilhomme, Marguerite Marie Alacoque doit s’opposer à ses cousins et longuement persévérer pour enfin entrer à la Visitation en 1671 1 . Mais au-delà de ces figures archétypales, la réalité est faite de nuances, de mélanges, et il apparaît difficile de démêler ce qui relève de la vocation, du conditionnement, de l’ambition. En outre, traiter de cette question induit l’étude d’une multiplicité de problèmes 2 . La prise en compte de la notion de liberté s’impose. Or, il s’agit là d’un concept qui, au XVII e siècle, est loin de renvoyer à l’idée que nous en avons aujourd’hui. Il suffit pour s’en convaincre de relire Bossuet : « La liberté n’est pas de faire ce que l’on veut, mais de vouloir ce que l’on doit ». Gageons cependant que ce n’était pas là le point de vue de tous. Poser la question de 1 Eric Suire, La Sainteté française de la réforme catholique, XVI-XVIII e siècles, Pessac, PUB, 2001, p. 241-242. 2 Jean de Viguerie, René Pilloget, Robert Sauzet et al., La Vocation religieuse et sacerdotale en France, XVII e -XIX e siècles, Angers, Centre de recherches d’histoire religieuse et d’histoire des idées, 1979. <?page no="290"?> 290 Caroline Le Mao la vocation et de la liberté conduit aussi implicitement à s’interroger sur les relations familiales. En effet, de qui relève le choix de l’entrée en religion ? Est-ce celui des parents ? Est-ce celui des enfants ? Pour envisager ce faisceau de questions, nous avons choisi comme support d’enquête le milieu parlementaire bordelais au temps de Louis XIV. Fer de lance de la Réforme catholique à Bordeaux 3 , les magistrats du Parlement se sont illustrés comme fondateurs de couvents, pourvoyeurs de fonds des églises paroissiales ou des congrégations religieuses, mais ils ont surtout donné à l’Église nombre de fils et de filles. Comment dès lors interpréter cet investissement massif ? Il conviendra dans un premier temps de donner une mesure de cet engagement, avant d’envisager les motivations de l’entrée en religion selon un double point de vue, celui des parents et celui des enfants. La mesure de l’engagement Le peuple des couvents : l’engagement des filles Où que le regard se porte, tout signale la présence parlementaire au sein des couvents. En 1640, l’Annonciade 4 compte quarante-trois religieuses, dont onze patronymes parlementaires (25 %), parmi lesquels les Pichon et les Pontac. La liste des aumônes dotales des ursulines permet de repérer, parmi 114 noms, 29 filles du Parlement (25 %). Les deux Carmels de Bordeaux comptent chacun environ un tiers de religieuses issues du milieu parlementaire 5 . Mais c’est incontestablement chez les bénédictines que les filles de magistrats sont les plus nombreuses. Le 23 juillet 1650, alors que Jeanne de Cursol 6 , fille du conseiller Guillaume de Cursol, entre au couvent de Saint- Benoît, vingt-trois sœurs se réunissent pour signer le contrat ; parmi elles, quinze sont issues de familles parlementaires… En 1696 7 , la proportion est un peu supérieure à 40 %. 3 Bernard Peyrous, La Réforme catholique à Bordeaux (1600-1719), Bordeaux, F.H.S.O., 1995 ; Philippe Loupès, L’Apogée du catholicisme bordelais, Bordeaux, Mollat, 2002. 4 A.D.Gir., 3 E 5201, f° 354, 26/ 01/ 1640, liste des religieuses de l’Annonciade. 5 Benoît Robin, Les Carmélites à Bordeaux sous l’Ancien Régime, approche d’un foyer spirituel, T.E.R. dactyl. Bordeaux III, 2000. G. Ducaunnès-Duval, « Le couvent des Grandes Carmélites à Bordeaux », dans Actes de l’Académie de Bordeaux, 1939-1943, p. 18-27. 6 A.D.Gir., 3 E 11744, f° 450, 23/ 07/ 1650, entrée en religion. 7 A.D.Gir., H 2718, liste des religieuses pour l’année 1697 : treize patronymes parlementaires sur trente et un noms. <?page no="291"?> 291 Entre vocation et devoir social Cette implication n’a rien de surprenant. Dans des régions où, en l’absence de Parlement, ce sont le présidial ou l’élection qui représentent la robe, le même engouement se repère. Celle-ci fournit 55,8 % des sœurs choristes et associées du monastère de la Visitation d’Aurillac entre 1651 et 1700 8 , plus de la moitié des profès des diocèses d’Auxerre, Dijon et Langres 9 ou des sœurs choristes de Clermont et Riom 10 , 40 % de l’effectif des couvents féminins de Blois 11 et l’on trouverait la même chose à Nantes 12 ou à la Visitation de Paris 13 . L’engagement est bien sûr marqué chez les familles fondatrices. En 1633, le Procureur Général de Pontac et son épouse furent les fondateurs du couvent des bénédictines, inspirés par leurs deux filles, moniales à Angoulême. Tout les deux s’y font enterrer, et lèguent 4000 livres pour la fondation de messes et surtout, sur les six filles du couple, cinq sont religieuses, dont quatre à la Visitation 14 . Le milieu parlementaire constitue donc un vivier pour le « peuple des couvents », mais en la matière, les comportements traduisent un net dimorphisme sexuel. Entre abbaye et cathédrale, l’engagement des garçons Si les filles occupent les couvents, ce choix est peu celui des garçons. Les registres de professions de foi des augustins 15 - 108 professions entre 1640 et 1720 - ne laissent apparaître que deux fils de magistrats. L’ordre des jésuites attire un peu plus : la congrégation accueille le fils de Jacques de Filhot, Louis- Daniel Lecomte, G. Voysin, ou encore François de Raymond 16 ou les frères Boucaud 17 . 8 Philippe Sarret, « Les visitandines d’Aurillac : le recrutement d’un ordre récent », Revue d’Auvergne, t. 111, 1997, p. 73-90. 9 Dominique Dinet, « Le recrutement des réguliers dans les diocèses d’Auxerre, Langres et Dijon (XVII e -XVIII e siècles) - Un bilan », HES, n° 4, 1986, p. 509-514. 10 Fabien Fontanier, « Les augustines hospitalières, un cas particulier de recrutement ? », Revue d’Auvergne, t. 111, 1997, p. 91-102. 11 Marie-Thérèse Notter, « Les religieuses à Blois (1580-1670) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, n° 1, 1990, p. 15-39. 12 Etienne Catta, La Vie d’un monastère sous l’Ancien Régime, la Visitation Sainte-Marie de Nantes (1632-1792), Paris, 1954, p. 217. 13 Marie-Ange Duvignacq-Glessgen, L’ordre de la visitation à Paris, aux XVII e et XVIII e siècles, Paris, Cerf, 1994, p. 91-99. 14 A.D.Gir., H 2717, 20/ 08/ 1645, testament de Jeanne de Pichon, épouse du Procureur Général Jean de Pontac. 15 A.D.Gir., H 2283, registre de professions de foi. 16 A.D.Gir., 3 E 23487, f° 55, 09/ 08/ 1666, testament de Marie Marin. 17 A.D.Gir., 3 E 2452, f° 947, 13/ 12/ 1659, testament du conseiller Pierre de Boucaud. <?page no="292"?> 292 Caroline Le Mao En revanche, les fils du Parlement peuplent les chapitres, occupant une place hors de proportion avec leur importance numérique 18 . La succession népotique donne naissance à des dynasties capitulaires, parlementaires pour certaines, tels les Mosnier qui tiennent un canonicat à Saint-André de 1605 à 1705. On retrouve, à Saint-André, aussi bien des familles de vieille tradition parlementaire, (Lecomte de Latresne), que d’autres entrées récemment à l’Ombrière (Basterot, Majance de Camiran). Cette présence, forte dans les chapitres bordelais de Saint-André et de Saint-Seurin 19 , se restreint avec l’éloignement. On rencontre ponctuellement des parents de magistrats à Saint-Émilion (familles Lecomte et Dusault au XVIII e siècle) ou à Cadillac, tandis que leur implantation locale rend compte de l’intérêt des Basterot ou Marbotin pour le chapitre de Bazas. De même, le milieu parlementaire pratique la chasse aux bénéfices. Peu d’abbayes de moyenne importance lui échappent. Jean Léon de Raymond de Lancre, fils de conseiller, est abbé de la Ferrade, Joseph de Caupos est, en 1710, prieur de Mimizan, Joseph Raymond de Martin, fils et frère de conseiller, est abbé commendataire du prieuré de Saint-Pierre de Sourzac en 1672… Certains magistrats, en particulier les conseillers clercs, cumulent bénéfices et office. Raymond Dalon est conseiller clerc et abbé de Saint-Pé, l’abbé Etienne Denis est conseiller clerc et Etienne de Mullet de Voluzan est conseiller au Parlement, chanoine et doyen de Saint-André. En 1682, malade, il résigne ses bénéfices en faveur de Jean-Luc Darche, autre membre d’une famille de la compagnie. La liste est impressionnante : le canonicat de Saint-André, les cures de Saint-Martin de Landiras, Saint-Martin de Lahaye, Saint-Pierre de Saucatz, le prieuré séculier de N.-D. d’Artigues Extremeyres, sept chapellenies 20 . L’implication parlementaire est donc établie, mais il est difficile de débrouiller les raisons qui ont pu pousser tel ou tel individu à entrer en religion. Tout au plus peut-on s’appuyer sur quelques actes d’entrée en religion, donnant quelques éléments quant à la profondeur d’une vocation, quelques actes notariés établis lorsque la querelle se porte devant la justice des hommes, ou encore quelques écrits du for privé, des indices minces en somme, mais qui, réunis, offrent des pistes de réflexion. 18 Philippe Loupès, Chapitres et chanoines de Guyenne aux XVII e et XVIII e siècles, Paris, EHESS, 1985. 19 Philippe Loupès, op. cit., p. 225 et 242. 20 A.H.G., tome 15, p. 580, 24 mars 1682. <?page no="293"?> 293 Entre vocation et devoir social La raison des parents Devoir social et conditionnement familial : une influence indirecte. L’influence du milieu familial joue souvent. Une visite régulière des couvents, une édification au quotidien produisent leur effet sur des âmes tendres. Les filles de Labat de Savignac accompagnent leur père lors de ses visites à l’hôpital de la Manufacture 21 . On signalera le rôle de l’éducation. Souvent, les précepteurs engagés pour les fils sont hommes d’Église. Celui de la famille Leberthon prêche aussi le dimanche de Pentecôte à l’Église Saint-Eloi 22 . Savignac lui-même engage le sieur Bertrandié, prêtre de son état, qui fait aussi office d’aumônier de la famille, tandis que ses filles sont en pension au couvent de La Madeleine. Or, éduquées dans les couvents, les pensionnaires souhaitent parfois y rester à l’issue de leur formation, comme Françoise de Geneste, pensionnaire au couvent de Sarlat 23 ou Léontine de Lalanne, qui désire faire son noviciat après avoir été pensionnaire à la Visitation de Bordeaux 24 . Cette continuité serait favorisée par l’existence, chez les visitandines, d’un « noviciat du petit habit », étape intermédiaire entre le noviciat et le pensionnat qui concernerait la moitié des visitandines 25 . Continuité ne signifie cependant pas contrainte, d’autant que ce dispositif n’existe pas partout. Jeanne de Cursol ou Jeanne de Pontac ont certes été pensionnaires au couvent, mais en sont sorties pour y revenir ensuite en temps que religieuses. Le temps de réflexion existe donc, grâce à l’année de postulat, qui permet, à la Visitation de Blois, 18 sorties sur les 104 entrées recensées 26 . L’Église et l’argent : le couvent, placement pour cadets pauvres ? Couvents et monastères ne seraient-il pas le moyen de se débarrasser à peu de frais des enfants surnuméraires qui, par leur pléthore, mettraient en péril la survie du patrimoine familial ? L’idée a été maintes fois reprise et tout semble concorder à la démonstration, qu’il s’agisse de l’importance des cadets, et surtout des cadettes, au sein des établissements religieux, ou bien du décalage entre les aumônes dotales et les apports au mariage. L’entrée 21 Caroline Le Mao, Chronique du Bordelais au crépuscule du grand Siècle. Le Mémorial général de Labat de Savignac (1708-1720), Bordeaux, PUB et SBG, 2004, 29/ 05/ 1719. 22 Caroline Le Mao, Mémorial général…, 19/ 05/ 1720. 23 A.D.Gir., 3 E 10935, 08/ 10/ 1642 : entrée en religion. 24 A.D.Gir., 3 E 21522, 28/ 11/ 1721 : entrée en religion. 25 Jean de Viguerie, « La théorie et la réalité dans la vocation religieuse et sacerdotale en France », dans La Vocation religieuse et sacerdotale en France, XVII e -XIX e siècles, op. cit. 26 Marie-Thérèse Notter, art. cit., p. 15-39. <?page no="294"?> 294 Caroline Le Mao au couvent nécessitait en effet le versement d’une dot, mais moins élevée que la somme allouée au mariage. Par déclaration royale de 1693, le montant maximal de l’aumône dotale était fixé à 8000 livres dans les villes de Parlement, 6000 livres ailleurs 27 . On s’efforce aussi, sous le règne personnel de Louis XIV, de remplacer celles-ci par des pensions viagères plafonnées à 500 et 350 livres - règlement de 1659, déclaration de 1666, règlement de 1667… -. Montant maximal ne signifie pas cependant montant courant. Le contrat d’entrée en religion de la fille du conseiller Sarran Alphonse de Lalanne stipule que malgré l’édit de 1693 qui instaure une pension viagère de 500 livres, le père préfère verser une aumône dotale de 5500 livres. De manière générale, à Bordeaux, on était assez loin des maxima proposés. Selon la soixantaine de contrats étudiés, l’apport moyen s’établit autour de 4500 livres, les deux tiers des contrats étant compris entre 3000 et 5000 livres. Mais par comparaison, à la même époque, la dot moyenne est de 50 000 livres, soit un rapport de 1 pour 10. Il est donc plausible que lorsque la famille comptait plusieurs filles, si la première pouvait être établie selon son rang, voire la seconde, toutes ne pouvaient pas prétendre au même sort. L’argument démographique 28 semblerait ici fonctionner, mais on reprendra les conclusions de Dominique Dinet 29 , qui remarque que les familles les plus prolifiques ne sont pas obligatoirement celles qui ont donné le plus d’enfants à l’Église. Les cas existent, mais font presque figure de contreexemple. Charles Fevret, secrétaire du Roi à Dijon en 1630 et père de 19 enfants entre 1609 et 1634, en « donna » neuf à Dieu. Néanmoins, comment la pression familiale s’exerce-t-elle ? On rapprochera Charles Fevret du commissaire aux Requêtes bordelais Pierre Duval, lui aussi père de 19 enfants, dont 13 survivants. Sa fortune est limitée, mais il fait de son mieux pour placer ses enfants. Il établit la plupart des garçons dans le monde, il marie sa fille Catherine, dotée 30 000 livres, de même que Marguerite, qui n’a cependant reçu que 12 000 livres. Deux de ses filles sont entrées dans les ordres, et il lui faut encore établir les deux dernières, pour lesquelles il ne reste plus que 6000 livres. Or, la somme n’est guère suffisante pour se marier selon leurs rangs. Aussi le père les enjoint-il à prendre le voile et surtout, à reverser le surplus du légat à leur frère, héritier principal. 27 Dominique Dinet, « Les dots d’entrée en religion en France aux XVII e et XVIII e siècles » dans L’Église et l’argent, Bulletin de l’Association des historiens modernistes des universités, n° 13, 1988, p. 38. 28 Jean-Pierre Bardet, Rouen au XVII e et XVIII e siècle. Les mutations d’un espace social, Paris, Sedes, 1983, en particulier p. 304-305. 29 Dominique Dinet, Vocation et fidélité. Le recrutement des réguliers dans les diocèses d’Auxerre, Langres et Dijon (XVII e -XVIII e siècles), Paris, Economica, 1988, p. 184- 187. <?page no="295"?> 295 Entre vocation et devoir social Dès lors, l’engagement religieux peut éviter de mettre en péril le capital familial mais surtout devenir un moyen de renforcer la branche dominante. Dans la famille Lalanne, au sein de la fratrie, l’aîné occupe un poste de président à mortier, et l’un des cadets est abbé de Sainte-Ferme. La fortune de l’abbé est léguée à la branche aînée, le fils aîné du frère, tandis que le fils cadet peut reprendre l’abbaye. Aussi, lorsque Léon de Lalanne, abbé de Sainte-Ferme, décède en 1675, il laisse à son neveu le président Sarran de Lalanne, l’ensemble de son hérédité, à charge de la transmettre à l’un de ses enfants 30 . La dite hérédité comprend, outre la terre et marquisat d’Uzeste, affermée 2700 livres au milieu du XVII e siècle 31 , un hôtel particulier bordelais, estimé à 150 000 livres, soit, estimation basse, un apport de 200 000 livres. Un tel capital permet d’établir aisément dans le monde un cadet supplémentaire. Sarran de Lalanne installe donc dans le monde deux fils, son aîné, Sarran Alphonse, avec l’hérédité de son grand-oncle et un apport par contrat de mariage, un cadet, Léon Lancelot, avec la baronnie de Roaillan et la charge de président à mortier, tandis que le troisième est abbé de Sainte-Ferme. Cependant, en encourageant leurs enfants à se vouer à l’Église, il n’est guère certain que les parents aient eu le sentiment de les sacrifier, encore moins la volonté cynique de s’en débarrasser. La preuve en est que l’on ne se désintéresse pas de ces cadets. Au moment du testament, les enfants au service de l’Église reçoivent quelques libéralités, sous la forme d’une pension viagère, suivant en cela les recommandations du père Yves de Paris, qui encourage le père ou le frère de ces religieux à leur allouer une petite pension 32 . De même que les sœurs d’Albessard, les cinq filles Pontac reçoivent chacune 60 livres de pension annuelle 33 par testament maternel, somme doublée lors du testament paternel ; les trois filles de Pierre de Martin, la fille de Jeanne de Pomiès, celle d’Anne de Lafitte épouse Lombard, reçoivent chacune 50 livres… Cette attention est à la fois celle du père, de la mère, mais aussi des frères et sœurs, en particulier de l’aîné qui a reçu la majeure partie de l’héritage. Certaines cumulent ainsi plusieurs pensions, venant d’un père, d’un frère, d’une tante, et bénéficient en outre du système de réversion des pensions parfois mis en place, leur permettant de jouir d’un honnête revenu 34 . 30 A.D.Gir., 3 E 23487, f° 56, rédigé le 27/ 12/ 1675, ouvert le 23/ 02/ 1677, testament de Léon de Lalanne, abbé de Sainte-Ferme. 31 AMB, fonds Léo Drouyn, dossier 42, 18/ 07/ 1652, contrat d’afferme. 32 Yves de Paris, Le Gentilhomme chrétien, p. 541. 33 A.D.Gir., H 2717, 20/ 08/ 1645, testament de Jeanne de Pichon, épouse du Procureur Général Jean de Pontac. 34 Lorsque plusieurs sœurs sont établies dans un même couvent et jouissent chacune d’une pension, il est parfois stipulé que si l’une d’elles décède, la pension est reportée sur les survivantes. <?page no="296"?> 296 Caroline Le Mao L’intérêt parental se manifeste aussi par la volonté de garantir le legs contre les empiètements religieux. En d’autres termes, la pension doit profiter à la fille, non au couvent. Dans leur testament mutuel, Pierre de Blanc et Marie de Sabourin précisent bien que les 100 livres de pension viagère sont destinées à leurs filles, Charlotte et Marie-Angélique, et non au couvent, et que ces libéralités sont révocables si la supérieure y touche. Cette volonté ne traduit pas une défiance vis-à-vis des institutions religieuses, qui ne sont pas oubliées par ailleurs, mais le souhait que leur cher enfant ait par devers lui de quoi pourvoir à ses menues dépenses. Des vocations forcées ? Pour en finir avec la tyrannie parentale… Qu’en est-il alors de la tyrannie parentale si souvent évoquée ? Tout d’abord, si les parents souhaitent l’entrée en religion et la recommandent, dans les cas étudiés, il s’agit toujours d’un conseil et jamais d’un impératif. Pour les filles du commissaire aux Requêtes Duval, 6000 livres ne suffisaient guère à établir une fille de magistrat, mais à aucun moment le père n’ôta aux demoiselles la possibilité d’une alternative. Ainsi, leur sœur Marguerite préféra s’établir avec seulement 12 000 livres, dot bien faible pour son milieu. En outre, il ne faut pas mésestimer la capacité de résistance des jeunes filles… Ces demoiselles, qui savaient si bien faire usage des actes respectueux, ou de l’influence d’une grand-mère compatissante, pour s’assurer de convoler avec un conjoint à leurs goûts, savaient aussi défendre leur prérogative en matière de dispositions financières. On évoquera ici l’exemple le plus symptomatique qu’il nous ait été donné de rencontrer au cours de notre recherche, et qui, à lui seul, révèle un bon nombre d’enjeux. Nous sommes en 1696. L’abbé Gouyou, attaché à la famille Lecomte de Latresne, dont le chef est alors le Premier Président de la cour, est chargé de parler à la jeune fille de la famille alors en pension au couvent de la Visitation à Agen. La demoiselle avait réclamé à son père une épinette, afin de pouvoir jouer de l’orgue, à quoi le père avait répondu que si elle ne souhaitait pas entrer dans les ordres, il n’était guère besoin d’apprendre à jouer de l’orgue… L’abbé est donc missionné pour présenter à la jeune fille les voies qui s’offrent à elle, et rapporte l’entrevue en ces termes : Que si elle se trouvait appelée de Dieu pour la religion vous en seriez content, que si elle n’était pas dans cette disposition, vous n’auriez pas moins d’amitié pour elle mais aussi qu’il ne fallait pas qu’elle songeât à être mariée de quelques années, que les dépenses que vous veniez de faire pour la charge de Premier Président au Parlement ne le permettaient, que même vous y songeriez plus d’une fois pour n’avoir pas la peine que vous avez pour Madame la marquise d’Amou, que ce devait même être une leçon pour elle… Je lui fis connaître que feu Madame sa mère n’avait <?page no="297"?> 297 Entre vocation et devoir social apporté que 25 000 écus dans la maison, que Madame d’Amou en avait emporté une bonne partie, qu’il n’en restait pas beaucoup pour ses sœurs ni pour son petit frère que vous souhaiteriez faire un chef de famille, quoiqu’il y ait eu des personnes qui vous ait voulu inspirer que ce petit n’ayant pas grand bien du chef de sa mère, qu’il serait bon qu’il fut appelé à l’Église et qu’indubitablement, il profiterait de la faveur que vous avez auprès du Roi pour en pouvoir obtenir de grands bénéfices et que son petit frère, quoique jeune, était entré dans cette pensée et était tout disposé à se faire d’Église, si vous y vouliez donner votre consentement. À quoi elle ne me répondit rien de positif, tout au contraire elle me dit au sujet de l’épinette que le jeu de l’épinette convenait à toute sorte de personne dans quel état qu’elles fussent et qu’elle savait bien que Madame d’Amou en avait une 35 . Il n’est dès lors plus question de l’engagement religieux de la jeune fille. Quant à l’épinette, la demoiselle contrecarre le refus paternel en empruntant de l’argent à l’une de ses bonnes amies, et réclame à son père ses étrennes pour la rembourser… Enfin, lorsque la résistance des enfants était insuffisante, l’Église veillait à la sincérité de l’engagement. « Une doctrine très exigeante s’impose aux directeurs et aux confesseurs dans les années 1660-1670, laquelle plaide en faveur de la sincérité des engagements religieux » 36 . Le père Yves de Paris s’insurge contre ces enfants que l’on destine « ou à l’église ou au cloître sans examiner leurs vocations, leurs volontés ni la portée de leurs esprits, n’estce pas une entreprise manifeste sur les droits de Dieu ? … On lui donne des domestiques par force… Quant aux enfants qu’on met par force en religion… les cœurs seront inhumains qui ne seront pas touchés de pitié de voir ces pauvres victimes qu’on immole, non pas à Dieu, mais à la vanité de leurs familles » 37 . On retrouve un peu partout le même écho, des Entretiens spirituels de François de Sales, jusqu’à Bossuet ou Massillon, qui déclare : « O mon Dieu ! Que la présence de ces malheureuses victimes sera terrible au jour de vos vengeances pour ces parents dénaturés… » En effet, quand bien même la pression familiale était réelle, les couvents n’avaient aucun intérêt à accepter les jeunes filles réticentes, source potentielle de désordres, d’autant que l’afflux de candidatures permettait l’exigence. L’abbé Gouyou n’ajoute-t-il pas, à propos de la demoiselle de Latresne, « que si cette demoiselle est religieuse, ce ne sera pas par l’inspiration du ciel ni par cet amour de Jésus-Christ dont son cœur devrait être enflammé, qu’elle prendra l’habit d’une crucifiée et d’une 35 A.M.Bx, ms 729, f° 758v, 19/ 01/ 1696. 36 Eric Suire et Philippe Loupès, « Idéal religieux ou conformisme social ? », La Noblesse, un modèle social ? , Biarritz, Atlantica, 2002, p. 347-369. 37 Yves de Paris, Le Gentilhomme chrétien, p. 127-131. <?page no="298"?> 298 Caroline Le Mao fille détachée de la terre et de ses pompes et de ses vanités. Il est vrai que Dieu peut encore la toucher et lui faire connaître les vérités… » 38 . Certes, le propos est prudent, mais l’abbé ne peut risquer de froisser un magistrat qui, au même moment, doit le présenter à la cour et l’aider à obtenir le canonicat qu’il brigue depuis longtemps. Y a-t-il dès lors des exemples caractérisés de vocations forcées ? Les cas sont peu fréquents et le seul que nous ayons rencontré induit à la prudence. En 1670, Charlotte de Blanc, fille de Pierre, conseiller au Parlement, signe un contrat de mariage avec Jean Brissac, capitaine des armées du Roi originaire de Nérac. Rien d’original à cela, si ce n’est que le couple a déjà deux enfants au moment de la signature… Plus étonnant encore est le fait que la demoiselle ait été religieuse au couvent Sainte-Claire dudit Nérac quelques années auparavant 39 . Sa sortie fut motivée par le fait que son père l’avait forcée à entrer en religion. Un élément attire cependant l’attention. La chose fut prouvée grâce à une déclaration signée du père lui-même, qui se serait dès lors repenti de sa conduite. En réalité, le secret de l’affaire était caché au cœur des papiers de famille. Au soir de sa vie, Pierre de Blanc, le père de la mariée, libère sa conscience dans son testament. Il écrit alors avoir fait une fausse déclaration, à la demande même de sa fille, pour lui permettre de quitter le couvent et de convoler en justes noces 40 . En fait de tyrannie paternelle, l’affaire révèle plutôt un revirement de la demoiselle. La raison des enfants La douceur de la vie conventuelle ? À défaut d’une vocation profonde, la vie au sein de l’Église est présentée comme enviable. En effet, pour nombre de jeunes filles du monde parlementaire, entrer au couvent ne signifiait pas quitter sa famille, mais bien plutôt la retrouver. L’existence de ces noyaux familiaux se repère à travers les listes des moniales ainsi que dans les testaments des parents évoquant les destins de leur progéniture. On mentionnera une foule de « binômes », comme les sœurs Marbotin, ursulines à Saint-Macaire, les sœurs Malvin au couvent du Paravis, les sœurs de Pomiès, à la Visitation d’Agen, les sœurs d’Albessard, religieuses à Saint-Benoît, Anne et Jeanne de Filhot, religieuses professes à Notre-Dame de Bordeaux, Antoinette et Marie de Mullet, chez les ursulines… Parfois, le 38 A.M.Bx, ms 729, f° 758v, 19/ 01/ 1696. 39 A.D.Gir., H 2718, 28/ 09/ 1641, testament mutuel de Pierre de Blanc et Marie de Sabourin. 40 A.D.Gir., 3 E 15295, f° 395. <?page no="299"?> 299 Entre vocation et devoir social regroupement est plus important encore. L’abbaye de Figeac accueille trois filles du conseiller Pierre de Martin, le cas extrême étant celui des quatre filles Pontac, toutes religieuses au couvent de Saint-Benoît de Bordeaux 41 . Cette étude ne constitue qu’une première approche, qu’il faudrait compléter par un repérage des tantes et nièces, présentes dans la même institution. De façon plus globale, il faudrait encore dépasser les étroits liens familiaux, pour retrouver les amies d’enfance présentes dans l’établissement, les camarades de pensionnat ayant choisi de rester dans l’institution et pouvant exercer un ascendant sur celles qui hésitent encore entre le monde et la clôture. Église, pouvoir et devoir social : faire carrière au sein du premier ordre ? La chose est patente côté masculin, car, comme on l’a vu, on délaisse ici les monastères au profit des chapitres, des abbayes, voire des évêchés. Au sein des chapitres, lorsque les magistrats s’implantent dans les établissements quelque peu éloignés de Bordeaux, ce n’est que pour occuper les places les plus enviables, comme les doyennés de Saint-Émilion (familles Lecomte et Dusault au XVIII e siècle) ou de Cadillac 42 . À Bordeaux même, leur emprise est un peu moins exclusive, mais tout aussi réelle. Plus restreintes sont les chances d’accéder à l’épiscopat. Si l’archevêché de Bordeaux est une vaine ambition, les évêchés locaux sont en revanche plus accessibles, et l’on repère 43 François de Nesmond, évêque de Bayeux de 1661 à 1715, et son cousin Henri, en poste à Montauban avant d’accéder aux archevêchés d’Albi, puis de Toulouse. De même, Léon de Lalanne, évêque de Bayonne de 1692 à 1700, débuta sa carrière comme conseiller au Parlement avant de devenir chanoine puis abbé de Sainte-Ferme, tandis que Jacques- Joseph de Gourgues est évêque de Bazas de 1693 à 1724, poste occupé plus d’un siècle auparavant par Arnaud de Pontac, parent du premier magistrat du XVII e siècle. Enfin, Jean-Jacques et Philibert Dusault s’étaient succédés à Dax et Lancelot de Mullet avait été évêque de Sarlat. Les filles ne sont pas exclues de cette logique. Au sein des couvents, elles occupent souvent les fonctions de direction. Saint-Benoît est dirigé par Françoise de Pichon durant des années. Au monastère de la Visitation, Marie- Pétronille de Taranque, apparentée au magistrat, dirige l’institution de 1682 à 1689 puis de 1695 à 1698. Lui succède alors Anne-Thérèse de Cieutat, pour six ans, puis Marie-Agnès de Montesquieu, de 1704 à 1708, avant la réélection 41 A.D.Gir., H 2717, 20/ 08/ 1645, testament de Jeanne de Pichon, épouse du Procureur Général Jean de Pontac. 42 Philippe Loupès, op. cit., p. 242. 43 Joseph Bergin, Crown, church and episcopate under Louis XIV, Londres, Yale U.P., p. 357-489. <?page no="300"?> 300 Caroline Le Mao de la demoiselle de Cieutat. Tout semblait les y destiner, tant leur supériorité sociale dans le monde, que le rôle de leurs parents auprès de l’institution, en tant que fondateurs ou principaux donateurs. On en a une preuve éclatante avec l’affrontement qui oppose Anne Darriet à Isabeau de Voysin, la première se plaignant de ce que la seconde « a tâché par toutes sortes de moyens de lui ôter la place qu’elle occupe depuis longues années, tant par le droit de sa profession que par le consentement de toute la communauté et même de la dite sœur de Voysin » 44 , en usant du crédit et autorité de ses proches. Un an plus tard, Isabeau de Voysin est arrivé à ses fins, puisqu’elle est mère ancelle du couvent 45 . La force de la foi. Des vocations sincères voire contrariées Si l’on ne peut nier l’existence de vocations forcées, celles qui furent contrariées ou étouffées l’emportent sans doute en nombre, même si on peine à en trouver les indices. Les récits hagiographiques témoignent parfois de vocations ayant finalement triomphé. Sur les 155 biographies de récollets du père Cambin, une vingtaine évoquent l’opposition parentale, dont sept concernant des fils aînés ou uniques 46 . De même, Eric Suire a évoqué l’exemple bordelais de Jeanne de Lestonnac, qui ne s’est résolue au mariage qu’en raison de l’insistance de ses parents, pour finalement revenir à sa vocation monastique première. À l’inverse, les sources judiciaires, en particulier les arrêts des parlements, relatent ces différends dont l’issue est ici favorable à l’autorité parentale, surtout si les profès sont très jeunes et issus de la bonne société. En 1657, la justice donne raison au sieur de Faugerolles, qui exige que les minimes de Saint-Etienne lui rendent son fils mineur et non émancipé, François, précisant que sa famille, qui est « l’une des plus considérables de la province », a déjà donné trois garçons à l’Église 47 . Enfin, les écrits du for privé nous donnent à connaître quelques cas plus discrets. À Bordeaux, les exemples rencontrés sont féminins. Les deux cousines de Labat de Savignac, sœurs du conseiller de Spens d’Estignols de Lancre, sont des exemples significatifs. Le 13 juin 1711, Savignac écrit : « Mlle Marie de Spens d’Estignols de Lancre, ma cousine aînée, s’est allée ce matin jeter chez les Petites Carmélites. Elle y 44 A.D.Gir., 3 E 6750, f° 239, 07/ 02/ 1672, acte d’Anne Darriet. 