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Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance

Contributions interdisciplinaires de cinq continents

1119
2008
978-3-8233-7422-0
978-3-8233-6422-1
Gunter Narr Verlag 
Thomas Stauder

À l'occasion du centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir, sortie depuis longtemps de l'ombre de Jean-Paul Sartre, son <amour nécessaire>, a été rédigé cet ouvrage collectif, qui réunit des contributions interdisciplinaires provenant de cinq continents, il atteste du rayonnement international de cette femme de lettres exceptionnelle ainsi que de son actualité pour plusieurs générations de chercheurs. Une partie de ces articles traite de la vie beauvoirienne, librement choisie comme projet existentialiste et émancipateur: de ses relations avec Sartre et son <amant transatlantique> Nelson Algren, de ses expériences homoérotiques avec des femmes beaucoup plus jeunes qu'elle et de son autostylisation dans ses mémoires. Les articles restants se penchent sur ses oeuvres de fiction, ses essais philosophiques et ses traités sociologiques et anthropologiques, dont le fameux Le deuxième sexe.

<?page no="0"?> edition lendemains 8 Gunter Narr Verlag Tübingen Thomas Stauder (éd.) Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance Contributions interdisciplinaires de cinq continents <?page no="1"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance <?page no="2"?> edition lendemains 8 herausgegeben von Wolfgang Asholt (Osnabrück) und Hans Manfred Bock (Kassel) <?page no="3"?> Thomas Stauder (éd.) Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance Contributions interdisciplinaires de cinq continents Gunter Narr Verlag Tübingen <?page no="4"?> Für Angela und Aurelia. Umschlagabbildung: Hélène de Beauvoir, Hommage au Women’s Liberation (1975). Abdruck mit Erlaubnis des Inhabers der Rechte. Gedruckt mit freundlicher Unterstützung der Fritz und Maria Hofmann Stiftung, der Luise Prell Stiftung und der Dr. Alfred Vinzl Stiftung. Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.d-nb.de abrufbar. © 2008 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1861-3934 ISBN 978-3-8233-6422-1 <?page no="5"?> Table des matières T HOMAS S TAUDER (Erlangen-Nuremberg, Allemagne) L’actualité internationale et interdisciplinaire de Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance ..…………………….……… 9 Aspects (auto)biographiques A DELINE C AUTE (Vancouver, Canada) Françoise de Beauvoir par Simone de Beauvoir : questions de maternité ……………….……………………………………..….. 45 B ARBARA S CHULZ (Berlin, Allemagne) Avoir quelque chose à dire : Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir …………………………………..… 57 L OUKIA E FTHYMIOU (Athènes, Grèce) Les voies du voyage chez Simone de Beauvoir et quelques autres universitaires ……………………………………………… 79 B RIGITTE L EGUEN (Madrid, Espagne) La correspondance entre Beauvoir et Sartre …………………………….…… 89 A DELAÏDE M OKRY (Genève, Suisse) L’atout sartrien des mémoires : stratégies du jeu beauvoirien ………………………………………………… 107 G UILLAUME M ORICOURT (Sologny, France) Le lesbianisme caché de Simone de Beauvoir et Le deuxième sexe ……………………………………………………………… 121 G ISLINDE S EYBERT (Hanovre, Allemagne) Simone de Beauvoir : Un amour transatlantique. Le vécu contrariant l’esprit critique et vice versa. ……………………..…… 133 <?page no="6"?> Table des matières 6 N ATHALIE D EBRAUWERE -M ILLER (Nashville, Tennessee ; U.S.A.) L’amour transi de Simone de Beauvoir …………………………...………… 141 J UANA M ARÍA G ONZÁLEZ M ORENO (Trujillo, Pérou) Une mort très douce, de Simone de Beauvoir. Une relecture à partir du paradigme de l’émotion. ………………...……… 159 P IERRE -L OUIS F ORT (Paris, France) Le deuil à l’œuvre : La cérémonie des adieux ………………………….……… 169 M ÁRCIA DE A LMEIDA / J OVITA M ARIA G ERHEIM N ORONHA (Juiz de Fora, Brésil) Interfaces entre écriture de soi et essai chez Simone de Beauvoir …………………………...………………………… 177 J EFFNER A LLEN (Binghamton, New York ; U.S.A.) Dans les rouages étincelants du mythe toujours en mouvement : Dé-composer « Beauvoir » ……………………...………… 191 Aspects philosophiques K ATHERINE A RENS (Austin, Texas ; U.S.A.) Pyrrhus et Cinéas : Un nouvel empire de l’écriture philosophique …………………………………………………… 199 J ULIANA B. DE A LBUQUERQUE (Pernambuco, Brésil) Tous les hommes sont mortels : Un essai au sujet de la dialectique de Maîtrise et Servitude ……….……… 211 K AREN G REEN / N ICHOLAS R OFFEY (Melbourne, Australie) Reconnaissance et le drame hégélien de la femme dans Le deuxième sexe …………………………………………...……………… 221 S USANNE M OSER (Vienne, Autriche) Entre l’altérité absolue et la reconnaissance des différences : Aspects de l’autre chez Simone de Beauvoir ………………………..……… 235 <?page no="7"?> Table des matières 7 E VA D. B AHOVEC (Ljubljana, Slovénie) Beauvoir et la psychanalyse ……………………………………………..…… 243 A NNICK H OUEL (Bron/ Lyon, France) « Deux bêtes nues qui s’affrontent » : Sexualité féminine et/ ou maternelle ? ………………….…………………… 253 T HOMAS S TAUDER (Erlangen-Nuremberg, Allemagne) Simone de Beauvoir et les perversions du marquis. Une relecture de Faut-il brûler Sade ? ………………………………………… 261 G RAZIELLA -F OTINI C ASTELLANOU (Thessalonique, Grèce) Repenser la science à travers l’œuvre de Simone de Beauvoir : Une mort très douce …………………………………… 275 C LAUDINE M ONTEIL (Paris, France) La vieillesse, l’autre scandale ……………………………………...…………… 287 Aspects littéraires E RIC L EVEEL (Stellenbosch, Afrique du Sud) Quand prime le spirituel : Beauvoir avant Beauvoir ……………….………… 299 C AROLLE G AGNON (Sudbury, Ontario ; Canada) L’intentionnalité dans Les mandarins : La mise en récit de la double énigme d’un monde qui a perdu son sens et de l’existence même de ce monde comme constitution de la conscience d’Anne Dubreuilh, survivante ……………….…………… 309 A NNLAUG B JØRSNØS (Trondheim, Norvège) La morale réaliste de Simone de Beauvoir : Le cas des Belles images ………………………...……………………………… 321 S YLVIE L OIGNON (Caen, France) Sage comme une image ……………………………………………..………… 339 C HANTAL B ERTRAND -J ENNINGS (Toronto, Canada) Vers une éthique de l’authenticité : La femme rompue ……………………… 349 <?page no="8"?> Table des matières 8 Réception et actualité M OJGAN M AHDAVI Z ADEH (Ispahan, Iran) La philosophie beauvoirienne et le féminisme en France …………….…… 385 A BDERHAMAN M ESSAOUDI (Paris, France) Le cas Beauvoir en philosophie. Réflexions sur un « retour ». ....………… 393 C LAUDIA G ATHER (Berlin, Allemagne) Simone de Beauvoir : Une classique de la sociologie féministe allemande ? …………………….………………… 405 E VELYNE C UDEL (East-Lansing, Michigan ; U.S.A.) De son art à l’actualité de son éthique : Nouveaux espoirs pour Les bouches inutiles, unique expérience théâtrale de Simone de Beauvoir …………………….… 421 B ART VAN L EEUWEN / K AREN V INTGES (Amsterdam, Pays-Bas) L’existentialisme français d’un point de vue multiculturel : Une politique de la différence dans les philosophies de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre ………………………….……… 435 A NDREA D URANTI (Cagliari, Italie) La ‹mort de Dieu› dans la pensée de Simone de Beauvoir et la religion ‹esthétique› dans le monde post-global ……………………… 457 Les auteurs de ce livre ………………………………………………...…… 467 <?page no="9"?> Thomas Stauder L’actualité internationale et interdisciplinaire de Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance Dans les manuels de théorie féministe ou de « gender studies » parus au début du 21ème siècle, si généralement on reconnaît avec respect que l’œuvre majeure beauvoirienne Le deuxième sexe « a fait époque » (Lindhoff: 1), il s’agit quelquefois seulement d’un devoir à remplir à l’égard d’un membre d’une autre génération, dont les idées semblent surmontées par des paradigmes de dernier cri. Et on ne peut pas nier que depuis 1949 il s’est produit beaucoup de choses dans le domaine de la recherche féministe de caractère philosophique : Lacan et Derrida, mais aussi Cixous et Irigaray se sont pour la plupart détachés des catégories et axiomes beauvoiriens. Cependant on peut montrer que Simone de Beauvoir inspire encore aujourd’hui avec sa pensée la formation de la théorie féministe et qu’elle n’est pas devenue un fossile relégué à une vitrine du musée imaginaire des pionnières de l’émancipation. Une des rares chercheuses à avoir reconnu cette influence dans sa juste mesure est Heike Paul, auteure d’un bref article sur Simone de Beauvoir dans le Metzler Lexikon Gender Studies dirigé par Renate Kroll ; elle fait observer que la conception beauvoirienne de l’identité sexuelle comme « situation » est apparentée à la notion de genre comme « performativité » de Judith Butler (Kroll: 34-35), ce qui à première vue ne manque pas de surprendre, car normalement on pense que la philosophe américaine a contribué à faire oublier Le deuxième sexe (cf. Bublitz ou Hoff). Ce qui distingue la pensée de Butler de celle de Beauvoir, c’est entre autre la conviction que le sexe biologique est aussi un modèle performatif conditionné par les discours du pouvoir social (avec une référence théorique à Foucault) ; selon Butler, une personne confinée par la nature dans le corps d’une femme ne doit pas nécessairement développer une identité féminine et aussi la dichotomie entre hommes et femmes avec le désir hétérosexuel y correspondant (qu’on fait passer pour ‹normal›) serait une invention culturelle et pas une loi de la nature (ce qui explique pourquoi Butler est aujourd’hui si souvent citée dans la « queer theory » ; cf. Kilian et Rauchut). La publication de Gender Trouble en 1990 impulsa sans doute une nouvelle orientation dans la recherche féministe, mais cela ne signifie pas que Butler ait fait « tabula rasa » de toutes les découvertes du passé. Dans le chapitre III de ce livre (« Gender: The Circular Ruins of Contemporary Debate »), <?page no="10"?> Thomas Stauder 10 l’américaine cite la plus fameuse phrase de Le deuxième sexe, « On ne naît pas femme : on le devient. » (Beauvoir 1949: II, 13), pour en donner une interprétation révolutionnaire ; selon elle, la direction de ce processus de l’adoption d’un sexe social n’est pas fixée dès le début mais peut être librement choisie : « Implied in her formulation is an agent, a cogito, who somehow takes on or appropriates that gender and could, in principle, take on some other gender. » (Butler 1990: 12) De la constatation que pour Beauvoir « être femme » est une situation et non une facticité (Beauvoir 1949: I, 14), Butler tire comme conclusion que même la perception des différences anatomiques entre hommes et femmes est déjà un produit culturel : « If ‹the body is a situation›, as she claims, there is no recourse to a body that has not already been interpreted by cultural meanings; hence, sex could not qualify as a prediscursive anatomical facticity. » (Butler 1990: 12) Avec des assertions audacieuses de ce type, Butler dépasse Beauvoir, ou plus exactement, elle la recrute comme témoin pour sa propre théorie plus moderne ; mais en agissant ainsi, elle montre que la pensée beauvoirienne continue à stimuler sa réflexion. Je renonce à la citation d’autres passages de Gender Trouble où Butler se réfère aussi à Beauvoir ; pour conclure, je voudrais mentionner uniquement que dans son dernier ouvrage, Giving an Account of Oneself, elle la prend encore comme modèle pour un raisonnement éthique (Butler 2005: 45). Le grand nombre de monographies consacrées à Simone de Beauvoir et publiées dans le monde entier dans la période précédant le centenaire du 9 janvier 2008 montre la vigueur de l’intérêt pour sa vie et son œuvre, non seulement de la part des universitaires, mais aussi de la part des auteursjournalistes et des lecteurs (ou des lectrices) grand public. Dans ce qui suit, je présenterai brièvement quelques exemples provenant de France et d’Allemagne. Pour un compte-rendu plus exhaustif de ces ouvrages, je renvoie à mon introduction au dossier Simone de Beauvoir dans la revue Lendemains, qui paraîtra au même moment que ce volume collectif. Qu’on ait prêté beaucoup plus d’attention à sa biographie qu’à ses écrits peut être expliqué d’un côté par la réalisation de ses idéaux de liberté féminine dans sa manière de vivre, et de l’autre côté par le fait qu’une vie avec ses épisodes concrets est plus facile à conter à de non-spécialistes qu’une œuvre philosophique et littéraire assez exigeante. Ceci se voit clairement dans les biographies popularisées (mais tout de même d’un niveau acceptable) de Bernadette Costa-Prades (2006), Ingeborg Gleichauf (2007) et Marianne Stjepanovic- Pauly (toujours de 2007), qui dans leur style ressemblent à des romans et qui négligent de mentionner certains détails moins sympathiques de la vie beauvoirienne, en favorisant une idéalisation complète. La biographie rédigée par la fille adoptive Sylvie Le Bon de Beauvoir avec Jacques Deguy mérite un jugement similaire. Bien que les auteurs soient très bien informés, <?page no="11"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 11 ils n’admettent pas que Simone de Beauvoir ait pu commettre quelque acte à condamner d’un point de vue éthique, mais la blanchissent de manière posthume de toutes fautes. À côté de ces biographies hagiographiques, ils existent heureusement aussi quelques livres qui traitent de la vie beauvoirienne avec la nécessaire distance critique ; parmi ceux-ci, des éloges particuliers sont dus à ceux d’Huguette Bouchardeau (2007), Danièle Sallenave (2008) et Jean-Luc Moreau (toujours de 2008). Tous les trois ont consulté non seulement les mémoires écrites de la propre main de Simone de Beauvoir - où elle a tendance à styliser et embellir sa vie -, mais aussi ses lettres et journaux publiés pour la plupart après sa mort, où elle parle avec plus de franchise de certains détails scabreux. Parmi les monographies consacrées surtout à son œuvre, il faut mentionner Simone de Beauvoir philosophe de Michel Kail (qui souligne l’indépendance de son raisonnement par rapport à celui de Sartre) et Contextualiser «Le Deuxième sexe» de Doris Ruhe (un « index raisonné des noms propres »), les deux parues en 2006, Simone de Beauvoir de Doris Pelz (avec un commentaire bien structuré de toutes les œuvres), Simone de Beauvoir und das andere Geschlecht de Hans- Martin Schönherr-Mann (qui confronte les idées beauvoiriennes à la discussion actuelle sur le genre en Allemagne) et Beauvoir dans tous ces états de Ingrid Galster, probablement la meilleure spécialiste beauvoirienne de langue germanique (qui présente ici une collection d’articles), les trois de 2007, et finalement l’ouvrage collectif de 2008 dirigé par Julia Kristeva (Re)découvrir l’œuvre de Simone de Beauvoir. Du «Deuxième Sexe» à «La Cérémonie des adieux» (qui réunit les contributions au colloque de Paris de janvier 2008). Le présent volume, comprenant des essais de chercheurs provenant de tous les continents du globe terrestre et qui en outre viennent de plusieurs disciplines académiques, voudrait être une preuve de plus du rayonnement de la vie et de l’œuvre e Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance. La distribution des articles sur quatre sections - « Aspects (auto)biographiques », « Aspects philosophiques », « Aspects littéraires » et « Réception et actualité » - aspire à faciliter la lecture de ce recueil mais les frontières entre ces sections ne sont pas rigides, car en réalité ces aspects se chevauchent souvent (ainsi on trouve par exemple dans les romans beauvoiriens aussi bien des éléments philosophiques que des éléments autobiographiques). Ces entrecroisements peuvent même constituer un avantage pour le lecteur ; il comprendra que les différentes parties de l’œuvre beauvoirienne ne sont pas isolées mais étroitement apparentées et ceci lui permettra de pénétrer toujours plus profondément dans l’univers fascinant de l’auteure de Le deuxième sexe. Je voudrais remercier Madame Aurélie Denoyer (Berlin) qui m’a aidé à préparer les articles de ce volume pour la presse en contrôlant avec soin la <?page no="12"?> Thomas Stauder 12 qualité du français. Je tiens également à remercier trois fondations universitaires pour avoir soutenu ce projet financièrement : la « Dr. Alfred Vinzl-Stiftung », la « Fritz und Maria Hofmann-Stiftung » et la « Luise Prell- Stiftung », auxquelles je souhaite rendre hommage. Aspects (auto)biographiques La série des contributions consacrées à des thèmes biographiques - ce qui dans le cas de Simone de Beauvoir implique presque toujours l’obligation de tenir compte aussi de la perspective autobiographique, à travers les quatre tomes de ses mémoires publiés entre 1958 et 1972 - est inaugurée par Adeline Caute (Université de Colombie-Britannique, Vancouver ; Canada). Dans « Françoise de Beauvoir par Simone de Beauvoir : questions de maternité », elle analyse comment Simone assimile la difficile relation avec sa mère par l’écriture, des Mémoires d’une jeune fille rangée (1958) jusqu’à Une mort très douce (1964). Bien que seulement six années séparent la publication de ces deux ouvrages, l’image de la mère change complètement après la mort de celle-ci ; en 1964, on peut constater le résultat d’un développement à l’intérieur de l’auteure, et Caute parle avec raison d’« un examen psychanalytique du rapport à la mère, visant une entente thérapeutique posthume ». Dans les Mémoires, Beauvoir avait commencé le récit de son enfance en comparant sa mère « lointaine » avec la bonne, plus accessible : « C’est à Louise que j’ai dû la sécurité quotidienne » (Beauvoir 1958: 10). Mais à part cela, à cette époque, la jeune Simone admire encore sa mère, précisément à cause de ses qualités traditionnellement ‹féminines›, qu’elle combattra plus tard en devenant une adolescente en quête d’émancipation. Quand elle révèle à ses parents ses ambitions professionnelles et leur explique qu’elle voudrait gagner sa vie comme professeur de lycée, son père montre plus de compréhension pour ce désir d’indépendance que sa mère. Simone reconnaît alors « l’oppression religieuse, sociale et idéologique à laquelle Françoise collabore ou, du moins, sous l’influence de laquelle elle se trouve prise ». Comme Caute l’expose de manière convaincante, Madame Mabille, la mère de Zaza, l’amie de jeunesse de Simone, représente par contre dans les Mémoires la « figure de la maternité triomphante », car elle réussit - à la différence de Françoise - à maintenir intacte son influence sur sa fille. Dans Une mort très douce, lors du récit douloureux mais à première vue très sec de l’agonie de sa mère, Beauvoir vient à bout de la perte d’une personne jusqu’à ce moment désapprouvée et qu’elle estime à sa juste valeur seulement une fois que cette dernière est disparue ; l’écriture devient travail de deuil. Elle n’accepte toujours pas sa mère comme modèle de rôle - car selon Simone, Françoise a vécu comme victime du patriarcat -, mais reste touchée sur le plan sentimental : « Mon désespoir échappait à mon contrôle <?page no="13"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 13 […]. Ma propre bouche […] ne m’obéissait plus : j’avais posé celle de maman sur mon visage et j’en imitais malgré moi les mimiques. » (Beauvoir 1964: 43- 44). Barbara Schulz (psychologue et psychothérapeute à Berlin, Allemagne) interprète dans « Avoir quelque chose à dire : Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir » la décision beauvoirienne de se consacrer à la littérature comme tentative d’assimiler et surmonter certains traumatismes enfantins. Mais Schulz suppose qu’à l’époque où elle rédigeait les Mémoires d’une jeune fille rangée, Beauvoir avait déjà oublié ou refoulé une partie de ses souffrances de jeunesse, car entre-temps elle était devenue une écrivaine reconnue et admirée, et elle avait aussi pu réaliser tous ses rêves dans sa vie privée. Elle raconte néanmoins dans ses Mémoires que ses parents brisaient sa volonté par des interdictions dont le sens lui échappait, qu’elle recevait des punitions si elle n’obéissait pas : « Partout je rencontrais des contraintes, nulle part la nécessité » (Beauvoir 1958: 19). Avec une référence à la recherche psychologique sur les traumatismes, Schulz explique que jusqu’à un certain âge l’enfant n’est pas encore capable de questionner l’autorité de ses parents ; il impute à lui-même la faute des conflits surgis, ce qui peut le conduire à s’accuser d’une manière masochiste et pathogène. Schulz découvre dans les Mémoires, à plusieurs reprises, des traces des chagrins émotionnels de la petite Simone. À huit ans, elle était déjà devenue moins exubérante et plus craintive qu’avant, et elle dit avoir souvent pleuré pendant la nuit à ce moment-là. Quand à dix-sept ans elle commence à tenir un journal, ceci représente une tentative de créer pour elle-même une zone au-dehors du contrôle de ses parents, où elle essaie de trouver la nécessaire assurance : « Personne ne m’admettait telle que j’étais, personne ne m’aimait : je m’aimerais assez, décidai-je, pour compenser cet abandon. […] Dans mon journal je dialoguai avec moi-même. » (Beauvoir 1958: 264) En passant par la littérature, elle trouvera effectivement au cours des années la reconnaissance recherchée (son premier succès fut le roman L’invitée, de 1943) ; mais Schulz affirme qu’elle aurait eu besoin d’un accompagnement psychanalytique afin de guérir de ses blessures intérieures. Se référant aux théories de Margot Mitscherlich, Schulz explique le comportement parfois sadique de Simone de Beauvoir à l’égard de certaines de ses ‹élèves› (ces jeunes femmes exploitées sexuellement par elle et Sartre avant d’être expédiées sans regret) comme conséquence de son propre masochisme enfantin. Loukia Efthymiou (Université d’Athènes, Grèce) traite de la phase de la vie beauvoirienne quand celle-ci exerçait déjà le métier de professeur ; dans « Les voies du voyage chez Simone de Beauvoir et quelques autres universitaires » elle compare les récits des voyages beauvoiriens entrepris dans les années trente (et rappelés en 1960 dans La force de l’âge) avec les <?page no="14"?> Thomas Stauder 14 souvenirs d’autre voyageuses de la même époque. Ce ‹groupe de comparaison› est constitué par six collègues de l’enseignement, dont trois avaient étudié les sciences humaines et trois les sciences naturelles. Ces femmes ont publié leurs impressions de voyage dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciennes élèves de Sèvres entre 1928 et 1934. Efthymiou se fixe pour but de mieux comprendre par cette opposition le sens de ces déplacements pour Simone de Beauvoir, la spécificité de la réaction beauvoirienne à l’« autre » dans les pays visités, et sa manière particulière de les raconter. Ses destinations se trouvaient pour la plupart en Europe, avec une unique exception : l’Espagne (1931 et 1932), l’Angleterre (1933), l’Italie (1933 et 1936), l’Allemagne et l’Autriche (1934), la Tchécoslovaquie (1934), la Suisse (1935), la Grèce (1937) et le Maroc (1938). Efthymiou montre que Beauvoir cherchait à l’étranger surtout le dépaysement et qu’elle percevait uniquement le côté pittoresque des populations et des coutumes observées par elle. À ce moment-là, elle ne possédait pas encore une conscience politique vigilante, ni une sensibilité spéciale pour la situation des femmes. En 1960, Beauvoir regretta sa naïveté pendant cette période, dont Sartre se rendait aussi coupable : Dans les années 30, tout en nous indignant contre l’injustice du monde, il nous arrivait, surtout en voyage où le pittoresque nous égarait, de la prendre pour une donnée naturelle. […] Par l’étourderie et la mauvaise foi, nous nous défendions contre les réalités qui auraient risqué d’empoisonner nos vacances. (Beauvoir 1960: 346-347) C’est seulement en décrivant son séjour au Maroc qu’elle critique exceptionnellement la politique coloniale française et la souffrance des indigènes : « À Casablanca, le quartier européen nous ennuya ; nous cherchâmes les bidonvilles que nous eûmes que trop de facilité à trouver ; la vie y était encore plus affreuse que dans les plus affreux quartiers d’Athènes, et c’était une œuvre française ; nous les traversâmes hâtivement : nous avions honte. » (Beauvoir 1960: 375-376) Mais chez ses collègues, on ne trouve même pas ce minimum d’engagement social ; Efthymiou montre que les autres professeurs se limitent à rassembler des informations anodines sur les pays visités et de les préparer d’une manière presque pédagogique pour le public français (ce qui n’est pas du tous le cas chez Beauvoir). Brigitte Leguen (Universidad Nacional de Educación a Distancia, Madrid ; Espagne) se base pour son article au sujet de « La correspondance entre Beauvoir et Sartre » non seulement sur les Lettres à Sartre publiées en 1990 de manière posthume par Sylvie Le Bon de Beauvoir, mais aussi sur les Lettres au Castor de Sartre rendues public en 1983, lesquelles en constituent le nécessaire complément. Cependant les deux recueils parurent sous des conditions très différentes. Quand Beauvoir préparait la publication de la correspondance de son « amour nécessaire » décédé trois ans auparavant, <?page no="15"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 15 elle était obligée de ménager plusieurs personnes, entre autres la fille adoptive sartrienne Arlette Elkaïm (devenue exécutrice testamentaire), tout comme les amantes de Sartre mentionnées dans ses lettres (dont elle changea systématiquement les noms). En 1990 par contre les deux parties du couple mythique étaient morts, ce qui facilita la tâche de Sylvie Le Bon de Beauvoir. Les deux tomes des Lettres à Sartre couvrent la période allant de 1930 à 1963 et constituent une source précieuse pour une meilleure compréhension de la vie et de l’œuvre beauvoirienne. Ce qui frappe le lecteur d’aujourd’hui, c’est le fait que, même dans leur correspondance intime, Sartre et Beauvoir n’aient jamais renoncé à se vouvoyer. Une autre particularité remarquable est le fait que l’intensité de leur relation amoureuse n’ait jamais été troublée par les nombreux « amours contingents » des deux côtés. Leguen partage l’opinion de Michèle Le Dœuff, selon laquelle l’union entre Sartre et Beauvoir - malgré le fameux « pacte » qui autorisait des libertés non conventionnelles - reproduisait en substance le mariage bourgeois, dans le cadre duquel des amantes ou des amants étaient permis si elles ou ils ne mettaient pas en danger la stabilité du couple central. Ce qui distingue les lettres de Sartre et Beauvoir, c’est la brutalité avec laquelle ils parlent de leurs « amours contingents » ; tous les deux n’hésitent pas à mentionner aussi des détails physiques plutôt répugnants (ainsi Beauvoir décrit par exemple l’odeur corporelle désagréable de Bianca Bienenfeld - qui servait aussi d’amante à Sartre - ce qui provoquait sa gêne au lit). Dans cette correspondance croisée, on peut en outre observer avec quel manque de scrupules Sartre et Beauvoir ont manipulé et blessé certaines des ces jeunes femmes qui leur faisaient confiance (ici on pourrait mentionner de nouveau Bianca Bienenfeld, traitée à la fin avec beaucoup de cynisme). L’essai d’Adélaïde Mokry (Université de Genève, Suisse), « L’atout sartrien des mémoires : stratégies du jeu beauvoirien », peut être lu en complément de celui de Brigitte Leguen. L’auteure fait ressortir que, dans ses écrits autobiographiques, Beauvoir présente toujours Sartre comme supérieur à elle sur le plan philosophique et littéraire, ce qui semble être une attitude trop soumise pour une femme qui lutte pour son émancipation. Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, elle constate après sa rencontre avec Sartre : « C’était la première fois de ma vie que je me sentais intellectuellement dominée par quelqu’un. » (Beauvoir 1958: 40) Dans La force de l’âge, cette évaluation est confirmée : « Moins donnée que Sartre à la littérature, j’étais comme lui avide de savoir ; mais il mettait bien plus d’acharnement que moi à courir après la vérité. » (Beauvoir 1960: 51) Dans La force des choses, Beauvoir confesse avoir reçu de Sartre la suggestion de rédiger Le deuxième sexe : « Tout de même, vous n’avez pas été élevée de la même manière qu’un garçon : il faudrait y regarder de plus près. » (Beauvoir 1963: I, 135-136) Mokry montre que dans les romans beauvoiriens entre <?page no="16"?> Thomas Stauder 16 L’invitée (1943) et Les mandarins (1954) la relation entre les deux sexes est constamment mal équilibrée : « Dans ces romans, l’homme est toujours positivé, du côté de l’action, de l’Histoire, alors que la femme est celle qui est dans l’immanence, souvent proche de la dépression ou de la folie. » Mais - et ici nous trouvons la quintessence du raisonnement de Mokry - Beauvoir n’a pas du tout l’intention d’éterniser la dominance de l’homme sur la femme : elle décrit une société patriarcale et dans celle-ci les hommes sont effectivement encore mieux préparés pour la vie professionnelle et pour tous les postes de pouvoir ; dans le futur, les femmes peuvent espérer égaler ou même surpasser les hommes. Le fait que dans Les mandarins ce soit Robert Dubreuilh et pas son épouse Anne qui exerce le métier d’écrivain correspond à la réalité française de l’après-guerre, quand les femmesécrivaines étaient encore peu nombreuses, ce qui est souligné par Beauvoir dans La force des choses : « Beaucoup plus qu’un homme, une femme qui a pour vocation et pour métier d’écrire est une exception. (Ce mot n’est synonyme ni de monstre, ni de merveille ; je le prends dans un sens statistique.) » (Beauvoir 1963: I, 360) À cette époque-là, les hommes surclassent encore les femmes - comme Sartre le fait avec sa compagne -, mais selon Beauvoir, il s’agit d’une phase transitoire de l’histoire de l’humanité ; se comparer aux hommes signifie pour les femmes « une entreprise de légitimation », qui à long terme doit conduire à leur émancipation. Guillaume Moricourt (Sologny, France) dans « Le lesbianisme caché de Simone de Beauvoir et Le deuxième sexe » ose aborder un sujet toujours minimisé ou passé sous silence par la concernée jusqu’à sa mort : celui de ses relations sexuelles avec des femmes beaucoup plus jeunes qu’elle. On peut en partie expliquer cette réserve par l’opprobre jeté sur toute activité homosexuelle par la société dans laquelle Beauvoir avait été élevée : en recouvrant d’un voile de silence ces relations pas ‹normales›, elle voulait non seulement se protéger elle-même, mais aussi ses amantes, qui risquaient d’être discriminées dans leurs vies privées et professionnelles. Tandis qu’on trouve à peine une trace de ce thème dans ses écrits autobiographiques publiés au cours de sa vie, elle parle librement de ses expériences sexuelles avec des femmes dans ses lettres à Sartre, Bost et Algren. En révélant ce côté peu connu de la vie beauvoirienne, Moricourt se trouve en excellente compagnie ; deux de meilleures biographies parues à l’occasion du centenaire - Castor de guerre de Danièle Sallenave et Simone de Beauvoir. Le goût d’une vie de Jean-Luc Moreau - traitent également de ce sujet. Mais ils restent encore aujourd’hui des personnes qui essaient de nier cet aspect un peu scabreux (au moins pour une sensibilité conservatrice) de la sexualité beauvoirienne ; ceci vaut pour Sylvie Le Bon de Beauvoir et Jacques Deguy, qui dans Simone de Beauvoir. Écrire la liberté évitent de toucher à ce thème (ce <?page no="17"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 17 qui dans le cas de la fille adoptive est compréhensible, car on suppose qu’elle-même a vécu une relation de ce type avec la défunte). Moricourt voudrait surtout montrer que Simone de Beauvoir se sentait dès le plus jeune âge - peut-être à cause d’une particulière disposition hormonale - plus comme un garçon que comme une fille, et que ceci pourrait expliquer pourquoi en devenant adulte elle se sentait attirée sexuellement par des femmes. Il affirme qu’on peut exclure une influence quelconque de la part de l’éducation, car la jeune Simone était élevée exactement de la même manière traditionnelle que sa sœur Hélène. Toujours selon Moricourt, l’acceptation d’une origine biologique de l’orientation sexuelle aurait contredit la thèse principale de Le deuxième sexe, à savoir le modelage social de l’identité sexuelle, et Beauvoir se serait donc vu forcée de taire une partie de ses activités sexuelles. Il est vrai que dans le chapitre « La lesbienne » de Le deuxième sexe, Beauvoir présente ce type de préférence sexuelle non comme subie, mais comme voulue, selon l’idéal existentialiste : « En vérité l’homosexualité n’est pas plus une perversion délibérée qu’une malédiction fatale. C’est une attitude choisie en situation, c’est-à-dire à la fois motivée et librement adoptée. » (Beauvoir 1949: II, 215) À cause du « refus de se faire objet » attribué par Beauvoir à la lesbienne (ibid.: II, 205), elle aurait sélectionné Sartre comme premier partenaire sexuel, car il présentait l’‹avantage› - poursuit Moricourt - de son demi-impuissance et de son aversion pour la pénétration ‹normale› (dans les Entretiens avec Sartre, celuici s’appelle « plutôt un masturbateur de femmes qu’un coïteur »). En supposant que cette tendance lesbienne ne se serait pas toujours manifestée avec la même vigueur au cours de sa vie, Moricourt croit aussi pouvoir expliquer pourquoi Simone de Beauvoir a pu entretenir des relations sexuelles ‹normales› avec des hommes comme Nelson Algren. Le premier des deux essais dans ce volume consacrés à l’amant américain est « Simone de Beauvoir : Un amour transatlantique. Le vécu contrariant l’esprit critique et vice versa » par Gislinde Seybert (Université d’Hanovre, Allemagne). Comme le titre l’indique, elle se base avant tout sur la correspondance entre Beauvoir et Algren publiée en 1997 par Sylvie Le Bon de Beauvoir ; mais elle utilise également le récit de voyage L’Amérique au jour le jour de 1948 ainsi que la transposition de cette affaire amoureuse dans le roman Les mandarins de 1954. Les lettres réunies dans l’édition de 1997 s’étendent de 1947 à 1967 et montrent selon Seybert « les apories de l’intellectuelle dans le rôle de l’amoureuse affichée qui vit et analyse en même temps sa situation ». Pour Beauvoir, qui au moment de sa rencontre avec Nelson Algren avait déjà presque quarante ans, l’Américain était le premier ‹grand amour› traditionnel, car aucun des « amours contingents » qu’elle avait connu à côté de Sartre n’avait eu cette importance pour elle. Il semble aussi qu’Algren ait été le premier homme à lui procurer une vraie <?page no="18"?> Thomas Stauder 18 jouissance sexuelle. Dans la première phase de leur relation, elle rédigeait le traité Le deuxième sexe : dans le chapitre « L’amoureuse » de celui-ci on trouve une observation qu’on pourrait appliquer à elle-même : « Les grandes amoureuses sont le plus souvent des femmes qui n’ont pas usé leur cœur dans des amourettes juvéniles. » (Beauvoir 1949: II, 542) Ce qui l’unissait à Sartre, c’était plutôt une amitié intellectuelle (quoique très étroite) qu’une relation hétérosexuelle ‹normale› ; Seybert souligne que si dans un premier temps elle cherchait en Algren ce que Sartre ne savait pas lui donner, à la fin cette même différence entre les deux hommes la forçait à abandonner l’Américain. Étant donné que pour Beauvoir la réalisation d’une vie comme écrivaine et intellectuelle était plus importante qu’un bonheur traditionnel à côté d’un homme, elle se sentait obligée de refuser la demande en mariage d’Algren et de retourner en France chez Sartre. C’était moins une décision en faveur d’un homme qu’une décision en faveur d’une certaine manière de vivre, comme on peut le déduire de ce passage de La force des choses : Même si Sartre n’avait pas existé, je me ne me serais pas fixée à Chicago : ou si j’avais essayé, je n’aurais certainement pas supporté plus d’un ou deux ans un exil qui minait mes raisons et mes possibilités d’écrire. (Beauvoir 1963: I, 223) Nathalie Debrauwere-Miller (Vanderbilt University ; Nashville, Tennessee, U.S.A.) parvient dans « L’amour transi de Simone de Beauvoir » à des résultats similaires quant à la nature de la relation beauvoirienne avec Algren ; mais elle enrichit l’analyse précédente par une série d’observations additionnelles et stimulantes. Elle aussi voit Beauvoir dans le rôle de l’«amoureuse » défini dans Le deuxième sexe, par exemple quand celle-ci écrit à Algren le 17 mars 1948 : « Depuis que je vous aime, j’ai perdu toute sagesse, je suis devenue aussi sotte qu’une autre. » (Beauvoir 1997: 192) Pour ne pas devoir renoncer à sa vie comme intellectuelle indépendante, Beauvoir propose à Algren un ‹pacte amoureux› comparable à celui scellé avec Sartre : Dans l’ensemble j’estime que vous devriez vous sentir libre tant que vous ne trahissez pas notre amour […]. Je sais parfaitement que vous pouvez coucher avec une femme, même une très jolie femme, même dans le nid de Wabansia, sans rien gâcher entre vous et moi. (Beauvoir 1997: 122) Mais Algren rêve d’une relation traditionnelle, ce qui finalement s’avéra incompatible avec le besoin de liberté beauvoirien ; il lui écrit en décembre 1948 : « C’est mon désir de posséder, un jour, […] un endroit pour y vivre, avec une femme à moi et même un enfant à moi. Ce n’est pas extraordinaire de souhaiter ces choses. » (Beauvoir 1997: 252) Bien que Beauvoir ait trouvé chez Algren la satisfaction sexuelle que Sartre était incapable de lui donner - Debrauwere-Miller cite une lettre d’août 1948, dans laquelle Beauvoir dit de Sartre : « Sexuellement, ce ne fut pas une parfaite réussite. […] C’est un homme chaleureux, vivant, en tout sauf au lit. » (Beauvoir 1997: 220) - elle <?page no="19"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 19 préféra en fin de compte la brillance intellectuelle de Sartre à la virilité d’Algren. Pendant sa relation avec Algren, elle avait vécu dans un conflit permanent avec elle-même, un dilemme dont elle parle dans le chapitre « La femme indépendante » de Le deuxième sexe : Il est demandé à la femme pour accomplir sa féminité de se faire objet et proie, c’est-à-dire de renoncer à ses revendications de sujet souverain. C’est ce conflit qui caractérise singulièrement la situation de la femme affranchie. Elle refuse de se cantonner dans son rôle de femelle parce qu’elle ne veut pas se mutiler ; mais ce serait aussi une mutilation de répudier son sexe. (Beauvoir 1949: II, 590-591) Déjà en 1948 elle avait souhaité à Algren qu’il puisse rencontrer un autre type de femme qu’elle-même, prête à vivre uniquement comme amoureuse : « Je peux très bien imaginer votre besoin d’avoir une femme toute à vous, vous le méritez, une femme qui n’abandonnerait pas sa propre destinée pour vous prendre comme mari. » (Beauvoir 1997: 257) Quant à elle, son projet de vie lui semblait plus important que l’amour : « Depuis mon enfance, écrire est mon souci essentiel, c’est à cela que j’ai consacré ma vie. » (Beauvoir 1997: 112) C’est à cause de cela que la relation entre Beauvoir et Algren était destinée dès le début à échouer, sans qu’aucun des deux n’en soit responsable. Juana María González Moreno (Université « César Vallejo » ; Trujillo, Pérou) traite d’un événement biographique de toute autre nature, bien que nous en soyons informés aussi dans ce cas-ci par un récit beauvoirien : « Une mort très douce. Une relecture à partir du paradigme de l’émotion ». On sait que la mort évoquée dans le titre de cet ouvrage de 1964 est celle de sa mère, dont déjà Adeline Caute nous avait parlé. Mais González Moreno s’intéresse moins à la relation entre mère et fille qu’au style de la narration beauvoirienne, qui trahit indirectement l’état psychologique de l’auteure. Elle examine comment Beauvoir raconte les sentiments des personnes concernées par cette agonie : sa mère, elle-même et sa sœur Hélène. (Les médecins ne comptent pas, car ils ne montrent pas de sentiments privés.) C’est qui est frappant, c’est que sa mère, pendant son séjour à l’hôpital, s’éloigne toujours plus du modèle de la bourgeoise bien sage et conformiste de la jeunesse de Simone ; maintenant sa mère s’exprime librement sans peur de choquer : Maman a médité ; d’un air surpris et navré elle m’a dit : ‹ Moi, je ne sais plus si j’aime personne. › […] Aucun de ses mots les plus affectueux ne m’avait autant touchée que cette déclaration d’indifférence. Autrefois, les formules apprises, les gestes convenus éclipsaient ses vrais sentiments. J’en mesurais la chaleur au froid que laissait en elle leur absence. (Beauvoir 1964: 121-122) Dans cette situation, la philosophie existentialiste beauvoirienne joue un rôle secondaire ; mais González Moreno souligne avec raison qu’Une mort très <?page no="20"?> Thomas Stauder 20 douce est aussi un pamphlet contre la froide mentalité bureaucratique de certains médecins, qui risque de conduire à une « chosification » du malade. Pierre-Louis Fort (Université Paris III / Sorbonne Nouvelle et Paris XII / Val de Marne, France) dans « Le deuil à l’œuvre : La cérémonie des adieux » analyse la manière qu’a Simone de Beauvoir d’assimiler par son écriture encore une autre mort, dans ce cas-ci celle de Sartre. Quand cet ouvrage parut en 1981, le public de l’époque réagit avec incompréhension et irritation, car Beauvoir y décrit sans ménagements la déchéance physique de Sartre pendant les dernières années de sa vie en n’omettant aucun détail répugnant. Mais Fort montre que La cérémonie des adieux n’est pas seulement marquée par un profond respect pour le décédé, mais représente aussi le nécessaire « travail de deuil » face à cette perte (selon la théorie de Sigmund Freund). Afin de pouvoir se séparer mentalement de la personne du défunt, le survivant doit être confronté avec la matérialité du cadavre, car c’est uniquement de cette façon qu’il peut prendre conscience de la signification et du caractère définitif de la mort ; et ceci était particulièrement important pour quelqu’un comme Beauvoir, qui ne croyait pas à la vie éternelle selon la doctrine chrétienne. Il semble que Beauvoir s’en soit doutée, quand à l’occasion de la mort de sa mère elle écrivit dans Une mort très douce : « Mais je me reproche d’avoir abandonné trop hâtivement son cadavre. Elle disait, et ma sœur aussi : ‹Un cadavre, ce n’est plus rien.› Cependant c’était sa chair, ses os et pendant quelque temps encore son visage. » (Beauvoir 1964: 139) Dans La cérémonie des adieux, elle réussit à raconter le passage de Sartre de l’état d’un défunt individuel à l’état d’un cadavre anonyme. Au début, elle parle de son compagnon encore de la même manière que durant sa vie ; elle ne sent aucune différence entre elle-même et lui, bien qu’il soit déjà mort : « À un moment, j’ai demandé qu’on me laisse seule avec Sartre, et j’ai voulu m’étendre près de lui. Une infirmière m’a arrêtée. » (Beauvoir 1981: 174) Un peu plus tard, elle mentionne « la dépouille de Sartre » et finalement, son corps est devenu pour elle interchangeable ; la distanciation a eu lieu : « Il était calme, comme tous les morts, et, comme la plupart d’entre eux, inexpressif. » (ibid.) Le lecteur de La cérémonie des adieux s’aperçoit néanmoins sur chaque page quelle importance le décédé avait eu pour l’auteure pendant des décennies ; l’immensité de la perte est évoquée déjà dans la préface, dans laquelle Beauvoir s’adresse directement à Sartre : « Voici le premier de mes livres - le seul sans doute - que vous n’aurez pas lu avant qu’il ne soit imprimé. » (Beauvoir 1981: 11) Márcia de Almeida et Jovita Maria Gerheim Noronha (tous deux de l’Université Fédérale de Juiz de Fora, Brésil) dans « Interfaces entre écriture de soi et essai chez Simone de Beauvoir » mettent en évidence les liens entre les genres littéraires de l’autobiographie et du traité à l’intérieur de l’œuvre beauvoirienne. Ceci vaut d’un côté pour le thème du rôle de la <?page no="21"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 21 femme dans la société, sur lequel Beauvoir avait d’abord parlé de manière générale en 1949 dans Le deuxième sexe, pour ensuite raconter son propre procès d’émancipation dans les Mémoires d’une jeune fille rangée en 1958 ; et de l’autre côté pour le problème du « vieillir », mentionné d’abord comme expérience personnelle en 1960 dans La force de l’âge et en 1963 dans La force des choses, avant d’être traité à partir d’une perspective universelle dans La vieillesse en 1970. Tandis que dans le premier cas la précédente réflexion sociologique lui avait facilité l’analyse du typiquement féminin dans sa propre biographie, dans le second cas le niveau plus abstrait du traité l’aida à dominer son désespoir privé face à l’âge. À la fin de La force des choses on peut observer qu’elle en souffrait beaucoup : La vieillesse : de loin on la prend pour une institution : mais ce sont des gens jeunes qui soudain se trouvent être vieux. Un jour, je me suis dit : « J’ai quarante ans ! » Quand je me suis réveillée de cet étonnement, j’en avais cinquante. La stupeur qui me saisit alors ne s’est pas dissipée. […] Pour m’en convaincre, je n’ai qu’à me planter devant la glace. A quarante ans, un jour, j’ai pensé : « Au fond du miroir la vieillesse guette ; et c’est fatal, elle m’aura. » Elle m’a. Souvent je m’arrête, éberluée, devant cette chose incroyable qui me sert de visage. […] Rien ne va plus. Je déteste mon image : au-dessus des yeux, la casquette, les poches en dessous, la face trop pleine, et cet air de tristesse autour de la bouche que donnent les rides. Peut-être les gens qui me croisent voient-ils simplement une quinquagénaire qui n’est ni bien, ni mal, elle a l’âge qu’elle a. Mais moi je vois mon ancienne tête où une vérole s’est mise dont je ne guérirai pas. Elle m’infecte aussi le cœur. […] Oui, le moment est arrivé de dire : jamais plus ! (Beauvoir 1963: II, 505-506) Ce qui déplaisait à Beauvoir dans la vieillesse n’était pas seulement la perte de l’attractivité extérieure (cette dernière ne fut pas surestimée par elle), mais surtout la diminution de la possibilité de faire des projets pour le futur : ici, on touchait au cœur de sa philosophie existentialiste, philosophie selon laquelle elle avait ordonné sa vie. Jeffner Allen (State University of New York, Binghamton ; U.S.A.) lance avec « Dans les rouages étincelants du mythe toujours en mouvement : Dé-composer ‹Beauvoir› » un appel à abattre l’image figée que la postérité s’est faite de Simone de Beauvoir, de mettre en question « une mémoire enveloppée dans la naphtaline », ce qui lui semble particulièrement opportun au moment du centenaire. Beauvoir a contribué elle-même à la formation d’un mythe autour de sa vie par la publication de ses écrits autobiographiques ; mais quand ses lettres et journaux ont été rendus publics après sa mort, ces matériaux jusqu’alors inédits ont permis la déconstruction posthume de ce mythe. Pour caractériser la routine paralysante de la critique beauvoirienne traditionnelle, Allen la compare aux tâches répétitives de la ménagère décrites dans le chapitre « La femme mariée » de Le deuxième sexe : « Laver, repasser, balayer, […] c’est arrêtant la <?page no="22"?> Thomas Stauder 22 mort refuser aussi la vie. » (Beauvoir 1949: II, 265) Au lieu de cela, Allen plaide pour « une commémoration qui échapperait aux ‹vertus› de la domesticité ». Selon elle, la critique actuelle doit se fixer pour but de « flétrir les rouages étincelants du mythe ‹Beauvoir› ». Afin de souligner qu’il faut une nouvelle manière de penser, elle termine sa contribution avec un passage lyrique, qu’on pourrait interpréter comme un échantillon d’« écriture féminine », conçu pour l’emporter sur le « phallogocentrisme », qui selon Derrrida règne sur la culture occidentale. Aspects philosophiques Katherine Arens (University of Texas, Austin ; U.S.A.) s’occupe dans « Pyrrhus et Cinéas : Un nouvel empire de l’écriture philosophique » d’un des premiers témoignages de la vision du monde beauvoirienne. Cet essai de 1944 commence avec un dialogue entre Pyrrhus, ce général d’Épire qui entre 280 et 275 av. J.-C. combattait les Romains, et son envoyé Cinéas (deux personnages historiques, mentionnés déjà par Plutarque). Cinéas demande à Pyrrhus à quoi sert une vie composée d’une série interminable de campagnes militaires : « Pourquoi ne pas vous reposer tout de suite ? » (Beauvoir 1944: 201). Beauvoir choisit cette anecdote comme point de départ pour se poser des questions sur le sens de l’existence humaine : « Quelle est donc la mesure d’un homme ? Quels buts peut-il se proposer, et quels espoirs lui sont permis ? » (Beauvoir 1944 : 204) La réponse qu’elle donne est intéressante moins à cause de sa base philosophique - qu’elle emprunte en grande partie à Sartre - qu’à cause de sa présentation. Beauvoir n’a jamais hésité à admettre qu’elle n’avait pas l’ambition de fonder un nouveau système philosophique ; Arens cite des propos d’un entretien tenue avec elle en 1979 par Margaret A. Simons et Jessica Benjamin à ce sujet. Dans Pyrrhus et Cinéas, elle se réfère aussi déjà à Sartre et le reconnaît comme son maître à penser : Comme J.-P. Sartre l’a montré dans L’Être et le Néant, l’être de l’homme n’est pas l’être figé des choses : l’homme a à être son être ; à chaque instant il cherche à se faire être, et c’est cela le projet. L’être humain existe sous forme de projets qui sont non projets vers la mort, mais projets vers des fins singulières. […] Il faut qu’il se transcende, puisqu’il n’est pas, mais il faut aussi que sa transcendance se ressaisisse comme une plénitude, puisqu’il veut être : c’est dans l’objet fini qu’il fonde que l’homme trouvera un reflet figé de sa transcendance. (Beauvoir 1944: 256-257) Ce qui par contre est remarquable et montre son indépendance intellectuelle, c’est la manière dont Beauvoir applique la pensée sartrienne à des problèmes concrets ou à certaines situations historiques (ce qu’elle fera aussi dans Le deuxième sexe). En 1944, dans Pyrrhus et Cinéas, cette application a <?page no="23"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 23 pour objet la situation politique en France pendant la guerre, vue de manière rétrospective, après la libération de Paris. Selon Arens, avec cette apologie de la résistance contre le régime de Vichy, Beauvoir voulait montrer l’utilité pratique de la philosophie existentialiste et défendre ainsi cette dernière contre les accusations des communistes (qui avaient reproché aux existentialistes français leur proximité avec le philosophe allemand Heidegger, ami déclaré du pouvoir fasciste). Dans le passage suivant, Beauvoir se réfère à l’automne 1940 quand, après la défaite militaire, avait commencé la collaboration française avec l’Allemagne d’Hitler ; elle critique l’indifférence de la population, qui n’était pas prête à s’engager comme une vision existentialiste du monde l’aurait demandé : « ‹Mais qu’est-ce qu’il y a de changé ? › disait en septembre 1940 ce petit bourgeois sédentaire assis au milieu de ses meubles, ‹On mange toujours les mêmes beefsteaks.› Les changements n’existaient que dehors : en quoi le concernaient-ils ? » (Beauvoir 1944: 208) À la fin de la première partie de Pyrrhus et Cinéas, elle donne la réponse à ces interrogations du Français moyen : « Mais l’homme n’est pas seul au monde. » (Beauvoir 1944: 258) Personne n’a donc le droit de s’isoler et de penser uniquement à son propre bien-être ; l’homme se définit à travers ses relations avec les autres et doit assumer sa responsabilité dans la société. Juliana B. de Albuquerque (Universidade Católica de Pernambuco, Brésil) analyse dans « Tous les hommes sont mortels : Un essai au sujet de la dialectique de Maîtrise et Servitude » le roman publié par Simone de Beauvoir en 1946 sur le fond de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel (1807) ; mais en considérant qu’elle consacre la majeure partie de son article à la pensée du philosophe allemand (qui effectivement comptait beaucoup pour Sartre et Beauvoir) et non à des questions littéraires, il fallait insérer sa contribution ici et non dans la section suivante. Albuquerque commence en expliquant que selon Hegel, chaque conscience a besoin d’une autre conscience pour parvenir à la reconnaissance d’elle-même ; mais dès qu’une des deux consciences s’estime plus importante que l’autre et détruit l’équilibre, une relation analogue à celle existant entre maître et esclave peut naître. Sartre avait parlé de cette situation en 1943 dans son « essai d’ontologie phénoménologique » L’être et le néant, que Beauvoir connaissait évidemment très bien : Ainsi le « moment » que Hegel nomme l’être pour l’autre est un stade nécessaire du développement de la conscience de soi ; le chemin de l’intériorité passe par l’autre. Mais l’autre n’a d’intérêt pour moi que dans la mesure où il est un autre Moi, un Moi-objet pour Moi, et, inversement, dans la mesure où il reflète mon Moi, c’est-à-dire en tant que je suis objet pour lui. Par cette nécessité où je suis de n’être objet pour moi que là-bas, dans l’Autre, je dois obtenir de l’autre la reconnaissance de mon être. […] Il m’apparaît et s’apparaît à lui-même comme <?page no="24"?> Thomas Stauder 24 inessentiel. Il est l’Esclave et je suis le Maître : pour lui c’est moi qui suis l’essence. (Sartre 1943: 281-282) La relation entre deux êtres humains (de n’importe quel sexe) devient harmonieuse et satisfaisante pour les deux côtés seulement si chacun peut occuper à tour de rôle la position du sujet qui se reflète dans l’autre ; mais afin que ceci soit possible, leurs consciences doivent jouir du même degré de liberté. Si deux hommes ne mènent pas le même type d’existence du point de vue philosophique, il devient impossible d’arriver à cet équilibre ; c’est le problème de Fosca, le personnage principal du roman beauvoirien, qui reste isolé parmi les autres : L’immortalité de Fosca équivaut à une damnation pure et simple : aussi étrangère en définitive au monde humain qui l’entoure qu’un météorite chu des espaces sidéraux, elle est condamnée à ne jamais saisir la vérité de ce monde fini : l’absolu de toute conscience éphémère. (Beauvoir 1946: 8) Albuquerque montre que dans Le deuxième sexe (publié trois ans après Tous les hommes sont mortels) Beauvoir se réfère explicitement à Sartre pour déclarer nécessaire la finitude de la vie humaine pour le fonctionnement de la conscience dans son état actuel : Dans L’Être et le Néant, Sartre discute l’affirmation de Heidegger selon laquelle la réalité humaine est vouée à la mort du fait de sa finitude ; il établit qu’une existence finie et temporellement illimitée serait concevable ; néanmoins si la vie humaine n’était pas habitée par la mort, le rapport de l’homme au monde et à soimême serait si profondément bouleversé que la définition « l’homme est mortel » se découvre comme tout autre chose qu’une vérité empirique : immortel, un existant ne serait plus ce que nous appelons un homme. (Beauvoir 1949: I, 42) Karen Green et Nicholas Roffey (Monash University, Melbourne ; Australie) traitent dans « Reconnaissance et le drame hégélien de la femme dans Le deuxième sexe » également de la question des liens philosophiques entre Beauvoir et Sartre comme celle de la réception de Hegel chez les deux. En se situant par rapport à la discussion actuelle autour du degré d’indépendance intellectuelle de Simone de Beauvoir, Green et Roffey appellent à ne pas nier l’évidence de l’influence sartrienne sur Beauvoir : « Les interprétations qui tentent de couper les liens entre la pensée de Beauvoir et celle de Jean-Paul Sartre trahissent les principes centraux de sa philosophie de reconnaissance. » Mais selon eux il s’agit d’une relation dialectique, dans le cadre de laquelle Sartre a aussi appris certaines choses de sa compagne ; c’était elle qui en 1940 avait lu avant lui la Phénoménologie de l’esprit de Hegel et lui avait ensuite proposé dans une lettre de tenir compte des idées hégéliennes pour la construction de son propre système philosophique (ce que Sartre a fait). Si après 1943 Beauvoir cite de L’être et le néant des passages marqués par des axiomes du philosophe allemand, il ne <?page no="25"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 25 faut pas oublier que c’était elle qui avait présenté Hegel à Sartre. Quant au rôle que Hegel joue dans Le deuxième sexe, si d’un côté il est clair que la description de l’oppression de la femme par la conscience masculine est inspirée par la dichotomie hégélienne entre maître et esclave (citée expressément par Beauvoir), de l’autre côté - et ceci est souligné par Green et Roffey - la pensée de l’Allemand est modifiée par la Française : « Dans la Phénoménologie de l’esprit, les femmes n’entrent pas dans la relation dialectique avec les hommes. » Une des différences majeures entre Hegel et Beauvoir consiste précisément en la conviction de cette dernière que la conscience féminine a la possibilité de s’émanciper et d’assumer les mêmes pouvoirs que les hommes ; mais selon Beauvoir, la femme atteindra cette égalité seulement dans le futur. Green et Roffey citent un passage de Le deuxième sexe qui illustre cette attitude beauvoirienne : Entre le mâle et elle il n’y a jamais eu de combat ; la définition de Hegel s’applique singulièrement à elle. « L’autre [conscience] est la conscience dépendante pour laquelle la réalité essentielle est la vie animale, c’est-à-dire l’être donné par une entité autre. » Mais ce rapport se distingue du rapport d’oppression parce que la femme vise et reconnaît elle aussi les valeurs qui sont concrètement atteintes par les mâles. (Beauvoir 1949: I, 116) Nous retrouvons une autre contribution qui vise à analyser les parallèles et divergences entre Hegel et Beauvoir avec « Entre l’altérité absolue et la reconnaissance des différences : Aspects de l’autre chez Simone de Beauvoir » de Susanne Moser (Université de Vienne, Autriche). Moser part de l’hypothèse qu’il existe trois degrés d’altérité : premièrement, une opposition fondamentale dans le cadre de laquelle l’autre est considéré comme forcément et durablement inférieur ; deuxièmement, une lutte entre deux sujets potentiellement égales pour le pouvoir ; troisièmement, une altérité comme équilibre harmonieux sous le signe de l’amitié. Pour caractériser le premier de ces trois stades, Beauvoir dans Le deuxième sexe ne se réclame pas seulement de Hegel - dont elle accepte l’axiome de la « fondamentale hostilité à l’égard de toute autre conscience » (Beauvoir 1949: I, 19) -, mais aussi des recherches ethnologiques de son contemporain Lévi- Strauss, qu’elle cite de la manière suivante : « La dualité, l’alternance, l’opposition et la symétrie, qu’elles se présentent sous des formes définies ou des formes floues, constituent […] les données fondamentales et immédiates de la réalité sociale. » (ibid.) Quant au second stade, Moser observe que, dans la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, ce dernier peut avoir la chance de retourner la situation en sa faveur et prendre ainsi le pouvoir ; mais dans le passé, cette possibilité de se libérer a été réservée aux hommes : Le privilège du Maître, dit-il, vient de ce qu’il affirme l’Esprit contre la Vie par le fait de risquer sa vie : mais en fait l’esclave vaincu a connu ce même risque ; <?page no="26"?> Thomas Stauder 26 tandis que la femme est originellement un existant qui donne la Vie et ne risque pas sa vie ; entre le mâle et elle il n’y a jamais eu de combat. (Beauvoir 1949: I, 116) La femme ne pourra entretenir des relations égalitaires avec l’homme que lorsqu’elle sera devenue sa concurrente dans la vie professionnelle ; Beauvoir laisse entendre sa sympathie pour une refondation marxiste de la société : « Tout socialisme, arrachant la femme à la famille, favorise sa libération. » (Beauvoir 1949: I, 194) C’est dans le troisième stade des rapports entre deux consciences que Beauvoir s’éloigne le plus de Hegel, car elle estime possible une solution pacifique de ce conflit, qui mènerait alors aussi à une réconciliation entre hommes et femmes : Le drame peut être surmonté par la libre reconnaissance de chaque individu en l’autre, chacun posant à la fois soi et l’autre comme objet et comme sujet dans un mouvement réciproque. Mais l’amitié, la générosité, qui réalisent concrètement cette reconnaissance des libertés, ne sont pas des vertus faciles. (Beauvoir 1949: I, 240) Eva D. Bahovec (Université de Ljubljana, Slovénie) signale dans « Beauvoir et la psychanalyse » des sources philosophiques de Le deuxième sexe qui jusqu’à aujourd’hui ont été négligées par la recherche en faveur de l’existentialisme et de la phénoménologie. Elle mentionne d’abord l’anthropologie structuraliste de Claude Lévi-Strauss ; Beauvoir adopte la conception dualiste de celui-ci, mais l’enrichit avec la terminologie de Heidegger pour décrire l’antagonisme entre les deux sexes dans la société humaine : « Même en songe la femme ne peut exterminer les mâles. Le lien qui l’unit à ses oppresseurs n’est comparable à aucun autre. […] C’est au sein d’un mitsein originel que leur opposition s’est dessinée et elle ne l’a pas brisé. » (Beauvoir 1949: I, 22) Selon Bahovec, on tend également à sousestimer l’importance que Jacques Lacan a eu pour Beauvoir : dans le chapitre « Enfance » de Le deuxième sexe, elle se réfère au fameux « stade du miroir », en nommant explicitement l’auteur de cette théorie dans une note de bas de page (Beauvoir 1949: II, 15). Quant à Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, il faut reconnaître que sa théorie de la sexualité humaine porte l’empreinte unilatérale de la perspective masculine, ce qui est visible dans « l’envie du pénis » qu’il a cru pouvoir diagnostiquer chez les femmes (une idée androcentrique âprement critiquée par les féministes modernes ; cf. Lindhoff 2003: 58-59) ; mais l’étude de sa pensée a sans aucun doute apporté beaucoup à la réflexion beauvoirienne. Ceci peut être montré par exemple par un passage dans Le deuxième sexe où elle adopte la signification symbolique et identitaire du phallus dont Freud avait déjà parlé : Le pénis est posé par le sujet comme soi-même et autre que soi-même ; la transcendance spécifique s’incarne en lui de manière saisissable et il est source de fierté ; parce que le phallus est séparé, l’homme peut intégrer à son individualité la vie qui le déborde. (Beauvoir 1949: I, 92) <?page no="27"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 27 Mais ce qui distingue Beauvoir de Freud, c’est qu’elle ne voit pas tellement l’existence humaine dominée par la libido comme le croyait le Viennois : « Il ne faut pas prendre la sexualité comme une donnée irréductible ; il y a chez l’existant une ‹recherche de l’être› plus originelle ; la sexualité n’est qu’un de ces aspects. » (Beauvoir 1949: I, 89) Malgré cela, Beauvoir s’est occupée de cet aspect de la vie assez souvent et dans toutes les parties de son œuvre ; Annik Houel (Université Lyon 2, France) examine dans « ‹Deux bêtes nues qui s’affrontent› : Sexualité féminine et/ ou maternelle ? » le chemin parcouru en passant par la perception traumatisante de la sexualité de ses parents par la petite Simone jusqu’à l’expérience gratifiante de l’amour physique avec Nelson Algren vécue par Beauvoir comme femme mature. Étant donné que le jeune enfant ne comprend pas encore l’érotisme des adultes, il aperçoit l’acte sexuel comme brutal et désagréable, comme Beauvoir l’explique dans Le deuxième sexe : Comment passer de l’image de gens habillés et dignes, ces gens qui enseignent la décence, la réserve, la raison, à celle de deux bêtes nues qui s’affrontent ? […] Souvent l’enfant refuse avec entêtement l’odieuse révélation : « Me parents ne font pas ça », déclare-t-il. […] Mais malgré refus et fuites, le malaise et le doute s’insinuent au cœur de l’enfant ; il se produit un phénomène aussi douloureux que celui du sevrage : ce n’est plus qu’on détache l’enfant de la chair maternelle, mais autour de lui l’univers protecteur s’écroule. (Beauvoir 1949: II, 56) Selon Beauvoir, la jeune fille en pleine puberté ne peut imaginer la pénétration masculine que comme un acte de violation ; Houel montre que Beauvoir adopte ici les théories de la freudienne Helen Deutsch (citée expressément dans Le deuxième sexe), qui avait une idée assez négative de la sexualité féminine. Pendant sa vie adulte, quand elle avait déjà réussi à s’émanciper, Beauvoir entretenait de rapports plutôt mauvais avec sa mère, ce qui d’après Houel était dû en partie à l’association de cette dernière avec la ‹scène primitive›. Ce fut seulement après la mort de sa mère que Beauvoir fut finalement capable de se libérer de son attitude hostile envers elle, comme témoignent certains passages d’Une mort très douce (Beauvoir 1964: 147). Par contre, dans le roman Les mandarins, qui contient un récit à peine chiffré de sa relation amoureuse avec Nelson Algren, Beauvoir évoque une sexualité saine et valorisante : « Son désir me transfigurait. Moi qui depuis si longtemps n’avais plus de goût, plus de forme, je possédais de nouveau des seins, un ventre, un sexe, une chair ; j’étais nourrissante comme le pain, odorante comme la terre. » (Beauvoir 1954: II, 39) Dans ces phrases, Beauvoir associe la reconquête de son érotisme féminin à l’image de la « terre-mère » ; Houel interprète ceci comme le « rappel d’un narcissisme premier », qui équivaudrait à un retour psychologique à l’union enfantine avec la mère. <?page no="28"?> Thomas Stauder 28 Thomas Stauder (Université d’Erlangen-Nuremberg, Allemagne) s’occupe dans « Simone de Beauvoir et les perversions du marquis. Une relecture de Faut-il brûler Sade ? » de cet essai paru pour la première fois en 1951-52 dans Les Temps modernes, en ayant pour but de montrer que Beauvoir n’a pas suffisamment tenu compte du potentiel émancipatoire de l’œuvre sadienne. Le marquis était prêt à concéder aux femmes, dans le domaine de la sexualité principalement, les mêmes droits qu’aux hommes, ce qui signifia dans le cadre de ses fantasmagories pathologiques qu’elles pouvaient échanger le rôle de la victime contre celui du bourreau. Tandis que la vertueuse et sentimentale Justine se laisse dominer et exploiter comme objet par les hommes, la vicieuse Juliette grâce à sa froide intelligence peut exercer le pouvoir sur le sexe masculin et parvenir au statut d’un sujet autodéterminé. Dans l’Histoire de Juliette, la protagoniste est encouragée par sa maîtresse à penser, la perverse abbesse Delbène, à se révolter contre la société patriarcale : Jeunes et délicieux objets de notre sexe, poursuivit Delbène avec chaleur, [...] de quel droit les hommes exigent-ils de vous tant de retenue, quand ils en ont si peu de leur côté ; ne voyez-vous pas bien que ce sont eux qui ont fait les lois. (Sade 1797: 255) Sans se soucier de la doctrine de l’église, Delbène appelle à considérer la sexualité détachée de la procréation (Sade 1797: 240); et quand on n’oblige plus les femmes à devenir des mères, il faut leur permettre aussi l’avortement (Sade 1797: 241). On trouve des idées non moins révolutionnaires pour l’époque - dont la portée reste néanmoins limitée par l’étrange vision du monde sadienne - aussi dans La Philosophie dans le boudoir : dans cet ouvrage, le chevalier de Mirvel s’adresse de la manière suivante aux femmes : Sexe charmant, vous serez libre ; vous jouirez comme les hommes de tous les plaisirs dont la nature vous fait un devoir ; vous ne vous contraindrez sur aucun, la plus divine partie de l’humanité doit-elle donc recevoir des fers de l’autre ? Ah ! brisez-les, la nature le veut; n’ayez plus d’autres freins que celui de vos penchants, d’autres lois que vos seuls désirs. (Sade 1795: 136-137) Ce qui déplaisait à Beauvoir dans l’idéologie de Sade, c’est qu’il avait pu concevoir une relation sexuelle seulement comme une domination unilatérale ; ceci contredisait l’idéal beauvoirien de l’amour comme équilibre harmonieux de deux consciences autonomes dont elle avait parlé en 1944 dans Pyrrhus et Cinéas : « Seule la liberté d’autrui est capable de nécessiter mon être. Mon besoin essentiel est donc d’avoir des hommes libres en face de moi. » (Beauvoir 1944: 289) On peut montrer en outre qu’elle et Sartre critiquaient Sade avec les mêmes arguments ; son compagnon avait écrit <?page no="29"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 29 dans L’être et le néant : « Le sadisme est en porte à faux car il […] veut la nonréciprocité des rapports sexuels. » (Sartre 1943: 450) À la différence de Juana María González Moreno, qui dans son analyse d’Une mort très douce s’était concentrée sur les sentiments de la famille de l’agonisante (ce qui justifiait son insertion dans la section biographique), Graziella-Fotini Castellanou (Université de Thessalonique, Grèce) s’intéresse dans « Repenser la science à travers l’œuvre de Simone de Beauvoir : Une mort très douce » à la dimension philosophique. Elle interprète le récit beauvoirien du séjour à hôpital et du décès de sa mère comme un pamphlet dirigé contre « une science qui efface l’être humain, qui le réduit à un objet d’expérience relevant du domaine des choses ». Être livré à la médecine peut signifier dans le pire des cas de perdre son identité, comme Castellanou le fait ressortir en se référant à Alain Touraine : « La science abolit l’espace de la subjectivité. Ainsi, l’homme perd son existence singulière. » La prolongation artificielle de la vie humaine, rendue possible par le progrès médical, conduit à l’abolition de la mortalité naturelle et aliène ainsi l’homme de la dimension temporelle de son existence, qui pourtant lui est indispensable (cf. le roman beauvoirien Tous les hommes sont mortels). Selon une constatation d’Edgar Morin - citée par Castellanou pour expliquer la pensée beauvoirienne -, le regard scientifique sur la vie humaine risque de négliger la dignité de l’individu. Dans Une mort très douce, le comportement arrogant des médecins, qui grâce à leur profession se sentent supérieurs à la patiente et ne montrent aucune compassion, produit une impression de froideur : Le docteur J., le professeur B., le docteur T. : tirés à quatre épingles, lotionnés, bouchonnés, ils se penchaient de très haut sur cette vieille femme mal peignée, un peu hagarde ; des messieurs. Je reconnaissais cette futile importance ; celle des magistrats des Assises en face d’un accusé qui joue sa tête. (Beauvoir 1964: 29) Bien que Simone de Beauvoir récuse cette présomption d’omnipotence de la médecine, contraire à l’autodétermination existentialiste, elle accepte finalement tous les traitements qu’on lui propose pour sa mère afin de soulager la souffrance de celle-ci, non sans remords après coup : J’avais renié ma propre morale, vaincue par la morale sociale. « Non, m’avait dit Sartre, vous avez été vaincue par la technique : et c’était fatal. » En effet. On est pris dans un engrenage, impuissant devant le diagnostic des spécialistes, leurs prévisions, leurs décisions. Le malade est devenu leur propriété : allez donc le leur arracher ! (Beauvoir 1964: 80-81) On peut donc lire Une mort très douce comme un plaidoyer pour une nouvelle éthique de la science, capable d’éviter la chosification de l’homme. Claudine Monteil (Paris, France) commence son essai sur « La vieillesse, l’autre scandale » avec le souvenir de comment, en 1970, elle avait fait la <?page no="30"?> Thomas Stauder 30 connaissance de Simone de Beauvoir - quand elle-même avait seulement vingt ans et était membre du Mouvement de Libération des Femmes - et de comment cette même année elle recevait de ses propres mains son nouveau livre, La vieillesse. Au moment où ce traité fut publié, l’âge était un thème tabou que les intellectuels français (mais aussi ceux d’autres sociétés occidentales) évitaient d’évoquer ; le but de Beauvoir était de « briser la conspiration du silence » (Beauvoir 1970: 8). Avec sa méthode pluridisciplinaire (historiographie, sociologie, ethnologie, etc.), sa structure monumentale (non moins de 600 pages dans l’édition la plus répandue) et son engagement politique, cette enquête est comparable à Le deuxième sexe. Pour Beauvoir, c’est la société qui définit le rôle des personnes âgées, exactement comme elle définit le rôle des femmes : « La vieillesse […] n’est pas seulement un fait biologique, mais un fait culturel. » (Beauvoir 1970: 19) Tandis qu’en 1949 elle avait encore déclaré ne se pas sentir discriminée personnellement en tant que femme (et d’avoir donc composé Le deuxième sexe plus pour la libération des autres femmes que pour la sienne), maintenant elle n’hésite pas à se présenter comme concernée par le problème de la vieillesse. Avant 1970, elle avait déjà parlé dans certains de ses écrits autobiographiques (par exemple, dans La force des choses) de ses craintes de subir des restrictions dans son existence en vieillissant ; en outre, elle avait montré à travers certains de ses personnages de fiction (par exemple, Anne dans Les mandarins) que les femmes souffrent plus de ce processus que les hommes car, pour elles, il comporte la perte de la fertilité et donc d’une partie importante de leur sexualité. Alors que dans Le deuxième sexe elle avait encore disserté des femmes à la troisième personne, assumant ainsi la position d’une observatrice apparemment neutre, dans La vieillesse elle s’inclut dans le groupe des personnes âgées et choisit le « je » ou le « nous » pour en parler. Par un tour d’horizon historique s’étendant de l’Antiquité à travers le Moyen Âge jusqu’à l’époque moderne, Beauvoir montre que les personnes âgées ont plus souvent été tournées en dérision à cause de leurs infirmités corporelles que respectées grâce à leur sagesse. Dans le domaine économique, les personnes âgées ont presque toujours vécu dans des conditions pires que celles du reste de la société, ce qui s’est encore aggravé avec l’industrialisation. Un autre facteur qui influence la qualité de vie des personnes âgées, c’est leur appartenance à une classe plus ou moins aisée ou indigente, un bourgeois ayant de meilleures chances de vieillir en bonne santé qu’un ouvrier manuel. Mais la majorité des personnes âgées souffrent surtout d’ennui, d’un manque d’activités utiles et gratifiantes : fidèle à sa philosophie existentialiste, Beauvoir leur recommande de continuer à se fixer des buts et d’encore concevoir des projets dirigés vers le futur. Comme en 1949, quand elle avait misé sur la société socialiste de l’avenir pour rendre possible une vraie égalité entre la femme et l’homme, <?page no="31"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 31 elle demande maintenant une profonde réforme de la structure sociale afin de changer le caractère de la vieillesse : Exiger que les hommes restent des hommes pendant leur dernier âge impliquerait un radical bouleversement. Impossible d’obtenir ce résultat par quelques réformes limitées qui laisseraient le système intact : […] tout est à reprendre, dès le départ. (Beauvoir 1970: 13) Aspects littéraires La série des contributions dans lesquelles prédomine l’aspect littéraire est inaugurée par Eric Levéel (Université de Stellenbosch, Afrique du Sud) avec « Quand prime le spirituel : Beauvoir avant Beauvoir ». Il plaide pour reconnaître l’importance de cette œuvre de jeunesse, rédigée entre 1935 et 1937 mais parue seulement en 1979 et souvent sous-estimée, pour comprendre les grands thèmes beauvoiriens. Sous ce titre sont réunies cinq nouvelles avec autant d’héroïnes, cinq jeunes femmes qui illustrent la tension - vécue aussi par l’auteure - entre les contraintes que la société impose à leur sexe et leur aspiration à une vie autodéterminée : Je voulais communiquer ce qu’il y avait d’originel dans mon expérience. Pour y réussir, je savais que c’était vers la littérature que je devais m’orienter. […] Je me limiterais aux choses, aux gens que je connaissais ; j’essaierais de rendre sensible une vérité que j’avais personnellement éprouvée ; elle ferait l’unité du livre. (Beauvoir 1960: 254-255) Avec le personnage d’Anne, qui ne supporte pas les pressions de sa famille bourgeoise et qui en meurt, Beauvoir voulait commémorer son amie de jeunesse Zaza, tragiquement décédée selon des circonstances semblables. À côté d’Anne, on trouve dans cette nouvelle une amie appelée Chantal qui essaie de l’aider (comme Beauvoir l’avait fait avec Zaza) et qui à la fin pleure sa mort : « La tête de Chantal se courba davantage ; il pesait lourd contre son cœur, ce merveilleux fardeau […]. ‹Anne chérie, je ne vous oublierai jamais›, promit-elle avec ferveur. » (Beauvoir 1937: 192) Le meilleur autoportrait de l’auteure se retrouve cependant dans le personnage de Marguerite, au centre de la dernière des cinq nouvelles : dans La force de l’âge, Beauvoir remarqua à ce sujet : « Le livre se terminait sur une satire de ma jeunesse. Je prêtai à Marguerite mon enfance au cours Désir et la crise religieuse de mon adolescence. » (Beauvoir 1960: 258) Marguerite est la seule jeune femme dans ce recueil qui parvient à un certain degré d’indépendance en réussissant à se libérer des normes traditionnelles ; le personnage s’en rend compte à la fin de son récit homodiégétique : <?page no="32"?> Thomas Stauder 32 J’ai voulu montrer seulement comment j’ai été amenée à essayer de regarder les choses en face, sans accepter d’oracles, de valeurs toutes faites ; il a fallu tout réinventer moi-même, c’était parfois déconcertant. (Beauvoir 1937: 249) La poursuite de l’authenticité et le rejet de la mauvaise foi sont des éléments autobiographiques dans cette figure. Ce que Beauvoir a écrit d’elle-même dans Tout compte fait est valable pour le caractère de Marguerite dans Quand prime le spirituel : Dissiper les mystifications, dire la vérité, c’est un des buts que j’ai le plus obstinément poursuivis à travers mes livres. Cet entêtement a ses racines dans mon enfance ; je haïssais ce que nous appelions ma sœur et moi la ‹bêtise›. (Beauvoir 1972: 633) L’essai de Carolle Gagnon (Université Laurentienne, Sudbury ; Canada) possède le titre le plus long de ce volume : « L’intentionnalité dans Les mandarins : La mise en récit de la double énigme d’un monde qui a perdu son sens et de l’existence même de ce monde comme constitution de la conscience d’Anne Dubreuilh, survivante ». On aurait aussi pu imaginer d’insérer cette contribution dans la section précédente ; mais dans l’ensemble Gagnon semble s’intéresser plus aux aspects littéraires de ce roman qu’à sa base philosophique (qu’elle commente néanmoins en détail). Gagnon montre que dans Les mandarins Beauvoir reflète sa propre conscience de « survivante » de la Seconde Guerre mondiale dans les consciences de la protagoniste et de la narratrice (qui ne sont pas identiques). La vie dans le présent est marquée par les expériences traumatisantes du passé : « Survivre, habiter de l’autre côté de sa vie : […] on n’attend plus rien, on ne craint plus rien, et toutes les heures ressemblent à des souvenirs. » (Beauvoir 1954: I, 269) Afin d’expliquer cette simultanéité de deux plans temporels, Gagnon se sert de la phénoménologie d’Edmund Husserl, bien connue par Simone de Beauvoir : « Les vécus dont parle Husserl forment l’horizon d’originalité du moi. […] Tous les vécus de l’arrièreplan adhèrent au moi en tant qu’ils appartiennent à un flux unique du vécu qui lui est propre. » À plusieurs endroits de Les mandarins, le passé surgit dans la conscience actuelle : « Toutes les vieilles peurs s’abattirent sur moi : celle du club Delisa, celle de Mérida, celle de Chichen-Itza, et d’autres encore que j’avais très vite étouffées.“ (Beauvoir 1954: II, 244) Beauvoir avait déjà décrit une situation existentielle semblable dans son roman de résistance Le sang des autres ; Gagnon en cite des passages afin de prouver le parallèle entre Hélène et Anne : « Elle seule survivait par miracle, intacte, absurde au milieu de ce monde sans vie. Mais elle n’avait plus ni corps ni âme. Seulement cette voix qui dit : ‹Je ne suis plus moi.› » (Beauvoir 1945a: 264) Mais ce qui est plus prononcé dans Les mandarins que dans Le sang des autres, c’est selon Gagnon la « mise en récit de la conscience phénoménologique ». Le personnage principal Anne y reconsidère sans cesse son aperception de la <?page no="33"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 33 réalité : « Je suis là, Robert parle avec Henri, ce que pense Lewis, là-bas, en quoi ça me touche-t-il ? […] J’essayais d’écouter, mais en vain ; je me disais : Mes bras sont froids. » (Beauvoir 1954: II, 377) Annlaug Bjørsnøs (Université de Trondheim, Norvège) est l’auteure de la première des deux contributions dans ce volume consacrées au roman avec lequel Simone de Beauvoir s’engageait dans une nouvelle direction artistique en 1966 : « La morale réaliste de Simone de Beauvoir : Le cas des Belles images ». Tandis que dans ses œuvres narratives à partir de L’invitée (1943) elle s’était presque toujours concentrée sur le milieu des intellectuels de gauche, avec lequel elle entretenait des liens personnels, cette fois-ci elle voulait dessiner le portrait d’une idéologie ressentie par elle-même comme répugnante : « évoquer cette société technocratique dont je me tiens le plus possible à distance » (Beauvoir 1972: 172). Le fait que le personnage principal, qui s’appelle Laurence, ne ressemble pas à Simone de Beauvoir (comme cela l’était d’accoutumé) ni ne soit conçue suffisamment sympathique pour faciliter l’identification, conduisait à l’irritation de nombreuses lectrices ; mais l’auteure du roman avait expressément cherché cette distance : « Personne, dans cette univers auquel je suis hostile, ne pouvait parler en mon nom ; cependant pour le donner à voir il me fallait prendre à son égard un certain recul. » (ibid.) Bjørsnøs montre que Laurence vit une existence inauthentique dans un milieu dans lequel elle est mal à l’aise, malgré les commodités de la prospérité matérielle : « Qu’est-ce que les autres ont que je n’ai pas ? » (Beauvoir 1966: 7) Laurence doute de sa capacité de raisonner et de juger (elle « s’embrouille dans ses pensées » ; Beauvoir 1966: 95) et se sent aliénée au monde ; on pourrait donc la regarder comme une espèce de Meursault au féminin (d’autant plus que Beauvoir avait parlé de L’étranger de Camus déjà dans Pyrrhus et Cinéas) : « Le monde est partout ailleurs, et il n’y a pas moyen d’y entrer. » (Beauvoir 1966: 26) La perspective se transfère du niveau phénoménologique sur le niveau éthique, quand le lecteur constate que Laurence n’est pas touchée par la souffrance des autres, dont elle est informée par la télévision : « Il faut dire qu’on assiste à toutes ces catastrophes confortablement installé dans son décor familial. » (Beauvoir 1966: 147) Mais selon la philosophie existentialiste, l’individu est éthiquement responsable de sentir de la compassion pour les autres. Beauvoir écrit au début de Pyrrhus et Cinéas : « Le lien qui m’unit à l’autre, moi seul peux le créer ; on n’est le prochain de personne, on fait d’autrui un prochain en se faisant son prochain par un acte. » (Beauvoir 1944: 210-211). Avec l’aide de sa fille Catherine, Laurence parvient à une prise de conscience : quand celle-ci lui pose une question née de l’idéalisme de la jeunesse - « Toi, qu’est-ce que tu fais pour les gens malheureux ? » (Beauvoir 1966: 29) -, soudainement elle a des scrupules moraux. À la fin du roman, Laurence garantira qu’on ne forcera jamais Catherine à s’adapter aux <?page no="34"?> Thomas Stauder 34 normes mensongères de la société bourgeoise : « Sur Catherine je ne céderai pas. Moi, c’est foutu, j’ai été eue, j’y suis, j’y reste. Mais elle, on ne la mutilera pas. » (Beauvoir 1966: 181) Une des qualités les plus précieuses de Simone de Beauvoir comme écrivaine consiste en son talent de présenter au lecteur des problèmes philosophiques sous une forme narrative. Dans son article Littérature et métaphysique de 1946 elle avait expliqué la différence entre ces deux manières d’approcher la réalité : Tandis que le philosophe, l’essayiste livrent au lecteur une reconstruction intellectuelle de leur expérience, c’est cette expérience elle-même, telle qu’elle se présente avant toute élucidation, que le romancier prétend restituer sur un plan imaginaire. (Beauvoir 1948a: 72) Sylvie Loignon (Université de Caen, France) interprète dans « Sage comme une image » le même roman beauvoirien de 1966, mais met l’accent sur d’autres détails ; ainsi il n’y a pas d’interférences indésirables entre les deux articles, qui tout au contraire se complètent très bien. Loignon montre que le monde des belles images évoqué dans le titre - l’univers des marchandises et de la publicité de la société de consommation - aliène les hommes de leurs propres existences : « L’image lisse et police le monde. L’image, mortifère et séductrice, est en tout point contre-nature. » Laurence est une victime de son éducation, effectuée sous le signe des apparences : « Elle a toujours été une image. Dominique y a veillé […]. Petite fille impeccable, adolescente accomplie, parfaite jeune fille. » (Beauvoir 1966: 20-22) L’opulence de son train de vie a formé son caractère : Quelle jolie image publicitaire, promettant - au profit d’un marchand de meubles, d’un chemisier, d’un fleuriste - la sécurité, le bonheur. […] Chaque matin, en ouvrant ses volets, Laurence contemplait une superbe photographie sur papier glacé. (ibid.) La conscience des hommes de ce milieu s’est adaptée à ce faux idéal ; l’individualisme - indispensable selon la philosophie existentialiste beauvoirienne - a été remplacé par l’uniformité, ce qui est souligné dans le roman par la répétition d’expressions identiques : « Dans un autre jardin, tout à fait différent, exactement pareil […]. […] Dans un autre salon, tout à fait différent, exactement pareil […]. » (Beauvoir 1966: 9, 50) Le comportement humain est devenu pareil partout : « Discussion trop connue […]. Estce qu’en cet instant, dans un autre coin de la galaxie, un autre Lucien, une autre Laurence disent les mêmes mots ? » (Beauvoir 1966: 32) Même les sentiments ont été dégradés à des automatismes, les hommes semblent des pantins grotesques : « Sourire mécanique : on dirait qu’elle tire sur les commissures des ses lèvres avec deux petites ficelles ; elle lâche les ficelles. » (Beauvoir 1966: 142) Laurence a perdu son âme individuelle, et cet état déplorable est illustré dans le roman par une série d’images poétiques : « Il <?page no="35"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 35 fait nuit en elle ; elle s’abandonne à la nuit. […] Son corps est de pierre, elle voudrait hurler ; mais la pierre n’a pas de voix; ni de larmes. » (Beauvoir 1966: 169, 176) Dans les catégories de l’existentialisme, il s’agit d’une chosification ; mais Laurence est au moins capable de reconnaître que sa fille n’est pas comme elle-même et qu’elle aura par conséquent la possibilité de s’autoconstituer comme sujet libre : « Ses yeux, ceux de Catherine : des visions différentes mais colorées, émouvantes ; et moi à côté d’eux, aveugle. » (Beauvoir 1966: 157) Chantal Bertrand-Jennings (Université de Toronto, Canada) s’occupe dans « Vers une éthique de l’authenticité : La femme rompue » de trois nouvelles que Simone de Beauvoir publia en 1967 sous un titre commun. Dans chacun de ces trois textes, on trouve au centre une femme qui, avec un certain degré de mauvaise foi, lutte contre des circonstances adverses - à savoir, une relation conflictuelle ou menacée d’échec avec un partenaire masculin ou avec sa famille - et qui est dans la position d’une narratrice homodiégétique, parlant beaucoup de ses propres sentiments. Toutes ces femmes ont peur d’admettre leurs problèmes et, en conséquence, elles tendent à embellir ou à passer sous silence leurs vraies situations ; mais par leur langage ou en mentionnant entre parenthèses certains détails, elles se trahissent involontairement. Un des thèmes majeurs de la première nouvelle, L’âge de discrétion, est la menace de la vieillesse, évoquée au début par un symbole : « Ma montre est-elle arrêtée ? Non. Mais les aiguilles n’ont pas l’air de tourner. Ne pas les regarder. Penser à autre chose, à n’importe quoi. » (Beauvoir 1967: 9) L’auteure voudrait montrer que les femmes souffrent plus de ce processus que les hommes, car ce sont elles qui, à partir de la ménopause, entrent dans une autre phase de leurs vies en y perdant une partie de leurs attraits physiques, ce qui normalement n’est pas le cas chez les hommes du même âge. Il y a des femmes chez lesquelles on constate aussi à ce moment-là une diminution de la libido ; la protagoniste de L’âge de discrétion se trouve dans cette situation. Après avoir essayé de nier l’importance de la jouissance sexuelle, elle se voit finalement forcée à reconnaître que son désistement de toute activité sexuelle met en péril sa relation avec son mari : La sexualité pour moi n’existe plus. J’appelais sérénité cette indifférence ; soudain je l’ai comprise autrement : c’est une infirmité, c’est la perte d’un sens ; elle me rend aveugle aux besoins, aux douleurs, aux joies de ceux qui le possèdent. Il me semble ne plus rien savoir de Philippe. (Beauvoir 1967: 27) Ses doutes au sujet des présumées valeurs stables de son existence - elle a des problèmes non seulement dans le cadre de son mariage, mais aussi dans sa vie professionnelle et avec son fils adulte - se manifestent dans des troubles du langage : « Les mots se décomposaient dans ma tête : amour, entente, désaccord, c’étaient des bruits, dénués de sens. En avaient-ils jamais <?page no="36"?> Thomas Stauder 36 eu ? » (Beauvoir 1967: 66) Malgré tout cela, la première nouvelle se termine sur un discret optimisme ; la protagoniste se confronte à sa vie avec plus d’authenticité qu’au début et espère vaincre la vieillesse ensemble avec son mari : « Nous nous aiderons à vivre cette dernière aventure. » (Beauvoir 1967: 84) Monologue est par contre celui des trois textes dans lequel la mauvaise foi de l’héroïne est la plus évidente ; dans Tout compte fait, Simone de Beauvoir décrit cette nouvelle de la manière suivante : J’ai choisi un cas extrême : une femme qui se sait responsable du suicide de sa fille et que tout son entourage condamne. J’ai essayé de construire l’ensemble des sophismes, des vaticinations, des fuites par lesquels elle tente de se donner raison. Elle n’y parvient qu’en poussant jusqu’à la paraphrénie sa distorsion de la réalité. […] Je voulais qu’à travers ce plaidoyer truqué le lecteur aperçut son vrai visage. (Beauvoir 1972: 176) Par l’échec de la protagoniste de Monologue, Beauvoir déconstruit les mythes du mariage et de la maternité, dont beaucoup de femmes font dépendre trop exclusivement leur bonheur personnel. Bertrand-Jennings souligne qu’il existe des parallèles entre cette fiction et certaines réflexions dans Le deuxième sexe. La troisième nouvelle, La femme rompue, qui a donné son titre au recueil, raconte le destin d’une épouse qui est en train de perdre son mari au profit d’une amante plus jeune qu’elle, mais qui ne veut tout d’abord pas reconnaître la gravité de ce péril. Comme déjà dans L’âge de discrétion, cette fois-ci aussi les évènements remettent en question les certitudes existentielles du personnage principal : Je ne sais plus rien. Non seulement pas qui je suis mais comment il faudrait être. Le noir et le blanc se confondent, le monde est un magma et je n’ai plus de contours. Comment vivre sans croire à rien ni à moi-même ? (Beauvoir 1967: 251) Selon Bertrand-Jennings, la protagoniste fait cependant l’expérience d’une transformation positive, de l’« en-soi » du début (symbolisé par un « village à des fins utilitaires » du 18 ème siècle) jusqu’au « pour-soi » de la fin (symbolisé par un bar bouillonnant dans le New York actuel). Ainsi La femme rompue se termine avec l’espoir de l’émancipation: Une porte fermée, quelque chose qui guette derrière. Elle ne s’ouvrira pas si je ne bouge pas. Ne pas bouger ; jamais. Arrêter le temps et la vie. Mais je sais que je bougerai. La porte s’ouvrira lentement et je verrai ce qu’il y a derrière la porte. C’est l’avenir. La porte de l’avenir va s’ouvrir. Lentement. Implacablement. Je suis sur le seuil. (Beauvoir 1967: 252) Réception et actualité La contribution de Mojgan Mahdavi Zadeh (Université d’Ispahan, Iran), « La philosophie beauvoirienne et le féminisme en France », est une <?page no="37"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 37 preuve éclatante du rayonnement de Simone de Beauvoir au-dehors de la culture de l’occident. Cet essai montre qu’aujourd’hui, même dans les sociétés islamiques il y a un grand intérêt pour la question de l’égalité des droits entre hommes et femmes. Mahdavi Zadeh commence par un aperçu historique du développement de l’émancipation en France : en passant par le Moyen Âge (Christine de Pisan) et la Renaissance (Marguerite de Navarre), elle parvient jusqu’à la Révolution Française et la fameuse Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges ; du 19 ème siècle elle cite Flora Tristan, pour présenter finalement Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir comme point culminant de ces aspirations (sans passer sous silence les tendances plus récentes du féminisme ; elle mentionne Monique Wittig, Julia Kristeva et Hélène Cixous). Afin de montrer la naissance de l’engagement beauvoirien pour la liberté des femmes (une conséquence de son combat individuel pour l’épanouissement de sa personnalité), Mahdavi Zadeh cite quelques passages clé de Le deuxième sexe ; on discerne la philosophie existentialiste de l’auteure dans cette description d’une fille qui observe les travaux ménagers de sa mère et qui critique le manque de transcendance, l’absence d’un projet de vie : L’enfant envisage l’avenir comme une ascension indéfinie vers on ne sait quel sommet. Soudain, dans la cuisine où la mère lave la vaisselle, la fillette comprend que depuis des années, chaque après-midi, à la même heure, ces mains ont plongé dans les eaux grasses, essuyé la porcelaine avec le torchon rugueux. Et jusqu’à la mort elles seront soumises à ces rites. Manger, dormir, nettoyer… […] Chaque jour imite celui qui le précéda ; c’est un éternel présent inutile et sans espoir. (Beauvoir 1949: II, 264) Une des meilleures possibilités pour la femme d’échapper à ce cercle vicieux était selon Beauvoir l’indépendance économique conquise par une activité professionnelle ; c’est ce qu’on lit dans Le deuxième sexe : « Dès qu’elle cesse d’être une parasite, le système fondé sur sa dépendance s’écroule ; entre elle et l’univers il n’est plus besoin d’un médiateur masculin. » (Beauvoir 1949: II, 587) Bien que Mahdavi Zadeh soit d’accord avec Simone de Beauvoir sur le fait que le but suprême est l’autonomie des femmes, elle ne cache pas sa crainte qu’une mauvaise interprétation de l’idéal de l’émancipation pourrait conduire les femmes à négliger les valeurs familiales (y compris la maternité). Nous pouvons voir dans son témoignage une preuve que, dans une société conservatrice et patriarcale comme l’Iran actuel, les effets secondaires négatifs du féminisme sont enregistrés avec une attention particulière. Abderhaman Messaoudi (Universités Paris IV et Paris VIII, France) part dans « Le cas Beauvoir en philosophie. Réflexions sur un ‹retour› » de la constatation que pendant les dernières années Simone de Beauvoir a été prise au sérieux comme philosophe par les intellectuels et universitaires français plus souvent que dans le passé. Longtemps, on avait accepté comme <?page no="38"?> Thomas Stauder 38 philosophe uniquement l’austère penseur systématique, quelqu’un de l’envergure d’un Immanuel Kant. Si Sartre était à la hauteur de ces exigences, Beauvoir ne l’était certainement pas (car elle n’avait jamais écrit une œuvre monumentale comme L’être et le néant). Mais on sait aujourd’hui que Beauvoir avait un autre talent : celui d’illustrer des axiomes philosophiques par le moyen de la fiction, ou d’établir des liens entre une problématique universelle et une situation historique concrète (comme pour la question de la femme dans Le deuxième sexe). Depuis peu, on a commencé à apprécier à sa juste valeur ce procédé transversal. Messaoudi situe la redécouverte de la philosophie beauvoirienne dans le cadre du développement récent du féminisme en France, qui par sa critique des erreurs de stratégie comporta un retour aux pionnières du mouvement : en 2001, Elisabeth Badinter parla d’« un féminisme qui a fait fausse route » ; en 2002, Yvon Dallaire publia avec Homme. Et fier de l’être « un livre qui dénonce les préjugés contre les hommes et fait l’éloge de la masculinité » ; en 2004, Valérie Toranian vitupéra « un féminisme qui se caricature en discours anti-masculin » ; et en 2007, Alain Badiou déplora « un féminisme agressif et emprisonneur ». Dans cette nouvelle phase de la discussion sur le genre, la position modérée de Simone de Beauvoir fut revêtue d’une actualité inespérée ; Messaoudi cite des conversations beauvoiriennes avec Alice Schwarzer : « Certaines féministes nient qu’on puisse mener la même lutte qu’elles si on est étroitement liée à un homme : je ne suis pas de cet avis. » (Schwarzer: 8) La réception actuelle de la pensée beauvoirienne est favorisée aussi par la combinaison de féminisme et de métaphysique (discutée en 2004 par Jacques Nef et en 2005 par Sylviane Agacinski) et par la tendance à voir la lutte pour les droits des femmes de nouveau comme faisant partie intégrante de reformes sociales et politiques plus larges (ainsi en 2007 chez Danièle Sallenave). Claudia Gather (I.U.T. économique de Berlin, Allemagne) examine dans « Simone de Beauvoir: Une classique de la sociologie féministe allemande ? » tout d’abord l’influence de l’œuvre majeure beauvoirienne Le deuxième sexe sur la réflexion autour du genre en Allemagne, surtout dans la sociologie ; ensuite, elle fait des propositions sur la manière dont la prise en considération de certaines idées beauvoiriennes pourrait stimuler l’actuelle recherche académique. De la traduction allemande de Le deuxième sexe avaient été vendues jusqu’à 1970 seulement 40 000 exemplaires ; dans l’intervalle relativement bref entre 1970 et 1976, ce nombre augmenta à 176 000 (pour atteindre en 2007, dans une Allemagne déjà unifiée, les 450 000 exemplaires). Gather explique la spectaculaire croissance de l’intérêt pour ce livre pendant la première moitié des années soixante-dix par l’apparition du Nouveau Mouvement des Femmes ; mais curieusement on trouve peu de références à Simone de Beauvoir dans les débats théoriques de cette époque. Un exemple de cette omission est le livre de 1977 Wir werden nicht als <?page no="39"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 39 Mädchen geboren, wir werden dazu gemacht d’Ursula Scheu, qui avec son titre fait allusion à une fameuse formule beauvoirienne, mais qui, sur le fond, ne tient pas cette promesse, car on y cherche en vain une référence sérieuse à Le deuxième sexe. Quant aux groupes de prise de conscience féministes de ces années-là, certes on y lisait cet ouvrage, mais seulement pour se retrouver personnellement dans les situations qui y sont décrites, et non comme point de départ à la création de nouvelles théories. Dans la sociologie allemande, on ne peut constater une vraie réception des idées beauvoiriennes qu’à partir de 1992, quand Carol Hagemann-White publia dans le recueil Traditionen Brüche un essai fondamental sur l’existentialisme féministe de l’auteure de Le deuxième sexe. En 2000, Simone de Beauvoir fut présentée dans une autre anthologie allemande (appelée Jahrhundertbücher) comme théoricienne révolutionnaire, comparable à Freud ou Luhmann. Dans la dernière partie de sa contribution, Gather montre des points de contact entre la conception beauvoirienne du mythe dans Le deuxième sexe et certaines catégories du discours sociologique contemporain, soulignant ainsi l’actualité et la fécondité de la pensée beauvoirienne. On trouve par exemple une analogie entre le mythe de « l’éternel féminin » défini dans Le deuxième sexe comme invention masculine - qui prétend établir une fois pour toutes une hypothétique essence féminine, évidemment rejetée par Simone de Beauvoir - et le concept des « caractères sexuels » de Karin Hausen, avec une dichotomie uniforme entre « le masculin » et « le féminin ». En se réclamant de Beauvoir, Gather plaide au lieu de cela pour l’acceptation d’une pluralité de modèles pour les deux sexes. Evelyne Cudel (Michigan State University, East Lansing ; U.S.A.) propose dans « De son art à l’actualité de son éthique : Nouveaux espoirs pour Les bouches inutiles, unique expérience théâtrale de Simone de Beauvoir » un plan pour une nouvelle mise en scène de cette pièce, présentée au public pour la première fois en 1945 et aujourd’hui presque oubliée. Basée sur un épisode historique qui s’était déroulée à Gênes au 14 ème siècle, et dont elle avait pris connaissance dans l’Histoire des républiques italiennes du moyen âge (1807-1809) de Jean Charles Léonard de Sismondi, avant de le transférer pour des raisons artistiques à Flandre, Beauvoir y posait la question éthique de savoir si une ville assiégée avait le droit de sacrifier les plus faibles de ses habitants (c’est-à-dire, les femmes, les vieux et les enfants) si cela était l’unique moyen de garantir sa survie. Les protagonistes de la pièce récusent finalement cette solution, à cause de leurs doutes moraux ; au lieu de survivre avec une mauvaise conscience, ils préfèrent essayer de rompre le siège. Ils tenteront dans une action concertée avec tous les autres habitants ou de vaincre ensemble ou de mourir sans exception : L OUIS : Une mort librement choisie n’est pas un mal. Mais ces femmes et ces vieillards que vous jetterez au fossé, aucun choix ne leur est permis. Et vous leur <?page no="40"?> Thomas Stauder 40 volerez leur mort avec leur vie. Nous ne ferons pas cela ! Que cette nuit, uni dans une seule volonté, un peuple libre affronte son destin. […] J EAN -P IERRE : Pouvezvous regarder en face cet avenir que vous avez construit sur le crime et la trahison ? Les uns rongés par le remords s’enfuiront de la ville ; les autres se consumeront dans la solitude et le silence. Nous aurons sacrifié notre chair, notre sang et il ne restera au milieu de la plaine qu’un sépulcre vide. Serez-vous satisfaits d’une pareille victoire ? […] L OUIS : Que la joie soit en nous ! Nous luttons pour la liberté, c’est elle qui triomphe par notre libre sacrifice. Vivants ou morts, nous sommes les vainqueurs. (Beauvoir 1945b: 132-133, 134-135, 141) Dans La force de l’âge, Simone de Beauvoir a pris ses distances par rapport à cette pièce, déplorant sa « morale abstraite » et son « didactisme » (Beauvoir 1960: 673) ; mais c’est exactement en raison de ces qualités que cette œuvre semble prédestinée à Cudel pour un transfert sur des dilemmes éthiques actuels. Un exemple d’un cas comparable à celui raconté dans la pièce beauvoirienne serait la ainsi nommée « grippe aviaire » : si cette infection virale potentiellement mortelle était un jour transmise des animaux à un grand nombre d’hommes, on n’aurait pas assez de vaccins et de capacités de traitement pour toutes les personnes concernées dans les sociétés occidentales. En France, on discute déjà sérieusement entre médecins et spécialistes d’éthique si dans le cas d’une pandémie on devrait sauver de préférence les personnes les plus « utiles » pour la société (sélectionnées selon leur âge et leur profession) et sacrifier tous les autres, « les bouches inutiles ». Une mise en scène innovatrice de cette pièce, avec la collaboration de plusieurs disciplines académiques, en profitant aussi des nouvelles possibilités techniques du théâtre et visant un public jeune et intelligent (qu’on trouverait dans les universités) pourrait nous aider à prendre une décision moralement responsable. Bart van Leeuwen et Karen Vintges (Université d’Amsterdam, Pays-Bas) examinent dans « L’existentialisme français d’un point de vue multiculturel : Une politique de la différence dans les philosophies de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre » également la possibilité d’appliquer la pensée beauvoirienne à un problème propre aux sociétés actuelles. En janvier 2008, pendant le colloque du centenaire organisé à Paris par Julia Kristeva, le nouveau « Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes » fut attribué aux deux féministes Talisma Nasreen et Ayaan Hirsi Ali. Cette dernière, originaire de Somalie, avait été députée aux Pays-Bas et y avait soutenue une conception particulière de l’intégration des femmes musulmanes : selon elle, ces femmes peuvent être libérées uniquement si elles adoptent dans leur totalité les valeurs de la culture occidentale moderne ; elles doivent donc renier leurs identités antérieures. Van Leeuwen et Vintges soulignent qu’il y a aussi des féministes qui défendent une position plus modérée, selon laquelle l’émancipation peut être atteinte sans renoncer à la culture d’origine ; les deux auteurs voudraient éclaircir dans leur <?page no="41"?> Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance 41 contribution de quel côté - en faveur d’un idéal unitaire ou multiculturel - aurait penché Simone de Beauvoir : « Son concept de liberté n’autorise-t-il pas une multiplicité d’identités et des visions de la vie différentes? » À cause des nombreux rapports entre la philosophie beauvoirienne et celle de Sartre, ils tiennent compte aussi des écrits de son compagnon, surtout de ses Réflexions sur la question juive de 1946. Beauvoir et Sartre partagent le même regard sur les questions de la ‹race› et du sexe ; selon eux, les noirs et les juifs sont marginalisés et traités comme « absolument autres » dans certaines sociétés exactement comme c’est le cas pour les femmes dans les sociétés patriarcales. Mais tandis que Sartre était d’avis que les groupes opprimés doivent accepter comme situation (non comme facticité ! ) la place que la société leur a assignée, même s’ils luttent pour des réformes sociales, Beauvoir défendait toujours le concept de « l’appropriation critique », qui permet une existence authentique sous des conditions difficiles (valable pour les noirs aux États-Unis qu’elle avait pu observer pendant son séjour américain en 1947, comme pour les femmes). Quant à l’assimilation comme chemin vers l’émancipation (le type d’intégration soutenu par Hirsi Ali), ni Beauvoir ni Sartre n’étaient d’accord avec cette idée : la première observa à la fin de Le deuxième sexe, qu’« il demeurera toujours entre l’homme et la femme certaines différences » (Beauvoir 1949: II, 651), et le dernier attaqua les idéalistes qui niaient la marginalisation réelle des noirs et des juifs. Van Leeuwen et Vintges arrivent à la conclusion que Simone de Beauvoir n’était pas favorable à un unique modèle d’émancipation d’après l’exemple des démocraties occidentales (comme le prix donné en son nom à Hirsi Ali le laisse faussement supposer), mais qu’elle était ouverte à une multiplicité de féminismes avec des racines dans des cultures différentes. Le dernier essai de ce livre porte le titre « La ‹mort de Dieu› dans la pensée de Simone de Beauvoir et la religion ‹esthétique› dans le monde post-global » ; son auteur est Andrea Duranti (Université de Cagliari, Italie). Lui aussi voudrait montrer l’actualité de certains idéologèmes beauvoiriens, surtout de sa laïcité ; afin d’expliquer la genèse de cette dernière, il faut d’abord retourner dans l’enfance et la jeunesse de la personne concernée. Simone de Beauvoir fut éduquée par sa mère et dans son école, l’« Institut Catholique Adeline Désir », selon la foi catholique traditionnelle, sans qu’elle en ait douté. Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, elle se souvient qu’à cette époque-là Dieu lui donnait de la sécurité et lui ôtait la peur de la mort (Beauvoir 1958: 67-68). Mais progressivement elle commençait à se rendre compte de l’instrumentalisation sociale de la religion - « le patriotisme et le souci de l’ordre prévalaient sur la charité chrétienne » (Beauvoir 1958: 184) -, et après avoir perdu le respect devant son confesseur, un jour elle rejeta la foi : <?page no="42"?> Thomas Stauder 42 ‹Je ne crois plus en Dieu›, me dis-je, sans grand étonnement. C’était une évidence : si j’avais cru en lui, je n’aurais pas consenti de gaieté de cœur à l’offenser. J’avais toujours pensé qu’au prix de l’éternité ce monde comptait pour rien ; il comptait, puisque je l’aimais, et c’était Dieu soudain qui ne faisait pas le poids : il fallait que son nom ne recouvrît plus qu’un mirage. (Beauvoir 1958: 190) Étant donné que le père de Simone - à la différence de sa mère - n’avait jamais manifesté beaucoup de sympathie pour la religion, elle a maintenant l’impression de lui être plus proche et, en même temps, de s’être libérée d’une convention qui pèse sur les femmes plus que sur les hommes : « affranchie de mon enfance et de mon sexe » (Beauvoir 1958: 191). Duranti fait ressortir que la séparation de la foi était une condition indispensable pour la remise en question des relations de genre dans Le deuxième sexe ; la perte de l’espérance d’accéder à la vie éternelle, dans laquelle l’injustice de ce monde serait réparée, aurait également inspiré l’engagement politique beauvoirien. Au début du 21 ème siècle, il faut cependant constater que les fondamentalismes religieux reprennent du poil de la bête, avec des attentats terroristes comme celui du 11 septembre 2001 dirigé contre le World Trade Center de New York ; en Italie, l’église catholique a récupéré son influence sociale, ce qui lui donne la possibilité d’empêcher des reformes dans le domaine de la sexualité (avortement, insémination artificielle, mariage entre homosexuels, etc.). Dans ce cadre, on observe aussi dans l’éducation des enfants une tendance au « regendering », un retour aux rôles traditionnels des jeunes filles et des garçons, ce qui fut déploré en 2007 par Loredana Lipperini dans Ancora dalla parte delle bambine. Pour cette raison Duranti juge nécessaire de se rappeler aujourd’hui les idées émancipatrices et l’éthique laïque de Simone de Beauvoir, « pour faire triompher, après ce Moyen Âge néo-conservateur, le règne de la liberté ». Bibliographie Simone de Beauvoir, Quand prime le spirituel, Paris 1979 (manuscrit complété en 1937). Simone de Beauvoir, L’invitée, Paris 2005 (première édition : Paris 1943). Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté suivi de Pyrrhus et Cinéas, Paris 2003 (première édition de Pyrrhus et Cinéas : Paris 1944 ; première édition de Pour une morale de l’ambiguïté : Paris 1947). Simone de Beauvoir, Le sang des autres, Paris 2006 (première édition : Paris 1945) [=Beauvoir 1945a]. 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De fait, si le complexe d’Œdipe est indissociablement lié au rapport à la mère, la psychanalyse contemporaine de Freud confine la reine de Thèbes dans une position d’objet pour un sujet qui, sous les traits d’Œdipe, représente l’éternel masculin à la fois fils et époux, et à qui l’étude freudienne commence et s’arrête. C’est ce statut d’irréductible subordonnée que Beauvoir analyse dans ses écrits romanesques comme théoriques, depuis l’incontournable Deuxième sexe jusqu’aux Belles images de 1966, et l’appareil critique contemporain s’est largement intéressé à ses thèses sur la réactualisation du meurtre de Laïos qu’orchestre notre société moderne. L’annonce de la disparition du père chez les « maternelles amazones qui saluent avec enthousiasme le miracle de l’insémination artificielle » (Beauvoir 1949: I, 153) est un moment fondateur de la sociologie et de la psychanalyse actuelles. Face à ces mères fictives et à l’archétype féminin, la figure de Françoise de Beauvoir, « maman » , traverse les écrits autobiographiques de Simone ; de par l’évidence de ses traits de caractère accidentels (qu’est donc Françoise face au principe féminin universel ? ), elle se prête moins à une étude critique, d’autant que le structuralisme nous a appris à nous méfier des imports autobiographiques dans le cadre de la lecture d’une œuvre anthropologique sérieuse : les écrits de Beauvoir sur les questions liées à la maternité ne sauraient être ramenés à son rapport à sa mère biologique. Toutefois, le traitement de la figure de Françoise de Beauvoir appelle réflexion. Le propos de cet article ne sera pas d’essayer d’ajouter aux écrits sociologiques inspirés de Beauvoir qui envisagent les évolutions postmodernes des modèles familiaux ; nous proposerons ici, dans une perspective littéraire, quelques hypothèses sur l’écriture autobiographique, et plus particulièrement sur celle, par Beauvoir, de sa mère. Aux deux pôles du spectre des figures de Françoise, les Mémoires d’une jeune fille rangée et Une mort très douce proposent une série de portraits souvent contradictoires. Six ans s’écoulent entre la rédaction de ces deux <?page no="46"?> Adeline Caute 46 ouvrages, et le lecteur semble ne disposer que du ton détaché qui accompagne une partie importante des présentations de Françoise pour combler, en les liant entre eux, les interstices béants que laissent ces multiples scénettes fragmentaires. Néanmoins, et c’est une évidence, les enjeux des Mémoires et d’Une mort très douce se situent bien au-delà d’un règlement de compte aux contours exhibitionnistes : Françoise n’est pas la Folcoche de Bazin. Certes, le genre autobiographique permet à ses adeptes de condamner publiquement parents, pairs et connaissances, mais l’écriture des Mémoires et d’Une mort très douce donne à penser une stratégie plus défensive qu’agressive. Un lecteur peu circonspect pourrait céder à la tentation de ne voir dans la présentation de Françoise dans les Mémoires qu’un procès intenté a posteriori par l’enfant frustrée devenue, à l’âge adulte, une écrivaine motivée par un ressentiment auquel le texte autobiographique fournit un exutoire tout trouvé. C’est contre cette interprétation sommaire que se situe cet article, dont l’objectif est d’examiner, à l’appui d’Une mort très douce et de l’interprétation particulière des Mémoires qu’Une mort très douce rend possible, comment, précisément, le mode autobiographique permet une réinvention thérapeutique du rapport aux autres : si le ton, que nous avons qualifié de « détaché », ne semble aucunement déplacé dans les Mémoires, il surprend le lecteur et fait problème dans ce rapport d’agonie qu’est Une mort très douce. C’est ce paradoxe de l’écriture de la mère et de la maternité que nous envisagerons maintenant. La négation Au début du troisième paragraphe des Mémoires, 1 deuxième texte autobiographique publié par Beauvoir et où elle raconte son enfance, la première figure maternelle n’est pas celle de Françoise, mais de Louise, la femme de chambre, présentée dans une structure clivée forte : « C’est à Louise que j’ai dû la sécurité quotidienne. » (Beauvoir 1958: 10) Françoise, quant à elle, fait l’objet du paragraphe suivant, sur le mode de la comparaison : une forme d’indépendance ontologique lui est refusée dès la deuxième page des Mémoires : « Ma mère, plus lointaine et plus capricieuse, 2 m’inspirait des sentiments amoureux. » (ibid.) Dans ce mot de « caprice » se résolvent les contradictions de Françoise, et peut-être également toute l’incompréhension de Simone face à sa mère - une incompréhension qu’Une mort très douce cherchera à dissiper tandis que l’empathie prend le pas sur le 1 Une mention succincte de Françoise précède sa première apparition dans la description que fait Beauvoir d’une photo prise au cours de l’été qui suit sa naissance. 2 Nous soulignons. <?page no="47"?> Françoise de Beauvoir par Simone de Beauvoir : questions de maternité 47 détachement et que la figure d’une victime toute de passivité fait reculer l’idée de « caprice ». Ces trois termes - « lointaine » , « capricieuse » et le corollaire des « sentiments amoureux » que la mère suscite - posent les sommets du triangle dans lequel s’inscrivent tous les tableaux de la Françoise des Mémoires. Commençons par la fin : les « sentiments amoureux » de Simone enfant sont pour la première figure de la mère, celle, idéalisée, des débuts. Belle, douce, artiste, Françoise est dotée de toutes les qualités féminines et maternelles traditionnelles. « Les soirs où mes parents recevaient, les glaces du salon multipliaient les feux d’un lustre de cristal. Maman s’asseyait devant le piano à queue, une dame vêtue de tulle jouait du violon et un cousin du violoncelle . » (Beauvoir 1958: 12) Ce qui est pour Sarraute le point de départ d’une autobiographie intègre, à savoir le refus du cliché, des « beaux souvenirs » et des « belles images », 3 Beauvoir s’y abandonne dans un imparfait onirique sur un ton de négligence orgueilleuse. Cristallisation et sentiments amoureux, ce premier temps freudien est celui d’une passion qui prend la forme d’une jalousie protectrice envers la mère, et dont l’échec annonce les premières condamnations de Françoise : c’est l’apparition de la figure de la mère « lointaine » , soit présentée comme démissionnaire, tandis que sa destitution publique est progressivement consommée - c’est-à-dire, dans le monde de Simone enfant, à la maison : Maman venait d’étrenner une robe couleur tango. Louise dit à la femme de chambre d’en face : « Vous avez vu Madame comme elle est ficelée : une vraie excentrique ! » Un autre jour, Louise bavardait dans le hall de l’immeuble avec la fille de la concierge ; deux étages plus haut, maman, assise à son piano, chantait : « Ah! dit Louise, c’est encore Madame qui crie comme un putois . » (Beauvoir 1958: 27) Ce court extrait répond terme à terme à la première évocation des soirées que donnait Françoise. Désavouée par l’« extérieur » et objet d’un amour qu’elle ne peut rendre, la mère catalyse désormais une antipathie à la hauteur de la tendresse qu’éprouvait la très jeune Simone pour elle jusque là. Les deux premiers sommets du triangle, la mère idéalisée et la mère inatteignable, et partant déchue, correspondent à des moments psychologiques, des sentiments, et des portraits de Françoise globalement simples, sinon manichéens. Le troisième sommet du triangle, en revanche, présente des aspects plus complexes quoique sans nuance : il consiste en une série de transferts, résultats de la rancœur de Simone adolescente envers Françoise, 3 Nathalie Sarraute, entretien pour la revue Lire (Paris, Juin 1983: 94): « Quand on veut parler de soi-même, de ses sentiments, de sa vie, c’est tellement simplifié qu’à peine cela dit, cela paraît faux […]. On finit donc par construire quelque chose qui est faux pour donner une image de soi. J’ai essayé de l’éviter . » <?page no="48"?> Adeline Caute 48 sur les valeurs que cette dernière incarne. Le rejet de la mère alimente le rejet de ses idéaux et inversement. Instance réactionnaire au sens strict, Françoise est définie par sa foi religieuse et son protectionnisme d’un statu quo social d’un autre temps, lesquels participent tous deux d’un seul et même obscurantisme : il en est question, notamment, quand Simone, admirative des rares femmes agrégées ou docteurs de philosophie, annonce à ses parents son désir d’être parmi ces pionnières de la pensée : son père lui offre son soutien à la condition raisonnable qu’elle travaille dans un lycée, tandis que sa mère, sans exprimer aucune opinion, se charge d’en discuter avec (ce que l’on appellerait aujourd’hui) les conseillères pédagogiques de la Sorbonne : Ma mère en avisa timidement ces demoiselles et leurs visages se glacèrent. Elles avaient usé leurs existences à combattre la laïcité et ne faisaient guère de différence entre un établissement d’État et une maison publique. Elles expliquèrent en outre à ma mère que la philosophie corrodait mortellement les âmes : en un an de Sorbonne, je perdrais ma foi et mes mœurs . (Beauvoir 1958: 223) Devant les ambitions de sa fille, Françoise se range contre Simone, avec d’autres femmes, des conservatrices engluées dans une sévérité étroite qui réfléchit l’oppression religieuse, sociale et idéologique à laquelle Françoise collabore ou, du moins, sous l’influence de laquelle elle se trouve prise. C’est d’ailleurs là une des caractéristiques de Françoise, en filigrane dans les Mémoires, en leitmotiv dans Une mort très douce : son impuissance - comme la haute fréquence des tournures passives à son propos le souligne à un niveau narratif. C’est grâce à cette notion d’impuissance, exprimée et ré-exprimée de quantité de manières différentes sur différents tons, que Beauvoir réussit à se réapproprier la Françoise des Mémoires sans risquer d’être taxée d’incohérence : ce qui apparaissait comme caprice n’était en fait que le produit d’une forme d’impotence. Il n’en demeure pas moins qu’à l’exact inverse du père de Simone, Françoise est présentée comme négation. Est-il besoin de commenter le fait que le premier mot prononcé par elle dans les Mémoires soit « Non » ? Et en effet, malgré des éclaircies ponctuelles, la majorité des descriptions de Françoise ont cela de commun qu’elles sont négatives (aussi bien dans la lettre du texte qu’à un niveau psychologique), qu’elles représentent la mère de Simone comme antipathique ou bien comme victime. « Quand je retombais au niveau ordinaire, c’est de maman que je dépendais ; papa lui avait abandonné sans réserve le soin de veiller sur ma vie organique, et de diriger ma formation morale » (Beauvoir 1958: 52) : grégaire quand elle n’est pas violente, le personnage de Françoise fonctionne comme frein. <?page no="49"?