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Diskursmarker, Konnektoren, Modalwörter

Marqueurs de discours, connecteurs, adverbes modaux et particules modales

0813
2014
978-3-8233-7544-9
978-3-8233-6544-0
Gunter Narr Verlag 
Waltraud Weidenbusch

Les marqueurs de discours et les connecteurs constituent un des domaines très étudiés en linguistique. Dans ce volume sont rassemblées des communications qui ont été présentées au congrès des Frankoromanistes à Augsburg. Y sont étudiés sous différents aspects théoriques et avec différentes méthodes des éléments français qui peuvent fonctionner comme marqueurs de discours et / ou connecteurs, notamment écoute(z), genre, donc, puisque, mais, des adverbes épistémiques et des formes déictiques. D'autres sujets traités sont leur emploi dans la bande dessinée et leur traitement lexicographique.

<?page no="0"?> Waltraud Weidenbusch (Hrsg.) Diskursmarker, Konnektoren, Modalwörter Marqueurs de discours, connecteurs, adverbes modaux et particules modales <?page no="1"?> Diskursmarker, Konnektoren, Modalwörter Marqueurs de discours, connecteurs, adverbes modaux et particules modales <?page no="2"?> Tübinger Beiträge zur Linguistik herausgegeben von Gunter Narr 522 <?page no="3"?> Diskursmarker, Konnektoren, Modalwörter Marqueurs de discours, connecteurs, adverbes modaux et particules modales Waltraud Weidenbusch (Hrsg.) <?page no="4"?> Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. Nous remercions le Romanisches Seminar der Universität zu Köln pour son aide financière qu'il nous a accordée. © 2014 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0564-7959 ISBN 978-3-8233-6544-0 <?page no="5"?> À la mémoire de Andreas Wesch (*2 décembre 1961 - †11 janvier 2008) <?page no="7"?> Table des Matières Remerciements ..................................................................................................9 Waltraud Weidenbusch Introduction ..................................................................................................... 11 I. M ARQUEURS DE DISCOURS Jörn Albrecht / René Métrich Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot)........................................................................................................ 29 Sascha Diwersy / Anke Grutschus Écoute(z) en tant que marqueurs de discours rapporté ..............................55 Astrid Rothe genre - so ne Art französischer Diskursmarker. Über die Entwicklung des französischen Diskursmarkers genre am Beispiel von jugendsprachlichen Gesprächen ............................................. 69 Daniela Pietrini Les marqueurs discursifs dans l’oralité fictive de la bande dessinée.......85 II. C ONNECTEURS Henning Nølke Pour une grammaire des connecteurs. L’exemple de donc ..................... 109 Ulrich Detges Puisque. L’état de la question ....................................................................... 129 Marion Carel Mais : une marque de négation partielle .................................................... 143 <?page no="8"?> 8 III. C HANGEMENT DE FONCTION ET POLYFONCTIONNALITE Gerda Haßler Adverbes épistémiques dans le français parlé et écrit : apparemment, évidemment, visiblement, éventuellement, probablement ................................ 161 Christiane Maaß / Angela Schrott Les formes déictiques en tant que connecteurs et marqueurs discursifs : sur la polyfonctionnalité des formes déictiques en français............................................................................................................ 175 <?page no="9"?> Remerciements Voilà enfin les actes de la section 4 du sixième congrès des francoromanistes qui a eu lieu à Augsburg en septembre 2008. Ils auraient certainement paru beaucoup plus tôt si la mort prématurée de mon cher collègue, Andreas Wesch, n’avait pas bouleversé nos projets. Nous avions conçu et préparé cette section ensemble. Nous nous connaissions en effet depuis la période de préparation de nos thèses de doctorat respectives à Berlin à la fin des années quatre-vingt. Nous avons été tous les deux élèves du professeur Jens Lüdtke. Depuis les années quatre vingt-dix, nous nous revoyions régulièrement à des congrès et, lors du congrès des hispanistes en mars 2007 à Drèsde, nous avions décidé d'organiser ensemble une section au congrès des francoromanistes à Augsburg. Hélas, il n'a pas été possible de réaliser ce projet : Andreas Wesch est décédé le 11 janvier 2008. J'ai cependant décidé d’organiser la section seule et de la lui dédier ainsi que de publier les actes de la section en son honneur. Je tiens à remercier très cordialement tous ceux qui ont contribué d'une manière ou d'une autre à cette publication : Jörn Albrecht et Barbara Wehr pour leur corrections scrupuleuses des épreuves, pour les discussions intéressantes et pour leur soutien moral, Andrea Ludwig, Julia Schäfer et surtout Anna Romanski et Meike Schlarb pour la mise en page, les éditeurs, le Narr-Verlag et ses collaboratrices Kathrin Heyng et Karin Burger pour leur patience et le Romanisches Seminar de l’université de Cologne pour son importante participation aux coûts de la publication. En outre, je remercie tous ceux qui ont contribué avec leurs communications à la réussite de la section ainsi que ceux qui ont participé aux discussions lors du congrès. Je tiens à exprimer ma profonde gratitude à tous pour avoir eu la patience d'attendre la parution des actes. Je regrette qu'il n'ait pas été possible de publier, pour diverses raisons, toutes les communications présentées à Augsburg. Il s'agit des communications suivantes : Heidi Aschenberg (Tübingen) : « Diskursmarker im Wörterbuch: Semasiologie und Onomasiologie », Lucia Bolzoni (Augsburg) : « L'emploi des connecteurs français dans différents langages sectoriels », Ellen Rötterink : « Marqueurs et activités discursives. Analyses proposées à partir d'un corpus de réunions scoutes » et Hélène Stoye (Hannover) : « Pour que, sauf si, cependant, etc. : les marqueurs contenant des prépositions. Une recherche basée sur corpus ». <?page no="10"?> 10 Je prie tous ceux que j'aurais oublié de nommer de bien vouloir m’excuser. Un grand merci à tous ceux qui m'ont aidée à mener à terme ce projet. Ces actes sont dédiés à la mémoire de Andreas Wesch. <?page no="11"?> Waltraud Weidenbusch (Heidelberg / Mainz) Introduction 1 Préliminaires Le thème de la section était actuel et l’est toujours. Les marqueurs du discours constituent actuellement un des domaines étudiés en linguistique générale, en linguistique romane ainsi qu'en linguistique française. Dès qu'on aborde donc le domaine des marqueurs du discours, il faut faire face au moins à deux problèmes majeurs, c'est-à-dire à celui de la dénomination et surtout à celui de la définition. Il va de soi que ces deux problèmes sont présents également dans les articles de ce volume, qui proviennent d'horizons théoriques très différents. En ce qui concerne la dénomination des objets d'étude de notre section, nous pouvons constater que les linguistes emploient un nombre assez élevé de termes différents dont je ne retiendrai ici que quelques-uns : Partikel (particule) (Weydt 1969, Hansen 1998, Waltereit 2006, cf. dans ce volume Detges « particule modale », Nølke « particules discursives »), Gesprächswörter (Koch / Oesterreicher 1990, 2 2011), mots de la communication (Métrich / Faucher / Courdier 3 1993-2001, cf. dans ce volume Pietrini), mots du discours (Ducrot et al. 1980, cf. dans ce volume Albrecht / Métrich), marqueurs du discours (Martín Zorraquino / Portolés Lázaro 1999, Waltereit 2006, cf. dans ce volume Diwersy / Grutschus, Haßler, Maaß / Schrott, Pietrini, Rothe) et connecteurs (Nølke 1993, cf. dans ce volume Carel, Detges, Nølke). Et même si deux auteurs emploient le même terme, cela n'implique pas qu'ils se basent sur la même définition et qu'ils regroupent les mêmes éléments sous la même dénomination. Avant de passer en revue les différents termes, je voudrais attirer l'attention sur le fait que la traduction d'un terme d'une langue à une autre peut générer encore plus de problèmes. Si l'on prend p.ex. le terme de particule : dans la grammaire traditionnelle du français, ce terme est employé dans le sens de « mot invariable », dans le contexte de la pragmatique ou de l'analyse du discours, par contre, le terme peut constituer une traduction de l'allemand Partikel, qui reprend la tradition instaurée par le terme de Abtönungspartikel de Weydt ou bien une traduction de l'anglais particle dans le sens de Fraser (1996). Il faut donc toujours préciser à quel auteur on se réfère. <?page no="12"?> Waltraud Weidenbusch (Heidelberg / Mainz) 12 Quant au titre de la section (Diskursmarker, Konnektoren und Modalwörter / Marqueurs de discours, connecteurs, adverbes modaux et particules modales), je donnerai une courte justification de mon choix terminologique dans ce qui suit. Comme je souhaitais regrouper des linguistes venant d'horizons théoriques différents et traiter le problème des éléments qui possèdent une fonction pragmatique sous différents aspects, j'ai utilisé plusieurs termes. Dans ce qui suit, j’expliquerai ces termes, à commencer par marqueur de discours, ensuite connecteur et enfin je traiterai les Modalwörter, adverbes modaux et particules modales. Ce dernier groupe implique en plus un problème de traduction. 1.1 Marqueurs de discours Le terme de marqueur de discours a été emprunté à l'anglais discourse marker (cf. p.ex. Schiffrin 1987, Fraser 1996 en tant que sous-groupe des pragmatic markers). J'utiliserai le terme de marqueurs de discours et ses variantes marqueurs du discours ou marqueurs discursifs en tant que synonymes. D'autres termes qui sont employés en linguistique pour désigner des éléments qui possèdent une fonction pragmatique dans le discours sont 1 : particules de discours (Hansen 1996, Waltereit 2006), Gesprächswörter (Koch / Oesterreicher 1990, 2 2011) mots de la communication (Métrich / Faucher / Cordier 3 1993) et mots du discours (Ducrot 1980). Quant à l'emploi du terme particule dans ce contexte, il faut renvoyer à Weydt qui, en 1969, a étudié des mots qu'on utilise très fréquemment en allemand et qu'il appelle Abtönungspartikeln. Plus tard, il utilise le terme de Partikel pour tout mot simple invariable, syn-sémantique, sans fonction syntaxique. Partikel, c'est aussi le mot-clé sous lequel on trouve les articles dans le LRL (1988-2005) qui concernent nos objets d'étude. Selon moi, ce terme a le désavantage de se référer seulement à la forme des éléments étudiés - ils sont invariables - et de négliger leur fonction, ce qui pourtant me paraît être l'aspect le plus important. C'est la raison pour laquelle je n'utiliserai pas le terme de particule de discours, bien que Hansen (1996) analyse les éléments bon, ben, eh bien, puis, donc, alors sous la dénomination de discourse particles et que, selon Waltereit (2006 : 3), Diskursmarker et Diskurspartikel soient des synonymes. Le terme de Gesprächswörter, qui renvoie à la situation dans laquelle on utilise ces éléments, à savoir la conversation orale, est employé par Koch / Oesterreicher ( 2 2011), qui le définissent de la manière suivante : 1 Je ne me propose pas de donner une liste exhaustive. <?page no="13"?> Introduction 13 Sprachliche [...] Elemente, die ausschließlich auf Instanzen und Faktoren der Kommunikation verweisen (Kontakt zwischen Produzenten und Rezipienten, ihre Gesprächsrollen, Diskurs/ Text, 'Formulierung', deiktische Konstellationen, verschiedene Kontexte und Emotionen). [...]. Derartige 'Wörter', die direkt auf Instanzen und Faktoren der Kommunikation verweisen, nennen wir Gesprächswörter (Koch / Oesterreicher 2 2011 : 42). Les deux linguistes incluent dans cette classe les signaux de structuration (Gliederungssignale), de prise de parole (turn-taking Signale), de contact entre les interlocuteurs (Kontaktsignale), de correction (Korrektursignale) et les phénomènes d'hésitation (hesitation phenomena), ainsi que les interjections et les Abtönungsphänomene (Koch / Oesterreicher 2 2011 : 42-69). D'autres linguistes rangent ces derniers, les interjections et les Abtönungsphänomene, dans une catégorie à part (cf. p.ex. Fraser 1996 et 1999 2 ). Koch / Oesterreicher ( 2 2011 : 68) soulignent eux-mêmes que les unités linguistiques qui peuvent exercer la fonction de Gesprächswörter dépassent la catégorie des mots, p. ex. : « je veux dire », « ma foi ». Le terme de mots de la communication utilisé par Mé trich / Faucher / Courdier ( 3 1993) ne constitue pas tout simplement une traduction du terme Gesprächswörter. Le terme lui-même renvoie lui aussi aux situations dans lesquelles ces unités sont employées, à savoir dans la communication, mais sans se limiter au code parlé. Il se réfère à une gamme d'unités linguistiques plus vaste que les Gesprächswörter de Koch / Oesterreicher ([ 1 1990] 2 2011 : 68) et inclut dans cette même catégorie les motsphrases et les interjections, les modalisateurs (Modaladverbien), les adverbes modaux (Modaladverbien), les appréciatifs (Modaladverbien), les particules de mise en relief (Gradpartikeln), les particules de graduation (Steigerungspartikeln), les adverbes connecteurs (Konjunktionaladverbien), les particules connectives (Gliederungspartikeln) et les particules modales (Abtönungsou Modalpartikeln) (Métrich / Faucher / Courdier 3 1993 : vol. 1 : 10-26). Il s'agit d’éléments qui ne possèdent pas « de contenu référentiel propre, [...] [n'] interv[iennent pas] dans la construction grammaticale des énoncés mais [...] exerc[ent] leurs effets au plan de la communication » (Métrich / Faucher / Courdier 3 1993 : vol. 1 : 10). Mots du discours, c'est le terme employé par Ducrot et al. (1980). Ce que les auteurs entendent par ce terme est défini comme suit : 2 Fraser 1999 : 942-943 exclut explicitement les Abtönungspartikeln, les interjections, les particules de focalisation et les commentary markers de la classe des marqueurs du discours. Bazzanella 1995, par contre, en traitant ce qu'elle appelle les signaux discursifs (segnali discorsivi) y intègre les interjections et la mitigation. <?page no="14"?> Waltraud Weidenbusch (Heidelberg / Mainz) 14 A chaque détour d'un discours apparaissent des expressions qui permettent à celui qui parle de manifester sa présence, en révélant un dire caché derrière le dit : elles marquent l'attitude du locuteur vis-à-vis de ce qu'il communique, celle qu'il veut imposer aux personnes à qui il s'adresse, ou encore l'organisation qu'il prétend donner à son discours (quatrième de couverture). Il s'agit donc d'éléments linguistiques par lesquels soit le locuteur exprime son attitude, soit il oriente l'interlocuteur dans l'interprétation de son énoncé, soit il structure son discours. Dans le livre (Ducrot et al. 1980) sont étudiés entre autres les expressions suivantes : mais, je trouve que, décidément, eh bien ! et d'ailleurs. Le terme de marqueur de discours est emprunté au terme anglais de (discourse) markers. Les Markers, dans un premier temps, sont définis par Schiffrin en tant qu'éléments qui fonctionnent au niveau du discours : « I operationally define markers as sequentially dependent elements which bracket units of talk » (Schiffrin 1987 : 31). Fraser (1996) dans son analyse des marqueurs pragmatiques (pragmatic markers) qui possèdent une fonction au niveau du discours, distingue différents sous-groupes, dont deux qui nous intéressent, sont les discourse markers (les marqueurs du discours) et les commentary markers (cf. 1.3). En 1999, Fraser précise sa définition des marqueurs du discours 3 : « I suggest that DMs [i. e. discourse markers] be considered as a pragmatic class, so defined because they contribute to the interpretation of an utterance rather than to its propositional content » (Fraser 1999 : 946). Se basant sur la théorie instructionnaliste du sens, il leur attribue un signifié procédural (Fraser 1996 : 186 et 1999 : 944). Hansen s'inscrit dans le même courant et définit, elle aussi, le signifié des marqueurs de discours comme procédural, tout en conservant l'idée qu'ils remplissent une fonction connective : I define discourse markers as non-propositional linguistic items whose primary function is connective, and whose scope is variable. [...] It is moreover part of the definition of markers that they do not contribute to the propositional content of their host units (in other words, they belong to that part of the utterance which is 'shown' rather than 'asserted'), and that they function as instructions from the speaker to the hearer on how to integrate the host unit into a coherent mental representation of the discourse. [...] The instructional character of markers implies that their semantics is procedural only, 3 La définition précise de Fraser est la suivante : « [Discourse markers] impose a relationship between some aspect of the discourse segment they are a part of, call it S2, and some aspect of a prior discourse segment, call it S1. In other words, they function like a two-place relation, one argument lying in the segment they introduce, the other lying in the prior discourse. I represent the canonical form as <S1 DM S2> » (1999 : 938). <?page no="15"?> Introduction 15 i.e. they have no conceptual core, but are basically instructions on how to process their host utterance in a particular context (Hansen 1996 : 106-108). En outre, elle observe que les marqueurs discursifs se réfèrent à des unités de classes et de longueur très variées (un mot, un énoncé, un paragraphe). C'est la différence formelle la plus importante entre les marqueurs de discours et les particules modales (Modalpartikeln) selon Waltereit (2006 : 7) qui, elles, ne se réfèrent qu'à la phrase. La définition donnée par Martín Zorraquino / Portolés Lázaro (1999) contient les mêmes idées, avec en plus des caractéristiques formelles qui sont admises par tous les linguistes : Los 'marcadores del discurso' son unidades lingüísticas invariables, no ejercen una función sintáctica en el marco de la predicación oracional son, pues, elementos marginales y poseen un cometido coincidente en el discurso : el de guiar, de acuerdo con sus distintas propriedades morfosintácticas, semánticas y prágmaticas, las inferencias que se realizan en la comunicación (Martín Zorraquino / Portolés Lázaro 1999 : 4057). Les marqueurs discursifs n'ont pas de fonctions syntaxiques dans la phrase, ils sont invariables par nature - c'est-à-dire selon leur catégorie de provenance - ou dans leur emploi en tant que marqueurs de discours 4 . Martín Zorraquino / Portolés Lázaro (1999) utilisent le terme de marcadores del discurso, par ailleurs, en tant que hyperonyme avec des sous-groupes : les connecteurs, les reformulateurs, les éléments qui structurent l'information, les opérateurs argumentatifs et les marqueurs conversationnels. Les deux linguistes incluent dans leur liste de marqueurs discursifs un nombre très élevé d'éléments qui sont employés et dans le code parlé et dans le code écrit, ce qui distingue les deux linguistes des autres chercheurs mentionnés dans cette introduction. En conclusion, j'aimerais donc retenir que les marqueurs de discours sont invariables, qu’ils n'ont pas de fonctions syntaxiques et qu’ils possèdent un scopus très variable. Leur signifié n'est pas lexical, grammatical ou conceptionnel, mais pragmatique ou procédural. Ce qui implique que la fonction 4 Bazzanella souligne que les éléments qui fonctionnent comme marqueurs discursifs proviennent de classes de mots différentes et que ses éléments conservent des traits sémantiques dans leur emploi en tant que marqueurs de discours. S'ils sont utilisés dans leur fonction non-pragmatique, ils possèdent un signifié lexical ou bien grammatical aussi bien qu' une fonction syntaxique : « I segnali discorsivi sono quegli elementi che, svuotandosi in parte del loro significato originario, assumono dei valori aggiuntivi che servono a sottolineare la strutturazione del discorso, a connettere elementi frasali, interfrasali, extrafrasali e a esplicitare la collocazione dell'enunciato in una dimensione interpersonale, sottolineando la struttra interattiva della conversazione » (1995 : 225). <?page no="16"?> Waltraud Weidenbusch (Heidelberg / Mainz) 16 pragmatique ou procédurale varie selon les linguistes et a bien sûr des conséquences pour le nombre d’éléments regroupés en tant que marqueurs de discours. Les fonctions peuvent donc être les suivantes 5 : structurer le discours, orienter les inférences, exprimer l’attitude du locuteur, se référer au rapport entre les interlocuteurs ou entre l'énoncé et le monde extralinguistique ou même relier deux éléments discursifs. Cette dernière fonction est, selon moi, la plus pertinente pour les connecteurs. 1.2 Connecteurs En ce qui concerne les connecteurs, on peut distinguer deux orientations dans les études qui leur sont consacrées : celle qui classifie les connecteurs comme sous-groupe des marqueurs de discours (Martín Zorraquino / Portolés Lázaro 1999) et celle qui les traite en tant que connecteurs sans se référant aux termes de marqueurs discursifs. C'est l'approche des théoriciens de l'argumentation (Ducrot 1980, Nølke 1993, 2004, cf. dans ce volume Nølke, Carel). Si l'on considère les connecteurs comme un sous-groupe des marqueurs de discours, on doit étudier et la langue parlée et la langue écrite. La fonction principale des connecteurs réside, comme l'indique le terme, dans le fait de relier deux unités linguistiques au niveau syntaxique ou textuel. Nølke (1993 : 137) les définit de la manière suivante : « un connecteur pragmatique est une conjonction ou un adverbial qui marque un certain type de relation entre deux ou plusieurs énoncés », et en 2004 : « nous entendons par connecteur (pragmatique) un élément linguistique qui relie deux points de vue (simples ou complexes) pour en former un point de vue relationnel » (Nølke 2004 : 86). Ce type de connecteurs donne une orientation argumentative à l'énoncé et implique « une prise en charge énonciative » (Charaudeau / Maingueneau 2002 : 128). La différence entre connecteur et connecteur pragmatique réside dans le fait que ces derniers impliquent une argumentation. Un problème qui se pose aux théoriciens de l'argumentation est le suivant : les connecteurs comme donc ne relient pas seulement des éléments linguistiques, l'un des deux éléments reliés peut aussi se référer au contexte extra-linguistique, comme dans des exemples tels que Tu n'as donc rien compris. Dans ce cas donc peut renvoyer à la situation extra-linguistique. 5 Le même marqueur de discours peut remplir différentes fonctions selon le cotexte ou le contexte et même plusieurs fonctions à la fois (Bazzanella 1995 : 232, 250, Hansen 1998 : 87-90, Waltereit 2006 : 9-12). En outre il faut aussi tenir compte du fait que la distinction entre un emploi en tant que marqueur de discours et un emploi non pragmatique d'une même forme linguistique n'est pas toujours très nette (Hansen 1998 : 75-77, 89- 90). Ce sont les raisons pour lesquelles on parle de leur polyfonctionnalité, cf. Koch / Oesterreicher 2 2011 : 69 et Maaß / Schrott dans ce volume. <?page no="17"?> Introduction 17 Cet emploi est considéré par d'autres comme un emploi en tant que marqueur de discours. Une solution à ce problème dans le cadre de la théorie de l'argumentation est proposée par Nølke dans ce volume. 1.3 Adverbes modaux et particules modales Le troisième groupe d'éléments linguistiques concerne les adverbes modaux (Modalwörter) dans le sens de Weydt (2001) et les particules modales (Modalpartikeln) dans le sens de Waltereit / Detges (2007 : 61) 6 . Tandis que les adverbes modaux expriment le degré de vérité de la proposition dans le sens Kantien, les particules modales se réfèrent au niveau de l'acte illocutoire et spécifient le statut de l'énoncé pour la suite du discours (Waltereit / Detges 2007 : 61). Les particules modales ne se distinguent pas seulement des adverbes modaux mais aussi des marqueurs de discours. Ces derniers contribuent à la structuration du discours et à la coordination de l'interaction entre les interlocuteurs (Waltereit / Detges 2007 : 61) 7 . En ce qui concerne les Modalwörter, Métrich / Faucher / Courdier ( 3 1993 : 11-14) distinguent trois types : les modalisateurs, les adverbes modaux et les appréciatifs. Les premiers expriment le degré de probabilité accordé à la proposition de la part du locuteur (p.ex. wahrscheinlich), les deuxièmes contiennent une assertion qui se réfère aux conditions de communication (p.ex. anscheinend, tatsächlich) et les troisièmes représentent une réaction affective (p.ex. leider) ou intellectuelle (p.ex. begreiflicherweise, dummerweise) aux faits (Sachverhalte) de la part du locuteur. Les adverbes épistémiques et évidentiels traités dans ce volume (cf. Haßler) appartiennent au deuxième groupe. 1.4 Désémantisation, grammaticalisation ou pragmaticalisation ? En linguistique, les marqueurs du discours ne sont pas seulement étudiés sous l'aspect synchronique, mais aussi sous l'aspect diachronique. Il est gé- 6 Il s'agit d'une définition élargie des Abtönungspartikel de Weydt 1969, 2001. 7 Waltereit 2006 : 7 voit trois différences entre les Modalpartikeln et les marqueurs de discours, qui, pour le reste, partagent beaucoup de caractéristiques. Les trois différences sont les suivantes : 1. Les Modalpartikeln sont soumises à des contraintes grammaticales en ce qui concerne les types de phrases dans lesquelles elles peuvent être employées. 2. Le scopus des Modalpartikeln est la phrase, tandis que le scopus des marqueurs discursifs est variable. 3. Les Modalpartikeln expriment la modalité. Ce n'est qu'après avoir énuméré les caractéristiques des Modalparikeln qu'il en distingue les Abtönunspartikeln en disant pratiquement que les Modalpartikeln représentent un type de Abtönungspartikeln qui contient des caractéristiques qui n’existent qu’en allemand (Waltereit 2006 : 18). <?page no="18"?> Waltraud Weidenbusch (Heidelberg / Mainz) 18 néralement admis que les éléments qui fonctionnent en tant que marqueurs discursifs sont des éléments qui ont acquis cette fonction au cours de l'histoire, c'est-à-dire par changement sémantique. Ce qui, par contre, fait objet de discussion, c'est la dénomination de ce procès : s'agit-il d'une désémantisation, d'une grammaticalisation ou d'une pragmaticalisation ? Dans le cas du terme de désémantisation, il s'agit d'une traduction du terme desemanticization ou bleaching de Lehmann ( 2 1995 : 127), qui se traduit aussi par attrition sémantique (Dostie 2004 : 39). Lehmann ( 2 1995 : 127) entend par desemanticization ou bleaching une diminution de la complexité du signifié d'une unité linguistique qui perd des traits sémantiques 8 . C'est un des critères de la grammaticalisation selon Lehmann ( 2 1995). Cette dénomination est d'un certain point de vue neutre. Elle évite la distinction entre grammaire et pragmatique inhérente aux deux autres termes. Mais, bien sûr, elle implique déjà une certaine valorisation du procès en n'affirmant pas un changement de signifié tout court, mais en décrivant ce changement comme une perte de signifié. A la base de la distinction entre grammaticalisation et pragmaticalisation se trouve la question de savoir comment on définit grammaire et pragmatique, à savoir la fonction grammaticale et la fonction pragmatique. Si l'on distingue entre fonctions pragmatiques et fonctions grammaticales comme le font Erman / Kotsinas (1993 : 79) 9 , qui ont créé le terme de pragmaticalisation, il devient impossible de parler de grammaticalisation dans le cas où une unité linguistique acquiert une fonction pragmatique. Si, par contre, on estime que les fonctions pragmatiques font partie de la grammaire, on parle d'une grammaticalisation, parce que les éléments perdent leur signifié lexical et prennent une fonction pragmatique, voire grammaticale par définition. C’est le point de vue adopté par Hopper / Traugott ( 2 2003 : 37, cf. aussi Dostie 2004 : 26) 10 . Dans ce dernier cas, il faut non seulement élargir la signification du terme grammaire par rapport à la définition de Lehmann (1995), mais aussi 8 Dostie 2004 : 39 contredit l'affirmation de Lehmann en disant que, dans certains cas, le signifié du marqueur de discours est plus complexe que celui de l'unité linguistique qui est à la base du développement. Cette complexité est la cause des difficultés qu'on éprouve quand on essaie de décrire le signifié du marqueur discursif. 9 Cf. aussi Dostie 2004 : 26. 10 Wischer 2000 : 357 propose une distinction en deux sous-classes de grammaticalisation : la première correspond à la grammaticalisation dans le sens de Lehmann 1995 et contient les unités linguistiques qui ont changé de classe de mots et sont devenues des prépositions, des conjonctions, des auxiliaires... et peuvent avoir acquis une fonction intra-propositionnelle. La deuxième englobe les unités linguistiques qui ont développé une fonction au niveau du discours ou du texte. <?page no="19"?> Introduction 19 modifier un autre des critères de grammaticalisation établis par Lehmann (1995), notamment celui de la fixation de la position de l'unité linguistique à l'intérieur de la phrase. Lehmann postule que les unités grammaticalisées perdent au cours de ce procès leur liberté de position dans la phrase. Ce qui évidemment n'a pas lieu dans le cas des marqueurs du discours, dont la position reste plus ou moins libre. Les deux articles dans ce volume qui traitent le changement de fonction des unités linguistiques, qui acquièrent une fonction pragmatique, se distinguent par l'emploi de termes différents. Haßler utilise le terme de désémentisation, tandis que Maaß / Schrott renvoient au concept de grammaticalisation de Hopper / Traugott ( 2 2003). C'est la raison pour laquelle j'ai choisi en tant que partie du titre de cette section « changement de fonction », évitant ainsi une référence à une seule théorie. Le changement de fonction ne mène pas nécessairement à la disparition de la fonction d'origine et, d'un point de vue synchronique, il en découle une polyfonctionnalité de ces éléments linguistiques. Cette polyfonctionnalité est démontrée et illustrée par des exemples dans les deux articles. En diachronie, il se pose un autre problème : étant donné qu'il existe des marqueurs de discours dans toutes les langues, il faut aussi se poser la question de savoir si une unité linguistique qui a fonctionné en tant que marqueur de discours, par exemple en latin vulgaire, continue à fonctionner de la même façon dans une langue romane. La réponse à cette question est importante pour la recherche de la pragmaticalisation : est-ce qu'elle a eu lieu en latin vulgaire ou dans la langue romane respective ? Cela variera selon l'élément étudié. En outre, il faut tenir compte du fait qu'il manque encore des études approfondies sur l'emploi de marqueurs du discours en ancien français 11 , d'une part, et que, d'autre part, le manque d'attestations dans les textes transmis par l’écrit est peut-être dû justement au code écrit, dans lequel on trouve moins de marqueurs de discours. Ce problème ne sera pas soulevé dans les articles de ce volume. 2 Présentation des contributions Dans ce volume, j'ai regroupé dans une même section les articles qui du point de vue du contenu traitent les mêmes types d'éléments ou les mêmes aspects. Les contributions sont réparties en trois groupes : 1 Marqueurs de discours, 2 Connecteurs et 3 Changement de fonction et polyfonctionnalité 12 . 11 Cf. Marchello-Nizia 1997. 12 L’article de Haßler à propos de certains adverbes modaux sera commenté sous 2.3. <?page no="20"?> Waltraud Weidenbusch (Heidelberg / Mainz) 20 2.1 Marqueurs de discours Jörn Albrecht et René Métrich 13 , « Dictionnaire allemand-français des ‹mots du discours› (O. Ducrot) », présentent dans leur contribution le dictionnaire des particules allemandes qui a été élaboré par René Métrich et Eugène Faucher avec la collaboration de Jörn Albrecht (Métrich / Faucher 2009). Après une courte description des courants de la linguistique pragmatique et textuelle, les auteurs commentent la structure du dictionnaire à l'aide d'un vaste éventail d'exemples. Les trois articles suivants étudient les fonctions de certains marqueurs de discours en se basant sur un corpus de français parlé enregistré ou de français parlé fictif. Sascha Diwersy et Anke Grutschus, « Écoute(z) en tant que marqueur de discours rapporté », soumettent écoute(z) dans sa fonction métadiscursive de marqueur de discours rapporté à une analyse lexicométrique en se basant sur la partie française du corpus C-ORAL-ROM. Ils constatent que écoute(z) dans le discours rapporté introduit par une forme verbale de dire ou de faire est en cooccurence avec les actes illocutoires du type directif ou commissif en attribuant ainsi « un esprit d'initiative au protagoniste » (p. 65), c'est-àdire au locuteur cité. Astrid Rothe, « genre - so ne Art französischer Diskursmarker. Über die Entwicklung des französischen Diskursmarkers genre am Beispiel von jugendsprachlichen Gesprächen », illustre les différentes fonctions du marqueur de discours genre à l'aide d'un corpus qu’elle a elle-même recueilli. Il s'agit d'un enregistrement de conversations entre lycéens bilingues allemands-français, âgés de 15 à 18 ans, effectué au Lycée International Saint- Germain-en-Laye en hiver 2004 / 2005. En plus, elle montre que cet emploi de genre à l'oral en tant que marqueur de discours est déjà passé en littérature. On le retrouve dans deux œuvres de Florian Zeller (La fascination du pire, Paris, 2002 et Julien Parme, Paris, 2006). Daniela Pietrini, « Les marqueurs discursifs dans l’oralité fictive de la bande dessinée », analyse l'emploi de marqueurs discursifs, surtout de ceux qui structurent le discours et de ceux qui possèdent une valeur phatique, dans l'oralité fictive des bandes dessinées en donnant des exemples illustratifs. Elle se base sur les études de Vincent (1993) et de Bazzanella (1994, 2001) 14 . Le corpus est très vaste. Il se compose de bandes dessinées humoristiques francophones classiques et récentes. Pietrini constate que les marqueurs de discours remplissent deux fonctions dans les bandes dessinées. La 13 C’est Jörn Albrecht qui a présenté la communication au congrès. 14 Pour les renseignements bibliographiques cf. l'article de Pietrini dans ce volume. <?page no="21"?> Introduction 21 première est celle de rendre les dialogues plus vivants, expressifs et authentiques. La deuxième consiste dans le fait de souligner l'enchaînement des bulles et de renforcer leur cohésion. Cette dernière fonction est due à l'interdépendance étroite du texte et de l'image dans les bandes dessinées. 2.2 Connecteurs Les articles ayant pour thème les connecteurs sont caractérisés surtout par leur approche théorique. Henning Nølke, « Pour une grammaire des connecteurs. L'exemple de donc », propose un modèle pour la description de la fonction structurale et de la fonction logico-sémantique des connecteurs pragmatiques. Il exemplifie sa proposition à l'aide du connecteur donc. L'auteur s'inscrit dans le cadre de la théorie polyphonique et de la théorie instructionnelle du sens. Son but est de proposer une grammaire des connecteurs pragmatiques pour être en mesure de les décrire en tant que classe linguistique. En prenant comme exemple donc, un connecteur prototypique, il explique son modèle d'analyse qui englobe la description des fonctions structurales et logico-sémantiques du connecteur. Dans le cas de donc, il propose une solution aux problèmes d'interprétation des exemples comme « Tu n'as donc rien compris » et « Donc, revenons à nos moutons », dans lesquels on ne trouve pas deux arguments exprimés explicitement qui seraient reliés à l'aide de donc. Sa solution du problème consiste en l'introduction d'un syllogisme généralisé qui permet qu'un argument ne soit pas exprimé d'une façon explicite mais qu'il se trouve dans le contexte extralinguistique. Ainsi tous les emplois de donc peuvent être expliqués sur la base d'un seul et même schéma. Dans les deux cas, donc est un connecteur pragmatique. Ulrich Detges, « Puisque. L’état de la question », donne une nouvelle description polyphonique du connecteur argumentatif puisque. Il présente l'évolution des analyses de puisque à l'intérieur de la théorie polyphonique (Ducrot et Anscombre 1980, Ducrot 1983, Olsen 2001) et combine l'analyse polyphonique avec les idées de Franken (1996) et de Degant / Pander Maat (2001, 2003) 15 . À l'aide d'une comparaison avec parce que il arrive aux conclusions suivantes : puisque est toujours, dans tous ses emplois, polyphonique. Dans p puisque q le connecteur introduit une justification qui possède une force argumentative élevée. P renvoie au locuteur et q constitue la prémisse mineure. Puisque implique un acte directif : faire accepter un fait à l'allocutaire duquel le locuteur s'attendait d'abord à une réaction défavorable. Par 15 Pour les renseignements bibliographiques cf. la bibliographie de l'article de Detges dans ce volume. <?page no="22"?> Waltraud Weidenbusch (Heidelberg / Mainz) 22 contre, mais puisque est une particule modale, avec laquelle le locuteur contredit l'acte de langage émis auparavant par l'allocutaire. Cette particule modale possède une double polyphonie en impliquant à la fois la voix de l'allocutaire et la voix collective q. Marion Carel, « Mais : une marque de négation partielle », se basant sur la Théorie des Blocs Sémantiques, propose une nouvelle analyse du connecteur mais, qui se distingue de l'analyse de mais présentée par Anscombre et Ducrot (1977). Selon la linguiste, A mais B implique une négation d'une partie de A, B étant un contenu de référence. Elle démontre sa thèse à l'aide d'exemples et arrive à la conclusion qu'il existe trois emplois différents de mais, qu'elle appelle mais articulateur, mais triangulaire et mais d'internalisation. Dans le premier cas, mais fonctionne en tant que connecteur, A et B sont communiqués, une partie de A est rejetée et une partie est accordée et B est pris en charge (C'est vrai que c'est dangereux mais Pierre est courageux). Dans les deux autres cas, mais est un opérateur. En employant le mais triangulaire seulement A est communiqué, une partie de A étant rejetée et une partie étant prise en charge la partie rejetée correspondant à B (Monsieur X est républicain mais honnête). Le mais d'internalisation implique que ce n'est que A qui est communiqué et qu'une partie de A est rejetée et qu'une partie est prise en charge, celle-ci correspondant au contenu de référence (Il l'a appelée mais en vain). 2.3 Changement de fonction et polyfonctionnalité Gerda Haßler, « Adverbes épistémiques dans le français parlé et écrit : apparemment, évidemment, visiblement, éventuellement, probablement », décrit la désémantisation des adverbes épistémiques cités qui passent d'un signifié évidentiel à un signifié épistémique et qui peut aller jusqu'à l'emploi en tant que marqueur discursif. La linguiste montre que les adverbes d'évidentialité (apparemment, évidemment, visiblement) ont subi un changement sémantique et sont passés d'une signification « vue par les yeux », qui rend explicite la source du savoir du locuteur, à une signification plus générale, une signification épistémique, qui indique le degré de probabilité du contenu de la phrase. Le changement sémantique peut aller plus loin et exprimer l'incertitude du locuteur vis-à-vis du contenu de son énoncé. L'évidence réelle du contenu de la phrase est réduite et le locuteur relie le contenu avec quelque chose qui est présent à l'esprit et connu de tout le monde. Dans ce cas, l'élément est employé en tant que marqueur de discours et possède une fonction pragmatique. Le fait qu'une chose ou qu'un événement auquel le locuteur n'a pas assisté en tant que témoin oculaire est moins sûr associe les adverbes d'évidentialité aux adverbes épistémiques (éventuellement, probablement, peut- <?page no="23"?> Introduction 23 être) et rend impossible une séparation nette entre les deux types d'adverbes. Les adverbes épistémiques, eux aussi, peuvent fonctionner en tant que marqueurs de discours. Ces changements de fonction sont démontrés pour chaque adverbe à l'aide d'exemples extraits des corpus FRANTEXT pour l'écrit et C-ORAL-ROM pour l'oral. Christiane Maaß et Angela Schrott, « Les formes déictiques en tant que connecteurs et marqueurs discursifs : sur la polyfonctionnalité des formes déictiques en français », traitent, elles aussi, le changement du signifié ou bien de la fonction d'éléments linguistiques, notamment de certains déictiques. Ce changement fonctionnel se réalise par l'addition d'une fonction secondaire, non-indexicale, à la fonction primaire, indexicale, des déictiques et peut être décrit à l'aide du concept de grammaticalisation selon la terminologie de Hopper / Traugott ( 2 2003). C'est-à-dire qu'ils perdent leur fonction déictique dans certains configurations pragmatiques et qu'ils fonctionnent en tant que connecteurs ou bien de marqueurs discursifs. Les connecteurs et les marqueurs de discours ont en commun la fonction de connectivité. Tandis que les connecteurs opèrent au niveau propositionnel et sont beaucoup plus intégrés du point de vue syntaxique et sémantique, les marqueurs de discours, en revanche, se situent au niveau du texte et de sa structuration et relient les unités illocutionnnaires. Dans une perspective diachronique, Maaß / Schrott observent le passage d'un emploi indexical et non-indexical d'un déictique comme p.ex. or à un emploi exclusivement non-indexical ou le maintien des fonctions indexicale et non-indexicale comme dans le cas de alors. Dans l'article, ce dernier est étudié comme exemple d'une unité qui remplit trois fonctions différentes selon le contexte : une fonction indexicale et une fonction non-indexicale subdivisée en deux fonctions : celle de connecteur et celle de marqueur de discours. En synchronie, on peut donc constater l'existence à une même époque d'un emploi indexical, déictique, et d'un emploi non-indexical d'une unité linguistique. Cette polyfonctionnalité est, selon les deux linguistes, constitutive des déictiques. Bibliographie Anscombre Jean-Claude / Ducrot, Oswald (1977), « Deux mais en français ? », dans : Lingua 43, 23-40. Bazzanella, Carla (1995), « I segnali discorsivi », dans : Renzi, Lorenzo / Salvi, Giampaolo / Cardinaletti, Anna (éds.), Grande grammatica di consultazione, vol. III, Bologna, Il Mulino, 225-257. <?page no="24"?> Waltraud Weidenbusch (Heidelberg / Mainz) 24 Charaudeau, Patrick / Maingueneau, Dominique (éds.) (2002), Dictionnaire d'analyse du discours, Paris, Seuil. C-ORAL-ROM = Cresti, Emanuela / Moneglia, Massimo (éds.) (2005), C-ORAL-ROM. Integrated Reference Corpora for Spoken Romance Languages, CD-ROM, Amsterdam, Benjamins. Dostie, Gaétane (2004), Pragmaticalisation et marqueurs discursifs. Analyse sémantique et traitement lexicographique, Bruxelles, De Boeck / Duculot. Ducrot, Oswald et al. (1980), Les mots du discours, Paris, Les Editions de Minuit. 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M ARQUEURS DE DISCOURS <?page no="29"?> Jörn Albrecht (Heidelberg) / René Métrich (Nancy) Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 1 Certes, le locuteur fait d’habitude comme si l’on pouvait facilement deviner, derrière les mots employés, le sens visé : mais cet optimisme, coextensif à l’usage de la langue, est justement ce qui nous dispense d’indiquer le sens de nos paroles - en nous confiant aux mots censés le véhiculer. 2 [Discourse marker is] : ... an expression which signals the relationship of the basic message to the foregoing discourse. [Discourse markers] provide instructions to the addressee on how the utterance to which the discourse marker is attached is to be interpreted 3 . 1 Présentation d’un projet désormais achevé L’ouvrage présenté est une édition en allemand, révisée et modifiée, d’un dictionnaire en 4 volumes élaboré de 1990 à 2002 par le GLFA (Groupe de lexicographie franco-allemande), composante de l’ATILF (ex-INALF) depuis 2000 : R. Métrich / E. Faucher / G. Courdier, Les invariables difficiles, Dictionnaire allemand-français des particules, connecteurs, interjections et autres « mots de la communication », Nancy, Association des Nouveaux Cahiers d’Allemand, 4 vol., 5 1998-2002. Outre la révision approfondie du métatexte descriptif, conséquence inéluctable - et heureuse ! - de sa transposition et adaptation en allemand, l’édition allemande du dictionnaire se distingue de l’édition française antérieure principalement sur deux points : le corpus des textes utilisés, qui a été sensiblement élargi, et les exemples, qui ont été largement renouvelés (environ 30%). 1 Sur la terminologie, cf. infra 3.4. 2 Ducrot 1980 : 22. 