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L'île au XVIIe siècle: jeux et enjeux

Actes du Xe colloque du Centre International de Rencontres sur le XVIIe siècle organisé à Ajaccio, 3-5 avril 2008

1117
2010
978-3-8233-7578-4
978-3-8233-6578-5
Gunter Narr Verlag 
Christian Zonza

Ce colloque sur l´ile au XVIIe siècle conduira le lecteur sur un chemin à la fois géographique, philosophique et générique . En effet, la lecture de cet ouvrage sera d´abord un voyage dans des iles réelles que d´authentiques voyageurs ont rencontrées sur leur route et dans des iles imaginaires et fantasmées comme Thalassie ou les iles Fortunées. Mais ce sera également l´occasion de lire dans ce cheminement insulaire une reflexion philosophique: l´ile est non seulement un refuge spirituel pour ceux qui cherchent Dieu ou ceux qui veulent échapper à la persécution religieuse mais également un contre-modèle politique et social où s´élabore une reflexion sur la société utopique. Enfin , il s´agira également d´un parcours littéraire: les romans trouvent dans l´ile une forme d´expérience générique dans cette succession d´étapes et de péripeties où le romanesque voisine avec vraisemblable, le théatre y trouve le moyen d´exprimer son souci d´unité de lieu et d´action, la poésie, enfin, y puise ses images.

<?page no="0"?> BIBLIO 17 L’île au XVII e siècle : jeux et enjeux Actes du X e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle Ajaccio, 3-5 avril 2008 Édités par Christian Zonza <?page no="1"?> L’île au XVII e siècle : jeux et enjeux <?page no="2"?> BIBLIO 17 Volume 190 · 2010 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser <?page no="3"?> L’île au XVII e siècle : jeux et enjeux Actes du X e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle Ajaccio, 3-5 avril 2008 Édités par Christian Zonza Colloque organisé avec le concours de la Mairie d’Ajaccio l’Université de Corse le Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle <?page no="4"?> © 2010 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Gesamtherstellung: difo-Druck, Bamberg Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6578-5 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse <http: / / dnb.d-nb.de>. Image de couverture : Carte de la Corse dans : Atlas major-Geographiae blavianaevolumen octavum-Amsterdam, Blaeu, 1662. Bibliothèque municipale d’Ajaccio, fonds patrimonial. <?page no="5"?> Pour Jason <?page no="7"?> Biblio 17, 190 (2010) Table des matières C HRISTIAN Z ONZA Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 C HRISTIAN Z ONZA Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Îles réelles, îles imaginaires ? J EAN -M ICHEL R ACAULT L’imaginaire de l’île déserte et les littératures de voyages : l’exemple des Mascareignes, de la topique à l’utopie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 N ÉRINA C LÉRICI -B ALMAS « Les Iles Fortunées » de Vincent Le Blanc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 M ICHÈLE L ONGINO Jean Thévenot, ethnographe des Iles du Levant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 L’île et l’odyssée romanesque A LIA B OURNAZ B ACCAR L’île et ses manifestations dans la littérature française du XVII e siècle . . . 71 S YLVIE R EQUEMORA -G ROS L’Insulaire de Gomberville : de l’île corsaire à l’île inaccessible dans Polexandre (1641).. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND Traitement et évolution d’un motif topique du roman au XVII e siècle : l’île dans le Polexandre de Gomberville.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 G IORGIO S ALE L’île comme procédé narratif : Les Exilez de Madame de Villedieu (1672-1678) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 <?page no="8"?> 8 Table des matières L’île, parcours spirituel et moral I SABELLE T RIVISANI -M OREAU Télémaque d’une île à l’autre : un prince face à l’évidence et ses leurres . 129 N ANCY O DDO Les îles de la dévotion dans le roman baroque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 M ARIE -C HRISTINE P IOFFET Géographie insulaire, géographie d’outre-tombe : l’île Imaginaire du Nouveau Panurge à la croisée des Champs Élysées et du royaume de l’Enfer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153 J ULIEN G OEURY « Pays des Isles », pays des illusions ? Le point de vue d’André Mage de Fiefmelin, poète insulain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Îles et constructions utopiques S OPHIE R OLLIN L’île, image emblématique de la galanterie dans les peintures des Fêtes galantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 N ATHALIE G RANDE L’Île de la tentation : insularité et lutte des sexes dans les fictions de la seconde moitié du XVII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 E DWIGE K ELLER -R AHBÉ L’île de Théras dans Les Annales galantes de Grèce (1687) de Madame de Villedieu. Une réécriture libertine d’Hérodote ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205 S ERGIO P OLI De la langue qui pourrait être à l’île qui n’existe plus : voyage dans l’imaginaire linguistique de L’histoire des Sévarambes . . . . . . . . . . . . . . . . 225 C HRISTINE N OILLE -C LAUZADE La possibilité d’une île : les expériences de la fiction insulaire au XVII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241 M ARIE -C LAUDE C ANOVA -G REEN L’île comme métaphore politique dans le spectacle de cour. . . . . . . . . . . 259 <?page no="9"?> 9 Table des matières Îles et jeux C LAUDINE N ÉDELEC L’Île de la Cité, « ordinaire théâtre » des tracas de Paris . . . . . . . . . . . . . . . 273 J EAN L ECLERC De Colchos à la rivière de Morin, de l’imaginaire mythique au réalisme burlesque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305 <?page no="11"?> Biblio 17, 190 (2010) Avant-propos C HRISTIAN Z ONZA Université de Nantes Je tiens à remercier tout d’abord très chaleureusement la Mairie d’Ajaccio et Monsieur le Député-Maire Simon Renucci, ainsi que Madame Anne-Marie Luciani, adjointe à la culture, pour la subvention qu’ils ont bien voulu nous accorder. Je remercie également Christine Fernandez, conservateur en chef de la bibliothèque Fesch pour son accueil et ses compétences. Par le choix des ouvrages qu’elle avait exposés, tout le monde a en effet pu apprécier la richesse des collections patrimoniales. Merci également à ses collaborateurs et au personnel de la bibliothèque qui a veillé avec attention au bon déroulement de la première journée de colloque. Je remercie l’Université de Corse pour la générosité financière dont elle a fait preuve, ainsi que mon collègue et ami Jean-Jacques Vincensini qui a délaissé quelque temps ses études médiévales pour accorder son attention à une littérature plus tardive et m’aider dans l’organisation de cette manifestation. L’accueil que nous avait réservé l’université Pascal Paoli a contribué au succès de ces rencontres : le grondement de la Restonica au moment de la fonte des neiges et les spécialités de Corte resteront dans nos mémoires. Je remercie la Collectivité Territoriale de la Corse, le Musée de la Corse et son conservateur, Monsieur Jean-Marc Olivesi, ainsi que le personnel du musée, pour leur accueil lors de la dernière matinée. Une bibliothèque, une université, un musée, trois lieux de savoir et de découverte pour explorer les diversités d’une île. Merci au Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle, à son ancienne présidente Madame Cecilia Rizza, à son nouveau président M. Buford Norman et à tous les membres de cette société qui permettent ainsi de faire rayonner la culture française à travers le monde. Je tiens enfin à remercier tous nos participants venus d’autres îles, de Sardaigne, de La Réunion ou d’Angleterre, venus d’Amérique du Nord, d’Afrique et d’Europe pour nous faire part de leur savoir et de leurs découvertes, et pour faire entendre la voix des îles en Corse, dont ils porteront, n’en doutons pas, désormais la voix. <?page no="13"?> Biblio 17, 190 (2010) Introduction C HRISTIAN Z ONZA Université de Nantes La réflexion sur l’espace insulaire n’est pas nouvelle. Au cœur de la littérature de voyage, comme l’ont montré les travaux de François Moureau 1 ou de Frank Lestringant 2 , ou bien au cœur de la pensée utopique telle que Jean-Michel Racault l’a analysée, les îles sont à la fois au carrefour des routes maritimes, comme au carrefour des genres et des sujets. Les communications, que nous avons eu le plaisir d’entendre pendant ces cinq demi-journées de colloque en Corse, nous ont invités à un triple parcours, chronologique, tout d’abord, puisque les œuvres étudiées sont une invitation à la découverte d’un large XVII e siècle, souvent méconnu, qui va du poète André Mage de Fiefmelin et du navigateur Vincent Le Blanc à la fin du XVI e siècle, à Watteau. Invitation également à un parcours générique puisque l’espace insulaire sert de support à des genres très divers des plus référentiels aux plus fictionnels qui en sont autant de modes de traitement : journaux de voyages et relations, romans pastoraux, héroïques, comiques ou d’initiation 3 , contes de fées, opéra, poésie, peinture. Enfin, il s’agit d’un parcours géographique qui nous a fait passer d’îles imaginaires, comme autant d’allégories et d’utopies amoureuses et politiques, à des îles réelles de Méditerranée, d’Asie ou d’Océanie. C’est tout le mérite de l’article de Christine Noille-Clauzade de nous offrir un parcours de pensée dans lequel chacune des communications vient trouver place. Elle nous montre en effet que d’un point de vue poétique, l’île est le lieu d’inves- 1 L’île territoire mythique. Etudes rassemblées par François Moureau, Aux amateurs de livres, Paris, 1989. 2 Frank Lestringant, Le Livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Droz, 2002. 3 Je renverrai au classement établi par Frank Greiner dans son répertoire analytique des fictions narratives en prose de l’âge baroque entre 1585 et 1610, pour voir l’importance de l’île dans ces romans : lieu de spiritualité par la présence d’un temple ou des magiciens, retraite amoureuse, lieu de naufrage et de multiples récits, de la dystopie, (Champion, 2007, p. 974). <?page no="14"?> 14 Christian Zonza tissement de la rêverie, semblable aux formes qui la portent, roman ou conte. L’espace insulaire fait preuve d’une ambivalence qui sera une constante de ces œuvres : tantôt refuge pour les hommes, lieu des origines et de l’enchantement, comme l’île de Théras dans les Annales Galantes de Grèce de Mme de Villedieu, elle devient aussi parfois le lieu de l’effroi et un espace carcéral, comme Thalassie dans Les Exilés de Mme de Villedieu. La seconde étape de sa réflexion est la dimension allégorique de l’île : dans une perspective herméneutique, elle est interprétée comme moment dans la réflexion spirituelle, en particulier dans la réinterprétation des voyages d’Ulysse par Plotin ; dans une perspective rhétorique, l’île sert la satire, celle de la cour, de la coquetterie ou de la frivolité. Enfin, l’île permet une expérience de pensée. Exactement comme l’île déserte dont le sens se construit par amplification et remplissage de péripéties, l’île permet de faire l’expérience des mondes possibles, que ce monde soit d’emblée présenté comme fabuleux et faux ou au contraire mimétique du réel. Certains textes affirment leur valeur de vérité dans de pseudo-relations et décrivent des îles imaginaires utopiques qui renvoient le monde réel à son imperfection. Ces îles utopiques sont-elles cependant toutes fictionnelles ? Si l’imaginaire insulaire lié à une nostalgie de l’innocence ou à la construction d’une société idéale est très vivant dans la mémoire des lecteurs, on oublie bien souvent en effet que des îles réelles sont à l’origine de cette construction utopique comme le montre Jean-Michel Racault. Il prend pour exemple l’archipel des Mascareignes où se situent l’île de la Réunion, de Maurice et Rodrigue, en se fondant principalement sur les écrits d’Etienne de Flacourt, du marquis Henri Duquesne, et de François Leguat. Le premier décrit l’île Bourbon, à partir du témoignage d’un groupe de mutins, sous la forme d’une « robinsonnade » : l’île est un lieu idéal qui offre eau et nourriture, un lieu thaumaturge qui soigne et préserve des maladies, et qui donne du travail aux hommes, la présence des volcans et des ouragans ne parvenant pas à troubler cette image de lieu édénique. Jean-Michel Racault montre que cette description constitue l’hypotexte de nombreuses autres œuvres et surtout comment la vision utopique et la réalité ont pu cohabiter par l’intégration des caractéristiques de l’utopie à la construction sociale. Le marquis Duquesne imagine dans cette « île d’Eden », comme il la nomme, un refuge pour les protestants après la Révocation de l’Edit de Nantes, reprenant les caractéristiques d’autres textes publiés antérieurement. Lorsque François Leguat construit son projet utopique, il reprend ce qu’il a vu à propos de l’île Rodrigue et ce que ses prédécesseurs ont déjà écrit dans une synthèse qui fait de son île idéale une anti-société, une société à l’état de nature d’où les lois, la monnaie, la propriété sont bannies. Ainsi à partir de choses vues, entendues et lues se construit une image insulaire à mi-chemin entre fiction et réalité, <?page no="15"?> 15 Introduction l’émiettement géographique étant ici le corollaire d’un émiettement des sources. La question du voyage réel, même s’il est avéré comme tel, pose incessamment l’authenticité de ce qui est raconté : telle est la question posée par Nérina Clérici-Balmas au sujet des Voyages fameux du Sieur Vincent Le Blanc, publiés par divers éditeurs, dont nous ignorons la part d’invention. Ce texte mêle ainsi des observations très précises sur les territoires visités à des légendes empruntées à différents auteurs : la légende chrétienne de l’île flottante de saint Brendan ou bien la légende païenne des îles Fortunées. Le merveilleux est en effet très présent dans ce récit de voyage qui s’intéresse, par exemple, à un arbre sacré, capable, à lui seul, de désaltérer la population de l’île de Hierro. Les récits de voyage, si réels soit-ils, sont ainsi constamment investis par l’imaginaire. Le discours sur les îles est chez Jean Thévenot (1633-1667) le discours scientifique d’un ethnographe et d’un naturaliste qui veut rapporter au lecteur européen toutes les informations qu’il peut collecter sur ceux qui peuplent ces îles, et leur environnement. Michèle Longino montre que la fermeture géographique des ces territoires insulaires par crainte des invasions et des attaques, permet aussi la conservation de pratiques qui diffèrent de celles du continent. Thévenot note ainsi la parfaite cohabitation entre les différents cultes et porte toute son attention à la situation des femmes qui jouissent dans ces îles d’une rare liberté. Ces textes attachés à représenter des expériences insulaires réelles oscillent donc entre image fictionnelle et image réelle : est-ce l’île véritable qui suscite chez le lecteur un imaginaire inconscient, celui d’un paradis perdu, ou cet imaginaire est-il conditionné par la lecture de textes qui ancrent l’île dans le mythe ? C’est dans l’Antiquité, dans les récits d’historiens et les fictions de voyage, que nous trouvons les premières références à des îles qu’il s’agisse de Homère dans l’Odyssée, de Diodore de Sicile dans son Histoire, traduite par Jacques Amyot, de Pline et sa géographie ou bien de Lucien de Samosate dans son Histoire véritable qui met en scène l’île Fortunée et s’inspire des voyages d’Ulysse que le narrateur rencontre sur l’île des bienheureux et dont il devient le messager en apportant une lettre à Calypso sur l’île d’Ogygie. La communication d’Alia Baccar offre en quelques pages un exemple de l’abondance des îles dans la production romanesque et théâtrale. Dans une Méditerranée en proie aux barbaresques et aux hasards des naufrages, l’île et la mer sont sources de péripéties, séparant et reliant les amants. Si elle est un lieu dangereux, elle est également une allégorie de l’amour, un locus amoenus qui trouvera sa plus parfaite expression dans la représentation des Plaisirs de l’île enchantée à Versailles en 1664. A cette abondance de textes répond une abondance d’îles. Isabelle Trivisani note qu’il y a vingt-sept îles évoquées <?page no="16"?> 16 Christian Zonza dans le Télémaque de Fénelon, dont seize situées géographiquement, faisant ainsi du parcours géographique de Télémaque un parcours plus marqué par le réel que l’œuvre d’Homère. La description des îles est d’abord un parcours de voyageur et le roman de la première moitié du XVII e siècle tient encore de ce désir d’un savoir encyclopédique. Comme le montre Marie-Gabrielle Lallemand dans son article sur le traitement et l’évolution du motif de l’île dans le Polexandre de Gomberville, l’abondance des îles est à la mesure de l’immensité du désir de savoir. Les héros racontent leurs périples accomplis et Polexandre lui-même se présente comme un grand voyageur : les Indes, le Pérou, la Chine, les îles de Zebu, l’Arabie, l’Europe, la Guinée, Cuba. De la première édition du roman, L’Exil de Polexandre en 1619, à la dernière, La Jeune Alcidiane en 1651, Gomberville transforme un roman de chevalerie en un roman de la mer et du voyage. Déplaçant son roman vers des terres inconnues, l’auteur peut déployer toute son imagination, sans craindre d’enfreindre les exigences de la vraisemblance, que les romanciers, en particulier les Scudéry, considèrent désormais comme une nouvelle règle de la poétique romanesque. Le plaisir de décrire des merveilles se mêle au désir de donner l’impression de se documenter, mêlant sans crainte le réel et le fictionnel : l’île Jambole est peuplée de géants aux os souples et à l’étonnante longévité, Madère est dirigée par un géant à l’étrange nom d’Arziland. Dans Polexandre (1641), les tempêtes et les naufrages sur les îles sont source de péripéties et de dynamique romanesque. L’île d’Alcidiane, reprise en 1658 dans le Ballet d’Alcidiane de Lully, n’est autre que l’une de ces Iles Fortunées à cent milles desquelles se trouve l’île inaccessible, Aprositos. Espace mouvant et parfois introuvable, l’île de Saint Borondon est selon Gomberville une île enchantée située elle aussi à cent milles des Canaries. Le romanesque lié aux voyages et aux péripéties qui en découlent est plus problématique si l’histoire se déroule non plus dans un chapelet d’îles mais dans une seule île, question posée justement par Giogio Sale au sujet du roman de Mme de Villedieu, Les Exilés qui raconte l’exil d’un certain nombre de Romains autour d’Ovide dans un lieu imaginaire du nom de Thalassie. L’ouvrage est la déclinaison de récits rétrospectifs faits par les personnages et racontant les causes de leur bannissement. Mais chaque récit, interrompu par d’autres narrateurs, entre dans un émiettement que l’espace insulaire suggère déjà : une parole en archipel, dans laquelle l’auteur de l’article voit, de la part de Mme de Villedieu, un regard ironique sur les romans à tiroirs de la première moitié du siècle. L’île n’est pas là uniquement comme support romanesque mais également lieu d’une exploration morale et spirituelle. Si les Anciens avaient fait de Délos une île mouvante, c’est sans doute parce que l’espace insulaire est un non-lieu, un lieu sans limite et un lieu émietté. Il est n’est pas étonnant qu’après les troubles religieux et politiques <?page no="17"?> 17 Introduction qui ont agité la France de la fin des guerres de religion à la Fronde, les auteurs aient porté leur intérêt sur les îles comme expression de cette instabilité et dans le même temps son remède dans la construction d’un lieu idéal. La vision du monde explique l’intérêt des écrivains pour les îles. La Renaissance qui voit naître le genre de l’isolario, répertoire d’îles comme le Theatrum orbis terrarum d’Abraham Ortelius, est dans le même temps friande d’une littérature du fragment et de l’éparpillement, correspondant à un goût pour la bigarrure, la variété, comme l’a montré Frank Lestringant 4 . L’île n’échappe-telle pas au jeune Télémaque en quête d’Ithaque et de son père dans le roman de Fénelon ? Isabelle Trivisani nous montre à quel point, comme vérité mouvante, souvent liée au mensonge, elle est cinétique, lorsque le très expérimenté Acamas, pilote du navire qui doit conduire Télémaque vers sa patrie, les yeux troublés par Vénus ne voit qu’une illusion d’île. Comme l’indique Frank Lestringant, en recourant à l’étymologie du terme et à ce in privatif, elle est un lieu d’exil et un parfait exemple du monde instable 5 . Mais loin d’être un simple motif baroque, l’aspect mouvant, insaisissable de l’espace insulaire n’est-il pas une réalité historique ? C’est la question posée par Julien Goeury au sujet d’André Mage de Fiefmelin (1561 ? -1605 ? ), originaire de l’île d’Oléron. Décrivant la Saintonge, comme un pays entre terre et mer, où par le jeu des marais, une île peut se rattacher au continent et, inversement, un bout de continent devenir une île, le poète introduit cette absence de limites dans les métaphores où terre et mer se confondent, et dans ses considérations sur les habitants des ces îles. Ils sont à la fois ceux qui, par leur travail, mettent en valeur le pays et en font sa richesse, mais ils sont aussi des monstres, mi-bêtes, mi hommes, habitants d’un lieu qui n’a pas pu échapper aux discordes de l’Église. L’île se prête aussi à la satire religieuse comme le montre Marie-Christine Pioffet. Dans Le Nouveau Panurge et la Suite du Nouveau Panurge publiés en 1615 et 1621, l’auteur, sans doute Guillaume Reboul, un réformé renégat, reprend le personnage rabelaisien qui échoue sur l’île Imaginaire, d’autant plus difficile à situer qu’elle se déplace à vive allure sur l’océan. Tout y est dévolu à l’imagination, que cultive saint Brandan lui-même qui fait figure de double de Panurge. Le séjour en l’île imaginaire est réservé aux initiés et est lui-même rite d’initiation puisque sur cette île, les femmes, la sexualité et les hérétiques sont bannis. C’est à ce prix que l’île est édénique parce que les dissensions ont disparu et parce que les habitants connaissent là une éternelle jeunesse au prix d’une macabre transformation de la chair. Mais le récit procède par 4 Frank Lestringant, Le Livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, op. cit., p. 32. 5 Ibid., p. 41. <?page no="18"?> 18 Christian Zonza inclusion puisque le séjour dans l’île se double d’un séjour chez Pluton où Panurge peut voir des protestants malheureux et des catholiques aux Champs Elysées. L’île devient un instrument idéologique destiné à faire une satire de la Réforme. Le caractère baroque du bâtiment consacré à saint Brendan est multiple, protéiforme, conforme en cela à l’île qui le porte, sorte de non-lieu parce que lieu de passage. Dans les romans, les héros y échouent et dans les ouvrages historiques, ils s’y ravitaillent. Dans une Méditerranée parcourue par les Barbaresques, les îles deviennent des refuges intégrant eux-mêmes des refuges protecteurs comme le montrent les cartes du Grand insulaire d’André Thevet 6 . N’est-ce pas cette image de clôture dans la clôture que nous donnent les romans dévots ? Expression de la spiritualité, elles permettent à l’être de trouver le repos dans un tête-à-tête avec Dieu comme le montre Nancy Oddo : les territoires insulaires ne sont pas oubliés de la Providence divine. Si pour Jacques d’Auzoles dans La Saincte géographie (1629), les îles sont l’expression géographique du péché puisque selon lui, le déluge a morcelé ce qui était à l’origine un seul continent, pour Vincenzo Coronellli (1696) dans son Isolario dell Atlante Veneto, les îles expriment le souci de Dieu de relier les hommes d’un continent à l’autre. Dans Les Erres de Philaret, Guillaume de Rebreviettes (1611), s’adresse à un public mondain pour le persuader que le chemin qui conduit à la vertu n’est pas forcément parsemé d’épines et que les îles sont aussi des lieux de plaisir. Elle est aussi symboliquement le passage entre la vie et la mort, un lieu spirituel qui se veut hors du temps. Lieu de passage géographique et de quête spirituelle, l’île dévote permet à tel héros de se convertir au catholicisme et d’épouser ainsi celle qu’il aime, à tel autre de trouver une mort heureuse à Chypre en combattant les Infidèles dans cette île au croisement de deux espaces géographiques, de deux pouvoirs politiques et religieux. Cependant, pour plaire aux mondains, l’île apparaît comme un double du jardin édénique par sa clôture et son autosuffisance. Dieu pourvoit à tout dans ce qui s’apparente à un locus amoenus et les objets religieux eux-mêmes révèlent un goût pour le précieux et la politesse mondaine. En effet, l’île est par son ambivalence même à la fois lieu de souffrance et de plaisir. Lieu galant comme le montre Sophie Rollin dans sa communication sur Wattteau et la Fête galante. Le Pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau, auquel l’Académie a donné le nom de fête galante, fait des émules jusqu’à la fin du XVIII e siècle, tels Nicolas Lancret, Pierre-Antoine Quillard ou Fragonard. Si l’île est le lieu des plaisirs charnels dans lesquels se délectent la bourgeoisie et la noblesse 6 Frank Lestringant, « Les îles creuses de l’archipel (l’insulaire d’André Thevet) », dans L’Ile territoire mythique. Etudes rassemblées par François Moureau, Aux amateurs de livres, Paris, 1989, p. 19-26. <?page no="19"?> 19 Introduction sous la Régence, le terme de galante renvoie aussi au courant né dans les années 1625. Les tableaux peignent en effet un amour raffiné propre à cette politesse mondaine du siècle précédent qui n’exclut cependant pas l’attrait pour la sensualité. L’île répond parfaitement à la clôture du cercle et du salon, ceux de Mme de Rambouillet ou de Mademoiselle de Scudéry, qui restent pour le XVIII e siècle le modèle exemplaire. La frontière entre le charme délicat et innocent, et le plaisir dangereux est poreuse. L’espace insulaire est aussi un lieu de transgression morale : l’île de Calypso n’est-elle pas au début du Télémaque de Fénelon la prison sensuelle et géographique du jeune héros. L’île est la quête d’un idéal qui prend la forme de l’île inaccessible comme le montre Marie-Gabrielle Lallemand au sujet de Polexandre qui comme Télémaque est un prince « leurré » : trouver l’île de la belle Alcidiane passe par l’errance, le passage chez Tisiphone, avant que le héros ne puisse espérer trouver celle pour laquelle il s’est lancé sur les mers. L’île Fortunée, ou bien celle qui y ressemble, est sans doute inspirée à Fènelon par Lucien de Samosate dans son Histoire véritable, traduite et continuée par Perrot d’Ablancourt. Il décrit un voyage imaginaire au-delà des colonnes d’Hercule et décrit les îles Fortunées dans lesquelles les ruisseaux sont faits de vin comme les poissons qui y vivent et qui en ont pris le goût. Après être resté enfermé dans le ventre d’une baleine et avoir assisté à un combat d’îles flottantes que les hommes utilisent comme des vaisseaux, le héros s’arrête sur une autre île qui le fournit en eau et en nourriture : « Plus loin nous trouvâmes une mer de lait, qui avait au milieu une petite île de fromage, où nous séjournâmes quelque temps, mangeant de la terre de l’île, et buvant du lait des raisins, car ils ne portent point de vin 7 ». Lors de leur arrivée sur l’île des Bienheureux, gouvernée par Rhadamante, ils découvrent une ville magnifique où vivent des âmes qui ne connaissent pas la vieillesse. Cette île est présentée comme une île idéale, arrosée d’eau, où règne une lumière idyllique, dans un printemps perpétuel. Le mythe des îles Fortunées est développé par Fénelon dans ses leçons, où il met en scène un héros qui voyage en Méditerranée et passe par la Sicile. Il construit de courts récits allégoriques, porteurs d’un sens moral : ces îles représentent le désir insatiable de l’être humain puisqu’elles sont composées d’aliments (forêts de réglisse ou arbres qui portent des gaufres). La morale qu’en tire Fénelon est « qu’il valait mieux se passer des choses superflues, que d’être sans cesse dans de nouveaux désirs, sans jamais s’arrêter à la jouissance tranquille d’aucun plaisir » 8 . Il évoque également d’autres îles encore plus délicieuses que les îles Fortunées, en Mer Rouge. Îles de plaisir plantées de cèdres 7 Lucien de Samosate, Histoire véritable, trad. Perrot d’Ablancourt, Nancy, Presses Universitaire de Nancy, 1984, p. 32. 8 Ibid., IV e leçon, p. 5. <?page no="20"?> 20 Christian Zonza qui embaument l’air et aussi consommables que les Iles Fortunées : « La terre même qui état noire avait un goût de chocolat, et on en faisait des pastilles. Toutes les fontaines étaient de liqueurs glacées 9 ». Cette île est également le lieu de la jeunesse éternelle puisqu’il suffit de se renfermer quelque temps dans une grotte pour en ressortir rajeuni. Mais pour Fénelon, là encore, l’île représente une dégradation de l’humain : les hommes ne pensent pas par eux-mêmes mais ont des « penseurs à gages » que l’on loue comme des porteurs de chaises. Les hommes ressemblent à des pourceaux puisque l’auteur souligne leur saleté : « On ne trouvait ni politesse ni civilité parmi eux. Ils aimaient à être seuls ; ils avaient un air sauvage et farouche ; ils chantaient des chansons barbares qui n’avaient aucun sens 10 ». La constance du climat qui, pour les jardins par exemple, peut constituer une qualité produit des hommes au caractère inconstant et rude : « Mais qu’en conclurez-vous ? que ce n’est pas un beau ciel, une terre fertile et riant, ce qui amuse, ce qui flatte les sens, qui nous rendent bons et heureux. N’est-ce pas là, au contraire, ce qui nous amollit, ce qui nous dégrade, ce qui nous fait oublier que nous avons une âme raisonnable, et négliger le soin et la nécessité de vaincre nos inclinations perverses, et de travailler à devenir vertueux ? 11 ». Dans les textes allégoriques comme La Carte de la Cour de Guéret (1663), elle peut à la fois représenter le danger et le plaisir de manière ambivalente. C’est ainsi que dans le détroit de courtoisie se trouvent deux îles, l’île de sincérité où plus personne n’aborde tant l’hypocrisie est devenue valeur de courtisan et les navires son rejetés sur l’île de déguisement : « c’est là qu’on apprend à faire bon visage à mauvais jeu ; on y enseigne comment il faut faire la grimace et la figure ; le fard y est fort grand débit, les hommes s’y masquent comme les femmes, et le cœur ne s’y accorde jamais avec la parole 12 ». Ayant perdu toute référence géographique et devenue au sens propre une utopie, l’île peut servir la satire, c’est le cas des L’Ile des Hermaphrodites d’Artus Thomas (1605) qui décrit la Cour où règnent Henri III et ses mignons. Dans sa communication, Nathalie Grande montre comment l’île est un dangereux lieu de séduction. Déjà dans La Jerusalem délivrée, Renaud, comme Ulysse et Télémaque, est prisonnier de nymphes qui le détournent de la guerre : l’île risque toujours d’ôter aux hommes leur virilité. La pédagogie que Fénelon déploie pour son royal élève, le duc de Bourgogne, dans le Voyage dans l’île des plaisirs est destiné à prévenir les excès du charme féminin. L’un des intérêts de la communication de N. Grande est de mettre en parallèle le 9 Ibid.,VI e leçon, p. 8. 10 Ibid., VIII e leçon, p. 11. 11 Ibid., IX e leçon, p. 12. 12 Guéret, La Carte de la Cour, Jean-Bapstiste Loyson, 1663, p. 53-54. <?page no="21"?> 21 Introduction regard d’un homme sur le pouvoir des femmes et le regard de nombreuses auteures qui ont voulu au contraire y représenter des Amazones que le pouvoir des hommes menace sans cesse. Dans Alcidamie, Mme de Villedieu met en scène des reines qui gouvernent des Etats et excluent les hommes du gouvernement. Et Mme d’Aulnoy imagine un conte de fées, Le Prince Lutin, qui imagine une île, soumise au pouvoir d’une reine qui dirige une société exclusivement féminine, attaquée par la violence des mâles et qui trouvent finalement la paix dans le mariage de la princesse avec un prince qui assume sa part de féminité et par la découverte d’une sexualité qui aliène, plus qu’elle ne libère les femmes. L’île, on le voit, est un lieu d’expérimentation du désir et la construction d’une société idéale qui présenterait, si ce n’est un pouvoir au féminin, du moins une égalité des sexes. En ce domaine, Mme de Villedieu illustre fort bien ce désir d’une femme d’être l’égal des hommes, comme le note Edwige Keller-Rahbé au sujet des Annales galantes de Grèce, récriture d’Hérodote comme si l’auteure de romans voulait montrer que l’histoire était devenue désormais le domaine des femmes. L’île de Théras est encore plus utopique que Thalassie dans Les Exilés car l’île n’est plus le simple lieu de l’exil mais une île refuge où les personnages, réfugiés là, ont construit un pouvoir politique et social qui valorise le désir des femmes et leur liberté. N’est-ce pas l’image dans les années 1680 d’un contre-pouvoir face au pouvoir d’un monarque de plus en plus abolu ? L’île construit donc un contremodèle qui vient s’opposer à la réalité construite par le continent. L’île est éminemment politique et idéologique : Frank Lestringant a ainsi montré comment les cosmographes s’arrangeaient déjà avec la géographie, déplaçant ainsi une île au gré du prince qu’il servait pour qu’elle fasse partie de ses possessions 13 . L’île de Thalassie qui sert de cadre aux Exilés de Mme de Villedieu est un lieu d’exil où les personnages expient leurs fautes politiques et galantes et le roman évoque indirectement la politique de Louis XIV, représenté en Auguste, et les figures d’exilés contemporaines, hommes politiques et écrivains déchus : Nicolas Fouquet, Saint-Evremont ou Bussy-Rabutin. Les exilés du roman de Mme de Villedieu, en racontant leur vie avec une liberté de parole que la cour de Rome interdisait construisent donc une anti-cour et, comme le montre Giogio Sale, l’expérience de la captivité se révèle source de liberté. Isabelle Trivisani ne nous montre-t-elle pas au sujet du Télémaque de Fénelon que l’exil peut être source de satisfaction ? Philoclès, envoyé à Samos par Idoménée et ses mauvais conseillers, se montre finalement heureux dans son île et, une fois remis en grâce et rappelé à Salente, il souhaite vivre sur le continent avec la même simplicité. De la même manière, Philoctète salue la 13 Frank Lestringant, Le Livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Droz, 2002, p. 15. <?page no="22"?> 22 Christian Zonza solitude de Lemnos. Pourtant, les îles dans le roman ne sont pas des havres de paix mais contribuent à l’éducation du jeune prince Télémaque, pour lequel elles constituent comme autant d’épreuves, à commencer par l’île de Calypso, décrite comme un merveilleux lieu de plaisir et comme un danger pour la morale. Ithaque elle-même présentée comme l’aboutissement du voyage est présentée comme une île petite et pauvre. Derrière la joie de Philoctète ou de Philoclès dans ce refuge se cache la tromperie : Néoptolème est venu auprès du premier pour qu’il vienne combattre à Troie avec les armes d’Hercule et le second ne fait que refléter la fragilité politique de Idoménée en Crète, pourtant réputée pour les lois que le roi Minos avait instaurées. Contrairement au Télémaque de Fénelon, le roman de Gomberville, étudié par Sylvie Requemora-Gros comme un isolario, est un roman héroïque : le héros est destiné à apprendre aux autres et son parcours est politique oscillant entre îles connues (les Canaries) et îles fictives comme l’île du Soleil et l’île inaccessible, ou bien l’île corsaire de Bajazet. Comme le montre l’auteur de l’article, Gomberville construit une utopie politique qui correspond à un idéal aristocratique très apprécié de ses lecteurs mondains contemporains. Loin d’être une société idéale démocratique, Gomberville, cherche à la veille de la Fronde, à imaginer une société qui redonne à la noblesse l’illusion qu’elle n’a rien perdu de son pouvoir : dans l’île corsaire, chacun est rétribué en fonction de son mérite militaire et le duel, interdit par Richelieu, est à l’honneur. Contrairement aux naufragés, tel Robinson, qui tente de retrouver le pays perdu, nos exilés construisent le contre-modèle de la réalité. Pour André Mage de Fiefmelin que nous présente Julien Goeury, évoquer l’île et le pays saintongeais revient à défendre dans l’un de ses poèmes, Le Saulnier, les récoltants de sel qui voient leurs revenus diminuer. Comme le montre Sergio Poli, l’île est une expérimentation vers une société idéale. L’une des principales rélexions de Denis Veiras dans son Histoire des Sévarambes est une réflexion sur les langues. Le capitaine Siden écrit en plusieurs langues le récit de son voyage à commencer par le latin qui apparaît comme la langue des origines, celle de l’anti-Babel. Cette quête linguistique d’une langue originelle qui permettrait aux hommes de communiquer facilement entre eux explique la réflexion sur le fonctionnement du langage que l’on trouve dans ce récit utopique. La capacité des Sévarambais à parler les langues étrangères renvoie à leur curiosité de voyageurs. Auteur d’une grammaire, Veiras se plaît à décrire cette langue utopique qui montre des progrès par rapport aux langues anciennes. L’idée de perfectionnement montre que nous ne sommes pas tout à fait dans une utopie parce que tout n’est pas encore parfait dans cette société sévarambaise. Le message politique utopique se retrouve également dans le lieu théâtral et la pratique du spectacle de cour tel qu’il est mis en scène au XVII e siècle, <?page no="23"?