> Françoise de Beauvoir par Simone de Beauvoir : questions de maternité 49 Les disjonctions À maints égards, la situation s’est inversée dans Une mort très douce : Françoise, infirme, n’est plus dans une position où elle peut dire « non », puisque elle est livrée toute entière aux autres, médecins et infirmières, ainsi qu’à ses filles, qui tous ensemble collaborent à la maintenir dans l’ignorance de sa mort prochaine. Le jeudi 24 octobre 1963, à quatre heures de l’après-midi, je me trouvais à Rome, dans ma chambre de l’hôtel Minerva ; je devais rentrer chez moi le lendemain par avion et je rangeais des papiers quand le téléphone a sonné. Bost m’appelait de Paris : « Votre mère a eu un accident » , me dit-il . (Beauvoir 1964: 11) Factuel, ponctué de moments d’attendrissement - « Pauvre maman ! » (Beauvoir 1964: 12) - , le texte présente un ton bien différent de celui des Mémoires d’une jeune fille rangée, quoique un autre type de détachement accompagne les portraits de Françoise ; pourtant, à y regarder de plus près, et à des niveaux aussi divers que sémantique, narratif et psychologique, la présentation de Françoise y dément elle-même le manque d’expression de surface qui marque ces passages - et une seconde lecture montre qu’il en va de même dans les Mémoires. Une herméneutique superficielle suffirait à montrer le décalage qui disjoint les objets décrits d’avec l’accent désinvolte de leur description : « Je m’émus peu. Malgré son infirmité, ma mère était solide. Et somme toute, elle avait l’âge de mourir. » (Beauvoir 1964: 16) Les quelques proclamations d’indifférence jouxtent des descriptions, qui, dans un déballage obscène, tendent au monde le miroir des déficiences de la mère au supplice. Seulement, ce corps, réduit soudain par cette démission à n’être qu’un corps, ne différait plus guère d’une dépouille : pauvre carcasse sans défense, palpée, manipulée par des mains professionnelles, où la vie ne semblait se prolonger que par une inertie stupide . (Beauvoir 1964: 27) Une certaine cruauté mêlée d’effroi pose la couleur de ce rapport d’agonie. Mais ces allures d’indifférence, l’existence du texte lui-même les contredit : pourquoi attirer un lecteur insoucieux des derniers jours de Françoise dans les détails les plus sordides de sa mort ? Ce qui ressemble à du détachement, n’est-ce pas l’accent de la stupeur de Simone ? Si l’indifférence de surface de Simone est battue en brèche à un niveau sémantique, elle l’est également sur un plan narratif. Les Mémoires mettent Françoise dans une situation de fréquente comparaison - dont elle sort toujours perdante. Le plus saisissant de ces parallèles est celui qui l’oppose à son mari, Georges, le père de Simone et Poupette, avec qui elle existe dans un rapport d’exact contraire : sa tâche à elle concerne l’intendance du foyer, <?page no="50"?> Adeline Caute 50 qu’elle partage avec Louise, 4 tandis que son père est un « lecteur passionné », « habitué dès l’enfance aux parades de la séduction [qui lui] fit une réputation de brillant causeur et de charmeur » (Beauvoir 1958: 48), et pour qui les nourritures spirituelles se posent comme pendant des soins alimentaires dont s’occupe Françoise. Plus tard, quand Simone renonce à étudier la philologie, son père « fut navré : il aurait trouvé élégant qu’[elle] cumule deux licences » (Beauvoir 1958: 368), là où sa mère s’affole de ses lectures. 5 Certes, Françoise n’est pas dépourvue de qualités : les Mémoires saluent ponctuellement sa gentillesse et sa gaieté, mais Georges est taxé d’une supériorité certaine dans les domaines de la pensée, tandis que la mère est reléguée aux fonctions corporelles et à la censure. Or, cette asymétrie est symptomatique du risque défini par Nathalie Sarraute comme embellissement du souvenir à des fins d’effet littéraire : 6 l’antipathie suscitée par Françoise et la tendresse que Simone éprouve pour son père s’annulent l’une l’autre comme les termes strictement contraires d’une équation mathématique. Les sentiments de l’enfant revisités par Beauvoir écrivaine connaissent la même amplitude dans des directions différentes ; cette deuxième faille dans la présentation de sa mère amoindrit la vraisemblance des expressions de détachement du texte. Enfin, c’est à un niveau psychologique que s’opère la dernière disjonction entre le propos des œuvres et le ton choisi par Beauvoir, et qu’en plus des arguments évidents que le deuxième texte offre contre l’acharnement thérapeutique, une réponse y est apportée à la question de savoir pourquoi écrire et publier un texte autobiographique d’une telle dureté sur un sujet intime. Suite à la scène déjà mentionnée des Mémoires où Simone, enfant, surprend Louise en train de dénigrer les talents d’artiste de sa mère, Beauvoir décrit sa réaction de la façon suivante : Excentrique. Putois. À mes oreilles, ces mots sonnaient affreusement : en quoi concernaient-ils maman qui était belle, élégante, musicienne ? […] Je m’appliquai à vider de leur substance les paroles de Louise : des sons bizarres étaient sortis de sa bouche, pour des raisons qui m’échappaient . (Beauvoir 1958: 27-28) Rejouer la scène en transformant la tirade de Louise en une façon de flatus vocis pour mettre la douleur à distance : ne peut-on pas lire l’écriture même 4 « La principale fonction de Louise et de maman, c’était de me nourrir . » (Beauvoir 1958: 11) 5 « Un autre sujet de conflit, c’était mes lectures. Ma mère n’en prenait pas son parti ; elle pâlit en feuilletant La Nuit kurde de Jean-Richard Bloch. Elle faisait part à tout le monde du souci que je lui donnais . » (Beauvoir 1958: 313) 6 « - Mais comment, par où la saisir pour la faire tant soit peu revenir, cette nouvelle vie, ma vraie vie… - Fais attention, tu vas te laisser aller à l’emphase… » (Sarraute 1983: 166) <?page no="51"?> Françoise de Beauvoir par Simone de Beauvoir : questions de maternité 51 d’Une mort très douce comme un recours à la même stratégie de mise à distance de la peine ? Comme l’écrit Pierre-Louis Fort dans Ma mère, la morte, l’une des manifestations possibles du deuil est l’écriture, et […] celle-ci est une manière d’augmentation de l’attachement pour parvenir au détachement. L’une des possibilités de ‹transmutation › du lien passe en effet par le travail d’écriture, lequel est tout autant un reflet du travail psychique qu’un accompagnement de ce dernier, comme deux faces possibles d’une même médaille : en somme, la ‹transmutation› scripturale comme manifestation et/ ou réalisation du travail de deuil. (Fort 2007: 18-19) C’est dire que mettre en mot revient à exprimer, à extraire, pour réaliser le deuil dans le texte, par le texte, que l’auteur cherche à investir de sa douleur dans une logique véritablement fétichiste, 7 dans la mesure où, ultimement, au moment où l’on referme le livre, la douleur doit s’alléger. Les autres mères J’avais décidé depuis longtemps de consacrer ma vie à des travaux intellectuels. Zaza me scandalisa en déclarant d’un ton provocant: « Mettre neuf enfants au monde comme l’a fait maman, ça vaut bien autant que d’écrire des livres. » Je ne voyais pas de commune mesure entre ces deux destins. Avoir des enfants, qui à leur tour auraient des enfants, c’était rabâcher à l’infini la même ennuyeuse ritournelle . (Beauvoir 1958: 195-196) Si le rapport de Simone à sa propre maternité est significativement peu évoqué dans les Mémoires comme dans Une mort très douce, d’autres figures maternelles les traversent, qui donnent à repenser le personnage de Françoise. Louise, d’abord. Sans âge, sans beauté ni profondeur, elle est pourtant l’instance par laquelle le doute sur la perfection de Françoise s’insinue. À ce titre, Louise se substitue au « Non/ m du Père » lacanien en s’immisçant au sein du couple fusionnel que forment la mère et l’enfant dans la situation œdipienne des premières années d’après la naissance. Les « sentiments amoureux » de Simone pour sa mère sont en effet décrits en termes sensuels, 8 tandis que les contacts avec Louise sont rapportés sans passion. 9 Toutefois, cette concurrence entre Françoise et Louise pour remplir le rôle idéal de mère semble pencher en faveur de cette dernière, comme l’indique la précédence de la domestique sur « maman » dans leur première 7 Nous utilisons ici le mot « fétichiste » dans un sens amoral. 8 « Je m’installais sur ses genoux, dans la douceur parfumée de ses bras, je couvrais de baisers sa peau de jeune femme ; elle apparaissait parfois la nuit, près de mon lit, belle comme une image, dans sa robe de verdure mousseuse ornée d’une fleur mauve, dans sa scintillante robe de jais noir . » (Beauvoir 1958: 10) 9 Louise partage la chambre de Simone (Beauvoir 1958: 10) : « Sa présence m’était aussi naturelle que celle du sol sous mes pieds. » (ibid.) <?page no="52"?> Adeline Caute 52 présentation respective, comme nous l’avons déjà mentionné: Louise est introduite dans les Mémoires avant Françoise, et de nouveau dans la phrase « La principale fonction de Louise et de maman, c’était de me nourrir. » (Beauvoir 1958: 11) Séparatrice de la mère (qui est ou devient lointaine) et de l’enfant, la femme de chambre l’est également à un niveau symbolique, dans la mesure où c’est elle qui destitue la mère dans l’imaginaire de Simone, et s’y impose avec plus de force encore quand, partie se marier, elle perd son enfant en bas âge. Cette mère sans enfant répond-elle à l’enfant à deux mères (et, partant, aucune ‹vraie›) qu’est Simone ? Peut-être ; à ce titre, il est possible de considérer Louise comme une représentation d‘un double échec de la maternité. Face à cette première conception binaire plutôt négative de la femmemère, Madame Mabille présente, dans les Mémoires, la figure de la maternité triomphante ; la relation qu’elle entretient avec Zaza surprend autant qu’elle inquiète Simone : Sa mère, je m’en rendis compte, gardait sur elle un grand ascendant. Mme Mabille suivait avec ses enfants une habile politique ; tout petits, elle les traitait avec une indulgence enjouée ; plus tard, elle restait libérale dans les petites choses ; quand il s’agissait d’affaires sérieuses, son crédit était intact . (Beauvoir 1958: 388-389) S’agit-il là d’une recette à réussir les relations entre mère et enfant(s) ? Ici aussi, nous répondrons : peut-être, mais il convient d’observer qu’aucune trace de jalousie n’est sensible chez Simone, et le terme de « politique » ne désigne pas ici une stratégie manipulatrice, mais une volonté de maintenir autorité et communication avec ses enfants. En cela, Madame Mabille peut être envisagée comme une Françoise qui a réussi, et, moins que d’envie, Simone souffre de ne pouvoir offrir aucune symétrie à ce modèle: « Je me disais, le cœur serré, que malgré tout elle croyait en Dieu, à sa mère, à ses devoirs, et je me retrouvais très seule. » (Beauvoir 1958: 357) Pourtant, les Mémoires s’achèvent sur l’étrange mort de Zaza. Adolescente d’une sensibilité à fleur de peau, Zaza meurt mystérieusement d’avoir été torturée par des forces contradictoires. Sur Zaza, Beauvoir écrit : « Elle craignait de pécher par orgueil, si elle se fiait à son propre jugement, et par lâcheté si elle cédait aux pressions extérieures. Ce doute exaspérait le conflit qui la déchirait depuis longtemps : elle aimait sa mère, mais aussi beaucoup de choses que sa mère n’aimait pas . » (Beauvoir 1958: 384) Si la névralgie de Zaza a à voir avec les difficultés qu’elle rencontre en tant que fille de Madame Mabille, en déduire que les maux qui lui coûteront la vie soient imputables à sa relation avec sa mère serait naïf : d’une part, il s’agit de faits biographiques, et non pas d’un récit à thèse inventé par Beauvoir pour illustrer une de ses conceptions de la maternité ; de surcroît, malgré le flou des circonstances de la mort de Zaza, l’accent est porté sur son tempérament <?page no="53"?> Françoise de Beauvoir par Simone de Beauvoir : questions de maternité 53 délicat de manière générale. Toujours est-il que Madame Mabille représente, après Louise, une figure de mère sans enfant. 10 La dernière mère, qui fera l’objet de cet article, s’illustre par son absence dans les deux textes : c’est bien sûr Simone. Dans les Mémoires, Beauvoir s’exprime sur la question de sa propre maternité (virtuelle) dans une alternative élémentaire qui traverse l’œuvre: carrière intellectuelle ou destin de mère de famille. La réserve des années 1920 et 1930 sur la question de l’émancipation de la femme par le travail, relayée de surcroît par les convictions de Françoise, enferme Simone dans une antinomie simple, et jamais dans les Mémoires, elle n’exprime le désir d’être à son tour mère. Il y a néanmoins une scène saisissante dans Une mort très douce où Simone se sent devenir mère, mais ni en soi, ni pour soi, car ce n’est pas une mère qu’elle devient, mais sa mère : Cette fois, mon désespoir échappait à mon contrôle : quelqu’un d’autre que moi pleurait en moi. Je parlai à Sartre de la bouche de ma mère, telle que je l’avais vue le matin et de tout ce que j’y déchiffrais : une gloutonnerie refusée, une humilité presque servile, de l’espoir, de la détresse, une solitude - celle de sa mort, celle de sa vie - qui ne voulait pas s’avouer. Et ma propre bouche, m’a-t-il dit, ne m’obéissait plus : j’avais posé celle de maman sur mon visage et j’en imitais malgré moi les mimiques. Toute sa personne, toute son existence s’y matérialisaient et la compassion me déchirait . (Beauvoir 1964: 43-44) C’est dans ces deux ouvrages la deuxième scène de sublimation par laquelle elle redonne la vie ; la première était la conséquence directe d’un portrait imparfait de sa mère (suite aux paroles désobligeantes de Louise), la seconde a également à voir avec l’expérience d’une destitution de la mère : c’est le moment où la mort prochaine de Françoise lui apparaît dans son horreur. En effet, dans ces deux cas, le réel se plante brutalement entre Simone et l’image idéalisée qu’elle a d’une Françoise, certes pleine de petites fautes, de mesquineries et de névroses, mais intouchée par tout risque qui pourrait la mettre face à sa mortalité, symbolique dans le premier exemple, comme réelle dans le second. Ainsi que le rappelle Beauvoir immédiatement après l’annonce par les médecins du cancer de sa mère, « les parents sont les derniers à admettre que leur fils est fou, les enfants que leur mère a un cancer » (Beauvoir 1964: 36). Or, ces deux scènes de sublimation procèdent de la même façon, en trois temps : expression, transfert et nouvelle insufflation vitale. Ici et là, Simone fait sortir au sens le plus prosaïque du terme, dans un cas le sens des mots, dans l’autre, son identité véritablement extraite d’ellemême pour faire entrer sa mère en elle. 10 En ce qui concerne Zaza ; rien n’est dit de ses huit autres enfants. <?page no="54"?> Adeline Caute 54 Ecriture, maternité, maïeutique Pourquoi la mort de ma mère m’a-t-elle si vivement secouée ? Depuis que j’avais quitté la maison, elle ne m’avait inspiré que peu d’élans. [...] D’ordinaire je pensais à elle avec indifférence. Pourtant, dans mon sommeil - alors que mon père apparaissait très rarement et d’une manière anodine - elle jouait souvent le rôle essentiel : elle se confondait avec Sartre, et nous étions heureuses ensemble. Et puis le rêve tournait au cauchemar : pourquoi habitais-je de nouveau avec elle ? Comment étais-je retombée sous sa coupe ? Notre relation ancienne survivait donc en moi sous sa double figure : une dépendance chérie et détestée. (Beauvoir 1964: 146-147) C’est tout ce rapport polarisé dans deux directions irréconciliables que les Mémoires et Une mort très douce cherchent à expliciter avec une cohérence d’ensemble d’une grande lucidité : d’un texte à l’autre, c’est la même Françoise qui est décrite, et le poids de la douleur n’autorise aucune concession en faveur d’une esthétique romantique qui transcenderait les défauts et les manquements de la mère. Écrire répond à une double logique : tout d’abord, travail de mise en mots et en perspective, le texte autobiographique permet une distanciation d’avec la peine par son investissement dans un objet extérieur (le livre) ; de surcroît, et parallèlement, l’écriture de Françoise est un examen psychanalytique du rapport à la mère, visant une entente thérapeutique posthume, par une réinvention certes problématique de Françoise, aussi bien dans le texte que par le texte. C’est pourtant grâce à cette inversion des rôles (la mère devient fille, et la fille, mère) que le deuil peut commencer, de la mère de papier, d’abord, et peut-être, plus tard, de la mère d’un requiem cette fois achevé, où les interstices et les blancs laissés de côté par l’écriture sont peu à peu comblés, et permettent ultimement à la fille d’atteindre à la mère de chair. Bibliographie Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 1949 (tome I et II). Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris 1958. Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris 1964. Simone de Beauvoir, Les belles images, Paris 1966. Elisabeth Badinter, L’Amour en plus : histoire de l’amour maternel, Paris 1980. Elisabeth Badinter (et al.), Simone de Beauvoir - Marguerite Yourcenar - Nathalie Sarraute, Paris 2002. Hervé Bazin, Vipère au poing, Paris 1948. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris 2001 (première édition : 1811). <?page no="55"?> Françoise de Beauvoir par Simone de Beauvoir : questions de maternité 55 Pierre-Louis Fort, Ma mère, la morte : L’écriture du deuil chez Yourcenar, Beauvoir et Ernaux, Paris 2007. Francis Jeanson, Simone de Beauvoir ou L’Entreprise de vivre, Paris 1966. Jacques Lacan, Écrits, Paris 1966. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris 1975. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Paris 1959 (première édition : 1782). Nathalie Sarraute, Enfance, Paris 1985 (première édition : 1983). Nathalie Sarraute, dans Lire (Paris), juin 1983, 94. <?page no="57"?> Barbara Schulz Avoir quelque chose à dire : Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir Mettre un nom sur les rapports de pouvoir entre les femmes semble être nécessaire, du moins aujourd’hui, pour la réalisation du but politique […], en l’occurrence pour contribuer à l’expression linguistique de la différenciation des sexes. DIOTIMA, groupe de femmes philosophes, Vérone 1987 Le titre « avoir quelque chose à dire » donne, par son double sens, la possibilité de l’interpréter de deux manières différentes : par conséquent, cet article retrace à la fois les besoins et les revendications des dires et écrits de Simone de Beauvoir durant trois étapes de sa vie. 1 L’enfance racontée : Mémoires d’une détérioration Avec ses Mémoires d’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir nous livre un témoignage contemporain parlant de son enfance et de son adolescence dans le Paris du 20 ème siècle débutant. On pourrait penser, au premier regard, que c’est l’histoire d’une petite fille très douée et pleine de volonté qui suit son propre chemin. En effet, dans l’œuvre de Simone de Beauvoir il est difficile de percevoir, aussi bien pour Simone de Beauvoir - la biographe alors cinquantenaire - que pour ses lecteurs, que cette enfance fut en réalité placée sous le signe du traumatisme, traumatisme qui eut des conséquences graves sur son développement. Son credo, qu’elle ébauchera plus tard en se mettant en valeur et qui sera souvent cité lors du jubilé de sa naissance, « Dans toute mon existence, je n’ai rencontré personne qui fût aussi doué que moi pour le 1 Au cours de ces réflexions, il m’apparaît adéquat de considérer la vie et l’œuvre de Simone de Beauvoir comme une structure, telle qu’elle la considérait elle-même. Je me sers ici et plus tard en grande partie de modèles de pensée et des connaissances de ma spécialité pour esquisser un portrait de sa personnalité. Sur les relations tendues entre littérature et psychanalyse voir, par exemple, Anz. <?page no="58"?> Barbara Schulz 58 bonheur » (Beauvoir 1960: 32), peut compromettre une approche plus précise. En guise de rappel, un portrait des parents, qui ont fortement forgé Simone de Beauvoir, est ici esquissé brièvement. Son père, descendant d’une famille aisée, est le fils préféré de sa mère, qui en opposition à son mari représente l’épargne, la discipline et la sévérité. Lorsqu’elle décède, il est âgé de treize ans et est premier de sa classe. Pendant les vacances, il donne des cours à ses camarades de classe, s’enthousiasme pour la littérature et le latin. Il n’exercera le métier d’avocat que peu de temps et connaitra par la suite la déchéance professionnelle. Il aime se produire en tant que comédien amateur dans les salons et prend alors des cours de théâtre. Il soigne, à côté de son patriotisme, ses intérêts culturels. Sa mère est une fille de banquiers, malaimée par ses parents, ces derniers ayant souhaité avoir un garçon. Très douée, elle se concentre sur ses résultats scolaires, s’adonne à la piété et apprend à jouer du piano. Elle jouit d’une bonne formation et fait l’expérience « de la chaleur et du respect » dans une école monastique. Son projet professionnel, institutrice dans un cloître, est rejeté par ses parents qui projettent son mariage pour faire fructifier leur capital. C’est de cette manière que cette jeune fille de vingt ans, de confession catholique, plutôt peu sûre d’elle, sera présentée à son futur mari, qui a pour conception que : « La femme est ce que son mari la fait. » Elle est sa cadette de neuf années et pense que la femme doit obéir à son mari : « Ma mère s’épanouit […], mes premiers souvenirs sont ceux d’une jeune femme rieuse et enjouée », dit Beauvoir (1958: 40). Pour la petite Simone, le père est peu présent - et elle s’évertue à attirer son attention : « J’étais contente quand il s’occupait de moi [...], Papa riait aussi avec moi ; il me faisait chanter. » (ibid.: 10) Elle se souvient très bien d’une de ses remarques, signe de fierté : « Simone est têtue comme une mule », et au début les réprimandes de sa part ne la touchent pas profondément. En substance, la première éducation incombe à sa mère, dont le comportement alterne entre douceur et accès de fureur. Simultanément, Beauvoir dira, « Elle m’inculqua le sens du devoir, ainsi que des consignes d’oubli de soi et d’austérité. » (ibid.: 43), et « Partout je rencontrais des contraintes, nulle part la nécessité. » Alors qu’elle avait trois ans, elle s’y était opposée massivement et se souvient que les adultes brimaient ma volonté [...]. On m’empoignait, on m’enfermait dans le cabinet noir […] ; 2 alors je pouvais me cogner des pieds et des mains à de vrais 2 Le fait que la mère n’est pas directement dénoncée par Beauvoir comme acteur de ces actes de violence peut résulter d’une inhibition des souvenirs (les expériences traumatiques ne reviennent souvent en mémoire que de manière incomplète). Par <?page no="59"?> Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir 59 murs. [...] Je savais cette lutte vaine [...]. Je sombrais dans la nuit de l’impuissance. (Beauvoir 1958: 14) Elle évite l’humiliation en refoulant ces expériences : Lorsque [...] je finissais par capituler j’étais [souvent] l’objet même de ma révolte. Honteuse d’un excès [...]. Je n’éprouvais que des remords. (ibid.: 16) Nous savons des recherches sur le traumatisme que, s’il n’y a pas de tiers protecteur, l’existence d’un fossé impuissance/ puissance entre enfants et parents peut provoquer une expérience relationnelle pathogène. 3 Celle-ci « est toujours liée à une menace extrême de séparation, puisque la violence traumatique est vécue inconsciemment comme la perte de l’objet de l’amour primaire. L’introjection traumatique [chez Simone donc, celle de l’objet féminin ; B.S.] sert à la défense de la perte », on essaie ainsi « de conserver l’objet de l’amour dans le monde extérieur. Face à l’introjection traumatique, le soi enfantin endosse alors le rôle de ‹l’enfant méchant›, méritant la punition. » (Nieden 2005: 308) Simone de Beauvoir a décrit de manière évidente ce processus d’élaboration du sentiment de culpabilité, tout comme la honte qui peut en découler, à l’aide du concept de « remords » ci-dessus évoqué. Dès lors « tout reproche de ma mère, le moindre des ses froncements de sourcils, mettait en jeu ma sécurité : privée de son approbation, je ne me sentais plus le droit d’exister. » (Beauvoir 1958: 42) Les sentiments colorés négativement comme, par exemple, la haine de la dépendance ou encore la crainte face aux émotions changeantes des éducateurs restent cachés derrière la soumission, derrière le masochisme muet. 4 Ce qui est rapport à la façon de la décrire, il me semble s’agir ici plutôt du ménagement de la gouvernante Louise alors idéalisée par la biographe, et qui devenait une agissante probablement sur instruction de la mère ; en outre, la sœur de sa mère est fréquemment présente pendant la journée. Beauvoir raconte ses accès de fureur en dehors de la maison comme non sanctionnés. 3 Dans le cadre de cette contribution, la diversité des causes et des effets du traumatisme ne peut conduire qu’à une représentation raccourcie. Chez les enfants, les conséquences de traumatismes connues sont par exemple la reproduction des événements trauma-tiques en les rejouant, et pour les traumatismes répétés, un penchant vers les actes autodestructifs ; au cours des années suivantes : disfonctionnement émotionnel, pressions, incertitude dans l’orientation sexuelle, tendances à la toxicomanie, tendances suicidaires, haut degré d’adaptation. Une représentation actuelle et à recommander se trouve chez Reddemann. 4 « Cette aptitude à passer sous silence des évènements que pourtant je ressentais assez vivement pour ne jamais oublier, est un des traits qui me frappent le plus quand je me remémore mes premières années », dit Beauvoir (1958: 20) - mais ici lorsqu’il s’agit d’une expérience dont elle soupçonnait subjectivement un danger pour sa mère. - Pour les contradictions possibles entre les discours rhétoriques et les expériences enfantines relatées par Beauvoir dans ces mémoires, voir Moi (1996: 59 suivantes) <?page no="60"?> Barbara Schulz 60 tragique, c’est que simultanément, un sentiment de compassion pour son propre moi est alors étouffé. J’appris de maman [...] à censurer mes désirs, à dire et à faire exactement ce qui devait être dit et fait. [...] Ainsi vivions-nous, elle et moi, dans une sorte de symbiose. (ibid.: 43) Beauvoir raconte cela de manière pertinente, utilisant un vocabulaire spécifique et analytique. À l’âge de cinq ans et demi, Simone entre dans une école privée et se consacre avec application aux études. Elle aime les livres qui lui sont proposés comme « principale distraction ». Grâce à ses performances scolaires, elle fait pour la première fois l’expérience de l’attention paternelle et de la reconnaissance intellectuelle : « Depuis que j’allais en classe, mon père s’intéressait à mes succès, à mes progrès et il comptait davantage dans ma vie » (ibid.: 28), et elle apprit « à l’admirer plus sérieusement ». 5 Cependant, son père ne participera pas activement à l’éducation maternelle. La suffisance, inhérente à la grande bourgeoisie dont sont issus ses parents, interdit à Beauvoir de jouer avec les enfants inconnus dans le jardin du Luxembourg. Elle trouve un camarade de jeu dans sa sœur Hélène, qui est de deux ans et demi sa cadette. Avec elle, elle peut exprimer ses sentiments et acquière à travers cela un sentiment de pouvoir : à l’âge de six ans, elle lui apprend à lire, écrire et compter, et Hélène « seule me reconnaissait de l’autorité [...], elle me savait gré de mon estime et y répondait avec une absolue dévotion [...]. Grâce à ma sœur - ma complice, ma sujette, ma créature - j’affirmais mon autonomie. » (ibid.: 45) 6 Lorsque son père est appelé sur le front en 1914, lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale, la petite Simone trouve un bouc émissaire à sa haine en la personne du boche, de l’envahisseur allemand, attitude perçue avec tolérance de la part des adultes : « J’avais tout de suite fait preuve d’un patriotisme exemplaire en piétinant un poupon de celluloïd ‹made in Germany› qui d’ailleurs appartenait à ma sœur. » (ibid.: 30) 7 L’année suivante, selon Beauvoir, elle ne gênait plus les adultes par sa vivacité : « On m’avait expliqué qu’il dépendait de ma sagesse et de ma piété que Dieu sauve la France. » Ce « personnage composé m’avait valu tant de louanges, et j’en avais tiré de si grandes satisfactions [...] : il devint ma seule vérité. » 5 La biographe ‹oublie› pourtant de raconter que son père aussi, même si c’est au niveau spirituelle, lui inculque un mécanisme d’adaptation. Il lui dicte par exemple des textes littéraires très ardus, pour la corriger ensuite : en échange, elle admire son éducation et son intelligence. (Beauvoir 1958: 39) 6 Dans ce contexte, Simone organise aussi beaucoup de jeux avec Hélène ou avec sa cousine Jeanne, « dont la souriante passivité incitait au sadisme » (Beauvoir 1958: 58). 7 Cela se passa selon Beauvoir à la suite d’une visite rendue à son père alors incorporé, visite durant laquelle elle accompagna (comme souvent) sa mère. <?page no="61"?> Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir 61 (ibid.: 34) Cette mise en accord sur une autorité au-dessus de tout - dans ce cas précis, Dieu - permet à Simone de renforcer sa perception du monde entre le « Bien » et le « Mal » et de confirmer ainsi son caractère unique comme « bon ». « Les nuances de mes sentiments, leurs fluctuations, n’avaient pas droit à l’existence. » (ibid.: 94) Pour Simone l’écolière, un sentiment de honte et l’effondrement de son amour-propre avec, comme toile de fond, une éducation hostile aux besoins naturels du corps, s’expriment d’une façon nouvelle : elle se sent « gauche, poltronne, laide » lorsqu’elle assiste au cours de gymnastique en compagnie de filles et de garçons. Dans son œuvre, l’auteur ne reflétera pas l’existence évidente d’un sentiment de jalousie ni de tristesse éventuelle envers ceux qui, tout en la laissant de côté, lui renverront l’image de la liberté et de la complaisance. Au lieu de cela, elle retient un schéma puissance/ impuissance : « Je contemplai, désemparée, leur triomphe et mon néant. » (ibid.: 63) Il nous faut présumer que dans le développement postérieur de Simone, la peur de destruction enregistrée inconsciemment et entrée, suite à la guerre, en confrontation forcée avec une peur réelle de la mort et de la séparation, a provoqué de manière significative à nouveau un traumatisme : « À huit ans, je n’étais plus gaillarde comme dans ma première enfance mais malingre et timorée. » (ibid.) Une détresse et une solitude émotionnelle s’articulent dans le silence. 8 Lorsque Simone de Beauvoir - la biographe - nous décrit « l’enfermement asphyxiant » des dernières années de guerre, qu’elle a vécu à l’âge de presque dix ans, le fait que les souvenirs des tremblements du passé ne soient plus vraiment conscients 9 en est peut-être un indice. Cet hiver-là [1917/ 18 ; B.S.] [...] je collais vainement au radiateur mes doigts gonflés d’engelures [...]. Souvent la nuit, les sirènes ululaient [...]. Deux ou trois fois ma mère nous fit descendre à la cave ; mais comme mon père restait obstinément dans son lit, elle se décida finalement à ne pas bouger. » (Beauvoir 1958: 63) Ses grands-parents, qui vivaient seuls, réagissaient différemment : « Ils se précipitaient à la cave et le lendemain matin nous devions aller nous assurer qu’ils étaient sains et saufs. » Lorsque sa grand-mère fut prise en charge par les Beauvoir, la rougeur de ses joues, son regard vide me firent peur : elle ne pouvait pas parler et ne me reconnut pas. [...] À travers les livres, les ‹communiqués›, et les conver- 8 Décrit toutefois par la biographe avec ‹plaisir› : « Je ne sais pas, si mon bonheur était entrecoupé de crises de tristesse, mais souvent la nuit me faisait pleurer pour le plaisir. » (Beauvoir 1958: 74) 9 Par exemple, son père est victime d’une crise cardiaque après le déclenchement de la guerre et ne sera autorisé à quitter l’hôpital militaire qu’en 1915, épisode que Beauvoir nous décrit sans le commenter. - Concernant la peur de la guerre chez les enfants, voir par exemple Richter (1992: 232 suivantes). <?page no="62"?> Barbara Schulz 62 sations que j’entendais, la vérité de la guerre se faisait jour : le froid, la boue, la peur, le sang qui coule, la douleur, les agonies. Nous avions perdu sur le front des amis, des cousins. [...] On disait parfois devant ma sœur et moi: ‹Elles ont de la chance d’être des enfants ! Elles ne se rendent pas compte...› En moi même je protestais : ‹Décidément les adultes ne savent rien de nous ! › Il m’arrivait d’être submergée par quelque chose de si amer, de si définitif, que personne, j’en étais sûre, ne pouvait connaître pire détresse. (ibid.: 64) Simone sera la seule de sa classe - à l’exception d’une camarade - à ne pas être évacuée, tout comme sa sœur, leur ambitieuse mère continuant de les conduire à l’école. Un jour, « nous trouvâmes l’immeuble vide : tout le monde était descendu à la cave. L’aventure nous fit beaucoup rire. Décidément, par notre courage [...], nous démontrions que nous étions des gens à part. » (ibid.: 67) Bien que ce ‹faux› courage - se rendre à l’école alors que les sirènes retentissent - puisse laisser le champ libre à une valorisation narcissique du soi, 10 il apparaît en même temps à quel point Simone-enfant devait apaiser cette peur de la mort et de la séparation : « Je ne tolérais pas l’ennui : il tournait aussitôt à l’angoisse ; c’est pourquoi [...] je détestais l’oisiveté. » (Beauvoir 1958: 69) Ici même, la biographe nous dévoile les motifs qui la pousseront tout au long de sa vie à une activité excessive. Dans la suite de cet article, on verra que Simone de Beauvoir souffrira pendant toute sa vie des suites de ces traumatismes. Lorsqu’elle décide à l’âge de 15 ans - tout en acceptant des fortes sensations de peur - de renoncer à sa foi en Dieu, elle fait alors ses premiers pas vers l’autonomie. 11 Elle découvre à ce moment une nécessité intérieure : « Je souhaitais à 15 ans que des gens, un jour, lisent ma biographie avec une curiosité émue. » (Beauvoir 1963: 393) Dans ces paroles nostalgiques, Beauvoir laisse déjà transparaître le fait d’« avoir quelque chose à dire », ainsi que son espoir de trouver un grand public capable d’être attentif et de l’écouter. 10 À cette époque, la famille doit subir la ruine financière causée par le grand-père maternel de Beauvoir, ce qui est également dur à supporter pour la mère de Simone : « Pour elle, cette affaire était un traumatisme aigu. » (Beauvoir dans Bair 1990: 787) 11 Pour cela, les ressources acquises par Beauvoir seront d’une grande aide, comme par exemple les tant aimées vacances d’été dans la maison de campagne de ses grandsparents, les échanges avec son amie d’enfance Zaza, tout comme cette « enclave de retraite » - acceptée par ses parents - de la confrontation intellectuelle avec un riche éventail de littérature. <?page no="63"?> Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir 63 Arriver à écrire - au service de l’accomplissement Il n’y avait plus de Dieu pour m’aimer, mais je brûlerais dans des millions de cœurs. En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire [mis en italique par B.S.], je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence. En même temps, je servirais l’humanité : quel plus beau cadeau lui faire que des livres ? (Beauvoir 1958: 143) 12 Mais il faut parcourir un chemin pénible pour atteindre ce but. Dans les conflits sans fin avec ses parents, Beauvoir, en grandissant, recherche la sincérité et apprend à agir secrètement. Les relations familiales changent : « Ma sœur ne m’idolâtrait plus sans réserve », et elle sentira qu’elle a des difficultés à se rapprocher réellement des personnes extérieures, comme par exemple des jeunes de son âge. 13 Ainsi, à l’âge de 17 ans, elle commence à se confier à un journal intime : 14 Personne ne m’admettait telle que j’étais, personne ne m’aimait : je m’aimerai assez, décidai-je, pour compenser cet abandon [...] Désormais, je prétendis me dédoubler, me regarder, je m’épiai ; dans mon journal je dialoguai avec moi-même. [...] Je m’exaltais, comme aux soirs où [...] je contemplais le ciel mouvant ; j’étais le paysage et le regard : je n’existais que par moi, et pour moi. Je me félicitai d’un exil qui m’avait chassée vers de si hautes joies ; je méprisai ceux qui les ignoraient. » (Beauvoir 1958: 190) Malgré cette retraite, qui a l’air incroyablement solitaire, on peut y reconnaître la force et la performance créatrice de Beauvoir qui lui permettent de gagner un espace qui échappera au contrôle et au jugement parental et dans lequel elle pourra exprimer ses envies ainsi que ce qui se passe en elle. 15 Cela n’aboutit pourtant pas à une auto-stabilisation constante. Sa nature varie à un rythme fatigant entre des hauts et des bas et cela la laisse sans but précis, ce que la biographe exprime de manière 12 Beauvoir change de projet professionnel dans sa jeunesse… Le fait que dans le rêve cité ci-dessus, elle abandonne temporairement le désir de devenir professeur (c’est aussi ce que son père souhaitait pour elle) à l’âge de 15 ans, est dans cet article une note en marge. 13 Une interprétation psychanalytique de l’amitié de jeunesse entre Beauvoir et Zaza se trouve chez Brun. - Les conflits d’ordre familial naissent des représentations morales et des valeurs des parents ; à côté de cela, elle est blessée par le fait que son père ne s’oppose pas pour elle à sa mère, lui préférant sa sœur, qui devient plus attirante en grandissant. En outre, la relation difficile avec son cousin Jacques la tourmente. 14 Entre-temps, la première partie de son journal fut publiée en 2006 de manière posthume. - Sur Beauvoir et ses essais d’écriture dans l’enfance, qui saisissent la symbolique de ses besoins, voir par exemple Bair (1990: 73). 15 Si on part d’un niveau d’analyse profond, il peut s’agir ici de l’auto-découverte du désir féminin ; sur cette thématique, il existe un essai très étayé chez Benjamin (1992: 116). <?page no="64"?> Barbara Schulz 64 authentique. 16 Encore une fois, c’est dans la littérature - moderne cette foisci - qu’elle cherche, en lisant « fiévreusement », une sorte d’identification : Barrès, Gide, Valéry, Claudel : je partageais les dévotions des écrivains de la nouvelle génération [...]. La guerre avait ruiné leur sécurité sans les arracher à leur classe ; ils se révoltaient mais uniquement contre leurs parents, contre la famille et la tradition. Ecœurés par ‹le bourrage de crâne› [...], ils refusaient avec mépris [mis en italique par B.S.] les anciennes sagesses [...] ; mais ils n’essayent pas d’en construire une autre ; ils préféraient affirmer qu’il ne faut jamais se satisfaire de rien [...]. Par dégoût des vieilles morales, les plus hardis allaient jusqu’à mettre en question le Bien et le Mal [...]. Faire le mal, c’était la manière la plus radicale de répudier toute complicité avec les gens de bien. (Beauvoir 1958: 193) Ose-t-elle parler du Mal comme d’une activité librement choisie ? Cela pourrait mettre le doigt sur la détresse de Beauvoir à l’âge de 19 ans. Mais « faire le mal », cela paraît être un obstacle trop difficile à franchir, vu qu’avec ses deux parents, elle doit faire face à deux alliés. On pressent que cet embrouillement de sentiments haineux impossible à vivre et donc contraignant - en tenant compte de sa dépendance de sa famille - fera naître, à côté du mépris, la haine de soi-même face à cette situation insoluble. 17 Seules les personnes dans des positions supérieures peuvent se permettre d’éprouver du mépris ; la haine, quant à elle, est plutôt un sentiment éprouvé par des personnes socialement inférieures et est dirigée vers les personnes qui sont - pour eux - responsables de leur situation problématique. 18 (Demmerling / Landwehr 2007: 296) Dans ses mémoires, Simone de Beauvoir arrive au moins à dire le sentiment prédominant : « La littérature m’aida-t-elle à rebondir de la détresse à l’orgueil. ‹Famille, je vous hais ! › » (Beauvoir 1958: 193) Dans la projection d’une certaine façade de fierté vers l’extérieur, Beauvoir fait un choix de mots qui doivent lui avoir été familiers de ses études du philosophe Hume, 19 et qui l’aide à refléter de manière positive l’orgueil subtil de la fierté. 16 Beauvoir raconte du temps quand elle avait 17 ans : « Une nuit [...] l’angoisse fondit sur moi [...] ; mais cette fois, c’était pire : déjà la vie avait basculé dans le néant. » (Beauvoir 1958: 206) À l’âge de 19 ans: « Seule à la maison, il m’arrivait de me battre contre elle [la mort] comme à quinze ans ; tremblante, les mains moites je criais, égarée : ‹Je ne veux pas mourir ! › [...] Je recopiais des pages de Schopenhauer, de Barrès, des vers de madame de Noailles. [...] D’un jour à l’autre [...] je passais de l’abattement à l’orgueil [...]. Dès que je me sentais utile ou aimée, l’horizon s’éclairait... » (ibid.: 229 suivantes) 17 Naturellement, une fugue de la maison familiale aurait été à cette époque un véritable scandale. Pourtant, même une fois adulte, la biographe n’envisagera la rupture à aucun passage de ses mémoires ; en conséquence, son cercle de lecteurs caressera cette implication à travers ces humeurs auto-torturantes. 18 Dans cette classification, les deux auteurs font aussi remarquer que ces deux sentiments peuvent se relayer naturellement en fonction de constellations de pouvoir instables. 19 La maîtrise de Beauvoir porte sur Hume et Kant. <?page no="65"?> Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir 65 La fierté ou trop haute opinion de soi-même [est] une non-vertu. […] Si certainement une opinion exagérée de notre propre valeur est mauvaise et désagréable, rien n’est plus louable qu’une opinion de soi-même qui se base sur les qualités précieuses que nous possédons vraiment [...]. Cependant, il est certain que rien n’est plus utile pour notre mode de vie qu’une mesure convenable de fierté. (Hume 2007: 350) Le redressement retrouvé lui donnera des ailes ; néanmoins, la biographe reste secrète par rapport à ses véritables préoccupations. « J’étais de plus en plus sûre d’avoir un tas de choses à dire : je les dirais. » (Beauvoir 1958: 229) La poursuite des études conduira Beauvoir à prendre de petites libertés par rapport à la ‹cage› familiale et finalement la conduit aussi à sa rencontre avec Jean-Paul Sartre en 1929. Il lui démontre d’abord sa domination verbale : « Dans nos discussions, je ne faisais pas le poids. » (ibid.: 342) Son opinion sur les hommes et la morale, « il la mit en pièces » (ibid.: 343) 20 Tranquillement, supériorité et infériorité prennent forme : « C’était la première fois que je me sentais intellectuellement dominée par quelqu’un. » Lorsque Sartre, percepteur sensible, lui propose de lui servir de support - « À partir de maintenant, je vous prends en main » -, il est pour elle à bien des égards encore plus prometteur : « C’est bien un salut qu’il cherchait lui aussi dans la littérature. » (ibid.: 341) 21 Tous deux sont résolus à ‹tout se dire›. 22 Le sentiment de bonheur et la solidarité intellectuelle avec Sartre ne conduisent tout de même pas Beauvoir à éprouver une envie irrésistible. Le pouvoir de son désir sexuel et de ses aspirations est perçu de manière négative : « Je détestais ma complicité avec cette souffrance. » (Beauvoir 1960: 68) Un tiraillement intérieur, accompagné d’un sentiment de culpabilité, l’assaillait, car dorénavant, au lieu d’écrire, elle souhaite vivre pleinement son bonheur. « J’avais l’impression tantôt de m’acquitter d’un pensum, tantôt de me livrer à une parodie. » (ibid.: 65) Et puis, je ne m’étais pas relevée de cette défaite. [Ici, il est question de la défaite verbale face à Sartre et aux camarades ; B.S.] [...] J’ai perdu mon orgueil, et c’est là que j’ai tout perdu [...]. Qu’est-ce que je me reprochais donc ? En premier lieu, la trop grande facilité de ma vie ; d’abord, elle me grisa, mais bientôt j’en éprouvai un certain écœurement. [...] Mais ce qui rendait cela encore plus sensible, c’est que 20 On peut se souvenir du portrait que Beauvoir avait dessiné de son père : « Il parlait [...] d’un tas de sujets élevés [...]. Dans toutes les discussions auxquelles j’assistais, il avait le dernier mot. » (Beauvoir 1958: 108) 21 D’autres dispositions peuvent aussi avoir joué un rôle : Au-delà du projet d’enseigner la philosophie comme Beauvoir, Sartre a (peut-être inconsciemment) communiqué une familiarité par son auto-évaluation dépressive en lui montrant un jour son journal : « Au fond de l’être humain comme au fond de la nature, je vois la tristesse et l’ennui. » (ibid.: 341) 22 Sur les revendications mutuelles de Beauvoir et Sartre de « tout se dire », voir Schulz 1991. <?page no="66"?> Barbara Schulz 66 Sartre lui-même s’inquiétait : « Prenez-garde de ne pas devenir une femme d’intérieur. » (Beauvoir 1960: 66) Pour Beauvoir, ce qui est encore plus inquiétant c’est qu’il existe à ce moment-là une autre Simone, que Sartre admire et rencontre encore de temps en temps : 23 « Souvent [...] il me la citait en exemple : elle passait ses nuits à écrire [...] ; elle misait avant tout sur son œuvre à venir. » (ibid.: 76) Beauvoir décrit dans ses mémoires maintenant non seulement sa propre jalousie, mais revit aussi le pouvoir d’un autre sentiment fort vis-à-vis de sa concurrente, qui est incontestablement belle et douée : En proie à un des sentiments les plus désagréables qui m’aient jamais saisie et auquel convient, je crois, le nom d’envie. [...] Ses [de Simone Jovillet ; B.S.] chances et ses mérites m’écrasaient [...] Je me révoltais contre cette suprématie que je lui conférais : c’est cette contradiction qui fait de l’envie un mal si torturant. J’en souffris pendant plusieurs heures. » (Beauvoir 1960: 77 suivantes) Ce n’est probablement pas un hasard si, en étant seule, l’ambition de Beauvoir de prendre pour modèle Simone Jovillet s’enflamme. 24 Lorsque la biographe Beauvoir (1960: 374) affirme au sujet de sa première publication couronnée de succès dix ans plus tard, « Mes consignes de travail demeurèrent creuses jusqu’au jour où une menace pesa sur lui [le bonheur ; B.S.] et où je retrouvai dans l’anxiété une certaine solitude », c’est seulement une demi-vérité. Elle créa entre-temps, et entre autres choses, des portraits de jeunes femmes, qui voulaient s’éloigner des modèles traditionnels de leur sexe. Ces récits furent refusés par la maison d’édition Gallimard, qui ne s’intéressait alors pas aux « histoires de femmes ». 25 Sartre, qui était à cette époque déjà un écrivain reconnu, 23 Simone Jovillet : « Cette belle femme pleine d’expérience [...], que nous appelions Camille », de cinq années plus âgée que Beauvoir, avait été auparavant l’amante de Sartre. Elle se réalisait artistiquement dans plusieurs directions et resta amie avec Sartre et Beauvoir (aussi appelée « Toulouse » dans les lettres). L’ancienne courtisane sera jaugée par Beauvoir à partir de ses propres représentations de valeur et dévoilée de la manière la plus privée qu’il soit dans La force de l’âge (Beauvoir 1960: 60 suivantes), mémoires dédiées à Sartre. 24 À propos de son premier poste en tant que professeur à Marseille en 1931, éloignée du lieu d’emploi de Sartre et souvent séparée de lui, Beauvoir dit : « J’étais installée dans la solitude » (ibid.: 104) ; elle aboutit toutefois à l’ébauche d’un roman. Beauvoir, qui continuait à avoir peu d’amis, rêvait aussi pendant ces années de devenir célèbre grâce à une publication, et de rencontrer ainsi de nouveaux amis intéressants ; cela est du point de vue du dépassement un aspect que je ne prends pas en compte ici. 25 L’ouvrage fut publié 40 ans plus tard, en 1979, aux éditions Gallimard (sous le titre Quand prime le spirituel). Comme déjà indiqué, Beauvoir s’était auparavant essayée à d’autres œuvres, partiellement inachevées, qui ne seront pas nommées ici (voir aussi le premier et le deuxième tome de ses mémoires). <?page no="67"?> Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir 67 [me] disait que je ne devais pas me faire de soucis. Qu’il y avait d’autres maisons […]. Il me pria aussi de ne rien dire de négatif sur Gallimard, car ils étaient vraiment puissants et il avait besoin d’eux et peut-être que moi aussi avec mon prochain roman. Donc, je tins ma langue et ravala ma déception. (Beauvoir dans Bair 1990: 253) Grâce aux encouragements de Sartre, elle s’attaquera à une situation de conflit extrêmement personnelle, mais ceci uniquement à la suite d’un deuxième refus humiliant. 26 Un trio auto-créé par eux-mêmes au début des années trente avec Olga Kosakiewicz, âgée de 17 ans et élève de Beauvoir, désirée par eux deux, met en danger la liaison de Beauvoir avec Sartre et lui sert alors de trame pour son roman L’invitée. Ce projet de Beauvoir, à travers lequel deux rivales devaient devenir amies, est fortement critiqué par Sartre : selon lui, au lieu de créer des personnages réels, elle n’aboutit qu’à des falsifications. (Bair 1990: 277) À partir de ce moment-là, elle devient plus exacte. En outre, Beauvoir discrédite sa concurrente, Olga, par ses actions et commence ‹à dire quelque chose› qu’elle connaissait d’elle-même. 27 Elle se sert aussi d’une idée de Sartre, que ce dernier lui a suggérée : « Pour marquer combien Françoise tenait au bonheur qu’elle avait bâti avec Pierre, il serait bon qu’au premier chapitre du roman elle lui sacrifiât quelque chose. » (Beauvoir 1960: 346) Dans le roman, le dialogue suivant relate le moment où Françoise, 28 en accord avec Pierre (Sartre), séduit Xavière (Olga) et lui demande de rester à Paris avec eux : 26 Contrairement à ce qu’elle écrit dans ses mémoires, Beauvoir vivait ces refus difficilement. Lors d’un entretien à un plus grand âge, elle dira : « Deux refus étaient offensant et assez humiliant. J’étais autrefois si naïve ! Si j’avais su combien d’écrivains avaient eux-aussi été offensés dans leur travail par des refus répétés… ! » Elle tomba malade et ne permit même pas à Sartre de présenter son livre à d’autres éditeurs : « Je me voyais comme une ratée. » (Toutes ces citations sont à retrouver chez Bair 1990: 253) 27 « Automutilation » avec cependant une connotation religieuse : « Vers douze ans, j’inventai des mortifications : enfermée dans les cabinets [...] je me frottais au sang avec une pierre ponce, je me fustigeais avec la chainette d’or que je portais à mon cou. » (Beauvoir 1958: 135) Beauvoir n’hésite pas à déterrer l’automutilation d’Olga dans ses mémoires comme une preuve réelle (1960: 267), et par-dessus elle y apporte une interprétation. - « Tromperies » : Dans le roman, Françoise accuse Xavière de lire les lettres que Pierre et Gerbert, le dernier ami de Xavière (avec lequel Beauvoir trompait Olga dans la « vraie » vie tout comme Françoise dans le roman) écrivaient à Françoise, alors que Beauvoir, dans la « vraie » vie pénétrait dans la chambre de Wanda (sœur d’Olga et amante de Sartre) pour lire secrètement son journal intime. Gerbert représente Jacques- Laurent Bost. 28 « J’ai mis en Françoise trop de moi-même », dit Beauvoir (1960: 351). Pierre doit se trouver « affaibli » pour Sartre, toutefois elle le présente se rongeant les ongles et avec certains traits sadiques, comme Sartre fut aussi montré dans le Journal de guerre beauvoirien (éd. 1990). Xavière représente Olga et - c’est ainsi que Beauvoir voulait le corriger plus tard - porterait aussi certains traits de Wanda. <?page no="68"?> Barbara Schulz 68 Xavière la regarda d’un air tendre et confiant. - Vous avez une vie si remplie, ditelle. [...] Je me suis sentie un atome. - C’est stupide, dit Françoise. [...] Alors, quand je vous ai parlé de venir à Paris, vous avez cru que je voulais vous faire l’aumône ? - Un peu, dit Xavière humblement. - Et vous m’en avez haïe, dit Françoise. - Je ne vous ai pas haïe ; je me suis haïe, moi. - C’est la même chose, dit Françoise. Sa main quitta l’épaule de Xavière et glissa le long de son bras. Mais je tiens à vous, dit-elle. Je serais si heureuse de vous avoir près de moi. (Beauvoir 1943: 44) Vers la fin du roman, on apprend de Françoise : À cause de Xavière, elle avait presque perdu Pierre, et Xavière ne lui rendait en échange que dédain et jalousie. [...] Cet abandon où tous les deux laissaient Françoise était une désolation si totale qu’il n’y restait même plus place pour la colère ni pour les larmes. Françoise n’espérait plus rien de Pierre et son indifférence ne la touchait plus. En face de Xavière, elle sentait avec une espèce de joie se lever en elle quelque chose de noir et d’amer qu’elle ne connaissait pas encore et qui était presque une délivrance : puissante, libre, s’épanouissant enfin sans contrainte, c’était la haine. (Beauvoir 1943: 444-445) Beauvoir affirme qu’elle a « pâti » de cet ouvrage durant quatre années (1960: 570). Lorsqu’elle l’achève sous l’emprise renouvelée de la peur et de la solitude éprouvées durant la Première Guerre mondiale, les images inhérentes à ce combat douloureux se transforment en un duel avec l’adversaire féminin. Il est tout à fait remarquable que le personnage littéraire de Françoise, se retrouvant en concurrence, épargne son partenaire masculin des sentiments agressifs. Finalement, Françoise se vengera de son amie Xavière, ce qui effacera sa propre envie et sa propre tromperie. Elle assassine Xavière - secrètement - en ouvrant le tuyau à gaz. Ce dénouement eut pour Beauvoir, comme elle l’affirme (1960: 348), « une valeur cathartique [...] ; en les rédigeant, j’avais la gorge nouée comme si j’avais vraiment chargé mes épaules d’un assassinat. [...] En tuant Olga sur le papier, je liquidai les irritations, les rancunes que j’avais pu éprouver à son égard. » 29 Ce roman, qui fut classé pertinemment par Toril Moi dans la catégorie des mélodrames et qui selon Peter Brooks, sous l’impulsion « de ‹tout dire›, en défiant la censure et le refoulement […], exprime des identifications jugées trop extravagantes, trop puissantes, trop directes pour pouvoir être 29 Par rapport à Olga, Beauvoir avait échoué dans le projet de la préparer au diplôme de philosophie. Aussi, elle vit qu’Olga éveillait des sentiments chez Sartre « qu’il ne connaissait pas avec moi » (Beauvoir 1960: 269). Dans ses mémoires, elle affirme avoir écrit L’invitée d’octobre 1938 jusqu’en été 1941 et d’avoir inclus le meurtre dès le début (ibid.: 381 et 351). « Plus tard, elle [Beauvoir] se souviendra toujours avoir commencé à se concentrer pleinement sur son roman lors de l’invasion allemande en mai 1940. » (Bair 1990: 276) <?page no="69"?> Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir 69 énoncées » (Moi 1994: 141), 30 apporte à Beauvoir lors de sa parution en 1943 son premier succès littéraire. Un acte de libération et de triomphe, qu’elle gagna enfin contre une femme plus jeune : 31 « La mésaventure du trio fit beaucoup plus que me fournir un sujet de roman : elle me donna la possibilité de le traiter. » (Beauvoir 1960: 374) La détresse de l’âge - (avoir) quelque chose à dire et à écrire Il semble qu’à travers la catharsis du processus d’écriture, Beauvoir réussit temporairement à mieux intégrer les sentiments qui opéraient péniblement et qui étaient enregistrés depuis de longues années. Elle prit conscience qu’après le succès de L’Invitée elle aura « à partir de maintenant toujours quelque chose à dire » (Beauvoir 1960: 621), et ses prochaines œuvres seront réussies grâce à cette nouvelle confiance en soi. Plus tard, elle déclarera que la décision la plus importante qu’elle est prise fut en 1945 lorsqu’elle décida de ne pas continuer à enseigner et « de me consacrer à écrire». (Beauvoir 1972: 34) 32 Même dans sa relation légendaire avec Sartre, qui devient de plus en plus publique, Beauvoir a le plus souvent encore « quelque chose à dire » aux autres femmes de son compagnon, aussi bien dans la ‹vraie› vie que dans ses mémoires (tandis que Sartre s’abstenait de toutes remarques en public sur les relations amoureuses de Beauvoir). Dans sa recherche du bonheur personnel, elle prend ses distances et parvient à un détachement. « Je ne saurai jamais aimer l’art que comme la sauvegarde de ma vie. Je ne serai jamais écrivain avant tout comme Sartre. » (Beauvoir 1960: 30) Apparemment, ce ‹pilier de vie› aide Beauvoir à adoucir la division entre le « Bon » et le « Mal » dans son expérience du monde, à tel point que, en ce qui concerne ses exigences dans le processus créateur, cela sonne à présent 30 De tels sentiments auront aussi préoccupés Beauvoir lorsqu’elle décrit dans ses mémoires en 1960 la fin de son roman, de même que quelques-uns des critiques, comme « point le plus faible du livre ». - Toril Moi offre des interprétations intéressantes sur L’invitée. Il y en a certaines que je ne partage pas, mais sur lesquels je ne peux pas revenir dans le cadre de cet article. 31 Tout comme dans la réalité, Beauvoir finit sur un triomphe agressif : elle ne dédicace pas seulement ce livre à Olga, mais le dote aussi d’une devise malicieuse, provenant de la philosophie : « Chaque conscience poursuit la mort de l’autre. Hegel. » 32 Cette connexion mériterait une analyse séparée, si sa violation des frontières avec certaines de ses élèves et les expériences de guerre traumatiques de son enfance renouvelées au cours de la Seconde Guerre mondiale y étaient réfléchies. Les connaissances actuelles sur l’exclusion de Beauvoir de l’enseignement se trouvent chez Galster (2007: 97). Je souhaite exprimer mes remerciements à Ingrid Galster qui attira mon attention sur le projet de Thomas Stauder à l’occasion du centième anniversaire de Simone de Beauvoir. <?page no="70"?> Barbara Schulz 70 de manière plus réaliste: « [...] quel est pour moi un des rôles essentiels de la littérature : manifester des vérités ambigües, séparées, contradictoires » (Beauvoir 1963: 282). Au cours de l’accomplissement de ses désirs, « me faire aimer à travers des livres » (ibid.: 338) - en 1954, elle a reçu le prestigieux Prix Goncourt -, ses sentiments violents envers le vieillissement sont à ce moment-là étalés au grand jour dans ses mémoires, précocement et sans détour : « Je déteste mon visage [...] cet air de tristesse autour de la bouche [...]. C’est le cauchemar d’avoir plus de cinquante ans qui est vrai ! » (ibid.: 684) Et nous apprenons qu’elle éprouve de « l’envie à l’égard de cette jeunesse tellement en avance sur nous, en partie grâce à nous » (inscription dans son journal de 1958- 1963 ; ibid.: 458). Etaient-ce les ‹vrais› sentiments ou l’impression de ne pas être arrivée assez loin dans certains domaines ? À 54 ans, Beauvoir parvient à cette conviction: Combien il est dangereux pour une femme d’engager tout de soi dans sa liaison avec un écrivain ou un artiste, buté sur ses projets : renonçant à ses goûts, à ses occupations, elle s’exténue à l’imiter sans pouvoir le rejoindre et s’il se détourne d’elle, elle se retrouve dépouillée de tout. (ibid.: 284) De la même manière, la position de Beauvoir face à la littérature change ; il n’est « plus question de mandat, ni de salut » (ibid.: 284). Après la célébrité, entre Sartre et elle un certain type de lien est détruit (ibid.: 275), pourtant elle reste en relation avec lui et elle se montre les années suivantes avec lui en voyage mais aussi lors de certaines manifestations organisées par la gauche. À la suite de la désunion ultérieure avec ses ami(e)s de longue date - entre autres Olga et Michelle 33 - elle dira sa « relative retraite », qui « me prive d’une certaine chaleur - que j’ai retrouvée avec tant de joie, ces dernières années, dans les manifestations - et, ce qui est plus grave pour moi, elle limite mon expérience » (ibid.: 681). Elle se rebellera particulièrement contre l’écriture après la mort de sa mère : « Les mots m’avaient trahie » (1972: 151). Si elle arrive à se débloquer, on aimerait dire que la métaphore des sentiments de solitude et de perte amoureuse a donné une nouvelle expression aux œuvres qui suivront. 34 33 Auparavant, Beauvoir disait de Michelle Vian, qui fut l’amante de Sartre jusqu’à la fin de sa vie : « Je l’aimais beaucoup, on l’aimait toujours, parce qu’elle ne se préférait jamais. » (Beauvoir 1963: 277) 34 Sur son œuvre La femme rompue (1967), elle observera par exemple de n’avoir « jamais rien écrit de plus sombre que cette histoire : toute la seconde partie n’est qu’un cri d’angoisse » (Beauvoir 1972: 144). C’était l’époque durant laquelle Sartre passait de plus en plus les jours de la semaine avec diverses amantes, et en 1965, 15 années avant sa mort, il choisit l’une d’entre elles, Arlette Elkaïm, de 31 ans sa cadette, comme héritière de son œuvre en l’adoptant. <?page no="71"?> Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir 71 Accompagnée d’une peur de la vieillesse et de la mort, dont elle n’arrive pas à se délivrer, elle arrivera pourtant encore une fois à écrire un essai significatif : La vieillesse (1970). Écrit avec des facettes différentes, il aura pour but de reprocher de manière authentique à la société son comportement face aux personnes âgées. Finalement, Beauvoir fera une pause de neuf ans avant d’éditer des mémoires supplémentaires. Lorsqu’elle publie Tout compte fait en 1972, elle dédicace ce livre à Sylvie Le Bon, 35 sa partenaire de 33 ans sa cadette, dont elle a appris à estimer les qualités de caractère. 36 « Pendant l’agonie de ma mère et après sa mort elle a su, malgré sa jeunesse, m’être d’un grand réconfort. » (Beauvoir 1972: 71) Et en atteignant un grand âge, elle a la chance d’être protégée d’une certaine solitude par Sylvie. Pour elle-même, Beauvoir, alors âgée de 63 ans, tire dans cette œuvre un certain bilan : Elle déplore, en général, l’abus d’autorité à laquelle les enfants sont soumis « dans les jeux sadomasochistes des parents, l’exploitation des femmes, la vue patriarcale de Freud sur le genre » (Beauvoir 1972: 506 ; ce n’est pas le seul jugement de ce type dans ce livre). Pour autant, elle déclare qu’elle se sent maintenant féministe. Toutefois, dans les passages où elle observe rétrospectivement sa propre éducation, on est surpris: Si ma mère avait été moins indiscrète et moins tyrannique, les limites de son intelligence m’auraient moins gênée ; la rancune n’aurait pas oblitéré l’affection que je lui portais et j’aurais mieux supporté l’éloignement de mon père. […] Ma mère était si timorée et si despotique. […] Si mon père [...] avait franchement pris mon parti, réclamant pour moi certaines libertés qu’elle m’eût alors accordées, ma vie en aurait été allégée. [...] Satisfait de sa situation, mon père n’aurait pas vu en moi l’image de son échec, il ne se serait pas détourné de moi. » (Beauvoir 1972: 25) Par une perception incomplète de son adolescence passée dans un ordre social patriarcal, Beauvoir continue de ressentir sa propre humiliation et donc du mépris pour sa mère, qui est représentée ici comme étant stupide et dominatrice de nature. Elle parlera certes de l’échec de son père, mais en faisant finalement preuve de compréhension au travers d’un essai d’interprétation psychologique appliquée (la projection de son échec sur sa fille). Beauvoir omettra de dire que, par exemple, son père déléguait la responsabilité éducative et « tout le psychique » à sa mère. 37 En restant dans une représentation (enfantine) selon laquelle tout le pouvoir et les pulsions négatives découlent de la mère (défaillante), elle ne pourra ni percevoir cette 35 Selon Hélène de Beauvoir, Sylvie s’appela initialement « Lebon ». 36 Elle dévoile en même temps l’échec particulier de l’éducation maternelle qu’elle avait donné : « Mieux je connaissais Sylvie, plus je me sentais d’affinité avec elle. » (ibid.: 75) Lorsque Beauvoir adopta plus tard sa compagne, il s’effectua une réévaluation symbolique de son nom de famille, transformé en Le Bon de Beauvoir. 37 Dans le premier tome de ses mémoires, elle avait encore décrit cela à ses lecteurs. <?page no="72"?> Barbara Schulz 72 dernière comme étant une femme indépendante (et, dans cette position, peut-être avec peu de pouvoir), ni voir la relation entre ses propres peurs et celles de sa mère. Ses premières expériences relationnelles pathogènes non assimilées peuvent encourager Beauvoir à avoir un regard centré sur elle-même, ayant alors besoin de l’accusation et posant la question de la culpabilité, au lieu de considérer que sa mère se sentait dépassée par son éducation, 38 ce qui provoque alors la condamnation active et sans appel de cette dernière. De cette attitude, très souvent observée (de manière exemplaire chez Rohde- Dachser dans son analyse innovatrice ; 2003 : 265), d’accuser la mère, s’ensuit que la ressemblance dans « la même sexuation des mères et des filles […] est vue régulièrement comme une difficulté au processus d’individualisation. » Entre-temps, Beauvoir avait lu les publications de Bruno Bettelheim ainsi que la biographie et la correspondance de Sigmund Freud, tous deux psychanalystes qui thématisent le traumatisme dans l’enfance. Si, plus tôt, elle avait nié (tout comme Sartre) l’existence de l’inconscient, elle devint avec le temps une ardente admiratrice de Freud (Beauvoir 1972: 167) et s’interrogeait même sur son apparence. 39 Déjà dans La vieillesse elle avait écrit (cependant sans donner de référence) : Les mauvais souvenirs qu’on avait refoulés dans l’âge adulte se réveillent chez le vieillard. Les barrages qu’on avait réussi à établir tant qu’on avait des activités et qu’on subissait une pression sociale, s’écroulent dans le désœuvrement et l’isolement du dernier âge. 40 Sans doute aussi le traumatisme narcissique provoqué par l’arrivée de la vieillesse affaiblit-il les défenses du sujet : les conflits de l’enfance et de l’adolescence se réveillent. (Beauvoir 1970: 393) Quelque chose d’irréconciliable, d’indicible de ses expériences traumatiques aura touché inconsciemment Beauvoir de l’intérieur, et ceci sans cesse - et de plus en plus avec l’âge. 41 Aussi se pencha-t-elle de temps en temps sur ses 38 La mère de Beauvoir avait demandé des conseils d’éducation aux « mères chrétiennes » et aux « Dames du cours Désir » (Beauvoir 1958: 41). 39 « Mais les dépressions de Freud […] sont liées directement ou non à sa vie domestique. […] Sur ses photos, son visage, avec l’âge, devient plus en plus fermé et surtout triste. » (Beauvoir 1972: 452 suivantes) En 1982, lors d’un entretien avec Deirdre Bair (1990: 806), Beauvoir se demanda aussi « pourquoi j’avais tellement peur de Freud, lorsque j’étais jeune ». 40 Fréquemment, il s’agit dans le cas d’un traumatisme non assimilé de sentiments de honte et de culpabilité ascendants. 41 Que cette sorte d’expérience soit enregistrée inconsciemment et puisse être difficilement supportée, est suggéré par les cauchemars et les sautes d’humeur répétées de Beauvoir, qu’elle-même mentionne, tout comme sa dépendance à l’alcool et aux médicaments (qui augmenta avec l’âge, comme chez Sartre). Elle refusait de reconnaitre sa souffrance : <?page no="73"?> Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir 73 publications de façon plus autocritique. 42 Sur ces entrefaites elle était devenue une figure très demandée dans le mouvement féministe, elle y avait eu ‹beaucoup à dire› ; et pourtant, elle ne devait plus parvenir par la suite à une création littéraire d’importance. Précocement - à 64 ans déjà - elle avait constaté : Je ne me sens plus chargée de mission [...]. J’éprouve pour mon compte ce que j’ai dit dans La vieillesse : même le progrès a dans le dernier âge quelque chose de décevant ; on avance, soit, mais en piétinant et sans espoir de beaucoup dépasser ce qu’on a déjà fait. » (1972: 152) 43 De surcroît, Beauvoir a certainement dû ressentir comme une offense le fait que Sartre planifiait à cette époque un projet de livre en commun, non pas avec elle, mais avec d’autres, altérant ainsi un des peu nombreux domaines qu’ils avaient encore en commun, leur échange intellectuel. 44 La dernière publication beauvoirienne, La cérémonie des adieux, paraît en 1981 après la mort de Sartre comme un journal intime ouvert. On peut dire d’une grande partie du contenu qu’« elle se venge par le monologue » (Flaubert) : certaines choses qui étaient jusqu’à ce moment restées non dites, car offensantes, acquéraient ici un espace. 45 Avoir quelque chose à dire ou être l’unique : même dans sa relation avec sa sœur, Beauvoir insistait avec l’âge sur sa domination et sommait Hélène de se taire lorsqu’elle désirait parler de ses propres activités féministes. 46 Pour sa part, Sylvie Le Bon de Beauvoir confronta Hélène de Beauvoir après la mort de Simone sur la question de l’héritage avec une exigence autoritaire semblable, d’« avoir quelque chose à dire » : elle publia les lettres de Beauvoir à Sartre, qui contenaient à plusieurs reprises des remarques dédai- « Je n’ai pas subi d’oppression, [...] je n’ai vu mourir personne qui me fût essentiel, et depuis mes vingt et un ans, je n’ai jamais connu la solitude. » (Beauvoir 1972: 39) 42 De la même manière elle faisait occasionnellement l’autocritique de certains traits de sa personnalité devant ses lecteurs, comme lorsqu’elle expliquait par exemple un « orgueil agressif » par sa solitude (voir par exemple Beauvoir 1960: 131). 43 Aussi, la suite de ses mémoires annoncée ici ne sera pas écrite. 44 Comme par exemple lorsqu’en 1974 il publia ses conversations avec Philippe Gavi et Pierre Victor (Benny Levi) sous le titre significatif On a raison de se révolter. 45 « Montrer les irréversibles dégradations des autres et de moi-même », était une exigence formulée de Beauvoir (1963: 297), de telle manière qu’elle allait décrire sans scrupules la déchéance de Sartre à cause de l’alcool. En outre, elle démasque minutieusement et de manière peu respectueuse la vie amoureuse de Sartre, dénigrant subtilement ses amantes, dont elle disait dans ses mémoires quelque chose d’aimable ou rien. 46 Cela n’a pas non plus été empêché par les féministes présentes, et apparemment, Hélène elle-même ne s’est jamais libérée de ce modèle de relations intériorisé dans l’enfance (cf. Monteil 2006: 185). Hélène de Beauvoir, qui s’engageait pour les femmes battues, sera, en tant que peintre, créative et couronnée de succès jusqu’à un âge avancé ; elle est décédée en 2001. <?page no="74"?> Barbara Schulz 74 gneuses sur Hélène, ce qui fut un coup dur pour cette femme âgée de 80 ans. Les motifs qui entrent en jeux dans cette bataille de « concurrence entre sœurs » sont seulement effleurés dans la chronique de la « découverte » de ces lettres. 47 Beauvoir disait dans une interview qu’elle aurait bien aimé d’avoir eu encore un peu de temps pour mettre à jour la psychanalyse d’un point de vue féminin et d’en tirer « un bilan vraiment très sincère de ma sexualité ». « Cela sonne un peu à la manière des désirs que l’on peut formuler seulement après que leur réalisation n’apparaisse plus possible. » (Schulz 1989: 136) Ce bilan aurait nécessité une mémoire non falsifiée de Beauvoir ; elle et Sartre ont rendu dépendantes des élèves non stabilisées, des jeunes femmes, ainsi que un élève de Sartre, Jacques-Laurent Bost, en considérant quelques-uns d’entre eux comme leur « famille ». 48 Il aurait été nécessaire de réaliser un grand travail sur elle-même pour comprendre ses aspirations inconscientes qui débouchaient par moments sur un genre très ambivalent de haine-amour à l’égard des jeunes élèves et, plus tard, sur des indiscrétions. 49 Si Beauvoir avait eu l’occasion de se pencher sur ses expériences traumatiques de manière personnelle en bénéficiant d’une aide thérapeutique, 50 47 Pour les explications de Sylvie Le Bon de Beauvoir sur la publication de 1990, ayant trouvé ces lettres soi-disant perdues par Beauvoir, voir la description de Deirdre Bair (1990: 875), à laquelle Beauvoir avait montré certaines lettres à plusieurs reprises jusqu’en 1986. - Hélène avait en sa possession et voulait maintenant publier plus de 80 lettres remplie d’affection de Simone, pour montrer une autre image de cette dernière à ses lecteurs, mais elle ne reçut pas la permission de Sylvie Le Bon […], qui détenait les droits d’auteur. » (Rowley 2007: 496). Sylvie Le Bon - en tant qu’éditrice des Lettres à Nelson Algren de Beauvoir - déplore cependant de sa part que malgré ses demandes répétées, il lui reste interdit de publier les lettres écrites par cet amant de Beauvoir. Beauvoir avait auparavant agi de manière semblable : Après la mort de Sartre, elle avait publié en 1983 ses lettres, qui étaient adressées non seulement à elle-même mais aussi à d’autres femmes - et qui contenaient des jugements dévalorisants -, sans avoir reçu la permission des amantes. 48 L’exemple d’Olga : « Le ‹trio› [...] était l’œuvre de Sartre ; [...] il l’avait suscité, du seul fait qu’il s’était attaché à Olga. [...] Nous pouvions bien la consulter avec dévotion : nous gardions en mains la direction du trio. Nous n’avions pas établi avec elle de véritables relations d’égalité. » (Beauvoir 1960: 262 suivantes) Cf. aussi le commentaire de Colette Audry dans un entretien avec Deirdre Bair (1990: 236): « J’en voyais assez pour savoir que ce fut une horrible expérience pour Olga. Ils l’invitaient [...], et ils exigeaient d’elle qu’elle se plie à leurs désirs. » 49 « Et je hais [mis en italique par Beauvoir] Védrine [Bianca Lamblin ; B.S.] farouchement, en jouissant de la haïr cependant qu’elle s’extasie sur ma tendresse. » (Beauvoir dans son Journal de guerre: 208) 50 Mais elle aurait eu du mal à trouver une aide professionnelle compétente, puisque la recherche sur le traumatisme - pour laquelle les travaux initiaux de Janet et Freud étaient fondamentaux - trouva à nouveau un écho sérieux parmi les experts seulement <?page no="75"?> Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir 75 peut-être serait elle arrivée à cette même remise en question de son projet de vie, sans pour autant que cela ne la brise : Beauvoir et Sartre, le couple émancipé pour ma génération ? Ou quand même pas plus, au fond, que la ‹répartition du travail› sado-masochiste entre les sexes qui est si typique pour notre société, mais qui leur reste eux-mêmes cachée à l’aide d’idéalisations réciproques? (Mitscherlich 1985, citée dans Galster 2007: 71) Beauvoir et Sartre sont à considérer, à cause de cette réciprocité de leur relation (aussi avec les autres personnes), comme parties prenantes d’une fréquentation exploitante de l’autre sexe : 51 « Le masochisme psychique sans l’autre face de la médaille, c’est à dire sans le sadisme psychique, n’est pas imaginable. » (Mitscherlich 1999: 147) Sur ce point, je souhaiterais aller encore plus loin qu’Ingrid Galster (2007: 65-73), qui dans son chapitre « Le couple modèle ? » s’intéresse à divers aspects qui concernent les amants de Beauvoir et Sartre. Il serait intéressant de se servir du discours sur les relations de genre pour observer de plus près le destin de ces partenaires, de les libérer de leur statut d’objet. Les expériences traumatiques portent toujours en elles le risque de s’intégrer dans l’héritage social d’une génération à l’autre si elles ne peuvent pas être assimilées et dépassées individuellement ou si les générations suivantes n’en prennent pas conscience. Pour ne pas tendre dans le jugement de tel out tel « héritage » vers une radicalité similaire à celle de Beauvoir sur certaines questions concernant la « vérité », les questions devraient se situer à côté des réponses par rapport à ces histoires. Ainsi le centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir peut être célébré selon des perspectives multiples : En tout premier lieu, en portant un regard compatissant sur les traumatismes endurés par Simone de Beauvoir, en particulier dans son enfance. Par ces secousses, ses sentiments furent précocement déformés, tordus avec puissance, à tel point que ses mécanismes de défense intériorisés jouèrent un à partir des années 70 du siècle dernier. (Je dois cette indication à ma collègue Susanne Brookmann, Berlin.) 51 Beauvoir, dans une de ses lettres publiées de manière posthume, nous apprend que dans le cas de Bianca Lamblin - qui fut traumatisée par ses expériences amoureuses avec Sartre et Beauvoir - elle s’en attribua la faute, ainsi qu’à Sartre. Beauvoir nous dissimule que Sartre éprouvait aussi un sentiment de culpabilité à cause de ces relations au détriment d’une troisième : « En ce qui concerne Olga, il écrivit à Beauvoir, que c’était absolument leur faute à eux, à Beauvoir et à Sartre. Même si Olga les irritait parfois […], ils avaient créé la situation dans laquelle elle vivait, ils l’emprisonnaient dans ce tissu de mensonges. (Voir la lettre de Jean-Paul Sartre à Simone de Beauvoir du 8 mai 1940, dont l’original est conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris.) Beauvoir fit disparaître ce passage de sa correspondance publiée. » (Rowley 2007: 162 et 478) En se penchant sur les relations de Sartre avec autres et spécialement avec ses amantes, on peut formuler l’hypothèse que lui aussi a souffert d’un traumatisme auparavant. <?page no="76"?> Barbara Schulz 76 grand rôle dans ses contacts avec les autres : « L’existence d’autrui demeurait pour moi un danger. » 52 Le besoin de briller devait compenser la profonde insécurité intérieure et les peurs tout comme la détresse qui en découle. De même, il faut jeter des regards emplis de deuil sur l’intermittente apathie émotionnelle de Simone de Beauvoir et la défaillance humaine qui en résultait dans quelques-unes de ses relations aux autres, de telle manière que ses expériences traumatisantes, pour la plupart inconscientes, furent reproduites sur les autres. À côté de cela, il s’agit aussi de rendre hommage à la personnalité de Simone de Beauvoir qui accepta les obstacles posés par la vie, qui chercha des solutions et qui accéda à la réalisation de ses projets. De son activité intellectuelle restent les sujets choisis par elle-même qui assurent à ses œuvres une place éminente même dans l’avenir. Des sujets dont la source était souvent un moment clé biographique, une connaissance déconcertante ou une position politique, et qu’elle chercha à affronter de manière courageuse et très personnelle. À l’âge d’environ 55 ans, Simone de Beauvoir rédigea ce bilan provisoire dont il faut admirer la merveilleuse sensibilité : La petite fille dont l’avenir est devenu mon passé n’existe plus. Je veux croire, quelquefois, que je la porte en moi, qu’il serait possible de l’arracher à ma mémoire, de défroisser ses cils fripés, de la faire asseoir, intacte, à mes côtés. [...] Pourquoi y a-t-il des choses que je souhaite dire, d’autres ensevelir ? (Beauvoir 1963: II, 394, 453) Cette contribution est dédiée affectueusement à mes deux sœurs. Je remercie mes ami(e)s de longue date B.S., R.R. et D.Z. pour leur soutien lors de l’accomplissement de ce travail. Bibliographie Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris 1958. Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris 1960. Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris 1963 (tome I et II). Simone de Beauvoir, La vieillesse, Paris 1970. Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris 1972. Simone de Beauvoir, Journal de guerre (éd. Sylvie Le Bon de Beauvoir), Paris 1990. 52 « Sartre, je m’en étais arrangée, en déclarant: ‹On ne fait qu’un.› Je nous avais installés ensemble au centre du monde. » (Beauvoir 1960: 131) <?page no="77"?> Le pouvoir des sentiments chez Simone de Beauvoir 77 Thomas Anz (dir.) en collaboration avec Christine Kanz, Psychoanalyse in der modernen Literatur, Kooperation und Konkurrenz, Würzburg 1999. Deidre Bair, Simone de Beauvoir. Eine Biographie, München 1990 (édition originale : 1990). Jessica Benjamin, Macht und Begehren der Frau, in: Christa Rohde-Dachser (dir.), Beschädigungen. Psychoanalytische Zeitdiagnosen, Göttingen 1992, 97-123. Peter Brooks, The Melodramatic Imagination: Balzac, Henry James, Melodrama and the Mode of Excess, New York 1985; cité selon : Toril Moi, Simone de Beauvoir (loc. cit.), 141. Danièle Brun, Une zone d’ombre dans l’amitié : Les effets d’ensevelissement d’une scène d’enfance, contribution au colloque « Centenaire de Simone de Beauvoir », Paris, 9-11 janvier 2008, in: Julia Kristeva / Pascale Fautrier / Pierre-Louis Fort / Anne Strasser (dir.), (Re)découvrir l‘œuvre de Simone de Beauvoir : Du Deuxième Sexe à La Cérémonie des adieux, Lormont 2008, 62-66. Christoph Demmerling / Hilge Landweer, Philosophie der Gefühle. Von Achtung bis Zorn, Stuttgart 2007. Ingrid Galster, Beauvoir dans tous ses états, Paris 2007. David Hume, Ein Traktat über die menschliche Natur, Buch II: Über die Affekte, in: Demmerling / Landweer, Philosophie der Gefühle (loc. cit.), 255. Margarete Mitscherlich, article sur Simone de Beauvoir, in: Zeitmagazin (Hamburg), 10 mai 1985, 8 ; cité selon : Ingrid Galster, Beauvoir dans tout ses états (loc. cit.), 71. Margarete Mitscherlich, Die friedfertige Frau, Frankfurt/ M. 1999. Toril Moi, Simone de Beauvoir. Die Psychographie einer Intellektuellen, Frankfurt/ M. 1996 (édition originale : 1994). Claudine Monteil, Die Schwestern Beauvoir, München 2006 (édition originale : 2003). Katharina zur Nieden, Das Erleben von Macht und Ohnmacht in traumatischen Beziehungen, in: Anne Springer / Alf Gerlach / Anne-Marie Schlösser (dir.), Macht und Ohnmacht, Gießen 2005, 307-319. Luise Reddemann (dir.), Primärärztliche Versorgung des seelisch erschütterten Menschen, Köln 2006. Horst-Eberhard Richter, Umgang mit Angst, Hamburg 1992. Christa Rohde-Dachser, Expedition in den dunklen Kontinent. Weiblichkeit im Diskurs der Psychoanalyse, Gießen 2003 (édition originale: 1991). Hazel Rowley, Tête-à-Tête: Leben und Lieben von Simone de Beauvoir und Jean-Paul Sartre, Berlin 2007 (édition originale : 2005). Barbara Schulz, Ich werde immer allein sein - Ein persönlicher Blick auf Simone de Beauvoirs letzte 30 Jahre, in: Kristine von Soden (dir.), Zeitmontage: Simone de Beauvoir, Berlin 1989, 132-139. Barbara Schulz, Sartre und die Frauen, oder Wie MANN seine Tragik genießen kann, in: Rainer E. Zimmermann (dir.): Das Sartre-Jahrbuch Zwei, Münster 1991, 81-88. <?page no="79"?> Loukia Efthymiou Les voies du voyage chez Simone de Beauvoir et quelques autres universitaires « Je remplissais les fonctions d’un professeur de philosophie, je n’en étais pas un », déclarait en 1960 l’auteure de La force de l’âge (Beauvoir 1960: 394). Or, même si Simone de Beauvoir ne s’est jamais définie à partir de sa qualité d’enseignante, elle en a tout de même le profil socioprofessionnel : elle appartient à un milieu social qui, malgré le contexte idéologique de l’époque face au travail féminin, la pousse pour des raisons financières à professionnaliser sa culture. Ce qui toutefois marque la spécificité de la jeune Simone par rapport aux autres professeures, c’est la nature particulière de ses aspirations, de ses rêves et désirs qui la portent inévitablement à braver les normes universitaires et les convenances sociales de son temps. Le présent travail se propose d’éclairer un aspect de la voie singulière tracée par Simone de Beauvoir au sein de l’Université : l’acte de voyager. En effet, c’est au cours de sa brève carrière professorale (1931-1941), temps de formation intellectuelle et de tentatives littéraires, que cette jeune femme répond pour la première fois à l’appel du large. Étant donné qu’à cette même époque certaines de ses collègues s’aventurent également en Europe ou même plus loin, la réflexion proposée ici tente d’inscrire ses voyages « outre France » effectués entre 1931 et 1938 dans le contexte plus vaste de l’expérience des voyageuses universitaires afin de mettre en évidence le caractère spécifique des pérégrinations de cette professeure de passage qu’est Beauvoir. Une approche comparative est adoptée : le récit beauvoirien, narré en 1960 dans La force de l’âge, est étudié en confrontation avec les textes viatiques de six professeures et anciennes Sévriennes publiés entre 1928 et 1934 dans le Bulletin de l’Association des élèves et anciennes élèves de Sèvres. Il s’agit de trois littéraires : Hélène Tuzet, Jeanne Streicher, Juliette Schlisler-Poncet et de trois scientifiques : Alice Combet-Maroutsitch, Marguerite Lacroix- Lagrandeur, Éliane Basse, nées entre 1880 et 1910. 1 1 Pour récolter des informations sur les trajectoires professionnelles et privées de ces professeures nous avons pu avoir accès aux dossiers personnels de certaines d’entre elles conservés aux Archives nationales : F17/ 27354, dossier De la Goublaye de <?page no="80"?> Loukia Efthymiou 80 Vue l’hétérogénéité relative du corpus et la pluralité des discours qui font appel indirectement à des catégories d’analyse théoriques comme le genre ou le colonialisme, l’analyse comparative de tous ces textes s’avère fort complexe et par là même particulièrement intéressante : à travers la diversité des voix qui interviennent en chassé-croisé et font ressortir les ressemblances et les divergences des voyages relatés, surgissent les intonations originales de celle de Simone de Beauvoir. Chez nos voyageuses, le récit est tout naturellement centré sur l’enquête de l’Ailleurs. Compte tenu des contraintes d’ordre temporel et budgétaire, 2 celles-ci partent de préférence pour des destinations européennes : Serbie (années 1920), Pologne (1927), Italie (1927-1929, 1932), Autriche (1928) et Allemagne (1928) pour les six enseignantes en question ; Italie (1933 et 1936) Autriche et Allemagne (1934) pour Beauvoir également, mais aussi Espagne (1931 et 1932), Angleterre (1933), Tchécoslovaquie (1934), Suisse (1935) et Grèce (1937). Deux exceptions : le Madagascar visité par Basse en 1930-1931 au cours de sa mission géologique assignée par le Muséum ; et le Maroc, pays pauvre et bon marché, traversé d’un bout à l’autre en 1938 par Beauvoir. Mais si les Sévriennes, profitant de la démocratisation progressive des voyages, optent parfois pour des déplacements organisés, 3 les « vagabondages » de Beauvoir s’inscrivent par contre dans la tradition du voyage individuel : méprisant les « troupeaux de touristes » qui ruinent la solitude et le silence des endroits visités (Beauvoir 1960: 308), Simone voyage en compagnie de Sartre en emportant un sac léger et sa curiosité intarissable. Ce choix n’est point étranger au besoin d’indépendance qui caractérise la philosophe en germe : « J’organisais le temps et l’espace à ma guise […] j’étais moi-même le créateur des cadeaux qui me comblaient. » (Beauvoir 1960: 97, 252) Le discours de l’Ailleurs prend chez cette « touriste appliquée » la forme d’un « inventaire complet » : elle veut tout voir, explorer l’univers sans tricher, le posséder enfin en nommant tout ce qui s’étale devant ses yeux (cf. Ozouf 1999: 300). Le Guide Bleu en main, elle part à la recherche des traces Menorval née Basse Marguerite Éliane ; AJ16/ 6168, dossier Tuzet Hélène Louise Élisabeth. Nous avons aussi consulté l’Annuaire de l’Association de Sèvres. 2 Respect d’un certain emploi du temps : voyages limités à une durée de quelques semaines au cours des vacances scolaires ; seules exceptions les voyages pour des raisons d’études (Tuzet : 1927-1929, Basse : 1930-1931) et des raisons professionnelles (Maroutsitch- Combet enseignant à Belgrade dans les années 1920). Ressources économiques plutôt réduites : un voyage doit s’effectuer dans les conditions les plus « économiques… détail aussi prosaïque qu’utile à connaître ». (Schlisler-Poncet 1930: 76) 3 « Trajet en seconde classe, séjour dans de très bons hôtels, et des repas succulents dans les restaurants les plus côtés, chacun des voyageurs n’a eu à débourser, en 17 jours, de la gare du Nord à la gare du Nord, que 400 francs environ. » (Bailly 1923: 40) <?page no="81"?> Les voies du voyage chez Simone de Beauvoir 81 des grands littéraires admirés (Shakespeare, Dickens, Stendhal). Tournant délibérément le dos à Barrès, voyageur d’une autre époque, elle se tient aux « enseignements » de Valéry Larbaud, de Gide, de Morand et de Drieu La Rochelle. Selon ces auteurs, l’intérêt des pays visités ne réside pas tant « dans leurs musées, leurs monuments, leur passé, mais au présent » (Beauvoir 1960: 98). Non qu’elle ne ressente pas de l’envoûtement devant Mycènes, Délos et Pompéi, qu’elle n’admire pas les collections du Prado, de la Tate Gallery. Au contraire même, elle « reste volontiers plantée » devant un Greco ou un Van Gogh ; elle est saisie « par la révélation de l’art byzantin », fascinée par le spectacle de l’Acropole : « La beauté se raconte encore moins que le bonheur », écrit-elle (Beauvoir 1960: 348). Mais c’est du moment présent que Beauvoir cherche à jouir sans jamais se rassasier : de la fraîcheur de la belle étoile, de la tiédeur des cafés et des vieilles tavernes, de l’odeur moite des rues, de l’arôme du lourd chocolat espagnol, des « parfums d’Arabie », de la saveur des « petits gâteaux suintants » grecs, des lumières et des ombres des paysages traversés et rudement conquis. N’échappant pas cependant à une vision plutôt prisonnière de l’emprise de certains stéréotypes habituels chez les Occidentales en voyage (cf. Melman 1995: 307), 4 elle recherche de préférence à ce moment de sa vie - elle le reconnaît d’ailleurs explicitement avec le recul - le « dépaysement » (Beauvoir 1960: 306, 311). Les pays du Sud s’offrent d’une manière singulière à une telle approche : elle se laisse envahir par le charme que suscitent en elle le spectacle de la saleté des « baraques gaiement peinturlurées » ; la « blancheur menteuse » des villes désordonnées ; les couleurs violentes, le soleil et la chaleur accablante ; la turbulence festive des foires, des manifestations folkloriques, des spectacles populaires. En un mot, elle se donne « sans réticence au pittoresque » (Beauvoir 1960: 132). Ce discours de l’Ailleurs est intimement lié à celui de l’Autre. L’auteure s’intéresse surtout à un aspect particulier de l’altérité : elle considère que « la vérité des villes se dépose dans ses bas-fonds » (Beauvoir 1960: 98). Cette conviction la pousse à fréquenter assidûment les « faubourgs populeux », les « mauvais lieux » interdits et donc parés d’un attrait irrésistible : elle épie scrupuleusement les femmes fardées s’exhibant dans des boîtes de nuit « crapuleuses », les habitués des cabarets (Beauvoir 1960: 98, 221). Elle n’observe pas avec moins de curiosité toutefois les artisans au travail, les ménagères, les enfants nus, les infirmes, les mendiants (Beauvoir 1960: 132, 305, 306, 379). Ainsi voir ou entrevoir l’Autre est une sorte d’attraction dans 4 Toujours est-il qu’à l’époque Beauvoir refuse d’assumer « le statut que [lui] assignaient objectivement les circonstances » : celui d’une touriste occidentale. Aussi s’étonne-t-elle quand en 1937 de pauvres enfants grecs lui manifestent ouvertement une haine qui vise précisément cette Occidentale détestable qu’elle représente (Beauvoir 1960: 347). <?page no="82"?> Loukia Efthymiou 82 le tableau pittoresque de l’Ailleurs tout comme un monument ou un objet : « Les femmes […], les hommes […] ; les taxis minables, les affiches […] tout nous dépaysait. » (Beauvoir 1960: 165) 5 Bien que probablement intentionnelle, la superficialité de l’analyse étonne : la narratrice, collectionneuse de types humains et d’expériences insolites, se tient à la description de l’apparence physique, de certains gestes burlesques, choquants ou routiniers qui renforcent l’impression d’étrangeté et d’exotisme : « Une Arabe couverte de tatouages, de bijoux bruyants […] ôta sa robe, fit trembler son ventre et fuma une cigarette avec son sexe. » (Beauvoir 1960: 376) 6 Même le malheur de toute cette gent est abordé comme partie intégrante du pittoresque moderne. Avec un certain autosarcasme, elle admet volontiers en 1960 qu’elle a « pu aimer certains des effets de cette misère » (Beauvoir 1960: 306). L’approche de l’autre femme obéit également à ce regard. L’absence de toute allusion à son sort dénote le désintérêt de la future auteure du Deuxième sexe pour la cause des femmes à cette période de sa vie. Délibérément elle ferme donc les yeux sur les questions sociales inquiétantes qui se dissimulent derrière des apparences attrayantes mais trompeuses. Cette attitude esthétique est inhérente à la vision colonialiste latente de la voyageuse. Le regard occidental de Beauvoir est fasciné par « l’innocence » de la civilisation primitive des Orientaux dont les techniques élémentaires renvoient « aux féconds apprentissages de l’enfance » (Beauvoir 1960: 379). Si sa nostalgie primitiviste est comblée, la « patience végétale », « l’immobilité » de ces peuples la gêne néanmoins. Avec une certaine arrogance intellectuelle et occidentale, elles sont attribuées à l’absence complète de tout genre de pensée chez les Arabes. Ce vide est associé probablement à leur infériorité culturelle: Je fus déconcertée par la longue immobilité des marchands debout près de leurs éventaires. « À quoi pensent-ils ? demandais-je. - À rien, me dit Sartre ; quand on n’a rien sur quoi penser, on ne pense rien. » Ils avaient installé le vide en eux […] : cela me gênait un peu, cette patience végétale. (Beauvoir 1960: 132) 5 Cette approche de l’Autre est davantage sensible dans sa correspondance où le voyage et sa mise en récit sont simultanés et où l’écriture de l’auteure n’est pas soumise aux exigences de l’acte de publicité : « Cette petite ville était belle comme tout, blanche, d’un blanc sale, dans les montagnes rouges plantées d’oliviers […] ; les Arabes grouillaient là-dedans, blancs eux aussi avec quelques touches de couleur pâle, des violets, des mauves. » (Beauvoir/ Bost 2004: 71) 6 Voir également sa correspondance avec Bost : « Il y avait une aigre musique, très barbare, et il est venu un superbe Marocain noir, barbu, vêtu de jaune et de violet, avec un étrange ventre […] ; il s’est mis à faire d’horribles grimaces et des borborygmes, […] il a avalé les broches, avec de grandes contorsions, et il a pondu des œufs avec sa bouche… » (Beauvoir/ Bost 2004: 41) <?page no="83"?> Les voies du voyage chez Simone de Beauvoir 83 Par ailleurs une insouciance spontanée amène à maintes reprises la voyageuse, désireuse de préserver son bonheur personnel contre toute intrusion d’une réalité pénible et désagréable, à prendre l’injustice du monde « pour une donnée naturelle » (Beauvoir 1960: 347). 7 Son « humanisme » la pousse tout de même à critiquer l’attitude des touristes français qui cherchent à exploiter les pauvres paysans grecs ; ou bien à dénoncer, ne serait-ce que par une seule phrase, la politique colonialiste française : le malheur marocain est « une œuvre française » et elle en a « honte » (Beauvoir 1960: 376). 8 Bien que rare dans la narration viatique beauvoirienne, ce discours explicitement anticolonialiste reste sans équivalent dans le corpus des textes des six autres enseignantes étudiées. 9 Une raison en serait que, dans la majorité des cas, celles-ci ne relatent pas des voyages dans des pays orientaux. N’empêche que quand ces éducatrices cherchent à vanter les qualités de peuples pauvres comme les Serbes ou les Polonais, elles ont pleinement conscience de s’adresser à un public convaincu de la supériorité et de l’importance de la civilisation française et de sa mission. On en déduit donc sans peine l’intériorisation des principes justificateurs du projet colonialiste au sein de la composante féminine de ce milieu professionnel. 10 D’ailleurs, au contact de l’Autre, quelques-unes des professeures en question ont, pareillement à Beauvoir, recours aux stéréotypes, aux apparences et à la couleur locale, ingrédients indispensables à une recette réussie de récit de voyage : « simplicité » des Autrichiens, sauvagerie et frénésie superstitieuse des Siciliens (Schlisler-Poncet 1930: 78 ; Tuzet 1930: 67). Aucune allusion pourtant « aux bas-fonds » des villes visitées, sujet qui ne les intéresse visiblement pas et qui risque de choquer un public féminin bourgeois bien pensant. Dans des textes transmis au sein d’un réseau d’éducatrices, l’autre femme est évoquée assez souvent par de petites touches impressionnistes et alors la curiosité touristique semble l’emporter, tout comme chez Beauvoir, sur l’intérêt pour la condition féminine : l’accent y est mis sur l’altérité vestimentaire des paysannes italiennes et des Autrichiennes, présentées comme 7 Cf. Beauvoir/ Bost 2004, 42 : « comme il nous semblait que l’état normal des gens, c’était d’être horriblement infirmes ». 8 Elle écrivait pourtant à Bost : « Des guides se sont accrochés à nous, comme de coutume, on les a décrochés en prenant pour les intimider un vrai ton de coloniaux… » (Beauvoir/ Bost 2004: 71) 9 Seule exception le texte d’Éliane Basse qui déplore « la manie incendiaire des indigènes » tolérée par « l’occupation française ». Le terme même d’occupation est révélateur, pensons-nous, de l’attitude de cette universitaire face à la politique colonisatrice de son pays. (Basse 1934: 51) 10 Cette attitude n’acquiert tout son sens que si on l’intègre dans le contexte historique de la Troisième République, période qui voit la naissance du deuxième empire colonial. (Cf. Ménégaki 1997: 99 ; Rémond 1974: 224-228.) <?page no="84"?> Loukia Efthymiou 84 des poupées ayant « la fraîcheur fine des biscuits de Saxe » (Schlisler-Poncet 1930: 77-78 ; Tuzet 1928: 59). D’autres textes cependant révèlent l’activité patiente des femmes serbes, la « claustration orientale » des institutrices siciliennes (Maroutsitch-Combet 1931: 83 ; Tuzet 1930: 74). Quant à l’univers exploré, il est inventorié avec minutie. La priorité est, tout aussi bien que dans les narrations beauvoiriennes, donnée au présent. Les visites aux sites historiques et aux musées 11 sont généralement reléguées au second plan au profit de la description des paysages, 12 des villes, 13 de l’évocation de la vie dans les cafés et les brasseries : 14 « Je ne dirai pas Vienne, ses musées, ses palais, ses églises qui happent notre jeunesse intellectuelle en voyage, mais ses jardins, ses allées de verdure, ses cafés fleuris… » (Schlisler-Poncet 1930: 80) Contrairement à Beauvoir, l’effort de pousser l’analyse en profondeur est souvent évident. Certaines enseignantes, dans le cadre d’un voyage organisé ou professionnel, s’intéressent de plus près aux activités économiques, 15 aux progrès de l’instruction 16 et des conditions de vie, 17 à la structure sociale 18 d’un pays. Quelques-unes d’entre elles consacrent même dans leur narration une certaine place à l’aspect politique et se posent ainsi comme sujets dans l’histoire. Ainsi selon Streicher, l’État polonais, en pleine reconstruction après tant d’années d’occupation autrichienne et russe, a besoin d’alliances puissantes comme celle de la France. Par ailleurs, dans une Europe prête à exploser, l’idéologie véhiculée par la doctrine fasciste semble avoir trouvé 11 Châteaux, somptueuses basiliques, monuments médiévaux, fouilles archéologiques, pinacothèques. 12 « L’Etna complètement assombri semble plus formidable, et au-dessus des champs de neige devenus d’un bleu de cobalt, un dernier rayon roux s’accroche à une vague traîne de fumée. » (Tuzet 1930: 76) 13 « Pérouse […] Ville close et secrète, avec ses étroites rues dominées de hautes maisons en surplomb et d’un échafaudage hardi d’arcs et de voûtes jetés dans un désordre grandiose. » (Tuzet 1928: 59) 14 « La vie de la ville se réfugie dans la brasserie. […] Des gros bonhommes en drap vert, la plume au chapeau, fument d’énormes pipes devant des bocks d’un litre, des plats de saucisses. On s’assoit [sur les tonneaux] quand les sièges manquent, on y dépose son verre ou son assiette, on s’y accoude pour fumer, bavarder ou lire. » (Schlisler-Poncet 1930: 81) 15 « À la fabrique d’azotates de Chorzów, en Haute Silésie, des équipes d’ouvriers versent à la pelle le coke. » (Streicher 1928: 65) 16 « Je désirais voir des personnalités, visiter des écoles… » (Tuzet 1930: 66) 17 « Certes la végétation exubérante des maisons populaires […] avait son charme et son pittoresque. […] Mais les Romains d’aujourd’hui s’irritent du plaisir humiliant que prennent les étrangers à cette misère colorée […]. Rome doit devenir une ville moderne […], et détruire les foyers de maladie, de pouillerie et d’immoralité que constituaient ces vieux quartiers. » (Lacroix-Lagrandeur 1933: 68) 18 « Aujourd’hui, ces clans tendent à disparaître, l’individualisme pénètre, et la propriété se morcelle ; mais la vie patriarcale subsiste. » (Maroutsitch-Combet 1930: 83) <?page no="85"?> Les voies du voyage chez Simone de Beauvoir 85 des adeptes parmi les Sévriennes. Lacroix-Lagrandeur met en relief les actes du gouvernement fasciste italien qui renforcent dans les masses « l’amour de la grandeur de la patrie » ; le Duce apparaît dans son récit sous une lumière favorable : il est présenté comme le défenseur de « l’intérêt national » (Lacroix-Lagrandeur 1933: 67). Enfin, selon Maroutsitch-Combet, le miracle serbe s’explique, « par la forte constitution de ces hommes […] ces âmes fortes, dans ces corps sains » (Maroutsitch-Combet 1931: 84). L’idéologie fasciste rebute, par contre, Simone de Beauvoir. Toutefois, à l’époque, en raison de son désintérêt pour le politique - avoué d’ailleurs tout haut par la femme engagée qu’elle est devenue dans les années 1960 -, 19 l’analyse dans le récit de voyage en est le plus souvent sommaire, insistant sur le fait divers et l’auscultation des sentiments de la voyageuse qu’elle fut alors. En Espagne, un coup d’État, l’arrestation de quelques militants syndicalistes l’intéressent plutôt sous leur aspect d’aventure divertissante. Elle passe ainsi outre à la dimension politique des faits (Beauvoir 1960: 99, 133). En Allemagne, les drapeaux à croix gammée l’affligent, les S.S. en parade l’effraient, le fanatisme nazi la déconcerte (Beauvoir 1960: 207, 223). Malgré la lecture des journaux, les discussions avec d’autres intellectuels inquiets du fait que le nazisme se propage à travers l’Europe, elle refuse obstinément de voir l’éventualité d’une guerre. Elle conjure le danger en inventant des subterfuges : attribuée à un militarisme escompté, l’hostilité manifeste d’un ancien combattant allemand ne lui paraît pas tellement menaçante ; l’air pacifique des Allemands suffit à la rassurer (Beauvoir 1960: 221). Aussi, aveuglée presque par son optimisme viscéral, arrive-t-elle à croire sincèrement que « la vérité du monde c’était la paix » (Beauvoir 1960: 222). C’est que d’instinct, il lui répugne d’avoir à reconnaître une contingence désagréable. Pour sa part, ce qui compte avant tout c’est son bonheur, son accomplissement personnel. Le but du voyage doit être déchiffré dans ce sens. Saisir le plaisir du moment, conquérir la terre « jusqu’à ses confins », voilà l’aventure inédite. Or, si l’acte de voyager permet à Simone de Beauvoir de satisfaire ce besoin inassouvi de bonheur, sa mise en récit s’avère entièrement gratuite, du fait que ce bonheur est individuel et égoïste. C’est surtout cette dimension du discours viatique beauvoirien qui le différencie essentiellement de la narration des autres professeures examinées. L’acte de publicité de ces éducatrices, lui, n’a rien de gratuit : leur objectif premier est de communiquer au public universitaire féminin la somme des connaissances et des expériences récoltées au cours de leurs pérégrinations. D’où un discours à teinte pédagogique centré sur un « vous » explicite ou implicite. C’est précisément dans cette perspective qu’est justifié le ton savant des développements portant par exemple sur le 19 « Comme à mon habitude, je me fermai à la politique pour goûter sans arrière-pensée… » (Beauvoir 1960: 226) <?page no="86"?> Loukia Efthymiou 86 redressement économique et militaire de la Pologne, l’organisation de la société agricole serbe, le fonctionnement de l’enseignement primaire sicilien ; ou encore sur les progrès de l’urbanisme à Rome, le folklore italien, les nouvelles fouilles archéologiques. Instruire sur l’Autre et l’Ailleurs, c’est donc pour elles un prolongement de leur mission éducative : par leur propre exemple, elles valorisent la fonction libératrice et enrichissante du voyage au niveau aussi bien professionnel que personnel. Par là même, leurs récits incitent à voyager : décrire, informer n’est point suffisant. Les Sévriennes se donnent pour tâche d’encourager leurs semblables à les imiter afin de voir par elles-mêmes : « Il faut aller à Rome et pour admirer ces vestiges du passé et pour comprendre quelle force et quelle impulsion ils donnent à l’Italie d’aujourd’hui » (Lacroix-Lagrandeur 1933: 77) ; afin de se reposer aussi : « C’est le lieu par excellence de la détente et du rafraîchissement pour les cerveaux surmenés, les nerfs malades » 20 (Schlisler-Poncet 1930: 78). Ainsi certains textes prennent la forme d’un agenda d’instructions sur les moyens de transport disponibles, les itinéraires, les coûts, ce qui les transmue en brochures touristiques destinées à satisfaire les goûts et les besoins éventuels du personnel enseignant féminin en voyage : Pour celles qui désireraient, comme je l’ai fait, prolonger leur voyage, j’indiquerai brièvement qu’on arrive à Linz dans la fin de la matinée pour y prendre le vapeur qui descend le Danube jusqu’à Vienne où l’on aborde dans la soirée entre six et huit heures… (Schlisler-Poncet 1930: 80) Enfin, citoyennes du monde, quelques-unes d’entre elles font de leur récit un instrument au service d’une cause : informer leur public, féminin dans sa grande majorité, du désastre écologique qui est en train de s’effectuer au Madagascar ; 21 attirer ses sympathies sur les efforts de « relèvement » de la Pologne ; 22 susciter son admiration pour le peuple serbe. 23 Compte tenu des préoccupations pédagogiques, culturelles et propagandistes de ces enseignantes, il est plus qu’évident que, dans des textes publiés dans un bulletin associatif et pédagogique, la dimension autobiographique est plutôt réduite : peu d’informations sur leur vie personnelle ou 20 Nos professeures sont souvent, d’après les informations livrées dans leurs dossiers personnels, « fragiles » et « nerveuses », de « petite santé ». 21 « La manie incendiaire de l’indigène a rapidement anéanti cette richesse naturelle […]. Du point de vue utilitaire strict, des millions d’essences précieuses se sont dissipées en fumée […]. Du point de vue scientifique, c’est l’anéantissement d’un joyau inestimable. » (Basse 1934: 50-51) 22 « Elle vit à nouveau aujourd’hui dans l’espace et dans le temps. Elle veut de toutes ses forces son corps qui lui est rendu. Elle le veut robuste et beau. » (Streicher 1928: 65) 23 « Ses belles qualités naturelles soigneusement entretenues et cultivées lui assurent une adaptation de premier ordre dans l’Histoire de la Civilisation. » (Maroutsitch-Combet 1931: 85) <?page no="87"?> Les voies du voyage chez Simone de Beauvoir 87 intime y sont livrées ; le « je » narratif est souvent abandonné au profit d’un « on », « ils », « nous » collectif et impersonnel. Au contraire, le récit viatique de Simone de Beauvoir faisant partie de ses mémoires privilégie tout naturellement la dimension autobiographique. 24 De ce fait et en dépit des traces d’une censure rigoureuse à laquelle l’auteure soumet d’habitude son texte (cf. Beauvoir 1990, Beauvoir/ Bost 2004), la narration abonde en menus faits portant sur la vie privée. 25 Aussi ces premiers voyages sont-ils présentés comme un aspect important, bien intégré dans le cours de sa vie. Ils revêtent par ailleurs un caractère romanesque qui fait d’eux une œuvre littéraire. Contrairement à ses collègues qui prennent soin de situer leurs textes aux confins de la littérature, 26 Simone, elle, a bien conscience de faire dans son récit viatique, rédigé vingt ans plus tard, acte de création dans la mesure où elle affirme son originalité, sa vérité de manière nette et lucide. À l’issue de l’étude comparative de ces discours féminins de nature très diverse, il est donc devenu évident que si Simone de Beauvoir fait partie du corps professoral féminin de l’entre-deux-guerres au même titre que les six universitaires en question, cette appartenance se limite à certaines marques extérieures identifiant ce personnel. Le choix d’un parcours individuel qui reflète le refus des normes éthiques de sa profession et surtout de sa classe l’engage sur une voie de défi. Partir à la recherche de l’« âme » d’un monde culturellement et socialement différent, à la conquête d’un bonheur purement personnel, c’est au fond avouer, par le biais de l’acte de voyager, ce double rejet. À l’opposé, les autres professeures, en privilégiant une approche moins choquante de l’altérité, conforme à leur fonction d’enseignante, optent, même en tant que voyageuses, pour une insertion intégrale au statu quo universitaire et finalement bourgeois. Cette divergence dans les attitudes est également lisible dans la finalité des récits viatiques étudiés. Alors que les Sévriennes - s’intéressant principalement à la promotion intellectuelle de leurs collègues - font de leurs productions à caractère didactique et engagé, publiées dans le Bulletin de Sèvres, un acte social, Simone de Beauvoir, elle, désirant posséder pour toujours le souvenir des richesses du paradis terrestre et du bonheur vécu, 24 Alternance du « je » et du « nous » (Sartre et Beauvoir), tous les deux produits de l’investissement d’un moi féminin libéré et avide d’expériences, de découvertes, de possessions (cf. Ikazaki 2003: 2). 25 Habitudes, disputes, discussions philosophiques, pensées intimes, relations amoureuses. 26 « Et je ne m’excuse pas de cette relation si peu littéraire, si peu artistique, si dans notre bulletin nourri d’art, de sciences, de littérature, j’ai fait circuler un peu de la vie de tous les jours… qui a ses droits après tout. » (Schlisler-Poncet 1930: 81) N’empêche que ces enseignantes sont souvent dotées d’une plume élégante. Elles doivent par ailleurs respecter les impératifs de la concision : « Et la place me manque pour dire cette admirable descente à travers le Vacham… » (Schlisler-Poncet 1930: 80) <?page no="88"?> Loukia Efthymiou 88 cherche tout simplement à le fixer par l’écriture. Il s’agit d’un autre genre de conquête tout aussi laborieuse, tout aussi porteuse de bonheur. Voilà la fin suprême du voyage beauvoirien : la possession par la création. Dans ce sens Simone est avant tout écrivaine ; Hélène, Jeanne, Alice, Marguerite, Juliette, Éliane, elles, sont surtout des éducatrices en fonction. Bibliographie Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris 1960. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre (tome I : 1930-1939), Paris 1990. Simone de Beauvoir / Jacques-Laurent Bost, Correspondance croisée, 1937-1940, Paris 2004. Rosa Bailly, Les vacances en Pologne, in: Bulletin de l’Association des élèves et anciennes élèves de l’École normale supérieure de jeunes filles, 61/ 1923, 40. Éliane Basse, Aperçu de l’ensemble sur la flore Malgache, in: Bulletin de l’Association des élèves et anciennes élèves […] (loc. cit.), 71/ 1934, 43-51. Yasue Ikazaki, Les procédés narratifs dans les œuvres de Simone de Beauvoir, thèse de doctorat, Université Charles de Gaulle Lille 3, 2003. Marguerite Lacroix-Lagrandeur, Les nouvelles fouilles de Rome, in: Bulletin de l’Association des élèves et anciennes élèves […] (loc. cit.), 70/ 1933, 67-74. Alice Maroutsitch-Combet, Notes sur la Serbie, in: Bulletin de l’Association des élèves et anciennes élèves […] (loc. cit.), 68/ 1931, 83-85. Billie Melman, Women’s Orients. English Women and the Middle East, 1718 - 1918, Sexuality, Religion and Work, London 1995. Maria Ménégaki, Aspects de la civilisation française contemporaine (1870-1940), Athènes 1997. Mona Ozouf, Mots des femmes, Paris 1999. René Rémond, Introduction à l’histoire de notre temps, 1815-1914, Paris 1974. Juliette Schlisler-Poncet, La « Maison d’Été » de Seeblick am Grundlsee (Styrie), in: Bulletin de l’Association des élèves et anciennes élèves […] (loc. cit.), 67/ 1930, 76-81. Jeanne Streicher, Le voyage des amis de la Pologne, in: Bulletin de l’Association des élèves et anciennes élèves […] (loc. cit.), 65/ 1928, 63-66. Hélène Tuzet, Lettre d’Italie, in: Bulletin de l’Association des élèves et anciennes élèves […] (loc. cit.), 65/ 1928, 59-63. Hélène Tuzet, En Sicile: Fragments d’un journal de voyage, in: Bulletin de l’Association des élèves et anciennes élèves […] (loc. cit.), 67/ 1930, 64-76. AN/ F17/ 27354, dossier De la Goublaye de Menorval née Basse Marguerite Éliane. AJ16/ 6168, dossier Tuzet Hélène Louise Élisabeth. Annuaire de l’Association de Sèvres. <?page no="89"?> Brigitte Leguen La correspondance entre Beauvoir et Sartre Pour écrire cet article concernant la correspondance entre Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, nous partons des deux tomes intitulés Lettres à Sartre (tome 1, 1930-39 ; tome 2, 1940-63), publiés en 1990. Sylvie Le Bon de Beauvoir se chargea de l’édition et des notes, ce qui lui prit plusieurs années. Simone de Beauvoir prétendait avoir perdu sa correspondance avec Sartre mais elle avait dit à sa fille adoptive, qu’à sa mort, si on la retrouvait, on pourrait la publier. Sylvie Le Bon les retrouve « un sombre jour de novembre 1986, fouillant sans but au fond d’un placard, chez elle », et elle ajoute, «ce fut aussi émouvant que de découvrir soudain une chambre secrète dans une pyramide mille fois explorée » (Beauvoir 1990: I, 9). Les lettres furent reproduites dans leur intégralité et elle y joignit quelques mots à Toulouse (surnom de Simone Jollivet), compagne de Dullin et grande amie du couple par symétrie avec ce qu’avait fait Simone de Beauvoir dans son édition. Sylvie Le Bon souligne l’obstacle majeur qui préside à la confection de son édition : l’écriture quasi illisible de Beauvoir que Sylvie interprète comme une « résistance perverse » à se laisser lire : « Elle contraint ses solliciteurs au supplice, à des contorsions plus proches du déchiffrement du linéaire B que des délices de la communication épistolaire. » (Beauvoir 1990: I, 10) Sartre le premier déplorait cet obstacle qui ralentissait et compliquait sa lecture ; il lui dira avec humour, « je crois que je vous lis avec les yeux de l’amour, car je ne m’y trompe jamais » (Beauvoir 1990: I, 10). Le grand problème et dilemme à l’heure de publier une correspondance contemporaine, c’est en tout premier lieu d’éviter d’impliquer des personnes qui auraient pu considérer qu’on portait atteinte à leur intimité. Cette correspondance est intégrale. Les raisons qui pouvaient en 1983 justifier des coupures n’existent plus, je n’en ai pratiqué quasi [c’est moi qui souligne] aucune. N’est-il pas souhaitable désormais de tout dire, pour dire vrai ? D’écarter, par la puissance indiscutable du témoignage direct, les clichés, les mythes, les images, tous les mensonges, afin que surgisse la personne réelle, telle qu’en ellemême ? (Beauvoir 1990: I, 10) Dans ces 321 lettres, Beauvoir transmet sa vie au jour le jour, on y entend sa voix « dans ses intonations les plus fugitives comme les plus constantes, sa vraie voix vivante » (Beauvoir 1990: I, 10). Sylvie Le Bon met en parallèle dans ses notes en bas de page, les lettres avec les mémoires de Simone de <?page no="90"?> Brigitte Leguen 90 Beauvoir (Mémoires d’une jeune fille rangée, La force de l’âge, La force des choses). Pour qui connaît bien l’œuvre beauvoirienne, ce va et vient d’un texte à l’autre et d’un type de discours (l’épistolaire) à l’autre (les mémoires) enrichit encore davantage les contenus et leur signification et met l’accent sur la cohérence d’une totalité créatrice d’une part et l’adéquation entre l’écriture et le destin d’autre part. La force de l’œuvre beauvoirienne réside précisément dans cette recherche de l’équilibre entre l’écriture et la vie, la réalité et la fiction, la réflexion théorique et la pratique. Quelque soit l’attrait que l’on ressente pour le personnage Beauvoir, on ne peut nier l’évidence d’une volonté farouche pour comprendre et progresser en passant par l’écriture chaque moment d’une vie qu’elle souhaitait à l’image de ses convictions : « Deux préoccupations l’ont dominée : vivre et réaliser ma vocation encore abstraite d’écrivain, c’est-à-dire trouver le point d’insertion de la littérature dans ma vie. » (Beauvoir 1960: 409) La transmission même de ce patrimoine littéraire aux mains de sa fille adoptive indique bien à quel point l’écrivaine assume et contrôle son destin littéraire et à quel point aussi il est lié à son existence. Il serait difficile de comprendre la totalité de la correspondance sans avoir aussi, ce qui est le cas aujourd’hui, les lettres adressées à Nelson Algren et à Jacques-Laurent Bost, parus chez Gallimard, respectivement en 1997 et 2004. Tournons-nous à présent vers l’autre versant, les Lettres au Castor et à quelques autres, écrites par Jean-Paul Sartre et publiées en deux volumes (tome 1, 1926-39 ; tome 2, 1940-63) dans la collection blanche chez Gallimard, éditées par Simone de Beauvoir après sa mort. Cette publication est antérieure (1983) à celle de Sylvie Le Bon regroupant les lettres de Beauvoir à Sartre (1990) ; elle y fait allusion dans sa préface et confesse sa frustration à la lecture de ces lettres. Elle aurait dit à Beauvoir : « Mais les vôtres, Castor ? » Cette sensation de manque répond bien au mécanisme de la correspondance qui implique un destinataire, cet autre qui répond, réagit, confirme ou conteste ce qui est dit. Tant d’allusions, de plaisanteries, de précisions demeuraient énigmatiques ou suspendues dans l’attente. Simone de Beauvoir, elle-même, ne put pas chaque fois combler les vides, ressusciter cette ‹poussière quotidienne de la vie› [comme elle dira si bien dans ses mémoires 1 ], matière contingente et irremplaçable des lettres 1 En réalité, elle applique ce terme au journal qu’elle tient en avril et mai 1946 : « J’ai tenu un journal, pendant cette période. En voici des extraits : ils livrent ce que ma mémoire échoue à ressusciter : la poussière quotidienne de ma vie. » (Beauvoir 1963: I, 102). Dans une très intéressante conférence prononcée le 11 octobre 1966 au Japon, Beauvoir parle de son expérience d’écrivain : « Chateaubriand a eu un mot, très beau, il a parlé du ‹désert du passé›. En effet, si on se retourne vers son passé, on aperçoit un immense désert avec de-ci de-là, quelques objets plus ou moins isolés, dispersés : de vagues images dont le sens est souvent obscur. Il s’agit en vérité de construire une histoire du <?page no="91"?> La correspondance entre Beauvoir et Sartre 91 qu’elle écrivait à Sartre. Mais la perte, l’oubli atteignaient, plus profondément, la vérité même de leur relation, en trouant et brouillant cette correspondance qui relayait leur ‹conversation continuée›, c’est-à-dire leur vie même. (Le Bon de Beauvoir dans Beauvoir 1990: I, 9) Deux mots me semblent particulièrement significatifs et évocateurs : l’idée ou l’image plutôt du « trou », qui fait bien sentir combien l’absence de l’autre qui répond constitue un vide, un manque, car tout prend son sens plein si cette lettre qui s’adresse à quelqu’un en particulier reçoit sa réponse, et puis aussi cette idée si présente dans la relation du couple que la lettre prend le relais de la conversation d’une part et de la vie d’autre part. On sait que pour certains théoriciens, il y a au cœur de l’épistolaire un geste de destruction relationnelle (Vincent Kaufmann), alors que pour d’autres elle est présence, substitut même de l’objet aimé (Roland Barthes, Jean-Louis Cornille), présence du corps érotique (Stéphane Zagdanski). Dans le cas qui nous occupe, c’est très clairement le besoin de compenser l’absence de l’autre et de donner une réalité à la vie dans ses moindres détails, des plus obscurs aux plus révélateurs : « Je voudrais tant que vous ayez mes lettres. Tout ce que je vis, je le vis pour vous racontez, pour que ça fasse un petit enrichissement de votre propre vie. » (Beauvoir 1990: I, 124) Écrire, parler, vivre s’enlacent dans un même effort d’écriture sans jamais s’interrompre. Dans le cas de l’édition publiée par Simone de Beauvoir, celle des Lettres au Castor, la préface est brève. Elle se présente elle-même comme dépositaire d’un vœu proféré par son compagnon disparu : « En livrant au public cette correspondance, je ne fais donc qu’accomplir un de ses vœux. » (Sartre 1983 : I, préface) Sartre lui-même dans des entretiens menés par Beauvoir et publiés chez Gallimard en 1974, ratifie cette intention et pense que ces lettres publiées seraient « comme un témoignage sur ma vie » : C’était la transcription de la vie immédiate, c’était un travail spontané. Je pensais à part moi qu’on aurait pu les publier, ces lettres. […] J’avais la petite arrièrepensée qu’on les publierait après ma mort. […] Mes lettres ont été en somme l’équivalent d’un témoignage sur ma vie. (Sartre 1983: I, préface) Comme on le voit, si on compare les deux versants de cette correspondance, le comportement de Beauvoir en tant qu’acteur de l’échange épistolaire est radicalement différent. Elle s’esquive, ne retrouve pas les lettres, écrit de manière illisible. Alors que Sartre au contraire intègre sa facette d’épistolier à son destin d’écrivain et à son histoire face à la postérité. Ceci serait un premier aspect qui les différencie dans leur manière d’envisager la lettre. Le second point est en relation avec le moment même de la publication. Lorsque Sylvie Le Bon édite les lettres à Sartre, elle se sent libre d’établir son passé, grâce à un travail de logique et de documentation. Je me suis servie de tout […], des journaux intimes, des lettres. » (Beauvoir dans Francis et Gontier 1979: 452) <?page no="92"?> Brigitte Leguen 92 propre critère sans ambages. Les deux membres du couple sont disparus et elle est la dépositaire de sa mère adoptive. Ils se situent dans un temps autre, celui où commence la légende et où tout devient matière à études et recherches. Par contre, Beauvoir, en 1983, n’est pas libre. D’abord parce qu’elle est encore du côté de la vie, de sa propre vie et de celle du couple. Elles (les lettres) se rapportent à un passé récent. Je ne me suis donc pas sentie le droit de les faire paraître dans leur intégralité. Je n’ai pas modifié un iota de ce qui concerne mes rapports avec Sartre, mais […] j’ai supprimé des passages, changé des noms. (Sartre 1983: I, préface) Elle adopte donc une attitude plus prudente, sans renoncer à sa vérité, à celle qu’elle doit au couple Beauvoir/ Sartre. Elle dépend aussi d’autre part de la volonté de la fille adoptive de Sartre, Arlette Elkaïm-Sartre, qui fut aussi la compagne de ce dernier durant la dernière étape de la vie de l’écrivain. Subtilement et sans insister sur la nature des liens, Beauvoir marque bien dans sa brève préface sa dépendance vis à vis de madame Elkaïm- Sartre : « J’ai décidé moi-même de presque toutes ces altérations. Quelquesunes ont été voulues par madame Elkaïm-Sartre. » Et de conclure : « De toute façon, je remettrai le manuscrit original à la Bibliothèque Nationale qui pourra en disposer dans un certain nombre d’années. » L’allusion cache cependant un grand désarroi dans la vie de Beauvoir. Sartre avait toujours été entouré de femmes belles et intelligentes, mais sa décision en janvier 1965 d’adopter la jeune Arlette sans compter sur l’approbation de sa compagne officielle fait figure « d’acte d’agression » selon les termes de Ronald Hayman, biographe de Sartre. Suivant une démarche parallèle souvent commentée, critiquée et probablement galvaudée, car véritablement il n’existe aucun moyen objectif de formuler une opinion sûre, Beauvoir adopte suivant le même modèle Sylvie Le Bon quelques années plus tard. L’aurait-elle fait en d’autres circonstances ? On sait seulement que Sylvie Le Bon, peu encline aux relations familiales conventionnelles, opposa certaines résistances avant de céder. Cependant, on ne doit pas oublier qu’Arlette Elkaïm est l’exécutrice testamentaire de Sartre et qu’en tant que telle, elle pouvait accepter ou refuser la publication de tout texte écrit par lui. La publication se déroule donc dans un climat de tension, car Simone de Beauvoir n’est pas absolument libre vis-à-vis d’Elkaïm, ni non plus vis-à-vis de ses anciennes amitiés (Olga, Wanda, et quelques autres.) Pour éviter certaines réactions, les noms sont changés. Wanda s’appelle Tania, Wanda et Olga Zazoulich au lieu de Kosakiewiecs (Elkaïm voulut aussi qu’on changeât les noms des camarades de régiment de Sartre durant sa mobilisation). D’autre part, et presque en même temps, les éditions Gallimard publient sous la direction d’Elkaïm Les carnets de la drôle de guerre ainsi que les Cahiers pour une morale. Bien sûr, la correspondance sartrienne reste incomplète. Il y manque les lettres aux Kosakiewiecs, Olga et Wanda, celles à Bianca Bienen- <?page no="93"?