3 Fraser 1996 : 196. <?page no="30"?> Jörn Albrecht (Heidelberg) / René Métrich (Nancy) 30 L’ouvrage est paru en un volume en novembre 2009 sous les références suivantes : R. Métrich / E. Faucher (in Zusammenarbeit mit J. Albrecht), Wörterbuch deutscher Partikeln. Unter Berücksichtigung ihrer französischen Äquivalente, Berlin / New York, de Gruyter, 2009, 985 p. + LI. 2 Quelques notions théoriques pour servir à la description de l’ouvrage 2.1 La pragmatique linguistique et la linguistique pragmatique Als psychologisch im engeren Sinne möchte ich diejenigen grammatischen Formenmittel bezeichnen, in denen sich das seelische Verhältnis des Redenden zur Rede oder seine Absicht auf den Angeredeten einzuwirken, kundgiebt 4 . Un des premiers linguistes - à l’époque moderne - à conceptualiser l’opposition entre « contenu » extralinguistique évoqué par l’énoncé (le dictum) et la « manière » de le présenter, le « donner », le « faire exister » au monde (le modus) a été Charles Bally : La phrase explicite comprend donc deux parties : l’une est le corrélatif du procès qui constitue la représentation (p. ex. la pluie, une guérison) ; nous l’appellerons, à l’exemple des logiciens, le dictum. L’autre contient la pièce maîtresse de la phrase […] à savoir l’expression de la modalité, corrélative à l’opération du sujet pensant. La modalité a pour expression logique et analytique un verbe modal […] et son sujet, le sujet modal ; tous deux constituent le modus, complémentaire du dictum 5 . Bally souligne que fréquemment, l’expression du dictum et du modus se trouvent pour ainsi dire « amalgamées » dans un énoncé : Il y a des cas de cumul syntaxique. Soit (Paul est-il ici ? ) - Oui. Oui signifie « J’affirme que Paul est ici » ; il cumule donc modus et dictum […] : le modus est fourni par la langue, le dictum par la parole 6 . Bally est donc à l’origine d’une approche « typiquement française » de ce qu’on est convenu d’appeler « la pragmatique » : au lieu de « rajouter » la pragmatique à la sémantique comme l’avait proposé Charles W. Morris 4 Gabelentz 1969 [1901] : 95. 5 Bally 4 1965 : 36. 6 Bally 4 1965 : 150. <?page no="31"?> Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 31 (1966) et dans son sillage les fondateurs da la théorie des « actes de langage » John L. Austin (1970 [1962]) et son disciple John R. Searle (1969), il recherche dans la langue même (la langue parlée dans des situations linguistiquement pertinentes) les instruments qui servent à indiquer comment il faut entendre ce qui a été effectivement dit. Il y a donc deux courants différents (pas vraiment opposés) de la pragmatique linguistique ; un courant « intégriste » et un courant « additionnel ». 2.1.1 Le courant « intégriste » Le courant « intégriste », établi définitivement par la « linguistique de l’énonciation » d’Emile Benveniste, soutient qu’on peut trouver dans chaque énoncé les traces de son énonciation. Le linguiste qui suit ce courant est donc tenu à une observation méticuleuse des faits linguistiques au sens strict, même quand ses recherches portent sur le discours, pas sur le système linguistique. Dans cette tradition se rangent les travaux d’Oswald Ducrot, Jean- Claude Anscombre et Marion Carel sur la linguistique pragmatique et une de ses branches appliquées, la théorie de l’argumentation 7 . Le rapport entre la signification d’une phrase et les sens que peut prendre son énonciation dans des situations d’emploi données doit être rigoureusement prévisible : … il s’agit d’attribuer à chaque phrase une signification telle que l’on puisse, à partir de cette signification, prévoir le sens qu’aura son énoncé dans telle ou telle situation d’emploi. La seule façon de justifier la description sémantique d’une phrase, c’est donc de montrer que cette description permet bien de calculer, étant donné une situation de discours particulière, le (ou les) sens attribuable(s) à l’énoncé de cette phrase dans cette situation 8 . 2.1.2 Le courant « additionnel » Le courant « additionnel » (ou linéaire) de la pragmatique est issu de la tradition sémiotique fondée par Morris qui tend à séparer le plus nettement possible les dimensions sémantique et pragmatique. À la référence et la prédication s’ajoute l’illocution, qui décide, post festum, de ce que le locuteur veut faire en énonçant une proposition. Cette approche est moins attentive aux instruments linguistiques qui indiquent les rapports entre une phrase et les intentions de celui qui l’énonce que la pragmatique « intégriste ». Les exemples donnés dans les travaux sur les « actes de langage » - du moins ceux écrits dans une autre langue que l’anglais - sont parfois peu idioma- 7 Atayan 2006. 8 Ducrot 1980 : 8. <?page no="32"?> Jörn Albrecht (Heidelberg) / René Métrich (Nancy) 32 tiques ; le lecteur est souvent tenté de rajouter un petit « mot de discours » pour les rendre plus acceptables. 2.2 La linguistique textuelle La linguistique textuelle (ou linguistique du texte), issue de l’ancienne rhétorique et sœur aînée de la pragmatique, existe sous deux formes différentes : la grammaire du texte (ou grammaire transphrastique) d’une part et la linguistique textuelle intégrale (ou théorie des traditions discursives) de l’autre. Il s’agit d’une distinction de raison, les deux formes s’entrecoupant assez souvent dans la pratique. Toutes les deux présentent beaucoup de points communs avec l’analyse, la description et le traitement lexicographique des « mots de discours ». 2.2.1 La grammaire transphrastique Cette forme de la linguistique textuelle a son origine dans l’idée qu’il faut étendre le concept de « grammaire » à des unités plus grandes que celles de la phrase. Elle est d’une grande importance pour les études contrastives, car les emplois anaphoriques et cataphoriques des pronoms, les types de connecteurs et les enchaînements des dialogues varient considérablement d’une langue à l’autre. Nous nous limitons à un seul exemple pris dans le Wörterbuch deutscher Partikeln : (1) G RÖTZINGER : […] Nichts gegen Ihre Frau, aber Sie brauchen einen gesunden Menschen, keinen lahmen. P FANZELT : ° [Schon]. Aber eine Scheidung kommt teuer. (MSL 426-427) 9 G RÖTZINGER : Je n’ai rien contre votre femme mais ce qu’il vous faut, c’est une personne valide, pas une impotente. P FANZELT : Certes, mais un divorce coûte cher. 2.2.2 La linguistique textuelle intégrale (traditions discursives) Cette forme de la linguistique textuelle étudie ce qu’on pourrait appeler « la grammaire du discours », c’est-à-dire les moyens linguistiques qu’on emploie pour satisfaire aux exigences d’un certain genre de discours. Ces exigences sont moins contraignantes que les règles de grammaire à proprement parler, mais elles existent et elles sont transmises de génération en génération comme les règles d’une langue. La connaissance d’une tradition discursive appartient à un niveau du savoir linguistique relativement autonome. 9 Métrich / Faucher 2009 : 763. <?page no="33"?> Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 33 On peut écrire une lettre d’amour passionnante et au même temps dans un français épouvantable. La « linguistique du sens » d’Eugenio Coseriu est une forme particulièrement élaborée de la linguistique textuelle intégrale. À l’opposé de la linguistique de l’énonciation elle attribue plus d’importance aux situations d’emploi, aux « entours » (entornos, Umfelder) dans la terminologie de Coseriu 10 . L’emploi de certains « mots de discours » de sens « apparenté » dépend en effet assez souvent de l’« entour » de l’énoncé. Dans des phrases interrogatives, denn marque le rapport avec une situation donnée dans laquelle se trouve le locuteur, tandis que eigentlich indique qu’au lecteur est spontanément venue l’idée de s’informer de quelque chose : (2) (Rumeurs dans une salle de faculté lors d’une conférence trop longue) : Wieviel Uhr ist es denn? (Quelle heure est-il donc ? ) (Quelqu’un constate qu’il a complètement oublié l’heure) : Wieviel Uhr ist es eigentlich? (A propos, quelle heure est-il ? ) 11 . 3 Description analytique du Wörterbuch deutscher Partikeln 3.1 Le corpus Le corpus présente un large éventail de textes contemporains (XX e et parfois XXI e siècles) avec quelques rares incursions en amont (Fontane). Tous les types, genres et registres y sont représentés : ouvrages littéraires de haute tenue (Th. Mann, Hesse…), romans policiers (Glauser, Dürrenmatt, Arjouni…), littérature populaire (M. L. Fischer, Konsalik…), ouvrages spécialisés au sens large, de la vulgarisation scientifique au guide pratique, théâtre, articles de presse (Bild, Die Zeit, Der Spiegel…), langue parlée authentique (Freiburger Korpus) etc. L’Internet, source plus délicate à utiliser - comment y faire la part de l’emploi strictement individuel et de l’usage plus collectif ? -, n’a pas été totalement oublié pour autant, non plus que les dictionnaires monolingues ou bilingues existants. Les traductions ont été empruntées aux traductions « commerciales » quand elles existaient et assurées par nos soins (et revues par un collègue ayant une grande expérience de la traduction) dans le cas contraire. Pour des raisons de droits d’auteurs, les traductions commerciales ont presque toujours été données « telles quelles », la modification, même signalée, d’une traduction publiée n’étant pas autorisée dans un délai de 70 ans après la 10 Voir Coseriu 2001, Coseriu 4 2007 : 31-67. 11 Voir Métrich / Faucher 2009 : 292. <?page no="34"?> Jörn Albrecht (Heidelberg) / René Métrich (Nancy) 34 mort de l’écrivain auteur du texte original. On devine les effets de cette disposition sur la sélection des exemples. Là où il n’a pas été possible de trouver un exemple dont la traduction soit « sans défaut », un bref commentaire a été adjoint, pointant le défaut et proposant une solution jugée meilleure. Une sinon la grande originalité du dictionnaire, concernant les exemples, est de les avoir puisés non seulement dans des textes de langue source allemande mais aussi, pour 15 à 20% d’entre eux, dans des traductions allemandes du français. Le risque d’inauthenticité qui peut découler de cette démarche - ne dit-on pas qu’un texte traduit « sent » toujours la traduction ? - nous a paru largement compensé par son avantage, consistant principalement à élargir sensiblement l’éventail des correspondances possibles. Un exemple : dans notre corpus, plusieurs traducteurs allemands avaient recouru à eigentlich pour traduire normalement, alors qu’aucun traducteur français n’avait fait l’inverse. La traduction, on le sait bien, n’est pas une opération symétrique, d’où il suit que l’adoption du « double point de vue » ne peut qu’aider à mieux saisir - aux deux sens d’embrasser du regard et de comprendre - les multiples et subtiles correspondances entre les langues. 3.2 La macrostructure La macrostructure comporte 109 entrées pour un volume total de près de 1000 pages. Sans doute aurait-elle pu être plus vaste encore si les moyens humains avaient été plus importants et les conditions de travail plus favorables. L’étendue des articles varie considérablement. So, dont les emplois sont répartis sur 7 fonctions-acceptions appelées « classes fonctionnelles » (Funktionsklassen, cf. infra) occupe 36 pages et se trouve illustré par plus de 200 exemples ; geschweige [denn], à l’autre extrême, ne se voit accordé que 3 pages et 15 exemples. Aux entrées monolexicales, qui sont la grande majorité, s’ajoutent quelques syntagmes lexicalisés ou en voie de lexicalisation comme auch nur, auch wieder, erst [ein]mal, erst recht etc. Les combinaisons « libres » des mêmes éléments sont traitées à part, ce qui permet de montrer qu’une même combinaison « formelle » peut correspondre à différents cas de figure : auch nur peut ainsi être compris comme particule focale « intégrée » (premier exemple ci-après) ou comme combinaison (a) d’un connecteur et d’une particule focale, (b) de deux particules focales, (c) d’une particule phrastique et d’une particule focale ou encore (d) d’un constituant de subjonction et d’une particule focale (cf., dans l’ordre, les exemples (3) à (7)). <?page no="35"?> Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 35 Exemple de auch nur : (3) Mangell hatte ich zwar kalt erwischt, aber dennoch nichts in der Hand, womit ich ihm ~ das ge°ringste hätte nachweisen können. (VSD 88) 12 [= zweiteilige Fokuspartikel] J’avais certes piégé Mangell mais je n’avais pas le moindre commencement de preuve contre lui. (4) Vielleicht aber ist es ~ ~ ein alter, kindisch gewordener °Großvater, dessen er sich schämt. (SAA 336) 13 [= freie Kombination aus Konnektor + Fokuspartikel] Mais peut-être n’est-ce qu’un vieux grand-père retombé en enfance et dont il a honte. (5) ↑°Ich bin nämlich °~ ~ durch ein °Mißverständnis hier. (CHP 30) 14 [= freie Kombination aus zwei Fokuspartikeln] Moi aussi, c’est juste à cause d’un malentendu que je me retrouve ici. (6) Es stimmte, er war nie krank, nicht ernstlich, wie hätte er denn sonst ~ ~ daran °denken können, aufs Geratewohl hinaus in die Welt zu zigeunern, mit so gut wie nichts an Gepäck! (BBB 31/ 40) 15 ° [= freie Kombination aus Satzpartikel + Fokuspartikel] C’est vrai, jamais il n’était malade, jamais sérieusement, sinon l’idée ne lui serait même pas venue de partir à l’aventure dans le vaste monde en n’emmenant pour ainsi dire aucun bagage. (7) [...] und hier wurde Werner Hoyser zum erstenmal, wenn ~ ~ vorübergehend, aggressiv […]. (BGD 328/ 318) 16 [= freie Kombination aus Konjunktion + Fokuspartikel] (et pour la première fois Werner Hoyser manifesta, ne fût-ce qu'un instant, une véritable agressivité) 12 Métrich / Faucher 2009 : 112. 13 Métrich / Faucher 2009 : 113. 14 Métrich / Faucher 2009 : 114. 15 Métrich / Faucher 2009 : 114. 16 Métrich / Faucher 2009 : 115. <?page no="36"?> Jörn Albrecht (Heidelberg) / René Métrich (Nancy) 36 3.3 La microstructure Toute microstructure, si simple ou complexe soit-elle, est nécessairement le résultat d’une combinaison de trois composantes : le programme d’informations, qui fixe la liste des informations (au sens le - plus large) qui seront données de façon régulière sur chacun des lemmes traités ; la structuration du « contenu », fondée sur l’analyse des sens, fonctions, ac- - ceptions et / ou emplois du lemme, qui constitue dans un ouvrage tel que celui-ci la partie proprement « linguistique » du travail ; l’agencement des informations, qui donne à la microstructure sa forme géné- - rale, récurrente d’un article à l’autre. Le cadre de cette contribution ne permettant pas de présenter point par point les problèmes rencontrés et les solutions adoptées dans chacune de ces composantes, on se contentera de donner ci-après un aperçu de la microstructure de doch, qui occupe 39 pages de l’ouvrage : (8) doch doch 1 : Satzäquivalent (- Kommst du nicht mit? - Doch! ) doch 2 : Konjunktion (Er wollte eintreten, doch die Tür war abgeschlossen.) doch 3 : Konnektor (Die Prüfung war schwer, er bestand sie aber °doch.) doch 4 : Satzpartikel (Du kommst doch, oder? Nun hör doch auf damit! ) 17 … / … doch 4 Satzpartikel Funktion: die Partikel dient ganz allgemein dazu, die Äußerung, in der sie vorkommt, zu verstärken, indem sie sie als die nächstliegende Reaktion auf den Kontext bzw. die Situation hinstellt; verschiedene Bedeutungsnuancen können je nach Satztyp, dargestelltem Sachverhalt und Kontext mitschwingen. (Zur möglichen Verwechslung mit dem Konnektor → doch 3 u. Bilanz) . Kontext: alle Satztypen, außer den Fragesätzen mit Verberst. Position: Mittelfeld. Betonung: schwach. Synonyme: → ja 2 ; → nur 3 ; → schon 3 Partner: → eigentlich; → einfach; → [ein]mal 4 ; → [nicht] etwa 3 ; → nur 3 ; → wohl 1 17 Métrich / Faucher 2009 : 211. <?page no="37"?> Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 37 Franz. Entsprechungen: Üblich: ▪ mit ja: évidemment; mais [oui/ non/ bien sûr] ▪ mit nicht: allons! ; voyons! ; mais non ▪ au moins; bien; car; déjà; donc; ne me dis pas que … ; n’est-ce pas; pourtant; puisque; quand même; tout de même; voir; vu que; ( häufig: ) Ø Gelegentlich: ▪ mit nicht: du calme; pas du tout; tut, tut, tut ▪ aller; à la fin! ; allez-y! ; allons! ; arrête! ; ben [oui]; certainement; c’est évident; décidément; du calme! ; en fin de compte; faut toujours que; figure-toi que; hein? ; j’espère; je vous prie; je vous en supplie; maintenant; mais c’est que …; mais enfin; non? ; n’avoir qu’à + Inf.; ne voilà-t-il pas que; pour être/ avoir + Part. II; probablement; sans doute; seulement; très bien; vraiment; tu te rappelles/ vous vous rappelez; tu sais/ vous savez bien que …; tu ne sais pas/ vous ne savez pas que …; quand on sait que; Partizipialsatz (Part. I); Relativsatz; tu te rends compte; tu as vu comme … ; quoi! ; que diable! ; un peu; tut, tut, tut; Adj. + que + Subjekt + être (déçu qu’il était ... ); rhetorische Frage; anaphorische Wiederholung + Relativsatz Übersicht: 1. in Verbindung mit einem Satzäquivalent od. nicht a) ja / gewiss / klar / natürlich / nein … + doch (ohne Komma) b) nicht + doch (ohne Komma) 2. in Deklarativsätzen (zum Teil mit Ausrufecharakter) a) in feststellenden bzw. bestätigenden Sätzen b) in widersprechenden Sätzen c) in informierenden bzw. kommentierenden Sätzen d) in thematisierenden Wendungen wie da war doch ... u.a. e) wenn [nicht] A, so doch nicht/ nur B (mit nicht-hypothetischem wenn-Satz) 3. in Interrogativsätzen mit Verbzweit (auch in elliptischen) a) in formal positiven b) in formal negativen 4. in w-Interrogativsätzen a) um an Bekanntes erinnert zu werden b) um an Bekanntes zu erinnern 5. in diversen Aufforderungssätzen a) in imperativischer Form b) in deklarativer Form c) ohne Verb 6. in diversen Exklamativsätzen (mit Verb im Indik.) a) mit Verbzweit (od. Verberst bei Ellipse des ersten Satzglieds) b) mit Verberst (ohne Ellipse) c) durch dass eingeführt d) durch wenn eingeführt <?page no="38"?> Jörn Albrecht (Heidelberg) / René Métrich (Nancy) 38 e) durch ein w-Pronomen eingeführt 7. in Wunschsätzen (mit Verb im Konj. II) 8. in Nebensätzen a) mit Verberst, dem Hauptsatz nachgestellt b) durch nicht relatives wo eingeführt c) durch obwohl, obgleich, obschon, obzwar eingeführt d) in kausalen Nebensätzen mit weil, da e) durch ein dod. ein w-Pronomen eingeführt f) durch [und] dass eingeführt g) in der indirekten Rede: bei der Wiedergabe von Bitten u. Vorwürfen 9. in Nominalgruppen, zusammen mit so 5 1. in Verbindung mit Satzäquivalenten od. nicht: ohne Komma zwischen doch und dem Satzäquivalent (wo ein Komma steht, fungiert doch als Satzäquivalent; → doch 1 ): a) ja, gewiß, klar, nein doch: durch doch wird die Antwort mit dem Satzäquivalent als bekannt oder selbstverständlich hingestellt und dadurch verstärkt, in einer Situation, in der der Adressat die Selbstverständlichkeit der Antwort anscheinend nicht erkannt hat; dadurch ist die Antwort oft als Vorwurf zu verstehen, bei dem eine gewisse Gereiztheit mitschwingt, so als ließe der Sprecher den Adressaten wissen: Du hättest dir die Frage bzw. die Aufforderung sparen können: [...] - Ja [,] bist du wirklich sicher? - [Aber] ge°wiss ~! [...] - Oui mais tu es vraiment sûr? - Mais ouiii! Certain! Der hat ja einen Knall. Findest du? °Ja ~. Und was für einen. (UTR 180) - Il a un grain. - Tu trouves? - Évidemment! (Erster Satz in einer Rezension: ) Aber ja ~, ein junger Dichter muß natürlich in Paris gewesen sein! (www.welt.de vom 09.04.05/ WUL) 18 Et comment, qu’un jeune homme de lettres se doit d’avoir été à Paris! 18 Métrich / Faucher 2009 : 227-229. <?page no="39"?> Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 39 Kapitelübersicht Partie finale de la microstructure, qui regroupe, lorsque le besoin s’en fait sentir, des développements plus ou moins longs sur 1) le sens général du mot et ses valeurs particulières, 2) les ambiguïtés et ambivalences de ses emplois, 3) ses rapports avec tel ou tel de ses synonymes. Sur les deux premiers points, le lecteur est invité à se reporter plus bas, sur le troisième, nous reproduisons ci-après la comparaison proposée entre aber 3 , ja 2 et vielleicht 2 dans leurs emplois comme « Satzpartikeln » : (9) Vergleich zwischen den Satzpartikeln aber 3 , ja 2 und vielleicht 2 : Der allgemein anerkannten Beschreibung in H. Weydt et alii (1983: 16) zufolge drücken alle drei Partikeln das Staunen/ Erstaunen des Sprechers über den im Satz erwähnten Sachverhalt aus. Sie unterscheiden sich darin, dass jeweils ein anderer Aspekt des Sachverhalts das Staunen/ Erstaunen hervorruft: bei ja ist es das (nicht erwartete) Bestehen des Sachverhalts an sich: Der hat ja einen °Bart! (≈ Ich wusste es gar nicht); Franz. Entsprechungen: Mais […] il a une barbe! ; bei aber ist es die große Quantität bzw. die hohe Intensität einer Eigenschaft des Sachverhalts: °Der hat aber einen Bart! (≈ einen in seiner Fülle beeindruckenden), °Du rockst aber gut! (≈ überaus gut rocken); Franz. Entsprechungen: Quelle barbe il a! / Qu’est-ce que tu danses bien le rock! bei vielleicht ist es vorzugsweise das besondere Aussehen des Sachverhalts: °Der hat vielleicht einen Bart! (≈ einen in seiner Form sehr unüblichen). Einschränkend muss jedoch angemerkt werden, dass die Unterscheidung zwischen aber und vielleicht nur bei konkreten Gegenständen wirklich stichhaltig ist. Wenn es um Immaterielles geht, ist die Unterscheidung so nicht aufrechtzuerhalten: In °Das ist aber / vielleicht dumm! dürfte der Unterschied zwischen aber und vielleicht kaum in der besonderen „Art und Weise“ der Dummheit liegen, sondern eher - sofern es ihn gibt - in der „Intensität“: Mit vielleicht klingt die Exklamation markanter als mit dem schon ziemlich abgeblassten aber. Hinzuzufügen wäre, dass vielleicht vorzugsweise in Exklamationen über eher Negatives vorkommt, während aber in dieser Beziehung neutral ist: Das ist aber / (? ) vielleicht schön / nett! Wo vielleicht auf eine an sich positive Eigenschaft bezogen wird, ist diese in Wirklichkeit ironisch gemeint: Das ist vielleicht lustig! (≈ eben gerade nicht! ). Mit aber wäre lustig nicht unbedingt ironisch zu verstehen. 19 19 Métrich / Faucher 2009: 898. <?page no="40"?> Jörn Albrecht (Heidelberg) / René Métrich (Nancy) 40 3.4 La catégorisation des éléments fonctionnants comme « mots du discours » Une observation terminologique d’abord : le terme « mots du discours », créé naguère par O. Ducrot, semble passé de mode. On lui préfère l’expression « marqueurs de discours », venue de l’anglais (discourse marker), qui a également investi l’allemand (Diskursmarker). Si nous en sommes restés à « particules » (Partikeln), qui a le double inconvénient d’avoir d’autres acceptions (tout invariable, élément préverbal fixe…) et d’évoquer des éléments monosyllabiques (alors que l’ouvrage traite des mots comme eigentlich ou jedenfalls), c’est qu’il s’agissait là d’un terme relativement consacré par l’usage, au moins en Allemagne, et que « marqueurs du discours », malgré ses indéniables avantages, n’était pas non plus à l’abri de toute critique 20 . Aucune désignation n’étant parfaitement adéquate, le plus simple était de laisser prévaloir le principe baudelairien « Qu’importe le flacon… ». 3.4.1 Conception polysémique : une entrée = plusieurs acceptions-fonctions On parle de conception polysémique (en opposition à homonymique) lorsque tous les sens et emplois d’un mot (forme) sont traités sous une seule et même entrée, même si celle-ci est ensuite « déclinée » en plusieurs sousentrées. C’est la conception adoptée dans l’ouvrage, en faveur de laquelle plaidaient plusieurs arguments : le fait, d’abord, que l’on perçoive intuitivement assez souvent un « noyau - sémantique » commun à la plupart sinon à tous les emplois d’une forme - l’idée de « pas dans le sillage de ce qui précède » avec aber, d’adversité avec doch, de « repli sur une position forte » avec jedenfalls etc. -, même si ce noyau commun n’est pas toujours, loin s’en faut, facile à saisir et à circonscrire ; le fait, ensuite, que les variations dans le sens et les fonctions de ces mots - sont généralement liées à leur position dans la phrase, à la nature ou au périmètre de leur base d’incidence ou encore au schéma prosodique sous 20 Si l’on y prend « discours » comme synonyme de « parole » dans la fameuse opposition saussurienne langue / parole, l’expression désigne tous les éléments qui, ne servant ni à désigner un contenu extralinguistique (mots lexicaux) ni à faire fonctionner ces derniers (mots grammaticaux), interviennent en fait dans l’énonciation, au sens de Benvéniste 1974, autrement dans la mise en œuvre in situ de la langue. Elle déborde alors largement le périmètre de notre ouvrage. Si, en revanche, on prend « discours » au sens plus restreint de production textuelle, elle fait prioritairement penser aux « connecteurs », qui en balisent les articulations et les cheminements argumentatifs. Or tous les éléments traités dans notre dictionnaire ne relèvent pas, nous semble-t-il, de cet ensemble. <?page no="41"?> Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 41 lequel ils s’insèrent dans le contexte. Cela suggère que c’est bien un seul et même signifié abstrait qui se trouve investi dans des rôles différents ; l’existence, enfin, d’assez nombreuses ambiguïtés et ambivalences, au - moins « théoriques » (c’est-à-dire abstraction faite du contexte, dont on sait qu’il permet presque toujours de les lever), qui suggère une certaine porosité entre les différentes catégories auxquelles ils sont affectés. Il faut dire ici un mot de la notion de « classe fonctionnelle » (Funktionsklasse) utilisée de préférence à celles de sens, fonction ou acception pour regrouper les multiples emplois de ces mots en un nombre aussi restreint que possible - so viel wie nötig, so wenig wie möglich - de catégories. Le premier terme, classe, signifie que les regroupements n’ont pas été faits sur la base de l’intuition sémantique mais sur celle de critères dûment définis et appliqués avec rigueur 21 . Le second, fonctionnelle, se veut à la fois relatif à la notion de fonction (le mot « sert à… ») et à celle de fonctionnement (le mot « fonctionne » de telle ou telle façon, il peut ou ne peut pas, par exemple, occuper telle ou telle position). Dire qu’une occurrence donnée d’un mot appartient à telle classe fonctionnelle, c’est donc dire qu’elle exerce la fonction générale dévolue à cette classe et qu’elle présente le « profil syntaxique » commun à tous les éléments de la classe. On voit que les classes fonctionnelles ne correspondent pas à des « signifiés » irréductibles l’un à l’autre. Ceux-ci, pour autant qu’on puisse les saisir, sont nécessairement « en deçà » de celles-ci - ou « au-delà », comme on voudra. 3.4.2 Grille de catégorisation utilisée dans le dictionnaire Les critères qui fondent la catégorisation adoptée sont de diverses natures mais hiérarchisés et homogènes à un niveau donné. On y trouve, dans l’ordre : le statut grammatical de l’élément (morphème libre ou lié), son statut énonciatif (valant énoncé autonome ou non), son statut dans l’énoncé (intégré ou non), sa base d’incidence (phrase ou constituant de phrase), son comportement positionnel par rapport à la première place syntaxique (Vorfeld) de la phrase (aptitude ou inaptitude à occuper cette place). La fonction, exprimée en termes de « type de fonction », n’intervient qu’en « bout de course ». Le tableau ci-après (version française du tableau publié dans Métrich 2008) donne une vue d’ensemble du système de classification. 21 C’est, par exemple, le test de suppression qui nous a fait classer le doch de la séquence « - Kommst du mit ? - Gewiss doch ! » parmi les particules phrastiques (Satzpartikeln) et non pas comme Wolski 1986 parmi les mots-phrases : doch peut ici être supprimé sans dommage pour la viabilité et le sens fondamental de l’énoncé, alors que ce n’est pas le cas de gewiss, ce qui montre que doch ne constitue pas un énoncé à lui tout seul et ne peut donc prétendre au statut de « Satzäquivalent ». <?page no="42"?> morphèmes liés orphèmes libres wenn…auch was/ wer/ wo… auch / immer es sei denn,… énonciativement autonomes énonciativement non autonomes Satzäquivalente und Interjektionen aber! also? doch eben! freilich! ja usw. non intégrés intégrés particules (Gliederungspartikeln) also, das ist... ja, wissen Sie... nun, das ist... ..., wie? usw. base d’incidence : mot ou constituant de phrase base d’incidence : phrase quelconque prédicatif apte à occuper la 1 re place syntaxique (Vorfeld) non apte à occuper la 1 re place fonction : mise en relief fonction : intensification fonction : commentaire fonction : connection fonction : mise en situation dans le contexte du discours particules focales (Fokuspartikeln) auch er hat... ausgerechnet er besonders dann bloß deswegen genau dort schon heute usw. particules graduatives (Graduierungspartikeln) absolut ausgesprochen durchaus restlos völlig vollkommen usw. adverbes modaux (Modaladverbien) wahrscheinlich wirklich tatsächlich leider seltsamerweise usw. connecteurs (Konnektoren) allerdings außerdem schließlich nur [müsste er...] usw. particules dites modales, illocutoires… mieux appelées : particules phrastiques (Satzpartikeln) aber, auch auch wieder bloß denn, doch, etwa, nur, schon, wohl, usw. m <?page no="43"?> Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 43 Il n’est pas possible ici de commenter ce tableau dans le détail, mais il nous semble indispensable de justifier le choix du néologisme « particule phrastique » (Satzpartikel) pour remplacer les appellations plus usuelles de « particule modale » ou « illocutoire » en français, « modal- » ou « illokutive Partikel » en allemand. Ce choix ne procède pas d’un désir d’originalité, il repose sur un double constat : d’une part, que les valeurs « modales » ou « illocutoires » ne sont pas l’apanage des seules particules ainsi appelées - comment nier par exemple la dimension intrinsèquement « modale » voire « illocutoire » de ausgerechnet (cf. plus bas), que son profil syntaxique oblige pourtant à ranger parmi les particules focales ? ; d’autre part, que toutes les particules ainsi appelées n’ont pas nécessairement une valeur « illocutoire » évidente (du moins si l’on prend la notion au sérieux et non pas comme simple synonyme de « pragmatique » ou de « communicatif ») - comme denn, par exemple, dont on se demande, dans bien des cas (pas forcément dans tous) en quoi son insertion dans une question banale du genre Wie heißt du [denn] ? modifie l’illocution de l’énoncé. 3.5 Présentation des équivalences virtuelles et actuelles (textuelles) entre les deux langues 3.5.1 Multiplicité des équivalents Les « mots du discours » produisant des effets très variables selon les contextes d’emploi - on parle, en Allemagne, de leur Kontextsensitivität - on ne sera pas surpris par la multiplicité des équivalents qu’ils peuvent avoir en français. Encore faut-il noter que cette multiplicité dépend aussi, et même fondamentalement, de l’existence ou non, dans la langue cible, d’un élément de même niveau, autrement dit à périmètre d’emploi comparable. Un mot comme ausgerechnet, catégorisé dans tous ses emplois comme particule focale (Fokuspartikel) illustre bien cette multiplicité et sa double cause. Les deux ou trois équivalents généralement cités dans les dictionnaires bilingues, justement, précisément et exactement, ne possèdent pas le trait de « non convenance affective » du mot allemand, qui fait qu’on peut si souvent le gloser par des formulations du type « ça ne m’arrange pas », « ça ne me / lui plaît pas », « c’est quand même étonnant » etc. Face à ces trois équivalents, que l’on a trouvé à l’œuvre dans moins de 15% des traductions commerciales dépouillées, les traducteurs, souvent bien inspirés, nous en ont proposés une quinzaine d’autres. En voici un échantillon substantiel : <?page no="44"?> Jörn Albrecht (Heidelberg) / René Métrich (Nancy) 44 (10) Das war aber Pech: ich war kaum fünf Minuten weg, und ~ in °der Zeit hat er angerufen. 22 Quelle malchance : j’ai été absent cinq minutes à peine, et c’est [justement] à ce moment-là qu’il a appelé. (11) Er hatte führende Genossen als Stalinisten bezeichnet und gelärmt, eine neue Politik könne man nicht mit alten Leuten machen; und ~ °da wollte er sich mit Kurella anlegen. (ELB 144) 23 Il avait qualifié de staliniens des dirigeants du parti et crié sur tous les toits que l’on ne pouvait faire une nouvelle politique avec des vieux ; et c’est le moment qu’il choisit pour entrer en conflit avec Kurella! (12) Wer hätte gedacht, dass ~ °er einem Orden beitreten würde? Qui aurait pu penser qu’un type (fam.) comme lui entre un jour dans les ordres? „Das klingt sehr christlich“, sagte ich. „Gott, ~ °Sie wollen mir wohl sagen, was christlich ist“. (BAC 93/ 103) Ça me paraît très chrétien. - Tiens donc ! C’est vous qui al- - lez m’apprendre ce qui est chrétien ? (Die Szene spielt zu Tisch im Dritten Reich: ) ~ vor diesem natio°nalsozialistischen Kulmbach stänkert Gerti den Kurt Pielmann auf die gefährlichste Weise an. (IKM 40-41/ 38) Comme si elle le faisait exprès devant Kulmbach, cet ardent national-socialiste, Gerti se met à houspiller Kurt Pielmann de la façon la plus dangereuse. Berlin Mitte heißt ~ ein Viertel, in dem alle Querstraßen °Sackgassen sind. (PSM 39/ nach 61) Berlin-Centre, c’est curieusement le nom d’un quartier où toutes les rues transversales sont des impasses. 22 Métrich / Faucher 2009 : 123. 23 Métrich / Faucher 2009 : 124. <?page no="45"?> Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 45 Wenn ich allein mit ihm war, wurde Karl immer [...] „offen“ und fing seine Unter-Männer- Gespräche an, übers Kinderkriegen und immer fing er an, der katholischen Kirche Vorwürfe zu machen (~ °mir gegenüber). (BAC 211/ 234) [...] quand j’étais seul avec lui, il ne manquait jamais de me parler à «cœur ouvert», se lançant dans une de ces affreuses «conversations-entre-hommes» sur la calamité des grossesses répétées et finissait toujours par s’en prendre à l’Église catholique (en ma présence... un comble! ). Ich habe ja gewußt, was auf uns zukommt, sagt Milli. Und ~ an deinem Ge°burtstag. (RBB 19) Je savais bien ce qui allait nous arriver, dit Milli. Et en plus le jour de ton anniversaire! „Das hat man mir verheimlicht, mit Erfolg übrigens“, kam es gekränkt zurück. Aber manches habe er doch gewußt, zum Beispiel, daß Rysselgeerts große, vom Geheimnis behütete Liebe ~ der Sohn eines der °einflußreichsten Gewerkschaftsführer sei. (JBB 77/ 85) «C’est ce qu’on m’a caché, avec succès d’ailleurs», répondit-il, vexé, malgré cela je sais un tas de choses, par exemple que son grand amour, enveloppé d’un si grand secret, est comme par hasard le fils d’un des chefs syndicalistes les plus influents. […] ... Man klopfte an die Tür! Es war Armand. Ein müder, rotgesichtiger, ziemlich schmutziger Armand. […] [Er] ließ sich in einen Sessel fallen. ~ an °diesem Abend, an dem Edmond hätte allein sein können. ... on frappa à la porte. C’était Armand. Un Armand fatigué, rouge, assez sale. […] Il se laissa tomber sur le fauteuil. Pour un soir qu’Edmond aurait pu être seul. (VDR 399/ 370) <?page no="46"?> Jörn Albrecht (Heidelberg) / René Métrich (Nancy) 46 Das ist schwere Sachbeschädigung - auch wenn sie es „Werbe- Aktion“ für den Aachener Zoo nennen. Mit dieser Begründung nahm die Polizei vier Studenten fest. Als „Werbefläche“ hatten sich die vier jungen Männer ~ das Sym°bol der Reiterstadt Aachen ausgesucht: eines Nachts [...] verwandelten sie mit weißer Farbe die sechs Meter hohe Pferdestatue vor dem Theater in ein Zebra. (BZ 03.01.67: 2) C’est un acte grave de vandalisme, même s’ils appellent ça une „action publicitaire” pour le zoo d’Aix-la-Chapelle. C’est le motif pour lequel la police a arrêté quatre étudiants qui n’avaient rien trouvé de mieux que de prendre le symbole de la capitale de l’équitation comme support publicitaire: une nuit, avec de la peinture blanche, ils transformèrent en zèbre la statue de cheval de six mètres de haut située devant le théâtre. Ob er des Nachmittags der Annahme seiner Einladung so wenig sicher gewesen sei, daß er diesen von ihrem kleinen Lohn abhängigen Verkäuferinnen ~ den °Fürstenhof und nicht ein einfaches Restaurant vorgeschlagen hatte. (BBB 121/ 145) L’après-midi, était-il si peu certain que son offre serait acceptée pour avoir choisi de proposer rien moins que le Fürstenhof au lieu d’un restaurant ordinaire à ces deux vendeuses qui ne touchaient qu’un petit salaire. [...] eine [...] Votivtafel der Kirche unseres Dorfes, worauf ein Student der Physik ~ dem biederen heiligen °Joseph für ein „gut bestandenes Staatsexamen” dankte. (JBB 35/ 40) 24 [...] un ex-voto accroché dans l’église de notre village et où un étudiant en physique remerciait ce brave saint Joseph - saint Joseph ! - pour sa «réussite aux examens». 3.5.2 Equivalence zéro Compte tenu des contraintes de place et de notre volonté d’illustrer le plus largement possible les multiples possibilités de traduction des mots dans leurs diverses fonctions, notre dictionnaire ne rend pas compte comme il se devrait de la fréquence de l’équivalence zéro. Sur ce point nous ne pouvons que renvoyer à Métrich (1997) où le phénomène de non traduction est décrit dans toute son ampleur, très variable selon les mots, non sans avoir d’abord été « problématisé » (car il n’est pas si simple de dire si ce qu’apporte telle particule à l’énoncé allemand a été effectivement rendu, au moins partiellement, dans l’énoncé français). 24 Métrich / Faucher 2009 : 124-125. <?page no="47"?> Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 47 On se contentera ici de quelques exemples d’équivalence zéro de halt : (13) (Karl Valentin sieht sich moderne Apparate in einem Fachgeschäft an: ) Ja, was ist denn das alles für ein Zeug! Was die Menschen heutzutage nicht alles erfinden! Nur für'n Schnupfen hams ~ noch nichts erfunden! (KVS 96/ 63) 25 Mais, qu'est-ce que c'est que tous ces instruments! Qu'est-ce que les gens ne vont pas inventer de nos jours! Il n'y a que pour le rhume qu'ils n'ont encore rien inventé! (14) VATER: […] Seit wann bist du so scharf auf die Schule? SOHN: Och, weißt du, eigentlich schon immer, ich kann’s ~ nicht so zeigen. (PCG-2: 36) 26 LE PÈRE: Depuis quand es-tu un fanatique de l’école? LE FILS: Bof, depuis toujours, au fond, mais j’ai du mal à le montrer. (15) „Da mußt du dich ~ dran gewöhnen”, sagte Ruth. 27 - Mon vieux, faut t’y faire, dit Ruth. (CRS 159/ 157) 4 Quelques problèmes méthodologiques 4.1 Classement des exemples Les exemples sont classés selon des critères variables, de type formel (position, type de phrase…), lexical (co-présence de tel type d’élément) ou sémantico-pragmatique (fonction, effet de sens, situation d’énonciation…), avec une priorité de principe accordée aux premiers, plus aisés à suivre (nachvollziehen) pour l’usager que les caractérisations sémantiques. Leur mise en œuvre n’est pas uniforme mais fonction des caractéristiques propres à chaque classe fonctionnelle. Pour prendre les principales : les exemples de connecteurs sont prioritairement classés selon les posi- - tions du connecteur, dont l’usager peut ainsi évaluer la mobilité. Les positions a priori prévues sont celles que l’on distingue habituellement en syntaxe de l’allemand : hors-phrase (Extraposition), 1 re position (Vorfeld), position post-verbale, c’est-à-dire après le verbe conjugué de la déclarative, structurellement en 2 e position (Mittelfeld), position après verbe final (Nachfeld), adjonction (Nachtrag), incise (Einschub) ; pour les particules focales, les exemples sont généralement distribués se- - lon la position de la particule par rapport à sa base d’incidence 25 Métrich / Faucher 2009 : 459. 26 L'exemple a été supprimé lors de la publication de Métrich / Faucher 2009. 27 Métrich / Faucher 2009 : 459. <?page no="48"?> Jörn Albrecht (Heidelberg) / René Métrich (Nancy) 48 (avant / après) et / ou la nature de cette base d’incidence (groupe nominal, verbe ou subordonnée), cette dernière jouant souvent un rôle important dans l’émergence des effets de sens et donc de traductions différentes ; quant aux particules phrastiques, c’est le critère des types syntaxiques de - phrase (déclarative, interrogative globale ou partielle, impérative etc.) et dans une moindre mesure celui des types illocutoires (au sens large) d’énoncés (question, injonction, commentaire, reproche…) qui s’imposent ici avec force du fait que les effets produits par les particules sont très étroitement liés aux types de phrase et d’énoncés où elles figurent (cf. supra l’exemple de doch). Termes génériques : Extraposition (parfois Vor-Vorfeld), Vorfeld, Mittelfeld, Einschub, Nachtrag Termes spécifiques : Verberst, Verbzweit, Nullposition (p.ex. Nein, nur meine Nase kommt mir so dick vor) (cf. weil « marqueur de discours ») Types de phrase : Deklarativ-, Exklamativ-, Interrogativsatz (mit Verberst oder W-Interogativsatz) ; Imperativsatz. 4.2 Ambigüités et ambivalences : l’importance des faits prosodiques Les ambiguïtés et ambivalences d’origine syntaxique (et non lexicale ! ) sont traitées dans le cadre du « BILAN » qui clôture de nombreux articles. Elles sont fréquemment liées à des faits prosodiques, accentuation et intonation, dont la description par les moyens de l’écrit est, comme on sait, malaisée. On s’est donc contenté des indications minimales nécessaires à la bonne compréhension des choses. Seul l’usager pourra dire si elles sont suffisantes. Voici pour s’en faire une idée, de larges extraits de la rubrique consacrée à doch suivis d’un bref aperçu de schon : (16) Ambiguitäten und Ambivalenzen zwischen doch 3 (Konnektor) und doch 4 (Satzpartikel) : Die Konkurrenz zwischen beiden Lesarten lässt sich am besten anhand von Sätzen aufzeigen, die sehr ähnliches lexikalisches Material enthalten: 1. in Deklarativsätzen: [...] Er ist [nun] °~ nicht mitgekommen. (1) (obwohl er einen Grund gehabt hätte zu kommen) (2) (nach längerem Zögern hat er sich für das Nichtkommen entschieden) = doch 3 [Finalement] il n’est quand même pas venu. Finalement, il n’est pas venu. <?page no="49"?> Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 49 Er ist ~ gar nicht °mitgekommen! (wie ich dir schon mehrmals gesagt habe) […] Mais puisqu’il n’est pas venu! = doch 4 ♦ Potentiell ambiger Satz, was die Lesart von doch betrifft: Mein Neffe Bouvard, wie oft hat der sich über mich lustig gemacht. Warum ich eine so große Bibliothek besäße, ich läse ~ nie. (BBB 34/ 43) • Mögliche Lesarten von doch: als (betonter) Konnektor: doch wäre hier synonym mit sowieso und das Nichtlesen explizit als Argument gegen den Besitz der Bibliothek angeführt; es könnte die Partikel ja hinzugefügt werden, um den Sachverhalt als bekannte, unstrittige Tatsache hinzustellen: ich läse [ja] °doch nie. als (unbetonte) Satzpartikel: hier wäre es die Aufgabe von doch, den Sachverhalt als bekannt und unstrittig hinzustellen. Das Nichtlesen würde eher als Argument für die Frage und das mit ihr bezeugte Unverständnis fungieren. Das Verb müsste den Satzakzent tragen und der Satz würde exklamative Züge annehmen: Ich °läse doch nie! • Anzumerken ist jedoch, dass beide Lesarten hier auf die gleiche argumentative Wirkung hinauslaufen: Letzten Endes wird in beiden Fällen das widersprüchliche Verhalten des Adressaten kritisiert. Nur geschieht dies auf zwei unterschiedlichen Wegen, was in der französischen Übersetzung durchaus widergespiegelt werden kann: mit doch als Konnektor: Que de fois Bouvard, mon neveu, s’est-il moqué de moi! Pourquoi possédais-je une aussi vaste bibliothèque puisque [de toute façon] je ne lisais jamais? mit doch als Satzpartikel: Que de fois Bouvard, mon neveu, s’est-il moqué de moi! Pourquoi possédais-je une aussi vaste bibliothèque? Je ne lisais jamais! 2. in Interrogativsätzen mit Verbzweit: [Und] du bist °doch hingegangen? (trotz des Verbots, der Gefahr, der Entfernung usw.) [Et] tu y es allé quand même? = doch 3 Konnektor Du bist doch °hingegangen [, nicht]? (ich nehme es an, möchte dich aber vorsichtshalber trotzdem fragen) Tu y es bien allé [, non] ? = doch 4 Satzpartikel 3. in wenn-Exklamativsätzen mit Verb im Konj. II: […] 4. in Nebensätzen: a) in der Redewiedergabe: <?page no="50"?