45 A.D.Gir., 3 E 6751, f° 413, 22/ 04/ 1673. 46 Robert Sauzet, « La vocation religieuse d’après les Chroniques des Récollets de Provence (1602-1676) », La Vocation religieuse et sacerdotale en France XVII e -XIX e siècles, op. cit., p. 19-26. 47 René Pillorget, « Vocation religieuse et État en France aux XVI e et XVII e siècles », La Vocation religieuse et sacerdotale en France XVI e -XIX e siècles, Angers, Université d’Angers, 1978, p. 9-18. <?page no="301"?> 301 Entre vocation et devoir social postulait pour y entrer depuis cinq ans sans que personne n’en sût rien. Justement aujourd’hui, elle a 22 ans… Ma tante d’Estignols, sa marraine, promet sa dot de 3000 livres après sa mort, et mon oncle en payera l’intérêt. Tous les parents sont très affligés » 48 . Trois mois plus tard, sa jeune sœur, Marianne, à peine âgée de dix-sept ans, l’y rejoint. « Elle postulait depuis plus de cinq ans et n’avait révélé sa vocation que lorsque sa sœur entra dans le même couvent ». L’engagement religieux est ici l’objet d’un choix délibéré de la part des jeunes filles, qui se heurtent à la volonté parentale, du moins au chagrin familial qui accompagne l’entrée en religion. Ces quelques exemples, certes insuffisants pour mesurer l’ampleur du phénomène, permettent au moins de nuancer l’image de parents pressés de se débarrasser de leur progéniture. Au terme de ce trop bref panorama, plusieurs idées se dégagent. Il convient tout d’abord de se départir d’un certain nombre de préjugés encore trop largement répandus. Au XVII e siècle, les couvents n’étaient pas peuplés de jeunes gens internés par des parents désireux de se « débarrasser » d’une progéniture prolifique. Si les vocations forcées sont chères aux dramaturges, en raison de leur dimension dramatique réelle, elles ne constituent pas le lot de tous les occupants des couvents ou monastères. La pléthore des effectifs permettait en effet à l’Église de se montrer exigeante quant aux qualités et aux motivations des impétrants. Le libre consentement de l’entrée dans les ordres ne suppose pas pour autant la sincérité de la motivation religieuse. Il faut dès lors raisonner moins en termes de contrainte que de pression ou de conditionnement familial. En outre, si la foi sincère n’est pas toujours le motif principal de l’engagement, on ne doit pas systématiquement incriminer les parents, qui auraient forcé la destinée de leurs enfants. En réalité, la douceur de la vie conventuelle, réelle ou supposée autant que l’absence de perspectives dans le monde pouvaient être de puissants motifs. Dès lors, il apparaît vain de vouloir démêler les motifs de l’entrée en religion. Devoir social ou vocation ? En réalité, l’un n’exclut pas l’autre, et cela chez une même personne. Le problème de la sincérité d’une vocation, d’un engagement religieux, semble insoluble. Marc Vénard, étudiant les fondations religieuses, ne disait pas autre chose : vanité sociale, consécration familiale, prévision céleste ou placement terrestre, piété familiale ou dévotion personnelle, tout cela pouvait rendre compte du geste. 48 A.D.Gir., 8 J 47, Mémorial général…, 13/ 06/ 1711. <?page no="303"?> Biblio 17, 175 (2008) Familles et religion : la place des clercs dans les élites bordelaises de la fin du XVII e siècle S TÉPHANE M INVIELLE Centre d’Études des mondes moderne et contemporain (CEMMC) Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Pendant au moins une bonne partie de l’époque moderne, le lien important qui unit les élites et la religion est une évidence qui frise le lieu commun 1 . En effet, une pratique religieuse intense et une foi sincère caractérisent bon nombre des individus appartenant à cette catégorie sociale 2 et, au temps de la Contre-Réforme catholique, l’engagement religieux peut être pour certaines élites un marqueur social important. Toutefois, la place des clercs dans leur famille reste un élément encore assez mal connu 3 ; c’est elle que nous chercherons à analyser ici à partir de l’exemple des élites bordelaises de la fin du XVII e siècle. Les sources utilisées dans le cadre de cette étude ne sont pas à proprement parler celles de l’histoire religieuse, mais plutôt celles de la démographie historique et de l’histoire de la famille. Il s’agit d’abord d’une reconstitution des familles des élites bordelaises, reposant pour l’essentiel sur l’exploitation des registres paroissiaux de Bordeaux entre 1685 et 1792 (baptêmes, mariages, sépultures) et sur un dépouillement d’actes notariés (contrats de mariage et testaments pour l’essentiel) passés par les membres de cette catégorie sociale 1 G. CHAUSSINAND-NOGARET, Histoire des élites en France du XVI e au XX e siècles, Paris, Tallandier, 1991. 2 Dans le Bordeaux du XVII e siècle, un exemple édifiant est celui de Jeanne de Lestonnac, fondatrice des Filles de Notre-Dame : B. PEYROUS, La Réforme catholique à Bordeaux (1600-1719), Bordeaux, FHSO, 1995, p. 423-438. On peut aussi citer les veuves de parlementaires étudiées par Caroline Le Mao (C. LE MAO, « Les veuves des magistrats du parlement de Bordeaux au XVII e siècle », XVII e siècle, 224, 2004, p. 477-503). 3 Voir les Annales de Démographie Historique, 2004-1, avec une section consacrée au thème « Prêtres et familles » dans laquelle on compte les contributions de G. Alfani, S. Brunet, M. Prost et A. Bideau. <?page no="304"?> 304 Stéphane Minvielle à la charnière entre le XVII e et le XVIII e siècles 4 . Ces élites sont celles de la naissance et/ ou du mérite. En effet, Bordeaux abrite à la fin du XVII e siècle des élites nombreuses, même si beaucoup n’ont pas encore la puissance et la considération qu’elles vont acquérir au suivant, le siècle d’or bordelais 5 . Elles sont en premier lieu composées d’une noblesse très hétérogène mais dans laquelle dominent déjà les parlementaires 6 . Elles englobent également le monde du grand commerce, avec des individus qui ne se qualifient encore que rarement à cette époque de négociants, mais plutôt de bourgeois et marchands de Bordeaux 7 , ainsi que des personnes que l’on peut assimiler à une bourgeoisie des talents, comme les professionnels du droit que sont les avocats 8 . Ces familles vivent dans une ville que plusieurs historiens ont décrite comme un bastion de la Réforme catholique 9 . Toutefois, il ne s’agit pas ici de s’interroger sur la place qu’elles ont prises dans ce mouvement, mais plutôt de voir comment elles vivent le fait religieux par l’engagement de certains de leurs membres dans la vie ecclésiastique. Alors que l’une des idées généralement admises est que les élites sont un vivier de clercs, qu’en est-il exactement dans le cas de Bordeaux ? En outre, quel lien les hommes et les femmes d’Église continuent-ils à entretenir avec leur famille d’origine, notamment au travers de leur engagement lors des grands événements 4 S. MINVIELLE, Les Comportements démographiques des élites bordelaises au XVIII e siècle. Les apports d’une reconstitution des familles à l’histoire de Bordeaux, de la Révocation de l’édit de Nantes à la laïcisation de l’Etat civil, Bordeaux, thèse dactyl., 2003. Tous les registres paroissiaux bordelais ont été dépouillés pour retenir les actes concernant les élites : Archives Départementales de la Gironde (A.D.G.), cotes comprises entre 1Mi3407 et 1Mi3552. Voir les annexes de ma thèse pour le détail des actes notariés étudiés. 5 M. FIGEAC (dir.), Histoire des Bordelais. Tome 1 : La modernité triomphante (1715- 1815), Bordeaux, Mollat-FHSO, 2002, R. BOUTRUCHE (dir.), Bordeaux de 1453 à 1715, tome 4 de l’Histoire de Bordeaux, Bordeaux, FHSO, 1966, et C. HIGOUNET (dir.), Histoire de Bordeaux, Toulouse, Privat, 1980. 6 C. LE MAO, Les Fortunes de Thémis. Vie des magistrats du Parlement de Bordeaux au Grand Siècle, Bordeaux, FHSO, 2006. 7 Comme l’a montré Charles Carrière pour Marseille, l’appellation de négociant ne se généralise que dans les premières décennies du XVIII e siècle (C. CARRIERE, Négociants marseillais au XVIII e siècle, Marseille, Institut Historique de Provence, 1973). 8 L. COSTE, Mille avocats du Grand Siècle. Le barreau de Bordeaux de 1589 à 1715, Bordeaux, SAHCC, 2003. 9 Dans une ville dans laquelle cohabitent trois confessions différentes, les minorités protestantes (S. PACTEAU de LUZE, Les Protestants et Bordeaux, Bordeaux, Mollat, 1999) et juives (G. NAHON, Juifs et judaïsme à Bordeaux, Bordeaux, Mollat, 2003) vivent leur foi dans une semi-clandestinité. Ce sont seulement les élites catholiques dont il sera question dans cette étude. <?page no="305"?> 305 Familles et religion familiaux que sont le baptême, le mariage ou le décès ? En répondant à ces questions, on pourra alors insister sur la place paradoxale que ces individus occupent dans la parenté. S’ils sont effectivement nombreux à vouer leur vie à Dieu, leur vocation, sincère ou forcée, les conduit à occuper une place à part dans l’institution familiale. Souvent, ils sont en quelque sorte rejetés à sa marge, surtout lorsque se posent des questions relatives au patrimoine et à la circulation des biens à l’intérieur de la parenté. Ni tout à fait morts pour le monde, ni tout à fait des parents comme les autres, leur place est finalement assez complexe à déterminer avec précision. I. Les élites bordelaises, un vivier de clercs difficile à appréhender Sous l’Ancien Régime, le lien entre religion et élites découle naturellement du fait que le clergé appartient pour une bonne part aux catégories sociales supérieures de la société, par exemple à cause des privilèges qui sont associés à la condition ecclésiastique. En outre, cet ordre offre des possibilités de carrières intéressantes, et parfois très rémunératrices 10 . Les nobles ont d’ailleurs un intérêt tout particulier à voir certains de leurs enfants entrer au service de Dieu, car cela leur permet de leur donner un statut digne de leur rang tout en écartant des héritiers potentiels que, sinon, il faudrait établir socialement et/ ou matrimonialement, sans compter qu’ils recevraient aussi une part de leur succession, soit un morcellement inévitable des patrimoines au fil des générations. De plus, encourager les vocations au sein de la famille permet de cultiver et d’afficher un attachement à l’égard de la religion, ce qui constitue un idéal pour bon nombre de membres des élites. Dans le Bordeaux de la fin du XVII e siècle, les familles placées au sommet de la hiérarchie sociale sont donc assez naturellement un vivier de clercs, ce qui, à cette époque, est d’autant plus aisé que la fécondité des couples est élevée. En effet, le nombre moyen d’enfants par couple est compris entre 6,62 (1685-1699) et 5,71 (1700-1709) pour l’ensemble des familles achevées et, même si la noblesse se distingue par des descendances de taille plus réduite (4,31 enfants en 1700-1719) que dans le négoce (8,53) ou la bourgeoisie des talents (5,12), Bordeaux n’est pas encore devenue une « ville aux enfants rares » 11 . À la fin du règne de Louis XIV, les familles n’ont pas adopté des comportements malthusiens et, dans la mesure où les historiens-démographes 10 Toutefois, l’entrée en religion n’est pas un acte gratuit puisque, depuis le Concile de Trente, chaque clerc est dans l’obligation de se constituer un titre clérical, c’est-àdire disposer d’un bien dont le revenu doit permettre de vivre décemment. 11 Selon l’expression de Paul Butel dans P. BUTEL, Vivre à Bordeaux sous l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 1999, p. 232. <?page no="306"?> 306 Stéphane Minvielle établissent en général un lien entre l’apparition d’une limitation volontaire des naissances et une baisse de l’adhésion aux enseignements de l’Église qui condamne la contraception, ces couples manifestent par leurs descendances nombreuses un réel attachement à une religion qui fait de la procréation la fin première du mariage 12 . Nombre moyen d’enfants dans les couples des élites bordelaises mariés à la fin du règne de Louis XIV : Ensemble des élites bordelaises : Familles achevées 13 Familles complètes 14 1685-1699 6,62 7,62 1700-1709 5,71 6,83 Selon la condition sociale du père (1700-1719) : Familles achevées Familles complètes Noblesse 4,31 5,69 Négoce 8,53 9,42 Bourgeoisie des talents 5,12 6,24 Malgré une forte mortalité infantile et juvénile 15 , les élites bordelaises ne semblent par conséquent avoir aucun mal à assurer le renouvellement des générations et beaucoup ont plus d’enfants qu’il n’en faut pour assurer la pérennité de leur lignée. À la fin du XVII e siècle, il est donc très rare qu’une vocation vienne mettre en péril la reproduction biologique et sociale d’une famille. En revanche, si la fécondité est forte, on constate que peu d’enfants issus des couples des élites de la ville se marient. Ainsi, parmi les parlementaires bordelais du XVIII e siècle, seulement un tiers des enfants semblent à leur tour avoir accès au mariage. En outre, selon Michel Figeac, le célibat définitif concerne 30 à 35 % des nobles à chaque génération 16 , ce qui abouti- 12 Malgré l’absence de données assurées, on peut présumer que, dans les périodes antérieures, la fécondité des couples des élites bordelaises était également très forte. En revanche, à partir des années 1730, la noblesse commence à adopter un comportement franchement malthusien avant d’être suivie, environ une génération plus tard, par le négoce et la bourgeoisie des talents. Voir S. MINVIELLE, op. cit. 13 Couple observé de la date de son mariage jusqu’au décès du premier des conjoints, quel que soit l’âge de la femme lors de la rupture de l’union. 14 Couple observé de la date de son mariage jusqu’au décès du premier des conjoints, la rupture d’union n’intervenant pas avant le 45 e anniversaire de l’épouse. Voir L. HENRY, A. BLUM, Techniques d’analyses en démographie historique, Paris, INED, 1988, p. 98. 15 Mortalité infantile : enfants décédés avant leur premier anniversaire ; mortalité juvénile : enfants décédés avant l’âge de 15 ans. 16 M. FIGEAC, Destins de la noblesse bordelaise (1770-1830), Bordeaux, FHSO, 1996, p. 232. <?page no="307"?> 307 Familles et religion rait alors à une situation dans laquelle un tiers des enfants nés meurt en bas âge, un tiers se marie et un dernier tiers reste célibataire. On retrouve cette situation dans d’autres populations, comme les ducs et pairs du royaume 17 , alors que, à cette époque, le célibat définitif ne touche qu’une minorité de l’ensemble de la population française (8,9 % des hommes et 8,5 % des femmes nés en 1720-1724) 18 . Compte tenu de ces pourcentages importants, il convient de se pencher sur le destin des enfants restés célibataires, et surtout de se demander combien d’entre eux sont devenus clercs. Malheureusement, à partir des sources paroissiales et notariales bordelaises, il reste pour le moment impossible de proposer une estimation satisfaisante pour répondre à cette question. En effet, la mauvaise qualité de l’enregistrement des sépultures fait qu’on ne sait pas exactement combien d’enfants parviennent à l’âge adulte. En outre, beaucoup de ceux qui embrassent une carrière ecclésiastique quittent la ville et on perd alors définitivement leur trace dans les registres paroissiaux bordelais. Enfin, il faut souligner le contenu souvent lacunaire des actes de sépulture d’adultes, surtout quand ils sont célibataires, l’absence de la mention de leurs parents empêchant fréquemment de les relier à leur famille d’origine. Ainsi, parmi les descendants directs de membres du parlement mariés dans les trois dernières décennies du règne de Louis XIV, il n’y a presque aucun enfant pour lequel on sache, par son décès, qu’il est entré en religion. La seule exception concerne le couple formé par François de Baritaut (1674-1758), conseiller au parlement, et Catherine Cambouilh, morte en 1769. Mariés le 28 mars 1699, ils ont eu au total huit enfants. Trois sont de destin inconnu et deux sont morts en bas âge. Seul François Godefroi (1706-1779) s’est marié et a siégé au parlement. Quant à Marie-Catherine, née en 1704, elle meurt à l’âge de 25 ans sans alliance. Reste Angèle Bertrande Delphine (1708-1744) dont l’acte de sépulture, enregistré dans une paroisse bordelaise, mentionne qu’elle était religieuse. Par rapport à l’information très fragmentaire fournie par les livres paroissiaux bordelais, l’étude des généalogies nobiliaires permettrait sans doute de mieux apprécier la part des enfants devenus clercs, mais le principal inconvénient est que celles-ci mentionnent rarement tous les enfants nés, ni tous ceux qui sont restés célibataires et n’ont donc joué aucun rôle dans la perpétuation biologique du lignage. On peut toutefois évoquer le cas 17 L. HENRY, C. LEVY, « Ducs et pairs sous l’Ancien Régime, caractéristiques démographiques d’une caste », Population, 1960, p. 807-830. 18 L. HENRY, J. HOUDAILLE, « Célibat et âge au mariage aux XVIII e et XIX e siècles en France », Population, 1973, 4-5, p. 873-923. <?page no="308"?> 308 Stéphane Minvielle de la famille Navarre, étudié par Fabienne Albespy 19 , dans laquelle Pierre, conseiller à la cour des aides mort en 1711, après avoir épousé Gabrielle Taffanel en 1673, a eu une fille qui a fait le choix de la vie monastique. Il s’agit de l’aînée, Catherine, née en 1678, qui entre au couvent Notre-Damede-Saint-Benoît à Bordeaux avec une dot de 4000 livres, plus 500 livres pour un ameublement et des vêtements et une pension de 50 livres par an. Sa décision résulte probablement d’un choix personnel qui aurait été, selon Fabienne Albespy, désapprouvé par sa mère. Dans une autre branche de cette famille, Raymond Navarre (1659-1739), également conseiller à la cour des aides, convole en 1685 avec Lucrèce Fonteneil, issue d’une famille qui place six de ses membres dans les chapitres bordelais aux XVII e et XVIII e siècles. Parmi leurs six enfants, leur fils cadet Pierre (1689-1725) est ordonné prêtre en 1713 puis devient curé et archiprêtre de Lesparre en 1715. Une de leurs filles, Andrée Thérèse (1690-1755), se marie quant à elle en 1728, alors que Joseph (1692-1713) embrasse une carrière militaire. Chez les Pontac, autre famille de la noblesse bordelaise étudiée par Audrey Gastal 20 , le recours aux généalogies montre que, parfois, les entrées en religion peuvent même concerner plusieurs enfants d’une même fratrie. Ainsi, Joseph Pontac, trésorier général de France, se marie le 20 avril 1698 avec Marie-Anne Ségur. Il avait un frère religieux et une sœur religieuse, plus cinq tantes religieuses. Dans les années qui suivent, son épouse lui a donné au total dix enfants : Jean-François, devenu conseiller au parlement, fonde une famille, de même qu’un autre garçon qui a choisi de servir dans l’armée royale et est également prénommé Jean-François. L’aînée des filles, Claude Magdeleine, convole elle aussi, mais quatre de ses sœurs décèdent sans alliance : Marguerite Marie (1703-1783), Rose Marguerite (1706-1728), Marie (1707-1753) et Claude Magdeleine (1712-1752). Quant à Joseph, mort en 1746, il est qualifié d’abbé dans son acte de décès, alors que ses sœurs Marie-Thérèse (1705-1732) et Marie-Angélique (1710-1753) sont devenues religieuses. Sans surprise, le fait de vouer sa vie à Dieu concerne donc, en particulier dans les familles nobles, des cadets. Toutefois, s’il est difficile de mesurer statistiquement ce mouvement dans l’ensemble des élites bordelaises de la fin du XVII e siècle, à moins d’entamer une recherche systématique sur les entrées de Bordelais en religion dans leur ville d’origine ou ailleurs, ce qui n’a encore jamais été fait, le nombre d’enfants issus des catégories sociales supérieures 19 F. ALBESPY, L’Ascension sociale d’une famille de parlementaires : les Navarre, Bordeaux, TER dactyl., 1999. 20 A. GASTAL, Noblesse, patrimoine et cadre de vie en Guyenne, les Pontac d’Anglade, seigneur de Jaubertes (1750-1830), Bordeaux, TER dactyl., 1998. <?page no="309"?> 309 Familles et religion qui embrassent une carrière ecclésiastique semble important. Cependant, il n’atteint vraisemblablement pas les niveaux observés par Jacques Houdaille pour l’ensemble de la noblesse française du XVII e siècle 21 . En effet, pour lui, entre un cinquième et un quart des jeunes nobles en vie à l’âge de 25 ans choisissent d’intégrer le clergé, la proportion étant d’un tiers à la moitié parmi les filles. Destin des enfants en vie à l’âge de 25 ans figurant sur les fiches de famille de la noblesse, d’après les travaux de Jacques Houdaille Garçons : Mariés Célibataires Religieux Vers 1620 48 % 28 % 24 % Vers 1690 54 % 26 % 20 % Filles : Mariées Célibataires Religieuses Vers 1620 44 % 8 % 48 % Vers 1690 62 % 9 % 29 % Si, pour les élites bordelaises, il est encore impossible d’avancer ce type de pourcentages, leurs enfants sont pourtant omniprésents dans toutes les catégories de clercs que l’on rencontre dans la capitale de la Guyenne. Ainsi, selon Philippe Loupès 22 , un quart des chanoines de Saint-Seurin et un tiers de ceux de Saint-André sont nobles à la fin de l’Ancien Régime. De plus, la noblesse parlementaire a tendance à accaparer les dignités les plus importantes, telle celle de doyen du chapitre. Rares sont donc les chanoines qui ne sont pas issus de familles appartenant aux élites et, parmi eux, les Bordelais sont très nombreux puisque, au XVIII e siècle, environ la moitié des chanoines de Saint-Seurin sont nés à Bordeaux. De la même manière, beaucoup de curés des paroisses girondines sont issus de familles aisées. Outre le fait que Bordeaux est une ville dans laquelle les ordinations ne manquent pas (187 en 1661-1679 et 208 en 1707-1714, selon Bernard Peyrous 23 ), l’enquête de 1772 montre qu’entre un tiers et la moitié des curés du diocèse de Bordeaux ont des parents faisant partie des élites de la ville 24 . Comme l’affirme Phi- 21 J. HOUDAILLE, « La noblesse française (1600-1900) », Population, 1989, 3, p. 501- 513. 22 Ph. LOUPES, Chapitres et chanoines de Guyenne aux XVII e et XVIII e siècles, Bordeaux, FHSO, 1985, et Ph. LOUPES, L’Apogée du catholicisme bordelais (1600-1789), Bordeaux, Mollat, 2001. 23 B. PEYROUS, op. cit. 24 Ph. LOUPES, « Le clergé paroissial du diocèse de Bordeaux d’après la grande enquête de 1772 », Annales du Midi, 1971, p. 5-24, et S. MINVIELLE, « Les membres du clergé paroissial du diocèse de Bordeaux et leurs familles à partir de la grande enquête de 1772 », [in] A.-M. COCULA, J. PONTET (dir.), Au Contact des Lumières, Mélanges offerts à Philippe Loupès, tome 2, Bordeaux, PUB, 2005, p. 217-229. <?page no="310"?> 310 Stéphane Minvielle lippe Loupès, « à Bordeaux, les vocations éclosent dans la bourgeoisie des marchands, des négociants, des avocats, des petits officiers de justice et de finances ». L’entrée dans le clergé régulier est enfin le dernier moyen choisi par certains pour vouer leur vie au service de Dieu tout en restant à Bordeaux. D’après Bernard Peyrous, il y aurait à Bordeaux 547 religieux masculins en 1718. En outre, entre 1572 et 1684, neuf nouvelles congrégations masculines s’ajoutent aux cinq déjà présentes dans la ville et, au XVIII e siècle, il y a quinze établissements féminins. Bordeaux est alors réellement une « cité monastique ». Or, beaucoup de ces monastères accueillent des enfants des élites bordelaises, comme le couvent Notre-Dame-de-Saint-Benoît où se concentrent beaucoup de filles de parlementaires (familles Pontac, Darche, D’Albessard, Pichon, etc.). Au terme de cette première approche, il ressort que le Bordeaux de la fin du XVII e siècle doit une bonne part de sa vigueur religieuse à ses élites, dont beaucoup destinent certains de leurs enfants à la vie ecclésiastique. Toutefois, ce mouvement, même s’il est difficile à quantifier, ne peut servir d’indicateur afin de mesurer l’intensité de la foi dans cette population. En effet, il ne faut pas oublier que l’engagement religieux varie d’une famille à l’autre et qu’il dépend de facteurs sans doute autant personnels que sociaux. En outre, l’appréciation de l’engagement religieux des élites est en quelque sorte pollué par le fait que le clergé est pour certains un exutoire destiné à limiter les effets d’une fécondité élevée qui menace d’aboutir à un émiettement progressif des patrimoines au fil des générations. Mais cela n’empêche pas l’éclosion de nombreuses vocations sincères, parfois en dépit de la volonté des parents. II. Des clercs souvent rejetés aux marges de l’institution familiale Un second niveau d’analyse conduit maintenant à s’intéresser à la place que ceux qui ont décidé de vouer leur vie à Dieu conservent auprès de leur famille d’origine. Si la plupart d’entre eux sont certainement des modèles de foi et de piété pour leurs proches, ces individus continuent-ils à être considérés comme des membres actifs de la parenté ? Evidemment, les clercs sont des membres particuliers de la famille car cet état les empêche de participer au processus de transmission d’un patrimoine ou d’une condition à des descendants directs. Toutefois, même pour ceux qui vivent dans la clôture d’un monastère, il y a bien des moyens de continuer à entretenir des relations avec leur famille d’origine, que ce soit par des échanges épistolaires ou par des visites régulières, alors que certains clercs sont parfois hébergés, temporairement ou définitivement, par des parents. Si ces relations existent, elles sont en revanche très difficiles à mesurer, et en tout cas totalement hors de notre <?page no="311"?> 311 Familles et religion portée à partir des sources utilisées ici. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de les observer autrement, en nous demandant quelle place occupent les clercs dans les différents événements familiaux qui concernent des membres de leur parenté. Pour le dire simplement, leur intervention est rarement mentionnée dans les actes paroissiaux et/ ou notariés liés à la naissance, au mariage ou au décès. En outre, quand elle l’est, il est bien exceptionnel qu’elle soit déterminante. Entrer en religion constitue alors pour eux, la plupart du temps, une réelle rupture car ils ne semblent plus en mesure d’intervenir qu’à la marge dans les processus générationnels et intergénérationnels, ce qui est somme toute logique puisque, en entrant en religion, ils sont considérés comme morts pour le monde. - Au baptême : La cérémonie du baptême est un événement familial important car elle permet d’intégrer un nouveau-né dans la communauté des croyants mais aussi dans la parenté à laquelle il est, souvent pour la première fois, présenté. L’un des moments forts de la cérémonie consiste à donner à l’enfant un parrain et une marraine, qui traditionnellement le prénomment. Or, dans le Bordeaux de la fin du XVII e siècle, les clercs ne sont pas très nombreux à être choisis pour remplir cette fonction et, quand ils le sont, il s’agit presque toujours d’hommes appartenant au clergé séculier. L’Église décourage d’ailleurs les clercs d’accepter de telles responsabilités, même si elles sont surtout symboliques, et matériellement peu ou pas du tout contraignantes 25 . Quoi qu’il en soit, il est relativement plausible de penser que leur appartenance au premier ordre n’est pas la raison première de ce type de choix, même si le parrainage par un clerc peut revêtir un certain prestige. En effet, ils apparaissent d’abord comme des membres de la parenté, parrains et marraines étant très fréquemment choisis dans la famille proche 26 . Quoi qu’il en soit, les parents préfèrent en général choisir des personnes pouvant réellement s’investir dans la vie et l’éducation de leur filleul(le), notamment s’ils venaient à décéder, ce qui explique que le recours à des clercs réguliers soit très rare. Pour les parents, l’essentiel est de faire entrer le nouveau-né dans un réseau de solidarités familiales actives, ce qui est plus difficile avec des religieux voués au célibat et au service de Dieu. On peut d’abord observer cette rareté du parrainage ecclésiastique au travers de l’ensemble des baptêmes bordelais célébrés dans les années 1667- 1670 et 1696-1699. Une première lecture conduit à souligner les informa- 25 A. FINE, Parrains, marraines. La parenté spirituelle en Europe, Paris, Fayard, 1994. 26 S. BEAUVALET-BOUTOUYRIE, La Démographie de l’époque moderne, Paris, Belin, 1999, p. 187-189. <?page no="312"?> 312 Stéphane Minvielle tions très lacunaires fournies par les actes car beaucoup ne mentionnent pas la condition sociale du parrain ou son lien de parenté avec l’enfant. Au total, il n’y en a que 1368 qui contiennent des informations utiles sur ce point et, parmi eux, à peine 96 font référence à la présence d’un homme d’Église comme parrain, soit 7,01 %, auxquels il faudrait ajouter un acte dans lequel une marraine est qualifiée de religieuse. En outre, en comparant la profession du père de l’enfant et celle de son parent spirituel, 96 % concernent des familles appartenant aux élites de la ville, en partie car c’est surtout dans cette catégorie sociale qu’il y a, dans la parenté, des clercs disponibles pour occuper cette fonction. Ces 96 ecclésiastiques ont des conditions assez variées et quelques-unes sont assez imprécises (clerc tonsuré) ou discutables (prieur). Toutefois, quatre représentent à elles seules plus des trois quarts des mentions : chanoine (13,54 %), curé (37,50 %), prêtre (11,45 %) et théologien (18,75 %), soit certaines des fonctions qui attirent probablement le plus les enfants des élites de la ville au moment de leur entrée dans la vie ecclésiastique. Fonctions exercées par les parrains appartenant au clergé dans les actes de baptême bordelais de 1667-1670 et 1696-1699 : Abbé 3 Aumônier du Roi 1 Chanoine 13, soit 13,54 % Chapelain 1 Clerc 4 Clerc tonsuré 3 Curé 36, soit 37,50 % Diacre 2 Prêtre 11, soit 11,45 % Prieur 4 Théologien 18, soit 18,75 % On aboutit à peu près aux mêmes conclusions en étudiant 2106 actes de baptême d’enfants issus de familles des élites bordelaises célébrés en 1700-1709, pour lesquels on obtient 91 parrains appartenant au clergé (4,32 %), auxquels s’ajoute à nouveau une seule marraine entrée au carmel. Une baisse de la fréquence du choix d’un parrain ecclésiastique semble par conséquent se dessiner au fil du temps et elle est d’ailleurs confirmée par une étude des baptêmes célébrés entre 1737 et 1746. Une telle évolution peut s’expliquer <?page no="313"?