> 23 Introduction comme triple expression de la perfection du roi, de la cour et du royaume tout entier. Ce principe d’inclusion se retrouve dans les spectacles eux-mêmes comme le note Marie-Claude Canova-Green dans « L’île comme métaphore politique dans le spectacle de cour ». Les Plaisirs de l’île enchantée se déroulent à Versailles, lieu d’isolement, dans un endroit protégé de palissades, sur une île où paraît un rocher. Les lieux de représentation au XVI e siècle étaient au centre d’une des salles du palais mais peu à peu cet espace se constitue en espace autonome, par un repli au fond de la salle et la disparition de l’escalier qui conduit de la scène au parterre. C’est ainsi que se construit une utopie à la fois théâtrale et politique, « l’image idéale d’un Etat bien ordonné » nous dit l’auteure de l’article. Alors que les guerres civiles et les guerres extérieures menacent le pays, le ballet de cour donne l’illusion de la paix, et fait de l’île un âge d’or. A l’extérieur de ce cercle de perfection apparaissaient alors les facteurs de désordre (Alcine, Armide ou Circé) en marge et promis à la destruction. Mais pour que cette utopie hors du temps et de l’espace puisse fonctionner comme expression de la perfection de la France, étrangers, bourgeois et provinciaux, membres du petit peuple sont mis en scène pour acclamer le roi, et c’est même l’île de la Cité qui incarne désormais l’âge d’or. Pourtant, l’île de la Cité est aussi dans les romans comiques l’expression d’une liberté et d’une variété discordante dans la France classique. Comme le montre Claudine Nédelec l’île de la Cité n’est plus le siège du pouvoir politique mais seulement religieux, judiciaire et commercial. Le Paris burlesque (1652) du Sieur Berthod montre un Paris bruyant et grotesque. Loin des îles édéniques où la réalité matérielle est soigneusement masquée, l’île de la Cité se caractérise par les détails du quotidien et certains lieux sont maintes fois exploités : la galerie du palais dont Corneille fera un lieu de comédie mais aussi le Pont-neuf. Comme dans les îles de fiction, sur ce passage entre le continent et l’île de la Cité s’exprime la liberté du peuple de Paris. C’est là que sous le coup des pamphlets et de chansons gaillardes, les grands hommes se retrouvent en hommes du commun, c’est là que la diversité des langues fait de l’île une nouvelle Babel, c’est aussi un espace de jeu théâtral où les bonimenteurs croisent les acteurs et les montreurs de marionnettes dont la grande liberté de parole est transgressive à l’égard de la société et du pouvoir politique. L’espace insulaire comme espace de transgression ne se situe pas uniquement dans les îles imaginaires mais aussi au cœur de la France absolutiste. Jean Leclerc expose justement de quelle manière l’île est utilisée de façon satirique chez Sorel, dans La description de l’île de portraiture pour se moquer de la mode des portraits et surtout dans le livre IX du Berger extravagant. Lysis et ses amis tentent de recréer au cœur de la France le mythe de Jason et de placer la mythique île de Colchos au cœur d’une rivière de Brie. Le fait <?page no="24"?> 24 Christian Zonza de déplacer le mythe dans un lieu réel censé lui donner toute sa dimension mimétique produit au contraire une mise en scène burlesque parce que l’environnement naturel ne permet pas de recréer le décor mythique et parce que les amis de Lysis, désireux de se moquer de ce compagnon qui ne fait pas la différence entre fiction et réalité, cherchent à rompre l’illusion mimétique en rajoutant du burlesque. La représentation de cette scène insulaire est aussi un moyen pour Sorel de montrer combien il est difficile de représenter du théâtre dans un texte narratif et de montrer ainsi la supériorité du roman sur les autres genres. Le roman comique brille justement par cette dérision à l’égard de l’utilisation abusive des fables, faisant ainsi de l’île l’écrin qui paradoxalement met en valeur la fiction par la dérision des mythes. Si l’île semble être un jeu et le lieu des jeux, conversations galantes et plaisirs sensuels, au cours desquels chacun peut assumer un rôle, elle offre également au lecteur des enjeux politiques et sociaux, tendant à la terre ferme le miroir de son contre-modèle. On comprend aisément l’intérêt que la Corse suscitera au siècle suivant chez Rousseau et chez nombre d’auteurs de fictions romanesques 14 . 14 Un certain nombre d’œuvres anonymes mettent la Corse à l’honneur : Le Chevalier de Weémar (Paris, P. Rémy et J.B.G. Musier, 1786) ou bien Dominique et Séraphine, histoire corse par un officier français (Londres, Snelling, 1768, éd. C. Zonza, Albiana, 2007), réécrit par Louis d’Ussieu, sous le titre Dubois et Gioconda (Paris, Brunet, 1781). En 1782, Mme de Genlis publie Laurette et Julia, ou l’Inimitié corse, publié de manière posthume (Paris, C. Lachapelle, 1836). <?page no="25"?> Îles réelles, îles imaginaires ? <?page no="27"?> Biblio 17, 190 (2010) L’imaginaire de l’île déserte et les littératures de voyages : l’exemple des Mascareignes, de la topique à l’utopie J EAN -M ICHEL R ACAULT Université de La Réunion (Centre de Recherches Littéraires et Historiques de l’Océan Indien) L’île déserte est associée depuis 1719 à un genre romanesque, la robinsonnade, né avec le roman de Defoe, relatant la désocialisation d’un naufragé affronté à l’épreuve de la solitude puis ses efforts pour reconstruire un substitut de civilisation. Mais bien avant Robinson Crusoé il existe un imaginaire de l’île déserte qui mêle nostalgie de l’innocence paradisiaque, aspiration à un Etat rationnel parfait édifié sur la table rase de la pure nature et rêve pastoral d’une anti-société libérée des contraintes collectives. Lieu d’émergence privilégié de cette thématique insulaire, la « littérature de voyages » au sens le plus large inclut aussi bien des descriptions factuelles sans finalité esthétique que des écrits fictionnels 1 . Les exigences de la navigation conduisent les auteurs de journaux de bord, routiers et relations à décrire et cartographier les îles servant d’atterrages. Il a même existé dans la littérature géographique de la Renaissance et de l’Age Classique un genre spécialisé, l’isolario, ou atlas d’îles 2 . Mais les îles sont aussi présentes dans les genres de fiction : romans d’aventures maritimes comme le Polexandre de Gomberville (1637), allégories philosophiques comme le Criticón (1651) de Baltasar Gracian, où l’histoire d’Andrenio reprend la légende arabo-espagnole 1 Voir par exemple Francois Moureau, Le Théâtre des Voyages. Une scénographie de l’Age classique, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, coll. « Imago Mundi », n° 11, 2005, et Jean-Michel Racault, Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire classique (1657-1802), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, coll. « Imago Mundi », n° 7, 2003. 2 Sur ce point particulier et sur la question de l’insularité littéraire en général, voir Frank Lestringant, Le livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Genève, Droz, 2002. <?page no="28"?> 28 Jean-Michel Racault du « Philosophe autodidacte » élevé à l’écart des hommes sur une île déserte, utopies surtout. L’insularisme, constante du genre depuis Thomas More, se retrouve aussi bien dans les projets de républiques idéales que dans les grands romans utopiques de Foigny (La Terre Australe Connue, 1676) ou de Veiras (Histoire des Sévarambes, 1676-79), qui renouvellent l’utopie narrative à la fin du siècle en imitant les voyages véridiques et leurs techniques d’écriture 3 . Même purement romanesque, l’île déserte a besoin de modèles et si possible d’un ancrage minimal dans la réalité géographique. Pour les voyageurs sur la route des Indes, ce sont les trois îles de l’archipel des Mascareignes, Maurice, Rodrigue, Mascarin ou Bourbon - aujourd’hui La Réunion - qui au 17 e siècle paraissent jouer ce rôle de paradigmes de l’île déserte 4 . On se demandera pourquoi, avant de dégager les grands axes de cet imaginaire dans les diverses catégories de textes viatiques, en espérant montrer que ces écrits de statut littéraire très inégal forment un tout, qu’une forte continuité thématique unifie les constructions utopiques et les plus humbles des inventaires in situ. On partira donc des rapports des administrateurs, des journaux de bord des marins et des relations des voyageurs pour suivre les prolongements de l’imagerie insulaire d’abord dans le projet de « République de l’île d’Eden » lancé en 1689 par le marquis Henri Duquesne afin d’accueillir les huguenots chassés de France par la Révocation, enfin dans le Voyage en deux îles désertes (1707) de François Leguat, qui est à la fois une relation véridique, un roman d’aventures et un récit utopique. Le paradigme et l’hypotexte : l’île Bourbon selon Flacourt Mais pourquoi les Mascareignes, et comment en sont-elles venues à faire figure de modèles de l’île déserte ? Maurice et Bourbon, les plus importantes, remplissent sur la route des Indes la fonction d’escales de « rafraîchissement » : 3 Voir Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1999 (3 e éd.), et Jean- Michel Racault, L’utopie narrative en France et en Angleterre, 1675-1761, Oxford, The Voltaire Foundation, coll. « Studies on Voltaire and the Eighteenth Century », n° 280, 1991. 4 Sur la « route des Indes » et ses prolongements littéraires, voir Sophie Linon-Chipon, Gallia Orientalis. Voyages aux Indes Orientales, 1529-1722. Poétique et imaginaire d’un genre littéraire en formation, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, coll. « Imago Mundi » n° 5, 2003. <?page no="29"?> 29 L’imaginaire de l’île déserte et les littératures de voyages on y débarque les malades, on s’y ravitaille en vivres frais pour lutter contre le scorbut, on y embarque des tortues, appréciées pour leurs propriétés antiscorbutiques et leur aptitude à survivre plusieurs mois à bord. Depuis 1652, les Hollandais disposent au Cap d’une station de rafraîchissement, à mi-chemin de Batavia, utilisée également par les Français en temps de paix, mais qui leur est fermée en cas de guerre franco-hollandaise. La colonie française de Fort-Dauphin à Madagascar, régulièrement décimée par les fièvres et par les guerres avec les Malgaches, n’a jamais été en mesure de remplir ce rôle. Elle est abandonnée en août 1674 après le massacre de la garnison, ne laissant dans la zone qu’une seule relâche utilisable, celle de Bourbon. Découvertes par les Portugais dans les premières décennies du 16 e siècle et restées désertes, les îles ne connaîtront longtemps que des occupations sporadiques de très faible ampleur. Bourbon accueille temporairement à deux reprises de petits groupes de mutins ou d’indésirables déportés de Fort- Dauphin, l’installation d’une micro-colonie permanente n’intervenant qu’en 1665 5 . Même processus à Maurice, avec quatre installations hollandaises successives entre 1638, date du début de la première, et 1710, date de l’abandon définitif de l’île 6 . Quoique fréquentées et même habitées épisodiquement, les terres de l’archipel ont donc pu assez longtemps et sans trop d’arbitraire faire figure d’îles désertes, malgré une détérioration rapide de l’environnement naturel occultée dans les textes par les représentations préconstruites héritées des premiers voyageurs, lesquels fixent de façon à peu près définitive la topique descriptive. Si l’on s’en tient au cas de l’île Bourbon, c’est dans l’Histoire de la grande île Madagascar que publie en 1658 le gouverneur de Fort-Dauphin Etienne de Flacourt qu’apparaît la première description développée, modèle de toutes celles qui suivront 7 . Etrangement, il n’y a jamais mis les pieds. Il écrit sur 5 La date de 1663, souvent retenue, marque le début de l’occupation permanente de l’île (par Louis Payen et Pierre Pau à la tête d’une dizaine de Malgaches), mais l’installation officielle de la colonie sous l’autorité d’un Commandant, Etienne Régnault, n’intervient qu’en juillet 1665. Voir Danielle Nomdedeu-Maestri, Chronologie de La Réunion. De la découverte à la Départementalisation, Paris, CRESOI-SEDES, 2001. 6 Elle fut réoccupée par les Français en 1721 sous le nom d’île de France. Sur l’histoire de l’île et les témoignages des voyageurs jusqu’à cette date, voir l’anthologie de textes anciens de Pierre Vérin, Maurice avant l’Isle de France, Paris, Fernand Nathan, 1983. 7 On a utilisé par commodité pour toutes les citations de témoignages relatifs à l’île Bourbon les transcriptions généralement très sûres malgré la normalisation orthographique données par Albert Lougnon dans son ouvrage Sous le signe de la tortue. Voyages anciens à l’île Bourbon (1611-1725), Saint-Denis, Librairie Jean Gérard, 1970 (3 e édition), ci-après abrégé en S.S.T. Les références des ouvrages et documents cités <?page no="30"?> 30 Jean-Michel Racault le rapport d’un groupe de mutins de la colonie déportés en 1646 par son prédécesseur Pronis et qu’on récupéra en pleine santé, contre toute attente, trois ans plus tard. Le scénario se répète : Flacourt lui-même exile à Bourbon un certain Antoine Thoreau, impliqué dans une affaire de vol et de rébellion, à la tête d’un petit détachement franco-malgache. Le mémoire de Thoreau, peut-être rédigé en réalité par Flacourt, est publié en 1661 dans la seconde édition augmentée de l’Histoire de Madagascar. Strictement convergents, les deux témoignages recueillis par Flacourt construisent une topique insulaire faite de thèmes récurrents et de motifs stéréotypés. Elle recoupe partiellement les cinq « codes » de la robinsonnade dégagés autrefois par Roland Barthes à partir d’une analyse de L’île mystérieuse de Jules Verne 8 . Chez Flacourt comme chez ses successeurs, un champ thématique est dominant, celui de l’île-Paradis. « Ce serait avec juste raison que l’on pourrait appeler cette île un Paradis Terrestre » (S.S.T., p. 28), écrit-il en relevant le climat idéal, chaud mais « tempéré par des vents frais qui viennent le jour de la mer et la nuit de la montagne » (ibid.), les vertes campagnes ombragées de bois épais, indemnes de serpents, « insectes fâcheux », rats ou sont précisées ci-dessous dans l’ordre chronologique des témoignages (les pages indiquées concernent l’île Bourbon) : - Etienne de Flacourt, Histoire de la Grande isle Madagascar, Troyes, Nicolas Oudot, et Paris, Gervais Clousier, 1661 [seconde édition], p. 267-270 et 431-438. Voir aussi, pour sa très riche annotation, l’édition critique de Claude Allibert, Paris, INALCO- Karthala, 1995. - Urbain Souchu de Rennefort, Relation du premier voyage de la Compagnie des Indes Orientales en l’isle de Madagascar ou Dauphine, Paris, Pierre Auboüin, 1668, p. 160-169. - François Martin, Mémoires de François Martin, fondateur de Pondichéry (1665-1696), édition A. Martineau, Paris, Société d’Editions Géographiques, Maritimes et Coloniales, t. I, 1931, p. 12-14, 15-21, 108-109. - Carpeau du Saussay ( ? ), Voyage de Madagascar, connu aussi sous le nom de l’isle de Saint-Laurent, par M. de V., Paris, J-L. Nyon, 1722, p. 78-89. - Jacques Ruelle, Relation de mon voyage tant à Madagascar qu’aux Indes Orientales, Bibl. du Muséum d’Histoire Naturelle, éd. A. Lougnon, in S.S.T., p. 57-60. - Abbé Carré, Voyage des Indes Orientales mêlé de plusieurs histoires curieuses, Paris, Veuve Barbin, t. I, 1689, p. 8-13. - Charles Dellon, Relation d’un voyage des Indes Orientales, Paris, Claude Barbin, t. I, 1685, p. 13-26. - Du Bois, Les Voyages faits par le sieur D.B. aux isles Dauphine ou Madagascar et Bourbon ou Mascarenne, ès années 1669, 70, 71, et 72, Paris, Claude Barbin, 1674, p. 43-47, 159-210. 8 Roland Barthes, « Par où commencer ? », in Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux Essais Critiques, Paris, Points-Seuil, 1972, p. 145-155. <?page no="31"?> 31 L’imaginaire de l’île déserte et les littératures de voyages souris, rafraîchies par des eaux pures tombant de bassin en bassin « en forme de cascades qui sont si admirables à voir qu’il semble que la nature les a ainsi faites afin d’allécher les hommes qui les voient à y demeurer » (ibid.). Deux motifs eux aussi promis à une fortune durable renforcent ce caractère idéal. Le premier est une variante du mythe de Cocagne 9 : tout y est offert à foison. La profusion des oiseaux, « en si grande abondance qu’il ne faut qu’une houssine à la main pour trouver en quelque lieu que ce soit de quoi dîner » (S.S.T., p. 27), élimine la préoccupation matérielle de la survie ; à la différence de la robinsonnade classique, le « code édénique », celui de la nature gratifiante, et le « code adamique », celui du retour au dénuement originel, se recouvrent exactement dans une ambiance de pleine positivité. Les douze mutins se sont passés pendant trois ans de pain et de riz ; l’exceptionnelle fertilité du sol leur aurait permis de s’en procurer, mais à quoi bon, puisque la chair des cochons sauvages « surpasse toute sorte de nourriture en délicatesse et bonté » (S.S.T., p. 28) ? Le second motif, lié à des conceptions médicales aéristes, est celui de l’île thaumaturge où la pureté de l’air opère miraculeusement des cures instantanées sur les malades qu’on y débarque, expérience confirmée sur la longue durée, puisque nul dans aucun des deux groupes n’y a souffert de la moindre maladie. Conformément à l’imagerie édénique, ce climat heureux rend les vêtements inutiles, comme le vérifièrent les mutins laissés « nus, sans chemises, habits, chapeaux ni souliers » (S.S.T., p. 28). Bourbon apparaît ainsi comme l’antithèse de Madagascar ; la colonie de Fort-Dauphin, souvent en proie à la disette, supporte une effrayante mortalité des Européens. Naturellement, la générosité de la nature aidant, l’île-Paradis dispense du travail. Flacourt ne fait qu’une place très limitée au « code heuristique », ou « ensemble des traits et modèles transformateurs de la nature » 10 . Aucune tentative de colonisation ; Antoine Thoreau mentionne seulement la construction de cases rudimentaires et la culture de tabac et de melons. Les seules formes d’appropriation du territoire sont linguistiques et topographiques : en 1649 Flacourt charge le capitaine du Saint-Laurent de prendre possession de l’île au nom du Roi et de la baptiser île Bourbon, « ne pouvant trouver de nom qui pût mieux cadrer à sa bonté et fertilité » (S.S.T., p. 37), opération qui sera renouvelée en 1654. Bien des fois copiée, la carte dite de Flacourt a été établie sur les indications de Thoreau, qui a effectué le tour de l’île en onze jours, et consacre une prise de possession optique du territoire doublée d’une emprise humanisante par la nomination des sites. Elle comporte un singulier 9 Sur le mythe de Cocagne, voir Vita Fortunati et Giampaolo Zucchini (éds.), Paesi di Cuccagna e mondi alla rovescia, Florence, Alinea Editrice, 1989. 10 Roland Barthes, art. cité, p. 134. <?page no="32"?> 32 Jean-Michel Racault motif iconographique souvent repris dans les relations ultérieures et purement imaginaire 11 : un grand lac central d’où sortent sept rivières, qu’on peut comprendre comme une référence implicite aux quatre fleuves sortant de la même source au Jardin d’Eden selon la Genèse (Gen. 2, 10-14). Reste néanmoins un autre réseau thématique plus ambivalent et parfois inquiétant, celui des inconvénients de l’île. Comme le relèveront après Flacourt tous les marins et administrateurs, elle ne possède aucun port assuré, ce qui accentue sa clôture sur elle-même mais fait obstacle à la colonisation et au commerce, raison pour laquelle Labourdonnais lui préfèrera plus tard l’île Maurice, devenue île de France. La nature peut y révéler une violence insoupçonnée : Thoreau signale les destructions provoquées par les ouragans de janvier 1657 et d’avril 1658, dont la relation induit un changement de régime du temps immobile de la description au temps événementiel de la narration. Enfin on peut rattacher au « code herméneutique » de Barthes, expression de ce « mystère de l’île » qui semble être une constante de l’imaginaire insulaire, les manifestations du volcanisme, d’autant plus inquiétantes que le terme, rarement employé, relève du registre mythologique et renvoie à des phénomènes mal connus dont la conceptualisation scientifique est très incertaine 12 : Flacourt parle d’un « pays brûlé », d’« une montagne où il y a toujours du feu » (S.S.T., p. 27), plus loin d’« un pays de vingt lieues de long qui est tout brûlé du feu du ciel » (S.S.T., p. 30). S’agit-il d’une marque de la colère divine ou d’une manifestation infernale ? En tout cas la nature de l’île communique bien ici avec une surnature ; ce que confirme la mention « Vul- 11 Même si elle tire son origine des indications de Thoreau (S.S.T., p. 30), cette particularité topographique est à l’époque parfaitement invérifiable et le restera jusqu’à la fin du 18 e siècle au moins : comme le montrent les cartes anciennes, l’intérieur de l’île, protégé par son relief chaotique, fut longtemps très mal connu. 12 Le substantif Volcan, emprunté à l’espagnol, qui l’a forgé pour désigner les montagnes andines, reste très peu employé en français au 17 e siècle dans son acception générique et « scientifique » bien qu’il soit mentionné avec ce sens dans le Dictionnaire universel de Furetière en 1690 (« Volcan est un nom que les Naturalistes donnent aux montagnes qui vomissent du feu »). Sur l’appréhension littéraire et les résonances mythologiques des phénomènes volcaniques au 17 e siècle, voir Philippe Chométy, « Le paysage volcanique dans la poésie au XVII e siècle » in Dominique Bertrand (éd.), L’invention du paysage volcanique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 51-67, et Aurélia Gaillard, « Vulcain et sa forge aux XVII e et XVIII e siècles : Vulcain désenchanté, volcan enchanté, d’un imaginaire à l’autre », in Marie-Françoise Bosquet et Françoise Sylvos (éds.), L’imaginaire du volcan, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 117-133. <?page no="33"?> 33 L’imaginaire de l’île déserte et les littératures de voyages cain et tous ses Ciclopes » [sic] accompagnant la silhouette du volcan sur une carte anonyme de la fin du 17 e siècle 13 . Permanence d’une topique : de Flacourt à François Martin On connaît une douzaine d’autres descriptions de Bourbon jusqu’à la fin du siècle, certaines développées en véritable inventaire naturaliste comme celle de Dellon, qui y fait relâche en septembre 1668, et surtout celle de Du Bois, débarqué malade en mai 1671 et qui y resta jusqu’en septembre 1672. Toutes sauf une reprennent fidèlement les topoï de Flacourt, notamment le motif édénique, décliné dans toutes ses variantes possibles (« Je n’ai point de nom à donner à l’île de Mascareigne qui lui convienne mieux que celui d’un paradis terrestre », Carpeau du Saussay, S.S.T., p. 53 ; « plus semblable à ce que les Saintes Lettres nous apprennent du paradis terrestre qu’à nul autre des pays que nous connaissions », abbé Carré, S.S.T., p. 62 ; « cette île qui peut être appelée, de toutes les terres connues, le paradis des délices du genre humain », le P. Vachet, S.S.T., p. 73 ; « Je ne puis rien vous dire de cette île après ce que tant de personnes dignes de foi en ont écrit, sinon qu’elles n’en ont rien dit que de très véritable, et ils en ont plutôt moins dit que ce qui en est, que trop, et quand elles l’ont nommée un véritable paradis terrestre, elle n’ont pas eu tort », Boureau-Deslandes, S.S.T., p. 139). Un dépouillement, vite fastidieux, révèlerait d’abord la réitération obsessionnelle des mêmes clichés de texte en texte 14 , seulement amplifiés par l’hyperbole, comme dans cette scène de chasse proprement miraculeuse décrite de chic par Souchu de Rennefort, dont le bateau en réalité n’a pas abordé dans l’île : Une houssine longue de trois pieds pour arme pouvait faire apporter en une demi-heure de chasse, quarante pièces de gibier, tourterelles et perroquets. Les oiseaux, bien loin de s’épouvanter à la mort d’un de leur espèce et de la vue du chasseur, venaient les entourer et se laissaient choisir à 13 Elle est reproduite (p. 267) dans l’article de Christian Germanaz « Du dessous du volcan au bord des cratères : l’invention du paysage volcanique à La Réunion », in Dominique Bertrand (éd.), op. cit., p. 259-283. 14 La réception du mythe de Bourbon diffusé par l’ouvrage de Flacourt déborde largement le cadre des récits de voyages proprement dits et appellerait une étude qui fait encore défaut. La description du gouverneur de Fort-Dauphin a directement inspiré La Relation de l’isle imaginaire de Mademoiselle de Montpensier, fantaisie galante et précieuse qui tire le motif de Cocagne vers le merveilleux féerique. Montesquieu fait également allusion aux vertus thérapeutiques de l’île Bourbon, très vraisemblablement d’après Flacourt, dans la lettre CXXI des Lettres persanes. <?page no="34"?> 34 Jean-Michel Racault l’apparence de leur embonpoint. Les bœufs, vaches et veaux, les cabris y sautaient par troupeaux et étaient lassés et pris facilement à la course. Les cochons y vivaient de tortues de terres qui y rampaient par milliers, et les tortues de mer se promenaient tous les soirs sur la côte (S.S.T., p. 37). Carpeau du Saussay, qui évoque les mêmes tableaux et passe son temps à faire bombance, se plaint cependant de « cette manière voluptueuse de vivre qui commençait à [l’]ennuyer » (S.S.T., p. 52) : la monotonie du Paradis est l’envers de Cocagne. Les realia botaniques de l’île donnent lieu à de nouveaux motifs bientôt repris eux aussi : Dellon insère dans son inventaire naturaliste la banane, ou figue d’Inde, et l’ananas, décrit par approximation à partir de référents européens (melon, pomme de pin, artichaut). Il lance aussi le motif de la pêche miraculeuse, affirmant que pour traverser les rivières de l’île, « on est obligé de s’appuyer sur un bâton pour ne pas chanceler par le nombre et la rapidité des poissons que l’on prend à la main sans avoir besoin de lignes ni de filets » (S.S.T., p. 64). L’hyperbole est une amplification du réel, mais aussi, selon le principe du « Qui cherche trouve », une réponse à l’horizon d’attente du voyageur, comme le montre en 1671 la relation du P. Vachet : Les bois, les campagnes et les collines sont garnis de tout ce que l’avidité de l’homme peut souhaiter. Les mines de fer, de plomb, d’étain, d’argent et d’or ne seront pas bien difficiles à trouver lorsque l’on en fera une recherche exacte (S.S.T., p. 71). Un autre type de renouvellement s’opère par mise en connexion de motifs appartenant à des registres différents. Ainsi Carpeau du Saussay établit-il un lien causal entre l’existence d’un volcan et la salubrité du climat (S.S.T., p. 54) et Bellanger de Lespinay entre l’activité périodique des « montagnes de soufre » et la survenue des ouragans en janvier, février et mars (S.S.T., p. 123). L’absence de serpents, motif bien connu dans beaucoup de folklores insulaires 15 , est généralement référée à l’action d’un saint évangélisateur (Saint Patrick en Irlande, Saint Honorat à Lérins, etc.). Elle reçoit chez Dellon une explication climatique : s’il n’y a à Bourbon « ni serpents, ni scorpion, ni aucune autre sorte de reptile ou d’insecte dangereux », ni non plus de rats, c’est que « la bonté de l’air les tue » (S.S.T., p. 66). Ce cliché, repris à l’identique par le P. Vachet (« Les serpents, vipères, scorpions, rats et autres animaux semblables n’y peuvent subsister tant l’air y est ennemi de tout ce qui peut nuire à l’homme », S.S.T., p. 73), est associé aux représentations tra- 15 Voir Danielle Lecoq, « Les îles aux confins du monde », in Daniel Reig (éd.), Ile des merveilles. Mirage, miroir, mythe, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 13-32 (et plus particulièrement p. 21). <?page no="35"?> 35 L’imaginaire de l’île déserte et les littératures de voyages ditionnelles du Paradis Terrestre ; on le trouve dans L’autre Monde de Cyrano de Bergerac, appliqué aux plantes vénéneuses 16 . Le renouvellement du topos peut aussi résulter d’un aménagement destiné à le rendre compatible avec l’évidence du réel. Après avoir célébré à satiété les vertus thérapeutiques de l’île, où les malades guérissent sitôt débarqués, où même aucun des habitants n’est mort depuis vingt ans (Jacques Ruelle, S.S.T., p. 59), les voyageurs sont contraints de trouver une stratégie explicative qui rende compte des expériences contraires. Du Bois est apparemment le premier à invoquer l’ambivalence de « l’air subtil de cette île » (S.S.T., p. 67), qui guérit certes, mais peut également achever dans les trois premiers jours les malades les plus atteints. Il est ensuite tenu pour établi que « lorsqu’un navire y aborde, quelques malades qu’il ait, il est assuré en huit ou dix jours de les revoir tous sur pied, particulièrement s’ils peuvent soutenir les deux ou trois premiers jours de leur séjour, parce que l’air y est fort subtil » (Boureau- Deslandes, S.S.T., p. 139). Qu’en conclure ? Peut-être que beaucoup de ces clichés indéfiniment répétés correspondent sans doute à la réalité objective et qu’il est assez naturel que des témoins décrivant les mêmes choses les décrivent en des termes identiques. Mais cette remarque de bon sens ne peut rien contre le sentiment que ces textes se recopient les uns les autres, qu’il y a en amont davantage d’écrit que d’observé. Les auteurs ont parfaitement conscience de s’inscrire dans une continuité sérielle qui est à la fois de l’ordre de la tradition orale et de la transmission écrite 17 . Certains voyageurs, comme Souchu de Rennefort, ne se sont pas privés de décrire l’île sans l’avoir vue ; rien de plus aisé, car une représentation collective s’est constituée parmi les habitués de la route des Indes qui précède l’expérience vécue et à la limite la rend inutile. « Ceux qui en avaient déjà fait le voyage nous faisaient entendre que c’était l’endroit de la terre le plus commode et le plus charmant », écrit le P. Vachet (S.S.T., p. 69). Il faut supposer d’autre part que les relations écrites - et pas seulement celle 16 « Là [dans le Paradis Terrestre lunaire décrit par Cyrano] ne germe point de plante veneneuse que sa naissance ne trahisse sa conservation » (ce qui implique donc qu’il ne saurait y en avoir). Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde, in Œuvres Complètes, éd. Jacques Prévot, Paris, Belin, 1977, p. 367. 17 L’iconographie a pu aussi contribuer à véhiculer ces clichés. Les Icones Quartae Partis Indiae Orientalis publiées en 1601 par les frères De Bry comportent plusieurs planches illustrant la relation de la première relâche hollandaise à l’île Maurice par la flotte de Van Neck et Warwyk (1598). Certaines, souvent reproduites, peuvent être considérées comme des variantes de l’iconographie populaire de Cocagne, notamment la planche III, qui montre des oiseaux trop curieux se laissant massacrer à coups de bâtons et une troupe d’une dizaine de personnes occupée à banqueter dans la carapace retournée d’une tortue géante (voir P. Vérin, op. cit., p. 9). <?page no="36"?> 36 Jean-Michel Racault de Flacourt - ont largement circulé : Dellon (S.S.T., p. 63), Boureau-Deslandes (S.S.T., p. 138) et d’autres s’excusent d’avoir si peu à ajouter « après ce que tant de personnes dignes de foi en ont écrit » (ibid.). La pulsion de répétition et la prégnance des topoï ont-elles occulté l’évolution réelle de l’île, laquelle en fait n’est plus déserte depuis longtemps, ce que les voyageurs s’abstiennent de signaler, ou seulement en passant ? Le seul témoignage qui fasse exception est celui des Mémoires de François Martin, qui ne sont pas destinées à la publication. Le futur fondateur de Pondichéry, alors sous-marchand à la Compagnie des Indes, visite l’île deux fois, en 1665 et 1667, dans la perspective d’une exploitation coloniale (sucre, indigo, tabac) qu’il juge d’ailleurs impossible sans recours à l’esclavage. L’évolution vers la violence de la société de plantation est déjà en marche : Martin relate les conflits entre les deux colons blancs de l’île et leurs « nègres » - des Malgaches en réalité - qui « avaient fui à la montagne après avoir manqué une conjuration qu’ils avaient faite d’assassiner les deux Français » (S.S.T., p. 41). L’intrusion de la réalité sociale coloniale est évidemment incompatible avec la topique paradisiaque : pour Martin l’île n’est pas un Paradis Terrestre, mais seulement « un des bons lieux de rafraîchissement que l’on puisse trouver après une longue route » (S.S.T., p. 44). Corrélativement il détruit aussi le mythe édénique de l’étang aux sept rivières porté sur la carte de Flacourt qui « est apparemment un jeu de dessinateur » (S.S.T., p. 45) et signale que depuis quelques années les rats pullulent, ayant apparemment survécu à la « bonté de l’air »… En somme, il existe deux visions possibles de l’île, l’une statique qui l’immobilise dans la permanence répétitive d’une topique et dans son statut d’île déserte, l’autre évolutive, qui accompagne son entrée dans l’Histoire pour le meilleur et pour le pire ainsi que la construction d’une société. Sont-elles compatibles ? Il y a pourtant un moyen de concilier l’une et l’autre : c’est le passage à l’utopie, qui conserve les topoï traditionnels en les intégrant à une construction sociale. De la topique à l’utopie-programme : Duquesne et l’île d’Eden C’est l’archipel des Mascareignes dans son ensemble, et non plus la seule île Bourbon, qui a servi de support géographique à une série de manifestations utopiques ou para-utopiques illustrant exemplairement une double continuité : continuité d’une part de la thématique de l’île déserte, héritée de Flacourt et transmise, via les relations de voyages documentaires, vers des textes dont la finalité n’est plus seulement descriptive ; continuité d’autre part du projet utopique à l’utopie « en acte » partiellement réalisée dans les faits, puis, <?page no="37"?