> Jörn Albrecht (Heidelberg) / René Métrich (Nancy) 50 ♦ Beispiel 1: Er bat mich, °doch zu kommen. (trotz der guten Gründe, die ich hätte, nicht zu kommen) Il me pria de venir malgré tout od. quand même. = doch 3 Konnektor Er bat mich, doch zu °kommen. (Umformung der direkten Rede in indirekte: „Komm doch! ”) Il me pria de venir. = doch 4 Satzpartikel ♦ Beispiel 2: […] ♦ Beispiel 3 (Satz potentiell ambig): (Der Autor erzählt, wie er als kleiner Junge mit Vater und Onkel auf Wildschweinjagd war: ) Da sich nichts zeigte, fürchtete ich, es könnte gerade drauf und dran sein, meinem Vater den Bauch aufzuschlitzen, und ich bat den lieben Gott - falls es ihn gab - das Wildschwein ~ lieber auf meinen Onkel zu lenken, der an das Paradies glaubte und infolgedessen sicher hoffnungsvoller sterben würde. Comme rien ne paraissait, je craignis alors qu’il ne fût en train d’éventrer mon père, et je priai Dieu - s’il existait - de le diriger plutôt sur mon oncle, qui croyait au Paradis et mourrait, par conséquent, plus volontiers. (PRV 107/ 172) Kommentar: Doch könnte hier durchaus als Konnektor verstanden werden. Dann würde der Satz bedeuten, dass der Junge zunächst eine Weile gezögert hat, bevor er sich für den Vater eher als für den Onkel entschieden hat. Da der französische Originalsatz keine Spur von Zögern aufweist, muss doch als Satzpartikel verstanden werden. Diese soll hier die direkte Rede in der indirekten durchscheinen lassen. Es wird der Eindruck erweckt, als habe der kleine Junge zum lieben Gott gesagt: „Lieber Gott, lenke das Wildschwein bitte °doch lieber auf meinen Onkel! “ b) in Relativsätzen: […] c) in Subjunktionalsätzen: […] 28 28 Métrich / Faucher 2009 : 247-249. <?page no="51"?> Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 51 Exemple de schon: Ambiguitäten und Ambivalenzen: 1. in Interrogativsätzen: schon 1 (Temporadverb) / schon 3 (Satzpartikel) : […] temporal: Qui a déjà lu ça? (Echte Frage: Es wird eine Antwort erwartet.) modal: Qui veux-tu / voulez-vous qui ait lu ça? (Rhetorische Frage: Es wird eigentlich behauptet, dass niemand das gelesen hat). 29 4.3 Le problème de l’« unité du mot » Face à la multiplicité des sens que peut prendre un « mot du discours » selon les contextes (contextes strictement linguistiques, « co-texts » dans la terminologie de l’école de Londres) une vieille question lexicologique se pose impérativement : le problème de l’ « unité du mot ». Dans la pratique lexicographique, le problème se réduit à la question « polysémie ou homonymie ? ». Même les dictionnaires les plus conservateurs, qui attachent une grande importance à l’histoire, prévoient deux entrées distinctes pour voler 1 « se déplacer dans l’air au moyen d’ailes » et voler 2 « dérober ». On sait pourtant qu’au moyen âge le sens « dérober » s’est constitué à partir d’un sens figuré de voler 1 . Dans d’autres cas, les décisions des lexicographes diffèrent d’un ouvrage à l’autre. Le Petit Robert prévoit une entrée pour correspondre ; les deux acceptions « être en rapport de conformité avec qch. » et « avoir de relations par lettres avec qn. » sont considérées comme deux sens d’un même mot. Lexis en revanche prévoit deux entrées différentes ; les lexicographes de la Maison Larousse considèrent donc les deux acceptions de correspondre comme deux mots différents. Le Wörterbuch deutscher Partikeln cherche à préserver, dans la mesure du possible, l’unité de chaque « mot du discours ». Exemple de doch : (17) Allgemeine Bedeutung und kontextbedingte Sonderbedeutungen: In allen Funktionsklassen, denen es angehören kann, bezieht sich doch auf etwas Vorausgegangenes: auf den vorhergehenden Satz, den damit vollzogenen Sprechakt, einen explizit erwogenen oder implizit bestehenden Standpunkt usw. Zu diesem Vorausgegangenen steht der doch- Satz immer im Gegensatz. Anm.: Wenn sich doch auf etwas Implizites bezieht, kann die primär adversative Bedeutung durchaus durch die verstärkende Funktion überlagert 29 Métrich / Faucher 2009 : 764. <?page no="52"?> Jörn Albrecht (Heidelberg) / René Métrich (Nancy) 52 werden. Sie bleibt jedoch trotzdem bestehen, wie der Gebrauch von doch in Imperativsätzen zeigt. Wer Gäste empfängt, und ihnen zum (französischen! ) Aperitif Häppchen und dergleichen auftischt, wird ihnen in dem Augenblick, in dem er die Häppchen auf den Tisch stellt, niemals Greifen Sie doch zu! sagen können, sondern nur Greifen Sie zu! Der Gebrauch von doch setzt voraus, dass sich die Gäste aus Höflichkeit, Zurückhaltung oder welchem Grund auch immer nicht sofort bedienen. Durch doch wird dann signalisiert, dass sie sich hätten bedienen können bzw. sollen. Es wird also auf den Gegensatz zwischen dem erlaubten bzw. erwünschten Verhalten und dem tatsächlichen hingewiesen. Ähnliches gilt bei einer negativen Aufforderung wie Hör doch auf! Mit doch wird darauf hingewiesen, dass der Adressat durch sein Verhalten den Eindruck erweckt, er wolle eben nicht aufhören. Genau zu dieser Einstellung steht die Aufforderung aufzuhören im Gegensatz . 30 5 Conclusion Pour conclure nous essayerons de répondre à une question d’ordre pratique : à quoi peut servir le Wörterbuch deutscher Partikeln (WdP), quelle sera sa « clientèle » ? Il faut avant tout penser aux traducteurs. Certes, le WdP n’est pas un instrument de travail qu’on consulte à chaque moment comme un dictionnaire bilingue usuel, c’est un ouvrage dont on réserve la consultation après coup, quand il s’agit de résoudre les difficultés non résolues dans une traduction presque achevée. Il peut servir de dictionnaire d’ « encodage » pour les traducteurs allemands qui traduisent vers le français, mais également de dictionnaire de « décodage » pour les traducteurs français qui traduisent à partir de l’allemand. Cependant, le WdP n’est pas limité aux fins pratiques : par la richesse de ses exemples il peut servir d’heuristique aux spécialistes de la linguistique contrastive ; la multitude des analyses et des commentaires sera, on l’espère, une source d’inspiration et - pourquoi pas ? - une invitation à la contradiction pour les traductologues et, last but not least, les spécialistes d’une « linguistique du discours ». Bibliographie Albrecht, Jörn (1977), « Wie übersetzt man eigentlich eigentlich? », dans : Weydt, Harald (éd.), Aspekte der Modalpartikeln. Studien zur deutschen Abtönung, Tübingen, Niemeyer, 19-37. 30 Métrich / Faucher 2009 : 247. <?page no="53"?> Dictionnaire allemand-français des « mots du discours » (O. Ducrot) 53 Adamzik, Kirsten (2004), Textlinguistik. Eine einführende Darstellung, Tübingen, Niemeyer. Atayan, Vahram (2006), Makrostrukturen der Argumentation im Deutschen, Französischen und Italienischen, mit einem Vorwort von Oswald Ducrot, Frankfurt am Main et al., Lang. Austin, John Langshaw (1970 [1962]), Quand dire, c’est faire [Traduction de How to do Things with Words], Paris, Éditions du Seuil. Bally, Charles ( 4 1965), Linguistique générale et linguistique française, Bern, Francke. Benveniste, Emile (1974), « L’appareil formel de l’énonciation », dans : Benveniste, Emile, Problemes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, 79-88. 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Ein Beitrag zur praktischen Lexikologie, Tübingen, Niemeyer. <?page no="55"?> Sascha Diwersy / Anke Grutschus (Köln) Écoute(z) en tant que marqueurs de discours rapporté 1 Introduction Notre contribution se propose d’étudier les marqueurs discursifs (MD) 1 écoute et écoutez dans un emploi très spécifique mais néanmoins assez fréquent, à savoir leur utilisation en tant que marqueurs de discours rapporté : (1) [...] il me dit / ben écoute / si tu as un problème / je viens te chercher [...] [C-ORAL-ROM ffamcv11] Comme les différents emplois de écoute(z) 2 en tant que MD sont liés entre eux et ne sauraient être étudiés de façon isolée, nous allons d’abord brièvement passer en revue les différentes manières d’utiliser ces marqueurs sur le plan discursif (2). Notre étude se fondera sur l’analyse lexicométrique d’un volet du corpus C-ORAL-ROM qui sera détaillée au chapitre 3. S’enchaînera en suite l’analyse proprement dite (4). 2 Écoute(z) - un marqueur discursif polyfonctionnel Comme la plupart des MD, les marqueurs dérivés du verbe écouter - écoute et écoutez, sont caractérisés par une polyfonctionnalité discursive. Résumant différentes analyses faites au sujet du MD écoute(z) 3 , on peut distinguer des fonctions discursives, pragmatiques et métadiscursives que nous allons à présent illustrer à l’aide d’occurrences de écoute(z) dans les corpus du français parlé C-ORAL-ROM 4 et Elicop. 1 Dans le cadre de cette contribution, nous ne serons pas en mesure de nous interroger sur l’utilité du terme de marqueur discursif ni d’en donner une définition exhaustive. Notre usage de ce terme sera donc purement heuristique. 2 N’ayant pas relevé de différence notable entre la forme au singulier et celle au pluriel, nous n’allons pas faire de distinction particulière entre les deux formes lors de notre analyse. 3 Cf. entre autres Koch / Oesterreicher 1990, Dostie 1998 et Settekorn 1977. 4 Cf. le chapitre 3.1 pour une présentation détaillée de ce corpus. <?page no="56"?> Sascha Diwersy / Anke Grutschus (Köln) 56 2.1 Fonctions discursives Pour regarder de plus près les différentes fonctions de écoute(z) au niveau discursif, nous prenons pour point de départ la classification des mots du discours (Gesprächswörter) établie par Koch / Oesterreicher (1990 : 51ss.). Cette classification englobe dans un premier temps une catégorie de MD utilisés pour structurer le discours (Gliederungssignale) avec des exemplestypes comme premièrement, puis ou alors, pour n’en citer que ces trois. Koch / Oesterreicher distinguent des signaux d’ouverture (Anfangssignale), différenciés selon le type du discours (narratif vs. dialogique), et des signaux de clôture (Schlusssignale). Écoute(z) ferait partie du premier groupe et apparaîtrait uniquement dans des contextes dialogiques (cf. Koch / Oesterreicher 1990 : 54). L’étude de nos corpus montre que cet emploi de écoute(z) est loin d’être le plus fréquent, mais qu’on peut tout de même relever quelques occurrences dans lesquelles le MD signale soit le début d’une nouvelle réplique, soit le début d’une nouvelle séquence discursive, comme c’est le cas dans (2) ; le locuteur A y donne la parole au locuteur B qui s’apprête à prononcer un discours, s’adressant au public en utilisant « écoutez » : (2) A : [...] personne mieux que Christophe Masse pourrait en parler / / hhh B : merci bien / / # écoutez mesdames et messieurs / &euh # ce soir c’est aussi avec [...] beaucoup d’émotion / # que je suis devant vous [C-ORAL-ROM fnatps01] Dans un deuxième temps, écoute(z) peut être employé en guise de signal de prise de parole (Turn-taking-Signal), emploi également peu fréquent d’après nos corpus. Cette utilisation du MD va parfois de pair avec le fait d’interrompre l’interlocuteur, comme nous le montre l’exemple (3). Les crochets y indiquent que le syntagme « il y a » du locuteur A est prononcé en même temps que le « écoute » du locuteur B : (3) A : qui [/ ] qui va [/ ] qui va enlever les extensions ? # < il y a> B : <écoute> / toutes les machines sont pareilles / # <d’accord> ? [C-ORAL-ROM fpubcv04] Plus rare encore que l’emploi du MD en tant que signal de prise de parole est son utilisation en guise de signal de maintien de parole (Turnmaintaining-Signal). Ce genre de signal est généralement utilisé par un locuteur sentant son droit de parole menacé parce qu’un interlocuteur risque de l’interrompre. L’exemple (4) nous montre un emploi du MD dans ce contexte spécifique, renforcé par la cooccurrence avec « bien » : <?page no="57"?> Écoute(z) en tant que marqueurs de discours rapporté 57 (4) A : <donc ça> / c’est le [/ ] le premier élément / / alors ensuite / # écoutez bien quand même / il y a eu le radio réveil / # il y a eu le tuner [...] [C-ORAL-ROM fmedts04] Suivant toujours la classification de Koch / Oesterreicher (1990), on relève une troisième fonction discursive du MD, à savoir son emploi en guise de signal de locuteur (Sprechersignal). Le locuteur se sert de ce genre de signal pour s’affirmer en tant que tel et en même temps pour s’assurer que le contact avec son interlocuteur est maintenu. Dans l’exemple (5), par exemple, la locutrice B reprend d’abord la question posée par A, puis utilise écoute pour indiquer qu’elle enchaîne avec ses propres propos : (5) A : <que se passe-t-il ? > B : <euh> que se passe-t-il ? euh ben écoute / il est très bien à Salonique / / moi je suis très bien à Marseille / / [C-ORAL-ROM ffamcv01] Finalement, écoute(z) peut également être interprété comme étant un phénomène d’hésitation (Überbrückungsphänomen), servant alors à éviter des blancs dans le discours. L’exemple (6) nous montre une telle utilisation du MD, ici cumulé avec d’autres signaux d’hésitation comme « alors là » ou « euh ». (6) A : [...] qu’est-ce qui vous a fait choisir ce métier ? # B : ah ce métier ? alors là ça &euh # écoutez &euh c’est # purement financier hein #[C-ORAL-ROM fpubdl01] Il serait artificiel de vouloir établir une distinction absolue entre ces quatre fonctions qui se recoupent entre elles — ainsi, nombre de signaux de prise de parole sont, par exemple, en même temps des signaux d’ouverture. Il va donc sans dire que certaines occurrences de écoute(z) peuvent regrouper plusieurs des fonctions susmentionnées, ce qui explique également la similarité structurelle des exemples (5) et (6). 2.2 Fonctions pragmatiques Pour illustrer une première fonction pragmatique de écoute(z), nous reprenons une idée de Wolfgang Settekorn, selon lequel certains emplois de ce MD peuvent contenir une « recherche d’approbation discursive » (Settekorn 1977 : 197). Cette dernière équivaudrait à une proposition de la part du locuteur qu’on pourrait expliciter de la manière suivante : <?page no="58"?> Sascha Diwersy / Anke Grutschus (Köln) 58 Étant donné que l’on considère P comme exact/ indiscuté/ connu/ certain, je suis en droit d’attendre de toi que tu me rejoignes dans ma position par rapport à P et que tu traduises cet accord par un acte d’approbation. (ibid. : 198) L’exemple (7), tiré du corpus Elicop, illustre parfaitement cette fonction : le locuteur A pose une question à valeur rhétorique portant sur la valeur décroissante de l’argent. Bien que B semble d’emblée partager le point de vue de A, ce dernier l’invite à réaffirmer sa position pour faire ressortir plus clairement son approbation en se servant de « écoutez » − la réponse de B, plus explicite cette fois-ci, semble lui donner raison : (7) A : qu’est-ce que vous voulez demander de mieux pour trois cent cinquante francs ? B : mm ah oui. A : écoutez ... B : on peut pas demander mieux. [Corpus Elicop] Settekorn observe également que certains MD, dont écoute(z), « impliquent des actes de parole et des séquences d’actes de parole » (Settekorn 1977 : 197). Dostie le rejoint sur ce point en affirmant que l’utilisation de écoute(z) peut, dans certains contextes bien précis, s’apparenter à un acte illocutoire : [Écoute] sert à réaliser un acte illocutoire de type directif (une demande) auquel peut se juxtaposer un acte expressif (par exemple, un reproche). (Dostie 1998 : 88) Comme ce type d’emploi implique une interaction non-verbale qui le précède, il est difficile (voire impossible) d’en trouver une occurrence dans un corpus oral classique. Nous nous contenterons donc de relater l’exemple cité par Dostie elle-même : À quelqu’un qui nous marche sur les pieds pour la deuxième fois et qui ne s’excuse pas, on peut dire : « Écoutez ! ». (Dostie 1998 : 92) À y regarder de plus près, on peut constater que ces deux emplois sont à vrai dire incompatibles, de sorte que certains auteurs vont jusqu’à parler « d’acceptions » différentes pour les distinguer. 2.3 Fonctions métadiscursives Cette troisième catégorie de fonctions que nous appelons « métadiscursives » regroupe des fonctions diverses mentionnées par différents auteurs. Elle englobe, dans un premier temps, des emplois de écoute(z) en guise de marqueur de balisage. Dans cette fonction, le MD signale la clôture d’une séquence discursive comme celle de l’entretien téléphonique partiellement reproduit en (8), où la locutrice B utilise « (ben) écoute », d’ailleurs cumulé <?page no="59"?> Écoute(z) en tant que marqueurs de discours rapporté 59 avec « voilà », pour annoncer la fin de l’entretien. On remarquera que l’initiative de la part de B est préparée par le « ouais O.K. » venant de la locutrice A : (8) A : [...] ça peut être sympa quoi / / # <ouais O.K.> / / B : <voilà> ben écoute &euh on se [/ ] on se (re)contacte plus tard / / # [C-ORAL-ROM ftelpv02] Nous en arrivons à présent à la fonction de écoute(z) dont nous allons approfondir l’analyse par la suite, à savoir celle de marqueur de discours rapporté 5 . Cette fonction est d’ailleurs de loin la plus fréquente dans le corpus C-ORAL-ROM. Dans cet emploi, le MD est placé à la tête d’une proposition de la part d’une tierce personne 6 relatée par le locuteur. La plupart du temps, cette citation est introduite par dire : (9) A : ils m’ont dit / ben écoutez on va peut-être trouver &euh # quelqu’un pour [/ ] &euh pour vous accompagner [C-ORAL- ROM ffammn14] Le verbe introducteur est soumis à une certaine variation stylistique, de sorte que la citation peut également être introduite par le verbe faire : (10) A : [...] donc là / il me fait / ben écoute / on va aller en acheter une / parce que là moi j’en ai vraiment pas / [C-ORAL-ROM ffamdl01] Nous allons étudier ce type d’emploi au moyen d’une analyse lexicométrique d’un corpus du français parlé, ce qui requiert tout d’abord quelques précisions d’ordre méthodologique. 3 Méthodologie Avant de donner un bref aperçu des procédés lexicométriques sur lesquels est basée notre étude, nous allons brièvement présenter le corpus analysé. 3.1 Présentation du corpus Le corpus étudié correspond au volet de textes français rassemblés dans le cadre du projet C-ORAL-ROM (pour plus de détails voir Campione / Véronis / Deulofeu 2005). Il est constitué, sur le plan qualitatif, de 5 Nous reprenons le terme de « marqueur de discours rapporté » à Andersen 2007 : 19 qui l’utilise pour désigner des MD propositionnels du type tu sais / vous savez. 6 Nous verrons plus tard que, dans certains cas, le locuteur peut se citer soi-même. <?page no="60"?> Sascha Diwersy / Anke Grutschus (Köln) 60 deux sous-ensembles comprenant des enregistrements issus respectivement de situations de communication (« registres ») de type formel ou informel : Fig. 1 : cf. C-ORAL-ROM (2005) > Corpus Metadata > French D’un point de vue quantitatif, on peut noter que la version électronique du corpus consultable sur CD-ROM comprend 206 enregistrements avec un total de 269.959 mots-occurrences, qui sont répartis selon les registres susmentionnés comme suit : Registre Nombre d’enregistrements Nombre de mots N % N % Informel 98 47,57 140.341 51,99 Formel 108 52,43 129.618 48,01 TOTAL 206 100 269.959 100 Tab. 1 : Paramètres quantitatifs du corpus analysé 3.2 Procédé d’analyse lexicométrique Dans un premier temps, nous avons effectué, au moyen du programme Contextes 7 , deux requêtes visant à établir les concordances « KWIC » 8 des 7 Concordancier développé par J. Véronis, disponible sur le CD-ROM C-ORAL-ROM (2005) > Text Search Engine. 8 De l’anglais : Key Word in Context. <?page no="61"?> Écoute(z) en tant que marqueurs de discours rapporté 61 mots-formes ÉCOUTE et ÉCOUTEZ. L’analyse des 80 lignes de concordance obtenues nous a ensuite permis d’identifier 52 occurrences correspondant à un emploi des deux mots-formes en tant que marqueur discursif. Ces occurrences ont ensuite été transformées en lexicogramme 9 , ce qui nous a fourni une représentation condensée de la cooccurrence lexicale typique des mots-formes ÉCOUTE / ÉCOUTEZ lorsqu’ils assument la fonction de marqueur discursif dans le cadre du corpus analysé. Basé sur une fenêtre (« empan » de co-texte) de quatre mots à gauche et à droite du pivot ÉCOUTE(Z) et compte tenu d’un seuil de fréquence supérieur à 4, les cinq accompagnateurs (ou « collocatifs ») les plus spécifiques 10 s’avèrent être les mots-formes suivants : Collocatif Voisinage 11 Indice de cohésion (score LL) ben G 172,22 dit G 37,97 moi D 36,86 je D 35,81 on D 20,53 Tab. 2 : Cooccurrents spécifiques de écoute(z) marqueur discursif (f >= 5 ; empan : +/ - 4) au sein du corpus C-ORAL-ROM Une partie de cet inventaire, également interprétable en prenant appui sur la notion de « profil combinatoire » (cf. Blumenthal 2006), servira de base à l’étude des associations sémantiques et pragmatiques 12 typiques du marqueur discursif écoute(z) telles qu’elles émergent du corpus C-ORAL-ROM. C’est cette étude qui sera au centre du chapitre suivant. 9 Pour la notion de « lexicogramme » cf. Heiden 2004. 10 La spécificité d’un accompagnateur est définie d’abord de façon statistique au moyen d’indices de cohésion lexicale calculés selon la mesure d’association log-likelihood (LL) décrite, entre autres, dans Oakes 1998. 11 Différenciation entre co-texte gauche (G) et droit (D) du mot pivot. 12 Nous nous référons ici aux termes de « semantic association » et « pragmatic association » qui font partie du modèle descriptif proposé par Hoey 2005 dans le cadre de sa « Théorie de l’Amorçage lexical » (Lexical Priming Theory). <?page no="62"?> Sascha Diwersy / Anke Grutschus (Köln) 62 4 Analyse Lors de notre analyse de écoute(z) dans sa fonction de marqueur de discours rapporté, nous nous proposons d’étudier deux points précis : sa provenance (4.1) et la cooccurrence du MD avec certains types d’actes illocutoires (4.2). Le choix de ces deux points implique en même temps que, dans le cadre de cette contribution, nous serons obligés de faire l’impasse sur d’autres points d’un intérêt similaire, comme par exemple la cooccurrence de écoute(z) avec d’autres MD, notamment avec ben, pour n’en mentionner que le plus fréquent. 4.1 Écoute(z) - intérieur ou extérieur à la citation ? Dans un premier temps, nous allons nous pencher sur la question de savoir si écoute(z) fait partie du discours rapporté ou s’il est extérieur à celui-ci, c’est-à-dire s’il a été employé par le locuteur cité ou si le locuteur citant l’a ajouté ultérieurement, éventuellement pour baliser le passage de son propre discours à celui qu’il ne fait que relater. Nous avons donc affaire à un cas classique de polyphonie discursive où la provenance du MD reste à déterminer. On pourrait être tenté de dire que le MD a été rajouté ultérieurement par le locuteur citant en avançant que certains contextes de citation ne sont pas immédiatement reconnaissables comme tels, notamment lorsque le verbe de citation employé est peu habituel comme c’est le cas ici de décider : (11) tu as les [/ ] # les deux copines dont [/ ] dont je te parlais tout à l’heure / &euh # Delphine et [/ ] et Maud / qui décident / bé [/ ] écoute on t’emmène # aux [/ ] on t’emmène [/ ] on t’emmène aux urgences hein [C-ORAL-ROM ffammn04] Cependant, l’exemple cité représente un cas plutôt rare — dans la grande majorité de ses occurrences dans notre corpus, écoute(z) est utilisé après des verbes de citation plus « classiques » comme dire. Il faudra donc avancer des arguments plus probants. Pour ce faire, il sera d’abord nécessaire d’explorer d’autres points. 4.2 Actes illocutoires environnants Prenant pour point de départ l’idée de Dostie qui présume une cooccurrence de écoute(z) avec des actes illocutoires directifs 13 , nous nous proposons dans un deuxième temps d’explorer l’hypothèse selon laquelle 13 Nous avons pu voir au chapitre 2.2 que Dostie parle également d’actes illocutoires expressifs que nous avons décidé de négliger ici. <?page no="63"?> Écoute(z) en tant que marqueurs de discours rapporté 63 écoute(z) serait utilisé en tant que marqueur de discours rapporté pour indiquer que la citation contient ou correspond à un acte illocutoire. Pour ce faire, nous avons étudié toutes les occurrences de discours rapporté introduites par dire ou faire dans le corpus analysé pour savoir si elles contenaient un acte illocutoire. Nous en avons retenu cinq types, à savoir des actes assertifs, directifs, commissifs et expressifs, ainsi que des questions. Si on oppose les occurrences de discours rapporté dont écoute(z) fait partie à celles où le MD n’apparaît pas, on obtient le résultat suivant 14 : Fig. 2 : Présence de écoute(z) différenciée selon le type d’acte illocutoire rapporté Dans la mesure où le faible nombre d’occurrences le permet, on peut constater que écoute(z) introduit uniquement des actes illocutoires assertifs, directifs et commissifs, son association étant proportionellement plus fréquente avec des actes directifs et commissifs. Pour plus de précision, nous avons également vérifié statistiquement si la cooccurrence de écoute(z) avec des actes illocutoires directifs et commissifs 14 Les chiffres contenus dans le diagramme indiquent le nombre absolu d’occurrences respectives dans le corpus C-ORAL-ROM. 0 10 20 30 40 50 60 70 80 assertif directif commissif expressif question avec écoute(z) sans écoute(z) <?page no="64"?> Sascha Diwersy / Anke Grutschus (Köln) 64 était significative ; le tableau suivant 15 , qui détaille la présence de ces types d’actes illocutoires dans des séquences de discours rapporté introduites par dire, confirme que ceci est le cas : cette cooccurence est même significative avec une probabilité de 99%. dire + discours rapporté + écoute(z) écoute(z) + actes illoc. directifs / commissifs 9 24 33 actes illoc. directifs / commissifs 4 85 89 13 109 122 p Fisher = 0.001 < 0.01 16 Tab. 3 : Tableau de contingence croisant les occurrences de écoute(z) et les types d’acte illocutoire rapportés introduits par dire. En guise de contre-épreuve, nous avons également analysé les occurrences de écoute(z) en tant que marqueur de discours rapporté (première colonne) et hors discours rapporté (deuxième colonne) et nous les avons mises en relation avec la présence d’actes illocutoires : écoute(z) + discours rapporté discours rapporté + actes illoc. directifs / commissifs 10 11 21 actes illoc. directifs/ commissifs 4 27 31 14 38 52 p Fisher = 0.0098 < 0.01 Tab. 4 : Tableau de contingence croisant les occurrences de discours rapporté et celles d’actes illocutoires directifs et commissifs en présence de écoute(z) On peut observer que le nombre des occurrences où écoute(z) apparaît avec un acte illocutoire directif ou commissif rapporté est plus de deux fois plus élevé que celui où le MD apparaît dans un discours rapporté sans acte illocutoire directif ou commissif : la proportion est de 10 à 4, respectivement de 2,5 15 Les chiffres contenus dans le tableau indiquent le nombre absolu d’occurrences respectives dans le corpus C-ORAL-ROM. 16 Le score selon le test de Fisher indique une probabilité d’erreur inférieure à 1%. <?page no="65"?> Écoute(z) en tant que marqueurs de discours rapporté 65 à 1. Ces chiffres soulignent donc la corrélation étroite entre l’emploi du MD et la présence d’un acte illocutoire directif ou commissif rapporté. À partir de ces résultats, on peut avancer que, dans le cadre d’un discours rapporté, l’emploi du MD permet au locuteur d’attribuer un esprit d’initiative au protagoniste 17 qu’il cite. L’exemple suivant en est une illustration parfaite, étant donné que le locuteur y relate les propos d’un protagoniste se posant en expert : (12) le gars il me dit / écoute / moi ce que je te propose / la pièce / moi je sais ce que c’est / # par contre c’est une pièce qui coûte cinq cents balles [C-ORAL-ROM ffamdl01] Saurait-on retrouver cet emploi également dans le contexte d’un discours direct ? Une initiative à prendre par le locuteur consisterait par exemple à diriger le cours d’une conversation, comme c’est le cas dans l’exemple qui suit — il s’agit de la dernière séquence d’un entretien téléphonique que le locuteur B prend l’initiative de terminer : (13) A : <ouais> / / # c’est plus simple / / B : ça va / / # A : <xxx> B : <ben écoute / > si d’ici là tu as d’autres trucs / tu hésites pas à rappeler [C-ORAL-ROM ftelpv04] On retrouve ici une des fonctions métadiscursives de écoute(z) mentionnées plus haut, à savoir celle de marqueur de balisage. La même prise d’initiative apparaît d’ailleurs lors de séquences d’hésitation : dans de nombreux cas, dont l’exemple (14), on peut constater un cumul de plusieurs marqueurs d’hésitation ; écoute(z) en constitue souvent le dernier élément, ce qui laisse penser que le locuteur se sert de ce MD pour indiquer qu’il est en train de « rebondir », que la phase de réflexion est terminée : (14) A : euh comme ça une question / qu’est-ce qui vous a fait choisir ce métier ? B : ah ce métier ? alors là ça euh écoutez euh c’est purement financier hein [C-ORAL-ROM fpubdl01] 17 Nous utilisons ici les notions de locuteur et de protagoniste dans le sens de Damourette / Pichon 1911-1936 : 177, §1709. <?page no="66"?> Sascha Diwersy / Anke Grutschus (Köln) 66 5 Conclusion Nous avons pu montrer qu’une des nombreuses fonctions du MD écoute(z) consiste à signaler l’initiative d’un sujet parlant désireux d’influer activement sur une situation face à son interlocuteur. Il se donne ainsi les moyens de façonner la suite d’une interaction selon ses propres intentions stratégiques. Dans le cadre du corpus C-ORAL-ROM, nous avons affaire à deux cas de figure. D’une part, dans les contextes de discours direct, le MD écoute(z) a surtout la fonction d’orienter les séquences de parole à venir en plaçant le locuteur au centre de l’interaction verbale proprement dite. En témoignent l’emploi de écoute(z) en tant que marqueur de balisage ainsi que son utilisation, en cas d’hésitation, comme moyen discursif susceptible de préserver au locuteur le tour de parole qu’il vient de prendre. D’autre part, dans les contextes de discours rapporté, écoute(z) renvoie au domaine de l’interaction non-verbale, en balisant les actes de langage directifs ou commissifs d’un protagoniste qui est cité. Ce type de balisage n’est que très faiblement représenté dans le discours direct tel qu’il est documenté au sein du corpus C-ORAL-ROM. Cependant, nous avons pu démontrer au moyen de procédés lexicométriques qu’il est d’autant plus marqué dans le discours rapporté. Il semble difficile d’apporter une réponse définitive à la question de savoir si le MD écoute(z) se situe complètement à l’intérieur de la séquence de discours rapporté avec laquelle il est combiné. Il est néanmoins évident que celui-ci ne se prête guère à l’omission lorsqu’il s’agit de mettre en évidence l’esprit d’initiative d’un protagoniste dont on relate les engagements qu’il prend ou qu’il fait prendre à un tiers. Bibliographie Corpus C-ORAL-ROM = Cresti, Emanuela / Moneglia, Massimo (éds.) (2005), C-ORAL-ROM. Integrated Reference Corpora for Spoken Romance Languages, CD-ROM, Amsterdam, Benjamins. Elicop = Corpus mis à disposition par le projet ELICOP, Département de Linguistique, K.U. Leuven, (consultable à l’adresse http: / / bach.arts.kuleuven.be/ elicop). <?page no="67"?> Écoute(z) en tant que marqueurs de discours rapporté 67 Ouvrages cités Andersen, Hanne Leth (2007), « Marqueurs discursifs propositionnels », dans : Langue Française 154, 13-28. Blumenthal, Peter (2006), Wortprofil im Französischen, Tübingen, Niemeyer. Campione, Estelle / Véronis, Jean / Deulofeu, José (2005), « 3. The French corpus », dans : Cresti, Emanuela / Moneglia, Massimo (éds.), C-ORAL-ROM, Integrated Reference Corpora for Spoken Romance Languages, Amsterdam, Benjamins, 111-133. Damourette, Jacques / Pichon, Edouard (1916-1933), Des mots à la pensée : essai de grammaire de la langue française. Tome V : Verbe (fin) ; Auxiliaires, Temps, Modes, Voix, Paris, D’Artrey. Dostie, Gaetane (1998), « Deux marqueurs discursifs issus de verbes de perception : de écouter/ regarder à écoute/ regarde », dans : Cahiers de Lexicologie 73, 85-106. Heiden, Serge (2004), « Interface hypertextuelle à un espace de cooccurrences : implémentation dans Weblex », dans : Purnelle, Gérald / Fairon, Cédrick / Dister, Anne (éds.), Le poids des mots : Actes des 7es Journées internationales d’Analyse statistique des Données Textuelles (JADT 04, Louvain-la-Neuve, 10-12 mars 2004), Louvainla-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 577-588. Hoey, Michael (2005), Lexical Priming: a New Theory of Words and Language, London, Routledge. Koch, Peter / Oesterreicher, Wulf (1990), Gesprochene Sprache in der Romania. Französisch, Italienisch, Spanisch, Tübingen, Niemeyer. Oakes, Michael P. (1998), Statistics for Corpus Linguistics, Edinburgh, Edinburgh University Press. Settekorn, Wolfgang (1977), « Pragmatique et rhétorique discursive », dans : Journal of Pragmatics 1, 195-210. <?page no="69"?> Astrid Rothe (Mannheim) genre - so ne Art französischer Diskursmarker. Über die Entwicklung des französischen Diskursmarkers genre am Beispiel von jugendsprachlichen Gesprächen 1 Der Diskursmarker genre Die Äußerungen von Julien Parme sind auffällig. Das liegt daran, dass ein Wort immer wieder vorkommt. Der vierzehnjährige Franzose mit gutbürgerlichem Familienhintergrund verwendet häufig den Diskursmarker 1 genre, etwa in (1): (1) Il ressemblait à un Italien, GENRE mafia et tout, quand il faisait ça. (Zeller 2006: 30) 'Er ähnelte einem Italiener, SO Mafia und alles, wenn er das machte' 2 Im ersten Beispiel verknüpft genre zwei Einheiten un Italien und mafia. Die Person, die von Julien Parme beschrieben wird, ähnelt einem Italiener, und zwar einer besonderen Kategorie Italiener, nämlich einem "Mafia-Italiener". Die fürs Erste relativ allgemeine Beschreibung - "wie ein Italiener" - wird anschließend durch eine Ergänzung spezifiziert. Die ergänzende Spezifizierung wird mit der zunächst groben Eigenschaft durch genre verknüpft. Im folgenden Beispiel beschreibt Julien Parme erneut eine Person, die auf eine bestimmte Art und Weise ein weißes Hemd überzieht. Hier leitet genre eine Attitüde ein, die der beschriebenen Person zugeschrieben wird: 1 Der Terminus "Diskursmarker" ist nicht klar definiert und umstritten, möglicherweise sind alternative Begriffe wie "pragmatischer Marker", "Diskurspartikel" vorzuziehen oder weiter zu spezifizieren. Die Diskussion um den adäquaten Begriff und die genaue Beschreibung dieser Wortart werden hier jedoch nicht diskutiert (vgl. dazu z.B. Fraser 1999, Schiffrin 1987, Aijmer / Simon-Vandenbergen 2006a, b, Fischer 2006a, b, Hansen / Rossari 2005). 2 Für die deutsche Übersetzung wird genre hier in den meisten Fällen mit dem deutschen Äquivalent so glossiert. Dabei wurde versucht, die französische Wortstellung in etwa beizubehalten. <?page no="70"?> Astrid Rothe (Mannheim) 70 (2) Il a enfilé une chemise blanche, toute simple, GENRE regardez comme j’ai le style, puis il s’est tourné vers moi (Zeller 2006: 39-40) 'Er zog ein weißes Hemd an, ein einfaches, SO schaut her wie cool ich bin, dann hat er sich zu mir gedreht' Nun ist Julien Parme nicht irgendein französischer Jugendlicher mit gutbürgerlichem Familienhintergrund, sondern die Hauptfigur des gleichnamigen Romans des französischen Autors Florian Zeller. Florian Zeller legt seinem Charakter das genre häufig in den Mund. Das zeigt, dass der Diskursmarker genre bereits einen bestimmten Bekanntheitsstatus erlangt hat und schon in der Literatur Verwendung findet. Dass Julien Parme 14 Jahre alt ist und aus gutbürgerlichem Hause stammt, ist kein Zufall. Die Verwendung von genre scheint, zumindest noch, ein besonderes Merkmal von Äußerungen Jugendlicher 3 zu sein, welche man mit dem französischen Kürzel BCBG 4 (bon chic bon genre) umschreiben könnte, das für eben diesen gutbürgerlichen Hintergrund steht 5 . Dass französische Jugendliche tatsächlich häufigen Gebrauch von genre machen und welche Funktionen genre dabei hat, wird in diesem Beitrag beschrieben. Dafür wird ein deutsch-französisches Corpus (Rothe 2004 / 2005) herangezogen, in dem genre etwa wie folgt vorkommt 6 : (3) Ouais (@) on parle de trucs c’est GENRE pfuuh scheiße 'ja (@) wir sprechen von Sachen das ist SO pfuuh scheiße' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 1) In diesem Beispiel leitet genre ein Zitat ein, genre fungiert hier also als Zitatmarker. Dabei stellt das wiedergegebene Zitat nicht die fremde Rede einer anderen Person dar, sondern die Meinung der Gewährsperson. Diese Funk- 3 Dies gilt besonders für genre mit diskursorganisatorischer Funktion. Genre ist also ein jugendtypisches Merkmal, das alterspräferentiell verwendet wird (vgl. Androutsopoulos 1998), d.h. nicht nur, aber besonders von Jugendlichen. 4 Da im Corpus ausschließlich Jugendliche aus gut situierten höheren sozialen Schichten zu Wort kommen, kann das Gegenteil zwar nicht kategorisch ausgeschlossen werden, dafür spricht jedoch, dass die Verwendung von genre bisher noch nicht in der einschlägigen Literatur zu der sogenannten "langue des cités" erwähnt wird. 5 Meinungen über sprachliche Verwendungsmuster und deren tatsächlichen Gebrauch können jedoch auseinandergehen, wie dies etwa bei like, dem englischen "Diskurszwilling" (vgl. Fleischman 1998) von genre, der Fall zu sein scheint (vgl. z.B. Blyth et al. 1990, Dailey O’Cain 2000, Tagliamonte / D’Arcy 2004). 6 Folgende Abkürzungen werden im Corpus verwendet: @ = Lachen, (.) = kurze Pause, (=) = ausführliche standardfranzösische Schreibung bzw. Aussprache, [...] = überlappende, gleichzeitige Beiträge, DM = Diskursmarker (an Stellen, an denen keine adäquate deutsche Übersetzung gefunden werden konnte), UV = unverständlich. Alle vorkommenden Namen wurden anonymisiert. <?page no="71"?> genre - so ne Art französischer Diskursmarker 71 tion ist nur eine von vielen Funktionen, die genre im gesprochenen Französisch aufweist. In diesem Beitrag soll auf das Funktionsspektrum von genre in einem Corpus aus Gesprächen französischer Jugendlicher (vgl. Beispiel (3)) eingegangen werden, in dem diese intensiven Gebrauch von genre machen. In der Literatur finden sich schon einige Analysen von genre (vgl. z.B. in Fleischman 1998, Yaguello 1998, Fleischman / Yaguello 2004; die Daten, auf die sich diese Beschreibungen stützen, scheinen jedoch nicht aus einem zusammenhängenden Corpus zu stammen, sondern anekdotischen Charakter zu haben; siehe auch Mihatsch 2007), jedoch werden dabei nicht die diskursorganisatorischen Funktionen von genre herausgestellt, welche hier im letzten Teil des Beitrages erläutert werden. 2 Das Corpus Das Corpus besteht aus Gesprächsaufnahmen, die im Winter 2004 / 2005 an einem internationalen Gymnasium im Westen von Paris, dem "Lycée International Saint-Germain-en-Laye", entstanden sind 7 . Während der Gespräche, die etwa 10 bis 15 Minuten dauerten, unterhielten sich zwei oder drei Schüler in ungezwungener Atmosphäre miteinander. Die Autorin dieses Artikels saß während der Aufnahmen abseits und nahm an den Gesprächen nicht teil. Um die Gespräche zu initiieren, erhielten die Schüler zu Beginn Papierkarten mit potentiellen Gesprächsthemen (z.B. Abitur, Paris, Weihnachten, ...), von denen die meisten jedoch kaum Gebrauch machten. Das ursprüngliche Ziel dieser Aufnahmen bestand in der Elizitierung von Code-Switching - bei den Schülern handelt es sich um deutsch-französische Mehrsprachige (vgl. Rothe 2005, 2008, 2012) -, es ging also zunächst nicht um Diskursmarker und Gesprächsorganisation. Das Corpus umfasst 23 Gespräche mit einer Gesamtdauer von ca. 4 Stunden. Die 51 Informanten (34 Mädchen, 17 Jungen) sind zwischen 15 und 18 Jahre alt. In den Aufnahmen kommt genre 203 Mal vor, dabei tritt genre nicht gleichmäßig in allen Gesprächen auf. In den Gesprächen etwa, in denen die Schüler sich ausschließlich auf Deutsch unterhalten, kommt genre gar nicht vor. 3 Funktionen von genre In diesem Corpus weist genre viele Funktionen auf, etwa Fokus, Approximation bzw. Vagheit und Beispiele zu kennzeichnen oder Zitate zu markieren. 7 Ich danke den Schülern und Lehrern des "Lycée International Saint-Germain-en-Laye", an dem ich die Gespräche erhoben habe. <?page no="72"?> Astrid Rothe (Mannheim) 72 Grundlegend für diese Funktionen scheint zunächst die semantische Kernbedeutung von genre zu sein, die auf das taxonomische Nomen genre zurückgeht und darin liegt, eine Gattung bzw. Klasse und Zugehörigkeit zu dieser, also Kategorisierung zu denotieren (vgl. Mihatsch 2007). Außerdem übernimmt genre nun auch Funktionen in der Gesprächsorganisation, also rein diskursive Funktionen. Zunächst werden die Funktionen von genre im Corpus im Hinblick auf die Kennzeichnung von Fokus, Approximation und Vagheit sowie von Beispielen vorgestellt. Anschließend wird auf die diskursorganisatorischen Funktionen von genre im Corpus eingegangen; bezeichnenderweise finden sich diese Funktionen nicht in Florian Zellers Roman Julien Parme. 3.1 genre als Marker von Fokus, Vagheit und Beispielen In (4) leitet genre die zentrale und neue Information der Äußerung ein, d.h. genre markiert hier den Fokus (vgl. Underhill 1988 für die parallele Funktion von like 8 als Fokusmarker). Eine Gewährsperson erzählt der anderen, dass sie eine Freundin hat, und diese zeichne sich besonders dadurch aus, dass sie mit den Zähnen knirscht. Diese besondere Eigenschaft wird herausgestellt durch die Markierung mit genre, die folgende Wiederholung der gleichen Information und die dreifache Wiederholung des zentralen Verbs grincer ('knirschen'). Fleischman und Yaguello (2004) geben an, dass diese Funktion von genre, Fokus zu kennzeichnen, in ihrem Corpus am häufigsten ist. (4) j’ai une pote GENRE elle grince les dents (UV) elle grince des dents c’est trop space quand tu l’entends grincer tsais (=tu sais) c’est trop horrible 'ich habe eine Freundin SO sie knirscht die Zähne (UV) sie knirscht die Zähne das ist voll spacig wenn du sie hörst knirschen weißte das ist voll fürchterlich' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 7) In Beispiel (4) zeigt sich auch, dass Fokus eine relativ allgemeine Funktionszuschreibung ist und genre mehrere Funktionen haben kann, da es in dieser Äußerung nicht nur Fokus markiert, sondern ebenfalls eine genauere beispielhafte Beschreibung der Freundin einleitet. Eine einzige klare Funktion von genre ist im Corpus in den seltensten Fällen auszumachen. Diese Polyfunktionalität ist ein typisches Merkmal von Diskursmarkern. In diesem Beispiel könnten genre auch noch weitere diskursorganisatorische Funktio- 8 Zum englischen like, das eine ähnliche Entwicklung wie genre durchläuft, siehe z.B. Romaine / Lange 1991, Meehan 1991, Ferrara / Bell 1995. <?page no="73"?> genre - so ne Art französischer Diskursmarker 73 nen zugeschrieben werden, etwa als Filler oder Häsitationsmarker zu dienen, um der erzählenden Gewährsperson mehr Zeit zu verschaffen, ihre Geschichte zu formulieren (zu den Funktionen von genre in der Gesprächsorganisation siehe unten). Eine weitere Funktion, die eng an die Fokusfunktion anknüpft, ist der Ausdruck von Vagheit (vgl. Mihatsch 2007; siehe auch Underhill 1988: 240- 241 zu like). Diese Funktion tritt besonders in Verbindung mit numeralen Ausdrücken auf, welche durch genre einen approximativen, ungefähren Charakter erhalten, so dass sich der Produzent der Äußerung auf den Genauigkeitsgrad der Information nicht festlegen muss und das auch durch die Verwendung von genre explizit macht. Dies ist etwa im folgenden Beispiel der Fall: (5) tul (=tu le) portes GENRE trente secondes 'du trägst sie SO dreißig Sekunden' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 5) Zunächst kann festgehalten werden, dass genre in (5) ebenfalls den Fokus der Äußerung markiert. Zusätzlich wird hier Modalität ausgedrückt, denn die Gewährsperson möchte keine hundertprozentig genaue Aussage treffen, sondern nur eine ungefähre. Aus diesem Grund setzt sie genre ein und markiert so ihre Einstellung zur Aussage, d.h. dass die folgende quantitative Aussage lediglich als approximativ zu verstehen ist. In (5) soll nämlich etwas (es handelt sich um eine vibrierende Entspannungsbrille) dreißig Sekunden getragen werden. Dabei ist nicht relevant, ob es sich um 28, 29 oder 31 Sekunden handelt. Maßgeblich ist, dass das Tragen sich auf einen sehr kurzen Zeitraum von etwa 30 Sekunden ausdehnt. Genre zeigt hier an, dass es sich um eine ungefähre quantitative Angabe handelt. Dass genre diesen Vagheitscharakter transportiert, hängt zusammen mit der Kernsemantik von genre. Denn das Nomen genre, das eine Kategorie bzw. eine Menge von ähnlichen Entitäten denotiert, beinhaltet im Kern die Bedeutung von Ähnlichkeit. Diese Kernbedeutung findet sich etwa auch in Konstruktionen wie ce genre de X (z.B. in ce genre de choses, 'diese Art von Dingen'; vgl. auch espèce de X, s. Mihatsch 2007). Die Ähnlichkeitsbedeutung verweist implizit auf einen Vergleich einer Entität X mit einer prototypischen Entität. Beide sind sich in einem gewissen Maß ähnlich und somit vergleichbar. Die Entität X ähnelt dem Prototypen dabei lediglich ungefähr, da beide nicht in allen Eigenschaften miteinander übereinstimmen (vgl. Dostie 1995, Mihatsch 2007). Die Verwendung von genre ermöglicht es dem Sprecher daher, Unschärfe und Vagheit zum Ausdruck zu bringen. Die Funktion, die Schärfe einer Angabe zu verwischen, hat genre nicht nur für <?page no="74"?