> 313 Familles et religion de trois manières : les parents choisissent davantage des parents spirituels qui peuvent être socialement utiles à l’enfant, il y a moins de clercs disponibles dans la parenté, ou alors ces derniers respectent plus scrupuleusement la volonté de l’Église de les tenir éloignés de ce type de fonctions qui pourrait les écarter d’un dévouement total à leur sacerdoce. En revanche, les fonctions exercées par les parrains ecclésiastiques sont assez similaires à celles observées dans les coupes chronologiques précédentes, à la différence près qu’on ne rencontre plus aucune mention imprécise comme celle de théologien, ce qui montre que le contenu des actes gagne probablement en précision au fil du temps. Fonctions ecclésiastiques exercées par les parrains membres du clergé à Bordeaux en 1700-1709 (Baptêmes d’enfants des familles des élites célébrés dans la cathédrale Saint-André) : Abbé 1 Chanoine 22, soit 24,27 % Chapelain 1 Clerc tonsuré 8 Conseiller clerc au parlement 1 Curé 24, soit 26,37 % Diacre 1 Docteurs en théologie 8 Jésuite 1 Prêtres 22, soit 24,17 % Religieux 1 Prieur 1 Vicaire 1 Alors que le parrainage relève surtout d’une fonction symbolique et fortement religieuse, les élites bordelaises de la fin du XVII e siècle ne font pas fréquemment le choix d’un homme ou d’une femme d’Église comme parrain ou marraine de leurs enfants. Mais la place marginale des clercs dans la vie familiale est encore plus flagrante quand un événement représente un enjeu matériel important, comme c’est le cas dans les contrats de mariage et les testaments. <?page no="314"?> 314 Stéphane Minvielle - Au mariage : Dans ce cas, le rôle des clercs est étudié au travers de 274 contrats de mariage de membres des élites bordelaises passés dans les dernières années du XVII e siècle et la première décennie du suivant. Un peu moins de 10 % (27 exactement) font référence à un homme d’Église mais il est très rare que celui-ci occupe une place importante dans l’acte. C’est par exemple le cas lorsque Sarran Alphonse Lalanne, conseiller au parlement, épouse en 1698 Anne-Marie Lecomte de Latresne, fille du premier président au parlement 27 . Alors que l’épouse reçoit une dot de 60 000 livres de ses parents, son futur mari peut compter sur l’avis et le conseil de son oncle Léon Lalanne, évêque de Bayonne, qui lui donne 10 000 livres à la condition qu’elles soient transmises ensuite à un enfant mâle. En outre, il se constitue l’héritage qu’il tient d’un autre de ses oncles, Léon Lalanne, abbé, soit la terre et le marquisat d’Uzeste estimés à 150 000 livres. De manière assez exceptionnelle, les legs faits par des membres de la famille, et ici des clercs, dépassent donc en valeur ceux qui proviennent des parents (son père lui lègue 35 000 livres en avancement d’hoirie, et sa mère un cinquième de ses biens après sa mort et celle de son mari, les époux étant enfin logés et nourris à leur domicile dans l’attente de cet héritage). En dehors de cette situation hors-norme, les clercs occupent une place assez marginale dans les contrats de mariage. En outre, comme lors des baptêmes, et sans doute pour les mêmes raisons, il s’agit exclusivement d’hommes. Ainsi, dans 24 contrats sur 27, un ou plusieurs clercs sont mentionnés comme apportant avis et conseils aux époux. Ils sont habituellement cités en raison d’un lien de parenté, souvent proche, avec les contractants, ce qui ne les distingue pas des autres personnes jouant le même rôle qu’eux et montre que leur appartenance au clergé n’est en rien la raison principale de leur présence. Parmi ces hommes d’Église, on dénombre ainsi 9 oncles, 14 frères, 3 cousins et 4 personnes dont le lien avec l’époux ou l’épouse reste indéterminé 28 . Par exemple, dans le contrat signé le 29 mars 1710 avec sa promise Colombe Lafosse 29 , Barthélémy Giniès, avocat au parlement et jurat, est accompagné de ses frères Maurice, prêtre et chanoine de Saint-Emilion, et Louis, prêtre. En revanche, si des religieux sont présents lors de la rédaction de l’acte, rares sont ceux qui participent à la constitution des époux auxquels ils sont liés et, quand ils le font, leur apport ne représente en général qu’une faible part des biens engagés. Au total, 6 contrats sur 274 contiennent ce type 27 A.D.G., 3 E 10810, Sarrauste, 1 er octobre 1698. 28 Dans 6 contrats, deux clercs donnent leurs « avis et conseils », soit un total de 30 personnes pour 24 contrats étudiés. 29 A.D.G., 3 E 5072, Dufau, fol. 314, 29 mars 1710. <?page no="315"?> 315 Familles et religion de dispositions comme, en 1701, celui de Pierre Itey, procureur au parlement, et de Jeanne Brossard 30 . Alors que l’épouse se constitue tous les biens reçus à la mort de sa mère et de ses aïeux maternels (une maison à Bordeaux, un bourdieu à Cadillac et une métairie à Ambarès, plus 1500 livres en meubles et billets) et que son père lui donne 1000 livres, son oncle Pierre Brossard, prêtre, ajoute 1000 livres lors des noces et 1000 livres après son décès. De la même manière, quand, en 1693, Etienne Duran, bourgeois et marchand de Bordeaux, convole avec Marguerite Fonteneil 31 , les parents de la promise promettent 2500 livres payables à la mère de l’époux car celui-ci est encore mineur, et son frère Pierre Fonteneil, curé de Savignac, lui donne 500 livres. En revanche, dans certains cas (6 contrats sur 274), ce sont les conjoints qui contractent dans leur contrat de mariage des obligations auprès de certains parents membres du clergé, surtout en prévision du partage des biens du père et/ ou de la mère encore en vie. C’est ce qui se produit quand, en 1705, Jean Martial Dalby, avocat au parlement, prend pour femme Peyronne Verdery 32 . En effet, pour pouvoir recevoir des biens de son père après sa mort (une maison et des terres en Fronsadais, plus une maison à Bordeaux, de même que tous les acquêts faits pendant que les époux vivront avec lui), le fiancé s’engage à payer 6000 livres à son frère Jean, qui est prêtre. Dans les élites, ce rejet des clercs aux marges de l’institution familiale est enfin confirmé par l’étude des actes de mariage contenus dans les registres paroissiaux bordelais. En effet, sur un échantillon de 171 mariages célébrés dans six paroisses bordelaises entre 1700 et 1715 33 , seulement 24 évoquent la présence de clercs en tant que témoin (14,03 %) et leur part dans l’ensemble des témoins recensés n’est que de 3,50 %. Certes, dans certains cas, un prêtre apparenté à l’époux ou à l’épouse peut officier lors de l’administration du sacrement, mais cette situation reste très rare et ne remet pas en cause le rôle très secondaire qu’ils jouent habituellement dans ce type d’événements, comme on va pouvoir aussi le constater lors des décès. - Au décès : En règle générale, en histoire religieuse, les testaments ont été étudiés pour mesurer l’intensité de la foi au travers des invocations et des legs pieux 34 , mais 30 A.D.G., 3 E 6618, Giron, 12 mars 1701. 31 A.D.G., 3 E 5055, Dufau, fol. 902, 4 mai 1693. 32 A.D.G., 3 E 5066, Dufau, fol. 547, 23 mai 1705. 33 Saint-Christoly, Sainte-Colombe, Saint-Maixent, Saint-Pierre, Saint-Projet, Notre- Dame-de-Puypaulin. 34 Selon le modèle établi par M. VOVELLE, Piété baroque et déchristianisation. Les attitudes devant la mort en Provence au XVIII e siècle, Paris, Plon, 1973. <?page no="316"?> 316 Stéphane Minvielle on peut aussi les prendre pour ce qu’ils sont avant tout, c’est-à-dire des actes visant à organiser une succession en désignant les héritiers d’un individu. À la fin du XVII e siècle, sur 56 testaments rédigés par des membres des élites bordelaises, à peine huit font référence à un ou plusieurs clercs (14,28 %). Mais, plus que la part qui en mentionne, le plus important est de considérer la manière dont ces individus apparaissent. Là encore, il est très rare qu’ils occupent une place centrale, ce qui semble logique puisqu’ils ne sont jamais au cœur du processus de transmission dans la mesure où ils ne peuvent pas avoir de descendants directs. En outre, on peut ajouter qu’ils ont déjà reçu des biens au moment de leur entrée en religion par l’achat d’un titre clérical et qu’ils n’ont pas besoin de recevoir davantage, car ils peuvent bénéficier de la richesse de l’Église. Ainsi, dans leur version la plus radicale, les testaments stipulent que les clercs cités ne peuvent prétendre à rien sur l’héritage dont il est question. C’est notamment ce que décident Louis Léglise, conseiller secrétaire du Roi, et Marguerite Estève le 28 février 1691 35 . En effet, ils ne lèguent rien à leur fils aîné Bernard, bénédictin, tous leurs biens étant à partager entre leurs autres enfants : Jean, conseiller au parlement, veuf sans enfant, a reçu 120 000 livres au moment de son mariage (il est désigné héritier général et universel) ; Etienne, mousquetaire du Roi, doit recueillir la charge de son père, tous les biens de la famille à Ambarès, plus 6000 livres ; et Marguerite a reçu une dot de 50 000 livres lors de son mariage, dont elle doit se contenter. De même, quand il teste en 1693, Dubley Calandrini, bourgeois et marchand de Bordeaux, réserve un sort particulier à son fils devenu clerc 36 . Sur ses sept enfants, Elisabeth, mariée à Henri Pick, bourgeois et banquier, et Anne, épouse du marchand Degmont, doivent se contenter de la dot qu’elles ont reçue. Quant à Philippe, au service du Roi, Jean, marchand, et Marie Magdeleine, encore célibataire, ils reçoivent leur légitime. L’épouse de Dubley, Magdeleine Calandriny, est par ailleurs instituée héritière générale et universelle, et elle reçoit même le pouvoir d’avantager l’enfant de son choix sur l’héritage de leur père. Reste Théodore, qui peut également prétendre à sa légitime, mais à la condition expresse de quitter l’ordre des jésuites dans lequel il est entré, ce qui pourrait donner à penser que son père désapprouvait son engagement dans la vie religieuse 37 . En outre, cette exclusion des clercs ne touche pas seulement les descendants directs. En effet, elle concerne aussi des individus sur le point de mourir sans enfant et qui, s’ils doivent partager leurs biens entre différents 35 A.D.G., 3 E 13007, Parran, fol. 374, 28 février 1691. 36 A.D.G., 3 E 13007, Parran, fol. 362, 30 juin 1693. 37 Il meurt en mai 1734 sans avoir quitté l’ordre. <?page no="317"?> 317 Familles et religion membres de leur parenté, excluent systématiquement de réserver une part substantielle de leur succession à des clercs. Ainsi, en 1728, Catherine Dalon, épouse de Simon Jude Desmezures Rauzan, conseiller secrétaire du Roi, rédige son testament alors qu’elle est dans son lit de malade 38 . Après avoir spécifié qu’elle n’a aucun enfant, elle évoque quatre frères dont elle souhaite faire ses héritiers. Un d’entre eux est parti depuis longtemps de Bordeaux et elle n’a plus de nouvelles de lui, raison pour laquelle elle ne lui donne que 5 sols, soit la même somme qu’à deux autres qui sont devenus clercs, l’un étant prêtre à Bordeaux et l’autre étant entré aux Grands Carmes de la ville. Quant au dernier, devenu avocat, il est institué héritier général et universel de sa sœur. En 1723, Marie Biroat, veuve de Romain Malescot, conseiller à la cour des aides, est dans la même situation et exprime un souhait identique 39 . Son frère Pierre reçoit tous ses biens alors que sa sœur, religieuse à Pau, doit se contenter d’une petite somme d’argent. Bien des fois, le sort réservé aux clercs dans le testament de leurs parents n’est pourtant pas aussi cruel mais, la plupart du temps, la part de la succession qui leur est dévolue est minime. Elle se borne presque systématiquement à une maigre pension viagère destinée à améliorer le quotidien. Par exemple, dans son testament rédigé en 1699, Angélique Texier, veuve de Denis Dunau, avocat, concède 15 livres par an à sa fille Isabau, carmélite à Bordeaux, alors que son fils Jean Emmanuel est déclaré héritier général et universel. Cinq autres sœurs reçoivent quant à elles 5 sols et leur légitime 40 . Si les testaments semblent donc à nouveau mettre les clercs au ban de leur famille du point de vue matériel, cette idée doit être nuancée par le fait que certains ecclésiastiques rédigent aussi leur testament, et il est alors intéressant de constater que beaucoup souhaitent que leurs biens ne quittent pas leur famille au moment de leur mort, avec une propension très nette à redistribuer leur patrimoine vers la parenté la plus proche possible. C’est notamment ce que fait Nicolas Raoul, écuyer et curé de Gaillan-en-Médoc, dans son testament du 7 mars 1734 41 . Si sa sœur Catherine, veuve de Guillaume Conilh, trésorier de France, reçoit 500 livres, contre 4000 pour ses neveux, fils de son frère cadet décédé 42 , c’est un autre frère, Jean Raoul, qui est institué héritier général et universel. Finalement, ce rapide survol de la place des clercs dans les familles des élites bordelaises de la fin du XVII e siècle aboutit à des conclusions assez contrastées. Entrer en religion constitue pour certains de leurs enfants un 38 A.D.G., 3 E 7356, Lacoste, 3 février 1728. 39 A.D.G., 3 E 8025, 27 novembre 1723. 40 A.D.G., 3 E 5061, Dufau, fol. 1254, 7 janvier 1699. 41 A.D.G., 3 E 8034, Lamestrie, fol. 35, 7 mars 1734. 42 Il s’agit de Guillaume Conilh, capitaine d’infanterie. <?page no="318"?> 318 Stéphane Minvielle acte à la fois banal et fort, banal car nombreux sont ceux qui décident de vouer leur vie à Dieu, et fort parce qu’il s’agit d’un choix certes définitif, mais sans doute bien des fois sincère. On peut d’ailleurs ajouter que ces vocations éclosent d’autant plus facilement que, depuis leur enfance, ceux qui font le choix de la vie ecclésiastique ont l’habitude de vivre dans un milieu familial et social dans lequel la religion est omniprésente. Mais entrer en religion est également un acte de rupture pour celles et ceux qui s’engagent sur cette voie. C’est une rupture radicale pour ceux qui partent vivre dans la clôture et quittent définitivement leur famille, une rupture plus douce quand elle se borne à ne plus pouvoir jouer de rôle déterminant dans l’avenir biologique et matériel de la lignée. À bien des égards, la place souvent marginale laissée aux clercs lors des événements familiaux est le symbole de ce déchirement. En outre, on peut imaginer que cette situation, loin de disparaître, s’accentue tout au long du XVIII e siècle, même si elle prend certainement une forme différente. En effet, dans des élites qui adoptent résolument des comportements malthusiens qui sont en partie à l’origine d’une crise des vocations 43 , l’entrée en religion continue à signifier un choix de vie en rupture avec l’intégration de celui ou celle qui fait ce choix dans un processus familial intergénérationnel, mais elle peut en outre hypothéquer la survie biologique de familles dont le destin repose sur un nombre de descendants de plus en plus réduit. 43 J.-P. BARDET, Rouen aux XVII e et XVIII e siècles. Les mutations d’un espace social, Paris, SEDES, 1983, p. 303-308. <?page no="319"?> Biblio 17, 175 (2008) Entre croyance et art d’une élite : la religion chrétienne et sa pratique a l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVII e siecle (1648-1715) M ARC F AVREAU 1 Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Au cours d’un colloque international, Les Cérémonies extraordinaires du catholicisme baroque, qui s’est déroulé en octobre 2005 au Puy-en-Velay 2 , nous avions déjà souligné à quel point la dimension religieuse de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture avait été négligée des historiens, qui s’y intéressaient depuis les travaux de Ludovic Vitet dans les années 1860 3 ; aussi bien les cérémonies extraordinaires qui avaient ponctué l’existence de la Compagnie, notamment la pompe funèbre du chancelier Séguier en 1672, que la pratique commune des académiciens. Si, pour ces deux aspects, les sources proviennent essentiellement de l’Académie, avec les procès-verbaux (1648-1793) publiés par Anatole de Montaiglon (1825-1895) entre 1875 et 1892, et les archives de la comptabilité (1648-1791), l’analyse de la pratique individuelle des membres est plus difficile à appréhender. La plupart des artistes du XVII e siècle français n’ont pas laissé de livre de raison, de lettres ou de journal connu à l’instar de celui d’Elisabeth Vigée-Le Brun (1755-1842) qui a témoigné des « principes de morale et de religion » inculqués par sa 1 Nous tenons à remercier Juliette Jestaz, conservatrice des livres imprimés et manuscrits au service des collections, École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Abréviations utilisées : A.N.F. : Archives nationales de France; E.N.S.B.A., École nationale supérieure des Beaux-Arts; M.C. : Minutier central des notaires parisiens; ms. : manuscrit; P.V.A. : Procès-verbaux de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture (1648-1792), publiés par M.A. de Montaiglon, Paris, Baur, 10 vol., 1875-1892. 2 Marc Favreau, « Le Catholicisme et les artistes français aux XVII e et XVIII e siècles : étude des cérémonies extraordinaires à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture », dans Les Cérémonies extraordinaires du catholicisme baroque (actes à paraître). 3 Ludovic Vitet, L’Académie royale de Peinture et de Sculpture, Paris, Lévy, 1861. <?page no="320"?> 320 Marc Favreau mère 4 . Les inventaires après décès existent très souvent, mais beaucoup ne livrent pas le contenu des bibliothèques qui auraient pu nous instruire davantage. Ainsi, Michel I er Corneille (1603-1664) n’avait qu’une vingtaine de livres mais seuls deux sont décrits : une édition du traité de Vitruve et un recueil d’estampes d’antiques 5 . L’inventaire de la bibliothèque de Gilles Rousselet (1610-1686) ne désigne que les formats des livres 6 . En revanche, Le Brun possédait entre autres la Cité de Dieu, les Confessions et les lettres de saint Augustin, le Nouveau Testament, l’Année chrétienne de l’abbé Nicolas Le Tourneux (1640-1686) et les Essais de morale de Nicole. Seule, une étude des archives et des papiers énumérés dans les inventaires pourrait sans doute fournir des éléments d’appréciation, comme des donations à des fondations pieuses. Ainsi, en attendant le travail de dépouillement de testaments et des inventaires d’artistes, entrepris par l’Institut national d’Histoire de l’Art depuis de longues années, nous pouvons au moins rappeler les liens qu’entretenait Philippe de Champaigne (1602-1674) avec les chartreux, en particulier, Dom Loron, préfet de Paris, et Dom Leboué, parent du peintre 7 ; et surtout, à partir de 1648, avec Port-Royal 8 où il plaça deux filles pensionnaires 9 et offrit un Saint Jean-Baptiste (Grenoble) 10 et une Madeleine (1657, Rennes) 11 avant de se détacher des biens de ce monde 12 . Moins célèbre mais témoignant de sa dévotion, le sculpteur Gaspard de Marsy (1624-1681) légua par testament, en décembre 1671, à l’église de Croissy, près de Chatou, 1000 livres pour l’achat et l’entretien d’une lampe d’adoration 13 . Moins souvent mis en valeur, les parrainages d’enfants de collègues permettaient de renforcer les liens amicaux et professionnels au cours des baptêmes. Avant l’incendie des Archives de la Seine, à l’Hôtel de Ville de Paris, le 24 mai 1871, Auguste Jal avait déjà mis en évidence ces clans et ces parentés 4 Elisabeth Vigée-Lebrun, Mémoires d’une portraitiste, Paris, Editions Scala, 1989 (éd. utilisée 2003), p. 27. 5 Michel Corneille (v. 1603-1664), un peintre du roi au temps de Mazarin, cat. expo. d’Orléans, par Emmanuel Coquery, Paris-Orléans, Somogy-musée des Beaux-Arts d’Orléans, 2006, p. 26. 6 Véronique Meyer, L’Œuvre gravé de Gilles Rousselet, graveur parisien du XVII e siècle, Paris, Éditions des Musées de la Ville de Paris, 2004, p. 25. 7 Bernard Dorival, Philippe de Champaigne (1602-1674), Paris, Laget, 1976, t. I, p. 52. 8 Ibidem. Voir aussi Philippe de Champaigne et Port-Royal, cat. expo. des Granges de Port-Royal, Paris, Editions de la Réunion des Musées nationaux, 1995, p. 17. 9 La cadette y mourut le 20 août 1655 et l’aînée fit profession de foi le 14 octobre 1657. 10 B. Dorival, op. cit., t. II, pp. 70-71, n° 125. 11 Idem, pp. 73-74, n° 131. 12 Idem, t. I, pp. 69-70. 13 A.N.F., Y 14 739, 10 décembre 1681. <?page no="321"?> 321 Entre croyance et art d’une élite artistiques lors des baptêmes, des mariages et des obsèques pour lesquels les artistes assistaient en tant que parents ou témoins. L’exemple le mieux documenté reste, pour le moment, celui de Charles Le Brun (1619-1690) qui, dès le 24 mai 1648, assista au baptême de sa filleule Marie, fille du graveur Gilles Rousselet avec lequel il entretenait des relations amicales et professionnelles, lui confiant souvent la reproduction de ses œuvres et le faisant entrer à l’Académie le 2 juin 1663 14 . Sans enfant, Le Brun entretint cette dimension communautaire tout au long de sa prestigieuse carrière, notamment à Vaux-le-Vicomte, voire même l’accrut lorsqu’il prit la tête de la manufacture royale des Meubles de la Couronne aux Gobelins, le 8 mars 1663. Les actes de baptêmes de la paroisse de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et l’érection du May 15 chaque année dans la grande cour de la manufacture royale, témoignaient des liens d’amitiés ou de respect entre le directeur, ses collaborateurs et ses ouvriers. Les contemporains du Grand Siècle auraient pu nous apporter un complément d’informations s’ils se révélaient plus prolixes. Mais, par exemple, André Félibien (1666-1695) se limite à quelques insertions d’ordre religieux dans ses Entretiens en évoquant le protestant Louis du Guernier : « […] & que vous n’estiez pas surpris que je me fusse lié d’amitié avec luy, bien qu’il fust d’une religion différente » 16 ; ou le dévot Simon François (1606-1671) : « Dès sa jeunesse, Dieu luy donna une forte inclination pour la retraite, à quoy il auroit joint l’estat de pauvreté en se faisant Capucin, si ses parents ne l’en eussent empesché » 17 . Pour sa part, Guillet de Saint-Georges (1624-1705) rappelle la conversion de Claude Vignon (1593-1670), à l’âge de quinze ou seize ans : « Comme sa famille faisoit profession de la religion calviniste, il fut élevé dans ses erreurs jusqu’à l’âge de quinze ou seize ans. Alors les heureux commencements qu’il avait dans la peinture lui donnèrent l’occasion à deux religieux de l’emmener avec eux à Rome, sous prétexte de lui faciliter les moyens d’y perfectionner son talent, mais en effet pour y ménager sa conversion, car après l’avoir suffisamment instruit, ils le virent abjurer avec un cœur sincère » 18 . Selon Nicole de Reyniès, on trouva la Bible dans la bibliothèque 14 V. Meyer, op. cit., p. 22. 15 Il convient de se référer à la gravure (vers 1684) de Sébastien II Leclerc : Maxime Préaud, Bibliothèque nationale. Département des Estampes. Inventaires du fonds français. Graveurs du XVII e siècle, t. 8, Sébastien Leclerc, Paris, Bibliothèque nationale, 1980, t. I, pp. 213-214, n° 813. 16 André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, Paris, Sébastien Marbre-Cramoisy, t. II, 1688, pp. 480-481 et 484-485. 17 Idem, p. 532. 18 Cité par Paola Pacht Bassani, Claude Vignon 1593-1670, Paris, Arthéna, 1992, p. 90. <?page no="322"?> 322 Marc Favreau d’Isaac Moillon parce qu’il était protestant 19 . Cependant, Le Brun possédait le Nouveau Testament ou « […] trois thomes innoctavo (sic) de la traduction de la Bible qui sont Job, Josué et l’Ecclésiaste de Salomon […] » 20 . Un académicien aussi emblématique que Philippe de Champaigne a pu faire écrire à Nicolas Sainte Fare Garnot, malgré la monographie incontournable de Bernard Dorival : « Briser les consciences et rechercher les secrets d’une personnalité dont bien de points nous échappent » 21 . En revanche, l’Académie a exalté de Charles Le Brun : « […] les grands sentiments de piété et d’humilité chrétienne, que Monsieur Le Brun a faict paroistre dans sa maladie et dans les derniers momens de sa vie […] » 22 . Jacques Thuillier a souligné combien les dernières toiles du Premier peintre du Roi, notamment l’Adoration des Bergers (1689, Paris, musée du Louvre), étaient empreintes de dévotion 23 ; ce que confirment aussi les ouvrages de piété rangés dans la bibliothèque en 1690 24 . Nous pourrions tenter, comme le font trop souvent les historiens d’art, d’appréhender la religiosité des artistes grâce à leur pratique et à leurs œuvres ; mais cette recherche nous semble plutôt vaine pour deux raisons : l’émergence de la personnalité autonome de l’artistique ne se produisit qu’avec l’apparition du Romantisme dans la première moitié du XIX e siècle ; et il nous est difficile de discerner une quelconque expression de dévotion ou de sentiment religieux dans les commandes de la Couronne, d’établissements ecclésiastiques ou de confréries. Le peintre ou le sculpteur devait souvent s’effacer pour mieux intégrer la dimension de l’ekphrasis et les doctrines que l’Académie élaborait à partir des années 1660. Il y a cependant le cas, ô combien repris, de Champaigne où la rigueur du pinceau faisait écho à celle des théories augustiniennes. Devant l’incertitude de résultats souvent subjectifs, la quête au sein des archives de l’Académie peut apporter d’autres informations. Notre étude est grandement facilitée par le recueil mortuaire (fig. 1) révélé en 1879 par Etienne Arago (1802-1892), conservateur du musée du Luxembourg, au cours de ses recherches sur les Le Nain. Ce document résultait de l’initiative personnelle du concierge de l’Académie, Reynés, qui, entre 1701 19 Nicole de Reynies et Sylvain Laveissiere, Isaac Moillon (1614-1673), un peintre du Roi à Aubusson, Paris-Aubusson, Somogy-Musée départemental de la Tapisserie, 2005, p. 118. 20 A.N.F., M.C., LXV, f° 126, 12 mai 1690. 21 Philippe de Champaigne et Port-Royal, op. cit., p. 14. 22 P.V.A., t. III, pp. 27-28. 23 Charles Le Brun 1619-1690, peintre et dessinateur, cat. expo. Versailles (1963), Jacques Thuillier et Jennifer Montagut (dir.), Paris, Ministère des Affaires culturelles, 1963, pp. 398-399, n° 178. 24 A.N.F., M.C., LXV, f° 126, 12 mai 1690. <?page no="323"?> 323 Entre croyance et art d’une élite et 1738, réunit cent quarante-cinq billets de décès (fig. 2) établis à partir de 1648 25 et présentant partiellement la pratique communautaire de la compagnie. La pratique communautaire À l’exemple des historiens de l’Académie, nous souhaitons rappeler l’article I des statuts de 1648, un « code déontologique » suivant l’expression de Nathalie Heinich 26 , en raison de sa dimension religieuse : « Article I. Le lieu, où l’assemblée se fera, estant dédié à la vertu, doit estre en singulière vénération tant à ceux quy la composent qu’aux personnes curieuses quy y seront par eux introduites, et à la jeunesse quy, n’estant point du Corps de l’Académie, y sera reçeue pour y venir desseigner et estudier ; partant, ceux qui blasphèmeront le saint non (sic) de Dieu, ou quy parleront de la religion ou des choses saintes par dérision, par invectives, ou quy profèreront des paroles impies, seront bannis de ladite Académie et décheus de la grâce qu’il a plu à Sa Majesté luy accorder » 27 . Cette « vertu », qui régnait dans les locaux de la Compagnie, excluait tout enseignement les dimanches et jours de fêtes, et obligeait le report des séances du samedi à la semaine suivante, à la veille de Pâques ou de Pentecôte 28 . Les statuts réformés en 1663 reprirent les mêmes conditions, non plus dans le premier article désormais consacré au lieu des réunions, mais dans le second 29 . Quel que fût le motif de cette légère relégation, les jeunes « rebelles » de 1648 s’étaient inspirés des pratiques des corporations professionnelles en expurgeant, cependant, le traditionnel banquet qui clôturait toute cérémonie afin de donner une dimension plus « noble » à leur assemblée. Par un curieux retour des choses, l’Académie de Saint-Luc, l’ancienne Maîtrise et vieille rivale de l’Académie, reprit les mêmes dispositions dans son règlement de 1705 30 . 25 Etienne Arago, « Les Frères Le Nain à propos d’un recueil mortuaire », L’Art, 1879, t. XVI, pp. 305-309. Le recueil porte la côte « Archives, 137 ». Germain Brice cite Reynés comme une personne « […] à qui on s’adresse pour voir les belles choses qu’elle contient » (Germain Brice, Nouvelle description de la ville de Paris, Paris, Gandouin-Fournier, 1725, t. I, p. 115). 26 Nathalie Heinich, Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Editions de Minuit, 1993, p. 35. 27 P.V.A., t. I (1648-1672), 1875, pp. 7-8; voir aussi L. Vitet, op. cit., p. 212, IV. 28 P.V.A., t. I, p. 281, 4 avril 1665. 29 Antoine Schnapper, Le Métier de peintre au Grand Siècle, Paris, Editions Gallimard, collection « Bibliothèque des Histoires », 2004, p. 316. 30 Voir aussi L. Vitet, op. cit., p. 288. <?page no="324"?> 324 Marc Favreau La lecture attentive des statuts de 1648 et 1663 montre que le corps académique cantonnait la pratique religieuse à un cadre communautaire puisqu’il n’est fait aucune référence à des messes dominicales. La première indication d’une commémoration collective remonte au 9 mai 1659, lorsque la Compagnie demanda le dépôt des portraits de ses membres défunts 31 . Il fallut attendre une dizaine d’années, le 3 août 1669, pour qu’elle décidât officiellement de célébrer ses morts au cours de services funèbres avec l’enregistrement d’un directoire « […] pour à l’avenir estre observé dans les sérémonies des servises que l’Académie fera dire pour ceux de la Compagnie qui desséderontz » 32 . Elle instituait la « grande messe de Requiem », précédée, ponctuée et suivie par une « tirée » de sonnerie, la « représentation » avec le poil et six chandeliers d’argent autour, les parements noirs pour les autels devant lesquels le service avait lieu, l’encens et la présence de vingt ecclésiastiques. « Les trésoriers rétribueront pour chaque servisse la somme de vingtz-deux livres, seize sols » 33 . Le 14 janvier 1670, eut lieu la première célébration avec le service funèbre du sculpteur Thibault Poissant (1619-1668) 34 . Ce « retard » s’explique seulement par la moyenne d’âge relativement basse (38 ans) de la première génération d’artistes lors de la création de l’Académie 35 . Les célébrations liminaires présentaient un caractère individuel puisque le recteur (ou le recteur adjoint) invitait ses collègues par des billets à participer au service funèbre dans la paroisse du défunt ou dans celle de leur choix. Ce fut le cas pour les obsèques de Nicolas Mignard (1606-1668) à l’église des feuillants de Paris, le 7 avril 1668 36 . Exceptionnellement dans l’histoire de l’Académie, un service funèbre fut célébré le 30 octobre 1705 en mémoire des peintres Jean Garnier (1632-1705) et Marc Nattier (1642-1705), morts les 23 et 24 octobre, et de l’historiographe Guillet-de-Saint-Georges décédé le 6 août 37 . Au début des années 1690, avec le trépas de Charles Errard (vers 1606-1689), les cérémonies devaient aussi distinguer la « qualité » du défunt, 31 P.V.A., t. I (1648-1672), 1875, p. 4. 32 Idem, pp. 341-342. 33 Ibidem. 34 E.N.S.B.A., Archives, ms. 556, comptes du 09/ 04/ 1669-18/ 12/ 1670, p. 4. 35 N. Heinich, op. cit., p. 240, annexe 3. 36 « Ce mesme jour (7 avril 1668) la Compagnie s’entretenant sur le déplésir de la mort du desfinct Mr Mignard (Nicolas), a résolu de s’asembler en l’ésglise des Perre Feuillans pour à son sujet, faire sélébrer une messe et prier Dieu pour luy au jour qui sera porté par les billetz de convocations, ce qui continuera à pareille ocasion » (P.V.A., t. I, p. 330). 