> La correspondance entre Beauvoir et Sartre 93 feld, à Dolores Vanetti, Michèle Vian, Evelyne Rey, Arlette Elkaïm, Lena Zonina, Liliane Siegel, Hélène Lassithiotakis… Il est aussi bien difficile de savoir jusqu’à quel point Beauvoir avait vraiment perdu ses lettres ou si simplement elle préférait retarder leur publication. De toutes manières et malgré certains obstacles, les correspondances sont éditées grâce à Simone de Beauvoir d’une part et à sa fille adoptive d’autre part. Elle conserve donc dans ce domaine un certain contrôle. La lecture des lettres, en marge du débat, apporte au lecteur une série de points de vues sur la vie, l’époque, l’œuvre, la personnalité de chacun. Bien sûr, ce qui nous concerne plus particulièrement ici, c’est la mise en lumière de l’écrivaine et ses rapports avec Sartre, mais toujours dans l’optique du monde beauvoirien et non pas en fonction de la présence, si importante d’autre part, du personnage Sartre. C’est la raison pour laquelle on recueillera dans la majeure partie des cas le texte beauvoirien, tout en tenant compte bien évidemment du texte sartrien. Les correspondances d’auteur se multiplient et proposent selon les circonstances les multiples facettes de la problématique des rapports entre un auteur, sa correspondance et son œuvre. 2 Dans le cas de Beauvoir, les lettres accompagnent la vie souvent en marge de l’œuvre. Certaines autres cependant témoignent de l’élaboration et de la gestation de son œuvre, et peuvent donc être utiles pour mieux comprendre son travail ; d’autre part, l’écriture de la correspondance est en soi une œuvre bien que la situation d’énonciation diverge. Mais cet autre à qui on écrit, cet absent auquel on s’adresse et dont on tente de recréer l’image vivante, réelle, finit souvent par être enfoui sous l’image construite par l’écriture. 3 Dans le cas de Beauvoir et de Sartre, le risque est d’autant plus grand que le personnage littéraire se superpose de plus en plus au personnage privé. Les limites entre écrire pour tous et écrire pour soi et pour l’autre deviennent parfois plus floues. Mais n’oublions pas que Simone de Beauvoir est pendant longtemps moins connue que son compagnon et qu’elle publie plus tard (son premier roman date de 1943 alors que Sartre a déjà publié Le mur, La nausée, L’imaginaire et Les mouches dans le même temps). Dans le cas de Beauvoir l’écriture des lettres est une manière de plus de se connaître : « Je sais qu’on ne peut jamais se connaître mais seulement se raconter » (Beauvoir 1960: 419), et c’est ce qu’elle fera jusqu’à la fin. 4 2 Le concept d’épistolarité est relativement nouveau. L’exemple du travail sur Diderot épistolier proposé par Benoît Melançon permet d’établir une poétique de la lettre. 3 Marie-Claire Grassi indique que la lettre, parce qu’elle est un élément de distance, est une écriture de fiction, dans la mesure où on invente l’autre, on le fabrique. 4 La citation mérite qu’on s’y étende un peu. Beauvoir s’inspire de la théorie de Sartre concernant l’Ego transcendantal : « Le moi n’est qu’un objet probable, et celui qui dit je n’en saisit que les profils ; autrui peut en avoir une vision plus nette ou plus juste. » <?page no="94"?> Brigitte Leguen 94 La correspondance nous impose une chronologie ; celle-ci s’initie en 1930, alors que Beauvoir est âgée de 22 ans. Elle vient tout juste de réussir l’agrégation, et commence une relation avec un de ses camarades appelé Jean-Paul Sartre, qui lui dit « A partir de maintenant, je vous prends en mains. » (Beauvoir 1958: 473) Elle devient pour ses proches « Castor », surnom qu’elle doit à André Maheu qui fait partie du groupe de « petits camarades » de l’École Normale Supérieure. Elle commence à vivre de façon indépendante et travaille très jeune dans l’enseignement secondaire. Sa relation avec Sartre, ses voyages, son apprentissage d’écrivain sont autant d’aspects en partie déjà installés en 1930, date du début de la correspondance publiée. En 1939, la déclaration de la Seconde Guerre mondiale change radicalement la vie des Français et celle du couple. La hache de l’Histoire s’abat sur elle et change ses rapports avec le monde : « L’Histoire m’a saisie pour ne plus me lâcher ; d’autre part, je m’engageai à fond et à jamais dans la littérature. » (Beauvoir 1960: 410) Le second tome commence en 1940 et nous raconte toute la période la guerre qui dure jusque en 1945 (bien que Sartre soit démobilisé très tôt) et s’étend jusqu’en 1963. Les lettres sont divisées par années et elles sont numérotées : 321 au total. Les époques d’absence intensifient l’échange épistolaire : elle est d’abord nommée à Marseille puis à Rouen et finalement en 1936 à Paris ; lui au Havre puis à Berlin, à l’Institut français (en 1933), il est finalement nommé lui aussi à Paris (1937) ; en septembre 1939 Sartre est mobilisé ; la guerre a éclaté, les voyages sont difficiles et la correspondance devient plus dense. À partir de 1945, ce sont surtout les diverses activités du couple, principalement des conférences en Tunisie, en Algérie, en Amérique, qui justifient les lettres. Les lettres de Sartre par contre débutent plus tôt, en 1926, au début de leur relation, et bien qu’il n’existe pas dans ce cas de correspondance de Simone de Beauvoir qui nous permette d’établir un parallèle, ces quelques lettres nous situent dans le cadre des premières effusions qu’inspire le Castor à son jeune amant. Elles nous permettent aussi, dans l’ensemble, de comprendre les différences de registres entre l’un et l’autre ; Sartre se projette dès le début comme écrivain alors que Beauvoir se cherche et se fabrique, à mi-temps entre le littéraire et l’ordinaire, modeste et hautaine tout à la fois. La correspondance beauvoirienne a intéressé le public pour diverses raisons : d’abord la curiosité parfois un peu malsaine que provoque sa vie privée si scandaleuse pour la société de son époque ; « je sais tout du vagin de votre patronne », dira Mauriac après la lecture du Deuxième sexe ! La seconde raison qui éveille l’intérêt du public, c’est qu’il s’agit d’une écrivaine de renom, auteure de nombreux ouvrages, et dont la présence médiatique provoque l’opinion publique à partir des années 50 mais surtout au moment des années 60. Enfin la troisième raison et non la moindre, c’est qu’elle est la <?page no="95"?> La correspondance entre Beauvoir et Sartre 95 compagne de Sartre, écrivain réputé et activement mêlé à la vie intellectuelle et politique française. Bien que lacunaire par certains côtés, la correspondance est un témoignage de la vie du couple et de l’évolution de Beauvoir, de son devenir de femme et d’écrivain. Elle embrasse donc la vie amoureuse, sociale et politique de deux personnages clés pour la période littéraire de l’après-guerre, jusqu’aux années 80. Il s’agit d’une correspondance très intime qui favorise une dialectique de la confidence, de l’aveu, du secret, et surtout de la complicité. Ils se vouvoyèrent toujours et leurs formules amoureuses répondent à un cérémonial inamovible tout au long de leur vie. Elle signe « Votre charmant Castor », elle l’appelle de mille noms tendres : « petit mille Socrate, beau petit Hippias » (Beauvoir 1990: I, 354), « mon amour », « petit homme, petit bon, tout cher petit être, mon doux petit mari » (en réponse à la formule de Sartre, « ma petite épouse morganatique »). Elle l’embrasse « tout passionnément », évoque ses « petits bras », « sa chère figure » et « sa bonne gueule sur la petite photo » (Beauvoir 1990: I, 265) ; « vous autre, mon pain quotidien, et mon petit soleil, et ma vie et ma joie, je vous aime, mon cher petit, je sens fort, fort, votre tendresse comme si vous m’enfermiez dans vos petits bras - mon cher amour » (Beauvoir 1990: I, 290). Ce cérémonial dure jusqu’à la fin, et aucune relation « contingente » ne semble avoir prise sur l’intensité de l’expression amoureuse. À partir de la déclaration de la guerre, l’absence de Sartre mobilisé rend encore plus nécessaire la relation épistolaire. Beauvoir se retrouve logée à la même enseigne que toutes les femmes de soldats qui attendent loin du front des nouvelles ; cependant elle ne se soumet pas au rôle passif de l’attente et met toute son énergie à organiser cette nouvelle étape ; elle servira d’intermédiaire entre Sartre et tous les autres sans exception, et elle deviendra indispensable à ses yeux : sa mère, ses maîtresses, ses amis, son éditeur, ses livres, son œuvre, tout passera par les mains de Simone de Beauvoir. Nous sommes donc assez loin du délire amoureux, de cet anéantissement engourdi et passif qui fait dire à l’amoureuse qu’elle n’existe que par son amour. Ce que cherche Beauvoir, c’est l’égalité à tous les niveaux, même si souvent elle revendique sa supériorité à lui, même si c’est son génie à lui qu’elle sert et protège. Vous êtes en moi, comme on dit que le social est dans l’individu, dans chaque pensée, chaque mot, chaque acte - mon doux petit, je vous aime si passionnément et avec tant de tendresse - comme j’ai soif de vous voir - il me semble que je m’en trouverai mal de joie. Je vous embrasse mon amour ; je suis paisible, je sais bien que rien ni personne ne rongera notre vie, que rien, aucun cataclysme, aucune absence n’entamera notre amour. (Beauvoir 1990: I, 219) Cependant elle n’échappe pas au tourment amoureux de l’absence : « J’ai une envie éperdue de vous parler et une envie si forte et vaine hélas ! de <?page no="96"?> Brigitte Leguen 96 vous entendre me répondre. » (Beauvoir 1990: I, 231) Surtout au moment de la mobilisation, en 1939, lorsqu’ils commencent à comprendre que la guerre sera longue : Mon amour, je vous aime plus passionnément encore que je ne le croyais ; je ne croyais pas que votre absence me serait si déchirante - et elle l’est - pas parce que j’ai besoin de quelqu’un, je ne me sens pas solitaire et abandonnée - mais parce que j’ai envie de vous. Vous autre, petit être de chair et d’os avec vos petits pullovers au ras du cou, vos sourires, vos deux petits bras si tendres, et votre beau visage si riche, si plaisant, si aimant, mon amour. (Beauvoir 1990: I, 234) Cette déclaration est révélatrice de la position qu’elle adopte face à sa passion, comment elle pose sa liberté au centre de tout ; pas de besoin mais une envie, un désir. En réponse à une lettre où Sartre lui rappelle « qu’on pourrait ensemble être n’importe où » (Sartre 1983: I, 249), elle réplique : Il n’y a que vous au monde qui comptiez pour moi. Ceci doit être pris au sens plein - ni gens, ni lieu, rien ne m’est rien. Je recommencerais une vie avec vous en faisant table rase de tout, de Paris, de l’argent, de tout, avec joie ; je n’ai besoin que de vous et d’un peu de liberté. (Beauvoir 1990: I, 256) « Vous et un peu de liberté » ; cette égalité dans le destin, cette sensation absolue de pouvoir tout partager, il la ressent avec la même intensité : Quand j’ai rencontré Simone de Beauvoir, j’ai eu l’impression d’avoir les rapports les meilleurs que je puisse avoir avec quelqu’un. Les rapports les plus complets. […] Ces rapports complets engageaient donc l’égalité profonde dans les relations. Nous étions l’un pour l’autre des égaux, nous ne pouvions pas concevoir autre chose. J’avais trouvé une femme égale à ce que j’étais comme homme. […] Nous nous sommes compris comme particulièrement semblables. En fait, je n’ai jamais vraiment parlé de mes théories à personne qu’à elle. (« Sartre et les femmes », une interview avec Catherine Claire, parue dans Le Nouvel Observateur, 31 janvier et 7 février 1977; citée par Francis et Gontier 1979: 21) Cet amour basé sur l’égalité est selon elle unique, si elle le compare aux autres amours « contingentes » (Bost, Védrine, Olga…). Le besoin métaphysique et moral prime sur le pur sentiment. Elle en aime d’autres mais elle a un besoin absolu de Sartre. Cette relation si étroite devient parfois oppressante pour ceux qui les aiment et veulent entrer dans le cercle étroit de leur intimité. La relation amoureuse avec Louise Védrine, qu’elle partage avec Sartre, est un exemple frappant de ce dictat qui la soumet à l’empire de la relation « nécessaire » entre toutes : « J’ai dit que je croyais que vous pensiez aussi que ces dix ans de vie commune m’avaient donné sur vous des droits que personne d’autre ne pouvait avoir, que vous pensiez vous devoir d’abord à moi. » (Beauvoir 1990: I, 254) Dans cette même lettre du 12 novembre 1939, elle fait immédiatement après son autocritique. Elle a agit, dit-elle, par irritation et par nervosité, elle a pensé que Sartre pourrait la blâmer mais elle est finalement satisfaite de ce qu’elle a dit à Védrine. <?page no="97"?> La correspondance entre Beauvoir et Sartre 97 Toute la correspondance est parcourue par son oscillation entre le contrôle qu’elle exerce et les aveux ingénus et éblouis. Elle évoque le passé dans sa lettre du 26 novembre et se souvient avec émotion : Et d’un coup les larmes me sont venues, des larmes d’amour sans tristesse ; ça me fait un amour si jeune, si neuf, mon doux petit, comme nos idylles de printemps, vous vous rappelez qu’au printemps nous avons souvent des lunes de miel toutes neuves ? (Beauvoir 1990: I, 270) Oscillation entre son caractère autoritaire et son humilité vis à vis de Sartre, sa presque dévotion : « Ce n’est pas un hasard si c’est Sartre que j’ai choisi : car enfin je l’ai choisi. Je l’ai choisi avec allégresse, parce qu’il m’entraînait dans les chemins où je voulais aller. » (Beauvoir 1963: II, 489) Toute éblouie de l’amour qu’il lui voue : « Je vous aime, petit être, je suis émue de votre amour, c’est un bonheur tout neuf pour moi, ça m’étonnera jusqu’à ma mort que vous m’aimiez comme ça. » (Beauvoir 1990: I, 303) Le tome 2 couvre la période 1940-1963. L’époque de la guerre coïncide avec l’absence de Sartre et l’interruption de la correspondance quand Sartre est fait prisonnier en juin 1940. Sylvie Le Bon de Beauvoir publia en 1990 le Journal de guerre de Simone de Beauvoir, de septembre 1939 à janvier 1941, avec l’intention d’offrir un complément d’information : Sa publication isolée a été conçue comme complément de la correspondance avec Sartre, dont plus de la moitié appartient à la même période noire de 1939 et 1940. Il a paru intéressant de confronter les deux versions contemporaines dans leurs subtiles mais significatives différences. Surtout le journal vient combler les trous de la correspondance, inévitables lorsque les deux épistoliers se rejoignaient : visite clandestine du Castor à Brumath, en novembre, permission de Sartre venu à Paris, en février, ou pendant leur brutale séparation, toute communication coupée, quand Sartre fut fait prisonnier en juin 1940. Il permet alors de reconstituer l’histoire dans sa continuité. (Prologue de Sylvie Le Bon de Beauvoir au Journal de guerre) L’éditrice indique également la relation entre le journal et les mémoires La force de l’âge. Cette publication est l’expression aussi de la conscience d’un système de résonance entre les différents supports, la lettre, le journal, les mémoires ; la conscience de la confluence des sujets et des personnages concernés ; la volonté aussi de faciliter la lisibilité de l’œuvre, pour en tirer sa « vérité » et son unité. L’absence, la distance, la séparation imposée par la guerre, l’incertitude du conflit et l’incommunication partielle ou totale (en 1940) selon les moments ont raison de l’optimisme inébranlable du « Castor » : 5 5 « Un jour il écrivit sur mon cahier, en grosses lettres : BEAUVOIR=BEAVER. ‹Vous êtes un Castor, dit-il. Les Castors vont en bande et ils ont l’esprit constructeur.› » (Beauvoir 1958 : 452). On est frappé, tout au long de la correspondance, de la vitalité et de <?page no="98"?> Brigitte Leguen 98 Mon amour. Le courage me manque de plus en plus pour vous écrire - j’ai idée que vous n’avez pas mes lettres. Et puis rien de ma vie ne me semble compter, sauf ce besoin que j’ai de vous. Tout est bien pour moi, j’ai du temps, je mange, je dors, je lis, le travail marche […]. Mais tout ça est sur fond de vide et de temps en temps je me prends la tête dans les mains en me demandant comme j’arrive à si bien tuer mes journées - c’est du temps mort, rien ne compte - et je me rappelle avec des yeux sans fond une époque miraculeuse où mon cœur était tout plein, mes heures trop courtes, mes pensées à la fois vivantes et toujours trop pauvres puisqu’il y avait vous pour s’en emparer et me les rendre tout enrichies. Ce n’est pas que je me sente diminuée en dedans, mais toutes mes ressources me semblent inutiles, c’est stérile, ça ne vaut rien si vous n’êtes pas là pour donner un sens au monde. Et puis je me souviens aussi de votre amour, il était là, sans cesse autour de moi, si chaud, si présent, si plein. Sur cette banquette du ‹Dôme›, vous avez été assis près de moi, en chair et en os. Vous n’aurez pas changé, ni votre amour, ni le mien - mais que c’est long, mon petit, ce silence. Tout ce que je peux avoir de la vie sans vous, je l’ai - mais ce n’est rien. Cela je le savais quand vous étiez là : vous m’êtes tout. Je le sais encore mieux à présent, et ça m’est cruel et doux. (Beauvoir 1990: II, 199-200) Et encore (Beauvoir 1990: II, 225) : « La solitude intellectuelle ne me pèse pas, ni le fait d’être seule en général, mais c’est vous qui me manquez, vos sourires, votre petite nuque, que je me rappelle si bien, et toute cette chaleur qu’on sent auprès de vous. » Dans cette longue citation et dans la suivante, sont inscrites - me semble-t-il - tous les éléments qui constituent pour Beauvoir le sentiment amoureux et sa relation à l’autre elle-même qu’est Sartre. Elle se remémore cette « époque miraculeuse » où sa présence enrichissait tout. Il n’est plus là pour « donner un sens au monde » et cependant elle mange, elle dort, elle travaille et elle affirme constamment son autonomie face à l’autre, sa capacité à vivre ; « ce n’est pas que je me sente diminuée », mais le silence et l’absence rendent stérile toute entreprise menée loin de lui, sans ces « conversations substantielles » (ibid.: 230). Et puis il y a sa présence, sa chaleur, sa compagnie. On constate à quel point c’est le langage qui les rapproche, les idées plus que les corps. En 1941, Sartre revient (fin mars 1941, il est de nouveau à Paris). Il existe 24 lettres publiées, puis on passe à l’année 1943. Sartre s’était évadé du Stalag XII.D et finalement on l’avait démobilisé en 1941. À partir de ce moment les séparations ne sont plus inévitables. La vie civile reprend pour lui et avec elle, les activités de chacun. Beauvoir devient une auteure reconnue et souvent critiquée, surtout pour sa vie « scandaleuse » ; elle dira dans ses mémoires : « La susceptibilité ne m’étouffait pas : qu’on m’appelât ‹la grande sartreuse› ou ‹Notre-Dame de Sartre›, j’en riais ; mais certains regards masculins me blessaient. » (Beauvoir 1963: I, 71) L’après-guerre les l’optimisme qui se dégagent des lettres et des idées. Beauvoir est une authentique force de la nature, gourmande de tout, attentive à tout. <?page no="99"?> La correspondance entre Beauvoir et Sartre 99 confirme dans un rôle d’écrivains engagés et polémiques, et on les invite de part et d’autre. Sartre part pour les États-Unis et engage une nouvelle relation amoureuse avec Dolorès Vanetti, dont il tombe très amoureux, jusqu’au point d’être un peu las de sa relation avec Beauvoir qui entrave son nouvel amour. Elle suit ses pas et part aussi en Amérique où elle rencontrera Nelson Algren avec lequel elle aura une longue liaison. Je me sens un peu par-delà [elle évoque un voyage réalisé six ans avant], comme dans une seconde vie ; je ne reconnais plus bien ni moi, ni le monde d’avant. Pourtant il y a les souvenirs, les souvenirs avec vous autre dans cette première vie. Mais ils font un drôle d’effet, un peu angoissant tant ils sont mal rattachés au présent. (Beauvoir 1990: II, 264) Les lettres se font alors plus plaintives, ponctuées de « ne m’oubliez pas ! », « je suis toujours angoissée, même avant les voyages qui m’amusent, je ne voudrais pas que la vie nous sépare » (nous sommes en janvier 1946 ; Beauvoir 1990: II, 273). Dans l’écriture beauvoirienne tout se tient et la fiction, les mémoires, l’écriture en général se déroule en un long discours alimenté par l’existence. En 1946, le roman Tous les hommes sont mortels est publié chez Gallimard. L’écriture du roman coïncide avec la nouvelle liaison de Sartre. Dans ses mémoires, elle explique comment Sartre lui avoue sa passion pour Dolorès Vanetti : « ‹Je tiens énormément à M., me dit Sartre, mais c’est avec vous que je suis.› J’eus le souffle coupé. Je comprenais qu’il avait voulu dire : ‹Je respecte notre pacte, ne me demandez rien de plus.› Une telle réponse mettait tout l’avenir en question. » (Beauvoir 1963: I, 101-102) Le roman Tous les hommes sont mortels lui permettra, comme l’observe Deirdre Bair (1990: 358), de débloquer la situation en mettant par écrit ses difficultés avec Sartre pour les comprendre exactement comme elle l’a fait d’abord avec la mort de Zaza, son amie de jeunesse, ou avec Olga et l’expérience du trio. 6 En 1945, Sartre part pour l’Amérique, où il a une vie « toute étrangère » (Beauvoir 1990: II, 263). De janvier 1947 au mois de mai de la même année, elle fait aussi sa tournée américaine emboîtant les pas de son compagnon. Pas d’allusion à Dolorès, sauf dans la lettre du 26 janvier, où Beauvoir met en note « amie de Sartre ». Finalement elles se rencontrent pour la première fois au bar « Sherry Netherland » de New York et elle écrit : Je suppose qu’elle vous racontera. Je l’ai trouvée exactement telle que je supposais. Je l’aime beaucoup et j’ai été très heureuse parce qu’à la fois je comprenais vos sentiments, je les touchais, je vous louais de les avoir - et je ne m’en sentais pas gênée le moins du monde. Elle a bu whiskies sur whiskies, ce qui se 6 « Pour essayer de rendre ce ‹sens vécu de l’être-dans-le-monde› dont parle Sartre, j’ai eu recours, en gros, à deux formes différentes : d’abord au roman, puis à l’autobiographie. […] Si on écrit un roman, c’est pour présenter ensemble des contradictions, des difficultés, des ambiguïtés, au cœur d’un objet qui ne parle pas, d’un objet silencieux. » (Bair 1979: 442, 447) <?page no="100"?> Brigitte Leguen 100 traduisait par une nervosité, une volubilité, et des stéréotypes de folle […]. Elle était formidablement émouvante - très traquée à l’idée de ce voyage. (En note Beauvoir explique que Dolorès était sur le point de rejoindre Sartre à Paris; Beauvoir 1990: II, 284-285) Dans une lettre du 31 janvier 1947, Beauvoir refait allusion à Dolorès sur un mode moins élogieux. Elle la trouve un peu trop « bonne femme », mais, ajoute-t-elle, « si on est un mâle, et qui plus est, animé d’une passion impérialiste de générosité, on ne peut rencontrer personne de plus approprié » (Beauvoir 1990: II, 287). Pourtant, envers et contre tout (et tous), elle continue à réitérer son amour, « j’ai dormi une heure en la serrant [la lettre] contre mon cœur » (lettre du 3 février 1947), et elle lui dit et redit, « écrivezmoi, pensez à moi, ne m’oubliez pas » (4 mars). Son état d’âme change et son invincible allégresse vacille. Elle vit « en surface » (13 mars), boit « comme un trou » (8 mai) et se trouve sous le choc d’un terrible break down «qui m’a fait pleurer tout le jour » (8 mai). Dans le même temps, elle fait la connaissance de Nelson Algren, dont elle parle pour la première fois dans une lettre du 28 février 1947. À partir de ce moment elle se sent très rapidement partagée : Je commence à avoir une immense envie de vous retrouver, vous autre ma vie, mais en même temps ça m’angoisse de commencer à pencher vers la séparation, parce que quand je vous quitte, je ne vous quitte pas, mais avec A. tout est dans la présence - enfin l’idée de départ, mon désir de départ conteste les jours que je vis. Je m’explique mal, c’est juste pour vous dire que je commence à me sentir drôle du dedans. Au revoir vous autre ma vie, mon âme. (Beauvoir 1990: II, 367). 7 La correspondance est une écriture ruisseau, qui raconte plusieurs choses à la fois dans un méandre d’évocations de sensations immédiates. Nelson Algren n’est pas, loin de là, le premier amour contingent de l’écrivaine, mais il semble être le premier à ébranler le solide édifice des amours «nécessaires ». Dans La force de l’âge, Beauvoir raconte comment Sartre ébauche le pacte qui va les unir pour toujours : ‹Entre nous […] il s’agit d’un amour nécessaire : il convient que nous connaissions aussi des amours contingentes.› Nous étions d’une même espèce et notre entente durerait autant que nous. Elle ne pouvait suppléer aux éphémères richesses des rencontres avec des êtres différents ; comment consentirions-nous, délibérément, à ignorer la gamme des étonnements, des regrets, des nostalgies, des plaisirs que nous étions capables aussi de ressentir ? […] Nous conclûmes un autre pacte : non 7 Algren fera un voyage à Paris en 1949. Ils partent ensemble en Italie, en Afrique du Nord. Beauvoir commente dans La force des choses : « Le mois de septembre, à Paris, fut magnifique. Jamais nous ne nous étions mieux entendus. L’année suivante, j’irais à Chicago : j’étais sûre, en quittant Algren, de le retrouver. Pourtant j’avais le cœur dans un étau quand je l’accompagnai à Orly. » (Beauvoir 1963: 256) <?page no="101"?> La correspondance entre Beauvoir et Sartre 101 seulement aucun des deux ne mentirait jamais à l’autre, mais il ne lui dissimulerait rien. (Beauvoir 1960: 31) Tout alors semblait clair et simple au début des années 30, à l’abri de leur jeunesse et de cette vie devant eux qu’ils abordent avec entrain. En 1946, leur situation n’a pas changée et, aux yeux du monde, ils sont ce couple si critiqué que la société française observe et blâme. L’heure des choix pourtant se présente et Beauvoir lui écrit : Mais enfin, je savais que cette histoire [avec Algren] devait finir, et bientôt. Elle est morte du dedans, parce qu’Algren s’est aperçu qu’elle était morte et figée. […] En tout cas ne vous souciez pas de moi puisque je sais que dans trois mois nous serons de nouveau ensemble, et que vous êtes ma vie - et que je ne peux pas regretter que cette histoire soit morte puisque sa mort était impliquée dans cette vie que j’ai choisie et que vous me donnez. Au revoir mon cher petit. Écrivez bien. Tirez-vous au mieux de vos propres ennuis. (L’allusion aux « ennuis » se réfère à ce que Beauvoir appelle la liquidation de son histoire avec Dolorès ; Beauvoir 1990: II, 371) Le sacrifice de la relation Algren/ Beauvoir est inscrit dans le destin Sartre/ Beauvoir, si l’on s’en tient au texte précèdent. On comprend la colère de ceux qui, pour la plupart - comme Bost, Olga, Wanda, Védrine et quelques autres - se retrouvent assignés au rang du « contingent ». Certains, comme Bost, vivent la situation sans trop de révolte ; d’autres, comme Olga, se rebellent et protestent. Michèle Le Dœuff, philosophe, pense à juste raison que Sartre n’a rien changé aux rapports sociaux mais les a simplement traduits dans un langage méconnaissable. Sartre et Beauvoir auraient reproduit selon elle très exactement les schémas de la bourgeoisie (revue Esprit, mai 1984). Ce qui frappe (et choque) à la lecture de ces lettres et des mémoires de Beauvoir, c’est la complicité machiste qu’elle exhibe parfois avec complaisance, comme si elle agissait en double de Sartre. Bost pour elle sera toujours « le petit Bost » et la relation s’établit de son initiative. Védrine, Kos sont pour elle, le plus souvent, l’objet du mépris et de la domination, des « déchets », dit-elle (Beauvoir 1990: I, 168) ; Védrine encore « charmante vermine, pas trop agrippante » (Beauvoir 1990: II, 27). Avec Sorokine elle se fait l’effet d’un « séducteur embarrassé », le même qui cherche des « conversations élevées, une conversation d’homme » (Beauvoir 1990: I, 312). Avec Védrine aussi, elle agit « comme un homme repu[,] j’ai discrètement éludé les caresses» (Beauvoir 1990: I, 359). Et elle rêve : « J’ai rêvé que je faisais encore une conquête. » (Beauvoir 1990: II, 29) Cependant elle ne peut contrôler un sentiment de jalousie très fort, uni au besoin d’exercer un contrôle absolu sur les relations de Sartre avec les autres : « Je vous ai déjà dit, je ne suis pas jalouse de vos sentiments pour les gens ; mais, ce n’est pas seulement un sujet de roman, je suis jalouse des sentiments des gens pour vous. » (Beauvoir 1990: I, 226) Très curieusement, et bien que libérée <?page no="102"?> Brigitte Leguen 102 apparemment de tout sentiment religieux, elle sépare les relations élevées, sublimes et finalement peu sexuées, de celles où domine la « coucherie » et la soumission aux instincts, dont il ne faut pas s’encombrer outre mesure selon elle. Elle élimine complètement la notion de péché, mais elle n’évacue pas complètement les valeurs morales de son enfance (Beauvoir 1958: 230- 231) Une telle attitude n’exclue pas un complaisant récit de ses ébats amoureux avec les femmes qui partagent sa vie : Je me suis demandé, sur mon carnet (après la nuit avec Védrine, c’était jeudi vous vous rappelez), pourquoi c’était les femmes qui étaient maladroites aux caresses locales (car Kos., R., et Védrine m’ont également torturée) et non les hommes - je me demande si c’est parce que comme dit Gide à propos d’un type, elles se mettent à votre place mais c’est toujours elles qu’elles y mettent - tandis qu’un homme ne peut faire cette substitution dangereuse et pense tout directement et honnêtement l’autre personne - il y a là un petit mystère. (Beauvoir 1990: I, 377) Elle s’attarde aussi sans répugnance sur les détails scatologiques qu’elle consigne pour les confier à Sartre : « On est donc rentrée hier à 11 heures chez Védrine - étreintes - s’il faut tout vous dire, elle avait outre l’ordinaire odeur rousse de son corps une puissante odeur fécale qui a rendu les choses pénibles. » (Beauvoir 1990: II, 36) Toujours avec Védrine (qui était aussi la maîtresse de Sartre), elle décrit comment elle « profite » de son corps : C’est fou la force de passion de cette fille ; sensuellement j’ai été plus prise que de coutume, avec la vague idée mufle il me semble qu’il fallait ‹profiter› au moins de son corps. […] C’était la conscience d’avoir un agrément sensuel sans tendresse, ce qui ne m’est en somme jamais arrivé. (Beauvoir 1990: I, 247-248) Elle revient à plusieurs reprises sur le côté décadent et un peu « soudard » de son existence affranchie de toute dépendance : beuveries et coucheries. « Ça faisait une atmosphère très forte, d’une sexualité grossière et déchaînée. La femme lunaire a été se faire embrasser une demi-heure par le blond, on ne parlait que de baiser ou se branler. » (Beauvoir 1990: I, 185) Sartre de son côté ne lui épargne aucun détail de sa vie sexuelle et il consigne tout avec ardeur : Passons à l’affaire Bourdin. Elle marche trop bien : j’ai embrassé hier cette fille de feu qui m’a pompé la langue avec une force d’aspirateur électrique au point que j’y ai encore mal. […] J’ai eu deux belles nuits tragiques avec elle [la petite Bourdin] qui m’ont nettement remué et il me reste un regret un peu amer de n’avoir absolument pas de place pour elle dans ma vie. […] Elle a voulu me donner sa virginité. Je ne sais pas très bien si je l’ai prise ou non. En ces matières le doute est recommandé, en tout cas ça m’a paru un travail profondément difficile et désagréable. (Sartre 1983: I, 184 et 190) Sartre se vante avec humour et répète à Beauvoir ce qu’on dit de lui : « Sartre ! Méfie-toi. Il vit maritalement avec Simone de Beauvoir et les Barry m’ont dit qu’aucune femme ne lui résiste. » (Sartre 1983: I, 184) <?page no="103"?> La correspondance entre Beauvoir et Sartre 103 Avant de passer à un autre aspect des lettres, soulignons encore une fois la complicité du couple dans l’exercice de la manipulation amoureuse. Beauvoir sent bien à quelle point elle peut, tout comme Sartre, pousser ceux qui les aiment au désarroi le plus absolu. Au moment de sa rupture avec Védrine (qu’il appelle « T. »), Sartre se décrit et se sent cynique et mufle et fait son mea culpa dans sa lettre du 1º mars (Sartre 1983: II, 110-111) ; il jure dans la même lettre de ne plus s’enliser dans des « histoires libertines et canailles » (Sartre 1983: II, 108). D’ailleurs je suis réellement dégoûté. Et puis ça me prendrait beaucoup trop de temps. Et puis je crois que j’ai changé : je ne veux plus ‹séduire›. […] À présent c’est fini parce que j’aime avoir des rapports pleins et ils viennent au contraire une fois les cérémonies de la séduction achevées. (Sartre 1983: II, 111) Beauvoir à son tour, dans sa lettre du 4 mars (Beauvoir 1990: II, 105) se reproche leur façon de traiter les gens et en particulier Védrine : Mais je nous ai reproché, moi avec vous d’ailleurs, au passé, dans l’avenir, dans l’absolu notre façon de traiter les gens ; qu’on en fût venus à la faire souffrir ainsi me semblait inacceptable. (Beauvoir 1990: II, 105) 8 Au-delà des relations à égalité que Simone de Beauvoir revendique avec les hommes de son entourage, il existe aussi, dès le début, le besoin de mesurer ses forces, par rapport à elle-même et à celui qui est proche d’elle. 9 Elle semble en général plus condescendante avec les femmes et plus compétitive avec les hommes. Sa « nature féminine », ses « faiblesses féminines » la dérangent. Elle admet mal sa possible infériorité et même sa différence avec l’homme. Elle fait souvent allusion au manque de courage et de résistance de ses compagnons de marche ou de ski : le Boubou, le petit Bost, Kanapa (Beauvoir 1990: I, 80-81, 58, 382). Fière de sa force et de ses capacités, elle aime les randonnées solitaires, la nature, la montagne alors que Sartre s’y intéresse peu. Sa correspondance et ses mémoires sont parsemées de descriptions de paysages de campagne et de montagne françaises. Ses lettres écrites des États-Unis sont également pleines de détails concernant l’environnement (elle perfectionnera ces impressions de voyage dans son livre L’Amérique au jour le jour). Ça sentait la guerre à plein nez, ça n’était pas comme Paris, mais ça faisait tout à fait campagne de France en temps de guerre. Cependant les villages étaient 8 Plus d’une fois on a comparé bien sûr la relation du couple avec celle du couple libertin Valmont/ Merteuil. 9 Michèle Le Dœuff voit dans l’autobiographie de Beauvoir (Mémoires d’une jeune fille rangée) un moment-clé entre elle et Sartre, juste au début de leur relation. Ils discutent pendant trois heures de philosophie et finalement Beauvoir se déclare battue. La seule exception à cette attitude de permanente compétition, c’est sa relation avec Sartre. Dans ce cas unique elle reconnaît jusqu’à la fin la supériorité de son « grand homme ». <?page no="104"?> Brigitte Leguen 104 paisibles et tout beaux dans cette fin de jour. J’ai senti bien fort comme c’était vrai ce que vous m’aviez dit une fois, à Avignon je crois, sur le précieux que peut avoir un instant au sein du tragique ; je n’oubliais rien mais rien ne pouvait tuer la douceur du paysage. (Beauvoir 1990: I, 120) Ce matin, de nouveau, à 6 h. j’étais en route. J’ai escaladé au passage un grand rocher avec table d’orientation, j’ai pris un petit déjeuner de pain et cervelas, grimpé de durs cols, et je me suis arrêtée dans un hameau au pied d’une montagne où je voulais grimper. (Beauvoir 1990: II, 245) Beauvoir capte l’image, le cliché sur la guerre, comme une irréalité, ou une réalité qui puise son sens dans la littérature : Je pense que, comme Roquentin devant le jardin public, il faudrait vivre toute ‹une-après-midi-de-guerre-à-Paris-en-automne› et on sentirait peut-être cette nature toute particulière que j’ai sentie hier. Rue Vavin devant une maroquinerie il y avait un type en haillons, hâve, barbu, un peu dérangé […] ; et c’était étonnant, sans plus ni moins, ce couple, la boutique et l’homme, et que ça puisse exister ensemble ; métaphysiquement étonnant comme coexistence de mondes incommunicables ; c’était un absolu cette conscience qui regardait et la boutique renvoyait à un autre absolu […]. C’était une journée comme celles que décrit Rilke, mais dans le sérieux de la guerre - à la fois un halo de mystère brumeux, et un glacis strict. (Beauvoir 1990: I, 263) La guerre n’est pas seulement un paysage, une atmosphère, un cliché bien sûr ; c’est le nouveau cadre de leur relation : « Et puis, j’ai commencé à attendre. À je ne sais quelle station, j’ai compris que j’allais attendre comme ça jusqu’à la fin de la guerre. » (Lettre du 2 septembre 1939 ; Sartre 1983: I, 274) Elle, de son côté, lui décrit son état au moment du départ, Gare de l’Est (lettre du 7 septembre 1939) : J’ai donc quitté la gare ; j’avais peur de m’effondrer dès que je serais sortie, mais non, j’ai marché droit devant moi sans pleurer, sans penser, avec seulement l’impression harassante qu’il ne faudrait plus m’arrêter jamais, que la moindre halte serait atroce. (Beauvoir 1990: I, 83) Les lettres nous renvoient aussi à l’écriture, la création, la pensée, les lectures. La correspondance est une mine d’informations diverses qui commente et éclaire l’œuvre postérieure et sa fabrication. On pourra bien sûr convoquer le texte en fonction de sa valeur référentielle et informative. Au tout début de la correspondance, Beauvoir est en train d’écrire (année 1939) son premier roman L’invitée, qui sera d’abord refusé par Gallimard, par l’intermédiaire de Brice Parain. À sa demande (lettre 98), Sartre prépare pour son « charmant Castor » un petit historique de l’année 1939 : « D’abord, il réveille dans ma tête un tas de souvenirs riches et précis, cette année ne m’a tout de même pas glissé sur le corps entièrement. » (Beauvoir 1990: I, 290). Les nouvelles du roman, « qui avance à tire-d’aile » en janvier 1941, coïncident avec le journal de guerre divisé en sept carnets. La publication du <?page no="105"?> La correspondance entre Beauvoir et Sartre 105 journal de guerre est selon Sylvie Le Bon un complément de la correspondance avec Sartre, et il est là pour combler les trous de cette étape et nous permettre de reconstituer l’histoire dans sa continuité. L’attitude des deux acteurs de la correspondance est très opposée. Alors que Sartre est dès le premier instant conscient du pouvoir de la « transcription de la vie immédiate », « je pensais à part moi qu’on aurait pu les publier », Beauvoir préfère que sa vie, « ce bizarre objet » comme elle la nomme dans Tout compte fait, soit « racontée » soumise au travail du texte ; or la lettre n’est pas exactement cela et elle en est consciente. Elle ne cherche pas tant à travailler sur une durée, ni à élaborer une continuité, qu’à retenir le plus sincèrement possible la facticité de la vie dans sa fragmentation. Les lettres, dans leur diversité, dans la « fluide ambiguïté du vécu », comme elle dira encore dans Tout compte fait, s’adressent à un homme vers lequel tout tend, de la façon la plus personnelle et la plus proche de ce qu’elle pense être la vérité dans son « ici et maintenant ». Elle dit dans Tout compte fait : Ce qui m’aide à réfléchir sur la mienne [ma vie], c’est que je l’ai racontée. […] On objecte aussi que raconter c’est substituer à la fluide ambiguïté du vécu les contours arrêtés des phrases écrites. Mais en fait les images que suggèrent les mots sont changeantes et floues, le savoir qu’ils communiquent n’est pas nettement circonscrit. De toute façon, je ne me propose pas ici de conduire le lecteur à travers un rêve éveillé qui ressusciterait mon passé mais d’examiner mon histoire à travers certains concepts et certaines notions. (Beauvoir 1972: 13) La correspondance ne revêt pas à ses yeux « cette dimension imaginaire qui rendait pour moi si fascinantes ces héroïnes de roman et l’auteur qui se projetait en elle. Je n’ai pas commencé par composer un roman d’apprentissage, car entre vingt et trente ans j’étais détachée de mon passé. » (Beauvoir 1972: 634) Et elle conclue : Je n’ai pas été une virtuose de l’écriture. Je n’ai pas, comme Virginia Woolf, Proust, Joyce, ressuscité le chatoiement des sensations et capté dans des mots le monde extérieur. Mais tel n’était pas mon dessein. Je voulais me faire exister pour les autres en leur communiquant, de la manière la plus directe, le goût de ma propre vie : j’y ai à peu près réussi. (ibid.) 10 La correspondance nous permet une meilleure approche d’une vie singulière, de la facticité du réel et de ses contingences. Dans le cas de Beauvoir, le positionnement dans le champ littéraire est indissociable de la trajectoire sociale et existentielle. La correspondance rend compte d’une succession d’évènements et de sentiments saisis en quelque sorte dans leur 10 Beauvoir commente : « Je pense qu’une des tâches des écrivains, c’est de briser la séparation au point où nous sommes le plus séparés, au point où nous sommes le plus singuliers. […] C’est en parlant du plus singulier que j’ai atteint le plus général et que j’ai touché plus profondément mes lecteurs. » (Cité par Francis et Gontier 1979: 456) <?page no="106"?> Brigitte Leguen 106 présence immédiate et pas encore libérés de leur opacité qui trouveront leur sens plus tard dans les mémoires, les romans ainsi que parfois dans les essais ; dans tous les textes où elle adoptera une démarche objectivante loin de la simple représentation. Grâce à ces lettres nous avons accès à l’écriture de la vie d’une femme et d’un couple dont l’existence a joué un rôle prédominant tant au niveau du politique qu’au niveau du littéraire, dans la société française de son temps. 11 Bibliographie Simone de Beauvoir, L’invitée, Paris 2005 (édition originale : 1943). Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 1949 (tome I et II). Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris 1990 (édition originale : 1958). Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris 2007 (édition originale : 1960). Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris 1988 (tome I et II ; édition originale : 1963). Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris 2006 (édition originale : 1972). Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Paris 1990 (tome I et II). Simone de Beauvoir, Journal de guerre (septembre 1939 janvier 1941), Paris 1990. Deirdre Bair, Simone de Beauvoir, Paris 1990. Claire Cayron, La nature chez Simone de Beauvoir, Paris 1973. Jean-Louis Cornille, L’amour des lettres ou le contrat déchiré, Mannheim 1986. Elène Cliche, Les vibrations intersubjectives du langage épistolaire, in: Simone de Beauvoir Studies, vol. 8, 1991. Claude Francis et Fernande Gontier, Les écrits de Simone de Beauvoir, Paris 1979. Ingrid Galster, Beauvoir dans tous ses états, Paris 2007. Marie-Claire Grassi, Lire l’épistolaire, Paris 1998. Michelle Le Dœuff, L’étude et le rouet, Paris 1989. Michelle Lovric, L’art d’écrire des lettres d’amour, Paris 1997. Benoît Mélançon, Diderot épistolier. Contribution à une poétique de la lettre familière au XVIIIème siècle, Montréal 1996. Jean-Paul-Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, Paris 1983 (tome I et II). Toril Moi, Simone de Beauvoir. Conflits d’une intellectuelle, Paris 1995. Stéphane Zagdanski, Le crime d’un corps, écrire : Est-ce un acte érotique ? Périgueux 1999. 11 Ingrid Galster écrit au sujet de la mort de Beauvoir et de l’image à retenir : « Chaque groupe détient sa propre image de Simone de Beauvoir et s’en sert pour appuyer sa position. Pour une gauche repentie, elle incarne les erreurs qu’on pense avoir commises ; pour la droite, qui a retrouvé une légitimité aussi parmi les intellectuels, elle marque la fin d’une idéologie qui ne pouvait aboutir qu’au Goulag. » (Galster 2007: 243) <?page no="107"?> Adélaïde Mokry L’atout sartrien des mémoires : stratégies du jeu beauvoirien De Sartre et Beauvoir reste encore aujourd’hui une image mythique : celle d’un couple uni et complice dans la réflexion, travaillant et créant côte à côte, voyageant et s’engageant ensemble. Mais force est de constater que cette relation n’est pas traitée de la même manière chez ces deux intellectuels. Là où chez Sartre elle n’apparaît que de manière sporadique, elle semble définir le personnage de Beauvoir tant elle est mentionnée dans son cas. Il faudra d’ailleurs attendre la fin des années quatre-vingt-dix pour qu’une autre image se profile : la publication des Lettres à Nelson Algren puis la Correspondance croisée avec Jacques-Laurent Bost ont enfin permis de faire découvrir une Beauvoir passionnée et amoureuse en dehors de sa relation avec Sartre. S’il est vrai que le fait d’être une femme a contribué à n’envisager Beauvoir en grande partie qu’à travers et par rapport à Sartre, elle-même, par la somme autobiographique qu’elle publie entre 1958 et 1972, a largement participé à construire le mythe. Car s’il y a une figuration du « moi » dans les mémoires beauvoiriennes, il y a indéniablement une institutionnalisation du « nous » et du « il », à savoir Sartre. La réalité mise en scène et en texte dans l’écriture autobiographique est donc à interroger. Non pas pour mettre en doute la véracité de tel ou tel fait, mais pour mettre en lumière les stratégies discursives et narratives de l’écriture autobiographique. La figure sartrienne des mémoires peut en effet interroger. Certes, il est normal que le compagnon de toute une vie prenne une place si grande dans l’autobiographie. Mais, comment comprendre son rôle ? Pourquoi semble-til toujours avoir une place supérieure, à la fois confident, accréditeur, correcteur et inspirateur du projet beauvoirien ? C’est en se tournant vers la littérature romanesque de Beauvoir que peuvent se dégager quelques éléments de réponse : l’utilisation de Sartre dans les mémoires s’apparente en effet à l’utilisation du masculin dans les romans de la première période beauvoirienne. Posé comme motif et représentant du monde intellectuel et créatif, l’appel au masculin devient chez Beauvoir un processus de légitimation et la figure sartrienne n’échappe pas à ce traitement. Mais derrière ce processus somme tout assez classique - <?page no="108"?> Adélaïde Mokry 108 notamment en contextualisant l’époque - il est important de déceler le jeu narratif et discursif. Car c’est en effet à un jeu que se prête Beauvoir : celui de l’appel au masculin associé à une autocritique acerbe qui ne la discrédite nullement. Au contraire, en jouant avec les codes d’une société encore traditionnelle, en jouant avec les attentes de lecture de ses lecteurs, elle construit son image et affirme son autorité. Du masculin et du féminin Quand on connaît la personnalité de Simone de Beauvoir, la force de son ouvrage Le deuxième sexe et la constance de son engagement, la lecture de ses mémoires a de quoi interroger le lecteur averti. Car, s’il est vrai que les Mémoires d’une jeune fille rangée et les tomes suivants de l’autobiographie beauvoirienne mettent en scène l’émancipation d’une jeune fille contre son milieu bourgeois et catholique, la place prise par Sartre dans l’évolution du personnage est parfois déroutante. Présenté comme compagnon amoureux, intellectuel et politique, Beauvoir fait aussi appel à lui comme accréditeur et initiateur de son projet intellectuel et artistique. C’est bien là toute l’ambivalence du projet autobiographique de Beauvoir. Dès les Mémoires d’une jeune fille rangée, elle prête à Sartre l’image du guide intellectuel, si ce n’est du maître, et lui donne la supériorité : C’était la première fois de ma vie que je me sentais intellectuellement dominée par quelqu’un. […] Au Luxembourg, un matin, près de la fontaine Médicis, je lui exposai cette morale pluraliste que je m’étais fabriquée pour justifier les gens que j’aimais mais à qui je n’aurais pas voulu ressembler : il la mit en pièces. J’y tenais parce qu’elle m’autorisait à prendre mon cœur pour arbitre du bien et du mal ; je me débattis pendant trois heures. Je dus reconnaître ma défaite ; en outre, je m’étais aperçue, au cours de la conversation, que beaucoup de mes opinions ne reposaient que sur des partis pris, de la mauvaise foi ou de l’étourderie, que mes raisonnements boitaient, que mes idées étaient confuses. « Je ne suis plus sûre de ce que je pense, ni même de penser », notai-je désarçonnée. (Beauvoir 1958: 343) Ces quelques lignes ont été surexploitées par la critique afin de montrer l’ambiguïté de la personnalité de Beauvoir, à la fois mère du féminisme et finalement soumise à son compagnon dans une sorte d’admiration intellectuelle qui n’aurait rien à envier à l’attitude des amoureuses les plus éprises. Il est certain que ce discours a contribué à l’image de Beauvoir comme une sous-Sartre au féminin. Mais les dernières recherches sur la pensée de Beauvoir et sur ses carnets intimes écrits avant la rencontre avec Sartre ont permis de rectifier fondamentalement cette impression. Beaucoup des points les plus originaux de sa réflexion philosophique y sont déjà notés et il n’est pas impossible qu’elle ait influencé Sartre sur sa philosophie d’après-guerre. Il reste cependant cette image particulière de ses mémoires, où elle laisse à <?page no="109"?> L’atout sartrien des mémoires : stratégies du jeu beauvoirien 109 Sartre la paternité de l’ensemble de la réflexion philosophique. Car, pour Le deuxième sexe également, elle place Sartre comme à l’origine de son travail : J’aimais L’Âge d’homme de Leiris ; j’avais du goût pour les essais-martyrs où on s’explique sans prétexte. Je commençais à y rêver, à prendre quelques notes, et j’en parlai à Sartre. Je m’avisai qu’une première question se posait : qu’est-ce que ça avait signifié pour moi d’être une femme ? J’ai cru d’abord pouvoir m’en débarrasser vite. […] “Pour moi, dis-je à Sartre, ça n’a pour ainsi dire pas compté. - Tout de même, vous n’avez pas été élevée de la même manière qu’un garçon, il faudrait y regarder de plus près.” Je regardai et j’eus une révélation ; ce monde était un monde masculin, […]. Je fus si intéressée que j’abandonnai le projet d’une confession personnelle pour m’occuper de la condition féminine dans sa généralité. (Beauvoir 1963 : I, 135) Même constatation alors que Beauvoir, après ses études, éprouve du mal à se mettre à écrire : « Mon seul travail, c’était d’écrire : je m’y livrais du bout de la plume et parce que Sartre m’en sollicitait impérieusement. » Un peu plus loin dans le texte, c’est Sartre qui la met en garde contre la vie qu’elle mène : « Mais autrefois, Castor, vous pensiez un tas de petites choses » me disait-il avec étonnement. « Prenez garde de ne pas devenir une femme d’intérieur », me disaitil aussi. Je ne risquais pas de me transformer en ménagère, mais il me comparait à ces héroïnes de Meredith qui après avoir lutté pour leur indépendance finissaient par se contenter d’être la compagne d’un homme. Je m’en voulais de le décevoir. (Beauvoir 1960 : I, 73-72) Cette utilisation de la figure sartrienne dans les mémoires n’est pas sans rappeler la place du masculin dans les romans de la première période de Beauvoir, à savoir ceux écrits avant le passage à l’autobiographie : L’invitée, Le sang des autres, Tous les hommes sont mortels, Les mandarins. Dans ces romans, l’homme est toujours positivé, du côté de l’action, de l’Histoire, alors que la femme est celle qui est dans l’immanence, souvent proche de la dépression ou de la folie et évacuée à la fin par la mort du personnage féminin. Seuls L’invitée et Les mandarins ne consacrent pas la mort de leur personnage féminin principal : Françoise et Anne. Mais ces deux romans n’en finissent pas moins sur une image funèbre : Françoise commettant le meurtre de Xavière dans L’invitée et Anne dans Les mandarins, retrouvant après la séparation définitive de son amant américain, une attitude passive et dépressive, n’attendant de la vie que la mort à venir. Notons cependant que l’acte final de Françoise dans L’invitée relève d’une identification à l’attitude masculine. Roman métaphysique - pour reprendre le mot de Merleau-Ponty - il met en scène le conflit des consciences issu d’une relation à trois : Françoise, Pierre et Xavière. Mais dans une perspective de genre, le choix de Françoise à la fin du roman - choix par lequel elle se choisit et devient un sujet libre, conformément à la <?page no="110"?> Adélaïde Mokry 110 philosophie existentialiste - résonne comme une identification au rôle masculin, si ce n’est comme l’usurpation de ce rôle : Son acte n’appartenait qu’à elle. «C’est moi qui le veux. » C’était sa volonté qui était en train de s’accomplir, plus rien ne la séparait d’elle-même. Elle avait enfin choisi. Elle s’était choisie. (Beauvoir 1943: 503) Contextualisé par la guerre et le départ des hommes au front - à commencer par Pierre, compagnon de Françoise - cet acte s’inscrit dans une démarche masculine ; l’héroïne, si en tant que femme elle ne peut participer à la guerre, commet néanmoins un acte similaire et identificatoire, l’élimination de son ennemi par le meurtre (Coquillat 2001: 178). Dans l’intimité du couple Françoise/ Pierre, le choix de Françoise dépasse la simple identification. En choisissant d’éliminer Xavière, l’héroïne de L’invitée semble décider à la place de Pierre, incapable de choisir entre les deux femmes. Car si elle se choisit en tant que sujet, elle se choisit aussi elle-même par rapport à Xavière : dans ce sens, elle prend la place de Pierre, usurpe son identité et dans un acte masculin et violent prend l’ascendant sur lui et recouvre sa liberté. Cette identification au masculin (ou usurpation) est poussée à son paroxysme dans Les mandarins, dernier roman polyphonique de Beauvoir. Évoquant l’engagement politique des intellectuels dans les années qui suivirent la Libération, ce roman offre un double regard à travers deux personnages : Henri, écrivain et Anne, psychanalyste, se partage, en alternance, la narration. Offrant à Henri les points positifs de sa vie, comme elle l’énonce dans La force des choses, Beauvoir établit un choix - celui de la prééminence du masculin sur le féminin, ce dernier étant relégué à l’état d’immanence, caractérisé par Anne, incapable de s’engager dans sa vie. De L’invitée où la femme se choisissait par identification masculine, Beauvoir, dans Les mandarins, efface, par le choix d’un homme, toute présence féminine du cercle intellectuel et créatif. Nous voyons donc que le masculin est, chez Beauvoir, synonyme de création et d’activité intellectuelle et en opposition à tout ce qui ressort du féminin. D’ailleurs, dans La force des choses, elle se présente comme une femme et un écrivain, établissant par là une séparation entre le sexe et l’activité intellectuelle et artistique. De même, on trouve, au fil des pages des mémoires, des commentaires sur la condition féminine et l’activité philosophique, apanage de l’homme. C’est surtout dans La force de l’âge, alors qu’elle expose ses années de développement philosophique et intellectuel, que l’auteur du Deuxième sexe a recours à des explications sexuées pour expliquer certaines attitudes ou certains choix : Moins donné que Sartre à la littérature, j’étais comme lui avide de savoir ; mais il mettait bien plus d’acharnement que moi à courir après la vérité. J’ai tenté de montrer dans Le deuxième sexe pourquoi la situation de la femme l’empêche encore <?page no="111"?> L’atout sartrien des mémoires : stratégies du jeu beauvoirien 111 aujourd’hui d’attaquer le monde à sa racine ; je souhaitais le connaître, l’exprimer, mais jamais je n’avais envisagé de lui arracher à la force de mon cerveau ses ultimes secrets. (Beauvoir 1960: I, 49) Je ne me considérais pas comme une philosophe ; je savais très bien que mon aisance à entrer dans un texte venait précisément de mon manque d’inventivité. Dans ce domaine, les esprits véritablement créateurs sont si rares qu’il est oiseux de me demander pourquoi je n’essayai pas de prendre rang parmi eux : il faudrait plutôt expliquer comment certains individus sont capables de mener à bien ce délire concerté qu’est un système et d’où leur vient l’entêtement qui donne à leurs aperçus la valeur des clés universelles. J’ai déjà dit que la condition féminine ne dispose pas à ce genre d’obstination. (Beauvoir 1960: I, 254-55) Sans aller jusqu’à dire que Beauvoir se dénigre dans ces passages, l’on peut remarquer qu’elle place Sartre dans une position supérieure à la sienne. L’emphase avec laquelle elle décrit la réflexion philosophique, l’isotopie du travail (arracher, force, entêtement, obstination) alliée à celle de la découverte de la vérité (ultimes secrets, clés universelles) expose sans ambivalence la supériorité de cette activité mais trahit aussi son propre sentiment de nonlégitimité. L’obstination, la volonté de créer sont l’apanage de l’homme parce qu’il « envisage » sans barrières d’utiliser son « cerveau ». Parce qu’elles sont définies comme des valeurs masculines, la femme ne semble pas avoir accès à la réflexion philosophique, l’écriture ou encore la création. Sauf en jouant la carte masculine. Par l’appel au masculin (en tant que valeurs ou que personnages) dans le roman. Par l’appel à Sartre dans l’écriture autobiographique, comme symbole des valeurs intellectuelles et créatives. Ce n’est donc pas en tant que personne que Beauvoir fait appel à Sartre, mais en tant que symbole : celui d’un des intellectuels les plus en vue à l’époque de la rédaction des mémoires, celui du créateur des Temps modernes, de l’auteur de L’être et le néant, bref, symbole de l’autorité. Car il est celui qui l’a reconnue et acceptée, mais aussi intégrée dans un groupe dont elle va devenir un des pivots. La perpétuelle présence de Sartre dans l’autobiographie est alors une justification intellectuelle : Sartre autorise et légitime la pensée de Beauvoir et son projet. Son rôle de lecteur premier en est d’ailleurs un exemple flagrant : Au fur et à mesure que je les écrivais [Beauvoir parle des histoires de Primauté du spirituel], Sartre en approuva de nombreux passages. Pendant les deux ans que je mis à les composer, j’espérai qu’un éditeur les accepterait. (Beauvoir 1960: I, 259) Comme l’analyse Toril Moi à partir de la notion d’habitus de Bourdieu, Beauvoir « apparaît […] à la fois comme la victime et l’auteur de violence symbolique », puisque qu’elle subit et reproduit le discours et les normes sexuelles qui régissent la société et sa compréhension de l’activité intellectuelle. Et Toril Moi d’ajouter que « même la représentation qu’elle se fait <?page no="112"?> Adélaïde Mokry 112 d’elle-même en tant que première après Sartre reflète cette question : elle est soumise à Sartre, mais supérieure à toutes autres » (Moi 1995: 98-99). L’appel au masculin et à Sartre éclaire les questions de légitimité que Beauvoir, en tant que femme, se pose, et trahit en définitive une appréhension sexuée du monde de l’intellect. Ce mouvement lui permet cependant d’entreprendre un processus de légitimation en se présentant comme exceptionnelle, puisque, bien que femme, elle fût intellectuellement reconnue et acceptée. Travail et reconnaissance La mise en scène de l’écriture, du travail nécessaire à l’élaboration d’une œuvre et de sa formation universitaire et intellectuelle semble aussi intervenir chez Beauvoir comme argument pour justifier sa place dans le champ littéraire. Delphine Naudier, dans son article « La reconnaissance sociale et littéraire des femmes écrivains », démontre que « l’accès à la parole publique des écrivains et des universitaires se produit par la reconnaissance de leur capital culturel. […] L’accès au savoir, à la culture lettrée donne le droit à l’expression publique » (Naudier 2004: 196). S’il en est ainsi pour la parole publique, il semble en être de même pour la parole “ littéraire”, les auteures féminins ayant généralement un niveau élevé d’éducation et principalement dans le domaine des lettres. Ainsi, chez Beauvoir, la réussite scolaire, la reconnaissance institutionnelle permet à la fois de construire une autorité intellectuelle et artistique et une individualité par rapport aux autres filles/ femmes, misant en quelque sorte sur le trio : formation, réussite, travail. Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, elle se présente comme une petite fille brillante et toujours parmi les meilleures de la classe (avec Zaza, qui en tant qu’amie est aussi exceptionnelle) puis comme une étudiante intelligente et travailleuse. Ce premier tome des mémoires est aussi l’occasion d’exposer sa culture classique, culture qui sera continuellement complétée au long de la vie de l’auteure, en témoigne les nombreuses références littéraires et culturelles qui parsèment les tomes suivants. Parfois commentées, quand elles ont eu un impact particulier dans le développement de réflexions intellectuelles, ces références sont la plupart du temps étalées, comme si primait la quantité. Ainsi, dans La force de l’âge par exemple, le lecteur est pris à témoin de l’intérêt du jeune couple que Beauvoir forme avec Sartre aux nouveautés littéraires, cinématographiques et théâtrales : en l’espace de quelques pages, pas moins de trente-sept œuvres sont citées, de Fantomas au Journal d’un séducteur de Kierkegaard, en passant par Claudel, Saint-Exupéry, Wassermann, D.H. Lawrence et bien d’autres auteurs (Beauvoir 1960: I, 55-60). Parfois, c’est directement une liste que propose Beauvoir : <?page no="113"?> L’atout sartrien des mémoires : stratégies du jeu beauvoirien 113 Outre les livres que je lus avec Sartre, j’absorbai Whitman, Blake, Yeats, Synge, Sean O’Casey, tous les Virginia Woolf, des tonnes d’Henry James, George Moore, Swinburne, Swinnerton, Rebecca West, Sinclair Lewis, Dreiser, Sherwood, Anderson […]. Je lus Alexandre Dumas, les œuvres de Népomucène Lemercier, celles de Baour-Lormian, les romans de Gobineau, tout Restif de la Bretonne, les lettres de Diderot à Sophie Volland, et aussi Hoffmann, Sudermann, Kellermann, Pio Bajora, Panaït Istrati. (Beauvoir 1960: I, 61) La somme du bagage culturel est accompagnée de longues descriptions de son travail d’écriture : Quand je me sens prête, j’écris d’affilée trois ou quatre cents pages. C’est un labeur pénible : il exige une intense concentration, et le fatras que j’accumule me dégoûte. Au bout d’un mois ou deux, je suis trop écœurée pour poursuivre. Je repars à zéro. Malgré les matériaux dont je dispose, la feuille de nouveau est blanche et j’hésite avant de plonger. […] M’aidant de mon brouillon, je rédige à grands traits un chapitre. Je reprends la première page et arrivée en bas, je la refais phrase par phrase : ensuite je corrige chaque phrase d’après l’ensemble de la page, chaque page d’après le chapitre entier ; plus tard, chaque chapitre, chaque page, chaque phrase d’après la totalité du livre. (Beauvoir 1963: I, 372) Si Beauvoir insiste sur la dose de travail et d’effort nécessaire à l’élaboration d’une œuvre, elle n’est nullement condescendante à son égard. En effet, le discours qu’elle développe sur ses écrits s’accompagne d’un regard personnel particulièrement critique, ce qui fait dire à Jacques Deguy qu’ « à force de souligner les points faibles de ses récits, […] [cet] auteur s’est bien sûr attiré la réputation d’un écrivain inabouti » (Deguy 1992: 6). Il est vrai que Beauvoir n’est pas plus tendre avec elle-même qu’avec les autres écrivaines de sa génération 1 . Dans ses mémoires, elle n’a de cesse de revenir sur l’écriture de ses différents romans ou essais et d’en analyser les failles 2 . C’est dans cette perspective que s’inscrit la conclusion de Tout compte fait, dernier volume de ses mémoires : Je n’ai pas été une virtuose de l’écriture. Je n’ai pas, comme Virginia Woolf, Proust, Joyce, ressuscité le chatoiement des sensations et capté dans les mots le monde extérieur. Mais tel n’était pas mon dessein. Je voulais me faire exister pour les autres en leur communiquant, de la manière la plus directe, le goût de ma propre vie : j’y ai à peu près réussi. (Beauvoir 1972: 634) Beauvoir n’est en effet pas un écrivain chez qui la forme prime. Mais, ces phrases sur lesquelles se termine l’autobiographie résonnent presque comme une excuse de n’avoir pas pu égaler « Woolf, Proust, Joyce » et d’avoir voulu 1 Voir par exemple la diatribe contre Sarraute dans La force des choses (Beauvoir 1963: II, 458-459). 2 Par exemple L’invitée et Le sang des autres dans La force de l’âge (Beauvoir 1960: II, 695) ou Pour une morale de l’ambiguïté dans La force des choses (Beauvoir 1963: I, 98). <?page no="114"?> Adélaïde Mokry 114 jouer dans la cour de la “grande littérature”. En parallèle de l’appel au masculin pour légitimer l’entreprise intellectuelle et artistique, ces derniers mots paraissent trahir une crise d’autorité chez Beauvoir : le choix particulier d’une écriture, d’un style, est présenté non pas comme un « dessein » réfléchi mais comme une seconde option. À défaut d’être un génie de la prose, elle se serait contentée de faire partager le « goût de [s]a propre vie ». Ce n’est donc pas comme un écrivain accompli et sûr de lui que Beauvoir se présente, mais comme un écrivain ayant « à peu près réussi » et le regard sévère qu’elle porte sur ses écrits peut alors se comprendre comme la volonté de les réduire à un projet modeste : exprimer sa propre existence et non pas créer une œuvre esthétique. Cependant, la rhétorique est somme toute ici assez classique : Beauvoir anticipe la critique afin de justifier l’existence de son œuvre. Elle empêche ainsi quiconque d’invalider son projet et de contester sa place dans le champ littéraire. L’exposition de sa solide formation intellectuelle, de sa culture et du travail fourni pour accomplir son œuvre résonnent pareillement. Tout est fait comme si Beauvoir mettait en place, par son discours, les éléments nécessaires à asseoir son autorité. Et si ce besoin trahit le doute sur la légitimité à exister dans le champ culturel, la diversité des moyens mis en place laisse à penser que Beauvoir agit surtout en fonction du discours véhiculé par la société et l’institution. Elle en témoigne par exemple dans La force des choses : Des gens ont raconté que Sartre écrivait mes livres. Quelqu’un, qui ne me voulait pas de mal, m’a conseillé au lendemain du Goncourt : « Si vous donnez des interviews, précisez que Les Mandarins sont bien de vous ; vous savez ce qu’on dit : que Sartre vous tient la main… » […]. On a bien dit devant moi que Colette était arrivée « en couchant » : tant notre société tient à maintenir mes pareilles dans leur statut d’êtres secondaires, reflets, jouets ou vampires du grand sexe masculin. (Beauvoir 1963: II, 490) Pour Marcelle Marini « aucune théoricienne n’a à la fois aussi radicalement analysé l’universel comme approprié au masculin et aussi radicalement tranché en défaveur des femmes […]. Elle dévoile ainsi […] les conditions de son expérience, les conditions draconiennes mises à l’acculturation des femmes en France, au XX e siècle : le terme d’assimilation en est le mot-clé » (Marini 2001: 403). Certes, il est évident que Beauvoir reproduit les violences d’un discours hégémonique qui ne voit les valeurs créatrices et intellectuelles comme ne se conjuguant qu’au masculin. Mais, si la distanciation n’est pas radicale et frontale, elle existe néanmoins. Dépassé, l’appel aux valeurs masculines est transformé en stratégie discursive : loin de se considérer comme inférieure, Beauvoir joue avec son lectorat et la critique afin d’affirmer et d’affermir sa place. <?page no="115"?> L’atout sartrien des mémoires : stratégies du jeu beauvoirien 115 Une autorité discursive Relever l’ambivalence de Beauvoir face au féminin et son sentiment implicite de non-légitimité permet d’approfondir les recherches sur la création féminine : dénoncer les aprioris culturels régissant notre société n’équivaut pas à s’en détacher. C’est dire s’ils sont ancrés profondément dans l’inconscient collectif. L’intérêt principal réside cependant dans leur utilisation à travers l’écriture féminine. Intégrés au discours, déviés de leurs fonctions premières, ces préjugés culturels deviennent une force dont usent certaines écrivaines pour s’en libérer et asseoir une véritable autorité créatrice. 3 L’appel au masculin comme symbole d’autorité intellectuelle (à travers Sartre dans les mémoires ou les personnages masculins dans le roman) ou l’exposition d’une solide formation universitaire et intellectuelle trahissent chez Beauvoir, nous l’avons vu, une crise d’autorité mais aussi une entreprise de légitimation. Ce double mouvement, à priori paradoxal, constitue dans l’écriture autobiographique de Beauvoir une véritable stratégie discursive, dont la première étape est le pacte de sincérité. Énoncé dans la préface de La force de l’âge, 4 ce pacte est autant proposé par Beauvoir que demandé au lecteur : Je ne préjuge de rien, sinon que toute vérité peut intéresser et servir. À quoi servira celle que je tente d’exprimer dans ces pages ? Je l’ignore. Je souhaiterais qu’on les abordât avec la même innocence. (Beauvoir 1960: I, 11) Témoin, spectateur de l’histoire d’une vie, le lecteur doit donc, une fois le pacte accepté, se garder de toutes interprétations, puisque l’auteur se porte garant d’éventuelles velléités d’orientation de lecture. Ce pacte est d’ailleurs répété à plusieurs reprises dans les mémoires, bien que sous différentes formes. Ainsi, la préface de La force des choses - bien plus longue que celle du volume précèdent - réaffirme l’exigence de vérité que propose Beauvoir. Mais elle tire également les leçons de la publication des tomes antérieurs en peignant la figure du mauvais lecteur : Comme le précédent, ce livre demande au lecteur sa collaboration : je présente, en ordre, chaque moment de mon évolution et il faut avoir la patience de ne pas arrêter les comptes avant la fin. On n’a pas le droit, comme l’a fait un critique, de conclure que Sartre aime Guido Reni parce qu’il l’aima à dix-neuf ans. (Beauvoir 1963: I, 10) Au-delà de l’exemple anecdotique, cette injonction dirige l’ensemble des mémoires de Beauvoir et elle est poussée à son paroxysme avec la publica- 3 Que ce soit narrativement (André 2004) ou symboliquement (Heinich 2004). 4 Ce qui, outre sa construction, place à part les Mémoires d’une jeune fille rangée, récit sans préface. <?page no="116"?> Adélaïde Mokry 116 tion de Tout compte fait. Ce dernier volume autobiographique se présente comme un complément aux tomes antérieurs, présentant les souvenirs par thème et non plus chronologiquement. Mais c’est surtout l’occasion pour Beauvoir de définir l’interprétation correcte de ses écrits précédents, dont l’exemple le plus flagrant est celle de la dernière phrase de La force des choses : « J’ai été flouée » : Puisque le langage n’est pas la traduction d’un texte déjà formulé mais qu’il s’invente à partir d’une expérience indistincte, toute parole n’est qu’ « une façon de parler » : il pourrait y en avoir d’autres. […] Je ne le renie pas (Beauvoir parle du mot floué) ; mais il n’est pas le dernier mot d’une existence qui s’est poursuivie après lui. […] Je l’ai indiqué déjà : le malentendu le plus grave est venu de ce que le lecteur a méconnu la distance qui sépare l’auteur en chair et en os et le personnage doué d’une constitution fictive qu’il crée par le fait d’écrire. (Beauvoir 1972: 167) Lieu de commentaires de l’œuvre romanesque, l’écriture autobiographique établit aussi un retour sur elle : se dessine alors chez Beauvoir un métadiscours littéraire, dont l’objet est le discours lui-même. Mais ce métadiscours se présente aussi comme une sorte de « manuel de lecture » destiné au lecteur, lui indiquant la direction à suivre dans son interprétation, tout en lui faisant croire à la liberté de sa collaboration. Établissant avec lui un pacte de sincérité qui nécessite sa participation, elle lui impose en réalité une voie à suivre. De même, maintes fois répété, ce pacte de sincérité vise à institutionnaliser l’histoire racontée, et à empêcher le lecteur d’interroger sa véracité. Quand l’ambiguïté des mots laisse cependant une plus grande place à l’interprétation, Beauvoir rappelle au lecteur la distance entre l’auteur et le narrateur. Le « je » narrant ne doit pas être confondu avec le « je » narré, avouant ainsi sa « constitution fictive » ainsi que celle du récit dans son ensemble. Cette « prise au piège » du lecteur s’établit également grâce à l’intégration des attentes de lecture. À propos du choix d’un homme pour représenter le métier d’écrivain dans Les mandarins, Beauvoir écrit dans La force des choses : Peignant un écrivain, je désirais que le lecteur vît en lui un semblable et non une bête curieuse ; mais beaucoup plus qu’un homme, une femme qui a pour vocation et pour métier d’écrire est une exception. (Ce mot n’est synonyme ni de monstre ni de merveille ; je le prends dans un sens statistique). (Beauvoir 1963: II, 360) La justification avancée par Beauvoir d’une répartition très traditionnelle des rôles dans Les mandarins dénote un regard particulier de l’époque sur la femme écrivain : « bête curieuse », « exception », « monstre », « merveille », autant d’expressions qui renvoient au caractère extraordinaire de cette position. Mais en commentant ce choix, Beauvoir avoue aussi qu’elle intègre le lecteur à son écriture, au point de considérer certaines apriorités sexuelles <?page no="117"?> L’atout sartrien des mémoires : stratégies du jeu beauvoirien 117 de lecture. En d’autres termes, que les normes sociales dirigent, d’une manière ou d’une autre, l’écriture de l’œuvre. Cette orientation vers le lecteur, la prise en compte de son univers référentiel correspondent aux caractéristiques de la littérature existentialiste. 5 La position même de Beauvoir crée cependant un paradoxe : en même temps qu’elle propose un modèle de l’écrivain au masculin dans le roman, elle dépasse cette représentation par l’action d’écrire le roman et de commenter ses choix dans l’autobiographie. Elle écrit donc à la fois avec le lecteur - créant des possibilités d’identification en reproduisant les normes sociales - et contre lui, puisqu’elle dénonce ces aprioris de lecture en se présentant comme écrivain. La même constatation pourrait se faire à propos de l’utilisation de la figure sartrienne dans les mémoires. Le recours à Sartre comme symbole de l’autorité intellectuelle - tel que nous l’avons montré auparavant - place Beauvoir dans une position inférieure, propre aux normes culturelles et sociales. Mais ce mouvement en induit un autre, celui de l’écriture, où Beauvoir en jouant du symbole sartrien, s’en émancipe : elle acquiert ainsi une double autorité, celle donnée à travers Sartre et celle qu’elle construit à ses dépens. Car enfin c’est elle qui institutionnalise, littérairement et symboliquement, leur couple. Plus que des mémoires personnelles, Beauvoir propose en effet celles du couple qu’elle forme avec Sartre. Il n’y a donc pas qu’une institution du “moi”, mais également celle du “nous” qui participe à la création du mythe Sartre/ Beauvoir. Reprenant une image publique de ce couple existante bien avant la publication des mémoires - en témoignent ses divers commentaires, clichés et sobriquets à son propos - Beauvoir en prend le contrôle et la façonne selon ses propres critères. Et dans le même temps, elle institutionnalise l’image sartrienne, devenant en quelque sorte sa première biographe. Si elle avoue dans Tout compte fait la constitution fictive de son propre personnage, il n’y a pas de raison pour que Sartre échappe à ce traitement. Les mémoires beauvoiriennes, lieu d’une exposition de la pensée de Sartre, de sa genèse et de son évolution, ainsi que de son engagement, de ses voyages et de ses relations amoureuses principales, créent une certaine image de Sartre. Ce mouvement trouve son apogée dans La cérémonie des adieux, où il n’est pratiquement plus question que de Sartre, établissant un renversement de situation. Beauvoir n’use plus de l’autorité intellectuelle et de la notoriété de son compagnon, mais le « canonise » dans un récit dont elle-même, Beauvoir, n’est plus l’objet. C’est ainsi en écrivain, en auteur, qu’elle se présente. Grâce à l’écriture, Beauvoir prend le contrôle 5 Telle que Sartre la définit dans Qu’est-ce que la littérature ? ou encore Beauvoir dans son article « Littérature et Métaphysique » (Beauvoir 1948). <?page no="118"?> Adélaïde Mokry 118 de la représentation de sa vie. Elle y gagne en autorité et en liberté. Pour ne pas dire également en pouvoir. 6 Utilisation du symbole sartrien, appel au masculin, peinture d’un parcours intellectuel classique et exigeant mais aussi du travail nécessaire à la naissance d’une œuvre, les mémoires de Beauvoir sont complexes et diverses. On peut néanmoins y déceler l’élaboration d’un processus de légitimation et les comprendre comme une démarche visant à construire son image : une femme, certes, mais une femme avant tout écrivain, intellectuelle et qui s’engage dans les grands moments de l’Histoire. Une femme exceptionnelle donc, gage d’autorité. Mais c’est surtout dans la force de son écriture que Beauvoir gagne sa véritable autorité littéraire, autorité qui dépasse celle de la seule présence dans le champ littéraire. En jouant avec son lecteur, ses attentes, avec les aprioris sexuels de lecture, Beauvoir développe des stratégies discursives qui témoignent d’une véritable maîtrise de l’écriture. Et le recours à la figure sartrienne devient un atout, parce qu’elle véhicule un univers référentiel qui va de l’autorité intellectuelle à la relation entre sexes. Jouant avec l’image publique de leur couple et avec celle traditionnelle des relations entre homme et femme, elle n’en est plus la victime puisqu’elle en prend l’ascendant et l’orientation. C’est donc avant tout par des stratégies discursives que Beauvoir gagne en autorité et trouve une indépendance complète. Nous l’avons vu, elle avouait, dans Tout compte fait, la « constitution fictive » de ses mémoires. La fiction ne touche pas à la véracité des faits mais à leur mise en texte, en scène, en perspective. De même, lors d’une conférence au Japon à propos de son expérience d’écrivain, Beauvoir disait qu’ « écrire une autobiographie, c’est vraiment recréer des évènements qu’on a derrière soi sous forme de souvenirs » (Francis/ Gontier 1979: 439- 457). En définitive, c’est presque le roman de sa vie que nous lisons dans les mémoires de Beauvoir. Bibliographie Simone de Beauvoir, L’invitée, Paris 2002 (édition originale : 1943). Simone de Beauvoir, L’existentialisme ou la sagesse des nations, Paris 1948. Simone de Beauvoir, Les mandarins, Paris 2003 (édition originale : 1954). Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris 1958. Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris 1976 (tome I et II ; édition originale : 1960). Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris 1998 (édition originale : 1963). 6 Je ne parle pas ici de la peinture assez négative de Sartre dans La cérémonie des adieux. Dans une analyse de rapports de force, il serait cependant intéressant de la relever et de comprendre pourquoi Beauvoir laisse cette dernière image de Sartre. Au-delà de son exigence de vérité, il y a toute une dimension symbolique à étudier. <?page no="119"?> L’atout sartrien des mémoires : stratégies du jeu beauvoirien 119 Simone de Beauvoir, Toute compte fait, Paris 2001 (édition originale : 1972). Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux, Paris 2001 (édition originale : 1981). Sylvie Chaperon, Beauvoir à la croisée de l’histoire des femmes et des intellectuelles : in: Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.), Intellectuelles, du genre en histoire des intellectuelles, Bruxelles 2004, 115-133. Michelle Coquillat, La création littéraire face à l’exclusion du masculin, in : Odile Krakovitch et Geneviève Sellier (dir.), L’exclusion des femmes, masculinité et politique dans la culture au XXème siècle, Paris 2001, 169-189. Jacques Deguy, Simone de Beauvoir romancière, in : Roman 20/ 50, Revue d’étude du roman du XXème siècle, Université Charles-de-Gaulle Lille III, 1992, 5-10. Claude Francis et Fernande Gontier, Les écrits de Simone de Beauvoir, Paris 1979. Nathalie Heinich, Femmes écrivains : écriture et indépendance, in : Racine/ Trebitsch (dir.), Intellectuelles, du genre en histoire des intellectuelles (loc. cit.), 137-155. André Marie-Odile, Colette et son lecteur, in : Cahiers de Narratologie, n° 11, Figures de la lecture et du lecteur, mis en ligne le 1 janvier 2004, URL : http: / / revel. unice.fr/ cnarra/ document.html? id=12 Marcelle Marini, Place des femmes dans la production culturelle, in : George Duby et Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en occident, Paris 2001, tome V (Le XXème siècle), 403-431. Toril Moi, Simone de Beauvoir, conflits d’une intellectuelle, Paris 1995. Delphine Naudier, La reconnaissance sociale et littéraire des femmes écrivains depuis les années 1950, in: Racine/ Trebitsch (dir.), Intellectuelles, du genre en histoire des intellectuelles (loc. cit.), 191-210. <?page no="121"?> Guillaume Moricourt Le lesbianisme caché de Simone de Beauvoir et Le deuxième sexe Nous en savons plus sur la vie de Simone de Beauvoir. Plus que ce qu’elle a bien voulu confier à ses lecteurs dans ses mémoires ou lors de ses nombreux entretiens. A la lecture de ses lettres intimes et à la relecture de ses mémoires, on comprend pourquoi la militante féministe a toujours voulu cacher son lesbianisme. Jusqu’à un mois avant sa mort, selon sa biographe Deirdre Bair, Simone de Beauvoir a refusé de se présenter au monde, à son public d’admiratrices et d’admirateurs, comme lesbienne, à tout le moins bisexuelle. Simone de Beauvoir a elle-même abordé ce sujet avec elle, craignant que sa biographe ne la décrive pour la postérité comme homosexuelle : « C’est exact, j’embrasse les femmes sur la bouche, je les serre contre moi et parfois nous nous caressons les seins ; mais il ne se passe jamais rien plus bas. » (Bair 1990: 802) Et d’asséner avec véhémence qu’elle n’avait jamais été lesbienne de ce fait. Mais depuis la publication de lettres intimes de Simone de Beauvoir, le doute n’est plus permis. Jeune femme vers 1926, elle était déjà amoureuse de son amie Zaza, d’une manière très platonique, très secrète. Zaza, morte prématurément, ne s’en serait jamais aperçue. Sa première vraie liaison lesbienne aura lieu plus tard, vers 1935 avec Olga Kosakievicz, une de ses élèves, qui sera suivie d’une liaison avec Bianca Bienenfeld en 1938, puis avec Nathalie Sorokine en 1939, autres élèves. Pour en rester là. Mais Simone de Beauvoir a voulu garder le secret coûte que coûte. Elle était pourtant de taille à affronter une opinion dressée contre elle. Elle l’a démontrée lors de son opposition à la guerre d’Algérie, ou dans la bataille pour le droit à l’avortement, à des époques où elle était de cette avant-garde qui avait le tort d’avoir raison contre tout le monde. Elle s’est investie avec fougue dans le combat pour la reconnaissance de l’avortement en signant ce qu’on a appelé le « Manifeste des 343 salopes », qui a regroupé des femmes de toutes conditions qui osaient avouer avoir pratiqué un avortement clandestin. En réalité, elle n’a jamais subi d’avortement, et si elle a prêté son prestige et son énergie à cette cause, elle ne l’a paradoxalement pas prêté à cette autre cause qui lui était de beaucoup plus intime, celle des lesbiennes. <?page no="122"?> Guillaume Moricourt 122 Certes, hier plus qu’aujourd’hui, les invertis devaient se cacher, pour échapper aux quolibets, aux grivoiseries de la « chiennerie française » comme a pu le dire Simone de Beauvoir à l’occasion de la parution du Deuxième sexe, tant décrié en France au moins pour son amoralité avec la société d’alors (Le deuxième sexe sera mis à l’index par l’Église Catholique). Certes, dans une relation lesbienne, on n’est pas seule. Il y a aussi la ou les compagnes que l’on veut protéger. Notamment, dans la période féministe de Simone de Beauvoir (à partir des années soixante-dix), celle de Sylvie Le Bon, beaucoup plus jeune, qui pouvait maladroitement, tout à coup, se placer sous le feu de l’actualité au préjudice de sa vie privée, secrète, intime. Sans parler des autres relations plus anciennes… Comment ne pas le comprendre, l’admettre ? Néanmoins ces remarques n’épuisent pas les raisons du refus de la bouillonnante Simone de Beauvoir. Celle que les américains avaient surnommée en 1947 lors de son périple aux Etats-Unis « l’existentialiste number 2 », derrière Jean Paul Sartre, et qui avait voué devant le monde entier sa vie à la mise en pratique de la philosophie existentialiste, qui demande une recherche constante d’authenticité, de transparence, a sciemment menti à ses lecteurs pour des raisons philosophiques. Car le lesbianisme de Simone de Beauvoir, l’histoire de sa vie, remet en cause le fondement du Deuxième sexe, qu’elle a judicieusement résumé par cette formule : « On ne naît pas femme : on le devient. » Simone de Beauvoir traite dans le Deuxième sexe de cette féminité, de cet éternel féminin que ses contemporains jugeaient en péril (rendez-vous compte, les femmes s’habillaient en pantalons ! ) ; ce à quoi elle répondait que son péril était de n’avoir jamais existé… que la féminité n’a jamais pu être définie, car elle n’est qu’une réaction secondaire à une situation. Pour être plus précis, c’est parce que la femme n’est pas indépendante, n’est que l’Autre de l’homme, qu’elle se transforme en coquette, frivole, manipulatrice, comédienne, mesquine, narcissique, harcelante, simulatrice, vénale, passive, puérile, immanente dans le temps qui passe, qu’elle se soumet aux idées de l’homme, à ses désirs… afin de ne pas être laissée de côté. Le drame de la femme est le conflit entre sa revendication d’être essentielle, transcendante comme un homme, et de se retrouver socialement inessentielle, vouée à l’immanence, sans poids sur les décisions. La femme se transforme alors nécessairement en proie pour son futur époux, et adore les dieux que les hommes ont inventés. Les hommes ont le pouvoir, et les femmes cherchent un champion pour les entretenir, jusqu’à se rendre complices du fait de n’être que l’Autre de l’homme. Ce n’est que cette situation impérieuse qui transforme les petites filles en femmes féminines, sous la pression des parents et de la société. Cette réaction <?page no="123"?> Le lesbianisme caché de Simone de Beauvoir 123 secondaire est donc le fruit d’une éducation, et, au grand jamais, ne peut être innée, acquise dès la naissance, naturelle. Elle le réaffirmera sans cesse : s’il existe des différences entre les hommes et les femmes, ces différences ne peuvent être que culturelles, éducatives, et ne peuvent être dues à des différences d’hormones, biologiques, ou quoi que ce soit. Il n’existe selon elle aucun facteur naturel à la féminité, à la différence des sexes, et c’est là tout le problème, comme si l’un devait exclure l’autre. Dans le mouvement féministe, elle s’opposera farouchement aux autres féministes qui revendiqueront l’égalité des sexes « dans la différence ». Que les femmes aient les mêmes droits que les hommes tout en revendiquant leur part féminine spontanée, naturelle, l’a toujours hérissée, puisque la reconnaissance, et encore plus la revendication d’une différence acquise par rapport aux hommes, étaient selon elle le plus sûr chemin pour se retrouver en infériorité. Depuis, le temps a passé, et il semble bien que les filles des féministes beauvoiriennes prennent des libertés face à ce dogmatisme de Simone de Beauvoir. À la suivre, il n’y aurait pas de différence entre un petit garçon et une petite fille jusqu’à l’âge de quatre ans. Avant le sevrage, les enfants sont pareils. Les enfants font des mimiques pour plaire aux parents, ne sont que des objets. Mais à partir de quatre ans, on refuse les baisers et les caresses aux garçons, on se moque d’eux s’ils en viennent à pleurer, s’ils se mirent dans un miroir, s’ils cherchent à séduire. Au contraire, on apprend aux petites filles à porter des robes coquettes, à se coiffer et à s’occuper de leur poupée. De ce fait, elles deviennent narcissiques et cherchent à séduire. On permet aux garçons de grimper aux arbres, mais on l’interdit aux filles. D’où la différenciation et la construction d’une passivité féminine par les parents, sous la pression sociale. Le garçon entreprend, ose, invente, car il n’a pas d’opposition à son action. Il se bat, s’affirme, il exige, il conçoit, il réfléchit… Mais la fille doit apprendre très tôt à être inactive, à plaire. Elle ferait comme les garçons si on lui lâchait les brides… Mais il n’en est pas question ! La responsabilité des mères est importante : Beauvoir remarque que les filles élevées par des pères échappent plus facilement à ce qu’elle nomme les « tares de la féminité ». Et les mères veulent se venger de leur propre condition en la perpétuant chez leurs filles. Beauvoir estime dans le Deuxième sexe que l’abandon des filles à leur mère est une malédiction. Aucun facteur naturel n’est relevé par Simone de Beauvoir dans les comportements des filles et des garçons. Ceux-ci sont écartés d’un revers de manche dans Le deuxième sexe. Ce qui est assez énorme, et à sa décharge, elle n’a jamais eu d’expérience en la matière et rejetait l’enfantement, la maternité, l’allaitement. <?page no="124"?> Guillaume Moricourt 124 Les écrivains prennent facilement pour modèle des personnes de leur entourage, et Simone de Beauvoir a particulièrement utilisé cette manne. Ainsi, a-t-elle produit nombre de livres à clés : dans L’invitée évoluent, outre elle-même, Sartre, Olga Kosakievicz, Jacques-Laurent Bost (dit le petit Bost), sa sœur Hélène, quelque peu Bianca Bienenfeld… Dans Les mandarins : Sartre, Albert Camus, Alfred Koestler, Nathalie Sorokine, Nelson Algren… Dans La femme rompue : Tania Kosakievicz, Michelle Vian… Le deuxième sexe est avant tout un événement médiatique dont les féministes américaines, puis celles du monde entier, se sont emparées pour repousser les habitudes machistes. Simone de Beauvoir n’a pas voulu écrire un livre militant, mais son étude n’en a pas moins été un outil pour les militantes de la condition féminine. Outre ces qualités indéniables, Le deuxième sexe a intrinsèquement sa propre histoire. Dans cette somme, qui n’est pas un roman mais un essai volumineux, deux femmes sont présentes entre les lignes. La première, Simone de Beauvoir, s’interroge sur sa propre féminité, et la deuxième, Dolorès Vanetti, la concurrente, la maîtresse de Sartre, se devine comme l’Autre de l’homme par excellence. En 1946, lors d’un voyage aux États-Unis, Jean Paul Sartre avait rencontré la délicieuse, la charmante, l’éblouissante, la féminine Dolorès et était revenu complètement charmé, amoureux. La mère de Sartre avait pris des renseignements, pour savoir si, enfin, son brave Poulou avait rencontré l’âme sœur, en place de cette… les mots, qu’on comprend peu flatteurs, restaient en suspension dans sa bouche. Et Sartre, lui même, demandera à Simone de sortir, de se faire de nouveaux amis… tout en l’assurant de toujours lui donner du travail dans sa revue Les Temps Modernes. Simone a eu très peur d’une rupture définitive avec Sartre. Déjà, leur couple n’en était plus un depuis longtemps. Les relations sexuelles avaient cessé entre eux au bout de huit à dix ans (leur liaison date de 1929). Leur couple véritable n’a été essentiellement qu’un couple de littérateurs professionnels, entre frère et sœur, qui s’attachait des jeunes filles facilement manipulables, dans le besoin, un peu paumées, qu’ils se partageaient, qu’ils analysaient pour construire leurs romans. Dolorès, du même âge que Sartre ou Beauvoir, n’était pas manipulable. Elle n’était pas prête à se contenter d’un statut d’« invitée ». En instance de divorce, elle demandait Sartre pour elle-même, n’acceptait pas de partage avec qui que ce soit, une jeune femme, et encore moins Simone de Beauvoir. Grand dilemme pour le « couple » ! Dilemme pour Simone de Beauvoir qui a cherché à ce moment à répondre définitivement à cette question sans doute redondante qu’elle soulevait déjà en 1939 : « Hier soir je parle longuement avec Sartre d’un point qui m’intéresse en moi justement : c’est ma ‹féminité ›, la manière dont je <?page no="125"?> Le lesbianisme caché de Simone de Beauvoir 125 suis de mon sexe, et n’en suis pas. » (Beauvoir 1990b: 126) Beauvoir, qui se considérait un temps fièrement comme un « cœur de femme, un cerveau d’homme » (Beauvoir 1958: 419), s’ouvre à Sartre en octobre 1946 face à la dure concurrence de Dolorès : Une première question se posait : qu’est-ce que ça avait signifié pour moi d’être une femme ? J’ai d’abord cru pouvoir m’en débarrasser vite. Je n’avais jamais eu de sentiment d’infériorité personne ne m’avait dit : « Vous pensez ainsi parce que vous êtes une femme » ; ma féminité ne m’avait gênée en rien. « Pour moi, dis-je à Sartre, ça n’a pour ainsi dire pas compté. - Tout de même, vous n’avez pas été élevée de la même manière qu’un garçon : il faudrait y regarder de plus près. » Je regardai, et j’eus une révélation. (Beauvoir 1963: 135-136) En décrivant les « tares de la féminité », elle décrira au passage sa rivale aux yeux de Sartre. La féminité des femmes ? Celle de Dolorès ? Du factice, de l’éducation bourgeoise, de l’illusion, un mythe pour petites cervelles hélas victimes du machisme et de la nécessité, du construit pour personnes quelconques incapables de passer outre... Au passage, en écrivant le Deuxième sexe, elle suit également un autre but : elle cherche aussi le moyen de devenir vraiment indépendante de Sartre. Elle compte acquérir un logement pour héberger à Paris son amant Nelson Algren, son « amour transatlantique », alors qu’elle a encore besoin de Sartre pour payer ses billets d’avions pour les États-Unis. Et grâce au Deuxième sexe (1949) et aux Mandarins (1954), elle atteindra effectivement son but. On décèle donc dans maints passages du Deuxième sexe le propre portrait de Simone de Beauvoir. Elle notera que les règles sont vécues comme une crise. L’événement n’est certainement pas banal, mais les commentaires de Simone de Beauvoir laissent perplexes : ce n’est pas sans résistance que la femme laisse l’espèce s’installer en elle ; la femme est adaptée aux besoins de l’ovule plutôt qu’à elle même. Les règles sont une malédiction, un événement humiliant et répugnant. La menstruation signifie altérité, mutilation, sentiment de déchéance, perte de la fierté d’être humain et « infériorité scandaleuse ». De la puberté à la ménopause, la femme est le siège d’une histoire qui se déroule en elle et qui ne la concerne pas personnellement. Jeune fille, au moment de ses règles, elle s’est elle-même sentie déchue à jamais (c’est ce qu’elle a écrit en 1958, dix ans après la publication du Deuxième sexe), en réalisant, qu’au grand jamais elle ne pourrait plus être prise pour un homme ; que tous les hommes, à commencer par son père adoré, la considèreraient dorénavant comme une femme. De ce jour, ses relations avec son père se sont dégradées jusqu’à l’indifférence. Dans Le deuxième sexe toujours, Simone de Beauvoir estime que vers dix ou douze ans, les fillettes sont des garçons manqués, en révolte contre leur virginité qui se doit d’être déflorée un jour par un homme, sous la menace <?page no="126"?> Guillaume Moricourt 126 odieuse de la maternité, de la croissance d’un « parasite » dans leur propre ventre. Elle n’hésite pas à affirmer que la transformation en femme se déroule dans la « honte » et le « déplaisir ». D’impures alchimies s’élaborent selon elle par le débordement du cycle vital qui débouche dans une dépendance qui voue la femme à l’homme, à l’enfant, et même au tombeau. Bien peu de femmes se reconnaîtront dans ce portrait. Mais une partie de la vie de Simone de Beauvoir correspond sans doute à ce dégoût de la biologie féminine. Francis Janson remarquera qu’elle a pu écrire Le deuxième sexe car elle, parmi toutes les femmes, avait justement échappé à la condition féminine, ce qu’elle avait admis volontiers. Dans ses mémoires, elle louera sa force de caractère, d’extrémisme, qui l’a accompagnée toute sa vie et permis de ne pas tomber dans le piège de la femme mariée au foyer dépendante de son mari. En fait, dans ce caractère indomptable, on peut déceler très tôt un caractère masculin très marqué. Et le moins que l’on puisse dire est que ce caractère trempé était naturel… sa famille catholique traditionaliste ayant tout tenté pour l’éduquer dans les bonnes manières féminines de son époque. Sa sœur Poupette, docile et féminine, sera sa compagne de jeux de tous les instants ; Simone lui enseignera le calcul, la lecture, imitant le père qui enseignait une foule de choses, dont la littérature, à sa mère. « Simone ne supportait que des jeux organisés et obligeait régulièrement Hélène à apprendre quelque chose. C’était toujours elle qui inventait les jeux et qui était la maîtresse. » (Bair 1990: 40) Sa cousine Magdeleine se rappelait de Simone qui retenait sa respiration jusqu’à devenir noire, si on ne faisait pas ses quatre volontés. Simone a écrit à Nelson Algren combien, jusqu’à dix ans, elle était intraitable, piquant de terribles crises de colère contre les adultes, poussant des hurlements pendant des heures dans des parcs publics, à tel point que des dames bien intentionnées la prenant pour une enfant martyre, accouraient pour gentiment lui caresser les cheveux afin de la soulager, et qu’elle leur flanquait de furieux coups de pied. Au contraire de sa sœur ou de ses camarades du Cours Désir, Simone sera connue pour ne pas être coquette ; selon Deirdre Bair, elle s’habillait à la diable et se faisait constamment réprimander pour son manque de soin, ses nœuds défaits, ses bas mal accrochés ou ses cheveux décoiffés et emmêlés... Très vite, elle aura un goût très marqué pour les choses intellectuelles, rêvera de se réveiller un jour en garçon. Ses arrivées parmi ses cousines, ou en société, seront souvent tonitruantes, avec des manières gauches, sans grâce. Au jeu de la poupée, elle préfèrera le croquet dans le château familial en Limousin, et jugera ses cousines bien inférieures avec leurs jeux de « papa - maman ». Sans cesse elle voudra apprendre, dominer, sans temps mort. En bref, un esprit de conquête, transcendant comme elle peut décrire l’esprit masculin dans Le deuxième sexe. Vers ses vingt ans, son père maugréait : <?page no="127"?> Le lesbianisme caché de Simone de Beauvoir 127 « Simone est un homme ! Simone est un homme ! » Quand elle écrira ses mémoires, elle confiera avoir toujours ressenti vivement son enfance, jamais sa féminité. Et la jeune Simone adolescente a beaucoup de problèmes avec son corps de femme ; malgré la réputation licencieuse d’existentialiste qui lui collera fallacieusement à la peau, Simone de Beauvoir était une femme très prude. Au château du Limousin, quand ses cousines ricanent à la vision d’un chien sur une chienne, elle est horrifiée. Lors de son premier cours de danse, un cavalier qui se serre contre elle la conduit à la suffocation, et elle est obligée de se défiler. Elle prétextera qu’elle ne supportait pas être dirigée par des émotions que sa raison ne pouvait maîtriser. A cette époque, elle crie : « Jésus, plutôt qu’un mari ! », avant de se résigner à l’idée d’un mariage en toute chasteté, pour fuir la pesanteur du climat familial. Quelques romans licencieux lui enseignent un minimum de connaissances sur les relations entre hommes et femmes. Mais à la Sorbonne, ses amies étudiantes qui ont leurs premières expériences, la dégoûtent ; elle rougit, tempête, s’offusque. La liberté de leurs mœurs m’effarouchait. Théoriquement rompue à toutes les dépravations, je demeurais en fait d’une pruderie extrême. Si l’on me disait qu’un tel et une telle « étaient ensemble », je me contractais. (Beauvoir 1958: 343) Son amie Stépha, jeune femme libérée, n’osera pas lui dire qu’elle vivait avec le peintre qui l’avait couchée sur la toile nue, toile qu’elle refusera de voir dans une crise d’hystérie… Son cousin Jacques, bel homme captivant plein de culture, lui mènera une cour qui n’aboutira pas : selon ses propres dires, le moindre geste tendre de sa part l’aurait révoltée, ce qu’il avait bien du sentir, et il se mariera avec une autre. Elle expliquera plus tard cette extrême pruderie par les préjugés de son milieu. Argument bien faible. Son amie Zaza, éduquée par des parents deux fois plus traditionalistes que les siens, flirtait dès l’âge de quinze ans avec son cousin, mais sans aucune possibilité de le confier à son amie Simone, trop prude. A relire les Mémoires d’une jeune fille rangée, il apparaît même que Simone est bien particulière par rapport à son milieu, son entourage. Même sa sœur se montre bien plus dégourdie dans les premiers bars qu’elles se mettent à fréquenter en bravade contre l’autorité parentale, sans parler de ses cousines. La pruderie envers le sexe masculin marquait surtout Simone. Sa psychologie masculine, son amour secret de Zaza, étaient sans doute un sérieux frein pour elle. Sur le chapitre de la maternité, Le deuxième sexe nous dévoile les pensées d’une Simone de Beauvoir répugnée par les grossesses, l’allaitement, les enfants. Selon ses écrits, la gestation, longue, fatigante, n’apporte aucun bénéfice à la femme, et inspire une répulsion spontanée. Les femmes enceintes enferment en elles un « élément hostile », qui s’étale, prend possession de leur corps, et les vomissements de la future mère sont justement une <?page no="128"?> Guillaume Moricourt 128 révolte de sa part contre cette prise de possession. Enfin, dans l’accouchement, ce que souhaite secrètement la mère, c’est de se débarrasser d’un « gêneur », pour garder une part de son moi. Engendrer, s’épuiser à allaiter, ne sont pas des projets, ce ne sont que des fonctions naturelles. Dans les termes philosophiques qu’elle emploie, le « projet » est transcendant, positif, les « fonctions naturelles » sont immanentes, négatives. Simone de Beauvoir restera toujours intimement écœurée par la maternité ; Bianca Bienenfeld, enceinte, a rencontré un jour Sartre et De Beauvoir dans un jardin public et nous livre ce commentaire : Pendant toute cette conversation, ce qui me paraissait comique était leur attitude devant mon gros ventre : on aurait dit que j'étais une limace, ou quelque autre animal dégoûtant (…) C'est une attitude que je leur ai toujours connue : la maternité, mettant en jeu des forces et des liqueurs organiques, leur causait une révolte profonde. (Lamblin 1993: 162) Simone de Beauvoir n’aura pas d’enfant. Comment l’aurait-elle pu ? Elle avait une intime nature masculine, et a eu dans sa jeunesse une profonde révolte contre son corps de femme. Son éducation traditionaliste a été inopérante contre ses tendances innées. Comment aurait-elle pu le mettre en avant publiquement sans ruiner sa thèse dogmatique, partiale, du tout éducatif, de l’absence de facteur naturel dans la construction d’une femme, plus largement d’un individu ? Jean-Paul Sartre aimait à ce que Simone de Beauvoir s’occupe de son intendance, de ses missions secrètes, surtout vis-à-vis de ses maîtresses devenues encombrantes, ce qu’elle effectuait avec délices. Dolorès était tout le contraire : la femme qui attendait tout de son homme, une direction, une opinion, une décision, une organisation. Elle se complaisait dans son rôle d’Autre de l’homme, en esquivant au passage - comme a pu l’expliquer Simone de Beauvoir - un risque métaphysique, ou celui d’une prise de liberté… en se contentant d’une passivité, chemin facile dans lequel elle pouvait éviter l’angoisse d’une condition pleinement assumée. Entre les lignes, Sartre pouvait entendre ce genre d’avertissements : « Mais enfin, Sartre, cette femme n’est pas faite pour vous, quel avenir pouvez-vous construire avec elle ? Sans cesse elle vous harcèlera, vous houspillera, vous empêchera de courir vos maîtresses ! » Et que dit-elle des lesbiennes dans Le deuxième sexe ? Que les femmes sont lesbiennes par choix. Le lesbianisme n’est pas du à un déséquilibre hormonal, tout au plus cite-t-elle des cas mineurs de malformations naturelles qui peuvent pousser dans le sens de l’homosexualité. Le lesbianisme est un moyen pour fuir sa condition féminine ; le tort des psys est de ne pas envisager le lesbianisme comme une attitude authentique. Si Simone de Beauvoir accepte le fait qu’il existe des lesbiennes « viriles » et d’autres « passives », elle n’accepte pas le côté naturel de la tendance ; tout <?page no="129"?> Le lesbianisme caché de Simone de Beauvoir 129 est affaire de choix des lesbiennes en toute authenticité. Et si « la comédie de la femme virile et passive » existe bien, ce n’est qu’un phénomène secondaire ; ce qui est authentique est le scandale de la femme qui refuse l’idée de se changer en une proie charnelle pour l’homme en devenant lesbienne. La virilité de la lesbienne vient encore de son obligation de se battre dans la vie comme les hommes, en remplacement de l’homme absent. Mais ces lesbiennes peuvent d’ailleurs fréquenter des hommes en toute égalité, sans se sentir une proie dans leurs bras. Des lesbiennes peuvent hésiter entre les deux voies (lesbianisme strict ou bisexualité), ce qui peut provoquer en elles des psychoses le cas échant. On note ces commentaires qui cadrent encore bien avec la vie intime de Simone de Beauvoir : Le « garçon manqué », en se découvrant femme, éprouve parfois une déception brûlante qui peut la conduire directement à l’homosexualité. (Beauvoir 1949: 384) Toute adolescente redoute la pénétration, la domination masculine, elle éprouve à l’égard du corps de l’homme une certaine répulsion ; en revanche le corps féminin est pour elle comme pour l’homme un objet de désir. (ibid.: 485) Elle considère encore que si une femme a une tendance dominatrice, et qu’elle veut saisir une proie, elle s’orientera vers l’homosexualité, où elle s’attachera des mâles qu’elle peut traiter en femme sans se laisser déflorer, ou encore, choisir un homme à demi impuissant.. On ne peut ici que faire le rapprochement avec Jean-Paul Sartre, qu’elle a décrit comme très tiède sexuellement à la fin de sa vie : « Je voudrais essayer de comprendre pourquoi vous avez toujours eu cette espèce de froideur sexuelle, tout en aimant énormément les femmes. » (Beauvoir 1981 [seconde partie : Entretiens avec J.-P. Sartre]: 429) Lequel Jean-Paul Sartre se décrivait luimême plus comme un caresseur qu’un coïteur : Mais revenons à ce que je demandais aux femmes. Je pense que c’était, avant tout, une atmosphère de sentimentalité. Pas de sexualité proprement dite, mais de sentimentalité, avec un arrière plan sexuel. (ibid.: 423) Les rapports sexuels avec les femmes, c’était obligé parce que les rapports classiques impliquaient ces rapports-là à un moment donné. Mais je n’y attachais pas une telle importance. Et, à proprement parler, ça ne m’intéressait pas autant que les caresses. Autrement dit, j'étais plutôt un masturbateur de femmes qu’un coïteur. (ibid.: 428-429) Des lesbiennes peuvent encore, tout de même, désirer l’étreinte du mâle : C’est à lui que revient normalement le rôle de sujet ; elle le sait […], elle doit chercher en lui la puissance et la force virile. Ainsi se trouve-t-elle en elle-même divisée : elle appelle une étreinte robuste qui la métamorphosera en chose frissonnante ; mais la rudesse et la force sont aussi des résistances ingrates qui la blessent. […] Autant qu’il lui est possible, elle choisit un compromis ; elle se donne à un homme viril mais assez jeune et séduisant pour être un objet <?page no="130"?> Guillaume Moricourt 130 désirable ; chez un bel adolescent, elle pourra rencontrer tous les attraits qu’elle convoite. (Beauvoir 1949: 443) Ce bel adolescent, elle l’avait trouvé en 1937 en Jacques-Laurent Bost, jeune homme avec qui elle avait eu une passion en se cachant de sa compagne Olga, l’ancienne maîtresse de Simone. En tout état de cause, le lesbianisme est pour Simone de Beauvoir « une attitude choisie en situation, c’est à dire à la fois motivée et librement adoptée » (Beauvoir 1949: 510). Aucun des facteurs physiologiques, psychologiques, sociologiques n’est déterminant. Tout au plus considère-t-elle que tous ces éléments peuvent seulement contribuer à l’expliquer. Dans une grande constance, Simone de Beauvoir nie la propension psychologique innée, naturelle, incoercible de l’inverti qui pense différemment du sexe de son corps. Peut-on penser que les transsexuels veulent un autre sexe biologique seulement par choix, sans qu’ils soient poussés par un besoin inné, naturel, fondamental ? Alors Simone lesbienne ? Oui, à coup sûr. Mais pas exclusivement, et d’une manière évolutive durant les périodes de sa vie. A vingt ans, elle aimait son cousin Jacques, de manière on ne peut plus abstraite, comme dans un roman, particulièrement celui du Grand Meaulnes. Mais un autre amour, impossible, l’animait profondément au même âge, celui de Zaza, cette amie extraordinaire qui laissait mille soleils s’élever en elle en sa présence, sans qu’elle n’en ait jamais rien su : « J’avais été jusqu’à m’avouer la dépendance où me mettait mon attachement pour elle ; je n’osais en affronter toutes les conséquences. » (Beauvoir 1958: 133) Entre ces deux amours, elle écrira que ses sentiments pour Jacques étaient soufflés (normalité sociale, pression familiale…), alors que ceux pour Zaza étaient vrais. Elle connaîtra une période lesbienne active avant la Deuxième Guerre mondiale (Olga, Bianca, Nathalie), mais préfèrera la compagnie de ses deux hommes : Sartre pour la philosophie, le prestige, l’avenir, la tendresse fusionnelle, l’intelligence, et Jacques-Laurent Bost pour sa passion amoureuse qui durera en cachette quelques années, avant qu’elle ne s’essouffle avec le mariage d’Olga et de Jacques-Laurent. Quand les deux hommes seront au front, elle rabaissera sa cour féminine au niveau de « déchets » dont il lui fallait, seule, assumer l’existence. Elle affirme dans Le deuxième sexe que le lesbianisme n’est souvent qu’une étape, car : « La jeune fille qui s’essaye au lesbianisme n’en est pas moins vouée à l’homme. […] Elle est vouée à l’homme, elle le sait, et elle veut une destinée de femme normale et complète. » (Beauvoir 1949: 397) Jacques- Laurent Bost d’abord, et surtout Nelson Algren, à Chicago, lui donneront un autre aperçu des relations hétérosexuelles ; Nelson Algren lui donnera son premier orgasme, à quarante ans. Jusque là, la description du premier coït d’une femme dans Le deuxième sexe est très péjorative : « L’homme fut-il <?page no="131"?> Le lesbianisme caché de Simone de Beauvoir 131 déférent et courtois, la première pénétration est toujours un viol. » (Beauvoir 1949: 452) Jean-Paul Sartre était de caractère charmant, cordial, enjôleur. Là encore, toutes les femmes ne se reconnaîtront pas dans cette affirmation, dès lors qu’un échange amoureux effectif est engagé entre les deux partenaires. Simone de Beauvoir se rétractera d’ailleurs dans ses mémoires après avoir connu Nelson Algren. Elle vivra quelques années avec Claude Lanzmann ; qui la quittera un jour. Puis elle aura une relation féminine avec Sylvie Le Bon, sa future fille adoptive, une relation d’amour de femme sans doute marquée par la grande différence d’âge, trente trois ans, que Simone décrira comme l’amitié la plus forte et la plus importante de sa vie. L’hypothèse d’une relation homosexuelle irritait les deux femmes, mais chacune en parla. Beauvoir se mettait en colère chaque fois que des universitaires, des écrivains, ou des militantes lui demandaient de se reconnaître lesbienne, non pas pour elle, mais parce qu’elle craignait que Sylvie en soit gênée et qu’elle en pâtisse sur le plan professionnel. Sylvie fit d’ailleurs une remarque sibylline à ce sujet : « Beauvoir disait seulement que nous étions de bonnes amies parce que je ne voulais pas qu’elle en dise plus, pour beaucoup de raisons, beaucoup de mauvaises raisons. » (Bair 1990: 592) En définitive, une femme qui a vécu sa vie dans beaucoup de mensonges qui lui étaient inavouables, ce qui finalement la rend plus humaine que sa sécheresse légendaire, et surtout dans la dissimulation de propensions intimes, naturelles à la masculinité qui ne peuvent que remettre en cause la thèse du « tout éducatif » défendue par Le deuxième sexe pour la formation des femmes, et plus largement de tous les individus. Bibliographie Simone de Beauvoir, L’invitée, Paris 1943. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 1949. Simone de Beauvoir, Les mandarins, Paris 1954. Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris 1958. Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris 1960. Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris 1963. Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris 1964. Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris 1972. Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Paris 1981. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Paris 1990 (= Beauvoir 1990a). Simone de Beauvoir, Journal de Guerre, Paris 1990 (= Beauvoir 1990b). Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Paris 1997. Simone de Beauvoir / Jacques-Laurent Bost, Correspondance croisée, Paris 2004. <?page no="132"?> Guillaume Moricourt 132 Deirdre Bair, Simone de Beauvoir, Paris 1990-1991. Hélène de Beauvoir, Souvenirs, Paris 1987. Michel Antoine Burnier, Le testament de Sartre, Paris 1982. Michel Antoine Burnier, L’adieu à Sartre, Paris 2000. Annie Cohen-Solal, Sartre, Paris 1985. Arlette Elkaïm Sartre, La cérémonie des adieux, in Libération, 3 décembre 1981. Bianca Lamblin, Mémoires d’une jeune fille dérangée, Paris 1993. Bernard Lallemand, Sartre, l’improbable salaud, Paris 2005. Claudine Monteil, Simone de Beauvoir, côté femme, Paris 2006. Guillaume Moricourt, Simone de Beauvoir, une femme méconnue, Jargeau 2008. Jean-Paul Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, Paris 1983. Liliane Siegel, La Clandestine, Paris 1988. <?page no="133"?> Gislinde Seybert Simone de Beauvoir : Un amour transatlantique. Le vécu contrariant l’esprit critique et vice versa La publication des lettres adressées à Nelson Algren par Sylvie Le Bon de Beauvoir en 1997 révèle un aspect inattendu du vécu de l’écrivaine. Ces lettres écrites entre février 1947 et novembre 1964 à la suite de la rencontre avec un Nelson Algren inconnu à l’époque montrent Simone de Beauvoir dans sa vie privée et dans son désir de construire et de faire durer le bonheur qu’elle a trouvé dans « le nid de Wabansia » à Chicago. Elle était allée voir Algren à Chicago pendant sa première tournée de conférences dans les universités américaines, à la recherche d’écrivains américains et de talents nouveaux en vue de publications dans Les Temps modernes. Cette recherche d’abord toute professionnelle s’accompagnait d’un désir de vie personnelle après l’échec d’un rapprochement avec un collègue qui restait fidèle à sa famille. Elle évoque des moments de loisirs entre ses obligations universitaires. La quête de personnalités littéraires fut couronnée par un Nelson Algren décrochant le prix Pulitzer deux ans après qui l’a rendu célèbre aux États-Unis, pour son roman The Man with the Golden Arm. Leur accord politique était évident dès le début. Les romans de Nelson Algren décrivent les bas-fonds de Chicago et la misère de leur population. Finalement, Simone de Beauvoir découvrit qu’il ne pouvait pas vivre loin de Chicago qui était la matière de ses romans. Leur engagement amoureux fut immédiat et réciproque. Elle se sentait femme dans ses bras pour la première fois et elle lui en sut gré. Ce recueil de lettres posthume, interrompu par les explications données par Sylvie Le Bon de Beauvoir, qui avait eu le droit de vérifier les réponses de Nelson Algren, nous révèle l’affectivité de l’écrivaine. Ce côté affectif qui avait toujours été nié par Sartre qui le qualifiait de « passionnel », qualité qu’on était censé supprimer dans le fameux pacte des amours contingentes acceptées. L’universitaire qui avait su échapper au sort traditionnel de la femme mariée dans la société patriarcale en cultivant ses activités intellectuelles d’écrivaine avait le besoin urgent de vivre sa liberté. Le recueil de lettres adressées à Algren à partir de Paris et pendant ses voyages avec Sartre montre les apories de l’intellectuelle dans le rôle de l’amoureuse affichée qui vit et analyse en même temps sa situation. L’amour vécu par intermittences apparaît dans l’écriture épistolaire dans laquelle <?page no="134"?> Gislinde Seybert 134 l’écrivaine ironisante joue le rôle de l’épouse docile suivant les ordres du maître. Beauvoir échappe au happy end du roman d’amour et au mariage proposé par Algren grâce à ses intérêts intellectuels élaborés longtemps avant la rencontre avec Sartre et grâce à celui-ci, qui constituait le pôle affectif et intellectuel qu’elle ne veut pas abandonner. Considérant les avantages et les inconvénients, Beauvoir se trouve dans la situation classique de la femme partagée entre l’homme plus âgé capable d’assurer une sorte de sécurité et l’homme du même âge, le camarade, dont la vie se présente indécise entre plusieurs possibilités pleine d’ardeur. Il est curieux de suivre dès le début l’évolution de l’histoire d’amour due au hasard de la recherche de l’aventure d’abord tout intellectuel. Pendant sa première tournée de conférences aux États-Unis, Beauvoir arrange la rencontre avec Algren en utilisant un intervalle dans son programme. Elle voulait faire sa connaissance, car il lui était recommandé comme écrivain réaliste engagé des bas-fonds de Chicago. Pour le retrouver, elle descend dans ces bas-fonds d’un Chicago mythique comme dans les limbes de la Divine Comédie. La misère et la pauvreté de l’écrivain marginal se cristallisent dans un merveilleux pittoresque dans lequel l’amante joue à Cendrillon et à la princesse travestie qui ensorcelle l’écrivain sceptique et nihiliste. Mais le défoulement imaginaire ne peut pas durer. L’idylle du « nid de Wabansia » est ébranlée progressivement par la répétition des rencontres renouvelées à Chicago, New York et Paris. Pendant le voyage en bateau sur le Mississippi, une Beauvoir désespérée essaie de conserver la magie amoureuse. Elle avait préparé ce voyage en commandant la fabrication de robes d’été de style hispanisant et sud-américain aux couleurs éclatantes et d’une robe de chambre pour Algren. Les contradictions et différences de leurs situations sociales respectives se révèlent pendant ce long voyage par la mauvaise humeur de l’amant qui se sent entraîné d’un lieu à l’autre dans une recherche incessante de curiosités touristiques et culturelles. Le cynique écrivain nord-américain, déçu par un premier mariage raté, décourage la bonne volonté de Beauvoir, qui élabore un emploi du temps partagé entre le nouvel amour transatlantique et Sartre, qui représente un phare et un soutien intellectuel et affectif. Beauvoir se retrouve dans la situation privilégiée des hommes qui, à l’époque, pouvaient se partager entre deux ou plusieurs femmes dans une sorte de polygamie cachée. L’amour « contingent » pour Algren devient nécessaire et ébranle le pacte conclu avec Sartre. Pour la femme, la passion qui éclate soudain ne peut plus être gérée selon les principes rationnels établis. Les passions des amantes de Sartre avaient déjà ébranlé l’existence du « couple nécessaire » à plusieurs reprises. L’ouverture du couple originel vers d’autres combinaisons plus libres a besoin du consentement de chaque partenaire impliqué. Algren n’était pas l’homme capable de s’adapter à un partage même <?page no="135"?> Simone de Beauvoir : Un amour transatlantique 135 intellectuel. Dans les lettres à Algren, nous assistons à une tentative d’élaboration d’un trio entre une femme et deux hommes qui avait déjà échoué auparavant avec un homme et deux femmes. On en retrouve la trace dans le roman L’invitée qui repose sur des données autobiographiques. Dans les lettres à Algren, Beauvoir parle souvent du danger de tomber dans le piège de la passion, du « passionnel ». Algren reprend cette idée en l’appliquant à lui-même. Les deux amants en font un jeu qui cache la vérité menaçante d’une manière apotropéique. Dans La force des choses, troisième tome de l’autobiographie, Beauvoir évoque sa première rencontre avec Algren dans un style plein de nostalgie : Dans le train de Los Angeles, je lus un de ses livres et je pensai à lui ; il vivait dans une baraque, sans salle de bain ni frigidaire, au bord d’une allée où fumaient des poubelles et où tournoyaient de vieux journaux ; cette pauvreté m’avait rafraîchie, car je supportais mal l’épaisse odeur de dollars qu’on respirait dans les grands hôtels et dans les restaurants élégants. (Beauvoir 1963: I, 140) Dès la première rencontre, Beauvoir souligne le milieu de marginaux dans lequel Algren vit et qu’il décrit dans ses romans naturalistes. À plusieurs reprises, elle va supporter la présence de drogués issus du milieu qu’elle avait découvert dans ses chambres d’hôtel parisiennes. Les marginaux parisiens ne se trouvaient peut-être pas dans le même état de déshérence que ceux des bas-fonds de Chicago. La proximité d’avec ces personnages distingue Algren fortement de Sartre qui demeure toujours l’intellectuel et le maître à penser entouré de ses disciples. En tout cas, Beauvoir garde sa position d’intellectuelle européenne privilégiée même vis-à-vis d’Algren. Même après la publication de plusieurs romans et après avoir reçu le prix Pulitzer, l’écrivain américain ne se sent pas au même niveau intellectuel que Beauvoir. Les différences sociales peuvent jouer jusque dans les rapports intimes, elles deviennent peut-être là le plus évident. La réflexion sur l’expérience vécue (sous-titre du premier tome du Deuxième sexe) a été reprise récemment au colloque d’Eichstätt organisé par Ingrid Galster. L’opposition entre les États-Unis et l’Europe devient de plus en plus claire en ce qui concerne le domaine politique aujourd’hui. À plusieurs reprises, Beauvoir a réussi à franchir l’abîme qui la sépare de l’homme aimé qui appartient à un monde d’expériences radicales. Elle est elle-même en possession de toutes les données de la France d’après-guerre déchirée politiquement entre les anciens collaborateurs et un parti communiste fort sous l’influence du gouvernement soviétique de Moscou. Ces divergences réapparaissent aujourd’hui dans toute leur ampleur avec le gouvernement russe actuel qui tente de retrouver son pouvoir centralisé. Le courage de l’écrivaine lui permet de gérer cette affaire de cœur qu’elle considère comme sa première passion amoureuse, à l’âge de presque quarante ans, malgré toutes les divergences politiques et sociales. Ce qui est <?page no="136"?