> Astrid Rothe (Mannheim) 74 quantitative Information, sondern etwa auch zum Abmildern einer Bitte (vgl. Fleischman / Yaguello 2004: 134). Eine weitere Funktion von genre ist es, Beispiele zu kennzeichnen (vgl. Vincent 2005: 202) 9 . Im vorliegenden Corpus leitet genre Beispiele ein, wie etwa in folgendem Gesprächsausschnitt. In dieser Äußerung könnte genre mit 'zum Beispiel' übersetzt werden: (6) jvoulais (=je voulais) faire un truc GENRE fac normale quoi et tout GENRE glander pendant cinq ans et euh en fait maintenant bah jme (=je me) suis décidé 'ich wollte machen etwas SO normale Uni DM und alles SO nix tun während fünf Jahren und ähm eigentlich jetzt naja hab ich mich entschieden' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 10) Die Gewährsperson erläutert in diesem Ausschnitt, was sie nach der Schule machen will. Dieser zunächst grob als un truc ('ein Ding', 'etwas') beschriebene Plan wird nach genre erläuternd exemplifiziert als fac normale ('normale Uni'). Die Information fac normale ist ein Beispiel dessen, was zuvor ungenau als un truc beschrieben wird. Was genau die Gewährsperson unter einer normalen Uni versteht, erklärt sie im Anschluss, nämlich fünf Jahre lang nichts zu tun. Diese zweite beispielhafte Erläuterung folgt ebenfalls einem genre. Es verknüpft hier zwei nominale Einheiten und weist somit präpositionalen Charakter auf (siehe auch Beispiel (1) und vgl. Rosier 2002). Die Funktion von genre, Beispiele einzuleiten, kann ebenfalls auf die Kernbedeutung, Ähnlichkeit zu denotieren, zurückgeführt werden. Indem genre implizit darauf verweist, dass eine Menge an ähnlichen, vergleichbaren Entitäten existiert (s.o.), kann aus dieser Menge eine Entität herausgenommen werden, die dann als Beispiel (für die anderen) steht. Die Kennzeichnung von Unschärfe und das Einleiten von Beispielen und Erläuterungen können unter der Fokusfunktion zusammengefasst werden, da der Fokus auch in diesen Fällen auf der Information liegt, die genre nachfolgt. Fokus zu markieren wäre demnach eine übergeordnete Kategorie, die andere spezifischere Funktionen subsumiert. 9 Im Corpus findet sich kein genre in der Postposition - außer in gesprächsorganisatorischer Funktion; anders ist das im Französischen in Québec. Dort wird genre wie comme und style oft in der nachgestellten Position verwendet, etwa auch in der Funktion, Beispiele einzurahmen (vgl. Vincent 2005, Dostie 1995). <?page no="75"?> genre - so ne Art französischer Diskursmarker 75 3.2 genre als Marker von Zitaten Eine weitere Funktion, die genre noch aufweist und die unter die Fokusfunktion gefasst werden kann, ist, Zitate zu kennzeichnen, da das Zitat zumeist auch die neueste salienteste Information einer Äußerung beinhaltet (vgl. entsprechend die Bezeichnung "focus quotative" von Blyth et al. 1990; weitere Ausführungen zur Zitatfunktion von like finden sich bei Romaine / Lange 1991, Ferrara / Bell 1995, Buchstaller 2002, 2004, 2006a, b, Tagliamonte / Hudson 1999, Tagliamonte / D’Arcy 2004). In Beispiel (7) markiert genre das darauf folgende Zitat: (7) et Schmitz était trop GENRE (.) kannst du mir den geben und so @ 'und Schmitz war voll SO (.) kannst du mir den geben und so' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 1) Die Gewährsperson in (7) gibt die Äußerung einer fremden Person wieder, während die Gewährsperson in (8) dagegen die eigenen Worte zitiert. Das Zitat in (7) wird zusätzlich besonders hervorgehoben, da es in der ursprünglich verwendeten Sprache - Deutsch - geäußert wird. Der Bruch zwischen eigener Rede und Zitat wird hier also zusätzlich durch Code-Switching signalisiert 10 . (8) j’étais GENRE mais putain Amandine j’ai jamais dormi chez Sandra @@ (beide) 'ich war SO aber scheiße Amandine ich hab nie geschlafen bei Sandra' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 5) In (7) und (8) wird das Zitat jeweils mit einer Konstruktion von être und genre eingeleitet (vgl. die analoge Struktur im Deutschen und ich so, dazu Golato 2000, und im Englischen be like, dazu z.B. Ferrara / Bell 1995, Tagliamonte 2009). Der Zitatmarker genre wird in (7) durch das Adverbial trop spezifiziert, welches sich im Deutschen mit dem Intensivierer voll wiedergeben lässt, der ebenfalls in Kombination mit dem deutschen Zitatmarker so verwendet werden kann, z.B. und ich voll so. Der Sprecher hat bei der Wiedergabe von eigener und fremder Rede die Möglichkeit, die eigene Meinung zur reproduzierten Äußerung kundzutun 10 Das genre könnte in diesem Beispiel als Einheit analysiert werden, die das folgende Code-Switching explizit signalisiert. Solche Elemente werden nach Poplack et al. 1987 als "flags" bezeichnet und sind etwa Häsitationsmarker, metalinguistische Kommentare und Wiederholungen. Code-Switching dieser Art nennen Poplack et al. entsprechend "flagged Code-Switching" im Gegensatz zum "smooth Code-Switching", bei dem der Sprachwechsel nicht explizit gekennzeichnet wird. <?page no="76"?> Astrid Rothe (Mannheim) 76 (zu diesem Phänomen der Polyphonie bzw. Stimmenvielfalt und deren Mitteln siehe z.B. Günthner 1999, 2002). In (7) wird die Person, die das Zitat ursprünglich hervorgebracht hat, durch Nachahmen der Stimmlage ironisch porträtiert. Dadurch macht die Gewährsperson ihre Einstellung zur zitierten Person deutlich. Diese prosodische Inszenierung zielt auf eine Reaktion der Zuhörer ab, welche, wie es vom Sprecher erwartet wird, die Inszenierung mit einem Lachen quittieren (vgl. Günthner 2008, Golato 2000). Zitiert werden nicht nur eigene oder fremde Äußerungen, sondern auch Gedanken und Einstellungen (siehe Beispiel (2), (3); vgl. dazu auch in Günthner 2002 die sogenannten nicht-lexikalischen Silben). Da es unmöglich ist, das Original identisch zu reproduzieren, ist ein Zitat immer nur eine ungefähre Wiedergabe, eine (Re)konstruktion des Originals (vgl. dazu die an Tannens Terminologie angelehnte Bezeichnung "constructed dialogue introducer" von Ferrara / Bell 1995). Dieser ungefähren Wiedergabe entspricht das potentielle Funktionsspektrum von genre, das Unschärfe markieren kann. Möglicherweise ist das ein Grund, warum genre als Kennzeichnung von Zitaten besonders produktiv ist. Ein Zitat entspricht immer einem ungefähren Beispiel dessen, was tatsächlich geäußert oder gedacht wurde und somit kann genre als Zitatmarker wiederum mit genre als Marker von Beispielen in Bezug gesetzt werden. Laut Ferrara und Bell (1995: 79) sind sich die Sprecher dessen bewusst, dass ein Zitat nur eine ungefähre Wiedergabe sein kann, und verwenden deshalb zusätzliche Mittel, dies zu kennzeichnen. In Ferraras und Bells Beschreibung ist das sprachliche Mittel dafür like, und die Entsprechung im Französischen ist demnach genre. Alternativen zur Kennzeichnung von Zitaten sind verba dicendi, verba sentiendi, aber auch andere Verben, z.B. faire (im Englischen go, vgl. dazu Butters 1980, Cukor-Avila 2002, Buchstaller 2002, 2004, 2006a, b). Im vorliegenden Corpus werden Zitate mit verba dicendi, mit verba dicendi und genre, mit être und genre (wie in (7) und (8)), mit faire und genre, nur mit faire und nur mit genre eingeleitet. In (9) wird das fremde Zitat ebenfalls mit genre eingeleitet, jedoch ist das verwendete Verb dieses Mal nicht être, sondern faire. Bevor das Zitat einsetzt, macht die Gewährsperson eine kurze Pause, wie es bei wiedergegebenen Zitaten oft der Fall ist (s. Beispiel (7) und vgl. Golato 2000). (9) et i (=il) fait GENRE (.) Anna c’est ça ton nom ça c’est bien ton nom hein 'und er macht SO (.) Anna das ist dein Name das ist doch dein Name oder' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 7) <?page no="77"?> genre - so ne Art französischer Diskursmarker 77 Das Französische hat also viele Mittel, fremde Rede zu markieren. Während sich im Englischen, das ebenfalls über eine Vielzahl an Varianten zur Markierung von Zitaten verfügt, eine Funktionsverteilung zwischen diesen Varianten abzuzeichnen scheint (vgl. Buchstaller 2004, 2006a), ist dies im Französischen noch nicht abzusehen bzw. fehlen dazu noch die entsprechenden Untersuchungen. 3.3 genre als Marker für die Gesprächsorganisation Die bisher für das vorliegende Corpus aufgedeckten Funktionen werden auch von Fleischman und Yaguello beschrieben (Fleischman 1998, Yaguello 1998, Fleischman / Yaguello 2004). In den Gesprächen der Schüler weist genre jedoch noch zusätzliche Funktionen in der Gesprächsorganisation auf, welche Fleischman und Yaguello nicht beschreiben: als Filler und bei der Reformulierung, beim Turn-Taking und beim Turn-Holding. Bei diesen Funktionen scheint es sich um eine spätere Entwicklung des Diskursmarkers zu handeln, bei der die semantische Ausbleichung von genre eine Rolle spielt. Die Funktionen der Diskursmarker in der Gesprächsorganisation können nur teilweise auf ihre Semantik zurückgeführt werden, sie müssen insbesondere aus ihrer kontextuellen Interpretation geschlossen werden (vgl. Fischer 1998, 2000). In (10) wird genre mitten in einer Reihe weiterer Diskursmarker (=DM) artikuliert: (10) ouais d’accord mais bon après fin GENRE jveux (=je veux) dire c’est fait c’est fait 'ja OK aber gut danach DM SO ich mein (=eigtl. ich will sagen) was getan ist, ist getan' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 5) Nachdem die Gewährsperson durch das Produzieren der Diskursmarker Zeit gewonnen hat, formuliert sie schließlich den Rest der Proposition, eine Tautologie c’est fait c’est fait ('was getan ist, ist getan'). In ähnlicher Funktion wird genre im folgenden Beispiel (11) verwendet: (11) A: et moi j’ai trop peur de perdre l’allemand quoi GENRE même quand je parleuh B: mais non mais avec elle tu parles schwitzerdütsch [@] A: [@] oui jparle (=je parle) suisse allemand mais fin GENRE jveux (=je veux) dire même le suisse allemand ça m’aiderait pour euh l’allemand fin quoi 'A: und ich hab voll Angst zu verlieren das Deutsch DM SO selbst wenn ich sprecheöh - <?page no="78"?> Astrid Rothe (Mannheim) 78 B: aber nein aber mit ihr du sprichst Schweizerdeutsch - A: ja ich spreche Schweizerdeutsch aber DM SO ich mein (=eigtl. ich will sagen) sogar Schweizerdeutsch das würde mir helfen für ehm das Deutsche DM DM' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 5) Im zweiten Beitrag von A wird genre erneut gefolgt von der Einheit jveux dire ('ich will sagen', vgl. Beispiel (10)), welche hier als Reformulierungsindikator (vgl. Gülich / Kotschi 1987) analysiert werden kann. Beide - genre und jveux dire - verknüpfen den Bezugsausdruck jparle suisse allemand und den folgenden Reformulierungsausdruck même le suisse allemand ça m’aiderait pour l‘allemand, der den Bezugsausdruck wieder aufnimmt, reformuliert und expliziert. Die Gewährsperson erläutert, dass sie mit ihrem Deutsch unzufrieden ist, obwohl ihre Erstsprachen Schweizerdeutsch und Französisch sind. Zuvor hat sie erklärt, dass sie Angst davor hat, das Deutsche ganz zu verlieren. Deshalb setzt sich die Gewährsperson dafür ein, dass zuhause mehr Deutsch, in ihrem Fall Schweizerdeutsch, gesprochen wird, um ihre Sprachfertigkeiten nicht zu verlieren. Insofern ist die Reformulierung in (11) so zu verstehen, dass sie zwar nicht Deutsch, sondern Schweizerdeutsch spricht, aber auch das ihrem Deutsch helfen würde. Ein weiteres Beispiel für genre als Reformulierungsindikator findet sich in (12): (12) enfin trois même limite trois GENRE en fait jfais (=je fais) une fois chez mes grandparents une fois chez moi une fois en Angleterre 'DM drei sogar fast drei SO eigentlich ich mach ein Mal bei meinen Großeltern ein Mal bei mir und ein Mal in England' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 10) Die eine Gewährsperson erklärt der anderen, wie oft sie Weihnachten feiert, nämlich drei Mal. Wie sich diese drei Male aufteilen - ein Mal bei den Großeltern, ein Mal bei ihr zuhause und ein Mal in England - spezifiziert sie anschließend nach dem Reformulierungsindikator genre + en fait ('eigentlich'). Der Bezugsausdruck bleibt zwar unvollständig - da die Sprecherin bei der Formulierung nach trois ('drei') abbricht und das Nomen fois ('Mal') nicht äußert -, kann jedoch durch den Reformulierungsausdruck nachvollzogen werden. In Beispiel (13) unterhalten sich drei Gewährspersonen. Das Gespräch ist gekennzeichnet vom schnellen Sprechen der Gesprächsteilnehmer und einer Vielzahl von Überlappungen und Parallelsequenzen. Das Rederecht zu ergattern und es zu behalten, ist in diesem Gespräch nicht einfach. <?page no="79"?> genre - so ne Art französischer Diskursmarker 79 (13) non mais GENRE non mais GENRE i (=ils) sont venus chercher Amandine tu vois et euhah et GENRE (.) iz (=ils) ont parce que ils étaient venu voir der Untergang chez moi et euh et euh GENRE il lui a offert un petit coup de vin et tout 'nein aber SO nein aber SO sie sind gekommen zu holen Amandine du siehst und ehm und SO sie haben weil sie waren gekommen zu sehen der Untergang bei mir und ehm und ehm SO er hat ihnen angeboten einen kleinen Schluck Wein und alles' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 1) In (13) verwendet die Gewährsperson genre mehrfach und in Kombination mit anderen Diskursmarkern, um das Rederecht zu erhalten (Turn-Taking- Signal) und dann, um es zu behalten (Turn-Holding-Signal). In der Mitte ihres Gesprächsbeitrages gerät die Gewährsperson gleich zwei Mal ins Stocken, sie hat Formulierungsschwierigkeiten, das wird jeweils durch die Wiederholung von et und die Wiederholung des Fillers euh deutlich. Da die Gewährsperson aber ihre Geschichte noch nicht zu Ende erzählt hat und das Rederecht entsprechend noch nicht abgeben will, äußert sie genre. Die im ersten Fall folgende Pause zeigt an, dass dieses Signal relativ deutlich ist, da sich die Gewährsperson sogar eine kleine Sprechpause leistet, in der sie nicht von den anderen Gesprächsteilnehmern unterbrochen wird, denn diese scheinen zu wissen, dass auf ein genre noch etwas folgt. In diesem Beitrag hat genre stark strukturierenden Charakter. Ebenso verhält es sich im folgenden Beispiel: (14) A: moi si si je pense en une aut (=autre) langue que (.) que lfrançais (=le français) ça serait seulsi seulement l’anglais mais jamais dl’allemand (=de l’allemand) quoi l’allemand pour moi (.) c’est horrible de dire ça mais c’est complètement pas naturel quoi fin GENRE B: mouais A: de toute façon jai (=je n’ai) rien à voir avec l’Allemagne quoi 'A: ich wenn wenn ich denke in einer anderen Sprache als (.) als Französisch das wäre nur doch nur Englisch aber nich Deutsch DM Deutsch für mich (.) das ist fürchterlich das zu sagen aber das ist völlig nicht natürlich DM DM so - B: mja - A: in jedem Fall hab ich nichts zu tun mit Deutschland DM' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 5) Zunächst sieht es so aus, als würde genre hier einen Turn beenden, jedoch äußert B nur kurz Zustimmung mouais und A schließt den Redebeitrag anschließend ab. Die Gewährsperson B weiß also - ebenso wie die Gesprächsteilnehmer in (13) -, dass genre üblicherweise eine weitere Einheit einleitet, <?page no="80"?> Astrid Rothe (Mannheim) 80 und versteht somit, dass genre hier den Wunsch des Gesprächspartners anzeigt, den Redebeitrag weiterzuführen. Beispiel (15) ist ein Ausschnitt aus einem Gesprächsanfang. Eine Gewährsperson hat gerade eine Geschichte erzählt. Im Anschluss ist eine Gesprächspause entstanden, welche die Gesprächsteilnehmer mit ihrem gemeinsamen Lachen füllen. Anschließend beginnt eine der Gewährspersonen mit einem Redebeitrag, einer neuen Geschichte, und muss sich dafür zunächst durchsetzen, da zu diesem Zeitpunkt die anderen Gesprächsteilnehmer auch zu reden begonnen haben. (15) @ @ (alle) on est trop marrante GENRE GENRE GENRE Köhler Köhler tu sais Köhler et et sa femme 'wir sind voll witzig SO SO SO Köhler Köhler weisstu Köhler und und seine Frau' (Rothe 2004 / 2005, Gespräch 1) In Beispiel (15) äußert die Gewährsperson drei Mal genre in der Mitte ihres Beitrags und wiederholt anschließend mehrfach Bestandteile der Proposition (Köhler, et). Hier fungiert genre als Filler bzw. Signal für das Turn-Holding und zeigt an, dass die Gewährsperson noch nicht bereit ist, das Rederecht abzugeben, da ihr Beitrag noch nicht beendet ist bzw. sie gerade erst mit ihrem Redebeitrag begonnen hat. Die Funktionen von genre in der Diskursorganisation, besonders beim Turn-Taking und Turn-Holding, sind nicht primär auf die Semantik von genre zurückzuführen. Das ursprüngliche Nomen wird hier nicht mehr als solches verwendet, und die semantische Ausbleichung ist weit fortgeschritten (Grammatikalisierungsbzw. Pragmatikalisierungsprozess, vgl. Traugott 1995, Hopper / Traugott 2003). Das Potential von genre, als Turn-Taking- und Turn-Holding-Signal zu fungieren, kann aus der Struktur von genre in den zuvor beschriebenen Funktionen abgeleitet werden. Als Approximativmarker oder Zitatmarker verknüpft genre zwei Einheiten oder leitet eine Einheit ein. Insofern teilen Sprecher und Hörer das Wissen, dass auf genre etwas folgt, und dieses Potential wird ausgeschöpft, wenn genre als Turn- Taking- und Turn-Holding-Signal genutzt wird und anzeigt, dass der Turn noch nicht beendet ist bzw. am Anfang steht. Die Funktion von genre als Reformulierungsindikator und Filler lässt sich dagegen noch auf das semantische Potential von genre zurückführen. Denn als solches verbindet genre zwei Einheiten, die in einer approximativen semantischen Ähnlichkeitsbeziehung stehen (z. B. in (11)). Würde man einen Pragmatikalisierungsprozess nachzeichnen wollen, so könnte die Reformulierungsfunktion der Wegbereiter für die lediglich gesprächsstrukturierengenre <?page no="81"?> - so ne Art französischer Diskursmarker 81 den Funktionen als Turn-Taking und Turn-Holding sein, bei denen die semantische Ausbleichung noch weiter fortgeschritten ist. 4 Die Polyfunktionalität von genre Genre scheint also ein polyfunktionaler Diskursmarker des Französischen zu sein. Ob es sich dabei tatsächlich - noch - um ein jugendsprachliches Phänomen handelt, gilt es zu untersuchen. Ebenso wären die Unterschiede und Gemeinsamkeiten in der Verwendung der Konkurrenten von genre - style und comment - von Interesse genauso wie ein Vergleich der Auftretensmuster im Französischen in Kanada und im Französischen in Europa (vgl. Chevalier 2001, Beaulieu et al. 2007, Mihatsch 2007, 2009; vgl. zur soziolinguistischen Entwicklung von like Buchstaller 2002, 2004, 2006a, b, Cukor-Avila 2002, Dailey-O’Cain 2000, Ferrara / Bell 1995, Romaine / Lange 1991, Tagliamonte / Hudson 1999, Tagliamonte / D’Arcy 2004). In Zellers Roman hat genre die Funktion, approximative Spezifizierungen oder Attitüden einzuleiten (Beispiel (1) und (2)). Dass Zeller die zuletzt gezeigten diskursorganisatorischen Funktionen von genre dagegen seinem Protagonisten nicht in den Mund legt, verwundert nun nicht, da Sprecher sich über Diskursmarker zunächst nicht bewusst sind und da diese als ein besonderes Merkmal der gesprochenen Sprache in der geschriebenen Sprache meist nicht wiedergegeben werden. Bibliographie Corpora Rothe, Astrid (2004 / 2005), Gespräche deutsch-französischer Jugendlicher am Lycée International, Saint-Germain-en-Laye, Dez. 2004-Jan. 2005, ca. 4 Stunden. Zeller, Florian (2006), Julien Parme, Paris, J'ai lu. 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En ce qui concerne l’élément verbal de la BD, sa caractéristique la plus originale est l’emploi systématique du style direct : tous les personnages parlant en leur nom propre, le langage de la BD est celui de la communication « en situation », de la communication « face-à-face » 2 . En essayant d’imiter l’oralité et la conversation spontanée, les scénaristes de BD recourent à plusieurs moyens linguistiques. Cet article se propose de déterminer le rôle spécifique joué par les marqueurs de la communication dans la construction de l’oralité fictive de la bande dessinée, en vérifiant ainsi la thèse selon laquelle ils sont essentiels pour teinter d’oral les énoncés des personnages dessinés. Il s’agit en particulier de : - déterminer le rôle des marqueurs discursifs dans la construction de l’oralité fictive de la BD ; - décrire les emplois de types différents de marqueurs discursifs dans les dialogues de la BD ; 1 L’existence de vignettes / bandes dessinées dépourvues de paroles où le dessin se suffit à lui-même a été considérée comme preuve de la primauté de l’élément visuel sur les mots dans la BD : une bande dessinée peut exister sans qu’un texte quelconque apparaisse, tandis qu’une bande dessinée sans images cesse même d’être une bande dessinée. Mais le cas des histoires sans paroles reste un cas particulier, le texte constituant généralement un élément essentiel pour la compréhension du scénario et pour le déroulement de la narration (les images privées de texte sont ambiguës et polysémiques, c’est le texte qui leur donne un seul sens et qui relie une vignette aux suivantes), cf. Fresnault-Deruelle 1972 : 39-44. 2 Fresnault-Deruelle 1972 : 35. <?page no="86"?> Daniela Pietrini (Heidelberg) 86 - identifier les particularités de l’emploi des marqueurs discursifs par rapport à la spécificité du langage BD en tant qu’interdépendance de texte et d’image. Après une petite introduction sur les formes différentes de l’élément verbal dans une bande dessinée et sur les particularités de l’écriture et de l’oralité fictive de la BD, on présentera un modèle théorique de référence pour la classification des marqueurs discursifs dans leurs diverses fonctions, et puis on passera à l’analyse de l’emploi des marqueurs de la communication dans la bande dessinée en essayant toujours d’identifier les spécificités de cet emploi dans le genre textuel BD (en considérant en particulier l’interaction du texte avec l’élément visuel). 2 La langue 3 de la bande dessinée L’élément verbal est présent dans la BD sous plusieurs formes et en plusieurs endroits : traditionnellement, il est (r)enfermé dans une bulle dont la forme varie selon que les mots sont effectivement prononcés par le personnage (bulle ovale ou rectangulaire qui attribue par son appendice les mots au locuteur), ou seulement pensés (l’appendice revêt la forme d’une chaîne de petites bulles). Si le personnage crie (de douleur, d’angoisse, de joie, de rage etc.), la forme soit de la bulle elle-même soit des lettres qui y sont insérées peut intensifier l’émotion représentée (par exemple une bulle éclatée par un cri très fort ou des lettres qui « tremblent » de peur). En faisant partie d’un dessin, l’élément verbal dans la bande dessinée possède en effet un côté graphique essentiel, même la forme ou la dimension des lettres d’un mot peuvent véhiculer un message : dans la BD l’image se fait texte et le texte se fait image 4 . Même dans la bande dessinée en tant que genre dialogique où les personnages parlent entre eux, il existe un endroit réservé au narrateur : le texte n’apparaît pas seulement dans les bulles sous forme de paroles, pensées ou cris des personnages, mais aussi dans les cartouches, emplacements habituellement rectangulaires intégrés dans la vignette et destinés aux descrip- 3 Ici et dans le cours de cet article, le terme « langue » se réfère exclusivement à l’élément verbal et non à l’univers sémiotique ni au « langage » des dessins. 4 Si, d’une part, l’écriture de la bande dessinée réalise une fiction d’oralité en imitant la langue de la communication en situation, il s’agit d’autre part d’une langue qui exploite consciemment même l’aspect le plus matériel de l’écriture tel que la dimension des lettres, leur forme etc. Sur les caractéristiques de la composante verbale de la bande dessinée en ce qui concerne en particulier la simulation de l’oralité et la dialogicité, cf. aussi Pietrini 2012. <?page no="87"?> Les marqueurs discursifs dans l’oralité fictive de la bande dessinée 87 tions ou aux commentaires du narrateur pour préciser la scène sur le plan narratif (v. image 1). L’élément verbal dans la vignette revêt souvent la forme de l’onomatopée, qui donne un commentaire acoustique des images et en crée l’atmosphère sonore (v. image 2), ou il peut même être « caché » dans le dessin, comme une affiche, une coupure de journal ou une lettre qu’un personnage écrit ou lit (v. image 3). L’analyse suivante se concentre exclusivement sur l’élément verbal (r)enfermé dans les bulles, le texte qui sort littéralement de la bouche des personnages, car c’est dans les dialogues que l’on retrouve dans la langue écrite les mots de la communication, caractéristiques d’habitude plutôt de l’oralité que de l’écriture narrative 5 . Image 1 : La cartouche Image 2 : Les onomatopées Tome / Janry, Le petit Spirou, 1992 Franquin, Gaston, 1985 5 Le lien entre les marqueurs discursifs et la langue orale a été presque toujours souligné par les auteurs qui se sont occupés de ce sujet : « Les MD [marqueurs discursifs] doivent être envisagés dans un tout autre cadre, celui de la langue orale, où la coprésence de l’interlocuteur influence la façon dont le locuteur construit son discours. », Dostie / Pusch 2007 : 5 ; « Les petits mots que j’ai fini par appeler « Gliederungssignale » (marqueurs de structuration de la conversation) se trouvent avant tout dans l’oral spontané », Gülich 2006 : 15 ; ou encore : « De manière générale, nous dirons pour l’instant que les particules discursives sont des éléments propres au langage parlé ayant des fonctions spécifiques sur le plan discursif. », Serra 2008 : 44. En ce qui concerne l’emploi des marqueurs du discours dans la simulation écrite (littéraire) de la conversation spontanée, cf. Blank 1991. <?page no="88"?> Daniela Pietrini (Heidelberg) 88 Image 3 : Le texte « caché » Morris / Goscinny, Lucky Luke, 1971 3 Une classification théorique des marqueurs de la communication 6 Une première différenciation parmi les fonctions des marqueurs discursifs sépare les fonctions des mots de la communication au niveau de la dynamique de la situation interlocutive entre le locuteur et son interlocuteur (fonctions « interactionnelles ») des fonctions de ces marqueurs au niveau métatextuel, c’est-à-dire dans la structuration et la planification discursive (fonctions « métatextuelles ») 7 . En ce qui concerne les premières, on dis- 6 Dans le cours de cet article les termes « marqueur discursif / du discours » (discourse markers, notion élaborée par Schiffrin 1987) et « marqueur / mot de la communication » sont utilisés indifféremment : « Qu’on les appelle marqueurs discursifs, marqueurs pragmatiques, mots du discours, particules (discursives, énonciatives) ou connecteurs, les petits mots de la langue parlée comme ben, là et OK font partie, depuis un quart de siècle, des grands rendez-vous linguistiques. », Dostie / Pusch 2007 : 3. On emploie en outre le terme « marqueur de structuration de la conversation » dans le sens élaboré par Auchlin 1981 en traduisant « Gliederungssignale » de Gülich 1970. 7 Notre analyse se concentrant sur l’emploi et sur le rôle des marqueurs discursifs dans un genre textuel bien défini (la bande dessinée humoristique francophone), on renonce ici à une présentation détaillée des approches très variées qui caractérisent l’exploration théorique actuelle des marqueurs discursifs, abordés à la fois sous un point de vue sémantique, sociolinguistique, pragmatique etc. (cf. par exemple le numéro 154 de la revue Langue française, entièrement dédié à ce sujet). On préfère ici se limiter à une définition plutôt généralisante telle que celle de Vincent 1993 : 43-44 : « J’utilise le terme ‹ particule discursive › comme un générique : il recouvre tout un ensemble de mots intervenants à divers niveaux de l’organisation des discours ». Vincent <?page no="89"?> Les marqueurs discursifs dans l’oralité fictive de la bande dessinée 89 tingue entre les marqueurs utilisés par le locuteur et ceux employés par son interlocuteur, entre lesquels il est possible de supposer une sorte de symétrie (v. tableau 1). Tableau 1 : Les fonctions interactionnelles des marqueurs discursifs 8 LE LOCUTEUR L’INTERLOCUTEUR Prise de parole (turn-taking) Mécanismes d’interruption/ d’attaque de réplique Maintien du tour de parole (turnmaintaining) - Cession du tour de parole (turngiving) - Capteurs d’attention (attention getters) Confirmations d’attention Contrôle de la réception Confirmation de la réception Demande d’explication/ d’information Marqueurs phatiques Marqueurs phatiques Hésitation Signaux d’écoute (back channel) 9 Particules modales - En ce qui concerne les fonctions métatextuelles des mots de la communication, on distingue à ce niveau les marqueurs de structuration de la conversation des marqueurs de focalisation et de reformulation (v. tableau 2). identifie trois catégories de particules selon leurs rôles : les marqueurs d’interaction, ayant une fonction phatique (établir, maintenir, vérifier, interrompre la communication) et un caractère ritualisé ; les marqueurs de structuration, qui marquent aux niveaux syntaxique, thématique et discursif « les liens entre les différentes parties du discours ou entre les différents sujets de conversation », Vincent 1993 : 54, et les marqueurs de prosodie (qui incluent les ponctuants). Le modèle présenté ici retient la répartition des fonctions des marqueurs du discours entre une fonction interactionnelle et une fonction de structuration discursive (dite ici « métatextuelle »), cf. aussi Andersen 2007 : 26. 8 Pour la classification présentée dans les tableaux qui suivent, cf. aussi Bazzanella 1994, 2001. 9 Faute d’espace on renonce ici à la distinction, sur le plan fonctionnel, entre les trois grandes catégories de signaux d’écoute (ou back channel selon la notion proposée par Yngve 1970) : fonction d’accusé réception, de soutien et de relance, cf. Laforest 2006 : 58-59. <?page no="90"?> Daniela Pietrini (Heidelberg) 90 Tableau 2 : Les fonctions métatextuelles des marqueurs discursifs 4 Les marqueurs discursifs dans la bande dessinée 4.1 Le corpus analysé Cette analyse se base sur un corpus de bandes dessinées humoristiques francophones qui comprend soit des BD classiques telles que les Schtroumpfs, Astérix, Spirou, Gaston Lagaffe, Boule et Bill, Lucky Luke, Marsupilami, Titeuf, soit quelques BD très récentes telles que Le retour à la terre, Les formidables aventures de Lapinot, Kaput et Zösky, Pipit Farlouse etc. Il s’agit toujours d’histoires qui se déroulent sur au moins une planche (pas de strips) pour un total de vingt bandes dessinées 10 . En ce qui concerne les marqueurs discursifs analysés, les catégories le plus souvent utilisées par les scénaristes de BD semblent être au niveau métatextuel, surtout les marqueurs de structuration du type introductif ou 10 En ce qui concerne l’inventaire complet des BD analysées, cf. la section dédiée aux bandes dessinées des références bibliographiques. Marqueurs de structuration de la conversation : Division en parties : Présentation / Ouverture Transition / Passage Énumération Digression (début ; fin) Clôture Marqueurs de citation et de discours rapporté Marqueurs de focalisation : À un niveau ponctuel Au niveau global Marqueurs de reformulation : Marqueurs de paraphrase Marqueurs de correction Marqueurs d’exemplification <?page no="91"?> Les marqueurs discursifs dans l’oralité fictive de la bande dessinée 91 de transition, et au niveau interactionnel, les marqueurs qui concernent le tour de parole et surtout la prise de parole, les marqueurs de contact et ceux d’hésitation. On a délibérément omis l’analyse des mécanismes de démodulation 11 bien qu’ils soient présents dans les dialogues de BD. 4.2 La structuration du discours Les mots de la communication se caractérisent par leur polyfonctionnalité, car ils combinent souvent une fonction métatextuelle avec une ou plusieurs fonctions interactionnelles. Les « signaux d’introduction » (les Eröffnungssignale selon la terminologie de Gülich 1970) par exemple combinent dans la bande dessinée plusieurs fonctions : ils structurent la conversation en marquant soit le début de l’histoire entière, soit le début de chaque énoncé (fonction métatextuelle), fonctionnant donc aussi en tant que signaux de prise de parole (turn-taking) et de capteurs d’attention (fonctions interactionnelles). Parmi les nombreuses stratégies qui marquent le début d’une histoire dessinée, on retrouve souvent un mot de la communication et / ou une interjection qui sert en même temps de capteur d’attention, souvent accompagné d’une forme de salutation : le lecteur entre dans le dialogue au moment de son début, quand les personnages se rencontrent, se saluent et que l’un d’eux prend la parole (v. image 4). Le marqueur de prise de parole / capteur d’attention peut être accompagné ou quelquefois même remplacé par un terme d’adresse, généralement le prénom / nom de famille / diminutif / surnom du personnage (v. image 5) 12 . 11 Le terme [particules de] démodulation a été proposé par Nøjgaard 1992-1995 comme traduction de l’allemand Modalpartikeln / Abtönungspartikeln. 12 Les énoncés de BD révèlent un emploi exagéré des noms d’adresse en fonction de capteurs d’attention et marqueurs de prise / cession d’un tour de parole par rapport à la conversation familière spontanée, où l’on assiste aujourd’hui plutôt à une raréfaction notable de l’emploi des noms d’adresse : « dans bien des situations communicatives, la salutation et le remerciement ne s’accompagnent plus automatiquement d’un nom d’adresse […]. En revanche, le nom d’adresse apparaît volontiers aux côtés d’un reproche, d’une protestation ou d’une réclamation, c’est-à-dire qu’il a souvent une connotation polémique », Charaudeau / Maingueneau 2002 : 32. <?page no="92"?> Daniela Pietrini (Heidelberg) 92 Image 4 Roba, Boule et Bill, 1975 Image 5 Zep, Titeuf, 1996 Mais la plupart des histoires dessinées commencent par un marqueur de structuration du type introductif ou même de transition : dans le cas de l’oralité construite de la BD, « le message linguistique prend le double aspect d’une communication entre les personnages progressant dans leurs aventures et d’une information pour le lecteur » (Fresnault-Deruelle 1972 : 44). En plaçant dans la première bulle de l’histoire un marqueur de structuration qui a normalement la fonction de structurer le passage d’un tour de parole à l’autre, on reproduit le déroulement du dialogue entre les personnages (fiction de l’oralité spontanée) en donnant en même temps au lecteur l’impression d’assister à une conversation déjà en cours, ce qui renforce le caractère éminemment dialogique de la BD en rendant superflu le recours à une information de type narratif (v. images 6 et 7). <?page no="93"?> Les marqueurs discursifs dans l’oralité fictive de la bande dessinée 93 Images 6 et 7 : Les marqueurs de transition au début de l’histoire montrent que le dialogue est déjà en cours. Greg, Achille Talon, 1973 Zep, Titeuf, 1997 Les marqueurs d’introduction / prise de parole (faisant souvent aussi fonction de capteurs d’attention) ne sont pas placés exclusivement au début d’une histoire, mais presque dans chaque bulle : il est normal que les personnages commencent à parler en utilisant un mot de la communication (v. image 8). Cette fréquence de marqueurs de prise de parole correspond à l’usage de ces marqueurs dans la conversation spontanée, mais elle constitue une spécificité de la langue de la bande dessinée par rapport aux autres formes d’oralité fictive : ni l’écriture théâtrale ni les scénarios cinématographiques présentent la même caractéristique 13 . 13 Cf. Vicher / Samkoff 1989 : 89. <?page no="94"?> Daniela Pietrini (Heidelberg) 94 Image 8 : Un marqueur de la communication introduit chaque bulle. Roba, Boule et Bill, 1970 La palette des marqueurs employés est très riche et très variée, et le cas de la combinaison de marqueurs est fréquent, ce qui serait normal dans la conversation spontanée 14 , mais acquiert une valeur particulière dans la BD, en tenant compte des limites d’espace auxquelles l’élément verbal y est soumis : si l’espace réservé aux mots y est forcément limité par le dessin et la dimension de la bulle, l’emploi d’une combinaison de marqueurs devient signe d’une volonté très forte de donner de la spontanéité, du naturel, de l’expressivité aux énoncés des personnages de BD (v. image 9 et 10). 14 Dans la langue parlée la combinaison de deux ou trois ou même encore plus de marqueurs est courante (on pense à des formes telles que « ben ouais mais c’est sûr » ou encore « oh oui mais tu sais hein » citées du corpus de Vicher / Samkoff 1989). À l’intérieur de la catégorie des marqueurs discursifs complexes, constitués par une séquence de « plusieurs mots qui appartiennent tous à la classe des MD [marqueurs discursifs] », Waltereit 2007 : 94, on distingue les marqueurs phrasèmes tels que « tu sais pas quoi », Dostie 2004 des combinaisons libres de marqueurs juxtaposés telles que « puis alors » ou des réduplications de marqueurs (« allons allons », cf. Dostie 2004, 2007), mais aussi des combinaisons de marqueurs « stockées dans le lexique » telles que bon ben ou enfin bref, cf. Waltereit 2007. <?page no="95"?> Les marqueurs discursifs dans l’oralité fictive de la bande dessinée 95 Images 9 et 10 : Les combinaison de marqueurs imitent la conversation spontanée et amplifient l’expressivité. Trondheim, Les formidables aventures Trondheim, Kaput & Zösky, 2002 de Lapinot, 2000 Parmi les mots de la communication employés par les scénaristes de BD, c’est le marqueur et qui est le plus fréquent dans le corpus analysé. Son aspect polyfonctionnel est évident : d’un point de vue interactionnel, il sert de marqueur de prise de parole dans un échange dialogique et en même temps de capteur d’attention, tandis que, sur le plan métatextuel, il lie deux tours de parole contigus (marqueur de transition). Comme la structuration des tours de parole correspond, dans la spécificité de la BD en tant que narration organisée en séquence, à celle de la séquence des vignettes, le marqueur d’ajout et ne lie pas seulement les énoncés entre eux, mais il souligne et renforce au niveau verbal l’enchaînement des vignettes. Dans le genre textuel BD le rapport d’interdépendance entre texte et dessin ne se réalise pas seulement à l’intérieur de chaque vignette, mais aussi d’une vignette à l’autre : « tout comme la parole […] véhicule nos pensées, le texte de la BD transmet au fur et à mesure que nous avançons dans notre vision-lecture, le savoir nécessaire à la compréhension du récit » (Frésnault-Deruelle 1972 : 44). Les marqueurs discursifs jouent donc un rôle déterminant pour consolider l’aspect séquentiel qui caractérise le langage de la bande dessinée, en liant entre elles les bulles de vignettes contiguës. Cette fonction est encore plus évidente dans le cas des vignettes muettes, dépourvues de bulle, où le marqueur de prise de parole (plan interactionnel) / de structuration (plan métatextuel) et, en liant, après une vignette de « silence », le nouvel énoncé de la bulle suivante au précédent, consolide la séquence des dessins et des vignettes au niveau textuel (v. image 11). <?page no="96"?> Daniela Pietrini (Heidelberg) 96 Image 11 : Le marqueur de transition et renforce au niveau textuel la séquence des vignettes. Trondheim, Kaput & Zösky, 2002 En regardant d’un peu plus près la structuration des tours de parole dans la BD, on observe une certaine linéarité de l’organisation de la conversation : il s’agit d’un échange sans heurts où le locuteur a généralement la possibilité de terminer son tour de parole avant que l’interlocuteur prenne la parole, à la différence de la conversation spontanée où les émissions verbales des locuteurs ne se succèdent pas d’une façon aussi ordonnée, mais où les locuteurs s’interrompent ou parlent partiellement ensemble 15 . Comme il s’agit d’une langue écrite destinée à n’être jamais parlée, la langue de la BD est 15 En ce qui concerne la structuration de la conversation spontanée et en particulier l’enchaînement des prises de parole, les interruptions et leurs marques linguistiques, cf. Luscher / Roos / Rubattel 1995 et Luscher / Piaget / Rubattel 1996. <?page no="97"?> Les marqueurs discursifs dans l’oralité fictive de la bande dessinée 97 inéluctablement linéaire comme toute écriture : comme le langage de la bande dessinée représente la succession des tours de parole par la séquence forcément ordonnée des bulles, il devient impossible de rendre graphiquement le développement d’une conversation spontanée avec ses chevauchements, car les tours de parole ne peuvent que se succéder (v. images 12 et 13). Images 12 et 13 : La représentation des tours de parole dans la BD Zep, Titeuf, 1994 Laudec & Cauvin, Cédric, 2000 Cependant, parmi les diverses formes d’oralité fictive, la bande dessinée offre des possibilités spécifiques de rendre l’interruption du tour de parole d’un locuteur par son interlocuteur grâce à l’interaction des marqueurs discursifs au niveau textuel et du dessin au niveau visuel. Généralement l’oralité fictive simule la simultanéité d’une interruption de tour de parole par trois points de suspension placés à la fin de l’énoncé non terminé par le <?page no="98"?> Daniela Pietrini (Heidelberg) 98 locuteur interrompu, bien que l’emploi des points de suspension symbolise aussi une « pause », un silence qui n’existe pas dans la réalité de l’interruption dans la conversation spontanée, où les tours de parole se succèdent sans silence. Grâce au recours simultané à un marqueur d’interruption et à l’expédient graphique des bulles partiellement juxtaposées, la bande dessinée peut rendre l’interruption du tour de parole d’une façon plus vivante et plus authentique que toute oralité fictive, l’élément visuel renforçant au niveau du dessin la superposition des énoncés signalée au niveau du texte par le marqueur d’interruption (v. images 14 et 15). Images 14 et 15 : L’interaction texte (marqueur discursif) / dessin (bulles juxtaposées) représente l’interruption. Trondheim, Kaput & Zösky, 2002 Zep, Titeuf, 1994 4.3 Les marqueurs de l’interaction locuteur / interlocuteur Les mots de la communication dans la langue de la BD marquent aussi le « contact » entre les participants à l’interaction. Les scénaristes de BD recourent volontiers aux marqueurs discursifs dans toute la gamme des fonctions interactionnelles : ils utilisent des capteurs d’attention, des signaux de contrôle de la réception par le locuteur, mais surtout des marqueurs génériquement phatiques, qui ne sont pas chargés de contenu informationnel, mais qui marquent la relation interpersonnelle entre les locuteurs de l’interaction en faisant appel au patrimoine de connaissances partagées entre le locuteur et son interlocuteur. Cet usage si répandu des marqueurs phatiques par les scénaristes de BD répond à la volonté de souligner l’appar- <?page no="99"?> Les marqueurs discursifs dans l’oralité fictive de la bande dessinée 99 tenance des personnages au même univers interactionnel, ce qui rend plus réelle la simulation de la communication en situation. Dans chaque bulle le locuteur souligne qu’il est vraiment là avec son interlocuteur, qu’ils ont certaines choses en commun, qu’ils participent activement à la même interaction. Encore une fois les mots de la communication interviennent pour renforcer au niveau du texte le contenu du dessin : alors que le dessin représente les personnages dans une situation de la communication en montrant leur « proximité » physique, le texte, grâce à l’emploi des marqueurs du discours, souligne cette participation à une interaction « face-à-face », qui suit les mêmes « règles » et qui présente les mêmes caractéristiques de la conversation spontanée authentique, donc une interaction où les personnages s’efforcent de maintenir le contact réciproque, de se faire comprendre, de capter l’attention de l’interlocuteur, de se montrer réciproquement intérêt et participation, de mettre en évidence les connaissances et les opinions partagées (v. images 16, 17 et 18). Images 16, 17 et 18 : En soulignant l’appartenance des personnages au même univers interactionnel, les marqueurs de contact / phatiques donnent plus de crédibilité à la simulation de la communication en situation. Trondheim, Kaput & Zösk, 2002 Roba, Boule et Bill, 1970 <?page no="100"?> Daniela Pietrini (Heidelberg) 100 Ferri & Larcenet, Le retour à la terre, 2005 Les marqueurs d’hésitation jouent aussi un rôle déterminant pour teinter d’oral les énoncés des personnages de BD. Un texte écrit apparaît généralement déjà dans sa version définitive, alors qu’un énoncé de la conversation spontanée, étant réalisé en cours de planification, est caractérisé par sa discontinuité. Les silences, les pauses et la présence de marqueurs d’hésitations représentent par conséquent un élément fondamental pour distinguer la conversation spontanée authentique de la conversation fictive, reproduite artificiellement. En essayant d’imiter les difficultés de planification de l’oralité spontanée, les scénaristes de BD introduisent dans les énoncés des personnages beaucoup de marqueurs d’hésitation et de pauses pour leur donner ainsi de la réalité et de l’authenticité. Leur stratégie consiste dans l’emploi coordonné de marqueurs d’hésitation tels que heu, mh, bon / bien, chais pas etc. et de points de suspension qui signalent même graphiquement l’hésitation et les pauses de formulation (v. images 19 et 20). Images 19 et 20 : Les marqueurs d’hésitation servent à imiter les difficultés de planification de l’oral. Roba, Boule et Bill, 1975 Peyo, Histoires de Schtroumpfs, 1976 <?page no="101"?