37 Idem, t. IV, pp. 13 et 16-17. <?page no="325"?> 325 Entre croyance et art d’une élite lorsque celui-ci avait assumé de hautes charges au sein de la Compagnie (recteur adjoint, recteur ou directeur) 38 , par le décorum du sanctuaire. À partir de 1670, l’Académie prit l’habitude d’inviter ses membres dans la chapelle que leur chancelier Charles Le Brun avait achetée à Saint-Nicolasdu-Chardonnet 39 , mais dont l’exiguïté devait cependant limiter le nombre de participants. Devant la multiplication naturelle des décès, elle se résolut à faire célébrer une messe solennelle, le « service du bout de l’an » 40 , le jour de la Saint-Louis, fête du saint patron du monarque, pour tous ses défunts de l’année à partir du 1 er mai 1680 41 . En réalité, cette décision coïncidait avec « la solemnité de l’établissement de l’Académie » et la constitution par Le Brun d’un fonds destiné à la célébration d’une messe basse tous les dimanches dans sa chapelle 42 . Le 3 juillet 1683, « Monsieur Le Brun a représenté à l’Assemblée que la chapelle, qu’il fait faire à Saint-Nicolas-du-Chardonnet et qu’il a destinée à l’Académie, estait presque achevée, il seroit à propos de choisir un jour pour y célébrer le service divin qu’il désire y fonder » 43 . Devant le soutien de ses confrères après la mort de Colbert, Le Brun leur lit 38 Idem, t. III, p. 37. « Du samedy 29 avril 1690. […] Service pour Mr Le Hongre. Le service pour feu Monsieur Le Hongre sera faict aux Grands-Augustins, comme il est acoutumé, samedy prochain, où l’on observera les mesmes cérémonies que celles qui se font aux services de Messieurs les Recteurs ». 39 E.N.S.B.A., Archives, ms. 556, comptes du 09/ 04/ 1669-18/ 12/ 1670, p. 4. 40 État civil des peintres et des sculpteurs de l’Académie royale. Billets d’enterrement de 1648 à 1713, publié par Octave Fidière, Paris, Charavay, 1883, pp. 14-15, n° XXVII. 41 P.V.A., t. II (1673-1688), 1878, p. 166. 42 « Monsieur Le Brun a promis d’establir un fon pour entretenir la despense, sa vie durant, l’Académie s’engagent au surplus de continuer d’enfaire célébrer une autre basse tous les dimanches dans la chapelle que Monsieur Le Brun a édifiée en l’église St Nicollas du Chardonneret, laquelle il a destinnée à cet esfect » (P.V.A., t. II, pp. 166- 167, 1 er mai 1680). 43 « Monsieur Le Brun a représenté à l’Assemblée que la chapelle qu’il a fait faire à St- Nicollas du Chardonneret et qu’il a destinée à l’Académie, estant presqu’achevée, il seroit à propos de choisir un jour pour y célébrer le service divin qu’il désire y fonder, et comme, le jour de la St Louis a esté retenu pour l’exposition des tableaux que l’Académie faict voir au publicq et que les principaux académiciens estant occupés à cette décoration, auroient peine à assister à cette cérémonie, il a proposé la seconde feste de la Pentecoste, croyant que cette feste convenoit à ceux qui font profession de la Peinture et de la Sculpture, se fondant sur les paroles de l’Exode, chap. 31, où Dieu dit qu’il rempliroit de son esprit de sagesse et d’intelligence et de science, ceux qui devoient travailler aux ouvrages de l’Arche. L’Académie ayant voulu déférer ce choix à la décision de Monsieur Le Brun, il l’a priée instamment d’en délibérer à l’ordinaire par la voye des fèves les voix se sont trouvées égales, Monsieur Le Brun a résolu de faire célébrer le service divin toutes les deux festes, sçavoir le lendemain de la Pentecoste et le jour de la St Louis » (P.V.A., t. II, p. 248-249). <?page no="326"?> 326 Marc Favreau solennellement, le 23 septembre, le contrat qu’il avait passé avec les curés et marguilliers de l’église le 9 juin 1667 44 , et, le 25, il leur concédait la jouissance perpétuelle de la chapelle 45 . Quelques jours seulement après la mort de son propriétaire, en février 1690, l’oratoire connut une désaffection car, en raison de son relatif éloignement de l’hôtel Brion 46 , les académiciens préférèrent célébrer les services funèbres, y compris celui de Le Brun le 4 mars 1690, au couvent des Grands-Augustins 47 . Le vénérable sanctuaire servait de lieu de rendez-vous à de nombreuses institutions en raison de l’existence de la « grande salle » qui accueillait traditionnellement les Assemblées générales du Clergé et les cérémonies de l’ordre du Saint-Esprit 48 . À partir de 1700, les comptes-rendus de séances se contentent de mentionner la mort des académiciens 49 , à l’exception notable et compréhensible du service funèbre de Noël Coypel (1628-1707), ancien directeur et recteur, aux Grands-Augustins 50 . En revanche, le décès de Jules Hardouin-Mansart (1646-1708), surintendant des Bâtiments du Roi et protecteur de l’Académie, fut seulement annoncé et « chascun en son particulier, a tesmoigné son ressentiment » avant d’aborder le problème de la capitation 51 . Cette attitude de « réserve » se retrouve lors de la mort de Louis XIV, pour laquelle les procès-verbaux n’évoquent qu’une lettre du duc d’Antin à Antoine Coypel (1661-1722) 52 . Invariablement, les procès-verbaux de l’Académie signalent les services funèbres annoncés au cours des séances hebdomadaires, mais la Compagnie voulut célébrer avec plus de fastes la mort de Charles Le Brun, le 13 février 1690. Le jour même, elle déclara : « […] qu’à la vénération qu’elle a pour sa mémoire et au zèle dont elle est poussée d’en donner des témoignages 44 Ibid., pp. 256-257. 45 Henri Jouin, Charles Le Brun et les arts sous Louis XIV; le premier peintre, sa vie, son œuvre, ses écrits, ses contemporains, son influence d’après le manuscrit de Nivelon, Paris, Imprimerie nationale, 1889, pp. 319-320. 46 Il était le siège de leur institution depuis 1661. 47 Dès le 30 juillet 1689, l’Académie ordonna un service pour Blanchet, « peintre, académicien et professeur en l’Académie de Lion » (P.V.A., t. II, p. 12). 48 Jacques Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, Paris, Editions de Minuit, 1964, t. I, p. 598; Florimond Rapine, Recueil très exact et curieux de tout ce qui s’est fait de singulier & mémorable en l’Assemblée générale des Estats tenus à Paris en l’année 1614, Paris, « au Palais », 1651, p. 42. 49 P.V.A., t. III, p. 295, 26 juin 1700, mort du graveur Masson; idem, p. 308, 8 janvier 1701, mort de Péron, huissier et concierge de l’Académie. 50 P.V.A., t. IV, pp. 54 et 67. 51 Idem, p. 61, 25 mai 1708. 52 P.V.A., t. IV, p. 210, 9 septembre 1715. <?page no="327"?> 327 Entre croyance et art d’une élite publics, a arresté que l’on feroit célébrer pour luy, aux Grands Augustins, un service solennel, où elle assistera en corps et invitera ceux qui sont amateurs de la Peinture et sont admis de la Compagnie, observant seulement d’y mettre les distinctions pour les ornements de l’église, qui conviennent aux dignités qu’il avoit dans la Compagnie et à la distinction qu’elle en doit faire » 53 . Puis, le 25 février suivant : « La Compagnie a résolu que samedy prochain, elle feroit célébrer le service pour deffunt Monsieur Le Brun, qui sera faict selon le soin qu’en prendront Messieurs les Officiers en exercice, conformément au sentiment de la Compagnie, qui est d’avoir une tenture très-propre et plus grande que celle dont on a accoutumé de se servir pour Mrs les Recteurs, avec aussy un plus fort luminaire, et que, pendant le service, l’on fera célébrer plusieurs messes basses dans les chapelles » 54 . La biographie de Nivelon n’indique pas si les académiciens firent une visite à Suzanne Butay 55 . En revanche, les recteurs et professeurs présentèrent leurs hommages à la veuve de Pierre Mignard pour la « complimenter » « […] sur la mort de Monsieur son époux, qui remplissoit les principalles charges de cette Académie » 56 . Ces pratiques s’inscrivaient naturellement dans cette époque d’intense religiosité et de dévotion. Mais, une étude attentive des locaux de l’Académie, par les dessins conservés au département des Estampes de la Bibliothèque nationale de France 57 et par la peinture de Jean-Baptiste Martin (Paris, musée du Louvre), témoigne de l’absence de tout objet religieux, si ce n’était les tableaux et sculptures bibliques et hagiographiques, et quelques crucifix qui prenaient tous le statut d’œuvres d’art dans les locaux de l’Académie 58 . Sortis de celle-ci, ces œuvres redevenaient des objets de piété. Ce fut le cas notamment du Crucifix mourant que Simon Jaillot (v. 1631-1681) réalisa en ivoire pour sa réception le 28 mai 1661 59 , avant d’être offert puis apporté à l’hôpital de Saint-Germain-des-Prés (« hôpital des Petites-Maisons ») le 25 octobre 53 P.V.A., t. III, pp. 27-28, 13 février 1690. 54 Idem, p. 29, 25 février 1690. 55 Voir la partie intitulée « Mort de M. Le Brun » dans Claude Nivelon, Vie de Charles Le Brun et description détaillée de ses ouvrages, éd. publiée par Lorenzo Pericolo, Genève, Droz, 2004, pp. 569-574. 56 P.V.A., t. III, pp. 163-164, 4 juin 1695. 57 Les Peintres du Roi 1648-1793, cat. expo. Tours-Toulouse, W. McAllister Johnson (éd.), Paris, Editions de la Réunion des Musées nationaux, 2000, p. 72, fig. 1-3. 58 Voir André Fontaine, Les Collections de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, Paris, Laurens, 1910. 59 P.V.A., t. I, p. 180. <?page no="328"?> 328 Marc Favreau 1673 60 ; il fut remplacé par l’exemplaire de Lègeret agréé par la Compagnie le 2 octobre 1683 61 . L’année suivante (18 mars 1684), ce fut une Vierge et un Saint Jean, morceaux de réception de Jean-Baptiste Pouletier, d’après un dessin de Le Brun 62 , qui devaient accompagner un crucifix destiné au chœur de Saint-Nicolas-du-Chardonnet 63 . Si dans ce dernier cas, l’œuvre gagnait l’église qui abritait la chapelle de l’Académie, celle-ci veillait jalousement aux œuvres qu’elle recevait et conservait. En témoigne son refus de prêter un tableau « […] pour une décoration dans une des Paroisses de Paris, le jour de la Feste-Dieu prochain, la Compagnie, après avoir pris les voix par les fèves en la manière ordinaire, a statué que ceste demande ne pouvoit s’accorder et qu’elle ne s’accorderoit pas mesme à l’avenir, ce qui servira de Règlement, conformément à l’article 23 des Statuts » 64 . Cet article interdisait en effet la sortie des pièces d’agrément « […] sous quelque cause & prétexte que ce soit » 65 . Les dépenses mortuaires Dès sa fondation, l’Académie prit l’habitude de faire graver (par un de ses membres ? ) des « billets » (fig. 2) - « […] le prolongement puis le substitut de l’annonce verbale […] » (Pierre Chaunu) 66 - qui présentent la formule traditionnelle débutant par « Vous êtes priez d’assister au convoy et enterrement de Monsieur […] », suivie par la qualité et l’adresse du défunt puis la date du service et la paroisse d’inhumation 67 . Certains billets proposent la mention « La Compagnie aura agréable de s’y trouver », renforçant la dimension communautaire ; ou alors « Les dames s’y trouveront s’il leur plaist ». Ils se terminent par une formule religieuse classique des faire-part : « Requiescat in pace » ou « De profundis » ; et pour les artistes protestants avant leur des- 60 Idem, t. II, p. 15 et 18. 61 Idem, p. 258. 62 C. Nivelon, op. cit., p. 573. 63 « Et, sur la présentation que le sieur Poulletier a faict des ouvrages qui luy avoient esté ordonnés, représentant une Vierge et un saint Jean, faicts en bois, pour estre posés à costé d’un crucifix, qui doist estre mis sur l’entrée du Cheur (sic) de St-Nicolas-du-Chardonnet […] » (P.V.A., t. II, p. 271). 64 P.V.A., t. II, pp. 375-376. 65 A.N.F., O1 1925B, « lettres patentes du Roi pour l’approbation & confirmation des statuts & règlements de l’Académie royale de Peinture & de sculpture », décembre 1664, p. 91. 66 Pierre Chaunu, La Mort à Paris XVI e , XVII e et XVIII e siècles, Paris, Fayard, 1978, pp. 352-354. 67 E. Arago, op. cit., p. 105; État civil des peintres et des sculpteurs de l’Académie royale, op. cit., p. 2. <?page no="329"?> 329 Entre croyance et art d’une élite titution le 10 octobre 1681 68 , la mention de la « R.P.R. ». L’ornementation du billet comprend une vignette renfermant la lettrine « V » entourée par différents motifs : trois crânes sur fond de larmes (fig. 3), apparus dès les années 1640, contredisant la datation de Pierre Chaunu 69 , des génies funéraires au pied d’un tombeau, des squelettes entraînant un homme (fig. 4), le réveil des morts au Jugement dernier ou une Vierge de Pitié. Cette tradition se perpétua jusqu’en 1793, mais les comptes l’intègrent souvent dans d’autres frais mortuaires comme les bulletins de convocations, la fourniture d’encens ou de cire. Les quelques montants précisés s’élèvent entre 20 et 29 livres 10 sols pour Anguier 70 . Les premières indications sur le coût financier des services funèbres à l’Académie ne remontent qu’à l’exercice d’avril 1669 à décembre 1670. Fixé par le « directoire » du 3 août 1669, le montant traditionnel de 22 livres 16 sols 71 payés au clergé concernait la plupart des académiciens mais il pouvait descendre, par exemple, jusqu’à 15 livres pour le graveur Gilles Rousselet 72 ; ces chiffres correspondant à ceux cités par les historiens démographes à Paris 73 . Un arrêt (25 avril 1676) de la compagnie exigea : « Et que pour la convocation des enterrements, l’on payera six livres à l’Huissier » 74 . En revanche, par distinction du rang du défunt, la commémoration du Directeur ou du Recteur pouvait s’élever à 29 livres 10 sols pour Charles Errard, directeur de l’Académie de France à Rome, en 1689 75 , à 39 livres 16 sols pour Philippe de Champaigne en 1674 76 et voire jusqu’à 120 livres pour le chancelier Le Brun en 1690 77 . La place qu’avait occupé ce dernier nécessita sans 68 P.V.A., t. II (1673-1688), 1878, p. 197. 69 P. Chaunu, op. cit., p. 355. Un billet d’enterrement se retrouve pour le marchand mercier Edme Gersaint en 1750 : Guillaume Glorieux, A l’enseigne de Gersaint. Edme- François Gersaint, marchand d’art sur le pont Notre-Dame (1694-1750), Paris, Champ Vallon, collection « Epoques », 2002, pp. 450-452 (fig.). 70 E.N.S.B.A., Archives, ms. 556, comptes de 1686-3 mai 1687, f° 7v°, juillet - août. 71 « Les trésoriers de l’Académie rétribueront pour chaque service la somme de vingtzdeux livres, seize sols » : P.V.A., t. I (1648-1672), 1875, pp. 341-342. Voir aussi E.N.S.B.A., Archives, ms. 556, comptes du 09 avril 1669-18 décembre 1670, p. 4. 72 E.N.S.B.A., Archives, ms. 556, comptes de 1686-3 mai 1687, f° 7v°, juillet - août. La baisse du prix symbolise peut-être le rang moindre du statut professionnel des graveurs au sein de la Compagnie. 73 Vanessa Harding, The Dead and the Living in Paris and London 1500-1670, Cambridge, University Press, 2002, p. 224; P. Chaunu, op. cit., p. 360. 74 P.V.A., t. II, p. 81. 75 E.N.S.B.A., Archives, ms. 556, comptes de 1688-29 avril 1689, f° 8. P.V.A., III, p. 11. 76 Idem, comptes du 09/ 07/ 1674-08/ 02/ 1676, non folioté. 77 Ibid., ms. 556 (2), I, comptes de 1690-10 mars 1691, f° 6v°, 7 et v°, 8, 9. <?page no="330"?> 330 Marc Favreau doute un décor - les comptes mentionnent du « bois » - alors que le contexte financier n’était guère propice à ce type de réalisation. Dans les cérémonies des anciens recteurs et directeurs, le trésorier de l’Académie rajoutait le service du sacristain et des clercs (Le Brun), celui de modèles (Le Brun et Le Hongre en 1690) servant au maintien de l’ordre et, parfois, en fonction de la dignité du défunt, une cinquantaine de livres pour le juré-crieur (Anguier en 1686, Errard en 1689, Le Brun et Le Hongre) qui, selon le rituel 78 , avertissait, établissait les billets mais aussi posait les tentures noires dans l’église. Une estimation montre que les frais réservés aux obsèques fluctuaient en fonction des dépenses, proportionnelles au budget de la Compagnie, et du nombre de décès dans l’année : de 0,1 % en 1769 et 1789 79 , et jusqu’à 6 % en 1690-1691 80 , tant il est vrai qu’en cette année il fallut honorer Le Brun mais aussi Etienne Le Hongre (1628-1690), Mathieu Lespagnandel (1617-1689), François Bonnemer (1638-1689), Errard et Thomas Blanchet (1614-1689). À partir de 1700, les dépenses annuelles du budget de l’Académie progressèrent régulièrement. Seules, les deux pompes funèbres de 1672 et 1685 ne figurent pas dans la comptabilité car elles furent financées par les académiciens. Dans ses statuts de 1648 et 1663, l’Académie n’avait pas repris la dimension sociale des vieilles corporations professionnelles en assistant les veuves ou les enfants. Cependant, les procès-verbaux signalent une action d’aide financière en faveur de la veuve de Gilbert de Sève (1615-1698), avec le don, réitéré tous les trimestres, d’un louis d’or à partir du 1 er avril 1700 81 . 78 Michèle Fogel, Les Cérémonies de l’information dans la France du XVII e au milieu du XVIII e siècle, Paris, Fayard, 1989, pp. 23-25. Voir aussi V. Harding, op. cit., pp. 209 et 212-215; P. Chaunu, op. cit., p. 351. 79 0,4 % en 1671-1672, 1672-1673, 1678-1679, 1680-1681 (E.N.S.B.A., Archives, ms. 589, comptes 1671-19/ 02/ 1672, f° 4v°, 13 novembre 1671; f° 4 et v°, 23 et 26 septembre 1672; comptes du 21 avril 1678-13 mai 1679, f°6; comptes du 1680- 3 mai 1681); 0,7 % en 1685-1686, 1692-1693 (idem., ms. 556, comptes de 1685- 16 février 1686, f° 7, décembre 1685; ms. 556 (2), I, comptes de 1692-28 janvier 1693); 0,8 % en 1677-1678 (idem, comptes du 24 avril 1677-21 avril 1678, f° 5v°); 0,9 % en 1681-1682 (idem, comptes de 1681-22 août 1682, décembre 1681); 1 % en 1676, 1684-1685 (idem, comptes du 08/ 02/ 1676-13 mars 1676, f° 8; idem, comptes de 1684-30 mai 1685, f° 7 et v°, octobre 1684 et f° 5v°, janvier 1685); 3 % en 1674-1676 (idem, ms. 556, comptes du 09/ 07/ 1674-08/ 02/ 1676, non folioté). 80 Idem, comptes de 1688-29 avril 1689, f° 7v°, f°8 et v°. 81 P.V.A., t. III, pp. 292-293, 1er avril 1700. <?page no="331"?> 331 Entre croyance et art d’une élite La question protestante et janséniste Dès sa fondation, la Compagnie comptait dans ses rangs un petit groupe d’artistes protestants déjà actifs au début des années 1640 82 et surtout protégés par Richelieu 83 puis par le secrétaire François Sublet de Noyers 84 . À la tête de ce clan, se trouva le peintre Sébastien Bourdon (1616-1671). Ainsi, six des douze anciens (Bourdon, Du Guernier, beau-frère de Bourdon, Henri et Louis Testelin, Louis Ferdinand Elle le Père, Thomas Pinagier, Samuel Bernard) appartenaient à ce groupe confessionnel qui fréquentait le temple d’Ablon, construit à la fin du XVI e siècle, puis celui de Charenton édifié à partir de 1607. À la différence de l’Italie où Bourdon connut quelques déboires 85 , la France restait assez tolérante quant à la confession religieuse de ses artistes. Isaac Moillon 86 et Sébastien Bourdon reçurent des commandes d’institutions catholiques renommées, à l’exemple de la cathédrale de Montpellier qui demanda à Bourdon la réalisation du tableau de son maître-autel en 1649 87 . Par leurs relations familiales, amicales et/ ou professionnelles, les académiciens renforçaient leur présence et leur puissance dans l’élite artistique 88 , en y faisant admettre, avec l’appui du catholique Laurent de La Hyre 89 , le graveur Abraham Bosse (1604-1676) comme membre honoraire en 1651. Félibien ne fit aucune allusion sur la religion réformée de Bosse 90 . Le seul moment difficile que connurent les académiciens pendant une quarantaine d’années fut la Fronde, qui affectait leur carrière. Ainsi, Bourdon était parti en Suède pour rechercher la protection de la reine Christine : 82 Marianne Le Blanc, D’acide et d’encre. Abraham Bosse (1604 ? -1676) et son siècle en perspectives, Paris, C.N.R.S. Editions, 2004, pp. 42-43. 83 Voir l’article de Frank Lestringant, « Abraham Bosse, artiste protestant ? » dans Abraham Bosse, savant graveur, Tours, vers 1604-1676, Paris, cat. expo. Paris-Tours, Sophie Join-Lambert et Maxime Préaud (dir.), Paris-Tours, Bibliothèque nationale de France-musée des Beaux-Arts de Tours, 2004, pp. 21-27. 84 M. Le Blanc, op. cit., pp. 45-46. 85 « Aussitost qu’il y (à Rome) arrivé, il eût un différend avec un peintre nommé De Rieux, qui le menaça de le dénoncer au Saint Office, de faire connoistre qu’il n’estoit pas catholique; ce qui l’obligeoit de sortir en diligence des terres du Pape, de crainte d’estre arresté; de sorte que n’ayant fait que passer par Venise, il revint bientost en France pour travailler en liberté » (A. Félibien, op. cit., t. II, p. 530). 86 N. de Reynies et S. Laveissière, op. cit., p. 119. 87 Jacques Thuillier, Sébastien Bourdon 1616-1671. Catalogue critique et chronologique de l’œuvre complet, cat. expo. Montpellier et Strasbourg, Paris, Editions de la Réunion des Musées nationaux, 2000, pp. 84-85, 115-116 et 360-361, n° 228. 88 Idem, p. 115. 89 Abraham Bosse, savant graveur, op. cit., p. 66. 90 A. Félibien, op. cit., t. II, 1688, p. 612. <?page no="332"?> 332 Marc Favreau « Bourdon crut qu’en attendant que les affaires se fussent rétablies en France, il pourroit faire un voyage en Suède : qu’il y feroit d’autant mieux receû qu’il estoit de la mesme religion que la reine & qu’il avoit auprès d’elle des amis assez grands seigneurs pour le protéger » 91 . Aucune crise ne fut prétexte à diviser confessionnellement la Compagnie, lors de son difficile établissement entre 1648 et 1663 ou dans d’autres circonstances comme la querelle du coloris (1671-1677). Les divisions et les confrontations se plaçaient davantage sur le terrain de la théorie et de la pratique artistiques, notamment lors de la violente dispute entre Le Brun et Bosse. L’Académie constituait un cénacle où les questions religieuses ne semblaient pas interférer pas dans son fonctionnement, du moins jusqu’en octobre 1685. La révocation de l’Édit de Nantes 92 et ses répercussions se firent sentir au sein de la Compagnie. Celle-ci devait fidélité à son patron et protecteur, le Roi, mais Alain Mérot a montré combien l’expulsion, à contrecœur pour Le Brun, des académiciens protestants (Henri Testelin, Samuel Bernard ou Jean Michelin), dès le 10 octobre 1681, avait affaibli provisoirement l’Académie 93 . Les procès-verbaux ne témoignent que de la joie qu’éprouvaient les artistes après les conversions de Samuel Bernard (« La Compagnie l’a reçeu avec d’autant plus de joye et de satisfaction qu’elle a eu du chagrin d’en avoir esté privée pendant quelque temps, ayant autant d’estime qu’elle a pour son mérite » 94 ), de Lespagnandel (1 er décembre 1685) 95 , de Ferdinand Elle Père et Fils (26 janvier et 30 mars 1686) 96 et de Rousseau (23 février 1686) 97 ; avant de se terminer par « […] elle (l’Académie) espère que sa conversion pourra servir d’exemple à ceux de cette Compagnie qui sont encore dans l’hérésie » 98 . Ce fut le cas sans doute du sculpteur Fontenoy reçu le 24 novembre 1685 99 . Protégée par le pouvoir royal, l’Académie se devait de célébrer la victoire de Louis XIV sur l’Hérésie tant au cours de la cérémonie de 1685 qu’avec les morceaux de réceptions. Mais, la célébration ne dura que quelques années 91 Idem, p. 512. 92 Il existe une importante bibliographie sur ce sujet ; indiquons notamment : Olivier Chaline, Le Règne de Louis XIV, Paris, Flammarion, 2005, p. 360. 93 Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVII e siècle, Alain Mérot (éd.), Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, collection « Beaux-Arts histoire », 1996, p. 22. 94 P.V.A., t. II, p. 311, 27 octobre 1685. 95 Idem, p. 313. 96 Idem, pp. 317 et 323. 97 Idem, p. 319. 98 Idem, p. 311. 99 Idem, pp. 312-313. <?page no="333"?> 333 Entre croyance et art d’une élite puisque les procès-verbaux n’indiquent que quatre œuvres exécutées sur le thème du triomphe de l’Église sur l’Hérésie en quatre ans : le 6 avril 1686 avec le dessin (Extinction de l’Hérésie) de Vernansal qui donna ensuite son morceau de réception (Allégorie de la Révocation de l’Édit de Nantes, 1687, Versailles, musée national du Château, MV 6892) 100 , le 8 juin avec deux esquisses (Triomphe de l’Église) de « Claude Guignebaut » 101 , le 26 juin 1688 avec l’Hérésie terrassée en marbre par Jean Hardy (1653-1737) 102 et le 24 septembre 1689, un bozzetto en terre représentant l’Église qui terrasse l’Hérésie par Jean Joly (1654-1740) 103 . La question janséniste ne constitua pas un problème aussi sérieux que celle de la R.P.R., en raison sans doute du faible nombre estimé d’académiciens au nombre desquels figuraient Philippe de Champaigne et son neveu Jean-Baptiste, lié au très controversé Martin de Barcos 104 . Dans l’exposition de 1995 aux Granges de Port-Royal, Philippe Le Leyzour et Claude Lesné ont témoigné d’une « relation si ardente qui unit l’artiste au monastère » 105 . A l’exception de ces deux peintres, le Jansénisme ne put réellement s’affirmer car, d’une part, il était suspecté, contrôlé et persécuté, et, d’autre part, il considérait l’art comme un divertissement et refusait la beauté, vecteur d’un luxe dépravateur. Cependant, au cours d’une conférence donnée en 1975, Bernard Dorival soulignait que le Jansénisme ne rejetait pas totalement l’art pour ne pas être suspecté d’iconoclastie 106 ; l’art devait être conforme à la vérité et à la réalité. Rejeté par le pouvoir royal qui le soupçonnait d’hérésie, le Jansénisme ne put réellement s’affirmer au sein de l’Académie. Bien qu’une étude reste à faire, l’historien 107 identifiait, outre les Champaigne, Nicolas de Plattemontage (v.1631-1706), les Boulogne 108 , le graveur Morin et Jean II Restout (1692-1768) 109 . 100 Idem, p. 325. 101 Idem, p. 328. 102 Idem, p. 376. 103 Idem, t. III, p. 17. 104 B. Dorival, op. cit., pp. 34-35 et annexe I, pp. 51-52. 105 Philippe de Champaigne et Port-Royal, cat. expo. musée national des Granges de Port-Royal, Paris, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 1995, p. 9. Pour une étude plus complète, voir la contribution de Nicolas Sainte Fare Garnot dans le même ouvrage, pp. 13-17. 106 Compte-rendu d’une conférence de Bernard Dorival, 10 janvier 1975, dans les cahiers du Centre de recherches du Classicisme et du Néo-classicisme (n° 3, 1975), Université de Bordeaux III, pp. 2-3. 107 Idem, p. 7. 108 Geneviève, Madeleine (1648-1710), Bon (1649-1717) et Louis II (1654-1733). 109 Voir Christine Gouzi, Jean Restout, 1692-1768 : peintre d’histoire à Paris, Paris, Arthéna, 2000. <?page no="334"?> 334 Marc Favreau Conclusion Lorsque Louis XIV mourut en septembre 1715, son Académie de Peinture perpétuait cette tradition communautaire religieuse dès sa création ; mais les modifications du comportement de vie et des mentalités, pourtant dans un XVIII e siècle encore hanté par l’idée de la mort et le sentiment de la perte et de la douleur, et une nouvelle génération d’artistes amenèrent à une « banalisation » de la pratique religieuse au sein de la Compagnie. En 1748, celle-ci rompait avec la coutume en délaissant la chapelle de Le Brun pour la paroisse royale de Saint-Germain-l’Auxerrois, proche du nouveau lieu de ses séances, le Louvre 110 , et de son royal protecteur. Les académiciens fréquentèrent cette église pendant près de quarante ans, à l’exception des années 1756-1762 durant lesquelles ils se rendirent à l’Oratoire de la rue Saint-Honoré puis aux Grands-Augustins 111 . Ce changement de lieu résultait sans doute des travaux que conduisit l’architecte Claude Baccarit (†1785) dans le chœur de l’église royale en 1756 112 . Réaffirmant le droit centenaire de l’Académie sur sa chapelle de Saint- Nicolas-du-Chardonnet le 9 décembre 1786 113 , avec la présentation du titre de propriété le 5 août et 2 septembre 114 , le sculpteur Jean-Jacques Caffieri (1725-1792) rappela à ses confrères 115 l’obligation de sépulture dont il bénéficiait lui-même 116 . Au cours de ces dernières années de l’Ancien Régime qui vivait dans une certaine nostalgie du siècle de Louis le Grand, l’initiative de Caffiéri commémorait le fondateur de l’institution académique mais aussi son lointain cousinage avec le Premier peintre du Roi. La Compagnie envoya alors des commissaires les 3 mars et 14 avril 1787 afin d’examiner la chapelle, 110 E.N.S.B.A., Archives, ms. 589, 1769, XXXXIV, f° 8, s.d. 111 P.V.A., t. VII (1756-1768), 1886, pp. 25, 50 et 207 ; E.N.S.B.A., Archives, ms. 589, 1759-1760, XXVI, f° 4, s.d. 112 Le Guide du Patrimoine, Paris, Jean-Marie Pérouse de Montclos (dir.), Paris, Hachette, 1994, p. 443. 113 A.N.F., O1 192610, f° 13 et v°, 9 décembre 1786. Voir aussi P.V.A., t. IX (1780-1788), 1889, p. 301. 114 A.N.F., O1 192610, f° 8 et 10, 5 août et 2 septembre 1686. 115 Les membres concernés étaient le directeur de l’Académie, avec ou sans la qualité de Premier peintre, les quatre recteurs, les deux plus anciens conseillers, le trésorier en exercice et le secrétaire. 116 Jean-Jacques Caffiéri fut enterré le 30 juin 1792 comme parent du peintre : P.V.A., t. X (1788-1793), 1892, p. 167. Voir aussi Cécile Navarra-Le Bihan, Jean-Jacques Caffiéri (1725-1792), sculpteur du Roi, thèse d’Histoire de l’Art moderne, université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 2005, t. I, pp. 69 et 82. <?page no="335"?> 335 Entre croyance et art d’une élite ses objets et son mobilier liturgique 117 . Elle entama aussitôt une campagne de restauration qui se termina l’année suivante, sous la direction d’Antoine, architecte du Roi 118 . Le 25 octobre 1788, une députation assista à la fête de saint Charles Borromée dans le nouvel oratoire de l’Académie 119 . Cette dernière n’en profita guère car la seconde célébration de 1789 s’avéra être l’ultime avant sa dissolution en 1793 120 . Fig. 1: « Billets d’enterrement & de service de Messrs de l’Académie royale de Peinture & Sculpture », Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, Archives 137 (cliché E.N.S.B.A.). 117 A.N.F., O1 192610, f° 16 et v° (3 mars 1787) et 17 et v° (14 avril 1787); P.V.A., t. IX (1780-1788), 1889, p. 316. 118 159 livres à Vanier, doreur, pour les restaurations des dorures faites à la chapelle de l’Académie à Saint-Nicolas-du-Chardonnet : E.N.S.B.A., Archives, ms. 608, 1788, LIII, f° 7, s.d. 119 A.N.F., O1 192610, f° 100, 25 octobre 1788; P.V.A., t. IX (1780-1788), 1889, p. 377. 120 E.N.S.B.A., Archives, ms 609, 1789, LIV, f° 9v° s.d. <?page no="336"?> 336 Marc Favreau Fig. 2: « Billets d’enterrement & de service de Messrs de l’Académie royale de Peinture & Sculpture », billets pour les services de Le Paultre (1682) et Dupuis (1682). Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux- Arts, Archives 137 (cliché E.N.S.B.A.). Fig. 3: Billet d’enterrement et de service funèbre de Le Paultre (1682). Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, Archives 137 (cliché E.N.S.B.A.). Fig. 4: Billet d’enterrement et de service funèbre de Pérou (1701). Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, Archives 137 (cliché E.N.S.B.A.). <?page no="337"?> V Voies personnelles et minorités religieuses Président: Charles Mazouer <?page no="339"?