> Gislinde Seybert 136 impressionnant, c’est l’esprit d’analyse qu’elle manifeste pour ne pas tomber dans le piège de la situation de l’amoureuse décrit dans Le deuxième sexe à la même époque. « Tomber dans le piège » est l’expression employée régulièrement dans les lettres à Algren qui se réfère tantôt à l’homme tantôt à la femme. Beauvoir est consciente du fait qu’ils peuvent tomber tous les deux dans le piège que l’homme constitue pour la femme et que la femme constitue pour l’homme. L’amour comme attraction et désir physique bouleverse l’équilibre mental de chacun des amants. Dans Le deuxième sexe, Beauvoir fait une analyse des ravages que l’amoureuse s’inflige à elle-même en s’abandonnant à un amour exclusif et unique dont elle attend un bonheur miraculeux, une situation qu’elle décrit aussi à partir de son expérience vécue et des réactions d’Algren. Elle réfléchit à ses propres actes et réactions, à son audace et ses faiblesses et à sa lâcheté pendant ses nombreuses traversées de l’Atlantique. Au cours d’une de ces traversées transatlantiques, elle imagine un gouffre sous ses pieds tandis qu’elle survole l’océan. Lors de son deuxième vol vers les États-Unis à partir de Shannon en direction des Açores, un des moteurs de l’avion tombe en panne. L’héritage du romantisme se fait sentir dans la description de la femme vivant souverainement dans la nature. On sait que Beauvoir aimait pratiquer des randonnées épuisantes dans la montagne pendant ses vacances. Dans le chapitre « Situation » du deuxième tome du Deuxième sexe, elle décrit le besoin chez la femme asservie de retrouver sa transcendance de jeune fille « inaccomplie, illimitée », « balayée par le souffle qui l’anime et qui est esprit ». Son âme aussi s’engouffrera sur les routes indéfiniment déroulées, vers les horizons sans bornes [...]. C’est avec ivresse qu’elle se retrouvera seule, souveraine au flanc des collines ; elle n’est plus épouse, mère, ménagère, mais un être humain ; elle contemple le monde passif : et elle se souvient qu’elle est toute une conscience, une irréductible liberté. Devant le mystère de l’eau, l’élan des cimes, la suprématie du mâle s’abolit ; quand elle marche à travers les bruyères, quand elle plonge sa main dans la rivière, elle ne vit pas pour autrui, mais pour soi. (Beauvoir 1949: II, 446) L’expression de cette foi dans les perceptions féminines de la nature révèle la source dans laquelle Beauvoir puise son énergie. La métaphore du « flanc de la colline », devenue expression courante, évoque néanmoins le désir caché. La nature vécue dans la synesthésie renforce l’expérience d’être vivant dans un panthéisme sécularisé. En fin de compte, le besoin et la volonté d’écrire ont rendu impossible une vie durable avec Algren. C’est ce que Beauvoir dit dans La force des choses, dans un résumé mûri par l’éloignement dans le temps et l’espace. Le volume est rédigé de 1960 à 1963. <?page no="137"?> Simone de Beauvoir : Un amour transatlantique 137 Même si Sartre n’avait pas existé, je me ne me serais pas fixée à Chicago : ou si j’avais essayé, je n’aurais certainement pas supporté plus d’un ou deux ans un exil qui minait mes raisons et mes possibilités d’écrire. (Beauvoir 1963: I, 177) Cette clairvoyance est une force de la conscience qui est la source de l’œuvre. Il n’y a pas de priorité pour aucun des deux pôles, la biographie ou l’œuvre. C’est le paradoxe de la poule et de l’œuf. Sans la conscience vécue, il n’y a pas d’œuvre et sans l’œuvre, nous ne saurions rien de la conscience vécue. L’engagement dans une œuvre se présente plutôt comme le choix d’un lieu et d’un pays avec un ensemble de personnes. Les États-Unis ne se révèlent pas comme le pays de la liberté promise. Dans L’Amérique au jour le jour (1964), elle note les mesures de censure indirecte jouant à l’époque du McCarthyisme. Dans L’Amérique au jour le jour, l’écrivain américain accompagne Beauvoir dans la visite de Chicago et de New York en tant que N. A., personnage anonyme dont le lecteur n’apprend rien. Ce journal de voyage est publié en 1964, en même temps que le 3 e tome de l’autobiographie La force des choses dans lequel Beauvoir décrit la rencontre avec Algren d’une manière émouvante avec toutes les implications affectives et les divergences culturelles. Pour comprendre cette rencontre, il faut rappeler que, en 1947, l’Europe avait commencé à recouvrir sa lucidité intellectuelle après la guerre la plus désastreuse de l’histoire sur tous les plans culturels et de mode de vie quotidienne. Pour les Européens souffrant du manque de nourriture, de chauffage et de logement, l’Américain était le prototype de vie aisée disposant de toutes les richesses et libertés matérielles et intellectuelles. Les indices de support matériel et même de luxe dans les rapports avec l’écrivain américain se retrouvent dans tous les textes et surtout dans les lettres. Le whisky, le gâteau au rhum, les cigarettes envoyés dans des colis de surprise aussi bien que les publications les plus récentes font le ravissement de Beauvoir. Un jour, la douane lui demande 30 dollars pour un colis, somme énorme qu’elle ne possède pas, et qu’elle doit emprunter pour récupérer le colis. Ces objets envoyés lui font signe d’un autre monde, d’un pays de cocagne où règnent l’amour et l’abondance. Toutefois, dès le début, Beauvoir dut reconnaître la pauvreté de Chicago dans le quartier délabré où Algren préfère loger en se sentant l’égal des marginaux. Beauvoir réussit à faire resplendir cette misère par son pouvoir d’imagination amoureuse qui englobe l’environnement de la personne aimée. La rencontre avec Nelson Algren a donné son empreinte aux textes de genre différent comme les lettres, le journal de voyage, l’autobiographie et le roman. Dans Les mandarins, œuvre dédiée à Algren et couronnée par le prix Goncourt, ce roman-clé sur les intellectuels français de gauche, Beauvoir tisse le portrait de l’écrivain américain Lewis Brogan. Dans ce roman d’une lucidité fascinante des rapports entre les hommes et les femmes engagés <?page no="138"?> Gislinde Seybert 138 dans les conflits politiques de l’après-guerre, la protagoniste Anne Dubreuilh, mariée avec un philosophe engagé, vit une histoire d’amour d’un enchantement de conte de fée. La première rencontre déjà annonce les difficultés et les décalages d’un vécu existentiel. Au premier coup de téléphone, l’écrivain répond par la négative. À la deuxième rencontre, Anne glisse entre les « progressions du désir » et le désespoir le plus profond. De petits incidents lui donnent lieu de prophéties de bonheur ou de désastre. L’expérience d’intimité sur un fond de sable mouvant bouleverse l’identité de la psychanalyste intellectuelle. L’alternance entre narration par un auteur omniscient et perspective personnelle de la protagoniste Anne accentue le pouvoir affectif du récit. Toutefois, le fait que dans Les mandarins Anne est une femme mariée qui a une fille remet l’intrigue psychologique dans le cadre plutôt conventionnel du roman d’adultère. Le tome autobiographique La force des choses par contre montre le déchirement de la femme intellectuelle après le refus de la reproduction plus profondément. A la fin du volume, Beauvoir se rend compte du manque fondamental de sa vie ayant refusé le rôle de mère comme destin biologique infligé à la femme. Une souffrance plus élémentaire encore se réfère à l’existence passagère de la vie humaine qui s’exprime dans la finale pessimiste de la déception et de la conscience de l’échec. Le néant de la mort, moteur pulsionnel de son écriture, est son sujet médité à partir du roman Le sang des autres jusqu’à La cérémonie des adieux avec Sartre. Je cite la fin de La force des choses dans son intégralité souvent réduite : Mon expérience à moi [...] nulle part cela ne ressuscitera. Si du moins elle avait enrichi la terre ; si elle avait engendré... quoi ? une colline ? une fusée ? Mais non. Rien n’aura eu lieu. Je revois la haie de noisetiers que le vent bousculait et les promesses dont j’affolais mon cœur quand je contemplais cette mine d’or à mes pieds, toute une vie à vivre. Elles ont été tenues. Cependant, tournant un regard incrédule vers cette crédule adolescente, je mesure avec stupeur à quel point j’ai été flouée. (Beauvoir 1963: II, 508) Cette citation discutée abondamment dans tous les sens possibles montre l’aporie pas seulement de la vie de la femme. Cependant, la volonté d’engendrement a abouti à une œuvre d’une envergure profonde pour la construction d’une conscience de l’identité féminine qui saurait échapper aux pièges de l’amour par la quête incessante de l’authenticité fugitive. Bibliographie Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, Paris 1954 (première édition : Paris 1948). Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 1949 (tome I et II). Simone de Beauvoir, Les mandarins, Paris 1954. <?page no="139"?> Simone de Beauvoir : Un amour transatlantique 139 Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris 1963 (tome I et II). Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris 1964. Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Paris 1981. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Paris 1990 (tome I et II). Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Paris 1997. Ingrid Galster (éd.), Simone de Beauvoir : « Le Deuxième Sexe ». Le livre fondateur du féminisme moderne en situation, Paris 2004. Toril Moi, Simone de Beauvoir. The Making of an Intellectual Woman, Cambridge/ Mass. et Oxford 1994. <?page no="141"?> Nathalie Debrauwere-Miller L’amour transi de Simone de Beauvoir L’amour authentique devrait être fondé sur la reconnaissance réciproque de deux libertés; chacun des amants s’éprouverait alors comme soi-même et comme l’autre : aucun n’abdiquerait sa transcendance, aucun ne se mutilerait ; tous deux dévoileraient ensemble dans le monde des valeurs et des fins. Pour l’un et l’autre l’amour serait révélation de soi-même par le don de soi et enrichissement de l’univers. Simone de Beauvoir À l’heure où l’on célèbre le centenaire de Simone de Beauvoir, cette figure de la cause des femmes demeure au centre de l’actualité puisqu’elle traversa l’histoire du XXème siècle, et laissa les empreintes de son temps dans une œuvre remarquable. Cette femme aux multiples visages, personnage public qui dérangea par de nombreux aspects les bien assis dans le foie gras du social, n’en finit pas de faire couler de l’encre, depuis spécifiquement Le deuxième sexe en 1949, où elle n’échappa pas aux invectives les plus violentes des critiques masculines : J’étais une « pauvre fille » névrosée, une refoulée, une frustrée, une déshéritée, une virago, une mal baisée, une envieuse, une aigrie, bourrée de complexes d’infériorité à l’égard des hommes, à l’égard des femmes, le ressentiment me rongeait. (Beauvoir 1972: 85) À la parution de cet essai, François Mauriac jugea que « nous avons littérairement atteint les limites de l’abject » (Le Figaro, 30 mai 1949). Si le féminisme de Beauvoir est décrié, l’est davantage sa relation à Jean-Paul Sartre ; et ce, jusqu’à récemment dans un ouvrage qui vient de paraître à Londres et dont le titre évocateur, A Dangerous Liaison, en dit long. Selon l’auteur, la complicité machiavélique de Sartre et Beauvoir les aurait entraînés irrévocablement vers l’exploitation des plus vulnérables qui auraient traversé leur vie, ou des objets de désir qu’ils se seraient partagés, incapables d’amour et de sentiment. Et ils auraient tous deux fini leur tragique existence cousue de mensonges et d’inauthenticité en sombrant dans l’alcoolisme. Tout aura été dit, enfin presque tout et n’importe quoi. Pourtant, l’existence privilégiée de Simone de Beauvoir ne l’a pas exemptée, pour autant, des choix douloureux à accomplir afin de se réaliser dans la morale <?page no="142"?> Nathalie Debrauwere-Miller 142 existentialiste. En lutte contre elle-même, plutôt que contre l’homme, pour préserver la liberté qu’elle a tant revendiqué pour les femmes, elle fut aussi confrontée dans l’engagement de son existence quotidienne à sa conception de la femme comme « l’Autre », et à sa propre formule non moins célèbre, « on ne naît pas femme : on le devient ». Lorsque Beauvoir est invitée en Amérique pour une série de conférences en 1947, l’événement signifiant est sa rencontre déterminante avec Nelson Algren. 1 Ce coup de foudre cristallise entre eux l’impact de l’époque d’après-guerre où la philosophie de l’existentialisme, incarnée en France par Jean-Paul Sartre, commence à peine à dériver vers les côtes transatlantiques. Et cette passion amoureuse que Beauvoir éprouve pour l’écrivain originaire de Chicago, alors qu’elle entreprend la rédaction du Deuxième sexe et analyse la construction de l’identité féminine, est capitale pour son œuvre tenant à la fois de la théorie et du vécu. En effet, cette expérience américaine lie à jamais la vie et l’œuvre de Simone de Beauvoir, et révèle son conflit le plus émouvant d’une femme en pleine constitution de son être et de son identité épistolaire 2 se modifiant au cours de l’écriture. Son œuvre rend compte de l’événement dans Les mandarins (dédié à Nelson Algren), L’Amérique au jour le jour, La force des choses et dans ses Lettres à Nelson Algren (1947-1964), écrites originellement en anglais et publiées par sa fille adoptive, Sylvie Le Bon de Beauvoir. 3 L’imbrication de cette correspondance posthume, du journal sur l’Amérique et des deux romans permet de divulguer un portrait inédit d’une Beauvoir sensuellement amoureuse qui contrecarre les descriptions ordinaires et souvent acerbes de ses critiques, d’une femme dure, orgueilleuse, froide et dépourvue de sensualité. De plus, ces lettres sont destinées à Algren, qui ignorait tout du passé ou de la personne de Beauvoir, du milieu intellectuel dans lequel elle évoluait, ce qui l’oblige à remettre en perspective sa propre existence, et à questionner dans ses récits épistolaires la familiarité de son monde. Elle l’initie à son propre vécu quotidien : une véritable chronique historique qui détaille la vie mouvementée d’une écrivaine des années 50. De ce fait, Beauvoir est une figure médiatique qui s’est déjà essayée au genre 1 Nelson Algren (1909-1981) est un écrivain nord-américain originaire de Chicago. Il a publié, entre autres livres traduits en français, L’homme au bras d’or (1981), Le matin se fait attendre (1950), Tricoté comme le diable (2000). Il mourut dans la solitude, la misère et l’indifférence totale puisque personne ne réclama son cadavre. Les exécutrices testamentaires des deux écrivains s’opposent pour le moment à la publication de la correspondance d’Algren à Beauvoir. 2 La construction de ce sujet épistolaire a fait l’objet d’une étude de Jeanne Humphires. 3 Le texte fut établi, traduit de l’anglais et annoté par Sylvie Le Bon de Beauvoir. La traduction française est parue une année avant la version de langue anglaise. <?page no="143"?> L’amour transi de Simone de Beauvoir 143 autobiographique ou à l’autofiction, 4 dont cette correspondance est une caractéristique, bien que s’y croisent divers genres, à savoir le journal intime et les nombreux récits de voyages. Si le texte épistolaire s’adresse à une personne précise, en l’occurrence l’amant, il n’en demeure pas moins que Beauvoir est une figure publique qui savait que sa correspondance était vouée à la publication. Donc derrière le destinataire officiel, le lecteur anonyme à venir est envisagé par l’écrivaine : Beauvoir est en représentation romanesque dans sa construction d’une identité textuelle. Ces lettres à Algren firent, d’ailleurs, l’objet d’une belle adaptation théâtrale, Liaison transatlantique, de Fabrice Rozié et mise en scène à Paris, à Dallas et à New York. 5 Cette pièce leva « le rideau sur le théâtre intime de Simone de Beauvoir » (Rozié 2002: 3), une intimité dévoilant la blessure d’une femme intellectuelle aux prises avec ses choix amoureux. À la lumière de cette représentation théâtrale d’une Beauvoir passionnée, j’aborde dans ce texte la façon dont les Lettres à Nelson Algren s’apparentent à un roman épistolaire qui adapte le romanesque de la vie de Beauvoir aux théories du Deuxième sexe. 6 Dans cette mise en abyme où la femme intellectuelle du Deuxième sexe observe son objet d’étude, la femme aimante des Lettres à Nelson Algren, le visage de l’amour transi se modèle alors que Beauvoir rédige son essai sur les femmes et réaffirme ses valeurs passées, en renonçant à l’homme qu’elle aime. Les deux facettes d’une Beauvoir tiraillée par son conflit interne - la passionnée délicatement soumise à Algren, et l’intellectuelle intransigeante qui défie l’amour - apparaissent dans ces deux ouvrages. Et pourtant, paradoxalement, son expérience avec Algren la fortifie, par une prise de conscience progressive, dans son pacte avec Sartre, et la renforce dans ses convictions de femme indépendante qui désavoue la subjugation des femmes dans la société patriarcale. À mon sens, au cours de 4 Voir, entres autres textes, Mémoires d’une jeune fille rangée. D’ailleurs, cette correspondance ne livrant que le point de vue de Simone de Beauvoir, puisque les lettres d’Algren sont interdites de publication, s’apparente davantage à une autofiction épistolaire. 5 La pièce fut crée par Fabrice Rozié à Paris en 2002, et jouée au théâtre Marigny (Popesco) jusqu’en 2003, dans une mise en scène de Patrice Kerbrat et interprétée par Marie- France Pisier et Peter Bonke ; puis à New York en 2006 dans une mise en scène de John Mc Lean et interprétée par Elisabeth Rothan et Mathew Tompkins. Pendant la période 2002-2006, la pièce a été jouée en français et en anglais environ 350 fois. 6 Au cours de sa correspondance, Beauvoir fait part à Nelson Algren de l’évolution de son essai sur les femmes jusqu’à sa publication en 1949, et de sa réception en France puis aux Etats-Unis. Voir l’étude de Céline Léon qui retrace la genèse et les étapes datées du Deuxième sexe telles que Beauvoir en parle dans sa correspondance. Cette étude, cependant, diffère de mon analyse qui a pour objectif, comme indiqué ci-dessus, d’explorer les différentes modalités de la construction d’une identité féminine à travers le théorique et l’expérience vécue, c’est-à-dire en analysant les lettres au regard du Deuxième sexe. <?page no="144"?> Nathalie Debrauwere-Miller 144 cette correspondance, Beauvoir se glisse, entre autres personnages théâtraux qu’elle interprète dans une constante mise en scène de sa propre image, dans la peau de trois figures féminines sur lesquelles je m’attarde car elles trouvent leur directe corrélation dans Le deuxième sexe : la femme amoureuse, la femme indépendante, et la femme rompue. L’amoureuse nouvellement née « Trente-six heures à passer à Chicago, c’est peu », déclare Beauvoir le 21 février 1947 (Beauvoir 1954: 97). Et cependant, en peu de temps, elle fait la connaissance de Nelson Algren, puis le retrouve en mai de cette même année où ils deviennent amants. Ils ont alors tous deux la quarantaine. Hormis l’amour, elle découvre avec Algren la face cachée de l’Amérique : 7 ils arpentent ensemble dans un Chicago transi le West Madison, les bars misérables et les asiles de nuit pour clochards, puis le Wabansia, le quartier polonais où il réside et qu’elle nomme, par la suite, « notre nid de Wabansia ». Et le lecteur discerne alors la face cachée d’une Beauvoir autre et immédiatement séduite par cet homme exotique, dont l’étrangeté l’attire. Romancier révolté des bas-fonds qui a choisi d’exploiter ses origines modestes, Algren transpose Beauvoir dans un univers inconnu et exalté par une langue étrangère, l’anglais, qu’elle apprend à maîtriser au fil du temps. Et la contrainte d’écrire en anglais lui permet d’approcher d’une façon directe et sans artifice littéraire la réalité de l’époque, avec un dépouillement linguistique extrême qui offre plus d’authenticité à sa correspondance. 8 Au long des lettres se révèle une Beauvoir bien différente de celle représentée dans ses mémoires ou ses romans. Elle ne cesse d’appeler Algren « mon mari » : « Je serai avec vous comme une épouse aimante avec son mari bien-aimé. » (Beauvoir 1997: 17 ; 17 mai 1947). Dans ce nouveau rôle de femme aimante, Beauvoir est à peine crédible, déconcertante même, par certains aspects : « Nelson, mon bien-aimé très cher vous. Depuis votre dernière lettre, que je me sens bien ! Jeune, heureuse, amoureuse, amoureuse de vous. Je me languis de vous ardemment. » (Beauvoir 1997: 261 ; 18 décembre 1948) Ainsi se lance-t-elle dans cette passion avec l’ingénuité d’une adolescente comme s’il s’agissait de la toute première fois. Cette rencontre lui offre une seconde jeunesse, dont elle sera éternellement reconnaissante, elle qui se pensait déjà au seuil de la vieillesse. Et ce qu’elle découvre avec Algren est un amour essentiel fondé sur la symbiose complémentaire de toutes les parties de son existence : « Tout cela, Nelson, n’est 7 Voir aussi Evelyne Bloch-Dano. 8 La version française, que j’utilise dans ce texte pour des commodités linguistiques, bien que fidèle à l’original, est quelque peu plus travaillée. <?page no="145"?> L’amour transi de Simone de Beauvoir 145 qu’une autre manière de vous dire que dans vos bras j’ai connu un amour vrai, total, l’amour où le cœur, l’âme et le corps ne font qu’un. » (Beauvoir 1997: 220 ; 8 août 1948). Or, comment vivre alors deux amours nécessaires, celui qui l’attache à Sartre et celui qui la retient auprès d’Algren ? Premier dilemme qu’elle doit résoudre, comme on le verra par la suite. L’exaltation du corps, enflammé par l’ardent désir qu’accentue la distance, l’unit charnellement à Algren, ce qui contribue au portrait 9 inédit d’une Beauvoir sensuellement éprise de son amant. Elle se laisse envelopper dans ses bras protecteurs et s’abandonne docilement au ravissement amoureux. Mais, ces mêmes bras qui l’enserrent fiévreusement, désignent aussi métaphoriquement l’enfermement de l’être aimé soumis à l’autre, « piège » de l’amour qu’elle désire tout en s’en défendant : « Vous tenir à nouveau dans mes bras, être une fois de plus prise au piège des vôtres. » (Beauvoir 1997: 190 ; 8 mars 1948) Cependant, la réciprocité de la possession atténue encore en 1948 la hantise viscérale d’être privée de son autonomie en se donnant corps et âme à Algren, au risque de se déposséder dans l’autre. En quête de cette nouvelle construction de femme amoureusement née, elle se livre aux mêmes futilités que la femme vassale décrite dans Le deuxième sexe, et qu’elle redoute pourtant, mais sans perdre pour autant conscience du rôle qu’elle incarne dans sa relation passionnelle. C’est donc avec une lucidité narcissique que l’intellectuelle s’observe tomber amoureuse, mais elle ne peut s’empêcher de se juger sévèrement, ou parfois avec humour : Depuis que je vous aime, j’ai perdu toute sagesse, je suis devenue aussi sotte qu’une autre. Avant, je me souciais peu de mon visage ou de mon allure, maintenant je voudrais vous amener sur le Mississippi une belle amie, bien portante, jeune, élégante, fraîche. (Beauvoir 1997: 192 ; 17 mars 1948) Au long de sa correspondance, Beauvoir semble craindre l’idée d’appartenir à la même catégorie que « l’amoureuse », objet de sa spéculation dialectique et dont elle brosse un portrait cinglant dans Le deuxième sexe : Enfermée dans la sphère du relatif […] ce que rêvera la femme c’est de s’unir, de se confondre avec le sujet souverain ; il n’y a pas pour elle d’autre issue que de se perdre corps et âme en celui qu’on lui désigne comme absolu, comme l’essentiel. […] Elle s’efforcera de surmonter sa situation d’objet inessentiel en l’assumant radicalement ; […] elle exaltera souverainement l’aimé […] : elle s’anéantira devant lui. L’amour devient pour elle une religion. (Beauvoir 1949a: II, 377-378) 9 Ou un « autoportrait », selon Elène Cliche (voir son étude). <?page no="146"?> Nathalie Debrauwere-Miller 146 La « sottise » de l’amoureuse soumise, « piégée » 10 et mutilée par la souveraineté masculine revient comme un leitmotiv dans ses lettres. Et c’est pour cette raison, qu’elle opère une résistance comme mécanisme de défense pour se soustraire au destin de « l’amoureuse » : Elle passe sa vie à trembler devant celui qui tient son destin entre ses mains sans tout à fait le savoir, sans tout à fait le vouloir ; elle est en danger dans un autre, témoin angoissé et impuissant de son propre destin. […] L’amour chez la femme est une suprême tentative pour surmonter en l’assumant la dépendance à laquelle elle est condamnée. (Beauvoir 1949a: II, 414) Néanmoins, la faille s’installe subrepticement au cœur mêmes des déclarations les plus ferventes de Beauvoir. Car, à partir de ces affects contradictoires, Beauvoir endure les effets d’une dualité insoluble entre le désir d’être aimée, et celui de maîtriser sa destinée intellectuelle en freinant son engouement amoureux. Et pour fuir la « sottise » des amoureuses qui se laissent piéger en faisant don de leur vie et de leur personne, elle cherche à reproduire avec Algren un mode de vie connu car vécu auprès de Sartre. Dès les prémices, leur amour est placé sous un signe non-conventionnel, du moins le souhaite-t-elle. Lorsqu’elle rejoint Algren en automne 1947, elle lui offre ce qui définit sa relation à Sartre, à savoir un amour nécessaire et essentiellement fondé sur la liberté ; la liberté du corps afin de prévenir l’aliénation mentale. Or, ce contrat d’amour qu’elle lui propose s’oppose aux fondements qui déterminent leur propre histoire. Mais elle répète sa proposition dans une de ses lettres en ouvrant leur liaison aux amours contingents, concept clef de son compagnonnage avec Sartre, qu’ils pourraient tous deux avoir en dehors de leur couple : Dans l’ensemble j’estime que vous devriez vous sentir libre tant que vous ne trahissez pas notre amour, ce qui ne pourrait arriver qu’au seul cas où vous auriez l’intention délibérée de le trahir. Je sais parfaitement que vous pouvez coucher avec une femme, même une très jolie femme, même dans le nid de Wabansia, sans rien gâcher entre vous et moi […]. J’ai confiance en votre amour, ça ne ferait pas la moindre différence. D’accord, je vous aime trop, d’un amour qui est aussi physique, sensuel, pour être inaccessible à la jalousie, il me faudrait un sang de poisson pour être capable de vous imaginer en train d’embrasser une femme, de coucher avec elle, sans en ressentir un pénible coup au cœur, mais cela c’est une sorte d’instinct animal qui importe peu. (Beauvoir 1997: 122 ; 9 décembre 1947) Beauvoir situe alors la jalousie, provoquée par le désir exercé sur autrui, du côté de « l’instinct » qu’elle rabaisse au rang de l’animalité par rapport à la noblesse de l’intellect. Elle la réprouve puisqu’elle relève de l’« instinct » de préservation et de possession de l’autre, et parce qu’elle caractérise 10 Ce terme est récurrent dans le Deuxième sexe. Voir l’analyse d’Elène Cliche sur « L’amoureuse ». Comme nous le verrons, mon analyse insiste davantage sur la « proie » qui est également récurrent et au cœur des contradictions de l’essai. <?page no="147"?> L’amour transi de Simone de Beauvoir 147 « l’amoureuse » dévorée par ses tourments intérieurs. Beauvoir semble donc en lutte constante contre l’irrésistible bien-être de l’exultation du corps et des sens éveillés à l’amour, et l’humiliation qu’ils suscitent en elle lorsque l’esprit capitule : Nous ne nous querellons pas assez, ça fait démodé et idiot. Un peu plus d’agressivité, que diable ! Et la guerre des sexes ? La liberté dans l’amour ? L’amour libre ? Les conceptions progressistes ? Ça m’humilie d’appartenir à une espèce de femmes aussi vieillotte, je ne vous trouve jamais coupable ! Or on dit que les hommes méprisent celles qui les vénèrent. Mauvaise tactique. (Beauvoir 1997: 107 ; 18 novembre 1947) Elle s’invente alors au fur et à mesure dans l’altérité de son être, hors de son univers familier avec Sartre et l’intelligentsia parisienne, et s’offre, malgré elle, en amante ingénue, en femme docile, tendre et impudique tout en ne se constituant pas en objet. On retombe, néanmoins, dans la traditionnelle dichotomie du corps et de l’âme qui détermine à la fois la philosophie de Descartes et la représentation du corps souillé et de l’âme vertueuse imposée par l’occident chrétien. Pour le cartésianisme, nos sens sont trompeurs, aussi devons-nous en dégager notre esprit. La métaphysique cartésienne est un dualisme opposant la « chose étendue » (res extensa) et la « chose pensante » (res cogitans) ; la distinction réelle de ces deux substances rend impossible l’union de l’âme et du corps. Ce dualisme cartésien se retrouve dans la correspondance de Beauvoir. Ce qui relève des sens, de l’instinct, de l’émotion, du désir ou de la jalousie doit rester distinct de la sphère intellectuelle valorisée aux yeux de Beauvoir. Le lecteur discerne très rapidement la complémentarité recherchée que lui apportent les deux liaisons : l’une exaltant le corps, l’autre l’esprit. Sans pudeur, dans une lettre de 1948, elle décrit à Algren son affection pour Sartre : Il fut le premier homme avec qui je couchais […]. Depuis longtemps nos existences se confondent, et je vous ai dit déjà à quel point je suis liée à lui, par un amour cependant qui se rapprocherait plutôt d’une fraternité absolue - sexuellement, ce ne fut pas une parfaite réussite, essentiellement à cause de lui, il n’est pas passionné par la sexualité. C’est un homme chaleureux, vivant, en tout sauf au lit. J’en eus vite l’intuition, malgré mon manque d’expérience, et peu à peu, ça nous parut inutile, voire indécent de continuer à coucher ensemble. Nous abandonnâmes au bout d’à peu près huit ou dix ans peu couronnés de succès dans ce domaine. (Beauvoir 1997: 218-220 ; 8 août 1948) Son amour pour Algren est le parfait complément de son union à Sartre que Beauvoir finira par privilégier, car elle ressortit à des sentiments nobles qu’incite l’amitié fraternelle. Cette « fraternité absolue », qu’elle reconnaît dans ce lien immuable, renvoie à un amour paradoxalement des plus conventionnels. Il rappelle la conception classique de l’amour platonique et <?page no="148"?> Nathalie Debrauwere-Miller 148 du mythe de l’âme sœur qui unit d’une amitié éternelle Montaigne à La Boétie : En l’amitié, c’est une chaleur générale et universelle, tempérée au demeurant et égale, une chaleur constante et rassize, toute douceur et polissure, qui n’a rien d’aspre et de poignant. […] En l’amitié dequoy je parle, elles se meslent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. […] Car cette parfaicte amitié, dequoy je parle, est indivisible ; chacun se donne si entier à son amy, qu’il ne luy reste rien à departir ailleurs. (Montaigne 1979: 233, 236, 239) Entre Sartre et Beauvoir règne cette grande amitié non gouvernée par la sexualité, mais plutôt par une entente intellectuelle privilégiant l’écriture et la politique. Leurs deux vies sont scellées par cette amitié inébranlable. Dans ce duel, Beauvoir choisit l’esprit au détriment du corps, afin de ne pas entraver son projet initial de se vouer corps et âme à l’écriture, fondement de son existence, et pour ne pas risquer de s’annihiler dans l’amour : « Depuis mon enfance, écrire est mon souci essentiel, c’est à cela que j’ai consacré ma vie. » (Beauvoir 1997: 112 ; 23 novembre 1947) Dès lors, Beauvoir se livre à un véritable travail de résistance qu’elle opère contre ce qui pourrait la détourner de son dessein existentiel. L’indépendance sacrée Comment devenir l’amoureuse tout en se conformant à l’image idéale de la « femme indépendante » envisagée dans Le deuxième sexe ? Ces deux visages de Beauvoir, l’amoureuse exposée dans Lettres à Nelson Algren et l’intellectuelle intransigeante du Deuxième sexe, sont-ils irréconciliables? Femme objet, vassale ou proie, à tour de rôle, Beauvoir les interprète dans sa correspondance intime avec Nelson Algren. Comme si de plein gré elle se mettait dans la peau de chaque personnage féminin qu’elle incarne aux yeux de l’amant, jusqu’à jouer avec humour le rôle de la femme soumise : Oh Nelson ! Je serai gentille, je serai sage, vous verrez, je laverai le plancher, cuisinerai tous les repas, j’écrirai votre livre en même temps que le mien, je ferai l’amour avec vous dix fois par nuit et autant dans la journée, même si ça doit légèrement me fatiguer. (Beauvoir 1997: 345 ; 14 janvier 1950) Et lors d’un voyage à Alger, alors qu’elle lit Les mille et une nuits, Beauvoir fantasme sur l’érotisme du harem, et rêve de se métamorphoser dans les bras d’Algren en femme arabe docile, conciliante et délicatement soumise à l’homme aimé dans le sanctuaire sacré. Beauvoir se lance aussi dans le jeu dialectique de la possession réciproque : « Piégés tous les deux. […] Oh ! Je ne vous libérerai pas, aussi <?page no="149"?> L’amour transi de Simone de Beauvoir 149 longtemps que je pourrai l’éviter ; sans pitié je maintiendrai le piège étroitement fermé, vous m’appartenez désormais comme je vous appartiens. » (Beauvoir 1997: 93 ; 28 octobre 1947) Est pris qui croyait prendre. Elle s’offre en proie mais sans se mutiler, puisqu’Algren se laisse prendre à son tour. Ainsi surmonte-t-elle la crainte d’une captivité passionnelle, mais doit-elle demeurer dans la vigilance active pour ne pas s’aliéner dans l’amour. Elle se fait donc objet tout en demeurant active et sujet de son destin amoureux, ce qui la conforme à son analyse du Deuxième sexe dans le chapitre « L’initiation sexuelle » : Se faire objet, se faire passive c’est tout autre chose qu’être un objet passif : une amoureuse n’est ni une dormeuse ni une morte ; il y a en elle un élan qui sans cesse retombe et sans cesse se renouvelle : c’est l’élan retombé qui crée l’envoûtement où se perpétue le désir. (Beauvoir 1949b : II, 139). Cependant, à la suite de cette analyse, et à deux reprises dans le chapitre « La femme indépendante » du Deuxième sexe, Beauvoir explore le dilemme dans lequel, par sa féminité, est enfermée la femme qu’elle soit affranchie ou non: Le privilège que l’homme détient […], c’est que sa vocation d’être humain ne contrarie pas sa destinée de mâle. […] Tandis qu’il est demandé à la femme pour accomplir sa féminité de se faire objet et proie, c’est à dire de renoncer à ses revendications de sujet souverain. C’est ce conflit qui caractérise singulièrement la situation de la femme affranchie. Elle refuse de se cantonner dans son rôle de femelle parce qu’elle ne veut pas se mutiler ; mais ce serait aussi une mutilation de répudier son sexe. […] Renoncer à sa féminité, c’est renoncer à une part de son humanité. (Beauvoir 1949a: II, 435). « Se faire objet et proie » semble être l’unique destinée de la femme. Mais l’« affranchie » est d’autant plus victime qu’elle a conscience de sa situation à laquelle elle essaie, en vain, de se dérober. Or, elle est prise dans une aporie car, dans les deux cas de figures évoqués par Beauvoir, assumer ou renoncer à sa féminité revient à une mutilation de l’être, terme récurrent dans l’essai et qui souligne l’angoisse d’une Beauvoir saisie par la menace d’un même conflit latent et qu’elle ressent dans son for intérieur. Pour être active, c’està-dire « prendre » sexuellement et être à son tour sujet souverain, la femme n’a d’autre recours que de se constituer en « chose passive » : [L’homme] il tient à conquérir. La femme ne peut donc prendre qu’en se faisant proie : il faut qu’elle devienne une chose passive, une promesse de soumission. Si elle réussit, elle pensera que cette conjuration magique, elle l’a effectuée volontairement, elle se retrouvera sujet. Mais elle court le risque d’être figée en un objet inutile par le dédain du mâle. (Beauvoir 1949a: II, 445) Il n’y a donc pas d’issue possible pour la femme, ce qu’expose Beauvoir en contradiction avec ses propos antérieurs sur l’initiation sexuelle de la <?page no="150"?> Nathalie Debrauwere-Miller 150 femme. D’une part, l’amoureuse se fait objet et reste cependant active et souveraine, mais la femme qui souhaite « prendre » son destin sexuel en main doit « se faire objet », c’est-à-dire se réaliser en « chose passive » ou en « promesse de soumission » pour l’homme. Il est donc plausible qu’en décrivant l’amoureuse, elle se soit dépeinte dans « l’envoûtement où se perpétue » son désir pour Algren, alors que les autres cas de figures qu’elle envisage échappent à la souveraineté recherchée. Donc, malgré ce rôle de femme amoureuse auquel elle s’essaie, Beauvoir s’en tient à ses vœux de femme indépendante que lui octroie sa relation à Sartre. Entre 1947 et 1950, elle se rend aux États-Unis à trois reprises. Mais à cette époque, elle s’engage également sur la scène intellectuelle aux côtés de Sartre. De là, s’instaure un véritable conflit entre l’amitié d’ordre intellectuel qui la lie à Sartre, et la passion qu’elle éprouve pour Algren. Or, par cette complémentarité recherchée, ses deux amours prétendument nécessaires - puisqu’éclate le concept même d’une relation permanente qui se suffirait à elle-même et qui serait indéfectible face aux tentations du monde extérieur - se désagrègent au fil des lettres. Au cours de cette liaison transatlantique, le concept d’« amour nécessaire » se déconstruit, car le pacte scellé entre elle et Sartre se descelle par la force de cette nouvelle passion pour Algren, passion pourtant incapable à la longue de résister à l’intensité du contrat Sartre- Beauvoir. Partagée entre deux hommes, deux modes de vie, deux pays et deux langues, Beauvoir rêve d’une existence complémentaire qui lui offrirait de vivre avec Algren le meilleur de son union à Sartre, c’est-à-dire l’élaboration réciproque de leurs œuvres, et le meilleur de sa propre relation à Algren, c’est-à-dire être une femme tendrement désirée. Si l’amour qu’elle éprouve pour Algren revêt, pour un temps, les aspects d’un amour nécessaire puisque dominé à la fois par l’écriture et l’exultation du corps, « amour du corps, du cœur et de l’âme », afin de préserver son indépendance de femme intellectuelle, elle refuse de ruiner son alliance à Sartre. Elle tente alors de résoudre l’aporie de cette passion avec Algren, en lui expliquant la nature de son inclination insolite pour Sartre. Enferrée dans son dilemme de femme amoureuse, et sans doute sous le prétexte de la sujétion de Sartre, elle revendique sa propre indépendance en dévoilant à Algren, paradoxalement, sa subordination réciproque à Sartre : Pour vous, […] je pourrais renoncer à la plupart des choses ; en revanche je ne serais pas la Simone qui vous plaît, si je pouvais renoncer à ma vie avec Sartre, je serais une sale créature, une traîtresse, une égoïste. Cela je veux que vous le sachiez quoi que vous décidiez dans l’avenir : ce n’est pas par manque d’amour que je ne peux rester vivre avec vous. Et même je suis sûre que vous quitter est plus dur pour moi que pour vous, que vous me manquerez de façon plus douloureuse que je ne vous manque […]. Mais ce que vous devez savoir aussi, tout prétentieux que cela puisse paraître de ma part, c’est à quel point Sartre a besoin de moi. Extérieurement il est très isolé, intérieurement très tourmenté, très <?page no="151"?> L’amour transi de Simone de Beauvoir 151 troublé, et je suis sa véritable amie, la seule qui le comprenne vraiment, l’aide vraiment, travaille avec lui, lui apporte paix et équilibre. Depuis presque vingt ans il a tout fait pour moi, il m’a aidée à vivre, à me retrouver moi-même, il a sacrifié dans mon intérêt des tas de choses. Le quitter pendant des périodes plus ou moins longues, oui, mais pas engager ma vie entière avec quelqu’un d’autre. Je déteste reparler de ça. Je sais que je suis en danger - en danger de vous perdre - et je sais ce que vous perdre représenterait pour moi. Vous devez comprendre, Nelson, je dois être sûre que vous comprenez bien la vérité : je serais heureuse de passer jours et nuits avec vous jusqu’à ma mort, à Chicago, à Paris ou à Chichicastenango, il est impossible de ressentir plus d’amour que je ne ressens pour vous, amour du corps, du cœur et de l’âme. Mais je préférerais mourir plutôt que de causer un mal profond, un tort irréparable à quelqu’un qui a tout fait pour mon bonheur. (Beauvoir 1997: 211 ; 19 juillet 1948) La nature de ce lien intrinsèque fait de Sartre l’obstacle à leur passion. Mais on peut s’interroger sur les fondements mêmes de la liberté dans cette relation d’assujettissement réciproque à l’autre. S’agit-il, en réalité, d’une dépendance maladive telle que Beauvoir appréhende de la reproduire exagérément avec Algren ? En tout cas, quel dévoilement étrange que ces quelques lignes, car ce qui semble l’enchaîner à Sartre est une alliance paradoxalement instituée sur le sacrifice mutuel, ce qu’elle déplore, par ailleurs, chez « l’amoureuse » servile. Quoi qu’il en soit, et bien que fragilisée par son amour pour Algren, l’intransigeance de l’intellectuelle reprend le dessus. Beauvoir reconfirme alors ses choix identitaires de femme indépendante à l’âge de 40 ans passés, et revisite la notion de couple élaborée dans Le deuxième sexe. Avec Algren, Beauvoir se trouve confrontée au retour du modèle conjugal qu’elle désapprouve dans son essai. Lors de son troisième séjour à Chicago en été 1948, Beauvoir cache à Algren qu’elle écourtera son séjour d’un mois car Sartre a besoin de sa présence à Paris. Elle attend la fin de leur voyage en Amérique Centrale pour le lui annoncer ; l’événement est relaté dans La force des choses. Algren se montre alors véritablement blessé, saisi par la nouvelle inattendue de son départ anticipé, et sur un coup de tête spontané lui déclare : « Je suis prêt à vous épouser, sur l’heure. » (Beauvoir 1997: 205) 11 Mais, bien qu’éprise éperdument d’Algren, elle décline sa demande en mariage et demeure fidèle au pacte avec Sartre. Ce refus renforce ses convictions préalablement établies dans Le deuxième sexe, où elle dresse un réquisitoire en règle (125 pages) contre l’institution du mariage dont la légitimité a été posée par le patriarcat, et qui place la femme dans une position de proie accessible à l’homme. Bien que le mariage soit un destin pour les femmes de sa génération, le plus scandaleux pour Beauvoir est son principe « obscène parce qu’il transforme en droits et devoirs un échange qui doit être fondé sur un élan spontané » 11 Cité par Sylvie Le Bon de Beauvoir. <?page no="152"?> Nathalie Debrauwere-Miller 152 (Beauvoir 1949a: II, 48). C’est l’un des paradoxes du mariage d’institutionnaliser l’instinct sexuel, alors que l’amour ou l’érotisme échappent à la loi. La notion d’« amour conjugal » est une invention de la bourgeoisie du XIXème qui mystifie les sentiments amoureux. 12 Néanmoins, Beauvoir avoue à la fin de sa vie qu’elle aurait pu épouser Sartre : « Après tout, j’aurais aussi bien pu me marier avec Sartre, mais je crois que nous avons été sages de ne pas le faire. » (Schwarzer 1976) La femme rompue Beauvoir s’est façonné un idéal de l’amour, qu’elle nomme l’« amour authentique », et qui est défini à partir de son expérience avec Sartre. Mais il ne laisse pas d’ouverture possible aux autres formes d’amour, notamment celle qui l’unit à Algren, « un amour vrai, total, l’amour où le cœur, l’âme et le corps ne font qu’un ». En réalité, on l’a dit, elle valorise l’intellect au détriment du cœur et du corps considérés comme des entraves à sa liberté. Et sa conception de l’amour, placée en exergue de cette étude, s’inscrit directement dans la morale existentialiste avec pour postulats premiers la « liberté » et la « transcendance » de l’être : L’amour authentique devrait être fondé sur la reconnaissance réciproque de deux libertés ; chacun des amants s’éprouverait alors comme soi-même et comme l’autre : aucun n’abdiquerait sa transcendance, aucun ne se mutilerait; tous deux dévoileraient ensemble dans le monde des valeurs et des fins. Pour l’un et l’autre l’amour serait révélation de soi-même par le don de soi et enrichissement de l’univers. (Beauvoir 1949: I, 413) Au commencement de leur histoire, Beauvoir cherche à parachever cet amour authentique avec Nelson Algren. Or, ce dernier aspire à une relation plus conventionnelle que celle que lui offre Beauvoir. Il rêve de partager son existence avec une femme auprès de lui jour et nuit jusqu’à constituer une famille, comme il le révèle dans des bribes de lettres reproduites dans La force des choses. En mentionnant son rapport avec une autre jeune femme dont il s’est épris en décembre 1948, il avoue : C’est mon désir de posséder, un jour, ce que pendant trois ou quatre semaines elle a représenté : un endroit à moi pour y vivre, avec une femme à moi et même un enfant à moi. Ce n’est pas extraordinaire de souhaiter ces choses, c’est même un désir très commun, sauf que je ne l’avais jamais éprouvé. […] Vous avez Sartre et aussi un certain genre de vie : des gens, un intérêt vivant dans les idées. Vous êtes plongée dans la vie culturelle française et chaque jour vous tirez une satisfaction de votre vie. Tandis que Chicago est presque aussi loin de tout qu’Uxmal : Je 12 Sur les grandes thèses du Deuxième sexe, voir Albistur et Armogathe. <?page no="153"?> L’amour transi de Simone de Beauvoir 153 mène une existence stérile, centrée exclusivement sur moi-même ; je ne m’en accommode pas du tout. (Beauvoir 1997: 252-253) Donc, dès la fin de 1948 Beauvoir sait que leur passion est vouée à l’échec et qu’elle ne pourra accomplir cet amour idéal et authentique avec lui. D’une part, parce qu’elle ne consent pas à engager sa vie auprès d’un autre homme que Sartre, lui a-t-elle dit en juillet 48, mais, d’autre part, parce que sa conception à lui de la possession passionnelle dépasse le simple jeu dialectique auquel elle se prête. Il lui propose un modèle de vie conformiste qui signifie l’enfermement pour elle, donc une atteinte directe à sa liberté de femme intellectuelle. Leurs perspectives de l’existence sont donc incompatibles. Avec cet aveu, leur histoire devient alors une célébration de leur symbiose passée mais sans avenir possible : Certes, je savais, depuis la nuit où j’ai tant pleuré, que notre histoire se terminerait d’ici assez peu de temps, qu’en un sens quelque chose déjà était mort, mais tout de même quel choc de prendre conscience que la fin aurait pu survenir si vite, dès cet automne, qu’elle pouvait survenir demain. […] Je peux très bien imaginer votre besoin d’avoir une femme toute à vous, vous le méritez, une femme qui n’abandonnerait pas sa propre destinée pour vous prendre comme mari. Vous serez une très belle destinée pour une femme, j’aurais de grand cœur choisi cette destinée moi-même si les circonstances ne me l’interdisaient. (Beauvoir 1997: 257 ; 3 décembre 1948) C’est donc un constat douloureux pour Beauvoir qui n’est pas disposée à se plier à sa « propre destinée » de femme de l’époque pour se livrer à un mari. Elle feint de blâmer les « circonstances » de son existence - en l’occurrence la présence de Sartre - au lieu d’assumer la responsabilité de son choix. Toujours est-il qu’à partir de ce renoncement à épouser Algren, Beauvoir se laisse miner par la culpabilité qu’elle ne parvient pas, au fil du temps, à surmonter. Lorsqu’elle rejoint Algren à Chicago l’été 1950, leur histoire d’amour existe depuis trois ans. C’est le quatrième séjour de Beauvoir aux États-Unis, mais c’est un échec qui se solde par une première tentative de séparation. Algren affirme ne plus l’aimer. Il a revu son ancienne épouse et souhaite se remarier avec elle. Beauvoir est meurtrie par la nouvelle et cherche alors à faire le deuil de cette histoire d’amour, tout en laissant vivre la passion qu’elle ressent : Autour de moi, New York, derrière moi, notre été. Je vais redescendre marcher encore en y rêvant, jusqu’à épuisement total. Je ne suis pas triste. Assommée, plutôt, très loin de moi-même, incapable de croire vraiment que désormais vous serez si loin, si loin, vous qui étiez si proche. […] Non, je ne peux croire que nous ne nous reverrons plus. J’ai perdu votre amour, ç’a été, ça demeure douloureux, mais vous, je ne vous ai pas perdu. De toute manière vous m’avez comblée, Nelson, ce que vous m’avez donné a tellement compté, vous ne pourriez me le reprendre. (Beauvoir 1997: 395 ; 30 septembre 1950) <?page no="154"?> Nathalie Debrauwere-Miller 154 Et on décèle, dès cette première rupture, un homme instable car insatisfait de son existence, et une femme rompue par le remords (sorte de genèse anticipée de La femme rompue), sentiment de culpabilité qui ne la quittera plus pendant toute sa liaison avec Algren. Néanmoins, l’initiative de la dernière rupture revient à Beauvoir. Véritable coup de théâtre digne des romans fleuves, lorsqu’en été 1951 elle retourne aux USA et qu’elle séjourne pour la dernière fois à Forrest Avenue, dans le chalet de Lac, Algren lui avoue l’aimer encore : « Ce n’est point de l’amitié. Jamais je ne pourrai vous donner moins que de l’amour. » (Beauvoir 1997: 464) 13 Beauvoir est alors acculée à faire le bilan de leur histoire d’amour, et fait son mea culpa en prenant sur elle l’entière responsabilité de son choix de vie : Depuis le tout premier jour je me suis sentie coupable envers vous parce que je pouvais si peu vous donner, alors que j’avais pour vous tant d’amour. […] Jamais vous n’auriez accepté de venir vivre définitivement en France, bien que ne vous retienne pas aux USA le lien qui plus que tout m’attache à Paris. Je ne veux pas plaider à nouveau ce point. Je ne pouvais pas abandonner Sartre, l’écriture, la France. […] Je ne vous ai pas donné ma vie, je vous ai donné mon cœur, tout ce que je pouvais donner, mais pas ma vie. J’ai accepté votre amour, et l’ai condamné à n’être qu’un amour lointain. […] Si je vous ai blessé en vous abandonnant, je ne me suis pas moins blessée. […] Si j’ai échoué à vous donner le bonheur qu’un grand amour devrait apporter, je me suis aussi rendue très malheureuse ; vous me manquiez de toutes les façons, à chaque instant, et l’idée de ma faute, de votre possible rancune, m’a plus d’une fois rendue absolument misérable. (Beauvoir 1997: 465 ; 30 octobre 1951) C’est au nom de sa liberté de femme, bien qu’enchaînée à Sartre, qu’elle refuse de lui offrir sa vie, car « l’amour authentique » ne saurait souffrir une mutilation de l’être et lui impose une « indépendance totale y compris sur le plan sentimental ». Mais, en ce faisant, elle sacrifie sa passion amoureuse. Si Beauvoir et Sartre se sont « sacrifiés » l’un pour l’autre, en respectant les données de leur contrat, avec Algren, l’abnégation revient à Beauvoir. Il n’aurait jamais quitté les Etats-Unis, alors que lui-même l’implore de délaisser Paris et son existence du moment, comme se doit à cette époque une femme de suivre l’époux, et qu’il est inapte à prendre l’initiative. C’est donc elle qui l’accomplit en subissant les affres de la perte. Or, n’est-ce pas le sacrifice exigé pour ne pas se laisser déposséder de son privilège de femme intellectuelle, comme elle l’admet indirectement dans Le deuxième sexe ? Ainsi la femme indépendante est aujourd’hui divisée entre ses intérêts professionnels et les soucis de sa vocation sexuelle ; elle a peine à trouver son équilibre ; si 13 Cité par Sylvie Le Bon de Beauvoir. <?page no="155"?> L’amour transi de Simone de Beauvoir 155 elle l’assure c’est au prix de concessions, de sacrifices, d’acrobaties qui exigent d’elle une perpétuelle tension. (Beauvoir 1949a: II, 455) Son indépendance se paie au prix d’un lourd sacrifice : renoncer à Algren afin d’honorer son pacte avec Sartre et de s’adonner à l’écriture, son « souci essentiel ». Les Lettres à Nelson Algren marquent ainsi le passage de la décadence amoureuse, car le lecteur décèle la passion éperdue d’une femme aimante jusqu’à la souffrance d’une femme rompue. Mais ces lettres sont aussi la révélation coûteuse d’une intellectuelle qui est aux prises avec sa conscience de femme indépendante mais amoureuse : La femme indépendante - et surtout l’intellectuelle qui pense sa situation - souffrira en tant que femelle d’un complexe d’infériorité ; […] il faut être une proie spontanément offerte : l’intellectuelle sait qu’elle s’offre, elle sait qu’elle est une conscience, un sujet ; […] elle essaie de nier sa cérébralité comme la femme vieillissante essaie de nier son âge ; […] ainsi la femme de tête pour mimer l’abandon se crispe. Elle le sent, elle s’en irrite ; […] dès qu’elle se sent maladroite, elle s’irrite de sa servilité ; elle veut prendre sa revanche en jouant le jeu avec des armes masculines. (Beauvoir 1949: II, 430-440) Autre constat amer d’une intellectuelle, prisonnière aussi de sa condition de femme pensante. La femme amoureuse, indépendante ou intellectuelle peutelle échapper aux risques de l’amour ? Ce sont, en fait, des portraits de femmes rompues, sort qui ne lui est pas épargné à elle-même, que nous livre Beauvoir aussi bien dans Le deuxième sexe que dans ses Lettres à Nelson Algren : Le jour où il sera possible à la femme d’aimer dans sa force, non dans sa faiblesse, non pour fuir, mais pour se retrouver, non pour se démettre, mais pour s’affirmer, alors l’amour deviendra pour elle comme pour l’homme source de vie et non mortel danger. En attendant, il résume sous sa figure la plus pathétique malédiction qui pèse sur la femme enfermée dans l’univers féminin, la femme mutilée, incapable de se suffire à soi-même. (Beauvoir 1949a: II, 415). Ces quelques lignes ne résument-elles pas l’obstacle que Beauvoir aurait pu franchir au lieu de geler ses sentiments aux dépens d’une liberté illusoire ? L’amour est une « pathétique malédiction » qui pèse sur la femme comme un « mortel danger » parce qu’elle se condamne elle-même à la servitude et à l’automutilation de son être. Se suffire à soi-même, c’est renoncer à la destinée féminine qui se pense vouée à l’enfermement dans l’« univers féminin ». Car, en réalité, Beauvoir ne devient-elle pas une femme rompue par son impuissance à concevoir l’amour comme une « source de vie », et non simplement comme une source d’écriture, certes inspirante ? Entre la mutilation dont résulte l’amour non authentique ou la rupture qui est une fuite en avant, Beauvoir choisit la rupture par souci de ne pas s’aliéner dans l’autre. Ne vaut-il pas mieux vivre la sérénité d’une amitié rassurante, plutôt <?page no="156"?> Nathalie Debrauwere-Miller 156 que de s’affirmer dans l’amour authentique et prendre le risque d’affronter son « mortel danger » ? En 1951, Beauvoir prend alors en main la décision de rompre, face à un amant qui ne cesse de s’enfoncer dans l’échec de l’indécision. Sans le nier pour autant, elle transit cet amour et poursuit son existence de femme indépendante. Seule la correspondance maintient le lien entre les deux individus. Ils vivent éloignés l’un de l’autre pendant neuf ans (1951-1959), elle au faîte de sa gloire (elle obtient le prix Goncourt pour Les mandarins en 1954), lui dans la déchéance (en fuite contre les créanciers, d’une part, et contre le maccarthysme, d’autre part). Pourtant, pendant six mois en 1959, ils se retrouvent pour la dernière fois à Paris où ils redeviennent amants. Et à l’issue de ces ultimes retrouvailles, ils échangent quelques lettres jusqu’en 1964. Mais la rupture définitive a lieu lorsque Beauvoir publie La force de l’âge, ouvrage autobiographique qui narre en partie leur passion. Horrifié de voir son intimité livrée au public, Algren rompt à son tour avec Beauvoir mais d’une façon rédhibitoire. Beauvoir est inhumée aux côtés de Sartre, avec au doigt, cependant, l’anneau que lui avait offert Nelson Algren. Par-delà l’amour, la liaison de Simone de Beauvoir avec Nelson Algren est sans aucun doute l’expérience de sa vie qui détermine Le deuxième sexe, puisqu’elle étaie ses résolutions passées tandis qu’elle découvre la passion, et rédige parallèlement son essai sur les femmes : J’ai commencé, dit-elle, le manuscrit du Deuxième sexe en pensant que ma position de femme privilégiée me permettait de parler en toute liberté et détente. C’est en écrivant ce livre que je me suis aperçue que ce qui était valable pour moi, c’est-àdire une égalité parfaite à l’égard des hommes, une indépendance totale y compris sur le plan sentimental, devrait l’être pour les autres femmes. J’ai alors pris conscience de la condition féminine en général, mais pas suffisamment pour que je me mette à militer d’une manière vivante et active. (Beauvoir dans Lamy 1979: 1-2) Beauvoir a interprété de l’intérieur certaines figures élaborées dans Le deuxième sexe. Les ayant vécues à tour de rôle, elle en porte le témoignage : « une égalité parfaite à l’égard des hommes, une indépendance totale y compris sur le plan sentimental ». Mais sa passion pour Algren lui a permis de s’identifier à des personnages qui étaient opposés à sa morale existentialiste. Ainsi, sa correspondance avec Algren s’apparente-t-elle à une scène fantasmatique qui autorise toutes les représentations nécessaires à la construction de soi et aux réflexions de l’intellectuelle. Leur histoire d’amour s’est jouée dans l’intimité d’un fantasme afin d’expérimenter de l’intérieur les places accordées aux femmes dans la société patriarcale. Son authentique passion pour Algren se couronne alors par le succès du Deuxième sexe : J’ai reçu une flopée de lettres aimables d’Amérique, de femmes et quelques-unes d’hommes, à propos du Deuxième sexe. On m’apprend que le livre a fait l’objet <?page no="157"?> L’amour transi de Simone de Beauvoir 157 d’un débat à la télévision, avez-vous vu ça, vous, paresseux qui ne l’avez même pas lu ? J’ai l’impression que vous ne vous persuaderez jamais tout à fait que c’est moi qui en suis l’auteur, de ce bouquin. (Beauvoir 1997: 519 ; mai 1953) Bibliographie Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris (Idées Gallimard) 1949a. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris (Gallimard) 1949b. Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, Paris 1954a. Simone de Beauvoir, Les mandarins, Paris 1954b. Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris 1958. Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris 1960. Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris 1963. Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris 1972. Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren. Un amour transatlantique (1947-1964), Paris 1997. Simone de Beauvoir, A Transatlantic Love Affair. Letters to Nelson Algren, New York 1998. Maïté Albistur et Daniel Armogathe, Histoire du féminisme français, Tome II, Paris 1977. Evelyne Bloch-Dano, Chicago blues, in: Le Magazine littéraire, numéro spécial : Simone de Beauvoir, la passion de la liberté, 471, Janvier 2008. Elène Cliche, ‹L’amoureuse› en situation chez Beauvoir essayiste et épistolaire, in: Simone de Beauvoir Studies, Volume 16, 1999-2000, 33-45. Elène Cliche, La Correspondance de Simone de Beauvoir à Nelson Algren : une expérience de l’altérité et l’élaboration d’un autoportrait paradoxal, in: Simone de Beauvoir Studies, Volume 17, 2000-2001. Le Figaro, 30 mai 1949 (année de la parution du Deuxième sexe). Jeanne Humphires, Signé Simone/ Castor. Les Métamorphoses d’une subjectivité au féminin, in: Métamorphoses. Réflexions critiques sur la littérature, la langue et le cinéma, Toronto 2002. Jean-Claude Lamy, Une femme de notre temps. Entretien avec Simone de Beauvoir, in: France-Soir, 18 février 1979, 1-2. Céline Léon, La genèse du Deuxième sexe à la lumière des lettres à Nelson Algren, in: Simone de Beauvoir Studies, Volume 18, 2001-2002, 61-81. Michel de Montaigne, De l’amitié, in: Les essais, Paris 1979 (livre I, chapitre XXVIII). Fabrice Rozié, Liaison transatlantique (= script de la pièce), Paris 2002. Alice Schwarzer, Le deuxième sexe, trente ans après. Entretien avec Simone de Beauvoir, in: Marie Claire, 290, octobre 1976. Michèle Sarde, Regard sur les Françaises (Xe-XXe siècle), Paris 1983. Bill Savage, L’amoureuse et l’Autre, lecture des lettres à Nelson Algren, in: Le Magazine littéraire, numéro spécial : Simone de Beauvoir, la passion de la liberté, 471, janvier 2008. Carole Seymour-Jones, A Dangerous Liaison, Londres 2008. <?page no="159"?> Juana María González Moreno Une mort très douce, de Simone de Beauvoir. Une relecture à partir du paradigme de l’émotion Introduction Le texte autobiographique de Simone de Beauvoir Une mort très douce (1964) a été l’objet de nombreuses études, dont la plupart étaient centrées sur la figure de la mère. 1 Notre étude est d’une nature un peu différente, car elle contient les résultats d’une recherche qualitative faite à partir du paradigme de l’émotion (cf. Elias 1969 ; Lutz 1988 ; Reddy 2001) afin de visualiser l’ensemble des émotions présentes dans ladite œuvre de Beauvoir. Pour atteindre ce but, nous avons analysé le langage à travers lequel les émotions sont - plusieurs fois de manière explicite - exprimées, parce que le langage est le seul moyen qui nous permet d’accéder aux émotions expérimentées par le sujet et est, en même temps, le seul moyen que le sujet a pour les faire sortir de lui-même. Nous avons fait l’analyse du langage du texte en deux dimensions qui sont : d’un côté, la dimension grammaticale, laquelle nous a mené à être particulièrement attentifs aux adjectifs et verbes employés pour exprimer les émotions (ainsi : « pauvre », « s’affliger », « s’émouvoir », « être frappé », « s’attrister », etc.), et d’un autre côté, la dimension stylistique, laquelle a supposé que nous soyons attentifs aux figures littéraires, aux images, à l’évocation du passé, ainsi qu’aux paragraphes émotifs utilisés dans le texte de l’œuvre. Nous avons groupé les résultats de notre travail dans quatre sections. Une première section sera dédiée à la visualisation de l’ensemble des émotions que le sujet (ici, Simone de Beauvoir, laquelle parle aussi des émotions de sa sœur et de sa mère) révèle face aux souffrances du cancer subies par cette dernière, section qui coïncide certes avec le premier bloc de l’œuvre (pp. 11-43), dans lequel Simone de Beauvoir raconte la découverte 1 On peut citer par exemple les articles d’Alison Fell (« Il fallait que ma mère devienne une histoire : Embodying the Mother in Simone de Beauvoir’s Une mort très douce and Annie Ernaux’s Une femme ») et de Liliane Lazar (« À la recherche de la mère: Simone de Beauvoir et Annie Ernaux »), les deux publiés en 2000. <?page no="160"?> Juana María González Moreno 160 du cancer de sa mère et les émotions que ladite découverte provoque en ellemême et chez sa sœur. Une seconde section, qui ne coïncide pas avec la structure narrative donnée à l’œuvre, sera consacrée à la mise en rapport entre des émotions manifestées - explicites ou non - et une série de facteurs mentionnés dans l’œuvre, tels que : la nature de la maladie subie, la perception de l’aspect physique du malade (la mère de Simone de Beauvoir), la dynamique des relations mère-fille, l’être du malade, le soutien religieux ou non du malade. Une troisième section sera vouée à faire des déductions à partir des sections antérieures autour de l’être de Simone de Beauvoir. Pour finir, la dernière section contiendra nos brèves considérations autour du caractère que le soin des malades de cancer doit revêtir. 1. L’inventaire des émotions Si nous signalons le langage de l’œuvre, nous pouvons rendre évident l’ensemble des émotions qu’elle contient, lesquelles s’articulent autour de la souffrance du cancer vécue par la mère de Simone. Nous sommes donc confrontés aux émotions de Simone elle-même envers sa mère et envers les médecins qui la soignent ainsi qu’aux sentiments éprouvés par sa mère, et par sa sœur Poupette. 1.1. Les émotions de Simone elle-même 1.1.1. Envers sa mère L’annonce de la maladie de sa mère déclenche chez Simone de Beauvoir un souci pour l’état de santé de sa mère (c’est pour cela qu’elle ne peut pas s’endormir) et surtout, la crainte, la compassion, y compris envers la douleur et les souffrances physiques éprouvées par sa mère à cause du cancer et à cause des examens cliniques et traitements auxquels elle doit se soumettre (une douleur plus intense vers la fin du livre, quand la mort de sa mère devient imminente ; voir Beauvoir 1964: 121, 122). D’autres émotions contenues dans l’œuvre sont : l’émotion provoquée par la sollicitude de sa mère (Beauvoir 1964: 84) ; la peur, la consternation face à l’aspect physique de sa mère à cause du cancer et en relation à cela, la crainte des dommages physiques (ibid.: 75, 76, 107, 111) ; la volonté de lui éviter la souffrance physique, la compassion (ibid.: 44) ; la douleur face aux sollicitations de sa mère, face à ses peines (ibid.: 82, 115, 116) ; l’ardeur de la protéger de la douleur, de la maladie et de la mort. On peut ajouter à toutes ces émotions une autre très présente dans l’œuvre et que Simone manifeste d’une manière explicite : le remords des <?page no="161"?> Une mort très douce, de Simone de Beauvoir 161 décisions prises par rapport à la santé de sa mère (la décision d’intervenir chirurgicalement alors qu’il n’y avait déjà plus d’espoir), en définitive, le remords de n’avoir pas respecté l’autonomie morale de sa mère face à la maladie et la mort, et ce alors qu’il n’était malgré tout plus possible d’aboutir à la guérison de sa mère. En outre, ces décisions prises par rapport à son état de santé contredisaient les convictions que Simone de Beauvoir avait toujours eues face à l’inutilité de la souffrance. Mais, quand je fus rentrée, toute la tristesse et l’horreur de ces derniers jours tombèrent sur mes épaules. Et moi aussi un cancer me dévorait : le remords. «Ne la laissez pas opérer.» Et je n’avais rien empêché. (Beauvoir 1964: 80) Cette émotion, le remords, devient de plus en plus forte, car Simone sent que quand elle ne dit pas la vérité à sa mère sur l’état de cette dernière, elle risque de trahir la confiance que cette dernière a déposé en elle, quoique sa motivation soit de lui éviter la souffrance d’apprendre qu’elle est atteinte de cancer, maladie qu’elle avait redouté tout au long de sa vie (Beauvoir 1964: 78, 80, 81, 82, 93, 94). Dans l’œuvre est également exprimée la tristesse de Simone face à l’envie de vivre de sa mère, quand Simone a déjà acquis la certitude de la mort de cette dernière (ibid.: 111) ; elle s’est aperçue de l’aversion de sa mère pour la mort (ibid.: 119, 132), accompagnée de manière paradoxale par le désir de mourir (dû à la souffrance physique causée par le cancer). Alors, bien qu’à certains moments Simone admette que sa mère a l’âge de mourir, ses émotions sont ambiguës : elle veut et craint la mort de sa mère au même temps (ibid.: 106, 108). Ce qui nous éprouvait surtout, c’étaient les agonies de maman, ses résurrections, et notre propre contradiction. Dans cette course entre la souffrance et la mort, nous souhaitions avec ardeur que celle-ci arrivât la première. Pourtant, quand maman dormait, le visage inanimé, nous épiions anxieusement sur la liseuse blanche le faible mouvement du ruban noir qui retenait sa montre : la peur du spasme final nous tordait l’estomac. (Beauvoir 1964: 106) Et quand finalement se produit la mort de sa mère, nous sommes face à la surprise de Simone devant cette mort, bien qu’elle l’ait longuement attendue (ibid.: 124). 1.1.2. Envers les médecins À côté des émotions que Simone éprouve et manifeste envers sa mère, il y a aussi ses émotions envers les médecins qui soignent sa mère : fondamentalement sa colère et son aversion face à cette façon d’agir, face à la froideur de cette action, centrée sur l’accomplissement du devoir, un accomplissement que les médecins placent au même niveau que le bien-être du malade. Nous percevons sa colère et son aversion face à l’anxiété des médecins, qui, au <?page no="162"?> Juana María González Moreno 162 profit du prolongement mécanique de la vie humaine, se désintéressent de la souffrance du malade (ainsi que des émotions de Simone et de celles éprouvées par sa famille), malade que les médecins traitent seulement comme un objet récepteur de leur technique ; sa colère et son aversion face au ton agressif et arrogant utilisé par ces derniers et en même temps, face au manque de sincérité de leurs déclarations. Parmi les divers passages de l’œuvre qui illustrent l’aversion de Simone envers les médecins (Beauvoir 1964: 29, 38, 42, 43), on peut citer le suivant: En revanche, le docteur N. et moi nous ne nous aimions pas. Élégant, sportif, dynamique, ivre de technique, il réanimait maman avec entrain : mais elle était pour lui l’objet d’une intéressante expérience et non un être humain. Il nous faisait peur. (Beauvoir 1964: 73) 1.2. Les émotions de sa mère malade Un autre ensemble d’émotions présentes dans l’œuvre de Simone de Beauvoir sont les émotions que sa mère éprouve à cause de la souffrance d’une maladie dont elle ignore la cause (elle ne sait pas qu’elle est atteinte d’un cancer) : la joie d’avoir à sa disposition ses filles et simultanément le chagrin d’être malade (Beauvoir 1964: 80, 103) ; la joie quand elle entend un mot aimable ou quand on lui rend visite et que l’on se soucie d’elle, ou encore lorsqu’elle est présentée comme un exemple de courage face aux autres malades (ibid.: 68, 78, 102) ; son émotion provoquée par la moindre des sensations plaisantes (ibid.: 71) ; son désir de vivre, de guérir jusqu’à la dernière minute, particulièrement manifeste quand elle sent que dormir, ce n’est pas vivre (ibid.: 86, 90, 103, 109, 110, 111, 113, 119, 126) ; sa pitié envers les autres malades (ibid.: 84) ; sa discrétion, ses remerciements, sa délicatesse envers ses filles, et, en définitive, sa dignité (ibid.: 31, 84, 121). Il s’additionne à ces émotions une série d’émotions moins positives, telles que la peur face à la douleur et l’angoisse face au mauvais goût des médicaments (Beauvoir 1964: 30, 34, 79, 80) ; la peur de la solitude (dans les moments critiques de la maladie) et l’angoisse quand celle-ci arrive (ibid.: 64, 114); son désespoir (quand elle ne guérit pas et entend ce que les médecins disent sur son état) et, par conséquent, son indifférence envers le monde qui l’entoure (ibid.: 108) ; pour finir, sa peur de mourir, exprimée à travers ses cauchemars pendant la nuit (ibid.: 91), sa rage et son refus de la mort, quand elle prend conscience qu’elle est perdue (ibid.: 92, 93). 1.3. Les émotions de sa sœur Au-delà de ses propres émotions et celles de sa mère, Simone de Beauvoir exprime également les émotions de sa sœur, dont quelques-unes coïncident avec les siennes. Ainsi peut-on remarquer l’inquiétude de Poupette face à l’état de sa mère dans les moments initiaux, lorsque le cancer n’a pas encore <?page no="163"?> Une mort très douce, de Simone de Beauvoir 163 été diagnostiqué ; la résistance à admettre la maladie (le cancer) de sa mère (Beauvoir 1964: 36) ; et, d’une manière plus répétée, la douleur et le souci ressentis face à la souffrance physique de sa mère (ibid.: 38, 117). D’autres émotions de la sœur de Simone aussi reflétées dans l’œuvre sont le sentiment face à la sollicitude de sa mère (ibid.: 84), son remords de ne pas dire à sa mère la vérité sur son état, et son émotion ambiguë envers la mort (qu’elle craint et désire au même temps ; Beauvoir 1964: 106, 108). 2. Les liens entre les émotions et certains facteurs Cet inventaire d’émotions que nous avons réalisé à partir de l’analyse du langage de l’œuvre ne nous permet pas de répondre d’une façon générale à la question de la nature culturelle ou non des émotions, abordée par les auteurs représentatifs du paradigme de l’émotion dans sa version reformulée des années 1970, mais nous pouvons parler de l’interrelation concrète que l’on a établit entre les émotions présentes dans le texte (toutes celles que nous avons décrites dans le paragraphe antérieur) et les facteurs tels que : la nature de la maladie subie, la perception de l’aspect physique du malade, la dynamique des relations mère / fille, l’être du malade. Nous pouvons aussi écarter l’interrelation entre les émotions visualisées et d’autres facteurs, comme le soutien religieux du malade. 2.1. La nature de la maladie subie Il y a dans l’œuvre une interrelation entre l’émotion de remords que Simone et sa sœur éprouvent et la nature de la maladie subie (le cancer, pas du tout une maladie quelconque) : c’est la nature de la maladie qui les amène à cacher à leur mère le nom de l’affection dont elle est vraiment atteinte, et ceci parce que leur mère eut pendant toute sa vie peur du cancer. Tout cela produit, par conséquent, un accroissement du remords des deux sœurs (Beauvoir 1964: 78, 80, 81, 82, 93, 94). 2.2. La perception de l’aspect physique de sa mère Un autre facteur qui est en corrélation avec les émotions visualisées est la perception par Simone de l’aspect physique de sa mère : dans le moment présent - c’est-à-dire quand on perçoit sa souffrance physique - comme dans le passé - Simone se rappelle l’ancienne beauté de sa mère -, quoique l’auteure ne fasse pas de manière délibérée un contraste entre ces deux moments. Des émotions telles que la peur face à l’aspect physique de sa mère causé par la maladie, la douleur provoquée par les souffrances subies par sa mère et la crainte de lui en faire subir, ont donc pour origine la grande <?page no="164"?> Juana María González Moreno 164 capacité perceptive de Simone de Beauvoir (1964: 13, 26, 45, 69), dont ellemême nous donne des preuves. 2.3. La dynamique des rapports mère / fille En plus de l’interrelation entre quelques-unes des émotions visualisées et la perception de l’aspect physique de sa mère dans le présent et le passé, on peut trouver dans l’œuvre l’interrelation entre certaines émotions et la dynamique des rapports entre la mère et la fille dans le passé, des rapports qui sont déterminées par l’être de sa mère. On remarque cette interrelation à propos d’émotions telles que la peine causée par la souffrance physique que sa mère doit supporter et la tristesse due à la certitude de sa mort. Simone éprouve également de la peine lorsqu’elle repense au temps perdu à cause de ses relations conflictuelles avec sa mère, parce que les émotions qu’il y a maintenant entre elle et sa mère (motivées par la souffrance de la maladie) n’existaient pas dans le passé (Beauvoir 1964: 109). Elle exprime à ce sujet: Je suis rentrée chez moi […]. Soudain, à onze heures du soir, crise de larmes qui dégénère presque en crise de nerfs. Stupeur. Quand mon père est mort, je n’ai pas versé un pleur. […] Tous mes chagrins, jusqu’à cette nuit, je les avais compris : même quand ils me submergeaient, je me reconnaissais en eux. Cette fois, mon désespoir échappait à mon contrôle : quelqu’un d’autre que moi pleurait en moi. Je parlai à Sartre de la bouche de ma mère, telle que je l’avais vue le matin et de tout ce que j’y déchiffrai : une gloutonnerie refusée, une humilité presque servile, de l’espoir, de la détresse, une solitude - celle de sa mort, celle de sa vie - qui ne voulait pas s’avouer. Et ma propre bouche, m’a-t-il dit, ne m’obéissait plus : j’avais posé celle de maman sur mon visage et j’en imitais malgré moi les mimiques. Toute sa personne, toute son existence s’y matérialisaient et la compassion me déchirait. (Beauvoir 1964: 43-44) Cette dynamique des relations entre mère et fille, avec sa conflictualité manifeste (Beauvoir 1964: 97, 98), est liée dans l’œuvre à la nature de l’être de sa mère, un être qui, comme Simone l’explique dans la deuxième partie du livre, est conditionné par les circonstances de sa vie, par sa situation (dans la terminologie de la philosophie existentialiste), qui n’était que la situation créée par le système patriarcal, dont le pouvoir détermine la perte de l’autonomie des femmes et l’altération de leur caractère et de leur être, ce qui est illustré dans le texte chez la mère de Simone (Beauvoir 1964: 33, 50, 54, 55, 56, 57, 60, 61, 78). Mais c’est malgré cet être de sa mère - ou peut-être du fait de cet être -, que Simone éprouve et exprime les émotions que nous voyons racontées dans le texte. Encore plus : c’est peut-être à partir de la compréhension de son être justement à la fin de sa vie que Simone éprouve lesdites émotions envers sa mère malade, si nous sommes attentifs aux mots suivants : «Je <?page no="165"?> Une mort très douce, de Simone de Beauvoir 165 parlai à Sartre […] de tout ce que j’y déchiffrais : […] une solitude - celle de sa mort, celle de sa vie - qui ne voulait pas s’avouer. » (Beauvoir 1964: 43-44) 2.4. L’être du malade Les émotions que Beauvoir éprouve sont en rapport avec la nature de l’être de sa mère dans le passé, un être, comme l’on explique ci-dessus, qui était conditionné par les circonstances créées par le système patriarcal. Cependant, cet être de sa mère dans le passé sera altéré par l’impact de la maladie, et une fois altéré sera en rapport avec quelques-unes des émotions éprouvées et manifestées par Simone. Une attitude qui s’installe donc dans sa mère est l’attitude de réserve, du repliement sur elle-même, en contraste avec le vivre vers dehors, qui caractérisa toujours sa vie, à l’exception de sa réserve par rapport à son corps. En effet, Simone souligne cet abandon de la pudeur lorsque sa mère montre son corps devant les infirmières, les médecins et ses filles ; la maladie la délivre de ses anciens préjugés autour de son corps (Beauvoir 1964: 27, 77, 78, 112). Simone perçoit aussi une nouvelle sincérité chez sa mère face à maladie et à la menace de la mort, une sincérité que Simone met en contraste avec l’être de sa mère tel qu’il était autrefois (ibid.: 121, 122). Ces changements dans l’être de sa mère, qui sont provoqués par la maladie, auront un impact sur Simone, sur son propre être, tel qu’elle l’énonce elle-même : Elle avait toujours vécu tournée vers le monde extérieur et je m’émouvais de la voir perdue soudain en elle-même. Elle n’aimait plus qu’on l’en éloignât. […] « Moi, je ne sais plus si j’aime personne. » Je me rappelais sa fierté : « On m’aime parce que je suis gaie. » Peu à peu, beaucoup de gens lui étaient devenus importuns. Maintenant son cœur s’était tout à fait engourdi : la fatigue lui avait tout pris. Et pourtant, aucun de ses mots les plus affectueux ne m’avait autant touchée que cette déclaration d’indifférence. Autrefois, les formules apprises, les gestes convenus éclipsaient ses vrais sentiments. J’en mesurais la chaleur au froid que laissait en elle leur absence.» (Beauvoir 1964: 112, 121-122) 2.5. Le soutien religieux ou non du malade L’émotion religieuse est un des facteurs qui apparaissent liés aux émotions manifestées par Simone, par sa sœur ou par sa mère, mais en sens inverse, c’est à dire, que c’est la non-possession d’émotion religieuse qui détermine réellement une grande partie des émotions manifestées dans l’œuvre. En effet, la tristesse de Simone en constatant le désir de vivre de sa mère et la certitude de sa mort, ainsi que le refus de sa mort, sont en relation avec <?page no="166"?> Juana María González Moreno 166 cette même attitude vitaliste - aussi présente dans d’autres de ses œuvres 2 - et avec le vitalisme qu’elle observe chez sa mère, le vitalisme étant dans les deux cas indépendant de l’émotion religieuse. Ainsi, Simone nous dit: Maman aimait la vie comme je l’aime et elle éprouvait devant la mort la même révolte que moi. […] La religion ne pouvait pas plus pour ma mère que pour moi l’espoir d’un succès posthume. Qu’on l’imagine céleste ou terrestre, l’immortalité, quand on tient à la vie, ne console pas de la mort. (Beauvoir 1964: 132) 3. La nature de l’être de Simone de Beauvoir C’est à partir de la découverte des émotions présentes dans l’œuvre et de l’interrelation qu’il y a entre celles-ci et certains facteurs, que nous pouvons mettre en évidence la nature de l’être (ici, de Simone de Beauvoir), qui parle en exprimant ses propres émotions et celles des autres. Telle est la virtualité du discours de l’émotion, de l’expression d’émotions à travers le langage. D’un côté, on dévoile dans cette œuvre de caractère autobiographique la sensibilité de Simone, à partir de l’expression de toute une galerie d’émotions face à sa mère malade de cancer. D’un autre côté, ses attitudes rationnelles et conduites, telle que la volonté de se mettre à la place de l’Autre (ici, sa mère) ou la délicatesse envers elle, 3 des attitudes et conduites qui peuvent être découvertes à partir de l’expression des dites émotions, et qui, appartenant au domaine cognitif, caractérisent aussi son être. Ainsi l’être de Simone de Beauvoir montre la prédominance des émotions face à certains événements de la vie tels que la souffrance des maladies graves, mais sans que cela signifie un dédain pour la raison : l’émotion et la raison forment ensemble la complexité de son être. 4 Une preuve de cette double nature est constituée par le lien établi dans l’œuvre entre ses émotions (telles que la douleur causée par la souffrance de sa mère 2 On peut lire dans la deuxième partie de La force des choses : « Notre mort est en nous, non pas comme le noyau dans le fruit, comme le sens de notre vie ; en nous, mais étrangère, ennemie, affreuse » (Beauvoir 1963: II, 233), et aussi: « La mort semble encore plus inacceptable quand la vie a perdu sa fierté » (ibid.: II, 411) ; «J’assistais, impuissante, au jeu de forces étrangères : l’histoire, le temps, la mort. Cette fatalité ne me laissait même plus la consolation de pleurer » (ibid.: II, 415). 3 Par exemple, quand elle ne lui raconte pas tous les ennuis qu’elle cause, ou bien quand elle lui cache qu’elle a un cancer pour qu’elle ne tombe pas dans le péché, pour qu’elle ne se révolte pas contre sa foi (Beauvoir 1964: 129, 130), ou, en général, quand elle essaie de maintenir chez sa mère l’envie de vivre en lui cachant sa maladie (Beauvoir 1964: 37, 124). 4 Il y a dans chaque être humain une balance entre émotion et raison, qui doit aussi inspirer nos attitudes théoriques. <?page no="167"?> Une mort très douce, de Simone de Beauvoir 167 et le remords face aux décisions prises en son nom) et ses conceptions de la vie, de la mort (refusée comme paradoxale par Simone de Beauvoir ; 1964: 152) et de la souffrance (perçue comme inutile ; ibid.: 80, 116). 4. Le sens que doit revêtir le soin médical et familial des malades de cancer Finalement, entre les déductions pour le plan rationnel que permet notre discussion des émotions contenues dans l’œuvre, se trouvent au-delà des attitudes et conduites qui nous informent sur l’être de Simone de Beauvoir, certains traits de caractère plus généraux qui peuvent inspirer la manière de donner les soins aux malades de cancer - ce qui concerne aussi bien les médecins et les infirmières que les familles, si l’on veut éviter l’objectivation ou la chosification des malades. On peut souligner donc la nécessité d’un soin médical attentif à ce que l’Autre signifie, et non pas un soin froid, comme cela fut le cas des soins dispensés par certains médecins à la mère de Simone. Quant au soin dispensé par la famille, il faut souligner l’importance de comprendre les malades de cancer et de leur donner d’espoirs (Beauvoir 1964: 20), d’amuser le malade, le distraire de sa maladie, en faisant des projets (ibid.: 69), en le faisant rire pour élever son esprit (ibid.: 64, 75), en l’encourageant (par exemple en répétant les signaux positifs du médecin ; ibid.: 100), en le rassérénant (ibid.: 72). Il est également important de procurer au malade des soins physiques, de le toucher (ibid.: 72, 75), malgré la dégradation à laquelle son corps est soumis (ibid.: 102) ; en outre, il faut lui procurer de la compagnie tout le temps, et ceci était un des objectifs de Simone et de sa sœur. Conclusion L’œuvre de Beauvoir contient une galerie agrandie d’émotions : nous avons les émotions de Simone elle-même envers sa mère (des émotions qui vont de la douleur face à sa souffrance physique et sa solitude jusqu’au refus de sa mort, en passant par le remords) et envers les médecins (fondamentalement son aversion), les émotions éprouvées par sa mère (l’espoir de guérir, l’envie de vivre, la joie parce que ses filles sont à sa disposition, mais aussi le désespoir, la peur de la douleur et de la mort) et les émotions de sa sœur Poupette (l’inquiétude, la souffrance pour la souffrance de sa mère). Nous avons montré toutes ces émotions à partir de l’analyse du langage à travers lequel elles s’expriment, et cette méthode nous a permis de constater l’interrelation particulière qu’elles gardent avec des facteurs tels que la nature de la maladie, la perception de l’aspect physique de la malade, la <?page no="168"?> Juana María González Moreno 168 dynamique des relations entre mère et fille, la nature de l’être de la malade (sans soutien religieux) ; en outre, on a pu constater la nature de l’être qui parle (ici, Simone de Beauvoir) en exprimant ses sentiments et ceux des autres. Quoique les émotions racontées dans Une mort très douce se référent au cas unique de la mère de Simone de Beauvoir, leur analyse nous permet d’extraire une série de règles générales, pour que la prise en charge des malades de cancer soit plus humaine : on doit leur procurer un soin médical qui prend en compte l’Autre et tout ce qu’il signifie, et un soin familial qui comprenne la nécessité des malades de s’amuser, d’avoir des contacts physiques ; tout avec le but qu’ils ne se sentent pas comme des objets. Bibliographie Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris 1963 (tome I et II). Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris 1964. Norbert Elias, The Civilizing Process (Vol. I, The History of Manners), Oxford 1969. Alison Fell, Il fallait que ma mère devienne une historie: Embodying the Mother dans Simone de Beauvoir’s Une mort très douce and Annie Ernaux’s Une femme, in: Norman Buford (dir.), The Mother in French Literature, Amsterdam 2000, 167- 178. Liliane Lazar, À la recherche de la mère : Simone de Beauvoir et Annie Ernaux, in : Simone de Beauvoir Studies, vol. 16, 1999-2000, 123-134. Catherine Lutz, Unnatural Emotion: Everyday Sentiments on a Micronesian Atoll and their Challenge to Western Theory, Chicago 1988. William Reddy, The Navigation of Feeling: A Framework for the History of Emotions, Cambridge 2001. <?page no="169"?> Pierre-Louis Fort Le deuil à l’œuvre : La cérémonie des adieux … mourir, c’est glisser hors du monde, là où le mot « ensemble » n’a plus de sens (Beauvoir 1960: 691) L’image de Simone de Beauvoir aux obsèques de Sartre, frêle silhouette assise sur une chaise, perdue dans une marée humaine mais entourée de ses proches, saisie dans sa douleur et dans l’abîme vertigineux de la « mort du proche » (Jankélévitch 1977: 29) est certainement un des clichés les plus durs que nous ayons de l’auteur du Deuxième sexe. Il montre la fin d’un couple mythique, la fin de l’histoire de deux passionnés de liberté et de pensée, la fin d’une aventure singulière et inouïe, tout autant ouverte sur le monde que sur soi. C’est dans ce même espace situé à mi-chemin entre sphère intime et sphère publique que Simone de Beauvoir va se confronter à la disparition de Sartre, en choisissant d’écrire pour transmuer sa peine et sa détresse : comme elle l’avait fait dans Une mort très douce pour sa mère, elle va vivre son deuil dans et avec l’écriture. Il en résultera La cérémonie des adieux, œuvre engendrée par la perte, texte qui non seulement reflète un temps de deuil mais aussi - et surtout - en permet l’accomplissement. Car cette expérience de la perte et de l’absence que suscite le deuil peut trouver sa face à la fois sombre et lumineuse - sombre en raison de son impulsion funèbre mais lumineuse par le bénéfice vital vers lequel elle tend - dans la mise en mots. La cérémonie des adieux sera ainsi, pour Simone de Beauvoir, l’accomplissement de la déliaison auquel doit aboutir le travail du deuil. Sous le signe du deuil Dans « Deuil et mélancolie », Freud explique que le travail du deuil est avant tout un travail de séparation : le « moi », note-t-il, doit « décider s’il veut partager [l]e destin [de l’objet perdu] » et, assure-t-il, une fois que le « moi » a « considéré l’ensemble des satisfactions narcissiques qu’il y a à rester en vie, […] se détermine […] à rompre son lien avec l’objet anéanti » : « l’épreuve de réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus et édict[é] l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à l’objet », le but du <?page no="170"?> Pierre-Louis Fort 170 « travail du deuil » étant de « renoncer à l’objet en déclarant l’objet mort » (Freud 1917: 146). Chez Simone de Beauvoir, cette mise à distance qui se solde par la renonciation à l’objet est sensible dès le titre : La cérémonie des adieux. Programmatique, il annonce ce qu’est l’œuvre dans son ensemble : une œuvre de séparation et de clôture, entièrement articulée autour de la fin. Des fins bien plutôt, puisqu’il y en a plusieurs mises en jeu : fin d’un couple ; 1 fin d’un homme (ce que Simone de Beauvoir dit très explicitement dans la préface : « Merci à tous ceux qui par leurs écrits ou de vive voix m’ont aidée à retracer la fin de Sartre » ; Beauvoir 1981: 11) ; et surtout, bien que beaucoup plus discrètement, fin d’une période : celle du temps envahi par le deuil. Pour sortir de ce temps endeuillé, Simone de Beauvoir se replonge dans la période précédant la disparition, créant ainsi, durant la rédaction, une sorte de hors-temps, celui-là même qui est nécessaire à l’élaboration du deuil. Elle revient alors sur les dix dernières années de Sartre, unifiées par leur appartenance à la maladie : 1970-1980. Si elle choisit 1970 comme date de départ, c’est qu’il s’agit pour elle de la première étape, du premier signe marquant l’entrée dans une nouvelle ère : J’ai noté dans mon journal : « Ce studio, si gai depuis mon retour, a changé de couleur. La belle moquette taupée évoque un deuil. C’est ainsi qu’il faudra vivre, au mieux encore avec du bonheur et des moments de joie, mais la menace suspendue, la vie mise entre parenthèses. » (Beauvoir 1981: 20) Cette maladie, dont on connaît l’issue fatale, est très largement exploitée dans La cérémonie des adieux. Le temps de la dégradation rythme le récit, bien plus, finalement, que le temps de l’action publique, politique et intellectuelle de Sartre, extrêmement présent, mais qui n’est qu’une toile de fond sur laquelle se détachent avec prégnance les problèmes d’un homme d’abord vieillissant, bientôt mourant. Et Beauvoir de raconter les incidents de santé de Sartre dont la multiplication va marquer sa vie jusqu’à sa mort. Rien ne sera passé sous silence d’ailleurs : les atteintes corporelles les plus dégradantes sont mentionnées (« les remèdes dont les médecins le gorgeaient avaient réveillé son incontinence et lui ont fait perdre le contrôle de ses intestins » ; Beauvoir 1981: 97), accompagnées par une série de de termes médicaux (« anoxie, c’est-à-dire asphyxie du cerveau », « arthériopathie cérébrale » ; Beauvoir 1981: 76) qui traduisent scientifiquement la gravité de l’état de Sartre. 1 C’est bien à cela que fait référence le titre : « Je me suis levée trois minutes avant. Il a souri d’une manière indéfinissable et il m’a dit : ‹Alors, c’est la cérémonie des adieux ! ›. Je lui ai touché l’épaule sans répondre. Le sourire, la phrase m’ont poursuivie longtemps. Je donnais au mot ‹adieux› le sens suprême qu’il a eu quelques années plus tard : mais alors j’ai été seule à le prononcer. » (Beauvoir 1981: 35) <?page no="171"?> Le deuil à l’œuvre : La cérémonie des adieux 171 Au fur et à mesure de l’avancée dans l’œuvre, la tension autour de ce corps malade va s’accélèrer : l’espace textuel se réduit et se resserre autour de la déchéance physique du philosophe, jusqu’à parvenir à ce qui constitue le cœur matriciel de La cérémonie des adieux : la mort de Sartre et, plus précisément, l’évocation du corps mort de Sartre. La scène du mort 2 Dans les dernières pages de La cérémonie des adieux, Simone de Beauvoir ménage en effet un espace pour relater la confrontation avec le cadavre de Sartre. Très courte, cette évocation n’occupe que quelques lignes. Pourtant, le poids et la valeur de ce passage sont inversement proportionnels à sa ténuité quantitative. Que se passe-t-il exactement dans ces quelques lignes dévolues au cadavre ? Beaucoup. Et plus encore : tout. Ce passage constitue en fait l’alpha et l’omega de l’œuvre. Il en est l’alpha dans le sens où la production du texte s’origine dans cette confrontation avec la mort qui passe par le contact avec le cadavre. Autrement dit, il est le point traumatique originaire à partir duquel l’espace de l’œuvre va s’ouvrir. Il en est aussi l’omega car c’est à la restitution de ce passage que tend le texte. Hors de question de le passer sous silence dans la perspective de l’écriture du deuil : il convient de le reconvoquer et de le mettre en mot, seule manière de passer au-delà, de pouvoir envisager de quitter le temps du deuil. Il est ainsi l’aboutissement secret, ce à quoi vise le texte : retrouver le cadavre de Sartre, mais sous forme textuelle. Le corps de Sartre est donc évoqué dans la toute fin de La cérémonie des adieux, à l’issue de la longue narration consacrée à sa dégradation. Au point de vue micro-économique l’insertion de la mort est préparée dans le texte : l’évocation de l’étrangeté du comportement de Sartre, peu avant, fonctionne de fait comme un signal du décès prochain : « Ces mots, ces gestes, insolites chez lui, » souligne Beauvoir, « s’inscrivaient évidemment dans la perspective de sa mort. » (Beauvoir 1981: 172) Tout se précipite alors dans les paragraphes suivants. La bascule finale s’effectue en l’espace de quelques lignes qui font passer Sartre d’un état comateux à la mort : « Ça s’est arrêté », dira Arlette. On peut noter l’indétermination référentielle dans cette annonce, qui fait flotter une sorte d’hésitation : est-ce la vie qui s’est arrêtée ? l’agonie ? le calvaire ? Le flou engendré par la formule, en tout cas, met à distance le 2 Pour plus de détails sur ce qu’on peut appeler aussi la scène thanatique, on pourra lire le chapitre V de Ma mère, la morte. L’écriture du deuil au féminin chez Yourcenar, Beauvoir et Ernaux. <?page no="172"?> Pierre-Louis Fort 172 corps mort, en portant l’accent sur l’événement et non pas sur le support de cet événement, la personne à qui il arrive quelque chose : le corps mort est pratiquement mis entre parenthèses, il n’est pas actualisé. Or son actualisation est essentielle dans le processus du deuil. 3 Simone de Beauvoir le souligne elle-même lorsqu’elle évoque le cadavre de sa mère, à la fin d’Une mort très douce : Mais je me reproche d’avoir abandonné trop hâtivement son cadavre. Elle disait, et ma sœur aussi : « Un cadavre, ce n’est plus rien. » Cependant c’était sa chair, ses os et pendant quelque temps encore son visage. Mon père, j’étais restée près de lui jusqu’au moment où il était devenu pour moi une chose ; j’avais apprivoisé le passage de la présence au néant. Maman, j’étais partie presque tout de suite après l’avoir embrassée et c’est pourquoi il me semblait que c’était encore sa personne qui gisait, solitaire, dans le froid d’une morgue. (Beauvoir 1964: 139 ; nous soulignons.) Dans cette réflexion, Simone de Beauvoir insiste sur le rôle majeur joué par le temps dans la saisie du cadavre. Quitté trop tôt, le mort conserve une empreinte de l’être vivant et n’est pas encore une dépouille impersonnelle, entièrement investie par la mort. Simone de Beauvoir suggère ainsi que la transformation de l’être aimé mort en « chose » requiert du temps et relève d’une appropriation. C’est celle-ci qui permet l’avancée dans le deuil. La question essentielle est donc celle de la mise en œuvre du « passage ». « Passage » non pas de la « vie » à la « mort » dans le sens où l’emploie la langue française pour signifier le décès, 4 mais « passage » du « cadavre » « qui est encore lui/ elle » (c’est-à-dire « présence ») au « cadavre » qui n’est « plus rien » (c’est-à-dire « chose », « néant »). Jankélévitch, lorsqu’il signale ce travail de dépersonnalisation utilise le même terme que Simone de Beauvoir, celui de « passage » : La mort, elle, est ensemble le passage de la forme à l’absence de toute forme, ou de la figure à la non figure, et le passage de l’être au non être ; elle supprime à la fois les modalités et la substance, les adjectifs et l’être qui les supporte. (Jankelevitch 1977: 235 ; nous soulignons.) Dans le début de la scène du mort de La cérémonie des adieux, la tension est encore palpable : Simone de Beauvoir tend effectivement à conserver à Sartre ses traits distinctifs, ce qui se produit par exemple avec la remémoration de ses paroles : « Sartre m’avait souvent dit…». Se remémorer les paroles du défunt, c’est effectivement se situer au confluent d’une double 3 Dans son ouvrage Les Morts, Robert Harrison (2003: 219) souligne l’importance du corps mort de la façon suivante : « Le travail qui consiste à faire mourir les morts en nous, plutôt que de mourir nous-même est encore plus ardu, voire impossible, quand le corps mort vient à manquer. » 4 La mort est de fait « le grand passage », on dit du décédé qu’il « a passé », « mourir » se dit « trépasser » ou encore « passer de vie à trépas ». <?page no="173"?> Le deuil à l’œuvre : La cérémonie des adieux 173 conception : éloignement par l’énonciation au plus-que-parfait et rapprochement par le fait de la remémoration. Le souvenir du vivant surgit alors : mort et vie se mêlent. D’ailleurs, Simone de Beauvoir renforce la dimension personnelle du mort lorsque, dans un geste de proximité, elle souhaite s’étendre « près de lui » et non pas près d’un « corps », simple enveloppe mortelle. Mais, au fur et mesure de l’avancée de la scène, le texte laisse place à l’assertion de la mort et à l’impersonnalité du corps. Le terme « dépouille » (« [Giscard d’Estaing] a tenu à aller se recueillir devant la dépouille de Sartre. »), par exemple, traduit la distance par rapport au disparu qui se chosifie progressivement. Un peu après, la réification sera confirmée : « Sartre était exposé, le visage découvert, rigide et glacé dans ses beaux habits. » (Beauvoir 1981: 174 ; nous soulignons.) Simone de Beauvoir parvient ainsi à apprivoiser le « passage » et la séparation accomplie d’avec Sartre est particulièrement sensible dans la progression entre les deux micro descriptions de Sartre qui encadrent la scène thanatique. La première est la suivante : « Il était pareil à lui-même, mais ne respirait plus. » (Beauvoir 1981: 173) Que dire d’une telle description ? Lapidaire, tautologique, elle n’explique rien. La ressemblance au même ne révèle rien. La seule différence mise en avant est une soustraction, l’absence de respiration c’est-à-dire ce qui, visuellement, a le moins d’impact. Sartre, étrangement, reste le même. Quelques lignes plus loin, en revanche, Sartre a basculé du côté des morts : « Il était calme, comme tous les morts, et, comme la plupart d’entre eux, inexpressif. » (ibid.: 174) La référence descriptive ne se fait plus par rapport à Sartre vivant mais par rapport à la communauté des morts. Non seulement Sartre est assigné à la communauté des disparus mais il en prend les caractéristiques dans ce qu’elles ont de plus déshumanisant, la fixité. Le cadavre est donc affectivement désaffecté. De l’union à la désunion C’est parce que le texte permet à l’auteur de revivre les moments difficiles et parce qu’il s’articule sur le corps mort, enfin mis à distance, que l’œuvre peut accomplir la déliaison. Conformément au titre, en effet, La cérémonie des adieux est bel et bien un texte de séparation et il en porte les marques explicites. L’aspect définitif de la séparation est même doublement exprimé dans La cérémonie des adieux : il l’est à l’orée et à la clôture du texte. Au seuil du texte se trouve la préface que Simone de Beauvoir adresse à Sartre. Elle commence ainsi : Voici le premier de mes livres - le seul sans doute - que vous n’aurez pas lu avant qu’il ne soit imprimé. Il vous est tout entier consacré et ne vous concerne pas. (Beauvoir 1981: 11) <?page no="174"?> Pierre-Louis Fort 174 S’il ne « concerne » pas Sartre (de fait, le livre concerne fondamentalement Simone de Beauvoir, dans la perspective de son deuil), il n’en reste pas moins que cette préface se place dans une perspective d’interlocution et que Simone de Beauvoir interpelle Sartre. Un premier décrochage a lieu cependant immédiatement avec la mise à nue de la tricherie : Ce vous que j’emploie est un leurre, un artifice rhétorique. Personne ne l’entend ; je ne parle à personne. (ibid.) Simone de Beauvoir affronte ainsi la réalité de la séparation après une vaine et tendre illusion de communication. La scission est aussi clairement assénée par le biais du rappel, ironique, d’un jeu de mots entre les deux compagnons : Quand nous étions jeunes et qu’au terme d’une discussion passionnée l’un de nous triomphait avec éclat, il disait à l’autre : « Vous êtes dans votre petite boîte ! » Vous êtes dans votre petit boîte ; vous n’en sortirez pas et je ne vous y rejoindrai pas : même si l’on m’enterre à côté de vous, de vos cendres à mes restes il n’y aura aucun passage. (ibid.) Cette idée de non communication, définitive, est reprise à la fin de La cérémonie des adieux. L’excipit est en effet le suivant : Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C’est ainsi ; il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s’accorder. (Beauvoir 1981: 176) Le constat est donc sans appel : il n’y a là aucun espoir de retrouvailles post mortem. Pas de mythe à la Tristan et Iseult et de réunion dans la mort. La séparation ne se répare pas. Autrement dit, La cérémonie des adieux permet de dissoudre et d’affirmer la dissolution du couple, d’assurer et d’assumer la réalité de la séparation (l’assurer à la fois dans le sens de « s’en assurer », « se la formaliser » et dans celui de « l’établir fixement » ; l’ « assumer » dans celui de la « réaliser » et la « supporter »). Ainsi le texte, mémoire de l’union, met-il en œuvre la désunion, aussi bien physique que spirituelle, ce qui ne signifie bien évidemment pas l’abolition du passé commun ni d’une certaine forme de fidélité sentimentale et intellectuelle, au contraire. Mais ici, pour Simone de Beauvoir, les choses semblent claires : le présent de l’écriture est temps de séparation, seul le passé a été temps d’union et le livre est la double trace de ce passé d’union et de ce présent de désunion. * * * On a pu trouver intrusive, à sa sortie, cette immixtion dans les alcôves d’un couple déjà devenu mythique. On a souvent souligné le caractère scandaleux de La cérémonie des adieux parce que le texte met en avant le corps supplicié de Sartre. Mona Ozouf, par exemple, dit qu’« on peine […] à comprendre qu’elle doive décrire, avec tant de détails pitoyables et crus, les dernières <?page no="175"?> Le deuil à l’œuvre : La cérémonie des adieux 175 années de Sartre » (Ozouf 1995: 320). Mais on a moins souligné la détresse de Simone de Beauvoir dans ce livre, les passages où elle fait part de sa douleur et de sa détresse face à la chute de Sartre. On a peu souligné la dimension personnelle de cette œuvre qui est un texte intime, écrit pour faire le deuil. La cérémonie des adieux n’est pas le mausolée de Sartre, il n’est pas cette architecture exhibitionniste et obscène qu’on voudrait parfois qu’il soit : il est une partie du travail du deuil de Simone de Beauvoir, un espace intime pour se reconstruire et rendre hommage à « ceux qui ont aimé Sartre, l’aiment, l’aimeront » (Beauvoir 1981: 7). Il est, au-delà de la maladie et de la mort, ouverture sur l’amour et la vie. Bibliographie Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 2004 (édition originale: 1949). Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris 1986 (édition originale: 1960). Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris, 1972 (édition originale: 1964). Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux, Paris, 1987 (édition originale: 1981). Pierre-Louis Fort, Ma mère, la morte. L’écriture du deuil au féminin chez Yourcenar, Beauvoir et Ernaux, Paris 2007. Sigmund Freud, Deuil et mélancolie [1917], in : Métapsychologie, Paris 1986 (édition originale: 1968). Robert Harrison, Les morts, Paris 2003. Vladimir Jankélévitch, La mort, Paris 1989 (édition originale: 1977). Mona Ozouf, Les mots des femmes. Essai sur la singularité française, Paris 1999 (édition originale: 1995). <?page no="177"?> Márcia de Almeida / Jovita Maria Gerheim Noronha Interfaces entre écriture de soi et essai chez Simone de Beauvoir L’œuvre de Simone de Beauvoir, comme on le sait, a emprunté trois voies principales qui s’imbriquent et se complètent : fiction, essai et écriture de soi. Nous nous intéresserons ici aux deux dernières et aux liens étroits qui les unissent. À première vue, l’entreprise autobiographique chez Beauvoir semblerait contredire sa propre pensée et son projet politique, si l’on se rapporte à quelques-uns de ses écrits. Lorsque, en 1948, par exemple, elle participe à la fondation des Temps Modernes et explique le but de la revue, dans l’article « Idéalisme moral et réalisme politique », ses propos pourraient suggérer une incompatibilité avec l’écriture rétrospective de la vie, étant donné que, pour l’auteur, s’inscrire dans le politique signifie s’arracher à la situation individuelle, se transcender vers les autres, transcender le présent vers l’avenir, affirmations qui paraissent aller à l’encontre des motivations qui guident en général les écritures de soi. On connaît, d’autre part, ses hésitations quant à la poursuite de ses mémoires, dont elle explique la raison, dans La force des choses : « Pendant les vacances, je m’étais décidée, on l’a vu, à continuer mon autobiographie ; cette résolution demeura longtemps chancelante ; il me semblait outrecuidant de tant parler de moi. » (Beauvoir 1963: I, 248) Comment expliquer alors la persistance de l’écriture personnelle chez l’auteur ? Commencée dans les trois tomes de ses mémoires, elle se poursuit dans Tout compte fait (1972) et La cérémonie des adieux (1981). Elle se retrouve également de façon indirecte dans des ouvrages qui racontent des expériences de voyage, tels que L’Amérique au jour le jour (1948), et dans le récit de la maladie de sa mère, Une mort très douce (1964). En outre, son œuvre posthume inclut sa correspondance - Lettres à Sartre (1990, en deux volumes), Lettres à Nelson Algren. Un amour transatlantique (1997) - et ses Cahiers de jeunesse couvrant la période 1926-1930, qui viennent d’être publiés par les soins de sa fille adoptive Sylvie Le Bon de Beauvoir. En fait, un projet autobiographique n’est nullement incompatible avec la pensée de Beauvoir, il va d’ailleurs la prolonger et permettre à l’auteur de l’examiner selon la perspective existentialiste : en situation. <?page no="178"?> Márcia de Almeida / Jovita Maria Gerheim Noronha 178 Si l’on envisage son œuvre comme un ensemble cohérent, on s’aperçoit que ses mémoires, publiées entre 1958 et 1963, recouvrant cinquante-quatre années de sa vie, sont encadrées par deux essais majeurs : en amont, Le deuxième sexe (1949), passage obligatoire, selon l’auteur, pour pouvoir écrire sur sa formation ; en aval, La vieillesse (1970), réflexion qui semble être le fruit de l’expérience personnelle du vieillissement, thème qui traverse le dernier volume de ses mémoires. Notre réflexion se fonde sur la conviction que son œuvre autobiographique ne constitue pas la simple illustration de sa pensée, mais représente plutôt une manifestation privilégiée de celle-ci dans la mesure où elle met en scène l’interrelation entre théorie et expérience personnelle. Dans ce sens, en lisant ses mémoires, il est possible d’aller au-delà du simple intérêt pour les épisodes de la vie d’une écrivaine célèbre et même de l’intérêt culturel et historique, pour atteindre un autre niveau de lecture : l’exposition et la démonstration d’une pensée, c’est-à-dire un essai. Un article récent de Vincent Ferré, paru dans Le propre de l’écriture de soi, ouvrage sous la direction de Françoise Simonet-Tenant autour du genre autobiographique, discute des frontières de l’essai et de l’autobiographie et met en relief les obstacles au rapprochement entre les deux genres - l’objet, le mode d’écriture et l’énonciation -, montrant que ces entraves ne sont pas insurmontables. L’œuvre de Simone de Beauvoir nous semble constituer une illustration révélatrice de cette hypothèse. Nous commencerons notre étude par la question du mode d’écriture. Un des obstacles au rapprochement autobiographie/ essai indiqué par Ferré serait le simple fait de leur mode d’écriture distinct : narratif contre discursif. À la différence de l’écriture autobiographique, l’essai ne mobilise traditionnellement ni la narrativité ni la rétrospection. En 1975, en effet, basé sur cet aspect, dans son Pacte autobiographique, Philippe Lejeune considérait avec raison l’essai ou l’autoportrait comme des « genres voisins de l’autobiographie » (Lejeune 1975: 14). Néanmoins, comme le remarque Ferré, « le débat n’est toutefois pas clos » (Ferré 2007: 44-45). La parution d’ouvrages récents mettant en scène cette discussion en serait une preuve. Ferré s’appuie aussi sur Paul Ricœur et sa formule célèbre sur « la décomposition de la forme narrative », à savoir que certains écrivains abandonnent dans leurs textes autobiographiques la configuration narrative, dit Ricœur, donnant l’exemple de Michel Leiris, et transforment leur récit en essai. En effet, pour invalider cet obstacle, on pourrait aller au-delà de la distinction formelle traditionnelle et considérer ces deux modes d’écriture à partir de leur emploi. Or, on le sait, une des visées qui peuvent déterminer le discours narratif est la visée argumentative : le récit dans ce cas sert à démontrer, à défendre un argument, remplissant de cette façon ce qui constitue le cœur de l’essai. De ce point de vue, l’auto-essai n’exclurait pas <?page no="179"?> Interfaces entre écriture de soi et essai chez Simone de Beauvoir 179 forcément le recours au récit : il s’agirait pour le sujet qui se raconte d’examiner et de réévaluer son vécu et ses écrits théoriques, de les exposer l’un à la lumière des autres et vice-versa. Le narratif devient alors argument, remplaçant de cette façon le discursif. À cet égard, on peut se rapporter aux propos de l’un des théoriciens essentiels de la pensée marxiste, l’italien Antonio Gramsci (1891-1937), qui, déjà dans les années trente, dans une des notes de ses célèbres Cahiers, reconnaissait l’importance des récits autobiographiques qui pourraient selon lui remplacer l’essai philosophique ou historique. C’est son concept de « vie en acte » : l’autobiographie peut être conçue « politiquement », car si notre vie ressemble à tant d’autres, à un certain moment elle a pris une direction que les autres n’ont pas prise, et qu’elles ne pourraient pas prendre. En mettant notre vie en récit, en la racontant, nous créons cette possibilité, nous montrons cette direction. C’est dans ce sens que les autobiographies peuvent remplacer les essais politiques ou philosophiques : elles décrivent en acte ce que l’on peut, d’une autre façon, déduire logiquement. L’œuvre autobiographique de Beauvoir n’exclut pas le discursif, bien évidemment, procédé courant dans les auto-récits, relayant ou non le narratif. Néanmoins, c’est souvent le narratif lui-même qui se configure, dans son œuvre, comme argument, notamment dans le premier volume, son récit de formation, qui, à partir de la succession des épisodes de l’enfance, répond à la fois à deux questions classiques de l’autobiographie : « Comment suis-je devenue moi » et « comment ma pensée s’est formée, structurée et est devenue telle qu’elle est » et se configure en plus comme une démonstration en acte des questions essentielles de la philosophie existentialiste : l’être-dans-le-monde, confrontée à sa situation et à sa liberté. Elle se rapproche ainsi de l’autobiographie intellectuelle et se configure comme prolongement de ses essais. C’est dans ce mouvement que son œuvre brise une deuxième entrave au rapprochement entre écriture de soi et essai : « la différence supposée de statut entre le je autobiographique et le je essayistique » (Ferré 2007: 45), qui se fonderait dans la référencialité, la non-fictionnalité du premier, en opposition à une prétendue fictionnalité du deuxième. Selon Ferré, il « s’est constitué progressivement un lieu commun associant l’essayiste à un héros de roman, à cause de l’écriture, de la dimension littéraire » (Ferré 2007: 45), lieu commun qui remonterait sans doute à l’assimilation de l’écriture littéraire à la seule fiction. Or, comme le remarque Ferré, « se méfier de l’identification entre le je et l’essayiste ne doit pas conduire à faire de ce dernier une figure inventée ni, par dérivation, de l’essai un texte fictionnel, ce qui le distinguerait radicalement de l’autobiographie » (Ferré 2007: 45). Pour comprendre ce rapprochement entre l’énonciation autobiographique et essayistique chez Beauvoir, il est utile de revisiter un article de <?page no="180"?> Márcia de Almeida / Jovita Maria Gerheim Noronha 180 Sartre, de 1943, à propos de L’expérience intérieure de Georges Bataille. Partant de l’idée qu’il y a une crise de l’essai traditionnel à la Voltaire, qui ne saurait plus exprimer « nos pensées d’aujourd’hui » (Sartre 1947: 174), il forge la notion d’« essai-martyr » et, s’opposant à la tradition voltairienne, revendique celle de Montaigne et celle de Pascal comme les sources d’une conception de l’essai qui rejette « à la fois le parler glacé des beaux esprits de 1780 et, c’est tout un, l’objectivité des classiques » (Sartre 1947: 175). C’est ainsi qu’il concilie connaissance émotionnelle et rationnelle dont l’effet de persuasion, soutient-il, découle « d’une sorte de promiscuité charnelle » entre auteur et lecteur (Sartre 1947: 176). L’expérience personnelle s’y configure en tant qu’argument, à rebours de l’héritage voltairien, et met en scène « un appareil de démonstration chargé d’un puissant potentiel affectif » (Sartre 1947: 177). On s’aperçoit, même si Sartre ne le dit pas manifestement, qu’une des conséquences de cette nouvelle forme d’essai va être l’oscillation de l’instance énonciative entre je autobiographique et je essayistique: Il ne vise pas au lyrisme. S’il se montre, c’est pour prouver. A peine nous a-t-il fait entrevoir sa nudité misérable que déjà il est couvert, et nous voilà partis à raisonner avec lui sur le système de Hegel ou le cogito de Descartes. Et puis le raisonnement tourne court et l’homme reparaît. (Sartre 1947: 175) En effet, dans cette nouvelle forme d’essai, dont participent les mémoires de Beauvoir, la séparation entre je autobiographique et je essayistique serait inextricable, car cette stratégie argumentative, basée sur l’expérience personnelle, finit par opérer un va-et-vient permanent entre l’homme qui se montre et le discours théorique. Un autre obstacle - sans doute le plus déterminant - au rapprochement entre récit de soi et essai, concernerait, comme explique Ferré, l’objet du discours. Ferré rejette toutefois l’idée que la cible de l’autobiographie se limiterait à une vie, alors que l’essai s’intéresserait aux objets du monde. S’appuyant sur le texte fondateur de Georg Lukács, « À propos de l’essence et de la forme de l’essai : une lettre à Leo Popper » (1910), Ferré montre que le philosophe hongrois n’exclut pas « les écrits [...] dans lesquels sont posées les questions de la vie [qui] s’adressent directement à la vie elle-même et n’ont pas besoin de la médiation de la littérature ou de l’art » (Ferré 2007: 44). Le critique en conclut que « la vie comme expérience, et non seulement comme enjeu métaphysique, est bien un objet possible de l’essai » (ibid.). Dans le cas de Simone de Beauvoir, ceci est d’autant plus vrai que, comme affirme l’auteure dans ses mémoires, même lorsqu’elle se considérait encore « déplorablement abstraite » (Beauvoir 1960: 172), elle refusait déjà tout essentialisme - « l’âme slave, le caractère juif, la mentalité primitive, l’éternel féminin » (Beauvoir 1960: 172) -, reconnaissant l’expérience, la praxis, comme un élément essentiel pour la compréhension des objets du monde et <?page no="181"?> Interfaces entre écriture de soi et essai chez Simone de Beauvoir 181 pour ce qui constitue un des buts du genre essayistique, leur conceptualisation. Plus tard, affirme-t-elle, c’est à partir de la notion sartrienne de situation qu’elle pourra « définir concrètement des ensembles humains sans les asservir à une fatalité intemporelle » (Beauvoir 1960: 172). Car tout homme est en situation, et celle-ci est structurée sur « [s]a place, [s]on corps, [s]on passé, [s]a position en tant qu’elle est déjà déterminée par les indications des Autres, enfin [s]a relation fondamentale à Autrui » (Sartre 1943: 546). Cependant, à rebours de tout déterminisme, la liberté de l’homme conférera à la situation son sens et lui permettra de chercher les moyens de la dépasser. C’est ce dépassement d’une situation contraignante par un projet qu’on nomme transcendance : L’homme se définit par son projet. Cet être matériel dépasse perpétuellement la condition qui lui est faite ; il dévoile et détermine sa situation en la transcendant pour s’objectiver, par le travail, l’action ou le geste. (Sartre 1986: 136). Aussi bien dans Le deuxième sexe que dans La vieillesse, ce sont des expériences singulières qui lui permettront d’échapper à l’abstraction et l’empêcheront de « flotter dans l’Universel » (Beauvoir 1963: I, 268), car pour étudier la condition féminine et celle du vieillard, elle se basera sur « L’expérience vécue » des femmes et « L’être-dans-le-monde » du vieillard, sous-titres de la deuxième partie de ces ouvrages. Cette préoccupation d’atteindre le concret, de prendre en compte l’historicité, qui l’occupait déjà dans les années trente, rejoint d’ailleurs les propos de Sartre, en 1943, dans son article sur l’œuvre de Bataille : M. Bataille qui fut chrétien dévot, a gardé du christianisme le sens profond de l’historicité. Il nous parle de la condition d’homme, non de la nature humaine : l’homme n’est pas une nature, c’est un drame ; ses caractères sont des actes : projet, supplice, agonie, rire, autant de mots qui désignent des processus temporels de réalisation, non des qualités données passivement et passivement reçues. (Sartre 1947: 183) Ainsi, tout au long de l’œuvre de Beauvoir, on assiste souvent à une interpénétration entre discours autobiographique et discours essayistique qui atteint parfois le statut d’interdépendance. La genèse du Deuxième sexe est exemplaire de cette imbrication ; cet ouvrage est le résultat d’une question qui s’impose au moment où, en 1946, l’auteure se décide à écrire sur son passé : comment parler de sa formation sans toucher à la condition des femmes ? Ainsi explique-t-elle, dans La force des choses : En fait, j’avais envie de parler de moi. J’aimais L’âge d’homme de Leiris ; j’avais du goût pour les essais-martyrs où on s’explique sans prétexte. Je commençai à y rêver, à prendre quelques notes, et j’en parlai à Sartre. Je m’avisais qu’une première question se posait : qu’est-ce que ça avait signifié pour moi d’être une femme ? (Beauvoir 1963: I, 136) <?page no="182"?> Márcia de Almeida / Jovita Maria Gerheim Noronha 182 D’emblée, elle crût que la condition féminine n’avait pas été déterminante dans sa vie, mais elle se rendit vite compte que pour parler de soi, il fallait en passer par là : J’eus une révélation : ce monde était un monde masculin, mon enfance avait été nourrie de mythes forgés par les hommes et je n’y avais pas du tout réagi de la même manière que si je n’avais été un garçon. (Beauvoir 1963: I, 136) Cette révélation l’amène à abandonner son projet autobiographique - ce qui sera plus tard Mémoires d’une jeune fille rangée - pour entreprendre son étude sur la condition féminine et par conséquent lorsqu’elle reprend son projet des mémoires en 1956, l’évocation de son expérience passée sera éclairée par l’élaboration théorique développée dans Le deuxième sexe, publié en 1949. Cependant, contre toute attente, les Mémoires d’une jeune fille rangée ne constitueront pas un récit de formation classique, texte à thèse ou pamphlet au service de la cause des femmes, transformant une expérience personnelle, la sienne, en cas exemplaire d’émancipation, sous une perspective purement individualiste et idéaliste. Comme elle explicitera plus tard, dans La force de l’âge, le projet que se forge un individu n’est pas une action solitaire indépendante d’autrui : « En vérité, la société m’investit dès ma naissance ; c’est en son sein et dans ma liaison avec elle que je décide de moi. » (Beauvoir 1960: 563) Cette position sera renforcée, dans La force des choses, lorsqu’elle parle des transformations de la notion de liberté chez Sartre, au moment où il écrivait Saint Genet, comédien et martyr, en 1952 : Il lui paraissait à présent que les situations limitaient étroitement les possibilités de l’individu ; sa liberté consistait en ce qu’il ne les subissait pas passivement mais, par le mouvement même de son existence, les intériorisait et les dépassait vers des significations. En certains cas, la marge de choix qui lui était laissée tendait vers zéro. En d’autres, le choix s’étalait sur des années. (Beauvoir 1963: I, 276-277) Ces conclusions rejoignent les questionnements de Beauvoir, au début de la guerre, quant aux notions de liberté, dans ses discussions avec Sartre: Nous discutâmes certains problèmes particuliers et surtout le rapport de la situation et de la liberté. Je soutenais que, du point de vue de la liberté, telle que Sartre la définissait - non pas résignation stoïque, mais dépassement actif du donné - les situations ne sont pas équivalentes : quel dépassement est possible à la femme enfermée dans un harem ? Même cette claustration, il y a différentes manières de la vivre, me disait Sartre. Je m’obstinai longtemps et je ne cédai que du bout des lèvres. Au fond, j’avais raison. Mais pour défendre ma position, il m’aurait fallu abandonner le terrain de la morale individualiste, donc idéaliste, sur lequel nous nous placions. (Beauvoir 1960: 448) 1 1 Sartre communiquait à Beauvoir ce qu’il écrivait dans un journal, tenu entre septembre 1939 et mars 1940, lors de sa mobilisation en Alsace, qui ne sera publié qu’en 1983, sous <?page no="183"?