> 37 L’imaginaire de l’île déserte et les littératures de voyages à travers le récit plus ou moins embelli de cette réalisation concrète du projet, à une forme d’utopie narrative à laquelle le romanesque n’est pas étranger. La première étape de notre parcours insulaire utopique est un opuscule publié en 1689 à Amsterdam sous le titre Recueil de quelques mémoires servant d’instruction pour l’établissement de l’île d’Eden par le marquis Henri Duquesne 18 , fils aîné du fameux Abraham Duquesne, l’amiral protestant de Louis XIV. L’ouvrage, qui regroupe en les faisant précéder d’un Avertissement quatre Mémoires sans doute diffusés d’abord en brochures, est un projet lointain de république idéale protestante comme il y en a eu plusieurs dès la Réforme, dont certains au moins provisoirement réalisés tels l’expérience de l’île de Villegagnon dans la baie de Rio (1555-1560), relatée par Jean de Léry, ou la république huguenote de Jean Le Vasseur dans l’île de la Tortue (1640-1652) 19 . Celui de Duquesne, appuyé par les autorités hollandaises et la VOC (Compagnie Hollandaise des Indes Orientales), s’inscrit lui dans le contexte nouveau créé par la Révocation de 1685 et la nécessité d’ouvrir aux Huguenots chassés du royaume de nouvelles terres de refuge afin de soulager les pays d’accueil comme la Hollande du poids économique des réfugiés 20 . Le projet comporte plusieurs axes dont le dernier seul nous concerne directement. Il répond d’abord à la question du pourquoi en analysant la 18 H. Desbordes, Amsterdam, 1689. Nous utilisons l’édition de Paolo Carile publiée en appendice à notre édition du Voyage et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales, Paris, Les Editions de Paris, coll. « Voyages et récits, domaine protestant », 1995, ci-après désignée par les initiales V.A.F.L. Le Recueil de Duquesne y occupe les pages 239 à 264. 19 Voir Frank Lestringant, Le Huguenot et le sauvage, Paris, Klincksieck - Aux Amateurs de Livres, 1990, pour les expériences coloniales protestantes au 16 e siècle. Le témoignage de Jean de Léry a fait l’objet d’une édition critique également due à Frank Lestringant (Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (1578), Paris, Le Livre de Poche, coll. « Bibliothèque Classique », 1994). A peu près contemporain du projet de Duquesne, un Plan pour former un établissement en Caroline (La Haye, Meindert Hytwerf, 1686) offre un autre exemple de programme colonial huguenot à la fin du 17 e siècle. 20 Sur le projet de Duquesne et son contexte historique, social et religieux, l’étude essentielle est celle de Paolo Carile, « La Réunion, « Refuge » protestant à la fin du XVII e siècle dans un projet d’Henri Duquesne », dans son ouvrage Huguenots sans frontières. Voyage et écriture à la Renaissance et à l’Age classique, Paris, Champion, coll. « Les Géographies du Monde », 2001, p. 97-136. Voir aussi la thèse d’Alfred North- Coombes, The Vindication of François Leguat (Port-Louis, Ile Maurice, Organisation Normale des Entreprises Limitée, 1979). Biaisé par l’hostilité de l’auteur envers les personnages dont il traite, l’ouvrage d’Emile Rainer, L’utopie d’une république huguenote du marquis Henri Du Quesne et le voyage de François Leguat (Paris, Les Ecrivains Associés, 1959) vaut surtout par les nombreux documents d’archives qu’il reproduit. <?page no="38"?> 38 Jean-Michel Racault situation historique qui milite en faveur d’un établissement lointain sur fond de réminiscences bibliques de l’Exode et de la captivité du peuple élu à Babylone. Contre les prophéties de Jurieu, et malgré l’« heureux changement qui est arrivé en Angleterre » (V.A.F.L., p. 242) avec la fuite de Jacques II et l’installation de la monarchie protestante de Guillaume d’Orange, Duquesne ne croit guère dans le rétablissement de la tolérance ni dans la possibilité d’un retour prochain des Huguenots en France, plus proche en cela du rationalisme pessimiste de Bayle 21 . Le second axe concerne la finalité politique, sociale et religieuse du projet, autrement dit le programme de république idéale huguenote à mettre en place. L’esprit évoque celui des colonies puritaines d’Amérique du Nord. Sans être à proprement parler une théocratie, la République se propose comme but premier que « ces pauvres brebis éparses soient rassemblées en un troupeau, et dans quelque retraite assurée, pour y servir et louer Dieu publiquement, qui par sa grâce les a délivrées » (V.A.F.L., p. 242). Comme les communautés sectaires américaines, elle présente un caractère élitiste et un fort repli sur soi : le projet s’adresse « aux véritables réfugiés qui le sont de bon cœur, et qui ne regrettent point les oignons d’Egypte ; car c’est à eux que ce pays de Canaan est réservé » (V.A.F.L., p. 250). Aucune mention des relations pourtant inévitables avec l’extérieur ni de quelconques contacts avec une éventuelle population autochtone : il s’agit d’une collectivité apparemment autosuffisante de « gens d’une même langue, d’une même nation et d’une même religion » (V.A.F.L., p. 241). Quant à l’organisation politique, elle part du constat d’une rupture du pacte de souveraineté (« nous ne pouvons plus compter sur l’amour et sur la protection de nos princes naturels qui nous ont abandonnés, chassés et traités comme ennemis », V.A.F.L., p. 244) et donc de la nécessité d’une reconstruction ab initio d’un ordre politique 22 . Celui-ci rappelle le système de gouvernement mixte des Sévarambes de Veiras 23 : soucieux d’éviter « la plupart des inconvénients qui se rencontrent dans les monarchies et dans les républiques » (V.A.F.L., p. 244), Duquesne prévoit un 21 Les prophéties de Pierre Jurieu (L’accomplissement des prophéties ou la délivrance prochaine de l’Eglise, Rotterdam, 1686) annonçaient le rétablissement de l’Edit de Nantes et le retour des Réformés en France pour 1689. Elles furent combattues par Pierre Bayle (Avis important aux réfugiés sur leur retour prochain en France, Amsterdam, 1690). 22 La thèse d’une rupture de contrat entre le roi et ses sujets réformés résultant de l’abandon de l’« édit de tolérance » est développée dans plusieurs ouvrages de Jurieu (Lettres pastorales adressées aux fidèles de France qui gémissent sous la captivité de Babylone, 1686 ; Le vrai système de l’Eglise, 1686 ; Traité de l’Eglise et des points fondamentaux, 1688). 23 Voir notre ouvrage, L’utopie narrative…, op. cit., p. 334-342. <?page no="39"?> 39 L’imaginaire de l’île déserte et les littératures de voyages chef élu dont l’autorité est volontairement limitée par celle d’un Sénat de douze membres, le peuple, consulté par référendum sur les grandes décisions, disposant aussi d’un droit de remontrance et de proposition. Quant à l’administration, elle est assurée par une complexe et pléthorique hiérarchie militarisée recrutée sur la base du mérite et du talent. Ce qui nous intéresse n’est pas le détail de ce dispositif institutionnel, mais son implantation géographique, troisième axe de l’ouvrage et peut-être son enjeu essentiel. L’auteur en diffère bizarrement la divulgation, se plaisant à maintenir à cet égard un suspens entretenu par le nom d’île d’Eden, référence biblique codée sans valeur toponymique précise. Le premier Mémoire reste dans le vague le plus total, parlant seulement d’« un pays non seulement habitable, mais qui, de plus, est assez commode, fertile et agréable » (V.A.F.L., p. 245) en remettant à plus tard le moment de livrer sa situation. Le second Mémoire, censé contenir « une description abrégée de l’endroit où l’on veut aller » évite pareillement de situer celui-ci tout en multipliant les indices : le climat est « à peu près semblable à celui des îles Canaries, que quelques-uns appellent Fortunées » ; la remarque sur la salubrité de l’air appelle le topos bien connu de la « prompte guérison des malades » (V.A.F.L., p. 248) ; il y est question d’ananas, de bananes, de palmiers, de riz, de cannes à sucre, mais aussi de vigne et de blé. Mais il faut attendre le quatrième et dernier Mémoire, intitulé « Description particulière de l’île d’Eden » (V.A.F.L., p. 258-264) pour que soit enfin livré le véritable nom de l’île : il s’agit de l’île Bourbon ou Mascareigne, présentée dans sa géographie et son climat, sa faune et sa flore, ses ressources culturales et son potentiel en gibier, sans oublier ses « incommodités », savoir l’ouragan annuel et l’abondance de moineaux, inconvénients minimes au regard de ses ressources, qui sont là surtout pour créer l’effet de vraisemblance et attester l’honnêteté intellectuelle du descripteur 24 . L’inventaire reprend la topique traditionnelle depuis Flacourt, y compris dans le détail - on y retrouve par exemple le lac aux sept rivières - en accentuant ce qui se rattache au mythe de Cocagne mais en estompant les éléments ambivalents ou négatifs : Duquesne signale que toutes les montagnes sont habitables, « hors une qui est vers le bout méridional de l’île qui a brûlé autrefois, et autour de laquelle les bois sont presque tous consumés et le pays aride » (V.A.F.L., p. 259) ; difficile de deviner que c’est bien d’un volcan qu’il s’agit. La nature hautement répétitive de ces clichés ne facilite pas l’identification des sources. Les principales sont apparemment la seconde édition de l’Histoire de la grande île Madagascar de Flacourt (1661) et surtout les Voyages faits aux îles Dauphine ou Madagascar et Bourbon ou Mascarenne [sic] de Du Bois (1674), la plus détaillée de toutes les descriptions imprimées alors disponi- 24 Voir Paolo Carile, art. cité, p. 133. <?page no="40"?> 40 Jean-Michel Racault bles, résumée et parfois littéralement recopiée par Duquesne, qui cependant a complètement redistribué les matériaux de l’original. Une absence à signaler toutefois dans ce tableau de l’île : est-elle ou non déserte, comme le croira assurément le lecteur de cet opuscule de propagande ? Duquesne la présente implicitement comme telle, tout en usant de formules suffisamment ambiguës pour n’être jamais pris en défaut si par hasard le contraire était avéré 25 . Or Du Bois, qu’il plagie, estimait déjà à une centaine de personnes la population de l’île à son séjour de 1671-72. En 1689, Duquesne a-t-il pu croire de bonne foi l’île abandonnée par la France ? Ce n’est pas tout à fait impossible, bien qu’une allusion fugitive à la chute de Fort-Dauphin en 1674 (V.A.F.L., p. 258) dont Du Bois ne faisait pas état le montre correctement informé de l’évolution de la situation dans l’océan Indien. Comment expliquer ce silence, qui confine à un maquillage du réel ? Sans doute d’abord par des raisons géopolitiques liées à un problème éthique personnel. L’installation de la république huguenote à Bourbon, déjà occupée par la France et son unique station de « rafraîchissement » sur la route des Indes après la perte de Madagascar, impliquait dans le contexte de la guerre franco-hollandaise alors en cours le risque d’un affrontement militaire, incompatible avec le serment paraît-il exigé d’Abraham Duquesne envers ses fils. Une autre raison tient à la logique de rupture qui est celle de l’utopie réformée tout au long de son histoire : l’île déserte, refuge du petit peuple des Justes qui ont fui la Babylone perverse, est la figure même de la table rase ; il faut donc que l’île d’Eden le soit, même si dans la réalité elle a cessé de l’être. Formes et fonctions de l’utopie insulaire : le récit de François Leguat Ce retour à l’origine du monde et à la pureté paradisiaque est beaucoup plus nettement marqué encore dans le Voyage et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales (1707) 26 . Cette relation 25 On relève par exemple : « il y a divers endroits dans le monde qui méritent d’être occupés, quoiqu’ils ne le soient pas ; la paresse ou l’impuissance de quelques-uns et quelquefois le peu de connaissance qu’ils en ont étant cause qu’ils sont négligés ou abandonnés […] » (V.A.F.L., p. 246) ; et plus loin : « on ne doit pas non plus s’attendre à trouver dans un pays nouvellement habité des champs cultivés, des vignes plantées, et les autres avantages qui se rencontrent dans un pays habité depuis longtemps […] » (V.A.F.L., p. 247-248). Duquesne semble suggérer que l’île a été occupée mais ne l’est plus à la date où il écrit. 26 Amsterdam, Jean-Louis de Lorme, et Londres, David Mortier, 1708 [en réalité octobre 1707]. D’autres éditions paraîtront en 1711, 1720, 1721, 1750, etc., ainsi que <?page no="41"?> 41 L’imaginaire de l’île déserte et les littératures de voyages sans doute un peu embellie mais globalement véridique quoique considérée jusqu’à une date récente comme un pur roman 27 constitue d’abord une tentative de réalisation concrète du projet de République de l’île d’Eden, l’utopie « en acte » prolongeant l’utopie-programme, non sans en altérer profondément les circonstances et la signification. L’important convoi de réfugiés prévu initialement s’est transformé en une modeste expédition de reconnaissance d’une dizaine de personnes, lesquelles ont été débarquées non pas à l’île Bourbon - occupée par la France depuis 1665, ce que Leguat dit avoir ignoré - mais à l’île Rodrigue, la plus petite et la plus écartée des Mascareignes. Dans cette île effectivement déserte et très rarement visitée car hors des routes maritimes s’étaient développées une flore et une faune très originales et, à l’époque du séjour de Leguat (1691-1693), encore totalement intactes. Une fois de plus la continuité d’une même topique, affichée dès le titre de Leguat par l’ancrage symbolique dans le site de l’île déserte, tisse entre les textes un véritable jeu de pistes intertextuel. Alors que la frégate L’Hirondelle passe sans s’arrêter très au large de l’île Bourbon, d’où parviennent les exhalaisons parfumées des forêts d’orangers et de citronniers, Leguat choisit d’insérer en lieu et place de la description attendue, qu’il ne peut produire faute d’y avoir abordé, une autre description antérieure, celle du quatrième Mémoire de Duquesne, lequel lui aussi n’en connaît que ce qu’il en a lu ! En somme l’île d’Eden, à travers ses avatars textuels, est vouée à demeurer un mirage lointain et inaccessible, ayant pour référent des écrits antérieurs plutôt qu’une réalité géographique concrète. Cependant, tout en perpétuant fidèlement les topoï de l’île déserte fixés depuis Flacourt, la migration de l’île de texte en texte s’accompagne à chaque fois de variations plus ou moins significatives. Malgré les guillemets qui encadrent la prétendue citation de Duquesne (V.A.F.L., p. 79-82), Leguat ne s’est nullement borné à reproduire à l’identique la description de son prédécesseur. Il la résume, supprime certains motifs tels ceux relatifs au « pays brûlé » et au volcan, en ajoute d’autres, citant d’autres sources, notamment Flacourt et la Relation d’un voyage fait aux Indes orientales de Dellon (1685) ; il emprunte au premier la carte de Bourbon, reproduite à l’identique dans son propre ouvrage, et au second l’anecdote sur l’abondance des poissons dans des traductions en anglais, hollandais et allemand. Les références renvoient à notre édition de 1995 déjà citée (abréviation V.A.F.L.). 27 Notamment par Geoffroy Alkinson, The Extraordinary Voyage in French Literature from 1700 to 1720, Paris, Champion, 1922, puis par Percy G. Adams, Travelers and Travel liars, 1660-1800, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1962. L’ouvrage d’Alfred North-Coombes (op. cit.) a établi de façon indiscutable la réalité des faits et la véracité générale du récit de Leguat. <?page no="42"?> 42 Jean-Michel Racault les cours d’eau qui « fait chanceler ceux qui passent ces rivières à gué (V.A.F.L., p. 80). Une phrase absente de la description de Duquesne mais qui lui est attribuée revient sur la question cruciale de la présence ou non des Français à Bourbon : « Je crois que les Français ont comme abandonné cette petite île » (V.A.F.L., p. 79 ; nous soulignons). On admirera ces modalisations prudentes qui cherchent manifestement à exonérer Duquesne - et Leguat par la même occasion - de tout soupçon de déloyauté au nom de la bonne foi ignorante. L’ajout le plus remarquable se trouve à la fin de la description : Si quelques inconvénients de notre Eden vous font de la peine, disait M. Duquesne, mettez dans un des bassins de votre balance les chenilles, les mouches et le moineaux de cette île, avec un ouragan par an ; et joignez la SANTE, la LIBERTE, la SÛRETE, l’ABONDANCE et la TRANQUILLITE. Dans l’autre bassin, pour contrepeser les trois espèces de petits animaux importuns que nous avons nommés, mettez toutes ces étranges bêtes que notre célèbre Molière appelle des Harpagons, des Grapignants, des Purgons, des Macrotons, des Mascarilles, des Métaphrastes, des Trissotins et des Sot-enville. Ajoutez à cela des Dragons et des Escobars, des Rats-de-Cave et des Rats-de-Grenier, l’esclavage, la pauvreté, les alarmes, et mille misères ; et après cela, levez la balance (V.A.F.L., p. 82). Duquesne, faut-il le préciser, n’a évidemment rien écrit de tel. Cette dénonciation des contraintes sociales, des ridicules, et de l’intolérance est imputable à Leguat ou plus vraisemblablement à son éditeur François- Maximilien Misson, homme de lettres réformé réfugié à Londres, dont la violence satirique est aisément reconnaissable 28 . Ainsi placée dans un rapport d’évaluation comparative avec le monde social, l’île d’Eden ajoute aux divers éléments topiques de l’île déserte une nouvelle caractéristique positive, celle d’être une anti-société. C’est l’expérience vécue par Leguat à l’île Rodrigue, ou plus exactement - la nuance est importante - le récit qu’il en donne qui actualise véritablement le potentiel d’altérité sociale, autrement dit d’utopie, que l’île d’Eden laissait à l’état virtuel. Le bilan que dresse le voyageur - ou plus vraisemblablement et une fois encore son interprète Misson - de ses deux années de séjour dans cette petite île effectivement déserte à son arrivée n’est qu’une reformulation à peine modifiée, concluant ici la préface du livre, du propos prêté à Duquesne sur l’île d’Eden : Après tout, j’ai respiré là un air admirable sans la moindre altération de ma santé. J’y ai été nourri en prince, dans l’aise et dans l’abondance, sans pain et sans valet. J’y ai été riche, sans diamant et sans or, comme sans ambition. J’y ai goûté un secret et indicible contentement de ce que j’étais 28 Sur le rôle de Misson, voir l’introduction de notre édition. <?page no="43"?> 43 L’imaginaire de l’île déserte et les littératures de voyages moins exposé qu’à l’ordinaire aux tentations de pécher. Recueilli très profondément en moi-même, mes sérieuses réflexions m’ont fait voir là, comme au doigt et à l’œil, le néant d’une infinité de choses qui sont en grande vogue parmi les habitants de cette malheureuse terre ; de cette terre où l’Art détruit presque toujours la Nature sous prétexte de l’embellir ; où l’Artifice, pire que l’Art, l’Hypocrisie, la Fraude, la Superstition, la Rapine exercent un tyrannique empire ; où tout, pour ainsi dire, n’est qu’Erreur, Vanité, Désordre, Corruption, Malice et Misère (V.A.F.L., p. 52). Tant du point de vue politique, social, économique, que moral et religieux, Rodrigue incarnerait donc l’Autre radical et pleinement positif d’un monde européen corrompu par l’artifice. Mais de ce que fut réellement l’expérience vécue par Leguat et son groupe à Rodrigue, nous ne savons que fort peu de choses, et si les archives du Cap ou de Hollande permettent de confirmer la réalité de cette expérience, mise en doute jusqu’à une date récente, elles laissent supposer une situation moins idyllique que ne le prétend l’auteur : dès leur arrivée à Maurice, une supplique est adressée aux autorités hollandaises par Ancelin et Thomas afin d’être délivrés de la tyrannie de leurs compagnons. Les mêmes sont qualifiés par Leguat, sans doute dans un moment de distraction, de « valets » (V.A.F.L., p. 150), terme peu compatible avec la parfaite égalité qu’il attribue aux « huit rois de Rodrigue » (V.A.F.L., p. 133). La décision très risquée de construire une embarcation de fortune pour tenter de gagner l’île Maurice - contre l’avis de Leguat - au terme de deux années de solitude jette de surcroît un sérieux doute sur le caractère euphorique du séjour et sur la positivité de cette prétendue utopie réalisée. Ce n’est donc pas à du vécu, mais à du récit que nous avons affaire ; récit occupant entre le véridique et le fictif un espace médian comme beaucoup de textes viatiques à cette époque, certes conforme à la vérité factuelle pour l’essentiel mais probablement embelli, considéré comme un roman par la majorité des contemporains et qualifié dans la préface de « roman véritable » (V.A.F.L., p. 46) par l’auteur lui-même, à moins qu’il ne s’agisse de Misson, puisqu’à toutes ces incertitudes s’ajoute celle qui concerne le rôle exact de l’éditeur. Même s’il prétend relater une tentative de réalisation d’ailleurs avortée d’un projet de société idéale, ce récit au statut incertain tend en réalité vers un autre paradigme, celui de l’utopie romanesque 29 . Considérée comme utopie narrative, la relation de Leguat est toutefois atypique, s’éloignant à la fois des modèles romanesques proposés par Foigny ou Veiras et du projet de république idéale imaginé par Duquesne dont elle se donne pour le prolongement concret. Mystique de l’Etat, manie réglementa- 29 Voir sur tous ces points, outre la préface de notre édition, les pages consacrées à Leguat dans notre ouvrage L’utopie narrative, op. cit., p. 67-74. <?page no="44"?> 44 Jean-Michel Racault riste, rigidité institutionnelle et rigueur de la hiérarchie sont équitablement partagés entre les Sévarambes et le projet de République de l’île d’Eden. Telle que Leguat la décrit - car dans la réalité les choses furent sans doute différentes - la micro-société des « huit rois de Rodrigue » ne comporte ni inégalité, ni hiérarchie, ni structure politique : chacun y jouit d’une entière souveraineté sur lui-même sans qu’il soit besoin d’en aliéner la moindre parcelle à une quelconque instance supra-individuelle. Pas d’Etat, pas même d’administration : une cabane tient lieu d’« hôtel de ville » ou de « rendezvous de la République », mais « les principales délibérations [y] concernaient la cuisine » (V.A.F.L., p. 86). C’est évidemment le cadre privilégié de l’île déserte qui permet de rompre avec le constructivisme social habituellement inhérent au genre utopique et d’opter au contraire pour ce qu’on pourrait appeler l’utopie d’une « société naturelle », termes que Leguat ne perçoit pas comme contradictoires. Le manège amoureux des couples de solitaires, grands oiseaux inaptes au vol connus presque exclusivement par sa description, lui inspire d’étranges réflexions sur ce que devrait être une société parfaite : J’envoyais l’homme à l’école des bêtes […] Je disais que, si notre ambition et notre friandise étaient réfrénées, si les hommes étaient ou avaient toujours été aussi sages que le sont les oiseaux, pour tout dire en un mot, on se marierait comme se marient les oiseaux, sans autre attirail ni cérémonie, sans contrat et sans testament, sans mien, sans tien, sans sujétion à aucune loi et sans nulle offense, au soulagement de la Nature et de la République (V.A.F.L., p. 104). Comme dans le bilan du séjour insulaire que tire la préface du livre, l’altérité naturelle de l’île procède par soustraction de tout ce qui contribue à aliéner l’homme au sein des sociétés réelle : ici pas de lois, pas de contrainte, pas de monnaie, pas de propriété privée, mais un retour à la pureté de l’état paradisiaque, comme chez les Bons Sauvages du Brésil tels que les voit Montaigne. Le récit de Leguat présente en effet la particularité de récupérer l’essentiel de la topique de l’île déserte telle qu’elle s’est constituée depuis Flacourt pour en faire le support de son étrange utopie d’une société revenue à l’état de nature. D’emblée, les paysages de l’île font surgir des comparaisons ornementales (« diverses cascades, bassins et nappes d’eau qui orneraient les jardins d’un prince », V.A.F.L., p. 85) et des réminiscences littéraires (les bords du Lignon et « ces divers endroits enchantés qui sont si agréablement décrits dans le roman de M. d’Urfé », V.A.F.L., p. 84), mais la référence biblique à l’Eden est encore une fois la plus prégnante : Nous admirâmes les secrets et divins ressorts de la Providence qui, après avoir permis que nous eussions été ruinés dans notre patrie, nous en avait <?page no="45"?> 45 L’imaginaire de l’île déserte et les littératures de voyages ensuite arrachés par diverses merveilles, et voulut enfin essuyer nos larmes dans le Paradis terrestre qu’elle nous montrait et où il ne tiendrait qu’à nous d’être riches, libres et heureux, si dans le mépris des vaines richesses nous voulions employer notre tranquille vie à la glorifier et à sauver nos âmes (V.A.F.L., p. 84). Comme ses prédécesseurs, mais en transférant sur Rodrigue ce qu’ils écrivaient de Bourbon, Leguat récapitule les éléments traditionnels du « code édénique » : salubrité de l’air - aucun malade en l’espace de deux ans -, climat idéal qui « fait que l’année entière est un printemps et un automne continuels » (V.A.F.L., p. 90), campagnes florissantes et bosquets « dont le branchage admirable fait respirer à l’ombre, en plein midi, une douce et salutaire fraîcheur qui rendrait la vie aux mourants » (V.A.F.L., p. 92), anguilles monstrueuses dans les rivières, incroyable profusion d’oiseaux, de tortues de terre et de mer, de sorte qu’en tout point de l’île il suffit de crier ou de frapper sur un arbre pour faire accourir le gibier à l’appel du chasseur : Alors la Providence nous disait tue et mange, et nous n’avions qu’à battre le fusil et à faire du feu pour faire grande chère (V.A.F.L., p. 115) Cette version hyperbolique du mythe de Cocagne, que l’extrême isolement de l’île jusqu’à l’arrivée des Huguenots incite à croire vraie malgré tout, élimine ce qui sera une dimension essentielle de la robinsonnade puritaine à partir de Defoe : la nécessité du travail, à la fois moyen matériel de la survie du naufragé et instrument spirituel de son itinéraire intérieur de l’expiation à la rédemption 30 . Leguat et ses compagnons ont apporté des graines d’Europe, mais hormis les melons toutes avortent, y compris le blé, qui dégénère en ivraie. On se passera donc de pain, mais cet aliment est symboliquement lié à l’expulsion du Jardin d’Eden et à la malédiction divine du travail. Son absence, à laquelle la générosité de la nature supplée amplement, est cohérente avec la restitution de l’état paradisiaque grâce à l’utopie insulaire. Quoique se réclamant de la « pure et primitive doctrine évangélique » (V.A.F.L., p. 116), l’idéologie religieuse de la petite communauté va dans le sens d’un retour peut-être légèrement hérétique à la perfection prélapsaire. La théologie de Leguat, à la différence de celle du héros de Defoe, ne fait guère de place au péché ni à l’expiation. Il avoue aussi avoir été tenté de proposer au groupe la désignation en son sein d’un pasteur, chose conforme au principe réformé du sacerdoce universel, mais qui reviendrait également à instaurer une Eglise autocéphale privée de validation extérieure. 30 Voir les études réunies par Lise Andriès dans le volume collectif Robinson, Paris, Autrement, coll. « Figures mythiques », 1996. <?page no="46"?> 46 Jean-Michel Racault Au refermement sur l’île-Paradis prôné par Leguat, qui implique la régression primitiviste à l’état de nature, la rupture avec la société extérieure et la renonciation à la reproduction sexuée - pas de femmes dans l’île, donc pas d’avenir à long terme pour la micro-société - s’opposent l’appel du dehors et de la sexualité, donc la tentation du retour au social et à l’Histoire. Deux raisons incitent ses jeunes compagnons à fuir leur existence de loisirs et la monotonie du Paradis : l’absence de femmes et la crainte « de passer les plus beaux de leurs jours dans une étrange solitude et dans une tuante fainéantise » (V.A.F.L., p. 119). Après une traversée périlleuse jusqu’à l’île Maurice où ils parviennent par miracle, les autorités hollandaises qui les jugent suspects les déportent près de trois ans sur un îlot désolé au large du Port Sud-Est. Rien chez Leguat n’arrive par hasard : c’est évidemment à l’action de la Providence qu’il faut attribuer cette inversion de la thématique de l’île déserte, non plus Paradis Terrestre mais séjour infernal. Sans doute est-ce le châtiment infligé à ceux qui, infidèles à l’injonction biblique, ont choisi de renoncer à la retraite au désert avec le petit peuple des Justes pour rejoindre la Babylone perverse. * Quel bilan tirer de ce parcours textuel de la topique de l’île déserte, depuis les témoignages en principe purement documentaires jusqu’aux dérives utopiques aux frontières de la fiction ? Première remarque : l’opposition entre le documentaire et le fictionnel est peut-être illusoire. Flacourt décrit de seconde main une île qu’il n’a jamais vue. Au contraire le « roman véritable » (V.A.F.L., p. 46) de Leguat, selon ses propres termes, procède indiscutablement d’un témoignage vécu malgré son apparence de récit d’aventures fictives. Les textes se répètent tous, mais le premier regard qui serait à l’origine de cette chaîne de discours se dérobe toujours. En amont de Leguat il y a Duquesne, lequel reprend Du Bois, qui reprend Flacourt, mais lui-même répète ce que d’autres lui ont dit. La généalogie de l’origine, dont l’île déserte est peut-être la figure symbolique 31 , donne lieu à une quête infinie dont le terme ultime est encore un écrit, le récit biblique de la Création et la description du Jardin d’Eden, dont l’île précisément reproduit le décor. C’est en effet l’image du Paradis Terrestre qui constitue le véritable hypotexte de toutes ces prétendues descriptions, jusqu’aux détails topographiques tels que le lac central se divisant en plusieurs bras. On y retrouve la familiarité des animaux offrant à l’homme une subsistance illimitée, la salubrité de l’air 31 Sur l’île déserte comme figure de l’origine, voir notre article « Insularité et origine », Corps Ecrit, n° 32, « L’origine », 1989, p. 111-123. <?page no="47"?> 47 L’imaginaire de l’île déserte et les littératures de voyages qui guérit les malades, l’inutilité du travail, le retour heureux à l’état de nature, l’absence de hiérarchie sociale, de propriété, de monnaie, de lois. Alors que, dans la réalité, l’île Bourbon est devenue une colonie habitée de façon permanente à partir de 1665, le thème paradisiaque semble paradoxalement s’affirmer vers la fin du siècle. Il trouve son expression la plus radicale dans le récit de Leguat, lequel il est vrai a transféré ses tableaux édéniques vers l’île Rodrigue, elle bel et bien déserte. La prégnance du modèle paradisiaque explique la remarquable stabilité des topoï, donnés une fois pour toutes par la description de Flacourt, puis répercutés ensuite de texte en texte avec quelques aménagements mineurs : on constate par exemple un effacement progressif du motif du volcan, chargé d’une certaine négativité car il renvoie au mystère de l’île et à la présence d’une force inconnue potentiellement destructrice. On a déjà signalé le sentiment des voyageurs de s’inscrire dans une continuité textuelle et de reprendre des descriptions antérieures, comme si l’île était un lieu voué à une éternelle répétition du déjà écrit. Il en résulte une immobilisation forcée de son image qui met en avant le « code édénique », celui de la nature qui fournit à volonté aux besoins de l’homme, au détriment du « code heuristique », celui de la transformation de la nature par la colonisation et le travail. La distorsion ne peut que s’accentuer entre ces stéréotypes qui figent l’île dans sa perfection paradisiaque et la réalité de l’entrée dans l’Histoire par le peuplement et la destruction des ressources naturelles. Le saut dans l’utopie est probablement le moyen de résoudre cette contradiction, une utopie elle-même atypique qui, chez Leguat, n’est nullement une projection vers une altérité sociale et un avenir possibles, mais la rêverie primitiviste d’une anti-société, la nostalgie d’un retour à l’origine du monde et peut-être à la quiétude de l’état prénatal. <?page no="49"?> Biblio 17, 190 (2010) « Les Iles Fortunées » de Vincent Le Blanc N ERINA C LERICI -B ALMAS Université de Milan En 1619, le célèbre érudit Fabry de Peiresc entre en possession d’un manuscrit qui l’intéresse et qu’il pense publier. Il s’agit d’un récit de voyages autour du monde accomplis par un navigateur marseillais, Vincent Le Blanc. Le projet d’édition conçu par Peiresc rencontra toutefois beaucoup de difficultés avant d’être réalisé : l’auteur est un homme déjà âgé - il était né en 1554, donc il s’approche des 65 ans -, doté d’un caractère difficile et en plus frustré par une vie pleine de vicissitudes, voire d’événements dramatiques. Embarqué comme mousse dès son plus jeune âge, il avait pris la voie des Indes Orientales en visitant les côtes d’Arabie, de l’Inde et en poussant jusqu’au Siam, Sumatra et Java, non sans avoir essuyé un naufrage sur les côtes de Candie. A son retour, après dix ans d’absence, à Marseille, il découvre que son père et sa mère, convaincus de son décès, avaient depuis six ans fait célébrer ses funérailles ; il s’empresse alors de reprendre sa vie aventureuse qui le verra accompagner un ambassadeur d’Henri III chargé d’une mission diplomatique au Maroc : nouveau naufrage sous les murs de Gibraltar, implication dans une affaire plutôt louche à Fez, et par conséquent emprisonnement et même risque d’être condamné à mort par la justice marocaine, voilà les principaux avatars de cette nouvelle phase de son existence. Libéré par l’intervention de quelques notables chrétiens de la ville, il raconte dans son livre la suite de ses aventures : après avoir pris part à la bataille de Mucazam où périt Sébastien, le roi du Portugal, il gagne par mer Constantinople, participe en 1580 au siège de La Fère et entre ensuite dans le parti du duc d’Alençon, le frère du roi, et l’accompagne dans sa malheureuse expédition en Flandre. C’est ici que se place un événement que Le Blanc décrit dans ses mémoires comme l’un des plus dramatiques de son existence : nous sommes en 1583 et il est à peine revenu du Havre pour revoir sa ville natale. Là, dit-il, « je me mariai avec l’une des plus terribles femmes du monde, et telle que, pensant me reposer, je fus contraint pour la fuir de voyager derechef, et de fait je m’en allai en Portugal faire quelque emplette de perles l’an 1584 ». 1 1 Sur sa vie voir l’article de la biographie Firmin-Didot à la voix Leblanc (Vincent). Et, plus récemment, une thèse de G. Holtz sous la direction de F. Lestringant : Pierre <?page no="50"?> 50 Nerina Clerici-Balmas Voilà donc notre navigateur transformé en commerçant de pierres précieuses. Mais la vie sur mer devait encore le tenter pendant plusieurs années. La grande aventure est surtout représentée par le voyage aux Indes Occidentales, c’est-à-dire l’Amérique, dont il décrit le débarquement aux Antilles, et ensuite les côtes de l’Amérique espagnole et du Brésil. Le séjour aux Canaries, qui constitue justement le début de cette aventure, est contenu dans la troisième partie de son oeuvre : nous sommes à peu près en 1597 et, d’après ce qu’il nous en dit, le voyage dura environ dix ans, car l’auteur ne réapparaît en France qu’en 1606. On sait qu’il avait toujours un carnet à portée de la main pour noter tout ce qui lui arrivait et on peut présumer que, à partir de cette date, devenu desormais âgé et épuisé par une vie si tourmentée, il s’occupa à ordonner ses notes et à corriger son manuscrit. Opération qui dut s’avérer plutôt malaisée s’il est vrai que Peiresc, ayant récupéré le manuscrit après bien des difficultés - il paraît que notre auteur avait changé d’avis et ne voulait plus se séparer de ses précieux mémoires - se résolut, vu les innombrables fautes de syntaxe, de ponctuation et d’orthographe, le désordre dans la numérotation des chapitres et les nombreuses incohérences dans les faits relatés, à en confier la correction et la rédaction définitive à Pierre Bergeron, savant et écrivain parisien, et après la mort de celui-ci (1628), au jésuite Louis Coulon, spécialisé dans la publication de relations de voyages. 2 La Correspondance de Peiresc 3 nous fait part des rapports quelquefois difficiles entre lui et notre auteur. Dans une lettre de Paris datée du 30 juillet 1619, A Monsieur Vincent Blanc, en Arles, Peiresc l’informe avoir trouvé « un fort honnête homme, nommé Mr Bergeron, qui sera très aise de prendre la peine à mettre tous vos meilleurs mémoires en bons termes », et il lui recommande instamment de saisir cette occasion, « car difficilement trouverez-vous Bergeron et l’écriture du voyage à la fin de la Renaissance. Les récits de Jean Mocquet, François Pynard de Laval et Vincent Le Blanc. Thèse de doctorat de l’Université de Paris IV Sorbonne, 2006. 