> Biblio 17, 175 (2008) « De pietate et religione, quid dicam ? » Enquête sur les sentiments religieux du maréchal de Bassompierre M ATHIEU L EMOINE Université Paris IV-Sorbonne « Nous serons si sots que nous prendrons La Rochelle », se serait exclamé, non sans malice ni provocation, le maréchal de Bassompierre dans les jours qui précédèrent la chute de cette capitale huguenote, en 1628. Tallemant des Réaux, dans l’Historiette 1 qu’il lui consacra, fut le premier à mettre dans la bouche de ce Lorrain, compagnon d’Henri IV et soldat de Louis XIII, cette phrase ambiguë qu’Alexandre Dumas a réexploitée quasiment mot pour mot deux siècles plus tard dans Les Trois Mousquetaires, où il est même allé jusqu’à écrire qu’il était catholique de façade et protestant de cœur 2 . Et Antoine Adam de l’englober parmi les libertins et d’écrire, au début du XX e siècle, au sujet des hommes qui fréquentaient le cercle d’Anne d’Autriche, dont Bassompierre : « On ne sait trop quelle est leur religion, mais on sait parfaitement qu’en conduite et en paroles ils sont extrêmement libres, affichant leurs liaisons et tenant des propos de corps de garde 3 ». Tandis que, à contrecourant, Paul-Marie Bondois, dans la biographie qu’il lui consacra en 1925, affirmait qu’il était « sincèrement catholique, et tout en vivant au milieu des libertins, ne voulut jamais laisser le doute effleurer sa pensée 4 ». La tradition de ces allusions, insinuations et prises de position - même si certaines d’entre elles sont historiquement datées, contextualisées et orientées dans un sens 1 Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, Antoine Adam (éd.), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, t. 1, p. 599. 2 Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, Paris, Gallimard, 1962, 2 vol, t. 2, p. 124 : « Aussi Bassompierre, qui était à la fois protestant et catholique, protestant de conviction et catholique comme commandeur du Saint-Esprit […] disait-il en chargeant à la tête de plusieurs autres seigneurs protestants comme lui : ‹vous verrez, Messieurs, que nous serons assez bêtes pour prendre La Rochelle› ». 3 Antoine Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, Paris, 1935, p. 268. 4 Paul-Marie Bondois, Le Maréchal de Bassompierre, Paris, Albin Michel, 1925, p. 112. <?page no="340"?> 340 Mathieu Lemoine volontiers prude et moralisateur - prend assurément sa source dans ce climat de controverses ardentes qui caractérise le XVII e siècle, entre apologistes et libertins, et qui pousse ceux-là à la stigmatisation de ceux-ci, dont le comportement ne répond pas aux canons de la sainteté ou de la dévotion. Il est certain que l’attitude de notre homme, à la fois gouailleur et charmeur, se rapprochant plus de l’emphase henricienne que de l’austérité ludovicienne, ne fut pas sans jeter une suspicion sur son orthodoxie, d’autant que l’auteur des Historiettes semble mettre en relation ce mot prononcé devant La Rochelle avec son embastillement quelques années plus tard. Embastillement dont, cependant, si on lit bien Tallemant entre les lignes, la cause serait non exactement l’hétérodoxie de ses sentiments religieux, mais les bravades verbales dont il était coutumier. Il n’en demeure pas moins que, dans le dossier de condamnation que Richelieu, hélas, n’a pas dressé ou qui ne nous est pas parvenu, et que l’historien doit patiemment constituer afin de comprendre son parcours, les sentiments religieux de Bassompierre, s’ils ont rarement été considérés comme prépondérants par les historiens ou si ces derniers ont jeté un voile pudique sur eux, restent malgré tout et justement une énigme à plus d’un titre. Il ne s’agit en aucun cas d’en faire ne serait-ce qu’une des causes de sa disgrâce, au lendemain de la journée des Dupes, mais d’essayer de voir si certains aspects de sa vie n’ont pas conduit à le reléguer a posteriori soit parmi le clan des libertins, soit… parmi le clan des dévots. Cette alternative peut paraître surprenante, d’autant que Bassompierre semble, par son comportement, assez éloigné de ces derniers. Cependant, son sort fut lié à celui de Marie de Médicis et de la famille de Guise, chefs de file à la cour de ce que l’historiographie a, par la suite, qualifié de « clan des dévots », et qui durent quitter le devant de la scène politique face à Richelieu dans les premières semaines de l’année 1631. Tout ceci ne constitue malgré tout un paradoxe qu’en apparence car c’est le résultat d’une reconstitution et d’une conception contemporaine des clivages de l’époque, qui tend à catégoriser les personnes ou à les faire rentrer dans des schémas un peu trop simplificateurs, qui biaisent la perception que les hommes de l’époque pouvaient avoir d’eux-mêmes. Au contraire, il vaudrait mieux laisser parler les sources, sans a priori, sans volonté excessive de faire de Bassompierre ni le représentant ou le sectateur d’un « parti », ni le porte-parole d’un courant, costume dans lequel il semble peut-être un peu trop bien se glisser pour que les supputations soient vraies. C’est pourquoi je me propose de lancer une enquête, au sens premier du terme, non exactement sur les causes religieuses de l’arrestation de Bassompierre, ni même sur sa pensée religieuse, car il n’a ni théorisé ni revendiqué explicitement une quelconque appartenance à un « courant », mais plutôt sur les quelques éléments qui peuvent concrètement constituer une approche <?page no="341"?> 341 « De pietate et religione, quid dicam ? » des sentiments religieux de cet homme et de l’instrumentalisation que ce noble d’épée pouvait en faire pour affirmer son identité. Seules des hypothèses peuvent être posées car il faut toujours avoir en tête - et encore plus lorsqu’il s’agit de sentiments difficiles à cerner - qu’il serait très hasardeux de vouloir caractériser de manière assurée ses sentiments tant les sources, si nombreuses et foisonnantes soient-elles, ne permettent aucunement de cerner les contours d’une pensée ni sur l’instant - le temps de l’écriture, en fin de vie, avec toutes les stratégies de défense ou de brouillage des pistes qu’elle implique -, ni sur la durée - l’homme évoluant au cours de son existence. Les pièces à conviction Si l’on ouvre le dossier des éléments à charge contre le maréchal de Bassompierre, il est quelques pièces à conviction qui, même éparpillées, ne semblent pas plaider en sa faveur. On peut en citer deux principales : les suspicions de protestantisme qui planent sur lui et celles de libertinage, qui ont été alimentées par les relations qu’il aurait entretenues avec l’hérétique toulousain Vanini. Un religionnaire ? Au chapitre des accusations de protestantisme, il faut d’abord commencer par mentionner quelques anecdotes qui émanent de Bassompierre en personne et qui ne sont pas sans jeter un doute sur son orthodoxie. Rappelons, tout d’abord, que Bassompierre mentionne lui-même dans le Journal de ma vie, ses Mémoires, qu’il obtint du roi d’Espagne, lors de son ambassade extraordinaire à Madrid pour régler l’affaire de l’invasion de la Valteline, en 1621, de pouvoir manger gras en carême. Il écrit, en effet : Philippe III me fit une autre grace de me faire donner une bulle par le patriarche des Indes (quy est comme un legat a la court), pour manger de la chair en caresme, moy et cent autres avesques moy. Et de plus, ce quy ne s’estoit jammais veu en Espaigne, pour me divertir, il permit que l’on jouat cheux moy des comedies, mesmes les deffraya : ce quy fit que les seigneurs et dames, quy en tout temps sont passionnés pour la comédie, le furent d’autant plus que c’estoit en un temps inusité 5 … Et Bassompierre de rajouter par la suite qu’il faisait « apporter durant la comédie quantité de confitures et d’aloxa aux dames quy y venoient 6 ». Quel 5 François de Bassompierre, Journal de ma vie, marquis de Chantérac (éd.), Paris, Société de l’Histoire de France, 1870-1877, 4 vol., t. 2, p. 246. 6 Ibid. L’aloja est une boisson composée d’eau, de miel et d’épices. <?page no="342"?> 342 Mathieu Lemoine sens donner à ce passage ? Même si les dispenses sont moins facilement accordées au XVII e siècle qu’au XVI e siècle, elles restent assez courantes parmi les membres de la haute noblesse, qui en demandent souvent pour se remettre d’un voyage difficile et de la fatigue occasionnée par celui-ci. Il n’en demeure cependant pas moins que cet accord, pour une personne bien portante, pratiquant la religion catholique et séjournant de surcroît chez le roi catholique, est quelque peu énigmatique, d’autant que, dans l’imaginaire collectif de l’époque, on assimilait volontiers le manger gras en carême avec l’hérésie, et surtout avec les protestants, qui avaient coutume de le faire ostensiblement. Bassompierre prend bien soin de signifier qu’il a obtenu les dispenses en bonne et due forme ; mais c’est pour mieux mettre en valeur son originalité et sa prouesse qui résident en la réussite d’avoir pratiqué et d’avoir fait pratiquer à ses amis et visiteurs en temps de carême, dans un des bastions les plus fervents du catholicisme, des activités de plaisir habituellement interdites. C’est en grande part une posture qu’il revendique au nom d’une individualité nobiliaire indépendante et qui sort des cadres, teintée d’anticléricalisme dans le sens où il contourne les lois prescrites par les prêtres pour mieux faire ressortir son originalité. Il est ensuite facile de faire insensiblement glisser ce qui peut, à maints égards, constituer une bravade et un jeu pour Bassompierre - qui endosse volontiers la posture de celui qui taquine les convenances - vers des accusations d’hérésie, d’autant qu’on ne connaît pas la cause exacte de l’obtention de la dispense. De même, on trouve, dans une lettre de Bassompierre adressée au duc de Lorraine en 1626 7 , une mention selon laquelle il obtint à nouveau de manger de la viande en carême pour pouvoir réparer la fatigue qu’il avait endurée lors de son voyage qui l’avait conduit de Soleure à Nancy. Il ne l’évoque pas dans ses Mémoires. Mais elle va assurément dans le même sens. Notons toutefois que si ces anecdotes prêtent à caution, elles ne constituent en rien une preuve de poids pour l’accusation. Elles furent, en revanche, réexploitées et amplifiées par les ennemis de Bassompierre, à commencer par Scipion Dupleix, dans une polémique relative aux conceptions respectives que les deux hommes avaient de l’histoire des règnes d’Henri IV et de Louis XIII 8 , que l’historiographe du roi venait 7 BnF, Pièces Originales 210, dossier 4731, f. 65-66. 8 Cette polémique se déroula au milieu des années 1630 à propos de deux ouvrages d’histoire récente, L’Histoire de Henry le Grand, quatrième du nom, roy de France et de Navarre (Paris, chez Sonnius, 1632) et L’Histoire de Louis le Juste, treizième du nom, roy de France et de Navarre (Paris, chez Sonnius, 1635) de Scipion Dupleix, que Bassompierre critiqua dans un pamphlet qui circula d’abord sous forme manuscrite et qui fut publié ensuite en 1665 à Paris, chez Pierre Bienfait. Il porte le titre de Remarques de Monsieur le Mareschal de Bassompierre sur les vyes des Roys Henry IV & <?page no="343"?> 343 « De pietate et religione, quid dicam ? » de publier. Dans la réponse à l’acte d’accusation manuscrit qu’avait fulminé Bassompierre contre son œuvre et qui circulait sous le manteau dans Paris, cet homme à la solde de Richelieu présentait non seulement une autodéfense, mais aussi une mise en cause de Bassompierre dans ses faiblesses ou ses zones d’ombre. Et parmi celles-ci, il fit ouvertement référence aux doutes que l’on pouvait formuler à l’égard des sympathies supposées de son adversaire pour la Religion Prétendue Réformée : sur le mode de la fausse ingénuité, il faisait mine de ne pas pouvoir croire que ce fût Bassompierre qui eût écrit ce pamphlet contre lui, alléguant que « ledit sieur Mareschal & les devanciers ont esté de tout temps parfaitement catholiques 9 », alors que l’auteur des Remarques, dont tout le monde était certain qu’il s’agissait de Bassompierre, malgré ses dénégations, a tout d’un protestant ou d’un homme acquis à la cause protestante. Il écrit en effet que : cet iniurieux Censeur porte à toutes rencontres la cause des Religionnaires, tant contre la Religion que contre l’Estat : comme quand il dit qu’ils n’estoient pas coulpables de rebellion pour n’avoir pas rompu l’assemblée de Lodun : que les Bearnois possedoient à iuste titre les biens des Ecclesiastiques. Que M. de Valançay arresta mal à propos le duc de Rohan, & autres preuves semblables 10 . L’ironie sous-jacente de Dupleix donnait un aspect encore plus véridique à cette idée selon laquelle Bassompierre n’était pas tout à fait un bon catholique, ce qui n’est pas sans rappeler la phrase rapportée par Tallemant des Réaux. Que ces remarques soient vraies ou pas, là n’est pas la question. L’essentiel est bien de voir que ses contemporains mettaient en doute son orthodoxie. Que ces accusations relèvent du topos ou pas, elles émanent, au moins pour celle de Dupleix, de Richelieu lui-même, qui était clairement derrière cette réponse. Reste alors à savoir si elles n’ont pas été fabriquées de toutes pièces et formulées justement pour trouver un angle d’attaque face à Bassompierre et pour justifier rétrospectivement son embastillement ou pour peser encore plus dans celui-ci. Louys XIII de Dupleix, auquel l’historiographe répondit dans Philotime ou examen des notes d’Aristarque sur L’Histoire des rois Henry le Grand et Louys le Juste, composée par M. Scipion Dupleix, Paris, chez Sonnius, 1637. Voir, à ce sujet Mathieu Lemoine : « Dupleix, Aristarque et Philotime. Une polémique à trois voix ou comment le maréchal de Bassompierre conçoit le métier d’historien » XVII e siècle. A paraître. 9 Philotime…, op. cit., introduction, sp. 10 Ibid. <?page no="344"?> 344 Mathieu Lemoine Un libertin ? Si les supputations de protestantisme relèvent plus de la stigmatisation ou de l’ambiguïté que de preuves réelles, les accusations de libertinage, quant à elles, s’avèrent plus délicates à écarter. En effet, toute sa vie durant, Bassompierre semble avoir mené une existence douce et légère, passée dans les plaisirs des femmes et des bons mots. Cette image n’est pas seulement celle qui se dégage de la lecture de ses Mémoires ; c’est aussi celle que l’on trouve de lui dans les témoignages de ses contemporains. Tallemant des Réaux, encore et toujours lui, affirme qu’il préférait perdre un ami plutôt que de se résoudre à réprimer un bon mot 11 , et se plaît à en rapporter quelques uns des plus verts 12 ; de même, Mme de Motteville 13 et les autres mémorialistes de la période rapportent le même genre d’anecdotes qui tendent à faire de Bassompierre un bon vivant et un « galant de la court 14 », comme il le dit lui-même. Le grand nombre de figures féminines qu’il énumère et avec lesquelles il eut des aventures, des plus célèbres, comme Marie-Charlotte d’Entragues, aux obscures inconnues, comme la lingère du Petit Pont, participe grandement de cette image qu’il s’est façonnée, tant dans sa vie que dans ses Mémoires. Véritable « Gascon de Lorraine 15 », modèle du courtisan, Bassompierre, par son attitude revendiquée, voisinait ainsi les franges du libertinage 16 , terme plurivoque et à la définition assez floue qui stigmatise ceux que les promoteurs de la réforme catholique jugeaient en déviance par rapport aux dogmes de la religion, soit qu’ils la critiquassent, soit qu’ils s’en écartassent, soit qu’ils ne manifestassent pas suffisamment leur foi. Dans ce contexte, s’il est un élément de poids dans le dossier d’accusation à porter contre lui, c’est assurément les relations qu’il a entretenues avec Lucilio Vanini, ce jeune homme, ancien moine et prototype du libertin, qui fut condamné pour hérésie et athéisme à être brûlé vif par le parlement de 11 Tallemant des Réaux, op. cit., p. 597. 12 Ibid., p. 603 : il rapporte par exemple cet échange entre le maréchal et une dame au lendemain de sa sortie de la Bastille : « Sur le perron de Luxembourg, une dame de grande qualité, après luy avoir fait bien des complimens sur sa liberté, luy dit : « Mais, vous voylà bien blanchy, Monsieur le Mareschal. - Madame », luy responditil en franc crocheteur, « je suis comme les poireaux, la teste blanche et la queue verte » ». 13 Mme de Motteville, Mémoires, Michaud et Poujoulat (éd.), Paris, 1866, p. 107 ; voir aussi l’abbé Arnauld : Mémoires, Michaud et Poujoulat (éd.), Paris, 1866, p. 510. 14 Bassompierre, op. cit., t. 1, p. 201. 15 Expression de Paul-Marie Bondois. 16 Pour une définition du libertinage, voir René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, Genève, Slatkine, rééd. 2000 ; voir aussi Aspects et contours du libertinage, numéro spécial de XVII e siècle, avril-juin 1980. <?page no="345"?> 345 « De pietate et religione, quid dicam ? » Toulouse en 1619. Bassompierre n’évoqua sa rencontre ou un quelconque lien avec cet homme à aucune reprise dans ses Mémoires. Pour en avoir trace, il faut se tourner vers François de Rosset qui consacra une de ses Histoires tragiques 17 à « l’exécrable docteur Vanini », au cours de laquelle il mentionne les relations de ce dernier avec Bassompierre dans le milieu des années 1610. Né en 1585, Jules César Vanini 18 fut d’abord un moine qui défroqua assez rapidement et qui, semble-t-il, selon ses détracteurs, oscilla entre protestantisme et catholicisme et dont, surtout, la pensée fut jugée pernicieuse dans la mesure où il prônait une philosophie matérialiste et où, toujours selon ses détracteurs, « il crut qu’il n’y avait point de Dieu, que les âmes meurent avec les corps, et que Notre-Seigneur Jésus-Christ, éternel fils de Dieu, et lequel nous a rachetés de la mort éternelle, était un imposteur 19 ». Si l’on suit François de Rosset, Vanini rencontra Bassompierre par l’intermédiaire du neveu de celui-ci, le jeune abbé de Redon, M. de Saint-Luc 20 , autour de l’année 1613. L’abbé de Redon se serait détaché rapidement de cet Italien qui avait déjà toute une réputation sulfureuse qui l’entourait. Qu’en fut-il de Bassompierre ? Paul-Marie Bondois écrit qu’il devint son aumônier 21 , mais aucune source ne vient à l’appui de cette affirmation. Ce qui est en revanche certain, c’est que Vanini lui dédicaça en 1616 une de ses œuvres maîtresses, le De admirandis naturae arcanis 22 , ouvrage dans lequel il faisait de la nature la seule déité, qui lui valut après impression la censure de la Sorbonne et qui fut mis à l’Index. Bassompierre, en tant que dédicataire, se trouvait ainsi compromis malgré lui dans un scandale auquel il est fort probable qu’il n’ait eu aucune part, mais qui laissa encore plus planer le doute sur ses sentiments religieux. Ce qui engendre encore plus le soupçon, c’est que, dans sa dédicace, le philosophe italien faisait une apologie outrancière et flatteuse de Bassompierre, vantant tous ses mérites, notamment en matière d’orthodoxie religieuse : 17 François de Rosset, Histoires mémorables et tragiques de ce temps. 1619, Anne de Vaucher-Gravili (éd), Paris, livre de Poche, 1994 : « Histoire V : de l’exécrable docteur Vanini, autrement appelé Lucilio et de ses horribles impiétés et blasphèmes abominables, et de sa fin enragée ». 18 Voir, entre autres, l’essai que lui consacre Didier Foucault, Un Philosophe libertin dans l’Europe baroque. Giulio Caesare Vanini (1585-1619), Paris, Honoré Champion, 2003 ; David Durand : La Vie et les sentiments de Lucilio Vanini, Didier Foucault (éd.), Paris, les amis de paris-zanzibar, 2001 ; voir aussi Émile Namer, La Vie et l’œuvre de J. C. Vanini, prince des libertins, Paris, Vrin, 1980. 19 François de Rosset, op. cit., p. 164. 20 Ibid., pp. 166-167. 21 Paul-Marie Bondois, op. cit., p. 112. 22 Lucilio Vanini, De admirandis naturae reginae deaeque mortalium arcanis, Paris, chez Perrier, 1616. <?page no="346"?> 346 Mathieu Lemoine De votre piété et de votre religion, que dire ? Vous accueillant plus d’une fois dans vos discours contre les hérétiques, je doutais si Dieu lui-même ne fut pas consulté pour vous donner votre surnom, Bassompierre, socle de la Sainte Église de Pierre 23 . Ce genre de dédicaces est très typique. Flagornerie oblige : même si l’auteur affirmait ne jamais avoir reçu aucun subside de sa part - connaissant les finances de son mécène, qui était toujours à court d’argent -, il ne lui demandait que de porter un œil bienveillant sur lui afin que les rayons d’or qui émanaient de sa personne rejaillissent sur lui. Mais, passant outre la flagornerie, ce n’est pas le plus beau cadeau que Vanini ait pu faire, a posteriori, à Bassompierre, dans la mesure où être loué comme bon catholique par une personne qui justement ne l’était pas et a été condamné pour hérésie constituait une réelle compromission, dont Bassompierre eut du mal à se défaire, même s’il ne fut officiellement pas inquiété. Cette dédicace est l’élément le plus criant et le plus manifeste des doutes que l’on puisse avoir ; et si on l’ajoute aux autres dédicaces qui lui ont été faites et qui émanent de ce même milieu d’écrivains, qualifiés par René Pintard de « libertins érudits », cela pèse lourd sur la balance. Dans une certaine logique, il est assez significatif qu’il n’en dise mot dans ses Mémoires : il n’y aurait pas de quoi se vanter. Ainsi, comme on a pu l’observer, s’il est difficile à l’accusateur de trouver les preuves solides d’une quelconque hétérodoxie, il ne subsiste pas moins toute une série de doutes qui planent encore autour du maréchal de Bassompierre, qu’il les ait alimentés ou qu’il en ait été la victime. C’est pourquoi il serait intéressant d’aborder de plus près, à présent, son œuvre elle-même afin de voir si celle-ci peut apporter des éléments significatifs à la défense. Les réponses de Bassompierre Force est de constater que, face à toutes ces rumeurs insidieuses qui planaient sur lui, Bassompierre n’a pas vraiment réagi. Si nous prenons l’exemple de la polémique avec Dupleix, nous ne trouvons aucune réplique en réponse à Philotime, même insidieuse, de sa part, et ses Mémoires, dans lesquels il rapporte l’affaire et se défend de toute implication, restent muets sur ce point précis ; il passe toutefois un certain temps à se dédouaner d’avoir écrit ce pamphlet contre Dupleix, mais rien n’est significatif de ce point de vue. De même, ses Répertoires 24 , carnets de notes dans lesquels il consignait ses pensées et autres 23 Ibid., dédicace, sp : « De pietate et religione, quid dicam ? Saepenumero adversus haereticos te disserentem excipiens, suspicabar an ab ipso Deo consulto donatum fuerit cognomentum, Bassompetraeus, Petri S. Ecclesiae basis ». 24 BnF, ms. lat. 14224, 14225, 14226, 14227 & ms. lat. 15225. <?page no="347"?> 347 « De pietate et religione, quid dicam ? » poésies, ne comportent aucune apologie ni aucun discours, voire même ébauche, d’autodéfense. Mais on rétorquera qu’aucun de ses écrits n’est spécialement à caractère antireligieux. On trouve seulement dans ses Répertoires un de ses discours académiques, qu’il avait l’habitude de recopier, pour « sçavoir si un homme qui tient la doctrine de Mr Descartes sur la matiere des corps peut croire et enseigner de bonne foy la transsubstantiation 25 » et quelques aphorismes sur le Purgatoire et la confession 26 qui, à l’image des lieux communs, ont été probablement recopiés pour les réutiliser dans le monde et donner de l’effet à sa parole, bien plus que pour en faire la matrice d’une pensée ou d’un discours. Rien de plus, rien de certain pour faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre. Le seul document que nous puissions fournir, qui ait un rapport minime avec sa religion, est une lettre non datée qu’il a adressée à un légat du pape et qui est répertoriée dans les catalogues de la Bibliothèque nationale sous le titre de « lettre au légat sur son orthodoxie » 27 . Ce n’est pas à proprement parler une déclaration de bonne foi, mais une lettre plutôt flatteuse dans laquelle il demande indulgences et pardon à son destinataire. Mais dans quel contexte ? Rien ne nous permet de le préciser et il va de soi qu’une telle lettre peut être interprétée de différentes manières : le pardon demandé peut concerner des affaires d’ordre privé, mais aussi d’ordre public, ce qui ne serait pas étonnant dans la mesure où Bassompierre eut maille à partir, lors de son ambassade en Suisse, en 1626, avec la papauté, toujours à cause de l’épineuse affaire de la Valteline. Il y a de fortes chances que cette lettre s’inscrive plutôt dans ce contexte d’ailleurs. Toujours rien de bien probant donc. Reste à voir si ses sentiments religieux transparaissent de ses Mémoires. De ce point de vue, la lecture de ceux-ci démontre assez rapidement qu’ils ne mettent pas du tout l’accent sur les aspects religieux qui tendraient à le présenter comme un bon catholique. Il est même bien peu disert sur toutes les manifestations qui pourraient témoigner de sa piété, se contentant de mentionner au début de chaque année la période du carême, sans aller plus avant, mais préférant volontiers énumérer les fêtes qui précédaient cette période. Les seules cérémonies à caractère un tant soit peu religieux qui y soient à peine évoquées sont les cérémonies annuelles de réception des nouveaux membres de l’Ordre du Saint-Esprit 28 . 25 BnF, ms. fr. 15225, f. 63-73. 26 Ibid., f. 42-47 : quelques citations parmi beaucoup d’autres sur Richelieu, le roi, la cour, l’amour… 27 BnF, ms. fr. 2420, f. 73 r/ v. 28 Par exemple, Bassompierre rapporte qu’il fit ses pâques le 1er janvier 1626 en tant que chevalier des deux Ordres, op. cit., t. 3, p. 223. <?page no="348"?> 348 Mathieu Lemoine Pourquoi, alors, ne jamais répondre aux accusations dont il a été l’objet et ne jamais se présenter comme le catholique modèle, alors qu’il avait tout le loisir de le faire ? Pour ce qui concerne l’affaire Vanini, par exemple : est-ce pour cacher une communion de pensée, une amitié peu recommandable ? Ou est-ce afin de ne pas donner le bâton pour se faire battre ? Ses Mémoires pouvant être conçus comme un véritable plaidoyer pour une réhabilitation dans la faveur du roi et du cardinal de Richelieu, il est certain qu’il ne serait pas à son avantage de rappeler un passage de sa vie qui pourrait lui être sinon fatal, du moins gênant. Quitte à ne pas pouvoir se justifier, autant taire l’épisode ? N’allons point plus avant dans ces conjonctures et demandons-nous plutôt si les Mémoires sont le lieu où il ait à évoquer cet aspect de sa vie. Il est fort probable que non. Car il est une autre dimension tout aussi importante de ce texte qu’il ne faudrait pas négliger : ses Mémoires constituent un véritable jeu qui n’est pas sans rappeler les pratiques des salons de l’époque, où il s’agit avant tout de plaire en satisfaisant les attentes du public et sans se mettre en défaut. Un public qui est à la fois constitué du roi, à qui il faut vanter ses propres mérites selon l’idéal nobiliaire traditionnel, et du monde des salons, qui attend anecdotes et saillies drolatiques. Le tout s’inscrivant dans une réactivation d’écritures passées des Mémoires de guerre, depuis César, où l’expression des sentiments religieux n’a pas la place de choix, si ce n’est dans la perspective de combattre les hérétiques. Voilà pourquoi il n’est pas nécessaire de s’étendre sur le sujet. Mais ce n’est évidemment pas parce qu’il ne dit mot de la religion et qu’il donne de lui l’image d’un bon vivant qu’il faut le percevoir comme un protestant qui cache sa foi ou comme un libertin ni même, dans le sens inverse, comme ayant eu, suivant Didier Foucault, « un comportement prudent. Nulle ostentation, ni dans la dévotion, ni dans l’irréligion 29 ». Dans cette perspective, nous ne pouvons que constater que les affaires de religion et de piété ne rentrent pas exactement dans le projet initial d’écriture des Mémoires que Bassompierre expose au début de ceux-ci. Rappelons, par exemple, que s’il a combattu pour défendre la religion catholique, comme ce fut le cas en 1603-1604 face aux Turcs dans la longue guerre de Hongrie 30 , ou tout au long de la décennie 1620 face aux protestants du siège de Montauban à celui de La Rochelle, ce fut plus pour satisfaire son honneur chevaleresque, son besoin d’héroïsme et son souci de poursuivre l’illustration de sa famille et le service de l’État que par piété ou volonté de s’assurer son salut. Il n’exprime pas autre chose lorsqu’il écrit : 29 Didier Foucault, Un Philosophe libertin… op. cit., p. 402. 30 Bassompierre, op. cit., t. 1, pp. 98-146. <?page no="349"?> 349 « De pietate et religione, quid dicam ? » Mes parents allemands, quy avoi[e]nt veu tous mes ancestres entierement adonnés aux armes, souffroi[e]nt impatiemment que je passasse ma vie dans l’oisiveté que la paix de France nous causoit, et bien que j’eusse esté a la conqueste du roy en la Savoye, et au siege d’Ostende, ils me pressoi[e]nt continuellement de quitter la court de France, et me jetter dans les guerres de Hongrie 31 … Nous sommes bien éloignés de l’image traditionnelle que nous avons de la piété lorraine et de l’ardeur à défendre la cause de la religion, en allant mourir sous les murs de Nuremberg, comme le fit le duc de Mercœur en 1602. En ce sens, nous ne pouvons que constater cette dichotomie qui s’opère dans cette première moitié du XVII e siècle et dont le maréchal de Bassompierre est, à sa manière, révélateur : alors que les élites tendent de plus en plus vers une radicalisation et une exaltation religieuse, dans le sillage des restes de la Ligue - autour de la famille de Guise notamment - ou dans celui du concile de Trente - avec le siècle des saints -, notre mémorialiste perpétue la tradition d’écriture nobiliaire et guerrière héritée du Moyen Age, selon des schémas qui sont non dépassés, mais peut-être décalés par rapport à ce que ses accusateurs, tous liés de près à la réforme catholique, attendaient de lui. Mme de Motteville ne rappelle-t-elle pas qu’à sa sortie de prison, toute la jeune cour se railla de lui parce qu’il n’était plus à la mode et qu’il n’avait plus le ton de la cour ? 32 Qui plus est, le ton qu’il avait gardé n’était-il pas en fait plus celui du temps d’Henri IV que celui de la décennie 1620 ? Deux temporalités s’affrontent donc dans ce procès, mais sans jamais se croiser : celle de l’accusation, ancrée dans les préoccupations controversistes du moment, et celle de Bassompierre qui n’y répond même pas et se contente, dans une perspective de sécurisation face à l’incertitude du monde, de réactiver les schémas nobiliaires traditionnels qui font la force du second ordre depuis le Moyen Age. Il en résulte une incompréhension totale et, dans un premier temps, une victoire sans gloire - car sans combat - de ses adversaires. Mais, la publication de ses Mémoires, dans un second temps en 1665, ne constitue-t-elle pas une victoire, même involontaire, du maréchal-mémorialiste dans la mesure où s’y exprime l’image de Bassompierre qui est restée à la postérité et qui relègue au second plan, voire étouffe, les controverses religieuses ? En revanche, les actions de Bassompierre à la fin de sa vie tendent plus à nuancer le tableau en la faveur d’une « conversion » au catholicisme, selon l’expression que l’on employait à l’époque. Mais nous ne pouvons fournir de témoignage direct dans la mesure où ses Mémoires s’arrêtent brusquement en 1640, soit près de six ans avant sa mort. En effet, il avait eu de la princesse 31 Ibid., t. 1, pp. 98-99. 32 Mme de Motteville, op. cit., p. 510. <?page no="350"?