> Interfaces entre écriture de soi et essai chez Simone de Beauvoir 183 C’est justement cette non-équivalence des situations qui est prise en compte dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Plusieurs circonstances venaient ouvrir des possibilités de dépassement qui différaient de celles de ses contemporaines. Non que, dans sa famille, on se soit insurgé contre le rôle dévolu aux femmes, au contraire, comme explique l’auteure dans les Mémoires : « On trouvait alors incongru qu’une jeune fille fît des études poussées ; prendre un métier, c’était déchoir. Il va de soi que mon père était vigoureusement antiféministe. » (Beauvoir 1958: 245) Toutefois, la croyance de son père « qu’une femme devait avoir non seulement de la beauté, de l’élégance, mais encore de la conversation, de la lecture » (Beauvoir 1958: 245) l’a poussé à donner à ses filles l’accès à une certaine culture, même si sa motivation n’était pas d’en faire des intellectuelles, mais de les « marier [...] dans le beau monde » (Beauvoir 1958: 245). Cette éducation qui a eu cours dans une période d’aisance va s’associer plus tard à une circonstance due au revers de fortune familial : le père, ayant fait faillite après la guerre, sera obligé à contrecœur d’ouvrir à ses filles une autre voie que celle du mariage : « Quand il déclara : ‹Vous, mes petites, vous ne vous marierez pas, il faudra travailler›, il y avait de l’amertume dans sa voix. » (Beauvoir 1958: 245) À ces circonstances s’ajoutent ses réactions de révolte. La figure de l’auteure qui se dessine dans les Mémoires est celle d’une contestatrice - à la différence de son amie Zaza - ce qui expliquerait son refus aussi bien des normes et limites imposées aux femmes que des valeurs bourgeoises de manière générale : L’individualisme de papa et son éthique profane contrastaient avec la sévère morale traditionnelle que m’enseignait ma mère. Ce déséquilibre qui me vouait à la contestation explique en grande partie que je sois devenue une intellectuelle. (Beauvoir 1958: 57) Cependant, ce qu’on pourrait considérer simplement comme un « trait de caractère », inhérent à une quelconque nature indépendante du contexte où se trouve l’individu, trouve également son explication dans la notion de situation - dans son cas, dans un contexte créateur d’ambigüité -, si nous le titre Carnets de la drôle de guerre. Il y était question des faits quotidiens, des réflexions sur lui même et sur son passé, mais surtout ceux-ci lui donnaient l’occasion d’ébaucher le système philosophique exposé, en 1943, dans L’être et le néant. Comme expliquent Catherine Bogaert et Philippe Lejeune, dans leur analyse d’un extrait de ce journal : « C’était un exigeant travail sur lui-même, dans la situation qui lui est faite : il élabore, à partir de son vécu immédiat et de l’exploration de son passé, une nouvelle éthique et une nouvelle philosophie. Il définit ici le rôle du journal, qui l’aide à ‹penser spontanément›, à échapper aux automatismes, à exploiter ses contradictions. Il développe ensuite, à partir d’un incident banal (une engueulade avec son sergent-chef), une théorie des motifs et des mobiles qu’on retrouvera dans L’être et le néant. » (Bogaert/ Lejeune 2003: 19) <?page no="184"?> Márcia de Almeida / Jovita Maria Gerheim Noronha 184 nous rapportons à la question telle que la traite Sartre dans Questions de méthode : Le donné que nous dépassons à tout instant, par le simple fait de le vivre, ne se réduit pas aux conditions matérielles de notre existence, il faut y faire entrer, je l’ai dit, notre propre enfance. Celle-ci, qui fut à la fois une appréhension obscure de notre classe, de notre conditionnement social à travers le groupe familial et un dépassement aveugle, un effort maladroit pour nous en arracher, finit par s’inscrire en nous sous forme de caractère. C’est à ce niveau que se trouvent les gestes appris [...] et les rôles contradictoires qui nous compriment et nous déchirent. [...] À ce niveau aussi, les traces qu’ont laissées nos premières révoltes, nos tentatives désespérées pour dépasser une réalité qui étouffe, et les déviations, les torsions qui en résultent. (Sartre 1986: 95) C’est donc l’importance accordée aux particularités de la donnée qui empêche le récit de formation de sombrer à la fois dans l’autobiographie exemplaire et dans le récit de vie à tendance déterministe, niant de la sorte que la liberté soit la condition de l’homme. Les Mémoires ne se présentent pas comme un simple enchaînement de causes et conséquences qui auraient déterminé « le destin » de l’autobiographe, mais comme une recréation du passé à la lumière de son projet présent : Le passé n’est ce qu’il est que par rapport à la fin choisie. Il y a dans le passé un élément par excellence immuable : j’ai eu la coqueluche à cinq ans - et un élément par excellence variable : la signification du fait brut par rapport à la totalité de mon être. [...] Ainsi tout mon passé est là, pressant, urgent, impérieux, mais je choisirai son sens et les ordres qu’il me donne par le projet même de ma fin. (Sartre 1943: 554-555) La reconstruction de ses premières années irait ainsi au-delà de la défense et de l’illustration de l’idéologie féministe, adaptées à un cas, le sien. Il s’agira de la prise en compte de la notion de destin féminin, idée centrale exposée dans Le deuxième sexe, pour revisiter et réévaluer son passé. Cette interface entre récit de vie et réflexion théorique ne se limite pas à la condition féminine, mais s’étend à une question qui, dès les années soixante, au moment où elle écrit La force des choses, commence à l’inquiéter : le vieillissement et la condition des gens âgés, qu’elle étudiera, en 1970, sous tous ses aspects comme elle l’avait fait pour la femme, dans un ouvrage moins connu que Le deuxième sexe : La vieillesse. Le thème du vieillissement, dans la première partie de La force des choses, est d’abord évoqué apparemment sous la forme du simple constat du temps qui passe. Juste après la guerre, elle explique que ses vêtements et son apparence physique ne l’intéressaient pas : les événements et ses activités étaient de loin plus importants. Ceci dit, la question de l’âge apparaît comme décisive de ce peu d’intérêt : <?page no="185"?> Interfaces entre écriture de soi et essai chez Simone de Beauvoir 185 Je n’avais que des vieilleries à mettre. [...] Ça m’était, d’ailleurs, complètement égal. Depuis ma chute en bicyclette, une dent me manquait, le trou était visible et je ne songeais pas à le faire combler : à quoi bon ? De toute façon, j’étais vieille, j’avais trente-six ans ; il n’entrait aucune amertume dans ces constatations. (Beauvoir 1963: I, 24) Plus loin, elle constate des changements dus à l’âge qui ne sont pas forcément négatifs. Ainsi, dans son approche des choses et des lieux, au plaisir de la découverte succède celui de la ré-rencontre : « Je commençai à goûter le plaisir de re-voir. J’avais vraiment changé d’âge. » (Beauvoir 1963: I, 58) Dans son journal tenu en 1946, qui occupe une trentaine de pages de la première partie de La force des choses, elle raconte avoir dormi dans le train pendant toute la nuit, alors qu`à treize, quatorze ans, elle se sentait fière de rester réveillée pendant toute la durée d’un voyage nocturne : « C’est à des choses comme ça que je sens que j’ai vieilli. » (Beauvoir 1963: I, 126) Mais la vieillesse peut également signifier une menace qui plane. Tantôt ce malaise peut être dissipé à la vue d’une femme séduisante, de huit ans son aînée : « Anna Seghers se trouvait là, si rayonnante avec ses cheveux blancs, ses yeux bleus et son sourire qu’elle me réconcilia presque avec l’idée de vieillir » (Beauvoir 1963: I, 204) ; tantôt, il devient plus aigu, lorsque s’y ajoute l’imminence d’une perte, comme pendant une crise dans sa relation avec l’écrivain américain Nelson Algren : Par moments je réalisais avec angoisse que notre histoire était vouée à finir, et bientôt. Quarante ans. Quarante et un. Ma vieillesse couvait. Elle me guettait au fond du miroir. Cela me stupéfiait qu’elle marchât vers moi d’un pas si sûr alors qu’en moi rien ne s’accordait avec elle. (Beauvoir 1963: I, 234) 2 2 La conclusion de l’Intermède qui sépare la première et la deuxième partie de La force de l’âge, où l’auteure s’explique sur l’ordre qu’elle donne à son récit de vie peut fonctionner en quelque sorte comme une métaphore de son rapport à l’écoulement du temps et au vieillissement : « Puisque la totalisation me paraît si nécessaire, pourquoi me suis-je asservie à l’ordre chronologique, au lieu de choisir une autre construction ? J’y ai réfléchi, j’ai hésité. Mais ce qui compte avant tout dans ma vie, c’est que le temps coule ; je vieillis, le monde change, mon rapport avec lui varie ; montrer les transformations, les mûrissements, les irréversibles dégradations des autres et de moi-même, rien ne m’importe davantage. Cela m’oblige à suivre docilement le fil des années. » (Beauvoir 1963: I, 377-378) C’est ce que remarque Philippe Lejeune, dans son étude sur l’ordre des Mots de Sartre. Au contraire de Sartre, dont le récit d’enfance obéit à un ordre dialectique, Beauvoir se plaint des limites de la technique traditionnelle de l’ordre chronologique, mais ne l’évite pas (Lejeune 1975). <?page no="186"?> Márcia de Almeida / Jovita Maria Gerheim Noronha 186 L’importance accordée au thème du vieillissement s’accroît dans la deuxième partie de La force des choses. A cinquante-deux ans, elle se souvient de ses quarante-quatre et de son état d’esprit lorsqu’elle avait commencé sa liaison avec Claude Lanzmann, de dix-sept ans son cadet : « J’étais reléguée au pays des ombres, mais je l’ai dit, si mon corps s’en accommodait, mon imagination ne s’y résignait pas. Quand une chance s’offrit de renaître encore une fois, je la saisis. » (Beauvoir 1963: II, 7) L’épilogue de ses mémoires, qui constitue un bilan de sa vie, est représentatif de sa façon de vivre et d’envisager la vieillesse à l’époque. Il y est d’abord question de ses rapports avec Sartre et de sa position dans le couple et de ce qu’elle considère comme des « mutilations » : le fait d’être une privilégiée, lue par des privilégiés, la constatation de l’impossibilité de changer un monde injuste et la limitation de son expérience due à son isolement : « Ma condition objective me coupe du prolétariat et la manière dont je la vis subjectivement m’oppose à la bourgeoisie. » (Beauvoir 1963: II, 505) Mais ce bilan se termine sur une constatation bien amère, sur la vieillesse : A ces mutilations, qui sont l’envers de mes chances, il s’en ajoute une autre à laquelle je ne trouve aucune compensation. Ce qui m’est arrivé de plus important, de plus irréparable depuis 1944, c’est que — comme Zazie — j’ai vieilli. (Beauvoir 1963: II, 505) Il s’ensuit sensation un long développement où sont exposées ses limitations, la de finitude de soi et de la nouveauté des choses du monde : « Oui, le moment est arrivé de dire : jamais plus ! » (Beauvoir 1963: II, 510) Pourtant sept ans plus tard, lors de la parution de La vieillesse, dans une interview à Radio Canada, elle affirme que, pour elle, cette question ne se pose plus et explique avoir compris que ce qui l’angoissait c’était l’acte de passage: Ça m’a semblé terrible à certains moments de me dire : « je vais bientôt vieillir » et il y a un âge de ma vie qui est maintenant passé, dépassé. Ça s’est produit vers... mettons cinquante, cinquante-cinq ans. Je pense que cette impression d’une ligne à franchir tous les gens, hommes et femmes, l’éprouvent à certains moments de leur vie. 3 En effet, si on compare ses affirmations sur la vieillesse, une fois achevée et publiée l’étude sur le thème, et l’épilogue de La force des choses, on s’aperçoit que l’angoisse et l’amertume éprouvées au niveau personnel s’effacent sous un discours construit à la suite d’une longue réflexion sur le sujet, examiné sous tous ses aspects. Ce sentiment douloureux devait lui donner sûrement, si l’on en croit l’auteure, l’impression d’avoir devant elle « une ligne à franchir ». Néanmoins, il est possible de voir également dans ce changement d’approche l’aboutissement d’une réflexion sur la condition de ceux qu’elle 3 http: / / archives.radio-canada.ca/ arts_culture/ litterature/ clips/ 10187/ <?page no="187"?> Interfaces entre écriture de soi et essai chez Simone de Beauvoir 187 appelle « les parias de la société », c’est-à-dire, l’élaboration, par le biais de la théorisation, de questions qui affligeaient l’écrivaine hantée par la vieillesse. La lecture comparée des mémoires et de l’essai permet de corroborer cette hypothèse. Tout d’abord, il est intéressant de voir comment, dans La vieillesse, sa propre expérience sert souvent d’illustration à l’argument de l’ouvrage, à côté de l’expérience d’autrui, d’extraits d’œuvres littéraires, d’ouvrages et de sondages sur le thème, auxquels se limitaient les exemples du Deuxième sexe. Certes, il ne faut pas perdre de vue que celui-ci a été écrit dans une période d’affirmation, au début de sa carrière ce qui l’a sans doute contrainte à demeurer dans la méthode la plus scientifique possible, alors qu’en 1970, sa position d’intellectuelle consolidée lui permettait des licences. Mais ne perdons pas de vue non plus que la condition féminine n’était pas éprouvée par l’auteur comme un carcan, ne pesait pas aussi lourd pour elle individuellement. D’autre part, cette intromission de l’élément personnel a ceci de particulier qu’elle trouble l’énonciation elle-même, à un point tel que, souvent, les frontières entre le je essayistique et le je autobiographique s’estompent et le lecteur a du mal à les séparer. L’emploi du « nous » participe aussi à cette imbrication. Il est présent dans la première partie de l’ouvrage, nommée « Le point de vue de l’extériorité », relayant le « on », mais gardant la même impersonnalité de celui-ci, dans des tournures telles que : « Les sociétés que nous avons examinées jusqu’ici... » (Beauvoir 1970: 69) En revanche, dans la deuxième partie, qui traite de « L’être-dans-le-monde » du vieillard, ce « nous » semble se personnaliser, à mi-chemin entre expérience personnelle et exposition théorique : Nos souvenirs ne sauraient disqualifier notre expérience actuelle ; c’est plutôt la conscience d’avoir tout oublié qui la dévalorise : nous l’oublierons aussi. Jeune on n’imagine pas qu’on se souviendra de tout, toujours : mais on échappe au temps parce qu’on dispose d’un avenir infini. L’instant me coupait le souffle quand je croyais saisir en lui l’éternité ; il était à jamais ineffaçable. Depuis que mon avenir est barré, les instants ne sont plus éternels, ils ne me donnent plus l’absolu : ils périront tout entiers, ou ils tomberont en cendres que ma tombe engloutira avec moi. [...] Cette aridité est le lot de beaucoup d’entre nous, passé 60 ans : nous savons trop où nous allons. (Beauvoir 1970: 475) Ce passage traite d’un thème récurrent dans le dernier volume des mémoires, le rétrécissement des horizons du vieillard. Ainsi, constate l’auteur dans l’épilogue de La force des choses : Le monde autour de moi a changé : il s’est rapetissé et amenuisé. [...] Jadis les jours glissaient sans hâte, j’allais plus vite qu’eux, mes projets m’emportaient. Maintenant, les heures trop courtes me mènent à bride abattue vers ma tombe. (Beauvoir 1963: II, 510) <?page no="188"?> Márcia de Almeida / Jovita Maria Gerheim Noronha 188 La lecture conjointe des deux textes permet de voir comment ce qui était, dans les mémoires, constatation angoissée et amère d’une situation irréversible, se mue, dans l’essai, en catégories conceptuelles. Ainsi le concept sartrien de pratico-inerte, l’ensemble des choses marquées du sceau de l’action humaine et des hommes définis par leur rapport à ces choses. [...] Plus nous avançons en âge, plus lourdement pèse sur nous le poids du pratico-inerte. [...] L’avenir qu’il [= l’homme] s’était librement choisi lui apparaît désormais comme la nécessité qui l’attend ; il voit dans son passé une aliénation. [...] Les projets se sont pétrifiés. (Beauvoir 1970: 395) Dans son bilan de La force des choses, Beauvoir reconnaît le privilège de l’écrivain qui a « tout de même la chance d’échapper à la pétrification dans les instants où il écrit » (Beauvoir 1963: II, 508). Malgré cette issue possible, dès qu’il s’éloigne de ce pouvoir revigorant et rajeunissant de la création, il ne se reconnaît plus : Brusquement, je me cogne à mon âge. Cette femme ultra-mûre est ma contemporaine : je reconnais ce visage de jeune fille attardée sur une vieille peau. [...] À tous les tournants la vérité me saute dessus et je comprends mal par quelle ruse c’est du dehors qu’elle m’attend, alors qu’elle m’habite. (Beauvoir 1963: II, 508) Cette confrontation à un autre soi-même, venant de l’extérieur, dévoilée par l’autre, sera longuement analysée dans La vieillesse et définie comme une « crise d’identification » due au fait que « l’âge n’est pas vécu sous le mode du pour-soi » (Beauvoir 1970: 313). Pour sortir de cette crise, la seule possibilité, propose-t-elle, est « d’adhérer franchement à une nouvelle image de nous-mêmes » (Beauvoir 1970: 314), ce qui semble d’ailleurs être son cas lors de l’entretien de 1970, étant donné qu’elle considère sa crise complètement dépassée. On dirait que le recours à l’essai lui aurait permis de se distancer et de comprendre tout les aspects du vieillissement et les changements qui en découlent, évoqués sur un ton sombre et pessimiste à la fin des mémoires. Dans La vieillesse, elle examine cette crise dont l’individu vieillissant est la proie, s’appuyant sur une autre catégorie conceptuelle, « les irréalisables »: Il y a une contradiction indépassable entre l’évidence intime qui nous garantit notre permanence et la certitude objective de notre métamorphose. Nous ne pouvons qu’osciller de l’une à l’autre, sans jamais les tenir fermement ensemble. C’est que la vieillesse appartient à cette catégorie que Sartre a appelée : les irréalisables. [...] Ce que nous sommes pour autrui, il nous est impossible de le vivre sous le mode du pour soi. L’irréalisable c’est « mon être à distance qui limite tous mes choix et constitue leurs envers ». [...] La vieillesse est un au-delà de ma vie dont je ne peux avoir aucune pleine expérience intérieure. D’une manière plus <?page no="189"?> Interfaces entre écriture de soi et essai chez Simone de Beauvoir 189 générale, mon ego est un objet transcendant qui n’habite pas ma conscience et qui ne peut qu’être visé à distance. (Beauvoir 1970: 309) Sans doute ces propos éclairent la différence d’attitude à l’égard de la vieillesse, à deux moments différents : avant et après la recherche et la réflexion sur la condition humaine face à l’âge qui avance, au temps qui passe, à la décrépitude, à l’approche imminente de la mort. Le processus de production de l’essai sur la vieillesse obéirait de cette façon à un mouvement inverse de celui du Deuxième sexe : cette fois-ci, c’est l’expérience personnelle - dans l’angoisse - qui précède la réflexion sur le thème, stratégie qui signifierait dévoiler et élaborer par le biais de la théorisation une question douloureusement vécue sous l’angle subjectif. C’est dire que, d’une part, la pensée théorique chez elle semble avoir besoin de passer par ses expériences et, d’autre part, la philosophie se configure comme « une réalité vivante » (Beauvoir 1960: 228), attachée à sa propre vie : « Si une théorie me convainquait, elle ne me restait pas extérieure ; elle changeait mon rapport au monde, elle colorait mon expérience. » (Beauvoir 1960: 228) L’œuvre autobiographique de Beauvoir ne se présente donc pas comme une simple application de sa théorie, mais comme le prolongement réflexif de celle-ci. A contre-courant d’une certaine tendance traditionnelle, son désir autobiographique ne correspond ni à une nostalgie du passé et de l’enfance, ni au projet d’une autobiographie exemplaire. Cette entreprise représenterait plutôt le moyen privilégié d’une recherche qui dépasse l’individuel contingent et se dérobe à l’illusion quant à la possibilité de reconstitution du passé « en soi ». Elle s’inscrit ainsi dans la tradition des écritures de soi conçues « politiquement », dans le sens que lui donne Gramsci, à savoir, la reconstitution « d’une vie en acte », donnant une perception privilégiée d’une époque et remplaçant l’essai politique ou philosophique. Dans les mots de l’auteur, dans le prologue de La force de l’âge: « L’étude d’un cas particulier renseigne mieux que des réponses abstraites et générales : c’est ce qui m’encourage à examiner le mien. » (Beauvoir 1960: 10) Bibliographie Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 1949 (tome I et II). Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris 1958. Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris 1960. Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris 1963 (tome I et II). Simone de Beauvoir, La vieillesse, Paris 1970. Catherine Bogaert / Philippe Lejeune, Un journal à soi, Paris 2003. Vincent Ferré, Frontières de l’essai et de l’autobiographie, in: Françoise Simonet- Tenant (dir.), Le propre de l’écriture de soi, Paris 2007. <?page no="190"?> Márcia de Almeida / Jovita Maria Gerheim Noronha 190 Antonio Gramsci, Quaderni del carcere, edizione critica a cura di Valentino Gerratana, Torino 1975 (vol. 1-4). Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris 1975. Paul Ricœur, Temps et récit, Paris 1991 (édition originale : 1983). Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris 1996 (édition originale : 1990). Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris 1943. Jean-Paul Sartre, Un nouveau mystique, in: Situations I (Critiques littéraires), Paris 1947, 174-229. Jean-Paul Sartre, Questions de méthode, Paris 1986 (édition originale : 1960). <?page no="191"?> Jeffner Allen Dans les rouages étincelants du mythe toujours en mouvement : Dé-composer « Beauvoir » « Aussitôt qu’on touche à un mythe, tous les mythes sont en danger. » Brigitte Bardot et le syndrome de Lolita (Beauvoir 1959: 375) Bien que l’on perçoive souvent Simone de Beauvoir comme un ensemble de livres, d’essais et de lettres ‹objet› d’une critique bienveillante et sérieuse, et comme une personne suscitant des commentaires impressionnistes, comme si texte et auteur se matérialisaient face au commentateur pour se soumettre à une analyse théorique et à une analyse pratique, l’une des contributions les plus profonde et dynamique de ses écrits demande justement « comment » une telle perspective est mise en question. Dans la mouvance et au sein des mythes, effets de l’interprétation, les conversations multi-chaînes des textes de Beauvoir génèrent et dé-composent les mythes de conservation et de commémoration, y compris ceux qui produisent « Beauvoir ». Dans « Mythe et réalité », « Les faits et les mythes », tome I du Deuxième sexe, Beauvoir décrit le mythe comme l’universalisation et la projection qu’une société fait des institutions et des valeurs auxquelles elle croit. A la différence du « sens », qui, dit-elle, est immanent dans un objet et compris à travers l’expérience pratique, le mythe est une idée transcendante qui réifie la croyance et défie l’expérience. Le mythe ôterait la transcendance à l’individu, c’est-à-dire ses propres projets et objectifs, et le limiterait à l’immanence, à l’inertie. Cependant, en dépit de ses pouvoirs, le mythe n’est pas voué à la vie éternelle ; nommer le mythe, c’est déjà commencer à le détruire. Toucher à un mythe est donc, pour Beauvoir, croire en la liberté de sa propre existence, se sentir responsable de tout et de tous, concrétiser ces émotions qui permettent de dépasser le sentiment de séparation de la conscience. Beauvoir mentionne le mythe de l’homme, de l’homme abstrait qu’on fait parler au nom de tous, le mythe du grand âge, le mythe bourgeois de la richesse. Elle parle aussi des mythes liés à la maternité ; l’instinct maternel, la vocation féminine, le mariage qui, dit-elle, lie la femme au foyer, au ménage et au mari. Dans Le deuxième sexe, Beauvoir affirme que « peu de <?page no="192"?> Jeffner Allen 192 mythes ont été plus avantageux que celui-ci [le mythe de la Femme] à la caste maîtresse : il justifie tous ses privilèges et l’autorise même à en abuser. » (Beauvoir 1949: I, 386) Avec la publication posthume des carnets, lettres et journaux intimes, on voit clairement que ce que Beauvoir entendait par « mythe », beaucoup plus vaste qu’une simple liste de mythes individuels, est le catalogue courageux d’une multitude de mythes concomitants et à leur tour producteur de mythes, en particulier de mythes sur sa propre vie. La façon dont elle configure ces mythes historicise non seulement sa propre existence, mais aussi la vie, les écrits, l’époque et les valeurs de ceux qui l’entourent, un peu comme les mythes de Platon sur la poétique, la vérité et la polis. En public, y compris dans ses textes, elle ne dit rien de cette fabrication de mythes et impose silence aussi à ceux qui la connaissent. Étant donnée l’acceptation spontanée des mythes de Beauvoir par le public qui l’entoure et l’élaboration et l’embellissement que ceux-ci subiront sous la plume de journalistes, historiens, critiques et metteurs en scène, on peut dire que la fabrication de mythes par et sur Beauvoir fut un succès. Celle qui touche au mythe peut aussi être auteur d’un mythe, prise dans la fabrication mythique. « Dans les rouages étincelants du mythe toujours en mouvement… » oscille dans cette ambiguïté et demande : toucher le mythe n’affecte-t-il que le mythe, ou aussi celle qui touche ? Observatrice rusée des mécanismes du mythe, Beauvoir décrit Brigitte Bardot comme s’opposant a la « pudibonderie officielle » et parfaitement consciente de la façon dont elle est perçue par le public. Beauvoir constate une « hostilité singulière du public français » à Brigitte Bardot (Beauvoir 1959: 364) et finit par attribuer cette hostilité au fait que « ce corps [de Bardot] est rarement immobile » (Beauvoir 1959: 369). Lorsque Beauvoir laisse ses carnets et sa correspondance dans le bas d’un placard, pour qu’ils soient découverts un triste jour d’hiver par Sylvie Le Bon - dont la vie, nous dit Beauvoir, est étroitement liée à la sienne -, a-t-elle pensé à ces zones de mobilité que « Beauvoir » finirait par habiter, zones et franges qui flottent souvent déjà dans l’œuvre publiée du vivant de l’auteur, mais qui devraient être examinées ? Ce geste qui garantit que son œuvre ne puisse jamais reposer, immobile, prépare-t-il, voire encourage-t-il la dé-composition de « Beauvoir » ? Curieusement, la permission tacite de publier ses lettres qu’a donnée Beauvoir - « je ne trouve pas que, de mon vivant, je devais publier des lettres de moi. Quand je serai morte, peut-être, si on les retrouve, on pourra les publier » (Beauvoir 1990: 9) - déstabilise la notion d’une existence « entière » et « singulière », et l’idée d’un « enregistrement exhaustif » revendiquées dans ses entretiens. Dans sa préface aux Lettres à Sartre, dont elle est l’éditrice, Sylvie Le Bon de Beauvoir fait la remarque suivante : <?page no="193"?> Dé-composer « Beauvoir » 193 Les raisons qui pouvaient en 1983 justifier des coupures n’existant plus, je n’en ai pratiqué quasi aucune. N’est-il pas souhaitable désormais de tout dire pour dire vrai ? D’écarter, par la puissance indiscutable du témoignage direct, les clichés, les mythes, les images, tous ces mensonges, afin que surgisse la personne réelle, telle qu’en elle-même ? Simone de Beauvoir racontait qu’un de ses plus anciens fantasmes l’incitait à croire que son existence singulière, y compris les incidents frivoles, le goût incomparable des instants mortels, que son existence entière s’enregistrait quelque part sur un magnétophone géant. (Le Bon dans Beauvoir 1990: 10) Cependant, en n’offrant au lecteur ni commentaire, ni note, ni interprétation générale pour accompagner ces documents, Beauvoir est un acteur dans l’interaction quelque peu erratique de ses textes, changeant, augmentant, modifiant son « existence entière ». Aucun risque de laisser un quelconque dernier mot qui pourrait être lu, débattu, interprété. Sans aucune apparition de « sa personne réelle » (une zone d’immobilité dans laquelle, de nouveau, elle devrait ménager un espace pour sa liberté), « Beauvoir » parcourt des chemins inattendus. Il est difficile de développer mieux qu’elle des perspectives narratives. En pensant à ce soi, à ce soi mouvant, on peut se demander si ces « incidents frivoles » et « le goût incomparable des instants mortels » se développent simultanément et peut-être dans une certaine porosité, à l’âge numérique. En écoutant, en intégrant, remodelant, répondant acoustiquement et électroniquement à l’expression de ce qui leur est propre, et de ce qui ne l’est pas, circulent-ils au risque inévitable de la vulnérabilité, de la conversation, de la rayure, de la déconnexion, suspendus au milieu de centaines de flash sans un véritable centre, une véritable cible ? « On ne peut pas, en trente seconde, séparer mythe et histoire : ce n’est pas comme découper un poisson. » C’est l’une des nombreuses réflexions de Sylvia Lawson dans Comment Simone de Beauvoir est morte en Australie (Lawson 2002: 136) ; et le documentaire dramatisé présentant des vues disparates de « l’égalité » des genres qui apparaît entre d’une part Omu Nwagboko, Orowu, son Premier Ministre et Onyeamama, et d’autre part Beauvoir, Germaine Greer et Hazel Henderson dans Nkiru Nzegwu, Family Matters : Feminist Concepts in African Philosophy of Culture (Nzegwu 2006: 157-198), place dans une perspective coloniale et néocoloniale les approches traditionnelles à « Beauvoir », qui interdisent toute immersion dans des histoires de sens à multi-transmissions. Contrairement aux commémorations officielles qui cherchent à faire ressortir la grandeur ou à affirmer « l’égalité » entre une existence singulière et une autre, la commémoration risquée de Beauvoir que l’on trouve dans ces deux œuvres habite les vides entre les échos avec et sans noms. Tout aussi hasardeuse, et tout aussi imprégnée de sens, est la commémoration fugace qu’à l’époque où ellemême voulait poursuivre ses études de philosophie Beauvoir fait d’une femme dont elle a lu un article dans un magazine illustré. Dans les Mémoires <?page no="194"?> Jeffner Allen 194 d’une jeune fille rangée, Beauvoir remarque que l’on pouvait compter sur les doigts d’une seule main les femmes qui possédaient un diplôme ou un doctorat de philosophie. Là, elle nomme une fois, une seule fois, cette figure à laquelle elle voudrait ressembler, Mademoiselle [Léontine] Zanta : « Elle avait passé son doctorat ; elle était photographiée devant son bureau, le visage grave et reposé ; elle vivait avec une jeune nièce qu’elle avait adoptée. » (Beauvoir 1958: 255-256) Dans le mythos que Beauvoir construit de sa propre vie, elle se représente comme étant libre. Dans un moment historique exceptionnel, elle touche les mythes qui, selon elle, limitent ceux qui ne sont pas libres. Un vécu coulant librement, bordé par des représentations d’inertie et de mythes, elle peut toucher les mythes, toucher un autre, parce que, semble-t-il, elle n’a pas été formée par la situation qui modèle cet autre qui doit être libéré. Et cependant, Beauvoir a vécu sa vie jour après jour, écrivant ses lettres et ses carnets. Ce mythos n’est peut-être pas, n’a jamais été, son seul récit. « Ses mains gardent le désir d’étreindre la chair lisse », écrit-elle dans le paragraphe de transition à « La lesbienne » dans le tome 2 (« L’expérience vécue ») de Le deuxième sexe (Beauvoir 1949: II, 450). Ses mains gardent le désir d’étreindre la chair lisse, « sa » chair lisse, mais elle ne touche pas cette peau lisse, si lisse, et peut donc ainsi toucher et proclamer le mythe. Si elle avait touché la chair lisse, si lisse, elle n’aurait pas pu de façon convaincante (pour convaincre qui ? et pourquoi ceci a-t-il de l’importance ? ) proclamer le mythe. Mais n’est-il pas vrai qu’en disant « J’ai touché sa chair lisse », ou « Elle et moi nous sommes touchées », cela toucherait plusieurs mythes d’un coup ? Après l’attente de toute une vie, les lettres et carnets de Beauvoir exigent que l’on revisite dans les moindres méandres les modalités par rapport auxquelles elle se positionne ; ses souvenirs souvent enchâssés (ou rejetés, ce qui revient au même) dans des récits précis, brutaux, policés. Le recueil et la publication d’un flot incalculable d’éléments de sens qui dérivent de ses écrits posthumes, ni plus ni moins vrais, historiques ou fictifs que l’œuvre déjà publiée, nous montrent la futilité de lectures qui auraient pour but de maintenir Beauvoir dans un impossible présent. 1 Avec le centenaire de Beauvoir, il est peut-être important de noter que la dérive du sens produit inévitablement des écarts littéraires, théoriques et autobiographiques, mailles relâchées dans lesquelles cet état de chose qu’est devenu « Beauvoir » ne tient plus. 1 Cet essai fait allusion à de précédentes dé-compositions de « Beauvoir », y compris les nombreuses formulations depuis 1982 dans « An Introduction to Patriarchal Existentialism : A Way out of Existential Patriarchy », et « A Response to a Letter from Peg Simons, December 1993 », qui sont re-décomposés et réunis dans SINUOSITIES / / Lesbian Poetic Politics (Allen 1996). <?page no="195"?> Dé-composer « Beauvoir » 195 Cent ans après la naissance de Beauvoir, la naphtaline, ou plutôt une mémoire enveloppée dans la naphtaline, le geste potentiellement naphtalénique de la commémoration, pose de sérieuses questions de conservation et de décomposition dans les flux du temps qui constamment et simultanément créent et détruisent. Dans « La femme mariée », au tome 2 du Deuxième sexe, Beauvoir propose des descriptions, de celles qui refusent de se poser dans l’immobilité, d’un antiseptique qui éviterait les nuisances occasionnées par les insectes qui volent, creusent ou rampent, la dissémination de particules, le plus léger rayon de soleil : Elle ferme les fenêtres car, avec le soleil, s’introduiraient aussi insectes, germes et poussières ; d’ailleurs le soleil mange la soie des tentures, les fauteuils anciens sont cachés sous des housses et embaumés de naphtaline : la lumière les fanerait. (Beauvoir 1949: II, 237) Bien que Beauvoir se situe bien loin des tâches ménagères, il faut souligner qu’étant donné l’emphase fréquente mise sur la conservation de lieux clos pleins, voire trop pleins, d’objets bien rangés, les activités quotidiennes d’une ménagère ou d’une intellectuelle ne sont pas si différentes que cela. Lorsque Beauvoir dit « Laver, repasser, balayer, dépister les moutons tapis sous la nuit des armoires, c’est arrêtant la mort refuser aussi la vie : car d’un seul mouvement le temps crée et détruit ; la ménagère n’en saisit que l’aspect négateur » (Beauvoir 1949: II, 236), de telles remarques rebondissent et affectent « Beauvoir » et ses lecteurs. Elle, qui attentivement a répandu de la naphtaline et ainsi perpétué un certain sens de la mise en scène de la mémoire et bloqué le passage du temps gonflé de perspectives qui pourraient trouver dans cet ordre, des souillures, des taches, des imperfections et des mutations avantageuses, ébranle le geste naphtalénique lorsqu’elle laisse ses carnets et ses lettres pour qu’ils soient trouvés et publiés. Juste au moment où les vapeurs flottantes du geste naphtalénique, si clairement représenté par Beauvoir tentant d’embaumer, de couvrir, de fermer ce qui ne peut être contenu, semblent retomber, elles ne le font pas, insensibles tant au contrôle domestique qu’à la logique de la raison. Ce qui est au cœur de la conservation, ses outils et ses techniques, ses travaux achevés et ses chantiers en cours, s’évapore lentement, volatile, inconstant, éphémère, volage. Bien que Beauvoir se plaigne du ménage dans lequel « à ne voir dans la vie que promesse de décomposition » (Beauvoir 1949: II, 237) toute joie de vivre est perdue, la dé-composition dans tous les sens du mot (désintégration, changement, effritement de certains arrangements, positions, styles de composition, déclin de mouvements de pensée et d’époques historiques) propulse des corps composés de gestes et d’idées irréconciliables. Peut-on parler d’une commémoration à laquelle échapperaient les « vertus » de la domesticité ? Oscillant dans l’ambiguïté, l’évocation que <?page no="196"?> Jeffner Allen 196 Beauvoir fait de Bardot en tant que corporalité dotée d’une singulière mobilité affirme le refus de Bardot de se transformer en idole et entretient l’espoir que Bardot « mûrira, mais qu’elle ne changera pas. » (Beauvoir 1979: 380) Le désir de résoudre l’inéluctable « Bardot », non sans rapport avec le désir d’écrire qui tenterait de saisir complètement et à jamais une indéfinissable « Beauvoir », paradoxalement immuable, flux de mûrissages et de maturation, semblerait passer sous silence une hésitation, une impossible réticence à libérer, immerger, dans une vulnérabilité risquée, recyclant, déconnectant, dé-composant, étincelant dans les enveloppes charnelles de cette époque planétaire, globale et multi-chaîne. Non sans risque, les langues, une longue langue, une courte langue, une longue et étroite langue de feu, une trompe, la longue langue en spirale d’un papillon, langues fleurissantes d’orchidées, un poisson-langue, tentent plusieurs espaces de désintégration et de suspense. Et ce n’est pas par hasard si l’impossibilité de se concentrer directement sur l’œuvre ou même sur un seul texte de Beauvoir révèle un enchevêtrement nécessaire dans lequel une ré-évaluation de « Beauvoir » implique de nombreux actes d’interprétation dirigés non seulement vers des considérations thématiques, mais gorgées de questions de perspectives, d’approches, et peut-être spécialement sur le type d’outils à utiliser. La croyance ou la fidélité ne sont-elles pas une liberté, un choix, une rationalité génériques et néanmoins spécifiquement situés, la matière même dont sont faits nombres de mythes sur « Beauvoir » ? Ce sur quoi ces mythes sont préservés comme des « vérités » ? Je ne suis pas sûre que Beauvoir serait d’accord avec moi, mais cela a-t-il de l’importance ? Prendre des libertés avec la vie de Beauvoir ? Ne prit-elle pas des libertés avec sa vie et avec nous, ses lecteurs ? Si celle qui touche un mythe peut aussi être faiseuse de mythes, lorsqu’il y a encore tant de rêves, de peurs, d’idoles, et parfois si peu de frivolité, les pratiques de dé-composition peuvent-elles produire des commémorations dans lesquelles, pour un temps, des intervalles poreux de vulnérabilité conversationnelle deviennent les demeures d’autres presque absents ? Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, Beauvoir montre comment l’expérience fut toujours ambiguë pour elle. Enfant, elle voulait exprimer des teintes neutres et des ombres muettes, elle sentait qu’il pouvait y avoir un écart entre le mot et l’objet ; encouragée par les adultes, elle se méfiait de l’hypothèse selon laquelle la définition d’une chose en exprime la « substance » : « Ce que je voyais de mes yeux, ce que j’éprouvais pour bon, devait rentrer tant bien que mal dans ces cadres [= l’univers des concepts aux diverses arêtes] ; les mythes et les clichés prévalaient… » (Beauvoir 1958: 17) L’espace virtuel de la publication posthume de ses écrits ne doit pas être exclusivement ou essentiellement un espace de citations, de démonstration, <?page no="197"?> Dé-composer « Beauvoir » 197 de preuve. Séduire, flétrir les rouages étincelants du mythe, nous met en marche vers les changeantes communications du « elle, elle et elle », voyages de risques, de dé-composition et d’instables transformations dans lesquelles le mythe même peut s’échapper de la zone d’immobilité que lui a attribué Beauvoir. tournoyer, tomber, s’élancer, se lever, sauter, s’accroupir un canon, une loi, un modèle ou un critère, autoritaire, authentique, souvent invariable pierre brillante, pierre étincelante, pierre noire à rayures, pierres verte, grise, rouge, pierres d’argile, agate mousseuse, agate à ruban, pierres de porcelaine, pierres de boue, pierres de verre, pierres tachetées, agate étoile donner des coups de canne, discipliner, battre ou flageller elle elle et elle s’installant rarement dans un état d’immobilité canon, de l’italien « cannone » augmentatif de « cana », roseau, tube ou canne, un large tube, une pièce d’artillerie roulant dans les billes, click fait le tapage, grande et élégante pierre tap tap click composition à deux voix ou plus, passages dans lesquels la mélodie est exactement et complètement imitée par les voix successives, pas toujours sur le même ton intégrée assimilées à un canon : elle et elle peuvent-elles parler? Comment elle et elle écoutent-elles ou répondent-elles à elle et elle ? entre les billes, parmi les billes, grappes de billes elle se tient sur trois billes, aucune ride de retenue : elle prend deux billes dans sa bouche et en donne une a son amie canner - d’un dense fourré de cannes, vertes, humides, ondoyantes, fortes couper une canne et canner une chaise, garnir le fond ou le dossier d’une chaise avec des cannes canne de verre - chaque couleur et ruban dans une bille, faire tournoyer une poignée de cannes de verre dans une bille, ajouter une canne de verre a du verre en fusion, puis, augmenter la chaleur, étirer et tordre en une bille, des billes et des billes en silence les billes se fendent <?page no="198"?> Jeffner Allen 198 Bibliographie Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 1949 (tome I et II). Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris 1958. Simone de Beauvoir, Brigitte Bardot et le syndrome de Lolita [1959], dans Les écrits de Simone de Beauvoir, éd. Claude Francis et Fernande Gautier, Paris 1979. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, éd. Sylvie Le Bon de Beauvoir, Paris 1990. Jeffner Allen, SINUOSITIES \\ Lesbian Poetic Politics, Bloomington 1996. Sylvia Lawson, Comment Simone de Beauvoir est morte en Australie, Mouriès 2005. Nkiru Uwechia Nzegwu, Family Matters: Feminist Concepts in African Philosophy of Culture, Albany 2006. <?page no="199"?> Katherine Arens Pyrrhus et Cinéas : Un nouvel empire de l’écriture philosophique Pyrrhus et Cinéas (1944), un des premiers essais philosophiques de Simone de Beauvoir, est regardé d’ordinaire comme le précurseur de Pour une morale de l’ambiguïté (1947) - une sorte de vulgarisation de l’existentialisme - ou bien comme une réponse à L’être et le néant : Essai d’ontologie phénoménologique (1943) de Jean-Paul Sartre. Edward et Kate Fullbrook ont cependant démontré que l’œuvre de Beauvoir requiert une approche plus globale qui prendrait en compte sa logique textuelle et épistémologique. 1 Embrassant une telle approche, cet essai se propose de l’appliquer à Pyrrhus et Cinéas, un texte écrit en trois mois dans un Paris occupé par les Nazis. Le titre fait référence à Pyrrhus roi d’Épire (318-272 avant J.C.), à l’origine de la fameuse expression « une victoire à la Pyrrhus » et dont Plutarque raconte l’histoire dans ses Vies. De la famille d’Alexandre le Grand, Pyrrhus vainquit les Carthaginois ce qui le rendit maître d’une grande partie de la Grèce. Toutefois, il ne parvint jamais à s’emparer de Rome. L’interlocuteur de Pyrrhus, Cinéas, est un élève de l’orateur Démosthène, devenu l’ambassadeur des régions indépendantes auprès de Rome. Le Cinéas de Plutarque interroge Pyrrhus sur la sagesse de poursuivre la guerre et l’invite à cesser l’effusion de sang et finalement profiter de la vie. Alors que Montaigne approuvait la position de Cinéas, soulignant l’absurdité de la guerre, Beauvoir prend partie pour Pyrrhus - une position qui a conduit les critiques à situer ce texte dans son intérêt pour une éthique engagée. Comparé au texte de Plutarque, celui de Beauvoir apparaît comme traitant du pouvoir politique brut de l’empire, utilisant un langage classique familier aux Français cultivés de l’époque, d’autant plus que depuis Louis XIV, la France s’identifie à l’Empire Romain - une image nationaliste qui fut reprise pendant la Révolution sous d’autres formes. Dans l’après-guerre, cet héritage fut ranimé par le Théâtre de l’Absurde à travers sa réinterprétation du Classicisme français. Ce qui a été négligé, me semble-t-il, c’est l’intérêt de Beauvoir au-delà de la philosophie pour un tel héritage culturel. 1 Vintges, Philosophy as Passion, présente un résumé des premières recherches scientifiques ; Sonia Kruks, « Beauvoir’s Time/ Our Time », présente les recherches récentes ; Christine Daigle, « Beauvoir : Réception d’une philosophie », considère sa réception en France. <?page no="200"?> Katherine Arens 200 Pour voir dans Pyrrhus et Cinéas un texte qui révèle la vérité cachée du pouvoir, et pas seulement une éthique philosophique, il faut reconnaître les multiples contextes de ce texte : écrit dans la France occupée, il présente non seulement une première approche de l’éthique existentialiste, mais aussi l’émergence de l’empire philosophique personnel de Beauvoir. Lire sa philosophie engagée ainsi confirme qu’elle ne faisait pas de la philosophie traditionnelle, mais qu’elle cherchait bien de nouveaux modes d’écriture capables de déplacer le pouvoir épistémologique des institutions et des absolus sur les individus. La réception critique de Pyrrhus et Cinéas : Une philosophie de l’éthique Dans le récent mouvement de récupération de l’originalité philosophique de Beauvoir, Pyrrhus et Cinéas a suscité l’attention des critiques, mais cela est resté limité à l’analyse philosophique traditionnelle, et plus particulièrement aux discussions canoniques sur l’existentialisme. En conséquence, les critiques insistent sur le fait que le thème central de cet essai est la liberté individuelle dans le monde à travers l’engagement concret - une approche de l’éthique qui sera développée mais aussi considérablement modifiée dans Pour une morale de l’ambiguïté. 2 L’idée centrale, à savoir que la liberté conduit souvent à la violence, est généralement considérée comme une référence à Vichy et à l’Occupation allemande. 3 Le texte de Beauvoir se pose contre la transcendance par l’importance accordée à l’intersubjectivité et à un engagement pour l’imminence : « Beauvoir asserts that no values exist in the world of non-conscious being before consciousness’s putting them there. » (Fullbrook 1998: 101) Il est évident que pour Beauvoir la question de l’engagement telle que Cinéas la pose est au centre de l’étique engagée : « ‹Pourquoi›, dit Cinéas, ‹ne pas vous reposer tout de suite ? › […] A quoi bon partir si c’est pour rentrer chez soi ? A quoi bon commencer si l’on doit s’arrêter ? » (Beauvoir 1944: 9) Beauvoir commence par une question et poursuit avec une discussion sur la manière dont les hommes fixent leurs objectifs qui occupent toute la première partie: « à chaque minute une nouvelle tâche qui le jettera en avant vers une tâche nouvelle, sans repos » (Beauvoir 1944: 9). Elle formule ici sa notion de projet, une projection en avant qui met en relation actions et 2 « Reading Pyrrhus et Cinéas we are struck by is difference from Beauvoir’s later work. Pyrrhus et Cinéas delineates an ethics of the finite subject, absolute freedom and the project. » (Bergoffen 1997: 69) 3 « Beauvoir’s justification of violence in the name of freedom resonated with the French in 1947. » (Bergoffen 1997: 45) <?page no="201"?> Pyrrhus et Cinéas : Un nouvel empire de l’écriture philosophique 201 résultats, renvoyant au Geworfenheit de Heidegger. A travers le projet, l’activité humaine donne sens à l’existence en fixant des objectifs et des limites. Ainsi le Pyrrhus de Beauvoir doit décider de partir ou de rester, ou comme elle le fait dire à Candide, décider quel jardin cultiver : « Quels buts peut-il se proposer, et quels espoirs lui sont permis ? » (Beauvoir 1944: 12) « Le jardin de Candide » devient donc le thème de la première partie. S’interroger sur quel jardin cultiver n’est pas une question abstraite, quand elle est posée en septembre 1940, un mois avant les premières déportations des juifs et autres sujets indésirables par le gouvernement de Vichy. Action, collaboration, ou résistance sont les réalités qui motivent la question de l’engagement : « Mais que m’importe? tout cela ne m’est rien. » Je me retrouve indifférent, paisible. « Mais qu’est-ce qu’il y a de changé? » disait en septembre 1940 ce petit bourgeois sédentaire assis au milieu de ses meubles, « On mange toujours les mêmes beefsteaks. » Les changements n’existaient que dehors : en quoi le concernaient-ils? (Beauvoir 1944: 14) Si je reste passif, je ne suis pas humain ; je dois agir. Toutefois, cette action doit être un engagement concret et non pas une simple réponse à quelques principes abstraits, qui par définition serait « une prétention vide » (Beauvoir 1944: 15), que le troisième terme soit la fierté d’un accomplissement tel que l’escalade d’une montagne (Beauvoir 1944: 17), ou n’importe quelle autre valeur morale. Donc l’homme s’engage non pas en suivant les règles, mais plutôt en sachant l’objectif de son action : « Ce qui est mien, c’est d’abord l’accomplissement de mon projet. » (Beauvoir 1944: 16) De tels actions me lient aux autres activement : « Le lien qui m’unit à l’autre, moi seul peux le créer ; je le crée du fait que je ne suis pas une chose mais un projet de moi vers l’autre, une transcendance. » (Beauvoir 1944: 16) Chaque lien doit être constamment recréé, « minute après minute » (Beauvoir 1944: 17), en décidant ce qu’il signifie, quel futur l’individu est-il en train de choisir : « Ce que je dépasse, c’est toujours mon passé et l’objet tel qu’il existe au sein de ce passé ; mon avenir enveloppe ce passé, il ne peut se bâtir sans lui. » (Beauvoir 1944: 18) De tels choix ne sont jamais totalement libres - « Un intellectuel qui se range aux côtés du prolétariat ne devient pas prolétaire : il est un intellectuel rangé aux côtés du prolétariat. » (Beauvoir 1944: 19) - mais chaque choix cultive l’homme, dans la mesure où il s’engage dans les circonstances concrètes du présent. 4 Les sections suivantes de la première partie caractérisent toutes l’acte du choix. Tout d’abord de Beauvoir discute « L’instant », le temps du présent qui est rempli par un engagement avec le monde : « Je ne m’attacherai qu’à 4 « Se promener en faisant des discours, en prenant des photographies, ce n’est pas participer à une guerre, à une expédition. » (Beauvoir 1944: 20) <?page no="202"?> Katherine Arens 202 cette minute que ma vie remplit : elle seule est une proie tangible, une présence. Il n’existe que l’impression du moment. Il y a des moments vides qui ne sont qu’une sorte de tissu conjonctif entre les moments pleins… » (Beauvoir 1944: 21) Chaque instant doit remplir une éternité qui autrement serait vide, de sorte que le sens est créé à partir de l’ennui au moyen d’un projet : « Toute jouissance est projet. Elle dépasse le passé vers l’avenir, vers le monde qui est l’image figée de l’avenir. » (Beauvoir 1944: 23). 5 Le Pyrrhus de Beauvoir fixe de tels objectifs en engageant son présent, et par-là l’avenir puisqu’il se définit lui-même à travers des projets : « Pyrrhus ne part pas pour rentrer, il part pour conquérir ; cette entreprise n’est pas contradictoire. Un projet est exactement ce qu’il décide d’être, il a le sens qu’il se donne : on ne peut le définir du dehors. » (Beauvoir 1944: 31) Il doit décider quelle est sa place au sein des hommes. La section suivante s’interroge: « Si l’homme est toujours ailleurs, que n’est-il partout ? » (Beauvoir 1944: 32) Lié au monde par des choix, l’individu semblerait en effet se lier à des totalités qui le dépassent. Se lier ainsi, en réalité, ne lie en aucune façon l’individu à « L’infini » : Multiplier à l’infini les liens qui me rattachent au monde, c’est une manière de renier ceux qui m’unissaient à cette minute singulière, à ce coin singulier de la terre ; je n’ai plus ni patrie, ni ami, ni parents ; toutes les formes s’effacent, elles se résorbent dans le fond universel dont la présence ne se distingue pas de l’absence absolue. Ici non plus, il n’y a plus ni désir, ni crainte, ni malheur, ni joie. Rien n’est mien. L’éternité rejoint l’instant, c’est la même facticité nue, la même intériorité vide. (Beauvoir 1944: 35) Néanmoins de tels liens peuvent nous immobiliser, si nous ne nous affirmons pas dans ce tout. En soumettant nos actions à des idées universelles telles que « Dieu », nous risquons de nous perdre, de renoncer à nousmêmes : « La perfection de son être ne laisse aucune place à l’homme. […] L’homme ne saurait se transcender en Dieu si Dieu est tout entier donné. L’homme n’est alors qu’un accident indifférent à la surface de l’être. » (Beauvoir 1944: 36-37) Tandis que poser l’existence de Dieu satisfait un besoin - « aux aspirations de la transcendance humaine ; ce serait en effet un être concret, achevé et fermé sur soi » (Beauvoir 1944: 40) - une telle soumission ne nous dit pas comment agir : « L’homme ne peut s’éclairer par Dieu ; c’est par l’homme qu’on essaiera d’éclairer Dieu. » (Beauvoir 1944: 43) Mais n’importe quelle idée abstraite aurait le même effet: « L’humanité » ne nous renverra pas non plus à l’action concrète. Toutes les idées abstraites, conclut Beauvoir, doivent être transcendées si les individus veulent réclamer leurs existences et trouver des directions pour leurs actions. Épouser une idée 5 Beauvoir reconnaît que Hegel a déjà traité de cela, mais en termes d’intériorité ; Heidegger insiste sur l’infini. <?page no="203"?> Pyrrhus et Cinéas : Un nouvel empire de l’écriture philosophique 203 universelle, quel qu’elle soit, revient assez explicitement à passer un marché avec le diable (elle cite aussi bien le Faust de Marlowe et Méphistophélès), et par là-même perdre son individualité. L’individu et le monde, au contraire, doivent être considérés comme engagés dans des projets qui sont tous des actions concrètes et porteuses de sens : Un acte jeté dans le monde ne s’y propage donc pas à l’infini comme l’onde de la physique classique ; c’est plutôt l’image proposée par la nouvelle mécanique ondulatoire qui conviendrait ici : une expérience peut définir une onde de probabilité et son équation de propagations ; mais elle ne permet pas de prévoir l’expérience ultérieure qui jettera dans le monde des données neuves à partir desquelles il faudra reconstruire l’onde à nouveau. (Beauvoir 1944: 51) Chaque acte est un projet : la projection d’une action engagée dans « La situation » (la section suivante). Après tout le jardin de Candide ne saurait être modelé comme un atome ou comme un infini - comme sans fin ou sans objectif. Pour cette raison : « C’est Pyrrhus qui a raison contre Cinéas. Pyrrhus part pour conquérir : qu’il conquiert donc. ‹Après ? › Après, il verra. […] La limite de notre entreprise est en son cœur même, non dehors. » (Beauvoir 1944: 60) On ne peut pas dire, comme Heidegger, que les êtres humains sont là pour mourir. Les hommes n’existent que quand ils engagent le monde à travers le choix, comme Sartre le souligne dans L’être et le néant (Beauvoir 1944: 62-63), et comme le Pyrrhus de Beauvoir le décide : À chaque instant [l’homme] cherche à se faire être, et c’est cela le projet. L’être humain existe sous forme de projets qui sont non projets vers la mort, mais projets vers des fins singulières. Il chasse, il pêche, il façonne des instruments, il écrit des livres : ce ne sont pas là des divertissements, des fuites, mais un mouvement vers l’être ; l’homme fait pour être. (Beauvoir 1944: 64) Chaque projet est singulier et toujours accompli, défini par des hommes, et non par quelques idées ou objets abstraits. La première partie de Pyrrhus et Cinéas s’achève cependant par un dépassement de l’individu : « Mais l’homme n’est pas seul au monde. » (Beauvoir 1944: 65) La seconde partie commence par une discussion sur « Les autres » (Beauvoir 1944: 67), changeant ainsi l’optique de la situation. Chaque individu doit faire des choix pour s’engager dans le monde, mais en même temps, il ne peut se déterminer lui-même : « Et c’est pourquoi tout culte du moi est en vérité impossible ; je ne peux me destiner à moi-même. » (Beauvoir 1944: 67) Par la suite, dans « Le dévouement », Beauvoir explique que l’on doit se consacrer à un projet sans attente particulière, dans un appel à la situation qui peut ou non se réaliser, car personne ne peut jamais prétendre connaître l’intention des autres ou du monde dans leurs appels (Beauvoir 1944: 82) Dans « La communication », Beauvoir précise que les appels sont faits pour engager ce qui ressemble à la dialectique hégélienne <?page no="204"?> Katherine Arens 204 du maître et de l’esclave ; une dialectique dans laquelle un individu engage un autre, et ensuite transcende cet engagement par de nouveaux choix libres : « Être libre, c’est se jeter dans le monde sans calcul, sans enjeu, c’est définir soi-même tout enjeu, toute mesure. » (Beauvoir 1944: 107) Telle est la lutte fondamentale de l’individu pour être, comme Beauvoir l’indique dans la dernière section du texte, « L’action » (Beauvoir 1944: 111). Je parle pour établir un rapport avec l’autre, je me bats contre ceux qui cherchent à me faire taire : Je lutterai donc contre ceux qui voudront étouffer ma voix, m’empêcher de m’exprimer, m’empêcher d’être. Pour me faire exister devant les hommes libres je serai obligé souvent de traiter certains hommes comme des objets. […] Ensuite il faut que j’aie devant moi des hommes qui soient libres pour moi, qui puissent répondre à mon appel. (Beauvoir 1944: 113) Chaque bataille est un engagement avec l’aujourd’hui, à travers des actes (Beauvoir 1944: 119) : « C’est aujourd’hui que j’existe, aujourd’hui me jette dans un avenir et si je prétends me contempler du fond de ce temps où je ne suis pas, il n’y a là qu’une feinte, je ne dis que des mots vides. » (Beauvoir 1944: 121) Cette déclaration est la culmination de Pyrrhus et Cinéas, dans la mesure où elle manifeste la relation de l’existentialisme aux phénoménologies de Hegel et Heidegger. Mais ce texte va plus loin. Pyrrhus et Cinéas insiste sur l’idée de libération et de lutte, mais pas seulement dans leurs formes abstraites, dialectiques. La lutte dialectique entre le soi et le monde doit être vu comme « both political-existential and intellectual-existential » (Bergoffen 2004: 81). Beauvoir fut soi-disant surprise par le succès de Pyrrhus et Cinéas : « Finding it too abstract, she attributed its success to a French public starved for philosophy. » (Bergoffen 2004: 80) Si ce texte semble abstrait aujourd’hui - si une telle revendication est possible -, il ne l’était pas nécessairement dans son contexte original. Le public français de 1944 l’aura certainement distingué comme applicable à leur pays et à la situation politique contemporaine, parce qu’il fait allusion non seulement aux Vies de Plutarque, mais aussi à un texte de Michel de Montaigne mentionné dans l’épigraphe du texte. Ils savaient que Montaigne prenait partie pour Cinéas, de sorte que quand Beauvoir approuve Pyrrhus, elle fait une déclaration ouvertement politique sur l’engagement. Dans une telle lecture, ce n’est pas l’État, mais l’homme d’action qui sauve des vies en fixant des objectifs et en affirmant l’existence dans des actes éthiques : « Cinéas refuses to grasp this truth [of repeated ethical action], while Pyrrhus does. » (Arp 2001: 22-23) Il dirige sa vie vers un futur, tout comme, peut-être, les individus en France devaient le faire pour réclamer une existence éthique que leur État n’avait pas eu. <?page no="205"?> Pyrrhus et Cinéas : Un nouvel empire de l’écriture philosophique 205 Les sources historiques et littéraires de Pyrrhus et Cinéas Revendiquer une telle lecture politique de ce texte n’est pas ésotérique. La source de Beauvoir est explicitement politique. L’historien grec, Plutarque (vers 46-127) conçut ses Vies dans le but de présenter des biographies parallèles de notables grecques et romains. L’histoire de Pyrrhus roi d’Épire (la onzième paire) se déroule dans la période hellénistique, au moment où le pouvoir est en train de passer de la Grèce à Rome. Dans ce transfert de pouvoir, Pyrrhus était regardé par Hannibal comme un grand chef militaire, second seulement après Alexandre le Grand. Néanmoins, dans la mémoire populaire on s’en souvient comme le général de la victoire à la Pyrrhus - une victoire obtenue à un coût exorbitant, en référence à ses ‹victoires› sur les Romains à Héraclée en 280 avant J.C. et à Ausculum en 279 avant J.C. Les détails de son histoire expliquent sa politique. Pendant les guerres de Pyrrhus en Italie (280-275 avant J.C.), les Romains menaçaient les cités grecques de la Grande Grèce (y compris la péninsule italique), et l’oracle de Delphes demanda à Pyrrhus de les attaquer et de les maîtriser. Pyrrhus envahit l’Italie avec une armée d’au moins 25 000 éléphants et chevaux, et offrit à Rome un traité de paix. À la bataille d’Ausculum, les Romains perdirent mais infligèrent de très lourdes pertes à Pyrrhus, qui perdit 3500 hommes (les romains en perdirent 6000), et le maintinrent hors de Rome. Par la suite, en 278 avant J.C., les cités grecques sollicitèrent l’aide de Pyrrhus pour éconduire les Romains de Carthage. Par la suite, les Macédoniens lui offrirent leur trône. Victorieux en Sicile, il fut cependant obligé de retourner en Italie pour continuer sa campagne contre Rome. La bataille de Bénévent en 275 avant J.C. ne fut pas décisive, mais l’armée romaine, plus nombreuse, mit un terme à ses positions italiennes. Pyrrhus fut tué des années plus tard lors d’un assaut sur Sparte (quand une vieille femme lui jeta une tuile sur la tête, permettant ainsi à un soldat de le tuer). Il avait espéré contrôler le Péloponnèse pour lui-même, tout en agissant pour le compte d’un Spartiate impopulaire, qui divisait l’autorité grecque. Pyrrhus est donc le général qui ne peut contrôler les circonstances, qui ne peut plier l’histoire à sa volonté, en dépit de ses grands talents. Il est significatif que Plutarque choisisse comme parallèle de Pyrrhus un général bien différent : [Caius] Marius (157-86 avant J.C.), plébéien, il sauva Rome face aux Cimbres et aux Teutons en réformant et ouvrant l’armée aux plébéiens. En 107 avant J.C., il changea en effet les critères de recrutement d’une armée en manque d’hommes, afin que les soldats puissent être recrutés parmi les Romains qui n’avaient pas de propriétés. Les légions se remplirent de soldats pauvres, heureux de servir un général qui les payait avec l’accord du Sénat en terre conquise par ses victoires. Le futur Jules César servit sous ce général. Jamais Marius ne tourna son armée contre le <?page no="206"?> Katherine Arens 206 Sénat et l’oligarchie, bien que cela ait été possible, mais ses successeurs le feront. Donc, en approuvant Pyrrhus, Beauvoir non seulement rejette Cinéas, l’élève de Démosthène l’orateur, mais aussi Jules César (une des préfigurations de Louis XIV), Marius et la prolétarisation. Si Pyrrhus était incapable de subjuguer l’histoire à son pouvoir personnel, Marius apparaît comme l’instrument de forces historiques supérieures : le général qui, tout en sauvant Rome, devient en fin de compte l’agent du reversement de son oligarchie héréditaire. Beauvoir édite l’histoire de Pyrrhus de manière très stratégique, le présentant à la fin de sa carrière, au moment où Cinéas lui sert d’ambassadeur auprès des cités italiennes qu’il envahissait (Plutarque 1951: XXX). Cinéas met en garde Pyrrhus contre des ambitions trop grandes, questionne sa poursuite des richesses italiennes et ses plans concernant la Sicile, la Lybie et même Carthage, car (dans le passage cité par Beauvoir) Pyrrhus est déjà en position de profiter de la vie et du vin, sans que de nouvelles effusions de sang ne soient nécessaires. Dans un sens, Plutarque soulève une question que Beauvoir pose en termes existentialistes : abandonner les plaisirs présents pour des espoirs futurs. Tel est le dilemme de Pyrrhus. Cependant le texte de Plutarque complique cette référence et par là explique pourquoi Marius est le parallèle de Pyrrhus. 6 Dans la bataille de Tarente, Pyrrhus était supposé défendre la ville, mais il ne bénéficiait pas de l’appui des citoyens, qui s’attendaient à ce qu’il s’en occupe seul, pendant qu’eux vaqueraient à leurs occupations quotidiennes. Mais Pyrrhus les obligea à se battre avec lui : Il fit premièrement fermer tous les parcs où ils voulaient aller se promener et s’ébattre aux exercices du corps, et en se promenant, par manière de passe-temps, discourir ensemble des affaires de la guerre, et combattre de paroles sans mettre la main à l’œuvre, et défendit toutes assemblées de festins, mômeries, et toutes autres belles joyeusetés qui lors étaient de saison, les ramenant à l’exercice des armes, et se montrant sévère sans pardonner aux montres de ceux qui étaient enrôlés et tenus d’aller à la guerre, de manière qu’il y en eut plusieurs qui, n’étant pas accoutumé d’être ainsi rigoureusement traités et commandés, abandonnèrent de tout point la ville, appelant servitude le non avoir pleine licence de pouvoir vivre entièrement leur plaisir. (Plutarque 1951: XXXIII) Grâce à ces mesures, Pyrrhus gagna la bataille et mit en échec l’armée romaine. Il ne fut toutefois pas capable de marcher sur Rome, mais seulement de défendre les intérêts grecs. À ce moment là, Cinéas fut envoyé pour négocier avec les Romains, qui furent tout d’abord enclin à la paix, mais finalement déclarèrent la guerre. Ce renversement était le fait d’Appius 6 L’« Introduction » de Debra B. Bergoffen (2004: 82) refuse la connexion que je fais ici : « Beauvoir aligns herself with Pyrrhus. Her decision does not concern the details of the king’s project. » <?page no="207"?> Pyrrhus et Cinéas : Un nouvel empire de l’écriture philosophique 207 Claudius, un sénateur, qui fit un discours passionné devant le Sénat, contre toute fraternisation avec Pyrrhus qui, selon lui, se retournerait contre eux s’ils venaient à faire preuve d’une telle faiblesse (Plutarque 1951: XXXIX). En conséquence, Rome accepta de négocier à la condition que Pyrrhus et ses armées quittent l’Italie. Cinéas accentua la menace. Pendant sa mission, il avait pu espionner l’ennemi et conseilla la paix, car le Sénat et le peuple romain ne feraient que se durcir s’ils avaient l’occasion de s’organiser. D’où sa fameuse déclaration : « Si nous en gagnons encore une autre pour le prix nous sommes ruinés en tout point. » (Plutarque 1951: XLVIII) L’allégorie politique sur laquelle repose Pyrrhus et Cinéas est très claire. De Marius viendra Jules César, une préfiguration de Louis XIV. 7 Les Romains qui résistèrent à Pyrrhus en se solidarisant doivent être associés aux Français. Rome, cependant, n’existe que dans la mesure où le peuple est derrière elle - dans la mesure où les légions de Marius ne se tournent pas contre le Sénat, dans la mesure où les Romains refusent de négocier avec l’ennemi. Il ne pourrait y avoir d’allusion plus claire quant à la nécessité de repenser les actions du gouvernement de Vichy et des Pétainistes, qui n’ont pas eu le courage des Romains de résister à l’incursion d’Hitler. Pyrrhus, Vichy et Beauvoir: quelques conclusions Pour les lecteurs de 1944, cette histoire dut avoir une forte résonance politique. La France avait déclaré la guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939 à la suite de l’invasion de la Pologne par les Allemands. Après huit mois de ‹drôle de guerre›, les Allemands lancèrent leur offensive à l’ouest le 10 mai 1940. Dans le contexte de la défaite militaire et de la dissolution de la Troisième République, un gouvernement se mit en place en juillet 1940 dans la France occupée - un gouvernement qui durera jusqu’à la Libération en août 1944. Jusqu’en mars 1941, Sartre vécut dans un camp de prisonniers, où il commença à travailler sur Les mouches, une adaptation de l’Oresteia, « a protest against those who give in to tyranny, a remarkable message for an audience to hear under the censorship of German occupation » (Fahnestock / MacAfee 1993: X). Beauvoir vécut en province au moment de l’invasion et de la capitulation de la France (Arp 2001: 14). Rentrée à Paris, Beauvoir créa un groupe de résistance: « They named their group ‹Socialism and Liberty› because they also concerned themselves with constructing an agenda for the Left for after the war, although there actually was little ground for believing that Germany would be defeated at this point. » (Arp 2001: 14-15) Quand 7 Voir Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV (1992). <?page no="208"?> Katherine Arens 208 d’autres groupes commencèrent à se développer, Beauvoir proposa la dissolution de son groupe que sa notoriété personnelle mettait en danger. Son expérience intime de la guerre fut douloureuse. En 1943, elle perdit son poste d’enseignante sur des accusations morales. Ayant à charge une famille de sept personnes, elle dut prendre un travail dans une radio sous contrôle allemand (Arp 2001: 14), une position pour laquelle elle fut obligée de signer sous serment qu’elle n’était ni juive ni franc-maçonne. En 1944, elle dut quitter Paris pendant deux mois par crainte d’avoir été trahie. Après la guerre, elle refusa la clémence pour un collaborateur nazi (Arp 2001: 39). C’est dans ce contexte hautement politique que Beauvoir réfléchit sur l’empire et la force. Son engagement politique est devenu familier ; il est présent jusque dans ses écrits contre la guerre d’Algérie dans les années soixante. 8 Néanmoins, lire Pyrrhus et Cinéas comme une allégorie politique n’est pas chose facile, car cela va à l’encontre de l’image publique qu’elle a soigneusement créée pour elle-même et pour Sartre après la guerre. Cet essai est en effet passé sous silence dans ses mémoires. 9 Une des raisons est nationaliste. Quand Pyrrhus et Cinéas parut - un des premiers livres publiés après la libération - il aurait bien pu avoir été entendu comme une riposte aux Communistes, qui attaquaient l’existentialisme à cause de son association à Heidegger (Arp 2001: 17), mais par la même il revendiquait explicitement l’origine allemande de son projet d’une manière qui deviendra inacceptable par la suite. Ici, la thèse des Fullbrook selon laquelle Beauvoir cherchait une nouvelle forme philosophique devient importante - thèse que ses propres propos confirment. Elle cherchait, plus précisément, une nouvelle forme d’écriture philosophique, différente du roman à thèse - forme familière des intellectuels de gauche - un roman à ambition explicitement didactique. 10 D’une part, elle affirme qu’elle n’est pas une philosophe : For me, a philosopher is someone like Spinoza, Hegel, or Sartre; someone who has built a great system, and not simply someone who likes philosophy, who can teach it, understand it, and who can make use of it in essays. A philosopher is somebody who truly builds a philosophical system. And that I did not do. When I was young, I decided that it was not what I wanted to do. (Beauvoir dans Simons/ Benjamin 1979: 338) 8 Voir Julien Murphy, « Beauvoir and the Algerian War ». Lee Fahnestock et Norman MacAfee, dans leur introduction à Quiet Moments in a War, résument la position beauvoirienne dans la France occupée de 1940. 9 « Beauvoir later criticizes Pyrrhus et Cinéas for being too subjectivistic and idealistic. » (Sirridge 2003: 140) 10 Simons, dans « Bergson’s Influence » (2003: 107), mentionne Bergson comme exemple de ce genre d’écriture. <?page no="209"?> Pyrrhus et Cinéas : Un nouvel empire de l’écriture philosophique 209 Avec Pyrrhus et Cinéas elle crée un texte dans la tradition classique française qui résonne aussi avec les tendances les plus contemporaines de la littérature - une philosophie appliquée à la vie, et engagée de la manière même dont Sartre définira par la suite la littérature engagée. Reconnaître que Beauvoir comprend ces différents nivaux de lecture suggère une encore plus grande continuité au sein de son œuvre, en particulier un niveau d’allusions sardoniques jusque là ignorées. Un exemple suffira à démontrer avec quelle densité Beauvoir organise ses arguments qu’elle aura grande peine à passer sous silence dans ses mémoires. Dans l’introduction à la traduction de ses Lettres à Sartre, Hoare explique l’origine du titre de celles de Sartre, Letters to the Beaver : René Maheu trouvait que Beauvoir ressemblait beaucoup à l’animal le castor. Cela conduisit les traducteurs anglais à traduire le surnom « castor » simplement par « beaver » (Hoare 1992: X). Mais il pourrait bien y avoir une légère plaisanterie ici ; « Castor », c’est aussi une référence mythologique auquel un public versé dans la culture classique pensera immédiatement : les Gémeaux - Castor et Pollux, les fils de Zeus et de Léda, et frères d’Hélène de Troie. Pollux, fils de Zeus, est un demi-dieu alors que son frère jumeau Castor, bien qu’engendré la même nuit mais par un mortel, n’est que mortel. Cependant Castor était le préféré des Romains. Si Beauvoir est Castor, alors Sartre est Pollux et Beauvoir la favorite du publique. 11 Comprendre les allusions classiques de Beauvoir permet de lire le projet existentialiste comme un commentaire sur les traditions culturelles françaises, et pas seulement sur la vie moderne. Il ne fait aucun doute que Sartre et Beauvoir étaient conscients de cette position. En 1930, Sartre adresse une lettre à Beauvoir, « Ma petite épouse morganatique » (Sartre 1983: 41), qui confirme son sentiment de droit royal et sa volonté de placer Beauvoir dans une position d’illégitimité par rapport à son héritage, ou (plus positivement) de se placer avec elle dans une alliance dont les enfants textuels seront considérés par les empires traditionnels de la philosophie comme illégitimes. Traduction de l’anglais : Catherine Dossin 11 Il y aurait peut-être un autre niveau de plaisanterie ici. Tacite assimile les Gémeaux aux Alcis Germains, dieux jumeaux honorés par des jeunes prêtres travestis. Et bien sûre, on n’oubliera pas la Bibliothèque de la Pléiade qui évoque une autre constellation astrale parallèle à celle des Gémeaux. <?page no="210"?> Katherine Arens 210 Bibliographie Simone de Beauvoir, Pyrrhus et Cinéas, Paris 1944. Simone de Beauvoir, Letters to Sartre, London 1992. Simone de Beauvoir, Philosophical Writings, Urbana 2004. Kristana Arp, The Bonds of Freedom: Simone de Beauvoir’s Existentialist Ethics, Chicago et La Salle 2001. Kristana Arp, Beauvoir as Situated Subject: The Ambiguities of Life in World War II France, in: Claudia Card (dir.), The Cambridge Companion to Simone de Beauvoir (loc. cit.), 175-85. Debra B. Bergoffen, Introduction: Pyrrhus et Cinéas, in: Simone de Beauvoir: Philosophical Writings, Urbana 2004, 79-87. Debra B. Bergoffen, The Philosophy of Simone de Beauvoir: Gendered Phenomenologies, Erotic Generosities, Albany 1997. Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven 1992. Claudia Card (dir.), The Cambridge Companion to Simone de Beauvoir, Cambridge 2003. Christine Daigle, Beauvoir: Réception d’une philosophie, in : Horizons Philosophiques, 16-2 / 2006, 61-77. Lee Fahnestock / Norman MacAfee, Introduction, in: Jean-Paul Sartre, Quiet Moments in a War (loc. cit.). Edward Fullbrook, She Came to Stay and Being and Nothingness, in: Hypatia 14-1 / 1999, 50-69. Edward Fullbrook / Kate Fullbrook, Simone de Beauvoir: A Critical Introduction, Cambridge 1998. Edward Fullbrook / Kate Fullbrook, Simone de Beauvoir and Jean-Paul Sartre: The Remaking of a Twentieth-Century Legend, New York 1994. Quintin Hoare, Introduction, in: Simone de Beauvoir, Letters to Sartre, London 1992. Julien Murphy, Beauvoir and the Algerian War: Toward a Postcolonial Ethics, in: Margaret A. Simons (dir.), Feminist Interpretations of Simone de Beauvoir (loc. cit.), 263-297. Plutarque, Vie de Pyrrhus, in: Les Vies des hommes illustres, Paris 1951, t. I, 865-915. Jean-Paul Sartre, Lettres au Castor et a quelques autres, Paris 1983. Jean-Paul Sartre, Quiet Moments in a War: The Letters of Jean-Paul Sartre to Simone de Beauvoir, 1940-1963, New York 1993. Margaret A. Simons / Jessica Benjamin, Simone de Beauvoir: An Interview, in : Feminist Studies 5 / 1979, 330-345. Margaret A. Simons (dir.), Feminist Interpretations of Simone de Beauvoir, University Park, Philadelphia 1995. Margaret A. Simons, Bergson’s Influence on Beauvoir’s Philosophical Methodology, in: Claudia Card (dir.), The Cambridge Companion to Simone de Beauvoir, (loc. cit.), 107-128. Mary Sirridge, Philosophy in Beauvoir’s Fiction, in: Claudia Card (dir.), The Cambridge Companion to Simone de Beauvoir (loc. cit.), 129-148. Karen Vintges, Philosophy as Passion: The Thinking of Simone de Beauvoir, Bloomington 1996. <?page no="211"?> Juliana B. de Albuquerque Tous les hommes sont mortels : Un essai au sujet de la dialectique de Maîtrise et Servitude à Paulo Meneses et Olga Introduction La dialectique du seigneur et de l’esclave. Le mouvement de la conscience de soi à la recherche de la reconnaissance. Un des points marquants de la narrative précise d’ Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit. Un sujet qui a fasciné de grands intellectuels contemporains et, par cela même, s’est montré effectif comme un de ces aspects de la philosophie non écrite dans laquelle est immergée la culture occidentale (Vaz 1981: 8). Dans ce texte, la dialectique de la reconnaissance sera analysée à la lumière du fameux livre de Simone de Beauvoir, Tous les hommes sont mortels, cherchant, de cette façon, à faire en sorte que la philosophie sorte du formalisme académique et atteigne sa raison d’être, l’Homme. Pour cela, il n’est pas nécessaire de simplifier les concepts, mais de les vivifier. Peut-être fut-ce le message laissé par Albert Camus quand il disait que « pour faire de la philosophie, il faut écrire des romans » (Camus 1993: 1). Et, il faut croire que cela fut aussi le désir d’Hegel en formulant une dialectique qui, plus qu’un moyen d’étude d’un objet, est la propre expérience de la conscience sur l’objet et, pourquoi pas, sur soi-même. Passons au texte ! La conscience de soi La conscience de soi est désir. Elle désire une autre conscience de soi dans laquelle elle puisse chercher sa propre reconnaissance et, ainsi, faire de la certitude qu’elle a de soi-même une vérité. En réalité, on verra plus loin, qu’elle est le désir de soi-même. Finalement, « Selbstbewusstsein », en allemand, signifie « un être qui se connaît soi-même ». Pour le dire d’une autre manière, auto-conscience. À partir de l’étude de la conscience de soi, on entre dans la ‹ terre patrie de la vérité › dans laquelle la conscience ira se confronter avec soi-même à <?page no="212"?> Juliana B. de Albuquerque 212 travers d’autres consciences de soi. Elle sort, au dire de Denis Rosenfield, de son ‹ratiocinement› purement cognitif avec les choses et assume son mouvement, « celui de sa relation pratique avec d’autres consciences de soi, capables d’opérer le même mouvement de connaissance de soi par la relation pratique avec l’autre. » (Rosenfield 2004: 131) Dans les chapitres qui précèdent l’abordage de la conscience de soi dans la Phénoménologie de l’esprit, on accompagne l’épanouissement de la conscience dans la certitude sensible, pour laquelle tout se présente indifféremment; le passage de l’entendement, en ce que l’autre sera vu par partie et oublié en son mouvement et, en dépassant tous ces mouvements, nous rencontrons la conscience de soi qui est le désir par la reconnaissance. En cela le désir est inépuisable. Il se renouvelle à chaque instant. Il dépend de l’altérité. Toujours. La réalité de la conscience de soi est le mouvement incessant qu’elle fait dans l’autre, médiateur dans la découverte de la vérité de sa propre certitude et, en relation à soi-même, dans la mesure où elle retourne à soi par la réflexion sur l’autre. Finalement, l’indépendance de cette conscience se fait en prouvant sa liberté et, montrant qu’elle est autonome, qu’elle peut exister sans se laisser influencer par l’autre. Cela semble contradictoire. Au début, nous disions que le Soi et l’Autre étaient reliés et, maintenant, on demande qu’ils soient indépendants, ou mieux, autonomes. Comment cela est-il possible ? C’est simple. Au commencement de ce passage, on argumente que le désir pour la conscience de soi n’est rien d’autre que le désir de soi-même. De cette façon, dans la différence qui promeut la séparation entre le Moi et l’Autre existe la formule d’une unité réfléchie. C’est à dire, l’unité du Moi avec lui-même qui ne se réfère plus à la tautologie Moi-Moi (Hegel 1807: 136, §167) mais à tout mouvement précédent. Dans les paroles de Hegel : Le Moi est le contenu de la relation et la relation elle-même; il confronte un autre et en même temps le dépasse; et dans cet outre, il est pour lui seulement lui-même […] Pour la conscience de soi, en cela, l’être-Autre est comme un être, ou comme un moment différent; mais pour elle, elle est aussi l’unité de soi-même avec cette différence, comme second moment différent. (Hegel 1807: 135-136 §166, §167) En cela, la conscience qui, au début, se présente comme simple égalité avec soi-même est la vie. C’est en elle que se trouve la conscience de soi. Ce sera la vie, ce premier objet du Moi qui tente de transposer sa certitude en vérité. En étant ainsi, l’autre de la conscience de soi qui se découvre indépendant est autre conscience de soi vivante. De cette façon, le désir, comme conscience de soi, doit être entendu comme négation de la vie elle-même. Mais, parce qu’elle est négation, il affirme en même temps le donné qui a été premièrement nié. Une telle opération, qui limite le donné dans la mesure qu’il le fait différent des <?page no="213"?> Un essai au sujet de la dialectique de Maîtrise et Servitude 213 autres, veut lui révéler que, en niant la vie, la conscience de soi lui rend indispensable son processus de devenir indépendante. Ce sera par la limitation que l’on arrivera au travail de l’infini. Finalement, la substance simple de la vie est son fractionnement en figures, et en même temps la dissolution de ces différences subsistantes ; et la dissolution du fractionnement est aussi une manière de fractionner et d’articuler des membres. (Hegel 1807: 138 §171) Il est donc valable de reprendre les moments dans lesquels on peut avoir au complet le concept de conscience de soi. En amont, son objet immédiat c’est le « moi » indifférencié au sein de la vie. En aval, on découvre que, dans l’immédiateté c’est la médiation de l’objet indépendant, et ainsi on rencontre le désir et sa satisfaction dans la mesure où, par cette médiation, on a la réflexion de la conscience de soi sur elle même, et par là, la certitude de soi devient une vérité. Enfin, surgit la duplication de la conscience de soi. Et de cette manière, la vérité de la certitude de soi-même devient un mouvement dans lequel la conscience de soi est un objet pour la conscience. Il existe là une réflexion redoublée dans laquelle la conscience de soi est amenée à se dédoubler pour devenir un objet pour elle même ; un objet qui « pose en lui même son être- Autre, ou la différence de rien, et en cela est indépendant. » (Hegel 1807 : 141 §176) En résumant ces moments, on comprend qu’une conscience de soi n’est conscience de soi que pour une autre conscience de soi. Enfin, elle viendra de cette façon à être l’unité de soi-même dans un être-autre. Il faut citer Hegel : Le Moi qui est objet de son concept, en fait n’est pas objet. Mais 1’objet du désir n’est indépendant que pour être la substance universelle indestructible : la fluidité de l’essence égale à elle-même. Lorsque la conscience de soi est l’objet, elle est tant Moi qu’objet. (Hegel 1807: 142 §177) Dans ce sens, on dit que l’Esprit est déjà présent dans la conscience de soi: Cette substance absolue qui dans la parfaite liberté est indépendante de son contraire, c’est-à-dire, des diverses consciences pour soi étant, elle est leur combinaison : Moi qui est Nous, Nous qui est Moi. (Hegel 1807: 142 §177) Voyons donc comment la conscience de soi ira entrer « dans le jour spirituel de la présence » (Hegel 1807: 142 §177). L’indépendance de la conscience de soi : Maître et Esclave La conscience de soi deviendra indépendante par une lutte de vie et de mort, par laquelle elle obtiendra sa reconnaissance. A partir de cette lutte, <?page no="214"?> Juliana B. de Albuquerque 214 qui « est une première esquisse de relation proprement humaine, une relation effective de reconnaissance qui brise l´égalité abstraite de la conscience avec elle même » (Lima Vaz 1981: 21), se manifestera son essence et elle parviendra ainsi à exister comme quelque chose qui, déterminant sa propre essence, ira nier la pure essence, la vie. Ainsi on a cette proposition : la conscience de soi est, avant tout, négation. Ou, selon Hypollite, « la conscience de soi, dans sa positivité, est une chose vivante, mais elle est dirigée précisément contre cette positivité, et c’est en tant que telle qu’elle doit se manifester. » (Hyppolite 1999: 183) Mais la négation d’une donnée est son affirmation par ses différences. Ainsi la conscience de soi va se comprendre, pour la première fois, comme étant limitée, et à travers cela même, comme un simple fractionnement de la vie, « la position naturelle de la conscience, l’indépendance [Selbständigkeit], sans négativité absolue. » (Hegel in Hypollite 1999: 183) Pourtant, seulement au moment où elle se fait différence, on reconnaîtra son êtreautre immédiat comme pure fluidité. Limitée et en même temps immergée au sein de la vie, la conscience de soi devra briser cette unité et faire ses preuves pour un autre être en soi et pour soi ; cela signifie, qu’elle devra devenir dans l’autre. Cet autre dans lequel elle devra se réfléchir, sera pour elle une conscience de soi vivante. Et chacune de ces consciences devra accomplir sur l’autre l’opération qu’elle accomplit en elle même. Sinon, elle n’obtiendra pas la reconnaissance comme quelque chose de positif, ou au moins comme être vivant, mais seulement comme pur objet contre-posé. Dans les mots de Hegel, certainement, « l’individu qui n’a pas mis sa vie en jeu, peut être reconnu comme une personne, mais il n’a pas acquis la vérité de la reconnaissance d’une conscience de soi indépendante. » (Hegel 1807: 146, §187) Et pourtant, lorsqu’une conscience de soi, dans la certitude d’elle même, est posée face à une autre certitude-de-soi, elle se dédouble et montre que la différence, interprétée auparavant comme quelque chose d’extérieure à elle, s’est intériorisée en elle. De là surgit le désir de devenir de nouveau unifiée avec elle même, et par là, elle part vers l’affrontement de son être autre, pour la vie ou pour la mort, cherchant la reconnaissance de son auto-conscience. En évitant le risque de la vie animale, la conscience de soi devra conserver sa liberté, et en désirant la reconnaissance, elle devra reconnaître l’autre conscience qui se présente à elle. En évitant le risque de la mort, de la négation naturelle et absolue, la conscience de soi entendra la vie comme son terrain, c’est-à-dire, la conscience que la vie devra s’élever au dessus de la vie. C’est à dire, conscient de la vie, l’homme devra se poser comme supérieur de l’immédiat de l’être animal, et prouver par le risque auquel il s’expose qu’il est un être en mouvement. <?page no="215"?> Un essai au sujet de la dialectique de Maîtrise et Servitude 215 Il arrive que pendant cet affrontement, l’une des deux consciences s’élève au-dessus de l’autre ; ainsi, elle ne la reconnaîtra pas comme son égale. En ce point, il s’établit une relation de domination entre les deux consciences: le maître et l’esclave. Le premier, qui a affronté la vie en la considérant comme phénomène, et l’a dominée à travers l’esclave, est conscience pour soi et obtient son autonomie au travers de l’autre conscience de soi. Enfin, l’esclave est une conscience synthétisée, qui pour le maître se trouve encore dans la sphère des choses. Selon Paulo Meneses, « le maître est un faisceau de relations [...] : 1) immédiat avec lui-même, en tant qu’il est en-soi et pour soi ; 2) médiat avec lui-même, au travers de l’esclave ; 3) et 4) avec les choses par médiation de l’esclave » (Meneses 1992: 61). D’ailleurs l’esclave, qui est aussi conscience de soi, sera celui qui se met en relation, mais de façon incomplète, avec les choses par l’activité du travail, tandis que le maître ne fait que jouir, et anéantit totalement son résultat. Enfin, tandis que le premier trouve la résistance du réel face au désir et passe son temps uniquement au travail dans la mesure où il tient la chose pour indépendante de lui, le maître ne trouve pas cette résistance, et dans son rapport avec les choses, au travers de l’esclave, ira seulement les nier complètement, montrant son indépendance afin d’être pleinement affirmé. Comme on a déjà noté, le maître va se rapporter, au travers de l’esclave, au monde. Et pourtant, l’esclave ne sera pas reconnu par lui comme une autre conscience de soi : il n’est qu’une conscience artificielle, et pour cela même, destinée à être dominée. De ce fait, la reconnaissance, du point de vue du maître, sera unilatérale et inégale. En effet, il ne sera ni réfléchi dans un être-autre indépendant, ni capable d’opérer sur l’autre ce que l’autre opère sur lui même. Dans cette absence de mouvement, il apparait que la vérité du maître sera la conscience inessentielle, qui ne fait sur elle que ce que ferait l’autre : l’esclave. En tout cas, cet objet n’ira pas correspondre à son concept en tant que conscience de soi. Pour le maître, « là où il se réalise pleinement, il est devenu pour lui quelque chose tout à fait différent d’une conscience indépendante : il n’est pas cette conscience libre, mais une conscience dépendante » (Hegel 1807: 149, §192) Au contraire, l’esclave qui, à travers la menace de la mort, a été subjugué comme conscience de soi, va connaître maintenant la sagesse de sa décision de conserver la vie. Différemment du maître, l’esclave sera capable de développer la reconnaissance de l’autre à travers sa propre reconnaissance ; enfin, beaucoup plus que jouir du désir, il va parvenir à la reconnaissance à travers la chose. <?page no="216"?> Juliana B. de Albuquerque 216 Dans cette manière, il va se former lui-même, et, dans la restriction du désir, devra obtenir la liberté, dans la mesure où il reconnait aussi l’autonomie du maître. On verra comment la servitude apparaît comme étant quelque chose de différent de ce qu’elle prétendait être, en suivant le même raisonnement que celui par lequel on arrive à la conclusion que la vérité de la conscience indépendante est la conscience servile. Celle-ci sera l’inverse de ce qu’elle prétendait être pour le maître et sera convertie en véritable indépendance. Comment est-ce possible ? L’esclave, en premier lieu, comprend son essence comme extérieure à lui-même, dans le maître. Sa vérité est donc une autre conscience, indépendante de lui. Par le travail au service du maître, cette vérité sera intériorisée, et à la fin du processus de reconnaissance « entrera en lui comme conscience refoulée sur elle-même, convertie en véritable indépendance » (Hegel 1807: 149 §193). On comprend ainsi qu’Hegel prétend trouver un équilibre dans la relation de reconnaissance. Pour lui, l’existence de la duplication de la conscience de soi vivante est nécessaire, cela n´étant possible qu’en utilisant un tel processus entre des réalités inégales. Ainsi, on démontre que le maître et l’esclave, en vérité, sont deux faces différentes de la même pièce de monnaie, et ne peuvent aucunement passer par des moments inertes. Tous les deux sont conscience de soi, et pourtant il sera propre à l’esclave, au travers de sa formation - ou du processus de rupture avec l’immédiat, de passage du particulier à l’universel -, de retrouver son essence dans le travail, par le service qu’il rend au maître ; service dans lequel il se forme et se fait reconnaitre, en tant que conscience de soi, par le monde. Dans cette mesure, le maître qui découvre sa vérité dans la conscience inessentielle, comprendra que lui même devra chercher de différer sa propre jouissance pour s’affirmer comme libre. Enfin, c’est entendu qu’« agir unilatéralement serait inutile, puisque ce qui doit arriver ne peut s’effectuer qu’à travers deux consciences » (Hegel 1807 : 144 §182). L’importance du processus de formation pour la construction de la liberté subjective de l’esclave a fait observer à Nietzsche que la dialectique du maître et de l’esclave serait une construction dans laquelle ces parties ne seraient qu’esclaves l’une de l’autre, qu’il s’agirait d’une inversion de leur volonté du pouvoir. Et pourtant, il est évident que, plus que de chercher les inclinations de l’homme pour le pouvoir, Hegel prétend avec sa dialectique situer les deux consciences, égales en potentialités, dans une situation dans laquelle la liberté se présente comme le résultat d’une expérience d’altérité. Selon Rosana Suarez (2005: 195), le voyage proposé par la formation « ne consiste pas à aller n’importe où, mais à aller où il nous sera possible de former et d’éduquer ». D’où la complémentarité de la reconnaissance effectuée par l’esclave face au processus du maître replié sur lui même. <?page no="217"?> Un essai au sujet de la dialectique de Maîtrise et Servitude 217 Pourquoi tous les hommes sont-ils mortels ? Dans les paragraphes précédents, on a analysé le mouvement de la reconnaissance de la conscience de soi à travers une confrontation: la lutte de vie et mort, étant entendu que l’esclave, pour trembler et craindre de perdre la vie, face à la négation absolue, abdique sa propre essence, laquelle seulement sera reprise par la formation, dans la mesure où, en travaillant, il l’intériorise lorsqu’il transforme la chose. On a vu aussi, que par cela même, l’esclave sera capable de réaliser le double mouvement de la conscience de soi à la recherche de la reconnaissance, et ainsi conquérir son autonomie et sa liberté. Et pourtant, dans cette conclusion, il faut comprendre que, pour lui, la liberté ne sera possible que dans la mesure où il est mortel (Beauvoir 1947: 29 et 31), et par là même, dans ce moment de réflexion, on établira un pont entre la philosophie d’Hegel et la pensée de Simone de Beauvoir (Altman 2007: 68). L’écrivaine existentialiste française, dans son roman-quasi-essai Tous les hommes sont mortels, narre l’histoire du Comte Fosca, un noble du XIIème siècle, qui, en désirant le plein pouvoir sur la destinée de sa ville, boit une potion que le rend immortel. Au début, il se sent maître de son propre temps, mais après un certain nombre d’années, il comprend que son immortalité s’avère une grosse malédiction. Ou, comme l’a bien exposé Beauvoir, « l’immortalité de Fosca équivaut à une damnation pure et simple : aussi étrangère en définitive au monde humain qui l’entoure [...] elle est condamnée à ne jamais saisir la vérité de ce monde fini : l’absolu de toute conscience éphémère. » (Beauvoir 1946: 8) De maître, en tant qu’homme, Fosca entrevoit une éternité vide, comme esclave de sa propre vie, dissous dans sa propre essence et perdu dans la continuité biologique de sa présence. Pour lui, il n’y aura plus de sens à s’ériger face à la vie et à se confronter avec son être-autre. Il est seul. Et ainsi il ne connaitra jamais la vérité de la certitude qu’il a de lui même. Enfin, l’agir unilatéral n’obtiendra jamais aucun résultat. À part cela, il observe le déroulement de l’histoire humaine, prenant part aux événements et n’en faisant en même temps jamais parti. Il essaie d’être un homme entre les hommes, alors qu’il sait que sa similitude avec eux se résume aux caractéristiques physiques. 1 1 Dans Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir écrit : «Dans L’être et le néant, Sartre discute l’affirmation de Heidegger selon laquelle la réalité humaine est vouée à la mort du fait de sa finitude ; il établit qu’une existence finie et temporellement illimitée serait concevable ; néanmoins si la vie humaine n’était pas habitée par la mort, le rapport de l’homme au monde et à soi-même serait si profondément bouleversé que la définition ‹ l’homme est mortel › se découvre comme tout autre chose qu’une vérité empirique : <?page no="218"?> Juliana B. de Albuquerque 218 Dans ce contexte surgit Régine, une actrice de théâtre de notre époque, avec laquelle il maintient une étrange relation : elle veut être sauvée de la mort pour ne pas tomber dans l’oubli, et lui veut être sauvé de la vie qui l’enferme pour toujours dans l’oubli. Voici un passage du premier dialogue entre les deux personnages : - Moi, je m’ennuie tant, dit-elle. - Quel âge avez-vous? dit Fosca. - Vingt-huit ans. - Il vous reste, au plus, cinquante ans à vivre, dit-il. Ça sera vite passé. (Beauvoir 1946: 31) Tandis que Fosca, éternellement esclave de la vie, et qui a joui d’elle sans jamais pouvoir se former à travers un travail, passe ses nuits apeuré par des pensées où rien n’existe plus : rien que lui et le vide. Ce que Régine ne comprend pas, c’est que sa salvation dépend de sa propre action, alors que Raymond Fosca restera dans l’illusion de pouvoir vivre une existence humaine à travers l’existence de sa compagne. Toutefois, dans la mesure où il se confond avec la vie, il restera aussi, en tant que désir, en équilibre avec lui-même. Il maintiendra avec lui-même une relation médiate et immédiate au même temps. Mais sa reconnaissance par les autres ne sera pas efficiente et ainsi il sera prisonnier de sa propre conscience. En effet, pour Hegel, la liberté subjective que l’homme obtient, ne sera valide que par l’insertion dans un certain milieu et dans une culture déterminée. Fosca est dénoué de toute société ; il n’est pas humain, car il n’agit et ne pense pas dans une forme compatible avec les autres. Ainsi, pour être considéré comme peu intelligible et aucunement désirable, le personnage principal se trouve repoussé par tous les autres au cours du roman. À mesure que son immortalité est découverte, il provoque l’horreur. Enfin, bien que certaine, la mort apparaît à l’homme comme une fatalité. «Tous les hommes sont mortels mais pour chaque homme sa mort est un accident, et bien qu’il la connaisse et y consente, une violence indue. » (Beauvoir 1946: 159) C’est pourquoi l’immortalité de Fosca est quelque chose qui blesse la sûreté de nos expériences, en tant qu’hommes. Une menace à la certitude qu’on doit vivre de mort, mourir de vie. Enfin, celle-là est une partie essentielle de celle-ci, c’est-à-dire qu’elle est intégrée en elle. Comme cela a été dit auparavant, la conscience de soi surgit face à un conflit. Rien ne meurt avant l’heure, tout ce qui périt est déjà achevé. L’homme disparaît à cause de sa finitude, mais la mort lui offre la possibilité d’affirmer sa liberté par le désir de l’infini, qui traverse l’histoire de immortel, un existant ne serait plus ce que nous appelons un homme. » (Beauvoir 1949: I, 42) <?page no="219"?> Un essai au sujet de la dialectique de Maîtrise et Servitude 219 l’humanité. Michael Inwood, en expliquant Hegel, insiste sur le fait que la persistance des individus n’est pas importante, et que ce qui compte, ce sont « les structures impersonnelles de l’Esprit objectif et absolu, auxquelles les individus peuvent contribuer ; ils meurent, lorsqu’ils n’ont plus rien à offrir. » (Inwood 1997: 230) Alors il est inacceptable qu’un homme vive une éternité sans fin. Pour exister, il doit persister dans le temps tandis qu’il a besoin d’influencer le monde et d’être influencé par lui. Par son combat, il prouve sa qualité d’homme et revêt sa liberté de responsabilité. Voici un fait assez intéressant qui se retrouve dans plusieurs romans existentialistes : la mort du personnage principal se révèle comme le dernier acte de révolte face à l’absurde, et pourtant l’unique capable de le libérer. Ce qui ne justifie aucunement de façon unanime le suicide : Albert Camus, dans Le Mythe de Sisyphe, dit que le suicide n’est que la perpétuation de l’absurde par un acte de fuite de la responsabilité de se révolter. Et Kojève, en interprétant Hegel, affirme que la mort n’est rien d’autre qu’un instrument pour que nous devenions tout à fait libres. Enfin, face à la finitude, on doit considérer que la liberté humaine n’est aucunement absolue, et qu’elle doit, comme cela a souvent été souligné dans le présent texte, être acquise par un effort personnel. C’est pour cela que la temporalité est si déterminante dans le roman de Simone de Beauvoir. L’homme est fils de son propre temps, la morale qui revêt ses actes d’humanité est celle de son époque. Ainsi, quand il perd sa finitude, l’homme détaché de la société, et en conséquence de la vie en communauté, ne vit pas une existence idéale. D’où on doit conclure que la mortalité se présente comme le seul chemin pour une vraie trajectoire vers l’absolu. Et ainsi, pour bien mourir, chacun doit d’abord accepter sa finitude. Parce que tous les hommes sont mortels, « nous devons un coq à Asclepius ». Bibliographie Simone de Beauvoir, Tous les hommes sont mortels, Paris 1974 (édition originale : 1946). Simone de Beauvoir, Por uma Moral da Ambigüidade, Rio de Janeiro 2005 (édition originale en français : 1947). Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 2004 (édition originale : 1949). Simone de Beauvoir, Morte Serena, Lisboa 1966 (édition originale en français : 1964). Simone de Beauvoir, Cartas a Nelson Algren, Rio de Janeiro 2000 (édition originale en français : 1997). Meryl Altman, Beauvoir, Hegel, War, in: Hypatia 22/ 2007, 66-91. Albert Camus. A Peste, Rio de Janeiro 1993 (édition originale en français : 1947). <?page no="220"?> Juliana B. de Albuquerque 220 Albert Camus, The Myth of Sysiphus, London 2000 (édition originale en français : 1942). Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Fenomenologia do Espírito, Petrópolis 2002 (édition originale en allemand : 1807). Jean Hyppolite, Gênese e Estrutura da Fenomenologia do Espírito de Hegel, S-o Paulo 1999 (édition originale en français : 1947). Michael Inwood, Dicionário Hegel, Rio de Janeiro 1997 (édition originale en anglais : 1993). Alexandre Kojève, Introduç-o à Leitura de Hegel, Rio de Janeiro 2002 (édition originale en français : 1947). Henrique Cláudio de Lima Vaz. Senhor e Escravo: uma parábola da Filosofia Ocidental, in: Revista Síntese 21/ 1981, 7-26. Paulo Meneses, Para Ler a Fenomenologia do Espírito, S-o Paulo 1992. Denis Rosenfield, A Dialética do Reconhecimento, in: Raz-o nos Trópicos: Festschrift em homenagem a Paulo Meneses no seu 80º aniversário, Recife 2004. Hazel Rowley, Tête-à-tête: Simone de Beauvoir e Jean-Paul Sartre, Rio de Janeiro, 2006 (édition originale en anglais: 2005). Jean-Paul Sartre, L'existentialisme est un humanisme, Paris 1996 (édition originale : 1946). Rosana Suarez, Nota sobre o conceito de Bildung (formaç-o cultural), in: Kriterion, 46/ 2005, 191-198. <?page no="221"?> Karen Green / Nicholas Roffey Reconnaissance et le drame hégélien de la femme dans Le deuxième sexe Au cours des vingt dernières années, deux questions directement liées ont dominé l’interprétation de la philosophie de Simone de Beauvoir, au moins au sein du monde universitaire anglophone. La première concerne l’originalité de sa philosophie et les relations entre sa pensée et celle de Jean- Paul Sartre. Divers auteurs ont essayé de montrer que Beauvoir a moins été influencée par Sartre qu’on ne le croit et, dans certains cas, que c’est Sartre qui fut profondément influencé par Beauvoir (Fullbrook 1995 ; Fullbrook 1993 ; Kruks 1991 ; Simons 1986 ; Simons 1992). On trouve même des textes où l’originalité de Beauvoir est revendiquée par la scission presque complète de ses liens avec Sartre. Un bon exemple de cette coupure est le Cambridge Companion to Simone de Beauvoir où l’on trouve des articles sur Beauvoir et Bergson, Merleau-Ponty, Heidegger, Husserl et même Malebranche, mais où l’on ne trouve pas d’explication élaborée de la relation entre la pensée de Beauvoir et celle de Sartre. La deuxième question dominante concerne l’influence d’Hegel sur la philosophie de Beauvoir et le caractère précis de son hégélianisme. Ces deux questions sont liées. Certains auteurs ont soutenu l’originalité de Beauvoir en soulignant son influence sur Sartre, et, bien que la dépendance de Sartre ait été exagérée, on peut établir que l’utilisation des idées hégéliennes dans L’être et le néant provient de la lecture d’Hegel par Beauvoir pendant la guerre. Dans cet article, nous chercherons à faire deux choses. La première est de développer une nouvelle interprétation de l’hégélianisme dans Le deuxième sexe que nous croyons plus fidèle aux intentions de Beauvoir que celles qui ont été proposées jusqu’à présent. La deuxième est d’établir que les interprétations qui tentent de couper les liens entre la pensée de Beauvoir et celle de Jean-Paul Sartre trahissent les principes centraux de sa philosophie de reconnaissance. Dans cette philosophie, chaque individu authentique accepte qu’il est, de façon irrésolue, soit séparé, soit dépendant de l’autre. On ne peut pas entrer dans une relation avec Beauvoir sans reconnaître la place de son interlocuteur le plus tenace; et c’est seulement quand on lit Beauvoir avec et contre Sartre qu’on peut la considérer comme une des plus originales et influentes philosophes du vingtième siècle. Dans L’être et le <?page no="222"?> Karen Green / Nicholas Roffey 222 néant de Sartre, on trouve des indices importants pour l’interprétation de la philosophie de Beauvoir et, en même temps, les idées de Beauvoir ont laissé des traces ineffaçables dans le développement de la philosophie de Sartre. La relation intellectuelle entre Beauvoir et Sartre doit être lue d’un point de vue dialectique. Aucun d’entre eux ne saurait devenir le philosophe mûr qu’il est devenu sans l’autre. Les premiers commentateurs ont lu la philosophie de Beauvoir comme une application peu critique de l’hégélianisme de Sartre. Genevieve Lloyd, par exemple, a justement perçu que Sartre avait adapté des idées hégéliennes dans son chapitre sur les relations concrètes avec autrui. Elle a alors soutenu que : « Beauvoir’s idea of woman as other is articulated in terms drawn from the Sartrean struggle for dominance between looker and looked-at » [« L’idée de Beauvoir que la femme est l’autre est articulée autour de termes tirés du conflit sartrien à propos de la dominance entre celui qui regarde et celui qui est l’objet du regard »] (Lloyd 1984: 96). Comme d’autres, elle a, par conséquent, critiqué Beauvoir pour avoir accepté un idéal masculin de transcendance inspiré par Sartre et Hegel (Lloyd 1984: 101). Michèle Le Dœuff met aussi en question la philosophie de Beauvoir, puisqu’elle est établie sur une problématique hégéliano-sartrienne qu’elle tient pour vraie (Le Dœuff 1989: 73 et 135). Mais puisque c’est Beauvoir qui a introduit Hegel à Sartre, on se trompe si l’on croit que l’hégélianisme de Beauvoir est dérivé de celui Sartre. Il faut également souligner que, bien que Beauvoir ait adapté des idées hégéliennes, elle a toutefois, depuis sa première rencontre avec cette philosophie, exprimé une certaine insatisfaction avec la pensée hégélienne. Beauvoir a étudié la Phénoménologie de l’esprit d’Hegel en 1940, quand Sartre était prisonnier de guerre. Les lettres qu’elle lui a adressées révèlent qu’elle lisait Hegel et, en même temps, relisait L’imaginaire de Sartre en juillet 1940 (Beauvoir 1990: 169-173). Dans ses lettres, elle exprime déjà une certaine insatisfaction avec le système hégélien, observant, comme plus tard dans Pour une morale de l'ambiguïté, que bien que ce système soit réconfortant, il demeure trop abstrait (Beauvoir 1947: 221). Toutefois, dans un passage qui guidera notre interprétation des textes qu’elle écrira dans les années qui suivirent, elle déclare : J’ai été frappée aussi en réfléchissant combien cette idée hégélienne d’envelopper la totalité dans notre devenir individuel est juste - car quand on se soucie de faire une œuvre, il est certain qu’on la regarde comme elle-même un moment du devenir total où tout le passé vient aboutir et qui est en liaison effective avec tout l’avenir. […] Je voudrais tant que nous fassions une confrontation de vos idées sur le néant, l’en soi et le pour soi, avec les idées de Hegel : car il y a beaucoup d’analogies mais Hegel tourne en joie ce qui est chez vous plutôt sombre et désespérant. Et il me semble que les deux sont vrais et j’aimerais trouver un point d’équilibre . (Beauvoir 1990: 181-182) <?page no="223"?> Reconnaissance et le drame hégélien de la femme 223 L’être et le néant et Pour une morale de l'ambiguïté présentent clairement la synthèse des idées développées par le jeune Sartre dans La nausée et L’imaginaire, entre autres, en ce qui concerne les relations entre l’être pour soi et l’être pour autrui, qui portent la marque d’Hegel. Bien que Sartre et Beauvoir aient critiqué l’optimisme d’Hegel et rejeté son plan abstrait et universel, ils ont tous deux adapté et rendu plus concrète la lutte entre l’êtrepour-soi et l’autre, que l’on trouve chez Hegel (Beauvoir 1947: 145-148 ; Sartre 1943: 296-300). C’est sur cet arrière-plan qu’il faut lire l’hégélianisme du Deuxième sexe. L’hégélianisme de Simone de Beauvoir se trouve clairement exprimé dans l’introduction du Deuxième sexe, quand elle cite la conclusion de Claude Lévi-Strauss à propos du passage de l’état de nature à celui de culture qui se définit par le développement de l’aptitude à représenter des systèmes d’oppositions. Elle affirme que ces phénomènes ne sauraient se comprendre si la réalité humaine était exclusivement un mitsein basé sur la solidarité et l’amitié. Il s'éclaire au contraire si suivant Hegel on découvre dans la conscience elle-même une fondamentale hostilité à l'égard de toute autre conscience ; le sujet ne se pose qu'en s'opposant : il prétend s'affirmer comme l'essentiel et constituer l'autre en inessentiel, en objet (Beauvoir 1949: I, 17). Plus tard, elle exprime la dépendance de la conscience de soi sur la conscience de l’existence de l’autre disant « l’homme ne se pense jamais qu’en pensant l’Autre » (Beauvoir 1949: I, 118). Beauvoir développe des idées semblables vers la fin de son chapitre sur l’explication marxiste de l’oppression des femmes. Selon Friedrich Engels, c’est l’émergence de la propriété privée et de la division du travail entre les sexes qui ont causé la soumission des femmes. Mais elle s’élève contre cette idée. L’émergence de la propriété privée ne peut pas expliquer la soumission, il faut plutôt expliquer la signification ontologique de la propriété privée. Cette signification s’explique quand on reconnait que « l’existant ne réussit à se saisir qu’en s’aliénant ; il se cherche à travers le monde sous une figure étrangère et qu’il fait sienne » (Beauvoir 1949: I, 100). C’est dans le totem ou dans le territoire que le clan reconnaît son existence, alors que quand l’individu se sépare de la communauté, il tente de s’approprier un morceau de cette propriété symbolique ou matérielle. L’homme se découvre dans cet objet aliéné : « Dans ces richesses qui sont siennes, c’est lui-même que l’homme retrouve parce qu’il s’est perdu en elles . » (Beauvoir 1949: I, 100) C’est ainsi que la signification ontologique de la propriété privée s’explique. L’oppression des femmes n’est donc pas déterminée tout simplement par la propriété privée. Cette oppression s’explique en partie par le fait que les hommes appréhendent les femmes, à travers leur projet d’identification, <?page no="224"?> Karen Green / Nicholas Roffey 224 comme leur propriété; mais plus encore, c’est l’impérialisme de la conscience humaine qui est à blâmer : La division du travail par sexe aurait pu être une amicale association. Si le rapport originel de l’homme avec ses semblables était exclusivement un rapport d’amitié, on ne saurait rendre compte d’aucun type d’asservissement : ce phénomène est une conséquence de l’impérialisme de la conscience humaine qui cherche à accomplir objectivement sa souveraineté. S’il n’y avait pas en elle la catégorie originelle de l’Autre, et une prétention originelle à la domination de l’Autre, la découverte de l’outil de bronze n’aurait pu entraîner l’oppression de la femme. (Beauvoir 1949: I, 101) On voit alors clairement que l’idée, attribuée par Beauvoir à Hegel, que chaque conscience poursuit la domination de l’autre, joue selon elle un rôle central dans l’histoire des origines de la soumission des femmes. Il est évident que Beauvoir a beaucoup emprunté au vocabulaire hégélien pour formuler son explication de l’historique de la situation des femmes. Mais, en même temps, sa représentation de l’histoire des femmes n’est pas celle d’Hegel. Pour Hegel, la dialectique du maître et de l’esclave se déroule entre les hommes, alors que dans les textes cités de Beauvoir, c’est l’oppression des femmes qui s’explique par l’impérialisme de la conscience humaine. Dans la Phénoménologie de l’esprit, les femmes n’entrent pas dans la relation dialectique avec les hommes. Elles sont représentées uniquement comme faisant partie de la famille, comme une médiation entre la loi humaine et la loi divine. Entre mari et femme, la relation est une relation de reconnaissance mutuelle naturelle : « La relation de mari et femme est la connaissance de soi immédiate d’une conscience dans l’autre et la connaissance de l’êtrereconnu mutuel . » (Hegel 1939-41: II, 23) Mais cette connaissance de l’êtrereconnu mutuel ne doit pas être assimilée à la conscience de soi, vraie et complète. En décrivant les destins non-semblables d’un frère et une sœur, Hegel décrit comment le frère atteint une conscience de soi-même complète : « Le frère abandonne ce règne éthique de la famille qui est immédiat, élémentaire, et par conséquent proprement négatif, pour conquérir et produire le règne éthique effectif, conscient de soi-même » (Hegel 1939-41: 2, 26). Par contr e, la féminité représentée par la sœur a un plus profond pressentiment de l’essence éthique; mais elle ne parvient pas à la conscience et à l’effectivité de cette essence, parce que la loi de la famille est l’essence intérieure, restant en soi, qui ne s’étale pas à la lumière de la conscience (Hegel 1939-41: II, 24) . On voit ainsi dans la philosophie d’Hegel une certaine forme de la doctrine bien connue d’un éternel féminin, et aussi que la place naturelle et divine de la femme se situe dans la famille, lieu naturel d’une morale divine mais qui n’est pas pleinement consciente de soi-même. Pourtant cette idée d’éternel féminin est, selon Beauvoir, un mythe masculin inventé pour justifier la <?page no="225"?> Reconnaissance et le drame hégélien de la femme 225 domination des hommes (Beauvoir 1949: I, 24) . Lorsqu’elle parle des mystifications du code de vertu et d’honneur que l’homme assène aux femmes, elle accuse les hommes d’accepter volontiers l’autorité d’Hegel qui propose que le citoyen acquiert sa dignité éthique en se transcendant vers l’universel : en tant qu’individu singulier il a droit au désir, au plaisir. Ses rapports avec la femme se situent donc dans une région contingente où la morale ne s’applique pas, où les conduites sont indifférentes. Avec les autres hommes, il a des relations où les valeurs sont engagées ; il est une liberté affrontant d’autres libertés selon des lois que tous universellement reconnaissent ; mais auprès de la femme - elle est inventée à ce dessein - il cesse d’assumer son existence, il s’abandonne au mirage de l’en-soi, il se situe sur un plan inauthentique; il se montre tyrannique, sadique, violent, ou puérile, masochiste, plaintif; il essaie de satisfaire ses obsessions, ses manies; il se ‹ détend› il se ‹ relâche› au nom des droits acquis dans sa vie publique . (Beauvoir 1949: II, 439) Alors qu’on pourrait ici reprocher à Beauvoir de ne pas tout à fait rendre justice aux intentions d’Hegel, ce qu’elle dit exprime l’essence de l’idée selon laquelle le désir de la femme va vers un mari en général, tandis que l’homme, puisqu’il « possède comme citoyen la force consciente de soi de l’universalité », acquiert le droit et la liberté d’un désir singulier (Hegel 1939- 41: II, 25). Cependant, il est clair que Beauvoir ne partage pas le point de vue d’Hegel quant à la vérité de son propos. Les hommes acceptent l’autorité d’Hegel par rapport à leur comportement, mais Beauvoir suggère que les femmes savent très bien que la morale des hommes est une vaste mystification (Beauvoir 1949: II, 439) . En effet, bien que Beauvoir se soit emparée des idées hégéliennes, elle ne tient pas pour vrai la totalité de son système. Mais la scission avec Hegel n’est pas très claire, et les commentateurs diffèrent dans les interprétations qu’ils ont offertes de son accord et désaccord avec sa philosophie. Les premiers interprètes ont suggéré une appropriation assez simple. C’est sur la question de la dialectique entre l’homme et la femme que Beauvoir diffère d’Hegel. Pour Hegel, les femmes n’entrent pas dans la dialectique; par contraste, Beauvoir est d’avis que la dialectique se développe entre les femmes et les hommes. 1 Plus récemment cette interprétation a été critiquée par Eva Lundgren-Gothlin qui se base sur des passages du Deuxième sexe où Beauvoir nie l’existence d’un conflit dialectique entre les femmes et les hommes. Selon l’interprétation proposée par Lundgren-Gothlin, bien que l’homme soit le maître, la femme n’est pas son esclave. La femme, c’est un Autre absolu et sa relation avec l’homme est non-dialectique (Lundgren- Gothlin 1996: 72). Le passage sur lequel elle a basé cette interprétation se trouve dans l’Introduction. « Comment donc se fait-il qu'entre les sexes cette réciprocité n’ait pas été posée, que l'un des termes se soit affirmé comme le 1 Voir les citations dans Lundgren-Gothlin 1996: 72, n. 7. <?page no="226"?> Karen Green / Nicholas Roffey 226 seul essentiel, niant tout relativité par rapport à son corrélatif, définissant celui-ci comme l'altérité pure ? » (Beauvoir 1949: I, 17) Lundgren-Gothlin en tire pour conséquence que la relation entre l’homme et femme est unique : While Beauvoir uses the Hegelian master-slave dialectic to explain the origins of oppression, she does not locate man as master and woman as slave in this dialectic. Instead, woman is seen as not participating in the process of recognition, a fact that explains the unique nature of her oppression. Although the man is the master, the essential consciousness in relation to woman, the woman is not a slave in relation to him. This makes their relationship more absolute, and non-dialectical, and it explains why woman is the absolute Other . (Lundgren-Gothlin 1996: 72) [Tandis que Beauvoir utilise la dialectique hégélienne du maître et l’esclave pour expliquer les origines de l’oppression, elle ne reconnait pas dans cette dialectique l’homme comme maître et la femme comme esclave. Au contraire la femme, selon Beauvoir, ne participe pas au processus de reconnaissance, ce qui explique le caractère unique de son oppression. Bien que l’homme soit le maître, la conscience essentielle dans sa relation avec la femme, cette dernière n’est pas esclave de sa relation avec lui. De ce fait, la relation est plus absolue et nondialectique et cela explique pourquoi la femme est l’autre absolu.] Cette interprétation est fondée sur les passages où Beauvoir atteste que les femmes ne s’opposent pas à la souveraineté des hommes, qu’elles n’entrent jamais dans une lutte à mort avec les hommes et que pour cette raison on ne peut pas identifier la femme à l’esclave hégélien. Selon Lundgren-Gothlin, Beauvoir propose que ce sera plus tard que les femmes - pour se libérer - doivent entrer dans une lutte dialectique avec les hommes (Lundgren- Gothlin 1996: 73). Bien que ces remarques soient à moitié justes, elles n’éclaircissent pas les autres propositions soutenues par Beauvoir. S’il est vrai que la femme est un Autre absolu comment se fait-il que sa libération va effectuer la libération des hommes? On trouve des passages - comme celui qui va suivre - où il semble que Beauvoir propose que les hommes ont subjugué et asservi les femmes, et aussi qu’il existe une dialectique entre l’homme et la femme : On a vu pourquoi originellement les hommes ont asservi les femmes; la dévaluation de la féminité a été une étape nécessaire de l’évolution humaine; mais elle aurait pu engendrer une collaboration des deux sexes ; l’oppression s’explique par la tendance de l’existant à se fuir en s’aliénant dans l’autre qu’il opprime à cette fin. (Beauvoir 1949: II, 563) Cette référence à « une étape nécessaire de l’évolution humaine » est une évocation assez claire d’une dialectique qui se joue entre l’homme et la femme. Beauvoir jure en plus que la libération des femmes sera la libération des hommes (Beauvoir 1949: II, 564) . Une autre interprète de Beauvoir, Nancy Bauer, combine aussi la question de l’hégélianisme de Beauvoir avec la tentative de trouver une <?page no="227"?