> Les marqueurs discursifs dans l’oralité fictive de la bande dessinée 101 Finalement, la langue de la BD est très riche en interjections. Sans vouloir entrer dans le fond de la complexe question de l’appartenance ou non des interjections à la catégorie des marqueurs du discours 16 , on traite ici les interjections dans la langue de la BD selon une tradition de la critique linguistique qui remonte à Gülich (1970) et à Koch / Oesterreicher (1990 / 2011), qui considèrent les interjections comme un élément fondamental de la « communication de proximité » (Nähesprache). En outre, les interjections font souvent fonction de marqueur discursif, très employées en tant que capteurs d’attention, marqueurs phatiques, expression d’accord ou de désaccord etc. Mais dans la plupart des cas les interjections expriment un sentiment, une émotion, une attitude ou une réaction à une situation (Ameka 1992 : 106) : étant la manifestation vocale de l’état d’âme du locuteur, elles concernent la fonction expressive de la langue (Jakobson 1960). Leur usage dans la communication face-à-face est strictement lié à la spontanéité de la communication et au niveau de familiarité entre les locuteurs. Dans l’écriture, elles contribuent à oraliser la parole écrite (cf. Rosier 2006) : dans la langue de la bande dessinée, l’abondance d’interjections en tant que manifestations d’un parler affectif sert surtout à donner vivacité et vitalité aux dialogues et même aux personnages. C’est grâce aux interjections que les personnages gagnent en épaisseur, et que leurs énoncés gagnent donc en expressivité (v. images 21 et 22). Images 21 et 22 : Les interjections donnent de l’épaisseur aux personnages, de la vivacité aux dialogues. Greg, Achille Talon, 1973 Trondheim, Kaput & Zösky, 2002 16 Cf. Hentschel / Weydt 1989 : 3-18 et Dostie / Pusch 2007 : 4-5. <?page no="102"?> Daniela Pietrini (Heidelberg) 102 5 Conclusion L’analyse d’un corpus de vingt BD différentes montre le rôle fondamental joué par les mots de la communication dans la construction de l’oralité fictive mise en œuvre par la langue de la bande dessinée. Grâce à l’emploi de plusieurs types de marqueurs discursifs, les scénaristes de BD atteignent divers objectifs. Les marqueurs de structuration de la conversation confèrent cohésion et unité aux dialogues en imitant la naturalité de la conversation spontanée, et l’usage répandu de marqueurs d’introduction / présentation contribue à consolider le caractère séquentiel de la narration dessinée en soulignant au niveau textuel l’enchaînement entre bulles / vignettes contiguës (fonction de « relais » du texte de la BD). En outre, en plaçant des marqueurs de transition au début d’une histoire, on donne au lecteur l’impression d’assister à une interaction déjà commencée sans avoir besoin de recourir à une information narrative. Sur le plan de l’interaction, la fonction des mots de la communication est aussi importante : c’est grâce à l’abondance des marqueurs de prise de parole placés au début de presque chaque bulle que l’échange verbal de la BD gagne en authenticité jusqu’à ressembler à une conversation spontanée, même s’il manque - en tant que conversation écrite - des chevauchements et des interruptions, qui caractérisent la réalité de la communication en situation. La spécificité du langage de la BD en tant qu’interdépendance de texte et de dessin favorise en outre l’emploi coordonné de marqueurs d’interruption et de bulles partiellement superposées pour représenter même graphiquement l’interruption d’un tour de parole. Les marqueurs de contact / phatiques soulignent l’appartenance des personnages au même univers interactionnel pour conférer un aspect de vérité à la simulation de la communication en situation, en renforçant au niveau textuel la « proximité », voire la coprésence des personnages montrée par le dessin. Finalement, les marqueurs d’hésitation permettent de reproduire la discontinuité et les difficultés de planification de la conversation spontanée authentique, et l’emploi conjoint des marqueurs d’hésitation et des trois points de suspension redouble et intensifie l’effet (v. tableau 3). Le rôle des mots de la communication est par conséquent déterminant dans la création de l’oralité fictive de la bande dessinée : c’est surtout grâce à l’emploi de différents types de marqueurs discursifs que les scénaristes de BD réussissent à rendre les dialogues plus vivants et à leur donner l’expressivité qui caractérise la conversation spontanée. <?page no="103"?> Les marqueurs discursifs dans l’oralité fictive de la bande dessinée 103 Tableau 3 : Le rôle des mots de la communication dans la fiction de l’oralité de la BD : un bilan Types de marqueur Objectif Emplois / effets particuliers dans la BD Structuration de la conversation : début / introduction Donner de la cohésion / unité aux dialogues Imiter la naturalité de la conversation spontanée Fonction de « relais » ; Consolider l’enchaînement entre bulles / vignettes contiguës (caractère séquentiel de la narration dessinée) Structuration de la conversation : passage / transition Au début de l’histoire : donner l’impression d’assister à une interaction déjà commencée Marqueurs interactionnels : prise de parole Donner de l’authenticité à des échanges sinon plutôt artificiels Combinaison de marqueurs d’interruption et de bulles partiellement superposées pour représenter même graphiquement l’interruption d’un tour de parole Marqueurs interactionnels : contact/ fonction phatique Donner une apparence de vérité à la simulation de la communication en situation (appartenance des personnages au même univers interactionnel) Renforcer au niveau du texte le contenu du dessin (participation des personnages à une interaction face-à-face avec ses règles et ses caractéristiques) Marqueurs interactionnels : marqueurs d’hésitation Reproduire la discontinuité / difficulté de planification de la conversation spontanée authentique Emploi conjoint des marqueurs d’hésitation et des points de suspension (effet redoublé) Interjections Manifester un parler « naturel » et affectif Exprimer les émotions des locuteurs Vivacité des dialogues Donner de l’épaisseur aux personnages <?page no="104"?> Daniela Pietrini (Heidelberg) 104 Bibliographie Bandes dessinées analysées Clarke / Turk (2008), Docteur Bonheur. 2 : …peut faire pire ! , Bruxelles, Le Lombard. 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Or il s’agit, dans la quasi-totalité des cas, d’études de connecteurs particuliers et peu de tentatives ont été faites pour définir les connecteurs en tant que classe linguistique. Dans cet article, je me propose de jeter les bases d’une grammaire des connecteurs. Le but de cette grammaire sera d’établir le lien entre les formes linguistiques et les interprétations auxquelles donnent lieu ces formes. Je commencerai par définir la notion de connecteur après quoi je présenterai les éléments les plus importants que doit contenir une grammaire des connecteurs. Afin d’illustrer comment fonctionne cette grammaire, je l’appliquerai à une analyse de donc qui est souvent considéré comme un connecteur prototypique. 1 Qu’est-ce qu’un connecteur ? Il est clair que les connecteurs ne constituent pas une classe formelle : leur définition est de caractère fonctionnel. Connecteur figure parmi les notions dont les linguistes adorent parler en pensant qu’ils parlent de la même chose, mais dès qu’ils arrivent aux analyses concrètes ils découvrent qu’ils ne parlent pas toujours des mêmes unités. Il semble néanmoins exister un noyau d’éléments linguistiques qui sont considérés comme des connecteurs par tous les linguistes : on pourrait parler des connecteurs prototypiques. Dans une première approximation on peut dire qu’un connecteur prototypique relie des énoncés en créant un sens complexe à partir des sens plus primitifs de ceux-ci. <?page no="110"?> Henning Nølke (Aarhus) 110 1.1 L’inventaire Une large gamme de mots et de locutions est susceptible de fonctionner comme connecteur selon cette caractéristique. Voici quelques exemples : (1) et, mais donc, pourtant puisque, bien que ensuite, d’ailleurs ainsi que, par contre il s’ensuit que même (? ) sérieusement (? ) Tous les mots et locutions sous (1) ont été traités comme connecteurs dans certains de leurs emplois. Comme il ressort de cette liste, il n’y a pas de rapport étroit entre la forme linguistique et la fonction de connecteur, et il n’y a guère de doute que tous les linguistes ne s’accordent pas pour considérer toutes ces formes comme des connecteurs. Seules les conjonctions semblent être « nées » comme connecteurs, mais il s’avère que même celles-ci ne fonctionnent comme connecteurs (selon la caractéristique proposée ci-dessus) que dans certains de leurs emplois. Pour y voir un peu plus clair, il convient de distinguer trois niveaux d’analyse des formes linguistiques : (2) Constituants verbe, nom, adjectif, groupe nominal, … Fonctions syntaxiques verb(al), sujet, COD, attribut, épithète, … Fonctions textuelles / discursives anaphore, focalisateur, connecteur, … Chaque forme linguistique est susceptible d’être caractérisée à ces trois niveaux dans chacun de ses emplois particuliers. Prenons-en un exemple à titre d’illustration : (3) Il m’a servi dans telle occasion, et en revanche je l’ai servi dans une autre. Dans ce fragment de texte en revanche est : (4) En tant que constituant : un groupe prépositionnel (5) En tant que fonction syntaxique : un adverbial (6) En tant que fonction textuelle : un connecteur <?page no="111"?> Pour une grammaire des connecteurs 111 Être connecteur est donc une fonction textuelle. Un connecteur fonctionne ainsi au niveau du texte et il est généralement admis que les connecteurs relient des fragments de textes, dans le cas prototypique des énoncés. Ces considérations me permettent de suggérer une première définition de la notion de connecteur : (7) Définition Un connecteur prototypique relie des énoncés et crée un nouveau sens complexe à partir des sens plus primitifs (des énoncés) en combinant et spécifiant ceux-ci. 1.2 La circonscription de la classe des connecteurs Les problèmes qu’on a à circonscrire cette classe s’expliquent tout d’abord par le vague de la formulation sous (7) : que faut-il entendre par un énoncé ? Il est peut-être assez clair que les conjonctions coordonnantes et et ou, qui sont susceptibles de coordonner à plusieurs niveaux syntaxiques, ne fonctionnent comme connecteurs (d’après (7)) que si elles coordonnent des phrases principales. On ne parlera évidemment pas de connecteur dans : (8) Marie et Pierre se sont mariés. où la seule fonction de et est de coordonner deux noms propres. Mais que dire des subordonnantes ? (9) Marie et Pierre se sont mariés parce qu’ils vont avoir un enfant. (10) Marie et Pierre se sont mariés, puisqu’ils vont avoir un enfant. (11) Marie et Pierre se sont mariés, car ils vont avoir un enfant. Dans (9), intuitivement, il n’y a qu’un énoncé, et alors parce que n’est pas un connecteur. Dans (11), par contre, on verra plutôt deux énoncés : car est en effet normalement considéré comme une conjonction coordonnante. (10) semble se placer entre les deux pôles. Apparemment puisque subordonne syntaxiquement, en même temps qu’il relie deux énoncés indépendants. Dans ces cas, la tradition a tendance à concevoir les conjonctions comme des connecteurs - souvent sans discussion. Je ferai de même dans le présent article. Un autre problème, peut-être plus grave, réside dans le manque de clarté de l’expression « relier deux énoncés ». En conséquence du postulat de cohérence, le destinataire cherchera toujours à voir un enchaînement entre deux énoncés qui se suivent dans le texte (ou le discours). Le choix de type d’enchaînement est guidé par toutes formes d’éléments de cohésion (ana- <?page no="112"?> Henning Nølke (Aarhus) 112 phores, isotopies, etc.) et non seulement par les connecteurs. Ainsi, que dire de l’énoncé suivant : (12) Franchement, Pierre n’est pas un bon joueur de tennis. Il est clair que l’adverbial d’énonciation franchement peut enchaîner sur le texte précédent ayant ainsi une fonction de connexion. Cet enchaînement n’est cependant pas la fonction primaire de cet adverbial (c’est de qualifier l’acte de parole). Il s’agit donc plutôt d’une sorte de connexion indirecte. J’ai proposé ailleurs de distinguer les connecteurs analytiques, dont la fonction primaire est la connexion, des connecteurs synthétiques, où cette fonction n’est qu’indirecte (Nølke 1993 : 133-142). Dans ce qui suivra, je ne parlerai que des connecteurs analytiques. 1.3 Types principaux de connecteurs Les connecteurs constituent un ensemble assez hétérogène, et il n’existe probablement pas de classification naturelle. On peut les classifier de différentes façons selon le but particulier de la classification. Certains connecteurs s’emploient pour établir un certain ordre, d’autres pour énumérer, pour renvoyer, etc. Certains concernent des relations temporelles ou causales. Certains portent sur le contenu, d’autres sur la forme ou la structuration. Certains servent à l’explication, d’autres à l’illustration ou à l’argumentation. Il est toutefois possible de séparer un assez grand groupe central de connecteurs qui s’occupent de phénomènes argumentatifs au sens large, y compris la causalité proprement dite. Dans cet article, je me bornerai à étudier ces connecteurs faisant ainsi abstraction des connecteurs temporels 1 et des connecteurs métalinguistiques ou métatextuels comme d’abord, ensuite, voir ci-dessus, etc. Il s’agira de ce qu’on appelle souvent les connecteurs pragmatiques 2 . Ils se regroupent naturellement en deux classes : - Les unidirectionnels qui gardent l’orientation de l’argumentation (par exemple et). - Les bidirectionnels (inverseurs) qui inversent l’orientation (par exemple mais). 1 Une équipe linguistique de Toulouse travaille depuis quelques années sur les connecteurs temporels, ce qui a eu comme résultat une série d’articles et un numéro thématique de JFLS : Le Draoulec et al. 2005. 2 Ou les connecteurs de discours. <?page no="113"?> Pour une grammaire des connecteurs 113 Les connecteurs causaux et consécutifs sont des exemples d’unidirectionnels, tandis que les concessifs 3 et les adversatifs sont des exemples de bidirectionnels. 2 Esquisse d’une grammaire des connecteurs Ayant ainsi cerné le sujet de cet article : les connecteurs pragmatiques, il est temps de présenter les éléments les plus importants qu’une grammaire des connecteurs doit contenir. Cette présentation est accommodée aux connecteurs pragmatiques et demanderait de mineures modifications si on intégrait d’autres types. 2.1 La portée Certaines expressions linguistiques influent en quelque sens sur une plus ou moins grande portion de leur contexte formel. On appellera ce segment de la phrase la portée de l’expression. Une portée est caractérisée par le fait d’avoir aussi bien une étendue qu’une perspective : - L’étendue de la portée est le segment ou le domaine de la phrase qui entre dans la portée. - La perspective de la portée est l’aspect sous lequel ce segment est vu par l’expression linguistique (en l’occurrence le connecteur). Un connecteur pragmatique a une double portée : une portée gauche et une portée droite. Syntaxiquement, le connecteur est lié à sa portée droite, ce qu’on formalise ainsi : X, Con Y, où X et Y sont les formes syntaxiques (les chaînes) qui constituent les portées du connecteur : (13) [ X Cette histoire semble invraisemblable], [ Y elle est cependant vraie] Comme il ressort de l’exemple sous (13), où les crochets indiquent les portées, le connecteur est susceptible d’être complètement intégré dans sa portée droite - exception faite, bien sûr, des cas où il est constitué d’une conjonction qui est toujours antéposée. On distinguera au moins quatre types de perspective : 3 Une équipe linguistique de Nice travaille depuis quelques années sur les connecteurs concessifs ; voir par exemple Mellet & Monte 2005. <?page no="114"?> Henning Nølke (Aarhus) 114 forme (ex. : bref) énonciation (ex. : franchement) énoncé (ex. : peut-être) proposition (ex. : soigneusement) 2.2 Les arguments Les arguments du connecteur sont les unités sémantiques qu’il relie (ou « connecte »). On les symbolise par p, q (, r, etc.). Ainsi dans : (14) Il fait beau, donc Pierre se promène. p est le beau temps et q la promenade de Pierre, et donc indique que q est une conséquence de p. On verra que les arguments du connecteur dépendent directement de ses portées pour autant qu’ils doivent être du type indiqué par la perspective et déduits des segments linguistiques qui constituent les étendues. 2.3 La fonction logico-sémantique Chaque connecteur particulier apporte des instructions concernant l’interprétation de ses arguments et du sens complexe auquel leur combinaison donne lieu. La fonction logico-sémantique entraîne ainsi (le plus souvent) une réinterprétation. On peut dire qu’elle décrit ou interprète les arguments. L’exemple classique de Robin Lakoff (1971 : 141), traduit ici en français, illustre ce phénomène : (15) Il est républicain mais honnête. En utilisant le connecteur mais ici, le locuteur décrit les républicains comme étant généralement malhonnêtes, la fonction logico-sémantique induisant une opposition entre le fait d’être républicain et le fait d’être honnête 4 . Nous verrons plus loin qu’il est plutôt rare que les instructions apportées par la fonction logico-sémantique soient aussi précises que dans (15). 2.4 Les fonctions structurales Les fonctions structurales donnent des instructions relatives à l’établissement des éléments structuraux fondamentaux de la connexion. Elles comportent trois types d’instructions interdépendantes qui concernent respectivement : 4 La fonction logico-sémantique générale du connecteur mais, simplifiée ici à l’excès, est bien plus compliquée que ne laisse entendre cet exemple. Pour s’en convaincre, on n’aura qu’à se référer à la riche littérature linguistique portant sur ce connecteur. <?page no="115"?> Pour une grammaire des connecteurs 115 le nombre d’arguments (prototypiquement deux) la nature des portées (et par là des arguments) la détection des arguments (via les portées) On appellera la troisième fonction la fonction de détection. Nous verrons qu’alors que la portée droite est normalement fixée - c’est le segment auquel le connecteur est lié syntaxiquement - la fonction de détection peut varier considérablement d’un connecteur à l’autre pour ce qui est de la portée gauche. La fonction de détection a été largement négligée par les linguistes qui se sont occupés des connecteurs. Souvent ces chercheurs semblent penser que le repérage des arguments va de soi, présupposant implicitement que l’intuition qui guide notre analyse serait partagée par tout le monde. L’expérience nous montre cependant amplement que c’est loin d’être le cas. En fait, la fonction de détection engage une interaction complexe avec les deux autres fonctions structurales et avec la fonction logico-sémantique. Deux remarques s’imposent à propos de la fonction structurale. 1) Si la fonction de détection pose des restrictions formelles sur le décèlement de X, l’intervention de considérations (proprement) sémantiques est cruciale pour le repérage exact. En effet, les deux types de fonctions entrent dans une relation de dépendance mutuelle. 2) La fonction de détection peut aller très loin dans le texte ; cela dépend du connecteur particulier. Il reste néanmoins, me semble-t-il, qu’il s’agit d’une fonction de nature fondamentalement syntaxique. Cette fonction est donc un exemple de phénomène syntaxique transphrastique (cf. Nølke 2002a). Ce sont là les propriétés générales dont sont dotés les connecteurs en tant que connecteurs. Pour chaque connecteur particulier il existe deux facteurs qui viennent spécifier ces propriétés : sa catégorie grammaticale et ses propriétés lexicales. Il est évident que le sens lexical joue un rôle primordial pour la fonction logico-sémantique, mais nous verrons que les propriétés lexicales peuvent également influencer les fonctions structurales. Encore plus intéressant est peut-être le fait que les connecteurs « héritent » aussi de leurs propriétés catégorielles qui sont susceptibles de guider la recherche des arguments du connecteur. Nous verrons un exemple de ce phénomène dans § 3.3. Le fonctionnement du connecteur individuel dépend de tous ces facteurs. Il s’ensuit qu’une description « grammaticale » d’un connecteur donné doit tenir compte d’une vaste gamme de propriétés diverses qui influent sur les fonctions logicosémantiques et structurales du connecteur. <?page no="116"?> Henning Nølke (Aarhus) 116 3 Analyse de donc Le petit mot donc a souvent été considéré comme un connecteur prototypique et il semble ainsi se prêter merveilleusement à illustrer la façon dont fonctionne la grammaire des connecteurs esquissée. Nous allons cependant voir que cette caractéristique ne rend compte que des emplois « classiques » ou « logiques » de donc, sur lesquels les linguistes se sont le plus souvent concentrés. L’analyse de donc nous permet ainsi du même coup de voir où sont les limites de l’appareil analytique établi. 3.1 Les emplois « classiques » de donc Me fondant sur les travaux de mes prédécesseurs 5 , je peux esquisser une première version de la fonction logico-sémantique de donc comme suit : (16) Fonction logico-sémantique de donc (première version) Dans la séquence X donc Y, l'argument véhiculé par Y est présenté comme la conséquence de l’argument véhiculé par X, conséquence qui est déduite par un raisonnement s’appuyant sur une logique d’inférences. La logique d’inférences est un ensemble de règles concernant des relations de succession. Une relation de succession est une relation extralinguistique orientée qui reflète notre conception du monde. Conventionnellement, nous symbolisons l’antécédent de la relation par p et son conséquent par q. Les exemples suivants montrent ce phénomène : (17) Il fait beau, donc Pierre se promène. (18) Pierre se promène, donc il fait beau. On remarquera que le connecteur donc permet les deux ordres des arguments, les deux énoncés étant parfaitement naturels dans une situation « normale » où l’on considère que c’est le beau temps qui provoque la promenade de Pierre ; mais les raisonnements auxquels se prêtent les deux énoncés sont différents. Dans (17), le locuteur déduit à partir de l’observation du beau temps que Pierre se promène et, dans (18), il déduit à partir du renseignement que Pierre se promène qu’il fait beau. Qu’il s’agisse bien d’un raisonnement et non d’une simple relation causale ressort (aussi) du fait que les deux énoncés n’impliquent aucunement que le locuteur ait observé le fait dénoté par Y. Donc se distingue par là des connecteurs tels 5 Voir par exemple Jayez / Rossari 1996, Rossari 1996, Rossari et al. 2004, Zenone 1981, 1982. <?page no="117"?> Pour une grammaire des connecteurs 117 que de ce fait ou c’est pourquoi qui acceptent seulement que l’antécédent précède le conséquent dans l’énoncé (à moins de renverser la relation primitive, de sorte que ce serait la promenade de Pierre qui provoque le beau temps) : (19) Il fait beau, de ce fait (/ c’est pourquoi) Pierre se promène. (20) ? Pierre se promène, (/ c’est pourquoi) il fait beau. La règle qui sous-tend les interprétations de (17) et (18) et que je viens de proposer se formulera ainsi : chaque fois qu’il fait beau, Pierre se promène. La règle a donc la forme d’une proposition universelle (introduisant le quantificateur universel). On retrouve là la structure du syllogisme : (21) Prémisse majeure : Chaque fois qu’il fait beau, Pierre se promène. Prémisse mineure : Il fait beau. (p) Conclusion : Pierre se promène. (q) Les exemples dans (17) et (18) nous permettent de distinguer deux structures consécutives selon les rapports existant entre les arguments. Dans (17), où X véhicule l’antécédent de la relation de succession et Y son conséquent, le raisonnement s’appuie sur la déduction (au sens logique) ; dans (18) l’ordre est l’inverse et le raisonnement s’appuie dans ce cas sur l’abduction (c’est la raison pour laquelle on aura une forte tendance à ajouter la modalité épistémique de possibilité : …, donc il doit faire beau). La possibilité de soutenir les deux types de raisonnement est une particularité de donc. Ainsi, les connecteurs qui indiquent directement la relation de cause à effet sous-jacente à la prémisse majeure ne peuvent introduire que la conclusion. C’est pourquoi (20) est bizarre. La bizarrerie dépend cependant de la logique appliquée. Si énoncé dans un contexte où la logique d’inférences renferme l’idée que la promenade de Pierre entraîne le beau temps, (20) est tout à fait acceptable alors que (19) est bizarre. On pourrait imaginer un contexte où le raisonneur est très amoureux de Pierre, et chaque fois qu’elle le voit se promener il fait beau pour elle 6 . L’analyse de l’exemple montre que donc ne porte pas directement sur le contenu propositionnel mais plutôt sur une interprétation particulière de ce contenu. Il s’ensuit que la perspective des portées doit être l’énoncé qui combine l’acte illocutoire et le contenu. Les fonctions structurales semblent donc être : 6 Ou par exemple un contexte où Pierre est un dieu qui commande le beau temps. <?page no="118"?> Henning Nølke (Aarhus) 118 (22) Fonctions structurales de donc (première version) - Donc a deux portées. - La perspective des portées est « énoncé ». - Les portées se composent des deux énoncés qui entourent donc. Que la réalité soit toutefois plus complexe ressort de l'exemple suivant : (23) Emma se repentit d'avoir quitté si brusquement le percepteur. Sans doute, il allait faire des conjectures défavorables. L'histoire de la nourrice était la pire excuse, tout le monde sachant bien à Yonville que la petite Bovary, depuis un an, était revenue chez ses parents. D'ailleurs, personne n'habitait aux environs ; ce chemin ne conduisait qu'à la Huchette ; [ Binet donc avait deviné d'où elle venait ], et il ne se tairait pas, il bavarderait, c'était certain ! (Flaubert, Bovary, p. 155) Il semble difficile de donner à cet exemple une interprétation qui prenne l’énoncé précédant donc immédiatement pour sa portée à gauche : cet énoncé (ce chemin ne conduisait qu’à la Huchette) ne peut guère constituer ni l’antécédent ni le conséquent du raisonnement. On trouve un meilleur candidat plus haut dans le texte. En effet, il semble plutôt que ce soit l’énoncé il allait faire des conjectures défavorables qui fonctionne comme portée à gauche. Ou peut-être faudrait-il considérer tout le fragment, à partir de cet énoncé jusqu’à Huchette, comme portée à gauche. Quoi qu’il en soit, la fonction de détection de donc semble être assez souple et difficile à préciser. Ce que nous apprend l’exemple, c’est que la portée gauche peut se trouver assez loin à gauche de donc et qu’elle peut s’étendre sur plusieurs énoncés. De même l’exemple illustre la dépendance étroite entre la fonction de détection et la fonction logico-sémantique. Il est tentant de penser que c’est cette complexité qui est à l’origine de la multitude d’emplois à laquelle se prête donc. Étudions donc quelques exemples moins classiques. 3.2 Donc et le non-dit Si l’analyse proposée semble bien rendre compte du fonctionnement de donc dans les emplois logiques, ce mot connaît cependant une vaste gamme d’emplois non logiques où il met en jeu du non-dit. L’exemple (23) nous en montre en fait déjà un exemple dans la mesure où la portée gauche de donc est plutôt la situation fictive décrite par le fragment de texte qui précède le connecteur. C’est un élément de cette « situation textualisée » qui constitue un argument du connecteur. En ce sens, cet exemple représente une transi- <?page no="119"?> Pour une grammaire des connecteurs 119 tion à un phénomène qui est très répandu dans la langue parlée, où la portée gauche est souvent une situation plutôt qu’une expression verbale. Il en est ainsi dans : (24) Tu n’as donc rien compris. où ce sont les réactions verbales - ou peut-être non verbales - de l’allocutaire qui engage le locuteur à conclure, à l’aide de donc, que celui-là n’a rien compris. Cet emploi conclusif de donc est aussi très répandu dans la langue écrite ; mais dans la langue parlée ce n’est pas le seul emploi à portée gauche non verbale. Nous retrouvons la même situation dans : (25) Donc, revenons à nos moutons ! Tout compte fait, la portée non verbale n’est pas du tout rare dans la langue parlée, où toute la situation énonciative et son contexte peuvent apparemment remplacer l’expression verbale. Il n’est pas évident que la formulation de la fonction logico-sémantique s’applique à ces emplois de donc, dont voici une petite série d’autres exemples authentiques : (26) Je déclare donc la réunion ouverte. (27) Cette image représente donc… (28) Que ta maison est donc jolie ! (29) Mange donc ! (30) Que voulez-vous donc ? (26) s’emploie dans une situation où le dernier participant à une réunion vient d’entrer, et j’ai entendu (27) dans la grotte de Niaux, où la guide, chaque fois qu’elle devait présenter une peinture attendait que tous les visiteurs soient là et commençait son explication par cette phrase. Où l’antécédent serait-il dans ces exemples ? Est-ce seulement possible de parler d’une fonction de connexion ? 3.3 La grammaire de donc Avant de nous approcher d’une réponse à ces questions, il nous faudra regarder de plus près quels sont les éléments qui constituent la portée gauche de donc dans ces cas et comment les trouver. 3.3.1 Portées non verbales Dans (24), donc indique que l’énoncé qu’il accompagne est une conclusion que le locuteur tire de la réaction ou des remarques de son interlocuteur. La <?page no="120"?> Henning Nølke (Aarhus) 120 portée gauche se compose ainsi des actions (verbales ou non verbales) de l’allocutaire. (25) ressemble à (24) dans la mesure où, dans cet exemple aussi, donc introduit une réaction au comportement verbal, dans ce cas de tout le groupe d’interlocuteurs concernés. La nuance conclusive a cependant disparu. (26) est un peu différent. Ici, donc semble indiquer que maintenant que tout le monde (d’importance) est venu, on peut ouvrir la réunion. (27) s’avère ressembler à (26). A première vue, on aurait l’impression que le donc de la guide n’est qu’un tic, mais à regarder de plus près cet emploi n’est pas si simple, car chaque fois l’énoncé a apparu exactement au moment où le dernier visiteur était prêt à écouter. Dans (27) aussi, donc semble ainsi marquer que les conditions sont remplies pour que le locuteur puisse agir. (28) est plus difficile. Dans cet exemple donc a une valeur exclamative, souvent accompagnée d’une nuance de surprise. Il semble cependant clair que (28) n’est possible que dans une situation où le locuteur vient de voir la maison. La portée gauche est donc constituée par cet événement, peut-être assisté d’un état cognitif antérieur du locuteur qui rend surprenante la vue de la maison. Dans (29), donc enchaîne directement sur l’attitude de l’allocutaire (par rapport à l’acte de manger), et il en va de même pour (30) : dans les deux cas, le locuteur désapprouve dans une certaine mesure cette attitude. Nous verrons que dans les sept cas donc indique l’existence de quelque chose de non verbal qui précède immédiatement l’énonciation de donc. Dans les cas où la phrase qui loge donc renferme une référence aux partenaires du discours, ou plus spécifiquement à l’allocutaire, il s’agit d’une situation qui implique ceux-ci (ou celui-ci) directement, et apparemment uniquement. Dans tous les cas, donc renvoie à cette situation. Par voie de conséquence, rien ne nous empêche - au niveau formel - de concevoir donc comme un connecteur dans tous ses emplois, si seulement on accepte l’existence de portées non verbales. 3.3.2 Les fonctions structurales de donc Les exemples que nous venons d’étudier montrent à l’évidence que la première analyse de donc que j’ai proposée dans § 3.1 est loin de rendre compte de tous les emplois de ce mot. Je vais donc proposer une nouvelle analyse susceptible, c’est du moins ce que j’espère, d’analyser tous les emplois de donc comme des emplois connecteurs. Considérons d’abord les fonctions structurales. Nous avons vu que la portée gauche de donc peut se composer d’une seule phrase, d’un fragment de texte ou d’une situation extralinguistique. Dans cette situation, comment formuler la fonction de détection de donc ? Il me semble que tout porte à penser que ces trois types de portée se trouvent dans une relation hiérarchique de sorte qu’on a une forte tendance <?page no="121"?> Pour une grammaire des connecteurs 121 à choisir la phrase qui précède immédiatement - si possible - et que l’on ne se contente de quelque chose de non verbal qu’en dernière instance. Pour ce qui est de la variante « fragment de texte », nous avons vu qu’il s’agit apparemment toujours d’un fragment continu qui constitue, en quelque sorte, un seul énoncé étendu. S’il en est ainsi, on peut proposer la formulation suivante des fonctions structurales : (31) Les fonctions structurales de donc (deuxième version) - Donc a deux portées, une portée gauche, X, et une portée droite, Y. - L’étendue de Y est la phrase à laquelle donc est lié syntaxiquement 7 . - La perspective de Y est « énoncé » 8 . - L’étendue de X est une phrase, un fragment de texte ou l’environnement extralinguistique immédiat. - La perspective de X est « énoncé » dans les deux premiers cas et « situation » dans le dernier. L’idée sous-jacente à la séparation de l'étendue et de la perspective de portée dans le cas non verbal est que l’instruction est de chercher dans le contexte extralinguistique le plus proche, qui est une unité formelle. C’est seulement cela fait qu’on peut déduire l’aspect particulier sous lequel cette unité est vue, à savoir comme une situation. Ensuite, c’est celle-ci qui permet de trouver l’argument dont la fonction logico-sémantique a besoin. Il est évident que l’introduction de cet appareil théorique exige qu’on fasse un remaniement soigneux afin de vérifier qu’il fonctionne et qu’il est théoriquement justifiable. Au lieu de ce faire, je voudrais tenter de formuler la fonction de détection. Celle-ci exploite la relation hiérarchique entre les trois variantes de la portée : (32) La fonction de détection de donc Principe guide : trouver un X qui permet la déduction d’un argument, p, qui est susceptible de nous donner une interprétation satisfaisante de p donc q selon la fonction logicosémantique. 1. Utiliser la phrase qui précède Y immédiatement (s’il y en a). 7 Dans cette analyse, je fais abstraction de l’existence d’énoncés qui ne renferment que le mot donc : Donc ? ou Donc ! Il est tentant de voir ici un emploi où les deux portées sont non verbales, parallèlement à ce qu’on a avec mais, par exemple. Pour une proposition d’analyse selon cette idée, voir Nølke 2006b. 8 Par ailleurs Y exprime toujours un point de vue du locuteur. C’est la raison pour laquelle Y accepte difficilement des marqueurs de médiation tels que il paraît que. <?page no="122"?> Henning Nølke (Aarhus) 122 2. Remonter plus loin dans le texte monologal jusqu’à disposer d’un fragment de texte suffisamment étendu pour permettre la déduction de p. 3. Chercher dans l’environnement extralinguistique immédiat pour trouver des éléments susceptibles de constituer la situation dont on peut déduire p. Dans les cas non verbaux, Y contiendra souvent des instructions supplémentaires assez précises, telles que la présence d’un pronom de la deuxième personne ou d’un impératif, qui oriente vers une situation construite autour de l’allocutaire. Remarquons, par ailleurs, qu’on procède automatiquement à la troisième instruction si aucun texte ne précède donc, mais que la fonction de détection prévoit la possibilité d’y arriver aussi après avoir rejeté les possibilités sous 1. et 2. 3.3.3 La fonction logico-sémantique de donc Avec l’introduction des portées non verbales il est donc possible d’analyser donc comme un connecteur dans tous les emplois que nous avons étudiés ici. Mais s’agit-il d’un seul et même connecteur ou de plusieurs connecteurs différents ? En d’autres termes, donc encode-t-il une forme de sens unique exprimé comme une seule et même instruction dans tous les cas si bien que les différences observées s’expliquent toutes par les contextes particuliers du connecteur ? Si nous regardons tous les exemples de plus près, un trait commun semble être que donc indique que le locuteur est maintenant prêt à énoncer Y. Si j’ai raison, on peut proposer la formulation suivante de la fonction logico-sémantique de donc : (33) La fonction logico-sémantique de donc (deuxième version) Dans la séquence X donc Y, l’argument véhiculé par X est présenté comme étant une condition suffisante pour l’acte de parole (effectué par) Y (au sens de Searle). Examinons si (33) rend compte des exemples que nous avons étudiés. Dans l’emploi logique classique que nous avons observé dans (17) et (18) : (17) Il fait beau, donc Pierre se promène. (déduction) (18) Pierre se promène, donc il fait beau. (abduction) Y effectue une assertion. Dans cet exemple X donne la (pré)condition « logique » nécessaire pour l’assertion de Y. C’est donc un fait que le locuteur a constaté le contenu de X, ce qui lui permet d’énoncer Y. Selon le locuteur, il <?page no="123"?> Pour une grammaire des connecteurs 123 y a une relation « logique » entre le contenu de X et celui de Y, de sorte que si on a l’un, on aura l’autre, soit par déduction soit par abduction. La constatation de la réalité d’un argument ouvre ainsi la voie par raisonnement qui mène à l’autre. Que la fonction logico-sémantique proposée dans (33) parle d’un acte de parole et non pas d’un contenu nous permet ainsi de prédire qu’aussi bien la déduction que l’abduction sont possibles si les deux arguments sont des propositions. Dans les exemples où X se constitue d’un fragment de texte (plus grand), (33) semble aussi fonctionner. Dans ce cas, il est clair que l’acte langagier aura une valeur plutôt conclusive, mais d’autres nuances sont également possibles. Avec Michel Olsen, j’ai étudié une série de tels exemples (Nølke & Olsen 2000) et il a été frappant que la lecture déductive était la plus plausible dans tous ces exemples bien que rien ne semble empêcher l’occurrence d’exemples abductifs. Nous n’avons aucune explication de cette observation. Rappelons que ce sont les emplois avec portée non verbale qui ont inspiré la formulation sous (33). Nous avons vu que, dans tous les cas, l’énonciation de Y est une réaction à la constatation de quelque chose dans la situation qui la précède immédiatement. Les valeurs différentes qu’on a associées à donc - conclusive, surprise, irritation, etc. - s’expliquent dès lors par la forme et le contenu de Y. Prenons (30) à titre d’exemple. Sans donc la question aurait été une question neutre - de toute façon si prononcée avec une intonation neutre - mais dans la lecture la plus probable, donc indique, nous l’avons vu, que cette question a été provoquée par le comportement qu’a eu l’allocutaire immédiatement avant la question, un comportement qui implique peut-être le locuteur en quelque sorte. Ce comportement a apparemment fait penser au locuteur que l’allocutaire a un but caché, ce qui doit évidemment irriter. Tous les autres exemples s’expliquent de manière semblable. Nous pouvons ainsi conclure que la formulation proposée dans (33) a rendu possible de garder l’idée d’un seul connecteur donc qui, seulement, est très sensible au contexte et qui, pour cette raison, pourra donner lieu à une vaste gamme d’interprétations différentes. 3.3.4 Le syllogisme étendu Nous avons vu dans § 3.1 que l’emploi logique de donc peut se décrire à l’aide du syllogisme où donc peut accompagner soit la conclusion - c’est la lecture déductive, - soit la prémisse mineure - c’est la lecture abductive. Il s’avère que la plupart - ou peut-être tous - des connecteurs qui font intervenir l’idée d’une relation de succession primitive s’inscrivent dans une structure « syllogisée ». Étant construite autour de propositions, le syllogisme classique ne s’applique qu’aux emplois dits logiques où les deux portées <?page no="124"?> Henning Nølke (Aarhus) 124 sont verbalisées. Or, il est possible de construire une structure de raisonnement sur le modèle du syllogisme, mais qui abandonne l’aspect propositionnel. Je propose de parler du syllogisme généralisé : (34) Le syllogisme généralisé I. Règle générale : « A est une condition suffisante pour B », symbolisé par A B. II. Réalisation (ou manifestation) concrète de A. III. Conclusion / effet : « B est le cas »/ « B peut se faire ». Ce qui distingue le syllogisme généralisé du syllogisme classique est uniquement le fait qu’a été abandonnée l’exigence que les trois éléments soient des propositions. Le syllogisme classique devient ainsi une variante du syllogisme généralisé. L’analyse de donc se simplifie en appliquant le syllogisme généralisé. Dans le cas de portée gauche verbale, la règle générale aura la forme d’une prémisse majeure telle que « chaque fois qu’il fait beau, Pierre se promène », tandis que, dans le cas de portée gauche non verbale, la règle sera quelque chose comme « la condition A doit être remplie pour qu’on puisse effectuer l’acte (de parole) B ». De fait, il semble y avoir une corrélation systématique entre les perspectives de portée de donc et la formulation de la règle I. S’il en est ainsi, nous pouvons proposer une formulation très simple de la fonction logicosémantique de donc : (35) La fonction logico-sémantique de donc (troisième version) Donc accompagne soit II. soit III. du syllogisme généralisé. Les fonctions structurales de donc combinées avec la règle globale de la grammaire des connecteurs selon laquelle les arguments se déduisent des portées rendront alors compte des emplois différents que donc est susceptible d’avoir dans le langage. Ainsi, si donc est à portée non verbale, cela implique que l’A de la règle I. est non propositionnel. Comme la fonction structurale précise aussi que la perspective de la portée droite est « énoncé », cela veut dire que A doit être un élément de la situation qui constitue une condition suffisante pour la réalisation de cet énoncé, donc pour l’acte illocutoire ou l’énonciation. Remarquons enfin que, dans la mesure où on peut considérer le syllogisme généralisé comme une formalisation d’une structure de raisonnement tout à fait générale, rien n’empêche non plus de garder l’étiquette fonction logico-sémantique pour les emplois où donc porte sur le contexte non linguistique, aussi. <?page no="125"?> Pour une grammaire des connecteurs 125 L’avantage principal du syllogisme généralisé est cependant qu’il s’applique également bien aux analyses des autres connecteurs pragmatiques « logiques ». Pour ne donner que quelques exemples : outre donc, puisque, parce que et car peuvent introduire point II. ; et (outre donc) c’est pourquoi et de ce fait introduisent point III. Enfin, puisque peut aussi accompagner la règle générale (point I.) : (36) « 1. Socrate est mortel, puisqu’il est un homme. 2. Socrate est mortel, puisque tous les hommes sont mortels. » (Olsen 2001 : 41) 4 Trop tôt pour conclure ! Les dernières années ont vu paraître de nombreuses analyses des connecteurs. Ces analyses ont mis en évidence que ceux-ci présentent un assemblage de problèmes particulièrement vastes et compliqués. Dans cet article, j’ai tenté de dresser la carte de quelques-uns des domaines les plus importants et de créer un appareil notionnel qui s’appliquera peut-être au travail ultérieur. Cependant, on n’a fait là qu’un tout petit pas. Ainsi existe-il de nombreuses questions fondamentales qui s’imposent d’emblée. Au lieu de conclure, j’en ferai une petite liste (certainement non exhaustive) : Qu’est-ce que la connexion ? La connexion est un phénomène de cohésion. Ce qui la distingue des autres moyens cohésifs (les anaphores, les isotopies, etc.) est probablement que là où les autres moyens créent des relations directes entre les éléments textuels impliqués, la connexion se caractérise par le fait d’être créée par un élément qui joue plutôt le rôle de médiateur sans participer directement à la relation cohésive (Nølke 1993 : 134). Les connecteurs servent justement cette fonction, mais d’autres éléments peuvent faire la même chose. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé de distinguer connecteurs analytiques et connecteurs synthétiques (§ 1.2). Comment décerner la classe des connecteurs par rapport aux particules discursives ? 9 Voilà peut-être la question la plus importante (et difficile). Que certains mots soient susceptibles d’avoir les deux fonctions ne pose pas problème. Le problème est plutôt de distinguer les deux fonctions dans les emplois 9 Voir Hansen 1998. <?page no="126"?> Henning Nølke (Aarhus) 126 concrets. Plusieurs solutions possibles se présentent (cf. Nølke 2006b). Je dois cependant laisser cette question en suspens ici. Le syllogisme généralisé se formalise-t-il ? La grammaire des connecteurs se veut être une tentative de formaliser les fonctions des connecteurs et d’opérationnaliser les analyses, mais cela est-il possible si l’on accepte le syllogisme généralisé ? Quel appareil formel appliquer ? Peut-être ce problème n’est-il pas tellement important étant donné que les connecteurs sont définis comme des fonctions. Enfin une question que je n’ai même pas effleurée : Les points de vue de qui les connecteurs véhiculent-ils ? Dans la mesure où les connecteurs pragmatiques que j’ai traités dans cet article impliquent des raisonnements, ils renvoient à une logique ; mais à quelle logique ? et à la logique de qui ? C’est la problématique de la polyphonie que Michel Olsen et moi avons discutée dans une série d’articles, où nous avons étudié des connecteurs spécifiques. Sauf erreur, la question n’a cependant jamais été soumise à une analyse générale renvoyant à la classe des connecteurs en tant que telle 10 . Nul doute que le présent article a soulevé plus de questions qu’il n’en a résolu. Étudier les connecteurs est comme faire des randonnées en montagne : chaque fois qu’on croit être arrivé à un sommet, dix nouveaux sommets apparaissent plus haut et on a l’impression de ne pas avancer ; mais le panorama devient toutefois plus beau pour chaque pas qu’on fait. Il nous reste un long parcours avant d’arriver à une compréhension des connecteurs qui nous permette de poser leur grammaire. Je ne peux qu’espérer que ce modeste travail soit un pas dans la bonne direction. Une chose est sûre, pourtant : il est encore trop tôt pour conclure. Bibliographie Flaubert, Gustave (1971), Madame Bovary, Paris, éd. Class. Garnier. Hansen, Maj-Britt Mosegaard (1998), The Function of Discourse Particles. A Study with Special Reference to Spoken Standard French, Amsterdam / Philadelphia, Benjamins. 10 Voir cependant Nølke 2006a. <?page no="127"?> Pour une grammaire des connecteurs 127 Jayez, Jacques / Rossari, Corinne (1996), « Donc et les consécutifs. Des systèmes de contraintes différentiels », dans : Linguisticae Investigationes XX, 117-143. Lakoff, Robin (1971), « If’s, and’s, and but’s about conjunctions », dans : Fillmore, Charles J. / Langendoen, Donald Terence (éds.), Studies in Linguistic Semantics, New York, Holt, Rinehart & Winston, 114-149. Le Draoulec, Anne / Péry-Woodley, Marie-Paule / Sarda, Laure (éds.) (2005), L’organisation du discours à travers le temps et l’espace. Numéro thématique du Journal of French Language Studies 15, 113-130. Mellet, Sylvie / Monte, Michèle (2005), « Néanmoins et toutefois : polyphonie ou dialogisme ? », dans : Bres, Jacques et al. 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Ainsi, à la différence de parce que, puisque ne peut jamais répondre à une question formée avec pourquoi ? (voir déjà Groupe λ-l 1975 : 250) : (1) Pourquoi est-il parti ? a. Parce qu’il était fatigué. b.*Puisqu’il était fatigué. La différence entre parce que et puisque peut se formuler de la façon suivante : tandis que, dans un énoncé du type p parce que q, l’élément parce que q sert à expliquer p, la fonction de puisque q, dans un énoncé du type p puisque q, est de justifier p (Groupe λ-l 1975, Delbey 1988, Franken 1996). Cette caractérisation, plutôt vague, sera précisée au cours de notre argumentation. Dans (2a), parce qu’il fait beau est utilisé pour expliquer un fait, tandis que dans (2b), puisque introduit la justification d’une conclusion. (2) a. Peu de clients viendront parce qu’il fait beau. Explication d’un fait b. Peu de clients viendront puisqu’il fait beau. Justification d’une conclusion 1 Voir aussi Nølke 2001a, 2001b, 2002. Pour une introduction terminologique en allemand voir Gévaudan 2008. <?page no="130"?> Ulrich Detges (München) 130 Or, une justification est un cas particulier d’explication. Cela permet peutêtre d’expliquer pourquoi parce que peut être utilisé, tout comme puisque, pour réaliser un acte de justification (voir (3a)), alors que le cas inverse - puisque introduisant une explication qui n’est pas dans le même temps une justification - est exclu (3b). (3) a. Il est malade parce qu’il a de la fièvre. Justification d’une conclusion b. *Il a de la fièvre puisqu’il est malade. Explication d’un fait La comparaison des cas de figure (2a, b) et (3a, b) montre que parce que est le connecteur causal non-marqué (Olsen 2001 : 51) : si à chaque fois que puisque est employé, on peut au même titre utiliser parce que (voir, par exemple, Nølke / Olsen 2002 : 141), l’inverse n’est pas vrai. Cette asymétrie profonde entre parce que et puisque se traduit dans des différences de fréquence considérables. Ainsi, dans le Corpus Orléans, la relation entre puisque et parce que est de 411 contre 3 084, soit de 1 à 7,5. Tab. 1 : Fréquences absolues et relatives de puisque et parce que en français parlé (Corpus Orléans / Elicop) 2 Puisque polyphonique L’intérêt que porte la linguistique moderne à puisque s’explique en grande partie par le fait que ce connecteur a été un des premiers exemples dont se servait Oswald Ducrot pour illustrer sa théorie de la polyphonie. Selon Ducrot, les énoncés mettent en scène plusieurs points de vue ou « voix » - il les nomme énonciateurs (E) - qui se distinguent du point de vue (ou de la « voix ») du locuteur (L). Or, tout comme la théorie de la polyphonie, l’interprétation de puisque a parcouru plusieurs étapes, que nous passerons en revue par la suite. 2.1 Ducrot et al. (1980) : puisque met en scène le point de vue de l’allocutaire Selon Ducrot et al. (1980 : 48), puisque est un marqueur polyphonique parce que « le locuteur fait s’exprimer un énonciateur dont il se déclare distinct et puisque 411 11,8% parce que 3 084 88,2% total 3 495 100,0% <?page no="131"?> Puisque. L’état de la question 131 qu’il identifie à l’allocutaire ». Ainsi, par exemple, en énonçant puisque q dans un cas comme (4), le locuteur N force, de façon polémique, son allocutaire Z d’assumer, « malgré lui » (Ducrot et al. 1980 : 47), la responsabilité de q. Exprimé de façon un peu plus abstraite, puisque met en scène deux énonciateurs, E1 et E2, dont le premier, E1, qui est identique à L, prend en charge p, tandis que le point de vue exprimé dans q est attribué à un E2, qui est identifié à l’allocutaire. (4) Z : Ce qu’il fait beau aujourd’hui ! (Ducrot et al. 1980 : 47) N : Eh bien, sortons p puisqu’il fait beau aujourd’hui q ! p E1 [= locuteur/ N] Sortons ! q E2 [= allocutaire/ Z] Il fait beau. Or, si fine et pertinente que soit l’interprétation proposée par Ducrot et al. (1980), dans le cas de (4), elle ne recouvre qu’un usage marginal de puisque. Dans la première centaine d’occurrences de puisque présentes dans le Corpus Orléans / Elicop, nous n’avons trouvé que deux (! ) cas où puisque introduit, à la façon de (4), un point de vue q attribuable au seul allocutaire. Dans l’exemple suivant le locuteur se corrige en revenant sur un énoncé antérieur de l’allocutaire : (5) Recherche de corpus, q attribuable à l’allocutaire, cas « fort » ah qu'est-ce que nous avons ici ah oui quand vous écrivez une lettre oh puisque vous n'en écrivez pas <pause> ça ça vaut pas la peine de le vous poser la question n'est-ce pas mais j'allais vous demander ça ne fait rien. (Corpus Orléans / Elicop) Dans deux cas supplémentaires, le q introduit par puisque fait référence au point de vue de l’allocutaire dans un sens plus faible. Dans le cas suivant, ce point de vue se trouve explicitement marqué comme étant celui de l’allocutaire par l’usage d’un verbe du dire : (6) Recherche de corpus, q attribuable à l’allocutaire, cas « faible » ah alors là il faut vous dire une chose c'est que enfin j'ai très peu parlé. D'habitude je parle beaucoup plus <pause> si on me demande de raconter ma vie puisque c'est un peu ce que vous m'avez demandé au début. (Corpus Orléans / Elicop) Or, comme le montre le tableau 2, ces deux types d’effet polyphonique sont extrêmement rares. Notons, cependant, que parce que n’est jamais utilisé, dans la partie du corpus examiné, pour évoquer la « voix » de l’allocutaire : <?page no="132"?> Ulrich Detges (München) 132 Tab. 2 : Recherche de corpus : q attribuable à l’allocutaire ? (Corpus Orléans / Elicop) Dans une majorité des cas documentés dans le Corpus Orléans, puisque q contient de l’information inaccessible à l’allocutaire, donc de l’information que, par conséquent, celui-ci ne peut pas prendre en charge. Un exemple de ce cas de figure se trouve en (7). Etant donné que A et B se rencontrent pour la première fois de leur vie lors de l’interview, il n’y a aucune possibilité pour A de savoir que B n’a pas l’habitude de sortir. (7) Puisque q exprime de l’information inaccessible à l’allocutaire A : Quelle sorte de programme de télévision préférez-vous B : Ben je dois dire que je m'intéresse tout d'abord aux informations quand même puisque je ne sors pas j'essaie de me documenter autrement Les cas comme (7) sont relativement nombreux dans le Corpus Orléans. Ils représentent environ deux tiers des occurrences de puisque dans la première centaine de ses usages dans le corpus. Il ressort du tableau 3 qu’à cet égard, puisque et parce que ne se distinguent pas fondamentalement. accessible inaccessible - Σ puisque 34 64 2 100 parce que 22 69 9 100 Tab. 3 : Statut de l’information introduite par puisque et parce que 2 Cette colonne regroupe les cas où q n’est pas réalisé, comme dans l’exemple suivant : A : [...] alors est-ce que vous croyez que c'est la même chose pour les garçons et les filles euh puisque ... B : ben pour les garçons ça serait de un peu plus normal qu'ils aient beaucoup plus de de scolarité [...]. cas « forts » cas « faibles » non - 2 Σ puisque 2 2 94 2 100 parce que - - 91 9 100 <?page no="133"?> Puisque. L’état de la question 133 2.2 Ducrot (1983) : puisque met en scène un contenu présupposé Pour pallier ces inconvénients que nous avons mentionnés dans la section précédente, Ducrot (1983) modifie sa description de puisque en précisant que ce dernier introduit de l’information présupposée. Partant de l’étymologie de puisque, qui remonte à puis que « après » en ancien français, Ducrot définit la notion de présupposition de la façon suivante : l’information q introduite par puisque est « présenté[e] comme antérieure à l’acte p » (Ducrot 1983 : 180, c’est nous qui soulignons) ; il s’agit donc d’un type d’information dont la validité est déjà acceptée au moment de l’énonciation de p 3 . En d’autres termes, le point de vue mis en scène par puisque n’est plus celui de l’allocutaire (comme le prétendaient Ducrot et al. 1980), mais plutôt celui d’une « voix collective » à laquelle se mêlent, selon le cas, les points de vue du locuteur et de l’allocutaire (Ducrot 1983 : 173). Cette modification de sa théorie permet à Ducrot de tenir compte d’exemples comme (8), tout en maintenant la notion de polyphonie, car la « voix collective » qui prend en charge puisque q est différente de celle de L responsable de p. (8) La peste p , puisqu’il faut l’appeler par son nom q [...] (La Fontaine, Les animaux malades de la peste, cf. Franken 1996 : 5 ; voir aussi Ducrot 1983 : 170) Pourtant, cette modification proposée par Ducrot (1983) pose parfois problème : dans le cas de notre exemple (7), il est vrai que puisque je ne sors pas exprime un état de choses qui est présenté comme « préexistant » à l’assertion de p (j'essaie de me documenter autrement), mais on voit mal, à première vue, dans quelle mesure le point de vue articulé dans puisque je ne sors pas correspondrait à celui d’une « voix collective ». 2.3 Olsen (2001) : puisque fait référence à un syllogisme caché Pour résoudre le problème esquissé à la fin de la section précédente, Olsen (2001) propose une modification minime mais qui s’avère importante à la théorie de Ducrot (1983). Selon lui, il reste vrai, malgré l’existence d’exemples comme (7), que puisque q exprime toujours le point de vue d’une « voix collective ». Cependant, celle-ci n’est pas toujours ouvertement exprimée. En effet, selon Olsen, puisque sert dans ces cas-là à réaliser un syllogisme caché. Un syllogisme est un schéma argumentatif composé de trois éléments, à savoir : a) une prémisse majeure, c’est-à dire un fait généralement accepté 3 Martin 1987 propose de remplacer, pour la description de puisque, la notion de « présupposition » par celle de « prérequis ». <?page no="134"?> Ulrich Detges (München) 134 (voir (9a)), b) une prémisse mineure, c’est-à-dire un « cas » individuel (voir (9b)) et une conclusion (voir (9c)). Dans un raisonnement par syllogisme, une prémisse mineure, par exemple Socrate est un homme (voir (9c)), est mise en relation avec une prémisse majeure, par exemple tous les hommes sont mortels (9a), pour déduire, de là, une conclusion du genre Socrate est mortel (9c) : (9) Syllogisme a. Prémisse majeure Tous les hommes sont mortels. [fait généralement accepté] b. Prémisse mineure (Or,) Socrate est un homme. [cas observé] c. Conclusion (Donc,) Socrate est mortel. [conclusion] Selon Olsen, les contextes où figure puisque représentent toujours des raisonnements par syllogisme, et la fonction de puisque consiste à connecter une conclusion (= p) soit à une prémisse majeure (10a), soit à une prémisse mineure (10b). (10) a. Socrate est mortel p puisque tous les hommes sont mortels q . CONCLUSION PREMISSE MAJEURE b. Socrate est mortel p puisqu’il est un homme q . CONCLUSION PREMISSE MINEURE Rappelons-nous que selon Ducrot (1983), puisque q invoque toujours une « voix collective » (voir ci-dessus, 2.2). Ceci est évident dans le cas (10a), où puisque introduit la prémisse majeure en tant que telle. Nous avons dit que cette dernière correspond toujours à « un fait généralement accepté » par la collectivité des locuteurs, y compris le locuteur et l’allocutaire. L’avantage de l’analyse proposée par Olsen (2001) par rapport à celle de Ducrot (1983) devient évident si l’on regarde (10b). En effet, la prémisse mineure exprimée ici n’est pas « un fait généralement accepté » mais représente plutôt un cas individuel et isolé. Toutefois, selon Olsen, dans ce cas-là, l’emploi de puisque a pour effet que ce cas isolé soit mis en rapport avec une prémisse majeure « absente » (en l’occurrence la prémisse majeure (10a), implicite en (10b)). Ainsi, la proposition de Olsen permet de rendre compte des cas qui posaient problème pour l’analyse de Ducrot (1983). Prenons l’exemple « problématique » (7) : (7) L1 : Quelle sorte de programme de télévision préférez-vous L2 : Ben je dois dire que je m'intéresse tout d'abord aux informations quand même puisque je ne sors pas j'essaie de me documenter autrement <?page no="135"?> Puisque. L’état de la question 135 Ici, puisque je ne sors pas représente une prémisse mineure qui fait référence à une maxime générale « absente » du genre « quand on ne sort pas, on doit se documenter autrement ». Celle-ci, à son tour, justifie la conclusion j’essaie de me documenter autrement. La formule proposée par Olsen permet de rendre compte d’un grand nombre de cas particuliers ; parmi ceux-ci, on compte l’exemple (4) sur lequel Ducrot avait basé sa première analyse de puisque (voir 2.1). Dans cet exemple, le locuteur se sert de puisque pour citer, de façon polémique, l’allocutaire. Or, pour expliquer le ton polémique de cet exemple, il ne suffit pas de partir d’une prémisse majeure du genre « quand il fait beau, il faut sortir » ; la maxime générale invoquée ici est plutôt « quand on a dit qu’il fait beau, on doit aussi être d’accord pour sortir » : (4) Z : Ce qu’il fait beau aujourd’hui ! (Ducrot et al. 1980 : 47) N : Eh bien, sortons p puisqu’il fait beau aujourd’hui q ! Prémisse majeure : « Quand on a dit qu’il fait beau, il faut aussi être d’accord pour sortir. » Un autre cas intéressant est l’exemple que nous présentons ci-dessous, discuté par Olsen (2001 : 42) à la suite de Spitzer (1922), qui y voit un usage ironique de puisque : (11) Il y eut [= y coucha avec, U.D.] deux ou trois femmes puisqu’un homme a besoin de cela. (Philippe, Bubu de Montparnasse, 1901, cf. Olsen 2001 : 42) Prémisse majeure (attribuée au seul protagoniste pour l’ironiser) : « Un homme a besoin de coucher avec deux ou trois femmes » p E1 [= narrateur] Il y eut deux ou trois femmes ! q E2 [= protagoniste] Un homme a besoin de cela. Dans cet exemple, la phrase puisqu’un homme a besoin de cela est l’expression explicite de la prémisse majeure « (parfois ? ) un homme a besoin de coucher avec deux ou trois femmes ». Etant donné la disposition morale du grand public des années 1900, il est clair qu’il s’agit là d’une maxime générale que, selon toute probabilité, ni l’auteur ni le lecteur de ce passage ne partageaient à l’époque. L’instance à laquelle il faut attribuer cette maxime, c’est donc le protagoniste (il) de la narration. Cette analyse permet de dégager avec précision l’ironie cachée dans ce passage. En même temps, elle fait ressortir son caractère essentiellement polyphonique : l’énonciateur qui prend en charge l’argument p (il y eut deux ou trois femmes), c’est l’auteur du roman, tandis que q (un homme a besoin de cela) est attribué au protagoniste fictif de (11). En <?page no="136"?> Ulrich Detges (München) 136 d’autres termes, il s’agit ici d’un exemple du style indirect libre, défini comme type de discours polyphonique où la « voix » du narrateur omniscient alterne avec le point de vue subjectif d’un protagoniste. Comme l’ont montré Nølke / Olsen (2002), puisque joue, grâce à son caractère polyphonique, un rôle important dans ce jeu littéraire. Pour résumer, selon Olsen (2000), la fonction de puisque consiste, dans un énoncé de la forme p puisque q, à marquer soit que q exprime une maxime généralement acceptée (cas (10a)), soit qu’il implique une évidence (vérifiable) de la validité d’une telle maxime (cas (10b)). De cette maxime, à son tour, découle, de manière directe et irréfutable, la validité de p. Cette analyse, tout en confirmant le caractère essentiellement polyphonique de puisque, met l’accent sur une autre propriété de celui-ci : dans une séquence du type p puisque q, puisque q possède toujours une « force argumentative » considérable. Ainsi, comme le constate Olsen (2001 : 48), parce que permet des combinaisons avec peut-être, alors que puisque ne les admet jamais : (12) a. Peu de clients sont venus, peut-être parce qu’il fait beau. b. *Peu de clients sont venus, peut-être puisqu’il fait beau. Mais à quoi sert cette « force argumentative » particulière de puisque q ? Pour répondre à cette question, il faut considérer de plus près les propriétés de p. 3 Les propriétés de p (Franken 1996) Dans un travail important sur puisque, Franken (1996) attire, pour la première fois, l’attention sur p. Elle montre que p se laisse caractériser par une formule qui comprend deux clauses simples : (13) a. Dans un énoncé de la forme p puisque q, puisque q sert à justifier p. b. Le p justifié par puisque q correspond toujours à un acte impliquant le locuteur. L’idée que puisque q sert à justifier p avait déjà été formulée par le Groupe λ-l (1975), mais avait été qualifiée, quelques années plus tard, d’inutile par Ducrot (1983 : 170). Cependant, comme on le verra plus loin, la notion de justification est extrêmement opportune pour décrire le fonctionnement de puisque. Pour ce qui est de la clause (13b), Franken montre que la formule « acte impliquant le locuteur » recouvre une extrême variété de cas, selon le niveau linguistique ou extra-linguistique auquel se situe p. Ainsi, p peut corres- <?page no="137"?> Puisque. L’état de la question 137 pondre à un acte illocutoire produit par L, comme dans l’exemple (4’), ou puisque q justifie un acte de langage directif (sortons ! ) : (4') Sortons p puisqu’il fait beau q . p = acte de langage directif Quand puisque q sert à justifier des conclusions, comme c’est le cas dans (14), p correspond normalement à un acte de langage assertif : (14) Pierre est [= doit être] chez lui p , puisqu’il a répondu au téléphone q . p = acte de langage assertif Dans un autre cas de figure fréquent, p correspond à un acte d’énonciation (ou de formulation). Dans (8’) - un exemple littéraire souvent discuté dans la littérature sur puisque - la maxime générale « il faut nommer les choses par leur vrai nom » est invoquée pour justifier le choix du terme la peste : (8') La peste p , puisqu’il faut l’appeler par son nom q [...] p = énonciation du terme peste L’élément p peut également correspondre à un acte accompli physiquement, c’est-à-dire à un acte extra-linguistique : (15) [A, en passant un livre à B p ] : Puisque je te l’avais promis la dernière fois q p = acte accompli physiquement De même, p peut être la description linguistique d’un acte extra-linguistique que L est en train d’accomplir : (16) Je rentre les bancs de fleurs p puisqu’il va geler q . Toutefois, dans certains cas la notion d’ « acte impliquant le locuteur » s’avère être trop étroite : en fait, chaque situation sous le contrôle ou sous la responsabilité du locuteur est susceptible de figurer comme p. Ceci explique la possibilité de (17) ou le verbe statif être n’encode pas un acte dans le sens strict du terme ; néanmoins, puisque q (en l’occurrence puisque Pierrette est à Paris) sert à justifier l’état de choses je suis content qui, lui, est sous la responsabilité du locuteur : (17) A : Tu as l’air bien content. (Ducrot 1983) B : Je le suis p , puisque Pierrette est à Paris q . p = situation sous le contrôle de L Dans deux travaux récents, Degand / Pander Maat (2001, 2003) décrivent la particularité de puisque par rapport à parce que : puisque exprime un degré <?page no="138"?> Ulrich Detges (München) 138 élevé de speaker involvement (participation de la part du locuteur) 4 et est, de ce fait, plus subjectif que parce que. Comme nous venons de le voir tout au long de cette section, cette impression trouve une explication plausible dans la formule (13) et surtout dans la clause (13b) qui se réfère à p. Mais quand on se rappelle ce que nous avons dit à propos de q, on voit que la notion de subjectivité n’est pas tout à fait appropriée ici : même si p implique effectivement toujours le locuteur (et peut donc être considéré comme nettement « subjectif »), il reste néanmoins vrai que q fait référence à des maximes générales et par là même, à la collectivité. En ce qui concerne q, il y a donc absence totale de subjectivité. Quant au degré de subjectivité exprimé par puisque, il y a un contraste fort entre p (~ L, donc hautement subjectif) et q (~ voix collective, donc objectif au maximum). Or, ce contraste est nettement motivé par la fonction argumentative de puisque : la voix de la collectivité, représentée par q, donne à puisque sa force argumentative, laquelle est mise au service de la justification d’un p impliquant L. 4 Puisque, indice d’un acte de justification La discussion des propriétés de puisque dans les sections 2 et 3, nous place en position de le comparer avec parce que. Comme on l’a vu, la notion de justification, relancée par Franken (1996), est un concept utile pour caractériser le fonctionnement de puisque et pour le distinguer de celui de parce que, dont la fonction consiste essentiellement à expliquer p. Bien qu’une explication puisse, en principe, servir de justification (voir (3a)), dans le cas de parce que, cet effet est une inférence et non un signifié stable. Tandis que le p justifié par puisque implique toujours le locuteur, parce que est neutre à cet égard. Et à la différence de puisque, qui, pour des raisons expliquées précédemment, est toujours polyphonique, parce que, bien que pouvant apparaître dans des énoncés qui sont polyphoniques par inférence (p.ex. Socrate est mortel parce que les hommes sont mortels), n’est pas polyphonique par définition. En fait, toutes les différences pertinentes entre ces deux connecteurs se laissent rapporter à la différence entre justification et explication. Expliquer un p, c’est agir de sorte que l’allocutaire le comprenne, tandis que justifier un p, c’est agir de sorte que l’allocutaire l’accepte. Conçue dans les termes de la théorie des actes de langage, une explication est un acte assertif dont le rôle illocutoire consiste à reproduire « ce qui est le cas ». Par contre, une justification est un acte directif dont le rôle illocutoire est d’entraîner l’allocutaire à accepter p. De là s’ensuit qu’une explication possède une force illocutoire « neutre » (qui 4 Sans pourtant préciser en quoi consiste cette participation. <?page no="139"?> Puisque. L’état de la question 139 varie selon le cas), tandis qu’une justification a par définition une force illocutoire plus intense. Finalement, une explication peut se référer aux états de choses p de toutes sortes, tandis les justifications concernent avant tout les états de choses qui engagent, d’une manière ou d’une autre, le locuteur. Par conséquent, le degré de participation de L est toujours élevé dans les justifications, tandis que dans les explications, il est neutre, en ce sens qu’il varie selon le cas. 5 Mais puisque : une particule modale A côté de tous les détails importants mentionnés dans la section précédente, la notion de justification permet de surcroît de comprendre une propriété de puisque dont on ne trouve presqu’aucune mention dans la littérature 5 : les justifications surviennent avant tout dans des situations où le locuteur s’attend, de la part de son allocutaire, à une réaction potentiellement défavorable à p. C’est cette expectative qui rend légitime l’usage de puisque avec sa force argumentative élevée. Or, tandis qu’il n’est pas clair, dans des cas comme (17), s’il s’agit là d’une propriété systématique de puisque ou d’une simple inférence, l’expectative d’une réaction défavorable de la part de l’allocutaire fait partie intégrante du signifié de mais puisque : (18) - Suis pas une intello comme toi, moi, tu sais. Suis une femme femme. Simplette. - Mais puisque tu as écrit un livre. (Béatrix Beck, Stella Corfou, 1988, p. 39, cf. FRANTEXT) Ici, puisque tu as écrit un livre q sert à réfuter les assertions suis pas une intello comme toi, suis une femme femme etc., faites par la première locutrice, en invoquant une maxime générale du genre « qui a écrit un livre est forcément un(e) intellectuel(le) ». Autrement dit, le fonctionnement de mais puisque q ressemble beaucoup à celui de p puisque q, à cette différence près que l’argument p, qui n’est plus ouvertement exprimé, doit être cherché dans le contexte. Dans (18), ce p correspond à la négation des assertions faites par la locutrice précédente. Notons que mais puisque n’est plus un connecteur (comme l’est puisque qui, dans p puisque q, relie deux arguments p et q), mais une particule modale 6 qui sert à ajuster un acte de langage (l’assertion de q) à 5 A ma connaissance, la seule exception est l’article de Fall / Gagnon 1995 qui comparent puisque avec étant donné que. 6 Les particules modales sont une classe d’expression qui, par leur fonction, correspondent aux Abtönungspartikeln de l’allemand. Pour une analyse détaillée, voir Waltereit 2006 et Waltereit / Detges 2007. <?page no="140"?> Ulrich Detges (München) 140 l’univers de discours de l’allocutaire en précisant que ce q sert à contredire un acte de langage précédent accompli par celui-ci. Le marqueur mais puisque est donc polyphonique sous deux points de vue différents : d’une part par les propriétés de q, qui - tout comme le q de p puisque q - invoque la voix de la collectivité, et d’autre part par ce qu’il contient l’instruction de chercher un p qui, lui, contient une référence directe à la voix de l’allocutaire. Comme le montre l’exemple de mais puisque, les effets polyphoniques peuvent être de nature extrêmement différente et mettent en jeu des niveaux linguistiques très variés. Un des objectifs futurs d’une théorie de la polyphonie est de systématiser davantage ces effets ainsi que leurs bases linguistiques. Bibliographie Anscombre, Jean-Claude / Ducrot, Oswald (1983), L’argumentation dans la langue, Bruxelles, Mardaga. Blumentahl, Peter (2007), « La combinatoire des conjonctions causales », dans : Cahiers de lexicologie 90, 27-40. Corpus Orléans / Elicop, http: / / bach.arts.kuleuven.be/ pmertens/ corpus/ search/ t.html. 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Waltereit Richard / Detges, Ulrich (2007), « Different functions, different histories: modal particles and discourse markers from a diachronic point of view », dans : Catalan Journal of Linguistics 6, 61-80. <?page no="143"?> Marion Carel (Paris) Mais : une marque de négation partielle Je me propose dans cet article d’abandonner la très célèbre description de mais (dans les emplois que l’on traduit habituellement par aber) élaborée par Ducrot, seul (Ducrot 1972), puis avec Anscombre (Anscombre / Ducrot 1977). Après une première partie dans laquelle je rappellerai cette analyse, ses avantages, et ses difficultés, je proposerai un nouveau schéma descriptif que j’appliquerai aux mêmes exemples. À la base de la nouvelle description que je proposerai, il y a une remise en cause du statut de conjonction de mais. Il me semble en effet qu’une des raisons des difficultés de Ducrot réside dans son hypothèse que mais a pour fonction première d’articuler deux énoncés A et B, ayant chacun un sens, le locuteur déclarant préférer le potentiel argumentatif du second segment B à celui, contraire, du premier segment A - hypothèse qui le conduit par exemple à dire que le second segment sur lequel porte le mais de Pierre a travaillé mais en vain est une forme elliptique de il a travaillé en vain. Selon moi, le locuteur d’un A mais B emploie mais dans le but de partiellement nier l’un des segments qu’il relie, c’est-à-dire dans le but de rejeter une partie de la signification de ce segment et d’en retenir une autre. Je me limiterai ici à des cas où c’est sur le segment A que porte la négation partielle, le fragment B servant alors à déterminer quelle partie de la signification de A est rejetée et quelle partie est retenue. Dans cette optique, il ne sera plus nécessaire d’admettre que le fragment B constitue lui aussi un énoncé, et je dirai que le fragment en vain de Pierre a travaillé mais en vain constitue, non pas un second énoncé, elliptique, mais un élément, sans ellipse, qui ajouté à mais construit la négation partielle agissant sur Pierre a travaillé. 1 Vers un abandon de la description de mais « aber » par Ducrot 1.1 Rappel de la description de Ducrot Peu de logiciens se sont intéressés à mais « aber ». On cite généralement Frege qui remarque que le locuteur d’un A mais B signale une « opposition » entre A et B, remarque dont Frege lui-même ne tire cependant rien puisque cette opposition n’est pas selon lui inscrite dans la signification de A mais B <?page no="144"?> Marion Carel (Paris) 144 et constitue seulement une « couleur » : du point de vue sémantique, A mais B serait, selon Frege, équivalent à la conjonction logique A et B. Selon Ducrot au contraire, il fait partie de la signification même de mais de marquer que A et B s’opposent, de sorte que sa description de mais comporte deux volets : un volet argumentatif grâce auquel Ducrot (1972) rend compte du sentiment intuitif que les deux segments reliés par mais sont « opposés » ; et un volet énonciatif grâce auquel il rend compte de ce que le locuteur d’un mais ne se contredit pas, malgré l’opposition qu’il signale entre les deux énoncés qu’il affirme : Volet argumentatif : Tout emploi de A mais « aber » B articule deux argumentations de conclusions contraires A donc r et B donc non r. Volet énonciatif : Le locuteur de A mais B donne seulement son accord à A donc r et prend totalement en charge la seule argumentation B donc non r. C’est une théorie énonciative minimale que j’utilise ici pour formuler le volet énonciatif de l’approche de Ducrot, minimale en cela qu’elle ne contient pas de notion d’ « énonciateur » et limite le locuteur à présenter un contenu de trois et seulement trois manières : en le rejetant, en lui donnant son accord et en le prenant en charge. Le rejet est une manière négative de présenter un contenu : c’est celle qu’utilise le locuteur d’une négation polémique pour présenter le contenu modifié par ne…pas - je dirai ainsi que le locuteur de Pierre n’est pas petit « rejette » le contenu [Pierre est petit]. L’accord et la prise en charge sont deux manières positives de présenter un contenu en ce sens qu’un locuteur les adoptant déclare à chaque fois accepter le contenu qu’il présente. Elles se distinguent par le fait que seuls les contenus pris en charge sont mis au centre de la discussion ; les contenus accordés - c’est le cas par exemple des présupposés - sont laissés en retrait. Ajoutons que, parmi ces trois manières de présenter un contenu, seule la prise en charge est énonciativement indépendante et peut de la sorte constituer une unité complète. L’accord et le rejet sont par contre dépendants et accompagnent toujours une prise en charge : je dirai qu’ils sont « énonciativement subordonnés ». Cette théorie énonciative est suffisante pour présenter l’analyse de Ducrot : selon lui, le locuteur d’un mais ne défend rien de contradictoire car l’argumentation évoquée par le premier segment articulé par mais est seulement accordée, et non pas prise en charge. Cette théorie énonciative minimale sera également suffisante pour présenter ma propre analyse de la non contradiction de A mais B - même si, de manière plus générale, elle est selon moi insuffisante pour décrire d’autres phénomènes, comme l’impossibilité de certaines combinaisons de l’emploi dit « triangulaire » de mais avec pourtant (Karamalla 2009) : je laisse à d’autres études le soin de préciser les voix que donne à entendre le locuteur d’un mais. <?page no="145"?> Mais : une marque de négation partielle 145 La description de mais proposée par Ducrot permet de rendre compte de l’exemple (1) - on imagine qu’il est dit en réponse à une proposition de promenade : (1) il fait beau mais je suis fatigué Le locuteur de (1) donne son accord à il fait beau donc j’irai me promener et prend en charge je suis fatigué donc je n’irai pas me promener. Ces emplois de mais, favorables à la description de Ducrot, seront par la suite qualifiés d’emplois « articulateurs » de mais, en référence au fait que mais relie alors ce que communique l’énoncé qui le précède et ce que communique l’énoncé qui le suit. (L’article (Carel 2010), publié avant celui-ci mais écrit après, abandonne l’hypothèse d’une « articulation » et soutient que le mais de (1) utilise le sens du seul terme fatigué.) 1.2 Quelle est la nature des « argumentations » évoquées par le locuteur d’un A mais B ? Une précision maintenant, pour mettre en avant ce qui constitue à la fois un avantage de la démarche de Ducrot (1972), et une raison des difficultés du schéma qu’il propose pour décrire mais. Cette précision est relative à la nature des « argumentations » évoquées par le locuteur d’un A mais B. La position de Ducrot est tout à fait nette : les argumentations évoquées par le locuteur d’un A mais B sont, non pas des raisonnements, mais des discours La précision est un peu curieuse au premier abord parce qu’un discours argumentatif semble être le reflet d’un raisonnement : on ne voit pas bien alors ce qui distingue raisonnement et discours. La différence tient au fait qu’un même événement, selon la manière linguistique dont il est décrit, peut servir d’argument aussi bien pour une conclusion que pour son contraire. Ainsi, je prends un exemple rebattu, les segments la bouteille est à moitié vide et la bouteille est à moitié pleine, énoncés dans le même contexte, servent des conclusions contraires : La bouteille est à moitié vide : va donc en chercher une autre La bouteille est à moitié pleine : ce n’est pas la peine d’aller en chercher une autre Par contre les raisonnements fondés sur le nombre de centilitres de liquide mène dans les deux cas aux mêmes conclusions. Tandis que l’emploi de la conjonction donc (il en irait de même pour l’emploi d’autres conjonctions comme par conséquent, ou si) dépend de la manière dont le fait est décrit, le raisonnement tient seulement compte du fait décrit. <?page no="146"?> Marion Carel (Paris) 146 Ce que montre alors Ducrot (1972), c’est que la conjonction mais, comme les conjonctions de conséquence, est elle aussi sensible à la manière dont le fait est décrit. Imaginons que quelqu’un demande à un dîner: Est-ce qu’il faut aller chercher une autre bouteille de vin? Il est ordinaire de répondre (2) : (2) la bouteille est à moitié pleine mais on attend encore deux personnes (il faut aller en chercher une autre) Il est par contre difficile de répondre (3) : (3) la bouteille est à moitié vide mais on attend encore deux personnes (il faut aller en chercher une autre) Or, à nouveau, ce qui distingue (2) et (3), ce n’est pas le nombre de centilitres dans la bouteille : c’est seulement la manière dont l’état de la bouteille est décrit. Mettant ce contraste en parallèle avec celui de : (2′) la bouteille est à moitié pleine, par conséquent ce n’est pas la peine d’aller en chercher une autre (3′) *la bouteille est à moitié vide, par conséquent ce n’est pas la peine d’aller en chercher une autre Ducrot (1972) conclut que mais signale l’opposition de deux discours argumentatifs, deux discours et non pas deux raisonnements. C’est un grand mérite des études de Ducrot que d’avoir mis en évidence ce phénomène. 1.3 Exemples défavorables à la description de Ducrot Comme je l’annonçais, la distinction entre discours argumentatif et raisonnement, qui constitue la force de l’analyse de Ducrot, est également à l’origine des difficultés du schéma qu’il propose pour décrire mais. Je considèrerai deux exemples : celui des mais dits triangulaires et celui des mais que je qualifierai d’ « internalisation ». Commençons par un exemple d’emploi triangulaire de mais, celui étudié par R. Lakoff (1971) : (4) Monsieur A est républicain mais honnête (Les emplois dits « triangulaires » ont pour caractéristique de continuer à communiquer les mêmes argumentations si on insère un pourtant : il est républicain mais pourtant honnête - cependant, comme le montre Karamalla (2009), certains discours rendent impossibles l’insertion de pourtant, le cotexte pouvant imposer à l’interprétation certaines spécifications, par exemple énonciatives, contraires à celles apportées par pourtant.) Si on applique le schéma descriptif de Ducrot à (4), on commencera par accepter, intuitivement, que : <?page no="147"?> Mais : une marque de négation partielle 147 le locuteur de (4) donne son accord à Monsieur A est républicain par conséquent il n’est pas honnête puis on notera que le schéma prévoit que : le locuteur de (4) prend en charge il est honnête par conséquent il est honnête Or cette dernière suite de mots, si elle reflète peut-être un raisonnement, ne constitue par contre pas un discours (personne ne dit *il est honnête par conséquent il est honnête). Le schéma oppositif de Ducrot ne s’adapte à l’exemple (4) qu’à la condition d’être très tolérant sur la nature discursive des argumentations évoquées. On retrouve la même difficulté avec les mais d’internalisation. Il s’agit d’exemples comme (5) - on imaginera qu’il est question du travail d’étudiant de Pierre : (5) Pierre a travaillé mais en vain Le nom de « mais d’internalisation » découle de ce que, à l’intérieur du cadre dont relève l’analyse de mais menée dans cet article, à savoir la Théorie des Blocs Sémantiques (Carel 2011), la locution en vain est qualifiée d’internalisateur (Ducrot 2002). Proche du mais triangulaire Pierre a travaillé mais il n’a pas réussi, le mais d’internalisation s’en distingue cependant par le fait qu’on ne peut pas introduire un pourtant : *Pierre a travaillé mais pourtant en vain. L’application du schéma de Ducrot rencontre les mêmes difficultés que précédemment. On admettra en effet d’abord, intuitivement, que : le locuteur de (5) donne son accord à il a travaillé par conséquent il a réussi son examen puis on notera que le schéma prévoit que : le locuteur de (5) prend en charge il a travaillé en vain par conséquent il a échoué Or la suite de mots *il a travaillé en vain par conséquent il a échoué n’est pas dicible - même si un raisonnement valide permet de passer de l’argument « il a travaillé en vain », qui contient l’idée que Pierre a échoué, à la conclusion « il a échoué ». Ainsi, le schéma oppositif de Ducrot, selon lequel mais comparerait deux argumentations de conclusions contraires, ce schéma n’est adaptable, ni aux mais triangulaires, ni aux mais d’internalisation, sauf à abandonner l’hypothèse que mais compare des discours argumentatifs, et non des raisonnements. Dans la mesure où, pour ma part, je crois fondamental de tenir compte de la manière linguistique dont les faits sont décrits, je maintiendrai <?page no="148"?> Marion Carel (Paris) 148 l’hypothèse que le locuteur de A mais B évoque des discours argumentatifs, et j’abandonnerai le schéma oppositif de Ducrot. Quel nouveau schéma mettre à la place ? 2 Les emplois comparatifs de mais 2.1 Présentation de la description Je retiendrai des études de Ducrot qu’il existe toute une famille d’emplois de A mais B dont le locuteur limite la richesse argumentative de A. Mais j’irai un peu plus loin que lui et, au lieu de dire qu’une des argumentations évocables par A est accordée sans être utilisée, je dirai, m’inspirant de Anscombre (1985), que cette argumentation est rejetée. Non que le locuteur rejette toute la signification de A, mais il fait en quelque sorte le tri : il rejette une partie de la signification de A (l’argumentation en question) et retient une autre partie de la signification. Je résumerai cela en disant que le locuteur nie partiellement le premier segment. J’insiste sur le fait que la définition de la négation partielle ne contient aucune indication sur la nature de l’attitude positive prise par son locuteur : on verra des exemples où il s’agit d’un accord (paragraphe 2.2) et des exemples où il s’agit d’une prise en charge (paragraphe 2.3). A côté de cette première famille d’emplois de A mais B, il en existe une seconde, négligée par Ducrot, regroupant des emplois dont c’est le segment B qui est partiellement nié : ainsi le locuteur de je ne suis pas curieux mais je me demande où il va utilise je ne suis pas curieux pour rejeter l’interprétation de je me demande où il va qui ferait de lui quelqu’un de curieux. Il y a alors négation partielle de B. De manière générale, je ferai donc l’hypothèse que le locuteur d’un A mais B nie partiellement l’un des deux segments reliés, A ou B. Dans la suite de cet article, je me limiterai aux seuls cas étudiés par Ducrot, ceux où la négation partielle porte sur A, et je me concentrerai sur la question de savoir comment la négation partielle de A est spécifiée dans les exemples que nous avons étudiés dans la première partie. Nous allons voir que le contenu de A qui est rejeté et le contenu de A qui est retenu sont à chaque fois fixés par comparaison à un troisième contenu que j’appelle le « contenu de référence » : le locuteur nie partiellement A, en rejetant ce qui dans le sens de A est opposé au contenu de référence et en retenant ce qui dans le sens de A est compatible avec le contenu de référence. C’est grâce au segment B que le contenu de référence est déterminé, de sorte que ces emplois de A mais B <?page no="149"?