> 350 Mathieu Lemoine de Conti deux enfants, un fils et une fille. L’un mourut au combat avant son père, mais la seconde fut faite religieuse et son père - qui ne dit mot d’elle dans ses Mémoires - lorsqu’il la reconnut, fit en sorte d’établir la communauté à laquelle elle appartenait, les Périnettes, à Villette-lès-Paris, où elles furent définitivement logées dans leur nouveau couvent par l’archevêque de Paris le 8 juillet 1646 33 . De même, il obtint auprès du pape les dispenses nécessaires afin que le fils qu’il avait eu en 1611 de Marie-Charlotte d’Entragues, Louis de Bassompierre, pût devenir évêque. Il fut fait évêque de Saintes et fut le confesseur de Monsieur, frère du roi Louis XIV. Mais là aussi, nous ne sommes que dans le domaine des constatations et des suppositions, tant il est délicat de sonder les cœurs et de savoir si les motivations de Bassompierre étaient sincères ou tout simplement pragmatiques, consistant alors à assurer un avenir à sa progéniture illégitime. Alors, à la question « de religione et pietate, quid dicam ? », que pose rhétoriquement Vanini dans sa préface dédicatoire, il est difficile d’apporter une réponse aussi simple et aussi évidente que l’interrogation oratoire le laisse supposer d’un côté, ou que la tradition littéraire et historique le sous-entend de l’autre. Après un examen des pièces à conviction, après avoir écouté la défense, nous ne pouvons que conclure à un non-lieu, le masque que Bassompierre a endossé tant dans sa vie que dans ses Mémoires ne permettant pas de pousser plus loin l’enquête. Bon vivant, il a donné, de son époque jusqu’à aujourd’hui, l’image d’un libertin ; fils d’un ligueur, il a vécu toute sa vie dans le giron de la famille de Guise. Paradoxe seulement apparent d’un homme qui cultive le paradoxe pour plaire et pour surprendre mais qui, bien qu’ayant écrit l’histoire de sa vie, est une figure peut-être tout aussi opaque de ce point de vue-là que beaucoup de ses contemporains. Laissons alors à la voix populaire le soin de conclure : dans un petit poème comme il en circulait beaucoup alors, on trouve les vers suivants, qui font suite à la fondation d’un couvent dans les murs mêmes du château de Chaillot, ancienne demeure du maréchal : Par quel bizarre enchantement La maison de feu Bassompierre, Cet homme jadis si galant, Est-elle aujourd’hui le couvent Qui reçoit tout ce que la terre A de plus digne et de plus grand 34 ? 33 Voir l’article de Lucien Auvray, « Louise de Bassompierre et les origines du transfert à Paris des religieuses de sainte Périne de Compiègne », Bulletin de la Société de l’Histoire de Paris et de l’Ile de France, tome XXX, Paris, 1903. 34 Cité par Martial Pradel de Lamasse, Le Château de Chaillot, Paris, 1948, p. 27. <?page no="351"?> Biblio 17, 175 (2008) Être protestant : un antidote aux passions gasconnes ? Le cas du maréchal Jean de Gassion (1609-1647) V ÉRONIQUE L ARCADE Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 La courte vie de Jean de Gassion, commencée en Béarn où il est né, en 1609, et achevée, trente-huit années plus tard, en 1647, est assurément exemplaire. Il n’est que de citer les actions qui sont les siennes et qui forcent l’admiration : prouesses, succès et commandements brillants accumulés qui lui valurent, en novembre 1643 1 , le bâton de maréchal de France et jusqu’à sa mort glorieuse, le 2 octobre 1647, devant Lens - la veille de la reddition de la place et d’une nouvelle victoire -, la tête fracassée par une mousquetade, reçue quelques jours plus tôt, en première ligne 2 . Pour autant, l’existence de Gassion ne peut manquer d’arrêter l’attention en ce qui regarde la religion des élites au XVII e siècle ; même si, dans ce domaine, la substance de son exemplarité pose problème. Si, d’origine relativement modeste, Gassion ne se raccroche, en effet, que périlleusement à la stricte notion d’élite définie comme sommet de la société - sa foi réformée contribuant encore à son anticonformisme -, son statut héroïque, par contre, lui ouvre largement l’entrée d’une élite conçue comme la réunion d’êtres d’exception. Plus précisément, ce que l’on sait de lui l’établit en figure de compromis entre l’exemplum de la vieille tradition 1 BNF, Fr 5768. 2 Renaudot (Théophraste), Récit véritable de la vie et de la mort du maréchal de Gassion, Paris, 1647. Renaudot (1586-1653) était né et avait grandi dans la religion réformée, qu’il professa jusqu’au milieu des années 1620 où il entama la carrière que l’on sait sous la protection de Richelieu. Gassion rendit le dernier soupir le 2 octobre 1647 et dès le 12 du même mois Renaudot publia ce récit dans le n° 117 de la Gazette datée du 10 octobre. <?page no="352"?> 352 Véronique Larcade médiévale et l’apologétique triomphante du premier XVII e siècle 3 . En effet, Gassion n’a pas seulement compté aux yeux de ses contemporains, comme en témoignent les passages qu’ils lui ont consacrés, dans leurs mémoires 4 ; il a, de plus, inspiré deux grands récits biographiques clairement marqués par un parti pris d’édification. Il s’agit tout d’abord du Portrait du mareschal de Gassion, publié à Paris, en 1664, et composé par le pasteur du Prat qui fut son aumônier 5 . Auquel répondirent, en 1672, aussi publiés à Paris, les quatre volumes de l’Histoire du maréchal de Gassion par l’abbé de Pure, certes de petit format (in-12), mais d’une prolixité assez impressionnante en tout cas. Gédéon Tallemant des Réaux (1619-1692) dit son mépris pour cette « Vie trop ample et miserablement escrite par l’abbé de Pure » 6 , à la demande des neveux, catholiques, du maréchal défunt. Tallemant, huguenot invétéré 7 et qui s’exprime comme tel, sans nul doute, au début de l’Historiette assez longue 3 De 1575 à la mort d’Henri IV, la littérature de controverse prit à Bordeaux et dans le Sud-Ouest plus généralement une importance considérable. Des auteurs catholiques, comme Florimond de Raymond et le P. Richeome, et protestants, tels Pierre du Moulin et Duplessis-Mornay, s’affrontèrent en des combats acharnés. Voir Léonard (E.-G.), Histoire générale du protestantisme, t. 2, L’établissement (1564-1700), P.U.F., Paris, 1961, p. 146-149 ; Daussy (Hugues), Les Huguenots et le roi : le combat politique de Philippe Duplessis-Mornay (1572-1600), Droz, Genève, 2002, p. 582-588. 4 Il y a notamment un éloge de Gassion dans Fortin de la Hoguette (Ph.), Testament ou conseils fideles d’un bon pere à ses enfans, 1690, p. 109. Voir aussi : Lettres inédites de Ph. Fortin de la Hoguette, éd. Tamizey de Larroque (Ph.), 1888, p. 18 ; Le Vassor (Michel), Histoire de Louis XIII, roi de France…, Amsterdam, 1757, t. V, p. 76 ; Montglat (François-de-Paule de Clermont, marquis de), Mémoires…, Amsterdam, 1727, t. 1, p. 146 ; Marquis de La Force, Mémoires du duc de La Force, Charpentier, Paris, 1843, t. 3, p. 440 et p. 186. 5 BNF, Clairambault, 3930, t. VIII : lettre de Gassion à M. de Saumaise, du camp de Mardyck, 30 août 1646 ; voir note 3. 6 Tallemant des Réaux (Gédéon), Historiettes, éd. A. Adam, Gallimard, 1961, t. 2, p. 78. - La valeur historique de l’ouvrage de l’abbé de Pure est garantie par les relations et la confiance entretenues par lui avec le frère du Maréchal, Pierre de Gassion, d’abord abbé de St. Vincent de Luc, puis évêque d’Oloron en 1647, qui mourut le 24 avril 1652. De Pure avait été très lié avec ce prélat, comme il le déclare lui-même (t. IV, p. 312) ; de Pure fait aussi de nombreux emprunts à du Prat qu’il évoque très discrètement (t. IV, p. 321). 7 Tallemant, issu d’une famille de riches banquiers protestants de La Rochelle, très introduit, à Paris, dans le milieu des salons et des gens de lettres, rédigea, à la fin des années 1650, ses Historiettes qui ne furent pas publiées avant le début du XIX e siècle. Alors que son épouse se convertit, dès 1665, au catholicisme, Tallemant ne le fit qu’en juillet 1685, juste avant la Révocation. Vu la conformité des expressions et du contenu, on peut estimer que Tallemant avait la relation de Renaudot sous les yeux quand il écrivit son historiette. <?page no="353"?> 353 Être protestant : un antidote aux passions gasconnes ? qu’il consacre à Gassion 8 , illustre donc quel enjeu d’interprétation - et partant de déformation, voire d’invention - constitue l’existence hors du commun de ce dernier. En d’autres termes, il s’agit de démontrer, selon que l’on se place du point de vue catholique ou du point de vue réformé, que Gassion, modèle de vertu sans conteste, est un chrétien exemplaire, à cause de ou malgré, précisément, son protestantisme. Or, la possibilité de saisir la vérité de Gassion est encore entravée parce qu’il est un élément de la fabrication de l’être-gascon et, plus exactement, du type du « cadet de Gascogne 9 ». Le maréchal est contemporain de la rédaction des plaisants romans d’édification de l’évêque de Belley, Jean-Pierre Camus (1584-1652), qui utilise comme repoussoir à une bonne et saine conduite chrétienne les travers des Gascons : impudence, fanfaronnade et gueuserie pour l’essentiel. Ils deviennent, au théâtre notamment, à peu près à la même époque, un puissant ressort de comique et de dérision 10 et, plus généralement, aux yeux des gens de bien, des personnages brouillons, mus exclusivement par leurs passions, au mépris de toute contenance et de toute raison 11 . Les débuts piteux de Gassion, fort mal équipé par son père pour monter à Paris, s’ils n’ont pas créé un lieu commun, ont nourri, certainement, une veine d’inspiration pour les romans de cape et d’épée du XIX e siècle et très directement celle du début des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas 12 . Gassion, de plus, parlait apparemment avec un accent et son exclamation favorite « Mordioux » 13 l’identifiait bien comme gascon et il était probablement reconnu comme tel. Pourtant ce n’est pas d’abord les traits gascons de 8 Tallemant des Réaux (G.), op. cit., t. 2, p. 78-87. 9 Camus (Jean-Pierre), Hellenin et son heureux malheur, Lyon, 1628, p. 21-24. 10 Mazouer (Charles), « Le Gascon dans le théâtre comique sous Louis XIV », Colloque de littérature régionale : L’image littéraire du Gascon, Pau, 1982, p. 85-108. Voir Christian Desplat sur les romans de Jean-Pierre Camus dans Mélanges offerts à Louis Trenard, Université de Lille III, Villeneuve d’Ascq, 1984. 11 Larcade (Véronique), Les Cadets de Gascogne, histoire turbulente, éditions Sud-Ouest, 2005, p. 15-19. 12 Motteville (Françoise de) (v. 1621-1689), Mémoires, Charpentier, Paris, 1878, t. 1, p. 388 : « Il m’a conté lui-même… qu’il quitta la maison paternelle à l’âge de quinze ans pour aller à la guerre, fuyant la robe et l’étude, et qu’il en sortit avec vingt ou trente sols sur lui. Il me dit qu’il fut contraint de mettre ses souliers au bout d’un bâton sur les épaules et de vivre sur le public jusqu’à ce qu’ayant trouvé des troupes, il s’enrôla dans le service ». Voir Larcade (Véronique), « Bretteur et menteur sans vergogne… ou le cadet de Gascogne saisi par la littérature de Charles Sorel à Michel Zévaco », dans La Noblesse de la fin du XVI e siècle au début du XX e siècle, un modèle social ? , t. 1, p. 411-436. 13 Tallemant des Réaux (G.), op. cit., t. 2, p. 84. <?page no="354"?> 354 Véronique Larcade Gassion que rapportent ses contemporains 14 : est-ce parce qu’il représentait le contre-exemple du Gascon tel qu’il était raillé au XVII e siècle ou bien le fait qu’il soit protestant éteignait-il tout le reste 15 ? La question de ce qu’est confessionnellement aussi bien que spirituellement le maréchal ne cesse donc de s’imposer. Il importe de distinguer d’abord en quoi la religion est déterminante dans la vie de Gassion ; ensuite de mettre en évidence en quoi sa foi instruit ses gestes et ses dires, pour en venir à tenter de définir plus exactement ce que l’on peut savoir du ressort de son âme. Le mot de religion s’applique d’abord à Gassion au sens où on l’emploie pour désigner « ceux de la Religion », autrement dit la Religion Prétendue Réformée (ou R.P.R.) selon la terminologie des papistes, leurs adversaires qui, au fur et à mesure que l’on avance dans le XVII e siècle, qualifient péjorativement, de la sorte, le protestantisme français, essentiellement calviniste, que finit par mettre hors la loi la Révocation de l’Édit de Nantes, le 17 octobre 1685. Gassion a servi, en effet, à ses débuts dans les rangs de l’armée du duc Henri de Rohan (1579-1638). Gendre de Sully, colonel des Suisses et Grisons, il s’est surtout révélé lors des débats de l’assemblée de Saumur, en mai 1611, comme le nouveau chef du parti protestant tel qu’avait pu l’instituer l’Édit de Nantes. À partir du 10 mai 1621, il en assura même effectivement le commandement militaire et fut l’animateur des prises d’armes de 1620-1622, 1625-1626, 1627-1629. C’est un engagement partisan manifeste que de combattre sous ses ordres, puisque se livrent alors ce que l’on a pu appeler les « guerres de la Religion » ou plus clairement encore les « guerres de Rohan » 16 . Après la Paix d’Alès (1629) qui mit un terme à ces « guerres », Gassion ne put continuer sa carrière dans l’armée royale, sa compagnie étant cassée après une campagne en Piémont, en 1630 17 . Il passa alors au service de Gustave Adolphe (1594-1632), le roi de Suède. Ce qui vient renforcer encore le marquage protestant de Gassion. Le « Lion du Nord » quand il s’engagea dans 14 Voir Saint-Simon, Mémoires, éd. G. Truc, Gallimard, Paris, 1952, t. IV, p. 254. 15 Pure (abbé de), op. cit., t. 1, p. 14. 16 Deyon (Solange et Pierre), Henri de Rohan, huguenot de plume et d’épée 1579-1638, Perrin, 2000, p. 58. Le fait que Gassion ait servi sous Rohan pendant les « guerres de la Religion » de 1627 et 1628 est mentionné par Tallemant des Réaux, op. cit., p. 79 et par l’abbé de Pure, op. cit., t. 1, p. 29 ; mais dans Pinard, Chronologie historique militaire, t. II, p. 543-551, est seulement signalée sa participation aux sièges de St. Sever et St. Affrique sans que soit précisé s’il était assiégeant ou assiégé, c’est-à-dire s’il était du côté catholique ou du côté protestant. 17 Pure (abbé de), op. cit., t. I, p. 52. <?page no="355"?> 355 Être protestant : un antidote aux passions gasconnes ? la guerre de Trente Ans contre les armées Habsbourg, faisait véritablement figure de champion de la cause réformée 18 . Certes, Gustave Adolphe affichait un luthéranisme fervent 19 , alors que Gassion était calviniste 20 et il n’est pas sûr, par ailleurs, que le ralliement de Gassion au roi de Suède ait été d’abord fondé sur des motifs de connivence religieuse 21 . Selon Théophraste Renaudot notamment - mais l’idée est aussi défendue par Tallemant des Réaux -, il aurait obéi davantage à ses penchants les plus personnels : le goût du risque et l’attrait de l’aventure en l’occurrence 22 . Quoi qu’il en soit, quand Gassion revint se battre sous la bannière du roi de France, à la mi-mai 1635 23 , son protestantisme entrava sa promotion au maréchalat. Le soir même de la bataille de Rocroi, le général vainqueur, Louis II de Bourbon, duc d’Enghien, futur prince de Condé - le « grand Condé » - (1621-1686) écrivit à Mazarin pour demander cette récompense seule à la hauteur des services rendus par Gassion 24 . Il fait peu de doute que Gassion ne soit bien là victime de discrimination, mais d’une manière beaucoup plus retorse et contournée qu’il n’y paraît au premier abord. Considérant les égards dus au rang et à la naissance, il n’était pas possible d’élever Gassion à la dignité de maréchal de France sans que Turenne le fût, et l’on craignait, pour la même raison, de désobliger la maison de La Force si l’on ne donnait pas le bâton au marquis du même nom. Or il ne paraissait pas être d’une bonne politique, au commencement toujours délicat et controversé d’une régence, de donner une telle dignité à trois huguenots ; d’autant plus que le catholicisme très affiché de la reine y résistait ; mais par-dessus tout, au vu du rapport des forces à la cour, on rechignait à donner l’avantage de cette promotion au 18 Pagès (G.), La Guerre de trente ans, Payot, Paris, 1972, p. 132. 19 Delumeau (Jean) - Wanegffelen (Thierry), Naissance et affirmation de la Réforme, Nouvelle Clio, P.U.F., 1997, p. 182, p. 246. 20 Haag (E. et E.), La France protestante, 1848-1859, t. V, p. 225-228. 21 L’unité dans laquelle servait Gassion fut cassée alors qu’il venait d’accomplir une brillante action à Veillane, pour le duc de Savoie ; il passa au service de Gustave- Adolphe comme celui-ci venait de signer un traité d’alliance avec la France (Pure (abbé de), op. cit., t. I, p. 52). Tallemant des Réaux assure qu’il prit ce parti « par despit » (Tallemant des Réaux, op. cit., p. 79). 22 Renaudot (Théophraste), op. cit., cité dans Tamizey de Larroque (Ph.), op. cit., p. 331 ; Wollenberg (Jörg), Les Trois Richelieu. Servir Dieu, le Roi et la Raison, Paris, éd. François-Xavier de Guibert, 1995, p. 25. 23 Pinard, op. cit., t. II, p. 543-551 ; Archives des Affaires Etrangères, Allemagne, t. XII, p. 168 : lettre de Richelieu à Gassion du 7 juin 1635. 24 A.N. K.K. 1071, Maison du Roi, lettre du duc d’Enghien au cardinal Mazarin, 19 mai 1643. Voir Béguin (Katia), Les Princes de Condé, rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand Siècle, Seyssel, Champvallon, 1999, p. 95-96, p. 99. <?page no="356"?> 356 Véronique Larcade duc d’Enghien, encore grandi par sa victoire à Rocroi 25 . Gassion dut attendre jusqu’au 17 novembre 1643, et de s’être couvert de gloire devant Thionville, début août, où il reçut une très grave blessure à la tête qui faillit lui coûter la vie 26 , pour recevoir le bâton des mains d’Anne d’Autriche elle-même. Si les signes extérieurs de protestantisme de Gassion obligent à quelques nuances, il apparaît pourtant bien assumer, quant à lui, son appartenance confessionnelle et même y tenir particulièrement 27 . Il en va ainsi de la rancune tenace qui l’opposait à Josias, comte et maréchal de Rantzau (1609-1650). Ce dernier, né au Danemark dans l’une des plus puissantes familles du pays, mena une carrière parallèle, pratiquement en tous points, à la sienne, servant, comme lui, sous les ordres de Gustave Adolphe, avant de venir combattre, à partir de 1635, dans l’armée du roi de France. Il rivalisa de valeur et de bravoure avec Gassion : à la fin de sa vie, il manquait à Rantzau un œil, une oreille, un bras et une jambe, perdus sur le champ de bataille 28 . Or la tension entre les deux personnages fut à son comble au moment du siège de Mardick, en 1646, alors précisément que Rantzau venait d’abjurer le protestantisme et de se convertir au catholicisme 29 . Plus probant encore, alors que, par arrivisme, le frère aîné de Gassion abandonna la religion réformée à laquelle leur grand père avait adhéré par fidélité à la reine de Navarre, Jeanne d’Albret, il resta, lui, obstinément huguenot 30 . Dès lors, selon toute apparence, une foi authentique anime bien Gassion. Elle ne trouve pas de plus forte manifestation qu’au moment superbe de Rocroi, le 19 mai 1643. Gassion joua, en effet, un rôle décisif dans cette bataille qui, remportée contre des forces espagnoles supérieures en nombre, fut un tournant de la guerre de Trente Ans. Avant l’aube, il mena la première attaque réussie de cavalerie qui lança véritablement le combat et contribua par la suite à réduire les forces espagnoles aux seuls fantassins qui n’en restaient pas moins les fameux tercios réputés invincibles. Or au terme de la bataille, ce fut précisément l’appui de Gassion et de ses cavaliers qui, après trois charges infructueuses conduites par le duc 25 Mémoires du comte de Brienne, 2 e partie, Mémoires relatifs à l’histoire de France, t. XXXVI, Paris, 1824, p. 109. 26 Aumale (duc d’), op. cit., t. IV, p. 174. Voir note 72. 27 BNF, Fr 5768, 17 novembre 1643. 28 Bluche (François) s.d., Dictionnaire du Grand Siècle, Fayard, 1989, p. 1301. 29 Chavagnac (Gaspard de), Mémoires… (1638-1695), éd. Jean de Villeurs (général Hardy de Périni) d’après l’édition originale de 1699, Flammarion, Paris, 1900, p. 350. 30 Saint-Simon (Louis de Rouvroy, duc de), Mémoires, éd. G. Truc, Gallimard, 1952, t. IV, p. 254 ; Tallemant des Réaux (G.), op. cit., t. 2, p. 78 prétend que le père du maréchal lui-même en avait fait de même. <?page no="357"?> 357 Être protestant : un antidote aux passions gasconnes ? d’Enghien, permit à une quatrième de les défaire et de les contraindre à la reddition 31 . Selon du Prat qui, seul, rapporte dans de tels détails, l’anecdote : Ce fut en ce moment que Gassion, se voiant revenu après tant de hasardeux exploits près de son général victorieux, se crut obligé de lui dire : « Monseigneur, vous estes le plus glorieux prince de la chrestienté. Cette gloire, qui vous environne, vous la devez à Dieu, je m’en vais lui en rendre grâce. » Et aiant mis pied terre et le genou en terre, il eut tout ceux qui se trouvaient là pour imitateurs d’une action si juste 32 . On sait comment, taisant l’intervention de Gassion, Bossuet a repris ce geste dans son Oraison funèbre du Grand Condé 33 . Avec la prudence qui s’impose quant à l’exactitude de ce fait et de son accomplissement, il n’en demeure pas moins que Gassion est présenté là comme posant un acte de ferveur chrétienne dépassant le clivage confessionnel entre catholiques et réformés et surtout en remontrant au futur grand Condé, issu d’une famille convertie 34 . Il y a, en tout état de cause, plusieurs témoignages de la piété de Gassion. Il avait auprès de lui une bible, lue et méditée fréquemment, au vu des nombreuses annotations qu’on y trouva après sa mort 35 . De même, calviniste pratiquant et exact dans sa pratique, il était assidu au culte comme la présence constante à ses côtés d’un pasteur le démontre 36 . Sa correspondance achève de convaincre sur la qualité et la profondeur d’une foi qui le soutient lorsqu’il endure les souffrances les plus grandes par suite de ses blessures 37 . Dès lors, par cette rigueur et cette exigence dans l’engagement tant spirituel que physique, Gassion apparaît bien comme un parfait contre-modèle de la gasconitude. Ce qu’en dit Tallemant des Réaux est éloquent sur ce 31 Corvisier (André) sous la dir., Histoire militaire de la France, t. 1, Contamine (Ph.) sous la dir., Des origines à 1715, Paris, P.U.F., 1992, p. 357, p. 378. 32 Du Prat, op. cit., p. 85-86. 33 Bossuet, Oraisons funèbres, panégyriques, éd. Velat (abbé) et Champailler (Yvonne), Paris, Gallimard, 1961, p. 195. 34 L’arrière-grand père du Grand Condé, Louis 1er avait été l’un des chefs du parti protestant au début des guerres de religion. Le retour au catholicisme s’effectua avec le père du vainqueur de Rocroi, Henri II de Bourbon, prince de Condé ; voir Béguin (Katia), Les Princes de Condé, rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand Siècle, Seyssel, Champvallon, 1999, p. 23 et p. 26. 35 Tallemant des Réaux, op. cit., p. 82. 36 BNF, Clairambault, 3930, t. VIII, lettre de Gassion à M. de Saumaise, du camp de Mardick, 30 août 1646. 37 BNF, Fr 5768, 22 juillet 1644. Voir Choppin (capitaine Henri), Le Maréchal de Gassion 1609-1647, Berger-Levrault, Paris, 1907, p. 153. <?page no="358"?> 358 Véronique Larcade point : « … il estoit fort sobre ; il n’estoit point joueur non plus, ny addonné aux femmes … » et par dessus tout « … il n’estoit pas fanfaron » 38 . En somme, le contraire d’un personnage comme Besmaux, inspiré de l’authentique gouverneur gascon de la Bastille (à partir de 1658) François de Monlezun, marquis de Besmaux (mort en 1697) 39 , transformé par Courtilz de Sandras dans ses faux Mémoires de Monsieur d’Artagnan, publiés en 1700, en caricature des travers caractéristiques de ses compatriotes. Il est présenté notamment comme se faisant entretenir sans vergogne par sa maîtresse qui ne peut, on s’en souvient, lui fournir, pour parader, qu’une moitié de baudrier 40 . Pourtant Gassion n’est pas précisément exempt des passions essentielles des Gascons 41 . De l’aveu d’un intime, le pasteur du Prat, son aumônier : Il faut avoüer que c’est une dangereuse piece qu’une grande teste soustenue par un grand cœur où se rencontrent avec un esprit capable de tout, une ambition qui n’a point de bornes, une fierté qui regarde tout avec mépris et une audace qui ne craint aucun péril… 42 . Le dépit, la rancune et la susceptibilité exacerbée qui, avec la gloire, alimentent le caractère gascon n’étaient donc pas étrangers à Gassion. On se souvient alors de la tenace animosité qui existait entre Rantzau et lui. La manière dont il se heurte, en 1637, au duc de Candale est plus manifeste encore des passions gasconnes auxquelles Gassion participe et dont il est même la victime. Henri de Foix-Candale (1591-1639), qui fait carrière au plus haut rang dans l’armée 43 , est le frère du cardinal de La Valette (1593-1639), l’un des hommes de confiance de Richelieu et l’un des piliers de la politique de guerre qu’il avait imposé l’année précédente 44 . Surtout Candale - et son frère le cardinal - ont pour père le duc d’Épernon. Colonel général de l’infanterie depuis 1585, celui-ci avait la haute main sur l’attribution des charges dans ce corps et s’était constitué dans le Sud-Ouest dont il était originaire, un consi- 38 Tallemant des Réaux (G.), op. cit., p. 84. 39 Bercé (Yves-Marie), « Les Gascons à Paris aux XVI e et XVII e siècles », Bulletin de la société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, 106 e année, 1979, p. 32-35. 40 Besmaux fut le prototype de Porthos dans les Trois Mousquetaires de Dumas (Mémoires de Monsieur d’Artagnan par Courtilz de Sandras, éd. Gilbert Sigaux, Mercure de France, 1987, p. 44-45). 41 Drévillon (Hervé), L’Impôt du sang, le métier des armes sous Louis XIV, Tallandier, 2005, p. 409. 42 Du Prat, op. cit., p. 58-59. 43 Larcade (Véronique), « L’insolente conversion d’Henri de Candale (10 janvier 1616) » dans Denjean (Claude) sous la dir., Publications des Tables rondes du Groupe de Recherche « Hérésies », Université Toulouse II - Le Mirail, 2002 (à paraître). 44 Mousnier (Roland), L’Homme Rouge ou la vie du cardinal de Richelieu (1585-1642), R. Laffont, Paris, 1992, p. 385. <?page no="359"?> 359 Être protestant : un antidote aux passions gasconnes ? dérable réseau d’obligés. Il en cultivait l’attachement et la loyauté en jouant à outrance au Gascon et en faisant étalage, avec une morgue bien digne d’un parvenu, de son autorité et de sa richesse dont profitaient largement ses rejetons 45 . Ainsi en mars 1639, le duc de Candale pouvait-il complaisamment exhiber ses 30 ou 40 chevaux hors de prix au roi Louis XIII, qui demanda à Gassion qui l’accompagnait, s’il ne voudrait pas avoir une aussi belle écurie : « Je voudrais qu’ils fussent à l’ennemi aurait répondu Gassion car je les pourrais prendre au lieu qu’étant à mon général et d’un prix au-dessus de mes moyens, je n’en puis jamais rien espérer… J’en ferais deux bonnes compagnies d’augmentation pour mon régiment ». Tel aurait donc été l’origine des commissions pour les deux compagnies que Louis XIII expédia à Gassion au printemps 1637, auxquelles Richelieu ajouta celles de deux de dragons 46 . L’aigreur entre Candale et Gassion fut avivée par ce qui advint, quelques mois plus tard, à l’automne 1637, alors que le futur maréchal et celui qui était, comme on l’a vu, son commandant, étaient en opération sur la frontière du Nord. Les Mémoires de Puységur le rapportent : Il [Candale] partit de Maubeuge pour aller à Landrecy voir Monsieur son frere [c’est-à-dire le cardinal de La Valette] ; il prit pour escorte le régiment de Gassion et vint à Longfaury, croyant s’en retourner le même jour, mais il s’amusa à quelques amourettes qu’il avoit avec les femmes des officiers de l’artillerie. Monsieur de Gassion le pressoit fort de repartir le même jour, il ne le voulut pas faire, ni même le lendemain ; il insista, et fit tant qu’il eut permission de s’en retourner avec son régiment. Les ennemis luy avoient dressé une embuscade, ils les chargèrent, les troupes furent battues, et luy contraint de passer la Sambre à nage pour se sauver 47 . C’était là une humiliation caractérisée qui ne pouvait manquer de piquer au vif Gassion qui, bien sûr, fit en sorte de prendre sa revanche 48 . En raison de la « vaillance » que lui reconnaît Gramont, Gassion logiquement n’a pas manqué, défié, de tirer l’épée. Ce fut le cas en novembre 1640. 45 Le duc d’Épernon a assez largement inspiré semble-t-il à Aubigné le personnage du baron de Faeneste (Lazard (Madeleine), Agrippa d’Aubigné, Fayard, Paris, 1998, p. 385-386). 46 Pure (abbé de), cité dans Choppin (H.), op. cit., p. 33. 47 Mémoires de Messire Jacques de Chastenet, chevalier, seigneur de Puységur, Paris, 1690, t. 1, p. 204 (il date l’incident de 1638, ce qui est démenti par Le Vassor (Michel), Histoire de Louis XIII…, Amsterdam, 1757, t. V, p. 404 et par Griffet (Daniel, S. J., le Père 1698-1771), Histoire du règne de Louis XIII, 1758, t. III, p. 66-67). L’épisode est aussi rapporté dans les Mémoires du mareschal de Gramont, Paris, 1716, t. 1, p. 73-74 et dans les Mémoires du sieur de Pontis, Paris, 1678, t. 2, p. 242. 48 Mémoires du mareschal de Gramont, op. cit., id. <?page no="360"?> 360 Véronique Larcade Le futur maréchal ayant pris à parti un commissaire de l’artillerie, nommé de Guette, qui lui en demanda raison, sur le pré, Richelieu interdit formellement de donner suite à cette affaire. C’est alors paraît-il que « Palluau 49 , plutôt pour essayer si Gassion était aussi vert-galant à l’épée qu’au pistolet, l’appela pour cet homme ». Gassion en ne manquant pas de faire état de l’ordre du cardinal ministre, lui aurait répondu « mais pour vous, Monsieur, je vous en donnerai le divertissement quand vous voudrez » 50 . Une série de lettres échangées entre Gassion et Richelieu, Palluau et son protecteur Chavigny 51 et enfin entre ce dernier et Coislin 52 confirment la tenue d’un duel selon une mise en scène assez gasconne à l’évidence, puisque sans faire aucun assaut d’escrime, les protagonistes se contentèrent de croiser le fer de leurs épées et d’arrêter là le prétendu « combat » 53 . Il semble bien, par ailleurs, que Gassion partage avec ses compatriotes le goût et l’usage facile et entraînant du verbe 54 . Sur ce point, du Prat fournit une fois encore un témoignage, soulignant que le maréchal était aussi doué à l’oral qu’à l’écrit : On ne vid iamais rien ny de plus net ny de plus fort que ce qui sortoit de sa plume. Si les lettres qu’il écrit sur le champ en diverses rencontres estoient presentées au public, elles seroient l’admiration de tout le monde… 55 . 49 Philippe de Clérembault, comte de Palluau 1606-1665, maréchal de France en 1653. 50 Tallemant des Réaux, op. cit., p. 82-83. 51 Léon Bouthillier, comte de Chavigny (1608-1652), l’un des plus anciens conseillers et des plus fidèles conseillers de Richelieu. Conseiller d’État aux Affaires Etrangères (1628-1632), surintendant des finances (1632-1643). Ministre d’Etat à partir de 1643. Hostile à Mazarin, il est arrêté en septembre 1648, rappelé puis disgrâcié en 1651. 52 César du Cambout (1613-1641) marquis de Coislin, duc de Villemor, lieutenant général, époux de Marie Séguier, fille du chancelier. 53 Archives des Affaires Etrangères, France, 1640, t. 836, p. 151. Les autres lettres mentionnées se trouvent p. 149, p. 150 et p. 154. - Les Gascons ayant la réputation d’être des fiers-à-bras, beaucoup moins vaillants quand il s’agissait de passer à l’action : Aubigné (Agrippa d’), Les Aventures du baron de Faeneste dans Œuvres, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1969, p. 688. 