> Reconnaissance et le drame hégélien de la femme 227 philosophie originale dans ses textes. Bauer veut aller plus loin que Lundgren-Gothlin. Bien que Lundgren Gothlin indique que les femmes ne demandent pas la recognition des hommes, à l’avis de Bauer, pour Beauvoir, la dialectique n’explique pas, non plus, les relations entre les hommes. Elle affirme que Beauvoir n’a pas l’intention de lire les relations entre les sexes comme « analogous with Hegel’s master-slave dialectic » [« analogue à la dialectique hégélienne du maître et esclave »], mais qu’elle veut transformer la dialectique (Bauer 2001: 181-182). En somme, elle dit : Beauvoir, on my view, is not simply gesturing to the master-slave dialectic as a source of inspiration for and illumination of her own view. Rather, she wants what she has to say about women to contest, on philosophically internal ground, the generic picture of human relations we get in the dialectic. (Bauer 2001: 181) [Selon moi, Beauvoir n’indique pas la dialectique du maître et de l’esclave simplement comme sa source d’inspiration et pour illuminer ses propres idées. Au contraire elle veut que ce qu’elle dit à propos des femmes conteste la représentation générique des relations humaines qu’on trouve dans la dialectique.] On voit alors plus clairement l’originalité de Beauvoir. Nous ne voulons pas contester les deux propositions, à savoir que Beauvoir a suivi Hegel en proposant que, historiquement, les femmes n’aient pas lutté contre les hommes et qu’en même temps elle a transformé le système hégélien pour servir ses propres fins. Mais nous croyons que la transformation qu’elle a effectuée sur le système hégélien n’a pas été assez précisément articulée. En plus, par contraste avec ces interprètes, nous ne voyons pas comment la dette que Beauvoir a envers Hegel démontre que sa philosophie diffère beaucoup de celle de Sartre. La philosophie développée par Sartre dans L’être et le néant résulte de la confrontation suggérée par Beauvoir entre les idées de Sartre d’avant 1940 et celles d’Hegel. Et cette origine est même plus évidente dans sa propre œuvre, Pour une morale de l'ambiguïté. Notre interprétation de la transformation que Beauvoir a effectuée sur la philosophie d’Hegel donne une place importante à un passage obscur où elle semble avouer, comme les premiers interprètes, que la dialectique du maître et de l’esclave se déroule entre les sexes et où elle affirme aussi que les femmes n’ont jamais lutté contre les hommes. Certains passages de la dialectique par laquelle Hegel définit le rapport du maître à l’esclave s’appliqueraient bien mieux au rapport de l’homme à la femme. Le privilège du Maître, dit-il, vient de ce qu’il affirme l’Esprit contre la Vie par le fait de risquer sa vie : mais en fait l’esclave vaincu a connu ce même risque; tandis que la femme est originellement un existant qui donne la Vie et ne risque pas sa vie : entre le mâle et elle il n’y a jamais eu de combat; la définition de Hegel s’applique singulièrement à elle. L’autre [conscience] est la conscience dépendante pour laquelle la réalité essentielle est la vie animale, c’est à dire l’être donné par une entité autre . Mais ce rapport se distingue du rapport d’oppression parce <?page no="228"?> Karen Green / Nicholas Roffey 228 que la femme vise et reconnaît elle aussi les valeurs qui sont concrètement atteintes par les mâles . (Beauvoir 1949: I, 112) Pour interpréter ce passage complexe et obscur et identifier les passages qui selon Beauvoir s’appliquent si bien aux relations entre les hommes et les femmes, il faut s’adresser à la Phénoménologie de l’esprit. Ainsi faisant, nous allons proposer aussi une interprétation des analogies que Beauvoir a vues entre la philosophie d’Hegel et les idées développées par Sartre avant la guerre. L’interprétation offerte par Hegel de la vérité de la certitude de soi-même suit sa description de ce qu’on pourrait nommer « la conscience perceptuelle » décrite par Hegel comme comprenant les moments de la certitude sensible, la perception et l’entendement. 2 Dans cette forme de conscience, le sujet expérimente les objets de la perception, qui s’opposent comme autre à lui, mais n’expérimente pas la vraie conscience de soi. Dans l’expérience de la conscience de soi, la différence entre soi-même et l’autre est immédiatement supprimée. « La conscience de soi n’est que la tautologie sans mouvement du Moi=Moi . » (Hegel 1939-41: I, 146) Bien que la relation entre l’être pour-soi et l’être en-soi développée par Sartre dans l’Introduction et la première partie de L’être et le néant doit plus à l’influence d’Husserl et d’Heidegger qu’à celle d’Hegel, on peut la lire comme menant à une théorie de la conscience perceptuelle qui, en le faisant un néant au cœur de l’être, en fait quelque chose qui n’est pas un objet dont on peut devenir conscient. On voit, alors, une analogie entre le pour-soi de Sartre et la conscience perceptuelle d’Hegel. Et on voit aussi comment Beauvoir, en lisant Sartre et Hegel ensemble, aura pu interpréter l’émergence de la vérité de la certitude de soimême esquissée par Hegel comme un moyen de sortir de la simple opposition entre l’en-soi contingent et la transcendance vide de l’être poursoi, qu’on trouve dans La nausée, pour entrer dans une philosophie où il existe la possibilité d’une conscience de soi concrète stimulée par la conscience de l’autrui. L’adaptation et la transformation très longue par Sartre des idées hégéliennes auxquelles l’avait introduit Beauvoir prend lieu dans ses entretiens sur le regard et sur les relations concrètes avec autrui (Sartre 1943: 310-364 et 428-503). Le passage indiqué par Beauvoir et qui s’applique si bien au rapport de l’homme à la femme, se trouve là où Hegel introduit un contraste entre la conscience du maître et celle de l’esclave. Il nous faut le citer assez longuement, puisque certaines thèses de ce passage se retrouvent régulièrement dans Le deuxième sexe. Ici, Hegel parle du premier moment de la dissolution de l’unité simple du Moi=Moi. 2 On trouve en anglais un précis utile d’Hegel sur la conscience dans Lloyd 1983. <?page no="229"?> Reconnaissance et le drame hégélien de la femme 229 Le résultat de la première expérience est la dissolution de cette unité simple; par cette expérience sont posées, d’une part, une pure conscience de soi et, d’autre part, une conscience qui n’est pas purement pour soi, mais qui est pour une autre conscience, c’est à dire une conscience dans l’élément de l’être ou dans la forme de la choséité. Ces deux moments sont essentiels; mais puisque d’abord ils sont inégaux et opposés, -puisque leur réflexion dans l’unité ne s’est pas encore produite comme résultat, alors ces deux moments sont comme deux figures opposées de la conscience : l’une est la conscience indépendante pour laquelle l’être pour-soi est essence, l’autre est la conscience dépendante qui a pour essence la vie ou l’être pour un autre . (Hegel 1939-41: I, 160-161) Ces deux moments de la conscience de soi sont élaborés par Sartre comme deux formes de la transcendance - l’une, une transcendance pure, l’autre une transcendance transcendée - dans sa description des deux formes fondamentales des relations concrètes avec autrui. On voit aussi, dans le passage cité d’Hegel, le bien-fondé de l’interprétation simple de Beauvoir selon laquelle elle applique la dialectique du maître et de l’esclave à la situation des hommes et des femmes, mais on voit aussi le bien-fondé de sa transformation d’Hegel. Il est bien évident que Beauvoir croit que la description hégélienne de la conscience dépendante s’applique mieux à la situation des femmes qu’à celle de l’esclave. Hegel a dit que c’est en risquant sa vie que le maître la transcende. Mais l’esclave aussi risque sa vie. C’est plutôt la femme qui, ne risquant jamais sa vie, joue le rôle de la conscience dépendante. On pourrait quand même débattre de la cohérence de l’interprétation d’Hegel proposée par Beauvoir. Dans son texte, Hegel décrit le première moment de la dissolution du simple Moi=Moi, et c’est quelque chose qu’il situe comme prenant naissance après une première lutte à mort. S’il est vrai que les femmes n’entrent jamais dans une lutte où elles risquent leur vie, comment peuvent elles alors atteindre le niveau de la conscience dépendante et ne pas rester bloquées dans la pure conscience indifférée du Moi=Moi ? Il semble que Beauvoir affirme qu’il suffit que les hommes risquent leur vie pour qu’ils adoptent la conscience de soi indépendante, tandis que les femmes, par conséquent, se trouvent dans la position de la conscience dépendante. De plus, puisque la dialectique se déroule entre l’esprit et la vie ou la nature, la femme n’entre pas dans la dialectique de sa propre initiative, mais comme un simulacre de la nature associé avec la vie (Green 1999: 188). On trouve d’autres modifications du système hégélien faites par Beauvoir en plus de sa proposition selon laquelle ce sont les femmes qui jouent le rôle de cette conscience dépendante qui a pour essence simplement de vivre ou d’exister pour un autre. Une modification qu’elle avait déjà élaborée dans sa lettre à Sartre, que nous avons citée plus haut, est qu’elle rejette l’optimisme d’Hegel. Une autre est que, comme Sartre, elle lit son <?page no="230"?> Karen Green / Nicholas Roffey 230 usage du concept de désir d’une manière qui manifeste la sexualité implicite de l’idée. Sartre et Beauvoir, tous deux, rejettent l’optimisme d’Hegel. Selon Beauvoir, Hegel nous donne la permission de « se reposer dans un merveilleux optimisme où les guerres sanglantes elles-mêmes ne font qu’exprimer la féconde inquiétude de l’Esprit » (Beauvoir 1947: 130). Mais c’est un mensonge. Sartre lui aussi critique l’optimisme épistémologique et ontologique d’Hegel (Sartre 1943: 296-299). Dans le système hégélien, l’individu est enveloppé dans le développement de l’esprit, et le progrès vers la vérité d’une conscience de soi-même absolue achève le dépassement de tout conflit. Dans l’appropriation d’Hegel chez Beauvoir et Sartre, l’individu est retenu. Les deux formes de la conscience de soi chez Hegel deviennent deux manifestations de la conscience de soi inauthentique, qui ne se transforment pas automatiquement en une conscience de soi authentique mais qui peuvent être assumées authentiquement par un acte de conversion. Beauvoir pense que les existences individuelles peuvent forger des lois valides pour tous. Le particulier peut se trouver dans l’universel. Cependant, plutôt que d’un dépassement hégélien, il s’agit ici d’une conversion; car chez Hegel les termes dépassés ne sont conservés que comme des moments abstraits, tandis que nous considérons que l’existence demeure encore négativité dans l’affirmation positive d’elle-même; et elle n’apparaît pas à son tour comme le terme d’une synthèse ultérieure : l’échec n’est pas dépassé, mais assumé . (Beauvoir 1947: 20) Puisqu’à cette période Beauvoir et Sartre s’intéressaient au développement d’une éthique existentialiste, et puisqu’ils croyaient que les individus particuliers et concrets sont l’origine de toutes les valeurs, l’authenticité (le corrélat chez eux de la vérité de la conscience de soi-même) n’est pas le résultat d’une nécessité historique du soulèvement de l’esclave. Plutôt : « Pour que l’action libératrice fût une action intégralement morale, il faudrait qu’elle se réalisât à travers une conversion des oppresseurs : alors s’effectuerait une réconciliation de toutes les libertés . » (Beauvoir 1947: 135) Cette proposition opère dans Le deuxième sexe et cela explique comment Beauvoir peut prétendre que les femmes ne luttent pas contre les hommes comme le font les esclaves et, en même temps, que les hommes seraient libérés en libérant les femmes. 3 Bien que Beauvoir ait emprunté à Hegel la possibilité d’une reconnaissance réciproque, ce n’est plus le but préavisé du déroulement de l’esprit absolu. C’est plutôt gagné après une conversion éthique de la mauvaise foi à l’authenticité. En relisant Hegel, Beauvoir détruit l’illusion selon laquelle les hommes peuvent gagner la vérité de la conscience de soi-même, ou l’authenticité, en 3 On trouve des propositions identiques dans Sartre 1946. Voir Green 1999 : 190-191. <?page no="231"?> Reconnaissance et le drame hégélien de la femme 231 réagissant uniquement avec les hommes dans la sphère publique et universelle. Leurs relations avec les femmes les condamnent, en effet, à l’inauthenticité et les empêchent d’achever la véritable conscience de soi. Quand il a énoncé « la conscience indépendante pour laquelle l’être pour-soi est essence » et « la conscience dépendante qui a pour essence la vie ou l’être pour une autre », Hegel avait dit que ces deux moments sont essentiels pour la vraie conscience de soi-même. Beauvoir parle de façon semblable de la conscience en même temps indépendante et autre (c’est-à-dire dépendante) quand elle parle de l’amour authentique : L’amour authentique devrait être fondé sur la reconnaissance réciproque de deux libertés; chacun des amants s’éprouverait alors comme soi-même et comme l’autre; aucun n’abdiquerait sa transcendance, aucun ne se mutilerait; tous deux dévoileraient ensemble des valeurs et des fins. Pour l’un et l’autre l’amour serait révélation de soi-même par le don de soi et enrichissement de l’univers. (Beauvoir 1949: II, 505) Mais, en effet, cette récognition réciproque s’achève avec difficulté et les hommes et les femmes, tous deux, acceptent volontiers des voies plus simples. L’homme se sert de la femme pour échapper aux rigueurs des vérités de la conscience de soi authentique : Il n'aime pas la difficulté; il a peur du danger. Il aspire contradictoirement à la vie et au repos, à l'existence et à l’être ; il sait bien que ‹l'inquiétude de l’esprit› est la rançon de son développement, que sa distance à l’objet est la rançon de sa présence à soi ; mais il rêve de quiétude dans l’inquiétude et d’une plénitude opaque qu’habiterait cependant la conscience. Ce rêve incarné, c'est justement la femme ; elle est l'intermédiaire souhaité entre la nature étrangère à l'homme et le semblable qui lui est trop identique. Elle ne lui oppose ni le silence ennemi de la nature, ni la dure exigence d'une reconnaissance réciproque ; par un privilège unique elle est une conscience et cependant il semble possible de la posséder dans sa chair. Grâce à elle, il y a un moyen d'échapper à l’implacable dialectique du maître et de l’esclave qui a sa source dans la réciprocité des libertés. (Beauvoir 1949: I, 232-233) Dans L'être et le néant, Sartre dépeint avec beaucoup de détails la relation de désir ; c’est une relation avec autrui dans laquelle le sujet transcendant aspire à s’incarner à travers l’incarnation de l’autre (Sartre 1943: 451-469). C’est comme si, suivant les mots d’Hegel, « la conscience de soi est désir en général » (Hegel 1939-41: I, 146) et « l’objet du désir immédiat est quelque chose de vivant » (ibid.: I, 148). Sartre combine ces idées avec la description d’Hegel du mode de la conscience de soi indépendante et imagine une conscience de soi qui, refusant de se développer vers la vérité, veut se perdre dans la vie et échapper à la scission de la vie et de l’esprit nécessaire pour l’authenticité. Beauvoir a adapté cette description pour expliquer de quelle manière la relation que l’homme entretient avec la femme, la percevant comme l’objet du désir, lui donne le moyen d’échapper à la réciprocité. <?page no="232"?> Karen Green / Nicholas Roffey 232 Beauvoir avait imaginé un amour authentique qui « serait révélation de soi-même par le don de soi et enrichissement de l’univers ». Un tel amour demanderait une reconnaissance réciproque dans laquelle les deux modes de connaissance, l’indépendante et la dépendante, pourraient exister ensemble dans une unité. Ses lettres suggèrent que, du moins pour quelques temps, elle croyait avoir une telle relation avec Sartre. Écrivant de Paris en novembre 1940, elle dit : Je me rappelle avec des yeux sans fond une époque miraculeuse où mon cœur était toujours plein, mes heures trop courtes, mes pensées à la fois vivantes et toujours trop pauvres puisqu’il y avait vous pour s’en emparer et me les rendre tout enrichies. (Beauvoir 1990: 199) Ici elle avoue que, comme les autres, elle dépend de l’autre pour le retour de ses propres pensées à elle, enrichies par leur appropriation et adaptation par l’autre. Généreusement, en partageant ses pensées sur Hegel avec Sartre, elle aussi a enrichi et transformé les idées de son amant. Les marques de la confrontation des idées du jeune Sartre et celles d’Hegel - qu’elle voulait qu’il effectue - sont bien évidentes dans L’être et le néant. Et dans ses propres textes elle adapte et enrichie les résultats de cette confrontation. Mais cette dépendance mutuelle est niée, soit par les premiers interprètes qui n’ont pas reconnu la dette de Sartre envers Beauvoir, soit par les autres qui ne veulent pas reconnaître la dette de Beauvoir envers Sartre. Lire Beauvoir sans reconnaître sa dépendance de Sartre, c’est trahir son aperçu le plus cher : les créatures que nous sommes sont toujours indépendantes et dépendantes en même temps. Reconnaître cette dépendance, ce n’est pas nier l’importance de Beauvoir comme philosophe, mais c’est la lire, comme elle aurait voulu être lue, comme soi-même et autre, et comme acceptant authentiquement l’ambiguïté de son être. Traduction de l’anglais : Karen Green, avec Marc Orlando et Edward Khamara Bibliographie Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Paris 1947. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 1949 (tome I et II). Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, Paris 1990 (tome I et II). Nancy Bauer, Simone de Beauvoir, philosophy and feminism, New York 2001. Claudia Card (dir.), The Cambridge Companion to Simone de Beauvoir, Cambridge 2003. 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Dans La force des choses, elle indique que c’est Pierre Bost qui l’a finalement persuadé d’intituler son essai Le deuxième sexe (Beauvoir 1963: 235) Le titre L’autre sexe, qui a été retenu pour la traduction allemande (Beauvoir 1951), aurait certainement contribué à mieux articuler son intention fondamentale, à savoir de mettre au centre les problèmes de l’altérité. Dans la communication présente, je voudrais montrer que Beauvoir a élaboré dans Le deuxième sexe un concept de l’altérité qui inclue trois formes d’« autreté » : une première forme, où l’autre est posé comme absolument autre, une deuxième, où l’altérité mène à la lutte pour la reconnaissance par laquelle « l’autreté » est dépassée ou transformée finalement en faveur de l’égalité, et enfin une troisième forme d’altérité, où l’on arrive à la reconnaissance réciproque de « l’autreté » concrète par des sujets équivalents. L’analyse devrait montrer finalement quelles sont les conséquences de ces trois formes d’altérité pour la relation des sexes. 1. L’absolument autre La première forme d’altérité dont parle Beauvoir, c’est l’absolument autre qui manque de relation à l’autre qui le pose et le définit en tant qu’altérité absolue sans qu’il puisse inverser ce rapport. La plus grande et la plus importante partie du Deuxième sexe décrit la situation de la femme dans les termes d’une altérité absolument autre. La femme se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle : « Elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre. » (Beauvoir 1976: I, 15) Pour articuler le trait particulier de cette forme d’altérité, Beauvoir fait référence à Emmanuel Lévinas qui l’avait décrit dans Le temps et l’autre de la façon suivante: <?page no="236"?> Susanne Moser 236 N’y aurait-il pas une situation où l’altérité serait portée par un être à un titre positif, comme essence ? Quelle est l’altérité qui n’entre pas purement et simplement dans l’opposition des deux espèces du même genre? Je pense que le contraire absolument contraire, dont la contrariété n’est affectée en rien par la relation qui peut s’établir entre lui et son corrélatif, la contrariété que permet au terme de demeurer absolument autre, c’est le féminin. Le sexe n’est pas une différence spécifique quelconque […]. La différence des sexes n’est pas non plus une contradiction […]. [Elle] n’est pas non plus la dualité de deux termes complémentaires car deux termes complémentaires supposent un tout préexistant [...]. L’altérite s’accomplit dans le féminin. Terme du même rang mais de sens opposé à la conscience. (Lévinas dans Beauvoir 1976: I, 15) Beauvoir commente ce passage en soulignant que Lévinas n’aurait pas oublié que la femme était aussi pour soi conscience. Mais il est frappant - dit elle - qu’il adopte délibérément un point de vue d’homme sans signaler la réciprocité du sujet et de l’objet. Quand il écrit que la femme est mystère, il sous-entend qu’elle est mystère pour l’homme. Si bien que cette description qui se veut objective est en fait une affirmation du privilège masculin. (Beauvoir 1976: I, 16) L’altérité constitue pour Beauvoir, à la différence de Levinas, une catégorie fondamentale de la pensée : la catégorie de l’Autre - souligne-t-elle - est aussi originelle que la conscience elle-même. Dans les sociétés les plus primitives, dans les mythologies les plus antiques, on trouve toujours une dualité, qui est celle du Même et de l’Autre. Mais cette division n’a pas d’abord été placée sous le signe de la division des sexes. Dans les couples Varuna-Mitra, Ouranos-Zeus, Soleil-Lune, Jour-Nuit, aucun élément féminin n’est d’abord impliqué ; non plus que dans l’opposition du Bien au Mal, des principes fastes et néfastes, de la droite et de la gauche. (Beauvoir 1976: I, 16) Beauvoir se réfère dans ce contexte à l’étude approfondie de Lévi-Strauss sur les diverses figures des sociétés primitives. Pour lui le passage de l’état de Nature à l’état de Culture se définit par l’aptitude de la part de l’homme à penser les relations biologiques sous la forme de systèmes d’oppositions: La dualité, l’alternance, l’opposition et la symétrie, qu’elles se présentent sous des formes définies ou des formes floues, constituent moins des phénomènes qu’il s’agit d’expliquer que les données fondamentales et immédiates de la réalité sociale. (Beauvoir 1976: I, 17) Pourtant, Beauvoir ne se contente pas de cette description de l’altérité comme pensée d’oppositions mais lui ajoute aussi le trait d’un antagonisme fondamental. Aucune collectivité ne se définit jamais comme Une sans immédiatement poser l’Autre en face de soi. Il suffit de trois voyageurs réunis par hasard dans un même compartiment pour que tout le reste des voyageurs deviennent des « autres » <?page no="237"?> Aspects de l’autre chez Simone de Beauvoir 237 vaguement hostiles. […] Ces phénomènes ne sauraient se comprendre si la réalité humaine était exclusivement un mitsein basé sur la solidarité et l’amitié. (Beauvoir 1976: I, 16-17) Elle partage avec Hegel l’idée qu’il n’y a pas en réalité de conscience dans laquelle on ne pourrait pas découvrir une hostilité foncière à l’égard de toute autre conscience. « Le sujet ne se pose qu’en s’opposant : il prétend s’affirmer comme l’essentiel et constituer l’autre en inessentiel, en objet. » (Beauvoir 1976: I, 17) Or, l’autre conscience lui oppose une prétention réciproque : en voyage le natif s’aperçoit avec scandale qu’il y a dans le pays voisin des natifs qui le regardent à son tour comme étranger. « Entre villages, clans, nations, classes » - explique Beauvoir -, « il y a des guerres, des potlatchs, des marchés, des traités, des luttes qui ôtent a l’idée de l’Autre son sens absolu et en découvrent la relativité ; bon gré, mal gré, individus et groupes sont bien obligés de reconnaître la réciprocité de leur rapport. » (Beauvoir 1976: I, 17) Comment donc se fait-il qu’entre les sexes cette réciprocité n’ait pas été posée ? Comment se fait-il qu’entre l’homme et la femme il n’y ait jamais eu de lutte pour la reconnaissance ? Pourquoi la femme n’a jamais émergé comme un sujet face aux autres membres de la collectivité ? (Beauvoir 1976: II, 484) Comment se fait-il que l’un des termes s’est imposé en tant que l’unique essentiel en démentant toute relativité quant à son corrélat et en définissant l’autre en tant qu’autre ? Dans Le deuxième sexe Beauvoir montre de quelle manière, dans un monde dominé par les hommes, la femme fut, pendant un long processus historique, constituée par l’homme en tant qu’absolument autre et comment sa féminité a été construite en tant que socialement inférieure. Son intention est par conséquent d’aider les femmes à sortir de leur détermination par l’autre, de leur faire découvrir les possibilités de se poser elles-mêmes comme sujet, de se réaliser par leurs propres projets en sortant du domaine privé pour entrer dans le domaine public. Se poser comme sujet signifie pour elle, comme nous venons de le mentionner, de prendre une attitude hostile envers l’autre. La dialectique du maître et de l’esclave de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel est à la base de cette conception, de telle façon que, sans elle, il n’est pas possible de comprendre la seconde forme de l’altérité, liée à la lutte pour la reconnaissance. 2. L’altérité et la lutte pour la reconnaissance En suivant Hegel, Beauvoir indique que le privilège du Maître vient de ce qu’il affirme l’Esprit contre la Vie par le fait de risquer sa vie (Beauvoir 1976: I, 114). Mais aussi le vaincu, qui n’a pas risqué assez sa vie pour gagner la lutte et qui en sort esclave, a connu ce même risque. Par la lutte émerge donc une sorte de réciprocité qui apporte une certaine égalité même si celle-là est <?page no="238"?> Susanne Moser 238 marquée par l’oppression. Dans cette lutte, qui fut toujours menée par des hommes, les esclaves ont une certaine équivalence. Par contre, la femme est originellement un existant qui donne la vie, mais ne risque pas sa vie. Entre le mâle et elle, il n’y a jamais eu de combat (Beauvoir 1976: I, 114). « C’est au sein d’un mitsein originel que leur opposition s’est dessinée et elle ne l’a pas brisée. » (Beauvoir 1976: I, 19) Ceci est une des raisons, selon Beauvoir, qui expliquent comment l’homme a pu constituer la femme comme absolument autre : elle n’a jamais revendiqué d’être sujet, parce qu’elle a éprouvé le lien nécessaire qui la rattache à l’homme sans en poser la réciprocité (Beauvoir 1976 : I, 21). C’est parce que la femme n’est jamais entrée dans cette forme de réciprocité qu’elle a été construite comme une altérité absolue. Beauvoir discerne donc entre l’« autre » et l’« absolument autre », qui ne pourrait jamais atteindre la réciprocité. La différence entre la première et la seconde forme de l’altérité consiste donc dans la possibilité d’accéder à la réciprocité. L’esclave se trouve aussi dans la situation d’oppression, dans une relation de domination par le maître, mais il s’agit ici d’une différence de rang et non pas d’une altérité foncière. La situation de la femme est tout autre du fait qu’elle se trouve en dehors de toute réciprocité ; elle n’est pas simplement inférieure par son rang ou seconde, elle est l’absolument autre. Il y a deux aspects que Beauvoir articule quand à la dialectique du maître et de l’esclave : l’aspect de la lutte et celui du travail. La femme ne pouvait pas devenir un tel danger pour l’homme que l’homme : un homme peut à chaque moment mettre en question la souveraineté d’un autre et s’y opposer. C’est pourquoi, indique-t-elle, le maître se tracasse du fait que l’esclave pourrait s’insurger contre lui et contester son pouvoir. À travers le travail, l’esclave est capable d’atteindre la reconnaissance. À partir de là, Beauvoir conclue que la dialectique du maître et de l’esclave a « sa source dans la réciprocité des libertés » (Beauvoir 1976: I, 239). La réinterprétation de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave reçoit chez Beauvoir un caractère marxiste du fait que, par le processus du travail, on obtient la possibilité de parvenir à la reconnaissance en tant que sujet. L’exclusion des femmes du processus de travail est une des raisons pour laquelle elles n’ont pas pu se poser comme sujets. Mais ce n’est pas la seule cause de leur situation d’absolument autre ; la pire malédiction qui pèse sur la femme, selon Beauvoir, c’est le fait qu’elle fut « exclue de ces expéditions guerrières » (Beauvoir 1976: I, 113), ce qui a eu pour conséquence qu’elle n’a jamais eu la possibilité d’atteindre la reconnaissance par la lutte. « Ce n’est pas en donnant la vie » - explique-t-elle -, « c’est en risquant sa vie que l’homme s’élève au-dessus de l’animal ; c’est pourquoi dans l’humanité la supériorité est accordée non au sexe qui engendre mais à celui qui tue. » (Beauvoir 1976: I, 113) <?page no="239"?> Aspects de l’autre chez Simone de Beauvoir 239 C’est justement par leur capacité biologique de donner la vie que s’effectue l’exclusion des femmes dans la société patriarcale. Le pouvoir et la reconnaissance que la femme mériterait du fait de cette capacité lui ont été ôtés par le patriarcat, qui l’a dégradée en objet et en une simple machine de reproduction. Elle se trouve ainsi sous la domination de l’homme, qui a le contrôle sur son corps. Selon le concept beauvoirien du sujet qui est influencé par celui de Hegel, il faut prendre part à la lutte pour la reconnaissance afin de devenir sujet. Or l’exclusion de ce système signifie de n’être pas capable d’y entrer par soi-même et tel est précisément le cas de la femme en tant qu’absolument autre. C’est en ce sens qu’Yvanka Raynova constate : La catégorie de l’Autre inessentielle et exclue est proche du concept de différend proposé par Lyotard. Le différend renvoie à une situation où la victime est privée des moyens de prouver l’injustice qu’elle a subie, car les règles pour résoudre le conflit sont établies dans l’idiome de l’autre. Le cas de la victime semble sans issue, car si elle renonce à porter plainte, elle reste esclave ; si, par contre, elle ose accuser, elle devient victime une seconde fois. L’asymétrie persiste et avec elle le seul ‹discours›, celui de la terreur. (Raynova 2001: 136) Si la femme ne peut pas par elle-même accéder à l’espace publique où se déroule la lutte pour la reconnaissance et la libération de toute domination, il est clair pour Beauvoir que l’émancipation n’est possible que sur un plan collectif qui exige une transformation profonde de la société. Cette transformation est liée pour elle à l’édification du socialisme, car « tout socialisme, arrachant la femme à la famille, favorise sa libération » (Beauvoir 1976: I, 192-193) ainsi que la fin de son oppression sociale et économique. L’égalité ne peut se rétablir - souligne Beauvoir - que lorsque les deux sexes auront des droits juridiquement égaux ; mais cet affranchissement exige la rentrée de tout le sexe féminin dans l’industrie publique. […] Ainsi le sort de la femme et celui du socialisme sont intimement liés. (Beauvoir 1976: I, 98-99) 3. L’altérité et l’amitié À la fin du Deuxième sexe, Beauvoir indique que quand l’homme et la femme se rencontreront comme sujets, « chacun demeurera cependant pour l’autre un autre » (Beauvoir 1976: II, 662). Ce n’est qu’alors que se dévoilera le sens authentique de ce que c’est d’être homme et de ce que c’est d’être femme. Et ce n’est qu’alors qu’on découvrira le vrai visage de la différence des sexes - à savoir s’il s’agit d’un rapport de dominance foncier ou de la possibilité d’un libre développement humain malgré une différenciation sociale à partir du sexe. Elle essaie dans ce contexte de trouver une issue à la lutte infinie pour la reconnaissance, à « l’implacable dialectique du maître et de l’esclave » (Beauvoir 1976: I, 239), où l’on sort en vainqueur en étant sujet et en vaincu <?page no="240"?> Susanne Moser 240 en étant l’autre et donc comme un objet étant toujours capable d’inverser ce rapport. Elle cherche une possibilité pour la rencontre de deux sujets en tant que sujets et elle la trouve dans l’amitié où ce drame de la lutte éternelle « peut être surmonté par la libre reconnaissance de chaque individu en l’autre » (Beauvoir 1976: I, 238). L’amitié qui se réalise à travers la reconnaissance n’est pas une vertu facile, mais l’achèvement suprême de l’être humain. L’amitié aboutit à une « véritable altérité » (Beauvoir 1976: I, 237), car je reconnais que l’autre a une conscience égale à la mienne, qu’il est aussi transcendance et liberté et je renonce donc de me poser comme conscience unique et souveraine. « L’autreté » de l’autre n’est plus conçue comme une menace et transformée en égalité, mais devient la condition même de mon acheminement vers la liberté. Il est à regretter que Beauvoir n’ait pas élaboré plus loin ce concept d’altérité. Au début du chapitre sur le mythe, elle indique seulement en quelque lignes que l’homme atteint une attitude authentiquement morale quand il « renonce à être pour assumer son existence » (Beauvoir 1976: I, 238). Accepter l’autre dans son « autreté » sans réduire celle-ci à l’identité n’est pas l’initiative privilégiée d’une philosophie de la différence des sexes, mais exprime un des principes de base de l’existentialisme, à savoir de ne pas supprimer la différence, comme cela se fait dans le système hégélien, mais de la reconnaître en tant que caractère foncier de l’existence. Or, la reconnaissance des différences individuelles sans pour autant les réconcilier sur un plan supérieur, mène à des problèmes massifs, car on n’a plus l’assurance que les conflits entre les individus pourraient être jamais résolus. Plus que cela, on ne pourrait plus mettre aucune limite à la volonté de s’imposer et de soumettre l’autre. Cette situation est bien décrite par Sartre dans L’être et le néant. Si l’on y atteint un certain équilibre c’est seulement du fait que le soumis cherche à son tour de soumettre l’autre. À la différence de Sartre - du moins en ce qui concerne son œuvre initiale -, Beauvoir accepte avec l’altérité vécue dans l’amitié la possibilité d’une reconnaissance de l’autre dans son « autreté » sans que cela aboutisse à une dévaluation ou à une soumission de l’un par l’autre. Au contraire, c’est par l’autre que je parviens à me réaliser comme un être authentique. En vue du rapport entre les sexes, cela voudrait dire que Beauvoir conçoit comme possible une situation où la femme pourrait vivre avec l’homme la relation d’un partenariat symétrique. Les femmes ne devraient plus sacrifier leur être-femme et devenir de « meilleurs hommes » afin de réaliser leur projets et d’obtenir la reconnaissance professionnelle, ni s’orienter vers un idéal féminin quelconque afin d’être reconnues comme femmes. L’approche existentialiste de Beauvoir contient en plus la possibilité de réaliser des projets de vie au-delà du sexe biologique du fait qu’elles ne sont plus liées à <?page no="241"?> Aspects de l’autre chez Simone de Beauvoir 241 lui seul mais à l’ambiguïté de l’existence humaine en tant que corps et transcendance, ou choix libre de soi-même et de son sexe. Enfin, si l’on prend en considération les conséquences de ces trois formes de l’altérité pour la relation entre les sexes, il faudra admettre que, dans le cas des deux premières formes, la féminité est comprise comme quelque chose d’inférieure qu’on aura à dépasser, tandis que la troisième forme de l’altérité implique la possibilité d’un choix conscient pour ou contre un projet explicitement féminin, ainsi que la possibilité de se mettre à la recherche de formes de vie nouvelles au-delà de la dichotomie des deux sexes. Bibliographie Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 1976 (tome I et II ; première édition : Paris 1949). Simone de Beauvoir, Das andere Geschlecht [= traduction allemande], Hamburg 1951. Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris 1963. Claude Francis et Fernande Gontier, Les écrits de Simone de Beauvoir, Paris 1979. Susanne Moser, Freiheit und Anerkennung bei Simone de Beauvoir, Tübingen 2002. Susanne Moser, Yvanka B. Raynova (éd.), Simone de Beauvoir 50 Jahre nach dem Anderen Geschlecht, Frankfurt am Main 2004. Susanne Moser, Freedom and Recognition in the Work of Simone de Beauvoir, Frankfurt am Main 2008. Yvanka B. Raynova, Le deuxième sexe : une lecture postmoderne, in: Cécile Coderre et Marie-Blanche Tahon (dir.), Le deuxième sexe. Une relecture en trois temps, 1949-1971-1999, Montréal 2001. <?page no="243"?> Eva D. Bahovec Beauvoir et la psychanalyse J’ai longtemps hésité à écrire sur Beauvoir et la psychanalyse. Le sujet est irritant, surtout pour les philosophes. Et le problème n’est pas neuf. Il est étroitement lié au problème de la reconnaissance de grandes traditions ou moments dans l’histoire de la philosophie dans lesquels l’appel de la philosophie à l’universel se croise avec le plus particulier : le contexte tout historique et géographique concret. Cependant, bien que le « moment philosophique français » de la seconde moitié du 20ème siècle ait généralement été reconnu et élaboré par les plus célèbres philosophes et psychanalystes théoriques de notre temps, comme Alain Badiou et Slavoj Žižek, Simone de Beauvoir ne peut pas y trouver sa place (Badiou 2005a). Une question pourrait être posée de la manière suivante : Comment estce que ces exclusions affectent notre réception de Simone de Beauvoir et plus particulièrement notre interprétation de l’actualité de sa pensée ? Je vais procéder en deux étapes. Premièrement, par une définition négative : par un exposé portant sur ‹comment ne pas lire Beauvoir›, et deuxièmement, par une réponse à la question : Comment, par transgression des grandes limites et divisions de la philosophie moderne, pourrait-on adopter une interprétation beaucoup plus profonde de son héritage pour la philosophie d’aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’en effet l’intuition philosophique originale de Simone de Beauvoir, dans son œuvre philosophique majeure, Le deuxième sexe ? Comment procède-t-elle ? Les deux livres du Deuxième sexe commencent par ‹la femme›. Dans le premier livre, Beauvoir commence par « J’ai longtemps hésité à écrire un livre sur la femme », et continue par la question « Qu’est-ce qu’une femme ? », donnant comme réponse : La femme est l’Autre. Le second livre, qui commence par la fameuse phrase « On ne naît pas femme, on le devient », définit ensuite la femme - placée entre le mâle et l’eunuque - comme un produit de la civilisation toute entière, et puis l’autrice continue sur une description détaillée du développement ontogénétique de la petite fille. Ces deux commencements cruciaux sont immédiatement suivis - pas par Sartre et son existentialisme, ou par Husserl et sa phénoménologie, mais par quelque chose d’autre. Ils commencent, et procèdent, par le contexte qui fait partie de ce que Badiou a appelé de manière si illustrative « l’aventure <?page no="244"?> Eva D. Bahovec 244 de la philosophie française ». Dans le premier livre du Deuxième sexe, Beauvoir procède à partir de Claude Lévi-Strauss, et dans le second livre, elle procède à partir de Jacques Lacan. 1 Lévi-Strauss et les conséquences Le problème de l’Autre est, pour Simone de Beauvoir, un problème d’énormes dimensions : l’Autre est figuré comme une catégorie fondamentale, par laquelle on doit commencer dès le premier mouvement de ‹la question de la femme›. L’homme est le Sujet, la femme est l’Autre, écrit Beauvoir, et après cela, la catégorie de l’altérité elle-même est mise en cause : « La catégorie de l’Autre est aussi originelle que la conscience elle-même. Dans les sociétés les plus primitives, dans les mythologies les plus antiques on trouve toujours une dualité qui est celle du Même et de l’Autre. » (Beauvoir 1949: I, 16). Cette dualité, Beauvoir continue, « n’a pas d’abord été placée sous le signe de la division des sexes, elle ne dépend d’aucune donnée empirique » (ibid.), et c’est une catégorie fondamentale de la pensée humaine. Mais en effet, l’Autre de Beauvoir, d’abord défini comme une catégorie de la pensée, doit être compris sur le plan immédiat du social, appartenant aux « données fondamentales et immédiates de la réalité sociale » (ibid. : 17). La démarche philosophique de Beauvoir continue par la transposition du problème au niveau de la vie quotidienne ; il n’y a aucune communauté humaine qui ne se définira pas par l’opposition aux autres: Aucune collectivité ne se définit jamais comme Une sans immédiatement poser l’Autre en face de soi. Il suffit de trois voyageurs réunis par hasard dans un même compartiment pour que tout le reste des voyageurs deviennent des « autres » vaguement hostiles. Pour le villageois, tous les gens qui n’appartiennent pas à son village sont des « autres » suspects ; pour le natif d’un pays, les habitants des pays qui ne sont pas le sien apparaissent comme des « étrangers » ; les Juifs sont « des autres » pour l’antisémite, les Noirs pour les racistes américains, les indigènes pour les colons, les prolétaires pour les classes possédantes. (Beauvoir 1949: I, 16) Or, malgré cette similarité entre les oppositions de ces séries des différences, la catégorie originelle du Même et de l’Autre/ différent ne peut-pas être ontologiquement réduite à une simple chaîne d’équivalences ; elle ne peut être placée au même niveau. Il y a un élément spécial parmi les autres, qui a 1 Et c’est par là que Simone de Beauvoir semble confronter le problème de la ‹philogenèse› et de l’‹ontogenèse› de l’esprit humain, si important pour comprendre la Phénoménologie de l’esprit de Hegel comme une des sources majeures du Deuxième sexe. <?page no="245"?> Beauvoir et la psychanalyse 245 une place très définitive dans l’argumentation de Beauvoir : la femme comme différente de l’homme. 2 La ‹différence sexuelle›, pour s’appuyer sur un terme du contexte psychanalytique, est celle qui figure comme une exception, dès les premiers commencements. Beauvoir est tout à fait explicite sur ceci : il n’y a aucun événement comparable avec la diaspora juive, l’introduction de l’esclavage, l’émergence du prolétariat. « Dans ces cas, pour les opprimés il y a eu un avant : ils ont en commun un passé, une tradition, parfois une religion, une culture. » (Beauvoir 1949: I, 18) Mais avec l’opposition entre l’homme et la femme, ce n’est pas le cas : « Il y a toujours eu des femmes ; elles sont femmes par leur structure physiologique. » (ibid.) Comment une observation pareille pourrait-elle figurer chez Beauvoir ? La différence sexuelle n’a pas d’histoire, elle n’est pas arrivée. Mais comme une instance qui est exclue de l’histoire, elle ne pourrait non plus être biologique. Dans la structure d’argumentation de Beauvoir, cette absence de l’événement historique - comme une cause de la différence sexuelle - ne doit pas signifier l’enracinement dans son opposé : la biologie. Si quelque chose pourrait faire consensus sur Beauvoir, c’est précisément le fait que l’idée du ‹sexe biologique› ne pourrait pas être plus en accord avec sa position philosophique fondamentale. 3 Et pourtant, Beauvoir croit qu’elle doit expliquer la différence sexuelle comme un simple fait biologique : « La division des sexes est en effet un donné biologique, non un moment de l’histoire humaine. » (Beauvoir 1949: I, 19) L’argumentation de Beauvoir semble en quelque sorte paradoxale, prise dans la contradiction, et c’est précisément à cause de cela qu’elle a besoin de Lévi-Strauss, et que ce besoin soit si urgent: elle lui a demandé de lui donner les épreuves des Structures élémentaires de la parenté avant même que le livre ne soit publié (Beauvoir 1949: I, 17). Ce dont en effet Beauvoir avait besoin, 2 « Le lien qui l’unit à ses oppresseurs n’est comparable à aucun autre. La division des sexes est en effet un donné biologique, non un moment de l’histoire humaine. C’est au sein d’un mitsein originel que leur opposition s’est dessinée et elle ne l’a pas brisée. » (Beauvoir 1949: I, 19) - Il est intéressant que Beauvoir utilise la terminologie d’Heidegger, tandis que conceptuellement elle s’appuie sur Lévi-Strauss. - Beauvoir a écrit un compte rendu du grand livre de Lévi-Strauss, L’Être et la parenté, pour Les Temps modernes (repris dans le numéro spécial du Magazine littéraire sur Lévi-Strauss en 2003: 60-63). 3 Beauvoir a toujours été placée du côté du ‹genre› en opposition au ‹sexe›. - Il faut être attentif aux distinctions terminologiques : ‹la femelle› de Beauvoir est analysée dans un contexte biologique, sa ‹femme› est une catégorie existentielle (Stanford 2006: 76). L’appui de Beauvoir sur Lévi-Strauss et plus tard sur Lacan la place aussi près de la perspective ‹structuraliste›, et par là souligne encore une fois sa distance par rapport à l’existentialisme. (En effet, le mouvement ‹structuraliste› avait été établi par une coupure avec Sartre et l’existentialisme.) <?page no="246"?> Eva D. Bahovec 246 c’était d’un organon conceptuel pour pouvoir confronter ce statut de l’entredeux, de ce ‹ni l’un, ni l’autre›. Pour le dire autrement, la différence sexuelle n’est ni biologie ni histoire, elle est toutes les deux en même temps, la transition comme telle. Il n’y a pas un ‹avant› de la différence sexuelle, elle n’est pas arrivée. Il y avait toujours eu une différence entre les hommes et les femmes, qui ne pourrait pas être réduite aux ‹faits de biologie›. C’est pourquoi la différence sexuelle est un paradigme de l’opposition entre l’Un et l’Autre, elle est la différence comme telle, la différence des différences, toujours déjà là, dans la transition de la nature à la culture, dans la première émergence du ‹genre› humain. C’est un fait fondamental qui ne peut pas être fondé, un nucleus, qui ne peut pas être expliqué - un élément hétérogène de la chaîne, qui est un part d’elle-même, aussi bien qu’elle est son extériorité, fondement, médium. Étant une structure, elle est sans origine. Pour résumer : la femme de Beauvoir est irréductiblement liée à sa conceptualisation de l’Autre comme la dimension la plus fondamentale de l’esprit humain, qui est pour Beauvoir en même temps la dimension la plus fondamentale de la réalité sociale. Et c’est précisément comme telle que ‹la question de la femme› devrait être approchée conceptuellement : comme la transgression de la distinction entre la nature et la culture, biologie et histoire, physis et thesis (ou ‹sexe› et ‹genre›). Pour faire cela, d’après Beauvoir, on doit s’appuyer sur un appareil conceptuel nouveau, qui se trouve chez Claude Lévi-Strauss, et sur l’‹analyse structurale› de son essai inaugural, publié en 1945 dans le journal Word. 4 Cette démarche nouvelle pour Beauvoir est tracée au travers de citations des Structures élémentaires de la parenté. En effet, d’après Lévi-Strauss, le passage de la nature à la culture est caractérisé « par l’aptitude de la part de l’homme à penser les relations biologiques sous la forme de systèmes d’oppositions : la dualité, l’alternance, l’opposition et la symétrie » (Beauvoir 1949: I, 16-17). Pour préciser encore : cet appareil conceptuel nouveau, qui est nécessaire pour l’explication de la ‹division des sexes› de Beauvoir, ne peut pas être trouvé ni dans la biologie ni dans le matérialisme historique, comme cela fut démontré avec beaucoup de soins dans les trois chapitres du premier livre du Deuxième sexe, par ‹l’analyse structurale› de la pensée humaine et de la réalité sociale immédiate. La voie ouverte par Lévi-Strauss fournit à Beauvoir, me semble-t-il, une nouvelle possibilité, qui est suivie dans le commencement du seconde livre du Deuxième sexe (qui devient par là une contrepartie d’Hegel et de sa ‹phylogenèse› de la Phénoménologie de l’esprit). 4 Republié dans L’Anthropologie structurale (Lévi-Strauss 1958: 37). En effet, le projet structural peut être conçu comme un projet de transgresser la vielle distinction philosophique entre physis et thesis, cf. Milner (2003). <?page no="247"?> Beauvoir et la psychanalyse 247 Pour répondre alors à la première question : Comment ne pas lire Beauvoir ? Il ne faut pas réduire la démarche philosophique de Beauvoir à l’existentialisme ou à la phénoménologie. Pour avancer encore notre analyse de ce qu’on pourrait appeler la résistance au structuralisme, procédons alors à la définition positive. Lacan et les conséquences Pour continuer avec cette seconde partie de mon argumentation, il nous faut poser les questions suivantes : Quelles sont les conséquences de cette lecture précise pour la réception de Beauvoir, et, last but not least, comment est-ce que cela affecte l’actualité de sa pensée ? Procédons alors sur la piste déjà avancée. C’est dans cette perspective nouvelle et ‹autre› que je voudrais, encore une fois, retourner à Beauvoir. Je voudrais redécouvrir Beauvoir, « avec et contre Freud », comme Alain Badiou définit une des caractéristiques centrales du « moment philosophique français ». Badiou, évidemment, bien qu’étant un admirateur de Sartre, ne peut pas inclure Simone de Beauvoir dans son compte-rendu de la philosophie française de la deuxième partie du 20ème siècle. Ou est-ce précisément à cause de cela ? Or, c’est dans ce contexte que je voudrais proposer l’idée qu’on devrait parler de Simone de Beauvoir, de la philosophie et de la psychanalyse. Malgré le fait que la psychanalyse, ensemble avec la biologie et le matérialisme historique, ait prouvé son incapacité à nous fournir une réponse adéquate à la ‹question de la femme›, Freud est et restera la référence majeure pour Beauvoir. En effet, la référence de Beauvoir à Freud ne peut pas être réduite au second chapitre, intitulé « Le point de vue psychanalytique », du premier livre du Deuxième sexe ; la référence à la psychanalyse est distribuée sur l’ensemble de l’ouvrage. Il semble qu’il y a même une contradiction entre la réfutation de Beauvoir, que la psychanalyse pourrait nous donner une réponse à la question sur la femme, et sa référence abondante à la psychanalyse dans Le deuxième sexe. Le seconde livre commence par une formule probablement parmi les plus célèbres du 20ème siècle : « On ne naît pas femme : on le devient. » (Beauvoir 1949: II, 13) Et pour l’expliquer, Beauvoir a besoin de l’aide de Jacques Lacan lui-même. 5 En effet, l’argument est structuré autour de ce que 5 Lacan figure dans la note deux du second livre du Deuxième sexe : ses observations sur « le stade de miroir » sont considérées comme « d’une importance primordiale » (Beauvoir 1949 : II, 15). Il est intéressant de souligner que le nom de Lacan ne figure pas dans <?page no="248"?> Eva D. Bahovec 248 Lacan avait défini comme « le stade de miroir », et est utilisé pour expliquer la constitution de la subjectivité humaine (sa version de « l’ontogénèse » de la Phénoménologie de l’esprit), et il se trouve dans le commencement du premier chapitre du livre deux, intitulé « Enfance ». L’idée de Lacan sur le stade de miroir est la suivante : le petit enfant, en contraste avec le petit chimpanzé, en confrontant son image dans le miroir, « se reconnaît » comme tel, et ceci correspond à l’émergence de la subjectivité - du « Je » imaginaire de Lacan. Lacan fait une analyse de ce phénomène chez un enfant « universel », au-delà de la différence sexuelle (pendant qu’il écrit sur « le petit homme ») ; Beauvoir semble être beaucoup plus freudienne que Lacan lui-même - elle voudrait inscrire la différence sexuelle au cœur de la formation de la subjectivité comme telle. Or, mon argument n’est pas de dire que Beauvoir avait été capable d’aller plus loin que Lacan, ni même qu’elle était une de ses - nombreuses - élèves. 6 Au lieu de cela, je voudrais formuler la question suivante : Qu’est-ce que cela veut dire, qu’est-ce que cela pourrait nous dire, en effet, sur la démarche philosophique de Simone de Beauvoir ? Que devrait-on ajouter, ou, pour utiliser une formule très célèbre, « Guess what is missing », « Devine ce qu’il manque », non pas dans Le deuxième sexe, mais dans les interprétations du Deuxième sexe ? Beauvoir et Sartre, Beauvoir et Merleau- Ponty, Beauvoir et Hegel, Beauvoir et Husserl, Beauvoir et Heidegger (Simons 1998 ; Card 2003 ; Simons 2006), etc., en fin de compte, Beauvoir et Foucault (Vintges 1999 ; Vintges dans Simons 2006 : 214 suivantes), ce sont toutes des histoires bien connues. Mais ce qui manque, en effet, c’est Beauvoir et Freud. Et cette lecture devrait être double : premièrement, Freud dans la philosophie de Beauvoir, et, deuxièmement, Freud comme une figure d’héritage philosophique de Beauvoir, un signe de l’actualité de sa philosophie (au-delà de la réduire à un problème d’éthique). 7 Ceci devrait être l’héritage freudien à partir duquel était conçue la question centrale de Badiou, s’interrogeant sur le 20ème siècle : Pourquoi aujourd’hui le courage de Freud n’est pas devenu inutile ? (Badiou 2005b: 111) Ou plus simplement encore : Pourquoi Freud ? D’abord, Freud a beaucoup écrit sur la femme. Dans sa célèbre conférence sur « La féminité », Freud commence par ceci: « La conférence d’aujourd’hui […] s’occupe d’un thème qui peut prétendre à votre intérêt comme presque aucun autre. […] l’index de la traduction américaine, publiée par Vintage en 1953, ni dans la nouvelle traduction en allemand, publiée par Rowohlt en 1999. 6 Le compte rendu sur Beauvoir et Lacan se trouve dans Toril Moi (1994: 156 suivantes). 7 C’est ce qui se passe chez Vintges, qui voudrait établir l’actualité de Beauvoir comme parallèle du dernier Foucault (Vintges 1999 ; Vintges dans Simons 2006), ou bien comme une éthique dans le sens le plus large, ce qui ce passe en effet aussi dans d’autres essais sur la philosophie de Beauvoir (Simons 2006). <?page no="249"?> Beauvoir et la psychanalyse 249 De tous temps les hommes se sont creusés la tête sur l’énigme de la féminité. » (Freud 1984: 120) Et cette nouvelle conférence sur la féminité est supposée s’occuper de « rien [d’autre] que des faits observés », sans aucune spéculation sur quoi que ce soit (ibid.). Or, le même Freud a rapporté pas mal de « faits observés » assez extrêmes sur les femmes. Qu’on se souvienne seulement de sa persuasion notoire sur l’évidence visuelle de la différence sexuelle. Cela veut dire : dès que la petite fille compare son corps avec celui d’un garçon, dès qu’elle le voit, « elle reconnaît immédiatement », elle s’aperçoit instantanément, qu’il lui manque quelque chose. Et ce « quelque chose » est quelque chose de cruciale. Elle regarde, elle voit, elle sait (une démarche assez philosophique, en effet). Soulignons ici l’idée que Freud avait du tressage et du tissage. Il s’agit de « l’intention initiale de masquer le défaut de l’organe génital », lié étroitement au premier : « On estime que les femmes ont apporté peu de contributions aux découvertes et aux inventions de l’histoire de la culture mais peut-être ont-elles quand même inventé une technique, celle du tressage et du tissage. » (Freud 1984: 177) Peut-être s’agit-il d’un motif inconscient, nous dit Freud, et que c’est la nature elle-même qui nous fournit le modèle de cette volonté de cacher les organes génitaux (de la femme). « Le pas qui restait encore à franchir consistait à faire adhérer les unes aux autres les fibres qui, sur le corps, étaient plantées dans la peau et seulement emmêlées les unes avec les autres. » (ibid.: 177-178) C’est-à-dire : les femmes sont aptes à tresser et tisser, car elles sont si désireuses de couvrir - avec les produits de leur travail - ses organes génitaux castrés ! 8 Retournons encore une fois à Freud : il nous faut encore ajouter quelque chose. En effet, à partir de ce manque, il y a tout au long quelque chose d’autre aussi chez Freud. La femme manque quelque chose, mais en même temps elle est une figure d’excès : elle possède ‹un trop›. Le phallus manquant d’un côté, et de l’autre côté un organe de trop : le vagin comme une addition au clitoris, qui est supposé représenter la version féminine du pénis. Parallèlement au manque il y a donc quelque chose constitutivement de ‹trop›, au-delà du phallus. Et cette combinaison de ‹moins› et de ‹plus›, de manque et de supplément, est notoire. Elle pousse de nouveau Freud dans ses ambigüités et contradictions très connues, et elle est liée aussi à ses analyses sur la sexualité féminine, qui est selon lui plus disperse et moins localisable que celle de l’homme, admettant qu’on ne sait vraiment pas quelles sont ‹les vrais organes génitaux féminins›. Freud était convaincu 8 Et cela semble être valable aussi pour Simone de Beauvoir ! Que cela soit dérivé de Freud, ou de Sartre, ou des deux, ou plus probablement de toute une longue tradition patriarcale, dans tous les cas cela est présent dans son livre ‹sur la femme› ! Et c’est quand même un des livres les plus importants du siècle ! <?page no="250"?> Eva D. Bahovec 250 jusqu’à la fin de sa vie que la vie sexuelle des femmes est the dark continent, comme il le dit lui-même en anglais. Mais pourquoi Freud, au lieu de chercher ‹l’éternel féminin›, et quelque chose d’asymétrique, inégale, etc. (plus ou moins, en tout cas quelque chose de différent) - pourquoi n’a-t’il pas dénoncé l’idée de la sexualité féminine tout entière ? D’où Freud, autrement un penseur si rigoureux, avait-il obtenu cette hypothèse sur la sexualité féminine, dont il se plaint constamment qu’il ne sait rien ? Et pourquoi Beauvoir, normalement une penseuse si rigoureuse et une militante si passionnée contre les préjugées de toutes espèces, ne l’a-t-elle pas non plus écartée ? Pourquoi n’a-t-elle pas tout simplement abandonné la référence à Freud, puisqu’il était si aveuglé par sa perspective partiale, mâle, et emplie de préjugés ? Ce que Freud semble dire, en effet, c’est que la notion de ‹la sexualité féminine› est une sous-catégorie de la sexualité comme telle (qui serait polymorphe, perverse, disperse etc.), tout à fait comme Beauvoir avait analysé ‹la femme› comme réduite à être une sous-catégorie de l’homme comme tel. Dans les deux cas, il y a une différence d’universalité. Et c’est précisément comme telle - comme sous-catégorie - que ‹la sexualité féminine›, aussi bien que ‹la femme›, devrait être déconstruite. 9 Il faut bien ‹être juste avec Beauvoir› au lieu de procéder d’une idée jamais expliquée, vague et sombre de la sexualité spécifiquement féminine, et insister sur sa nature problématique, au lieu de s’appuyer sur ce que Beauvoir, après Lacan, avait à dire sur le développement de la petite fille, dans le chapitre sur l’« Enfance » du Deuxième sexe (ou, avec le féminisme, du phallocentrisme de Freud). 10 Toutes les ‹inventions› ou obsessions de Freud, qui sont aussi les obsessions de Beauvoir (qu’on se rappelle sa notoire haine pour le corps féminin), pourraient être résumées peut-être par une paraphrase de la souvent contestée formule de Lacan, « La femme n’existe pas ! ». Ou au lieu de celle-ci : « La sexualité féminine n’existe pas ! » Avec et contre Freud Freud était un des penseurs les plus controversés du 20ème siècle. Il y a beaucoup de raisons pour cela. Et il n’était pas seulement controversé, il était aussi un militant, autant que Simone de Beauvoir en était une. Freud n’était pas l’auteur d’une théorie scientifique, comme Lévi-Strauss est présumé 9 Si je ne lisais pas Beauvoir depuis des années, je ne pourrais pas voir ceci dans Freud non plus. 10 Sur la formule de Lacan , « La Femme n’existe pas », voir son séminaire Encore (Lacan 1975: 61 suivantes). <?page no="251"?> Beauvoir et la psychanalyse 251 l’être (Vintges 1994: 36). On ne devrait pas lire Freud avec la formule bien connue de « ce qui est vivant et ce qui est mort dans Freud » (tout comme on ne devrait pas lire Beauvoir de cette manière). Freud n’est pas un docteur, un scientifique, même pas un philosophe caché. Il est un ‹auteur-fonction›, ce qui veut dire que l’on doit sans cesse revenir aux ouvertures de son texte, prendre conscience de la coupure épistémologique et philosophique liée a son nom. C’est pour ceci que Foucault l’a appelé « un fondateur de la discursivité » dans les premiers temps (Foucault 1994 : I, 805). C’est peut-être pour cette raison que Beauvoir ne voulait pas renoncer à se référer à lui : pas seulement parce que Freud a été l’auteur le plus souvent cité durant le siècle dernier, mais parce qu’il a été un vrai inventeur de la discursivité. Plus tard dans sa vie, Simone de Beauvoir dira que si elle était plus jeune, elle s’occuperait de la psychanalyse. En pensant à sa formation philosophique rigoureuse, à ses tentations de traverser les frontières strictes entre la philosophie, la littérature, et l’autobiographie, aussi bien qu’à la complexité de son œuvre, je ne pense pas que ceci veut dire, au moins pas seulement, qu’elle voulait devenir une thérapeute (une décision qui l’aurait approchée à Julia Kristeva). Ceci veut dire, il me semble, bien au contraire, qu’il faut repenser Freud comme la figure centrale du « moment philosophique français » dans le sens de Badiou : avec et contre Freud. Ceci veut dire qu’il faut également avancer avec les ouvertures majeures de Freud, de sa ‹vie et de son œuvre›, du ‹personnel› et du ‹politique› de Freud, et de tout ce que Freud avait introduit dans la longue histoire des idées, la longue histoire de la philosophie, et en fin de compte, la longue histoire de la pensée féministe. ‹Avec et contre Freud›, c’est aussi proche de ce chemin que Michèle Le Dœuff voudrait aboutir, écrivant sur une lecture nietzschéenne de Beauvoir. Pour le dire avec ses propres mots : « Sommes-nous capables de soutenir la lecture de Beauvoir telle qu’elle est? » (Le Dœuff dans Simons 2006: 15) Sommes-nous capables de voir son appui sur Lévi-Strauss et Lacan, tous les deux cruciaux dans la structure du Deuxième sexe ? Sommes-nous prêts à admettre ce que ces références au nom de Freud, à la figure de Freud et sa pensée sur la sexualité humaine signifient pour la philosophie comme telle - comme une arme conceptuelle contre les discours moraux et religieux, aussibien qu’un signe de l’actualité de sa philosophie ? Je pense qu’avec tout le non-sens de Freud en ce qui concerne la femme, cette formule ‹avec et contre Freud› pourrait peut-être devenir le chemin le plus prometteur pour envisager l’originalité de la philosophie de Beauvoir. Son originalité semble précisément être liée à sa position entre les différentes traditions philosophiques. Avançant sur ce nouveau chemin, on pourrait dire, tout comme Foucault (1994: II, 76) l’avait dit de Deleuze : « Mais un jour, peut-être, le siècle sera beauvoirien. » <?page no="252"?> Eva D. Bahovec 252 Bibliographie Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 1949 (tome I et II). Alain Badiou, The Adventure of French Philosophy, in: New Left Review, Sept.-Oct. 2005 (= Badiou 2005a). Alain Badiou, Le siècle, Paris 2005 (= Badiou 2005b). Claudia Card (éd.), The Cambridge Companion to Simone de Beauvoir, Cambridge 2002. Elizabeth Fallaize (éd.), Simone de Beauvoir. A Critical Reader, London and New York 1998. Sigmund Freud, Studienausgabe (1969-1979), Frankfurt am Main 1982 (10 vol.). Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris 1984. Michel Foucault, Dits et écrits, Paris 1994 (4 vol.). Jacques Lacan, Encore, Paris 1975. Michèle Le Dœuff, Engaging with Simone de Beauvoir, in : Simone de Beauvoir. Critical Essays, Bloomington and Indianapolis 2006, 11-19. Claude Lévi-Strauss, L’Anthropologie structurale, Paris 1958. Jean-Claude Milner, Le Périple structurale. Figures et paradigme, Paris 2003. Toril Moi, Simone de Beauvoir. The Making of an Intellectual Woman, Oxford 1994. Margaret Simons (éd.), Feminist Interpretations of Simone de Beauvoir, University Park, Pennsylvania 1995. Margaret Simons (éd.), The Philosophy of Simone de Beauvoir. Critical Essays, Bloomington and Indianapolis 2006. Stella Stanford, How to Read Beauvoir, London 2006. Karen Vintges, Philosophy as Passion. The Thinking of Simone de Beauvoir, Bloomington and Indianapolis 1996. Karan Vintges, Zur Aktualität von Beauvoirs Denken, in : Die Philosophin, 20, Oktober 1999, 99-113. Karen Vintges, Simone de Beauvoir: A Feminist Thinker for the Twenty-First Century, in: Simons 2006 (loc. cit.), 214-227. <?page no="253"?> Annik Houel « Deux bêtes nues qui s’affrontent » : Sexualité féminine et/ ou maternelle ? Telle est l’image de la sexualité parentale que Simone de Beauvoir propose dans son chapitre « Enfance » du Deuxième sexe (Beauvoir 1949: II, 57). Cette image est assez étonnante, au-delà de la crudité de l’évocation elle-même, car plutôt contradictoire avec tout ce qu’elle a pu dire par ailleurs de la sexualité adulte : dans ce même chapitre mais aussi dans les chapitres suivants sur « La jeune fille » ou « L’initiation sexuelle », et dans bien d’autres où, par une approche dénonciatrice de la domination masculine, elle fait plutôt du rapport sexuel un exercice de soumission masochiste pour les femmes. Ainsi l’emblème de ce rapport sexuel est-il incarné par une « ‹nuit de noces› qui livre la vierge à un homme que d’ordinaire elle n’a pas vraiment choisi » (Beauvoir 1949: II, 158) ; et qui sera suivi de rapports pas vraiment plus attrayants : « C’est par le vagin que la femme est pénétrée et fécondée ; il ne devient un centre érotique que par l’intervention du mâle et celle-ci constitue toujours une sorte de viol. » (Beauvoir 1949: II, 148) Or la femme dépeinte dans cet affrontement est non pas une femme soumise mais, bien au contraire, est elle aussi une bête nue, comme tout homme se livrant à une sexualité posée comme évidemment violente ; et elle n’a manifestement pas le dessous (en tout cas pas dans cette image qui est certes isolée, unique, mais non démentie par ailleurs) et que nous pouvons qualifier d’égalitaire. Comment comprendre cette rupture dans le texte du Deuxième sexe avec cette image plutôt crue, voire sauvage, si ce n’est comme un accident, une irruption, voire une sorte de retour du refoulé ? L’image évoquée est en effet non pas celle d’une simple femme mais, dans ce moment du texte, celle de la sexualité des « parents, les amis, les maîtres » (Beauvoir 1949: II, 56), donc avant tout celle de la mère. Cette représentation que l’enfant (des deux sexes) a du rapport sexuel parental est une vision très classique de la sexualité parentale que la psychanalyse a pris l’habitude d’appeler la scène primitive. Le point de vue adopté ici est donc celui du petit enfant, voire du tout petit enfant, l’infans, celui qui sommeille en chacun de nous. Cette scène primitive est connue pour être fantasmée comme violente par l’enfant parce qu’il s’en sent d’abord violemment exclu : l’enfant ne se pose pas encore en rival, en fantasmant la scène sexuelle par exemple en place d’un des deux <?page no="254"?> Annik Houel 254 parents, il n’est pas encore en position œdipienne 1 mais est dans la seule envie, sans pouvoir aucun, sans parole, autrement dit en position d’infans… C’est donc plutôt la sexualité maternelle qui serait ici représentée, sexualité apparemment fort différente de la sexualité féminine, ce qui expliquerait cette contradiction, voire antithèse de la thèse défendue par ailleurs de la passivité féminine, fut-elle obligée. Contradiction qui en termes plus psychanalytiques évoquerait un clivage, un mode de clivage même très archaïque si l’on se réfère à la phase schizo-paranoïde théorisée par Melanie Klein (1940), phase où l’enfant clive tout en bon ou mauvais objet (l’exemple bien connu étant le sein, bon ou mauvais, puis la mère) et dont il sort en accédant à l’ambivalence, c’est-à-dire à la coexistence de ces deux images, à la capacité à aimer et à haïr un même objet. Je proposerai donc l’hypothèse d’une Simone de Beauvoir prise dans un de ces mouvements paradoxaux qui, à mon avis, parsèment son œuvre (voire sa vie) de balancement perpétuel entre la dénonciation de la mauvaise mère et un rêve de bonne mère, dans ce mouvement de clivage typique du petit enfant avant l’acceptation de cette ambivalence qui fait les bonnes relations, si tant est qu’elles puissent exister dans le cadre très particulier et très tumultueux des relations mère-fille (Freud évoque la tempête, là où Lacan parle de ravages 2 ). La bonne mère fantasmée, mythique de la petite enfance n’est-elle pas celle que Simone de Beauvoir appelle de ses vœux, à laquelle elle essaie d’accéder, en particulier dans son œuvre littéraire ? Alors qu’à l’inverse dans ses œuvres plus théoriques, elle serait en proie à une image de mauvaise mère qui lui ferait décrire cette mère comme une véritable mère Fouettard (« Soit par commodité, soit par hostilité et sadisme, la mère se décharge sur elle d’un grand nombre de ses fonctions », Beauvoir 1949: II, 36) , et lui ferait adopter les théories psychanalytiques les plus traditionnelles, celles qui présentent la relation mère-fille sous son jour le plus négatif. 1 Ce terme est à entendre en son sens kleinien, qui évoque l’organisation dynamique des défenses plutôt qu’une structure monolithique et constante : chaque sujet passe, dans sa vie, son expérience, ses relations, d’une position à une autre sans rien d’irréversible. L’écriture est une des expériences les plus propices à ces changements de position. 2 « La fillette se réfugie dans l’œdipe comme dans un port », dit Freud (1932: 170). Du côté de chez Lacan, les choses sont plus irrémédiables : cf. Marie- Magdelaine Lessana, Entre mère et fille : un ravage. Mais on peut lire aussi, plus nuancé : Caroline Eliacheff / Nathalie Heinich, Mères-Filles. Une relation à trois. <?page no="255"?> Sexualité féminine et/ ou maternelle ? 255 1. L’ombre de la mauvaise mère 3 Ainsi pourrait-on comprendre l’utilisation finalement très orthodoxe qu’elle a pu faire des théories psychanalytiques sur la féminité puisque, dans l’ensemble du Deuxième sexe, elle se réfère avant tout, que ce soit de façon explicite ou implicite, à Helen Deutsch, la plus traditionnaliste des immédiates disciples de Freud ; 4 et elle ignore purement et simplement celles qui ont fait l’effort, pas toujours fructueux certes mais néanmoins louable, de réinterroger cette question de la relation mère-fille, comme Freud lui-même les y avait encouragées à la fin de sa vie, ne serait-ce qu’en discutant pied à pied leurs travaux dans ses derniers articles. Janet Sayers (1995) a bien montré comment cet effort s’est soldé par un semi-échec en rabattant cette question sur celle convenue de la maternité, mais les plus intrépides ont néanmoins toutes, avec des succès inégaux, essayé de réinterroger ce rapport particulier mère-fille que Freud se disait incapable de pouvoir bien comprendre : « Je n’aime pas être la mère dans un transfert. Cela me surprend et me choque toujours un peu. Je me sens tellement masculin », avoue-t-il à une des patientes, Hilda Doolittle (H. D. 1977: 65). Ainsi Karen Horney parle-t-elle d’une « féminité première » par identification immédiate à la mère (Horney 1967), et Lou Andréas Salomé d’un « réservoir maternel premier », source de toute énergie créatrice (Salomé 1980). Est-ce ce genre de tentatives de résolution (théorique) du conflit mèrefille qui amenèrent Simone de Beauvoir à jeter le bébé avec l’eau du bain, c’est-à-dire à ignorer l’ensemble de leurs contestations sur le primat du phallus ? Car, bien qu’ayant elle-même contesté le monisme phallique freudien en des termes bien argumentés dans son chapitre « Le point de vue psychanalytique », 5 elle s’en tient, pour tout ce qui concerne la féminité, au Freud traditionnel, celui des Trois essais sur la sexualité (1905). C’est ce premier Freud qu’Helen Deutsch reprend à l’envi, jusqu’à l’excès : elle élabore une théorie où la femme trouve sa jouissance dans la triade qu’elle appelle masochique, la triade « castration-viol-accouchement » (Deutsch 1945). Simone de Beauvoir va s’en tenir là et ne pas s’intéresser au deuxième Freud, celui des travaux des années 30 sur la féminité quand, interpellé par ses disciples féminines, il remet en chantier la « question de la femme » et ouvre des pistes nouvelles. Dans ces deux articles consacrés spécifiquement 3 La haine envers la mère, « une ombre de haine », « la mère d’ombre », empêche de dire l’amour sereinement, dit Michèle Bertrand (1986: 145). 4 Voir l’examen détaillé de cette question in : Houel 2004 et Houel / Sohn 2004. 5 « Freud ne s’est pas beaucoup soucié du destin de la femme ; il est clair qu’il en a calqué la description sur celle du destin masculin dont il s’est borné à modifier quelques traits » (Beauvoir 1949: I, 79-80 ; voir aussi les pages suivantes, 80-82). <?page no="256"?> Annik Houel 256 à cette question, Freud avance que ce que veut la femme, c’est la mère, bien avant le père, qui n’est là (et à sa suite, son substitut le mari) que comme écran, pour cacher un lien plus intense et plus passionné, le lien à la mère, lien aussi profondément enfoui que prégnant : « L’analyse témoigne que là où l’on trouve un lien au père particulièrement intense, il y avait auparavant une phase de lien exclusif à la mère, aussi intense et passionné. » (Freud 1931: 139) Cet aspect passionnel du lien mère-fille est pourtant familier à Simone de Beauvoir, puisqu’elle a pu souligner l’importance de cette mère qui reste peut-être finalement le personnage principal de sa vie, comme le dit Colette (Colette 1941: 120) . Colette a pu faire de sa mère celle que Danièle Brun appelle « la mère intérieure » (Brun 1990: 52), celle que toute femme porte en elle, à vie, avec ses ambivalences : « Et je sentis remuer au fond de moi celle qui maintenant m’habite, plus légère à mon cœur que je ne le fus jamais à son flanc. » (Colette 1969: 132) ; mais ce n’est apparemment pas le cas pour Simone de Beauvoir qui, tout qualifiant les rapports mère-fille de « généralement catastrophiques » (Schwarzer 1984: 97), se montre fascinée par cette image idéale de bonne mère qu’est Sido : « Rares sont les cas où elle est aussi compréhensive et discrète que chez cette ‹Sido› que Colette a peinte avec amour. » ( Beauvoir 1949: II, 48) Ce n’est qu’à l’occasion de la mort de sa mère qu’elle se permettra des images du même ordre : « Dans mon sommeil - alors que mon père apparaissait très rarement et d’une manière anodine - elle jouait souvent le rôle essentiel : elle se confondait avec Sartre, et nous étions heureuses ensemble. » (Beauvoir 1964: 147) 2. Un amour de rêve… mystique C’est cette part de bonheur, fut-il rêvé, que je vais interroger à travers cette autre figure de la mère, celle de la bonne mère, telle qu’on peut la voir à l’œuvre dans un roman dont on sait la grande part autobiographique, mais qui reste néanmoins une fiction, Les mandarins. Je prends donc, dans ce roman, la rencontre sexuelle avec Brogan, dans une scène amoureuse qui s’apparente à une vraie rencontre mystique, ne serait-ce que par le recours à un vocabulaire très religieux : Il était nu, j’étais nue, et je n’éprouvais aucune gêne ; son regard ne pouvait pas me blesser ; il ne me jugeait pas, il ne me préférait rien. Des cheveux aux orteils, ses mains m’apprenaient par cœur. De nouveau je dis : ‹J’aime vos mains. - Vous les aimez ? - Toute la soirée je me suis demandé si je les sentirais sur mon corps. - Vous les sentirez toute la nuit›, dit-il. Soudain, il n’était plus ni gauche ni modeste. Son désir me transfigurait. Moi qui depuis si longtemps n’avais plus de goût, plus de forme, je possédais de nouveau <?page no="257"?> Sexualité féminine et/ ou maternelle ? 257 des seins, un ventre, un sexe, une chair ; j’étais nourrissante comme le pain, odorante comme la terre. C’était si miraculeux que je n’ai pas pensé à mesurer mon temps ni mon plaisir ; je sais seulement que lorsque nous nous sommes endormis on entendait le faible pépiement de l’aube. (Beauvoir l954: 316-319) Cette scène peut se lire comme le parcours d’une résurrection, voire d’une rédemption, mais plus encore, on voit que la sanction en est un plaisir retrouvé, une (re)naissance du corps tout entier, sous les mains d’un amant dont les caresses évoquent la séduction des premiers soins maternels. C’est dans cette image, image qui ne peut être que celle d’un manque, que s’origine la passion mystique et/ ou amoureuse. Anne retrouve son corps mais en perd les limites, perd la conscience du temps et se fond dans l’inanimé, dans la nature. Les tonalités mystiques reposent, avec l’image de la terre-mère, sur le sentiment élationnel d’un retour au paradis perdu des origines et battent leur plein quand il s’agit du corps : « la chair », « le pain » même, permettent d’atteindre au miracle, mettant Brogan en position de Christ. Il est d’ailleurs dit plus haut : « mon corps se levait d’entre les morts » comme « Lazare ressuscité ». Corps jetable à la poubelle, corps comparé à celui mort (et en voie de décomposition) de Lazare, il est ce corps dont les mystiques veulent se débarrasser, celui qu’elles - et eux - veulent anéantir sous la flagellation ou autres mortifications : « Tous mes os craquent et mon corps se disloque », dit Thérèse d’Avila qui dit encore : « Cette âme voudrait être libre, manger la tue, dormir l’afflige. » (Avila 1949: 107). Catherine de Sienne se fait donner le fouet trois fois par jour. On voit là parfaitement à l’œuvre le mécanisme de clivage que Simone de Beauvoir avait pointé elle-même comme caractéristique de la mystique, dans le Deuxième sexe, que ce soit chez l’enfant (« Et ce sont aussi ces délices passives que la jeune dévote goûte dans l’ombre de l’église. » Beauvoir 1949: II, 44) ou chez l’adulte : « L’extase mime corporellement cette abolition du moi », écrivait-elle (Beauvoir 1949: II, 589). La description de l’extase amoureuse dans les bras de Brogan va dans ce sens du sentiment euphorique d’un Moi illimité, rappel d’un narcissisme premier. Si la description du plaisir n’est pas plus précise, c’est qu’il est moins question de décrire le plaisir que de le transcender : il s’agit d’initiation, au sens d’une quête mystique, de trouver une nouvelle dimension au plaisir, celle de l’extase : l’héroïne est ‹transfigurée›, telle Thérèse d’Avila dans sa célèbre description d’extase illustrée par Le Bernin : « Ce n’est pas une douleur corporelle mais spirituelle, pourtant le corps ne manque pas d’y participer un peu, et même beaucoup. C’est un duo si tendre entre l’âme et Dieu que je le supplie d’en donner un avant-goût à ceux qui penseraient que je mens. » (Avila 1949: 207) Ce duo idéal n’est pas tant avec l’autre (ou l’Autre) qu’entre les deux parties d’un Moi jusqu’alors clivé. Anne retrouve son corps qui renaît, et <?page no="258"?> Annik Houel 258 redevient une. L’inquiétante étrangeté de l’autre est engloutie, recouverte par cette image idéale de fusion : la découverte de son corps, sans pudeur la plonge dans un monde où elle laisse sa conscience se dissoudre. La nudité de cette héroïne est aux antipodes de celle des « deux bêtes nues qui s’affrontent ». Conclusion Cette peinture de la femme amoureuse peut étonner le lecteur ou la lectrice qui a en tête les pages du Deuxième sexe où Simone de Beauvoir dénonce cette position comme aliénée. Ce serait oublier combien elle a d’elle-même revendiqué cette division en militante, d’un côté, avec ses essais, et de l’autre, l’écrivain, avec ses romans. Elle a précisé que son projet d’écrivain était non de faire des romans ‹à thèse›, 6 mais de rendre compte de la vie réelle, avec ses contradictions, ses ambiguïtés et ses impasses. Et sans doute est-ce ce qui a tant séduit ses lectrices qui ont pu ainsi se retrouver autant dans le Deuxième sexe que dans Les mandarins, puis s’identifier au personnage même de Simone de Beauvoir comme symbole d’émancipation féminine. C’est d’ailleurs une autre des caractéristiques des femmes mystiques ; leur vocation leur permettait de « dépasser la condition d’Eve », comme le disait Hildegarde de Bingen (au XIIème siècle), condition de répression généralisée et bien entendu d’enfermement, et les autorisait à parcourir le monde : Thérèse d’Avila ouvre la voie en parcourant l’Europe pour créer ses carmels, Marie de l’Incarnation lui emboîte le pas, au XVIIème siècle, en allant porter la bonne parole de l’autre côté des mers, au Québec. Le projet du Deuxième sexe se situe bien dans cette lignée émancipatrice de la condition d’Ève, dont chacun(e) sait que, sortie de la côte d’Adam, elle est bien la seule femme à ne pas avoir eu de mère… Bibliographie Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 1977 (édition originale : 1949). Simone de Beauvoir, Les mandarins, Paris 1954. Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris 1964. Lou Andréas Salomé, L’amour du narcissisme, Paris 1980 (édition originale en allemand : 1921). Thérèse d’Avila, Livre de ma vie (dans: Œuvres Complètes), Paris 1949. 6 Cf. à ce sujet l’introduction de Jacques J. Zephir, Le néo-féminisme de Simone de Beauvoir. <?page no="259"?> Sexualité féminine et/ ou maternelle ? 259 Michèle Bertrand, La séduction dans la littérature psychanalytique, in: Études freudiennes 2, 1986. Danièle Brun, La maternité et le féminin, Paris l990. Colette, Journal à rebours, Paris 1941. Colette, La naissance du jour, Paris 1969. H.D., Visage de Freud, Paris l977 (édition originale en anglais : 1956). Helen Deutsch, La Psychologie des femmes, Paris 1949 (édition originale en anglais : 1945). Caroline Eliacheff / Nathalie Heinich, Mères-Filles. Une relation à trois, Paris 2002. Sigmund Freud, Trois essais sur la sexualité, Paris 1962 (édition originale en allemand : 1905). Sigmund Freud, Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes, in: La Vie sexuelle, Paris 1969 (édition originale en allemand : 1925). Sigmund Freud, Sur la sexualité féminine, in: La Vie sexuelle. Paris 1969 (édition originale en allemand : 1931). Sigmund Freud, La féminité, in: Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, Paris 1971 (édition originale en allemand : 1932). Annik Houel, Enfance, in: Ingrid Galster (éd.), Simone de Beauvoir : Le Deuxième Sexe. Le livre fondateur du féminisme moderne en situation, Paris 2004, 283-294. Annik Houel et Anne-Marie Sohn, L’initiation sexuelle, in: Ingrid Galster (éd.), Simone de Beauvoir : Le Deuxième Sexe. Le livre fondateur du féminisme moderne en situation, Paris 2004, 307-314. Karen Horney, La Psychologie de la femme, Paris 1969 (édition originale en anglais : 1967). Melanie Klein, Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs, in: Essais de psychanalyse, Paris 1968 (édition originale en anglais : 1940). Marie-Magdeleine Lessana, Entre mère et fille : un ravage, Paris 2000. Janet Sayers, Les mères de la psychanalyse, Paris 1995 (édition originale en anglais : 1991). Alice Schwarzer, Simone de Beauvoir aujourd’hui. Six entretiens, Paris 1984 (édition originale en allemand : 1983). Jacques J. Zephir, Le néo-féminisme de Simone de Beauvoir, Paris l982. <?page no="261"?> Thomas Stauder Simone de Beauvoir et les perversions du marquis. Une relecture de Faut-il brûler Sade ? I. Les valeurs cachées d’un proscrit Un lecteur non prévenu et de sensibilité morale moyenne qui est confronté pour la première fois avec une des œuvres du marquis de Sade ne pourra qu’éprouver une sensation plus ou moins forte de consternation et de répulsion. Malgré cela, il remarquera après quelques pages que les descriptions explicites de sexualité et violence, sans cesse variées et surpassées comme dans une hallucination fiévreuse, n’ont rien à voir avec de la pornographie au sens strict du terme. Car ces orgies de la concupiscence sont interrompues régulièrement par des débats philosophiques autour du rôle de la sexualité dans la société, des relations entre hommes et femmes et des questions métaphysiques (comme celle de l’existence de Dieu, niée par Sade). Ce qui intéresse Simone de Beauvoir dans les perversions du marquis et ce qui l’a poussée à lui consacrer l’essai Faut-il brûler Sade ? , publié pour la première fois en 1951-52 dans Les Temps modernes (et sous forme de livre en 1955), c’est la destruction systématique des conventions sociales qui règlent les rapports entre les deux sexes : « L’érotisme de Sade n’est plus seulement une attitude individuelle: c’est aussi un défi à la société. […] La sexualité chez Sade ne ressortit pas à la biologie : c’est un fait social. » (Beauvoir 1952: 40, 43) Elle lui reconnaît le mérite d’avoir anticipé une partie des découvertes de Freud et de la psychanalyse moderne : « Par instants il nous ouvre sur le rapport de la sexualité à l’existence des aperçus d’une surprenante profondeur. […] La libido est partout, et elle est toujours beaucoup plus qu’elle-même : Sade a sans aucun doute pressenti cette grande vérité. » (Beauvoir 1952: 52) Elle ose même l’appeler un moraliste, ce qui pourtant ne signifie pas que sa propre éthique soit compatible avec celle du marquis, ni qu’elle soit d’accord avec ses valeurs (comme on verra en détail plus tard) : « C’est grâce à cette sincérité opiniâtre qu’à défaut d’un artiste consommé ou d’un philosophe cohérent, il mérite d’être salué comme un grand moraliste. » (Beauvoir 1952: 55) Celui qui récuse trop vite les fantaisies sexuelles du marquis comme des aberrations pathologiques méconnaît leur profond enracinement dans les idées du siècle des lumières. Simone de Beauvoir en était consciente ; dans <?page no="262"?> Thomas Stauder 262 Faut-il brûler Sade ? , elle cite de La Philosophie dans le boudoir afin de prouver cette filiation : « En 1795, il écrit : ‹Je vais vous offrir de grandes vérités ; on les écoutera ; […] j’aurai contribué en quelque chose au progrès des lumières et je serai content.› […] Il a dû, dans ses heures les plus optimistes, se flatter d’être un des porte-paroles de l’humanité. » (Beauvoir 1952: 47) Déjà quelques années auparavant, en 1947, Theodor Adorno et Max Horkheimer avaient expliqué dans leur ouvrage Die Dialektik der Aufklärung la dissolution sadienne de la morale bourgeoise et chrétienne comme conséquence extrême de la pensée progressiste du dix-huitième siècle ; mais ils avaient aussi prévenu du danger d’un nouveau totalitarisme sur la base d’une rationalité dépourvue de valeurs humanistes ou religieuses. 1 Comme ces deux philosophes d’origine allemande, Simone de Beauvoir désapprouve l’hédonisme effréné et l’éthique autiste du marquis de Sade ; nous aurons l’occasion d’y revenir ci-dessous. D’abord je voudrais signaler une omission beauvoirienne : probablement à cause de sa conviction immédiate que la conception sadienne d’une sexualité matérialiste était inconciliable avec son propre idéal de l’amour basé sur une vision du monde existentialiste, elle a négligé de souligner suffisamment le potentiel émancipateur de l’œuvre sadienne. Ceci est d’autant plus surprenant si on considère que deux ans avant le début de la rédaction de Faut-il brûler Sade ? elle avait déjà publié Le deuxième sexe, et qu’un des axiomes principaux de ce livre - à savoir, le fondement social (donc arbitraire) et non biologique de certaines différences entre hommes et femmes - avait été préfiguré par Sade. Le marquis était prêt à concéder aux femmes plus ou moins les mêmes droits qu’aux hommes dans la sphère sexuelle, une chose inouïe à son époque ; il voulait par exemple permettre aux femmes mariées d’avoir des amants, ou donner aux femmes la possibilité de traiter les hommes d’une manière violente et cruelle pendant les rapports sexuels (et s’élever donc de l’état de victime à celui de bourreau). Par conséquent, il vaut la peine de jeter un regard indépendant sur l’œuvre sadienne avant de commenter l’essai beauvoirien ; on y cherchera des éléments qui témoignent de la libération des femmes. II. La revalorisation de la femme dans la société patriarcale : constellations de genre dans l’œuvre du marquis de Sade Déjà Guillaume Apollinaire avait observé que le contraste entre d’un côté la vertu et la souffrance de Justine et de l’autre côté la dépravation et la dureté 1 Il faut savoir que la genèse de Die Dialektik der Aufklärung remonte aux années 1942- 1944 ; Adorno et Horkheimer ont développé ces idées sur le fond de la lutte mondiale contre le fascisme. <?page no="263"?> Simone de Beauvoir et les perversions du marquis 263 de Juliette pouvait être interprété comme opposition entre la femme conventionnelle du passé et la femme plus ‹masculine› du futur (Treut 1990: 82). Ces deux sœurs, qui malgré une situation de départ identique suivent des chemins différents et forment ainsi un couple disparate, correspondent à une constellation maintes fois analysée dans le cadre des gender studies, à savoir la représentation littéraire de divers choix de vie féminins à partir des mêmes conditions sociales (Gymnich 2004: 137). À l’intérieur du champ romanesque du dix-huitième siècle, l’histoire de Justine obéit toujours au modèle - établi par Samuel Richardson - de la jeune fille innocente poursuivie par un homme qui essaie de la corrompre (cf. Richter 2000). Mais tandis que dans Pamela, or Virtue Rewarded (1740) l’héroïne réussit à convertir le débauché par sa chasteté inébranlable (et ainsi le persuade de la demander en mariage) et que dans Clarissa (1747-48) la protagoniste surmonte l’abus sexuel et même la mort comme triomphatrice morale (ce qui est rendu évident par la punition de son séducteur), Justine doit renoncer à une telle compensation : non seulement tous ses tortionnaires échappent à la justice, mais aussi va-t-elle périr d’une mort cruelle qui nie sa dignité comme femme (surtout dans la dernière version du roman sadien). 2 Justine est ‹bonne› selon les préceptes de la société patriarcale, c’est-à-dire qu’elle se comporte comme la femme idéale de son époque doit le faire ; mais cette conformité avec le rôle qu’on lui a réservé est tournée en dérision par une série interminable de violations et autres vexations corporelles et mentales (Carter 1981: 52). À la différence de sa sœur Juliette, Justine n’est pas guidée par la raison mais par les sentiments (et donc par la sphère attribuée de préférence aux femmes dans le cadre de la dichotomie des sexes au dix-huitième siècle) ; ceci explique sa crédulité hypertrophique, à cause de laquelle elle tombe toujours dans le même piège. Par sa passivité, Justine se laisse réduire à l’état d’objet, cédant à ses adversaires masculins le rôle dominant du sujet. Juliette par contre agit sans scrupules et est avide de pouvoir ; elle rompt les chaînes des préjugés contre les femmes et usurpe la position du sujet - ce qui signifie dans le contexte des fantasmagories sadiennes de faire souffrir les autres au lieu de souffrir elle-même. Tandis que dans la biographie de Justine un message émancipateur peut être extrait seulement ex negativo - dans le sens où la sagesse ne paie pas -, Juliette incarne l’agressivité d’une nouvelle génération de son sexe. « La ‹femme cruelle› sadienne apparaît 2 Déjà dans Justine ou Les Malheurs de la vertu l’héroïne avait été foudroyée à la fin, dans une inversion symbolique du traditionnel jugement de Dieu ; dans la postérieure Histoire de Juliette, la mort de la protagoniste devient par l’adjonction d’un détail anatomique une parodie cynique de l’acte de donner naissance (et donc du rôle conventionnel de la femme) : « la foudre entrée par la bouche, était sortie par le vagin » (Sade 1797: 1259). <?page no="264"?> Thomas Stauder 264 comme l’idée d’une souveraineté selon laquelle la femme libérée 3 dans une société oppressive peut être conçue uniquement sous la forme d’un monstre. » (Treut 1990: couverture postérieure). Bien que perçue comme étant une antithèse à Justine et une ‹surfemme› dans la terminologie de Nietzsche, Juliette n’est donc pas encore le point d’arrivée d’une future femme idéale selon les rêves du féminisme moderne. La femme parfaite ne devra ressembler ni à Justine ni à Juliette, mais réunir en elle certaines qualités des deux sœurs sadiennes, et établir ainsi une relation avec le sexe masculin qui sera caractérisée non plus par une domination quelconque mais par un échange équilibré (Carter 1981: 101-102) Regardons maintenant en détail certaines stations dans la vie de Juliette, afin d’y discerner les éléments émancipateurs. Sa première ‹maîtresse d’apprentissage› sur le chemin vers le libertinage est l’abbesse Delbène, qui l’encourage à ne pas respecter les règles arbitraires de la société patriarcale ; selon elle, l’obligation d’être vertueuse aurait été inventée pour régenter les femmes : « La réputation est un bien de nulle valeur, il ne nous dédommage jamais des sacrifices que nous lui faisons. » (Sade 1797: 187) L’abbesse nie l’origine divine de l’âme humaine et apprend à Juliette des doctrines matérialistes : « Tout ce qui périclite est matière, l’âme périclite, donc elle est matière. » (Sade 1797: 223) Delbène préconise un hédonisme sans ménagements ; cette sensualité égocentrique correspond à la conception de la vie du marquis de Sade : Ô Juliette ! Tu vas me trouver bien tranchante, bien ennemie de toutes les chaînes, mais je vais jusqu’à repousser sévèrement, cette obligation aussi enfantine qu’absurde, qui nous enjoint de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait. C’est précisément tout le contraire que la nature nous conseille, puisque son seul précepte est de nous délecter, n’importe aux dépens de qui. Sans doute il peut arriver, d’après ces maximes, que nos plaisirs troubleront la félicité des autres ; en seront-ils moins vifs pour cela ? (Sade 1797: 225) Sade partage cette référence à la nature comme critère suprême avec un grand nombre de philosophes de son siècle, par exemple avec Rousseau (quoique le Genevois en ait tiré d’autres conclusions) ; sur cette base idéologique, Delbène affirme que le devoir de chasteté avant le mariage - imposé plus aux femmes qu’aux hommes - est contre-nature et invite Juliette au nom du sensualisme à enfreindre les lois du patriarcat : Je demande qu’on me prouve qu’il y a quelque chose dans nos mœurs françaises qui, relativement au plaisir de la chair, puisse coopérer au bonheur de la nation ; 3 Si on ramène le terme français « libertin » (ou sa version féminine, « libertine ») à sa racine étymologique, on tombe sur le substantif latin « libertus » et l’adjectif correspondant « libertinus » ; les deux se réfèrent à un ancien esclave remis en liberté (Treut 1990: 97). De manière analogue, Juliette se fait « libertine » pour échapper à l’esclavage dans lequel la société patriarcale maintient les femmes. <?page no="265"?> Simone de Beauvoir et les perversions du marquis 265 en vertu de quoi contraignez-vous cette jeune fille à conserver son pucelage, malgré la nature qui lui dit de le perdre, et malgré sa santé que cette sagesse dérange ? Me répondrez-vous que c’est pour qu’elle arrive pure dans les bras de son époux ; mais cette prétendue nécessité est-elle autre chose que l’histoire des préjugés ? Quoi, pour faire jouir un homme du frivole plaisir de moissonner des prémices, il faut que cette malheureuse se sacrifie dix ans ; il faut qu’elle fasse de la peine à cinq cents individus, pour en délecter tristement un seul ? (Sade 1797: 235) Même quand elle est mariée, poursuit Delbène, la femme a le droit d’entretenir des rapports sexuels avec des amants si son époux se montre incapable de satisfaire ses besoins corporels (Sade 1797: 236). Toujours en évoquant la nature, l’abbesse soutient que l’acte sexuel ne doit pas servir seulement ou surtout à la reproduction ; en niant l’obligation de la femme à enfanter, elle s’oppose à la morale sexuelle de l’église catholique : Pendant l’acte de la jouissance, assurément, l’on s’occupe fort peu de la créature qui peut en résulter : celui qui serait assez bête pour y penser aurait assurément la moitié moins de plaisir que celui qui ne s’en occupe pas. […] La nature permet la propagation ; mais il faut bien se garder de prendre sa tolérance pour un ordre. Elle n’a pas le plus petit besoin de la propagation ; et la destruction totale de la race, qui deviendrait le plus grand malheur du refus de la propagation, l’affligerait si peu qu’elle n’en interromprait pas plus son cours que si l’espèce entière des lapins ou des lièvres venait à manquer sur notre globe. (Sade 1797: 240) La conséquence logique de ce raisonnement est de permettre à la femme l’avortement quand elle est tombée enceinte contre sa volonté ; Delbène, la perverse ‹maîtresse à penser› de Juliette, surpasse les féministes du vingtième siècle avec leur devise « Mon ventre est à moi » quand elle revendique pour les femmes le droit de disposer de la vie de l’enfant même après sa naissance (ce qui est inhumain et montre les résultats négatifs de la radicalité de la philosophie sadienne) : La femme seule, dans le cas supposé, devient maîtresse de l’embryon : comme unique propriétaire de ce fruit plaisamment précieux, elle en peut donc entièrement disposer à son gré, le détruire au fond de son sein, s’il la gêne, ou après qu’il est né, si l’espèce ne lui convient pas, et dans tous les cas, l’infanticide ne peut jamais lui être défendu. (Sade 1797: 241) Par pure égoïsme - le but suprême étant la satisfaction individuelle -, Delbène dissuade les femmes de mettre au monde des enfants ; et elle recommande une méthode très particulière de contraception : « Ne faites jamais d’enfants ; rien ne donne moins de plaisir ; les grossesses usent la santé, gâtent la taille, flétrissent les appas [...]. Il est mille moyens de les éviter, dont le meilleur est de foutre en cul. » (Sade 1797: 251) L’érotisme anal a pour Sade une grande importance : d’un côté, il représente l’attraction du défendu, car la ainsi nommée ‹sodomie› était frappée d’une peine sévère <?page no="266"?> Thomas Stauder 266 au dix-huitième siècle ; de l’autre côté, en utilisant un godemiché, non seulement un homme mais aussi une femme pouvait assumer le rôle actif dans des constellations hétéroet homosexuelles, ce qui permettait la dissolution des frontières entre les deux sexes : « Tantôt c’est la femme qui pénètre, tantôt c’est l’homme, et chacun est à son tour pénétré. Le sexe devient interchangeable. » (Carter 1981: 141) Ensuite, l’abbesse souligne encore une fois que les prétendus ‹commandements de la décence› ont été inventés par le patriarcat pour opprimer les femmes : « Jeunes et délicieux objets de notre sexe, poursuivit Delbène avec chaleur, [...] de quel droit les hommes exigent-ils de vous tant de retenue, quand ils en ont si peu de leur côté ; ne voyez-vous pas bien que ce sont eux qui ont fait les lois. » (Sade 1797: 255) À la fin de son long et instructif monologue, la religieuse répète à Juliette qu’il ne doit jamais y avoir de limites morales dans la quête de la satisfaction personnelle : Qu’importe, ce n’est ni au crime, ni à la vertu spécialement, qu’il faut s’attacher, c’est à ce qui rend heureux, et si je voyais qu’il n’y eût de possibilité pour moi d’être heureuse que dans l’excès des crimes les plus atroces, je les commettrais tous à l’instant, sans frémir, certaine, ainsi que je te l’ai déjà dit, que la première loi que m’indique la nature, est de me délecter, n’importe aux dépens de qui. (Sade 1797: 270) Juliette obéira fidèlement à cette doctrine au cours de toute sa vie, pendant laquelle elle rencontre des adeptes masculins et féminins du libertinage, qui l’initient aux diverses variétés du vice. Parmi ces personnages louches, Mme Clairwil est une des femmes qui se fait le plus remarquer ; dans une scène emblématique du point de vue féministe, Juliette assiste à l’émasculation réelle et symbolique d’un jeune moine perpétrée par elle : Le malheureux vint à la campagne le jour indiqué ; Clairwil s’y trouva ; nous entourâmes cet infortuné de plaisir, et quand son vit fut dans la plus grande érection, ma scélérate amie, le faisant aussitôt captiver par cinq femmes, lui fit trancher la verge au niveau du ventre, et l’ayant fait préparer par un chirurgien, elle s’en composa le plus singulier et le plus beau godemiché qu’on ait vu de la vie. (Sade 1797: 594) Sade anticipe ici avec une admirable lucidité le motif de ‹l’envie du pénis› diagnostiqué par Sigmund Freud cent ans plus tard, c’est-à-dire la théorie psychanalytique selon laquelle la femme aperçoit sa propre sexualité comme déficiente si comparée avec celle de l’homme (une conception reprise aussi par Jacques Lacan dans la signification symbolique qu’il attribue au phallus ; cf. Lindhoff 2003: 57-90). Clairwil se procure cet ‹objet du désir› d’une manière singulièrement féroce, s’appropriant par cet acte la virilité (non seulement corporelle, mais aussi spirituelle) du moine amputé. Juliette et les autres femmes libertines dans les romans du marquis utilisent également <?page no="267"?> Simone de Beauvoir et les perversions du marquis 267 assez souvent des godemichés (fabriqués cependant normalement d’autres matériaux), et aussi chez elles cet outil acquiert une dimension symbolique. Sade reprend le motif de ‹l’envie du pénis› dans le personnage androgyne de Madame Durand : elle ne refuse pas seulement le traditionnel coït vaginal (« je n’aime pas à foutre en con », Sade 1797: 660), mais possède aussi un clitoris exceptionnellement grand, presque de la taille d’un phallus (« un clitoris... oh ! de nos jours nous n’en avons vu ni de si long ni de si roide », Sade 1797: 659). L’épisode dans laquelle le débauché Noirceuil raconte à Juliette une « fantaisie bien extraordinaire », qu’il veut réaliser avec son aide, prouve que Sade ne s’intéressait pas uniquement aux formes les plus bizarres - et le plus souvent violentes - des rapports sexuels, mais qu’il réfléchissait vraiment sur la suppression des conventions sociales qui déterminent la différence entre les deux sexes, réussissant ainsi à provoquer du « gender trouble » dans le sens de Judith Butler : Je veux me marier… me marier deux fois dans le même jour : à 10 heures du matin, je veux, habillé en femme, épouser un homme ; à midi, vêtu en homme, épouser un bardache comme femme : je veux plus… je veux qu’une femme m’imite ; et quelle autre femme que toi pourrait servir cette fantaisie ? Il faut que, vêtue en homme, tu épouses une tribade à la même messe, où comme femme, j’épouserai un homme ; et que, vêtue en femme, tu épouses une autre tribade, vêtue en homme, quand, ayant repris les habits de mon sexe, j’épouserai, comme homme, un bardache habillé en fille. (Sade 1797: 1245) S’adressant à la fin du roman à sa sœur vertueuse Justine, Juliette (devenue Madame de Lorsange) montre qu’elle a entre-temps surpassé sa ‹maîtresse d’apprentissage› Delbène dans le degré de perversité, car pour elle la nature n’est pas seulement indifférente aux valeurs morales, mais oblige mêmes les hommes à faire du mal : La nature n’a créé les hommes que pour qu’ils s’amusent de tout sur la terre ; c’est sa plus chère loi, ce sera toujours celle de mon cœur. Tant pis pour les victimes, il en faut ; tout se détruirait dans l’univers, sans les lois profondes de l’équilibre ; ce n’est que par des forfaits que la nature se maintient, et reconquiert les droits que lui enlève la vertu. Nous lui obéissons donc en nous livrant au mal ; notre résistance est le seul crime qu’elle ne doive jamais nous pardonner : oh ! mes amis, convainquons-nous de ces principes ; dans leur seul exercice, se trouvent toutes les sources du bonheur de l’homme. (Sade 1797: 1257-1258) Si on voulait définir l’état final de ‹l’éducation sadienne› de Juliette - dont il est impossible de résumer ici toutes les péripéties -, on pourrait dire qu’elle est ‹perversement émancipée›. Avant d’analyser l’essai beauvoirien, il semble utile de jeter encore un bref regard sur l’ouvrage sadien La Philosophie dans le boudoir ; le long monologue du chevalier de Mirvel intitulé « Français, encore un effort si <?page no="268"?> Thomas Stauder 268 vous voulez être républicains » est particulièrement révélateur, car y est revendiqué la libération des femmes du joug du mariage : « Jamais un acte de possession ne peut être exercé sur un être libre ; il est aussi injuste de posséder exclusivement une femme, qu’il l’est de posséder des esclaves. » (Sade 1795: 132) Mais cette autodétermination n’est pas une fin en soi ; Sade voudrait les femmes délivrées des liens conventionnels afin qu’elles puissent entretenir des relations sexuelles avec le plus grand nombre d’hommes possible. Au moins prévoit-il les mêmes droits pour les deux sexes, parce que les hommes doivent aussi réaliser toutes les fantaisies sexuelles des femmes : « Si nous admettons, comme nous venons de le faire, que toutes les femmes doivent être soumises à nos désirs, assurément nous pouvons leur permettre de même de satisfaire amplement tous les leurs. » (Sade 1795: 135) Dans le discours du chevalier, on rencontre ensuite le plus clair de tous les appels du marquis de Sade à l’émancipation féminine ; avec un enthousiasme lyrique et en se réclamant de la nature, il demande l’affranchissement du ‹deuxième sexe› des chaînes des préjugés sociales et des superstitions religieuses : Sexe charmant, vous serez libre ; vous jouirez comme les hommes de tous les plaisirs dont la nature vous fait un devoir ; vous ne vous contraindrez sur aucun, la plus divine partie de l’humanité doit-elle donc recevoir des fers de l’autre ? Ah ! brisez-les, la nature le veut; n’ayez plus d’autres freins que celui de vos penchants, d’autres lois que vos seuls désirs, d’autre morale que celle de la nature ; ne languissez pas plus longtemps dans des préjugés barbares qui flétrissaient vos charmes, et captivaient les élans divins de vos cœurs ; vous êtes libres comme nous, et la carrière des combats de Vénus vous est ouverte comme à nous ; ne redoutez plus d’absurdes reproches ; le pédantisme et la superstition sont anéantis ; on ne vous fera plus rougir de vos charmants écarts. (Sade 1795: 136-137) Dans la septième et dernière partie de La Philosophie dans le boudoir, Eugénie de Mistival punit sa mère d’une manière extrêmement cruelle pour lui avoir défendu pendant sa jeunesse quelconque épanouissement sexuel : sans respecter l’ancienneté ni le lien familial, elle la force à participer à des jeux érotiques pervers (Sade 1795: 171). Madame de Mistival représente la conception traditionnelle du rôle de la femme, selon laquelle la sexualité féminine est légitime seulement dans le cadre du mariage et dirigée vers le but de la procréation ; afin de détruire symboliquement cet idéal erroné, Eugénie rend le vagin de sa mère inutilisable pour l’acte d’enfanter : « L’excellente chose ! allons, allons, des aiguilles, du fil; écartez vos cuisses, maman, que je vous couse, afin que vous ne me donniez plus ni frères ni sœurs. » (Sade 1795: 175) On a souligné à juste titre que l’agressivité de l’héroïne sadienne est dirigée uniquement contre l’autorité féminine et non contre l’autorité masculine (Carter 1981: 165) ; Eugénie avait informé auparavant son père de ses plans et il lui avait permis de torturer sa mère (Sade <?page no="269"?> Simone de Beauvoir et les perversions du marquis 269 1795: 177). Cela signifie que les ‹nouvelles femmes› sadiennes réalisent leur étrange émancipation encore à l’intérieur de l’ordre patriarcal, dont elles ne remettent pas en question les piliers principaux. III. L’égalité des droits au lieu de la dominance violente : Simone de Beauvoir comme critique du marquis de Sade Dans La force des choses, Simone de Beauvoir se souvient que c’était vers la fin des années quarante - après quelques expériences antérieures plutôt négatives de la lecture de Sade - qu’elle commença à s’intéresser sérieusement à l’œuvre sadienne ; elle y fut poussée par l’éditeur Pauvert, qui lui demanda une préface pour une nouvelle édition de Justine : « Justine, épique, échevelée, fut une révélation. Sade posait en termes extrêmes le problème de l’autre ; à travers ses outrances, l’homme comme transcendance et l’homme comme objet s’affrontaient dramatiquement. » (Beauvoir 1963: 333) En 1951 elle commença à préparer son essai sur Sade pour Les Temps modernes ; arborant un sourire amusé, elle raconte comment elle se rendait à la Bibliothèque Nationale pour y prêter un exemplaire du roman sadien conservé dans « l’Enfer » des livres proscrits : « une charmante édition du XVIII e siècle ornée de gravures » (ibid.). Ni ces illustrations ni la prose du marquis pouvaient la choquer, car elle y discernait une qualité particulière : « Souvent les récits de Sade étaient aussi glacés que ces images ; et puis un cri, une lumière jaillissait qui sauvait tout. » (ibid.) Si on considère sa propre rébellion contre les conventions arbitraires de la société - manifeste surtout dans la liberté avec laquelle elle avait choisi le singulier pacte d’amour avec Sartre, ou vécu ses « amours contingents » sans renoncer pour autant à son « amour nécessaire » -, il n’est pas du tout surprenant que l’attitude iconoclaste du marquis devait lui plaire : ‹L’être le plus parfait que nous puissions concevoir sera celui qui s’éloignera le plus de nos conventions et les trouvera les plus méprisables.› […] La société mystificatrice et mystifiée contre laquelle il s’insurge évoque le ‹on› heideggérien dans lequel s’engloutit l’authenticité de l’existence et il s’agit chez lui aussi de récupérer celle-ci par une décision individuelle. (Beauvoir 1952: 75) Les perversions du marquis l’intéressent à cause de leur superstructure philosophique et littéraire : « Les anomalies de Sade prennent leur valeur du moment où, au lieu de les subir comme une nature donnée, il élabore un immense système afin de les revendiquer. […] Sade a tenté de convertir son destin psycho-physiologique en un choix éthique. » (Beauvoir 1952: 12) Beauvoir le range dans l’horizon de la pensée éclairée ; elle explique comment Sade a renversé la foi rousseauiste en la nature comme garante d’une bonté originaire : « Du credo généralement accepté ‹La Nature est <?page no="270"?> Thomas Stauder 270 bonne, suivons-la›, Sade en rejetant le premier point conserve paradoxalement le second. L’exemple de la Nature garde une valeur impérative bien que sa loi soit une loi de haine et de destruction. » (Beauvoir 1952: 59) Mais la référence sadienne à des philosophes matérialistes comme La Mettrie, qui dans ses traités Histoire naturelle de l’âme (1745) et L’Homme machine (1747) avait interprété les sentiments humains comme des simples effets de processus physiologiques, sert selon Beauvoir seulement à disculper certains de ces excès et n’est donc pas sincère : Quand il se borne à chercher des justifications hâtives, Sade adopte une vision mécaniste du monde. La Mettrie a garanti l’indifférence morale des actes humains quand il a déclaré : ‹Nous ne sommes pas plus criminels en suivant l’impulsion des mouvements primitifs qui nous gouvernent que le Nil ne l’est de ses inondations et la mer de ses vagues.› Ainsi Sade pour s’excuser se compare aux plantes, aux bêtes, aux éléments. (Beauvoir 1952: 59) Si on regarde ses écrits de plus près, on découvre que Sade concède bien aux hommes une liberté de décision que les autres créatures ne possèdent pas, ce qui entraîne la nécessité de motiver certains choix éthiques : D’autre part, l’homme n’est pas son esclave [= de la nature; T.S.] ; ainsi une décision éthique lui est permise et il n’appartient à personne de la lui dicter. Pourquoi des chemins qui s’ouvrent devant lui Sade a-t-il donc choisi celui qui par l’imitation de la nature le conduit au crime ? (Beauvoir 1952: 60) L’« identité fondamentale du coït et de la cruauté » (Beauvoir 1952: 31), qui caractérise la sexualité sadienne, ne lui a donc pas été dictée par la nature, mais a été adoptée de son plein gré (au moins pour ce qui regarde son élévation à système) ; Beauvoir lui reproche d’imaginer la relation entre deux consciences seulement sous le signe de la dominance, comparable au rapport entre maître et esclave chez Hegel : ‹Toutes les passions ont deux sens, Juliette ; l’un très injuste relativement à la victime ; l’autre singulièrement juste par rapport à celui qui l’exerce…› Et cet antagonisme fondamentale ne saurait être dépassé […] car il n’y a d’autre réalité que celle du sujet enfermé en soi et hostile à tout sujet autre qui lui dispute sa souveraineté. (Beauvoir 1952: 66) Le fait que Sade n’ait jamais pu se figurer un acte sexuel sans violence (bien que cette dernière puisse être exercée soit par l’homme, soit par la femme) est imputé par Beauvoir à une solitude sentimentale pathologique : « C’est au contraire l’alliance d’appétits sexuels ardents avec un ‹isolisme› affectif radical qui m’apparaît comme la clé de son érotisme. […] Jamais la volupté n’apparaît dans ses récits comme oubli de soi, pâmoison, abandon. » (Beauvoir 1952: 32) À cause de cette autisme individuel, généralisé et imposé aux autres sans vrai nécessité, Sade ne parvient jamais à un échange amoureux équilibré. La philosophie sadienne rend impossible l’égalité des <?page no="271"?> Simone de Beauvoir et les perversions du marquis 271 droits de deux consciences dans un même acte sexuel, tandis que pour Beauvoir chacun des deux partenaires doit avoir la possibilité d’assumer librement soit le rôle de sujet soit le rôle d’objet : Par le trouble, l’existence est saisie en soi et dans l’autre comme subjectivité et passivité à la fois ; à travers cette unité ambiguë les deux partenaires se confondent ; chacun est délivré de sa présence à soi et atteint une communication immédiate avec l’autre. La malédiction qui pèse sur Sade - et que son enfance seule pourrait nous expliquer - c’est cet autisme qui lui interdit de jamais s’oublier et de jamais réaliser la présence d’autrui. […] Si le sujet reste enfermé dans la solitude de sa conscience, alors il échappe à ce trouble et il ne peut rejoindre l’autre que par des représentations ; […] on peut qualifier de sadique cette conduite qui compense la séparation par une tyrannie réfléchie. (Beauvoir 1952: 33) Quant à la relation amoureuse idéale imaginée par Simone de Beauvoir, on la trouve décrite dans plusieurs de ses ouvrages, par exemple en 1944 dans Pyrrhus et Cinéas : Seule la liberté d’autrui est capable de nécessiter mon être. Mon besoin essentiel est donc d’avoir des hommes libres en face de moi. […] Dès qu’autrui m’apparaît comme limité, fini, la place qu’il crée pour moi sur terre est aussi contingente et vaine que lui-même. […] L’homme n’est pas libre de traiter à son gré en choses d’autres hommes. […] Notre être ne se réalise qu’en choisissant d’être en danger dans le monde, en danger devant les libertés étrangères et divisées qui s’emparent de lui. (Beauvoir 1944: 289-298) En 1949 dans Le deuxième sexe, Beauvoir plaide également pour un échange harmonieux entre hommes et femmes, sans le spectre de l’oppression : Dans les deux sexes se jouent le même drame de la chair et de l’esprit, de la finitude et de la transcendance ; […] ils ont un même essentiel besoin de l’autre ; et ils peuvent tirer de leur liberté la même gloire ; s’ils savaient la goûter, ils ne seraient plus tentés de se disputer de fallacieux privilèges ; et la fraternité pourrait alors naître entre eux. (Beauvoir 1949: II, 648) En vertu de sa conception de l’existence humaine - selon laquelle le chemin vers l’épanouissement de la personnalité était identique pour hommes et femmes -, Simone de Beauvoir ne pouvait que rejeter la théorie de la sexualité du marquis de Sade, basée sur la dominance et sur la cruauté, menant à la chosification de l’autre. L’‹émancipation› de Juliette, qui s’était défendue contre le patriarcat en reproduisant la violence des hommes, ne représentait pas pour Beauvoir une vraie solution, car elle n’avait pas conduit à une entente authentique entre les deux sexes. <?page no="272"?> Thomas Stauder 272 IV. L’ombre de Sartre Tandis que les spécialistes sont en grande partie d’accord sur la raison principale susmentionnée pour la désapprobation de Sade par Beauvoir, 4 la question si et jusqu’à quel point elle fut peut-être influencée dans son attitude envers le marquis par certaines idées de Jean-Paul Sartre reste controversée. Dans son livre de 1996, Philosophy as Passion - The Thinking of Simone de Beauvoir, Karen Vintges affirmait que l’essai beauvoirien sur Sade aurait pu être intitulé également Faut-il brûler Sartre ? : « Beauvoir does not follow Sartre’s theory of emotion and thus breaks with the practical solipsism of his theory. […] We can interpret Must We Burn De Sade? as her - indirect - response to Sartre’s thinking. […] Both Sartre and Sade saw love as an impossibility and emphasized the conflict, the enmity, and the separation between people. » (Vintges 1996: 52-53) Malgré ma haute estime pour la brillante monographie de Vintges, je ne peux pas m’empêcher de soutenir sur ce point une opinion différente. Si on lit L’être et le néant (1943), on découvre assez vite que pour Sartre non plus la relation idéale ne ressemblait pas à la constellation de maître et esclave définie par Hegel : « Celui qui veut être aimé ne désire pas l’asservissement de l’être aimé. […] Ainsi l’amant ne désire-t-il pas posséder l’aimé comme on possède une chose : il réclame un type spécial d’appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté. » (Sartre 1943: 416) Par conséquent, Sartre critique Sade pour une raison très similaire à celle de Beauvoir, à savoir le manque d’équilibre dans le modèle sadien des rapports humains, qui prévoit la réduction de l’autre à l’état d’objet : « Le sadisme est en porte à faux car il ne jouit pas seulement de la chair d’autrui mais, en liaison directe avec cette chair, de sa non-incarnation propre. Il veut la non-réciprocité des rapports sexuels, il jouit d’être puissance appropriante et libre en face d’une liberté captivée par la chair. » (Sartre 1943: 450) Dans le cadre de la querelle autour de l’indépendance de la pensée beauvoirienne (défendue récemment par Michel Kail dans Simone de Beauvoir philosophe, 2006), Faut-il brûler Sade ? serait donc plutôt une preuve en faveur de l’hypothèse opposée, c’est-à-dire pour la conviction que le fondement de la vision du monde beauvoirienne est emprunté pour la plupart à Sartre. Ceci peut être affirmé sans porter atteinte à son mérite intellectuel, car le point fort de Beauvoir consiste en l’application des axiomes sartriens à des thèmes choisis par elle-même, comme par exemple l’émancipation féminine dans Le deuxième sexe. Elle 4 Judith Butler s’égare dans une voie secondaire quand elle affirme que le thème principal de Faut-il brûler Sade ? est la prostitution féminine : « Sade may well have helped to avow the social reality of prostitution, but the critical supplement to Sade must defend the rights of prostitutes against unwanted violence. » (Butler 2003: 186) <?page no="273"?> Simone de Beauvoir et les perversions du marquis 273 admettait volontiers et sans en avoir honte 5 la supériorité de Sartre comme penseur systématique, entre autres dans un passage de La force des choses : Reste que philosophiquement, politiquement, les initiatives sont venues de lui. […] Mon indépendance, je l’ai sauvegardée car jamais je ne me suis déchargée sur Sartre de mes responsabilités : je n’ai adhéré à aucune idée, aucune résolution sans l’avoir critiquée et reprise à mon compte. (Beauvoir 1963: II, 491) Bibliographie Simone de Beauvoir, Pyrrhus et Cinéas (première édition : Paris 1944), in: Pour une morale de l’ambiguïté, Paris 2003 (première édition : Paris 1947), 199-316. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 2004 (première édition : Paris 1949). Simone de Beauvoir, Faut-il br ler Sade ? , Paris 1972 (première édition en forme de livre : Paris 1955 ; première édition en revue : Les Temps modernes, 74-75, décembre 1951 - janvier 1952, 1002-1033 et 1197-1230). Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris 2004 (première édition : Paris 1963). Theodor W. Adorno / Max Horkheimer, Dialektik der Aufklärung, Frankfurt am Main 1969 (première édition : New York 1944). Debra B. Bergoffen, Perversions: «Must We Burn Sade? », in: The Philosophy of Simone de Beauvoir. Gendered Phenomenologies, Erotic Generosities, New York 1997, 113-138. Judith Butler, Beauvoir on Sade : making sexuality into an ethic, in: Claudia Card (dir.), The Cambridge Companion to Simone de Beauvoir, Cambridge 2003, 168- 188. Angela Carter, Sexualität ist Macht. Die Frau bei de Sade, Reinbek bei Hamburg 1981 (première édition : London 1979). Lena Lindhoff, Einführung in die feministische Literaturtheorie, Stuttgart 2003. Marion Gymnich, Konzepte literarischer Figuren und Figurencharakterisierung, in: Ansgar und Vera Nünning (dir.), Erzähltextanalyse und Gender Studies, Stuttgart 2004, 122-142. Michel Kail, Simone de Beauvoir philosophe, Paris 2006. Virginia Richter, Gewaltsame Lektüren. Gender-Konstitution und Geschlechterkonflikt in «Clarissa», «Les Liaisons dangereuses» und «Les Infortunes de la vertu», München 2000. Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir (première édition : Paris 1795), in: Œuvres, édition établie par Michel Delon, avec la collaboration de Jean Deprun, Paris 1998, III, 1-178. 5 « Il paraît que certaines jeunes femmes en ont été déçues : j’aurais accepté ce rôle ‹relatif› dont je leur conseille de s’évader. Non, […] c’est en refusant de reconnaître ces supériorités que j’aurais trahi ma liberté ; je me serais butée dans l’attitude de challenge et de mauvaise foi qu’engendre la lutte des sexes et qui est le contraire de l’honnêteté intellectuelle. » (Beauvoir 1963: II, 491) <?page no="274"?> Thomas Stauder 274 Marquis de Sade, Histoire de Juliette (première édition : Paris 1797), in: Œuvres, édition établie par Michel Delon, avec la collaboration de Jean Deprun, Paris 1998, III, 179-1262. Stella Sandford, Perversion, in: How to Read Beauvoir, New York 2006, 90-97. Chantal Thomas, Sade, Paris 1994. Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris 1984 (première édition : Paris 1943). Monika Treut, Die grausame Frau. Zum Frauenbild bei de Sade und Sacher-Masoch, Basel / Frankfurt am Main 1990 (première édition : 1984). Karen Vintges, A Place for Love, in: Philosophy as Passion. The Thinking of Simone de Beauvoir, Bloomington 1996, 46-53. <?page no="275"?> Graziella-Fotini Castellanou Repenser la science à travers l’œuvre de Simone de Beauvoir : Une mort très douce À neuf heures du soir, mon téléphone a sonné. C’était le professeur B. « Êtes-vous d’accord pour que je place une garde de nuit auprès de Madame votre mère ? Elle ne va pas bien. Vous comptiez ne venir que demain soir : il vaudrait mieux être là dès le matin.» Il finit par me dire qu’une tumeur bloquait l’intestin grêle : maman avait un cancer. (Beauvoir 1964: 35-36) Dans les cent cinquante pages de ce récit autobiographique, Simone de Beauvoir, entièrement soumise au choc émotif provoqué par la maladie insurmontable de sa mère, décrit les derniers instants vécus auprès d’elle. Nommer la souffrance, l’exalter, la disséquer dans ses moindres composantes est sans doute un moyen de résorber le deuil. De s’y complaire parfois, mais aussi de le dépasser, de passer à un autre, moins brûlant, de plus en plus indifférent… » (Kristeva 1987: IV, 109) En réalité, c’est un comportement d’échappement à la souffrance, une façon de nous pro-jeter au dehors de nous-mêmes (ex-tasis), de nous élever audessus de la douleur. 1 Mais une lecture attentive de ce texte révèle également que ce récit autobiographique est utilisé comme prétexte à l’évocation du mystère qui lie l’homme à la science. Il s’agit donc d’une œuvre qui pose le problème de cette relation, d’une œuvre dans laquelle les significations des thèmes de la science et de l’homme se rejoignent et s’approfondissent : 1 Comme l’a dit Simone de Beauvoir à la conférence donnée au Japon le 11 octobre 1966, « quand on traverse une expérience douloureuse, on souffre de deux manières ; d’abord du malheur qui vous frappe ; mais aussi la douleur vous isole et vous êtes séparés parce que vous êtes malheureux. Si vous pouvez écrire, le fait même d’écrire brise cette séparation ; si les écrivains décrivent souvent des expériences douloureuses ce n’est pas parce qu’ils font de la littérature avec n’importe quoi, d’une manière sacrilège, comme on le dit quelquefois ; c’est parce que pour eux il y a là une manière de dépasser leur douleur, leur angoisse, leur tristesse, en en parlant. Et de même pour les gens qui lisent, du fait qu’ils ne se sentent plus isolés dans leur tristesse, dans leur angoisse, ils la supportent mieux. » (Beauvoir dans Francis/ Gontier 1979: 456-457) <?page no="276"?