2 Maurice Laugaa a fait une analyse des manuscrits conservés à la Bibl. Nationale, fonds français 2033 et ancien fonds français 5652, 5590, 5591, 5592. Les pages concernant le séjour aux Canaries sont contenues dans les cotes 5592 et 2033 « qui se redoublent partiellement ». Voir son étude Les voyages fameux du sieur Vincent Leblanc dans La Découverte de nouveaux mondes. Aventure et voyages imaginaires au XVII e siècle. Actes du XXII e colloque du Centre Méridional de Rencontres sur le XVII e siècle. Gênes, 1992. Recueillis et présentés par C. Rizza, Schena ed., p. 253- 273. « Malheureusement - continue M. Laugaa (p. 269) - le manuscrit 2033 est en grande partie inutilisable, l’encre a été bue par le papier et des taches apparaissent rendant la lecture pratiquement impossible ». 3 Publiée par Tamisey de Larroque dans les Documents inédits de l’Histoire de France, Paris, Impr. Nationale, 1888-1898 en 7 vol. <?page no="51"?> 51 « Les Iles Fortunées » de Vincent Le Blanc une autre personne, si celle-là nous manque, qui se délecte d’en prendre la peine ». 4 A propos de ces rapports, dans une étude de 1992 Maurice Laugaa observe : « Il semble que le plus difficile à obtenir de Vincent Le Blanc, c’est qu’il puisse se résoudre « à un petit voyage à Paris », pour mettre au point avec Bergeron les conditions d’une réécriture du manuscrit », 5 chose qui au fond n’est pas surprenante de la part d’un homme qui, tout en ayant été un grand voyageur, est maintenant fort âgé. Tout au plus, elle peut paraître un peu comique. Quoi qu’il en soit, en 1631 l’édition de l’œuvre n’a pas toujours paru, faute, paraît-il, de Vincent Le Blanc, auquel Peiresc écrit de Rian pour lui faire ses remontrances : A Monsieur vincent blanc, en Arles, lettre datée du 26 février 1631 : « Je vous veux faire voir en bon français comme vous êtes déjà dans les livres au rang des hommes illustres, et vous donner moyen de jouir de l’édition de votre livre que vous cherchez toujours à reculer au lieu de l’avancer ». 6 Or, à travers toutes ces difficultés, on peut s’apercevoir d’une évidence que M. Laugaa souligne : « Il y a une scission, de fait, entre le voyageur et la trace écrite de son voyage », 7 si bien que, lorsqu’enfin l’œuvre parut, en 1648 - rappelons qu’entretemps aussi bien Le Blanc que Bergeron étaient décédés, le premier en 1640, le second en 1638 - avec le titre Les voyages fameux du Sieur Vincent Le Blanc, marseillois, chez l’éditeur Gervais Clousier, 8 les critiques contemporains se posèrent immédiatement deux questions maîtresses : 1. Quelle partie pouvait revenir à Vincent Le Blanc dans la version imprimée, c’est-à-dire quel avait pu être le rôle des deux correcteurs Bergeron et Coulon dans la rédaction définitive du texte ? A titre d’exemple nous trouvons dans le Grand Dictionnaire historique de La Martinière (1726) le nom de Le Blanc cité parmi ceux « dont les récits ont été corrompus par les auteurs ou par les éditeurs ». 9 Deuxième question, non moins importante que la première, et de solution tout aussi difficile : est-ce que Le Blans a vraiment visité tous les pays qu’il décrit, à partir de l’Extrême Orient jusqu’aux Indes Occidentales, ou s’est-il fondé sur le récit d’autres voyageurs qui l’avaient précédé, en rap- 4 Correspondance, vol. VII, p. 645-646. 5 M. Laugaa, loc. cit., p. 254. 6 Correspondance, cit., ibidem, p. 651. 7 M. Laugaa, loc. cit., ivi. 8 Voici le titre complet : Les voyages fameux du sieur Vincent Leblanc, marseillois, qu’il a faits depuis l’aage de douze ans jusques à soixante, aux quatre parties du monde, à sçavoir : Aux Indes Orientales, en Perse et Pegu. Aux royaumes de Fez, de Maroc, et de Guinée, et dans toute l’Afrique intérieure, depuis le Cap de bonne Espérance jusques en Alexandrie, par les terres de Monomotapa, du Preste Jean et de l’Egypte. Aux Isles de la Méditerranée, et aux principales Provinces de l’Europe, avec les diverses observations qu’il y a faites. 9 Grand Dictionnaire géographique, historique et critique, La Haye, 1726-1730, 10 vol. in-fol. <?page no="52"?> 52 Nerina Clerici-Balmas portant, au moins en certains cas, des lieux communs, des légendes connues depuis longtemps autour des pays visités ? La question de l’authenticité des voyages de Le Blanc - et par conséquent de son oeuvre - a fait l’objet de plusieurs commentaires auprès des critiques qui se sont occupés de littérature relative aux voyages. Déjà en 1920, en comparant un certain nombre d’ouvrages du XVII e siècle de ce genre, G. Atkinson considère Le Blanc un précurseur des « voyages extraordinaires », et plus précisément de ces ouvrages philosophiques qui, au XVII e siècle, faisaient des récits de voyages, vrais ou imaginaires, un moyen pour critiquer les moeurs de l’époque : « Malgré toutes les merveilles de sorcellerie, l’apparente sincérité des Voyages fameux de Le Blanc est étrangement proche du réalisme convaincant des voyages philosophiques postérieurs », et, un peu plus loin : « Au contraire, la désinvolte et courtoise fiction de Segrais est beaucoup plus proche des ouvrages de Gomberville ou de Scudéry que ceux de Foigny, Vairasse et autres qui suivirent ». 10 Plus récemment, Robert O. Lindsay, dans un article publié par l’Australian Journal of French Studies en 1979, 11 examine l’importance que d’autres relations de voyage pourraient avoir eue dans la rédaction de l’ouvrage de Le Blanc, en arrivant à la conclusion que sans doute l’auteur doit une partie non négligeable de ses connaissances aux récits d’autres voyageurs outre qu’à des sources constituées par les auteurs classiques universellement connus : « Beaucoup de ses connaissances sur le Siam, par exemple, il les a apprises d’un certain peintre et aventurier allemand, Amador Baliora, qui vécut pendant douze ou treize années aux Indes Orientales et confia ses mémoires à Le Blanc ». 12 Quant aux sources classiques" Lindsay mentionne dans sa liste Socrate, Pline, Strabon, saint Ambroise, saint Augustin et beaucoup d’autres encore. Reste enfin sans solution définitive le problème de la personnalité effective à laquelle faire remonter beaucoup des notes sur les pays visités et les peuples rencontrés : est-ce vraiment Le Blanc qui a rédigé le texte qui nous est parvenu dans l’édition imprimée, ou bien l’oeuvre des deux intermédiaires Coulon et Bergeron ne s’est pas limitée à corriger des fautes de grammaire ou de syntaxe, mais est intervenue aussi pour effectuer des opérations de réécriture au sein des commentaires et dans les citations érudites ? A ce propos Lindsay est de l’avis que la question peut être résolue seulement en comparant les copies du manuscrit avec la rédaction imprimée, mais M. Laugaa, après s’être consacré à cet examen, se voit contraint d’avouer que 10 G. Atkinson, The extraordinary voyage in French Literature before 1700, New York, Columbia Univ., 1920, p. 35. Le livre est en anglais. C’est nous qui traduisons. 11 R.O. Lindsay, Les voyages fameux : a seventeen-century travel account, in « Australian Journal of French Studies » XVI (1979), p. 323-338. 12 Ibidem, p. 333. <?page no="53"?> 53 « Les Iles Fortunées » de Vincent Le Blanc « ces travaux d’Hercule, vu l’état des manuscrits, sont loin d’être achevés ». 13 En effet, la lecture de ces manuscrits s’est révélée très ardue, car « l’encre a été bue par le papier et des taches apparaissent rendant la lecture pratiquement impossible ». 14 En l’état actuel de la question nous pouvons raisonnablement adopter la conclusion à laquelle arrive Christine G. de Uriarte dans un ouvrage collectif édité en 2000, 15 conclusion qui d’ailleurs avait été déjà avancée par des critiques précédents tels que Chinard en 1913, 16 Atkinson déjà cité, et Turbet-Delof en 1976 17 : il y a sans doute eu un voyage réel, dont la naïveté du texte que nous avons sous les yeux témoigne l’authenticité, mais l’oeuvre entière peut être inclue parmi les voyages imaginaires dans la mesure où elle tend à la fabulation, à l’exagération en relatant des curiosités ou des faits extraordinaires qui n’ont aucun fondement dans la réalité. Or, si nous parcourons les deux petites pages que Le Blanc consacre aux Canaries dans son ouvrage - au ch. II de la troisième partie qui a comme titre Voyage aux Indes Occidentales - nous nous apercevons que toutes les caractéristiques évoquées par Atkinson sont présentes dans sa description. L’auteur part d’une donnée réelle où il se pose en première personne comme témoin d’un fait incontestable, en arrivant à spécifier des distances géographiques : « Etant partis du port de S. Marie qui est à 37 degrés, nous prîmes la route ordinaire des Canaries où il y a 590 miles de chemin, entre lesquels se trouve le golfe qu’ils appellent de Las Vegas ». 18 A ce point le témoin moderne disparaît pour laisser la place à des notices puisées aux sources classiques : « Ces Canaries, dites autrefois Fortunées, eurent ce nom à cause des chiens sauvages qui étaient fort terribles et furieux, allant en troupe comme des moutons / …/ » La source est sans doute Pline l’Ancien qui, déjà en l’an 50 av. J.-C., parle de l’île Canaria, dont le nom viendrait « des énormes chiens qu’on y élève ». 19 Suit la liste de ces îles, elle aussi déjà connue depuis l’antiquité ; Le Blanc en nomme six, ignorant Lanzarote, les mêmes identifiées par le géographe Ptolomée au IIe siècle ap. J.-C. dans le sillage de Pline : la Grande Canarie (Canaria), Tenerife (Nivaria, déformée par Ptolomée en Ninguaria - qui doit son nom 13 M. Laugaa, loc. cit., p. 257. 14 Ibidem, p. 259. 15 Viajeros franceses a las islas Canarias. Repertorio bio-bibliografico y selection de textos. Istituto de estudios canarios, La Laguna, 2000. Berta Pico y Dolores Corbella Directorias, p. 38-40. 16 L’Amérique et le rêve exotique dans la littérature française aux XVII e et XVIII e siècles, Paris, 1934. 17 Les voyages fameux, dans Bibliographie critique du Maghreb dans la littérature française, Alger, Soc. Nat. d’Edition, 1976, cité par C.G. de Uriarte, op. cit., p. 39. 18 Nous avons modernisé la langue pour rendre plus facile la lecture. 19 Pline l’Ancien, L. V, p.140 de l’Histoire Naturelle, éd. Belles Lettres. <?page no="54"?> 54 Nerina Clerici-Balmas aux brumes et aux neiges éternelles qui couronnent ses hauteurs), Palme (aujourd’hui La Palma), Gomore, le nom que Le Blanc donne à La Gomera, du Fer (Hierro, dans l’acception moderne) et Fuertaventure (Capraria, selon Ptolomée, à cause des énormes lézards rampant sur les rochers de la côte). Toujours selon l’Histoire Naturelle de Pline, Canaria et Nivaria (la Grande Canarie et Tenerife) constituent les Hespérides ou Iles Fortunées. 20 Une description de ces îles nous est parvenue grâce à un druide de Skerr qui les place parmi les lieux imaginaires : une voix lui avait ordonné d’embarquer sur un mystérieux vaisseau, qui navigua pendant sept jours. Le septième jour, au soleil levant, il aperçut une terre, les arbres, magnifiques, descendaient jusqu’à la mer, les collines verdoyantes et les cimes des montagnes d’où jaillissaient des torrents limpides, étaient enveloppées de brillants nuages translucides. 21 Parmi les curiosités que Le Blanc note dans l’île de Tenerife nous relevons « le mont qu’ils appellent Pic, lequel, je crois, est un des plus hauts du monde », dont la description offre à l’auteur le moyen de mélanger un détail géographique réel à une histoire merveilleuse. Il s’agit en effet du Pic de Tenerife, le volcan Teyde en langue guanche, 22 la plus haute montagne de l’archipel canarien, qui s’élève à 3718 mètres au milieu de l’île. Le Blanc en souligne la hauteur et insiste sur la difficulté d’escalader ce sommet - « ce mont ne se peut monter que deux mois l’année, en juillet et août à cause des grandes foidures qui y règnent, et d’autant qu’il est ordinairement chargé de neiges, qui rendent l’air si froid qu’on n’y peut monter sans un grand danger de la vie » - et en effet il paraît que sa description corresponde assez fidèlement à la réalité : en 1869, un voyageur anonyme qui s’y est confronté reconnaît que le Pic de Teyde est vraiment impressionnant : « On monte sur le monstre à cheval, assez facilement dans la belle saison, avec quelque fatigue pendant la mauvaise ». 23 Il mentionne aussi les brouillards qui peuvent rendre pénible la montée et précise que jusqu’au mois d’avril le pic est couvert de neige et au sommet il y fait très froid. Mais, selon Le Blanc, si l’on arrive au sommet, on est bien récompensé, car on jouit d’une vue merveilleuse : « Du haut d’icelui vous découvrez toutes les autres îles », et là notre auteur se lance dans une description qui nous fait entrer dans le monde fantastique de la fable : « et entre autres une qui semble plutôt fable ou enchantement que vérité, car on voit cette île, et quand on veut y aller, on ne la peut rencontrer / …/ ; ils lui donnent pour cela divers 20 Ibidem, VI, 37. 21 M. Manguel, G. Guadalupi, Dictionnaire des lieux imaginaires, Arles, Lemeac, 2001, p. 197-198. 22 Les Guanches étaient une population primitive de l’archipel des Canaries. 23 Iles Fortunées ou archipel des Canaries, Paris, Librairie Intern. 1860, t. I, p. 15. <?page no="55"?> 55 « Les Iles Fortunées » de Vincent Le Blanc noms, comme la Fortunada, l’Incantade, la non Trouvada, et l’on n’en sait autre chose, sinon que le vulgaire dit que c’est une île habitée de Chrétiens, et que Dieu ne veut pas qu’elle se trouve ». Nous avons ici l’écho d’une légende bien connue, dans laquelle se fondent des éléments de la tradition classique, de la tradition celte et de celle chrétienne de Saint Brandan. Déjà Homère nomme dans l’Odyssée « l’île flottante », 24 le pseudo-Aristote parle de « l’île désertique », 25 et Diodore de Sicile de « l’île qu’on ne peut rencontrer ». 26 Les éléments de la tradition celte furent transmis par les couvents et conservés en langue gaélique. Au IXe siècle, la Navigatio Sancti Brendani raconte l’histoire d’un abbé irlandais qui avait vécu au VIe siècle, Saint Brendan, et qui navigua pendant sept ans dans différentes îles de l’Océan Atlantique, entre autres « l’île Perdue ». Cette histoire reprend une légende très répandue dans la croyance populaire du moyenâge, à une époque où les éléments d’un merveilleux magique convivaient parfaitement avec les connaissances du monde réel. Témoin de cette géographie de l’imaginaire une inscription datée vers 1235 dans le planisphère du couvent bénédectin de Ebstorf : « Insula perdita. Hanc invenit sanctus Brandanus / …/ a nullo hominum postea invenita » (Ile perdue. Découverte par Saint Brandan, mais jamais retrouvée ensuite par nul homme). Toujours pour ce qui concerne l’île de Tenerife, qui est sans doute celle qui a retenu le plus son attention, l’auteur nous fait part d’une notice qui a un fondement bien réel : à la suite d’une apparition miraculeuse de la Vierge dans une grotte où les bergers avaient l’habitude d’abriter leur bétail pendant le mauvais temps, on a fait bâtir une église dédiée à Nuestra Señora de la Candelaria. En effet, les guides touristiques de l’île signalent que dans un petit village de pêcheurs situé sur la côte sud-est, nommé la Candelaria, au mois d’août se déroule la célèbre procession de la Vierge de la Candelaria, qui rappelle cette légende. L’autre île des Canaries dont Le Blanc parle est « l’île de Fer », Hierro évidemment, qui lui offre le moyen de relater un fait merveilleux, mais qui peut trouver une explication dans la réalité : dans l’île de Fer se trouve un arbre dont les feuilles distillent de l’eau que les habitants boivent. « L’arbre est couvert d’une petite nuée de couleur entre gris et blanc, et jamais elle ne diminue ni pour tempête ni pour vent, et n’a aucun mouvement, et de là procède toute l’eau que l’arbre jette dans des cuves tout à l’entour, qui la re- 24 Homère, Odyssée, X, vv. 1-16. 25 Pseudo Aristote (III e siècle av. J.-C.), cité dans Viajeros franceses à las islas Canarias, op. cit. Introduction, p. XXIV. 26 Diodore de Sicile (entre 80 et 20 av. J.-C.), Bibliothèque Historique, V, 19-20 de l’éd. Belles Lettres. <?page no="56"?> 56 Nerina Clerici-Balmas çoivent en telle abondance qu’elle suffit à abreuver tous les habitants et leurs bestiaux, sans qu’il se trouve autre eau dans toute l’île, qui sans cela serait déserte, au lieu qu’avec cela elle est fort habitée et fructifiante ». Là encore, notre auteur a recueilli dans son journal l’écho d’une légende due à la prophétie d’un ancien « faycan » (homme qui brille, prêtre en langue guanche). Selon la légende, ce dernier avait l’habitude de scruter les horizons marins et de se retirer à la tombée de la nuit en un lieu élevé au pied d’un arbre sacré d’où s’écoulait l’eau magique. Cet arbre étrange absorbait et filtrait l’eau que certains nuages de la côte, en percutant le rocher escarpé, laissaient échapper sur les gorges où se trouvait l’arbre légendaire, déclaré sacré. 27 Or, s’il est difficile de croire q’un seul arbre puisse désaltérer avec son eau une population entière, nous trouvons quand-même une notice à l’appui de cette histoire chez un auteur espagnol, le père Juan de Abreu Galindo, selon lequel dans l’île de Hierro en l’an 1612 il y avait « un arbre à eau », une sorte de tilleul à larges feuilles où le brouillard de la nuit déposait et condensait son humidité : en une seule nuit l’arbre pouvait fournir jusqu’à 40 litres d’eau potable. 28 Donc, une donnée réelle (la rosée qui la nuit se dépose sur les feuilles d’un arbre) que les racontars des indigènes et des voyageurs amplifient jusqu’à la transformer en conte fantastique. Ainsi s’achève le séjour de Vincent Le Blanc aux îles Fortunées, qu’il abandonne, selon ce qu’il nous en dit dans un dernier paragraphe, pour s’élancer avec ses compagnons à travers l’Océan Atlantique, vers la Désirade, une des petites Antilles. Et, chose qui peut aussi susciter un sentiment de merveille chez le lecteur - ou alors il faut bien admettre qu’il devait avoir beaucoup de chance de son côté - il a soin de nous préciser que la traversée se fit paisiblement « puisque pendant les quarante jours que nous y avons voyagé, nous n’avons trouvé aucun changement, mais un même vent ou air doux et égal, qui y souffle sans cesse ». On revient donc, à la fin de notre enquête, sur la même question : comment cataloguer ce journal ? s’agit-il de voyage réel ou de voyage imaginaire ? Si, comme le dit Atkinson, 29 il y a deux sortes de voyageurs, d’un côté ceux qui écrivent l’histoire de leur voyage sans aucune prétention littéraire, en donnant rarement leur opinion personnelle, mais beaucoup de détails géographiques, militaires ou commerciaux, de l’autre côté le voyageur à l’âme sensible, qui a éprouvé des malheurs dans son pays avant de le quitter, et qui est donc prêt à découvrir le beau, l’utile et l’inconnu partout ailleurs, le 27 A. Gaudio, Les îles Canaries, Karthala, Paris, 1995, p. 148. 28 Cité par P. Schmitt, Connaissance des îles Canaries dans l’Antiquité, Latomus, 1968, p. 367. 29 Les relations de voyage au XVII e siècle, New York, 1924, p. 3. <?page no="57"?> 57 « Les Iles Fortunées » de Vincent Le Blanc type représenté par Le Blanc est assez difficile à saisir et à définir. Peut-être pourrait-on trouver une aide à la réponse dans la Préface de son œuvre dans l’édition (revue par Coulon) de 1658, mais écrite en 1631, à l’âge de 78 ans, comme il le dit lui-même. 30 Dans ce texte il met au premier plan l’attirance qu’il a toujours ressentie pour le voyage, qui pour lui signifie évidemment la possibilité de sortir de soi-même, la possibilité du dépaysement. Voyager a signifié sans doute pour Vincent Le Blanc larguer les amarres, rompre les liens qui le clouaient à la routine quotidienne d’une petite ville de province, mais à notre avis ce besoin est aussi l’indice d’un sentiment plus profond : « Car ayant toujours eu une très grande inclination à voyager, dès lors même que j’étais à peine sorti de l’enfance et que mon esprit n’était pas encore capable de raison ni d’élection, je ressentis en moi de si forts mouvements, quoique secrets, qu’il me fut impossible d’y résister, et sans rien connaître, je me jetai comme à corps perdu dans cette sorte de vie errante, que j’ai embrassée avec plus de fermeté et de résolution, y étant principalement attiré par les occasions et par le contentement incroyable que j’y prenais ; de quoi il ne faut pas beaucoup s’étonner, puisqu’à le bien considérer, toute notre vie n’est qu’un perpétuel voyage, sans repos ni demeure assurée jusques à ce que nous ayons atteint ce dernier but, auquel gît notre félicité dans un état perdurable ». Par ces mots Le Blanc rejoint une affirmation de la Bible, dont le Psautier récite : Omnes sumus peregrini super terram. 31 La vie de l’homme n’est qu’une perpétuelle pérégrination, une recherche continuelle d’un bien perdurable, que nous n’atteindrons qu’en passant de l’autre côté du rivage. 30 Paris, Clousier, 1958, p. 2. 31 Psaumes, 38.13. <?page no="59"?> Biblio 17, 190 (2010) Jean Thévenot, ethnographe des Iles du Levant M ICHÈLE L ONGINO Duke University “Les peuples des îles sont plus portés à la liberté que les peuples du continent.” Montesquieu L’Esprit des lois XVIII, 5 Jean Thévenot, appelé « navigateur géographe » par Philippe Hourcade dans le Dictionnaire des Lettres françaises 1 , a voyagé à Constantinople en 1655. Après y avoir séjourné neuf mois, il est reparti pour explorer les îles sur la route de Smyrne, et visiter enfin l’Égypte. Il était parti de Constantinople afin de fuir la peste qui s’y était déclarée pendant l’été, mais il était aussi curieux de connaître toutes les petites îles sur sa route. Son journal témoigne des escales de son parcours antérieures, que ce soit la Sicile, Malte, les îles grecques, ou les autres petites îles de la Méditerranée sur la route du Levant. Dès les débuts de son voyage, il avait manifesté sa fascination pour l’excentrisme cultivé au sein de l’insularité. Il serait difficile linguistiquement sinon impossible épistémologiquement, d’accéder aux points de vue des indigènes de ces îles, de connaître leur point de vue sur les étrangers de passage, y compris celui de notre voyageur, si le journal du débarqué ne nous fournissait un témoignage fidèle. C’est cette optique sur le monde insulaire de la Méditerranée du Levant qui nous intéresse ici. 2 Et c’est le signifiant de la figure de la femme 1 “[Paris, 6 juin] 1633 - [Miana, 28 novembre] 1667, navigateur géographe, neveu de Melchisédech Thévenot. Il visita l’Europe après un premier voyage en Orient (1656), il reprit la route de Syrie (1663) séjourna en Perse et dans l’Inde et mourut au retour. Connaissant les langues orientales, il a laissé de ses voyages un récit sincère et riche d’observations.”, Dictionnaire des lettres françaises : Le XVII e siècle, éditeur Patrick Dandrey, Paris : Fayard, 1996, p. 1222. 2 Cette étude fait partie d’un projet que j’entame sur le récit de voyage en tant que genre, et penché sur certains récits, écrits entre 1650 et 1700 dans le monde du Levant Ottoman, dont son titre provisoire : « Travel, or the Benefits of Discontent : Marseilles - Constantinople, 1650-1700. » <?page no="60"?> 60 Michèle Longino régulièrement invoquée que nous suivons comme fil d’Ariane afin de mieux saisir la méthodologie de cet ethnographe amateur (de femmes) - et peut-être aussi sa position philosophique. Fernand Braudel a réfléchi sur la nature des îles, à la fois chaînon, point d’escale, et monde à soi, susceptible pourtant de tomber radicalement sous l’influence d’une force culturelle, politique, etc. venant d’ailleurs : [L’isolement] est une vérité relative. Que la mer … enveloppe [les îles] et les sépare du reste du monde plus que n’importe quel autre milieu, c’est vrai, chaque fois, qu’elles sont effectivement en dehors des circuits de la vie marine. Mais lorsqu’elles y entrent, qu’elles en deviennent, pour une raison ou une autre (raisons souvent extérieures et gratuites), un des chaînons, elles sont au contraire activement mêlées à la vie extérieure, beaucoup moins séparées d’elle que certaines montagnes par quelque infranchissable défilé 3 . Tant que les hommes auront besoin d’eau fraîche et de provisions, et c’était évidemment le cas avant les techniques de conservation modernes, ils seront bien obligés de visiter régulièrement les îles qui se trouveront fortuitement sur leurs routes maritimes, ou bien qui détermineront par leur emplacement stratégique le dessin de ces routes. A chaque fois que ces voyageurs aborderont une nouvelle île, ou une île très connue que, pour leur part, ils visitent pour la première fois, ils entreront en contact avec une nouvelle topographie, flore et faune, et un peuple distinct, avec son histoire, sa culture, sa cuisine, ses mœurs, traditions, croyances et préjugés. Et à chaque fois, surtout avant la photo facile, grâce au journal de voyage, ils voudront fixer leurs impressions, leurs souvenirs, leurs observations pour communiquer cette expérience vécue à autrui, que ce soit au voyageur dans son fauteuil, à celui qui prépare son départ dans la même direction et aurait besoin de guide expert pour organiser son propre périple, tout comme Le Guide du Routard, ou le Lonely Planet d’aujourd’hui, ou bien au militaire qui organise sa stratégie d’attaque. 4 Le journal de voyage suit un dessein stratégique et esthétique : il fonctionne comme un dépôt d’aventures vécues, de confidences, de réflexions personnelles ; c’est le cas de celui de Jean Chardin. Ou il a l’air plutôt d’un registre exact, de comptabilité du temps passé, des choses vues, des curiosités 3 Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Vol. 1 : “La Part du milieu,” Paris : Armand Colin, 1979, 179. 4 Frank Lestringant, Le Livre des îles : Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Genève : Droz, 2002 ; Lestringant souligne la susceptibilité des îles à l’acte qui se voudrait d’abord épistémologique et qui aboutit en possession : « Substituer un semis d’îles à des profondeurs continentales inexplorables, […] revient à fragmenter le réel pour mieux le définir, le décrire, et, en définitive, le posséder. » (p. 14) <?page no="61"?> 61 Jean Thévenot, ethnographe des Iles du Levant examinées, des objets découverts, et peut-être même des prix négociés - ce qui est le cas pour Antoine Galland. Pour l’artiste Grelot, la relation de voyage est une sorte d’encadrement textuel, qui élabore et met en relief les gravures tirées sur les dessins qu’il a faits à Constantinople de cette ville afin d’en faire un album susceptible de plaire au roi et de par là faire sa fortune. Mais le journal peut aussi fonctionner comme forme d’auto-discipline rigoureuse et consciencieuse de l’observateur. C’est le cas du journal de Jean Thévenot, car, sans marquer le temps ni trop insister sur les dates, mais plutôt en privilégiant l’éternelle copule, ce journal ou plutôt cette « relation » de voyage de Jean Thévenot se veut un registre compréhensif, vrai, et totalisant du temps passé, et des lieux visités ainsi que des moeurs observées. Apparemment, Jean Thévenot, scientifique avant la lettre, s’est assigné la tâche de voir, de connaître, d’apprendre et d’écrire sur tout ce qui lui tomberait sous les yeux au cours de son périple. Il aura, selon l’éditeur Stéphane Yerasimos, produit aussi un herbier qui représente en détail la flore des îles dans toute leur spécificité à chacune. L’île vue par le naturaliste présente un concentré de particularités uniques propre à l’intriguer. Pour ce qui est de saisir le mode de vie des habitants insulaires, Thévenot va poser sur eux et sur leurs coutumes le même regard attentif. Comme un ethnographe de la vieille école qui ne sait pas encore ou ne veut pas savoir que sa propre subjectivité entre en jeu à chaque fois qu’il fait la moindre observation, Thévenot se montre complètement neutre, objectif, capable de saisir la réalité, sans aucune interférence et de transmettre cette vérité à son lecteur parisien, son voyageur en fauteuil, ou au voyageur futur. Selon Yerasimos, le journal de Thévenot a été sélectionné pour entrer parmi les premiers livres à paraître dans la prestigieuse collection de « La Découverte » de François Maspéro. La justification de ce choix, l’attrait de Thévenot en tant que voyageur modèle, dit l’éditeur, c’est qu’« il correspond le mieux à l’image du voyageur moyen de son temps » 5 . Eduqué, sans profession, sans besoin ou désir de gain matériel, poussé apparemment par la seule curiosité, comme Descartes qui était parti lire dans « le grand livre du monde », Thévenot se comportera en prototype du voyageur désintéressé. De nos jours, il correspondrait plutôt au profil du ‹touriste savant› par cette même raison d’absence de motivation instrumentale, mais aussi sans la connotation moderne de ‹vacancier.› 5 Jean Thévenot, Voyage du Levant, éd. Stéphane Yérasimos, Paris : François Maspéro, série “La Découverte,” 1980, 5. (titre original : Relation d’un voyage fait au levant, dans laquelle il est curieusement traité des Etats Sujets au Grand Seigneur, des Moeurs, Religions, Forces, Gouvernements, Politiques, Langues et Coustumes des Habitans de ce Grand Empire, Paris, Louis Billaine, 1664.) <?page no="62"?> 62 Michèle Longino A la différence de Chardin et de Galland, Thévenot n’organise pas son texte selon les dates dans le cheminement textuel de son itinéraire, mais il se contente de les noter de temps en temps. Et, en fait, le titre original de son livre est : « Relation », genre impliquant un tout autre rapport entre le sujet et son savoir, et, par conséquent un tout autre style. Ce sont les sous-titres qui ponctuent sa narration, et qui sont censés marquer les progrès de son périple et organiser la présentation de ce qui capte son attention, de ce qui mérite commentaire sur la route. Cette absence d’une sorte de calendrier suivi mais plutôt intermittent donne à penser que le voyageur a peut-être attendu de se trouver à loisir quelque part, même peut-être de retour en France avant de s’adonner à fixer et organiser ses impressions et notes par écrit. L’absence de ce signe de l’immédiateté du vécu écrit témoigne d’une distance qui se veut peut-être une distance de sagesse - (« j’ai tout vu, je suis le sujet censé savoir, faites-moi confiance » ou bien comme dans les Commentaires de Jules César : « je suis venu, j’ai vu »). Cette nonchalance concernant la ponctualité, cette absence intermittente des dates, de la contingence du vécu dans le temps communique aussi la suggestion d’un savoir qui se veut encyclopédique et catégorique 6 . La chronique serait plutôt de l’ordre du contingent, tandis que le constatif de la relation implique le savoir pur et dur, et se communique par l’ellipse du sujet observant et le déploiement du présent gnomique. La relation s’organise donc par sous-titres définitifs. Prenons comme exemple la déclinaison de l’une des îles, Chios, qui nous concerne ici : « De la ville de Chio, » « Des arbres de Mastic, du Monastère de Niamoni, et de l’école d’Homère, » ou bien « De quelques villages de l’île de Chio, » ou « De l’île de Chio, et de ses habitants. » Nous remarquons tout de suite la tournure latiniste « De » dans les titres : cette prise de position classique annonce une rhétorique d’assertion indiscutable. Elle va introduire sans faille la copule « est » dans le texte, ainsi qu’un discours généralisant. Cette copule est signalée par Edward Saïd comme indice sûr d’un discours orientaliste, que ça traite des paysans de l’Auvergne, des juifs de Paris, ou, ici des habitants de Chios. 7 Quant au « je » qui prononce, il va raconter les circonstances de ses déplacements, et parfois certaines de ses aventures, mais ce « je » est souvent occulté. Le sujet diégétique est souvent un sujet en voyage, en route d’un 6 A ce sujet, voir aussi mon livre, Orientalism in French Classical Drama, Cambridge : Cambridge UP, 2002. 7 Edward Saïd, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, Paris : Seuil, 1980, p. 89 : “Elles [les figures du discours associées à l’Orient] vont de soi ; le temps qu’elles emploient est l’éternel intemporel ; elles donnent une impression de répétition et de force ; elles sont toujours symétriques et cependant radicalement inférieures à leur équivalent européen, qui parfois est spécifié, parfois non. Pour toutes ces fonctions, il suffit d’utiliser la simple copule est. Ainsi, Mahomet est un imposteur.” <?page no="63"?> 63 Jean Thévenot, ethnographe des Iles du Levant endroit à l’autre, et par conséquent, subordonné au pluriel, « nous. » Il figure dans la personne collective notamment dans les passages de transition entre destinations, ce qui marque la nature partagée de presque tout voyage sur mer : « Je m’embarquai le mercredi onze octobre au matin ; un peu après nous eûmes un très mauvais temps, qui me fit repentir plus d’une fois de ma curiosité, et il nous fallut coucher dans la barque proche de terre. » (142) Tout de suite, aussitôt débarqué, en élidant les circonstances et singularités de son expérience, le voyageur passe au discours scientifique de l’observation et de la description sans trop insister sur la subjectivité qui fait ce travail, comme s’il n’y avait pas d’engagement personnel, mais juste des constatations factuelles. Donc, la scansion narrative au cours du trajet est au passé simple, et figure un « je » ou bien un « nous » qui énonce, et tient du genre « journal. » Mais quand le « je » se retrouve sur terra ferma, il disparaît quasiment, et le temps est au présent ; le discours est non-temporalisé et non-subjectivé. Et le lecteur assiste au déploiement du savoir, de l’observance. La tentation de prononcer des vérités sur les îles du Levant à l’époque de Thévenot est particulièrement forte : ce sont des petits mondes, assez distincts encore, isolés les uns des autres qui, malgré leurs populations mixtes et complexes, leur susceptibilité à la porosité, sont peu contaminés les uns par les autres. Elles font penser à un état de l’humanité figé, primitif, archaïque. Ces mondes se veulent à l’abri de toute attention, de tout élan capitaliste, puisque, de toute manière, ils savent très bien que toute la fortune qu’ils accumuleront sera saisie par le grand Seigneur et ses représentants. Entre parenthèses, là où il n’y a pas d’accumulation, il n’y a pas d’histoire, mais un état qui se rapprochera plus visiblement de l’état originel de l’humanité. Ils s’engagent et se contentent plutôt de prospérer juste au niveau de la subsistance, afin de ne pas attirer l’attention avide des Ottomans ou des pirates. Ces microcosmes ont chacun nourri leur propre culture, leurs mœurs, leurs idiosyncrasies. Leur petite taille encourage le visiteur de passage à présumer une connaissance complète et totale en retour d’un investissement temporel minime. Mais ces îles sont aussi des communautés, fermées, qui semblent bien savoir garder leurs secrets. Les tours de garde montées sur les falaises sonnent l’alerte contre toute invasion ou intrusion, qu’elle soit amicale ou hostile. Dans ces petits mondes isolés, se retrouvent des îles encore plus austères, coupées de tout contact humain ; ce sont les monastères et couvents perchés sur les cimes des montagnes, ou sur des roches inaccessibles, des microcosmes fermés en miniature dans ces îles. Mais certains de ces cloîtres sont en fait ouverts. Ce qui paraît secret n’est qu’une illusion ou fantasme, en fait d’une pénétration facile - le fantasme épistémologique par excellence. Qui évoque la notion d’île, comme le fera Thévenot, signale aussi un autre aspect de ce monde communautaire ; dans les mers que traverse notre <?page no="64"?