> Mais : une marque de négation partielle 149 constituent en quelque sorte des négations partielles de A par mais B. Je parlerai d’emploi « comparatif » de mais. A mais B argumentation évocable par A, rejetée opposée à argumentation de référence déterminée par B compatible avec argumentation évocable par A, retenue Illustration 1 : Schéma de l’emploi comparatif de A mais B niant partiellement A Une remarque encore, avant de revenir aux exemples, sur la nature des contenus sur lesquels agit mais. Comme pour Ducrot (1972), il s’agit pour moi de discours argumentatifs - et non de raisonnements. Cependant, à la différence de Ducrot (1972), j’admettrai que les discours argumentatifs comparés par mais peuvent être de deux types. Ils peuvent d’abord être « argumentatifs » en ce sens qu’ils contiennent, explicitement ou non, une conjonction consécutive comme donc, si, par conséquent : je parlerai de discours en DC, « DC » comme donc. Mais ils peuvent également être « argumentatifs » en cela qu’ils contiennent, explicitement ou non, une conjonction oppositive comme pourtant, bien que, même si : je parlerai de discours en PT, « PT » comme pourtant. Selon Ducrot (1972), mais comparerait uniquement des discours en DC. Selon moi, mais compare des discours en DC ou en PT. J’insiste sur le fait que la conjonction mais n’est pas elle-même une conjonction en PT. Elle n’est pas basique. La conjonction mais construit un discours complexe à l’intérieur duquel sont comparées, retenues et rejetées, des argumentations en DC ou en PT. Nous pouvons maintenant revenir sur nos trois exemples : celui des mais articulateurs, celui des mais d’internalisation, et enfin celui des mais triangulaires. 2.2 Les mais articulateurs Imaginons deux cambrioleurs qui se demandent si Pierre, un troisième cambrioleur, a pu entrer dans la banque : <?page no="150"?> Marion Carel (Paris) 150 (6) Premier cambrioleur, X : Le passage est éclairé, il a sûrement renoncé Second cambrioleur, Y : C’est vrai que c’est dangereux mais Pierre est courageux Après une analyse intuitive de chaque segment de (6), je me propose de montrer que les diverses argumentations évoquées s’inscrivent bien dans le schéma que j’ai proposé au paragraphe précédent et sont donc prévisibles à partir d’une définition procédurale de l’emploi comparatif de mais contenant l’instruction de se conformer à ce schéma. Commençons par l’analyse intuitive de ce que communique chacun des deux segments reliés par mais. Par son emploi de c’est vrai que, Y prétend d’abord reprendre la parole de X. X n’a pas prononcé le mot dangereux, mais Y déclare résumer la pensée de X. Son emploi de c’est dangereux regroupe des argumentations présentes - selon lui - dans la réplique de X : (6.1) si on emprunte le passage, on est visible (6.2) passer est dangereux donc Pierre ne l’a pas fait La première argumentation provient de la signification du mot éclairé, employé par X : l’éclairage est un moyen de voir ; un lieu éclairé est un lieu dans lequel est rendu visible tout ce qui existe. Cette argumentation ne fait pas partie de la signification linguistique de c’est dangereux mais elle est contextuellement associée à ce segment par Y qui prétend de reprendre la parole de X. Par ailleurs, selon Y, le renoncement de Pierre est envisageable, non pas à cause de l’éclairage en tant qu’éclairage (il arrive très sûrement à Pierre de traverser des pièces éclairées), mais à cause du danger que représente en cette occasion l’éclairage de ce passage. Selon Y, il faut entendre (6.2) dans les paroles de X, même si (6.2) n’appartient pas à la signification des mots de la réplique de X. Enfin, d’un point de vue maintenant énonciatif, on notera que Y n’a pas la même attitude vis-à-vis de ces deux argumentations : (6.1) est accordée et (6.2) est rejetée. Considérons maintenant le segment Pierre est courageux de (6). Il communique (6.3) : (6.3) même si c’est dangereux, Pierre le fait En effet, dire de quelqu’un qu’il a été courageux, c’est dire qu’il a rencontré un danger et qu’il a agi, ou plutôt c’est dire qu’il a agi malgré le danger - c’est là ce qui distingue le courageux du casse-cou qui lui aurait également agi mais parce que c’était dangereux. Plus précisément, le locuteur prend en charge (6.3) : affirmer le courage de Pierre est l’objet de la prise de parole de Y. <?page no="151"?> Mais : une marque de négation partielle 151 On peut maintenant vérifier que les trois argumentations que l’on vient de repérer intuitivement s’inscrivent dans le schéma que j’ai proposé, c’està-dire vérifier que le locuteur nie partiellement c’est dangereux par comparaison avec Pierre est courageux : l’argumentation (6.1), attachée par Y à c’est dangereux ( EXISTE DC VISIBLE ) et qui est retenue, est bien compatible avec (6.3) ( DANGER PT FAIRE ) ; l’argumentation (6.2), attachée à c’est dangereux ( DANGER DC NEG FAIRE ) et qui est rejetée, est bien opposée à (6.3) ( DANGER PT FAIRE ) - cette forme d’opposition, je parle de « conversion », est très banale : sont opposées les descriptions d’un même individu au moyen d’une argumentation du type A DC C et d’une argumentation du type A PT NEG C , car la seconde décrit une résistance à la tendance marquée par la première. De manière plus générale, les emplois de A mais B favorables à la description de Ducrot constituent des emplois comparatifs de mais, dont le segment B communique le contenu de référence et dont le segment A est partiellement nié. Sous cette nouvelle description, comme sous la description proposée par Ducrot, ils sont « articulateurs » puisqu’ils établissent une relation entre deux segments, A et B, communiquant chacun un contenu. Notons encore que cette analyse prévoit l’existence de deux sortes de suites A mais B qu’il sera impossible d’interpréter comme des mais articulateurs, d’une part celles dont le segment A ne communique rien d’opposé à B (il sera alors impossible de déterminer le contenu de A qui est rejeté) et d’autre part celles dont le segment A ne communique rien de compatible avec B (il sera alors impossible de déterminer le contenu de A qui est retenu). La suite *Pierre parle chinois mais il le parle bien est un exemple du premier type de difficulté ; la suite *il fait beau mais c’est faux est un exemple du second type de difficulté. 2.3 Les mais d’internalisation On imagine deux amis de Marie, qui s’interrogent sur la présence de Marie à une prochaine fête : X : Et Marie, est-ce qu’elle viendra à la fête ? Y : Je ne sais pas, je ne l’ai pas vue. X : Pierre doit savoir, lui. (7) Y : Il l’a appelée au téléphone, mais en vain. A nouveau, je vais d’abord chercher intuitivement les argumentations évoquées par (7), puis je montrerai comment cet exemple s’inscrit dans le schéma que je propose. On verra que (7) se distingue de (6) par le fait que le contenu de référence, s’il est bien « déterminé » par le segment en vain, n’est <?page no="152"?> Marion Carel (Paris) 152 cependant pas « communiqué » par le segment en vain. En conséquence, alors que la négation partielle du premier segment de (6) était la combinaison d’un rejet et d’un accord, par contre la négation partielle du premier segment de (7) sera la combinaison d’un rejet et d’une prise en charge. Commençons par l’analyse intuitive de (7). Y informe X de ce que Pierre n’a pas obtenu de réponse, ou plutôt qu’il n’a pas obtenu de réponse malgré son appel : c’est ce que signifie appeler en vain. Le locuteur de (7) prend en charge l’argumentation (7.1) : (7.1) Pierre a appelé au téléphone Marie pourtant il n’a pas obtenu de réponse En cela, le discours (7) est absolument analogue au discours il l’a appelée en vain. Il s’en distingue par le fait que le locuteur de (7) rejette de plus (7.2) : (7.2) Pierre a appelé au téléphone Marie donc il a obtenu une réponse Il y a en effet dans la locution mais en vain quelque chose de semblable à la négation polyphonique : le locuteur ne se contente pas d’affirmer une argumentation du type APPEL PT NEG OBTENIR DE REPONSE ; il rejette de plus une argumentation du type APPEL DC OBTENIR UNE REPONSE . Pour mettre ce dernier point en évidence, je vais montrer sur un exemple que lorsque le segment « Z appelle » n’est pas capable d’évoquer une argumentation du type APPEL DC OBTENIR UNE REPONSE , alors il ne peut pas être suivi d’un mais en vain. Oublions donc la conversation de X et de Y et mettons-nous dans une situation de récit, fictif ou non : (8) Marie partit de chez elle. Le lendemain, Anne l’appela en vain. (8) peut être raconté totalement par le narrateur ; il n’y a pas de style indirect libre ; on n’entend pas le point de vue d’Anne. Il n’en va pas de même dans *(9) : *(9) Marie partit de chez elle. Le lendemain, Anne l’appela mais en vain. L’appel d’Anne étant décrit par le narrateur comme ne pouvant pas obtenir de réponse de Marie, ce dernier ne peut communiquer au moyen du segment Anne l’appela aucune argumentation du type APPELER DC OBTENIR UNE REPONSE et un emploi par le narrateur de mais en vain est impossible. Seul un changement, d’une phrase à l’autre, de locuteur, c’est-à-dire un passage au style indirect libre, permettrait de donner un sens à *(9) dans son entier. Il est ainsi nécessaire à l’emploi de mais en vain que le segment sur lequel il porte puisse exprimer aussi bien la réussite de l’entreprise que son échec : le locuteur de mais en vain rejette la réussite, retient l’échec, et de cette manière nie partiellement le segment sur lequel il porte. Le discours (7) est un <?page no="153"?> Mais : une marque de négation partielle 153 exemple de cette construction. Son premier segment Pierre a appelé au téléphone Marie est partiellement nié : des deux argumentations qui lui sont attachées, (7.1) ( APPEL PT NEG OBTENIR UNE REPONSE ) et (7.2) ( APPEL DC OB - TENIR UNE REPONSE ), la première est retenue et la seconde est rejetée. Plus précisément, (7.2) étant directement opposée à (7.1) (on reconnaîtra la même forme d’opposition que dans l’exemple (6)), (7) constitue un nouvel emploi comparatif de mais dont le contenu de référence est le contenu (7.1) luimême. La différence principale avec l’exemple (6) réside dans la manière dont ce contenu est déterminé. En effet, le locuteur de (7), contrairement au locuteur de (6), n’utilise pas un énoncé dont le contenu sera pris en charge pour en faire le contenu de référence d’une négation partielle subordonnée. Le second segment de (7) n’est pas, selon moi, elliptique. Il se réduit à la seule locution en vain, qui par elle-même n’est pas apte à communiquer une argumentation. Elle constitue seulement un opérateur, intervenant directement sur la signification de il l’a appelée et choisissant à l’intérieur de cette dernière le contenu de référence (7.1). Il découle de cela une identité entre le contenu de référence et le contenu retenu de (7), identité qui a elle-même pour conséquence que le locuteur de (7) ne se contente pas d’accorder l’argumentation retenue (7.1) : il la prend en charge. Alors que le locuteur de (6), à la fois affirme Pierre est courageux et nie partiellement c’est dangereux, le locuteur de (7) se limite à partiellement nier le segment il l’a appelée. Les mais d’internalisation ne sont pas articulateurs. 2.4 Les mais triangulaires Troisième et dernière catégorie d’exemples, les mais triangulaires : (10) il l’a appelée mais il n’a pas obtenu de réponse (4) Monsieur A est républicain mais honnête Il s’agit selon moi d’emplois comparatifs de mais, et plus précisément d’emplois comparatifs du même type que les mais d’internalisation, c’est-àdire constitués uniquement d’une négation partielle de leur premier segment : cette négation combine un rejet et une prise en charge et n’est pas énonciativement subordonnée à une prise en charge extérieure. Le locuteur de (10) prend en charge le contenu de référence (10.1) et rejette l’argumentation (10.2) qui lui est opposée (on reconnaîtra encore une fois dans cette « opposition » la relation de conversion) : (10.1) il l’a appelée pourtant il n’a pas obtenu de réponse (10.2) il l’a appelée donc il a obtenu une réponse <?page no="154"?> Marion Carel (Paris) 154 De même, le locuteur de (4) prend en charge (4.1) et rejette (4.2) : (4.1) Monsieur A est républicain pourtant il est honnête (4.2) Monsieur A est républicain donc il n’est pas honnête La présence du contenu rejeté distingue l’emploi triangulaire de mais de l’emploi de pourtant et permet de prévoir, comme le montre Karamalla (2009), que c’est l’emploi triangulaire de mais, et non celui de pourtant, que l’on utilisera pour s’opposer à un enchaînement en DC de son interlocuteur. Ainsi, à il fait beau donc Pierre doit être sorti, on répondra plutôt non, il fait beau mais il n’est pas sorti, et non pas *non, il fait beau et pourtant il n’est pas sorti. On pourrait objecter à cette réduction de (10) à une négation partielle que son second segment constitue tout de même une phrase et est de cette manière apte, contrairement au second segment en vain de (7), à communiquer un contenu pris en charge indépendamment de la négation partielle : syntaxiquement, (10) ressemble à (6) c’est dangereux mais Pierre est courageux et devrait donc recevoir la même analyse sémantique que (6). De plus, en réduisant (10) à une négation partielle, on se résout à l’identifier à (7) : or, à ces deux formes différentes, il faut associer deux descriptions différentes pour rendre compte, par exemple, de ce que seul (10) accepte l’insertion de pourtant. Pour répondre à ces objections, je commencerai par remarquer que le locuteur d’un emploi articulateur de A mais B niant partiellement A accorde, sans la prendre en charge, une partie de la signification de A, ce qui permet l’insertion de certes dans le segment A : certes il fait beau mais je suis fatigué, certes c’est dangereux mais Pierre est courageux. Or, tel n’est le cas, ni de (4) (*certes il est républicain mais honnête), ni de l’interprétation triangulaire de (10) qui ne peut pas être formulée par (10’) : (10’) Certes il l’a appelée mais il n’a pas obtenu de réponse Bien sûr, cette dernière suite de mots est interprétable, mais il s’agit alors d’un emploi articulateur de mais (dont le locuteur rejette il l’a appelée donc il pourra nous dire si elle vient) et non plus d’un emploi triangulaire (dont le locuteur rejette il l’a appelée donc il a obtenu une réponse). On notera dans ce sens qu’il est impossible d’insérer pourtant dans (10’) : *Certes il l’a appelée mais pourtant il n’a pas obtenu de réponse Cette incompatibilité de certes et d’un mais triangulaire est un signe de ce qu’aucun élément de B n’est pris en change lors des emplois triangulaires de mais. Ces derniers, à l’instar des mais d’internalisation, se réduisent à une négation partielle. Le locuteur de (10) rejette il l’a appelée donc il a obtenu une réponse et prend en charge il l’a appelée pourtant il n’a pas obtenu de réponse. <?page no="155"?> Mais : une marque de négation partielle 155 Reste à distinguer (10) de (7). Nous allons voir que, si ce sont les mêmes enchaînements que j’ai ici associés à (10) et à (7), c’est là une coïncidence : les significations de (10) et de (7) ne contiennent pas les mêmes instructions et dans d’autres contextes les emplois de (10) et de (7) n’organiseront pas les mêmes argumentations. Pour montrer cela, j’utiliserai la notion d’« aspect argumentatif » développée par la Théorie des Blocs Sémantiques. Elle repose sur l’hypothèse que les enchaînements argumentatifs sont regroupables en types, chaque type constituant un aspect argumentatif. Ainsi tous les discours argumentatifs qui suivent, dans lesquels j’ai fait varier le connecteur consécutif, le nom propre ou le temps grammatical, sont du même type AP- PELER DC OBTENIR UNE REPONSE : Pierre a appelé Marie donc il a obtenu une réponse Si Pierre appelle Jeanne, il obtiendra une réponse Jean a obtenu une réponse parce qu’il l’avait appelée De même, relèveront de l’aspect argumentatif APPELER DC OBTENIR UNE RE- PONSE les enchaînements qui suivent, dans lesquels varie cette fois la manière de dire « appeler » ou celle de dire « obtenir une réponse » : Pierre a appelée Marie donc il a obtenu une réponse Pierre a téléphoné à Marie donc il a obtenu une réponse Pierre a appelé Marie donc elle lui a répondu Il en va de même pour les discours argumentatifs en PT : sont du même type argumentatif APPELER PT NEG OBTENIR DE REPONSE les enchaînements Pierre l’a appelée pourtant il n’a pas obtenu de réponse et même si Jean lui téléphone, Anne ne lui répondra pas vraiment. Cette notion d’aspect argumentatif, je l’annonçais, permet de formuler ce qui distingue (10) et (7) : (10) il l’a appelée mais il n’a pas obtenu de réponse (7) il l’a appelée mais en vain Le second segment d’un mais triangulaire comme (10) fixe les enchaînements respectivement rejeté et pris en charge de sorte que le locuteur de (10), quel que soit le contexte d’énonciation, prend en charge (10.1) et rejette (10.2) : (10.1) il l’a appelée pourtant il n’a pas obtenu de réponse (10.2) il l’a appelée donc il a obtenu une réponse Par contre, le second segment du mais d’internalisation (en vain) fixe seulement les aspects argumentatifs des enchaînements et, selon les emplois, on <?page no="156"?> Marion Carel (Paris) 156 pourra comprendre (7) comme prenant en charge (10.1) et rejetant (10.2), ou comme prenant en charge (7.3) et rejetant (7.4) : (7.3) Pierre a appelé Marie pourtant elle ne lui a pas vraiment dit si elle viendrait (7.4) Pierre a appelé Marie donc elle lui a dit si elle viendrait Conclusion Ainsi, tandis que le schéma argumentatif proposé par Ducrot pour décrire les emplois articulateurs de mais ne peut s’étendre, ni aux emplois triangulaires de mais, ni aux mais d’internalisation, le schéma comparatif proposé ici permet de décrire de manière unifiée les trois familles d’emplois : le locuteur de A mais B nie partiellement A en le comparant à un contenu de référence déterminé par B. Les trois emplois se distinguent par la manière dont le contenu de référence est déterminé par B : lorsque l’emploi est articulateur, le contenu de référence est communiqué par B ; lorsqu’il s’agit d’un mais d’internalisation, B choisit dans la signification de A le type A PT …du contenu de référence ; lorsque l’emploi est triangulaire, B choisit dans la signification de A le contenu de référence A pourtant B. Cette disparité dans les manières de déterminer le contenu de référence a une conséquence énonciative : les mais articulateurs subordonnent la négation partielle de A à une prise en charge du contenu de B, de sorte que cette négation partielle de A combine un rejet et un accord (et A peut être introduit par certes) ; les mais d’internalisation et les mais triangulaires, parce que le contenu de référence est directement choisi à l’intérieur de la signification de A, se réduisent à une négation partielle qui combine un rejet et une prise en charge (et A ne peut pas être précédé par certes). Seul l’emploi articulateur de mais constitue ainsi à proprement parler une conjonction, reliant deux segments communiquant chacun un contenu ; par contre, l’expression B qui suit un mais d’internalisation ou un mais triangulaire ne communique aucun contenu et s’associe à mais pour constituer un opérateur unaire niant partiellement A. On aura noté que le contenu de référence d’un A mais B d’internalisation est toujours du type A PT …, et jamais du type A DC …C’est là une spécificité des mais d’internalisation. Car, à côté des opérateurs qui comme en vain retiennent de la signification de l’expression qu’ils modifient (appeler) une argumentation en PT ( APPELER PT NEG OBTENIR DE REPONSE ), il existe des opérateurs qui retiennent de l’expression qu’ils modifient une argumentation en DC. C’est par exemple le cas de trop lorsqu’il modifie une qualification défavorable. Tandis que Pierre est bête peut aussi bien communiquer <?page no="157"?> Mais : une marque de négation partielle 157 Pierre est bête pourtant il comprendra que Pierre est bête donc il ne comprendra pas, l’énoncé Pierre est trop bête communique nécessairement Pierre est bête donc il ne comprendra pas. L’opérateur trop constitue en cela un opérateur symétrique à en vain. La Théorie des Blocs Sémantiques parle dans les deux cas d’« internalisateurs ». Ces deux exemples se distinguent par la nature de l’argumentation retenue : en vain retient une argumentation en PT ; trop retient une argumentation en DC. On pourrait alors s’attendre à ce que, à côté de mais en vain, il existe un mais trop. Tel n’est pas le cas lorsque trop porte sur une qualification défavorable : il est impossible de dire *il est bête mais trop. C’est là, comme je l’annonçais, une spécificité des mais d’internalisation : le contenu de référence est nécessairement en PT, comme c’est aussi le cas pour le contenu de référence des mais triangulaires ; il ne peut pas être en DC. Ce résultat est encore généralisable à certains mais articulateurs : ainsi, il n’existe pas d’emploi articulateur de A mais B rejetant une argumentation A pourtant non r et prenant en charge un contenu de référence de la forme A donc r ; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il existe des emplois articulateurs de A mais B (c’est le cas de l’exemple (6) que nous avons étudié) rejetant une argumentation A donc r et prenant en charge un contenu de référence A pourtant non r communiqué par B (on retrouve là l’emploi décrit par Ducrot). Ce résultat n’est cependant pas généralisable à tous les mais articulateurs, dont le contenu de référence est parfois en DC (Carel 2011) : la description raisonnée des limitations des emplois comparatifs de mais reste donc à faire. Dernière question, celle de l’adaptation des descriptions ici proposées à tous les emplois de mais. On se posera en particulier la question pour l’emploi SN de mais (celui qui se traduit par sondern en allemand), qu’Anscombre et Ducrot (1977) distinguent des autres emplois de mais (les mais PA, qui, eux, se traduiraient tous par aber). Selon Karamalla (2009), l’emploi SN n’est pas à isoler des autres emplois et une analyse argumentative doit en être faite. Ainsi l’exemple il n’est pas Français mais Belge communique deux argumentations : l’une directement rejetée par la négation métalinguistique du premier segment (disons il est Français donc il pourra t’aider à te débrouiller dans les méandres de l’Université française) et l’autre communiquée par le second segment et prise en charge (il est Belge donc il ne pourra pas t’aider). Ces deux argumentations étant opposées, on retrouve un schéma argumentatif très semblable à celui des mais étudiés ici. La différence principale réside dans le fait que ce n’est pas par comparaison à un contenu de référence qu’est déterminé le contenu rejeté : le rejet se produit explicitement dès le premier segment. Il existerait un seul mais en français. <?page no="158"?> Marion Carel (Paris) 158 Bibliographie Anscombre, Jean-Claude (1985), « Grammaire traditionnelle et grammaire argumentative de la concession », dans : Revue internationale de philosophie 155, 333-349. Anscombre, Jean-Claude / Ducrot, Oswald (1977), « Deux mais en français ? », dans : Lingua 43, 23-40. Carel, Marion (2010), « La particule mais est-elle une conjonction ? », dans : Verbum XXXII (1), 13-29. Carel, Marion (2011), L’entrelacement argumentatif. Lexique, discours et blocs sémantiques, Paris, Honoré Champion. Ducrot, Oswald (1972), Dire et ne pas dire, Paris, Hermann. Ducrot, Oswald (2002), « Les internalisateurs », dans : Andersen, Hanne Leth / Nølke, Henning (éds.), Macro-syntaxe et macro-sémantique, Bern, Lang, 301-323. Karamalla, Neimat (2009), Analyse argumentative et énonciative des connecteurs : le cas de mais, thèse de troisième cycle de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris. Lakoff, Robin (1971), « If’s, and’s and but’s about conjunction », dans : Fillmore, Charles J. / Langendoen, Donald Terence (éds.), Studies in Linguistic Semantics, New York, Holt, Rinehart & Winston, 114-149. <?page no="159"?> III. C HANGEMENT DE FONCTION ET POLYFONCTIONNALITE <?page no="161"?> Gerda Haßler (Potsdam) Adverbes épistémiques dans le français parlé et écrit : apparemment, évidemment, visiblement, éventuellement, probablement 1 Adverbes épistémiques Par adverbes épistémiques nous entendons des adverbes qui expriment une possibilité présumée ou probable et qui sont toujours sémantiquement extraprédicatifs. Morphologiquement, les adverbes épistémiques paraissent dérivés d’adjectifs qui dénotent la vision (visible, évident, apparent) ou une possibilité (éventuel, probable), mais la signification des adverbes a changé et dépend largement de leur usage. Cet éloignement de la signification « d’une manière évidente, manifeste aux sens et notamment à la vue » met en question leur considération comme adverbes purement évidentiels qui exprimeraient exclusivement la source du savoir du locuteur. J’étudierai d’abord l’usage des adverbes dans leur signification évidentielle, pour mettre ensuite en cause la possibilité d’une séparation stricte entre moyens évidentiels et modaux. Ensuite je montrerai que, dans quelques cas, ces mots fonctionnent déjà comme marqueurs de discours. Le langage nous permet de parler du monde extérieur, mais notre connaissance du monde est souvent imparfaite. C’est pourquoi le langage nous offre des moyens pour opérer une modalisation épistémique des énoncés. Ce marquage épistémique concerne la langue écrite aussi bien que la langue parlée, mais la langue parlée permet d’étudier mieux que la langue écrite les processus en œuvre dans ce domaine. J’utilise, pour le français écrit, le corpus FRANTEXT et, pour le français parlé, le corpus français publié dans C-ORAL-ROM en gardant les abréviations des auteurs (Cresti / Moneglia 2005). La partie française de C-ORAL-ROM a été établie par l’équipe DELIC à Aix-en-Provence qui possède le plus large corpus de français parlé. Il est constitué de 2,5 millions de mots qui sont accessibles à des logiciels montrant des concordances. <?page no="162"?> Gerda Haßler (Potsdam) 162 2 Le marquage épistémique et évidentiel 2.1 Définition d’une notion Grâce à la modalisation épistémique nous pouvons présenter les énoncés comme plus ou moins probables. Pour réaliser cette modalisation épistémique, qui se présente comme quantitative, nous pouvons utiliser des adverbes nettement modaux, comme dans la phrase (1) (1) Probablement, Jean va terminer son travail demain. En dehors des adverbes, en français, le conditionnel épistémique, dit parfois « journalistique », est traditionnellement considéré comme relevant de la catégorie linguistique de modalité. Le conditionnel dans la phrase (2) exprimerait un fait douteux : (2) Selon le communiqué d’hier, les syndicats seraient prêts à des négociations. De la même manière, on considère le verbe modal devoir en interprétation épistémique comme un marqueur de la modalité épistémique. Le verbe épistémique devoir de l’exemple dénoterait la « probabilité » : (3) Pierre n’est pas venu à la réunion. Il doit être malade. Quand nous opérons une modalisation épistémique, nous présentons les énoncés comme plus ou moins probables. La possibilité de mettre en œuvre un marquage évidentiel des énoncés, de son côté, nous permet d’indiquer la source ou la nature de la source d’où provient l’information transmise. Dans cette hypothèse, le conditionnel journalistique indiquerait que l’information transmise par l’énoncé est empruntée à autrui (cf. Dendale / Tasmowski 1994, Kronning 2003 : 131) et le devoir épistémique dénoterait que l’information est obtenue par inférence. Si on partait de la signification des adjectifs desquels les adverbes visiblement, apparemment et évidemment sont dérivés, on devrait constater qu’ils correspondent parfaitement à la catégorie d’évidentialité. Avant de se poser la question de savoir s’il est utile de les traiter en termes de modalité épistémique ou d’évidentialité, je parlerai brièvement de la valeur de la catégorie d’évidentialité en typologie. 2.2 L’évidentialité dans la description de langues non-indoeuropéennes Il y a des langues qui ont développé une catégorie grammaticale propre de l’évidentialité et qui l’expriment de façon obligatoire. Dans quelques cas, ce sont des moyens développés par voie métaphorique à partir des expressions <?page no="163"?> Adverbes épistémiques dans le français parlé et écrit 163 qui désignent la perception de la parole. Dans leur nouvelle fonction, ils ne font plus partie de la prédication, mais ils ne se réduisent pas non plus à des rapports pragmatiques. J’utilise l’exemple qui est souvent mentionné dans les travaux sur l’évidentialité (Barnes 1984) et qui décrit le système des évidentiels dans la langue Tuyuca parlée au Brésil et en Colombie. La notion d’évidentialité s’inscrit donc d’abord dans le contexte théorique des processus de grammaticalisation et de la description de leurs résultats 1 . (4) a. díiga apé-wi football jouer-3ª PERS. PRET. VISUEL « Il a joué au football [je l’ai vu] » b. díiga apé-ti football jouer-3ª PERS. PRET. NON VISUEL « Il a joué au football [je l’ai entendu, mais pas vu] » c. díiga apé-yi football jouer-3ª PERS. PRET. INFERENCE « Il y a des indices qu’il a joué au football, mais je ne l’ai pas vu » d. díiga apé-yigi football jouer -3ª PERS. PRET. COMMUNICATION « On m’a dit qu’il a joué au football » e. díiga apé-hĩyi football jouer -3ª PERS. PRET. DEDUCTION « Il est logique de supposer qu’il a joué au football » Dans les traductions approximatives de ces phrases, le marquage de l’évidentialité se trouve transformé en une phrase prédicative, ce qui ne correspond pas à l’original dans lequel l’évidentialité se marque par une sorte de suffixe. Il y a au moins quatre raisons de marquer explicitement que l’énonciateur actuel n’est pas la source de l’information : 1) il s’agit de la transmission d’un savoir généralement reconnu, 2) le locuteur actuel tient son information d‘une troisième personne ou par ouï-dire, 3) il a déduit le contenu de son information à partir d’autres circonstances, 4) le contenu de l’information est le résultat d’un raisonnement. En prenant ces raisons comme point de départ dans une étude sur des langues qui n’ont pas de marqueurs évidentiels morphologiques obligatoires, tel que le français, on rencontre les problèmes théoriques posés par la 1 Pour l’étude de l’évidentialité voir Aikhenvald 2004, Aikhenwald / Dixon 2003, Chafe / Nichols 1986, Dendale / Tasmowski 1994, Dendale / Tasmowski 2001, Ifantidou 2001, Lazard 2001, Nuyts 2001, Willett 1988, Bybee / Perkins / Pagliuca 1994, De Haan 1999, Haßler 2001, 2003, 2012, Squartini 2004. <?page no="164"?> Gerda Haßler (Potsdam) 164 généralisation conceptuelle d’une catégorie linguistique telle que l’évidentialité. Il s’agit d’un des très rares cas, dans l’histoire de la linguistique, dans lesquels la description des langues européennes s’est emparée d’une catégorie élaborée dans un contexte non-indoeuropéen. 3 Des adverbes épistémiques et évidentiels dans la langue parlée française 3.1 Visiblement Commençons l’analyse par le cas le plus facile du marquage évidentiel, l’adverbe visiblement qui devrait dénoter la provenance du savoir du locuteur de sa faculté de vue. Dans le corpus FRANTEXT, on peut trouver beaucoup d’exemples qui expriment que le contenu de l’énoncé provient de la vision : (5) La femme du consul a visiblement trop bu. (DURAS Marguerite, Le Vice-Consul, Paris, Gallimard, 1977 [ 1 1965] : 140) (6) Chaque partie, visiblement distincte, d’une plante ou d’un animal est donc descriptible dans la mesure où elle peut prendre quatre séries de valeurs. (FOUCAULT Michel, Les mots et les choses, Paris, Gallimard 1966 : 147) (7) Près de lui, la louve est très visiblement grosse ; je pense que la naissance des louveteaux est prochaine. (BATAILLE Michel, L’Arbre de Noël, Paris, Juillard 1967 : 237) Dans (5) c’est l’aspect extérieur d’une personne qui a trop bu qui donne lieu à l’énoncé, dans l’exemple de Foucault (6), la différentiation des parties d’une plante ou d’un animal se fait par la vue, dans (7), l’adverbe évidentiel est renforcé par très. Pour visiblement, dans la majorité des cas de l’usage dans le corpus oral, il est justifié de supposer une véritable liaison à ce qui est visible. Son interprétation comme marqueur de l’évidentialité paraît donc possible. Dans (8), visiblement se réfère à l’apparence extérieure du Président qui donne à voir qu’il est fatigué. Dans (9), il est question d’un texte dont les qualités extérieures montrent qu’il est achevé : (8) de sa vigueur # en comparaison avec le Président / # visiblement fatigué / / # lors d’une manifestation à Hide Park / [fmedrp03] (9) alors que la préface / elle / # est un texte / # clos / # un texte / # visiblement achevé / # et / # non moins visiblement destiné / en quelque sorte à être lu [fnatte03] <?page no="165"?> Adverbes épistémiques dans le français parlé et écrit 165 Mais, il y a au moins deux raisons de douter du caractère purement évidentiel de visiblement. D’abord, c’est son usage relativement peu fréquent qui met en doute sa capacité à marquer la provenance visuelle du savoir du locuteur. Dans le corpus de C-ORAL-ROM, nous avons trouvé 6 occurrences de visiblement, 39 d’apparemment et 95 d’évidemment. Dans FRANTEXT, visiblement apparaît 2.518 fois, tandis que nous avons trouvé apparemment 4.489 fois et évidemment 10.871 fois. Ensuite, c’est son usage dans des contextes où ce qui a été perçu visiblement n’est pas clair. Cela peut se constater dans le corpus écrit (10) aussi bien que dans l’oral (11) : (10) Visiblement il écrit (ou plutôt il parle) à l’intention d’un certain public, un public dont il connaît les penchants, les opinions, peut prévoir les réactions. (SIMON Claude, Les Géorgiques, Paris, Les Éd. de Minuit 1981 : 314) (11) en fait ça faisait quand même quelques jours qu’on le trimbalait / et visiblement &euh # c’est un peu l’habitude chez ces gens-là / / euh il vivait à nos crochets quoi / / il (/ ) c’était le pique-assiette [ffammn11] Dans ces exemples, visiblement dénote plutôt la conclusion de l’énonciateur que sa perception visuelle. Cet usage flou de visiblement est rendu explicite par l’exemple (12) : (12) quand on se &p [/ ] quand on parlait même en société / visiblement donc d’après ce [/ ] ce qu’on nous a dit après / # c’est qu’en fait ça [/ ] ça se voyait quoi / / on voyait très bien qu’on s’aimait dans le regard [ffamdl03] Dans cet exemple, le locuteur utilise visiblement pour décrire d’où il sait qu’on s’aimait dans le regard, mais il dit tout de suite que ce savoir, il l’a reçu par ouï-dire (d’après ce [/ ] ce qu’on nous a dit après), pour revenir à la vue par l’expression ça se voyait quoi / / on voyait très bien. Visiblement a donc perdu sa valeur de marquer exclusivement la provenance des connaissances transmises par la vue, mais il reste un marqueur de l’évidentialité plus générale. Il marque donc la provenance du savoir du locuteur d’une source, sans préciser obligatoirement la nature de celle-ci. 3.2 Apparemment C’est d’autant plus le cas d’apparemment, qui s’utilise surtout comme adverbe de phrase et qui ne marque plus une apparence visible comme source du savoir transmis. Dans les exemples (13) à (15), le locuteur marque une conclusion à partir de l’apparence extérieure d’une personne ou d’une chose ou à partir d’autres indices : <?page no="166"?> Gerda Haßler (Potsdam) 166 (13) / &euh # que Carole / elle avait [/ ] elle avait &euh apparemment trouvé l’homme de sa vie / qu’elle pourrait pas en trouver un autre [ffamcv12] (14) ses mœurs un peu bizarres hein on &sa [/ ] # il connaît apparemment [/ ] il connaît toutes les boites de Lyon [ffammn01] (15) trente pour cent de réduc / # parce que le gars apparemment les fait marcher souvent / / # donc il me ramène / # [ffamdl01] Apparemment peut se référer à une proposition entière, ce qui est le cas dans les exemples (13) à (15). Dans ces exemples, l’adverbe apparemment remplit les fonctions d’adverbe exophrastique ou adverbe en position de complément de phrase. Selon Kotschi (1998 : 25) la position d’apparemment dans cette fonction d’adverbe de phrase serait le début de la phrase. Cela ne peut pas être confirmé par les deux corpus. Dans sa position d’adverbe de phrase, apparemment remplit une fonction de connecteur. Il lie une constituante du discours avec une autre, celle-ci est représentée par la phrase dans laquelle se trouve apparemment et l’autre est contenue dans le discours avant ou après cette phrase ou bien elle peut être déduite à partir du contexte. Dans l’exemple (14) on pourrait même douter de sa force de connecteur : le locuteur se reprend sans répéter le mot apparemment qui se trouve transformé dans une sorte de marqueur d’hésitation. Dans les exemples (13) à (15), où apparemment est dans la position d’un adverbe de phrase, il marque une conclusion du locuteur. La même fonction peut se trouver dans les cas où il est un opérateur, mais la conclusion se limite à un trait seulement ou à une circonstance et ne concerne pas la prédication entière : (16) Le secret fait communiquer des morceaux de vie, de personnes apparemment étrangers. (ORSENNA Éric, Grand amour, Paris, Les Éd. du Seuil 1993 : 121) Dans le cas d’apparemment, il faut aussi tenir compte de l’ambiguïté causée par la polysémie de ce mot qui peut désigner « en apparence seulement » ou bien « selon toute apparence » : « selon toute apparence » : (17) Il y a apparemment du vrai dans cette conception. (ROUBAUD Jacques, Poésie : récit, Paris, Les Éd. du Seuil 2000 : 386) « en apparence seulement » : (18) J’ai un exemple précis, souvenir cuisant de ce que j’appellerai plus tard les « petits meurtres », souvent apparemment inno- <?page no="167"?> Adverbes épistémiques dans le français parlé et écrit 167 cents. (DUPEREY Annie, Les chats de hasard, Paris, Les Éd. du Seuil 1999 : 106) Il y a un emploi dans lequel apparemment apparaît soit comme partie d’un groupe adjectival comme dans (16), (19), (20), soit avec un groupe prépositionnel qui fonctionne comme déterminant ou comme complément circonstanciel comme dans (21) : (19) Sans doute cette jeune femme apparemment heureuse et sans problèmes avait-elle un grand épuisement intérieur, peut-être simplement à être jolie pour son mari, bonne mère pour ses enfants (DUPEREY Annie, Les chats de hasard, Paris, Les Éd. du Seuil 1999 : 110) (20) J’avais mal dans la jambe gauche et dans la cuisse gauche et j’avais à côté de moi un homme apparemment vieux, ployé par l’épuisement, avec deux belles cannes en bois (GUIBERT Hervé, Le protocole compassionnel, Paris, Gallimard 2007 : 122) (21) Le squelette que je suis devenu n’a pas le courage apparemment de se réchauffer aux jeunes garçons, et il n’en est pas fier du tout. (GUIBERT Hervé, Le protocole compassionnel, Paris, Gallimard 2007 : 105) Dans ces exemples, apparemment remplit la fonction d’un opérateur de phrase. Il est impossible d’expliquer ces fonctions d’apparemment par sa polysémie. On le trouve, dans cette position syntaxique, aussi bien avec la signification « en apparence seulement » comme dans (19) qu’avec la signification « selon toute apparence » comme dans (20). De plus, apparemment peut se référer à d’autres éléments de la phrase, au complément d’objet par exemple : (22) L’air extérieur pénétrait nettement dans le wagon, sans gêner apparemment personne. (ROUBAUD Jacques, La Bibliothèque de Warburg : version mixte, Paris, Les Éd. du Seuil 2002 : 274) Dans (23) apparemment se réfère plutôt à une conclusion tirée des circonstances (il est minuit) qu’à une source visuelle : (23) alors / # tout va bien / / bon là on est apparemment les seuls patients / / il est [/ ] il est minuit / minu [ffammn05] On peut donc conclure que apparemment est loin de la signification de marquer la provenance du savoir du locuteur de sa propre perception visuelle et qu’il assume, dans beaucoup de cas, la fonction d’opérateur. <?page no="168"?> Gerda Haßler (Potsdam) 168 3.3 Evidemment Cet éloignement de la signification « d’une manière évidente, manifeste aux sens et notamment à la vue » est encore plus manifeste dans les exemples avec évidemment. Cet adverbe peut exprimer la signification « d’une manière évidente pour l’esprit » qui peut être affaiblie en faveur de l’introduction d’un élément renvoyant la responsabilité du contenu de l’énoncé à quelque chose de fixe qui n’est pas précisé par le locuteur. Ce processus est observable dans l’oral comme dans l’écrit et il concerne toutes les positions d’évidemment : (24) donc &euh &c [/ ] c’est une société assez fermée évidemment / / et puis l’état / # n’a aucune force / / [ffammn17] (25) on a de la danse hip hop / # &euh qui concerne évidemment beaucoup plus le secteur adolescent [ffammn27] (26) &euh / / on ( ne ) compte pas les heures évidemment / / comme on dit / # on doit être à autour de cinquante [ffammn28] (27) je vous le répète / # l’entreprise se doit / bien évidemment / # de connaître / # parfaitement bien cet environnement [fnatte01] (28) Or c’est par amour pour lui plaire et le séduire qu’elle falsifie sa véritable personne, elle veut se montrer sous son meilleur jour, il en fait évidemment de même. (GARAT Anne-Marie, Dans la pente du toit, Paris, Les Éd. du Seuil 1998 : 121) (29) Mon gendre n’était pas content évidemment, mais c’est son beau-frère tout de même (WINCKLER Martin, La maladie de Sachs, Paris, Éd. J’ai lu 1998 : 234) (30) Évidemment, c’est toi qui la vaccines et qui la soignes depuis qu’elle est née. (WINCKLER Martin, La maladie de Sachs, Paris, Éd. J’ai lu 1998 : 202) Comme nous l’avons vu à travers l’exemple des adverbes, la délimitation entre la modalité épistémique et l’évidentialité pose problème. Même si nous partons d’éléments dont la fonction originaire est le marquage de la provenance du savoir du locuteur, cette fonction est contingente à celle de la modalisation épistémique. Dans une phrase comme (31a), la présence de l’adverbe évidemment réduit la probabilité et l’évidence, ce qu’on peut voir facilement par une comparaison avec (31b) : (31a) C’est une société assez fermée évidemment. (31b) C’est une société assez fermée. Ce qui est vraiment évident ne nécessite pas une explication linguistique, c’est pourquoi chaque marquage évidentiel subit un changement séman- <?page no="169"?> Adverbes épistémiques dans le français parlé et écrit 169 tique 2 . Ce changement est dû au fait pragmatique que tout marquage évidentiel est interprété comme une restriction de l’évidence réelle de la phrase. C’est aussi le cas de mots qui par leur signification lexicale signifieraient le plus haut degré d’évidence. Dans les emplois de l’adverbe évidemment dans des phrases comme (24) à (30) l’adverbe a largement perdu sa signification originaire et fonctionne comme un marqueur de discours qui relie le contenu de l’énoncé avec ce qui ne peut pas être contesté, parce qu’il est présent à l’esprit et partagé par tout le monde. 3.4 Les adverbes modaux peut-être, probablement et éventuellement Pour l’adverbe le plus fréquent, peut-être, on constate l’usage très répandu comme adverbe de phrase modalisant toute la prédication. En tant qu’adverbe de phrase, peut-être se pose soit après le verbe, comme dans les exemples (32) à (34), soit à gauche de la proposition (35) : (32) c’est peut-être l’anniversaire de sa mort / non ? [ffamcv03] (33) n’entraînent pas des jeunes des cités / qui eux aimeraient peutêtre s’en sortir autrement / # ça veut dire qu’on offre à la majorité des jeunes une perspective [fnatpd02] (34) CAR: il est peut-être à peine assez frais hein ? [fpubmn03] (35) et elle se repose / / # et # moi je sais que peut-être / # je vais m’emparer de son âme / # [fmedin02] Mais on le trouve aussi comme modalisateur d’énoncés sans verbe : (36) EST: ben / à une prochaine fois peut-être / / [ftelpv24] Peut-être remplit aussi la fonction d’affaiblissement d’un élément de la phrase dont le locuteur n’est pas tout à fait sûr. Dans ce cas, il est mis avant ou après l’élément auquel il se rapporte : (37) [/ ] ça doit remonter quand même [/ ] # ouais / ça fait peut-être six mois qu’on se connaît / / mais comme on se voit pas régulièrement / / ben regarde là / ça faisait [/ ] ça faisait un mois / que je l’avais pas vu [ffamcv07] (38) c’est ce que je ressens / # qu’il faudra encore peut-être bien # une génération / # [ffamdl06] (39) il y a # trente ans maintenant / quarante ans peut-être / # disait la moyenne des Français &euh [ffamdl21] Il y a une position syntaxique de peut-être qui est particulièrement fréquente dans la langue parlée : il est suivi de la conjonction que qui introduit une 2 Ce phénomène peut s’expliquer en termes de relevance theory (Sperber / Wilson 1995). <?page no="170"?