54 L’historien Philippe Tamizey de Larroque (1828-1898) qui avait constitué, avant qu’un incendie ne détruise sa bibliothèque, un épais dossier sur le maréchal de Gassion, assure qu’on pourrait faire un recueil de Gassionana, adaptant de la sorte le fameux recueil de fanfaronnades, de blagues et de traits d’esprit prêtés à des Gascons, publié par Montfort en 1708. (Tamizey de Larroque (Ph.), « Le maréchal de Gassion », Revue de Gascogne, 1895, t. 36, n° juillet - août 1895, p. 449). 55 Du Prat, op. cit., p. 30-32. Renaudot et Tallemant laissent entendre que la culture et la bonne formation de Gassion, supérieures à celles de ses compagnons, lui per- <?page no="361"?> 361 Être protestant : un antidote aux passions gasconnes ? De manière tout aussi conforme aux traits prêtés aux Gascons, Gassion recourait volontiers à la ruse : Il employoit souvent le stratagesme, et son stratagesme estoit fin. On ne découvroit point ce qu’il alloit faire que lors qu’il n’y avoit plus moyen de parer le coup. Combien de fois l’a-on veu se produire extraordinairement, entretenir son monde en homme qui ne pense qu’à se divertir, et apres s’estre promené assez longtemps en lieu public, aller prendre son disner en grande compagnie, et au sortir de table monter à cheval aller iondre des troupes, qui marchoient par son ordre de divers endroits, à l’execution de quelque beau dessein 56 ? Le fait que Gassion recherche si constamment l’exploit et collectionne les faits d’armes périlleux 57 n’est peut-être pas étranger à ce que l’on pourrait appeler une conscience sociale malheureuse et qui pourrait nourrir sa passion de la gloire. La famille de Gassion vient de la robe. Elle est surtout obscure et sans véritable illustration avant le XVI e siècle, quand le grand-père de Gassion, pour services rendus à la reine de Navarre, Jeanne d’Albret, lors du siège de Navarrenx, fut promu à la présidence du Conseil souverain du royaume 58 . Parlant des proches de Gassion, Tallemant des Réaux dit en raillant : « Ils affectent fort de faire passer sa maison pour une maison d’ancienne noblesse, et font une genealogie telle qu’il leur plaist » 59 . Il est possible que l’extraordinaire bravoure de Gassion soit pour lui une façon de démontrer qu’il égale et même surpasse la noblesse d’épée et d’ancienne extraction dans le domaine d’excellence qui lui est traditionnellement reconnu. Il est à peu près sûr, par contre, que la médiocrité de son ascendance a contribué à faire échouer comme le signale une lettre de Guy Patin 60 , un mirent de se mettre en avant en passant au service de Gustave-Adolphe parce qu’il était capable de lui parler en latin (Tallemant des Réaux, op. cit., p. 79). 56 Id., p. 52-55. 57 C’est toujours à Gassion et à ses hommes que l’on confiait les expéditions hasardeuses, les coups de main, les surprises, les actions d’éclat (Montglat, op. cit., t. 1, p. 130 et Griffet (Daniel, Père), op. cit., t. II, p. 714). « Le maréchal de Gassion, dit Mme de Motteville, était heureux, vaillant et hardi; il était craint des ennemis parce qu’il était homme à tout hasarder et, par conséquent, à réussir en ce qu’il entreprenait… », Mémoires, 1723, t. l, p. 184-185. 58 L’abbé de Pure donne en tête du premier volume de sa biographie une généalogie de la famille de Gassion, reprise par le Dictionnaire de Moréri, éd. de 1759. Reprenant le Père Anselme, le duc de Saint-Simon en fait état, Mémoires, éd. A. de Boislisle, t. VII, p. 14. 59 Tallemant des Réaux, op. cit., p. 78. 60 « M. le mareschal de Gassion a pensé épouser la fille de M. le maréchal de Chastillon, mais tout est rompu » : Lettre de Guy Patin à Spon du 29 avril 1644 dans Patin (Guy) (1630-1672), Lettres, éd. Triaire (Dr Paul), H. Champion, Paris, 1907. <?page no="362"?> 362 Véronique Larcade projet de mariage, en 1644, avec la fille cadette du maréchal de Châtillon - sous les ordres duquel Gassion avait combattu à plusieurs reprises 61 -, Anne de Coligny. Il est tentant de penser que le personnage de misogyne féroce que cultivait Gassion pouvait être une réaction de dépit à cet échec matrimonial dont on a la trace, mais qui n’est peut-être pas le seul. Réaction assez gasconne dans son outrance, puisque le maréchal ne tolérait, paraît-il, aucune femme dans son personnel domestique, pas même pour occuper les fonctions de lingère 62 . Il faut se garder certainement d’exagérer le côté gascon de Gassion, parce que des facteurs plus strictement individuels et circonstanciels peuvent également déterminer ses faits et gestes et être, en profondeur, les mobiles ultimes de sa conduite. Gassion n’avait rien d’un Apollon et en souffrait vraisemblablement. Il pâtissait, en tout cas, de la comparaison avec Rantzau, blond et beau. Il cherchait certainement, par son allure, à éclipser ce que son cadet qui faisait carrière à ses côtés aux armées pouvait avoir de séduisant et de plus avantageux que lui. Ce cadet, que l’on appelait le sieur de Bergeré était, en effet, « aussy beau que son frère estoit laid. Le Mareschal estoit petit et noir, mais il avoit la mine guerrière » 63 . En dehors même de la dure condition faite aux cadets traditionnellement dans les familles nobles du Sud-Ouest 64 , Gassion précisément avait à s’imposer parmi trois frères, non seulement face aux deux plus jeunes que lui, mais aussi et surtout face à l’aîné, l’héritier qui, pour garder sa charge au Parlement de Navarre abjura, sans remords, le protestantisme vers 1620 vraisemblablement. Le maréchal paraît avoir entretenu, à son endroit, la plus vive animosité que son aîné lui rendait bien 65 . 61 Gaspard III de Coligny, comte puis duc du même nom, dit « le maréchal de Châtillon » (1584-1646). 62 Sur la misogynie de Gassion : Tallemant des Réaux, op. cit., p. 84-85 ; Choppin (H.), op. cit., p. 178 ; on ne trouve pas de mention, ni même d’allusion à une éventuelle homosexualité de Gassion. Ce qui ne l’exclut pas forcément, compte tenu de la manière dont s’est trouvée occultée son appartenance confessionnelle : voir note 17. 63 Tallemant des Réaux, op. cit., p. 85. 64 Poumarède (Jean), Géographie coutumière et mutations sociales : les successions dans le Sud-Ouest de la France au moyen âge, Espic, Toulouse, 1972 ; Zink (Anne), L’Héritier de la maison. Géographie coutumière de la France, E.H.E.S.S., Paris, 1993, p. 21-61 ; p. 410-413. 65 Tallemant des Réaux, op. cit., p. 78, p. 86-87 ; Saint-Simon, Mémoires, éd. G. Truc, Gallimard, Paris, 1952, t. VII, p. 14. <?page no="363"?> 363 Être protestant : un antidote aux passions gasconnes ? Gassion, enfin, était une tête brûlée, un risque-tout pratiquement suicidaire même. C’est ce qui frappe - et frappait d’ailleurs ses contemporains - dans son comportement. Qu’il y soit porté par quelque repli secret de son être reste hasardeux à affirmer. Par contre il faut rappeler qu’auprès de Gustave-Adolphe, il a appris la tactique de cavalerie la plus innovante de l’époque moderne, privilégiant le choc sur le feu. Il s’agissait de renoncer à la caracole utilisée par les reîtres à la fin du XVI e siècle et de faire charger à l’épée la cavalerie lourde. Cette tactique très efficace qui avait pour but de rompre les escadrons ennemis s’avérait très dangereuse en cas d’échec et surtout très meurtrière. C’est elle précisément qui coûta la vie au roi de Suède sur le champ de bataille de Breitenfeld et qui valut à Gassion quelques-unes de ses terribles blessures 66 . Sans doute, le fait qu’il ait toujours servi avec un statut spécial, le mettant à part des troupes régulières, est le plus important de la carrière de Gassion. Ainsi dans l’armée du roi de Suède, Gassion et le régiment de cavalerie de huit compagnies dont il eut le commandement après la bataille de Freistadt, était placé, de façon extraordinaire, sous les ordres directs du souverain 67 . Ensuite, après un passage dans l’armée de Bernard de Saxe-Weimar, lorsqu’il entre au service du roi de France, le 16 mai 1635, il conserve une situation d’exception qu’indique bien le titre de colonel qu’il reçoit alors et qui était réservé aux commandants des troupes auxiliaires non régnicoles, souvent eux-mêmes étrangers 68 . Ce qui, à coup sûr, le plaçait à l’écart des hiérarchies et des choix tactiques traditionnels de l’armée (auxquels participait Candale évoqué plus haut) et convenait certainement à la guerre qu’entendait mener Richelieu. Quelle qu’en soit la cause, l’existence de Gassion n’était pas entièrement gouvernée par les exigences de sa foi. Cela de l’aveu du pasteur du Prat qui explique […] qu’une disposition si genereuse et si digne d’un chretien, ne devoit pas l’empêcher de tenir pour precieuse une vie qui en conservoit tant d’autres. La vie d’un homme extraordinaire ne doit estre hazardée que dans des occasions de mesme nature. C’est le sentiment de tout le monde, que la valeur du Mareschal de Gassion est allée jusqu’à l’excez. 69 . Dans cette logique, c’est plutôt la notion d’éthique qui pourrait qualifier, de matière plus pertinente, la véritable « religion » de Gassion. 66 Corvisier (A.), op. cit. p. 358-359. 67 Pinard, op. cit. 68 Archives des Affaires Etrangères, Allemagne, t. XII, p. 168. 69 Du Prat, op. cit., p. 117-118. H. Drévillon donne une interprétation différente et tout à fait stimulante de ce passage : op. cit., p. 410. <?page no="364"?> 364 Véronique Larcade Gassion, on l’a vu, à l’occasion de son « duel » avec Clérembault, s’est bien trouvé avec un protestant parmi ses adversaires ; démentant donc la solidarité confessionnelle. De plus, il a eu à appliquer des mesures bel et bien anti-réformées ; ainsi, le 11 décembre 1646, lorsqu’il lui est enjoint de veiller à ce que des officiers et des soldats sous ses ordres ne fassent pas « publiquement l’exercice de la R. P. R. en la ville de Lens… » 70 . Certes, on ne sait rien du zèle ou de l’absence de zèle que Gassion a pu mettre à l’exécution de ces ordres. Il n’en demeure pas moins qu’il ne paraît pas manifester forcément une haute conscience morale et un rigoureux respect du Bien. Il montre ainsi une avidité et un goût du lucre qui ne dépareraient pas chez le pire cadet de Gascogne 71 . D’après une lettre de son frère cadet, Bergeré, Gassion, à 26 ans, alors qu’il faisait campagne en Allemagne, avait amassé une vraie fortune, résultat de butin de guerre, voire de pillage pur et simple. Il s’agissait de vaisselle d’argent, cordons de perles et de diamants, bagues et montres pour un montant de 5 à 6000 livres. Son équipage valait trois mille écus. Il portait 152 pistoles dans sa bourse et 200 restaient dans ses coffres au quartier 72 . L’empressement que met Tallemant des Réaux à minimiser la fortune de Gassion est peut-être une réponse aux critiques dont il était la cible 73 . Entré en mercenaire au service du roi de Suède, assez rapidement aux débuts de sa carrière, Gassion en garde le statut, on l’a vu, et les manières, au moins en grande partie. Une lettre du maréchal de Châtillon à Sublet de Noyers, secrétaire d’État à la guerre, début 1638, en témoigne, à propos de la compagnie colonelle de Gassion : […] pour quelque désordre arrivé entre un paysan et un cavalier de ladite compagnie, qui s’est trouvé blessé, cela les a portés à telle furie qu’ils ont mis le feu aux quatre coins et au milieu de la maison du sieur de Baucourt, et l’ont entièrement brûlée avec ses meubles, qui est un excès et un désordre tels qu’il n’y a pas moyen de le souffrir, sans en faire un châtiment exemplaire… 74 Gassion donne par-dessus tout l’image d’un parfait expert dans son domaine, compétent, capable, efficace mais, plus que tout, plein d’allant et d’ardeur à 70 B.N.F., Châtre du Cangé, B 15, p. 31. 71 Mesnard (Jean), « La Fontaine et les Gascons », Bulletin de la Société Archéologique du Gers, 1959, p. 269-278. 72 Cité dans Choppin (capitaine Henri), Le Maréchal de Gassion 1609-1647, Berger- Levrault, Paris-Nancy, 1907, p. 11. 73 Tallemant des Réaux, op. cit., p. 85 : « Pour le bien, il n’a pas volé ». 74 Aubery (Antoine), Histoire générale des cardinaux, J. Jost et M. Soly, Paris, 1642-1649, suite du t. III, p. 573. <?page no="365"?> 365 Être protestant : un antidote aux passions gasconnes ? sa tâche. Quand Courtilz de Sandras l’évoque dans ses prétendus Mémoires de Monsieur d’Artagnan, il ne signale pas qu’il est gascon, comme son héros, il le montre uniquement sur le champ de bataille de Rocroi effectuant d’exemplaires manœuvres 75 . Gassion s’impose donc, dans une certaine mesure, comme un professionnel de la guerre pour lequel le bien du service dépasse toute autre considération. Ce que l’on peut savoir de la manière dont il intervint en Normandie lors de la répression de la révolte des Nu-Pieds, pour laquelle il seconda le chancelier Séguier, est à envisager dans cette perspective. Il tenta - mais n’y parvint pas, à son grand regret, - de sauver de l’exécution l’un des meneurs des rebelles, non parce que la cause qu’il défendait était juste ou parce qu’il était innocent, mais parce qu’il avait montré des qualités susceptibles d’en faire une recrue de choix pour ses propres troupes 76 . Dès les années 1630-1640, Gassion pourrait donc bien illustrer la maxime de l’ordre que finit par imposer la monarchie absolue et qui passe, d’abord à l’armée, par l’abnégation voire le sacrifice dans le respect de la discipline et l’exécution exacte des directives données. Mais Gassion n’était-il pas d’abord poussé à se surpasser sur le champ de bataille parce qu’il avait à faire oublier - ou à empêcher qu’on ne puisse se rappeler - qu’il avait servi autrefois le rebelle Rohan ? Comme il devait prouver, à présent officier pas comme les autres et toujours de confession réformée, qu’il était encore plus dévoué et encore plus vaillant que les autres. Pour autant, on ne saurait tenir Gassion pour une froide machine à obéir et à rester dans le rang. Il fait ainsi preuve à l’égard d’un disgracié d’une imprudente fidélité, prenant le risque d’encourir lui-même la disgrâce. Gassion continue donc ostensiblement à fréquenter François Sublet des Noyers (1588-1645), secrétaire d’État à la guerre de Richelieu, homme de confiance parmi les hommes de confiance du cardinal-ministre qui en avait fait l’un de ses exécuteurs testamentaires. Disgracié deux mois après la mort de celui-ci, il s’était retiré au château de Dangu en Normandie, dont il avait fait l’acquisition en 1641 77 . De cette façon, Gassion démontre assez bien son indépendance d’esprit. À moins qu’il ne s’agisse, pour lui, de continuer à être, d’une autre manière, une tête brûlée et un impénitent releveur de défis parce que la conscience de sa valeur et du fait qu’il était sans pareil sur le front de la guerre, à la bataille, lui donnait l’assurance de l’impunité dans cette démarche. Mais le soutien et la faveur qu’il avait connus sous le ministériat 75 Courtilz de Sandras, op. cit., p. 82. 76 Tallemant des Réaux, op. cit., p. 81-82. 77 Mousnier (R.), op. cit., p. 845 ; Tallemant des Réaux, op. cit., p. 82. <?page no="366"?> 366 Véronique Larcade de Richelieu n’étaient plus d’actualité au temps de Mazarin 78 . Dès lors, c’est plus certain, il pouvait tout risquer parce qu’il était et restait un marginal. Autant parce qu’il n’était pas assez bien né que parce qu’il était huguenot, il se trouvait mis à l’écart de toute fortune assise autrement que par la rapine, exclu semblablement d’une alliance matrimoniale propre à lui permettre de fonder un lignage et privé, enfin, d’un avenir dans les hautes charges de la cour ou aux grandes affaires du gouvernement. Faute de pouvoir être un grand, un puissant, que lui restait-il sinon de devenir un héros ? Ce qui consistait pour lui à vivre la sévère et harassante existence d’un capitaine à l’avant-poste, le premier au combat, qui, face au péril, face aux hommes, ne peut mentir sur lui-même, d’en connaître l’exaltation et la solitude ; à vivre ainsi et à en mourir. À aucun moment Gassion ne s’est mieux révélé que dans la lettre qu’il écrivit, le 30 août 1646, du camp de Mardick, à Claude de Saumaise 79 , le grand savant réformé - il lui restait un peu moins de 15 mois à vivre - : […] J’ai donné charge à M. du Prat de m’aporter quelqu’une de ces belles oevres que vous avez données au public. Aux heures de repos, que je ne puis espérer que dans les quartiers d’hyver, ce me sera un divertissement très agréable. Ceste condition de vie où je suis, qui me donne assez d’occupation, ne m’empesche pas de faire sur la vostre une réflexion assez fréquente. Nous travaillons pour le périssable et vous pour l’esternité; nous destruisons et vous contruisez. Nous emploions la contrainte et la force et vous la douceur et la persuasion en donnant la lumière d’un nombre infini d’importantes vérités qu’on n’avoit jamais connues… 80 . Gassion se place exactement entre deux figures méridionales de militaires, de confession réformée avouée pour le premier, le second dans l’impossibilité de 78 « Il servit si bien et fit de si belles actions, qu’enfin il en était devenu maréchal de France, sans avoir abordé les favoris que pour en recevoir des éloges. Le feu cardinal de Richelieu l’avait eu en grande estime et disait de lui qu’il ressemblait à Bertrand du Guesclin, hormis qu’il n’était pas si grossier. Il ne fut pas regretté à la cour, quoique le roi perdît un très vaillant et très heureux capitaine. Il embarrassait le cardinal [Mazarin] par la haine qu’il avait contre Rantzau, que le ministre aimait davantage et qu’il croyait plus attaché à ses intérêts » (Motteville (Mme de), Mémoires, 1723, t. 1, p. 528). 79 Claude de Saumaise (1588-1658) réfugié en Hollande après avoir embrassé la religion réformée. Il mena de front toutes les sciences et acquit une réputation universelle. Mazarin chercha en vain à l’attirer en France : Tamizey de Larroque (Philippe) éd., Les correspondants de Peiresc, vol. V. Claude de Saumaise. Lettres inédites, écrites de Dijon, de Paris et de Leyde… (1620-1637). - Dijon, 1882. (Extrait des Mémoires de l’Académie de Dijon.) 80 Lettre de Gassion à Saumaise du camp de Mardick, 30 août 1646 : BNF, Clérambault, T. 3930, t. VIII. <?page no="367"?> 367 Être protestant : un antidote aux passions gasconnes ? l’être. Avant lui, il y a Fabas (v. 1535-v. 1612), vicomte de Castets-en-Dorthe, en Guyenne qui, après avoir servi le roi d’Espagne en vient à se battre dans le camp huguenot, puis auprès d’Henri IV durant les guerres de religion pour complaire à sa mère, fervente calviniste et qui raconte ses campagnes de façon goguenarde et picaresque. Après Gassion, il y a le chevalier d’Assas - né au Vigan, dans les Cévennes, le 28 août 1733 - dont on ne garde qu’un cri sublime au moment où il meurt héroïquement à Clostercamp, le 16 octobre 1760. Dans l’empan chronologique qui sépare les personnages, il y a, bien sûr, la Révocation de l’Édit de Nantes, 38 ans après la disparition de Gassion. Ce dernier est, à coup sûr, mort trop tôt; mais c’est trop tôt aussi qu’il a vécu, d’une certaine manière, pour que l’on soit bien fixé sur sa religion. La Révocation de l’Édit de Nantes a clairement et douloureusement posé pour les réformés, on le sait, le dilemme du devoir contradictoire d’obéissance au roi d’une part et de fidélité à la foi d’autre part 81 . Il n’est pas sûr que l’on puisse tirer de la lecture systématique des lettres de Gassion que l’on conserve beaucoup plus que de minces aveux et de sourdes confidences. Il n’a pas eu le temps - et peut-être n’aurait-il pas non plus éprouvé le besoin - de s’expliquer comme l’a fait Isaac Dumont de Bostaquet. Ce dernier vivait près de Dieppe, sous le règne de Louis XIV 82 . Ce n’est pas exactement le fait en lui-même d’être protestant qui constitue un antidote aux passions gasconnes. C’est plutôt la manifestation d’une personne posant des actes dictés et justifiés par les exigences de sa seule conscience, qui disqualifie les passions fussent-elles gasconnes ou bourguignonnes, d’homme ou de femme, d’esclave ou de citoyen. Ce qui dépasse, bien sûr, largement la simple évolution dans laquelle Gassion est un jalon et que l’historien humblement doit se contenter, dans ce cadre, de repérer. 81 El Kenz (David), « Le « service du Roy » contre le « service de Dieu » », dans Grandjean (Michel) et Roussel (Bernard) éd., Coexister dans l’intolérance. L’Édit de Nantes (1598), Labor et Fides, Genève, 1998, p. 428. Salvaire (Elie), Relation sommaire des désordres commis par les camisards des Cévennes, éd. Didier Poton, Montpellier, 1997, p. 24-33. 82 Dumont de Bostaquet (Isaac), Mémoires, Mercure de France, 2002. <?page no="369"?> Biblio 17, 175 (2008) Le comte, le cardinal et le libertin : la mauvaise réputation d’Adrien de Monluc V ÉRONIQUE G ARRIGUES CERHILIM - EA 3840 D’une famille de tradition catholique, engagée dans la lutte contre le protestantisme, Adrien de Monluc, comte de Carmain 1 , apparaît encore couramment comme un libertin. L’étiquette est validée par un entourage où se côtoient des « esprits forts » voire des athées, et renforcée par l’attribution de textes au contenu tendancieux, voire scabreux. Cette approche de l’expression religieuse, peu catholique en définitive, des sentiments d’Adrien de Monluc s’appuie sur une tradition née à partir de 1635, et reprise depuis par des érudits du XIX e siècle et des littéraires au siècle suivant. Elle pose la question toujours débattue de la définition du libertin, du libertinage et donc de la conduite libertine du comte de Carmain. Or en cherchant quelles postures ce Gascon a pu adopter au cours de son existence, et qui permettent de caractériser son libertinage, les sources montrent que son action dans le siècle est dictée par un sentiment religieux puissant, la défense du catholicisme. En définitive, pour que se constitue l’image, erronée ou non, du libertinage d’Adrien de Monluc, il fallait qu’elle puisse reposer sur un certain nombre de critères, dont le plus fréquemment retenu est le secret qui entoure ses activités littéraires. Or si le double langage est une pratique courante chez les Gascons 2 , l’art d’écrire entre les lignes est également retenu comme l’indice d’une écriture licencieuse. Selon les sources utilisées, il est tentant d’attribuer un engagement religieux à Monluc, qui peut osciller entre deux extrêmes, du libertinage au mouvement dévot. Au-delà d’une image peu orthodoxe et figée dès sa dispa- 1 Pour plus de détails biographiques, je me permets de renvoyer les lecteurs à ma thèse : Adrien de Monluc (1571-1646). D’encre et de sang, Limoges, Pulim, 2006, 439 p. 2 Véronique Larcade, Les Cadets de Gascogne. Une histoire turbulente, Luçon, éditions Sud-Ouest, 2005, 377 p. <?page no="370"?> 370 Véronique Garrigues rition, l’expression de la foi de Monluc passe par les champs de bataille, dont les protestants sont les premières victimes. Cette apparente contradiction est l’occasion de faire tomber un masque. La « Tradition » Depuis 1635, à partir de son embastillement, et après sa mort en 1646, le souvenir d’Adrien de Monluc est lié à la plume de Richelieu. Entretenant la « mémoire des vainqueurs » - de la journée des Dupes -, le principal ministre de Louis XIII a légué un panthéon de personnages dignes d’entrer dans l’Histoire, et banni les autres, en sus de les avoir fait exécuter, exiler ou emprisonner. Une origine jamais remise en cause Le 23 octobre 1635, dans un mémoire de 11 folios, Richelieu justifie ainsi l’arrestation et l’embastillement d’Adrien de Monluc : Puisque cet homme a esté accusé de s’attaquer à dieu révoquant son estre en doubte, il est clair que nulle puissance ne se doit tenir exempte de son audace. Le premier président de Toulouse Mazuyer lui voulait faire son procez comme compagnon de Lucile [Vanini] 3 . À l’appui de ce texte, Gédéon Tallemant des Réaux a transformé dans une de ses Historiettes le comte de Carmain en disciple du philosophe italien, brûlé pour athéisme en 1619 à Toulouse 4 . Lors du règne de Louis XIV, la figure historique du courtisan et du noble d’épée est complètement éclipsée, et il s’opère une transfiguration complète de Monluc comme auteur. Jusqu’alors jugé comme un prosateur sensuel, il apparaît désormais comme un écrivain grivois, digne d’oubli. D’ailleurs, le titre d’un de ses livres, les Jeux de l’Inconnu, semble programmatique. Au XVIII e siècle, la réédition dans la Bibliothèque Bleue d’une pièce comique - que Guèret lui attribue à tort en 1671 - achève le déclassement des œuvres du Gascon dans la littérature du second rayon 5 . La postérité ne retient que les talents littéraires d’Adrien de Monluc, quitte d’ailleurs à les mettre en doute, et occulte le personnage. Les notices 3 BnF, Fr 15644 f°589-589 v°. 4 Historiettes, Paris, Gallimard, 1960, t.1, p. 232. 5 Michael Kramer, La Comédie de Proverbes, Pièce comique d’après l’édition princeps de 1633, Genève, Droz, 2003, 484 p. <?page no="371"?> 371 Le comte, le cardinal et le libertin des dictionnaires au XIX e siècle figent les éléments biographiques et les erreurs, de la date de sa naissance en passant par la liste, souvent fantaisiste, de ses livres. De plus, en 1863, la réimpression de l’Infortune des filles de joye accentue l’image d’un auteur sulfureux. En effet, cette courte brochure est attribuée à Adrien de Monluc depuis qu’elle a été glissée dans une réédition posthume des Jeux de l’Inconnu. Le thème de l’opuscule attire sur l’éditeur Jules Gay les foudres de la censure. Les ciseaux d’Anastasie frappent ce texte jugé comme relevant de la pornographie. Pour autant le souvenir d’Adrien de Monluc est ainsi réactivé. Au ton libertaire attribué à ce texte fait écho l’esprit libertin du XVII e siècle. Les études littéraires au XX e siècle héritent et cultivent ce cliché qu’elles font leur. Frédéric Lachèvre appose définitivement le label de libertin à Monluc, après une lecture sans doute hâtive des différents ouvrages du Gascon 6 . Textes à l’appui De la libre parole … Les textes attribués jusqu’à présent au comte de Carmain sont tous anonymes. Ils ont pour la plupart été élaborés au sein de l’Académie des Philarètes, un cénacle toulousain qu’Adrien de Monluc préside. Les textes publiés ne sont pas tous de la main de ce dernier, et avant d’être mis sous presse, ils sont discutés librement entre les Philarètes toulousains. C’est l’oralité qui domine dans le fonctionnement même de l’académie. Et par définition, les traces du contenu des séances, ainsi que les renseignements sur les orateurs sont maigres. Pour certains auteurs, cette absence d’information a été interprétée comme le signe qu’un mystère devait entourer les activités des académiciens toulousains. À partir d’un livre paru en 1620 7 , et qui dresse un portrait symbolique du prince des Philarètes, Jean-Pierre Lassalle a émis l’hypothèse que le comte de Carmain aurait pu se livrer à la pratique de l’alchimie. En reprenant les éléments distillés dans les pages d’Alexandro de Luna, une fleur de Baara 8 , une salière 9 , et une devise 10 placées aux côtés d’Adrien de Monluc, il en déduit que le mystère était nécessaire à ses réunions puisqu’elles avaient un caractère sulfureux. La présence d’un authentique libertin - Vanini - à Toulouse 6 Frédéric Lachèvre, Mélanges, Genève, Slatkine, 1968, p. 202-203. 7 Alexandro de Luna, Ramilete de Flores poeticas, Toulouse, Jean Maffre, 1620. 8 Selon les alchimistes, elle possède la propriété de transformer les métaux en or. 9 Comme le mercure ou le soufre, le sel fait partie des ingrédients utilisés par les alchimistes pour leurs expériences. 10 Splendet in umbra. <?page no="372"?> 372 Véronique Garrigues à partir de novembre 1617 vient corroborer cette thèse, bien qu’il soit peu probable que le Gascon et l’Italien aient pu véritablement se lier 11 . Si le secret devait entourer les séances de l’académie des Philarètes, pourquoi prendre le risque d’en publier les textes ? … à la libre pensée Entre 1629 et 1630, l’édition des Jeux de l’Inconnu et des Pensées du Solitaire, dont de nombreux chapitres se révèlent être un compte-rendu de séances des Philarètes, est établie sous un pseudonyme 12 . Le contrat entre les imprimeurs et l’auteur supposé fait état d’un certain Guillaume de Vaulx, écuyer, seigneur Dos Caros 13 ; soit en occitan l’homme aux deux visages. Au cours de la décennie 1630, et depuis le procès de Théophile de Viau en 1625, quelques auteurs, tel La Mothe Le Vayer, gardent leurs manuscrits pour les initiés, ou ont recours au pseudonyme pour se protéger. Dans ce dernier cas, cet usage permet d’avancer masquer et d’attirer les foudres de la critique sans grand risque, l’anonymat servant de paratonnerre face aux débats suscités dans la sphère publique. Cette stratégie d’auteur est souvent comprise comme le signe d’une écriture libertine. Elle est peut-être associée à une pratique de la rhétorique de la dissimulation 14 . Jean-Pierre Cavaillé tend à montrer qu’Adrien de Monluc appartient à cette « aristocratie déniaisée », en s’appuyant sur un texte publié dans le deuxième volume des Pensées du Solitaire : « La plainte de Tircis à Cloris ». Pour étayer cette hypothèse, il rappelle que le comte de Carmain ne signe aucune des œuvres qui lui sont attribuées 15 . Alors que le texte est condamné par le Châtelet, il n’est jamais inquiété. Par ailleurs, il remarque qu’une autre pièce tirée du même ouvrage, « De la félicité de cette vie », quoique non censurée, reprend un thème cher aux libertins 16 . J.-P. Cavaillé en conclut que sous l’aspect d’une pastorale, la scène et la fable ne sont qu’une anamorphose des organes et des actes sexuels. Ce texte est alors à ranger aux côtés des Priapées de Maynard 17 dans les rayons de la littérature érotique. Le genre 11 V. Garrigues, op.cit, p. 134-140. 12 Les Pensées du solitaire, Paris, Antoine de Sommaville et Antoine Courbé, 1629-1630, in-8°, 2 vol. Les Jeux de l’Inconnu, Paris, Thomas de la Ruelle, 1630, in-8°, 336 p. 13 AN, mc, ét. VIII-630 (19 mars 1630). 14 Elle a été mise en évidence par Jean-Pierre Cavaillé : Dis/ simulations. Religion, morale et politique au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2002. 15 Jean-Pierre Cavaillé, L’Antre des nymphes, Toulouse, Anacharsis, 2004, p. 9. 16 Ibidem, p. 11. 17 François Maynard faisant partie des rares Philarètes à être identifiés de façon certaine. L’exemple n’est pas choisi par hasard par J.-P. Cavaillé. <?page no="373"?