> 64 Michèle Longino voyageur, plusieurs cultes religieux et plusieurs ethnies cohabitent dans un splendide isolement : musulmans, juifs, orthodoxes, Européens, Turcs. Pour l’indigène de l’île, il n’est pas besoin d’attendre l’étranger débarqué pour savoir ce que veut dire altérité ; il négocie tous les jours avec des gens qui ne sont pas pour ainsi dire les siens. Par exemple, la rencontre de notre ethnologue avec cette même île de Chios, près de Izmir, autrefois Smyrne, et ses observations sur sa population nous permet de saisir la diversité insulaire typique de la région. Chios, île grecque sur la côte de l’Anatolie, sous la dominance turque à l’époque, ayant subi plusieurs maîtres - les génois et les vénitiens dans le temps, se trouve au 17 e siècle gouverné par un pacha turc, mais le vice-consul français ainsi que d’autres représentants de puissances commerciales dans la région affiche lui aussi sa présence. Turcs, juifs, orthodoxes, latins, commerçants, tous partagent ce même espace circonscrit. Il faudra attendre Delacroix et son terrifiant tableau du « Massacre de Scio » en 1824, pour voir la brutale explosion des relations d’inimitié entre les Turcs et les Grecs. Mais les tensions entre ces groupes ethniques et religieux sont déjà palpables et entrent dans les observations de Thévenot. Pour ce qui est du 17 e siècle, la politique de cette petite île est résumée dans ces quelques mots du voyageur : Les Chiots sont presque tous chrétiens, et il y a fort peu de Turcs : de ces Chrétiens il y en a une bonne partie de catholiques romains, les autres suivent l’Eglise grecque. Tous ces gens, tant les grecs que les latins, tiennent beaucoup de l’humeur des Génois, qui les ont autrefois gouvernés. (159) Mention est faite aussi des juifs de l’île, comme communauté non intégrée, vivant à part, mais participant néanmoins à la vie commerciale et culturelle de l’île. Comme à chaque arrêt, comme à Constantinople et dans tous les autres coins où il fait escale, Thévenot cherche à saisir la particularité la plus éloquente et succincte pour bien représenter les îles dans leur singularité. Et souvent, au début d’une visite, avant de passer du discours du voyageur scientifique à celui de l’observateur scientifique, Thévenot négocie la transition sous mode d’anecdote qui raconte les tout premiers contacts du « je » voyageur nouvellement arrivé et son insertion dans un nouveau monde. Le plus souvent, il ne peut pas se passer de commentaire sur la population féminine. La question se pose : pourquoi l’attention portée aux femmes ? Il offre comme une série de profils ou de traits féminins pour décrire ses impressions sur les différentes îles. Les femmes fournissent son point d’entrée en terra incognita. Cette tendance à se focaliser sur la population féminine est d’autant plus frappante qu’elle est basée sur le contact direct et l’expérience vécue plutôt que sur la spéculation, la tendance la plus fréquente chez les Euro- <?page no="65"?> 65 Jean Thévenot, ethnographe des Iles du Levant péens au Levant, qui fabulent et rêvent devant la femme voilée et séquestrée qui est la norme dans l’empire ottoman. Effectivement, les femmes des îles jouissent paraît-il, d’une plus grande liberté, et le visiteur de la ville de Chios peut facilement entrer en contact direct avec elles, même les religieuses ! « Je me souviens d’être entré dans un de ces couvents, où je vis des chrétiens et des Turcs de-ça et de-là, ensuite étant entré dans la chambre d’une des sœurs, je trouvai qu’elle avait des bontés qui passaient les bornes de la charité chrétienne. » (143) Passé le point d’entrée et l’anecdote transitionnelle, Thévenot se lance dans l’observation des particularités du genre féminin local. Outre des remarques sur les costumes et les coiffures différentes des femmes, dans l’île de Chios, par exemple, il sera fasciné par leur usage particularisant du mastic, produit principal d’exportation de cette île : « Ce mastic est une gomme blanche, de fort bonne odeur, qui entre dans la composition de plusieurs onguents, mais les Grecs en dissipent une grande quantité à mâcher, et encore plus les femmes et filles, qui en usent si souvent, qu’elles ne sont jamais sans un morceau de mastic dans la bouche (148) ». (Ainsi désormais ce n’est plus les soldats Américains que nous accuserons d’avoir introduit le maudit « chewing gum » en Europe ! ). Thévenot va commenter longuement et assez souvent la liberté dont jouissent les femmes de l’île, trait qui doit être frappant d’autant plus que cette liberté fait contraste avec le renfermement des femmes plus typique des sociétés au Levant : Les Chiotes aiment fort la danse, aussi bien que les Chiots, et tous les dimanches et fêtes, on voit tout le monde, tant hommes que femmes pêlemêle, danser en rond le soir et toute la nuit, aussi bien à la ville qu’aux villages, et un étranger nouvellement venu, et qui ne connaît ni est connu de personne, s’y peut mettre librement comme les autres et donner la main à la plus belle, sans aucun scandale … Les femmes de cette île se sont tant conservé la liberté 8 , tant à la ville qu’aux villages, que les filles passent ordinairement les journées et les soirées sur leurs portes, causant et jouant avec leurs voisines, ou regardant les passants, et chantant : et un étranger qui ne les aura jamais vues peut sans scandale s’arrêter et parler à celle qui lui plaît, laquelle l’entretiendra et rira avec lui aussi librement que si elle le connaissait depuis plusieurs années. (161) Cette observation annonce la théorie de Montesquieu, qui viendra quelques décennies après, dont la sagesse et l’appui auront été développés en conséquence surtout de ses lectures des voyages des autres : « Les peuples des îles sont plus portés à la liberté que les peuples du continent 9 . » 8 C’est moi qui souligne. 9 Montesquieu De l’Esprit des lois. Paris : Editions Garnier Frères, éd. Gonzague Truc, 1961, Vol. I, Livre XVIII, Chapitre 5, p. 296. <?page no="66"?> 66 Michèle Longino Thévenot trouvera les femmes de Chios magnifiques à quelques détails près : Pour les femmes, elles sont très belles, et de taille avantageuse, elles ont le visage blanc comme le plus beau jasmin, qu’elles portent ordinairement à leur tête, et je n’ai vu aucun pays dont les femmes aient au visage tant de beauté et tant d’agréments, je dis au visage, car elles ont le sein tout brûlé du soleil, et tout noir, ce qui m’a souvent étonné, vu qu’elles ne prennent pas plus de soin à conserver le visage que le sein (159) 10 . » Il sera aussi charmé par la personnalité de ces femmes : « Elles ont toutes de l’esprit, mais esprit enjoué et gaillard, qui les rend les plus agréables personnes de la terre (160), n’était ce qu’elles sont vaniteuses, » ajoutera-t-il rapidement après. Il va répéter systématiquement le même geste implicitement comparatif ; ainsi, pour l’île de Nixia : […] les femmes sont plus obstinées que les hommes, et se mêlent fort des affaires d’autrui.Ces femmes portent plus de dix robes l’une sur l’autre, de sorte qu’à peine peuvent-elles cheminer, et leurs souliers sont si étroits, que le pied n’y saurait presque entrer, mais elles sont assez honnêtes femmes. (167-168) Ou encore : pour l’île de Tine : « Les femmes y sont bien faites, et assez courtoises. » (169). Pour l’île de Mylos : « L’habillement de leurs femmes est fort laid, elles parlent très mal, et ne peuvent pas prononcer la lettre ‹l› [sic]. (175) » 11 . Encore pour Thermia : « Les femmes de Thermia sont honnêtes femmes, bien faites et vêtues fort joliment » (177). Ou pour l’île de Scyra : 10 Pierre Ronzeaud. Peuple et représentations sous le règne de Louis XIV : les représentations du peuple dans la littérature politique en France sous le règne de Louis XIV. Aix-en-Provence : Université de Provence, 1988 (p. 255-59) : Ronzeaud signale que la mention de ‹teint noir› dans les textes du 17e siècle dénotait toujours un paysan membre de la classe ouvrière. Sa thèse explicative paraît plus probable que celle proférée par Jean-Jacques Vincensini au cours du colloque, pourtant logique aussi, à savoir que ces femmes portaient sans doute des chapeaux qui protégeaient leur visage mais laissaient leur sein exposé ; cette dernière idée me semble moins plausible puisque, étant donné son oeil pour le détail, Thévenot aurait fait mention de ces chapeaux s’ils figuraient dans les profils physiques des femmes observées et commentées. Il se peut bien aussi que le teint blanchi de la figure de ces chiotes soit l’effet d’un onguent de ce mastic, mentionné plus haut. 11 Vérifié contre la première édition de Louis Billaine, de 1664, Ch. LXIX, p. 206 : « Elles parlent très mal et ne peuvent prononcer la lettre ‹l,› » ainsi que contre celle de 1665 par le même éditeur, qui dit la meme chose et qui a servi de texte de base à l’édition de 1980 de François Maspero. <?page no="67"?> 67 Jean Thévenot, ethnographe des Iles du Levant « Les habitants de cette île sont dévotieux, et principalement les femmes qui sont fort simples. » (178). Et en titre de dernier exemple, l’île de Nicaria : Les femmes y sont les maîtresses ; aussitôt que le mari est arrivé de quelque part, sa femme va à la marine prendre les rames, qu’elle porte à la maison, avec les autres hardes ; après cela le mari ne dispose de rien sans permission. (181) Cette dernière remarque nous propose carrément l’espace de l’île comme un domaine organisé en matriarcat. Etant donné la fréquente absence des hommes, partis chercher le prochain repas poissonneux, ou en quête d’aventure, ou à la guerre, ou pour des raisons commerciales, tout comme leur prototype Ulysse, ces hommes insulaires, dès que rentrés, se remettent sous la tutelle de leurs Pénélopes. Thévenot donne de multiples exemples de cette diversité à la féminine, mais ce qui est intéressant c’est d’étudier leur fonction comme figuration de la distinction nette entre une île et l’autre, même celles en proximité l’une avec l’autre, ayant chacune sa propre phénoménologie 12 . La femme surtout, figure de la différence même dans la culture propre de Thévenot, fonctionne comme marqueur économe, dans son discours de voyageur, pour communiquer la particularité de chaque petit monde. Elle sert comme mesure de comparaison, à partir toujours de la norme européenne française, où la femme incarne la différence contrastée à une norme qui s’impose le plus souvent comme masculine ou européenne. Le fait que la femme ici fonctionne comme signifiant pour démarquer la spécificité de chaque île, signale le fait que Thévenot est à la recherche de l’exotique, et comme d’habitude, presque comme réflexe masculin, il va se concentrer sur la femme pour signaler cet exotisme tellement désiré, ne serait-ce que pour confirmer qu’un voyage dans un monde aussi lointain découvre à la fin la même altérité que celle de chez soi, mais plus remarquable (dans le sens propre du terme) dans son étrangeté que celle de tous les jours en France. 12 Cela ne veut pas dire que la population masculine passe totalement sans commentaire. Mais ce commentaire ne fait que renforcer l’impression d’un monde à l’envers où les rôles des sexes sont invertis : les hommes font un travail normalement (c.à-d. en France) réservé aux femmes, notamment le marché ; et donc par là ils sont féminisés. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue qu’ils restent de cette manière en contrôle total des dépenses, de l’argent du foyer. Sur l’île de Chios, par exemple : « Ils [les hommes]sont vêtus à la génoise, ils sont laids, et quoiqu’ils soient de belle taille, leur visage fait peur ; ils sont fort superbes, et toutefois tant les gentilshommes que les autres vont librement à la boucherie et au marché acheter ce qu’il faut pour le ménage, et l’apportent à la main par la rue à découvert sans aucune honte. » (Jean Thévenot, Voyage du Levant, 159) <?page no="68"?> 68 Michèle Longino Toutefois, chemin faisant, ce qu’il découvre et remarque, c’est l’état de nature de ces femmes. Elles ont, dans ces mondes archaïques, conservé leur liberté, liberté féminine qui est donc de l’ordre de la nature, qui serait donc leur droit naturel. Et notre voyageur par ainsi se prononce stoïcien. L’ordre de la nature a été corrompu sur les continents, mais ici, dans ces mondes insulaires, tout comme dans celui de Sapho qui sera célébré lui aussi à la même époque par Mlle de Scudéry, et cultivé dans les serres des mondes clos des salons, la liberté féminine peut se conserver et fleurir dans la nature, et notre stoïcien peut apprécier. <?page no="69"?> L’île et l’odyssée romanesque <?page no="71"?> Biblio 17, 190 (2010) L’ île et ses manifestations dans la littérature française du XVII e siècle A LIA B OURNAZ B ACCAR Université de La Manouba-Tunis A la suite des grandes découvertes, événements et institutions ont ouvert la France à la marine. L’étendue de l’élément liquide et de sa géographie fut préparée, alimentée et enrichie par des témoignages écrits : Relations de voyages ou de captivité, Traités, Essais…Cette production stimule l’inspiration des écrivains qui lui témoignent un grand intérêt. La France du XVII e siècle se familiarise ainsi avec la Grande Bleue qui devient un thème littéraire par excellence. Ce fut l’objet d’étude de ma thèse d’État, soutenue à la Sorbonne- Nouvelle en 1988 et publiée voilà bientôt vingt ans 1 . Aujourd’hui, je voudrais réfléchir sur le sort qui a été réservé à l’île par les littérateurs. Je vous propose d’aller à la découverte d’un panorama littéraire dont il a fallu gérer l’abondance. Il nous permettra de prendre connaissance des diverses perceptions que narrateurs et dramaturges français ont eu de l’étendue de terre ferme émergée dans les eaux maritimes et des fonctions qui lui ont été attribuées. Il s’agira donc, pour nous, de découvrir le mécanisme de la création littéraire et la manière dont ce topos a été utilisé par les écrivains et pourquoi ? A la lecture de ces multiples extraits, l’île s’impose, d’ores et déjà, comme une entité géographique avant de perdre progressivement cette spécificité sous la plume des écrivains consultés. Havre de quiétude et de paix, elle est en effet, décrite en ces termes par Mlle de Scudéry : A six ou sept mille des costes de Normandie, et vis à vis des hautes falaises de Ioubour, qui s’appelle l’Isle d’Origni : où parmi les bancs de sable et des Rochers, ces Pirates s’estaient fait des cabanes, et une habitation cachée(…) ce fut là, Seigneur que, dans un petit port que forme et que couvre une 1 - Alia Baccar, La Mer source de création littéraire en France au XVII e siècle français, Biblio 17 n° 62, Tübingen 1991. <?page no="72"?> Alia Bournaz Baccar 72 grande Roche, qui se courbe en demy rond, nos corsaires firent décharger leur prise, et se délasser des fatigues de la mer 2 . Le souci de vraisemblance anime le narrateur qui veut se conformer à la réalité. La description est succincte et concise ; en peu de mots, l’héroïne nous renseigne sur l’essentiel : situation exacte, relief, orientation, distances et contenu. L’île offre la vue d’une côte montagneuse ayant l’aspect d’une abrupte falaise rocheuse. Mlle de Scudéry en rend compte grâce à une armature linguistique adéquate : sémantique appropriée, lexique concret, mentions de formes et notations visuelles…. D’autre part, c’est aussi une entité historique offrant aux écrivains des possibilités variées. Prenons le cas de la Méditerranée. Comme nous le savons, en ce temps-là, elle était la scène d’affrontements sanglants entre les forces navales occidentales chrétiennes et les forces navales orientales musulmanes. L’enjeu était la suprématie commerciale sur les eaux et la convoitise des biens tant humains que terrestres. Ces affrontements maritimes ont constitué la trame essentielle des rapports entre les deux rives de la Méditerranée du haut Moyen Age à l’Époque Moderne ; il est l’un des traits les plus marquants de Mare nostrum. Si ces moments épiques ont forcément entraîné la capture de chrétiens et de musulmans dont l’esclavage et le rachat ont conditionné l’histoire méditerranéenne, ils ont été aussi source d’inspiration littéraire, par excellence. Bien souvent, les pirates dépassent les limites maritimes pour accoster sur les rivages, faire des incursions à l’intérieur des terres et enlever les habitants des villages côtiers. Ce fut le fait vécu par le roi de Chypre et de sa fille : Mlle de Senecterre repose son intrigue romanesque sur son enlèvement. C’est la situation initiale dont va découler son roman La Suite et conclusion d’Orasie : « Il (le roy de Chypre) n’avait point eu de joie depuis que les pirates lui eurent enlevé sa fille qui se jouait avec d’autres sur le bord de la mer, dont il n’avait jamais eu de nouvelles certaines » 3 . Conformément à la réalité, les pirates pillent et font razzia sur tout ce qu’ils trouvent, puis se réfugient sur les îles qui leur servent aussi de comptoirs de commerce. En effet, après avoir savouré leur retraite, ils cherchent à tirer profit de leur butin, c’est ce que dévoilent ces quelques lignes tirées du Polexandre : « Le beau temps étant revenu, les corsaires quittèrent leur asile et ayant fait voile par le détroit, ne mouillèrent l’ancre que dans l’Archipelague. 2 - Mlle de Scudéry, Almahide ou l’esclave reyne, A.Courbé, T. Jolly, L. Billaine, Paris 1660-1663, 8 vol., t. I, p. 242-243. 3 - Mlle de Senecterre La Suite et conclusion d’Orasie, A. de Sommaville, Paris 1646, 4 vol., t. III, liv.9, p. 34. <?page no="73"?> 73 L’ île et ses manifestations dans la littérature française du XVII e siècle Ils mirent pied à terre en trois ou quatre isles et après avoir vendu une partie de ce qu’ils avoient volé, ils levèrent les ancres 4 . » En quittant la terre ferme, leur flotte offre l’image d’une véritable puissance bien organisée tel que le montre ce dialogue se déroulant entre les héros de Scarron, dans Le Prince corsaire : Nicanor Mais la flotte corsaire à notre rade ancrée, S’est à l’aube du jour en deux parts séparée. Criton Dont l’une, vent en poupe, a pris la mer, Pendant qu’on a vu l’autre en bon ordre ramer Vers l’occident de l’isle où l’abord est facile, Et qui n’est défendu ni de fort ni de ville 5 . Les deux derniers vers indiquent pourquoi l’île est souvent choisie comme refuge par les corsaires qui préfèrent cette terre souvent déserte. Au surplus, elle peut leur servir de lieu pour leurs tractations humaines et financières qui s’effectuent entre les corsaires eux-mêmes : L’envoyé Osario vint dans une chaloupe avec un pavillon blanc en signe de paix demander à parler à l’Amiral […].Seigneur, lui dit-il en langue franque, le vaillant Osario qui nous commande, ayant su qu’un de ses soldats nommé Rodrigue fut pris par vos gens il y a quelques mois ; à la même île où nous sommes, il vous envoie offrir deux cents ducats pour sa rançon, ce qui n’est pas peu de choses, pour la liberté d’un simple soldat de fortune comme lui. C’est pourquoi, Seigneur, comme les ennemis généreux se doivent quelque courtoisie, et que de Corsaire à Corsaire il n’y a guère que des coups à gagner, il a espéré que vous ne lui refuseriez pas cette faveur qu’il pourra reconnaître par une semblable en quelqu’autre occasion : Car, comme il est Espagnol et vous More, elle se pourra présenter 6 . Il est intéressant de noter toute la politesse du langage utilisé entre gens de même bord ; ils s’expriment comme les courtisans consommés pour lesquels l’auteur écrit. Nous sommes ainsi loin du portrait de brigands des mers, cruels, frustres et grossiers. Ce procédé révèle la distanciation qui s’établit entre la chose vue et vécue et la situation imaginée d’après des sources livresques. Cette spécificité propre au langage tenu sur les rivages d’une île - la courtoisie dont font preuve les corsaires vis à vis de certains de leurs prison- 4 - Gomberville, Polexandre, (la première partie, changée et augmentée en cette édition), A. Courbé, Paris 1637, 5 vol., 1 ère parie, liv. 4. p. 560. 5 Scarron, « Le Prince corsaire », in Théâtre complet, Laplace, Sanchez & Cie, Libraires éditeurs, Paris 1879, Acte III sc. 1. 6 Mlle de Scudéry, Almahide ou l’esclave reyne, op. cit., t. VI, p. 2672. <?page no="74"?> Alia Bournaz Baccar 74 niers - est également narrée par Lépante, prince de Sicile qui, à demi évanoui, a tout le loisir d’épier ces geôliers 7 . Le scénario est ensuite immuable, le butin humain est vendu comme esclave au « Bassa » de Constantinople ou aux marchands rencontrés. Les exemples illustrant ces situations ne font point défaut. Ainsi dans la pièce de Rotrou La Sœur, Élise raconte à Érase : Depuis deux ans enfin il a su que ma mère, Tombée avec ma sœur au pouvoir d’un corsaire, Près d’une île écartée où les vents les poussa Avaient été vendues aux agents d’un Bassa ; Qu’à l’égard de ma sœur, elle en fut séparée, Et suivit un marchand de quelque autre contrée 8 . Nous rencontrons également cette situation dans Le Parasite de Tristan l’Hermite et l’Alcidamie de Mme de Villedieu où le rôle du hasard est prépondérant. Certes, les enlèvements par des corsaires faisant escale sur « une île écartée » fournissent à l’intrigue romanesque et dramatique un ressort essentiel. Ils sont fondés sur la réalité historique. C’est d’elle que Jean-Pierre Camus tire ses sujets pour, avoue-t-il dans le préambule à Les Tapisseries historiques « divertir de leur lecture » 9 . Ces faits historiques n’étonnent plus car ils sont rentrés dans les mœurs. Ils fournissent naturellement de la matière à cinq actes complets et à huit ou dix volumes. Ce qui permet à bien des auteurs d’avoir toute la latitude de mener leur intrigue telle qu’ils l’entendent. Ainsi, l’île, image de l’aventure pure, lieu de découverte et d’étrangeté, permet toutes les libertés. Prenons l’exemple de la pièce de A.J. Montfleury : La Femme juge et partie. Un voyage maritime permet à un mari de se débarrasser de son épouse et d’interpréter à sa guise sa disparition : Je feignis de vouloir aller pour quelque temps A Cadix, où tous deux nous avions nos parens ; (…) On prend une autre route, et nous voguons dix jours, Tant qu’arrivés aux bords d’une île inhabitée, Par mon commandement Julie y fut portée. (…) Quand je fus de retour, je dis qu’elle était morte ; Qu’outre les maux de cœur qui lui prenaient souvent, Nous fumes si battus de l’orage et du vent, Que la fièvre et la peur l’avaient déjà saisie ; Que malgré tous mes soins, ayant perdu la vie, 7 Mairet, L’Illustre corsaire, A. Courbé, Paris 1640, Acte III sc. 2. 8 Rotrou « La Sœur », in Œuvres, Reprint Slatkine, Genève 1967, 6 vol., Acte I sc. 3. 9 J.P. Camus, Les Tapisseries historiques, Paris, Vve Martin Durand, 1644, préambule, p. ii. <?page no="75"?> 75 L’ île et ses manifestations dans la littérature française du XVII e siècle Ne pouvant prendre terre, il fallut consentir A la jetter en mer, de crainte de périr 10 . Cependant, cette épouse trahie par le perfide, se morfondant sur une île déserte est, par hasard, sauvée par un vaisseau voguant par là, en direction de Venise. Sur cette terre maritime aux mille imprévus, tout est en effet possible. Julie s’embarque pensant être de retour six mois plus tard, or, cette traversée demande trois ans. Cette aventure peut être interprétée comme étant une des épreuves que la vie fait subir à l’être humain, le hasard jouant un rôle important dans sa destinée. Cette démarche est à relever dans maints autres écrits ; nous l’avons déjà soulignée dans l’extrait de La Sœur de Rotrou, mais elle est aussi présente dans La Mère coquette de Donneau de Visé, situation reprise également par Quinault dans La Mère coquette ou les amants brouillés. Bien que tragique, cette halte forcée sur une île est néanmoins bénéfique pour les héros. Elle leur apprend à mieux se connaître, ils découvrent l’endurance, l’ingéniosité et acquièrent de l’expérience. Elle les introduit à la connaissance de choses jusque-là, secrètes, cachées, mystérieuses, difficiles et devient, de ce fait, un lieu d’initiation. C’est ainsi donc que ce défilé de références géographiques réelles cède souvent la place à des descriptions d’îles imaginaires où accostent les bateaux en détresse. Dans son roman Alcidamie, Mme de Villedieu tente au début de sa narration d’offrir, grâce à moult détails concrets, un tableau fort suggestif. Mais peu à peu, sa plume se laisse aller à emprunter un lexique abstrait, propre au langage de son époque : La forme de cette île est quarrée, elle a de tour environ soixante lieues, l’île de Crète est à son levant, celle de Mélite à son Couchant, la Sicile au Septentrion, et l’Afrique au Midi : et comme si toutes choses devaient contribuer à sa beauté, elle est située dans un endroit de la mer Méditerranée, qui semble former un canal exprès pour servir de port à Plaisance, qui est la capitale de ses villes (…) Ce qui rend son port admirable, c’est que toutes les murailles qui la bordent, sont terminées d’une longue terrasse balustrée, où se promenaient tous les habitants de l’île et qui paraît une perspective aux yeux de ceux qui y abordent. Ce fut dans cet aimable lieu, que l’illustre Téocrite, lassé des fatigues d’un long voyage (…) demanda à son Pilote de mouiller l’ancre à l’Ile délicieuse, et s’étant fait mettre sur la Côte, il voulut y entretenir quelques temps ses pensées avec son cher Muly. (…)D’abord qu’ils furent descendus de l’esquif, ils s’arrêtèrent à considérer 10 A.J. Montfleury : « La Femme juge et partie », in Théâtre de Messieurs de Montfleury Père et Fils, Vve Ducesne, Paris 1675, Nelle éd. Slatkine Reprint, Genève 1671, Acte I sc. 2. <?page no="76"?> Alia Bournaz Baccar 76 la beauté du port de plaisance et la magnificence de ses murailles, et puis s’étant insensiblement éloignés de quelques pas du rivage, ils se trouvèrent dans un petit bois de Cyprès 11 . Il est ici question d’une description qui associe à la fois la volonté de décrire un lieu vu et connu : (précision de sa situation géographique, de sa forme, de sa superficie, de ses murailles, du bois de cyprès) et de brosser un lieu imaginaire à l’aide d’un lexique conventionnel, vague et abstrait : (admirable, aimable, délicieuse, beauté, magnificence). Ce procédé tente de rendre compte de l’aspect accueillant de l’île, point de départ des aventures amoureuses attendant le héros. Et pour cause, cette terre inconnue, déserte, retirée, permet aux auteurs de franchir le domaine de l’indéfini, du vague, autrement dit, de l’exploration à l’état pur, où tout devient possible à leur créativité. De nombreuses œuvres apparaissent traduisant une certaine éthique mondaine. Il s’agira essentiellement de romans à clés qui contiendront des allusions transparentes aux personnages et aux événements contemporains. Un bref regard sur la production littéraire de l’époque, nous indique la place de choix accordée à la géographie insulaire qui n’est qu’allégorie de l’amour. Relation extraordinaire venue tout fraîchement du royaume de Cypré de l’Abbé Tallemant (1643), La Relation de l’isle imaginaire et l’histoire de la princesse Paphlagonie de Mlle de Montpensier (1659), Macarise ou la reine des isles fortunées de l’Abbé d’Aubignac (1664), auxquels on peut adjoindre Le second voyage et Le Retour de l’isle d’amour (1664-1666). Cette énumération qui paraîtrait quelque peu lassante pour certains n’en est pas moins là pour souligner l’utilisation de l’île comme métaphore de l’amour. C’est ainsi que de réalité géographique, l’île devient un lieu de fantaisie et de réjouissances servant l’éthique précieuse dont elle enrichit l’atmosphère. Elle crée des merveilles, introduit des tableaux aussi éclatants les uns que les autres et se métamorphose en élément de décor. En effet, la référence à l’île remplit bien souvent cette fonction. La richesse et le raffinement suggérés qui accompagnent sa description brossent souvent un tableau précieux, mièvre et gracieux. Il s’inscrit dans la lignée des fêtes éblouissantes qui seront organisées à Versailles, dans le cadre du rayonnement du Roi-Soleil et qui atteindront leur apothéose, en 1664, avec Les Plaisirs de l’île enchantée. Les scènes, se déroulant sur les rivages d’une île, permettaient de donner plus d’éclat aux festivités et invitaient les courtisans prisonniers d’une cage dorée, à l’évasion vers des horizons de rêve. Ainsi Gomberville, dans La jeune Alci- 11 Mme de Villedieu, « Alcidamie »,in Œuvres complètes de Mme de Villedieu, Vve Claude Barbin, Paris, 1702, rééd. Slatkine Reprint, Genève 1971, t. I, liv. 1, p. 2-5. <?page no="77"?> 77 L’ île et ses manifestations dans la littérature française du XVII e siècle diane, magnifie et théâtralise le paysage insulaire dont l’enchantement est accentué par des références spatiales puisées dans le monde antique : Elles [les princesses] se rendirent dans une grande salle où elles devoient manger. Elles furent servies avec un appareil admirable, et régalées de tout ce que l’Isle Inaccessible a de plus rare. Quarante nymphes portèrent le premier service. Autant de Pescheurs vestus de toiles d’argent à fond bleu, présentèrent comme si ç’eust esté leur pesche, divers poissons monstrueux en grandeur. (…) Cydarie (…) vit au delà du mur emporté une scene d’une prodigieuse grandeur. Elle representoit une Plage ceinte de Rochers, où la Mer estoit si bien contrefaite, que ceux mesme qui en voyoient l’artifice, estoient forcez de la considerer comme naturelle. D’entre les escueils les plus esloignez sortirent des tritons, des syrenes, et d’autres Nymphes ; les uns par le son enroüé de leurs cornets, et les autres par la douceur de leurs voix, attirerent du fond des eaux, divers monstres marins, et après ces monstres, toutes les divinitez qui composent la cour d’Amphitrite. Le superbe char de Thétis et celui de Neptune, estoient trainez par des chevaux de mer, qui n’avoient que des Amours pour les guider. L’un et l’autre estoient environnez de Nayades, qui de temps en temps recitoient des vers composés à la louange des Princesses seulement 12 . Comme nous le voyons, c’est une transposition de la réalité que nous offrent ces lignes. La présence de l’île contribue à camper un décor et à entretenir la féerie ; sans aucun doute, le spectacle du lieu est transfiguré par la plume de l’auteur. Certes, l’île est bien là avec la mer, la plage, les écueils mais tout est hypertrophié : la scène est « d’une prodigieuse grandeur », oui, il est question de pêcheurs mais ceux-ci sont « vêtus de toiles d’argent à fond bleu », ils offrent bien évidemment des poissons, mais ceux-ci sont « monstrueux en grandeur ». Même la représentation de cette terre entourée par les flots abrite un bestiaire fantastique, elle est animée par des apparitions surnaturelles qui ne sont, en fait, qu’apparitions mythologiques conventionnelles. Gomberville ne recule devant rien pour donner encore plus d’éclat à un des « monuments » baroques de son roman et éblouir ainsi son lecteur. Donc à peine l’île est-elle décrite par quelques traits réels, qu’elle se réfugie dans l’allégorie mythologique. Au terme de cette analyse se dessine sous nos yeux une évolution très nette du topos de l’île. Le traitement de cet élément géographique, par les écrivains en question, reflète tout à fait le XVII e siècle dans son ensemble, tant sur le plan historique qu’esthétique. Baroque, préciosité, burlesque et classicisme se sont emparés de ce sujet alléchant aux multiples ressources, pour nourrir le goût d’une époque en pleine évolution. 12 Gomberville, La jeune Alcidiane, A. Courbé, Paris, 1651, t. II, liv. 3, p. 448-453. <?page no="78"?> Alia Bournaz Baccar 78 Les textes consultés témoignent de la volonté de recherche opérée par l’auteur qui cherche à rendre crédible et vraisemblable, un archipel vrai, vu, vérifié, par une connaissance d’ordre plus ou moins scientifique à partir d’une expérience toute personnelle, souvent livresque. Certes, ici la réalité est plurielle, cette étendue de terre entourée par la mer, existe par ses toponymies reconnues, par son relief : ses côtes, son bord de mer, ses falaises, ses bancs de sable, ses rochers, son port, son détroit, sa rade, son canal. Mais l’écrivain insiste surtout sur son aspect, « déserte », « inhabitée », « écartée », à « l’abord facile », elle est « l’Inaccessible isle ». Ce choix lui permet de la présenter comme un lieu de retraite. Elle est cette terre d’asile où les héros peuvent fuir et se réfugier. Cependant, conformément aux événements historiques qu’a vécus la Méditerranée, il arrive que ces îles hospitalières soient perçues comme terre de violence 13 . L’île, avec ses valeurs contraires (refuge pour les amoureux, lieu où le moi fait naufrage et se disperse, où la liberté se perd et se retrouve), occupe souvent une fonction symbolique : les perspectives qu’elle ouvre et la liberté d’invention y sont sans limites. Thème littéraire, l’île, sur laquelle les héros échouent par hasard, abolit les frontières entre réalité et spiritualité. Elle devient une terre imaginaire, un lieu - prétexte pour toutes sortes de situations : péripéties, rebondissements, rencontres fortuites, changements de destinée, décor scénique ou romanesque. Elle est perçue comme allégorie de l’amour, univers du merveilleux et de la mythologie…Cette multiplicité de fonctions explique peut-être pourquoi l’île reste sous la plume des auteurs consultés, un lieu vague, indéfini, terre retirée du monde pour mieux recréer le monde. Mais gare à l’auteur - navigateur inexpérimenté qui peut y faire naufrage. Elle apparaît ainsi comme lieu des miracles où les affabulations les plus extravagantes peuvent se déchaîner. N’ouvre-t-elle pas les portes du rêve, elle laisse le champ libre à la fantaisie qui s’oppose au réel oppressant et pesant, elle est l’issue, par laquelle il est possible d’occulter les laideurs du monde afin de retrouver en d’autres lieux, bonheur et perfection. En un mot, elle devient l’univers de l’utopie…. Mais l’île s’arrêtera-t-elle un jour d’inspirer les hommes ? Bien sûr que non. Depuis le XVII e siècle, moult œuvres littéraires et artistiques l’attestent. De Robinson Crusoé à la série à succès du film télévisé « Lost », la liste est bien longue ! 13 François Moureau (dir.), Captifs en Méditerranée, Histoires, récits et légendes, PUPS/ Coll. Imago Mundi, Paris 2008. <?page no="79"?> Biblio 17, 190 (2010) L’Insulaire de Gomberville : de l’île corsaire à l’île inaccessible dans Polexandre (1641) S YLVIE R EQUEMORA -G ROS Université d’Aix Marseille Polexandre est un roman maritime à l’imitation des épopées antiques : en ce sens, le nombre des îles évoquées dans cette œuvre est important. Les sources antiques et modernes du traitement gombervillien des îles sont également nombreuses et variées. Ce ne sont pour la plupart pas des îles réelles. Etablir une typologie des îles dans ce roman permet de montrer que diverses sources littéraires interviennent et infléchissent la représentation de l’île : ce ne sont en effet pas seulement les îles des épopées antiques qui sont convoquées dans ce roman, mais aussi les îles littéraires (Lucien, Le Tasse, Béroalde de Verville…), reprises et transformées. Une étude des sources est ainsi le fondement nécessaire à toute réflexion sur l’insulaire que constitue Polexandre. M.C. Pioffet, par exemple, ne serait-ce que pour l’île phare du roman, « l’île inaccessible », souligne que la dette de Gomberville est multiple. Sans pousser trop loin les fouilles archéologiques, on perçoit sans peine sous les fondations de cette construction insulaire les vestiges de l’île de la félicité imaginée par Diodore de Sicile. Cette contrée est également redevable à la légende d’Ortygie évoquée par Ovide et aux affirmations de Pline au sujet des Calamines et des Saliaires. Gomberville se réclame encore de la fable de saint Brendon attestée dans le Théâtre du Monde de Bertius et des spéculations de Ptolémée. Mais le souvenir de l’île d’Alcine dans le Roland furieux demeure encore plus prégnant, notamment dans l’évocation du climat et l’abondance de ses arbres fruitiers 1 . Cette étude des sources reste à accomplir, dans le cadre d’un travail sur l’imitation gombervillienne. Il s’agit ici plutôt de rattacher Polexandre au genre de l’isolario. En ayant recours à la notion d’insulaire, cette réflexion s’inscrit bien 1 Marie-Christine Pioffet, Dictionnaire analytique des toponymes imaginaires dans la prose narrative de 1605 à 1712, entrée « Ile inaccessible », à paraître. <?page no="80"?