> Gerda Haßler (Potsdam) 170 proposition formellement subordonnée, mais qui porte le contenu principal de l’énoncé qui se modalise comme probable (peut-être que P) : (40) C’est encore un mouvement / qui est assez important / / # peut-être qu’il y a encore des influences / / # [ffamcv03] (41) euh # non mais je voyais pas &f oui / / # peut-être que j’avais pas envie / je voyais <pas / / &euh> [ffamcv12] (42) MAR: si il y avait eu moins de malhonnêteté / &euh peut-être que les gens auraient # des relations / / [ffamdl06] (43) c’est plus encore / # parce que l’huile ça coûte cher / peut-être qu’avec la farine [/ ] avec le [/ ] # la farine et l’eau [/ ] moi je sais [/ ] un peu de levure / on peut faire du pain [fnatpr03] Pour peut-être, cette structure semble être parfaitement possible et même parfois préférable à l’insertion de l’adverbe dans la phrase qui exigerait plus d’effort et plus de planification. Du point de vue fonctionnel, peut-être que remplit déjà la fonction d’un adverbe de phrase antéposé. En ce qui concerne le rôle cognitif de peut-être, on peut remarquer qu’il introduit souvent une supposition ou des fragments d’un savoir dont le locuteur ne dispose pas entièrement. Dans ces cas il est presque toujours précédé de je (ne) sais pas et il marque l’effort du locuteur de donner des explications qu’il ne peut pas donner avec sécurité : (44) alors on peut imaginer qu’elle a [/ ] qu’elle a perdu son mari / je ne sais pas / peut-être à la guerre / peut-être [/ ] je ne sais pas ce qui s’est passé [fnatpr03] (45) Mais ça marche mieux sur Aix / / je sais pas pourquoi en fait # peut-être parce qu’il y a plus d’étudiants / / j’en sais rien [ffamcv02] Pour probablement, nous avons trouvé surtout des emplois comme adverbe de phrase, intégré après le verbe ou antéposé : (46) Ne connaissant ni Autrichiens ni diplomates, je dis qu’il s’agissait d’une erreur, probablement. (TOUSSAINT Jean- Philippe, La Salle de bain, Paris, Les Éd. de Minuit 1993 [1985] : 15) (47) Il n’y laisse, sans probablement y donner une pensée, que le vieux souvenir d’un long amour. (YOURCENAR Marguerite, Le Labyrinthe du monde : III Quoi ? L’Éternité, Paris, Gallimard 1988 : 1383) (48) Le dix-neuvième siècle est aussi probablement / jusqu’à maintenant est aussi probablement / jusqu’à maintenant [/ ] # est aussi probablement / # le siècle le plus / # délaissé / du point de vue / des études métalexicographiques [fnatte03] <?page no="171"?> Adverbes épistémiques dans le français parlé et écrit 171 (49) Mais c’est [/ ] c’est [/ ] c’est flagrant / que les [/ ] les [/ ] les [/ ] les [/ ] les maîtres des classes [/ ] je &s [/ ] probablement je ne sais pas jusqu’où / parce que je me suis pas [/ ] jamais préoccupé du second cycle / euh mettant ça hors de ma compétence / / mais voir / cette espèce de [/ ] de [/ ] de[/ ] de/ comment diraisje/ d’incompréhension de leur mission essentielle/ [ffamdl21] Dans l’exemple (46), probablement est postposé à la phrase et réduit le degré de la probabilité de ce qui vient d’être énoncé avant. Dans l’exemple (49), l’antéposition se trouve particulièrement soulignée par la rupture précédente : le locuteur voulait dire je sais pas, mais il s’interrompt en introduisant un probablement qui marque son incertitude particulière et ne se réfère pas au contenu propositionnel de la phrase, le fait de ne pas savoir ne nécessitant pas de modalisation épistémique. Il continue par la formule de négation complète je ne sais pas qui est très rare dans le corpus et qui marque un certain poids que le locuteur lui concède. Nous avons trouvé un exemple dans lequel probablement fonctionne comme peut-être comme élément formellement subordonnant avec que : (50) nombre / # de mots qui viennent du français / / # donc probablement que ça vient du français / mais &euh ça j’en suis pas sûre [fnatte02] (51) C’est encore un mouvement / qui est assez important / / # peut-être qu’il y a encore des influences / / # [ffamcv03] Ce phénomène pourrait s’expliquer par une certaine analogie des adverbes modaux qui se posent dans une position syntaxique plus commode. Pour éventuellement, qui apparaît relativement tard, au début du XIX e siècle, on peut constater la position de l’adverbe de phrase qui modalise le contenu entier dans (52) ainsi que la relativisation d’un élément de la phrase (53), dans (54) d’un membre d’une énumération : (52) euh # moi je pense que on peut [/ ] on [/ ] oui on peut éventuellement vous mettre une salle à disposition pour &euh pour les repas froids [fpubdl02] (53) Selon moi, l’ensemble de l’émission ne dépasse pas le niveau d'un amateurisme éventuellement prometteur... (DORIN Françoise, Les Vendanges tardives, Paris, Plon 1997 : 257) (54) euh ou sur des [/ ] dans les salons ou &euh éventuellement dans des galeries d’art / mais enfin ça c’est pas pour tout de suite [ffamdl28] Même ce mot qui a subi le moindre changement sémantique peut être employé comme marqueur de discours : <?page no="172"?> Gerda Haßler (Potsdam) 172 (55) Il expliqua que nous avions droit à un voyage, éventuellement. (SCHREIBER Boris, Un silence d’environ une demi-heure, Paris, Le Cherche Midi 1996 : 734) (56) De toutes les lettres que j’avais reçues, celle de l’homme était la seule à laquelle j’envisageais de donner suite, éventuellement, parce qu’elle venait de Casablanca (GUIBERT Hervé, Le protocole compassionnel, Paris, Gallimard 2007 : 203) 4 Adverbes évidentiels vs. adverbes modaux ? Ces résultats mettent en doute la possibilité de distinguer strictement entre les adverbes évidentiels et les adverbes modaux. De la même manière, on peut se demander si la fonction de connecteurs des adverbes assertifs (cf. Roulet 1979, Nøjgaard 1993, Guimier 1996, Kotschi 1998) justifie leur répartition en deux sous-groupes : I. apparemment, assurément, décidément, évidemment, fatalement, forcément, immanquablement, incontestablement, indéniablement, indiscutablement, indubitablement, inéluctablement, manifestement, visiblement ; II. bien sûr, certainement, éventuellement, peut-être, possiblement, probablement, sans doute, sûrement, vraisemblablement. Chez Nøjgaard (1993 : 203ss.) et Guimier (1996 : 114) on trouve la dénomination d’adverbes assertifs identificatifs pour le premier groupe et le deuxième se trouve dénommé adverbes assertifs restrictifs. Du point de vue de leur fonction modale, les adverbes du premier groupe comportent aussi une restriction s’ils n’affirment pas, comme immanquablement, incontestablement, indéniablement, indiscutablement, indubitablement, inéluctablement, l’identification avec le sens de l’énoncé par leur signification. Comme nous avons vu dans l’analyse des adverbes évidentiels, leur pragmatisation ne s’arrête pas à la substitution de la signification modale (catégorie quantitative : plus ou moins probable) à la signification évidentielle (catégorie qualitative : qualité de la source du savoir du locuteur). Ils peuvent même être utilisés comme marqueurs du discours en position préposé au noyau de la phrase avec la fonction de marquer l’attitude épistémique du locuteur. Dans ce cas, ils ne sont plus liés au reste de la phrase et remplissent des fonctions discursives. <?page no="173"?> Adverbes épistémiques dans le français parlé et écrit 173 Bibliographie Aikhenvald, Alexandra (2004), Evidentiality, Oxford, Oxford University Press. Aikhenvald, Alexandra / Robert Malcolm Ward Dixon (éds.) (2003), Studies in Evidentiality, Amsterdam / Philadelphia, Benjamins. Barnes, Janet (1984), « Evidentials in the Tuyuca verb », dans : International Journal of American Linguistics 50, 255-271. 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Dans la présente contribution, nous souhaitons considérer ces deux catégories en les intégrant au contexte de la recherche sur la deixis. Le point de départ de cette perspective repose sur le constat que les formes déictiques peuvent aussi bien exercer une fonction indexicale que non-indexicale. Certes, la faculté de faire référence, dans une situation déterminée, à des objets du monde extralinguistique ou à des parties du discours, constitue la propriété centrale et primaire des déictiques. Néanmoins, ils peuvent également perdre leur déicticité. Le point décisif est que les formes déictiques, qui ne montrent plus, remplissent fréquemment en français (comme dans d’autres langues) la fonction d’un marqueur discursif ou d’un connecteur. Au début de notre contribution, nous scruterons le passage des fonctions indexicales aux fonctions non-indexicales. Dans ce cadre, notre étude montrera que différentes tendances de ce changement fonctionnel doivent être distinguées. Une attention particulière sera dédiée au fait que les formes déictiques remplissent des fonctions aussi bien indexicales que nonindexicales. Aussi montrerons-nous que les connecteurs et les marqueurs discursifs d’origine déictique déploient toujours un éventail fonctionnel plus étendu que celui de formes non-déictiques. Au point de vue méthodique, l’étude intègre des réflexions sur la diachronie, cependant l’accent sera mis sur le fait que les déictiques unissent des fonctions indexicales et nonindexicales dans la synchronie, laissant ainsi transparaître la marque de la polyfonctionnalité. Cette caractéristique des déictiques instaure le cadre de l’étude de marqueurs discursifs et de connecteurs pour lesquels le geste indexical d’origine est devenu une expression de connectivité. Les présentations seront complétées par une analyse de alors basée sur corpus. Pour con- 1 Une vue d’ensemble représentative est proposée dans les contributions de Drescher / Frank-Job 2006. <?page no="176"?> Christiane Maaß (Hildesheim) / Angela Schrott (Kassel) 176 clure, nous reviendrons aux déictiques et à leur polyfonctionnalité qui forment le point de départ et d’arrivée de notre parcours de recherche. 2 Du geste indexical à la connectivité - changement fonctionnel et polyfonctionnalité 2.1 Le passage entre fonctions indexicales et non-indexicales : sur les changements fonctionnels des formes déictiques Une caractéristique particulière des déictiques consiste en l’union de fonctions indexicales et non-indexicales. Commençons par les emplois primaires, les emplois indexicaux. La deixis peut être définie comme un processus orienté vers l’interaction permettant l’identification de référents qui auparavant n’étaient pas saillants pour l’interlocuteur 2 . Ici « saillance » signifie que par l’emploi déictique, le référent entre dans le focus de l’attention de l’interlocuteur. Ce processus d’identification des référents est ancré dans la situation de communication (c’est-à-dire le locuteur, l’interlocuteur, la situation du discours) et est en ce sens pragmatique. Le geste indexical peut montrer des objets du monde (deixis ad oculos), des objets imaginaires (deixis au fantasme) et des parties du discours qui se déroule au moment actuel (deixis textuelle ou discursive). Chacun de ces modes indexicaux conserve le processus déictique en sa totalité car dans tous ces cas de figure une saillance est établie 3 . La deixis en tant que processus requiert, du côté de l’inventaire linguistique, l’intervention de certaines unités linguistiques : les déictiques. La particularité des déictiques réside en leur référentialité, dans le sens où ils détiennent un rapport démonstratif et réflexif. Ainsi renvoient-ils simultanément à des référents du monde extralinguistique (ou du discours actuel) et à l’origo comme centre déictique. Pourtant, la déicticité peut également disparaître, ce qui implique toujours la perte d’une référentialité très particulière, caractéristique des déictiques. Au niveau sémantico-pragmatique, le changement fonctionnel des formes déictiques a pour conséquence la disparition de la fonction déictique et l’apparition de nouvelles fonctions, qui, elles, ne sont plus liées à l’origo déictique. Dans ce cadre, ce sont principalement les déictiques distaux et 2 Une explication détaillée de cette conception de la deixis se trouve chez Maaß 2010. Des approches interactives de la deixis se trouvent également chez Mondada 2002 et Hausendorf 2003. 3 Cette tripartition renvoie à la différenciation centrale de la recherche sur la deixis de Karl Bühler 1934. Au sujet de la deixis discursive cf. Fillmore 1975 : 70, 2 1997 : 103, Lenz 1997 et Conte 1992 ainsi que le compte-rendu de la recherche dans Maaß 2010. <?page no="177"?> Les formes déictiques en tant que connecteurs et marqueurs discursifs 177 médiaux qui participent à ce changement linguistique. Évoquons à titre d’exemple là (alors là) et son évolution en voilà pour la dimension locale 4 . Dans la dimension objectale, ce changement fonctionnel se présente lors de la formation des articles définis, car le système de l’article défini des langues romanes repose sur le paradigme distal du latin ILLE . Un exemple distal pour la dimension temporelle - alors - sera traité au chapitre 3. En outre, les déictiques proximaux peuvent également être le point de départ d’un processus de changement linguistique. Dans la perspective de la dimension locale, on trouve en allemand l’exemple de hier, qui apparaît comme marqueur discursif, avec cependant une forte connotation orale informelle. Maintenant ainsi que or en français et ora en italien témoignent du fait que les déictiques proximaux, appartenant à la dimension temporelle, puissent perdre leur potentiel déictique pour devenir des connecteurs. Ainsi est un exemple issu de la dimension modale. Étant donné que les déictiques de dimension modale ne se distinguent pas selon leur éloignement par rapport à l’origo, la catégorie proximité vs. distance est ici désactivée. L’éventail fonctionnel des formes déictiques, qui ont perdu leur force indexicale, peut être réparti en deux groupes. En effet, le geste indexical des déictiques est interprété dans leur valeur non-déictique grosso modo de deux manières distinctes : d’une part en tant que définitude vs. indéfinitude, et d’autre part en tant que connectivité. Dans le premier cas - définitude vs. indéfinitude - la naissance d’une sémantique définie à partir des déictiques est un domaine d’investigation intense. Citons l’évolution des articles définis à partir des démonstratifs. Le changement d’un emploi déictique en un emploi non-déictique se traduit dans les langues romanes lors du passage de la catégorie des démonstratifs à celle des articles définis 5 . Un phénomène, qui est bien moins étudié, consiste en la faculté des déictiques à être également la source de l’expression d’indéfinitude. Ainsi, les déictiques fonctionnent comme des amplificateurs d’indéfinitude, comme l’illustre le cas de l’allemand ou du portugais. 6 Ils présentent ainsi une évolution opposée à la formation de l’article défini. Illustrons ce phénomène avec un exemple issu de l’allemand. En allemand, le déictique modal so peut être employé dans des processus d’approximation (so drei, vier Stück) mais également pâlir plus encore pour devenir un amplificateur d’indéfinitude. Afin d’illustrer ces emplois, l’exemple suivant extrait d’un blog présente un emploi régulier de la déictici- 4 Cf. Iliescu 2010 : 205-211. 5 Concernant l’émergence de l’article défini voir Heinemann 2010 : 97-98, 100s. et Kabatek 2002 [2003] : 58-60. 6 Mihatsch 2010a : 272-275 et 2010b : 121-124. <?page no="178"?> Christiane Maaß (Hildesheim) / Angela Schrott (Kassel) 178 té modale de so. Dans ce cas, le so établit une référence à une photo qui est liée par un hyperlien : (1) alicia_u: das is nett von dir mit dem Bild, aber des is leider net ihre neue Frisur. SO sieht sie jetzt aus (die rechte). Hab übrigens auch so ne Haarfarbe (PLANET LIEBE) 7 http: / / www.prosieben.de/ imperia/ md/ i..._ProSie ben.jpg Le so ne dans la deuxième partie de l’exemple a une fonction déictique (modale) dans la mesure où il fait référence à un détail de la photo, et en l’occurrence, à la couleur des cheveux de la chanteuse Elvira de « Popstars ». Dans l’exemple suivant, en revanche, so ne est employé en tant qu’amplificateur d’indéfinitude : (2) Da gab’s mal so ne Frau, die sich hat einfrieren lassen wegen unheilbarer Krankheit und dann von der Enterprise irgendwie wieder aufgetaut wurde, aber ka, wie die hieß. Ne Amerikanerin, imho. (CIVFORUM) Le rédacteur de cette contribution dans le forum Internet http: / / www.civforum.de exprime à plusieurs reprises son incertitude envers le fait rapporté et emploie à cette fin le so ne non accentué en tant qu’amplificateur d’indéfinitude. Le second groupe de déictiques non-indexicaux remplit des fonctions de connectivité dans les textes. Nous nous concentrerons dans un premier temps sur l’exemple de or qui, en français contemporain, fonctionne comme connecteur. Dans l’exemple suivant, le or déictique provient de la Deffence et illustration de la langue françoyse de Joachim Du Bellay publiée en 1549. Dans la Conclusion de tout l'Œuvre, ce dernier écrit : (3) Or sommes nous, la grace à Dieu, par beaucoup dé perilz & de flotz etrangers, renduz au port à seureté. (Deffence et illustration de la langue françoyse, p. 196) Or renvoie à un certain lieu du discours, en l’occurrence au chapitre final dans lequel l’auteur clôt l’argumentation et achève le livre. Or est donc employé de manière déictique. A côté de cet usage déictique au chapitre final, on trouve, également dans la Deffence, des emplois de or comme connecteur de phrases : (4) L’office donques de l’orateur est de chacune chose proposée elegamment & copieusement parler. Or ceste faculté de parler 7 Les mises en relief par la typographie cursive proviennent des auteurs de cet article. <?page no="179"?> Les formes déictiques en tant que connecteurs et marqueurs discursifs 179 ainsi de toutes choses ne se peut acquerir que par l’intelligence parfaite des Sciences, les queles ont eté premierement traitées par les Grecz, & puis par les Romains imitateurs d’iceux. (Deffence et illustration de la langue françoyse, p. 33) Ici, or ne renvoie pas à une partie du discours mais il effectue une connexion entre deux contenus propositionnels dans le sens de « alors que », « cependant ». Comme le montrent ces deux exemples, or était en ancien et en moyen français encore déictique. Dans cette fonction indexicale, il faisait alors référence à un domaine temporel proximal et était donc employé avec la signification de « maintenant ». En même temps, or pouvait également être employé dans le but de relier deux contenus propositionnels comme connecteur adversatif. Dans les textes en français contemporain, la coprésence de ces deux lectures n’est plus disponible ; en effet, nous trouvons exclusivement la fonction de connecteur : (5) Cette aide financière est faible et le restera […] - elle représente actuellement 8,4 % du total des ressources des ONG. Or le paradoxe, c’est que les ONG riches n’envoient pas de volontaires. (SÉNAT, séance du 07/ 04/ 2004) Dans cette fonction non-déictique, or introduit un argument opposé, la relation d’origine temporelle étant chargée d’une valeur concessive-adversative. En français contemporain, or a donc cédé la possibilité d’emploi déictique à maintenant 8 et est exclusivement employé comme connecteur adversatif. Cet emploi ne fonctionne plus déictiquement, or est de ce fait l’exemple d’un élément d’origine déictique qui, dans tous ses emplois modernes, a perdu sa déicticité. Ce déplacement de fonction est définitif et irréversible : l’élément linguistique n’a plus que cette nouvelle fonction. Le cas de or montre que le passage d’une fonction indexicale à une fonction non-indexicale peut se dérouler de telle sorte que dans une phase d’évolution ancienne, la fonction indexicale coexiste avec la fonction nonindexicale, tandis qu’à la fin du processus de changement linguistique, seule la fonction non-indexicale subsiste : la fonction non-indexicale dans ce cas se substitue à la fonction indexicale. Un autre représentant (pour les langues romanes en général) est le latin PER HOC qui, en partant d’un emploi déictique discursif (« à cause de cela »), a atteint la valeur d’un connecteur de phrase adversatif (Hölker 2010). De l’emploi déictique discursif s’est développée une signification justificative et inférentielle et plus tard une séman- 8 Cf. Baranzini / de Saussure 2010 : 59 s., 69-71, cf. également Schrott 1997 : 360-364. <?page no="180"?> Christiane Maaß (Hildesheim) / Angela Schrott (Kassel) 180 tique adversative ; seule cette dernière a subsisté jusqu’à aujourd’hui (it. però, esp. pero). Dans la partie suivante, nous présenterons des connecteurs et des marqueurs discursifs dont l’éventail fonctionnel présente une tout autre structure : la caractéristique principale desdites formes réside en ce qu’elles peuvent être employées dans des fonctions aussi bien indexicales que nonindexicales. 2.2 Geste indexical et connectivité : sur la polyfonctionnalité des formes déictiques Au centre de notre présentation suivante figure le fonctionnement des formes déictiques comme connecteurs et marqueurs discursifs. Concernant la délimitation des marqueurs discursifs et des connecteurs de phrases, on trouve, il est bien connu, - selon le but de la recherche - des approches de portées différentes ainsi que des hiérarchisations variables de ces deux catégories 9 . Cela mène à l’émergence d’un chevauchement de domaines plus ou moins grand entre les deux concepts. Nous suivons, dans la question de la délimitation de ces deux concepts, une perspective focalisée sur la particularité des déictiques. En règle générale, les marqueurs discursifs comme les connecteurs ont en commun l’assurance de la cohérence à la superficie du texte ainsi que l’accomplissement de la fonction de structuration textuelle. Pour cette raison, les connecteurs de phrases sont en principe plus fortement intégrés dans la structure syntaxique de la phrase et dans la sémantique des énoncés que ne le sont les marqueurs, qui, de leur côté, ont plutôt tendance à remplir une fonction de structuration textuelle. En effet, tandis que les connecteurs sont des parties intégrées aux unités illocutionnaires et sont ainsi localisés à l’intérieur de ces unités, les marqueurs discursifs ont pour fonction de délimiter les unités illocutionnaires les unes par rapport aux autres. En ce sens, les marqueurs se situent entre lesdites unités. Au niveau de leurs fonctions spécifiques, il est relativement aisé de distinguer ces deux catégories. Le passage entre les deux catégories est pourtant fluide, si bien que leurs inventaires s’entrecoupent également. Étant donné que les marqueurs discursifs et les connecteurs ont en commun l’articulation du texte et du discours, ils produisent de la connexion textuelle et de la cohérence. En conséquence, ces deux catégories sont unies de par la réinterprétation de leur geste indexical en connectivité. 9 Sur la délimitation des marqueurs discursifs et des connecteurs de phrases dans la recherche cf. Maaß 2010 : 96-107. Sur les marqueurs discursifs (principalement parrapport à la délimitation des particules modales) voir Detges 2007 : 419 ss. <?page no="181"?> Les formes déictiques en tant que connecteurs et marqueurs discursifs 181 Abordons en premier lieu le groupe des formes déictiques fonctionnant comme des connecteurs dans leur emploi non-déictique. Afin d’illustrer les fonctions indexicales et non-indexicales de tels déictiques, nous présentons le cas de ainsi en français contemporain. Dans l’exemple suivant, ainsi est employé dans sa fonction déictique et, en l’occurrence, au mode de la deixis discursive : (6) Notre ambition est de venir à bout de l’échec scolaire en donnant à chaque enfant, à 100 % d’une classe d’âge, les outils nécessaires pour trouver sa place dans notre société. C’est ainsi que nous répondrons aux besoins de formation de la France de demain. (Jean-Pierre Raffarin, Déclaration de politique générale du gouvernement, SÉNAT, séance du 07/ 04/ 2004) Dans cet exemple, ainsi reprend de manière indexicale une démarche décrite dans le cotexte précédent. Ce « pointage de doigt » confère de la saillance à ce qui a été dit auparavant, au sens où le dit est mis à disposition comme argument pour l’explication suivante. En revanche, dans le texte suivant, ainsi est employé pour relier deux contenus propositionnels : (7) Ce phénomène n’est cependant pas systématiquement observable et ne peut pas être confirmé statistiquement. Nous pourrons ainsi tout au plus parler d’une tendance plutôt que d’une « règle ». (Elke Nissen, Autonomie du groupe restreint et performance, ALSIC) Dans ce texte, ainsi établit une relation de conséquence logique entre deux affirmations : la seconde proposition étant une conséquence de la première, ainsi fonctionne comme un connecteur de phrases, d’où il présente un emploi non-déictique. Ce changement fonctionnel est confirmé par le test de commutation. En effet, dans l’exemple (7), ainsi en fonction de connecteur peut être remplacé par les connecteurs donc ou alors. Au niveau de la superficie textuelle, les connecteurs indiquent donc le rapport explicite entre plusieurs propositions. Au niveau syntaxique, ils relient les phrases, et, au niveau sémantique, ils effectuent une connexion entre deux propositions. Passons désormais au groupe des marqueurs discursifs, qui se sont développés à partir de formes déictiques. L’emploi des déictiques en tant que marqueurs sera illustré par alors. Dans l’exemple suivant alors remplit une fonction déictique, et plus exactement, une fonction déictique du discours : (8) Dans la partie 3, on montrera que le problème […] possède un effet régularisant, ce qui nous permettra de traiter le problème <?page no="182"?> Christiane Maaß (Hildesheim) / Angela Schrott (Kassel) 182 de Cauchy pour (1.2) […] On étendra alors cette méthode au quart de plan. (ÉQUATIONS) Ici alors effectue une détermination de positionnement dans le discours, la fonction du renvoi est argumentative. Dans l’exemple suivant, en revanche, alors est employé dans une fonction non-indexicale en tant que marqueur discursif : (9) *MAR: bon alors / raconte-moi ton week-end. (C-ORAL-ROM) Cet exemple témoigne d’une fonction fréquente de alors en interaction dialogique : alors marque (en combinaison avec bon) l’amorce de la discussion et introduit une nouvelle pensée ou un nouveau thème. Alors souligne ainsi, au niveau des illocutions, l’acte de langage avec lequel le locuteur ouvre la discussion et invite l’interlocuteur à raconter son week-end. Cet acte de langage est simultanément délimité par rapport à d’autres illocutions. Les exemples ci-dessus illustrent donc la différence principale entre les marqueurs discursifs et les connecteurs de phrases : tandis que les connecteurs de phrases opèrent au niveau propositionnel, les marqueurs discursifs, quant à eux, interviennent au niveau du texte et articulent le texte et le discours comme des suites d’illocutions. Les marqueurs discursifs et les connecteurs ont en commun la non-exécution de la fonction indexicale. Cependant, associés au contexte ils développent de nouveaux mécanismes référentiels, que ce soit au niveau du contenu propositionnel ou au niveau illocutoire. Le dénominateur commun de ces mécanismes référentiels est la production de connectivité dans les textes. Le cas illustré par ainsi et alors, selon lequel les déictiques unissent des fonctions indexicales et non-indexicales, est un phénomène fréquent en français, mais également dans les autres langues romanes. La coprésence des emplois indexicaux et non-indexicaux est une caractéristique des formes déictiques, que nous désignons par le terme de « polyfonctionnalité » 10 . Nous comprenons par ce terme la caractéristique des déictiques à être employés à la fois dans des processus déictiques et dans des processus nondéictiques, c’est-à-dire en fonction de connexion textuelle. Cette polyfonctionnalité est centrale, telle est notre opinion, à l’éventail fonctionnel des déictiques. En partant de la polyfonctionnalité des formes déictiques, il est possible d’effectuer des déductions quant à leur changement fonctionnel. Il semble plausible que les déictiques suivent différents modèles d’évolution. Ainsi, il y a d’un côté des déictiques pour lesquels la fonction non-indexicale se sub- 10 Sur la polyfonctionnalité des déictiques dans les langues romanes, voir Maaß / Schrott 2010 : 7 s., 20 s. <?page no="183"?> Les formes déictiques en tant que connecteurs et marqueurs discursifs 183 stitue à la fonction indexicale, si bien qu’à la fin seule la fonction connective non-indexicale subsiste. Pour les langues romanes, deux exemples, or en français contemporain et les résultats du latin PER HOC , illustrent clairement cette évolution : tous deux fonctionnent aujourd’hui exclusivement en tant que connecteurs. Ceci étant, il faut souligner que cette évolution n’est pas la seule possible. En français contemporain, on constate le cas des déictiques polyfonctionnels, par exemple ainsi et alors, pour lesquels le processus de changement linguistique se déroule d’une autre manière : les valeurs indexicales et nonindexicales s’additionnent et leur coexistence s’avère être stable 11 . Pour cette raison, la polyfonctionnalité n’est pas un stade transitoire, mais une propriété stable des déictiques. Cela signifie également que les emplois des déictiques comme connecteurs ou marqueurs discursifs ne représentent qu’une partie d’un éventail fonctionnel bien plus ample. Nous souhaitons illustrer cet éventail fonctionnel à l’exemple de alors qui fonctionne aussi bien en tant que marqueur discursif qu’en tant que connecteur. 3 Alors polyfonctionnel - une étude de cas Dans les parties précédentes, nous avons illustré à l’exemple de plusieurs formes nos réflexions concernant les changements fonctionnels des formes déictiques et leur polyfonctionnalité, désormais nous nous pencherons sur la coexistence des fonctions indexicales et non-indexicales. En effet, alors est un élément déictique qui illustre de manière particulièrement claire le changement fonctionnel et le déplacement vers un emploi non-déictique. Ainsi, en français contemporain, alors peut fonctionner comme un déictique temporel, un connecteur et un marqueur discursif. En tant que déictique temporel, alors renvoie à un moment éloigné de l’origo ; en ce sens, il possède une sémantique distale. En règle générale, alors peut aussi bien faire référence à un moment du passé qu’à un moment du futur. L’exemple suivant contient un emploi déictique temporel de alors : (10) Et après les élections présidentielle et législative de 2007, quel sera son rôle (scil. de François Hollande) ? Il a annoncé qu’il 11 Une « base de discussion » au sujet de la description des différents processus de changements linguistiques, à la fin desquels les déictiques fonctionnent comme des connecteurs et / ou comme des marqueurs discursifs, est proposée par le concept de grammaticalisation (voir par exemple Hopper / Traugott 2 2003 : 1-6, 16-18). Des études de marqueurs discursifs confrontant de manière nuancée différents modèles de grammaticalisation sont proposées par Dostie 2004 : 26 ss. et Auer / Günthner 2003 : en particulier 16-25. <?page no="184"?> Christiane Maaß (Hildesheim) / Angela Schrott (Kassel) 184 céderait alors sa place de premier secrétaire. (LEMONDE, 27/ 11/ 2006) Alors renvoie déictiquement à un moment situé après les élections mentionnées dans le texte. En même temps, ce moment est postérieur à la réception de l’article par le lecteur du journal et, en raison de la sémantique distale de alors, se situe dans un futur plutôt lointain. L’exemple suivant, en revanche, présente un emploi non-déictique de alors comme connecteur de phrases : (11) Dans le cas d’un disque ou d’un domaine convexe, on peut montrer que λ est réduit à un seul point ; alors, un seul vortex apparaît à H C1 . (Sylvia Serfaty, Sur l’équation de Ginzburg- Landau avec champ magnétique, ÉQUATIONS) Dans cet extrait issu d’un article scientifique (domaine des mathématiques), alors introduit une conclusion : alors remplit dans ce cas une fonction connective qui relie deux contenus propositionnels. Cet emploi est caractéristique pour les textes en langue scientifique technique dans lesquels les conséquences sont exprimées de manière particulièrement explicite et accentuée. L’exemple (11) montre que alors peut être employé en fonction de connecteur de phrases, mais son usage non-indexical n’est cependant pas limité à cette fonction. Dans l’extrait suivant, issu du C-ORAL-ROM, alors est employé comme marqueur discursif non-déictique : (12) *CHA : ouais / une dépanneuse / # qui va m’amener la voiture à un garage / / *MAR : c’est clair / / *CHA : ça va me coûter un déplacement / # <xxx je ne sais pas combien> / / *MAR : <ah non / puis alors là ouais> / / # (C-ORAL-ROM) Dans ce cas, alors intervient au sein d’une accumulation qui est typique des marqueurs discursifs 12 . Cette accumulation de marqueurs discursifs déictiques, ayant des significations de base distinctes, témoigne sans équivoque de l’éloignement de alors - tout comme les deux autres déictiques puis et là - de sa sémantique d’origine. C’est la raison pour laquelle ces accumulations peuvent être interprétées comme le signe d’un emploi non-indexical des déictiques - en l’occurrence alors. Dans ce dialogue, alors marque la fin d’un turn ou d’une pensée. Dans l’exemple (12), alors est employé comme marqueur discursif dans un dialogue. En effet, la fonction de marqueur domine largement dans le 12 Au sujet du clustering des marqueurs discursifs, cf. entre autres Hansen 1998 : 69ss. <?page no="185"?> Les formes déictiques en tant que connecteurs et marqueurs discursifs 185 discours oral, néanmoins il est intéressant de noter que ces textes n’appartiennent pas obligatoirement au domaine de la communication de proximité. Dans ces emplois de marqueur discursif, plusieurs fonctions principales peuvent être distinguées. Dans les interactions conversationnelles, alors marque souvent le début d’un turn ou d’une nouvelle pensée. Dans ce cas, il intervient directement au début du turn ou après une pause, et cela la plupart du temps seul, c’est-àdire sans être combiné avec d’autres marqueurs de discours. L’exemple suivant illustre cet emploi : (13) *ALE : alors / *CHA : alors [/ ] # alors l’amour est-il une denrée périssable? hhh %exp : rires (hhh) *ALE : ça c’est le [/ ] le débat que # nous allons avoir / / hein? # *XYZ : oui [/ ] oui / / *ALE : hein / vas-y / / # *CHA : donc je lis mon [/ ] ma préparation / / &euh *ALE : oui / / # *CHA : bon # alors / le titre déjà / denrée périssable / alors dans le dictionnaire ça veut dire […] (C-ORAL-ROM) La locutrice CHA (Charlotte) souhaite présenter son exposé à ses amis étudiants. Dans cette interaction conversationnelle, alors marque le commencement d’une séquence communicative et intervient immédiatement au début de la transcription. ALE (Alex) emploie alors dans le but d’encourager CHA à prendre la parole. Dans cet emploi, alors n’a pas le statut d’un turn, mais plutôt d’un back-channel par le biais duquel CHA est invitée à prendre la parole et à continuer de parler 13 . CHA accepte ce tour de parole en répétant alors à deux reprises. Dans cette répétition, les deux emplois de alors remplissent des fonctions différentes : tandis que le premier alors « reprend » l’invitation reçue, le second alors indique que CHA souhaite désormais commencer l’exposé. Toutefois, le titre de l’exposé formulé comme question (« L’amour est-il une denrée périssable? ») reste sans réponse, car CHA interrompt sa contribution. Suite à cela, ALE et CHA produisent des métacommentaires leur permettant de discuter la manière dont doit se dérouler la séance commune. Après cette phase de négociation, CHA entreprend un second essai : elle marque avec bon alors que son exposé commence et qu’en conséquence la négociation du déroulement de la séance est close. Le alors suivant (« alors dans le dictionnaire ») indique en revanche que CHA, dans la 13 Alors a ici pour but « to make the interlocutor advance in a narrative or an argumentation », Bazzanella et al. 2007 : 14. Dans cette fonction, on trouve également souvent la combinaison Et alors ? . <?page no="186"?> Christiane Maaß (Hildesheim) / Angela Schrott (Kassel) 186 partie suivante du discours, emploie une formulation modifiée - alors fonctionne ici comme marqueur de reformulation. En résumé, les exemples présentés, (12) et (13), illustrent quatre fonctions exécutées par alors comme marqueur discursif : au début d’un turn, alors introduit une nouvelle pensée et / ou une nouvelle unité illocutionnaire ; à l’intérieur d’un turn, alors intervient comme marqueur de reformulation ; à la fin d’un turn (ou avant une pause), alors marque la fin d’une pensée et / ou signale la clôture d’une unité illocutionnaire. À cela vient s’ajouter l’emploi de back-channel ayant la fonction d’inciter le partenaire du discours à poursuivre son intervention. Employé comme marqueur discursif, alors apparaît souvent en accumulation avec d’autres marqueurs. Nous souhaitons retracer ces combinaisons à l’aide de l’évaluation d’un corpus oral. Alors intervient dans la partie française du C-ORAL-ROM avec 915 tokens ; dans la plupart des cas, il s’agit d’emplois en tant que marqueur discursif (alors est l’un des marqueurs discursifs les plus fréquents de ce corpus). Dans environ 20% des cas, il est employé en combinaison avec d’autres marqueurs discursifs. Cependant, il faut souligner qu’il y a des restrictions concernant les possibilités combinatoires. Ainsi, l’image suivante résulte pour alors 14 : avec les adverbes déictiques locaux ou temporels là et déjà qui à leur tour - interviennent également dans une fonction de marqueur discursif nondéictique : alors là (44) alors déjà (4) avec le présentatif déictique voilà (ici en fonction non-déictique) : - alors voilà (7) avec les adverbes non-déictiques bon et ben, l’ordre combinatoire de ces - deux adverbes avec alors étant libre : bon : alors bon (9), bon alors (12) ben : alors ben (3), ben alors (6) sporadiquement dans les combinaisons bon ben alors (2) et alors euh bon (1) - avec les marqueurs d’hésitation classiques comme euh et hein, bien que - seules les séquences ci-dessous soient représentées : alors euh (51) hein alors (2) 14 Les chiffres entre parenthèses se réfèrent au nombre de token absolu dans le C-ORAL- ROM. <?page no="187"?> Les formes déictiques en tant que connecteurs et marqueurs discursifs 187 avec la conjonction non-déictique donc : - alors donc (12) La séquence donc alors est attestée dans le C-ORAL-ROM par un seul token, cependant, dans cette expression, donc n’apparaît pas comme marqueur discursif mais il conserve sa fonction argumentative. Comme le montre cette micro-étude, alors unit les fonctions de marqueur discursif et de connecteur de phrases et peut - suivant le genre textuel - apparaître avec ces deux fonctions. Tandis que alors connecteur possède une sémantique conclusive, alors marqueur discursif revêt au niveau pragmatique une fonction de structuration discursive et ajoute des informations qui se réfèrent à l’organisation et à la dynamique de l’interaction dialogique. Étant donné que alors conserve en outre une fonction déictique temporelle, il présente un éventail fonctionnel déployé dans sa totalité qui comprend les emplois déictiques et non-déictiques. 4 Polyfonctionnalité - constante(s) dans la diversité Comme l’ont montré les exemples dans la synchronie, les formes déictiques manifestent une polyfonctionnalité marquée qui unit une fonction indexicale primaire à une valeur non-indexicale secondaire. Dans ce cadre, les passages entre les fonctions indexicales et non-indexicales se déroulent de différentes manières. Ainsi, le premier cas de figure consiste en une phase de chevauchement de fonctions indexicales et non-indexicales aboutissant à la fin au passage consécutif et irréversible d’une catégorie à l’autre. Cela est valable par exemple pour les résultats déjà évoqués du latin PER HOC dans les langues romanes. Cependant, il ne s’agit pas là de la seule ligne d’évolution possible, comme en témoigne la polyfonctionnalité manifeste des formes déictiques en français contemporain. La polyfonctionnalité est en conséquence une propriété stable des déictiques. Pour conclure, nous souhaitons joindre deux pensées qui tentent d’expliquer l’affinité entre les nombreuses formes déictiques et la polyfonctionnalité. Nous souhaitons ici thématiser deux aspects : le lien des déictiques au champ indexical et le lien entre les valeurs indexicales et nonindexicales au niveau fonctionnel. Nous considérons la polyfonctionnalité des déictiques en relation avec le fait (surprenant à nos yeux) qu’il soit possible que les déictiques perdent leur déicticité. D’après Bühler (1934 : 79 ss.), les déictiques correspondent à des signaux de réception du champ indexical, tandis que les lexèmes pleinement sémantiques, quant à eux, appartiennent au champ symbolique. Ces lexèmes du champ symbolique peuvent modifier une partie de leur sémantique, <?page no="188"?> Christiane Maaß (Hildesheim) / Angela Schrott (Kassel) 188 restant ainsi ancrés dans le champ symbolique. La perte de la déicticité, en revanche, est un changement bien plus radical, car la sémantique des déictiques s’épanouit dans la déicticité. La polyfonctionnalité - et en conséquence la conservation des fonctions indexicales - assure ici le maintien de la relation au champ indexical. La polyfonctionnalité permet donc aux déictiques, en tant que catégorie, de sauvegarder le cordon existentiel qui les lie au champ indexical. Un autre aspect s’ajoute si l’on considère le processus de la deixis devant l’arrière-plan des règles universelles du langage. Un principe central est la règle de cohérence, qui, en tant que principe universel, prescrit la formation de la parole sensée et compréhensible pour les interlocuteurs 15 . La deixis, comme processus indexical dialogique, est un procédé producteur de cohérence : alors que la fonction de la deixis situationnelle consiste en l’introduction d’objets du monde extralinguistique dans le discours, les renvois des déictiques discursifs, quant à eux, ont pour tâche de « véhiculer » les objets de la parole à travers le discours. Cependant, les fonctions indexicales des déictiques ne sont pas les seules à exercer cette fonction, leurs emplois non-indexicaux contiennent également ce composant universel, qui consiste en la production de cohérence. Ainsi, les déictiques en fonction nonindexicale fonctionnent souvent comme marqueurs discursifs et comme connecteurs de phrases et produisent dans ces emplois également de la cohérence : c’est la raison pour laquelle aussi bien les fonctions indexicales que les fonctions non-indexicales sont ancrées dans le champ de la production de cohérence. Que les déictiques soient employés en tant que marqueurs discursifs ou en tant que connecteurs, l’ancrage dans le domaine de la production de cohérence reste intact : les marqueurs discursifs structurent des unités illocutionnaires, tandis que les connecteurs relient de manière interprétative les contenus propositionnels les uns avec les autres 16 . La garantie du lien avec le champ indexical, par la combinaison des fonctions indexicales et non-indexicales, et la production de cohérence comme dénominateur commun cernent ainsi l’éventail des fonctions indexicales et nonindexicales et sont donc les constantes de la polyfonctionnalité des déictiques. 15 Coseriu 1988 : 77, 95 s. 16 Cf. sur ce sujet également Dostie 2004 et les contributions recueillies dans le volume de Drescher / Frank-Job 2006. <?page no="189"?> Les formes déictiques en tant que connecteurs et marqueurs discursifs 189 Bibliographie Textes du corpus ALSIC = Apprentissage des langues et systèmes d’information et de communication, 8/ 2005, http: / / alsic.u-strasbg.fr/ Alsic.html. ÉQUATIONS = Journées Équations aux dérivées partielles, 1996-2003, http: / / www.numdam.org/ numdam-bin/ feuilleter? j=JEDP&sl=0. CIVFORUM = Civilization Webring Forum, http: / / www.civforum.de/ archive / index.php/ t-23560-p-28.html. C-ORAL-ROM = Cresti, Emanuela / Moneglia, Massimo (éds.) 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Sie behandeln in einem ersten Teil Wörterbücher oder lexikographische Probleme des Rumänischen, Italienischen, Ligurischen, Dolomitenladinischen, des Französischen der Suisse Romande, des Frankoprovenzalischen und der iberoromanischen Sprachen. Den Abschluss des ersten Teils des Bandes bildet eine Untersuchung des europäischen Verfassungswortschatzes. Die vier Beiträge der zweiten Sektion beschäftigen sich mit Wörterbüchern der amerikanischen Romania. Dabei geht es um die kontrastiven Wörterbücher des Spanischen Lateinamerikas, die lexikographische Erfassung des dominikanischen Spanisch, ein in Arbeit be ndliches et mologisches Wörterbuch der französisch-basierten Kreolsprachen Amerikas und um die Wörterbücher des Papiamento. <?page no="193"?> Les marqueurs de discours et les connecteurs constituent un des domaines très étudiés en linguistique. Dans ce volume sont rassemblées des communications qui ont été présentées au congrès des Frankoromanistes à Augsburg. Y sont étudiés sous différents aspects théoriques et avec différentes méthodes des éléments français qui peuvent fonctionner comme marqueurs de discours et / ou connecteurs, notamment écoute(z), genre, donc, puisque, mais , des adverbes épistémiques et des formes déictiques. D'autres sujets traités sont leur emploi dans la bande dessinée et leur traitement lexicographique.