> Graziella-Fotini Castellanou 276 connaissance et valeurs, action scientifique et éthique, monde du réel (monde de la science) et monde de la vie (monde de l’homme), rationalité et sentiments. Cherchons à éclairer notre pensée. L’être humain est un système ouvert. Il forme un tout organisé et actif, composé d’un nombre d’éléments dont les parties sont interdépendantes. Son organisme d’un dynamisme continu est une unité fonctionnelle dont la cohérence et la conservation reposent sur des interactions constructives externes et internes. Son projet est celui de vivre, c’est-à-dire se conserver, se préserver de la mort, puisque « le temps de la vie est fléché par le temps de la mort ». Fait qui implique deux choses : premièrement, l’évolution de tout organisme se présente comme un processus irréversible qui « définit une direction dans le temps », deuxièmement, la vie, comme l’affirme Joël de Rosnay, est une organisation et comme toute organisation est « un écart à l’équilibre ». Elle est donc caractérisée par un « déséquilibre contrôlé » ou encore mieux par « un équilibre dynamique » qui résulte d’un mécanisme autonome de régulation. 2 Autrement dit, l’homme ne reste pas toujours le même, mais il essaie de « se tenir » à travers tout ce qui lui arrive. La vie s’attache à sa conservation. Malheureusement, nous sommes des êtres concernés par la mort ; nous portons en nous la mort. Nous sommes donc une forme temporelle et spatiale finie qui cessera « d’exister dans le monde empirique ». Plus encore : la mort est synonyme d’« équilibre statique », d’annihilation, de perte. Pour cette raison, une fois que la cohérence fonctionnelle de notre organisme se rompt, que sa capacité d’autorégulation s’éteint, nous exigeons l’intervention de forces extérieures afin de gagner la lutte pour la vie. Pourquoi ? Car nous sommes « farouchement accrochés à la terre » et nous avons « de la mort une horreur animale » (Beauvoir 1964: 19). Nous recourons donc à la science qui devient la façon même de reculer la mort, de se sauver de la disparition, de gagner surtout du temps. Demander de l’aide à la science est une condition de survie. Par conséquent, la science réalise l’aspiration à la vie (à l’immortalité) et la lutte contre la mort en ouvrant la voie à l’action. Le principe d’action est la recherche du plaisir et la fuite de la douleur, entendues d’abord l’un et l’autre en termes physiques, en tant que ce sont des affections, positives et négatives, qui signifient le rapport effectif de l’homme, tant dans son corps que dans son âme, à sa constitution et à son entourage. (Bloch 1985: 47) 2 Dans ce cas nous parlons d’autorégulation. Il s’agit d’un mécanisme de contrôle qui vise à « assurer la stabilité d’un système (physique ou biologique) chaque fois que l’équilibre de ce système est perturbé par des facteurs internes ou externes. L’équilibration ainsi obtenue met en jeu des processus de rétroaction qui contrôlent et modifient en permanence l’état actuel du système et l’état final envisagé. » (Thinès/ Lempereur 1975: 112-113) <?page no="277"?> Repenser la science à travers l’œuvre de Simone de Beauvoir 277 C’est dans l’action, c’est-à-dire la praxis et le savoir que s’actualise la condition scientifique. Mais la science elle-même, qui est-elle ? Qu’est-ce ? Comment la définir ? En réalité, il n’y a pas de réponse claire. Une définition épistémologique de la science, qui se heurte d’ailleurs à beaucoup de difficultés, 3 nous empêcherait de prendre clairement connaissance d’elle et de notre rapport avec elle. Pour cette raison, tenons-nous en à notre texte. Lorsque la maladie sans échappée s’est abattue sur sa mère, l’auteure s’installe vraiment dans le monde scientifique. J’ai arrêté un taxi. Le même trajet, le même automne tiède et bleu, la même clinique. Mais j’entrais dans une autre histoire : au lieu d’une convalescence, une agonie. Auparavant, je venais passer ici des heures neutres ; je traversai le hall avec indifférence. Des drames se déroulaient derrière les portes fermées : rien n’en transpirait. Désormais, un de ces drames était le mien. (Beauvoir 1964 : 62) Un renversement de la situation initiale impose magistralement à Simone de Beauvoir la question de la science et du rapport qu’elle entretient avec l’homme et plus précisément avec le sujet. Dès lors l’œuvre doit se lire tout autrement : Comment se présente la science ? Que veut-elle ? Quelle logique sous-tend son attitude ? Qui est visé dans sa quête ? S’agit-il pour elle d’exclure le mal ou plutôt de l’enraciner dans l’individu afin d’atteindre, de poursuivre ses buts jusqu’à l’impossible ? Que devient le sujet dans ces conditions et que reste-t-il de lui ? Que faire alors ? Voyons les choses de plus près. Au cœur d’une méditation sur ses propres péripéties, Simone de Beauvoir découvre avec regret la cruauté policée de la science. Vaincre la mort ou prolonger la vie pour une période indéfinie, signifie dépouiller l’homme de ses propres déterminations physiques et psychiques, le domestiquer sur tous les plans, nier son individualité, le distancier en une sorte de « disponibilité à l’expérimentation », le soumettre à la volonté de puissance que dissimule la rationalité scientifique. À travers son texte, notre auteure trace donc l’image d’une science qui efface l’être humain, qui le réduit à un objet d’expérience relevant du domaine des choses. Dans ces conditions, comment se reconnaître en tant qu’être humain ou en tant qu’individu ? Au nom de son droit et de son pouvoir illimité de manipulation, la science enferme l’homme et sa réalité dans un cadre qui diminue ses richesses. N’oublions pas que la manipulation désigne le maniement minutieux en vue de « maîtriser, préparer, mettre en scène, en fonction d’hypothèses théoriques, le réel » (Finkielkraut 1991: 68). En d’autres mots, la science joue et fait jouer pour vérifier et pour accroître ses vérités. Deux conséquences découlent de ce fait : la première, selon Edgar Morin, est que nous avons « des processus nouveaux de manipulation de l’homme par l’homme » au nom de l’idéal de connaissance. La 3 Voir sur ce point les développements d’Edgar Morin (1982: 109-111). <?page no="278"?> Graziella-Fotini Castellanou 278 seconde est que la science, instrument de contrôle et de domination, réduit l’homme à un objet scientifique dénué de son aspect subjectif. Par conséquent, l’être humain, comme l’affirme Simone de Beauvoir, « chosifié », est à la merci du scientifique. Ce corps, réduit soudain par cette démission à n’être qu’un corps, ne différait plus guère d’une dépouille : pauvre carcasse sans défense, palpée, manipulée par des mains professionnelles, où la vie ne semblait se prolonger que par une inertie stupide. (Beauvoir 1964: 27) Et aussi : Le docteur N. et moi nous ne nous aimions pas. Elégant, sportif, dynamique, ivre de technique, il réanimait maman avec entrain : mais elle était pour lui l’objet d’une intéressante expérience et non un être humain. Il nous faisait peur. (Beauvoir 1964: 73) Ne nous y trompons pas. La science est enfermée dans une connaissance qui, dépourvue de toute référence à l’autre, élimine l’idée d’homme au profit de calculs, de mesures et de réussites « sous tous les angles possibles ». Soumis à ces idéaux, nous devenons l’objet exclusif du jugement scientifique et de ses objectifs rationnels. Le docteur J., le professeur B., le docteur T. : tirés à quatre épingles, lotionnés, bouchonnés, ils se penchaient de très haut sur cette vieille femme mal peignée, un peu hagarde ; des messieurs. Je reconnaissais cette futile importance : celle des magistrats des Assises en face d’un accusé qui joue sa tête. « Vous vous prépariez de bons petits plats ? » Il n’y avait pas lieu de sourire quand maman s’interrogeait avec une confiante bonne volonté : elle jouait sa santé. Et de quel droit B. m’avaitil dit : « Elle pourra reprendre sa petite vie » ? Je récusais ses mesures. Quand par la bouche de ma mère c’était cette élite qui parlait, je me hérissais ; mais je me sentais solidaire de l’infirme clouée sur ce lit et qui luttait pour faire reculer la paralysie, la mort. (Beauvoir 1964: 29-30) Dans un tel climat, les réflexions de Simone de Beauvoir sur la réductibilité de la personne humaine en objet deviennent pertinentes. La science, au nom de la connaissance et de la maîtrise rationnelle, objective le sujet en lui ôtant du même coup son Moi individuel. Et en plus, en promouvant la connaissance au rang de principe suprême, elle succombe à la tentation du progrès. En d’autres mots, la science désire aller continuellement au-delà de ce qu’elle est et de ce qu’elle a. On aperçoit en ceci son obsession de surmonter les impossibilités manifestes, car il n’y a rien d’irréalisable pour elle. Mais cet abandon constant à l’action d’avancer ne souligne-t-il pas son refus affectif, son regard indifférent et par là son insensibilité à l’existence ? « Promise à l’espérance progressiste » et fermement saisie par ses aspirations, elle réduit la valeur de l’existence, parce que « ce n’est jamais l’autre qu’elle rencontre, mais toujours son propre savoir » (Finkielkraut 1991: 85). Et pourtant, personne ne peut douter de ses efforts et des résultats obtenus par elle. La <?page no="279"?> Repenser la science à travers l’œuvre de Simone de Beauvoir 279 science fait l’« impossible-nécessaire » pour la conservation de la vie. Elle « frôle la catastrophe, et à chaque moment la déflagration est évitée de justesse et reportée à plus tard » (Jankélévitch 1977: 114). Ainsi, elle apporte des solutions, des réussites, des espoirs. Elle s’impose donc à nous avec évidence puisque elle mène des actions efficaces. Depuis le début de la matinée, […] un réanimateur, le docteur N, s’occupait de maman ; il allait lui mettre une sonde dans le nez pour lui nettoyer l’estomac : « Mais à quoi bon la tourmenter, si elle est perdue ? Qu’on la laisse mourir tranquille », me dit Poupette en larmes. […] Le docteur N. passa devant moi, il allait entrer dans la chambre, je l’arrêtai : en blouse blanche, coiffé d’un calot blanc, c’était un homme jeune, au visage fermé : « Pourquoi cette sonde ? pourquoi torturer maman, puisqu’il n’y a plus d’espoir ? » Il m’a foudroyée du regard : « Je fais ce que je dois faire. » Il a poussé la porte. Au bout d’un moment une infirmière m’a dit d’entrer. Le lit avait repris sa position normale, au milieu de la pièce, la tête contre le mur. Sur la gauche, relié au bras de maman, il y avait un goutte-à-goutte. De son nez sortait un tuyau en plastique transparent qui, à travers des machineries compliquées, aboutissait à un bocal. Ses narines étaient pincées, son visage s’était encore ratatinée ; il avait un air de docilité désolée. Dans un murmure, elle me dit que la sonde ne la gênait pas trop, mais que pendant la nuit elle avait beaucoup souffert. Elle avait soif et ne devait pas boire […]. « Vous vouliez qu’on lui laisse ça dans l’estomac ? » me dit N. d’un ton agressif en désignant le bocal plein de matières jaunâtres. Je ne répondis rien. Dans le corridor, il me dit : « À l’aube, il lui restait à peine quatre heures de vie. Je l’ai ressuscitée. » Je n’osais pas lui demander : pourquoi ? (Beauvoir 1964: 37-39) Est-il nécessaire, nous dit Simone de Beauvoir, de souligner l’importance de l’idée de durée que vise la science ? Et est-il nécessaire de rappeler encore que le pari de la science sur la résistance et la résurrection élargit constamment son champ d’action ? L’homme est presque tout-puissant en ce qui regarde le Quand et le Comment de la mort. Comme il n’est jamais nécessaire de mourir à telle ou telle date, plutôt qu’à toute autre, et de telle ou telle maladie, plutôt que de toute autre, comme il n’est jamais absurde de faire l’économie de telle maladie déterminée, jamais absurde de différer d’un jour le jour fatal, d’une heure la dernière heure et d’un instant l’instant suprême, comme il n’y a pas de raison pour que le malade condamné par les médecins à mourir aujourd’hui ne tienne pas jusqu’à demain, et puis jusqu’au lendemain de ce demain, et sic in infinitum, […] toute latitude est laissée au médecin de prolonger pour ainsi dire indéfiniment la vie du malade. (Jankélévitch 1977: 159) Ainsi la science modifie le quand et le comment au regard de la durée de la vie. Chaque fois, par un départ artificiel, on assure la survie de l’être au-delà d’un instant vers un autre instant. Cette durée est marquée par le passage discontinu d’un présent à un autre présent. Chose qui signifie que le temps <?page no="280"?> Graziella-Fotini Castellanou 280 est figé dans le présent et que la perspective du futur est remplacée par l’instantanéité. Alors, de quelle sorte de temps vécu parlons-nous ? Simone de Beauvoir le précise. On parle d’un temps paradoxal dans le sens que quelque chose continue d’être, mais dont « l’appétit de vie intérieure » est totalement absent. Il s’agit d’un temps où l’homme, vidé de son intentionnalité d’être présent au monde, c’est-à-dire de projeter son existence dans le futur, perd sa capacité interne de s’affirmer, de s’assigner des projets envers le monde. Il faut retenir que l’homme est un être temporel et que l’essence même de son existence est la réalisation progressive des actions dans le futur. Et l’action, pour reprendre les formules d’Alain Touraine, est avant tout création, innovation, attribution de sens. Le présent, - écrit Simone de Beauvoir, - c’est l’existence transitoire qui est faite pour être abolie : elle ne se récupère qu’en se transcendant vers la permanence de l’être futur ; c’est seulement comme instrument, comme moyen, c’est seulement par son efficacité touchant l’avènement de l’avenir que le présent se réalise valablement : réduit à soi, il n’est rien, on peut en disposer à sa guise. (Beauvoir 1944 : 168-169) Pourquoi donc, se demande notre auteure, cette persistance à prolonger la vie, cette obstination qui révèle l’être dans son inexistence et qui mène à la tyrannie ? Eh bien, nous pouvons suggérer deux choses : premièrement, le consentement humain d’assurer la réussite de la science ; deuxièmement, la responsabilité de la science, c’est-à-dire son devoir de remplir son engagement dans la connaissance et dans tous les domaines de son action. J’ai arrêté N. au passage : de lui-même il ne m’adressait jamais la parole. De nouveau j’ai imploré : « Ne la tourmentez pas. » Et il m’a répondu d’une voix outragée : « Je ne la tourmente pas. Je fais ce que je dois. » (Beauvoir 1964: 74) Commençons par le consentement humain. Qu’on le veuille ou non, la tyrannie que nous subissons de la part de la science ne nous est pas imposée forcément ou brutalement. En quelque sorte, comme l’affirme Simone de Beauvoir, nous la voulons plus que nous ne la subissons, au moins à partir d’un certain degré de conscience et de culture. « Les sociétés modernes, tissées par la science, vivants de ses produits, en sont devenues dépendantes comme un intoxiqué de sa drogue. » (Monod 1970: 221) Et en plus, rappelons-le, nous y recourons parce qu’elle constitue une condition de survie. Nous sommes ainsi amenés à une soumission envieuse au pouvoir de ce maître devant lequel on s’incline. « Crainte, respect, espoir surgissent et s’imposent. » On l’a changée, nettoyée, frictionnée. C’était maintenant l’heure de lui faire une piqûre, assez douloureuse, destinée, je crois, à combattre l’urée qu’elle éliminait mal. Elle semblait si harassée que mademoiselle Leblon a hésité : « Faites-la », a dit maman. « Puisque c’est bon pour moi. » Nous l’avons de nouveau tournée sur le côté ; je la tenais et je regardais son visage où se mêlaient le désarroi, le courage, <?page no="281"?> Repenser la science à travers l’œuvre de Simone de Beauvoir 281 l’espoir, l’angoisse. « Puisque c’est bon pour moi. » Pour guérir. Pour mourir. J’aurais voulu demander pardon à quelqu’un. (Beauvoir 1964: 77-78) Ou encore : Maman s’est endormie. Mais le matin il y avait dans ses yeux toute la tristesse des bêtes sans défense. Quand les infirmières ont arrangé son lit, puis l’ont fait uriner à l’aide d’une sonde, elle a eu mal, elle a gémi ; et elle m’a demandé d’une voix mourante : « Tu crois que je m’en sortirai ? » Je l’ai grondée. Elle a interrogé timidement le docteur N. : « Vous êtes content de moi ? » Il a répondu oui sans aucune conviction, mais elle s’est agrippée à cette bouée. (Beauvoir 1964: 92) On pourrait s’en étonner mais il ne faut pas. « Dur travail, de mourir, quand on aime si fort la vie. » (Beauvoir 1964: 113) Peu importe alors la douleur physique ou psychique, l’assujettissement, la dépossession de notre être. Importe seulement qu’on s’accorde avec la volonté scientifique, qu’on renforce la stratégie de sa lutte, qu’on augmente l’efficacité de son action, qu’on accroît les chances de son succès. Car au fond ce qu’on cherche c’est notre accord avec celui qui détient les clés de notre survie et le sentiment d’une protection dans un pouvoir qui nous dépasse. Dans ce sens, l’union de l’action scientifique et de notre soumission n’a rien d’étonnant. En ce qui touche maintenant la responsabilité de la science, nous savons qu’elle travaille en collaboration avec la technique pour le bien commun de l’humanité. L’amélioration générale, en vérité spectaculaire, de la qualité de la vie humaine saute aux yeux. Des ressources, des commodités et des occasions sans précédent s’offrent ou se profilent devant nous. L’ascenseur de la vie s’élève à toute vitesse. (Steiner 1997: 172) La science et ses applications pratiques nourrissent notre vie. Il est alors indiscutable qu’elle agit au nom d’un humanisme « démiurgique » qui reconnaît l’humanité pour valeur suprême. Et en cela elle est bonne. Mais elle a aussi en elle une autre force, une composante violente, car cet humanisme impersonnel, au lieu de tisser des liens entre les hommes, les perçoit «comme un être humain en perpétuel progrès ». Cependant, sans créer un monde interhumain, sans tenir compte de la présence des hommes, le monde scientifique aboutit à « un humanisme fermé sur soi […], et, il faut le dire, au fascisme » (Sartre 1946: 75). La conséquence est patente : « Cela crée un piège anthropologique : on réduit l’homme à un bout d’homme et l’on croit que c’est l’homme. » (Cyrulnik 2000: 45) Qu’est donc cette attitude, pense Simone de Beauvoir, si ce n’est le renoncement à la profondeur et une forme de violence ? Faut-il en conclure qu’il y a un « trou aveugle » au cœur scientifique ? Comme le dit fortement Husserl, à partir du moment où s’est opérée la disjonction entre la subjectivité humaine et l’objectivité du savoir, la science s’est livrée en aveugle à <?page no="282"?> Graziella-Fotini Castellanou 282 ses raisonnements et à ses procédures. Abandonnée au pathos de la connaissance et du progrès, elle a perdu sa profondeur, c’est-à-dire sa qualité d’aller au fond des choses, de toucher leur vie intime. La vraie science, aussi loin que s’étende sa doctrine effective, ignore la profondeur. Chaque part de science achevée forme un ensemble d’étapes intellectuelles dont chacune est immédiatement intelligible, donc en rien profonde. La profondeur est l’affaire de la sagesse, l’intelligibilité et la clarté conceptuelles, celle de la théorie rigoureuse. (Husserl 1989: 83) Mais le manque de profondeur aboutit à la transgression « des lois de la régulation des émotions » et à une violence rationnelle qui impose son approche des choses et qui agit suivant la loi de son propre intérêt. Nous parlons évidemment d’une violence légitime et pour ce qui est de la violence, il faut préciser que « c’est ce qui viole, ça part donc en tous sens, il n’y a pas de loi, de règles, ni comportementales ni énoncées. » (Cyrulnik 2000: 84) Et l’individu humain, maintenant ? Dans un premier temps, nous laisse comprendre Simone de Beauvoir, le désintérêt à l’égard de son intériorité entraîne la perte de l’intersubjectivité. L’absence de cette rencontre réciproque des sujets et de tous « ces liens précieux […] qui font partie des charmes inexplicables de l’existence » (Gautier 1996: 41) conduisent finalement l’individu à la « désubjectivation ». Cette dernière « consiste surtout à se laisser envahir par les forces extérieures qui commandent la subjectivité » (Touraine 2000: 167). La science abolit l’espace de la subjectivité. Ainsi l’homme perd son existence singulière. Ensuite, prisonnier de la douleur et de l’humiliation, dépouillé de sa « subjectivation », c’est-à-dire de « son désir d’individuation » (Touraine 2000: 219), déshabité d’autonomisation, de dignité et de significations, il arrive à l’expérience limite de son psychisme et se déshumanise. Simone de Beauvoir décrit ce passage de l’état de vivre en tant qu’être humain à l’état de survivre biologiquement. La kinésithérapeute s’approcha du lit, rabattit le drap, empoigna la jambe gauche de maman : sa chemise de nuit ouverte, celle-ci exhibait avec indifférence son ventre froissé, plissé de rides minuscules, et son pubis chauve. « Je n’ai plus aucune pudeur », a-t-elle dit d’un air surpris. « Tu as bien raison », lui dis-je. Mais je me détournai et je m’absorbai dans la contemplation du jardin. (Beauvoir 1964: 26-27) Et également : « Tu n’as qu’à te soulager sans bassin : elles changeront tes draps, ce n’est pas compliqué. - Oui » m’a-t-elle dit ; les sourcils froncés, un air de détermination sur le visage, elle a lancé comme un défi : « Les morts font bien dans leurs draps. » J’en ai eu le souffle coupé. « Une telle humiliation. » Et maman, qui avait vécu hérissée d’orgueilleuses susceptibilités, n’éprouvait aucune honte. C’était aussi une forme de courage, chez cette spiritualiste guindée, que d’assumer avec tant de décision notre animalité. (Beauvoir 1964: 77) <?page no="283"?> Repenser la science à travers l’œuvre de Simone de Beauvoir 283 Et un peu plus loin : Elle a bu un peu de bouillon et nous avons attendu Poupette : « Elle se fatigue à dormir ici, a dit maman. - Mais non. » Elle a soupiré : « Ca m’est égal. » Et après un instant de réflexion : « Ce qui m’inquiète, c’est que tout m’est égal. » […] Je me suis préparée à partir. « Tu pars ? - Ça t’ennuie que je parte ? » Elle m’a répondu de nouveau : « Ça m’est égal. Tout m’est égal. » […] Elle se réveilla lucide. Dès qu’elle avait mal on la calmait. J’arrivai à trois heures ; elle dormait, avec Chantal à son chevet : « Pauvre Chantal, m’a-t-elle dit un peu plus tard. Elle a tant à faire, et je lui prends son temps. - Mais ça lui fait plaisir. Elle t’aime tant. » Maman a médité ; d’un air surpris et navré elle m’a dit : « Moi, je ne sais plus si j’aime personne. » Je me rappelais sa fierté : « On m’aime parce que je suis gaie. » Peu à peu, beaucoup de gens lui étaient devenus importuns. Maintenant son cœur s’était tout à fait engourdi : la fatigue lui avait tout pris. Et pourtant, aucun de ses mots les plus affectueux ne m’avait autant touchée que cette déclaration d’indifférence. (Beauvoir 1964: 119-121) Il va de soi que malgré sa vague volonté de vivre, le sujet, soumis, disponible et offert à l’expérimentation et « aux développements à la fois cognitifs et manipulateurs » de la science, dépersonnalisé profondément, fatigué par cette activité prolongée de sa vie qui se traduit au niveau organique par une diminution d’efficience, se réfugie dans la désinhibition, l’indifférence et la passivité affective. Là où se manifeste la douleur, l’être se dilue comme absorbé par elle : tout ce qui constitue la subjectivité disparaît dans son épiphanie. Quand elle surgit, plus rien n’existe. La conscience s’exacerbe et le reste se volatilise comme dans un trou noir : la raison, l’analyse, la réflexion, la patience, les vertus, la dignité, rien ne subsiste, sinon cette chiennerie qui fait justement dire qu’on souffre comme une bête. (Onfray 2003: 303) Et ainsi, on passe progressivement de la régression affective à l’anéantissement de soi. Néanmoins, le problème est plus intéressant encore car même si la science se présente finalement comme une menace à combattre, Simone de Beauvoir, cette humaniste, s’abandonne à ses vouloirs. Elle les accepte comme pénibles mais inévitables. Et moi aussi un cancer me dévorait : le remords. « Ne la laissez pas opérer. » Et je n’avais rien empêché. Souvent, quand les malades souffraient un long martyre, je m’étais indignée de l’inertie de leurs proches : « Moi, je le tuerais. » À la première épreuve, j’avais flanché : j’avais renié ma propre morale, vaincue par la morale sociale. « Non, m’avait dit Sartre, vous avez été vaincue par la technique : et c’était fatal. » En effet. On est pris dans un engrenage, impuissant devant le diagnostic des spécialistes, leurs prévisions, leurs décisions. Le malade est devenu leur propriété : allez donc le leur arracher ! Il n’y avait qu’une alternative, le mercredi : opération ou euthanasie. Le cœur solide, vigoureusement réanimée, maman aurait résisté longtemps à l’occlusion intestinale et vécu l’enfer, car les <?page no="284"?> Graziella-Fotini Castellanou 284 docteurs auraient refusé l’euthanasie. Il aurait fallu me trouver là à six heures du matin. Mais même alors, aurais-je osé dire à N. : « Laissez-la s’éteindre » ? C’est ce que je suggérais quand j’ai demandé : « Ne la tourmentez pas » et il m’a rabrouée avec la morgue d’un homme sûr de ses devoirs. Ils m’auraient dit : « Vous la privez peut-être de plusieurs années de vie. » Et j’étais obligée de céder. Ces raisonnements ne m’apaisaient pas. L’avenir m’épouvantait. Quand j’avais quinze ans, mon oncle Maurice était mort d’un cancer à l’estomac. On m’avait racontée que pendant des jours il avait hurlé : « Achevez-moi. Donnez-moi mon revolver. Ayez pitié de moi. » Le docteur P. tiendrait-il sa promesse : « Elle ne souffrira pas » ? Entre la mort et la torture, une course était engagée. Je me demandais comment on s’arrange pour survivre quand quelqu’un de cher vous a crié en vain : Pitié ! Et même si la mort gagnait, l’odieuse mystification ! Maman nous croyait auprès d’elle ; mais nous nous situions déjà de l’autre côté de son histoire. Malin génie omniscient, je connaissais le dessous des cartes, et elle se débattait, très loin, dans la solitude humaine. Son acharnement à guérir, sa patience, son courage, tout était pipé. Elle ne serait payée d’aucune de ses souffrances. Je revoyais son visage : « Puisque c’est bon pour moi. » Je subissais avec désespoir une faute qui était mienne, sans que j’en sois responsable, et que je ne pourrais jamais racheter. (Beauvoir 1964: 80 - 82) Ne faut-il pas avouer que la science, seule capable de mener efficacement la bataille, s’empare de tous, qu’elle s’impose avec une égale force, de façon directe ou indirecte, aux autres et que s’exerçant sans contrainte, elle nous conduit à des dilemmes moraux ? Comme l’affirme Simone de Beauvoir au sujet de sa propre expérience, impuissante à se confronter aux décisions scientifiques, elle se trouve obligée de taire son désaccord. Elle fait donc l’épreuve de son incapacité à résister, à suivre ses convictions et sa morale à soi. D’où ses remords et son désespoir. Ce sentiment d’impuissance et de soumission à l’autorité de la science provoquent le sentiment d’aliénation qu’éprouvent les hommes à son égard. Malgré son « avancement dans la résolution des problèmes », comment pouvons-nous nous réduire à ses logiques impersonnelles et à son instrumentalité sans réagir ? Comment pouvons-nous admettre le dégagement éthique vis-à-vis de l’homme, la distinction radicale qui s’impose entre le domaine de l’éthique et celui de la connaissance ? De tout cela, il découle qu’il y a « un conflit entre l’impératif de la connaissance pour la connaissance, qui est celui de la science, et l’impératif de sauvegarder l’humanité et la dignité de l’homme. » (Morin 1982: 121-122) La science se trouve désimpliquée face aux êtres humains. Ses actions vont à l’encontre des principes éthiques et de ses intentions initiales. Comme le dit notre auteure, « on se trouve en présence de ce paradoxe qu’aucune action ne peut se faire pour l’homme sans se faire aussitôt contre l’homme. » (Beauvoir 1944: 143) C’est ce qu’Edgar Morin appelle justement « l’écologie <?page no="285"?> Repenser la science à travers l’œuvre de Simone de Beauvoir 285 de l’action » (Morin 1990: 107). Ceci signifie que la science, en éliminant l’être humain et sa profondeur au profit de l’objectivité et de la « connaissance pour la connaissance », modifie ses perspectives, exclut l’éthique du champ de la connaissance et devient une aventurière de la puissance. De cette façon, elle se détourne de son but initial qui visait le bien complet de l’homme. Que faire alors ? C’est vrai qu’on ne peut écarter ou négliger ni la science ni la connaissance, car elles font partie intégrante de notre nature et de notre existence. Elles sont l’expression de nos « hautes qualités humaines ». Mais nous sommes obligés à penser les valeurs sur lesquelles pourrait se fonder l’action scientifique. Cette obligation témoigne de la nécessité de tenir compte, le plus vite possible, de l’éthique de la connaissance, la seule capable de traiter et de déterminer les idéaux de la conduite scientifique et de la civilisation du progrès. Bibliographie Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Paris 1972 (édition originale : 1944). Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris 1989 (édition originale : 1964). Olivier Bloch, Le matérialisme, Paris 1985. Boris Cyrulnik, L’homme, la science et la société, Paris 2000. Alain Finkielkraut, Le mécontemporain. Péguy, lecteur du monde moderne, Paris 1991. Alain Finkielkraut, L’ingratitude. Conversation sur notre temps, Paris 1999. Alain Finkielkraut, L’imparfait du présent, Paris 2002. Claude Francis / Fernande Gontier, Les écrits de Simone de Beauvoir, Paris 1979. Laurent Gagnebin, Simone de Beauvoir ou Le refus de l’indifférence, Paris 1968. Alain Gautier, Du visible au visuel. Anthropologie du regard, Paris 1996. Edmund Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, Paris 1989. Vladimir Jankélévitch, La mort, Paris 1977. Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris 1987. Michel Meyer, Qu’est-ce que la philosophie ? , Paris 1997. Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris 1970. Edgar Morin, L’homme et la mort, Paris 1970. Edgar Morin, Science avec conscience, Paris 1982. Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris 1992 (édition originale : 1990). Edgar Morin, La méthode. 4. Les idées. Leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation, Paris 1991. Michel Onfray, Féeries anatomiques. Généalogie du corps faustien, Paris 2003. Joël de Rosnay, Le macroscope. Vers une vision globale, Paris 1975. Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Paris 1996 (édition originale : 1946). George Steiner, Errata. Récit d’une pensée, Paris 1998 (édition originale : 1997). <?page no="286"?> Graziella-Fotini Castellanou 286 Georges Thinès / Agnès Lempereur, Dictionnaire générale des sciences humaines, Paris 1975. Alain Touraine / Farhad Khosrokhaver, La recherche de soi. Dialogue sur le sujet, Paris 2000. <?page no="287"?> Claudine Monteil La vieillesse, l’autre scandale Simone de Beauvoir m’ouvre la porte du 11 bis rue Schœlcher un dimanche après-midi de 1970. J’observe cette femme de taille moyenne aux yeux myosotis et au fameux turban jaune vif avec émotion. Comment, à 62 ans, pouvait-elle s’intéresser à nos actions féministes ? « Si âgée ! » me suis-je dit. En dépit de mon entourage intellectuel et ouvert j’étais aussi empreinte de préjugés à l’égard des personnes âgées. Les femmes en étaient alors les premières victimes. Un dimanche après-midi de cette même année, celle de mes vingt ans et de la fondation du Mouvement de Libération des Femmes, Simone de Beauvoir m’offre La vieillesse. Je le saisis en caressant la couverture. Qu’allais-je pouvoir comprendre de son contenu à l’aube de ma vie? Beauvoir vient juste de prendre, à notre demande, la tête du mouvement féministe français. Soudain elle se retrouve entourée de jeunes femmes nées avec Le deuxième sexe, prêtes à changer la vie tout de suite, sans attendre une révolution hypothétique. Elle va vivre ce qu’elle n’imaginait pas pour ellemême, une deuxième jeunesse en pleine vieillesse. I. Une vie marquée par l’angoisse du vieillissement Dans son livre Simone de Beauvoir expose sa crainte précoce du vieillissement : « À quarante ans, un jour, j’ai pensé : ‹Au fond du miroir la vieillesse guette ; et c’est fatal, elle m’aura.› » (Beauvoir 1963: II, 505) Chaque anniversaire est une épreuve. Au début des années 1970 la vieillesse est une épreuve plus douloureuse encore pour les femmes que pour les hommes. Certes Simone de Beauvoir a vécu une longue relation amoureuse avec un homme qui était son cadet de 17 ans, Claude Lanzmann. Une fois la relation achevée, et en dépit de l’amitié et du soutien moral que celui-ci lui apporte jusqu’à sa disparition, son univers sera composé d’hommes de son âge - Sartre, Pouillon, Bost, les fidèles de l’équipe des Temps Modernes. Sartre est entouré de très jeunes femmes et sait que, compte tenu de sa notoriété, il est assuré durant la dernière partie de sa vie de séduire encore. La relation de Sartre avec Arlette El-Kaïm, qui devient sa fille adoptive, est une épreuve très douloureuse pour elle. À cela s’ajoute la sensation <?page no="288"?> Claudine Monteil 288 d’isolement. En 1964, Simone de Beauvoir, isolée, parvient difficilement à faire le deuil de la disparition de sa mère, Françoise de Beauvoir. Elle l’avait vue atteinte d’un cancer dans de grandes souffrances à l’hôpital et victime d’acharnement thérapeutique. La morphine lui était refusée et elle suppliait ses deux filles de la protéger : « Il ne faut pas me laisser seule, je suis encore trop faible. Il ne faut pas me laisser livrée aux bêtes ! » (Beauvoir 1964: 114) Sa détresse, son impuissance, ont plongé Simone de Beauvoir dans le désespoir dont elle témoigne dans Une mort très douce. À soixante ans, dans une société qui célèbre la jeunesse, elle était alors confrontée à sa propre vieillesse et à la perspective de sa propre mort. Sa vie lui semblait finie, et ne devait, croyait-elle, plus rien lui apporter. II. De l’expérience personnelle à la dénonciation d’un scandale Comme toujours, Simone de Beauvoir rebondit, par le biais de l’écriture, du personnel au général. Sa propre condition et celle de sa mère récemment décédée l’inspirent dans un travail de réflexion philosophique et pamphlétaire sur la condition des personnes âgées. « Voilà justement pourquoi j’écris ce livre : pour briser la conspiration du silence. La société de consommation, remarque Marcuse, a substitué à la conscience malheureuse une conscience heureuse et réprouve tout sentiment de culpabilité. Il faut troubler sa tranquillité. À l’égard des personnes âgées elle est non seulement coupable, mais criminelle. Abritée derrière les mythes de l’expansion et de l’abondance, elle traite les vieillards en parias… », déclare Simone de Beauvoir dans son introduction (Beauvoir 1970: I, 8). Son analyse sera une fois encore sociologique et politique : elle démonte, comme dans Le deuxième sexe, les mécanismes utilisés par les pouvoirs politiques pour parquer les personnes âgées et les enjeux économiques cachés, motifs premiers de l’exploitation de l’homme par l’homme. Influence de Marx peut-être, de Marcuse et des autres sans doute. Elle est pourtant une des premières à en faire état de manière systématique. Son parcours personnel et la situation politique s’y prête. Elle est alors forte de sa notoriété et des courriers de femmes du monde entier qu’elle reçoit depuis 1949 qui lui confirment l’importance des enjeux économiques pour étouffer toute revendication légitime des exploités de la planète. Son avant-dernier roman, Les belles images, publié en 1966 et accablé par la critique, avait le mérite de présenter le langage de la société technocratique, de ses aliénations dans un contexte économique bourgeois où la femme essayait tant bien que mal de lutter contre sa condition et de retrouver le chemin de la liberté. Elle s’attelle au chantier de La vieillesse alors que les syndicats sont avec les mouvements étudiants et de libération les seuls contre-poids aux pouvoirs en place. Ses premières lignes sont rédigées tandis que la jeunesse <?page no="289"?> La vieillesse, l’autre scandale 289 lève des barricades et réclame d’aimer sans entraves. Sartre est invité à s’exprimer, pas elle. Pourtant Beauvoir vieillie et isolée prépare un second brûlot. Personne ne soupçonne cette lente et puissante maturation. Durant ces années de bouleversement de la société française, de création du journal Libération auquel elle participe, de retour à l’ordre sous la présidence de Georges Pompidou, elle est en pleine écriture. Elle y met sa colère, son indignation, forte de son statut d’écrivain et de son expérience de la vie et des êtres broyés par les préjugés qui sont autant de prison. En dépit du soutien apporté par le courrier de ses lectrices et le rayonnement de son œuvre, elle travaille seule. Il n’y a pas de groupe politique autour d’elle partageant ses idées. Une fois encore elle est une pionnière. À travers son œuvre, romanesque et philosophique, elle a su présenter des personnages luttant, se cherchant, à travers différentes générations, se heurtant à l’épreuve de la vieillesse. Dans Les mandarins, qui sut séduire les Goncourt en 1954, le personnage féminin principal, Anne, âgée de 39 ans déclare : « Ma vieillesse m’attend, aucun moyen de lui échapper, déjà je l’entrevois dans le fond du miroir. » (Beauvoir 1954: I, 129) Tous les tomes de ses mémoires évoquent son angoisse vis-à-vis du temps qui passe et qui nous rapproche de la mort. Celle-ci est plus forte que chez d’autres écrivains. Sa condition de femme l’y prédispose, puisque la femme au XXème siècle n’est tolérée que dans l’élan de la beauté de sa jeunesse. La vieillesse représente aussi un renoncement progressif de la sexualité féminine, souvent plus tôt que chez un homme. Elle entend donner la parole aux silencieuses, celles qui n’avaient pas jusqu’à son entrée dans la littérature la possibilité de s’exprimer, trop aliénées et culpabilisées : les femmes et les vieillards. Dans le recueil de ses nouvelles, La femme rompue, l’héroïne principale mentionne la retraite comme un couperet : « J’ai passé d’autres lignes, mais plus loin. Celle-là a la rigidité d’un rideau de fer. » (Beauvoir 1968: 13) Opprimées sur le plan psychologique, moral, politique et économique, les femmes et les personnes âgées se rejoignent. Avec plus de trente ans d’avance sur les préoccupations d’aujourd’hui, Simone de Beauvoir décrit sur six cent pages la manière dont les civilisations traitent les vieillards : Quand on décide de leur statut économique, il semble considérer qu’ils appartiennent à une espèce étrangère : ils n’ont ni les mêmes besoins ni les mêmes sentiments que les autres hommes s’il suffit de leur accorder une misérable aumône pour se sentir quitte envers eux. Cette illusion commode, les économistes, les législateurs l’accréditent… Les vieillards, qui ne constituent aucune force économique, n’ont pas les moyens de faire valoir leurs droits : l’intérêt des exploiteurs, c’est de briser la solidarité entre les travailleurs et les improductifs de manière que ceux-ci ne soient défendus par personne. (Beauvoir 1970: I, 9) <?page no="290"?> Claudine Monteil 290 Selon elle la société impose à l’immense majorité des anciens un niveau de vie si misérable que les mots vieux et pauvres deviennent synonymes. C’est un point sur lequel elle insiste tout au long de son ouvrage tant cette réalité masquée est importante. Marquée par son engagement politique envers les opprimés des différents groupes sociaux de la planète, et soutenant les mouvements de libération, elle rappelle à plusieurs reprises le rôle des syndicats qui semblent être les seuls à prendre en compte les droits des personnes âgées et des retraités. Elle montre combien l’union politique est une force nécessaire pour maintenir des droits aux citoyens. En ce sens elle met en application le devoir de l’écrivain à l’égard de son époque tel que défini par Jean-Paul Sartre dans le premier numéro des Temps modernes paru en 1945 : L’écrivain est en situation dans son époque ; chaque parole a des retentissements ; chaque silence aussi… C’est l’avenir de notre époque qui doit faire l’objet de nos soins… C’est ici même et de notre vivant que les procès se gagnent ou se perdent. À l’instar du Deuxième sexe publié en 1949 en pleine guerre froide et alors que la question des femmes n’intéressait personne, cet ouvrage sur les personnes âgées paraît alors que la France vit ses « trente glorieuses ». Le choc pétrolier n’a pas encore eu lieu. Une nouvelle génération née après guerre et n’ayant pas connu les privations de leurs parents sous l’Occupation accède à l’âge adulte. Le culte de la jeunesse bat son plein avec l’apparition des transistors et de la télévision. L’originalité et la force de Simone de Beauvoir résident dans sa capacité à se concentrer à la fois sur son expérience personnelle et politique, à les intriquer, sans se soucier des apparences et modes superficielles. C’est elle qui rend les sujets brûlants parce qu’elle dénonce sans concession les hypocrisies bienvenues pour masquer les inégalités et les injustices aussi criantes que cachées. Elle donne la parole aux parias, à la manière dont Gandhi s’est attaqué à la cause des intouchables. Cette fois elle se sent partie intégrante de ces opprimés ce qui n’était pas le cas en 1949 lors de la publication du Deuxième sexe. À cette époque elle déclarait ne pas avoir souffert de sa condition de femme car ses collègues hommes, notamment Sartre et les intellectuels français, la traitaient en égale. À présent elle sait que son statut international d’écrivain et de philosophe ne la dispense pas d’une relégation chez les personnes âgées et les laissés pour compte. Le texte s’en fait l’écho. Au lieu de la troisième personne qu’elle utilisait dans Le deuxième sexe en parlant des femmes, créant ainsi une distance entre elles et sa propre histoire, Simone de Beauvoir a recours au « je » ou au « nous », s’impliquant plus dans la condition des personnes âgées qu’elle décrit. Elle n’est plus « en dehors » mais partie prenante d’un groupe social. <?page no="291"?> La vieillesse, l’autre scandale 291 Cependant, et elle n’en est pas encore consciente, elle va vivre la condition d’une femme d’un certain âge mais aussi connaître des joies et enthousiasmes, une reconnaissance par la nouvelle génération, la nôtre, celle des jeunes féministes. La jeunesse qui l’entoure jusqu’à sa disparition en 1986 comprend des jeunes femmes et son amie et future fille adoptive, Sylvie Le Bon de Beauvoir. Elle rappelle que de nombreuses œuvres littéraires à travers les siècles se moquent des vieillards et sont cruels à l’égard des femmes âgées. Dans la société technocratique d’aujourd’hui la notion d’expérience est discréditée : bonne excuse pour employer des jeunes mal payés et baisser les salaires. Quelle prémonition lorsque l’on constate en 2008 le gaspillage des talents et des expériences qui pénalise les efforts d’imagination et de formation, aussi bien dans le secteur public que privé. Elle étudie la question à la fois sous l’angle ethnologique, biologique, historique, en attaquant sans concession les questions de la sexualité, de la misère, selon les civilisations et les revenus financiers. Elle fait sauter des tabous d’avant 1968 sur la sexualité des personnes âgées, dont on ridiculise les amours et désirs physiques. Elle se réfère régulièrement à la psychanalyse et aux théories de Freud pour analyser les réactions de rejet des générations plus jeunes à l’égard de leurs aînés. Elle démonte comment, pour chacun d’entre nous, il est insupportable d’être perçu comme vieux et intolérable pour des hommes atteignant l’âge adulte d’imaginer devenir tel que le vieillard se tenant devant eux. Les chapitres sur la biologie et l’ethnologie sont les chapitres introductifs, alors que dans Le deuxième sexe ils traitaient d’emblée le destin et l’histoire. Cela lui permet d’analyser l’évolution de la médecine, ses progrès, ses recherches, ses découvertes et la reconnaissance tardive de recherches sur la vieillesse qui ne débutent vraiment qu’au XIXème siècle, pour enfin se développer au courant du XXème siècle. Ses observations permettent un point de vue global. L’auteur a le mérite de situer sa réflexion dans un contexte international et non national. Point de vue rare dans cette deuxième moitié du XXème siècle. Ce regard global d’avant la mondialisation inspire l’ensemble de ses écrits, de ses choix de textes littéraires et politiques publiés dans Les Temps modernes. C’est le fruit de l’expérience et de ses voyages. Les réflexions sur l’ethnologie sont influencées par son amitié avec Claude Lévi-Strauss. Elles permettent de mieux situer les us et coutumes qui confirment le nœud de son analyse : Toute société tend à vivre, à survivre ; elle exalte la vigueur, la fécondité, liées à la jeunesse ; elle redoute l’usure et la stérilité de la vieillesse. […] Beaucoup de mythologies supposent que si la nature, si la race humaine ont la force de vivre et de se perpétuer, c’est qu’à un certain moment la jeunesse leur a été rendue. (Beauvoir 1970: I, 65-67) <?page no="292"?> Claudine Monteil 292 « Etudier la condition des vieillards à travers les diverses époques n’est pas une entreprise facile », prévient Simone de Beauvoir (1970: I, 97). Elle lui consacre pourtant près de deux cent pages une analyse historique implacable à travers les siècles et les continents afin de nous amener à mieux comprendre quel sera notre sort au crépuscule de notre vie: Dans les écrits des Anciens, il est peu fait allusion à la vieillesse sauf sous deux points de vue : le premier celui des législateurs et des moralistes, le second des poètes. Ceux-ci s’opposent l’un à l’autre et présentent un inconvénient majeur : moralistes et poètes appartiennent aux classes privilégiées. Leur parole et leurs écrits en perdent de facto une partie considérable de leur valeur. Leur vérité est incomplète et ne concerne pas la majorité, pauvre, des vieillards. Les exemples sont surtout masculins. Peu de trace de la vieillesse féminine, pourtant importante et souvent misérable au cours des siècles, sauf lorsque ces femmes mourraient en couche. Mais ce sont les hommes qui s’expriment dans les codes juridiques, les législations, les légendes, les poèmes et les romans. Mis à part la Chine, le peuple juif et les Indiens d’Amérique qui accordaient une position privilégiée aux personnes âgées, et même un rôle politique, Simone de Beauvoir démontre que, sous l’Antiquité, l’homme vieux n’a guère comme pouvoir, selon Homère, que celui de conseiller. En réalité le conflit de générations est très vivace. Dans un hymne attribué au poète, Homère déclare par la voix d’Aphrodite : « les dieux aussi haïssent la vieillesse ». Aristophane fustige l’homme âgé, libidineux et impuissant qui révolte les hommes dans la force de l’âge. En lui s’incarne la peur de leur avenir qui hante les plus virils. Les hommes grecs répudient le vieillard par le rire : ils peuvent ainsi se convaincre qu’ils ne ressembleront jamais au personnage grotesque qui évolue sur scène. Seul Platon fait l’éloge de la vieillesse, d’un point de vue politique, alors qu’il était dégoûté de la tyrannie. La cruauté à l’égard des vieillards traverse les siècles et les continents. Les fils de villageois japonais expulsent sur la montagne leurs pères âgés pour éviter d’avoir une bouche à nourrir. Durant la Renaissance les femmes âgées sont maltraitées et qualifiées de prostituées. Du Bellay s’exclame : « Vois, ô vieille immonde, Vieille déshonneur de ce monde… » Le vieillard amoureux est décrié et suscite le dégoût. Seul Montaigne s’est interrogé sur leur condition avec respect. Au XVIIIème siècle cependant, grâce aux progrès de l’hygiène et la création d’une bourgeoisie par le développement de l’industrie et du commerce, se multiplient les assemblées et sociétés, les cafés, où figure un homme nouveau, le philosophe. L’homme âgé prend de l’importance parce qu’il symbolise l’unité et la permanence de la famille. Le vieillard jouit d’un <?page no="293"?> La vieillesse, l’autre scandale 293 prestige économique. Et Voltaire sur ces derniers jours est surnommé dans l’Europe entière « le patriarche de Ferney ». Le XIXème siècle est au contraire d’une grande cruauté. Avec la révolution industrielle et l’apparition de la classe ouvrière, à bout de forces, exploités, les vieillards sont abandonnés dans des hospices ou des asiles ou maltraités par leurs enfants. Les structures familiales de la paysannerie ont alors volé en éclat. Seule la bourgeoisie échappe à ce drame. Le fils dirige l’entreprise familiale tandis que le père siège dans les instances politiques. Quelques écrivains, dont Chateaubriand, qui jouit pourtant d’une vieillesse privilégiée, osent se confier dans leurs écrits sur le désarroi que leur procure leur condition. La conclusion est implacable et sonne comme un avertissement pour aujourd’hui : « La classe dominante assistait avec indifférence à ces drames : ses efforts pour secourir les vieux pauvres ont toujours été dérisoires. Depuis le XIXème siècle ceux-ci sont devenus nombreux, elle n’a pu les ignorer. Pour justifier sa sauvage indifférence, elle a été obligée de les dévaloriser. » (Beauvoir 1970: I, 229) Cette constante dévalorisation rejoint celle dont les femmes ont fait l’objet à travers les siècles et les civilisations. Ses pages préviennent les lecteurs que la sagesse associée à la vieillesse n’est qu’un mythe destiné à bercer d’illusions ceux qui ont atteint un âge avancé, comme l’homme a glorifié la femme pour sa jeunesse, sa beauté éphémère, et sa maternité. Les révoltes et changements de mentalité contre cette injustice n’en seront que plus ardus mais la prise de conscience de la perpétuité de cette condition est déjà un premier pas vers une prise en compte des devoirs d’une société à l’égard de ses aînés. III. Un texte constructif et offensif Simone de Beauvoir accuse la société, basée sur le profit, d’être responsable des mauvais traitements qu’elle inflige aux hommes et aux femmes dans leur jeunesse et leur maturité qui fabrique leur vieillesse. Elle établit une comparaison entre la condition des femmes et celle des personnes âgées : Le fait le plus important à souligner, c’est que le statut du vieillard n’est jamais conquis par lui mais lui est octroyé. J’ai montré dans Le deuxième sexe que, lorsque les femmes tirent de leur pouvoir magique un grand prestige, c’est en fait aux hommes qu’elles le doivent. La même remarque vaut pour les vieillards par rapport aux adultes. Leur autorité se fonde sur la crainte ou le respect qu’ils inspirent : le jour où les adultes s’en affranchissent, les anciens n’ont plus aucun atout. (Beauvoir 1970: I, 138) De même elle s’offusque de ces conseils que l’on donne aux gens de « préparer» leur vieillesse, c’est-à-dire de faire des économies, de choisir <?page no="294"?> Claudine Monteil 294 l’endroit de sa retraite, de se ménager des loisirs. Mais cela ne mènera pas loin car ces possibilités ne sont accordées qu’à une poignée de privilégiés. C’est à ce moment que se creusent les fossés entre les privilégiés et la majorité des hommes et des femmes. À cet égard, la coupure est encore plus nette entre les sexes et la question de La vieillesse rejoint celle du Deuxième sexe : les femmes ont reçu des salaires inférieurs à ceux des hommes pour les mêmes tâches. Certaines ont dû arrêter de travailler pour élever les enfants ou ont eu un emploi à temps partiel. Parfois leur travail, comme celui des agricultrices, n’a pas été reconnu ni rémunéré. Les femmes se retrouvent les premières pauvres de la planète, silencieuses comme à l’accoutumé dans leur malheur. En cela, même si un plus grand nombre de femmes a accédé au monde du travail ces trente dernières années, grâce notamment à la féminisation des métiers enclenchée par nos actions au sein des mouvements de libération des femmes, la situation reste dramatique et actuelle. Les premiers chômeurs sont les femmes, jeunes, ou âgées d’une cinquantaine d’années, et enfin vieilles. Simone de Beauvoir observe que l’âge où commence la déchéance sénile a toujours dépendu de la classe sociale à laquelle on appartient. Un mineur est à cinquante ans un homme fini. Parmi les privilégiés, beaucoup portent allégrement leurs 80 ans et parfois leurs 90 ans. Le nombre des centenaires est en augmentation impressionnante. Pour les personnes de condition sociale modeste, le déclin du travailleur sera beaucoup plus rapide. Vieillis, les exploités sont condamnés sinon à la misère, du moins à la grande pauvreté, à des logements incommodes, à la solitude. Cela entraîne chez eux un sentiment de déchéance et une anxiété généralisée. S’il conserve la santé et la lucidité, le retraité n’en est pas moins la proie de ce terrible fléau, l’ennui. Privé de sa prise sur le monde, il est incapable d’en retrouver une, parce qu’en dehors du travail ses loisirs étaient aliénés. L’ouvrier manuel ne réussit même pas à tuer le temps. Son oisiveté morose aboutit à une apathie de ce qui lui reste d’équilibre physique et moral. C’est pour prévenir cette oisiveté et cette apathie dues à la dégradation de l’état de santé de Sartre que Simone de Beauvoir décide de consacrer un dialogue enregistré avec lui sur sa jeunesse et sur l’histoire de sa vie et de ses émotions. Outre cet échange de trois cent pages, elle consacre dans le même ouvrage trois cent autres pages à la description systématique et sans concession des dernières années du compagnon de sa vie. L’ensemble, publié sous le titre de La cérémonie des adieux est publié un an après la disparition de Sartre, en 1981. Il s’agit d’une suite, onze ans plus tard, de son analyse sur la déchéance physique et morale des personnes âgées, sur leur fragilité et l’objet possible de manipulations. Exemple d’autant plus frappant qu’il renvoie à la condition d’homme ordinaire alors qu’il a l’opportunité, en <?page no="295"?> La vieillesse, l’autre scandale 295 raison de sa notoriété et de son absence de problèmes financiers, de disposer d’une condition privilégiée. La société devrait traiter tous les âges avec humanité et respect. Or face à la vieillesse, la société se démasque. Elle les a toujours considérés comme du matériel. C’est alors qu’elle est obligée de reconnaître publiquement que pour elle seul le profit compte et que son « humanisme » déclaré est de pure façade. Voilà pourquoi on ensevelit la question dans un silence concerté : la vieillesse dénonce l’échec de l’ensemble d’une civilisation. Pour que la vieillesse ne soit pas une dérisoire parodie de notre existence antérieure, la seule solution est de poursuivre des fins qui donnent un sens à notre vie : dévouement à des individus, des collectivités, des causes, un travail politique, intellectuel, créateur. Contrairement à ce que conseillent les moralistes, il faut conserver dans le grand âge des passions aussi fortes en ce qu’elles nous évitent d’effectuer un retour trop centré sur nous-mêmes. La vie garde un prix tant qu’on en accorde à celle des autres à travers l’amitié, l’indignation ou la compassion. Alors demeurent des raisons d’agir et de parler. Auparavant, alors qu’elle partage avec notre jeunesse et nos actions féministes l’intensité d’une vie bouleversée et pleine d’aventures, elle publie en 1972, en plein combat pour les droits des femmes, le quatrième tome autobiographique, Tout compte fait, qui fait le point sur sa vie, et sur ses combats, dont celui du féminisme, et sur les réflexions que lui inspirent son âge et l’approche de la mort. Si l’on considère l’ensemble de son œuvre, Simone de Beauvoir aura consacré quatre ouvrages aux différentes réalités de la vieillesse : celle de sa mère, de Sartre, la sienne, et enfin, plus philosophique, celle de l’humanité. Ces ouvrages se renvoient en écho et méritent d’être étudiés les uns par rapport aux autres. IV. Le rayonnement et le message de l’ouvrage Avec La vieillesse, Simone démasque une conception qui a toujours considéré les hommes et les femmes comme du matériel, et non comme des êtres humains, dignes de respect. Les personnes âgées doivent s’organiser pour constituer au sein de la société un groupe de pression politique et économique incontournable. Le XXIème siècle doit être celui où les droits des personnes âgées seront reconnus. Notre avenir, rappelait-elle, et donc notre vieillesse, se jouent aujourd’hui. La modernité de ce texte est flagrante alors que le monde a évolué depuis la parution de cet ouvrage, voici presque quarante ans. Au XXIème siècle, la question des droits de l’homme est évoquée plus volontiers dans les discours politiques qu’auparavant. Sur le plan démographique, dès à <?page no="296"?> Claudine Monteil 296 présent et dans les prochaines décennies, la surpopulation sera une source de fragilisation de la condition et des droits des personnes âgées. En même temps, la génération qui a imposé la question des droits de l’homme et des femmes sur la scène internationale dans les années 1968-1970 approche de la tranche d’âge de la vieillesse et est bien déterminée à se faire respecter. Sur le plan économique, la lutte globale des États pour l’accès aux matières premières et à l’eau avec les risques de pénurie risque de s’effectuer au détriment des vieux. Ceux-ci sont par ailleurs de plus en plus nombreux et âgés. Une nouvelle politique en leur faveur risque de ne s’effectuer qu’au profit de ceux qui disposent des plus gros revenus financiers. Comme Le deuxième sexe, l’on comprend pourquoi La vieillesse reste un ouvrage de référence mondial plus connu à l’étranger qu’en France. Un institut gériatrique en Italie porte son nom. Les Japonais ne manquent pas de se référer à son travail. L’ouvrage a été traduit en 1970 bien avant la chute du mur de Berlin. Aux États-Unis une centaine de milliers d’exemplaires furent vendus dans les régions les plus reculées du pays. L’Union Européenne en était à ses balbutiements, le rideau de fer témoignait de la guerre froide entre l’URSS et les États-Unis. La mondialisation des entreprises et des économies n’était pas à l’ordre du jour ni l’explosion démographique et ses conséquences préoccupantes. Aujourd’hui, dans ce contexte de globalisation, plus que jamais, ces enjeux sont d’actualité et transversaux. L’explosion démographique et le vieillissement de la population représentent un danger majeur pour la survie des personnes âgées, plus net encore qu’en 1970. Les États n’ont pas prévu des fonds-retraite suffisants, et les exemples historiques et ethnologiques exposés dans ce livre laissent à penser que les jeunes générations décideront du sort de leurs aînés sans état d’âme et sans souci de solidarité. À cela s’ajoutera pour les femmes âgées une double fragilité due à leur sexe et aux moindres salaires du temps où elles étaient sur le marché du travail. On assiste même à une tentative de culpabilisation de ceux qui vont disposer d’une retraite compte tenu de la situation économique internationale. L’indignation de Simone de Beauvoir et son cri pour que les vieillards soient pris en compte résonnent plus encore comme un appel impérieux à la vigilance et au rappel que les droits de l’homme doivent s’appliquer aux hommes et aux femmes âgés : Exiger que les hommes restent des hommes pendant leur dernier âge impliquerait un radical bouleversement. Impossible d’obtenir ce résultat par quelques réformes limitées qui laisseraient le système intact : c’est l’exploitation des travailleurs, c’est l’atomisation de la société, c’est la misère d’une culture réservée à un mandarinat qui aboutissent à ces vieillesses déshumanisées. Elles montrent que tout est à reprendre, dès le départ. C’est pourquoi la question est si soigneusement passée sous silence ; c’est pourquoi il est nécessaire de briser ce silence : je demande à mes lecteurs de m’y aider. (Beauvoir 1970: I, 18) <?page no="297"?> La vieillesse, l’autre scandale 297 Ecoutons ce message : il nous concerne tous avant qu’il ne soit trop tard. En dépit des progrès de la médecine et d’hygiène pour les États les plus aisés de la planète, le XXIème siècle pourrait être incité, par sa surpopulation et son économie de profit à tout prix, de rogner peu à peu les droits faiblement acquis des parents âgés. Que pèsera la communauté des Anciens devant la lutte pour l’accès à l’eau potable, à une alimentation insuffisante face à la surpopulation, à l’explosion du prix du pétrole, dans un contexte mondial de lutte féroce pour l’accès aux matières premières. Les vieillards risquent d’être plus encore qu’aujourd’hui traités comme du « matériel » que Simone de Beauvoir dénonçait. Négligence et rejet sont pour eux des dangers majeurs qui pointent l’horizon. Vigilance et action, c’est ce que devra être notre rôle, à nous qui, comme Simone de Beauvoir, avons foi en la condition humaine. Bibliographie Simone de Beauvoir, Les mandarins, Paris 1954. Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris 1963. Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris 1964. Simone de Beauvoir, La femme rompue, Paris 1968. Simone de Beauvoir, La vieillesse, Paris 1970. Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris 1972. Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux, Paris 1981. Claudine Monteil, Les amants de la liberté. Sartre et Beauvoir dans le siècle, Paris 1995. Claudine Monteil, Les sœurs Beauvoir, Paris 2003. Claudine Monteil, Simone de Beauvoir côté femme, Paris 2006. <?page no="299"?> Eric Levéel Quand prime le spirituel : Beauvoir avant Beauvoir De 1935 à 1937, Simone de Beauvoir rédige et achève cinq « nouvelles » qui, rejetées par les éditeurs, ne seront publiées qu’en 1979 comme ouvrage de jeunesse chez Gallimard. Sous le titre volontairement ironique de Primauté du spirituel, qui déjà utilisé par le philosophe Jacques Maritain deviendra Quand prime le spirituel, Simone de Beauvoir tente d’y démystifier sa jeunesse, son milieu social et la position des femmes de son milieu plus de dix ans avant Le Deuxième sexe et plus de vingt ans avant Mémoires d’une jeune fille rangée. Ces cinq récits ont été réédités en 2006 sous le titre Anne, ou quand prime le spirituel et, depuis, l’on redécouvre non pas un ouvrage mineur dénotant un projet mal abouti, mais bien au contraire un livre poignant et fort bien maîtrisé pour une jeune écrivaine ; Philippe Sollers, à qui nous avons librement emprunté le titre de cet article, affirme que « ce petit livre, [est] sans doute l’un des plus réussis de Simone de Beauvoir ». Malgré sa réédition récente, ce premier livre de Simone de Beauvoir ne semble pas entièrement retenir l’attention des spécialistes et des chercheurs qui tendent à le mentionner quand ils ne font pas l’impasse totale. Ce n’est pas que le livre dérange ou gêne mais on le considère trop comme un « divertissement » de jeunesse ; Simone de Beauvoir elle-même, citée par sa biographe officielle, ne dit-elle pas que « ce n’est pas très bon mais cela amusera mes amis » (Bair 1991: 694). Il ne s’agit donc que d’un galop d’essai littéraire d’une œuvre plus vaste et plus solide dans laquelle l’essai Le deuxième sexe fait de l’ombre au reste et le roman Les mandarins semble être le parfait récit à clés. De façon générale, on s’interroge sur la qualité du projet et l’on s’en tient au commentaire blasé de son auteur au moment de sa publication. Ce que l’on oublie un peu vite, c’est que dans les années trente Simone de Beauvoir en soumettant ces cinq nouvelles liées les unes aux autres par les cinq jeunes femmes qu’elles décrivent, pensait avoir réalisé le rêve de son adolescence : avoir achevé un livre complet et se suffisant à luimême. Les critiques du lecteur de la maison Grasset la laissèrent songeuse : il lui reprochait son manque profond d’originalité et un tableau de mœurs banal ; en fait, elle croyait « avoir fait des études psychologiques nuancées. Le reproche de manque d’originalité [la] déconcerta ; les héroïnes qu[‘elle] peignai[t], [elle] les avai[t] connues en chair et en os, personne avant [elle] <?page no="300"?> Eric Levéel 300 n’avait parlé d’elles ; chacune était singulière, unique » (Beauvoir 1960: 374). 1 Ce projet comptait pour elle bien avant le début de sa rédaction car il devait lui permettre d’une part, et nous venons de le voir, de réaliser une promesse qu’elle s’était faite à elle-même et d’autre part de faire son deuil d’une époque complètement révolue. Kate et Edward Fullbrook émettent une théorie intéressante dans leur ouvrage Simone de Beauvoir and Jean-Paul Sartre. The Remaking of a Twentieth-Century Legend : ils voient dans le refus de la maison Grasset, et avant elle de la maison Gallimard, non pas une critique stylistique ou littéraire objective mais un sexisme latent quant au sujet des cinq nouvelles et aux rares passages « subversifs » sur la sexualité féminine (Fullbrook 1994: 123) ce qui expliquerait l’incompréhension de Simone de Beauvoir vis-à-vis des commentaires des lecteurs professionnels. 2 Au lieu de suivre l’attitude blasée de Simone de Beauvoir en 1979, il nous faut plutôt contextualiser ce livre de portraits féminins et nous remémorer les conditions particulières qui ont été le creuset de ce premier écrit achevé. En 1979, il y a Simone de Beauvoir l’intellectuelle reconnue, autant haïe qu’elle est admirée ; en 1937, il y a le Castor jeune professeur de philosophie vivant dans des hôtels de troisième catégorie, compagne du prometteur jeune philosophe Jean-Paul Sartre ; 3 avant 1929, il y a Mademoiselle Simone Bertrand de Beauvoir, jeune bourgeoise déclassée tentant désespérément de se libérer de la tutelle de sa famille, de son milieu et des restes de spiritualité : c’est dans cette personne en formation que nous devons avant tout trouver les influences de Quand prime le spirituel, bien que son expérience du professorat à Rouen soit décrite sous les traits de Chantal. Bien plus que le Beauvoir avant Beauvoir de Philippe Sollers, c’est l’avant Castor qui se révèle au lecteur des cinq nouvelles ; c’est ce que Simone de Beauvoir aime nommer fort justement : « la genèse de mon œuvre » (Beauvoir 1979: préface), car il s’agit bien de cela : la naissance d’un corpus littéraire et philosophique hors du commun de par son influence biographique primordiale. Comme le rappelle également Beauvoir dans sa préface, Quand prime le spirituel ne fut que la première étape d’un cheminement entamé dans sa jeunesse (ibid.). Sa biographe, Deirdre Bair, pense que l’année 1927 fut un déclencheur littéraire : À Meyrignac, cet été-là, [Simone de Beauvoir] s’essaya à la fiction, avec l’idée qu’un roman de sa situation inconfortable avec [son cousin] Jacques 4 agirait 1 L’anthropologue Judith Okely a également souligné cet aspect dans son ouvrage intitulé Simone de Beauvoir, a Re-Reading (1986: 23). 2 Il faut se rappeler que le ton et certaines descriptions dans La nausée (1938) et Le mur (1939) dépassent grandement les passages « subversifs » dans Quand prime le spirituel. 3 Rappelons ici que 1937 correspond à l’acceptation de La nausée par Gallimard qui publiera le roman en 1938. 4 Dont elle fut amoureuse jusqu’en 1929 environ. <?page no="301"?> Quand prime le spirituel : Beauvoir avant Beauvoir 301 comme une catharsis et l’éclairerait sur elle-même. [Elle] essaya de s’inspirer des romans de Mauriac 5 [...]. Dans ses premiers textes, elle tenta de construire l’intrigue à la manière de Mauriac, sans toutefois imiter sa piété, mais sa prose gardait une sorte de détachement clinique et gauche, alors que ses personnages et ses dialogues se perdaient dans une débauche d’émotions décrites dans un style ampoulé […] Elle s’escrima sur ses premières pages pendant la plus grande partie du mois qu’elle passa à la campagne, puis renonça une fois rentrée à Paris. Juste avant que les cours ne reprennent, elle essaya une autre version, cette fois sous la forme d’un dialogue philosophique […]. Il lui fallut plus de deux ans pour apprendre à transposer sa vie dans des récits de fiction, réunis sous le titre Quand prime le spirituel, et seulement bien après que des changements tumultueux l’eurent fermement et définitivement placée sur une voie dont sa vie ne s’écarta jamais. (Bair 1991: 121) Il s’agit bien d’un avant Castor qui en cette année 1927 tente de trouver dans l’écriture une consolation et certaines réponses à ses interrogations, c’est par la réalité de l’existence que naît la fiction beauvoirienne ; Deirdre Bair parle de transposition mais le terme de recréation littéraire semble ici plus approprié. On a beaucoup accusé Simone de Beauvoir d’utiliser grossièrement sa propre existence dans ses fictions, c’est bien mal connaître le projet beauvoirien que son auteur explique très clairement dans La force de l’âge : « Je voulais communiquer ce qu’il y avait d’original dans mon expérience. Pour y réussir, je savais que c’était vers la littérature que je devais m’orienter. » (Beauvoir 1960: 254-255) Quand prime le spirituel en est un premier exemple qui se répétera avec L’invitée sur l’affaire du trio, Les mandarins sur l’après-guerre et dans une certaine mesure avec Le sang des autres sur son expérience de l’Occupation. Cette genèse dont il est question ici, cette matrice littéraire, c’est bien dans Quand prime le spirituel que nous devons la trouver. Après les échecs de ces premières tentatives d’écriture, après l’Agrégation et l’autocréation du Castor, en 1935, il est temps de se pencher sur un passé déjà lointain mais dont certains aspects demeurent encore cruellement vivaces, la mort à 20 ans de son amie Zaza en étant la pierre angulaire. Le projet de Simone de Beauvoir est simple, comme Philippe Sollers l’écrit très directement : « Elle veut régler ses comptes avec son milieu catholique, son enfance coincée, ses premières expériences de professeur en province […] c’est précis, dur, très intelligent, pas du tout inférieur à La nausée. » (Sollers 2006) Elle décide donc d’abandonner le roman ‹classique› à la Mauriac et de « composer des récits assez brefs et de les mener d’un bout à l’autre avec rigueur » (Beauvoir 1960: 255). Le thème en serait une critique acerbe du milieu bourgeois de sa jeunesse, une 5 Mauriac est mentionné, sans être nommé, dans Quand prime le spirituel lors du monologue de Madame Vignon (Beauvoir 1979: 135-6). <?page no="302"?> Eric Levéel 302 description de « la profusion de crimes minuscules ou énormes, 6 que couvrent les mystifications spiritualistes » (ibid.). Il n’est pas question dans cet article de donner un résumé exhaustif des cinq nouvelles qui composent Quand prime le spirituel, mais il est intéressant de rappeler les influences biographiques de chacune d’entre elles. 7 Pour cela, il suffit de relire La force de l’âge qui relate fort bien ce que nous pourrions nommer la genèse de la genèse. On découvre rapidement à la lecture du deuxième tome des mémoires de Simone de Beauvoir que l’organisation du recueil - que Gallimard a choisi de qualifier de roman sur la page de couverture de la version de 1979 - a évolué entre le manuscrit de 1937 et celui publié à la N.R.F. 8 Dans la version de départ, le livre s’ouvre sur l’histoire de Lisa - la troisième nouvelle dans la version de 1979 - « mon ancienne amie […] je décrivais l’étiolement d’une jeune fille timidement vivante qu’accablaient le mysticisme et les intrigues de l’institut Sainte- Marie ; 9 elle se débattait en vain pour n’être qu’une âme parmi des âmes, alors que sourdement son corps la travaillait » (Beauvoir 1960: 256). Il se poursuit par la nouvelle Renée qui est intitulée Marcelle dans la version finale et qui débute le recueil ; elle se penche sur « la dégradation de la religiosité en chiennerie » (ibid.). La troisième nouvelle de 1937 est Chantal qui est placée dorénavant en deuxième place ; dans ce récit un professeur fantasque, mais foncièrement conservateur, plonge une adolescente dans le drame d’une grossesse non voulue de par son semblant de libéralisme moral. Bien plus, Simone de Beauvoir y attaque « la chasse au merveilleux » mais aussi « la tentation de truquer [la] vie afin de l’embellir » (ibid.) à laquelle elle ne fut pas elle-même étrangère dans le marasme provincial de Marseille et de Rouen. La nouvelle « prétexte » du recueil est avant tout Anne - d’où la décision d’inclure celle-ci dans le titre de la réédition de poche de 2006 - dans laquelle Simone de Beauvoir a tenté « à nouveau de ressusciter Zaza » (ibid.). Il s’agit véritablement d’une novella qui décrit le surmenage progressif d’une jeune fille de la meilleure bourgeoisie catholique en proie aux décisions tyranniques de sa mère Madame Vignon quant au garçon qu’elle désire épouser, jusqu’à sa mort d’une encéphalite. C’est aussi dans cette nouvelle que l’on comprend parfaitement les liens plus ou moins lâches 6 Il s’agit ici d’une référence directe au « crime » bourgeois et familial que fut la mort de Zaza selon Simone de Beauvoir. 7 On lira à cet effet l’article de Liliane Lazar (1990), qui établit une description concise et précise de chaque nouvelle. 8 Ce fait est également remarqué par Yasue Ikazaki dans sa thèse de doctorat de 2003 (section 1.1.5). 9 Institut supérieur à Neuilly où Simone de Beauvoir fit ses études avant de rejoindre la Sorbonne ; il est nommé institut Saint-Ange dans la nouvelle Lisa. <?page no="303"?> Quand prime le spirituel : Beauvoir avant Beauvoir 303 entre les personnages : Anne est amoureuse de Pascal 10 le frère de Marcelle ; Chantal 11 est la meilleure amie d’Anne qui tente, sans une conviction assez importante, de la soustraire aux contraintes de son milieu. Dans la dernière histoire, Marguerite, comme le souligne Simone de Beauvoir, le livre se termine sur une satire de ma jeunesse. Je prêtai à Marguerite mon enfance au cours Désir et la crise religieuse de mon adolescence. Ensuite, elle tombait dans les panneaux du merveilleux ; mais ses yeux se dessillaient, elle jetait par-dessus bord mystères, mirages et mythes, et elle décidait de regarder le monde en face. (Beauvoir 1960: 258) Dans ce dernier récit, qui fait immédiatement suite à la mort d’Anne, on retrouve Marguerite, la sœur de Marcelle - qui apparaît dans la nouvelle du même nom - ; on y revoit très en détail Denis, 12 l’ex-époux bohème et sans but de Marcelle, dont Marguerite s’est entichée. Simone de Beauvoir affirme que « ce récit était de loin le meilleur […] j’avais surtout réussi le chapitre autobiographique » (ibid.) ; alors que parlant de l’histoire d’Anne, Simone de Beauvoir dit : J’avais tracé d’Anne un portrait plus plausible et plus attachant que dans les versions précédentes : on ne croyait tout de même pas à l’intensité de son malheur, ni à sa mort. Peut-être le seul moyen d’en persuader le lecteur était-il de les raconter dans leur vérité. 13 (Beauvoir 1960: 257-258) Néanmoins, malgré les faiblesses que Simone de Beauvoir aime à souligner, Anne demeure la nouvelle la plus touchante du recueil, celle qui parvient à démystifier entièrement les prétentions, les faux-semblants et les « crimes » de la bourgeoisie. Il s’agit du récit qui déclenche toute l’œuvre de par le rejet qu’il décrit d’un monde honni par celle qui était devenue le Castor. Certes, Marguerite se trouve être la nouvelle la plus positive, celle qui offre un véritable espoir de sortie, comme sa conclusion par la bouche de son héroïne, le montre clairement : « J’ai voulu montrer seulement comment j’ai été amenée à essayer de regarder les choses en face, sans accepter d’oracles, de valeurs toutes faites ; il a fallu tout réinventer moi-même, c’était parfois déconcertant » (Beauvoir 1979: 249) ; néanmoins, cette capacité de regarder les choses en face, de tout réinventer, de créer ses propres valeurs, n’a pu exister que par le choc de la mort de Zaza que Beauvoir a tenté de décrire 10 Le double littéraire de Maurice Merleau-Ponty dont Zaza s’était éprise. 11 Dans cette nouvelle, Chantal tend à prendre les traits de la jeune Simone de Beauvoir qui tenta également de sauver son amie des mensonges et tromperies de son milieu. Chantal demeure par certains aspects un personnage haïssable et risible, mais il a plus de substance dans ce récit car il comprend parfaitement la mauvaise fois mièvre et « criminelle » de Madame Vignon. 12 Le personnage de Denis fut inspiré par Jacques le cousin de Simone de Beauvoir qui finit plus tard clochard malgré des dons artistiques évidents. 13 Ce sera fait en 1958 dans Mémoires d’une jeune fille rangée. <?page no="304"?> Eric Levéel 304 dans Anne. C’est peut-être là que réside la faiblesse de Marguerite : une histoire d’amour malheureuse, une désillusion, suffisent-elles à dessiller notre regard ? Il semblerait que le décès tragique d’une jeune femme soit au contraire la seule raison valable afin d’atteindre une liberté unique et singulière ; c’est bien dans cette histoire que nous devons comprendre la genèse de l’œuvre beauvoirienne, et non pas uniquement dans le récit d’une simple émancipation aux relents de bohème parnassienne. L’échec de Chantal dans Quand prime le spirituel est, bien entendu, de critiquer Madame Vignon en son for intérieur sans pour autant vouloir changer son existence, de ne pas choisir une liberté authentique, car masquée par des considérations de petite bourgeoise en quête de reconnaissance sociale : « Chantal a épousé un riche médecin », comme le dit Marguerite avec dégoût (ibid.). Chantal, à cet instant, ne ressemble plus guère à Simone de Beauvoir qui écrit de manière très touchante à la fin des Mémoires d’une jeune fille rangée : « J’ai pensé pendant longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort. » (Beauvoir 1958: 503) En voulant faire revivre Zaza au travers d’Anne, Simone de Beauvoir a inscrit son projet littéraire sous le sceau de la mort qui, dans un monde sans Dieu, devient l’ultime butoir, la terreur qui plane, mais aussi la raison de se dépasser sans cesse, de transcender sa situation de départ et de faire de son existence cette chose unique que Marguerite appelle de ses vœux ; c’est exactement ce que Simone de Beauvoir fit dès la rentrée de 1929 : « Ce qui me grisa […] ce fut d’abord ma liberté. » (Beauvoir 1960: 17) Liberté chèrement acquise dont il faut tenter de cerner la genèse scriptée : Quand prime le spirituel en étant la première pierre à l’édifice, plutôt que le parent pauvre ou un simple addendum antidaté des Mémoires d’une jeune fille rangée. Nous ne devons pas sous-estimer l’importance des cinq nouvelles dans le corpus littéraire beauvoirien car c’est par elle que tout semble arriver : narrer la fin de Zaza, comprendre les écueils d’antan, rejeter définitivement le monde bourgeois et parler de soi et se comprendre par l’intermédiaire de personnages qui nous ressemblent sans nous ressembler entièrement. Philippe Sollers affirme en conclusion de son article que « cette expérimentatrice obstinée va, un jour ou l’autre, écrire Le deuxième sexe » ; lui-même inscrit fortement l’idée de genèse dans cette expérimentation - il s’agit du terme qui convient que fut Quand prime le spirituel. Néanmoins, nous ne croyons pas que le lien direct à l’essai phare soit ce que nous devrions retenir : on ne peut tout rattacher à celui-ci car si l’on a raison d’affirmer que Simone de Beauvoir a dressé un portrait psychologique critique des jeunes filles de son ancien milieu, il serait incorrect de lire ces nouvelles comme un écrit pré-féministe ; pour s’en convaincre, il nous suffit de lire un extrait d’une entrevue que Beauvoir donna à Hélène Wentzel pour la revue universitaire Yale French Studies : <?page no="305"?> Quand prime le spirituel : Beauvoir avant Beauvoir 305 It was not at all from a feminist point of view that I undertook When Things of the Spirit Come First. It was from my experience and my experience was obviously a woman’s experience. So, in Things of the Spirit, I described women as I had encountered them. That’s all. Because I was much closer all the same to women, my best friends were women, and I was much closer to women than to men, in spite of the fact that my primary relationship was with a man. This didn’t mitigate the fact that for understanding, sympathy, personal experience […] and then, it was my own experience that translated itself across all these women characters whose traps I had thought to escape. I thought they lied to themselves in a certain way and that […] I had found a way not to lie like them. It’s not about women as much as it was about my experience that I wrote When Things of the Spirit Come First. (Wentzel 1986: 8) On oublie trop vite que le féminisme de Simone de Beauvoir ne prit véritablement son envol que dans les années soixante-dix ; en 1949, lors de la publication du Deuxième sexe, Beauvoir ne se considérait absolument pas comme une féministe mais comme une intellectuelle s’interrogeant sur la condition de ses congénères ; il serait par conséquent inexact de voir dans Quand prime le spirituel un manifeste féministe : les derniers mots de Marguerite font simplement écho aux pensées de Simone de Beauvoir dans les années vingt après l’obtention de son agrégation. Ce qui se profile derrière la liberté qui apparaît enfin, c’est la possibilité d’un véritable bonheur, mais surtout la détermination de sauvegarder ce bonheur conquis de haute main, envers et contre tout ; Quand prime le spirituel se doit donc d’être lu comme un appel au bonheur authentique que Simone de Beauvoir revendiqua dès l’automne 1929 : Le bonheur est une vocation moins commune qu’on imagine. […] C’était une entreprise de longue haleine à laquelle […] je me donnai sans réserve. Dans toute mon existence, je n’ai rencontré personne qui fût aussi doué que moi pour le bonheur, personne non plus qui s’y acharnât avec tant d’opiniâtreté. Dès que je l’eus touché, il devint mon unique affaire. Si on m’avait proposé la gloire, et qu’elle dût être le deuil éclatant du bonheur, je l’aurais refusée. (Beauvoir 1960: 35-36) En cela, plutôt que de relier directement les cinq nouvelles au Deuxième sexe, il nous paraît plus concluant de les lier à L’invitée et aux Mandarins dans lesquels les deux héroïnes se débattent pour sauvegarder ou trouver un bonheur personnel : Françoise contre Xavière et Anne contre la politique qui envahit tout. Françoise en est sûrement l’exemple le plus poignant, allant jusqu’au meurtre pour préserver son existence construite de ses propres mains : le bonheur est un choix, « elle avait enfin choisi. Elle s’était choisie. » (Beauvoir 1943: 503) Malgré le meurtre de l’Autre, ce choix donne la vie et place ainsi l’actant dans l’absolu. Le bonheur beauvoirien est intimement lié à l’angoisse (Halpern-Guedj 1998: 2) : l’angoisse de Françoise vis-à-vis de la destructivité de Xavière, l’angoisse d’Anne Dubreuilh devant son passé et <?page no="306"?> Eric Levéel 306 son avenir, l’angoisse que la mort de Zaza déclencha chez Simone de Beauvoir et qui lui fit toujours refuser les compromissions pouvant mettre son bonheur en péril. Dès 1926, Simone de Beauvoir notait dans son journal : « Le bonheur est une chose bien curieuse » (Beauvoir 1926: 2 ème cahier) ; une chose parfois insaisissable à laquelle il faut savoir s’atteler coûte que coûte, une chose dont Anne Vignon - tout comme Zaza - n’a pas su s’emparer, ou trop tard ; il s’agit d’une chose qui s’ancre irrémédiablement dans « une expérience exemplaire où se reflèt[e] le monde tout entier […] il [faut] que ma propre histoire particip[e] à l’harmonie universelle ; malheureuse, je me serais sentie en exil : la réalité m’eût échappé. » (Beauvoir 1960: 37) Comme un écho, Marguerite affirme : « Ce que je sais en tout cas, c’est que Marcelle, Chantal, Pascal mourront sans avoir rien connu, rien aimé de réel et que je ne veux pas leur ressembler. » (Beauvoir 1979: 248) « Ne pas leur ressembler » s’érige en modèle, en leitmotiv, en morale de l’existence : seule Marguerite s’affranchit de sa « mauvaise foi » et décide de vivre aussi honnêtement que possible dans le monde réel en se libérant de ce que Simone de Beauvoir nomme : « la ‹bêtise› : une manière d’étouffer la vie et ses joies sous des préjugés, des routines, des faux-semblants, des consignes creuses » (Beauvoir 1972: 633). Œuvre de jeunesse certes, Quand prime le spirituel ne peut pour autant être considéré comme un simple « échauffement » littéraire péchant par ses faiblesses alors que dès 1938 la philosophie beauvoirienne s’y expose sans voile par le biais de tableaux de jeunes femmes emprisonnées dans un milieu à l’atmosphère viciée. Tant de choses sont annoncées dans ces cinq récits comme l’admet elle-même l’auteur : « C’est, somme toute, sous une forme un peu maladroite, un roman d’apprentissage où s’ébauchent beaucoup des thèmes que j’ai repris par la suite. » (Beauvoir 1979: préface) Le thème primordial qui en ressort, c’est sans aucun doute, ce que nous avons nommé l’appel au bonheur : en montrant l’échec, à des degrés variables, de quatre jeunes femmes, la réussite de Marguerite n’en est que plus extraordinaire. En choisissant d’exister pour elle-même dans le monde, elle se l’approprie, le rend sien et en fait véritablement partie intégrante : tel est le « parti pris de bonheur » de Françoise dans L’invitée (Beauvoir 1943: 122), qui rappelle, à son exact opposé, le pari philosophique déiste de Pascal. Le bonheur s’inscrit dans le choix, donc dans une décision sans retour de transcender sa situation, et sur la conscience que nous avons de notre présence au monde (Beauvoir 1972: 633). C’est en devenant une autre authentique que Marguerite a réussi son pari né dans sa révolte informe des débuts ; c’est en devenant le Castor que Mademoiselle Bertrand de Beauvoir peut enfin s’exclamer le 31 octobre 1930 : « Oh le bonheur […] Le bonheur […] d’autres bonheurs » (Beauvoir 1930: 7 ème cahier). Quand prime le spirituel, c’est Beauvoir avant Beauvoir <?page no="307"?> Quand prime le spirituel : Beauvoir avant Beauvoir 307 comme le dit Philippe Sollers, c’est aussi la naissance du Castor, car on y lit, surtout, le récit romancé d’une métamorphose et la création de « ce bizarre objet » (Beauvoir 1972: 12) que fut son existence. En conclusion, il nous reste à réitérer l’importance de Quand prime le spirituel dans l’œuvre beauvoirienne comme genèse même de l’œuvre, comme matrice d’autres projets littéraires mais surtout, en tant que véritable fondement de ce que nous aimerions nommer philosophie de la félicité. Par le cheminement hasardeux des cinq protagonistes du recueil, nous suivons le cheminement personnel de Simone de Beauvoir dans les années vingt. En notant les échecs de quatre d’entre elles, nous ne sommes que plus surpris du triomphe de la cinquième en qui Simone de Beauvoir s’est la plus identifiée ; dans sa lutte pour la liberté et le bonheur nous découvrons le ferment de l’existence et de la philosophie beauvoiriennes qui souligne, si besoin était, la primauté, non du spirituel, mais du bonheur. Si la mort a été décrite comme le moteur de l’écriture chez Simone de Beauvoir, 14 le bonheur en fut le thème récurrent car dans un monde sans Dieu il s’agit bien de la seule croyance qu’il vaille la peine d’adopter et de communiquer aux autres grâce à un vaste projet littéraire et philosophique dans lequel on tente, toujours, de faire partager « le goût de [sa] propre vie » (Beauvoir 1972: 634) qui a débuté le jour où l’on a décidé de « marcher courageusement vers la nouveauté » (Beauvoir 1926: 2 ème cahier). Bibliographie Simone de Beauvoir, Cahiers de jeunesse 1926-1930, Paris Bibliothèque nationale de France. Simone de Beauvoir, L’invitée, Paris 1943. Simone de Beauvoir, Le sang des autres, Paris 1945. Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris 1958. Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris 1960. Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris 1972. Simone de Beauvoir, Quand prime le spirituel, Paris 1979. Deirdre Bair, Simone de Beauvoir, Paris 1991. Kate & Edward Fullbrook, Simone de Beauvoir and Jean-Paul Sartre. The Remaking of a Twentieth-Century Legend, New York 1994. Betty Halpern-Guedj, Le Temps et le transcendant dans l’œuvre de Simone de Beauvoir, Tübingen 1998. Yasue Ikazaki, Les procédés narratifs dans les œuvres de Simone de Beauvoir, thèse de doctorat, soutenue en 2003 à l’Université de Lille III. Liliane Lazar, In Search of Freedom: Quand prime le spirituel, in: Simone de Beauvoir Studies, Volume 7, 1990, 29-33. 14 À cet effet, on lira l’article d’Anne Strasser (2004). <?page no="308"?> Eric Levéel 308 Judith Okely, Simone de Beauvoir, a Re-Reading, Londres 1986. Philippe Sollers, Beauvoir avant Beauvoir in: Le Nouvel Observateur, Paris 2006. Anne Strasser, La Mort, moteur et sujet de l’écriture, in: Simone de Beauvoir Studies, Volume 20, 2003-2004, 127-140. Hélène Wentzel, Interview with Simone de Beauvoir, in: Yale French Studies, 1986, 5-32. <?page no="309"?> Carolle Gagnon L’intentionnalité dans Les mandarins : La mise en récit de la double énigme d’un monde qui a perdu son sens et de l’existence même de ce monde comme constitution de la conscience d’Anne Dubreuilh, survivante La vie de Simone de Beauvoir a été bouleversée par les événements de la Deuxième Guerre mondiale et sa perception de ceux-ci. Il est difficile pour ceux qui n’ont pas vécu la guerre de s’imaginer ce qu’elle signifie pour les survivants. Selon Lawrence Langer, l’écrivain de la survivance, et celui qui se considère tel, ont un besoin intense de communiquer le sentiment de perte qui les habite. L’atrocité de ce qu’il a vécu rend son expression par le langage quasi impossible. (Langer 1975: 250) Le monde qui était le sien avant la guerre a perdu son sens et, de plus, le survivant ne peut comprendre clairement ce qui se passe dans sa conscience parce que celle-ci agit comme si elle était constituée sur le mode de la survivance et sur ce mode seulement. Beauvoir écrit dans le Journal de guerre : « Montparnasse est envahi de militaires et de toute une clientèle neuve, et les quelques vieux habitués ont l’air un peu préhistoriques là-dedans, ça fait témoin d’un monde mort. » (Beauvoir 1990: 75) Un monde a disparu et avec lui la confiance et la foi dans le nouveau monde qui s’annonce. La détresse, de partout dans Paris, est entrée en Beauvoir pour y demeurer. « C’est la substance dont je suis faite », écrit-elle en 1939. (Beauvoir 1990: 77) Bien que les rapports entre la vie de Beauvoir et son écriture soient problématiques, ils ont de particulier de s’inscrire dans la philosophie de l’existence. L’analyse phénoménologique, qui est propre à cette philosophie, est description de la conscience. Elle explore le monde dans lequel les objets sont visés et se donnent comme tels. Edmund Husserl a tenté de trouver la base de notre monde conceptuel et sa signification dans l’expérience. Or, ce qui est donné directement dans l’expérience est toujours l’objet tel qu’il est visé. (Hintikka 1995: 82- 83) C’est dans ses descriptions que la fiction de Beauvoir donne à voir la réalité qui lui est propre, et c’est à travers le personnage d’Anne dans Les mandarins que le monde des Mandarins et de ses objets sont décrits. La <?page no="310"?> Carolle Gagnon 310 perception d’Anne, cependant, est doublée par celle de la narratrice. 1 Celle-ci donne une vision englobante à la narration, ou, dans les mots de Gérard Genette, situe l’histoire à un autre niveau. L’histoire est racontée du « deuxième étage », celui où l’on décrit. 2 Au bout du compte, c’est à la narratrice que le rôle déterminant de la visée revient. Par « visée », nous entendons les positions sur les vécus qui sont décidées, voulues, comme Husserl les définit dans les Idées directrices pour une phénoménologie (Husserl 1950: 331). La narratrice attribue une vision toute sélective à Anne. Celle-ci voit un ensemble de choses sur lesquelles seules elle porte son attention, et ces choses ont la particularité de se présenter à sa conscience comme une énigme: Pourquoi la mort a-t-elle de nouveau traversé mes rêves ? Elle rôde, je la sens qui rôde. Pourquoi ? [...] Du moment que j’ai aimé Robert, je n’ai plus jamais eu peur, de rien. Je n’avais qu’à prononcer son nom et j’étais en sécurité. Il travaille dans la pièce voisine: je peux me lever et ouvrir la porte... Mais je reste couchée : je ne suis pas certaine qu’il n’entende pas lui aussi ce petit bruit rongeur. La terre craque sous nos pieds ; au-dessus de nos têtes, il y a un abîme, et je ne sais plus qui nous sommes, ni ce qui nous attend. (Beauvoir 1954: I, 41-42) Les actions et les pensées racontées se situent dans un passé révolu par rapport au moment où elles sont racontées, parce que le sujet n’est pas seulement celui qui accomplit les actions mais aussi celui qui les rapporte, comme l’explique Genette (1972: 225-226). Martin Heidegger, à la suite de son maître Husserl, pose que la manière de comprendre l’être, pour l’être humain, est le temps. (Heidegger 1964: 34) Husserl écrivait déjà que chaque vécu non seulement peut être considéré du point de vue de la succession (Folge) temporelle au sein d’un enchaînement de vécus essentiellement fermé sur soi-même mais peut être encore envisagé du point de vue de la simultanéité. Cela signifie que chaque maintenant qui affecte un vécu a un horizon de vécus qui ont précisément aussi la forme d’originalité du « maintenant ». (Husserl 1950: 278) Voilà ce qui fait problème dans la conscience d’Anne, plus précisément, dans la conscience de la narratrice. Le passé est vécu en simultanéité avec le présent. Anne ne veut ni ne peut oublier la guerre. Elle fait partie de sa conscience, elle est présente dans les objets qui sont visés « maintenant » ; ainsi, « C’est fête cette nuit : le premier Noël de paix ; le dernier Noël à Buchenwald, le dernier Noël sur terre, le premier Noël que Diégo n’a pas vécu. Nous dansions, nous nous embrassions autour de l’arbre scintillant de promesses, et ils étaient nombreux, ah ! si nombreux à ne pas être là ! » (Beauvoir 1954: I, 43) C’est constamment dans la conscience de la survivance 1 Nous nous limiterons dans cet article à la relation Anne/ narratrice. 2 La théorie des niveaux narratifs de Genette est une systématisation de la notion traditionnelle d’enchâssement. (Genette 1983: 55) <?page no="311"?> L’intentionnalité dans Les mandarins 311 que surgit le vécu d’Anne, parfois raconté par la narratrice d’une manière positive : Survivre, habiter de l’autre côté de sa vie : après tout, c’est très confortable ; on n’attend plus rien, on ne craint plus rien, et toutes les heures ressemblent à des souvenirs. [...] J’aimais surprendre le passé au fond de chaque instant. Il suffisait d’une minute d’insomnie : la fenêtre ouverte sur trois étoiles ressuscitait tous les hivers, les campagnes gelées, Noël ; dans le bruit des poubelles remuées, tous les matins de Paris s’éveillaient depuis mon enfance. (Beauvoir 1954: I, 269) Les vécus dont parle Husserl forment l’horizon d’originalité du moi. (Husserl 1950: 278) Le moi paraît être là constamment, même nécessairement. Il appartient à tout vécu qui survient et s’écoule. Son « regard » se porte sur l’objet « à travers » toute pensée consciente, tout cogito. Le rayon de ce regard varie avec chaque cogito et s’évanouit avec lui. (Husserl 1950: 189) Tous les vécus de l’arrière-plan adhèrent au moi en tant qu’ils appartiennent à un flux unique du vécu qui lui est propre. (Husserl 1950: 190) Le rôle de la narratrice consiste à rendre compte de la conscience d’Anne. La signification du monde et de ses objets est construite au fil des descriptions. Cependant, dans la perspective phénoménologique, et selon la notion d’intentionnalité d’Husserl, la perception de la narratrice ne donne pas à elle seule la signification du monde particulier des Mandarins et de ses objets. La description rend compte de perceptions, mais les perceptions ne peuvent contenir l’entièreté de la signification. Un acte particulier détermine la signification: la perception est constituée en acte. Le terme « acte », chez Husserl, signifie « l’orientation vers », explique René Schérer. La narratrice constitue la source de ces « actes » dans lesquels les objets sont visés et se donnent comme tels. Selon Schérer (1974: 532-533), quelque chose est aimé, connu, représenté et la conscience est cette relation à l’objet. La narratrice est donc une donatrice de sens. Son rôle incombe à des « actes d’expression » : « [L’] ‹exprimer› d’une perception (ou, en termes objectifs : d’un perçu comme tel) n’incombe pas au complexe phonique, mais à certains actes d’expression », écrit Husserl: Dans ce contexte, « expression » signifie l’expression animée de tout son sens, qui est mise ici dans une certaine relation avec la perception, laquelle, de son côté, précisément à cause de cette relation, est dite exprimée. Ce qui implique simultanément que, entre perception et complexe phonique, vient encore s’intercaler un acte (ou un complexe d’actes). Je dis bien un acte: car, qu’il soit accompagné ou non d’une perception, le vécu d’expression a une relation intentionnelle à un objet. Ce ne peut être que cet acte médiateur qui donne à proprement parler le sens. (Husserl 1963: III, 30-31) Les « actes » consistent dans les opérations de représentations, de jugements, de suppositions, de questions et de souhaits. Ces opérations livrent les significations des formes du discours correspondantes. Les significations ne <?page no="312"?> Carolle Gagnon 312 résident donc pas dans les choses elles-mêmes mais dans les jugements qui sont portés sur ces choses et dans les représentations qui servent à construire ces jugements. Le jugement, et dès lors la signification, porte non seulement sur la chose mais sur la perception de cette chose. En d’autres mots, la chose signifie de la manière dont elle est perçue. (Husserl 1963: III, 21-26) La manière dont la narratrice perçoit les objets contient déjà la signification qu’elle leur confère. L’idée phénoménologique que les choses sont données empêche toute dichotomie entre la conscience de la narratrice et les objets visés. Ces considérations analytiques ne s’appliquent au monde des Mandarins que si nous définissons le rôle de la narratrice comme celui qui est joué par un sujet ayant un vécu intentionnel. De nombreux passages des Mandarins nous convainquent que la narratrice est un sujet pensant, un cogito, et montrent comment les objets décrits par elle sont perçus dans leur contenu phénoménal, et sont également visés par l’orientation particulière de sa conscience de sujet. Cette « visée » implique la présence de vécus qui ont le caractère de l’intention et plus précisément de l’intention représentative. Si nous voulons qualifier la fiction de Beauvoir d’une mise en récit de la conscience phénoménologique, il importe de noter, avec Husserl, qu’il n’y a pas deux choses qui soient présentes dans le vécu des personnages, incluant le vécu de la narratrice, car celle-ci est aussi un personnage fictif. Les personnages ne vivent pas l’objet et, à côté de lui, le vécu intentionnel, qui se rapporte à eux: c’est une seule et même chose qui est présente, le vécu intentionnel, dont le caractère descriptif essentiel est précisément l’orientation particulière de leur regard, soit l’intention relative à l’objet. Cette intention constitue totalement et à elle seule la représentation de cet objet. Comme l’explique Husserl, ce vécu est présent, la relation intentionnelle à l’objet est réalisée et cet objet est présent intentionnellement. (Husserl 1962: II, 174-175) Les perceptions, les fictions et les représentations imaginaires, les actes de la pensée conceptuelle, les suppositions et les doutes, les joies et les souffrances, les espérances et les craintes, les désirs, dès qu’ils se manifestent à la conscience, sont des vécus ou des contenus de conscience. (Husserl 1962: II, 146) Les phénomènes eux-mêmes ne nous apparaissent pas, ils sont vécus. (Husserl 1962: II, 149) La narratrice décrit, par exemple, avec son vécu particulier de narratrice, comment Anne elle-même vit son voyage à Chichen-Itza, au Mexique, avec Lewis, et combien ardemment, pour elle, ceux-ci désirent s’éloigner des touristes américains. Pour ce faire, elle raconte que, malgré l’avertissement qu’on leur fait que le voyage serait éprouvant, Anne et Lewis se dirigent à travers la jungle vers une auberge mexicaine : « [Lewis] tenait à la main un petit sac de voyage et nous avancions à tâtons sur un chemin fangeux ; une eau lourde dégouttait des arbres <?page no="313"?> L’intentionnalité dans Les mandarins 313 qui nous cachaient le ciel; on ne voyait rien et j’étais étourdie par une odeur pathétique d’humus, de feuilles pourries, de fleurs moribondes. » (Beauvoir 1954: II, 230) La narratrice vient de donner le cadre de son vécu intentionnel. Elle enchaîne sa narration en s’y immergeant grâce au dialogue: « Dans les ténèbres bondissaient d’invisibles chats aux yeux luisants : je désignai ces prunelles sans corps: ‹Qu’est-ce que c’est ? - Des lucioles. Il y en a aussi dans l’Illinois. Enfermez-en cinq sous un verre de lampe, et vous y verrez assez clair pour lire. - Ça serait bien utile ! dis-je. Je n’y vois rien. Vous êtes sûr qu’il existe un autre hôtel ? - Tout à fait sûr ! › » (Beauvoir 1954: II, 230) Puis la narratrice retrouve sa voix proprement dite à la fin du dialogue: « Je commençais à en douter. » (Beauvoir 1954: II, 230) En simultanéité avec son récit et le passé devenu « présent » qu’il décrit, la narratrice introduit des représentations qui qualifient un autre « présent », celui-là même de sa narration : « Pas une maison, pas un bruit humain. » (Beauvoir 1954: II, 230) Elle poursuit : Enfin nous avons entendu des voix espagnoles; on distinguait vaguement un mur : pas une lumière. Lewis a poussé une barrière, mais nous n’osions pas avancer : des porcs grognaient, des volailles caquetaient et quelque part, il y avait un chœur de crapauds. Je murmurai : « C’est un coupe-gorge. » Lewis cria : « C’est un hôtel ici? » Il y eut une rumeur, une bougie clignota; et puis la lumière se fit ; nous étions dans la cour d’une auberge, un homme nous souriait poliment. Il dit des choses en espagnol : « Il s’excuse; il y avait une panne d’électricité, me dit Lewis. Il a des chambres. » (Beauvoir 1954: II, 230-231) L’accumulation des négations frappe dans cette narration : « pas une maison », « pas un bruit humain », « pas une lumière ». Le sémème de la lumière, et celui de son absence, l’obscurité, sont particulièrement significatifs. 3 La contrepartie de l’absence de touristes américains signifie le danger, tel qu’indiqué par la visée de la narratrice et celle d’Anne confondues : « C’est un coupe-gorge. » (Beauvoir 1954: II, 231) Quand enfin on donne une chambre à Anne et Lewis, une description plutôt inquiétante de leur repas est donnée : « des fèves violettes », « un poulet osseux dont la sauce m’incendiait la gorge » (Beauvoir 1954: II, 231). Les dénotations et connotations du syntagme / fèves violettes/ et de l’extension prédicative / poulet osseux dont la sauce m’incendiait la gorge/ font partie du même noyau sémantique que les expressions utilisées par la narratrice pour les 3 Le sémème est une unité sémantique de base représentant les interprétants en connotation et en dénotation ainsi que les interprétants de type encyclopédique. (Eco 1979: 70) <?page no="314"?> Carolle Gagnon 314 descriptions de la guerre dans Les mandarins et Le sang des autres. La nourriture, en particulier, devient suspecte. 4 L’épisode dans la jungle rappelle certaines descriptions du Sang des autres où le sens de la lumière est particulièrement codé. On y trouve aussi d’abondantes négations : [Hélène] regarda le ciel noir au-dessus du Panthéon. Le temps était orageux, mais ce n’étaient pas des nuages qui cachaient le soleil; une fine cendre noire flottait dans l’air épais. On disait que tout autour de Paris il y avait des réservoirs d’essence qui brûlaient. L’horizon grondait et de petites vapeurs blanches se déroulaient contre le fond sombre du ciel. Ils approchaient ; une menace de plomb écrasait la ville ; bientôt les dernières barrières allaient céder, ils déferleraient par les rues. Autour d’Hélène, la terrasse du Mahieu était déserte. Déserte, la rue Soufflot. Pas un taxi. Des autos filaient sur le boulevard Saint- Michel, à sens unique, vers la porte d’Orléans. Le boulevard était devenu une grand-route qui perçait la ville de part en part ; une route de fuite par où la vie s’écoulait à grands flots. Cependant un homme en cotte bleue, juché sur une échelle, nettoyait avec soin le globe d’un réverbère. (Beauvoir 1945 : 247) Un monde a perdu son sens. Les sémèmes d’un champ sémantique particulier sont associés ou remplacés par les sémèmes d’un autre champ sémantique. Par exemple, les syntagmes phrastiques / une fine cendre noire flottait dans l’air/ et / il y avait des réservoirs d’essence qui brûlaient/ sont équivoques et semblent plutôt décrire le monde des camps. Les négations « la terrasse du Mahieu était déserte. Déserte, la rue Soufflot. Pas un taxi » décrivent l’absence de vie sous « le ciel noir ». (Beauvoir 1945: 247) Les signifiés sont structurés en systèmes d’oppositions. Il en est de même pour la métaphore haut/ bas qui sous-tend la description. Le motif de la lumière, avec la connotation / ciel/ qui le relie à la vie et au corps vigoureux, et, en son absence, avec la connotation / terre/ , qui évoque la souffrance et la mort, à cause de son itération, constitue le sous-texte du vécu de la narratrice. 5 Lors de leur voyage au Mexique, Lewis et Anne grimpent au sommet des pyramides. Lewis confie à Anne qu’il souffre de vertige. La narratrice nous dit que ces pyramides qui jadis s’élançaient vers le soleil semblaient maintenant accabler la terre. Une fois arrivés au sommet, le couple était bien obligé de redescendre, et c’est en sueur qu’il le fit. (Beauvoir 1954: II, 233- 234) Cette fascination doublée de peur pour les hauteurs coïncide avec les 4 Nous définissons les sémèmes de la guerre dans notre article « Le code de la Shoah dans Les mandarins et Le sang des autres de Simone de Beauvoir », in : Recherches sémiotiques/ Semiotic Inquiry, 25, 1/ 2 2005, 199-225. 5 Voir notre article « Survie et amour accompli dans Les mandarins : une interprétation sémiotique de la lumière dans la rencontre d’Anne et de Lewis à Chicago », in : Julia Kristeva / Pascale Fautrier / Pierre-Louis Fort / Anne Strasser (dir.), (Re)découvrir l’œuvre de Simone de Beauvoir. Du Deuxième Sexe à La Cérémonie des adieux, Lormont 2008, 356-364. <?page no="315"?> L’intentionnalité dans Les mandarins 315 sentiments que l’amour peut susciter. En effet, une appréhension gagne le cœur d’Anne lors de son troisième voyage à Chicago. La narratrice décrit ses craintes: « Anne ! dit-il [= Lewis], restez avec moi ». Mon souffle s’arrêta dans ma gorge : « Lewis ! Vous savez comme je le voudrais ! Je voudrais tant ! Mais je ne peux pas ! - Pourquoi ? - Je vous ai expliqué l’année dernière. » Je vidai mon verre d’un trait et toutes les vieilles peurs s’abattirent sur moi : celles du club Delisa, celle de Mérida, celle de Chichen-Itza, et d’autres encore que j’avais très vite étouffées. C’est ça que je pressentais ; un jour il me dirait: restez, et je devrais répondre non. Qu’arriverait-il alors ? L’an dernier, si j’avais perdu Lewis j’aurais pu encore m’en consoler ; maintenant, autant être enterrée vive que privée de lui. (Beauvoir 1954: II, 244-245) Les mots choisis indiquent une visée bien particulière. C’est avec son passé, le passé de la guerre, qu’Anne vit son présent. À la conscience du maintenant se joint celle du passé, qui est elle-même à son tour un maintenant, pour reprendre l’expression d’Husserl (1950: 278). Mais Anne a-t-elle vraiment conscience de son passé ? Ou bien est-ce le lecteur qui, au-delà de la visée de la narratrice, développe plutôt, avec sa lecture critique, le « penser » des représentations qu’il a sous les yeux ? Dans un sens, la narratrice revit le passé comme un présent. Pourtant, ce présent n’est pas identique. Elle a conscience que son passé a cessé. Anne a fait sa vie à Paris. Mais elle reviendra toujours, avait-elle promis à Lewis. Cette année, cependant, elle avait eu grand-peur que Lewis ne l’invite pas. Pourquoi cette inquiétude ? Lewis avait écrit qu’il avait loué une maison au bord du lac Michigan. « J’ai rassemblé tout mon courage », nous dit la narratrice, « J’ai écrit : ‹Je voudrais bien voir la maison du lac.› » La description se poursuit ainsi : Quand j’ai tenu entre mes mains l’enveloppe qui enfermait sa réponse je me suis raidie comme si j’avais affronté un peloton d’exécution. « Il ne faut pas me faire d’illusion, me disais-je. S’il ne dit rien, c’est qu’il ne veut pas me revoir. » J’ai déplié le papier jaune et les mots m’ont tout de suite sauté aux yeux : « Venez à la fin de juillet, la maison sera tout juste prête. » Je me suis laissée tomber sur le divan : à la dernière seconde on m’avait graciée. (Beauvoir 1954: II, 377-378) Il s’agit plus que d’une peur ordinaire, ici, il s’agit de la peur de perdre sa vie. Le passage qui suit rend particulièrement présent le cogito de la narratrice : elle ‹pense› les perceptions et agit sur elles dans les actes objectivants de la représentation. 6 Nous avons choisi le genre féminin pour désigner l’instance narratrice, mais sa voix est asexuée, et elle est fictive tout 6 Husserl définit les représentations comme des actes objectivants. L’acte de signifier est complexe. Il y a des significations implicites, et il y a des significations explicites. (Husserl 1962: II, 87 et suivantes) <?page no="316"?> Carolle Gagnon 316 autant que celle des personnages du roman. Si nous ne savons rien d’elle, paradoxalement, nous connaissons bien sa visée. Lewis en voulait à Anne d’avoir sa vie loin de lui : Évidemment il m’en voulait de mon absence : me la pardonnerait-il jamais ? Retrouverais-je un jour son vrai sourire ? Autour de moi ils s’interrogeaient sur le sort qui menaçait des millions d’hommes, c’était aussi mon sort ; et je ne me souciais que d’un sourire, un sourire qui n’arrêterait pas les bombes atomiques, qui ne pouvait rien contre rien, ni pour personne : il me cachait tout. (Beauvoir 1954: II, 376) De temps à autre, c’est comme si la narratrice se donnait la parole, ce qui lui permet de signifier autrement les pensées qui l’assaillent : « C’est scandaleux », me suis-je répété ; vraiment, je ne me comprenais pas. Après tout, être aimée, ce n’est pas une fin ni une raison d’être, ça ne change rien à rien, ça n’avance à rien : même moi, ça ne m’avance à rien. Je suis là, Robert parle avec Henri, ce que pense Lewis, là-bas, en quoi ça me touche-t-il ? Faire dépendre un destin d’un cœur qui n’est qu’un cœur parmi des millions d’autres, il faut que j’aie perdu la raison ! J’essayais d’écouter, mais en vain ; je me disais: Mes bras sont froids. (Beauvoir 1954: II, 376-377) À partir des perceptions du corps, par exemple, « mes bras sont froids », de son vécu intentionnel, la narratrice oriente son regard sur l’ensemble de sa destinée corporelle et sa fin, qui consiste essentiellement dans l’extinction de sa conscience et dans ce que cela signifie : « Après tout, ai-je pensé, il suffira d’un spasme de mon cœur qui n’est qu’un cœur parmi des millions d’autres pour que ce vaste monde cesse de me concerner à jamais. » (Beauvoir 1954: II, 377) Ce texte constitue une réflexion philosophique écrite à la première personne, et sa particularité consiste à décrire une situation concrète. C’est justement le propre de l’analyse phénoménologique de saisir la réalité de la conscience avec des exemples singuliers et concrets. Il s’agit d’une complexe mise en récit de cette analyse. Bien des choses se passent dans cette description. Dans les Idées directrices pour une phénoménologie, Husserl nomme « vécus » tout ce qui se trouve dans le flux du vécu : non seulement les vécus intentionnels mais tous les moments susceptibles d’être découverts dans ce flux. (Husserl 1950: 117) La conscience impliquée dans la perception opérée est sous le mode d’une conscience « tournée vers l’objet ». Elle implique une conversion du regard physique et du regard mental qui transforme les choses en conscience explicite. Lorsque l’objet apparaît dans la perception, ou dans le souvenir et l’imagination, et que la conscience est « dirigée » sur lui par le regard mental, qu’elle est tournée vers lui, il y a alors « pur vécu ». (Husserl 1950: 114) Les objets sont contemplés, pris comme des éléments, y compris la perception que nous en avons. Et ceci n’empêche pas, au contraire, que ce <?page no="317"?> L’intentionnalité dans Les mandarins 317 qui apparaît puisse être décrit dans les modes particuliers sous lesquels il accède à la conscience. (Husserl 1950: 313-314) Husserl définit comme « moi vigilant » le moi qui réalise la conscience à l’intérieur de son flux de vécu en faisant accéder ces vécus au plan de l’expression. (Husserl 1950: 115) N’est-ce pas là le travail de la narratrice? L’intentionnalité est un trait distinctif des vécus. Elle s’applique à tous les vécus dans la mesure où tous les vécus participent à l’intentionnalité, et parce que tout vécu s’offre au regard d’une réflexion possible à titre d’objet. L’intentionnalité caractérise la conscience au sens fort et c’est encore elle qui autorise à traiter tout le flux du vécu comme un flux de conscience et comme l’unité d’une conscience. En somme, l’intentionnalité est la propriété qu’ont les vécus « d’être conscience de quelque chose ». (Husserl 1950: 282-283) On voit, comme l’explique Jaakko Hintikka, qu’il n’y a pas de séparation entre la conscience et ses actes intentionnels, et les objets visés. Le monde réel est donné dans l’immédiateté de la conscience. (Hintikka 1995: 82) Thématisée comme relation à l’objet de son intention, la conscience est discutée en rapport avec le sens du monde dans l’essai Pyrrhus et Cinéas de Beauvoir, et mise en fiction dans Les mandarins avec le problème de ce monde qui a perdu son sens pour Anne. C’est parce que l’accès aux choses et aux êtres a lieu dans le phénomène que Beauvoir peut thématiser l’intentionnalité de la conscience dans des personnages fictifs. La conscience, appelée le vécu (Erlebnis), n’est pas l’expérience au sens courant du mot, mais la conscience de cette expérience. Anne est, à travers la voix du narrateur, conscience d’elle-même, c’est-à-dire réflexivité, et conscience de ce qu’elle vise. Les objets qui apparaissent dans sa conscience sont signifiés, nommés, sentis, représentés. (Schérer 1974: 544) Le roman Les mandarins, grâce à cette approche phénoménologique, se développe sur un mode épiphanique. Sa vérité n’est pas factuelle, mais idéale. La reconstitution romanesque de la conscience d’Anne l’emporte sur les faits racontés. Peu à peu, Anne découvre la double énigme d’un monde qui a perdu son sens et de l’existence de ce monde comme constitution de sa conscience comme survivante. Le monde passé et le monde présent constituent, conjointement, la conscience d’Anne et rien d’autre que ces mondes ne peuvent la constituer. L’écriture de Beauvoir est une écriture de la survivance. Contrairement à ce qu’écrit Elaine Marks, elle témoigne « d’une rencontre effective avec sa propre mort » (Marks 1973: 40-41). Une « survivante absurde », telle est la façon dont Beauvoir se désigne dans le Journal de guerre : Un grand cataclysme avait passé : non de ceux qui dévastent le sol et laissent tout à reconstruire, mais au contraire qui laissent le monde intact mais anéantissent l’humanité. Tout était là, les maisons, les boutiques, les arbres du Luxembourg, mais il n’y avait plus d’hommes, il n’y en aurait plus jamais - personne pour <?page no="318"?> Carolle Gagnon 318 rouvrir les magasins fermés, personne pour se promener dans ces rues, pour repenser à tout le passé, pour refaire un avenir. J’étais là, moi, une survivante absurde. (Beauvoir 1990: 326) La désignation d’elle-même comme « survivante absurde » est reprise presque mot pour mot par Hélène dans Le sang des autres: « Elle seule survivait par miracle, intacte, absurde au milieu de ce monde sans vie. » (Beauvoir 1945: 264) C’est ce monde de la survivance qui est décrit dans Les mandarins, dont le premier titre était « Les survivants ». Beauvoir était consciente que le sous-texte des Mandarins avait quelque chose d’excessif : « J’achevai mon livre », écrit-elle dans La force des choses. « Je m’inquiétai d’un titre. J’avais renoncé aux Survivants : tout de même, en 44, la vie ne s’était pas arrêtée. » (Beauvoir 1963: II, 35) La vie s’était pourtant arrêtée dans la conscience de la narratrice des Mandarins, qui, répétons-le, n’est ni Beauvoir ni Anne, mais un personnage fictif. Sans être une application de la philosophie d’Husserl ou même de celle, élargie, d’Heidegger, et bien qu’elle ne détermine pas théoriquement une méthodologie, la philosophie de Beauvoir, par le biais de ses essais et de sa fiction compris dans leur unité, occupe « la scène » phénoménologique définie par Husserl, soit « le temps, le moi, les autres et l’histoire » (Schérer 1974 : 544). Le moi théorisé par Husserl est tourné vers le monde mais aussi, il n’est pas un sujet unique. La signification des choses est donnée par une pluralité de sujets. En face de Lewis, Anne réalise peu à peu que la constitution de l’autre en elle, si elle est d’abord donnée, demeure énigmatique. Lorsque Lewis lui reproche d’avoir « deux vies », la narratrice nous dit que le sang monta aux joues d’Anne. La voix de la narratrice semble encore une fois faire place à la conscience réflexive d’Anne: Brusquement je m’avisai que je n’étais pas seule à penser notre histoire : il la pensait aussi, à sa manière à lui. Je me disais : Je suis revenue, je reviendrai toujours. Mais il se disait peut-être : elle repartira toujours. Que lui répondre ? J’étais prise de court. Je dis avec angoisse : - Lewis, nous ne serons jamais ennemis, n’est-ce pas ? Il avait l’air franchement ahuri ; bien sûr, ces mots qui m’étaient venus aux lèvres étaient stupides. Il me souriait, je lui souris. Mais soudain j’avais peur : est-ce qu’un jour je serais punie d’avoir osé aimer sans donner toute ma vie ? (Beauvoir 1954: II, 228-229) Les derniers mots, « donner toute ma vie », sont codés : Anne représente la survivante qui se reproche de ne pas avoir « donné toute sa vie », la survivante avec sa terrible conscience d’être à jamais « absurde ». Bibliographie Simone de Beauvoir, Pyrrhus et Cinéas, Paris 1944. Simone de Beauvoir, Le sang des autres, Paris 1945. <?page no="319"?> L’intentionnalité dans Les mandarins 319 Simone de Beauvoir, Les mandarins, Paris 1954 (tome I et II). Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris 1963 (tome I et II). Simone de Beauvoir, Journal de guerre. Septembre 1939-Janvier 1941, Paris 1990. Umberto Eco, A Theory of Semiotics, Bloomington 1979. Gérard Genette, Figures III, Paris 1972. Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris 1983. Martin Heidegger, L’être et le temps, Paris 1964. Jaakko Hintikka, The phenomenological dimension, in: Barry Smith / David Woodruff Smith (ed.), The Cambridge Companion to Husserl, Cambridge 1995. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris 1950. Edmund Husserl, Recherches logiques, Tome second : Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance (Recherches III, IV et V), Paris 1962. Edmund Husserl, Recherches logiques Tome troisième : Éléments d’une élucidation phénoménologique de la connaissance (Recherche VI), Paris 1963. Lawrence Langer, The Holocaust and the Literary Imagination, New Haven and London 1975. Elaine Marks, Simone de Beauvoir: Encounters with Death, New Brunswick 1973. René Schérer, Husserl, in: Histoire de la philosophie, Tome III, Paris 1974. <?page no="321"?> Annlaug Bjørsnøs La morale réaliste de Simone de Beauvoir : Le cas des Belles images La morale authentique est réaliste ; par elle, l’homme se réalise en réalisant les fins qu’il choisit. Simone de Beauvoir (2008: 65) En 1966, quand Beauvoir reprend son activité de romancière après une pause de douze ans 1 pendant lesquels elle s’est concentrée sur son œuvre autobiographique, elle est prête à partir sur une autre base en matière de forme romanesque. Une nouvelle génération d’écrivains, les Nouveaux romanciers notamment, discutent les problèmes et les insuffisances du roman quant à sa capacité d’exprimer une réalité nouvelle. En 1965, l’année précédant la parution des Belles images, et avant qu’elle n’en commence la rédaction (qui n’a pris qu’environ trois mois), elle avoue à Francis Jeanson : Si j’écris un autre roman, il est bien certain qu’il ne sera pas du même genre, et qu’il me posera des problèmes techniques nouveaux (manière de raconter, distance par rapport aux personnages, etc.) ; en outre, il s’agira de gens qui ne seront pas du tout placés dans les mêmes situations que moi. (Beauvoir dans Jeanson 1966: 295) En effet, lorsque Beauvoir publie Les belles images en 1966, il s’avère qu’elle a tenu parole. La galerie des personnages de son nouveau roman se distingue de celle de ses romans antérieurs. Elle présente un groupe social qui à d’autres occasions est ouvertement réprouvé par Beauvoir, à savoir celui de la nouvelle bourgeoisie technocratique de son époque. Son héroïne est une femme occupée de problèmes personnels et familiaux, qui ne s’engage pas dans la vie politique et sociale et pour qui la lecture d’un journal semble demander un trop grand effort intellectuel. Aussi le roman peut-il facilement être lu et compris comme une critique ouverte d’un milieu, d’une idéologie et d’un discours 2 qui sont très loin de plaire à Beauvoir. Pour ce qui est des 1 Son roman antérieur, Les mandarins, avait été publié en 1954. 2 Dans Tout compte fait, Beauvoir déclare à propos des Belles images : « Mon intention n’était pas de décrire l’expérience vécue et singulière de certains de ses membres [de la société <?page no="322"?> Annlaug Bjørsnøs 322 « problèmes techniques » évoqués dans la conversation avec Jeanson, Beauvoir les a affrontés avec audace. Les belles images représentent effectivement une écriture romanesque réfléchie et sophistiquée, on y trouve une nouvelle expressivité de la part de Beauvoir qui est particulièrement bien adaptée aux sujets traités. 