> Sylvie Requemora-Gros 80 évidemment dans la lignée du grand Livre des îles de Franck Lestringant 2 . L’insulaire, ou livre des îles, permet l’éloge de la variété à travers un cabinet de curiosités divisé en une infinité de cases, chaque île enserrant un objet particulier. De plus, si un Insulaire (en italien Isolario) est avant tout un atlas exclusivement composé de cartes d’îles, il est aussi un récit, fragmenté et discontinu, en archipel. C’est ce qui amène F. Lestringant à classer brièvement Polexandre parmi les « îles-allégorèmes » 3 : Le Récit en archipel ou l’Insulaire-récit De structure morcelée, le récit en archipel mêle ce que la quête insulaire ponctuelle distingue sommairement. La relation n’élit pas un lieu privilégié, objet principal ou exclusif de l’enquête, mais envisage tour à tour une série d’unités singulières. L’inventaire partiel se renouvelle à chaque moment du parcours, et l’aventure se fragmente en une multiplicité de séquences de longueur variable. (…) L’Insulaire-récit présente, en raison de son objet, plusieurs traits spécifiques, qui le distinguent par exemple de l’itinéraire terrestre. Tout d’abord, l’île n’est pas un lieu comme un autre : parfaitement délimitée et isolée sur la carte des océans, elle enclot, bien mieux qu’un lieu-dit de terre ferme, le micro-récit déposé en elle. En conséquence, la liste d’îles radicalise la discontinuité de l’itinéraire 4 . Il en résulte, sur le plan textuel, une fécondité virtuellement inépuisable. Polexandre, roman cornucopique ? l’idée est à explorer… En effet, de l’archipel des Canaries à celui des Açores, Gomberville semble construire son roman Polexandre comme un insulaire à la fonction à la fois narrative et politique. La comparaison de ce genre géographique qu’est l’insulaire avec la structure romanesque baroque de Gomberville semble ainsi se légitimer. Bien avant Télémaque de Fénelon où l’éducation du prince et du lecteur se modèle au gré des archipels méditerranéens, Gomberville propose à son lecteur une odyssée atlantique à la fois linéaire (dont le point de départ est l’île de Fer, aux Canaries), traversière (des îles bienheureuses canariennes à l’île corsaire de Bajazet sise aux Açores) et circulaire (avec comme point nodal sans cesse désiré l’île inaccessible). Mais contrairement aux Aventures de Télémaque de Fénelon, Polexandre est un roman héroïque et non le roman de formation d’un monarque idéal, celui-ci depuis son enfance jusqu’à son mariage ne connaît pas vraiment de développement, n’a pas besoin de mentor, ni même besoin d’apprendre car c’est lui qui enseigne aux autres personnages dès sa jeunesse. 2 Franck Lestringant, Le Livre des îles : Atlas et récits insulaires, de la Genèse à Jules Verne, Genève, Droz, Les seuils de la modernité, 2002. 3 Op. cit., p. 318. 4 Op. cit., p. 222-223. <?page no="81"?> 81 L’Insulaire de Gomberville Gomberville suscite ainsi une réflexion conçue comme une véritable nissologie politique, interrogeant tour à tour la monarchie, le despotisme éclairé, la démocratie, l’anarchie et la république au gré de diverses thalassocraties. Une véritable typologie des îles en fonction de leur régime est en effet possible. Au centre géographique du monde gombervillien, se trouvent deux îles connues (Teneriffe et Lanzarote dans l’archipel des Canaries dont Polexandre est le roi) et deux lieux fictifs, l’île du Soleil et l’île inaccessible. L’île du Soleil est une île cultuelle où sont pratiqués des sacrifices humains avant que Polexandre ne la transforme en île chrétienne ; l’île d’Alcidiane est une utopie que Sysiphe veut transformer en tyrannie 5 . Selon Gilles Ernst 6 , d’une part, « l’île est par nature ce lieu qui n’est jamais neutre », et d’autre part, l’île baroque est par excellence l’île de la métamorphose. Ces deux idées se retrouvent bien dans Polexandre. Mais entre ces deux îles connues et ces deux îles idéelles, le lecteur est aussi convié, au fil des traversées des héros vers d’autres îles qui sont, elles, aux confins de la réalité et de l’imaginaire romanesque, comme par exemple l’île de Tisiphone, île du despotisme, où aristocrates et amants sont exterminés par une reine monstrueuse agissant selon le principe amoral du pragmatisme de la raison d’Etat, et la fameuse île corsaire de Bajazet, qui va être le sujet de cette étude. Gomberville, en effet, dans sa seconde version de L’Exil de Polexandre, décrit l’île où les corsaires ont leur repaire afin d’introduire dans son roman un long développement sur leur organisation que la dernière version de Polexandre amplifie, en décalant l’île de la méditerranée vers l’océan atlantique. La description topographique débouche sur une analyse sociale et religieuse avant de prendre un tour politique. Il s’agit ici de montrer ici comment elle détourne en fait la réalité de la société libertaire flibustière vers une éthique aristocrate plus conforme aux goûts des lecteurs mondains du roman, et propose la représentation d’une île corsaire non pas démocratique, comme certains critiques ont pu l’écrire, mais fine fleur de l’aristocratie correspondant aux idéaux de l’époque de Louis XIII. Selon Gilles Ernst, Comparé à cette thalassocratie qui ne se sauve de l’anarchie que parce que chaque pirate craint la fureur de son voisin […], le gouvernement d’Alcidiane fait presque déjà figure de despotisme « éclairé » […]. A mi-chemin de la monarchie absolue chère à Richelieu et de celle, limitée par les prérogatives des Grands, dont rêveront peu après 1637 certains théoriciens de la Fronde, il est tempéré par toute une série de contre-pouvoirs 7 . 5 Polexandre, 1641, vol. II, livre 4, p. 655. 6 Gilles Ernst, « L’île baroque : pour quelles métamorphoses ? », dans L’Insularité. Thématique et représentations, textes réunis par Jean-Claude Carpanin Marimoutou et Jean-Michel Racault, Université de la Réunion, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 83. 7 Art. cit., p. 84. <?page no="82"?> Sylvie Requemora-Gros 82 Envisager Polexandre comme un insulaire permet ainsi d’envisager la relation entre ces espaces imaginaires, plus particulièrement à travers la confrontation entre l’île corsaire et l’île inaccessible, deux utopies insulaires à leur manière. Gomberville, dans la dédicace du III e volume qualifie son œuvre d’ « histoire Politique et Morale ». Les deux vont de paire et chaque île a un gouvernement politique correspondant à l’éthique de son roi ou de sa reine. L’exemple, a priori le plus frondeur de cette alliance, est l’île des corsaires. Gomberville, dans sa seconde version de L’Exil de Polexandre, décrit l’île où les corsaires ont leur repaire afin d’introduire dans son roman un long développement sur leur organisation que la dernière version de Polexandre amplifie. La première remarque qui s’impose au lecteur moderne est lexicologique : Gomberville parle de « corsaires », là où il serait plus exact de parler de flibustiers, puisque ces héros, même musulmans, ne font pas de guerre de course (et ne sont donc pas corsaires), ni ne font de piratage en méditerranée (et ne sont donc pas pirates), leurs offensives et leur île de ralliement étant océaniques (les îles Açores), ils correspondent donc à l’aire géographique et stratégique des flibustiers. Dans Polexandre, la description topographique débouche sur une analyse sociale et religieuse avant de prendre un tour politique. Selon Laurence Plazenet, Gomberville explique que les pirates vivent sous le régime de la démocratie. […] La description n’est qu’à première vue pittoresque. Elle vise en fait à étudier un autre type de constitution que la monarchie dans un roman qui se propose de tracer le portrait d’un souverain parfait 8 . Mais le mot de « démocratie » n’apparaît pas et l’étude de l’île corsaire, dans Polexandre n’est que superficielle, par rapport à celle que proposera Exquemelin 9 . Gomberville détourne ainsi la réalité de la société libertaire flibustière vers une éthique aristocrate plus conforme aux goûts des lecteurs mondains du roman. Certes les bastions et les remparts 10 sont nombreux pour défendre l’île et les femmes des pirates qui y demeurent en gardant les enfants et les biens 11 , mais en son centre est décrit un locus amœnus exotique, 8 Laurence Plazenet, L’Ebahissement et la Délectation. Réception comparée et poétiques du roman grec en France et en Angleterre aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Champion, 1997, p. 480-481. 9 Alexandre-Olivier Exquemelin, Histoire des aventuriers flibustiers (1686, Paris), Première édition intégrale et critique, Etablissement du texte, glossaire et index par Réal Ouellet. Introduction et notes par Réal Ouellet et Patrick Villiers, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005. 10 Polexandre, Partie I, livre I, p. 162. 11 Ibid., p. 163. <?page no="83"?> 83 L’Insulaire de Gomberville avec fontaines baroques, château, jardin, galerie de glaces, bois d’arbres et de fruits rares, qui ressemble bien plus à ce que sera Versailles qu’à une cité démocratique. Le jour où sont célébrées les promotions des capitaines corsaires, on tire des « feux d’artifices » 12 . Dans un « superbe édifice » logent les généraux 13 , un lac artificiel sert de passage vers la grande enceinte, où trône un magnifique et « superbe » palais, admirable par « les incroyables forces que l’Art avoit adioustées à la Nature », « un lieu qu’on peut iustement appeller le chef-d’œuvre de l’esprit, & de la force des hommes ». Même les esclaves maures ont « des carquans d’argent au col & aux pieds ». Certes, les palais des flibustiers célèbres étaient couverts de l’or des Incas pris aux Espagnols. Mais dans Polexandre, Gomberville parle des pirates comme des « citoyens d[’une] République » 14 , alors que cette république n’est pas démocratique puisque le « Maître » a « l’absolu pouvoir », seule chose capable de retenir « chacun dans son devoir » : Ie sçay que la conscience est la premiere chose dont se dépoüillent ceux qui veulent estre faits Citoyens de leur Republique ; & que la iustice ne peut estre reçeuë parmy des personnes qui ne sont riches que des pertes d’autruy ; & qu’il ne faut rien esperer de bon, de ceux qui se glorifient de leurs crimes. En un mot ie confesse, qu’icy toutes les vertus morales sont condamnées, mais sçachez que ce qui dans un Estat bien reglé, fait le respect qu’on porte aux bonnes loix, icy l’absolu pouvoir de celuy qui est le Maistre, retient chacun dans son devoir. Icy l’interest est au lieu de la Iustice, & bien qu’il n’y ait point de recompence, pour ceux qui vivent bien, au moins il y a une si generale crainte des suplices ordonnez pour les moindres fautes, qu’elle empesche que tous les iours, il ne se commette quelque massacre, ou ne se brasse quelque trahison. Vous verrez bien-tost à l’entrée de la forteresse un grand nombre de testes, non seulement de simples soldats, mais aussi de ceux qui ont esté en la place où ie suis, dont la iustice, ou pour mieux dire la deffiance de ces Corsaires, a fait de sanglans & espouvantables exemples 15 . Cette dernière vision d’horreur a plus de rapport avec les mœurs des tribus africaines et américaines qu’avec des cités policées. L’île a un gouvernement bicéphale où Bajazet est soumis au « Général de la mer », sorte de capitaine général qui commande la forteresse centrale et détient la réalité du pouvoir. Certes, le parallèle avec le contre-pouvoir représenté par le quartier-maître dans la société flibustière peut être esquissé, mais de loin seulement, car 12 Ibid., Partie I, livre III, p. 426. 13 Ibid., Partie I, livre I, p. 166. 14 Ibid., Partie I, livre I, p. 171. 15 Ibid., Partie I, livre I, p. 171-172. <?page no="84"?> Sylvie Requemora-Gros 84 dans Polexandre, il n’y a pas une dualité de l’exécutif mais une substitution et une rivalité de pouvoirs. Les richesses et la terreur sont les fondements de cette île, et à Iphidamante qui lui demande « par quelle conqueste il avoit pû amasser des thrésors auprés desquels ceux des plus grands Rois n’estoient pas considerables », Bajazet explique que « la vie de Corsaire n’est pas tout à fait indigne d’un honneste homme, puis qu’elle le rend égal aux Rois » 16 . Plus loin, trois princes avouent que, par sa prudence et son courage, « cet illustre Corsaire » « méritoit d’estre non le Chef d’une trouppe de voleurs, mais le Maistre absolu de tous les peuples d’Afrique » 17 . Les corsaires, « ont leurs loix & leurs maximes, aussi bien que les Estats les mieux policez » explique Bajazet : la description ne vise donc pas l’exception démocratique mais la conformité avec la civilisation, afin de provoquer une forme d’étonnement par rapport aux attentes suscitées par l’imaginaire traditionnel du pirate sauvage et fruste. Le roman, tout en développant cet imaginaire, propose en contrepoint une autre vision, plus noble, d’une cité corsaire non pas démocratique, mais fine fleur de l’aristocratie, correspondant aux idéaux de l’époque de Louis XIII. L’île corsaire est ainsi une forme d’utopie, et non une forme de démocratie révolutionnaire : Gomberville présente au lecteur noble un univers onirique visant à exalter l’éthique de la vaillance, du courage, la gloire et la bienveillance divine. D’autre part, il subsume et anoblit la figure du pirate, nommée cette fois « corsaire », de manière à faire rentrer dans les rangs aristocratiques le discours déviant de la flibuste authentique 18 . Ces îles corsaires on en effet une dimension sociale et politique et ont souvent été interprétées comme une revanche sur la société terrestre. Les descriptions d’Exquemelin et de Raveneau de Lussan présentent en fait une véritable contre-société organisée, avec ses règles et ses lois destinées à créer un autre monde. Dans la société flibustière, l’amitié est une vertu, la trahison le pire des crimes, le butin est réparti selon une équité révolutionnaire pour l’époque. On a en fait affaire à l’élaboration d’une véritable conception libertaire et égalitaire : une élection générale nomme le capitaine, avec des modalités de révocation pour lâcheté ou cruauté si nécessaire, le capitaine reçoit la même nourriture que l’équipage et n’a pas de cabine particulière, tous ont le droit de s’asseoir à sa table, avant chaque voyage est établie une 16 Ibid., Partie I, livre I, p. 179. 17 Ibid., Partie I, livre III, p. 424. 18 Sylvie Requemora-Gros, « L’imagerie littéraire du “Tiran de la Mer” au XVII e siècle : des récits de voyage et des histoires de flibustiers aux traitements romanesques et dramaturgiques », [in] Les Tyrans de la mer. Pirates, corsaires & flibustiers, textes réunis par Sylvie Requemora-Gros et Sophie Linon-Chipon, P.U.P.S., Imago Mundi, 2002, p. 297-314. <?page no="85"?> 85 L’Insulaire de Gomberville « chasse partie », c’est-à-dire un contrat définissant les règles de conduite, de partage du butin et de distribution de l’autorité, un contre-pouvoir est mis en place avec la nomination d’un quartier-maître veillant aux intérêts de l’équipage. Le capitaine et le quartier-maître reçoivent chacun une part et demi du butin, et chaque membre de l’équipage une part. En cas de crise, un conseil émanant d’une assemblée générale élit une autorité suprême. Si un individu ne se plie pas aux règles, il est abandonné dans un lieu désert. Personne n’est engagé contre son gré. Nous avons là en fait d’une certaine manière la société la plus démocratique de son temps 19 , un peu à la manière des troupes de théâtre 20 et des contre-sociétés des gueux de la même époque. L’égalité est la « loi générale » de ceux qui sont aussi appelés les « frères de la côte », et elle n’en est que plus admirable au temps de Louis XIII et Louis XIV… Ces notions sont incompatibles avec la société d’Ancien Régime en Europe. L’île de la Tortue est le repaire français fortifié de cette petite démocratie, ou « fratrie » 19 La société flibustière va, elle, jusqu’à mettre au point ce que certains ont vu comme l’ancêtre de la sécurité sociale : une partie du butin est versée dans un pot commun géré par le contremaître pour les blessés et pour ceux qui souhaitent prendre leur retraite à terre. Exquemelin détaille ainsi « l’accord qu’ils nomment entre eux chassepartie pour régler ce qui doit revenir au capitaine, au chirurgien et aux estropiés » : « […] 3. Les autres officiers sont tous également partagés, à moins que quelqu’un ne se soit signalé : en ce cas, on lui donne, d’un commun consentement, une récompense.[…] 5. Pour la perte d’un œil, 100 écus ou un esclave. 6. Pour la perte de deux, 600 écus ou six esclaves. 7. Pour la perte de la main droite ou du bras droit, 200 écus ou deux esclaves. 8. Pour la perte des deux, 600 écus ou six esclaves. 9. Pour la perte d’un doigt ou d’une oreille, 100 écus ou un esclave. 10. Pour la perte d’un pied ou d’une jambe, 200 écus ou deux esclaves. 11. Pour la perte des deux, 600 écus ou six esclaves. 12. Lorsqu’un flibustier a une plaie dans le corps qui l’oblige de porter une canule, on lui donne 200 écus ou deux esclaves. 13. Si quelqu’un n’a pas perdu entièrement un membre, mais que ce membre soit complètement hors d’usage, il ne laissera pas d’être indemnisé comme s’il l’avait perdu tout à fait. […] Tout étant ainsi disposé, ils partent. […] Le capitaine et le cuisinier sont ici sujets à la loi générale, c’est-à-dire que s’il arrivait qu’ils eussent un plat meilleur que les autres, le premier venu est en droit de le prendre et de mettre le sien à sa place. Et cependant un capitaine aventurier sera plus considéré qu’aucun capitaine de guerre sur navire du Roi. » (Aventuriers et boucaniers d’Amérique. Chirurgien de la Flibuste de 1666 à 1672 par Alexandre Œxmelin, Bertrand Guégan éd., Sylvie Messinger Éditrice, coll. Les Pas de Mercure, 1990, p. 83-84). 20 Voir par exemple la fin de L’Illusion comique, où la recette est partagée entre les comédiens. <?page no="86"?> Sylvie Requemora-Gros 86 particulière, en marge des lois traditionnelles et apparaît comme une réelle tentative de fondation utopique. Exquemelin écrit en effet : les aventuriers français […] s’étant rendus maîtres de l’île, ils délibérèrent entre eux de quelle manière ils s’y établiraient. […] Voilà donc nos aventuriers divisés en trois bandes : Ceux qui s’adonnèrent à la chasse, prirent le nom de boucaniers ; Ceux qui préféraient la “course”, s’appelèrent flibustiers, du mot anglais “flibuster” qui signifie corsaire ; Ceux qui s’appliquèrent au travail de la terre retinrent le nom d’habitants 21 . Voici donc l’équilibre hiérarchique hérité de la tri-fonctionnalité médiévale étudiée par G. Duby bien transformé : certes, on retrouve les guerriers et les pourvoyeurs de l’alimentation, mais la fonction religieuse disparaît et la répartition résulte d’un libre choix. Dans la littérature de fiction, le terme « pirate » renvoie généralement aux corsaires barbaresques mis en scène dans les textes antiques. Le transfert par Gomberville de l’île de la Méditerranée vers l’océan est ainsi très intéressant et original, surtout en 1641. Si le corsaire a une telle fortune dans la fiction de la première moitié du siècle et tend à disparaître avec le classicisme, alors que dans la réalité, le phénomène de la piraterie s’amplifie, au point que P. Villiers qualifie les années 1660-1670 d’« âge d’or de la flibuste », les raisons sont sans doute liées à l’histoire politique du siècle : autour de la Fronde, le corsaire incarne dans la littérature de fiction l’imaginaire de conquêtes, d’indépendances et de grands espaces dont rêvent les aristocrates nostalgiques de la Fronde. L’idée d’être libre et seul maître de sa destinée fait rêver toute une société policée désireuse de grands exploits. Alors que le duel, par exemple, est une des traditions de la flibuste, autorisée et encouragée, et que les nobles subissent l’interdiction de Richelieu à ce sujet 22 , les moeurs pirates incarnent une sorte d’idéal aristocrate. Le corsaire est en fait une figure plus frondeuse que tyrannique. L’aristocratisation du motif permet d’intégrer l’autre au même et de ramener le marginal aux normes de l’époque. L’île corsaire est ainsi un monde idéel où les récompenses matérielles sont accordées en proportion du mérite militaire et « un univers où règne la justice telle que la concevait l’aristocratie, de plus en plus humiliée par Richelieu » 23 . 21 Exquemelin, op. cit., p. 27. 22 François Billacois, Le Duel dans la société française des XVI e -XVII e siècles, Essai de psychologie historique, Paris, Editions de l’E.H.E.S.S., 1986. 23 Marlies Mueller, Les Idées politiques dans le roman héroïque de 1630 à 1670, Lexington, Harvard Studies in Romance Languages, 1984, p. 57. <?page no="87"?> 87 L’Insulaire de Gomberville L’île corsaire sert ainsi de jalon dans une perspective plus large où l’insularité est au service d’une réflexion politique, qui trouve son aboutissement dans la reprise du motif de l’île bienheureuse. Selon Gilles Ernst, les points communs entre l’île corsaire et l’île inaccessible sont surtout religieux : si l’islam est la religion des corsaires, le culte d’un dieu solaire à la manière des civilisations précolombiennes et des utopies tardives comme celle de Veiras, est celui de l’île inaccessible. Quatre traits majeurs caractérisent la croyance des corsaires et celle des sujets d’Alcidiane : le monothéisme, la modération dans les cérémonies les plus cruelles (les victimes sont souvent des volontaires par dépit amoureux), le syncrétisme dans les rites (Polexandre juché sur le dôme du temple du Soleil annonce l’heure de la prière comme le muezzin de l’île des corsaires), la proximité avec le christianisme, dans la mesure où « la course aux îles de Polexandre tourne en effet souvent à la mission d’évangélisation » 24 . L’île devient ainsi « l’« exemple-type » de la diversité du monde. Sinon de la relativité des moeurs et des religions » 25 . Elle est le reflet de la vaghezza, la diversité des apparences qui est propre à l’isolario. « La représentation de l’île oscille chez Gomberville entre deux pôles. D’un côté l’excentricité (imaginaire et utopie), servie par une culture encyclopédique ; de l’autre, le recentrage dans le réel, que prolonge une critique très concrète du réel » 26 . Gomberville présente ainsi ses îles comme autant d’esquisses de représentations de modèles politiques : l’île corsaire n’a que les apparences de l’île de la Tortue, tandis que l’île bienheureuse sert de support à une réflexion sur un type idéal (ou idéel) de monarchie. L’île inaccessible, aussi nommée île Céleste, île Enchantée, île d’Alcidiane, est actuellement en cours d’étude par Marie-Christine Pioffet pour figurer dans le Dictionnaire analytique des toponymes imaginaires dans la prose narrative de 1605 à 1712 qu’elle dirige actuellement. Comme son nom l’indique, sa situation est difficile d’accès. Tel pilote prétend qu’on peut la voir « à trois cens mille des Canaries, & qu’en venant d’Espagne on la rencontroit à la partie Septentrionale de ces Isles » 27 . Tel autre assure qu’elle se trouve « entre la Tercere, & la grand’ Canarie » 28 . Mais l’auteur lui-même laisse planer un certain doute à ce sujet. Tout ce qu’on sait de manière sûre, c’est qu’elle se trouve quelque part dans l’océan Atlantique […] Ne peuvent espérer y mouiller l’ancre que ceux qui auront payé le tribut au Soleil 29 . 24 Gilles Ernst, art. cit., p. 85. 25 Ibidem. 26 Ibidem. 27 Ibid., t. I, p. 116. 28 Ibid., t. IV, p. 584. 29 Marie-Christine Pioffet, art. cit., à paraître. <?page no="88"?> Sylvie Requemora-Gros 88 Selon Marie-Christine Pioffet, Gomberville déjoue toute la science hydrographique de même que les lois de la physique en procurant aux pérégrinations de son héros une finalité morale ou purificatrice. En ce sens, l’itinéraire de Polexandre annonce la carte de Tendre, car ce n’est qu’une fois complètement asservi aux exigences de l’amour qu’il atteindra l’île surnommée, de façon emblématique, « Isle de la Felicité » 30 . L’île inaccessible présente l’originalité d’être l’utopie d’un locus amoenus à la fois pastoral et urbain, d’être à la fois bergerie et eldorado. De plus, l’île Inaccessible, véritable utopie galante, se démarque de la monarchie française par le fait que « l’un & l’autre sexe y peut regner indifferemment » 31 . Selon Gilles Ernst, le gouvernement d’Alcidiane amalgame deux idéaux, celui de l’absolutisme et celui de l’autonomie des Grands. Ainsi l’hégémonie royale y est « temperée par toutes sortes de contre-pouvoirs » 32 . Aussi peut-on reconnaître dans le soulèvement de Syzithe contre l’autorité d’Alcidiane 33 un écho des rivalités féodales qui secouent la France. Civilisation précaire, la communauté insulaire est réglementée par de nombreux interdits. Ce royaume autarcique proscrit aux « Rois de prendre pour femmes des Princesses estrangeres » 34 . Outre ce cloisonnement social qui prolonge en quelque sorte les frontières spatiales, la société de l’île Inaccessible ne présente pas la complexité de vraies utopies. Pas plus que la première version, L’Exil de Polexandre et d’Ericlée 35 , la deuxième édition de l’œuvre parue sous le titre L’Exil de Polexandre 36 , n’en fait mention. Cette île, qui surgit dans la troisième et dernière version du roman, occupe le centre de gravité de la géographie gombervillienne. Elle est une île phare en ce qu’elle attire les désirs d’abordages, en ce qu’elle nécessite de passer par l’île du Soleil pour trouver sa voie, mais pas un phare en ce qu’elle guiderait les navigateurs, au contraire, sa fonction est plus centrifuge que centripète. Si l’île a souvent été conçue dans le monde chrétien comme la marque du péché de l’homme, et si le Déluge a été pensé comme moyen de dissocier l’unique continent primitif en engendrant les îles, Polexandre, en allant ainsi d’île en île, apparaît comme une figure héroïque à la fois politique et religieuse. Ainsi, sa figure christique est-elle notamment visible dans l’Ile du 30 Polexandre, t. V, p. 1339. À la fin du roman, Gomberville magnifie l’amour en tant que « conducteur aveugle » qui seul parvint à le mener vers le rivage désiré (ibid., t. V, p. 1333). 31 Ibid., t. II, p. 594. 32 Gilles Ernst, art. cit., p. 84. 33 Polexandre, t. II, p. 655. 34 Ibid., t. II, p. 596. 35 Publié à Paris en 1619 chez Toussainct du Bray. 36 Publié en 1629 chez le même éditeur. <?page no="89"?> 89 L’Insulaire de Gomberville temple du soleil, où Polexandre fait cesser les sacrifices humains et substitue la religion chrétienne au culte du soleil. Mais même au-delà de cette action ponctuelle, Polexandre sert de relais : les îles postdiluviennes signifient la dispersion de l’humanité jusque là unie et soudée et son exil dans un monde devenu étranger à lui-même. Or Gomberville retient, lui, non les vides mais les points de relais : les îles sont des jalons alignés à travers la mer et des passerelles ainsi apprêtées au héros pour circuler sur toute la surface du globe. Et si l’on considère que, comme dans les insulaires, la carte et la sphère restent des arts de la mémoire, les voyages de Polexandre agissent également comme tels, dans une vaste somme d’îles et non une synthèse, autre loi commune de l’Isolario. De l’île corsaire à l’île inaccessible, le lecteur de Gomberville passe ainsi d’une utopie frondeuse à une république de la terreur et à l’utopie d’une monarchie tempérée, au cours d’un long parcours où Bajazet et Polexandre, leur deux héros insulaires respectifs servent à la fois de représentants et de pilotes. Chez Gomberville, la « possibilité d’une île » 37 sert un vaste insulaire de possibilités politiques : l’île est bel et bien une expérience de la pensée. 37 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005. <?page no="91"?> Biblio 17, 190 (2010) Traitement et évolution d’un motif topique du roman au XVII e siècle : l’île dans le Polexandre de Gomberville M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND Université de Caen Dans les romans du XVII e siècle, qui se donnent pour illustres ancêtres l’épopée et le roman grec 1 , le périple est un motif caractéristique. Partant, les îles y sont nombreuses, celles que l’on veut atteindre, celles que l’on rencontre au hasard de la navigation, celles sur lesquelles les navires, au terme de tempêtes effroyables, échouent. Elles sont d’autant plus nombreuses que les périples y couvrent un vaste espace géographique, où se trouvent des îles diverses et parfois inconnues. Héritage de l’épopée, le roman de ce temps garde la mémoire de l’ambition encyclopédique du genre antique. C’est la raison pour laquelle on y rencontre des voyageurs qui parcourent tout ce qu’ils peuvent parcourir du monde connu. Dans L’Exil de Polexandre (1619), un chevalier, qui a quitté depuis dix ans sa Touraine natale pour voir le monde, rapporte ainsi ses voyages : je ne vous diray point tous les travaux & les ennuis que j’ay soufferts durant mon voyage aussi bien cela seroit inutile, mais laissant pour une autre fois tous mes voyages aux Indes, au Perou, à la Chine, & aux Isles les plus esloignées de ce climat, je vous raconteray seulement qu’ayant couru toute la Mer Occeane, je voulus voir la Mediterranée, & qu’apres avoir traversé toute la Barbarie, la Thrace, l’Armenie, la Mesopotamie, la Perse, l’Arabie deserte, je voulus voir tres exactement cette aymable contrée que l’on appelle l’Arabie heureuse non seulement à cause des parfums & des richesses dont ce pays est incomparablement pourveü, ny pour la rareté de voir la Forest parfumée ou le Phoenix se retire, mais pour recognoistre, 1 Voir à ce sujet Georges Molinié, Du roman grec au roman baroque : un art majeur du genre narratif en France, Toulouse, Publication de Toulouse Le Mirail, 1982 ; Laurence Plazenet, L’Ebahissement et la délectation. Réception comparée et poétiques du roman grec en France, Paris, H. Champion, 1997. <?page no="92"?> Marie-Gabrielle Lallemand 92 la splendeur du Prince qui la gouverne, & les magnificences des grands & de la Court. 2 Dans La premiere partie de Polexandre, publiée par Gomberville en 1632, Pépin, le père du héros éponyme, avant la mort de son propre père, a fait un grand voyage « par l’Europe, par l’Asie, par l’Afrique & par toutes les Isles qui nous sont connuës tant en l’Ocean qu’en la mer Mediterranée » 3 . Dans la version achevée du roman, le Polexandre de 1637, un Inca de naissance princière, raconte comment il a rencontré Zelmatide. Né au Pérou, à Cuzco, il a quitté son pays pour découvrir le monde. Il a fait naufrage et a été recueilli sur un navire de marchands japonais. Sur le chemin du retour dans leur pays, ils ont été attaqués non loin des îles de Zebu (Philippines) par des corsaires chinois. Le voilà donc en Chine : il découvre ce pays où il exerce la profession de marchand. A l’occasion de son trafic, il rencontre des Portugais avec lesquels il part pour les Indes orientales, qu’il visite entièrement. Deux Arabes lui apprennent leur langue et lui font connaître l’empire ottoman. Il se rend ensuite à Lisbonne, en faisant halte en Inde. La description qu’on lui fait au Portugal du Nouveau Monde que vient de découvrir Christophe Colomb lui apprend qu’il s’agit du monde duquel il vient. C’est au cours de son voyage de retour qu’il rencontre l’héritier du trône inca, Zelmatide 4 . Parce que l’île est un motif topique 5 , l’étude de l’emploi qu’en fait Gomberville, par comparaison avec celui qu’en font d’autres auteurs et particulièrement ses contemporains, est un moyen de cerner, dans la réalisation même de l’œuvre, quelle conception il se fait du roman. On verra, corollairement, que le traitement de ce motif et son évolution du premier état de Polexandre, paru en 1619, à la version achevée, parue en 1637, témoignent chez cet auteur d’un changement important de sa conception du roman. 2 L’Exil de Polexandre et d’Ericlée, Paris, T. du Bray, 1619, p. 329-330. 3 La Premiere Partie de Polexandre, Paris, T. du Bray, 1632, p. 38. 4 Polexandre, I, 4, p. 634-641. Le roman achevé, paru en 1637, est réédité en 1638, 1641 et 1645. Il n’y a de différences, au demeurant peu importantes, qu’entre les éditions de 1637 et 1638. Voir Philip A. Wadsworth, The Novels of Gomberville. A critical study of « Polexandre » and « Cythérée », New Haven, Yale University Press, 1942. Nous citons toujours la version achevée du roman dans l’édition de 1641, qui est celle fournie par les éditions Slatkine (Genève, 1978, quatre parties en cinq volumes puisque la quatrième et dernière partie s’étend sur deux volumes). Nous indiquons, en chiffres romains, la partie puis, en chiffres arabes, le livre (chaque partie en comporte cinq) et la pagination. 5 Sur la topique dans la fiction du XVII e siècle, voir les travaux de la Société d’Analyse de la Topique Romanesque (dir. Eglal Henein). <?page no="93"?> 93 L’île dans le Polexandre de Gomberville Polexandre : du chevalier au marin Polexandre est une imitation de roman grec, et ce, de plus en plus sensiblement de sa première version à sa version achevée. D’un état du roman à l’autre, ce n’est pas le même espace géographique qui est évoqué : plus on avance dans le temps, plus la mer gagne en importance. Le roman de Gomberville est une fiction sans cesse remise sur le métier : entre 1619 et 1637 en paraissent quatre versions 6 . Enfin, en 1651, Gomberville donne une suite à son roman, La Jeune Alcidiane, inachevée. La première version du roman, L’Exil de Polexandre et d’Ericlée (1619), comme d’autres romans de l’époque, n’est que par raccord un roman à la grecque. L’aventure maritime qui, on l’a dit, est caractéristique, n’y a guère d’autre importance que celle d’inscrire l’oeuvre dans la filiation d’un genre de roman qui est à la mode et réputé depuis la fameuse traduction d’Amyot des Ethiophiques d’Héliodore, en 1547. Certes le récit s’ouvre in medias res mais la première version de Polexandre tient davantage du roman de chevalerie que du roman grec. Le monde parcouru par les personnages ancrés dans le contexte historique du XVI e siècle est l’ancien monde méditerranéen. S’il est fait mention du Pérou 7 quand est évoqué le grand voyage de formation qu’un chevalier de rencontre évoque au début de l’histoire qu’il fait de sa vie, ce sont Constantinople, Alger, Chypre, Malte, la Sicile, entre autres lieux de l’ancien monde, qui sont le cadre des aventures. Quant aux héros, principaux et secondaires, ils sont natifs de France. L’histoire la plus exotique est celle qui se déroule en Arabie heureuse. Elle est relatée dans le chapitre 4 et dernier, p. 328-390. L’éloignement géographique autorise des inventions qui, en des lieux mieux connus, discréditeraient la fiction par leur invraisemblance : une ancienne et bizarre religion, l’Amelpie, et une cérémonie qui se tient dans le temple de Luzetopolis Dans la version de 1629 (Paris, T. du Bray), qui porte le même titre que celle de 1619, le périple a une importance plus grande. Apparaissent les personnages qui vont être récurrents dans toutes les versions à venir : le corsaire Bajazet, qui sillonne les mers, le prince du Pérou, Zelmatide, dont les aventures sont relatées dans les livre 1, 2 et 3. Le récit des aventures de Polexandre, inachevé, est, lui, livré dans le livre 4 et dernier, l’un et l’autre prince ayant alors été faits prisonniers par l’illustre corsaire. Polexandre est un prince français. On ne sait exactement quelle est la nationalité de Bajazet 6 Si l’on considère comme une seule version l’édition du roman de 1637 et celle de 1638. 7 L’Exil de Polexandre, p. 329. <?page no="94"?