> 373 Le comte, le cardinal et le libertin retenu par Monluc ne serait donc qu’un artifice littéraire afin de dissimuler ses véritables desseins. Si l’écriture camoufle indéniablement les intentions de l’auteur du texte, il n’en reste pas moins qu’il n’existe pas d’élément tangible, de preuve positive, permettant d’attribuer la Plainte de Tircis à Cloris à Adrien de Monluc. Et, dans le cas du Gascon, l’usage du pseudonyme pose problème. En effet, il est connu de trop de contemporains (Pélisson, Marolles, Richelieu, Sorel, …) pour assurer efficacement une protection à son propriétaire. Ici, l’anonymat crée sans doute plus un espace de liberté qu’il ne révèle le libertin. En délaissant les sources littéraires, la thèse accréditant une certaine liberté aux actes et pensées de Monluc offre un visage nouveau au Gascon. Une épée au service du catholicisme Un soldat de Dieu Depuis Blaise, beaucoup de Monluc ont partie liée avec les Guise. Adrien doit sans doute son entrée en cour à l’entremise des Lorrains. D’un passé ligueur difficile à démêler, faute de sources, il est indéniable que la question religieuse a joué un rôle dans le ralliement du comte de Carmain à Henri IV 18 . L’abjuration de ce dernier permet à Adrien de Monluc d’accorder son attachement à la religion catholique et sa fidélité au roi. Gouverneur du comté de Foix à partir de 1605, il lutte contre les troupes protestantes du baron de Léran entre 1615 et 1629. Lorsque Louis XIII entreprend de combattre l’hérésie dans son royaume, il nomme en 1621 Monluc maréchal de camp. Pendant dix ans, il affronte les armées du duc de Rohan dans le Haut-Languedoc et participe au démantèlement des places fortes protestantes dans le Sud-Ouest après la signature de la paix d’Alès. En mettant son épée aux ordres du Roi Très Chrétien, Adrien de Monluc sert un idéal nobiliaire, une éthique de la gloire, mais également la cause catholique. Mais entre ses devoirs de chrétien et la raison d’État (incarnée par Richelieu), il choisit les premiers. Le Gascon débute une carrière d’espion, vraisemblablement avant 1594, à la solde de l’Espagne des Rois Catholiques. À ce titre, il soutient Anne d’Autriche, la reine-mère et le parti dévot contre la politique belliciste de Richelieu. C’est ainsi qu’il est impliqué dans la journée des Dupes en 1630. Bien que « dupé », il poursuit ses intrigues, car le ressentiment envers le cardinal se double d’une hispanophilie, où la figure du Roi Catholique se substitue à celle du Roi Très Chrétien. Cette tentation espagnole est partagée par de nombreux Gascons, mais dans le cas de Monluc la fidélité confessionnelle 18 V. Garrigues, op. cit., chapitre IV. <?page no="374"?> 374 Véronique Garrigues prime sur les autres. Ce positionnement religieux dans la sphère politique se mesure également dans le comportement social du comte de Carmain. Il était une foi … Les sources classiques qui autorisent d’ordinaire l’étude de l’expression de la foi sont inopérantes dans le cas d’Adrien de Monluc. Ses testaments restent laconiques ; il s’en remet à sa fille pour les clauses religieuses 19 . Il faut multiplier les indices pour obtenir quelques signes de sa religiosité. S’il est établi que le comte de Carmain fut bien un confrère des Pénitents bleus de Toulouse, en revanche la date de son adhésion est inconnue à ce jour 20 . Elle est pourtant d’importance. Pendant la Ligue, le mouvement confraternel combattait l’hérésie par la prière. Après 1594, la dévotion de la confrérie toulousaine, au recrutement aristocratique, est tournée vers un culte de la personne royale. La dimension religieuse de sa participation au mouvement pénitentiel répond autant à des exigences spirituelles et à une dimension sociale qu’à un engagement politique dans une atmosphère culturelle plurivoque. Dans le comté de Foix, Monluc apporte son soutien à un ordre de la réforme catholique, les capucins, dont il facilite l’implantation sur d’anciennes terres protestantes 21 . Par ailleurs, proche du duc de Nevers, il participe au recrutement des chevaliers de Milice Chrétienne dans le Languedoc 22 . Ce nouvel ordre militaire avait pour but de chasser les Turcs hors 19 A.D. Haute-Garonne, 3 E 1713 (1631) ; Archives Nationales, m.c., ét. CVII-172 (1646). 20 D’après E. Ousset, le nom d’Adrien de Monluc n’apparaît qu’entre 1603 et 1609 dans le registre d’inscriptions. Abbé E. Ousset, « La confrérie des pénitents bleus de Toulouse », Revue historique de Toulouse, 1926, p. 285-286. 21 « Depuis l’an 1619 la ville de Foix desiroit de bastir un de nos couvens les predicateurs avoient excite a cela la devotion du peuple ; mais cette ardeur navoit pas assez eclaté jusques a cette année. La noblesse des environs ont la meilleure part dans cet ouvrage, car monsieur de Dalon avoit offert de nous donner la place et monsieur de Celles de faire bastir lesglise. […] Le P. Victor estoit muni de lettres de recommandation du comte de Carmaing gouverneur de la ville et pais de fois addressantes aux consuls de la ville et aux principaux gentilshommes de la campagne par lesquelles il leur faisoit remarquer que la fondation de ce couvent seroit un ouvrage fort utile pour la consolation des catholiques et pour la conversion des huguenots ». (R. P. Gabriel de Saint-Nazaire, Recueil chronologique des choses qui concernent la fondation et la province des capucins d’Aquitaine [1694], A.D.H.G., 122 H 13 f°185. Memorabilia praecipua provinciae Aquitaniae sive tholosae fratrum ordinis sancti Francisci capucinorum [de 1582 à 1731]). 22 Edmond Lamoulèze, « Un ordre de chevalerie ecclésiastique en Languedoc au commencement du XVII e siècle », Revue des Pyrenées, 1904, p. 565-590. <?page no="375"?> 375 Le comte, le cardinal et le libertin de la Chrétienté. Ce projet de croisade resta lettre morte, mais il mobilisa de nombreux gentilshommes catholiques dans une région où l’idée de frontière religieuse était d’une actualité brûlante 23 . Sur ses terres de Montesquiou, Adrien de Monluc organise quelques processions, comme en 1628 pour célébrer la prise de La Rochelle, et dans le comté de Caraman ; peut-être a-t-il passé commande d’un retable pour une de ses églises. Son comportement à l’égard de ses enfants naturels peut également être pris en compte dans la somme des indices participant de son sentiment religieux. Adrien de Monluc n’a qu’une fille légitime susceptible d’assurer sa descendance. Bien que le contrat de mariage de Jeanne de Monluc et de Foix stipule que ses fils devront relever le nom, il s’avère que seul le titre de la terre est accolé au nom du petit-fils d’Adrien de Monluc 24 . En revanche, parmi ses bâtards, au moins trois garçons sont à même de perpétuer le nom et de porter les armes des Monluc, Marc-Antoine, Jean-Jacques et Fabien. À leur naissance, le comte de Carmain les a inclus dans sa maison par le choix de prénoms issus du panthéon familial (père, frère, ou grand-père). Pourtant, alors que Monluc a déjà marié sa fille, et qu’il a légitimé ses fils naturels, en les plaçant au sein de l’Église il les exclut de la succession. Autant pour respecter un idéal nobiliaire que pour racheter des péchés véniels, Monluc provoque l’extinction de son lignage. Faut-il y voir l’indice de la réception de l’esprit du concile de Trente au sein de l’élite nobiliaire? L’ensemble de ces « traces » n’indiquent pas qu’Adrien de Monluc fut un fervent catholique, un dévot, mais elles tendent à montrer qu’il ne faut pas non plus le ranger hâtivement aux côtés des libertins. Bas le masque Les fondements de la « Tradition » ne reposent au final sur aucun élément tangible. L’écrit de Richelieu a suffi à établir la réputation d’Adrien de Monluc pour les siècles à venir. Or les quelques lignes du cardinal n’ont d’autre but que d’éliminer un adversaire politique du moment. D’autres passages de ces mémoires sont beaucoup plus élogieux à l’égard du comte de Carmain. Mais ils n’ont pas été retenus pour la postérité du personnage, seuls les éléments à charge ont été mis en exergue. Il en est de même pour le syllogisme qui 23 À l’engagement religieux contenu par le projet, Monluc a pu y ajouter une dimension plus personnelle. En effet, son frère Blaise est décédé - de maladie - en Hongrie en 1602 en combattant les Turcs. 24 A. D. Haute-Garonne, B insinuations, registre 19 : mariage de Charles d’Escoubleau et de Jeanne de Monluc et de Foix, 1612. <?page no="376"?> 376 Véronique Garrigues associe Vanini et Monluc. L’unique texte d’un contemporain, François de Rosset, qui associe le Gascon et l’Italien affirme que la déclaration du comte de Carmain est à l’origine de l’arrestation de Vanini. Pourtant ce texte est toujours utilisé pour dé/ montrer que les deux hommes se sont côtoyés à Toulouse, et ainsi prouver le libertinage d’Adrien de Monluc. La même démarche a été reprise pour justifier des pratiques alchimiques au sein de l’académie des Philarètes. L’absence de sources est interprétée comme signe du secret, donc d’activité illicite. C’est à travers cette grille de lecture que Jean-Pierre Lassalle a pu affirmer que le texte d’Alexandro de Luna prouvait le caractère libertin du cénacle toulousain 25 . Or à la lecture de l’ensemble des Jeux de l’Inconnu et des Pensées du Solitaire, il apparaît que le programme de l’académie est consacré à l’éloquence, que le sel évoqué par de Luna est celui des traits d’esprit, que la devise appelle à sortir des ténèbres où sont plongés les ignorants par la lumière de la vérité. Quant au nom des Philarètes, il est pour ainsi dire programmatique : ces « amoureux de la vertu » 26 jouent avec les mots. Les réunions de l’académie se tenaient rue des Filatiers, dont l’anagramme n’est autre que celui de philarète. Il n’est pas anodin que le portrait symbolique du prince de l’académie soit inséré dans une grammaire, ouvrage qui énonce les règles du langage. Par ailleurs, lorsque les séances des Philarètes se déroulent à Toulouse, de nombreux débats animent la cité autour de ce thème de l’éloquence. Les préoccupations d’Adrien de Monluc en matière littéraire ne sont ni plus ni moins que celles de ses contemporains, et ne l’emmènent guère sur des voies hétérodoxes. Dissimulation ? L’édition de ces textes dans un contexte de censure pourrait être favorable à l’élaboration d’une écriture propre au temps de la persécution 27 . C’est ainsi que l’emploi de « procédures citationnelles » 28 , omniprésentes dans la littérature clandestine et repérées dans les œuvres de Monluc, sont considérées comme la marque et la signature de son libertinage. On peut opposer le fait que le recours à la citation est d’usage fréquent, en témoigne le succès éditorial des recueils de lieux communs. L’emploi du pseudonyme n’est pas non plus la marque intangible de la clandestinité ; il peut également signifier l’individualisation d’une réflexion collective. Ainsi, des textes élaborés au 25 Jean-Pierre Lassalle, « Les Philarètes », L’Auta, n° 607, juin 1995, p. 185-188. 26 Traduction du grec « philarète ». 27 Voir à ce sujet les travaux de Léo Strauss, « La persécution et l’art d’écrire » (1941), [in] Léo Strauss. Art d’écrire, politique, philosophie, Paris, Vrin, 2001. 28 Olivier Bloch, « Les techniques du collage dans la tradition libertine et clandestine », La Lettre clandestine, n° 9, 2000, p. 127-142. <?page no="377"?> 377 Le comte, le cardinal et le libertin cours des années 1610/ 1620 dans un cadre académique ne sont publiés que dix ou vingt ans plus tard, quand l’éloquence est au cœur d’une polémique. L’édition permet à Adrien de Monluc de se porter publiquement au cœur des débats, alors que l’établissement des normes lexicales et littéraires devient un enjeu politique. Il n’y a pas eu de la part du comte de Carmain une volonté d’avancer masqué, bien au contraire, même si l’écriture de ces textes peut parfois prêter à confusion. Jean-Pierre Cavaillé, reprenant les travaux de Léo Strauss, mentionne l’ironie comme une des figures d’un art d’écrire : « Monluc produit une parodie suivie qui jette le ridicule sur le vocabulaire et les scènes pastorales » 29 . Il est indéniable que les productions des Philarètes renvoient à une pratique oratoire axée sur le ridicule et le rire. Mais les analyses philologiques montrent que Monluc n’est a priori pas l’auteur des textes incriminés par J.-P. Cavaillé 30 . Les tropes moqueurs font partie des techniques rhétoriques depuis l’Antiquité. Ce texte libertin parodie une pastorale, comme d’autres pastichent le carrousel de 1612, travestissent les relations homme/ femme, ou caricaturent les Gascons. Les Philarètes jouaient avec les mots, les textes, les styles et les modes littéraires, le ton libertin était de ceux-là au début du XVII e siècle. Les facéties d’un Gascon On oublie peut-être trop souvent qu’Adrien de Monluc fut un Gascon. Peutêtre parce que sa vie n’est pas rythmée par des frasques ou autres rodomontades connues chez les cadets de Gascogne 31 . Plus capitaine que capitan, à défaut d’agir en Gascon, le comte de Carmain parle en Gascon. Si l’on suit les dernières recherches de Véronique Larcade, ils sont passés maîtres dans l’art de « mentir-vrai », de l’affabulation. Cette posture, Monluc ne semble l’adopter que dans l’écriture. Autant son action dans le siècle symbolise la fides 32 , autant sa plume se joue des conventions, libère ses passions. L’écriture 29 J.-P. Cavaillé, op. cit., p. 37. 30 Michael Kramer, « Les visages du comte de Carmain : approche textologique à l’identification d’un héritage littéraire », PFSCL, XXXI, 60 (2004), p. 193-222. Véronique Garrigues et Michael Kramer, Les Œuvres du comte de Carmain, Champion, « Sources classiques », 2007. 31 À titre d’exemple, son frère Blaise, baron de Pompignan, multipliait les duels. 32 Une même racine sémantique latine pour les mots « fief », « fidélité » et « foi » rend compte d’une unité de comportement nobiliaire qui fait coïncider l’amitié politique et la foi religieuse. Or, pendant les guerres de religion, les relations entre convictions personnelles et comportement politique sont mises en concurrence. Voir Joël Cornette, « Les nobles et la foi, du siècle des réformes au siècle de l’Etat ab- <?page no="378"?> 378 Véronique Garrigues est un espace de liberté, mais en respectant certains cadres : Monluc utilisait le gascon au quotidien, ne serait-ce que pour gérer les affaires de sa maison, mais le français est la langue qui le distingue en pays d’oc, et sans doute à la cour 33 . Le langage gascon n’est employé dans les Jeux de l’Inconnu que pour caricaturer un personnage ou ridiculiser une situation. À bien connaître la littérature et ses spécificités d’écriture, tels les ballets, la pastorale, les cartels, le comte de Carmain est à même de les détourner. Ainsi, la cour et les courtisans sont raillés dans les Jeux de l’Inconnu, dont le ton burlesque est une façon détournée de décrire les réalités de la vie mondaine au temps d’Henri IV. Le courtisan grostesque évoque les passe-temps de la cour et Le moyne bourru, un exercice chevaleresque, une course au faquin où il parodie les quadrilles et les cartels. Dans ce chapitre est dénoncé l’un des principes de la vie mondaine, l’apparence, et la primauté du modèle guerrier dans la mode, où l’épée et les bottes font le gentilhomme plus sûrement que ses actions. En définitive, la lecture de ces chapitres suggère un négatif du « gentilhomme parfaict » cher à Du Souhait. C’est un moyen de prendre à contre-pied les très sérieuses éditions du temps sur le sujet en dressant le contretype du courtisan idéalisé 34 . Si Monluc applique ce style décalé à la vie de cour et à la mode qu’elle engendre, dans quelle mesure ne peut-on pas appliquer cette grille d’interprétation à l’ensemble de ce corpus, qu’il soit de sa plume ou non ? Auquel cas, il semble difficile d’affirmer que le comte de Carmain était un libertin. Traînant une mauvaise réputation, les textes qu’on attribue encore actuellement à Adrien de Monluc ont sans doute provoqué des surinterprétations en lui imputant des idées qui n’étaient pas les siennes. Au demeurant, sonder la religiosité d’Adrien de Monluc demeure toujours délicat. En premier lieu, faute de sources explicites ou conventionnelles, l’expression de sa foi est difficilement décelable ; dans un second temps, parce qu’il est un homme du compromis 35 . Ni d’oc, ni d’oïl, il reste également partagé entre la cour et la solu », Bulletin de l’association des historiens modernistes, n° 20, 1995, p. 142, et Jean- Marie Constant, « Les partis nobiliaires et le développement de l’État moderne : le rôle de la noblesse seconde », Genèse de l’Etat moderne, Bilans et perspectives, CNRS, 1990, p. 182. 33 L’orthographe de Monluc est des plus correctes pour l’époque, et il n’emploie pas de mots occitans dans sa correspondance. S’il a un accent, sa diction n’en est pas suffisamment affectée pour être un sujet de raillerie à la cour, comme pouvait l’être celui d’Épernon. 34 Le plus réimprimé est celui de Nicolas Faret, L’honnête homme ou l’art de plaire à la court, dont la première édition date de 1630. Pour une liste complète, Maurice Magendie, La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté, en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660, Genève, Slatkine reprint, 1993, 943 p. 35 Voir l’édtion des Œuvres du comte de Carmain. <?page no="379"?> 379 Le comte, le cardinal et le libertin vie provinciale, entre son roi et une foi. S’il fallait en définitive caractériser la religion de ce Gascon, elle serait vraisemblablement dans un entre-deux, à mi-chemin entre l’underground de la Réforme catholique et le mysticisme dévot. <?page no="381"?> Biblio 17, 175 (2008) « J’aurai bientôt ‹un petite religion apart moy› » : la préservation de l’identité religieuse chez une convertie, Madame Palatine O LIVIA A YME Université Paris X - Nanterre Lire la correspondance de Madame Palatine, c’est avoir un panorama très vaste des pratiques religieuses à la cour, de son arrivée en 1671 à sa mort en 1722. Les biographes et les historiens 1 qui se sont penchés sur cette œuvre en ont retenu les nombreuses anecdotes, plaisantes souvent, cocasses parfois, mais toujours signifiantes. On se souvient ainsi de Madame qui s’endort à la messe et que son voisin, Louis XIV, réveille à coups de coude 2 , ou de l’usage nocturne et peu catholique du chapelet chez Philippe d’Orléans, son époux 3 . Mais lire Madame Palatine, c’est plus largement entrevoir l’omniprésence du fait religieux dans la vie des grands, les pratiques et leur évolution, certes, mais aussi les débats religieux qui agitent le siècle ou les liens étroits entre religion et politique. C’est aussi découvrir un point de vue original pour le siècle sur la politique extérieure du roi et les commentaires qu’elle suscite en Europe. Bref, c’est dire que la question pourrait faire l’objet d’un ouvrage entier. Afin de resserrer l’angle d’approche, on a choisi de discuter ce que l’on a appelé « la singularité » de Madame Palatine. Elle-même y invite quand elle écrit qu’elle a « sa petite religion à part moy » ou qu’elle « se fait ermite au sein de la cour ». C’est donc cette posture qu’il convient d’interroger en s’efforçant 1 Entre autres, Emmanuel Le Roy Ladurie dans son Saint-Simon ou le système de la cour, Paris, Fayard, 1997, mène une étude comparée entre le travail du mémorialiste et de l’épistolière fort éclairante. 2 « […] c’est un grand honneur d’être à côté du roi, au sermon, mais je céderais volontiers ma place car S. M. ne veut pas me permettre de dormir ; sitôt que je m’endors, le roi me pousse du coude et me réveille » (Lettres de la princesse Palatine, Paris, Mercure de France, 1981, Lettre à Sophie de Hanovre du 20 février 1695, p. 258). 3 Lettre du 18 octobre 1720 à Caroline de Galles, citée par Dirk van der Cruysse, Madame Palatine, princesse européenne, Paris, Fayard, 1988, p. 183. <?page no="382"?> 382 Olivia Ayme de distinguer ce qu’elle doit à l’éducation calviniste qu’elle a reçue, à ses lectures - Madame n’est pas seulement une épistolière prolixe, elle est aussi une grande lectrice -, et ce qui relève d’une adaptation aux pratiques religieuses de la cour et à l’évolution des mentalités. Madame arrive à la cour en novembre 1671. Quelques semaines plus tôt, elle a abjuré à Metz pour pouvoir épouser Monsieur, frère du roi. Cette cérémonie l’a peu émue semble-t-il. Elle la rapporte en ces termes, dans une lettre de 1707 : À moi, on m’a seulement lu quelque chose auquel je devais répondre oui ou non, ce que j’ai fait vraiment selon ma conviction, disant quelquefois non lorsqu’on s’attendait à oui, mais la chose passait. J’en ai dû rire en moi-même. 4 Deux éléments sont à retenir de ce témoignage qui nous apparaît si détaché. D’une part, la question d’une foi sincère, intimement ressentie, a peu de rapport avec ce qui est en jeu. La conversion au catholicisme pour raison d’État est monnaie courante à l’époque. Madame l’évoque dans une lettre au sujet de l’abjuration d’une princesse de ses parentes dans une époque, en 1707, où cette pratique s’est pourtant raréfiée. L’Électeur palatin Karl-Ludwig voit dans cette alliance une façon de renforcer sa maison et de se ménager des appuis, calcul politique douteux comme on sait. Afin de ménager les apparences, le jour de son mariage, Madame écrit une lettre convenue à son père, qui prétend n’en rien savoir. Elle lui annonce alors son abjuration, cette comédie étant destinée aux princes protestants de l’Empire 5 . D’autre part, la légèreté avec laquelle Madame Palatine rapporte l’anecdote tient sans doute au caractère précipité de l’événement, peu propice au recueillement. Le souvenir de cette cérémonie ne l’émeut guère. Avant son départ pour la France, Madame a simplement reçu une initiation d’une vingtaine de jours à la religion romaine. Cette mission a été confiée à Urbain Chevreau, bel esprit de l’entourage de la Grande Mademoiselle et non à un prêtre dont la présence aurait été mal perçue par l’entourage protestant de Karl Ludwig. Il semble que 4 Lettre du 22 mai 1707 à Sophie de Hanovre, cité par Dirk Van der Cruysse, Madame Palatine, princesse européenne, p. 132. 5 La procédure sera de moins en moins acceptée, en particulier après la Révocation. Au sujet de la conversion évoquée dans la lettre, celle de la princesse Elizabeth de Brunswick avec l’empereur Charles VI, on peut lire dans un factum protestant : « Les princes protestants […] traitent maintenant, depuis un siècle et demi et de plus en plus, la religion comme leur garde-robe. Changer leurs habits d’été et d’hiver ne leur coûte aucun effort ; de même, passer d’une Eglise à une autre ne les fait pas hésiter tant qu’ils y trouvent quelque profit pour eux-mêmes ou pour les leurs » (Van der Cruysse, op. cit., p. 123). <?page no="383"?> 383 La préservation de l’identité religieuse chez une convertie celui-ci se soit acquitté de sa mission dans un sens tout mondain, à savoir un vade mecum commode pour la future belle-sœur du Très-Chrétien. Il est en revanche difficile de croire que ce libertin notoire, que Madame soupçonne plus tard d’athéisme dans sa correspondance, ait pu être très efficace dans la dimension spirituelle de cette conversion. La liberté de ton de Madame sur sa religion d’adoption conforte bien souvent le lecteur dans l’impression d’une conversion superficielle. Deux composantes de la pratique religieuse à la cour présentes dans ses lettres nous arrêteront à ce propos. La messe, tout d’abord : l’épistolière masque mal l’aversion que lui inspire les cérémonies interminables qu’impose la vie de cour. Les somnolences incontrôlables que les messes provoquent chez elle sont un leitmotiv de sa correspondance. « Il m’est impossible d’entendre prêcher sans m’endormir : un sermon, c’est de l’opium pour moi 6 », écrit-elle à sa tante Sophie de Hanovre en 1693. Avec un recul lié d’évidence à son éducation, Madame doute des vertus du sermon à inculquer la moindre valeur morale : « Entendre une heure durant un gaillard, qu’il n’est pas permis de contredire, crier dans sa chaire, cela est peut-être utile, mais cela manque d’agrément 7 ». L’absence de simplicité dans le déroulement de la messe la dérange et en particulier les règles de préséance - auxquelles elle est pourtant très attachée par ailleurs - lui semblent excessives dans leur complexité. Elle les rapporte avec une grande précision à ses correspondants européens : Vous deviez bien penser qu’on fait ici, à la messe, des distinctions de rang. Ainsi, personne autre que les petites-filles de France ne peut avoir un clerc de chapelle qui fait les réponses de la messe et tient un cierge depuis le Sanctus de la Préface jusqu’au Domine non sum dignus. Les princesses du sang ne peuvent pas avoir de cierge ni de clerc de chapelle à part, et elles font faire les réponses de la messe par leurs pages. A la fin de la messe, le prêtre apporte le Corporal à baiser ; cela ne va pas plus loin que les enfants de France. Il en est de même d’un calice dans lequel on donne à boire du vin et de l’eau ; nous seuls y avons droit, et il ne va pas jusqu’aux princes du sang. Vous voyez donc qu’ici il y a des cérémonies en tout aussi bien que de la dévotion. Dans toutes les choses spirituelles, on a toujours, en ce pays, égard au temporel ; de sorte que si cela ne plaît pas au bon Dieu autant qu’il serait désirable, il y a un côté temporel par où c’est bon ; ainsi tout n’est pas perdu, comme vous voyez 8 . 6 Lettres de la princesse Palatine, lettre du 19 mars 1693 à Sophie de Hanovre, p. 155. 7 Lettres de la princesse Palatine, lettre du 9 décembre 1705 à la raugrave Amélie-Elizabeth, p. 364. 8 Lettres de la princesse Palatine, lettre à Sophie de Hanovre du 3 avril 1710, p. 425. <?page no="384"?> 384 Olivia Ayme Que le temporel l’emporte sur le spirituel dans les actes de dévotion, voilà ce que ne cesse de relever Madame, tant le goût du siècle pour l’apparat s’oppose à la simplicité des messes allemandes de son enfance. Lectrice de Molière, avec un penchant prononcé pour le Tartuffe, la Palatine dénonce la vague de bigoterie qui s’étend à la cour peu après son arrivée. La longueur des messes en est une des conséquences les plus douloureuses. Cette intensification des pratiques religieuses est, selon elle, sans rapport avec un approfondissement de la foi 9 . C’est avec lucidité qu’elle écrit à propos de son mari qui proteste n’être pas dévot : « entre nous, il est dévot quand même, car cela le divertit. Tout ce qui est dévotion l’amuse parce qu’il aime bien les cérémonies » 10 . Ces pratiques assidues de la messe, Madame l’a compris, reflètent d’abord le caractère de Monsieur. C’est avec finesse et dans la lignée d’un la Bruyère qu’elle décrit la façon dont la pratique religieuse reflète le caractère des grands : En fait de dévotion, je vois qu’ici chacun suit son humeur : ceux qui aiment à bavarder veulent beaucoup prier ; ceux qui ont l’âme libérale veulent toujours faire des aumônes ; ceux qui se fâchent aisément et sont colères s’emportent sans cesse et veulent tout tuer ; ceux, au contraire, qui sont gais pensent très bien servir Dieu en se réjouissant de tout et ne se fâchant de rien. En somme, la dévotion est, pour ceux qui s’y adonnent, une pierre de touche qui fait connaître leur humeur. Pour moi, les pires dévots sont ceux qui ont l’ambition en tête, qui simulent la dévotion pour tout gouverner et prétendent qu’ils rendent un grand service à Dieu en soumettant tout à leur pouvoir ; les plus supportables, au contraire, sont ceux qui, ayant été très amoureux, lorsqu’une fois ils prennent Dieu pour objet, ne pensent plus à rien autre qu’à lui parler tendrement et laissent tout le monde en paix 11 . Elle sait surtout que se faire dévot est un moyen comme un autre de faire sa cour. Le vrai sanctum sanctorum 12 dans ce « pays-ci », écrit-elle désabusée, c’est d’être du « particulier du roi ». 9 Se défiant des apparences, elle les lie même, à la fin du siècle, à une montée de l’athéisme : « La foi est éteinte en ce pays, au point qu’on ne trouve plus un seul jeune homme qui ne veuille être athée ; mais ce qu’il y a de plus drôle, c’est que le même homme qui à Paris fait l’athée joue le dévot à la cour (Lettres de la princesse Palatine, lettre à Sophie de Hanovre du 2 juillet 1699, p. 258). 10 Lettres de la princesse Palatine, lettre à Sophie de Hanovre du 27 décembre 1691, p. 148. 11 Lettres de la princesse Palatine, lettre à Sophie de Hanovre du 7 juillet 1695, p. 173- 174. 12 Lettres de la princesse Palatine, lettre à Sophie de Hanovre du 21 février 1692, p. 148. <?page no="385"?> 385 La préservation de l’identité religieuse chez une convertie Outre le caractère démonstratif et mondain de la messe, Madame déplore la grande influence des confesseurs et directeurs de conscience à la cour. C’est le second point sur lequel nous nous arrêterons, Madame y consacrant de nombreuses pages. Élevée dans la foi calviniste, elle peine à accepter qu’un individu puisse s’interposer entre Dieu et le croyant. Elle ne remet pas en cause le fait d’avoir à rendre des comptes mais, pour ce faire, elle se juge redevable de ses actes et de son comportement devant Dieu seul. Elle reproche particulièrement à ses confesseurs leur « simplicité en religion ». « Le zèle les aveugle », écrit-elle se refusant à être docile. Dans une lettre de 1709, elle juge ainsi son dernier confesseur en date : Le confesseur que j’ai maintenant 13 est raisonnable en tout, excepté en fait de religion où il est par trop simple ; il a cependant du bon sens, mais c’est sans doute le zèle qui l’aveugle. Il est tout autre que mes deux précédents confesseurs, le père Jourdan 14 et le père Saint-Pierre 15 . Ceux-ci reconnaissent ce qu’il y a dans la religion de bagatelles et de mauvaises choses, mais lui n’en veut pas convenir. Il veut qu’on admire tout et cela m’est impossible. […] aussi trouve-t-il que je ne suis pas assez docile 16 . Lectrice de la Bible de Luther depuis l’enfance, Madame juge la compétence de ses confesseurs sous l’angle de leur connaissance des textes saints. Dans ce domaine, elle se place sur un pied d’égalité avec eux. Le libre examen des textes est pour elle de droit. Devant la réprobation de son confesseur qui dit qu’elle explique « notre Seigneur, les évangélistes et saint Paul selon [s]es préventions », elle répond en riant : « Et qui me répond que vous n’en ayez pas, surtout en voulant croire comme votre nourrice vous a appris 17 ? » L’ironie mordante est un trait d’écriture que l’on retrouve souvent chez Madame quand il est question de ses confesseurs. Elle semble alors ramener leur savoir à l’état d’enfance. Son éducation protestante l’autorise selon elle à disputer avec eux sur certains points qu’elle juge insupportables : le premier d’entre eux - et le plus insupportable aussi - étant la croyance dans les miracles. C’est avec un goût certain pour l’irrévérence qu’elle rapporte, dans le style enlevé qui la caractérise, l’anecdote suivante à sa tante : Le jeudi saint, comme je revenais de l’église où j’avais communié, on se mit à parler de miracles. Quelqu’un raconta que le père de feu M. le dernier 13 C’est le Père de Linières, de la compagnie de Jésus, qui sera le confesseur de Madame jusqu’à la mort de celle-ci en 1722. 14 Il est confesseur de Madame jusqu’à sa mort en 1692. 15 Il est confesseur de Madame jusqu’à sa mort en 1701. 16 Lettres de la princesse Palatine, lettre à Sophie de Hanovre du 18 avril 1709, p. 402. 17 Madame Palatine, Lettres françaises, Paris, Fayard, 1989, lettre à Polier de Bottens du 7 mai 1705, p. 278. <?page no="386"?> 386 Olivia Ayme prince et Mme la princesse palatine 18 s’étaient convertis pour avoir tenu exposé à la flamme d’une chandelle du bois de la vraie croix qui n’avait pas brûlé. Je dis que ce n’était pas un miracle attendu qu’il y a en Mésopotamie un bois qui ne brûle pas. Là-dessus, le père Linières fit observer que je ne voulais croire à aucun mi