3 Quels sont ces sujets ? Dans Tout compte fait, Beauvoir examine rétrospectivement ses intentions au moment de la rédaction des Belles images. Elle affirme avoir voulu dénoncer « la laideur » de tout un milieu auquel elle était hostile, et signale que « tels qu’ils [les technocrates] se peignent par leurs paroles et leurs actes, on ne peut que les détester. » (Beauvoir 2001b: 174) L’orientation critique qui sous-tend Les belles images témoigne clairement de leurs buts éthiques, mais ce serait une erreur de n’y voir qu’un moralisme facile visant à ridiculiser un groupe social méprisable. La critique ouverte de Beauvoir de la vacuité morale du milieu visé mérite certainement l’attention que lui ont portée les critiques. Il est également clair que Laurence, le personnage principal, représente une critique féministe et humaniste mordante d’un capitalisme avancé et de son fondement idéologique. Cependant, la visée éthique du roman s’articule, pour l’auteur du présent article, surtout à un niveau qui dépasse les « causes » spécifiques qu’il défend. Je soutiens que Les belles images représentent non seulement une critique sociale et féministe basée sur une morale plus ou moins explicitement formulée, mais que ce roman contient, dans la thématique et la structure narrative qui lui sont propres, l’articulation et le développement de certains fondements cruciaux de la philosophie morale de Beauvoir. Le roman met en scène le réveil moral d’un individu, et le discours littéraire témoigne du lent travail que constituent une interprétation et une reconstitution de soi pour porter à la conscience les valeurs affirmatives de son existence. Une telle lecture, comme toute interprétation qui vise un phénomène distinct dans un texte donné, court le risque de « ramasser le texte au lieu de l’étoiler », comme disait Barthes. Il importe donc de souligner que le cadre interprétatif proposé n’en exclut pas d’autres, et surtout, qu’il ne suggère nullement qu’il s’agit d’un roman à thèse créé à des fins didactiques ou politiques, cela ne signifiant pas pour autant une absence de liens entre la philosophe et la romancière. Regardons donc d’abord quelques points essentiels de la philosophie morale de Beauvoir. technocratique] : je voulais faire entendre ce qu’on appelle aujourd’hui son ‹discours›. » (Beauvoir 2001b: 172) 3 Pour une étude des aspects formels des Belles images, voir Bjørsnøs 2005. <?page no="323"?> La morale réaliste de Simone de Beauvoir : Le cas des Belles images 323 Le domaine de l’éthique Dans le recueil d’études Existentialist Thinkers and Ethics, Christine Daigle discute des problèmes que peut causer pour le développement d’une morale existentialiste la primauté postulée de l’existence concrète et individuelle sur la nécessité de principes généraux et collectifs dans une société donnée. Comment trouver un fondement éthique qui ne soit ni transcendant, ni absolu ? (Daigle 2006) Simone de Beauvoir propose en fait une possibilité de surmonter l’obstacle que pose le clivage entre principes apparemment inconciliables. L’originalité de la contribution de Beauvoir au développement d’une philosophie morale existentialiste a fait l’objet de discussions dans maints travaux critiques de ces dernières années. 4 Les critiques ont surtout voulu souligner son indépendance par rapport à Sartre dans ce domaine - en 1947, dans Pour une morale de l’ambiguïté, Beauvoir développe une morale existentialiste qui porte la marque distinctive de son auteur. Mais elle ne s’arrête pas là, l’éthique restera une thématique qui parcourt l’œuvre de Beauvoir, puisque étroitement liée aux autres sujets majeurs qui lui tiennent à cœur. Dans l’essai qui lui a valu une renommée mondiale - Le deuxième sexe - elle prend soin de souligner l’omniprésence des questions éthiques : « Toute qualité enveloppe des valeurs ; il n’est pas de description soi-disant objective qui ne s’enlève sur un arrière-plan éthique. » (Beauvoir 1991: I, 30) La philosophie morale de Beauvoir semble fondée sur deux présuppositions. La première est celle de la primauté de l’existence humaine singulière sur toute valeur, sur toute proposition universelle. C’est l’être humain, ses actes et sa liberté qui constituent pour elle le point de départ et le moteur de toute pensée morale. « C’est à l’homme de faire qu’il soit important d’être un homme », dit-elle dans Pour une morale de l’ambiguïté, « c’est le désir qui crée le désirable, et le projet qui pose la fin. » (Beauvoir 2003: 20) La source de toutes les valeurs réside pour Beauvoir dans la liberté de l’homme. L’individu est posé comme valeur singulière et irréductible : « Il n’y a que le sujet qui puisse justifier sa propre existence ; aucun sujet étranger, aucun objet ne saurait lui apporter de dehors le salut. » (ibid.: 132) L’existence pour Beauvoir est un projet, et du fait de sa liberté, tout homme est responsable de s’affirmer comme sujet dans les choix qu’il fait : La perspective que nous adoptons, c’est celle de la morale existentialiste. Tout sujet se pose concrètement à travers des projets comme une transcendance ; il n’accomplit sa liberté que par son perpétuel dépassement vers d’autres libertés ; il n’y a d’autres justifications de l’existence présente que son expansion vers un avenir indéfiniment ouvert. (Beauvoir 1991-I: 31) 4 Voir entre autres : Karen Vintges, Philosophy as passion (1996) ; Debra Bergoffen, The Philosophy of Simone de Beauvoir (1997), et Kristana Arp, The bonds of freedom: Simone de Beauvoir’s existentialist ethics (2001). <?page no="324"?> Annlaug Bjørsnøs 324 Le second présupposé de Beauvoir concerne sa conviction de l’interdépendance humaine : il n’est pas donné à l’individu seul de donner un sens à son existence, ce sens s’établit dans la pratique intersubjective. Déjà dans Pyrrhus et Cinéas, Beauvoir jetait les bases de ses thèses sur l’importance de l’Autre, en affirmant que « nos libertés se supportent les unes les autres comme les pierres d’une voûte. » (Beauvoir 2003: 313) Dans Pour une morale de l’ambiguïté, elle précise : S’il est vrai que tout projet émane d’une subjectivité, il est vrai aussi que ce mouvement subjectif pose de soi-même un dépassement de la subjectivité. L’homme ne peut trouver que dans l’existence des autres hommes une justification de sa propre existence. (Beauvoir 2003: 91) Je partage le point de vue de Christine Daigle lorsqu’elle affirme que l’éthique de Beauvoir s’approche d’une « virtue ethics » : I intend to approach Beauvoir’s ethics as a kind of virtue ethics concerned with the flourishing of the individual. Considering two ways of approaching ethics - the ethics of conduct and the ethics of character - I will argue that Beauvoir’s ethics is more akin to the second approach. (Daigle 2006: 124) Sa morale n’est donc pas normative. Les sujets qui occupent Beauvoir concernent moins les préceptes et les règles de conduite que ceux qui impliquent le lien unissant l’identité individuelle et les valeurs morales, formulés dans des questions telles que : Qui suis-je ? Que veux-je être ? Comment vivre ? Michel Kail résume l’attitude de Beauvoir dans son introduction à L’existentialisme et la sagesse des nations de la manière suivante: De même, la morale ne saurait consister en un ensemble de valeurs et de principes « constitués », mais devrait se confondre avec le « mouvement constituant » grâce auquel ces valeurs et principes ont été affirmés. (Kail dans Beauvoir 2008: V) En ceci, la morale de Beauvoir trouve une résonance chez des philosophes contemporains tels que Paul Ricœur et Charles Taylor, pour n’en citer que deux des plus influents. Selon Taylor : To know who I am is a species of knowing where I stand. My identity is defined by the commitments and identifications which provide the frame or horizon within which I can try to determine from case to case what is good, or valuable, or what ought to be done, or what I endorse or oppose. In other words, it is the horizon within which I am capable of taking a stand. (Taylor 2000: 27) Avec Paul Ricœur, Beauvoir partage également, nous le verrons, des perspectives morales qui impliquent des réflexions sur le statut privilégié de la narration, en l’occurrence en littérature. <?page no="325"?> La morale réaliste de Simone de Beauvoir : Le cas des Belles images 325 Ethique et littérature Les questions touchant à la relation entre la philosophie morale et la littérature ont toujours préoccupé Beauvoir, mais sur ce plan, il y a eu dans sa vie, d’après ce qu’elle affirme dans La force de l’âge, une période de découverte qui a été plus féconde que d’autres - liée à l’expérience de la guerre : À partir de 1939, tout changea ; le monde devint un chaos […]. Aussi entrai-je dans ce que je pourrais appeler la « période morale » de ma vie littéraire qui se prolongea pendant quelques années. (Beauvoir 1972: 626) Pendant cette période, qui connaît aussi bien la publication de Pyrrhus et Cinéas que celle de Pour une morale de l’ambiguïté, elle a également écrit un essai sur la relation entre la littérature et la morale, à savoir « Littérature et métaphysique », publié dans L’existentialisme et la sagesse des nations en 1948. Terry Keefe a montré comment tout ce que publie Beauvoir pendant cette « période morale » (qui dure jusqu’à la fin des années quarante), les essais aussi bien que la fiction, forment un tout (Keefe 1998: 252). Il est intéressant de noter les principaux critères de qualité par lesquels Beauvoir juge entre autres son propre roman Le sang des autres (publié en 1945) : elle dénonce le manque d’épaisseur des héros, le didactisme de sa propre méthode, et le fait que « tout converge au lieu de foisonner » (Beauvoir 1972: 623-624). Elle inflige une critique sévère à sa seule pièce de théâtre (Les bouches inutiles), écrite la même année : « Je répétai l’erreur du Sang des autres […] mes personnages se réduisent à des attitudes éthiques. » (ibid.: 673) Ses jugements à posteriori nous renseignent sur ce qu’elle tient comme des idéaux en littérature. Condamnant le moralisme et tout appauvrissement dû à des conclusions univoques et réductrices dans ses propres livres, elle ménage une évaluation plus positive aux parties de son œuvre qui sont plus ouvertes aux interprétations du lecteur, et qui ne donnent pas l’impression de produire des réponses toutes faites. En 1973, dans un entretien avec Madeleine Chapsal, elle affirme : Un essai doit provoquer le lecteur, sinon il ne suscite aucune réaction. Dans un roman, au contraire, on s’efforce de montrer. On doit rendre la vie, les gens, dans leur ambiguïté. Le roman ne doit pas conclure, il est fait pour rendre compte de ces incertitudes, ces tâtonnements. (Chapsal 1973: 52) Cette « période morale » et formative qu’a traversée Beauvoir a été fructueuse en ce qu’elle lui a permis de reconnaître ses erreurs en matière d’écriture fictionnelle. Elle lui a donné une leçon sur l’importance de ce qu’on appelle communément la forme. Une œuvre littéraire transcende la pure textualité, mais ne peut en même temps se concevoir séparément de celle-ci. Elle signifie par rapport à la totalité que constituent ses structures, son langage, sa matière thématique etc. Convaincue de la position privi- <?page no="326"?> Annlaug Bjørsnøs 326 légiée de la littéraire pour communiquer l’expérience humaine, Beauvoir a poursuivi l’exploration des liens entre la vie vécue, l’espace moral et ce qu’on peut nommer « la littérarité ». La méfiance, et même la peur du moralisme et du didactisme en littérature n’est pas l’apanage de Beauvoir. Les rapports entre le domaine de la théorie littéraire et celui de l’éthique n’ont pas été des meilleurs dans le siècle passé. Selon David Parker, on peut même aller jusqu’à parler d’une impulsion anti-éthique dans les édifices théoriques prépondérants de la dernière moitié du XX ème siècle. Cette impulsion n’est ni surprenante ni inexplicable, et se reflète dans les associations négatives liées au terme même de « morale » : Very often when this word is used, it tends to imply a code of merely repressive, coercive, power-seeking, life-denying, and conventional values - a view which is only too easy to substantiate in the contemporary world. If this is all morality can be, preferences for freedom from it, opposition to it, or political demystification of it are not hard to understand. (Parker 2005: 110) La réticence à l’égard de ce terme et du domaine théorique qu’il désigne, semble s’enraciner dans l’expérience de la modernité et du besoin ressenti par les hommes et les femmes modernes de se redéfinir en se débarrassant de pensées jugées dépassées. Les termes de moraliser, moraliste, moralisateur sont tous marqués du sceau antimoderne. Ainsi les associations qu’ils évoquent semblent mobiliser la défense collective pour des valeurs telles que la différence, la liberté, l’hétérogénéité. Longtemps négligé donc, le domaine de l’éthique a cependant connu un regain d’intérêt dans les études littéraires de ces dernières années. 5 Il est intéressant de noter que ce nouvel engouement semble repartir sur une base qui s’apparente par de nombreux aspects à celle de Beauvoir. Même si ce retour aux questions éthiques dans les études littéraires se fait dans un climat et dans un cadre contextuel différents - la postmodernité laisse ses traces - on peut constater que certaines réflexions ou certains raisonnements restent très proches des réflexions faites par Beauvoir dès L’existentialisme et la sagesse des nations. Dans cet essai, Beauvoir maintient la différence entre la philosophie et littérature en écrivant : Tandis que le philosophe, l’essayiste livrent au lecteur une reconstruction intellectuelle de leur expérience, c’est cette expérience elle-même, telle qu’elle se présente avant toute élucidation, que le romancier prétend restituer sur un plan imaginaire. (Beauvoir 2008: 72) 5 Il suffit de mentionner la notoriété et la propagation de l’œuvre d’auteurs tels qu’Alasdair MacIntyre et Martha Nussbaum. <?page no="327"?> La morale réaliste de Simone de Beauvoir : Le cas des Belles images 327 Antoine Compagnon, dans sa leçon inaugurale des nouveaux promus au Collège de France en 2006, se prononce sur le devenir moderne de la littérature: Elle [la littérature] permet d’accéder à une expérience sensible et à une connaissance morale qu’il serait difficile, voire impossible, d’acquérir dans les traités des philosophes. Elle contribue donc de manière irremplaçable à l’éthique pratique comme à l’éthique spéculative. (Compagnon 1998: 62) Alasdair MacIntyre souligne le lien étroit et indiscutable qui existe selon lui entre la narration et la vie vécue : It is because we all live out narratives in our lives and because we understand our own lives in terms of the narratives that we live out that the form of narrative is appropriate for understanding the actions of others. (MacIntyre 1993: 212) Les histoires articulées à travers la fiction donnent une forme communicable et donc partageable à l’imaginaire de l’auteur. La signification (la force transformatrice) de la littérature réside donc dans sa lutte pour porter à la conscience publique les valeurs ou les convictions issues d’une expérience personnelle. Les travaux de Paul Ricœur, avec qui Beauvoir partage bon nombre de perspectives sur la formation identitaire dans ses rapports avec l’expérience, l’action et les relations intersubjectives (voir Bjørsnøs 2008), témoignent également du rôle crucial que joue la narration dans la constitution de soi. Pour Ricœur, le sujet n’a d’accès à son identité que par la médiation de l’histoire narrée de son action, le modèle étant celui du récit : « Le récit construit l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. » (Ricœur 1990: 175) Ceci nous ramène au récit de Laurence. Les belles images Le récit débute par un beau tableau, « une belle image » : le jardin d’une maison de campagne, scène d’un week-end familial et amical, parfaitement préparé et cadré - roses et chrysanthèmes abondent, ainsi que le vin et le soleil. Des bribes de conversation alternent de manière confuse avec des fragments de descriptions très visuelles mais incohérentes, elles aussi, nous laissant toutefois comprendre que nous sommes dans un milieu entiché de luxe, de beauté et de bon goût. Dans les toutes premières lignes, la narratrice fait accompagner la mise en situation par la réflexion introspective d’un « je » : « Qu’est-ce que les autres ont que je n’ai pas ? » (Beauvoir 2001a: 7) De même, le récit du tableau se clôt sur une deuxième observation à la première personne, entre parenthèses cette fois-ci : <?page no="328"?> Annlaug Bjørsnøs 328 Juste en ce moment, dans un autre jardin, tout à fait différent, exactement pareil, quelqu’un dit ces mots et le même sourire se pose sur un autre visage : « Quel merveilleux dimanche ! » Pourquoi est-ce que je pense ça ? (ibid.: 8) Ainsi, avant le début même de l’histoire, s’installe dans le récit un dédoublement narratif significatif, qui avertit le lecteur d’un trait important de la matière romanesque : il s’agira d’un topos cher au roman du XX ème siècle, à savoir celui d’une conscience singulière troublée face à un monde par rapport auquel elle se sent différente, voire étrangère. Laurence, personnage principale et narratrice à la première et à la troisième personne, témoigne de sa crise existentielle dans une forme appropriée, choisie pour mettre en valeur à la fois sa liaison aux autres et ce qui l’en sépare. Ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors, Laurence n’est pas à l’aise dans l’univers bourgeois et matérialiste qui est le sien, les sentiments d’étrangeté et de distanciation vont s’intensifiant au fur et à mesure que se déroule l’histoire. La discontinuité et l’aspect flottant que communique le récit reflètent la situation de Laurence. Tantôt elle s’engage dans la conversation, retrouvant avec aisance sa place parmi les convives, tantôt elle prend ses distances et les questions inquiétantes apparaissent. Le changement de perspective narrative suit le rythme de ses pensées troublantes : Laurence, ou elle, observe, écoute, réfléchit, puis je pose une question ou énonce une observation qui tranche sur le ton de la phrase ou du paragraphe. « Elle s’est beaucoup dépensée, c’est pour ça que maintenant elle se sent déprimée, je suis cyclique. » (ibid.: 8) Par l’alternance des pronoms utilisés, parfois je - parfois elle - la narratrice établit simultanément une distance et une proximité à sa propre histoire. Parfois le lecteur est averti par les parenthèses qui renferment une réflexion de Laurence, mais la plupart du temps, ces interruptions sous forme de méta-commentaires arrivent comme des éclairs au milieu de la phrase ou du paragraphe, à l’égal des pensées qui traversent subitement l’esprit de Laurence. L’écriture se livre ainsi à un mimétisme, transmettant une invitation au lecteur de se rendre à l’intimité des mouvements réflexifs de la narratrice. Les questions que se pose Laurence signalent un trouble identitaire : Qu’ont-ils que je n’ai pas ? Qui suis-je ? Qui veux-je être ? Où est ma différence ? Son expérience d’un vide existentiel par rapport aux autres, et la manière dont elle formule ses questions sont signes d’une quête de substance, de recherche d’une vérité qui comblerait ses besoins. C’est comme si Laurence se trouve à un point zéro quand le récit commence, ses interrogations résonnent également comme un appel à la complaisance, voire à la complicité du lecteur, nous invitant à chercher avec elle selon les voies qu’elle indique. D’abord, les valeurs de son milieu lui paraissent de plus en plus insignifiantes et superficielles. La qualité d’une personne se mesure à sa réussite sociale, c’est la compétition avant toute chose: <?page no="329"?> La morale réaliste de Simone de Beauvoir : Le cas des Belles images 329 « Pourquoi prennent-ils tant de plaisir à se mettre en pièce les uns les autres ? » (ibid.: 9) La manière dont elle présente son milieu, non sans humour et ironie, inspire de la sympathie chez le lecteur pour son désir naissant de révolte. 6 Compte tenu de la mise à distance de son milieu, Laurence semble chercher une autre base, et des valeurs sur lesquelles construire une existence plus authentique. Ainsi son questionnement et sa recherche identitaire ont un caractère profondément moral. Cependant, l’aliénation que ressent Laurence par rapport à son milieu va plus loin, c’est aussi par rapport à la société des hommes et à la vie vécue des autres qu’elle se sent à l’écart. Les autres sont vus dans leur qualité de masse, sans individualité, elle les imagine en train de répéter leurs routines quotidiennes, elle ne sent pas leurs destins liés au sien. Mais que se passe-t-il dans les trois cent quarante appartements de l’immeuble ? Dans les autres maisons de Paris ? […] Familles, amis : minuscule système clos ; et tous ces autres systèmes aussi inabordables. Le monde est partout ailleurs, et il n’y a pas moyen d’y entrer. (ibid.: 26) Le manque identitaire indiqué dans les questions de Laurence est donc aussi un manque de prise sur le monde. Elle a le sentiment de ne pas être à même d’intervenir et d’agir sur le monde. Opérant sur la surface vernie comme celle des images publicitaires qu’elle crée au travail, elle sent que sa vie est « lisse, hygiénique, routinière » (ibid.: 27) - les moyens d’exercer une influence réelle ne lui semblent pas à sa disposition. C’est aussi sans passion qu’elle juge sa propre vie, sa propre personne et ses capacités : « Moi, je n’ai pas de principes ! dit Laurence avec regret. » (ibid.: 35) Les sentiments n’y sont pas quand elle constate : « Trop de choses m’échappent. » (ibid.: 39) Elle reconnaît sans empressement qu’elle a « régressé » (ibid.: 43), et quand elle dit : « Mais je devrais essayer de m’instruire : je suis devenue si ignorante ! » (ibid.: 43), l’effort demandé lui paraît tout de suite trop grand : « C’est décourageant ; il faudrait n’avoir jamais perdu le fil, sinon on se noie : tout a toujours commencé avant. » (ibid.) Le manque de substance ressenti est doublé d’un manque de faculté de jugement : Comme d’ordinaire, Laurence s’embrouille dans ses pensées ; elle est presque toujours d’un autre avis que celui qui parle, mais comme ils ne s’accordent pas entre eux, à force de les contredire elle se contredit elle-même. […] Je suis à peine capable, quand je sors d’un cinéma, de dire si j’ai aimé le film ou non. (ibid.: 95) Les problèmes de Laurence ont manifestement un caractère psychiatrique - sa profonde dépréciation d’elle-même suggère un état pathologique. Les 6 Dans Tout compte fait, Beauvoir raconte comment elle a procédé pour évoquer le milieu et le discours qu’elle voulait critiquer : « J’ai feuilleté les revues, les livres où il s’inscrit. J’y ai trouvé des raisonnements, des formules qui me saisissaient par leur inanité ; […] j’ai constitué un sottisier aussi consternant que divertissant. » (Beauvoir 2001b: 172) <?page no="330"?> Annlaug Bjørsnøs 330 références faites à sa dépression nerveuse remontant à quelques années accentuent une telle interprétation : « Ce creux en elle, ce vide, qui glace le sang […], j’ai connu ça il y a cinq ans et j’en garde une épouvante. » (ibid.: 85) Cependant, son auto-analyse est signe d’une intériorisation, et j’estime que le fait qu’elle semble chercher des solutions aux problèmes qui la hantent au niveau de sa seule intériorité, fait partie justement de la problématique que relève le roman. Les questions tant de fois répétées par Laurence s’inscrivent pour moi dans un autre horizon de compréhension, qui implique le domaine de la philosophie morale, ce qui exige d’autres approches de la part du lecteur critique. A partir d’une telle orientation, la lecture du texte s’ouvre sur un plus vaste champ interprétatif. La situation initiale du roman est le point de départ d’une interrogation qui résonne fortement non seulement dans la vie de Laurence, mais également dans l’œuvre de Beauvoir. Dans cette optique, il est tout à fait significatif que la problématique existentielle qui parcourt Les belles images s’enracine dans la vie quotidienne d’un individu concret : Pour l’existentialisme, ce n’est pas l’homme impersonnel, universel, qui est la source des valeurs ; c’est la pluralité des hommes concrets, singuliers, se projetant vers leurs fins propres à partir de situations dont la particularité est aussi radicale, aussi irréductible que la subjectivité elle-même. (Beauvoir 2003: 24) Explorer une singularité par la particularisation qu’opère la narration fictionnelle permet justement à Beauvoir d’étudier les détails d’une vie vécue, les circonstances et les situations qui se posent a priori comme la base de sa réflexion. Pour Beauvoir phénoménologue et existentialiste, toute expérience du monde précède toute pensée sur le monde (voir Merleau- Ponty 1966: 48). Dans cette perspective, c’est en vain que Laurence cherche une source morale à l’extérieur d’elle-même d’où elle pourrait puiser de vraies valeurs et des principes qui donneraient un sens à son existence et qui guideraient ses choix en les justifiant. Dans Pour une morale de l’ambiguïté, Beauvoir nous prévient qu’il n’y a pas de valeurs absolues par rapport auxquelles on pourrait se définir : C’est l’existence humaine qui fait surgir dans le monde les valeurs d’après lesquelles elle pourra juger les entreprises où elle s’engagera, […] il n’y a pas avant l’existence de raison d’exister non plus que de raison de ne pas exister. (Beauvoir 2003: 20) Les interrogations récurrentes du personnage principal ont toutefois un effet en soi, à savoir celui d’attirer l’attention sur le processus de la formation de l’identité morale tel qu’il est exprimé dans le récit. Ce processus est intimement lié à la narration. Le discours littéraire, formé sur l’expérience vive, opère une structuration des éléments dans un enchaînement narratif qui met en relief, dans le cas de Laurence, cela même qui constitue son problème, à <?page no="331"?> La morale réaliste de Simone de Beauvoir : Le cas des Belles images 331 savoir la circularité réflexive dans laquelle elle est en train de s’enfermer. Laurence s’interroge, reprend le fil de sa vie, puis revient de nouveau aux mêmes questions, apparemment sans accéder à plus de compréhension. Répétitions, reformulations, recommencements ; Laurence tourne en rond, écartelée entre deux tendances contradictoires : le désir d’autre chose - exprimé à travers ses multiples questions et sa prise de distance avec les valeurs de son milieu - et l’envie que tout reste comme avant : Les enfants dorment, Jean-Charles lit. Quelque part Lucien pense à elle. Elle sent sa vie autour d’elle, pleine, chaude, nid, cocon, et il suffit d’un peu de vigilance pour que rien ne fissure cette sécurité. (Beauvoir 2001a: 44) Le caractère de cette position en porte-à-faux et qui peut, au niveau individuel, prendre la forme de dilemmes douloureux, est amplement décrit dans Pour une morale de l’ambiguïté, où Beauvoir expose justement l’ambiguïté de la condition humaine et les multiples paradoxes qui définissent notre existence : Malgré tant de mensonges têtus, à chaque instant, en toute occasion, la vérité se fait jour : la vérité de la vie et de la mort, de ma solitude et de ma liaison au monde, de ma liberté et de ma servitude, de l’insignifiance et de la souveraine importance de chaque homme et de tous les hommes. (Beauvoir 2003: 14) Beauvoir se sert de ces exemples pour nous dire que le monde n’est pas un monde donné auquel on accède du dehors, mais qu’il se confond avec la réalité, la liberté et la volonté de chaque individu : « Dire que [l’existence] est ambiguë, c’est poser que le sens n’en est jamais fixé, qu’il doit sans cesse se conquérir. » (ibid.: 160) Cette ambiguïté se joue aussi entre les deux orientations de l’immanence et de la transcendance, ou - comme dans l’exemple de Laurence cité ci-dessus - entre la délectation de l’ancrage dans la sécurité (quoique illusoire) du « cocon familial », et son orientation vers un monde autre. Ainsi, le besoin d’immanence à la fois coexiste et contraste avec le besoin de transcendance. 7 La vacuité qu’éprouve Laurence sert de mise en relief au drame qui va bientôt secouer sa petite famille cellulaire, déclenché par la question qui tourmente Catherine, l’aînée de ses deux fillettes, jusqu’à la faire pleurer la nuit: « Pourquoi ne donne-t-on pas à manger à tout le monde ? » (Beauvoir 2001a: 29) La question de Catherine est provoquée par une affiche qu’elle a vue, figurant deux enfants « avec des yeux trop grands et la bouche fermée sur un terrible secret » (ibid.), image emblématique de la faim. Catherine 7 C’est surtout dans Le deuxième sexe que Beauvoir développe l’argument qu’une femme a plus de difficulté à réaliser sa liberté ontologique qu’un homme - l’histoire de l’inégalité de pouvoir entre les sexes ainsi que la répartition des rôles sociaux ont fait que la femme a plus tendance à répondre à ce que Beauvoir appelle « le vertige de l’immanence » plutôt qu’à « l’appel de la transcendance ». (Beauvoir 1991: II, 662) <?page no="332"?> Annlaug Bjørsnøs 332 s’est liée d’amitié avec Brigitte, une fille un peu plus âgée qu’elle et d’une autre classe sociale. Les problèmes nés de cette amitié constitueront le pivot du mécanisme qui conduira à l’éveil moral de Laurence en ce qu’ils font éclater la structure circulaire et introvertie de ses réflexions. Elizabeth Fallaize voit en effet dans le rapport entre les deux filles un lien dangereux et potentiellement subversif en ce qu’il rompt l’isolation de Laurence : In the world of Les belles images, the all-important peer group is made up exclusively of people exactly like oneself; to have meaningful contact with anyone else is to open up communication with a different view-point. (Fallaize 1988: 131) Mère attentive et prévenante, Laurence veut comprendre sa fille et ses réactions - ce qui implique des discussions avec Brigitte. Contrairement à Catherine, cette jeune fille a libre accès à la télévision, où le monde lui apparaît à travers des images témoignant de la condition des autres : Les jeunes filles qui mettent des ronds de carotte sur des filets de hareng. […] Elles ne sont pas beaucoup plus vieilles que moi. J’aimerais mieux mourir que de vivre comme ça ! (Beauvoir 2001a: 79-80) Du fait du détachement moral vécu par son milieu et dans l’esprit duquel Laurence est formée et reste prise, elle se montre étonnement insensible aux deux images qui provoquent la réaction violente des enfants au seuil de leur adolescence. « Voilà encore de ces ‹incidences humaines› qui sont regrettables. Ai-je raison, ai-je tort de si peu m’en soucier ? » (ibid.: 80-81) Ces jeunes filles ont mis le doigt sur la question morale la plus essentielle, celle de la souffrance d’autrui, mettant en relief les lacunes morales de leur propre entourage. Beauvoir décrit l’éveil moral de l’adolescent : « Tout son univers se met à vaciller parce qu’il aperçoit les contradictions qui opposent les uns aux autres les adultes, et aussi leurs hésitations, leurs faiblesses. » (Beauvoir 2003: 52) Avec la sensibilité et l’immédiateté qui appartiennent à leur âge, les jeunes filles ont une prise directe sur le monde, c’est la réalité concrète, l’ici et maintenant qui les préoccupent. Pour elles, les moindres injustices sont aberrantes, et les graves injustices d’autant plus dramatiques. A partir de leur engagement, elles appellent à l’action. L’amour de Laurence pour sa fille peut-il la tirer de l’état apathique dans lequel elle semble confinée ? Sur le petit écran, les malheurs des autres ne la touchent pas : Cadavres sanglants de Blancs, de Noirs, des autocars renversés dans les ravins, vingt-cinq enfants tués, d’autres coupés en deux, des incendies, des carcasses d’avions fracassés, cent dix passagers morts sur le coup, des cyclones, des inondations, des pays entiers dévastés, des villages entiers en flammes, des émeutes raciales, des guerres locales, des défilés de réfugiés hagards. C’était si lugubre qu’à la fin on avait presque envie de rire. Il faut dire qu’on assiste à toutes ces catastrophes confortablement installé dans son décor familier et il n’est pas vrai que le monde y fasse intrusion ; on n’aperçoit que des images, proprement en- <?page no="333"?> La morale réaliste de Simone de Beauvoir : Le cas des Belles images 333 cadrées sur le petit écran et qui n’ont pas leur poids de réalité. (Beauvoir 2001a: 147) Enumération mécanique d’horreurs qui arrivent aux autres - cette succession d’images constitutives de tant d’histoires pires que celles racontées par les jeunes filles semble pourtant manquer d’éléments susceptibles d’éveiller l’engagement de Laurence. Pyrrhus et Cinéas débute par une histoire quasi identique à celle de Christine : un enfant qui pleure la mort du fils de la concierge. Les parents le font essuyer ses larmes en l’assurant qu’après tout, « ce garçon n’était pas ton frère. » (Beauvoir 2003: 207) A partir de son exemple, Beauvoir affirme que c’est dans l’engagement émotionnel de l’individu que se situe pour elle la naissance de la morale ; c’est à partir de ce moment que l’autre me concerne : Si je n’étais moi-même qu’une chose, rien en effet ne me concernerait ; si je me referme sur moi, l’autre est aussi fermé pour moi ; l’existence inerte des choses est séparation et solitude. Il n’existe entre le monde et moi aucune attache toute faite. […] Le lien qui m’unit à l’autre, moi seul peux le créer […]. Mais si je pleure sur lui, il ne m’est plus un étranger. Ce sont mes larmes qui décident. Rien n’est décidé avant moi. […] On n’est le prochain de personne, on fait d’autrui un prochain en se faisant son prochain par un acte. (ibid.: 208-211) Ainsi, malgré les atrocités qu’elles évoquent, les images télévisées de la souffrance ne peuvent en elles-mêmes rien faire pour éveiller la conscience morale de Laurence, c’est à elle seule de les faire exister comme véritablement opérantes par un acte concret. Mais elle n’en est pas encore là. Elle joue encore le rôle d’observatrice et de témoin plutôt qu’actrice de sa propre vie. L’enchaînement des images violentes au petit écran nous rappelle d’autres endroits du texte où la narratrice présente le même genre de suites ininterrompues d’images ou d’éléments de phrases qui ne sont pas liés entre eux pour former une énonciation narrative. Significative dans le cadre du développement de la conscience de Laurence, cette présentation nous montre - sur le plan de l’histoire - une femme indifférente, se laissant aller au flux des événements ou des choses du monde, sans engagement émotionnel. Lentement défilent les vitrines. Écharpes, clips, gourmettes, bijoux pour milliardaires - collerette de brillants avec pampilles de rubis, sautoir de perles noires, saphirs, émeraudes, bracelets d’or et de pierres précieuses. (Beauvoir 2001a: 137-138) L’énumération monotone des objets de luxe continue sur une vingtaine de lignes. Sur le plan de la technique narrative, Beauvoir nous montre alors avec ces exemples fictionnels l’importance de ce dont Ricœur parlera quelques années plus tard en termes théoriques lorsqu’il affirme la nécessité, <?page no="334"?> Annlaug Bjørsnøs 334 dans le processus de la constitution de soi, de se désigner comme l’auteur de son propre discours. (Ricœur 1990: 45) Dans ces parties du récit où Laurence semble se vider des mots avec lesquels elle n’a aucun rapport, elle n’y est pas en tant que « je », il n’y a aucun retour sur un sujet à travers des pronoms, il n’y a pas de possibilité de réflexion comme dans la configuration des éléments textuels dans un enchaînement narratif. La sincérité de Laurence dans son autoanalyse ainsi que l’intensité de ses interrogations ne peuvent nous dissimuler ses multiples efforts pour fuir sa liberté. Elle use principalement de deux techniques : ou bien elle joue le rôle de la victime ou bien elle se cache derrière des vérités générales - ne faisant que « comme tout le monde ». Dans la situation où elle rompt avec Lucien, son amant, elle se dérobe à ses obligations de manière résolument insensible : « Il souffrira un peu, et puis il se consolera. Juste à cette minute, des tas d’amants sont en train de rompre ; dans un an ils n’y penseront plus. » (Beauvoir 2001a: 110) Ses sentiments pour Lucien ne sont pas du genre à lui faire ouvrir les yeux, elle adopte envers lui une attitude de distance conforme à l’indifférence qu’elle se prête : « C’est tellement interchangeable, les gens. » (ibid.: 112) Laurence a signalé une distance et une attitude critique par rapport aux valeurs conventionnelles de son milieu, mais elle n’a rien fait pour se révolter ou du moins pour changer tant soi peu sa situation. Au lieu d’assumer son propre manque de courage moral, elle s’arroge le droit de prétendre à une innocence face à sa propre histoire. Elle raisonne comme si elle était une victime passive des mœurs, des faits, des conditions créées par son entourage ; les autres ont décidé pour elle : Jamais je n’ai rien décidé : pas même mon mariage ; ni mon métier ; ni mon histoire avec Lucien : elle s’est faite et défaite, malgré moi. Les choses m’arrivent, c’est tout. Que faire ? (ibid.: 119) Dissimulant sa subjectivité au lieu de l’assumer, Laurence ne se désigne pas encore comme personnage principal et narratrice de sa propre histoire. Elle ne se reconnaît pas comme l’auteur de ses actions qui à leur tour pourraient faire l’objet de jugements ou d’évaluations morales. Elle essaye de se soustraire à de tels jugements et de se justifier par des techniques facilement dévoilées comme telles parce que profondément humaines et donc reconnaissables à tout lecteur. Selon Beauvoir, en effet, à côté de la prétention de tout individu à s’affirmer comme sujet, qui est une prétention éthique, il y a aussi en lui la tentation de fuir sa liberté et de se constituer en chose : […] c’est un chemin facile, on évite ainsi l’angoisse et la tension de l’existence authentiquement assumée. (Beauvoir 1991: I, 21) L’engagement de Laurence dans le drame que vit sa fille constitue une première étape de prise de conscience de sa situation, indiquant ainsi une <?page no="335"?> La morale réaliste de Simone de Beauvoir : Le cas des Belles images 335 possibilité de « salut » : « C’est dans la connaissance [je souligne] des conditions authentiques de notre vie qu’il nous faut puiser la force de vivre et des raisons d’agir. » (Beauvoir 2003: 14) Réfléchissant sur la situation de Catherine, Laurence se rend compte que sa fille est sur le point de s’éveiller à la conscience morale : « Laurence sait : c’est ce monde autour d’elle, ce monde qu’on lui cache mais qu’elle entrevoit. » (Beauvoir 2001a: 130) Elle se rappelle comment ses propres sentiments de compassion pour autrui ont été étouffés, d’abord par sa mère, ensuite par son mari, qui les a caractérisés comme « ta sensiblerie ». (ibid.: 133) Les filles ont cependant réveillé en elle ces sentiments enfouis, et elle en reparle à son mari : « Tous les jours nous lisons dans les journaux des choses affreuses, et nous continuons de les ignorer. » (ibid.) Son manque de réaction ne fait qu’accentuer les arguments de la contestation de Laurence et lui permet d’ouvrir les yeux sur ce qui, dans sa propre vie, à empêché son épanouissement. La prise de conscience de la signification de l’autre que Laurence est en train de vivre représente un moment important de la constitution de sa conscience morale. Pour Beauvoir, ce serait même la condition nécessaire de son existence comme être moral : « Nous voyons donc qu’aucune existence ne peut s’accomplir valablement si elle se limite à elle-même ; elle fait appel à l’existence d’autrui. » (Beauvoir 2003: 86-91) L’insistance sur l’importance de l’autre, sur l’interdépendance humaine et la réciprocité que caractérisent nos rapports à autrui est significative de la morale existentialiste beauvoirienne : Une morale de l’ambiguïté, ce sera une morale qui refusera de nier à priori que des existants séparés puissent en même temps être liés entre eux, que leurs libertés singulières puissent forger des lois valables pour tous. (ibid.: 24-25) Finalement, la dynamique narrative conduit l’intrigue vers le moment décisif, rassemblant les éléments épars pour les faire converger vers la fin de l’histoire. Laurence ne se rend compte qu’au dernier moment que l’existence d’une autre personne dépend de sa décision. Le mari de Laurence, ses parents et le psychologue apportent tous le même conseil : il faut séparer les deux filles pour empêcher à Catherine d’être traumatisée par ce que lui raconte Brigitte. Laurence réagit violemment. Elle comprend que la liberté de sa fille est en jeu, que l’on est en train de la retrancher du monde pour sauvegarder les belles images. Sur Catherine je ne céderai pas. […] Je ne veux pas qu’on la prive de son amie ; je veux qu’elle passe ses vacances avec Brigitte. Et elle ne verra plus cette psychologue. […] C’est moi qui m’occupe de Catherine. Toi tu interviens de loin en loin. Mais c’est moi qui l’élève, et c’est à moi de prendre des décisions. Je les prends. Élever un enfant, ce n’est pas en faire une belle image… (Beauvoir 2001a: 181-182) <?page no="336"?> Annlaug Bjørsnøs 336 Par son acte résolu, Laurence fait un pas décisif et choisit d’assumer sa responsabilité morale. Les dernières pages témoignent de l’effort que cela lui coûte ; dans son choix se résume toute sa vie, toute son existence manquée : Elle n’a pas su affronter les mensonges qu’elle a constaté, elle ne s’est pas révoltée, elle a vécu dans la mauvaise foi, bref, jusqu’ici elle n’a pas été prête à assumer sa liberté. Laurence prend sa décision dans la résignation quant à ses propres chances de refaire sa vie. Sa liberté, elle l’a réalisée dans le choix même de ne pas restreindre celle de sa fille. La fin du roman est ouverte, les derniers mots suggérant que sa liberté n’a de sens que si elle l’étend vers l’avenir, vers quelque chose qui aboutira loin d’elle, dans un avenir incertain. « Pour moi les jeux sont faits, pense-t-elle en regardant son image […]. Mais les enfants auront leur chance. Quelle chance ? elle ne le sait même pas. » (ibid.: 183) La morale de Beauvoir n’est pas une morale de la réalisation de soi au sens de s’attribuer une signification absolue ou de s’attacher à des valeurs ou des vérités qui serviraient à justifier l’existence. La réalisation de soi vers laquelle tend la morale de Beauvoir est celle d’une prise de conscience par l’individu de la réalité toujours changeante, jamais donnée - et de sa liberté de choisir : « Il faut encore rappeler que la fin suprême que l’homme doit viser, c’est sa liberté, seule capable de fonder la valeur de toute fin. » (Beauvoir 2003: 140) C’est dans l’enracinement tenace dans la liberté de l’individu singulier, vécue à la fois dans sa réalité ambiguë présente et dans l’aspiration à sa réalisation future que transparaît le réalisme de la morale beauvoirienne. Abordées en termes philosophiques à partir de la publication en 1947 de Pour une morale de l’ambiguïté, les questions éthiques ont également (et souvent parallèlement) été exposées et discutées dans les œuvres littéraires de Beauvoir. Femme de lettres engagée, elle souligne à maintes occasions que pour elle, la fiction possède certaines qualités qui la rendent particulièrement apte à traiter les questions éthiques. La littérature détient une place privilégiée dans le processus du « dévoilement de l’existence », projet existentialiste par excellence. Dans La force des choses, elle déclare : « Un des rôles essentiels de la littérature [c’est de] manifester des vérités ambiguës, séparées, contradictoires, qu’aucun moment ne totalise ni hors de moi, ni en moi […]. » (Beauvoir 2004: 358) Pour Beauvoir, la littérature, c’est avant tout un moyen de communiquer avec le lecteur : « Le roman ne se justifie que s’il est un mode de communication irréductible à tout autre. » (Beauvoir 2008: 72) Cependant, l’attention plus aiguë qu’elle a porté aux techniques de l’écriture dans son dernier roman, a manifestement profité à cette communication. J’ai essayé dans le présent article de traiter des questions morales en tant que thème fictionnel dans le dernier roman de Beauvoir écrit en 1966, en <?page no="337"?> La morale réaliste de Simone de Beauvoir : Le cas des Belles images 337 suggérant qu’il y a de nets parallèles en ce qui concerne les deux questions de la signification de la liberté et le rapport à autrui, et sa position sur la philosophie morale dans la dernière partie des années quarante, notamment dans Pour une morale de l’ambiguïté et Pyrrhus et Cinéas. Cette remarquable cohésion d’idées se maintient malgré des changements qui affectent d’autres parties de sa philosophie, et témoigne donc du rôle essentiel que jouent ces éléments dans la philosophie de Beauvoir vue dans son ensemble. Bibliographie Simone de Beauvoir, La force de l’âge, Paris 1972 (édition originale : 1960). Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris 1991 (tome I & II ; édition originale : 1949). Simone de Beauvoir, Les belles images, Paris 2001 (édition originale : 1966 ; = Beauvoir 2001a). Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris 2001 (édition originale : 1972 ; = Beauvoir 2001b). Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, suivi de Pyrrhus et Cinéas, Paris 2003 (éditions originales : Pyrrhus et Cinéas 1944, Pour une morale de l’ambiguïté 1947). Simone de Beauvoir, La force des choses (tome I), Paris 2004 (édition originale : 1963). Simone de Beauvoir, L’existentialisme et la sagesse des nations, Paris 2008 (édition originale : 1948). Annlaug Bjørsnøs, Beauvoir et Ricœur - L’identité narrative : Analyse d’une crise identitaire dans L’Invitée de Simone de Beauvoir, in: Maj-Britt Mosegaard et Jörn Boisen (éds.), Revue Romane, vol. 43/ 1, Amsterdam 2008, 107-124. Annlaug Bjørsnøs, Ce que peut faire la forme : jeux narratifs et discursifs dans Les Belles Images de Simone de Beauvoir, in: Romansk Forum (Oslo), 20/ 2005, 39-47. 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Charles Taylor, Sources of the Self, Cambridge 2000 (édition originale : 1989). <?page no="339"?> Sylvie Loignon Sage comme une image En faisant de Laurence, cette femme issue d’un milieu bourgeois, évoluant dans la publicité, le centre de son récit Les belles images, Simone de Beauvoir entend interroger le rapport de l’homme au monde et à ses représentations. De fait, elle s’inscrit dans la profonde crise qui traverse l’écriture romanesque de l’après-guerre, après le traumatisme d’Auschwitz et d’Hiroshima. Dès lors, la foi en l’homme, sous les auspices du progrès (Jean-Charles, l’époux de Laurence, rêvant des villes futures), et celle en Dieu (Marthe, la sœur de Laurence) semblent suspectes, et le récit ne cesse de mettre ces deux fois sur le même plan pour mieux les annihiler. De fait, c’est peut-être à un récit qui manque de foi, à un récit incrédule que nous invite Simone de Beauvoir. Et les belles images qui donnent au récit son titre sont autant de signes qui dissimulent et montrent tout à la fois l’absence, le vide, le manque à être d’un monde en crise : les « belles images » recouvrent de leur puissance esthétique et leurrante le vide, la violence. En effet, l’image porte en elle une force négative, ce que précise Marie-Claire Ropars-Wuilleumier : « D’une part, elle n’est jamais que l’ombre ou l’envers de la vision qu’elle présente à la vue ; mais surtout elle intervient négativement sur ce qu’elle capte en le doublant : chose ou idée, signe, représentation, écriture. » (Ropars-Wuilleumier 1995: 123). Ainsi le récit s’emploie-t-il à dénoncer cette puissance comme étant précisément un leurre - ce dont rend compte également l’antiphrase du titre. Or, le récit dépeint la bourgeoisie de la France des années 60 et s’emploie à miner de l’intérieur son fonctionnement : ainsi, la représentation d’un tel milieu est aussi décomposition de celui-ci, en quelque sorte mise à mort. Mais, décomposer le monde en ses représentations mêmes, c’est déjà décomposer le roman comme mode de représentation. C’est donc aussi en tant que le roman engendre des images et qu’il repose sur elles, qu’il faut lire Les belles images comme une réflexion sur l’art romanesque. Cette représentation et cette réflexion sur la représentation sont initiées par deux processus qui rendent compte du rapport de l’homme au monde et du rapport de l’image (et plus largement de la représentation) au réel, dans la mesure où la relation de l’homme au monde est, dans ce roman, toujours médiatisée par l’image : la captation kaléidoscopique et l’aplatissement publicitaire. Or, dans les deux cas, la relation à l’image se fait sur fond <?page no="340"?> Sylvie Loignon 340 d’absence et de vide - comme si l’univers romanesque ne pouvait trouver qu’un fondement paradoxal et fuyant. Le père de Laurence symbolise le premier type de rapport au monde : il s’agit en effet de métamorphoser le monde, ou plutôt de donner à voir le monde en métamorphose, en faisant vaciller les contours des choses et des êtres. Le mouvement, tout autant que la couleur, caractérise donc le modèle kaléidoscopique : Arrivé dans l’appartement, il tire de sa poche un cylindre de carton, cerclé de rayures brillantes, qui ressemble à un sucre de pomme géant. Tour à tour Louise, Catherine, Laurence collent un œil à une des extrémités : enchantement des couleurs et des formes qui se font, se défont, papillotent et se multiplient dans la fuyante symétrie d’un octogone. Un kaléidoscope sans rien dedans ; c’est le monde qui fournit la matière : les dahlias, le tapis, les rideaux, les livres. (Beauvoir 1966: 37-38) Ainsi, au cœur d’un tel modèle de captation de la réalité, se dessine la place accordée aux principales instances familiales : c’est ici le père qui donne à voir à toute sa famille, qui façonne le regard - ce qui n’est pas sans conséquences dans ce récit où demeurent les restes d’un roman familial. Bien plus, le père est celui qui « enchante » et charme : il retisse le lien à l’enfance. Le kaléidoscope, s’il métamorphose la réalité, tient d’elle sa matière et son mode de fonctionnement, et permet de réinventer le lien au monde sous le mode de l’adhésion sans faille. Le kaléidoscope médiatise donc un tel lien en rêvant un effacement des distances. Or, ce kaléidoscope vide, « sans rien dedans », est encore une figure de l’absence ; il rend compte aussi de la représentation romanesque, en ce qu’elle joue de formes qui se font et se défont, d’une symétrie démultipliée par les différents systèmes de dédoublements à l’œuvre dans Les belles images. Le modèle kaléidoscopique permet de discerner la vision véritable, celle qui est à la source du désir. Ainsi, il permet de dégager cette façon de voir le monde qui rendrait compte d’une intériorité vive, celle qui fait tenir les êtres pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils ont, celle qui détermine le secret - du père de Laurence ou de Catherine -. Au contraire, la vision de l’héroïne relève davantage de l’aveuglement, puisqu’il s’agit d’une vision pétrifiante, que signale ce goût de Laurence pour les pierres : J’aimais le paysage sec et blanc, le souffle aigu du vent sur la mer estivale ; mais je ne voyais rien d’autre que les pierres et l’eau, aveugle à toutes ces choses que mon père me montrait. (Ses yeux, ceux de Catherine : des visions différentes mais colorées, émouvantes ; et moi à côté d’eux, aveugle.) « Regarde, me disait-il. Voilà le carrefour où Œdipe a tué Laïus. » (Beauvoir 1966: 157) Le voyage en Grèce est réflexion sur l’image et sur l’art. De fait, le père et sa fille contemplent des vestiges, à savoir « le reste d’un pas » si l’on en croit Jean-Luc Nancy : « Le vestigial n’est pas une essence - et c’est sans doute <?page no="341"?> Sage comme une image 341 cela même qui nous met désormais sur la trace de l’‹essence de l’art›. [...] Il [l’art] n’est pas une présentation dégradée de l’Idée, ni la présentation d’une Idée dégradée, il présente ce qui n’est pas ‹Idée›, la motion, la venue, le passage, l’en-allée de toute venue-en-présence. » (Nancy 1994: 157). Les vestiges de la civilisation sont ainsi avant tout un cheminement dont le roman rend compte. De plus, le voyage de Laurence et de son père aux sources de la civilisation occidentale, la Grèce, au dernier chapitre de l’œuvre, motive un déchiffrement symbolique du récit, placé dès lors sous le signe d’Œdipe et de son complexe. De fait, ce voyage a pour vocation non pas de rapprocher le père et la fille, de telle sorte que celle-ci découvre le secret de ce dernier, l’énigme qui le rend si différent, mais d’anéantir ce secret, et partant de destituer son père de sa position idéalisée. Or, le goût de Laurence pour les pierres, ce goût qui réduit sa vision, semble également fonctionner en miroir et aboutir à la pétrification de Laurence elle-même, figure de Méduse prise dans son propre regard : « Son corps est de pierre, elle voudrait hurler ; mais la pierre n’a pas de voix ; ni de larmes. » (Beauvoir 1966: 175). Ainsi, le roman met en place une métamorphose qui, à l’effondrement de l’être, oppose la consolidation paradoxale d’une métaphore lapidaire. La réification opérée par Laurence sur ce qui l’entoure se retourne en réification du sujet lui-même, devenu sans vie, et sans expression. Une telle réification efface la limite entre sujet et objet, ce qui est aussi l’enjeu du récit, passant de la première personne - « je » exprimant les pensées de Laurence -, à la troisième - « elle », soit Laurence observée par l’instance narrative. Un détail du texte semble souligner cet aspect : Laurence se prend à rêver devant des vitrines, plus particulièrement devant une veste en cuir, qui lui rappelle le conte Peau d’âne : Déformation professionnelle : dès que m’attire un décor, un objet, je me demande à quelle motivation j’obéis. Elle flaire l’attrape-nigaud, la mystification et tous ces raffinements l’excèdent et même à la longue l’irritent. Je finirai par me détacher de tout... Tout de même elle s’est arrêtée devant une veste de daim d’une couleur indéfinissable : couleur de brume, couleur du temps, couleur des robes de Peau d’âne. (Beauvoir 1966: 138) Si la vision sociologique motive cet arrêt sur image, on voit comment celle-ci entraîne un déchirement entre le sujet et l’objet, entre « je » et « elle », précisément lorsque Laurence est tentée par l’émerveillement, c’est-à-dire, conformément au modèle kaléidoscopique, par l’adhésion à l’image. En effet, comme le kaléidoscope apporté par le père, la veste d’une couleur indéfinissable est ce qui ré-enchante le monde, ce qui lui redonne une part de mystère et de rêve. Ces couleurs improbables - couleur de brume, couleur du temps - renvoient au merveilleux présent dans le conte de Perrault, mais aussi à la dimension incestueuse que cachent les présents demandés par l’héroïne du conte au roi, son père, pour retarder <?page no="342"?> Sylvie Loignon 342 l’accomplissement de leur union. Par ailleurs, le conte Peau d’âne joue du déguisement, de l’apparence : se revêtir d’une peau, c’est mourir en apparence, mourir comme apparence. Faire le mort. Ainsi, au terme de cet enchantement apporté par la vision kaléidoscopique, affleure la mort. Bien plus, cet aveuglement auquel semble aboutir la lucidité de Laurence, transperçant les apparences et les images, est ce à quoi conduit un cheminement symbolique, tout au long du récit. C’est un tel cheminement symbolique dont rend compte la fable de la taupe que Laurence se raconte à elle-même : Maintenant qu’elle a vomi, elle se sent bien. Il fait nuit en elle ; elle s’abandonne à la nuit. Elle pense à une histoire qu’elle a lue : une taupe tâtonne à travers des galeries souterraines, elle en sort et sent la fraîcheur de l’air ; mais elle ne sait pas inventer d’ouvrir les yeux. Elle se la raconte autrement : la taupe dans son souterrain invente d’ouvrir les yeux, et elle voit que tout est noir. Ça n’a aucun sens. (Beauvoir 1966: 169) On voit comment l’acte de lecture (par Laurence) se double ici d’un acte d’invention puisque Laurence poursuit et aménage la fable de la taupe, comme si le roman tout entier se donnait à lire comme un tâtonnement dans l’obscurité de la conscience et de l’inconscient de l’héroïne, comme si, inversement, ce même tâtonnement n’était qu’une figuration du travail de l’écrivain. La lucidité romanesque n’est donc pas signe de clarté mais, au contraire, d’obscurité redoublée : à la déréalisation du monde s’ajoute l’absence de sens. Le modèle kaléidoscopique semble donc enrayé par cet aveuglement qui menace chaque avancée du récit. L’enchantement, la retombée en enfance sont dénoncés comme étant illusoires - des formes belles et vides que Laurence ne peut s’approprier, tout comme elle sera incapable de s’approprier les images de la Grèce. Or, l’autre rapport au monde et à l’image paraît, de même, renvoyer au vide et à l’absence. Il s’agit de « l’aplatissement » publicitaire, opéré par Laurence. En effet, son regard et pour tout dire sa créativité, semblent retirer la vie à ce qui est représenté - dans une relation quasi fantastique, à la manière du Portrait ovale d’Edgar Allan Poe. Le regard porté par Laurence entraîne de fait une réification : l’animé devient inanimé, une chose parmi d’autres, dans un monde placé sous le signe de la possession. Dans un même mouvement, le récit nous donne à voir l’élaboration de l’image publicitaire - succession d’images connotant le confort et l’harmonie -, et le passage du réel à l’imaginaire, à travers l’évocation des fleurs, cueillies par Laurence chez Dominique au début du récit : Le couple qui marche sur le trottoir, longeant le parapet dans le doux bruissement des arbres, contemple au passage l’intérieur idéal : sous le lampadaire, l’homme jeune et élégant dans son pull-over en angora qui lit une revue d’un air attentif ; la jeune femme assise à sa table, un stylo en main, l’harmonie des noirs, des rouges <?page no="343"?> Sage comme une image 343 et des jaunes si bien assortis (heureux hasard) aux rouges et aux jaunes des dahlias. Tout à l’heure, quand je les ai cueillis, c’était des fleurs vivantes. Laurence pense à ce roi qui changeait en or tout ce qu’il touchait et sa petite fille était devenue une magnifique poupée de métal. Tout ce qu’elle touche se change en image. (Beauvoir 1966: 20-21) Ce passage du réel à l’imaginaire est aussi un passage de la vie à la mort. Précisément, le passage par l’image est annihilation du mouvement comme force de vie, et anéantissement du désir. Il s’agit d’un aplatissement de la réalité, dans tous les sens du terme. L’image permet donc non seulement une réflexion sur la bourgeoisie, sur la condition de la femme au sein de la société, mais aussi une dénonciation d’une société de l’image. L’élaboration de l’image est donc réification du réel, dans ce qu’il a de plus intime : le rapport entre mère et fille dont on sait l’importance dans l’œuvre de Simone de Beauvoir si l’on pense notamment à Une mort très douce. En effet, une telle relation traverse l’ensemble du récit, puisque Laurence rappelle qu’elle est devenue une image sous l’influence de sa mère, et qu’elle ne veut pas que sa fille Catherine devienne une « belle image ». De fait, transformer tout ce qu’on touche en image serait en quelque sorte affirmer une maîtrise sur soi et sur les autres, dont Laurence se révèle incapable : à la fin du récit, elle est dépossédée d’elle-même (elle ne contrôle plus son corps comme le signale le vomissement) ; elle instaure le désordre au sein de sa famille en refusant l’autorité masculine et les conventions bourgeoises, et au sein du récit par des décrochages pronominaux entre la première et la troisième personnes, instaurant ainsi une faille entre ce qui se donne à voir et ce qui est. Le récit s’emploie donc à déconstruire ce qui est mis en forme par l’image, à révéler ce que l’image est censée cacher. Il y a en effet dans l’image une volonté de pacifier, d’ordonner le rapport au monde : l’image lisse et police le monde. L’image, mortifère et séductrice, est en tout point contre-nature : l’image serait liée à un impossible effacement du temps et de l’âge. S’il est question à plusieurs reprises du pouvoir des images, notamment en matière d’actualité, puisqu’il faut, selon Laurence, préserver Catherine de telles images, celles-ci sont avant tout une manière de tenir à distance le malheur du monde. C’est le cas des images télévisuelles, surgissant encadrées, dans le foyer, et dont la force d’action est visiblement canalisée. Le pouvoir des images serait un pouvoir de consolidation et non pas un pouvoir de remise en cause. Dès lors, il s’agit de mettre en évidence la déréalisation qui accompagne l’omniprésence des images. Des procédés de déréalisation sont mis en œuvre qui signalent l’idiotie du réel, dans le sens où ce dernier n’existe qu’en lui-même - à la différence des images, et de leur aptitude à signifier, ce que souligne Clément Rosset : « Les images transpirent, exhalent des significations, des connotations psychologiques, des incitations à l’action qui vont de l’engagement à la débauche. Les choses, <?page no="344"?> Sylvie Loignon 344 elles, ne sentent rien. C’est un des privilèges de leur idiotie », (Rosset 1997/ 2004: 44). Le dédoublement participe de cette déréalisation. En premier lieu, le dédoublement intervient pour déréaliser les personnages et les situations, en suggérant qu’ils sont interchangeables. Les personnages sont ainsi décrits avec distance, dans un détachement qui ne serait pas seulement le propre de l’héroïne, Laurence, mais aussi celui de l’instance narrative ellemême. De fait, le récit Les belles images joue de stéréotypes liés au milieu social qui est ici dépeint, stéréotypes signalés par une formule elle-même récurrente, devenue formule toute faite. La présence de situations stéréotypées est ainsi identifiée par l’expression «tout à fait différent, exactement pareil» qui jalonne l’œuvre : (Juste en ce moment, dans un autre jardin, tout à fait différent, exactement pareil, quelqu’un dit ces mots et le même sourire se pose sur un autre visage : « Quel merveilleux dimanche ! » Pourquoi est-ce que je pense ça ? ) (Beauvoir 1966: 7-8) Dans un autre jardin, tout à fait différent, exactement pareil, quelqu’un dit : « Dominique Langlois, c’est Gilbert Mortier qui a fait sa carrière. » (Beauvoir 1966: 9) (Dans un autre salon, tout à fait différent, exactement pareil, avec des vases pleins de fleurs luxueuses, le même cri sort d’une autre bouche : « Salaud ! ») (Beauvoir 1966: 50) Pourquoi Jean-Charles plutôt qu’un autre ? C’est ainsi. (Une autre jeune femme, des centaines de jeunes femmes en cette minute se demandent : pourquoi lui plutôt qu’un autre ? ) (Beauvoir 1966: 137) Ainsi, le caractère interchangeable des situations et des personnages permet une polyphonie déstabilisant d’autant plus la représentation romanesque qu’elle émane d’une voix sans personne, d’une pure énonciation qui renvoie à une sorte de traversée des discours, à un « on dit » dont la source n’est pas identifiable. Bien plus, les personnages se dédoublent et fonctionnent par couple. Il en est ainsi de Jean-Charles et de Lucien, respectivement l’époux et l’amant de Laurence, ce qui souligne la structure vaudevillesque qui sous-tend le récit. L’un des fils narratifs est de fait les différentes liaisons de Dominique, Laurence ou Gilbert, le compagnon de Dominique. Ainsi, celle-ci imite tour à tour les femmes de son entourage dans leur manière de s’habiller. Prise dans cette structure vaudevillesque, la réflexion sociologique sur les comportements de groupe se dilue jusqu’à la caricature. Le double et le dédoublement façonnent donc cet univers romanesque comme un jeu sur le reflet instaurant un leurre fondamental. De fait, si l’image est omniprésente, c’est en ce qu’elle entraîne une relation entre le même et l’autre qui ouvre invariablement sur le vide : <?page no="345"?> Sage comme une image 345 C’est sa mère, elle a de l’affection pour elle. Mais c’est aussi une étrangère. Derrière les images qui virevoltent dans les miroirs, qui se cache? Peut-être personne du tout. (Beauvoir 1966: 17) Dans un tel univers, le lien familial et affectif est distendu par ce règne de l’image, renvoyant le familier à une singulière et inquiétante étrangeté. Audelà de ces systèmes de dédoublement qui régissent situations et personnages, c’est l’héroïne elle-même qui semble scindée en deux. Ainsi, comme nous l’avons signalé, le récit fait passer du pronom « elle » au pronom « je », de l’évocation du personnage par l’instance narrative à l’évocation du personnage par lui-même, au sein de ce qui s’apparente à un monologue intérieur. Un tel procédé de décrochage pronominal implique un univers romanesque instable, où le même devient autre, où le personnage capté au cœur de ses pensées et réflexions devient celui sur lequel l’instance narrative porte un regard en surplomb. Ainsi certains passages sont-ils ambigus, puisqu’ils peuvent être attribués aussi bien à Laurence qu’à l’instance narrative : Discussion trop connue : tu ne veux plus me voir, mais si je veux, comprends, je ne comprends que trop... (Est-ce qu’en cet instant, dans un autre coin de la galaxie, un autre Lucien, une autre Laurence disent les mêmes mots? Sûrement en tout cas dans des bureaux, des chambres, des cafés, à Paris, Londres, Rome, New York, Tokyo, peut-être même à Moscou.) (Beauvoir 1966: 32) Par ailleurs, cette même instance nous indique que Laurence s’absente régulièrement d’elle-même, qu’elle plonge dans ses pensées. Ainsi, se met en place dans le récit une dialectique entre corps et esprit, entre présence et absence, ou encore entre apparence (surface) et profondeur. La déréalisation semble aussi gagner le discours tenu par les personnages dans la mesure où certains dialogues se font en écho - la répétition d’une phrase identique d’un interlocuteur à l’autre fait résonner les mots comme de pures conventions. Leur sens se vide si bien que le discours mondain aussi bien que familial est déconstruit par ce jeu de répétitions. Ainsi le week-end passé chez Dominique est-il l’enjeu d’une cohésion familiale et sociale, que la répétition des mêmes mots rend problématique, rendant sensible une différence de perception entre les différents énonciateurs. À la question adressée par Dominique à ses filles, Marthe et Laurence : - Bonne journée, mes petites filles? demande Dominique. - Merveilleuse, dit Marthe avec ferveur. - Merveilleuse, répète Laurence. (Beauvoir, 1966: 14) fait pendant l’exclamation de Jean-Charles sur ce même week-end : - Un week-end vraiment réussi! dit Jean-Charles. - Vraiment réussi. (ibid.: 19) <?page no="346"?> Sylvie Loignon 346 Dans l’un et l’autre exemples, la parole répétée par Laurence semble soustraite à tout affect, que devaient cependant mettre en évidence d’une part l’hyperbole (« merveilleuse »), de l’autre l’adverbe à valeur intensive (« vraiment »). Ce jeu de répétition et d’écho permet à l’énonciateur de se tenir à distance de ses paroles. Or, cette mise à distance est également retranscrite dans l’écriture même du roman par l’emploi de parenthèses - créant ainsi une rupture dans le discours, une sorte de commentaire, et peutêtre bien un dédoublement figurant une fissure entre énoncé et énonciation. Enfin, si le roman se place sous le signe du cinéma et de la déréalisation qu’il implique, comme le signale la référence à Buñuel au début du chapitre IV, il y aurait davantage une sorte de théâtralité généralisée qui gagne les paroles tenues, les attitudes des personnages, les lieux - en somme l’univers romanesque tout entier. Ainsi, au début du récit, lorsque Gilbert s’adresse à Dominique, l’instance narrative - à moins qu’il ne s’agisse de Laurence - relève cette théâtralité de la parole : - Pas moi, dit Dominique. - Toi, tu es exceptionnelle en tout, dit Gilbert d’un ton convaincu (ou plutôt emphatique : il se tient toujours à distance de ses paroles). (Beauvoir 1966: 10) Cette théâtralité et cette emphase amènent bien une distance entre énonciateur et énonciation - ce qui est redoublé ici par l’insertion de parenthèses, démentant le « ton convaincu » dont il vient d’être question. La théâtralité qui traverse le récit, comme une métaphore filée qui rejouerait le theatrum mundi, se manifeste par les rôles que les personnages jouent, ou du moins que l’instance narrative leur attribue. Il en est ainsi de Marthe qui endosse le rôle de « sainte, ivre du joyeux amour de Dieu » (ibid.: 9). C’est aussi la façon dont les personnages se comportent ou s’expriment qui devient théâtrale, au sens où elle semble exagérée, donnée à voir. La théâtralité est exhibition de soi pour l’autre. De nouveau, la théâtralité entraîne une déliaison, notamment entre mère et fille : « Jamais Laurence n’aurait pensé que sa mère pût crier ainsi, qu’on pût crier ainsi : on dirait du mauvais théâtre. Au théâtre, oui ; pas pour de vrai, pas dans la vie. » (ibid.: 50). La théâtralité gagne les lieux qui sont qualifiés de « décors », à l’image du cabaret belle époque dans lequel Laurence se rend avec Lucien pour lui signifier qu’elle ne veut plus le voir. La conversation devient alors une « scène à boucler » (ibid.: 110) au sein de laquelle il convient à Laurence de donner la « réplique » à son amant (ibid.: 111). La théâtralité atteint son paroxysme lorsque les personnages sont assimilés à des marionnettes, comme c’est le cas pour Laurence : « - Sourire mécanique : on dirait qu’elle tire sur les commissures de ses lèvres avec deux petites ficelles ; elle lâche les ficelles. » (ibid.: 142). <?page no="347"?> Sage comme une image 347 Paradoxalement, c’est peut-être dans ces notations liées à l’expression - la bouche, le sourire, les paroles - que se donne à lire cette dialectique entre surface et profondeur qui problématise l’omniprésence des images dans le récit. De fait, la publicité que Laurence et Mona façonnent tente d’abolir l’écart entre surface et profondeur, image et réalité, par une synesthésie qui ferait de la vue tout à la fois le toucher et le goût : Lancer une nouvelle marque d’un produit aussi répandu que la sauce tomate, ce n’est pas commode. Laurence avait suggéré à Mona de jouer sur le contraste soleil-fraîcheur. La page réalisée était plaisante : en couleurs vives un grand soleil au ciel, un village perché, des oliviers ; au premier plan, la boîte avec la marque et une tomate. Mais il manquait quelque chose : le goût du fruit, sa pulpe. Elles ont discuté longtemps. Et elles ont conclu qu’il fallait entailler la peau et mettre un peu de chair à nu. - Ah! ça fait toute la différence du monde! dit Laurence : on a envie de mordre dedans. (Beauvoir 1966: 68) Il s’agit ici d’une illusion redoublée : donner l’illusion qu’il n’y a pas d’illusion - où s’inscrit en creux l’art romanesque spécifique à ce roman. Précisément, le récit Les belles images n’aura de cesse que d’entailler la peau des apparences, pour mettre en évidence ce qui s’agite en Laurence. Il en est ainsi de l’évocation des désirs de la jeune femme, notamment dans sa liaison avec Lucien. Les pensées qui agitent alors Laurence lui font se mordre la lèvre (ibid.: 21) quand la publicité pour la sauce donne envie de mordre dans la tomate représentée... Procédant à la fois du kaléidoscope et de l’image publicitaire, le récit oscille entre enchantement et désillusion, volonté de nous faire croire à l’univers romanesque représenté et déconstruction systématique des procédés mêmes de l’illusion. Le lecteur des Belles images, comme Laurence qui ne trouve rien à faire de la beauté quand elle la rencontre en Grèce, comme Catherine incrédule, est face à d’autres représentations non seulement du monde, mais aussi de l’art comme vestige, et peut-être bien de la lecture elle-même. Désormais, face à la « brillance » irréductible du réel, selon l’expression de Clément Rosset (Rosset 1997/ 2004: 123), impossible pour le lecteur d’être sage comme une image. Bibliographie Simone de Beauvoir, Les belles images, Paris 2006 (édition originale : 1966). Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris 2006 (édition originale : 1964). Jean-Luc Nancy, Les Muses, Paris 1994. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, L’Idée d’image, Paris 1995. Clément Rosset, Le Réel, traité de l’idiotie, Paris 1997/ 2004. <?page no="349"?> Chantal Bertrand-Jennings Vers une éthique de l’authenticité : La femme rompue Ce recueil paru en janvier 1968 comporte trois nouvelles dont la dernière, qui reprend le titre du triptyque, avait déjà fait l’objet d’autres publications. À sa parution, il reçut un accueil mitigé. Enthousiasme d’un grand nombre de lectrices d’une part : le livre devint un best-seller, se vendit à 50.000 exemplaires, fut épuisé en huit jours et provoqua un abondant courrier. Mais, par ailleurs, mépris hautain de la plupart des critiques, journalistiques en particulier, qui, croyant ou feignant de croire - comme c’est souvent le cas pour des œuvres de femmes - qu’il s’agissait d’une confession personnelle de l’auteure, la traitèrent de femme « vieillissante », « fanée », « hagarde », et son texte de « roman pour midinettes », sans d’ailleurs avoir toujours attendu de le lire dans sa totalité pour émettre ces jugements. 1 Beauvoir a toujours concrétisé ses convictions philosophiques dans ses fictions, et ce texte ne fait pas exception. Je situerai chaque nouvelle par rapport aux deux autres pour en souligner la ressemblance comme l’originalité. Je mesurerai jusqu’où l’ensemble du recueil peut être lu comme l’illustration d’une éthique présentée par l’écrivaine dans Pour une morale de l’ambiguïté en 1947, puis précisée dans Le deuxième sexe deux ans plus tard, et considéré comme le précurseur des essais sur la vieillesse. Ces divers rapprochements me mèneront à une interprétation de la pensée beauvoirienne telle qu’elle se manifeste dans ce recueil. Chacune des trois nouvelles a pour narratrice une femme d’un certain âge qui, à la faveur d’une crise morale aiguë, la rupture avec le fils pour la première, avec le mari pour la troisième, l’éloignement de sa famille le jour de l’an pour la seconde, voit s’effondrer ses certitudes, doit se remettre en question. Jetant alors un regard critique rétrospectif sur sa vie, elle passe par différentes étapes qui vont du déni à la révolte pour arriver dans le premier et le dernier récit à une prise de conscience débouchant sur une plus grande lucidité qui permet à ces deux héroïnes d’assumer leur situation. Dans les trois textes l’intérêt et le point de vue sont focalisés sur les narratrices protagonistes, les personnages masculins secondaires n’étant que l’occasion de la 1 Voir Francis/ Gontier 1985: 351-352. Simone de Beauvoir elle-même rend compte de la réception de son ouvrage dans Tout compte fait (Beauvoir 1991: 175-180). <?page no="350"?> Chantal Bertrand-Jennings 350 tentative de prise de conscience des héroïnes. La forme passive du titre général dit assez l’aspect non volontaire de cette crise qui s’abat sur les protagonistes. L’article défini a effectivement pour fonction de représenter le féminin générique, le vocable « femme » faisant office des deux signifiants « épouse » et « être de sexe féminin », chacune des trois héroïnes devant affronter une situation singulière, mais typique de la condition féminine. Techniquement, les trois récits placent le lecteur dans une posture de détective devant déceler le mensonge et la mauvaise foi sous les affirmations et les certitudes véhiculées par le monologue intérieur ou le journal intime. Pour les narratrices, le leurre du début est le même : bercées d’illusions et enfermées dans la mauvaise foi, elles sont persuadées du bien-fondé de leurs croyances et de la valeur de leurs engagements. Sauf pour la seconde, elles sont également convaincues tant de la plénitude que de l’unité harmonieuse de leur vie. Chacune des trois nouvelles diverge alors vers une aventure particulière. « L’âge de discrétion » Je voudrais situer « L’âge de discrétion » dans le contexte de certains textes essentiels de Beauvoir sur la vieillesse, 2 le thème du vieillissement, presque tout autant que celui, jumeau, de la mort, constituant, en effet, un leitmotiv qui hante la totalité de son œuvre. 3 À partir des concepts existentialistes de liberté, de choix, et de projection vers un avenir qui transcende, j’évoquerai le discours beauvoirien sur l’âge avancé, et dans cette foulée, sur la double altérité que constituent la féminité et la vieillesse. Je tenterai donc d’analyser le dilemme auquel doit faire face l’être existentiel authentique lorsqu’il est aux prises avec les nouvelles limites du temps raccourci et du corps vieillissant, en particulier pour le sujet sexué au féminin. Une autre version de cette nouvelle existe, terminée vers le milieu des années soixante, mais publiée seulement en 1992 de façon posthume et intitulée « Malentendu à Moscou ». 4 Pour ce qui concerne le rapport à l’âge, le sens de la première version diffère peu de celui de « L’âge de discrétion », même si la fin en est moins sombre. Cette version est reprise sous forme de rêve dans le premier chapitre de Tout compte fait. Des pans entiers du texte d’origine sont insérés dans « L’âge de discrétion », en particulier les réflexions sur la vieillesse. 2 En particulier le cinquième chapitre du Deuxième sexe (II), Une mort très douce, La vieillesse, Tout compte fait et La cérémonie des adieux. 3 Voir les études d’Adamowski, Marks (1973), et Woodward. 4 Selon Keefe (1998). Voir aussi Ladimer. <?page no="351"?> Vers une éthique de l’authenticité : La femme rompue 351 Quand elle entreprend d’écrire La femme rompue, Simone de Beauvoir vient d’abandonner une ébauche de roman sur la vieillesse, qui ne la satisfait pas (Beauvoir 1991: 169-171), mais c’est une question qui la préoccupe depuis toujours et que la réception des dernières pages de La force de l’âge (1960) d’une part, et la mort de sa mère (1964) d’autre part ont contribué à lui rendre plus présente comme sujet de réflexion. « L’âge de discrétion » est donc une tentative de mise en récit d’une réflexion sur la condition de vieillesse à laquelle l’héroïne narratrice sans nom doit faire face 5 et que l’auteure développera dans son double volume en 1970. À soixante ans, l’âge de l’auteure précisément, la femme est privilégiée, par son aisance matérielle et son statut social d’abord, par son entente avec son mari ensuite, et enfin par son engagement dans le monde, cours en Sorbonne et activité de critique littéraire. De toute évidence il s’agit ici d’une de ces rares femmes qui, comme sa belle-mère Manette 6 ont trouvé leur équilibre dans leur maturité et qui, déjà selon Le deuxième sexe, ont leurs chances d’atteindre la sérénité dans l’âge mûr, c’est-à-dire, une femme qui a misé sur autre chose que son corps et sa féminité. Cependant, la femme est à la retraite depuis un an, frontière « d’une rigidité de rideau de fer » (13) 7 qui marque irrévocablement l’entrée dans la vieillesse qu’elle refuse de toute son énergie. Le texte s’affiche aussi comme une réflexion sur l’âge par l’opposition qu’il inscrit dans ses personnages. Trois pour chaque génération : le vieux couple et Manette s’opposant au jeune couple et à l’amie de la femme, Martine. Les trois moments de la vie d’adulte de la protagoniste enseignante sont également figurés respectivement par les personnages de Martine, la femme, puis Manette. Le même symbolisme préside à la temporalité de la nouvelle qui s’ouvre sur le petit matin et se ferme sur le crépuscule un mois plus tard. L’action se déroule de début juillet à début août, période propice aux loisirs et donc à la réflexion. Il en va de même pour le code chromatique. L’évolution de la certitude vers le doute et l’angoisse, comme dans la dernière nouvelle, s’exprime au niveau visuel par l’opposition entre les couleurs vives de la 5 Je la nommerai désormais « la femme ». Dans « Malentendu à Moscou » la protagoniste est dénommée Nicole. Son absence de nom souligne ici la valeur exemplaire de la généralité pour désigner le féminin, comme le prénom de son mari pour le masculin. En effet, le prénom « André », d’origine grecque, signifie homme/ vir. Ainsi l’onomastique manifeste l’exemplarité sexuée du couple. Alors que dans « Malentendu à Moscou » les points de vue d’André et de Nicole sont alternés, ici seule la femme a la parole. 6 Ancienne institutrice, Manette, qui a maintenant 84 ans, a élevé trois enfants et est passionnément engagée dans le militantisme communiste. 7 Dans ce chapitre les références non spécifiés renvoient à l’édition Folio de La femme rompue et sont données entre parenthèses dans le texte. <?page no="352"?> Chantal Bertrand-Jennings 352 plus grande partie du texte, connotant la vie, et parfois la colère, puis le gris de la fin. 8 La nouvelle est fermement structurée en trois parties. D’emblée apparaît le leurre où l’héroïne enfoncée dans la mauvaise foi refuse de voir que l’avenir ne s’étend pas « à l’infini » (10), d’apprécier « ce qu’on perd à vieillir », est persuadée qu’elle n’a aucun problème de communication avec son mari, André (9), se réjouit, en démiurge satisfaite, d’avoir créé son fils Philippe à son image, l’ayant hissé quasiment à la force du poignet par son incessante et vigilante volonté jusqu’à l’agrégation de lettres (16), et enfin se dit satisfaite de son dernier livre où elle est persuadée avoir innové. Elle est donc convaincue de son triple succès : conjugal, maternel et professionnel. Illusions auxquelles il convient d’ajouter sa croyance au mythe et à la prescription de nos sociétés de l’« éternelle jeunesse ». La deuxième partie apporte, bien entendu, le conflit aux trois niveaux. Premièrement, Philippe renonce à un poste à l’université, en accepte un au ministère de la culture, aidé en cela par son beau-père, tournant ainsi le dos aux opinions politiques de ses parents et à celles qu’il semblait jusqu’alors avoir aussi partagées. À cette déclaration d’indépendance de son fils, l’héroïne réplique par le refus intransigeant de le revoir, d’où un malentendu avec André, plus conciliant. Enfin, aussi bien au dire des critiques unanimes que de son amie et ancienne élève Martine, son dernier livre s’avère avoir échoué sur le plan de la novation. Ce n’est au mieux qu’une mise au point de ses ouvrages précédents, jugement que la femme vient elle-même à partager. La désillusion est donc triple, à quoi s’ajoutera la prise de conscience du vieillissement, lucidité provoquée justement par les divers assauts de la réalité sur ses croyances erronées. Le dernier volet du récit verra la réconciliation de la femme avec André, la décision de revoir Philippe, puis la résignation angoissée aux limites de l’âge. La partie la plus fournie de la nouvelle est évidemment celle du triple conflit, lutte que la femme doit mener contre les autres d’abord, puis contre elle-même dans l’isolement de son appartement parisien, isolement qui exprime la solitude de l’être devant le choix existentiel, quels que soient ses liens affectifs et familiaux d’autre part, comme son degré de privilège. Nous la découvrons constamment en flagrant délit de perte de contact avec le réel, et le texte dans son ensemble déconstruit les jeux subtils de la mauvaise foi qu’elle déploie. L’erreur de la femme consistait à refuser de voir que le temps passe. Symboliquement, l’incipit du texte fait allusion à la montre arrêtée de la 8 « Que faire », dira la femme, « quand le monde s’est décoloré », alors que des couleurs vives - bleu, rouge, violet, fuchsia, vert (12, 16, 17, 40, 57, 69) - avivent les autres parties du texte. <?page no="353"?> Vers une éthique de l’authenticité : La femme rompue 353 femme. 9 Avec sa réalisation de la fuite effective du temps, du changement des êtres et des lieux, 10 viendront alors le découragement et la fatigue physique qu’elle refusait de regarder en face, signes certains de son vieillissement. Maintenant, pour échapper à l’angoisse de cette prise de conscience, elle se jette alternativement, lors des conflits avec ses proches, dans les somnifères, le sommeil et l’alcool (41, 42), autant d’échappatoires pour éluder la vérité de sa situation. Mais, pourrait-on demander, en quoi ce triple problème est-il spécifique aux femmes ? De fait, sous deux aspects la narratrice vit son vieillissement différemment de son mari. Sur le plan physique, d’abord. Si l’auteure expédie la ménopause de l’héroïne en quelques lignes, le rapport de la narratrice à son corps vécu est beaucoup moins serein que la femme ne le laisse d’abord entendre. De son monologue se dégage une profonde répulsion, et du corps féminin vieillissant, et de toute activité sexuelle pour quiconque a atteint son âge vénérable (27). Elle évoque rapidement et pudiquement le dégoût qu’elle a éprouvé il y a dix ans devant les changements de son corps (16), son désarroi, puis son acceptation de la situation. Seule son absence de plaisir à s’habiller marque une perte (20). Mais, dans la troisième partie, c’est surtout la honte de son corps, qu’elle se refuse à exhiber en maillot de bain devant André qui, lui, s’ébat joyeusement dans les eaux du Gard apparemment sans aucun complexe, qu’elle enregistre son désaveu de soi-même. 11 À cette haine de soi intériorisée, aliénation au sens propre, s’ajoute un refus rigide et puritain de toute sexualité, absence en apparence « sereinement » acceptée par la femme, mais moins semble-t-il par le mari, qui rétorque à son « je ne vois pas ce qu’on perd à vieillir » un « la jeunesse est [...] la sève, le feu qui permet d’aimer et de créer » (49-50). Cependant, à propos des relations de son fils et de sa belle-fille, la femme conviendra que son indifférence à la sexualité était, en réalité, une « infirmité » (27) qui la prive d’un sens et, en particulier, de ses anciennes réconciliations fougueuses avec André. Aussi n’est-il pas clair si l’auteure a voulu prendre ici une certaine 9 Dans Le deuxième sexe l’auteure écrivait déjà que la femme vieillissante « dans un pathétique effort [...] essaie d’arrêter le temps » (Beauvoir 1977-79: II, 280). De même Monique de la troisième nouvelle se rend soudain compte que « le temps passe », c’està-dire que les choses et les gens se transforment. Sa tentation d’« arrête[r] le temps » (211) y est symbolisée par le lieu d’incipit, les Salines d’Arc-en-Senans, situées « en marge des siècles » (121). 10 À propos d’André elle affirme à l’incipit: « Mon regard ne lui connaît pas d’âge » (10), de même que pour elle leurs rapports n’ont pas changé. 11 « Un corps de vieux c’est tout de même moins moche qu’un corps de vieille », pense la femme (69). <?page no="354"?> Chantal Bertrand-Jennings 354 distance avec son personnage quant à sa mésestime du corps et du sexuel. 12 L’opinion d’André, différente de la sienne, et le revirement de la femme semblent le suggérer. C’est aussi dans son rapport avec son fils et sa bru que la femme semble reproduire pas à pas le schéma présenté dans Le deuxième sexe quelque vingt ans plus tôt : appropriation totale du fils dont elle a fait son pantin, rivalité avec Irène qu’elle accuse, de même que la belle-famille, de le dévoyer et de le détourner d’elle. Le texte suggère aussi que l’indulgence d’André, mise par la femme sur le compte de son désintérêt de son fils, vient sans doute d’un plus grand investissement passionnel de la part de la mère (35, 75). En général donc, les traits relevés dans Le deuxième sexe comme caractéristiques de la femme vieillissante restent vrais de l’héroïne, et ce en dépit de son engagement dans le monde et de son statut d’autre égale dans son rapport à André: mauvaise foi totale qui s’exprime par ses illusions sur sa sagesse absolue, persuadée qu’elle est de son bon droit (Beauvoir 1977-79: II, 283, 285). Philippe finira par accuser ses parents d’« entêtements séniles » (35), injure qui pointe le durcissement dû à l’âge. L’inflexibilité de la femme avait provoqué cette réponse de Philippe : « [t]u as des mots qui me tuent » (56), perception exacte du refus de sa mère de le reconnaître dans son altérité. Par sa résignation finale à l’éloignement affectif et idéologique du fils auquel elle peut désormais songer « sans colère » (79), elle tente désespérément de l’accepter dans sa différence. C’est alors seulement qu’elle prend conscience de la relativité de ses « vérités », ainsi que du « mur de silence » (58) qui s’était installé dans son couple. Dès lors peut enfin s’instaurer, non sans difficultés, la réconciliation avec André. La crise identitaire et épistémologique que traverse l’héroïne s’exprime symptomatiquement par son rapport au langage. Elle dit en songeant à son ancienne subjectivité qu’elle oppose à la présente: Dans l’océan du temps j’étais un rocher battu de vagues toujours neuves et qui ne bouge pas, et qui ne s’use pas. [...] Et soudain le flux m’emporte et m’emportera dans la mort. Tragiquement ma vie se précipite. Et cependant elle s’égoutte en ce moment avec lenteur-heure par heure, minute par minute. (64) Le paragraphe est ambigu et caractéristique en cela de la signification de la nouvelle en général qui ne va pas sans quelques contradictions. D’une part, il exprime la perte de maîtrise par l’entrée dans la vieillesse, mais de l’autre, l’image du flux succédant à la rigidité de la matière, il signifie aussi clairement le passage de l’en-soi à la lucidité du pour-soi. C’est peut-être que la femme s’était sclérosée, phénomène qui guette chacun, mais surtout les personnes âgées. 12 Nombre de critiques ont relevé cet apparent dégoût puritain exprimé par Simone de Beauvoir dans la quasi-totalité de ses ouvrages. Voir, en particulier les études de Marks. <?page no="355"?> Vers une éthique de l’authenticité : La femme rompue 355 En tout état de cause, les torts ne sont pas tous présentés comme venant de la femme. Car, si André est plus lucide qu’elle devant les limites imposées par l’âge, il refuse cependant de lutter, et donc d’agir de façon authentique. De fait, il réunit en lui plusieurs traits caractérisant le vieillard dans le double volume sur la vieillesse: confusion, vieillesse/ maladie, indifférence, résignation, manque de curiosité, apathie. 13 Ce n’est que lors du séjour revigorant dans sa Provence natale qu’il retrouvera la vitalité nécessaire à se réinventer : reprendre des cours pour se mettre à jour, continuer avec un renouveau d’espoir son travail de chercheur militant. Ainsi, alors que son mari s’était jeté dans la vieillesse, qu’il s’y était abandonné (47), qu’il « jouait au vieillard » (81), comme sa femme l’en accusera, elle au contraire pensait pouvoir tromper l’inéluctable dégradation. La relative rigidité dans la subjectivité de la protagoniste provient aussi, bien entendu, de son extrême résistance à reconnaître en elle l’altérité de la vieillesse, cet épouvantail universel que l’auteure a tenté d’apprivoiser tout au long de sa vie d’écrivaine et dont son double volume La vieillesse figure la conjuration ultime avant La cérémonie des adieux. C’est pourquoi la femme du récit, croyant peut-être ainsi exorciser la chose elle-même, a rejeté « l’étranger », le « monstre » (42, 44), que représentait pour elle André s’abandonnant à la vieillesse (81 ; Beauvoir 1979: I, 13). On pourrait aussi interpréter cette transformation métaphorique de rocher en flot comme une plus grande ouverture vers la reconnaissance qu’il y a d’autres moyens de communiquer que la rationalité du langage. Au fur et à mesure que la femme perd ses illusions, en effet, « les mots se décomposaient dans [s]a tête [...], c’étaient des bruits, dénués de sens » (66). Ainsi, comme s’écroulent ses certitudes, elle perd sa maîtrise sur le langage, sa parole devient plus brève, elliptique, fragmentée, pareille en cela à celle de Monique, la narratrice du dernier récit. 14 C’est dans le malentendu, puis la lente réconciliation entre les époux que s’exprime le mieux l’abandon par la femme des valeurs de rationalité et de croyance en la toute-puissance des mots. Ceux-ci semblent en effet l’avoir trahie, 15 tant dans l’œuvre qu’elle a écrite que dans ses échanges avec ses proches. Aussi bien, est-ce la voix d’André (79) 16 et non ses paroles qui 13 Ses tics l’agacent, qu’il lui expliquera plus tard par un problème dentaire lié à l’âge (44). Voir aussi Idt (1983: 17). 14 Voir sur ce sujet l’étude de Stone McNeece, qui écrit : « Once the means of appropriating the world, language is now the symbol of the narrator’s alienation. » (1990: 81) 15 Simone de Beauvoir elle-même notera le « malentendu » provoqué dans sa propre vie par l’expression « j’ai été flouée », derniers mots de La force des choses (Beauvoir 1972: II, 508). Voir aussi Tout compte fait (Beauvoir 1991: 167) et La vieillesse (Beauvoir 1979: I, 10). 16 Comme le note fort justement Ophir (1976: 35-37). <?page no="356"?> Chantal Bertrand-Jennings 356 révèle à la femme l’engagement sincère de son mari pour une cause dans laquelle il croit encore, ton qui va la pousser vers lui en un élan chaleureux. En effet, alors qu’il est méfiant envers tout parti politique, l’engagement lui apparaît néanmoins nécessaire pour éviter la souffrance humaine (77). La conviction de cet engagement ultime d’André, trahi par sa voix, suffit à accomplir ce que les mots dans leur absence de transparence n’avaient pu faire. La communication avec l’autre, première étape nécessaire à toute insertion dans le monde, ici rétablie grâce à l’affect de sa voix, est donc encore possible, même si elle est menacée par la rigidité qu’apporte l’âge. Peu à peu, donc, la femme se rend compte qu’elle vivait dans un fantasme de réalité qu’elle avait créé de toute pièce selon ses désirs. La perte d’illusion qui finira par lui ouvrir complètement les yeux sera sans doute celle de son travail. Elle se dissimulait la diminution de ses moyens et de ses facultés. N’ayant pas réussi à innover et s’étant abusée elle-même sur la valeur de son dernier ouvrage, qui n’est à l’en croire maintenant qu’un ressassement des précédents - jugement qu’il convient de nuancer en le replaçant dans le contexte de ceux de ses proches -, elle prend conscience, corroborant en cela toutes les assertions de l’auteure sur la vieillesse, qu’à son âge il lui est impossible de se renouveler et d’inventer véritablement. 17 André la rejoint dans ce jugement sévère en souscrivant au mot désabusé de Bachelard pour qui un vieux savant doit avant tout « ne pas être trop nuisible » (50), citation reprise dans La vieillesse (Beauvoir 1979: II, 176). Loin d’innover, la femme devra désormais se borner au but modeste d’« intéresser » et de « faire réfléchir » (83) ses lecteurs. C’est en effet par les mots, mots qu’elle « arrache à l’épaisseur du papier » (20), 18 qu’elle continuera de tenter de conjurer l’horreur du vieillissement. Ainsi en est-elle venue à reconnaître les limites de son savoir, la relativité de ses valeurs et de ses choix par rapport à ceux de Philippe qu’elle jugeait autrefois erronés. Elle est passée de la bonne conscience satisfaite à l’angoisse du doute et à la terreur de l’avenir, faisant preuve d’authenticité existentielle dans son affrontement avec la condition de vieillesse. Cependant, l’acceptation résignée de ses limites ne va pas sans angoisse et amertume, comme le prouve le dernier paragraphe du texte qui est éloquent à ce propos. Par la brièveté de ses phrases hachées, par ses négations, ses 17 Voir en particulier Tout compte fait (Beauvoir 1991: 53, 188) et La cérémonie des adieux (Beauvoir 1981: 137). La femme cite à André l’expression d’Hécube dans Les Troyennes d’Euripide, qui comparait les vieillards à des frelons inutiles (63), expression reprise dans La vieillesse (Beauvoir 1979: I, 144). 18 Appliquée par l’auteure aux mots croisés de la femme, cette image est interprétée comme une métaphore de l’écriture par Powrie. Je partage son opinion malgré la tension que cela implique concernant la diminution de la croyance de la femme au pouvoir et à la transparence des mots. <?page no="357"?> Vers une éthique de l’authenticité : La femme rompue 357 interrogations, il exprime l’effroi anxieux qui étreint la femme au seuil de la vieillesse: Nous avions toujours regardé loin. Faudrait-il apprendre à vivre à la petite semaine ? [...] Et alors ? Oui ou non pourrais-je encore travailler ? Ma rancune contre Philippe s’estomperait-elle ? L’angoisse de vieillir me reprendrait-elle ? Ne pas regarder trop loin. Au loin c’étaient les horreurs de la mort et des adieux ; c’étaient les râteliers, les sciatiques, les infirmités, la stérilité mentale, la solitude dans un monde étranger que nous ne comprendrons plus et qui continuera sa course sans nous. Réussirai-je à ne pas lever les yeux vers ces horizons ? Ou apprendrai-je à les apercevoir sans épouvante ? Nous sommes ensemble, c’est notre chance. Nous nous aiderons à vivre cette dernière aventure dont nous ne reviendrons pas. Cela nous la rendra-t-il tolérable ? Je ne sais pas. Espérons. Nous n’avons pas le choix. (83-84) Dans « L’âge de discrétion » la vieillesse est donc un mal absolu : 19 décrépitude, mutilation physique et mentale, anéantissement de la libido, du renouvellement créateur, perte de maîtrise sur le monde et de contact avec lui, disparition des êtres chers qui fait le vide autour de vous (73 ; cf. Une mort très douce, Beauvoir 1964: 138, et La vieillesse, Beauvoir 1979: II, 240, 253). À quoi il faut ajouter un fantôme de menace évoqué à propos des personnages rencontrés par la femme quand s’ouvre le texte : le « grand nègre » balayeur, « la cohue des femmes » au marché, puis « la petite vieille » qui ramasse des détritus pour se nourrir (12). C’est une allusion discrète à la condition de marginalité et de grande précarité qui guette, sinon les privilégiés que sont les protagonistes de la nouvelle, du moins la majorité des vieillards et que Simone de Beauvoir a voulu dénoncer trois ans plus tard en « bris[ant] la conspiration du silence » par la publication de son double volume La vieillesse (Beauvoir 1979: I, 10). Même la situation déjà évoquée du couple triplement privilégié ne saurait atténuer la mélancolie amère de ce constat sévère, ni la vision relativement figée de l’être existentiel. Aucune trace chez Simone de Beauvoir de cet optimisme qu’on trouve chez les penseurs modernes de la vieillesse, Erikson ou Butler. Tous les deux concèdent en effet à l’âge avancé une sérénité et une paix intérieure dérivées, surtout chez Erikson, d’une intégration de la personnalité qui n’atteint qu’alors sa plénitude. Erikson voit dans la vieillesse la dernière étape nécessaire dans l’évolution humaine, celle du bilan, de la mise en perspective qui permet au vieillard, en regardant vers le passé, de donner un sens à sa vie. Cette perception du grand âge et de la mort ne saurait évidemment pas satisfaire l’existentialiste qu’est Simone de Beauvoir pour qui au contraire la mort va annuler tout projet, donc tout sens, celui-ci ne pouvant procéder que d’un projet lancé 19 Woodward (1988: 105) parle à propos de Simone de Beauvoir d’une vision catastrophique de la vieillesse. <?page no="358"?> Chantal Bertrand-Jennings 358 vers l’avenir et non d’un retour sur un passé nécessairement enfoui dans l’en-soi. Selon Ladimer, dans Une mort très douce et « Malentendu à Moscou » l’auteure adhère à l’idée de la sérénité et de l’intégration de la personnalité atteintes dans la vieillesse. Cela me semble au contraire étranger à toute l’entreprise beauvoirienne. En effet, si dans Tout compte fait l’auteure parle de « totalisation » de la personnalité dans le grand âge (Beauvoir 1991: 60), « totalisation » n’est pas « intégration » et, de plus, dans La vieillesse (Beauvoir 1979: II, 131) elle cite le passage de Sartre de L’être et le néant : « mon passé, c’est l’en-soi que je suis en tant que dépassé », qui précise bien son adhésion d’ensemble à la conception sartrienne du passé. Certes, chez Beauvoir on retrouve implicitement catégorisés les deux âges de la vieillesse que distinguent ces gérontologues, la narratrice se trouvant au seuil du troisième âge et envisageant le quatrième avec anxiété. Y aurait-il donc reconnaissance implicite d’un évolutionnisme à la Erikson ? Quels progrès la femme a-t-elle effectué du point de vue de l’éthique existentielle au fil du récit et donc de sa crise identitaire ? Plus grande ouverture, reconnaissance de l’autre dans sa différence essentielle, de ses propres limites, de la relativité de ses valeurs, lucidité. Mais ces acquis sontils dus nécessairement à l’âge ? Il semblerait que non si l’on considère Monique, l’héroïne de la troisième nouvelle du recueil qui, elle, n’a que quarante-cinq ans, et passe par les mêmes étapes et la même prise de conscience due aux assauts du réel. Si l’âge ne favorise donc pas nécessairement la prise de conscience de par lui-même, du moins ne l’empêche-t-il pas. Par ailleurs, pour Robert Butler le plaisir du présent est encore à découvrir même dans un âge avancé, la peur du futur n’ôtant pas sa saveur à l’instant, mais le lestant au contraire du poids de l’expérience et de la sagesse. Dans la nouvelle, le doute plane sur ce rapport au passé. Alors que dans la première partie du texte, celle du leurre, la femme trouvait un certain charme dans le poids que le passé donnait au présent, 20 la dernière partie, celle de la lucidité, ne reprenant pas ce thème, on est en droit de se demander si, effectivement, même ce dernier « plaisir » est conservé comme authentique. 21 De fait, dans La vieillesse, l’auteure affirme que ce plaisir est illusoire, dans la mesure où notre passé nous échappe véritablement et que nous ne pouvons pas l’évoquer dans le surgissement de son élan pour soi, mais au contraire seulement comme une chose morte, un en-soi (Beauvoir 1979: II, ch. 6). En revanche, dans les « Entretiens » qui suivent La cérémonie 20 Elle dit: « l’ombre des jours défunts veloute mes émotions, mes plaisirs », ou « le passé donne de l’épaisseur au présent » (17, 49). Cette même idée apparaît dans Une mort très douce, et Woodward (1988: 103) note que pour la première fois Beauvoir y accepte une certaine réciprocité entre passé et présent. 21 En effet, plus tard la femme cite le mot de Chateaubriand sur « le désert du passé » (65), repris dans La vieillesse (Beauvoir 1979: II, 138). <?page no="359"?> Vers une éthique de l’authenticité : La femme rompue 359 des adieux elle marque bien sa différence d’avec Sartre dans leur rapport au temps, soulignant sa propre plus grande appréciation du passé. Cependant, si le passé peut parfois lester le présent d’un certain poids, c’est l’avenir qui lui confère son intensité. En effet, la proximité de la mort prêtant son urgence au présent, Françoise de Beauvoir, dans sa passion pour la vie malgré tout, porte une attention accrue et une avidité nouvelle à jouir des menus plaisirs du moment, provoquant tendresse et admiration chez la narratrice d’Une mort très douce (Beauvoir 1964: 157, 72). Pareillement, dans La cérémonie des adieux Sartre gravement malade se dit « un mort vivant » puisqu’il est privé d’avenir (Beauvoir 1981: 132, 136), mais il n’en continue pas moins à jouir de l’instant (ibid.: 106, 167). Là encore c’est l’avenir, et non le passé, qui prête son acuité au présent. De même, les « Entretiens » font allusion à la pure jouissance de l’instant qu’éprouve parfois Sartre (ibid.: 595), contemplation à laquelle ont accès pour un bref moment les héros réconciliés de la nouvelle : Je regardais à nos pieds des toits de tuile baignés de clair de lune, sans raison, pour le plaisir de les voir. Ce désintéressement avait un charme poignant. (80) Toutefois, les personnages de « L’âge de discrétion » n’étant pas encore au terme de leur vie, la dimension temporelle apparaît sans nul doute dans la nouvelle comme leur plus grand handicap. Dépossédée en partie du présent par les limites de l’âge, du passé par l’incapacité à le recapturer dans son authenticité, et par la perte de mémoire, la femme est terrifiée par l’avenir au point qu’elle n’ose l’envisager. Toute la dignité humaine du couple beauvoirien se trouve réfugiée ici dans la lucidité de l’acceptation de leur sort, de la reconnaissance de son universalité, et dans la persistance d’une croyance à des valeurs qui ouvrent sur un engagement malgré tout. Ainsi le projet existentiel de dépassement de soi vers une transcendance est encore présent. « Mais pour combien de temps ? », a-t-on envie de demander devant la montée de l’anxiété qu’exprime le dernier paragraphe du texte. Une vieillesse existentielle n’y semble en effet possible qu’à condition de la vivre « à la petite semaine ». L’échéance du choix final ne fera que se rapprocher irrévocablement. « Nous n’avons pas le choix » énonce la fin du texte, comme se referme le couvercle d’un tombeau. Mais cette absence de choix vise l’inévitabilité du vieillissement et donc la privation de l’avenir. De fait, à en croire d’autres textes, il leur en reste encore un, le dernier. Même au seuil de la mort, le sujet existentiel peut encore témoigner de sa liberté, dans le choix qu’il fait de sa mort : lutte acharnée pour vivre, refus passionné de la mort chez Françoise de Beauvoir, relaté dans Une mort très douce (Beauvoir 1964: 28, 87, 113, 122, 134, 155) avec, en regard, l’acceptation résignée du père, de la grand-mère (ibid.: 135) et dans La cérémonie des adieux, de Sartre lui-même (Beauvoir 1981: 172). Cette résignation modeste n’était pas de mise lors du Deuxième <?page no="360"?> Chantal Bertrand-Jennings 360 sexe, qui affichait joyeusement la « sérénité » possible. Il est vrai que l’auteure avait alors vingt ans de moins. Le déterminisme de l’âge, 22 qui s’exprime fortement par les derniers mots du texte « [n]ous n’avons pas le choix » introduit donc une formidable limite à la liberté, limite qui souligne l’originalité du sujet beauvoirien, plus flexible que celui des écrits théoriques de Sartre. 23 Pour les opprimés par l’âge que sont les vieillards, tout projet peut cesser d’être possible, et c’est ce durcissement vers l’immanence de l’en-soi à venir qui pénètre la femme d’une angoisse indicible. Convient-il cependant d’attribuer le pessimisme de l’héroïne à l’auteure ? L’ambiguïté du sens à donner à la nouvelle persiste, il est vrai, et il ne faudrait pas nécessairement lire tout le texte à rebours à partir du pessimisme sombre de son dernier paragraphe. Et même là, un certain optimisme perdure. En effet, le « nous sommes ensemble, c’est notre chance » du dernier paragraphe, suivi du « nous nous aiderons à vivre cette dernière aventure » (84) concèdent une lueur de consolation, sinon d’espoir, au partage du processus du vieillissement par le couple réconcilié. D’autre part, le choix des vocables « chance » et « aventure » pour le désigner, a quelque chose de courageusement optimiste, compte tenu du désespoir dont est empreint la clausule. Ainsi, la conception beauvoirienne de la subjectivité s’avère-t-elle fortement interrelationnelle, et toujours tournée vers l’avenir dans une fraternité, un amour mutuel qui viennent tempérer malgré tout par la solidarité l’absurde de la condition humaine. « Monologue » Je me propose d’examiner le deuxième volet du triptyque, de loin le plus court, à partir du concept de mauvaise foi. « [J]e ne me sens pas astreinte à donner des héroïnes exemplaires », écrivait Beauvoir dans Tout compte fait (1991: 179) pour expliquer les nouvelles parues dans La femme rompue, après que les critiques l’eurent déchirée à belles dents. En vérité, l’auteure est allée avec « Monologue » au bout de ce projet, car comme elle le dit elle-même, l’héroïne de cette nouvelle est « un cas extrême » (Beauvoir 1991: 176). Aussi, « Monologue » est-elle la plus sombre des trois nouvelles. Quant à la diégèse, elle est pratiquement dénuée d’action. Le texte se présente comme une longue rumination litanique entrecoupée de trois tentatives avortées de coups de téléphone, uniques diversions au soliloque 22 Tout autant que celui de la féminité dans Le deuxième sexe, comme l’a brillamment prouvé Kruks. 23 Je vais dans le sens des interprétations successives de Le Dœuff , Simons (1986), ainsi que Stone McNeece et Kruks qui soulignent toutes l’originalité de la notion de subjectivité chez Beauvoir, par rapport à celle de Sartre. <?page no="361"?> Vers une éthique de l’authenticité : La femme rompue 361 de Murielle, seule dans son appartement le soir de la Saint-Sylvestre, délaissée par sa famille. Son ex mari Albert, père de leur fille de dix-sept ans, Sylvie, dont elle avait la garde, son ancien amant Florent, son mari actuel, Tristan, dont elle est séparée, leur fils Francis, son frère Bernard, sa mère, tous l’ont abandonnée il y a cinq ans, date de l’enterrement de Sylvie qu’on l’accuse d’avoir acculée au suicide. Furieuse contre eux et contre tous, elle tente désespérément de se disculper et de se justifier, crachant sa rancune et sa haine en un flot de récriminations et d’injures. Elle accuse Albert, entre autres choses, d’avoir été l’amant de sa mère à elle, et Tristan, d’avoir troqué pension et jouissance de l’appartement contre la garde de leur fils Francis. Quant à sa propre mère qui lui a imputé publiquement le suicide de Sylvie, elle lui reproche d’être à l’origine de tous ses malheurs pour l’avoir maltraitée étant enfant et lui avoir préféré son frère Bernard avec lequel la mère aurait entretenu des rapports incestueux. Il n’est pas jusqu’à sa fille morte qu’elle dénigre pour son ingratitude, en se posant elle-même en martyre. Tristan et sa mère raccrochent tous les deux au cours de leur conversation téléphonique avec Murielle, faute de pouvoir se faire entendre, leur interlocutrice étant incapable d’écoute. Refusant toute responsabilité pour aucun de ses actes, complaisante envers soi-même, monstrueusement égocentriste et manipulatrice, elle semble avoir semé le malheur autour d’elle tout en s’en défendant et en se prétendant victime. La nouvelle dresse le constat navrant de l’échec d’une vie dénuée d’authenticité. Jusqu’ici les critiques ont pu identifier plusieurs sources à cette nouvelle. L’auteure elle-même soutient que c’est entre les lignes de lettres de femmes, ou dans les propos de celles qu’elle avait connues, toutes se plaignant de leur entourage dont elles se disaient victimes, qu’elle avait trouvé son sujet (Beauvoir 1991: 176). Comme l’ont fait certains critiques, on peut aussi discerner l’origine du personnage dans la mère de Sylvie Le Bon, fille adoptive de Beauvoir. 24 À mon sens, il n’est pas non plus interdit de supputer que les démêlés de Beauvoir avec une mère d’élève aient trouvé un écho dans le personnage de Murielle. 25 Enfin, une origine lointaine et plus profonde se trouve peut-être dans la nouvelle intitulée « Anne » du premier ouvrage écrit par l’auteure, Quand prime le spirituel, mais publié seulement en 1979. Le monologue de Murielle rappelle en effet étrangement, sous forme caricaturale, la prière/ monologue de Mme Vignon, qui, dans un registre de langage certes plus châtié, ouvre le récit d’« Anne ». On y découvre la même thématique de la tyrannie maternelle, une même litanie 24 Voir surtout Tout compte fait (Beauvoir 1991: 85-92) ainsi que Patterson (1989 : 249). 25 Il s’agit des accusations portées par la mère de Nathalie Sorokine contre Simone de Beauvoir, qui lui avaient coûté son poste de professeur en 1943. Voir Moi (1994: 296, note 37) et Patterson (1989: 277-78). <?page no="362"?> Chantal Bertrand-Jennings 362 de plaintes, exigences, autojustifications à posteriori, le tout livré pêle-mêle dans un discours parfois abscons, fragmenté, dont la dislocation est due, dit la locutrice, à sa « distraction » (Beauvoir 1979: 138). On repère même en embryon dans la prière de Mme Vignon, la projection sur autrui d’une sexualité frustrée. Mais surtout, s’y font entendre en filigrane une hypocrisie et une mauvaise foi totales. Par exemple, de même que Murielle se persuade que Sylvie n’a pas vraiment voulu mourir, Mme Vignon se convainc qu’elle n’a été que l’instrument de Dieu dans la mort de sa fille. Et, malgré la profession de foi chrétienne de Mme Vignon, elle est habitée par la même haine envers autrui, désigné comme ennemi. À quoi il faut ajouter que la diatribe de Murielle aboutit à une manière de prière. 26 « Anne » de Quand prime le spirituel avait bien entendu pour origine le traumatisme de la mort de Zaza, et Beauvoir semblait y régler ses comptes, non seulement avec la mère de son amie morte, mais encore sans doute avec la sienne. En tout état de cause, il est certain que, dans La femme rompue, et en particulier dans « Monologue », Beauvoir semble vouloir conjurer, une fois pour toutes, la figure de la mauvaise mère qui aura hanté toute son œuvre. 27 En ce qui concerne la structure narrative, comme dans les deux autres nouvelles, il s’agit d’inviter le lecteur, confronté aux « sophismes », « vaticinations », « fuites » (Beauvoir 1991: 176) d’une instance énonciatrice peu fiable, à la démasquer peu à peu. Le récit étant écrit à la première personne, et la focalisation étant interne, seul est donné le point de vue étriqué et partial de la locutrice. Comme dans les autres nouvelles, « Monologue » adopte donc le langage de la protagoniste qui s’exprime ici avec une agressivité d’une rare brutalité, dans un registre de langage familier, argotique, voire ordurier. Concrètement, le texte consiste en une énumération de griefs, affirmations péremptoires et sentencieuses, menaces, chantages, plaidoyers, le tout s’organisant, non pas logiquement, mais par associations. De nombreux indices, telles les contradictions, la démultiplication des points de vue sur le même incident, les réticences ou les réactions rapportées des proches, permettent de déconstruire le discours mensonger de Murielle. Elle se contredit sans cesse, prétend à la lucidité (102) et assure Tristan qu’elle ne le harcèlera pas, alors qu’elle est justement en train de le faire (116) ; elle se dit agressée alors que c’est elle qui projette de jeter un sceau d’eau sur des passants (108), par exemple. L’énoncé laisse, en effet, clairement entendre que sa fille s’est suicidée pour échapper à sa tyrannie. De plus, elle s’accuse elle-même en avouant certains de ses propos ou actions, apparemment sans se rendre compte de leur malveillance. Par exemple, elle mentionne la réaction de Tristan à sa façon de traiter la femme 26 Patterson (1989: 249) a remarqué cette ressemblance entre les deux personnages. 27 Comme l’a bien montré Moi (1994: 243). <?page no="363"?> Vers une éthique de l’authenticité : La femme rompue 363 de ménage (92), ou encore, elle laisse échapper qu’elle harcèle les voisins de coups de téléphone la nuit (94). Ainsi, la vérité n’émerge-t-elle que par fragments, détours, soit par le biais de remarques attribuées à d’autres personnages, soit en surprenant la narratrice en flagrant délit de mauvaise foi ou de mensonge patent. Ces bribes d’information glanées dans les trous de la logorrhée chaotique et délirante de la protagoniste permettent au lecteur de reconstituer une histoire tout autre que celle qu’elle se ressasse de manière obsessive. S’il est vrai que les stratégies discursives, narratives et langagières sont beaucoup plus élaborées dans les derniers textes de fiction de Beauvoir, et si, effectivement, elle y « a renouvelé [s]a technique et [s]on style », comme le lui ont déclaré des lecteurs (Beauvoir 1991: 173), et comme le pensent certains critiques (Tidd 1999: 142), cela n’a jamais été aussi vrai que dans « Monologue », son œuvre sans doute la plus « moderniste ». Ici, plus que partout ailleurs, « the medium is the message » selon la formule de Marshall MacLuhan, le message est inscrit dans le tissu même du texte, comme l’a vu la critique récente (Stone McNeece, Holland 2006, Bjørsnøs). Aussi, ne vais-je faire qu’aborder cette question. Qu’il me suffise d’abord de rappeler que ce long monologue intérieur quasiment ininterrompu, répétitif 28 et non ponctué ou presque, présente un aspect hirsute, une syntaxe disloquée, fragmentée, voire incohérente. Ainsi, la langue et la rhétorique sont-elles en parfaite adéquation avec l’« aliénation » de la narratrice (Stone McNeece 1990: 81). La longue diatribe de Murielle s’organise en une dichotomie manichéenne où s’affrontent le « je » et les « ils ». L’opposition spatiale binaire dedans / dehors qui incarne cette antinomie se décline dans des champs sémantiques divers. Le dehors s’oppose au dedans comme le mal au bien, la multitude à l’unicité, 29 le bruit au silence, la lumière à l’obscurité (115), la malpropreté et la souillure à la propreté et à la pureté, le mouvement à l’immobilisme, le plein au vide, etc. Dehors, c’est l’espace des innombrables « autres », « eux », les « salauds » qu’elle diabolise et contre lesquels elle nourrit une hostilité féroce et cruelle. 30 Son animosité et son mépris s’adressent tant aux fêtards bruyants, ou qu’elle imagine tels, qu’à ses voisins de l’étage du dessus dont elle entend malgré elle, ou croit entendre, le vacarme et les ébats, et qu’à sa famille qu’elle imagine rassemblée à l’occasion des fêtes. Tous, ils rient (4), ricanent (93, 97), et crient (87). Les bruits traversent les murs » (87), les autos freinent, klaxonnent (87), les portières claquent (104), les radios déversent leur musique (93) lui « écorch[ant] les oreilles » (91). Les autres dansent (89, 91), galopent (90), 28 À titre d’exemple, on se souvient que le terme « marre » est répété 81 fois. 29 Ils sont des « centaines de milliers » (89), et elle est seule. 30 Elle voudrait qu’ils se « carambole[nt] » sous ses fenêtres (87). <?page no="364"?> Chantal Bertrand-Jennings 364 dégringolent les escaliers (91), chahutent (108), la piétinent, la « foulent aux pieds » (93) menaçant de « crever le plafond » (91). Ils salissent tout (89, 92, 95, 105, 107), polluent l’air (95), se gavent de nourriture (88), vomissent (104). Projetant sur eux sa frustration érotique en plus de sa haine, elle les évoque s’étreignant et s’adonnant à des « partouzes » (91, 99). Et si les lampions (87), les sapins de Noël et Paris tout entier sont illuminés (115), c’est, bien entendu, pour la narguer. C’est contre eux tous, évidemment, qu’elle se calfeutre dans son appartement sombre et silencieux en tirant les rideaux et se bouchant les oreilles. Murs, rideaux, boules Quiès, élèvent leurs remparts autour de la narratrice pour la protéger du dehors où se tiennent les autres. Elle ressent même leur silence comme une attaque, bloquant le téléphone pour ne pas l’entendre ne pas sonner (87). À l’intérieur, c’est l’espace de la régression infantile, du silence, de l’immobilité (91-92), du vide, de l’abstinence. Effectivement, son apathie physique est extrême et, bien qu’elle ait soif, faim et froid, elle refuse de boire, de s’alimenter, et de pousser le chauffage, car il faudrait qu’elle se déplace jusqu’à la cuisine (ibid.), ce qui lui est un trop gros effort. Elle ne saurait cependant tenir ses ennemis à distance de ses fantasmes, car s’ils ne sont pas physiquement présents dans le logis où elle se claquemure, ils occupent malgré elle sa personne tout entière. 31 D’où peut-être cette répugnance générale envers autrui. Car c’est en elle aussi que se livre cette bataille rangée entre son « je » grandi démesurément, et les « ils » dont elle aimerait se venger, qu’elle voudrait dominer, humilier, réduire publiquement à sa merci en une revanche spectaculaire et grandiose. Pour leur échapper elle cherche le sommeil par les somnifères (87). Ainsi, l’exiguïté, la vacuité de l’espace vital où elle se retranche pour s’engluer dans l’immanence, représentent-elles l’enfermement et l’étroitesse comme la facticité de sa vie. Quant à la dimension temporelle, elle porte aussi le sens de la nouvelle. Alors que « L’âge de discrétion » s’étend sur un mois, et « La femme rompue » sur plus de six, « Monologue » se déroule sur quelques heures en un paroxysme de crise, la nuit du premier de l’an. Pour plusieurs raisons ce moment est particulièrement bien choisi. D’abord, il est bien connu que la solitude pèse davantage aux esseulés un jour de fête. Ensuite, c’est la veille de la visite projetée de Tristan, visite où se décidera l’avenir de Murielle, d’où sa tension accrue. De plus, la nuit est propice aux idées noires. Enfin, cette date, traditionnellement celle de toutes les résolutions, souligne ici avec 31 « Ils me cavalent dans la tête je les vois je les entends » (88), « même quand je suis seule ils me persécutent » (101), gémit-elle. <?page no="365"?> Vers une éthique de l’authenticité : La femme rompue 365 ironie l’incapacité fondamentale de Murielle à évoluer ou à se renouveler, tant elle est figée dans sa posture de récrimination boudeuse. Le texte se déroule dans l’immédiateté d’un présent exacerbé par l’attente de l’entrevue avec Tristan et Francis, et dans l’espoir d’un avenir heureux. Le rapport de Murielle au temps est d’une mauvaise foi totale. Elle embellit le passé en ce qui la concerne, ou le défigure au contraire dans le cas des autres. Elle ne saurait entrevoir le futur proche, la visite de Tristan, que comme l’imposition de ses propres exigences. Le seul avenir qu’elle envisage, c’est le retour à la situation idéalisée de la famille nucléaire tant décriée par Beauvoir. « Je veux mon mari, mon fils, mon foyer, comme tout le monde » (94), exige-t-elle en figeant son bonheur convenu dans une temporalité indéterminée. Pas un seul instant elle n’envisage de se projeter elle-même de quelque manière dans une quelconque activité autre que celles d’épouse et de mère. Elle est tout à fait incapable de s’appréhender autrement que comme partie de l’unité familiale utopique à laquelle elle persiste à croire en dépit de l’évidence du contraire, persuadée qu’elle est d’avoir été « la meilleure des mères » (114). Ainsi, son présent consiste en un passé réinventé. Quant à l’avenir qu’elle imagine, il n’est que volonté de puissance, d’annihilation d’autrui, et de glorification personnelle. La coupure d’avec autrui y est on ne peut plus totale, le dialogue impossible qui seul aurait pu lui assurer une certaine insertion sociale. Le titre de la nouvelle illustre ainsi avec exactitude cet isolement mortifère de l’héroïne qui est inapte à la communication et refuse de s’ouvrir aux autres. Comme dans les deux autres nouvelles, « Monologue » inscrit dans le tissu de son texte « cette distance de soi à soi qu’est la mauvaise foi », pour reprendre la formule de La force de l’âge (Be