> Marie-Gabrielle Lallemand 94 mais des indices font penser qu’il est lui aussi français 8 . Dans cette version du roman, aucune Alcidiane n’apparaît : Polexandre est amoureux d’une princesse du sang royal de France, Olimpe. L’intrigue de l’ « Histoire de Polexandre et d’Olimpe » est ancrée dans les guerres de religion, qui sont évoquées avec une précision que l’on rencontre rarement dans les textes de fiction qui, au XVII e siècle, sont assez nombreux à prendre cette période de l’histoire pour contexte. Ce récit est l’occasion d’élargir le cadre spatial évoqué par le roman : Polexandre se rend au Danemark pour se battre avec le prince Phelismond auquel est promise en mariage Olimpe. En 1632 paraît La premiere partie de Polexandre, revue, changee et augmentee en cette nouvelle edition (Paris, T. du Bray). L’identité du héros est le principal changment : Polexandre est son surnom, il est le maire du palais, Charles Martel. L’intrigue se déroule donc au VIII e siècle. Partant Zelmatide ne peut plus être le prince du Pérou : il est roi de Perse. Le récit de ses aventures, là encore, occupe l’essentiel de l’œuvre (livre 1, 2, 3 et 4). Il est fils de Cosroès et a entrepris de reprendre aux Sarrasins le royaume de ses ancêtres. Ce n’est pas la chute de l’empire inca qui est au cœur de cette histoire mais celle de l’empire perse. Quant à Bajazet, c’est un Sarrasin. Polexandre apparaît pour la première fois dans le récit principal au cours d’un combat qu’il livre sur terre 9 . Si les personnages de Bajazet et Zelmatide sont d’emblée associés à la mer, il n’en est pas de même pour Polexandre : les seules îles qu’il aborde sont celles du Rhin. Il ne navigue pas en haute mer mais cabote : les tempêtes ne le jettent pas sur des îles lointaines mais dans les marécages de l’embouchure du Rhin 10 . Là encore, il s’agit d’un roman qui n’est, somme toute, qu’une lointaine imitation du roman grec. Tel n’est pas le cas de l’oeuvre dans sa version achevée dans laquelle l’influence du roman de chevalerie est très atténuée. Polexandre, le roi des îles Canaries, sillonne la mer à la recherche de l’île où règne celle qu’il aime, Alcidiane, mais cette île est inaccessible. Au cours de 8 Bajazet n’a combattu que contre les Italiens et les Espagnols (L’Exil de Polexandre, p. 633) ; il n’est pas nécessaire de lui rappeler les troubles qui ont agité la France à la suite de la mort d’Henri II puisqu’il les connaît (ibid., p. 651). 9 « […] ils virent Polexandre, qui avec un grand nombre de cavalerie Françoise, marchoit droit à un gros où estoit le Roy de Baviere. », La premiere partie de Polexandre, p. 498. La pagination de cet ouvrage, dans l’exemplaire que nous avons lu (Arsenal 8. BL. 21527), présente des erreurs importantes. Il s’agit de la page 498 du quatrième livre. 10 « Entre la plus haute emboucheure du Rhin, & celle de la riviere de Meuse, il y a un pays marescageux & presque desert, qui est l’ordinaire retraite des pyrates, & de ceux à qui la peur des supplices fait abandonner ou la Frise ou la Germanie », ibid., livre 4, p. 530-531. <?page no="95"?> 95 L’île dans le Polexandre de Gomberville son périple, ses principales rencontres sont un Africain, le corsaire Bajazet, un Inca, Zelmatide et son propre frère, Iphidamante. Au Danemark, il se lie d’amitié avec Phelismond. Grâce à l’intervention de personnages issus de lointains pays, l’espace géographique évoqué par le roman englobe tout ce qui est alors connu de la terre. De la première version à la version achevée, Polexandre est devenu marin. Le roman dès lors s’écarte des routes maritimes battues pour décrire des périples au cours desquels les voyageurs sont jetés sur des îles insolites, qui prolifèrent dans la version de 1637. La plus remarquable est l’Ile inaccessible, dont l’invention s’explique par l’inflexion allégorique qui caractérise le roman dans sa version achevée 11 . Imaginations insulaires Dans l’ « Advertissement aux honnestes gens » qu’il place à la fin de la version achevée de son roman, Gomberville s’en prend avec violence aux demi-savants qui lui reprochent de grossières erreurs. Il est certain que la documentation de Gomberville, si elle est effective, est particulière 12 . Certaines des informations que l’on trouve dans les divers états de son roman, peuvent dérouter le lecteur. Par exemple, dans la version de 1629, Zelmatide, qui a quitté le Mexique, est jeté par une tempête sur les côtes de l’ « Isle de Cipangue » qui, apprend-on, est depuis peu conquise par les Espagnols 13 . De cette île, il repart pour le Pérou. Il s’agit donc vraisemblablement d’une île qui se situe quelque part le long des côtes de l’Amérique. Or ce nom, « Cipangue » (Sipangu) est celui que Marco Polo donne à une des îles du Japon qu’il décrit dans Le Devisement du Monde 14 . 11 Quelques mots sur la dernière version du roman, inachevée : La Jeune Alcidiane (Paris, A. Courbé). Vingt ans après serait un titre qui conviendrait fort bien à ce roman. On y retrouve les héros du Polexandre achevé : le personnage éponyme et Alcidiane, Iphidamante (qui est donc ressuscité) et Mélicerte (ressuscitée elle aussi), Almanzor (ex-Bajazet) et Cydarie. Mais ce ne sont pas les aventures de ces personnages qui sont relatées, ce sont celles de leurs enfants, et de ceux d’autres personnages des romans antérieurs (Zelmatide, Ennoramita…). Les héros ne voyagent plus, ils séjournent dans l’Ile inaccessible où l’action se déroule. 12 Voir P.A. Wadsworth, The Novels of Gomberville, le chapitre sur l’exotisme, p. 67-71. Le critique observe que la documentation de Gomberville n’est ni systématique ni exhaustive et parfois très limitée. 13 L’Exil de Polexandre, p. 342. 14 La Description du monde, Paris, LGF (Le livre de Poche, Lettres gothiques), 1998, chapitre CLVIII, p. 378-379. <?page no="96"?> Marie-Gabrielle Lallemand 96 Il est longuement question de l’Ile inaccessible dans l’ « Advertissement ». Gomberville fait mention des géographes et des voyageurs qui ont écrit sur cette île, à commencer par Ptolémée. Lui, de même que, à la fin du XVI e siècle, Juan Gonzalès de Mendoce (Histoire du grand royaume de Chine) en parle comme d’une île qui n’a jamais pu être atteinte. Francisco Lopez de Gomare (Histoire générale des Indes Occidentales et des terres neuves qui jusqu’à présent ont été découvertes), qui écrit à la fin du XV e siècle, ne croit pas à son existence parce qu’il possède, selon Gomberville, « un esprit qui croit difficilement les choses extraordinaires » 15 . C’est Diodore de Sicile qui fournit la description la plus minutieuse de l’île qui a été explorée par un marchand grec, Jambole. Gomberville cite cette description 16 . Il fait aussi mention de l’avis de Jean-Baptiste Ramnusio, qui a composé un recueil de voyages maritimes au milieu du XVI e siècle et qui estime que l’île dont parle Diodore est Sumatra, aux antipodes des Canaries… Sans vouloir polémiquer (le peut-il ? ), Gomberville conclut : « si l’isle miraculeuse de Jambole n’est effectivement l’isle inaccessible, elle n’en est pas moins une vive peinture 17 ». En effet, dans la description de Jambole rapportée par Diodore, les habitants d’Ethiopie peuvent gagner par la mer cette île, en partant de laquelle on peut rejoindre l’Inde : elle ne saurait donc se situer dans l’Atlantique ni être une des Canaries. On le voit, Gomberville s’est documenté mais à sa façon qui est celle d’un esprit qui, contrairement à celui de Gomare, aime l’étrange ou, en termes de critique littéraire, le merveilleux : les habitants de l’île de Jambole, selon la description qu’il cite, sont des géants et leurs os sont souples, ce qui fait d’eux de véritables contorsionnistes ; ils ont une langue fourchue, qui leur permet de parler ou de produire les sons que produisent, entre autres, les animaux, et, pour ne citer encore qu’une seule autre particularité, ils vivent jusqu’à cent cinquante ans 18 ! En fait, cette île est une utopie, elle en a les caractéristiques les plus évidentes. L’auteur définit lui-même parfaitement, vers la fin de son long avertissement, ce qu’il fait dans son roman : Encore que les rigoureuses loix de l’ouvrage heroïque, ne reduisent point les artizans à rendre raison des merveilles qu’ils inventent pour l’estonnement de leurs Lecteurs ; & principalement quand il les font arriver en des 15 Polexandre, tome 5, p. 1338. 16 Ibid., p. 1342-1364 : « Navigation de Iambole Marchand Grec, escrite par Diodore Sicilien à la fin du troisiesme livre de sa Bibliotheque Historique ». 17 Ibid., p. 1341. 18 Les justifications de Gomberville, pensons-nous, ne sont pas dénuées d’ironie. Cette description est depuis l’Antiquité considérée comme une fiction : Lucien la donne comme exemple de récit de voyage mensonger, au début des Histoires vraies. <?page no="97"?> 97 L’île dans le Polexandre de Gomberville temps si esloignez du leur, ou en des païs si inconnus, qu’il est impossible de les contredire, toutefois je veux par œuvre de supererogation 19 , montrer la verité d’une chose que je n’avois dessein que de rendre vraisemblable. 20 C’est le merveilleux qui intéresse Gomberville et l’intérêt de déplacer la scène du roman dans de nouveaux mondes permet de le faire subsister en 1637, alors que la conception d’une fiction vraisemblable s’est imposée, mise en œuvre dans les longs romans contemporains L’Ariane de Desmarets de Saint- Sorlin 21 , Ibrahim des Scudéry 22 . Or l’île est par excellence le lieu merveilleux. Rien de neuf à cela : depuis l’île flottante d’Eole et les îles enchantées de Circé et de Calypso chez Homère, depuis l’Atlantide de Platon, fables et utopies sont couramment liées au motif de l’île. C’est donc un imaginaire topique de l’île que l’on retrouve chez Gomberville. Plus l’on s’éloigne des terres connues, plus l’imagination peut se déployer sans trop heurter la vraisemblance. On peut distinguer, parmi les îles, celles qui sont connues des lecteurs, et à propos desquelles il ne saurait être question de laisser aller son imagination. Tel est le cas de l’île de Ré dont il est fait mention dans la version de 1632, à l’occasion de la relation du périple qui mène le bateau de Zelmatide des côtes d’Afrique à l’embouchure du Rhin : il relâche sur les côtes du Poitou « à cette excellente rade qui est entre l’Isle des Coupables, & le canal de la ville blanche » 23 . Tel est le cas de l’île de « Selandie » qui est « la principalle province de Danemarc, & le sejour ordinaire de ses Roys », ainsi décrite dans la version de 1629 : Cette Isle est fort riche & fort grande, il y a treize bonnes villes, & grand nombre de bourgs & villages. La ville capitalle est extremement marchande, & à cause de son commerce nommé Coppenhauen. Elle est située sur la coste Orientalle de cette Isle ; & regarde un bras de mer de plus de vingt lieuës de long qui luy sert de Canal, & de port. Du costé du Sû (sic pour « Sud »), ce bras entre dans la mer Baltique ; & du costé du Nort, il s’engolphe dans celle de Som 24 . 19 « SUREROGATION. s.f. On disoit autrefois superogation. Ce qu’on fait par devotion, ou par courtoisie, au delà de son devoir, au delà de ce qui est commandé. », Dictionnaire de Furetière. 20 Polexandre, tome 5, p. 1382. Il s’agit des oiseaux qui guident le navigateur vers l’Ile inaccessible. 21 Ariane paraît en 1632 (Paris, Vve M. Guillemot et M. Guillemot) et est réédité en 1639 et en 1643. 22 Ibrahim ou l’Illustre Bassa, Paris, A. de Sommaville, 1641. 23 Polexandre, premiere partie, l. 5, p. 483-484. L’île de Ré : « insula reorum » chez les Latins, c’est-à-dire île des coupables. 24 L’Exil de Polexandre, p. 776-777. « Copenhague » en danois : « port des commerçants ». <?page no="98"?> Marie-Gabrielle Lallemand 98 Mais dès que l’on s’aventure loin sur l’océan Atlantique, l’imagination règne. Il est fait mention, en 1637, de l’île de Madère, qui a été colonisée par les Portugais au XV e siècle. C’est donc une île connue mais lointaine : Gomberville lui invente un roi au nom de fantaisie, Arziland, et fait de lui un « Geant » 25 . Parmi ces îles de l’Atlantique, d’autres sont des îles non inventoriées sur les cartes, des îles sans nom, qu’on rencontre au hasard d’un périple. Ainsi l’île sur laquelle a échoué la fidèle Izatide, dès la version de 1629. Elle a un petit air de paradis avec son bois si délicieux que Polybe, qui a envoyé sur cette île des matelots pour effectuer le ravitaillement en eau, à l’évocation qu’ils en font, éprouve le désir de s’y rendre et s’y endort paisiblement, tant l’endroit est plaisant. Cependant, dans la version de 1637, les fruits des arbres sont empoisonnés et ceux qui, comme Izatide, s’endorment sous leur ombre, deviennent aveugles 26 . A certaines, un nom est donné : l’« isle des insensez » à une île peuplée de barbares 27 , l’« isle du Soleil » à celle où chaque année des envoyés d’Alcidiane viennent accomplir une cérémonie, l’ « isle des Corsaires » à celle où trouvent refuge Bajazet et ses hommes, l’ « Isle désolée » à celle sur laquelle l’abominable Tisiphone règne 28 . Certaines, si elles n’ont pas de nom, ont une localisation géographique assez précise. Dans la troisième partie de la version achevée, il est question d’une île située non loin de Cuba, qui a été conquise par les Espagnols et sur laquelle ils ont bâti un fort pour assurer leur domination 29 . Un peu plus avant dans le roman, les tribulations du héros le mènent dans une île déserte sur laquelle se trouve, exilé, le roi du Bénin. L’île se situe en face des côtes de Guinée 30 . La localisation, parfois, est faite dans la géographie légendaire : « quelques Geographes mettent entre les Hesperides », l’île sur laquelle Polexandre doit relâcher pour soigner sa sœur malade 31 . Plusieurs de ces îles sont des avatars de l’Arcadie. L’Ile inaccessible est peuplée de bergers de même que l’île de Tisiphone, que Polexandre découvre avec ses compagnons et qu’il prend pour celle d’Alcidiane parce qu’elle évoque l’« ancienne Arcadie » 32 : les habitants de ces lieux, tout pasteurs qu’ils sont, ne sont pas « reduits à la misere des Bergers de l’Europe » 33 . Plus généralement, ici comme ailleurs, le nouveau est inventé à partir de l’ancien, 25 Polexandre, IV, 4, p. 850. 26 L’Exil de Polexandre, p. 916, Polexandre, II, 1, p. 29-31. 27 Polexandre, II, 4, p. 707 et 713. 28 Ibid., IV, 2, p. 427. 29 Ibid., III, 1, p. 37. 30 Ibid., III, 4, p. 643. 31 Ibid., III, 4, p. 730 (pour 709 : erreur de pagination). 32 Ibid., IV, 2, p. 335. 33 Ibid., IV, 2, p. 333. <?page no="99"?> 99 L’île dans le Polexandre de Gomberville raison pour laquelle les habitants des îles de l’Atlantique, du moins des îles orientales, ont des noms qui rappellent les légendes grecques. Nous avons déjà parlé de la reine Tisiphone. Un autre exemple peut être fourni par l’Ile inaccessible, qui est imaginée à partir d’éléments issus de la mythologie : le Phénix est l’emblème d’Alcidiane, le prince qui se révolte contre la reine a pour nom Syziphe et son frère, qui lui succède dans la rébellion, s’appelle Tantale. La langue de l’île est un composé de grec, d’arabe et d’une langue propre aux autochtones 34 . Ce sont particulièrement les noms propres qui sont issus du grec. Le père de la jeune reine s’appelant Alcide, sa mère Diane, elle a pour nom Alcidiane, et c’est en Diane chasseresse qu’elle apparaît pour la première fois à Polexandre 35 . Quant à l’île des Corsaires, autre île fameuse du roman qui est décrite dans la première partie 36 , elle n’est pas sans rappeler l’île des brigands du roman d’Héliodore 37 . L’invention fantaisiste, particulièrement en matière de géographie insulaire, caractérise le roman de Gomberville, particulièrement dans la version achevée. C’est ce que souligne un passage de la préface d’Ibrahim des Scudéry, qui nous semble faire allusion aux contrées peu connues ou imaginaires évoquées dans le roman de leur confrère. Pour les Scudéry en effet, la vraisemblance est le fondement de l’effet que la fiction produit sur le lecteur, ce qui suppose que vrai et faux soient indiscernables. Or qui croit en l’existence de territoires aux consonances exotiques, comme « Guindaye » et « Astrobacie » ? Car lors que le mensonge & la verité, sont confondus par une main adroite, l’esprit a peine à les desmeler, & ne se porte pas aisement, a destruire ce qui luy plaist. Au contraire, quand l’invention ne se sert point de cet artifice, & que le mensonge se produit à découvert ; cette fauceté grossiere ne fait aucune impression en l’ame, & ne donne aucun plaisir. En effect, comment seray-je touché des infortunes de la Reine de Guindaye, & du Roy d’Astrobacie ; puis que je sçay que leurs Royaumes mesmes ne sont point en la Carthe universelle, ou pour mieux dire, en l’étre des choses 38 ? Les Scudéry, dont les deux premiers romans sont de grands périples, ne mentionnent que des territoires connus, dûment inventoriés dans les géographies. En 1642, un an après la réédition du roman de Gomberville, dans 34 Ibid., II, 3, p. 619-620. 35 Ibid., II, 3, p. 572. 36 On en trouve déjà une description dans le livre 4 de la version de 1629. Elle diffère en partie de la description de 1637. Sur cette île, que je n’évoque que très rapidement, voir la communication de Sylvie Requemora-Gros. 37 Son chef, Thyamis, est de noble naissance et, somme toute, honnête homme, comme l’est Bajazet, le chef de l’île des Corsaires. 38 Préface d’Ibrahim, Paris, A. de Sommanville, 1641, non paginée. <?page no="100"?> Marie-Gabrielle Lallemand 100 La Maison des jeux de Sorel (Paris, N. de Sercy), c’est sans doute encore de Polexandre dont il est question dans une conversation sur les romans : Quant à ceux qui ne prétendent debiter que les seules productions de leur esprit (par opposition aux romanciers qui fondent leurs inventions sur des faits historiquement attestés), ils nous donnent souvent d’étranges grotesques, et nous décrivant des Iles inconnuës dont les coutumes sont fort bigearres et fort inutiles à savoir, ils font que je ne trouve point qu’aucune chose ayt été dite si à propos aujourd’hui, que ce qu’a raconté Dorilas des peuples estranges que son amy a découverts, où l’on peut assurer qu’il a fait une raillerie assez manifeste de tels ouvrages 39 . Dorilas a en effet donné le « Récit du voyage de Brisevent, & des peuples estranges qu’il a découverts » 40 . Brisevent, qui a déjà parcouru l’Europe ainsi qu’une grande partie de l’Asie et de l’Afrique, embarque pour l’Amérique et trouve là des créatures très bizarres, en tout genre, tant par leur physique que par leurs mœurs : son récit est tout aussi fantaisiste que celui de Jambole. Pour Tallemant, la géographie de l’ensemble de Polexandre est d’invention, la vraisemblance de toute l’œuvre étant anéantie par la présence d’une île imaginaire, celle où règne Alcidiane : « Pour le corps du roman, je laisse à juger s’il est raisonnable d’avoir mis sa scene à un lieu inconnû, et en un siecle si connû et si proche du nostre 41 ». Des Canaries et de leur roi Polexandre, roi des Canaries, est de la lignée du roi des deux Siciles, Charles d’Anjou 42 . Il est donc du sang royal de France (le frère de Charles d’Anjou n’est autre que Saint Louis). Le parangon des perfections ne pouvant être, pour Gomberville, que français, l’auteur naturalise son héros. Pour ce faire, il le fait séjourner à la cour de France, où le roi, Charles VIII, sans connaître sa naissance, le traite comme s’il était de son sang et manifeste une joie sans limites quand il apprend qu’il l’est effectivement. A la cour, Polexandre devient un parfait honnête homme, c’est-à-dire un courtisan français 43 : « il 39 La citation est extraite de l’édition de 1657, Paris, A. de Sommanville (Genève, Slatkine Reprints, 1977), p. 391-392. 40 Ibid., p. 83-116. 41 Historiettes, Gallimard (La Pléiade), II, 1961, p. 467. 42 Polexandre, II, 2, p. 414. 43 C’est la raison pour laquelle, puisque l’île où règne Alcidiane a la perfection des utopies, pour ce qui concerne la politesse et la galanterie, « les Fançois mesmes n’avoient aucun avantage sur les subjects d’Alcidiane », Polexandre, II, 3, p. 619. <?page no="101"?> 101 L’île dans le Polexandre de Gomberville estudioit les mœurs, les gentillesses, & la langue de France, & y reüssissoit de telle sorte, qu’en moins de trois ans il devint tout à fait François 44 ». Si un parfait honnête homme ne saurait être que français, pour quelle raison faire de Polexandre le souverain des Canaries ? L’Ile de Fer, une des îles Canaries, est le cadre du début du roman où est racontée la mort d’un amant malheureux d’Alcidiane. Le roman s’achève dans l’Ile inaccessible, quand, dans le temple de la Sagesse Eternelle, est célébré le mariage de Polexandre et d’Alcidiane. L’île où règne Alcidiane, introuvable, est cependant voisine des Canaries. Elle est proche et inaccessible, comme il est rappelé à quelques reprises dans le roman, par exemple dans le livre un de la deuxième partie : « une Isle fort peu esloignée de ces Isles-cy (les Canaries), & incomparablement plus belle qu’elles ne sont 45 ». Il est fort probable que l’autre lieu important du récit principal, l’île des Corsaires, se trouve dans les mêmes parages : elle se situe à cinq jours de navigation des Açores, apprend-on dans la version achevée du roman 46 . On trouve, dans la version de 1629, une information plus précise encore : « Bajazet envoya quatre de ses Galleres bien armées jusqu’au destroit de Gilbatar (sic) ; & commanda à leurs Capitaines de passer le plus avant qu’ils pourroient le long des costes d’Afrique en tirant vers la Guinée ; & voir en quel estat estoit le lieu de leur ordinaire retraite 47 ». L’épicentre du roman est donc les Canaries et des îles situées dans la même partie de l’Atlantique, dont l’Ile inaccessible et, fort probablement, l’île des Corsaires. Comment expliquer l’intérêt de Gomberville pour cette partie du monde ? En ces lieux, on plaçait durant l’Antiquité, les Hespérides, les Champs Elysées, l’Atlantide. Pour P. Wadsworth, l’Ile inaccessible est un avatar du mythe platonicien 48 . « Les plus anciennes notions sur la chorographie de cette île se perdaient au milieu des allégories des temps fabuleux », 44 Ibid., II, 3, p. 484. 45 Ibid., II, 1, p. 167. 46 Ibid., I, 1, p. 158 et 162. 47 L’Exil de Polexandre, l. 1, p. 32. 48 “Ever since the time of Plato the legend of a lost land in the Atlantic Ocean has haunted the human mind. In the Middle Age stories grew up about the blissful but unapproachable Island of Saint-Brendan. Early travellers identified it with the Fortunate Isles, or Canaries, but later, when these had been charted and explored, it was projected some distance to the north. All the Renaissance voyagers had a word to say about the island, some doubting its existence and others calculating its probable location. Gomberville kept the tradition’s main features ; he placed the island three hundred miles north of the Canaries, he allowed boats to reach it only by accident or when forced there by storms and he described it as a paradise of flowers and eternal springtime”, Philip A. Wadsworth, o.c., p. 28-29. <?page no="102"?> Marie-Gabrielle Lallemand 102 écrit Sabin Berthelot dans les Antiquités canariennes 49 . Ce n’est évidemment pas un hasard si ces lieux de légendes sont choisis par Gomberville comme scène principale de sa fable. Polexandre, s’il est de la race royale de France, est aussi de la lignée des héros légendaires. Son gouverneur, faisant le récit de la vie de son maître, rappelle que les îles dont il est le roi sont, depuis l’Antiquité, des lieux légendaires. La renommée de Polexandre est telle à la cour de Bretagne que les histoires vont bon train, raconte-t-il : La beauté & la valeur de mon Roy estoient en la bouche de tout le monde. On racontoit qu’à l’âge de douze ans il avoit au plus fort d’un grand combat, tué deux Portugais de sa main ; & chacun adjoustant miracle à miracle ; on publioit toutes les fables que les Anciens ont inventées, pour faire de nos isles, le sejour des Heros, & des bien-heureux 50 . Et Polexandre de rajouter une légende contemporaine aux légendes antiques en nommant une de ses îles l’« île d’Alcidiane » 51 . Par ailleurs, dans l’ancienne représentation du monde, celle que donne la géographie de Ptolémée, les Iles Fortunées (tel est l’ancien nom des Canaries) bornent le monde du côté de l’Occident. L’exploration du Nouveau Monde, dont il est souvent question dans Polexandre, a définitivement prouvé que de l’autre côté de l’Atlantique, se trouve un continent, d’où est originaire un des compagnons du héros éponyme, l’inca Zelmatide. Or Gomberville, qui témoigne en cela du même sentiment que ses contemporains, est fasciné par les nouveaux mondes 52 . Il s’agit bien sûr de l’Amérique, mais pas seule- 49 Antiquités canariennes, Paris, E. Plon, 1879, p. 23 ou, du même auteur et de P. Barker- Webb, Histoire naturelle des îles Canaries, Paris, 1839, tome 2, introduction, p. 3-21. 50 Polexandre, II, 3, p. 482. 51 Ce qui est une reprise des légendes étiologiques, comme l’est l’histoire qui est inventée à propos de Belle-Île. Dans la version de 1632, le roi de petite Bretagne, Daniel, délaisse sa légitime épouse, fille du comte de Provence, pour une envoûtante Espagnole du nom de Bellile, avec laquelle il vit sur une « Isle malheureusement enchantée » (l. 5, p. 674) dont le nom est ainsi expliqué : « Cette Isle est à quelque lieuës de l’emboucheure de la riviere de Vigelanie, & a des solitudes si agreables, des promenoirs si charmans, & des bastimens si superbes qu’elle doit estre mise au nombre des merveilles de l’Ocean. On me rapporta que Daniel luy avoit osté son nom, & que pour obliger l’Espagnole à s’y plaire, il luy avoit donné celuy de Bellile » (l. 5, p. 668-669). 52 Un seul exemple de cette fascination : dans le chant XV de La Jérusalem délivrée du Tasse, le navire guidé par une dame (La Fortune) qui emmène les deux chevaliers qui doivent délivrer Renaud dans l’île d’Armide, qui, elle aussi, est située parmi les Iles Fortunées, ne peut pas, comme le désire Ubalde, aborder sur les îles situées au-delà des antiques frontières du monde : le temps n’est pas venu mais la dame prophétise que Christophe Colomb, au temps prescrit, franchira ces limites. <?page no="103"?> 103 L’île dans le Polexandre de Gomberville ment. D’autres terres, dont on connaît l’existence depuis l’Antiquité, n’ont été que bien plus tardivement explorées et comme découvertes. C’est le cas des Canaries, patrie du héros, Polexandre. Ce n’est qu’au XIV e siècle, suite à une expédition portugaise, qu’elles sont connues. C’est ce dont fait état la définition du dictionnaire de Moreri : « Elles nous estoient inconnues dans le XIV. siecle » (article « Canaries ») 53 . D’autres nouveaux mondes se trouvent en Europe du Nord et Polexandre, au cours de son voyage au royaume de Danemark et de Norvège, les a explorés : Je ne croyois estre qu’un mois en tout mon voyage, mais la curiosité de voir ce païs, où toute l’année n’est composée que d’une nuit, & d’un jour ; & d’ailleurs les incommoditez de cette mer, que nos mariniers appellent faussement glacée, m’arresterent deux mois entiers. Je vis toutes les isles nouvellement découvertes, & en consideray avec un extréme plaisir les raretez & les merveilles 54 . Il n’y a pas jusqu’à l’Ile inaccessible qui ne recèle un monde inconnu, de pure invention celui-là. Dans La Jeune Alcidiane, cette île est décrite plus précisément parce qu’elle est la scène de l’intrigue principale. Or elle contient un nouveau monde, coupé de l’ancien : là vivent des Sauvages à la religion étrange. Cette partie de l’île est séparée de l’autre par des monts et des forêts denses. L’issue annoncée de ce roman inachevé est la réunion des deux parties de l’île, qui va permettre aux sauvages de connaître les bienfaits de la civilisation, puisque les souverains, Polexandre et Alcidiane, ne sont pas d’avides colonisateurs. Dans l’espace frontière entre l’Ancien et le Nouveau Monde s’organise la résistance à l’envahisseur hispanique. Une propagande continûment et férocement anti-espagnole est à l’œuvre dans le roman de Gomberville 55 . Alors que les Espagnols 56 tentent d’annexer les Canaries, le jeune Polexandre, âgé 53 Sabin Berthelot étaye ce constat en mentionnnant le titre de la relation faite de ce voyage, De insulis reliquis ultra Hispaniam in Oceano noviter repertis, Antiquités canariennes, p. 34. 54 L’Exil de Polexandre, 1629, p. 847-848. Sur la connaissance des confins septentrionaux et leur représentation cartographique, voir notamment Cartes géographiques anciennes. Evolution de la représentation cartographique du monde, de l’Antiquité à la fin du XIX e siècle de Ivan Kup ik, Paris, Gründ, 1981, p. 104-105. 55 Voir à ce sujet Madeleine Bertaud, « Les Espagnols selon Gomberville : le Polexandre de 1637 », L’Age d’or de l’influence espagnole : la France et l’Espagne à l’époque d’Anne d’Autriche, 1615-1666, actes recueillis par Ch. Mazouer, Mont-de-Marsan, Editions interuniversitaires, 1991, p. 329-338. 56 Ils sont indifféremment nommés Espagnols ou Portugais. Le Portugal devient en 1580 un des royaumes de Philippe II d’Espagne. Il récupère son indépendance en 1640. <?page no="104"?> Marie-Gabrielle Lallemand 104 seulement de treize ans, leur livre un premier combat terrible 57 , pour sauver l’Île inaccessible de ces insatiables conquérants. Car, non contents d’avoir mis à feu et à sang le Nouveau Monde 58 , les Espagnols, mus non par la foi mais par la cupidité, cherchent incessamment des territoires à conquérir. Leur impérialisme n’a pas de limites 59 , si ce n’est celle que parvient à fixer Polexandre en sauvant et les Canaries 60 et l’Ile inaccessible de leur funeste domination. En 1637, les contemporains de Gomberville savent, ou peuvent savoir, que les Espagnols sont les maîtres des Canaries, ce qui aide Gomberville à trouver une explication à l’absence de traces de la royauté de son souverain d’invention : « l’orgueil d’Espagne » a « renversé tous les monumens, qui pouvoient conserver la memoire des conquestes de nostre Heros » 61 . La résistance du héros aux colonisateurs avides (et impies) va de pair avec sa quête amoureuse. Quand au début du livre cinq de la troisième partie, Polexandre et Cydarie, sa sœur, débarquent sur l’Ile de Fer pour voir le tombeau d’Almanzor, ils en trouvent quatre de plus, ce qui fait, dit l’un des personnage, qu’il conviendrait d’appeler cette île « Isle des tombeaux » 62 : tous sont les mausolées d’amoureux malheureux. Le roman se clôt, on l’a dit, sur le mariage d’Alcidiane et de Polexandre dans l’Ile inaccessible. Du début à la fin du roman, de l’Ile de Fer à l’Ile inaccessible, on est passé de l’amour imparfait et malheureux à l’amour parfait et, ultimement, récompensé. De l’Ile inaccessible De version en version du roman, des éléments sont repris, d’autres sont des inventions nouvelles. L’Ile inaccessible est la plus remarquable d’entre ces 57 Polexandre, II, 3, p. 455-470. Il livre un autre grand combat, une fois roi, alors que de nouveau les Espagnols tentent d’envahir ses îles, II, 745-748. 58 L’histoire de la vie du roi du Pérou, Zelmatide, est l’occasion pour l’auteur de formuler à maintes reprises des critiques sévères. 59 Par exemple, on dit des rois d’Espagne qu’ils ne pouvaient « souffrir que la liberté trouvast quelque azile, ny en terre ferme, ny dans les Isles », Polexandre, IV, 3, p. 496. 60 Polexandre accomplit cet exploit avant le dénouement, dans le livre 3 de la dernière partie (p. 496-498). 61 Polexandre, IV, 2, p. 322. 62 Ibid., III, 5, p. 802. Ce sont les sépultures des quatre amants de la princesse Benzaïde et celle qui contient le corps d’Histérie. Mélicerte, sœur jumelle d’Histérie et elle aussi amante malheureuse, explique ainsi le choix de bâtir un tombeau sur cette île aux visiteurs de ce dernier tombeau : « je mis pié à terre en cette Isle, & y rencontrant le tombeau d’Almanzor, & de plusieurs autres, crûs que c’estoit un lieu destiné pour la sepulture des Amants infortunez » (ibid., p. 913-914). <?page no="105"?> 105 L’île dans le Polexandre de Gomberville inventions, en premier lieu parce que, de toutes les îles évoquées dans ce long roman, c’est celle qui est la plus importante : elle est le but de la quête que mène le héros, Polexandre. Celui-ci apparaît dans les premières pages du roman en train de donner la chasse à un navire d’Alcidiane, piloté par Lyncée : lui seul sait la route qui conduit à l’île, le suivre est donc, croit le héros, l’unique moyen de retrouver Alcidiane, reine de l’île. Lyncée est le nom du pilote du navire Argo : ainsi le voyage de Polexandre s’inscrit-il dans le sillage des quêtes légendaires. C’est cependant le hasard, et non Lyncée, qui, une première fois, a conduit Polexandre, au terme d’une tempête, sur cette île où l’on n’aborde que par une « particuliere faveur du Ciel » 63 , « par le hazard & par la tempeste » 64 . Un commentaire du gouverneur de Polexandre, qui a échoué avec lui sur cette île inconnue, lui attribue les caractéristiques du locus amoenus et l’assimile aux îles Fortunées : Apres qu’il eut fait trois ou quatre mille pas, il descendit par une pente douce, dans des valons si delicieux, soit pour les petits ruisseaux dont ils estoient coupez, soit pour les fontaines qui couloient du haut des colines, soit pour les prairies couvertes de mille sortes de fleurs, soit pour les petits bois dont elles estoient environnées, que plusieurs fois les considerant, j’ay dit en moy mesme que les anciens Grecs avoient eu grande raison de choisir dans les isles de la mer Atlantique, la demeure des ames de leurs Heros 65 . Cette île non répertoriée sur les cartes est appelée Ile bienheureuse, tel est le « superbe » nom que les autochtones lui ont autrefois donné 66 . On l’appelle aussi Ile merveilleuse ou Ile inaccessible 67 . Elle n’a pas, dit un vieil habitant à Polexandre qui s’informe de l’histoire et de la géographie de l’île, la forme allongée qu’ont la plupart des îles, mais celle d’une « grenade » 68 : île ronde, île parfaite, île fertile. Ile du bonheur aussi : elle est voisine des Champs Elysées, assure Pisandre, un de ses habitants, exilé, quand il en parle à Polexandre : « Dans la mer mesme où nous sommes, & non loin de ces Isles, où les anciens Idolastres avoient mis leurs champs Elisées, est une Isle qui n’est cognuë des autres nations, qu’en ce qu’elle ne leur est pas cognuë 69 . » 63 Ibid., II, 3, p. 592. 64 Ibid., II, 3, p. 593. 65 Ibid., II, 3, p. 567-568. 66 Ibid., II, 3, p. 592. Des étrangers lui ont donné d’autres noms, Ile céleste ou Ile enchantée mais « son plus véritable nom est celuy d’Isle inaccessible, pour ce que tout l’art de la navigation, ny toute la conduite des plus experimentez Pilotes du monde, ne sçauroient y faire aborder un vaisseau », II, 1, p. 167. 67 Ibid., II, 3, p. 592. 68 Ibid., II, 3, p. 593. 69 Ibid., IV, 4, p. 799. <?page no="106"?> Marie-Gabrielle Lallemand 106 L’errance de Polexandre pour y parvenir dure deux ans 70 . Au bout de ces deux ans, comme il est raconté dans la quatrième et dernière partie du roman, alors que les aventures des compagnons du héros ont toutes trouvé une fin heureuse (Zelmatide épouse Izatide et Bajazet la sœur de Polexandre, Cydarie) ou malheureuse (Iphidamante le frère du héros est mort, ainsi que sa maîtresse Mélicerte), Polexandre quitte de nouveau les Canaries à la recherche de l’Ile inaccessible. Son pilote est un expert en l’art de la navigation et l’île est dans les parages des Canaries : on apprend alors qu’elle est distante de cent lieues des îles sur lesquelles règne Polexandre 71 . Le pilote croit qu’il trouvera l’île. Il aborde en un lieu que Polexandre prend pour le royaume d’Alcidiane. Mais le bonheur du héros n’est qu’un leurre, auquel le lecteur est pris comme le personnage, jusqu’à ce que le narrateur ne vienne les détromper : en ce lieu règne une « Mégère », qui est l’incarnation de la laideur 72 , et qui voue tous les amoureux à la mort. Elle-même a été mariée, contrainte par ses parents, avec un homme qu’elle hait, dont elle souhaite la mort et qu’elle parvient à faire tuer. On l’aura compris, elle est l’exact opposé d’Alcidiane, qui incarne l’amour parfait, alliance du beau et du bon, suivant l’immémorial idéal. Dans sa quête, il faut que Polexandre vainque Tisiphone, triomphe de la laideur et du mal, pour posséder la beauté et la vertu. Quand Polexandre quitte l’île de Tisiphone, il est blessé gravement et passe pour mort. Mais son fidèle Dicée a trouvé une barque dans laquelle il porte son maître avant de se confier aux flots atlantiques. Deux jours durant, l’un et l’autre inconscients, ils voguent jusqu’à ce qu’ils abordent sur une île, où ils trouvent du secours 73 . Un navire a échoué sur cette île, qui n’est autre que celui envoyé par l’Inca Zelmatide à son ami Polexandre. Par ce hasard heureux et providentiel, le héros trouve le moyen de retourner aux Canaries, au moment crucial, pour empêcher une nouvelle fois les Espagnols de conquérir ses Etats. Echappé de la mort, Polexandre repart une dernière fois, décidé à ne jamais revenir aux Canaries sans avoir trouvé l’Ile inaccessible. Au terme de diverses aventures, il rend un grand service à un roi d’Afrique Noire, Aspheristidez, souverain du Gheneoa, lequel vénère le soleil sous les traits d’une femme qui n’est autre qu’Alcidiane. C’est que ce roi, qui est 70 Ibid., IV, 3, p. 504. 71 Ibid., IV, 2, p. 325. 72 « En effet, elle eust esté prise plustost pour un Eunuque habillé en femme, que pour une veritable femme. Elle avoit les cheveux roux, le teint bazané, la taille excessive, & la contenance si mauvaise, que quand elle n’auroit pas esté deplorablement maigre comme elle estoit, elle n’eust pas laissé d’estre l’image vivante de l’horreur », ibid., IV, 2, p. 344-345. 73 Ibid., IV, 2, p. 428. <?page no="107"?> 107 L’île dans le Polexandre de Gomberville autrefois allé sur l’île du Soleil, qu’il nomme aussi l’« Isle Saincte » 74 , pour rendre grâce à son dieu, a séjourné sur l’île dans le temps que le navire du roi Alcide, père d’Alcidiane, y accomplissait son voyage annuel. Le roi africain a vu une statue d’Alcidiane âgée d’une dizaine d’années. Il la qualifie d’ « Ange visible » 75 . Il s’est dès lors mis en quête de l’Ile inaccessible, vainement. Il offre à Polexandre le choix suivant : devenir roi du Gheneoa, ou poursuive la quête que lui-même n’a pas menée à bien et chercher à devenir un esclave d’Alcidiane, tel est le titre qui est donné aux jeunes hommes vaillants et vertueux qui se vouent à la garde de la reine. Polexandre fait le second choix et Aspheristidez lui donne alors le moyen de gagner l’Ile inaccessible. Il faut qu’il renonce à la trouver par lui-même, qu’il se rende à l’île du Soleil et se consacre au service de ce dieu. Lorsque le navire d’Alcidiane viendra, Polexandre, se recommandant de lui, sera conduit sur l’Ile inaccessible. L’Ile inaccessible, qui, rappelons-le, n’apparaît que dans la version définitive du roman, est une allégorie. Elle est le havre auquel aspire mais que ne peut atteindre, sans une grâce particulière, le parfait amant. L’évolution de la représentation de l’île dans les différentes versions du roman de Gomberville renvoie aux caractéristiques du long roman, qui d’œuvre en œuvre, d’Urfé à La Calprenède, en passant par Gomberville et les Scudéry, se sont fixées. « Longs romans » sont les termes employés notamment par l’auteur d’un abrégé de l’Astrée en 1712 (La Nouvelle Astrée), pour désigner le roman d’Urfé et tous ceux qui, comme lui, contiennent de nombreuses histoires insérées. On désigne maintenant ainsi les romans auparavant qualifiés de « baroques » ou, à la suite de Sorel dans la Bibliothèque française, d’ « héroïques ». Au fil du récit principal de ces romans sont insérées de multiples histoires secondes, dont l’issue est heureuse ou malheureuse. Mais le récit principal, lui, s’achève toujours bien. C’est que, pour reprendre le titre du roman de Martin Fumée 76 , ce récit est consacré au « vray et parfaict amour » qui unit les héros et qui, in fine, est récompensé. C’est que, dans ce récit principal, les effets de la Providence sont représentés. Comme le note Thomas Pavel, à propos de Céladon, mais le commentaire s’applique parfaitement à Polexandre : « Toute l’histoire de Céladon […] est celle d’une foi quia absurdum est 77 . Le long roman, qui, souvent sous la 74 Ibid., IV, 3, p. 700. 75 Ibid., IV, 3, p. 702. 76 Du vray et parfait Amour. Escrit en Grec, par Athenagoras philosophe athenien. Contenant les Amours honnestes de Theogenes et de Charide, de Pherecide & de Melangenie. Le roman, imitation de celui d’Héliodore, a paru en 1599. 77 L’Art de l’éloignement, Paris, Gallimard, 1996, chapitre IV « Le royaume des romans », p. 241. <?page no="108"?> Marie-Gabrielle Lallemand 108 forme grecque du périple, est construit sur le modèle de la quête, dont on sait l’importance dans la pensée chrétienne, permet aisément de mettre en fiction la morale chrétienne, le vrai et parfait amour qui unit les héros étant, dans la tradition néo-platonicienne de l’amour, amour du Créateur en la créature. Dans les romans, qui sont de style moyen, les images ne sont pas fréquentes voire rares, ce qui est un des traits stylistiques qui distinguent l’épopée en vers du roman en prose : ceux de Gomberville ne font pas exception à la règle. On y trouve cependant parfois des images et c’est, de loin, la métaphore maritime qui est la mieux représentée qui a un sens allégorique. Dans l’allégorie doivent coexister sens littéral et sens allégorique, ainsi en va-t-il dans le passage suivant, qui est le discours que prononce Polexandre quand il prend conscience de son erreur : « Je ne suis point en l’Isle d’Alcidiane ; & voy trop clairement que ce que j’avois pris pour un port, est un escueil perfide, contre lequel mes esperances vont faire leur dernier naufrage 78 ». Le roman de Gomberville est profondément imprégné de religion chrétienne, ce qui donne sens à la métaphore maritime 79 . Pour s’assurer que le lecteur frivole ne se limite pas à une lecture littérale, voici la leçon de la fable qui est tirée par Amynthe dans le dénouement du roman : Nos prophetes menacent Alcidiane, ou d’estre enlevée par des Estrangers, ou d’estre femme d’un Esclave sorty des deserts d’Afrique ; & lui declarent que sans ce fatal mariage, son Estat court fortune de se perdre avec elle. Pendant que les choses se preparent icy pour mettre au jour le commencement de cette Prophetie, Dieu travaille dans le fond de l’Afrique pour l’accomplissement du reste. Il envoye des tempestes, il découvre des écueils, & prescrit des naufrages ; afin qu’un grand Roy, perdant toutes les marques de sa dignité, devint effectivement Esclave ; & dans cette mal-heureuse condition, errast long temps parmy les deserts d’Afrique. Mais tu ne vois peut-estre pas, Dicée, le mystere de cette conduite. Dieu ne fait Polexandre Esclave que pour tesmoigner que ses decrets sont immuables ; & pour luy preparer en mesme temps un chemin bien droict & bien large, par lequel il luy fust aisé d’arriver au bien-heureux sejour où ny ses travaux, ny ses veilles, ny ses recherches ne l’eussent jamais conduit 80 . 78 Ibid., IV, 2, p. 342. Il est dans l’île de Tisiphone. 79 Voir M. Bertaud, L’Astrée et Polexandre. Du roman pastoral au roman héroïque, Droz, 1986, p. 162-163. 80 Polexandre, IV, 4, p. 1268-1269. La leçon ne se limite pas à cette citation, incomplète de plus. <?page no="109"?> 109 L’île dans le Polexandre de Gomberville Les longs romans recèlent un sens allégorique 81 . Coexistent une lecture factuelle, historique, et une lecture morale des personnages et de leurs aventures. Dans le corpus des longs romans, c’est celui de Gomberville, et précisément sa version achevée, du fait de l’invention de l’Ile inaccessible et de la quête que mène le héros pour y parvenir, qui manifeste le plus sensiblement cette dimension allégorique. Il faut donc établir un rapprochement entre le roman de Gomberville, dans sa version achevée, et une autre imitation de roman grec, fortement imprégnée de religion catholique, Les Epreuves et travaux de Persilès et Sigismunda de Cervantès 82 . De l’île des barbares, scène du début in medias res, à Rome, les héros accomplissent un pèlerinage. Le voyage les mène de lieux, insulaires ou non, dûment inventoriés par les géographes, à des îles d’invention 83 , 81 Il s’agit d’une allégorie morale, comme l’épopée, dont la fable est conçue pour illustrer un point de morale : « La première chose par où l’on doit commencer pour faire une Fable, est de choisir l’instruction & le point de Morale qui lui doit servir de fond, selon le dessein & la fin que l’on se propose » (Le Bossu, Traité du Poème épique, Hamburg, H. Buske, 1981, réimpression de l’éd. de 1714, p. 27). « Il faut ensuite reduire cette verité morale en action ». Cette action « contient allégoriquement une verité morale » (p. 28). L’auteur doit « chercher dans l’Histoire, les noms de quelques personnes à qui l’action feinte soit vrai-semblable ou véritablement arrivée, & la raconter sous ces noms connus, avec des circonstances qui ne changent rien au fond ni à l’essence de la Fable & de la Morale » (p. 30). Voir Volker Kapp : « Pour une théorie de la lecture allégorique au XVII e siècle », Storiografia della critica francese nel Seicento, G. Forestier, R. Horville, G. Dotoli, U. Floris et alii (éd.), Bari-Paris, Adriatica-Nizet, 1986, p. 389-405. 82 Le roman a paru en 1617 et a rencontré immédiatement un grand succès. Deux traductions françaises en sont données l’année suivante, celle de Vital d’Audiguier (Paris, Veuve Guillemot) et celle de François de Rosset (Paris, Jean Richer). 83 Elles sont représentées sur le tableau commandé à un peintre réputé par Périandro- Persilès pour raconter en images ses aventures : « d’un coté, il peignit l’île barbare en proie aux flammes, et, à proximité, l’île des prisonniers, et, un peu à l’écart, le radeau ou l’assemblage de bois où l’avait trouvé Arnaldo, quand celui-ci le recueillit à bord de son navire ; ailleurs figurait l’île des Neiges, où l’amoureux Portugais avait perdu la vie ; puis le vaisseau que les soldats d’Arnaldo avaient percé ; juste à côté, il peignit la séparation de l’esquif et de la barque ; on voyait là le défi des amants de Taurisa et leur mort ; ailleurs on sciait par la quille le navire qui avait servi de sépulture à Auristela et à ses compagnons ; plus loin était l’île plaisante et agréable où Periandro avait vu en songe les deux escadrons des vertus et des vices (…) ; il peignit, en maniere d’esquisse et de miniature, les fêtes de Policarpo, où il s’était lui-même couronné vainqueur ; bref il n’y eut épisode mémorable de ceux où il fut à l’épreuve en son histoire, qui ne fût peint là, sans oublier la ville de Lisbonne où on les voyait débarquer, accoutrés tels qu’ils l’étaient à leur arrivée ; sur le même tableau on vit aussi brûler l’île de Policarpo, Clodio transpercé par la flèche d’Antonio, et Zenotia pendue à une antenne ; on peignit aussi l’île des Ermites, et Rutilio en la figure d’un homme saint », éd. J.-M. Pelorson, Paris, Gallimard (La Pléiade), 2001, livre 3, chap. 1, p. 718-719. <?page no="110"?> Marie-Gabrielle Lallemand 110 dont une Ile des Ermites, présente chez les deux auteurs 84 . L’un entraîne ses lecteurs dans les confins septentrionaux du monde 85 , l’autre dans les confins occidentaux, dans les deux cas loin du monde méditerranéen, cadre ordinaire des imitations du roman grec. L’invention des îles chez Gomberville est donc à replacer dans le cadre d’une conception particulière du roman qui, si elle ne fait pas fi de la vraisemblance, ne la respecte pas, dans les années 1640, comme le font La Calprenède et les Scudéry. Le Tasse considérait que placer la fiction, qui doit comporter des éléments merveilleux, dans un temps historique reculé ou dans un espace géographique éloigné, en garantissait la vraisemblance 86 . Il conseillait de préférer, comme contexte historique de la fiction, les temps chrétiens, pour expliquer par quelle puissance supérieure advient la merveille. Gomberville, on vient de le voir, partage cette conception. La vérité de la fiction, pour lui, ne tient pas à l’absolue vraisemblance, même si, concession faite aux tenants de la conception de la fiction qui s’impose, il s’ingénie, dans l’ « Advertissement » à fonder en réalité ses inventions 87 . Les héros de son roman, dans sa version achevé, naviguent donc d’île réelle en île d’invention 88 . 84 L’île des Ermites chez Cervantès, livre 2, chapitre 17, p. 692 ; chez Gomberville, l’ile de l’Ermite (IV, 3, p. 614 : le nom de cette île est donné à cette page, il est plus longuement question d’elle dans le livre suivant, p. 931-957. Il existe aussi une île qui est un monastère, III, 1, p. 67). De nombreux rapprochements peuvent être établis entre les deux œuvres. Signalons juste que chez ces deux auteurs, la représentation du barbare, souvent insulaire, est très nuancée : de la cruauté la plus brutale à la vertu la plus parfaite. On trouve aussi chez les deux auteurs l’idée que le dominateur peut devenir le barbare. 85 Histoire septentrionale est le sous-titre du roman de Cervantès. 86 Discours du poème héroïque, second discours, éd. F. Graziani, Paris, Aubier, 1997, p. 186. La citation de Gomberville, que nous avons donnée plus haut, est comme un résumé du développement du Tasse sur le fait qu’il faut qu’une fiction présente des éléments merveilleux et que l’auteur en garantisse la vraisemblance. 87 Non parfois, répétons-le, sans ironie. 88 Frederica d’Ascenzo a constaté cette particularité dans le représentation de l’espace maritime qui oscille entre deux pôles, « l’imagination poétique », d’une part et « un certain souci de la vraisemblance », d’autre part, « L’Espace marin dans la fiction narrative de Gomberville », Les Méditerranées du XVII e (éd. G. Dotoli), Biblio 17 n° 137, 2002, p. 190. <?page no="111"?> Biblio 17, 190 (2010) L’île comme procédé narratif : Les Exilez de Madame de Villedieu (1672-1678) G IORGIO S ALE Université de Sassari Les Exilez de Madame de Villedieu est un des derniers romans français du XVII e siècle à exploiter le mythe romain depuis la tradition des grands romans héroïques. A l’encontre de la plus grande partie de la production narrative précédente, qui situait l’action principale à Rome, celle des Exilez se déroule principalement à l’écart du centre politique et intellectuel de l’Antiquité, sur une île méditerranéenne. Comme le suggère le titre de l’édition originale, les protagonistes se trouvent dans une position marginale puisqu’ils ont été contraints à l’exil. On sait que l’auteur, pour mieux attirer l’attention et l’intérêt des lecteurs, aurait voulu donner à son roman un titre centré sur le nom du protagoniste, le poète latin Ovide. A cette fin, elle avait proposé d’intituler son texte Ovide ou les Exilés, mais l’éditeur préféra l’abréger, en ne gardant que la dernière partie 1 . Le titre choisi par Barbin ne comporte pas de référence directe au poète latin, excluant toute définition possible du chronotope et bornant de la sorte l’horizon d’attente des lecteurs. Toutefois, il est possible de conjecturer une autre hypothèse concernant la pratique des publications des textes de l’éditeur avisé qu’était Claude Barbin. Il se peut, en effet, qu’il ait voulu maintenir la malicieuse ambiguïté du titre pour solliciter les lecteurs à découvrir qui se cachait derrière une fiction annonçant l’histoire de proscrits. Quoiqu’il en soit, cette première manifestation paratextuelle ne garantit pas une inclusion immédiate du récit dans le cadre historique référentiel et ouvre la voie à beaucoup de possibilités d’interprétation. 1 Pour ces informations et pour les données bibliographiques ultérieures on renvoie à l’article de Rudolf Harneit, « Quelques aspects de la réception de Mme de Villedieu et Jean de Préchac en Europe : éditions rééditions et traductions de leurs romans et nouvelles », in Madame de Villedieu ou les audaces du roman, ss la dir. de Nathalie Grande et Edwige Keller-Rahbé, Littératures classiques, numéro 61 (2007), p. 275-293 ; voir notamment la page 277. <?page no="112"?> Giorgio Sale 112 Sans attendre la parution en France des deux volumes ultérieurs, une édition pirate, imprimée à Bruxelles en 1675, ajouta au roman de Mme de Villedieu un sous-titre très aguichant pour le public contemporain, féru d’histoire et de récits contenant des clefs de lecture. A partir de cette date, l’œuvre fut connue comme Les Exilés de la Cour d’Auguste. Cet ajout rétablit la définition du cadre historique, situant l’action entre le I er siècle avant J.C. et le I er siècle de notre ère, mais il déclenche aussi une deuxième possibilité de lecture du roman. L’annonce d’une fiction historique se double, en effet, d’une potentialité d’interprétation cryptographique, ce qui modifie sensiblement la réception du texte. Le référent historique est largement développé dans le roman où la plupart des personnages trouvent leur équivalent dans l’histoire romaine. Mais une donnée se détache visiblement de la réalité historique : elle concerne le lieu de l’action. L’exil d’Ovide, en effet, comme chacun sait, se déroula entièrement à Tomes, une ville située sur les bords de la Mer Noire, l’actuelle Constance, en Roumanie. Dans le roman de l’auteur français, l’exil du poète se situe, en revanche, sur une île au nom grec qu’aucune carte ne reproduit : Thalassie 2 . Cette île imaginaire, que la fiction situe dans la Mer Egée, pas loin de l’île de Lesbos, face à la Macédoine, pourrait symboliser le lieu mythique du royaume galant 3 . Une semblable opération cacherait donc les finalités communicatives du texte. Dans la fiction du roman, l’île constitue la dernière retraite du spécialiste de l’amour que fut Ovide. Thalassie se présente donc clairement comme une île chimérique. Cette localisation de l’exil de personnages historiques dans un lieu imaginaire constitue une première atteinte à l’interprétation du récit 2 Voir Edwige Keller-Rahbé, « Toponyme « Ile de Thalassie », Les Exilés de Mme de Villedieu (1672-73) », in Dictionnaire des toponymes imaginaires, à paraître. Nous remercions Mme Keller-Rahbé pour nous avoir généreusement communiqué son article. En fait, Thomas Corneille, dans son Dictionnaire universel géographique et historique…, parle de l’île de « Thalassia », mais, sous ce nom, il indique l’île de Thassos. En effet, à l’entrée « Thalassia » de son dictionnaire on lit : « Isle que Ptolemée range entre les Isles de Thrace. Elle est à cinq milles de l’embouchûre du fleuve Nesto dans l’Archipel, à quarante du mont Athos, qui luy est au Sud-Oüest, & à soixante de l’Isle de Samothrace qu’elle a au Sud-Est. […] L’Isle est bien peuplée & garnie de trois places, principalement d’une ville de son même nom avec un Port. Cette Isle est celle que Pline appelle Thassos, & que Mela & Strabon nomment Thasos. Elle a eu quelquefois le nom d’Ærie & d’Æthrie, & presentement elle a celui de Tasso ». 3 Du point de vue géographique, l’île se situe en face de la Macédoine (dans le texte du roman on dit, en effet, qu’Ovide « parcouroit les routes d’un Bois qui borde les rivages du côté de Macedoine », p. 3). Nos citations du roman sont tirées de l’édition des Œuvres de Madame de Villedieu, t. VIII, Paris, Compagnie des Libraires, 1720. <?page no="113"?> 113 Les Exilez de Madame de Villedieu (1672-1678) comme transcription exclusive d’événements historiques. La présence de l’île se révèle la plus forte annonce de la nature fictionnelle du texte. Nous aborderons donc notre discours en partant de l’organisation du roman, pour nous arrêter ensuite sur les multiples enjeux, parfois surprenants, que l’insularisation de l’exil comporte pour les proscrits, pour aboutir, enfin, à une hypothèse plus générale concernant la valeur politique du bannissement en période d’absolutisme. Insularité et narration : l’île des récits qui se croisent En abordant l’organisation du roman, on peut aisément constater que la localisation de l’histoire principale sur une île comporte des implications qui se reflètent aussi sur la structure et la forme du texte 4 . Premièrement, l’espace restreint de l’île pose des limites à l’action des personnages. De ce point de vue, on peut même se demander si la délimitation du lieu n’influence pas directement le développement de l’intrigue. En effet, l’œuvre se compose d’une histoire principale assez lâche et réduite, comportant l’insertion d’un nombre élevé de récits intercalés qui présentent les antécédents dans des histoires rétrospectives ; les différents personnages exposent à tour de rôle leurs aventures devant un auditoire. Dès lors, l’intrigue principale ne paraît pas pouvoir se constituer en récit indépendant, puisqu’elle devient un cadre d’énonciation communicative constituant le support de l’ensemble des histoires secondaires et l’élément unificateur des différents récits. De cette structure narrative dépend d’ailleurs la forme dialogique dominante du texte, le concours de nombreux narrateurs et autant de situations de narration variées, ainsi que les caractéristiques de l’oralité dont la langue du roman présente d’abondantes traces. A un second niveau, la présence des récits rétrospectifs se justifie par le fait que les membres de la petite société galante réunie autour d’Ovide réclament des histoires divertissantes ou tragiques pour tromper leur ennui. Ils profitent de la liberté de parole que leur garantit l’espace insulaire pour se raconter mutuellement, en s’amusant, les aventures galantes qui ont causé l’ostracisme dont ils font l’objet et les péripéties qui s’en sont ensuivies. Ainsi l’île devient-elle le lieu où se concentrent la plupart des nœuds des 4 Deux analyses du roman, de sa structure et de ses rapports avec l’histoire romaine et avec l’histoire contemporaine ont été exposées par Marie-Gabrielle Lallemand et Gérard Letexier dans le numéro 61 de la revue Littératures classiques, en 2007 : Madame de Villedieu ou les audaces du roman, op. cit. La première dans son article « Les Exilés : forme et signification », p. 57-70 et le second dans « Les Exilés de la cour d’Auguste : Mme de Villedieu entre tradition et modernité », p. 71-87. <?page no="114"?> Giorgio Sale 114 nombreuses intrigues des Exilez. Toutefois, la prise de parole des différents personnages n’aboutit pas toujours à des récits suivis, car les narrateurs subissent continuellement des interruptions qui retardent et empêchent parfois définitivement l’exposition du dénouement. Chaque personnage commence à raconter son aventure, mais puisqu’il n’arrive pas à en compléter l’exposition en une seule tirade, il en résulte que les récits intercalés, s’enchevêtrant et s’interrompant mutuellement, deviennent fragmentaires, émiettés, il arrive même que le récit soit troublé dès le début. Ainsi que le suggère l’auteur, cette fragmentation narrative dépend étroitement de l’espace insulaire où se situent les personnages du récit-cadre. L’insularité est ainsi appelée à légitimer de manière vraisemblable la forme fragmentaire de la narration. La localisation du récit-cadre dans un univers restreint, mais en même temps suffisamment étendu, justifie le va-et-vient des personnages alternant dans la composition des différentes situations de locution et d’écoute. A chaque fois qu’un petit groupe s’assemble pour écouter une histoire rétrospective, l’arrivée d’un autre personnage ou bien l’éloignement de l’un des auditeurs ou du narrateur lui-même entraînent une interruption abrupte du récit intercalé dont on annonce cependant la reprise 5 . Il s’agit d’un schéma largement exploité par l’auteur. Telle est, tout au long de l’œuvre, la modalité de l’échange narratif. Face à un auditoire qui se laisse trop souvent distraire, et grâce à la souplesse de la fiction d’oralité choisie par Mme de Villedieu, les protagonistes-narrateurs s’interrompent fréquemment pour compléter, pour corriger leurs histoires respectives, ou bien pour contester la reconstruction des faits et proposer un autre point de vue sur les mêmes événements. Seul le lecteur, parvient, quelquefois, à la reconstitution d’un récit entier et cohérent. On voit bien jusqu’à quel point cette structure narrative complexe se justifie par la situation insulaire : le lieu influence donc la charpente du texte, son cadre énonciatif, sa composition discursive. Force est de constater, cependant, que l’auteur s’en sert aussi dans un autre but : les nombreuses fractures diégétiques parviennent à créer une plus grande complicité entre auteur et lecteur, car, si l’interruption systématique des récits des personnages relance 5 Certaines histoires sont destinées à rester sans suite, étant donné que le roman s’annonce comme inachevé. En effet, ne pouvant conclure tous les récits secondaires, l’auteur, avec une intervention de type méta-narratif, se manifeste pour déclarer l’impossibilité de terminer, dans le dernier volume, les récits laissés en suspens. Ainsi fait-elle la promesse d’en rédiger un autre où elle pourra conclure toutes les histoires. L’auteur relance donc l’attente du public, mais le volume en question ne verra jamais le jour et Les Exilez, comme bien d’autres romans de Madame de Villedieu, resteront inachevés. <?page no="115"?> 115 Les Exilez de Madame de Villedieu (1672-1678) ses attentes, elle sollicite surtout ses compétences littéraires. La fragmentation des histoires intercalées introduit, en effet, dans le texte un certain anachronisme par l’emploi de procédés narratifs très exploités jusqu’aux années 1660 et typiques d’une esthétique baroque, mais désormais perçus comme désuets par le public contemporain. On peut alors supposer que leur reprise et leur répétition ostensiblement accentuée constituent un clin d’œil de l’auteur à son auditoire pour qu’il apprécie sa prise de distance ironique. La série des annonces d’histoires dont on diffère le récit est, en effet, trop longue pour ne pas nous induire à penser à une volonté de parodie des romans à tiroirs, très à la mode dans la période précédente, mais qui avait commencé à lasser le public 6 . Voilà donc une dernière implication, et non des moindres, liée au choix du lieu de l’action principale : la condition d’insularité a des conséquences qui se répercutent même sur le plan de la réception du texte, et à plusieurs niveaux. Non seulement le lecteur implicite est investi d’un rôle important, à l’instar de celui des narrateurs-auditeurs de l’île, puisqu’il est même sollicité à donner une conclusion à des histoires qui restent finalement inachevées, mais il participe aussi à l’élaboration d’un discours théorique concernant l’esthétique du roman. S’il reconnaît le but parodique de la reprise de certains procédés narratifs particulièrement représentatifs de la production romanesque héroïco-galante, il est à même de mieux apprécier la portée novatrice du texte et sa modernité. Le paradoxe de l’exil insulaire : privation des droits et liberté de parole Comme nous le disions, la localisation de l’histoire principale sur une île influence plusieurs niveaux du discours, ouvrant des perspectives d’interprétation plus articulées. Thalassie apparaît comme une sorte de purgatoire où les protagonistes, morts pour la société, expient leurs fautes politiques ou galantes 7 . Pour Ovide, inspirateur de l’effervescence culturelle qu’on respirait 6 Pour un développement sur le rapport entre les formes narratives de la première moitié du XVII e et l’esthétique classique dans l’œuvre de Mme de Villedieu on renvoie à l’article de Nathalie Grande, « Que reste-t-il de nos amours ? (ou comment le modèle baroque a été compris par Mme de Villedieu) », in Cahiers de l’Association internationale d’Etudes Françaises, numéro 56, « Le roman baroque », mai 2004, p. 437-454. 7 La faute d’Ovide n’est pas entièrement dévoilée, mais l’auteur laisse entendre qu’elle concerne ses rapports avec Julie, fille d’Auguste, et son amitié avec Terentia, femme de Mécène et maîtresse de l’empereur. L’incipit du roman présente le protagoniste en ces termes : « Le fameux Ovide, suspect à l’honneur et à l’amitié de César, <?page no="116"?> Giorgio Sale 116 à la cour d’Auguste, l’exil insulaire s’annonce, dès le début, particulièrement douloureux : « Il aimoit la Cour et ses plaisirs ; l’exil étoit plus cruel pour lui qu’il ne l’auroit été pour un homme plus solitaire » (p. 3). En effet, l’essence même de l’exil, au XVII e siècle, résidait dans l’éloignement de la cour, du centre intellectuel et politique de la nation. Furetière le souligne à la fin de l’entrée « Exil » de son dictionnaire : « L’exil de la Cour est l’enfer des Courtisans ». En fait, la suite du récit prouve qu’une société galante peut aussi se construire dans un lieu solitaire, éloigné de la cour. Dans le texte on insiste à plusieurs reprises sur la comparaison entre Thalassie et la cour impériale romaine. Avoir déplu au souverain ou aux membres influents de la cour d’Auguste a causé le bannissement des protagonistes. Et pourtant, les exilés espèrent que cette condition ne sera que de courte durée. Ainsi vivent-ils leur expérience insulaire comme une période d’attente avant leur retour à Rome. Malgré le regret des proscrits, le contraste - sur lequel s’ouvre le roman - entre la cour de Rome (avec tous ses avantages, mais aussi tous les dangers et toutes les menaces qu’elle présente pour les courtisans) et le lieu d’exil, transforme ce dernier en un espace propre au développement de l’idylle pastorale 8 . Loin de la ville et de la cour, dans un contexte naturel, en dehors de toute ingérence extérieure, y compris le pouvoir du roi, Thalassie paraît jouir d’une sorte de liberté extraterritoriale. Comme il s’agit de gens qui ont subi le même sort et qui appartiennent à la même société policée, les exilés, affranchis des lois qui régissent le comportement social à la cour romaine, sans les contraintes d’une étiquette stricte, peuvent nouer des relations plus souples. Toutes ces circonstances concourent à la création d’une condition qui s’annonce propice à un développement du récit selon le modèle du genre pastoral. Sur l’île, comme dans la fiction pastorale, s’établit une communauté restreinte, constituée presque exclusivement d’« honnêtes gens » qui appartiennent à la noblesse ou qui, en tout cas, ont fréquenté la cour impériale. Dans l’espace limité de l’île d’exil, les protagonistes, privés de leur pouvoir et bannis de Rome, réorganisent leur vie en reproduisant la société élitaire alloit espier dans l’Isle de Thalassie le crime d’avoir trop de charmes » (p. 3). Dans la dernière partie du roman, le protagoniste déclare : « l’amour a toûjours été le maître absolu de mon ame, & après avoir traversé tous mes desseins de fortune, il m’a conduit enfin dans l’exil où vous me voyez » (p. 435). 8 Cette transformation de l’île de l’exil en espace idyllique est l’œuvre de l’amour. L’un des personnages déclare, en effet : « les lieux les plus deserts sont plus charmans que Rome, lors que dans sa solitude on trouve le secret de faire sa felicité » (p. 487). <?page no="117"?> 117 Les Exilez de Madame de Villedieu (1672-1678) mondaine, mais dans un cadre champêtre. Ils partagent tous, en effet, l’esprit de société, le goût de la galanterie et une considération élevée pour la femme. Pour son divertissement, la petite société polie de Thalassie s’adonne aux passe-temps typiques des personnages de la pastorale. Les exilés se consacrent à des activités champêtres de nature ludique et galante : promenades dans la nature ou au bord de l’eau, superbes collations sur l’herbe. Sur l’île, protégés par l’ombre des arbres au feuillage épais, leurs occupations quotidiennes comprennent la lecture de vers dans des bosquets de verdure constituant les loci amœni où ils peuvent en toute liberté déclarer leur amour, poursuivre des aventures galantes, écrire des vers, entendre les discours des autres sans être aperçus. L’auteur peut introduire tout un attirail de procédés littéraires qu’elle reprend du modèle romanesque baroque, en produisant un cadre qui est en même temps pastoral et antique. Ainsi, entrevues déguisées, lettres échangées ou contrefaites, confidences trahies concourent à la création d’une intrigue complexe. Mais le moyen le plus courant pour se désennuyer sur l’île d’exil reste, comme nous le disions, le récit des aventures de chacun, servant à pérorer la cause de l’injuste condamnation dont les exilés ont été les victimes, et se justifier ainsi contre les accusations dont ils font l’objet. Par ce biais, par l’habile constitution d’un rapport de causalité entre l’intrigue galante et la condition d’exil des protagonistes, le discours se déplace de la galanterie vers un terrain plus délicat et pernicieux, car il touche le domaine des politiques adoptées par le pouvoir absolu pour exercer le contrôle de l’ordre social et le maintien du consensus. Et, notamment, pour les protagonistes ayant subi le bannissement par ordre du monarque, le texte aborde le thème de l’exil en tant que stratégie répressive visant à empêcher toute dissension. Certes, la référence à la politique du bannissement poursuivie par l’empereur Auguste, dans le roman de Mme de Villedieu, accomplit une fonction d’authentification de la narration. Toujours est-il qu’elle suppose aussi une allusion à la stratégie de l’exil comme politique de contrôle que Louis XIV pratiquait alors en France. Dans cette perspective, le thème de l’exil insulaire acquiert alors une connotation entièrement péjorative. L’île se chargerait donc d’une valeur métaphorique en devenant l’emblème du bannissement et de l’isolement de tous ceux qui s’opposent au pouvoir. Le poète exilé : topos littéraire et métaphore de l’absolutisme En effet, outre les renvois à la tradition littéraire encore très proche, l’univers fictionnel des Exilez suggère une interprétation qui présente maintes analogies évidentes avec la situation référentielle historique contemporaine de <?page no="118"?> Giorgio Sale 118 l’auteur. L’expulsion d’Ovide sur une île éloignée ne manque pas de rappeler le topos du bannissement du poète, de l’intellectuel, suite à une condamnation de nature politique. C’est dans cette perspective que se justifie l’interprétation avancée par plusieurs commentateurs selon laquelle le roman de Mme de Villedieu proposerait une transposition dans un temps reculé et dans un lieu imaginaire de la disgrâce et du bannissement du surintendant des finances Nicolas Fouquet, lequel, en effet, avait dans un premier temps été condamné à l’exil, avant que Louis XIV ne transformât la peine en condamnation à la prison à vie. Cette interprétation, bien qu’elle nous paraisse tout à fait légitime et supportée par le texte, ne s’avère pas la seule lecture cryptographique que le roman de Madame de Villedieu peut suggérer. Il nous semble difficile de croire à la parfaite concordance entre le personnage fictionnel et un seul personnage de la situation historique contemporaine qui aurait inspiré l’auteur 9 . La pratique de l’exil, sous Louis XIV, frappait, non seulement les hommes de la politique, mais aussi, avec la même virulence, les écrivains et les intellectuels, plus proches, de ce point de vue, du personnage du poète latin. Ainsi d’autres interprétations possibles, qui renvoient à d’autres personnages historiques tombés en disgrâce, restent-elles à parcourir d’autant plus que les causes de l’exil d’Ovide sont encore inconnues et peuvent donc être soumises à différentes hypothèses. Ses écrits font des allusions à une circonstance délicate concernant ses relations avec le pouvoir impérial qui ne manque pas de présenter des analogies avec la situation de beaucoup de personnages ayant participé à la Fronde, eux aussi condamnés à l’exil 10 . 9 A ce propos Thomas Pavel observe que « Ces allusions, cependant, la poétique classique exigeait qu’elles restent implicites. L’univers du spectacle n’exerçait sa séduction que dans la mesure où, ayant assumé le privilège de l’asymétrie, il brillait d’un feu plus lumineux et plus intense que l’actualité, se montrant plus intelligible et plus émouvant qu’elle ». Cf. Thomas Pavel, L’art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, « Folio/ Essais », 1996. Voir particulièrement le ch. I, « La distance symbolique », p. 52. 10 Certains exilés étaient assez proches de Madame de Villedieu elle-même. Notamment ses protectrices, Madame de Montbazon et la duchesse de Chevreuse avaient été deux frondeuses intrépides. Marie d’Orléans-Longueville, duchesse de Nemours, à laquelle Madame de Villedieu a dédié une partie de sa production littéraire, fréquentait ce qui restait de la vieille cour, celle d’Anne d’Autriche, et avait obtenu une permission de ne pas se rendre à la cour de la reine mère. Elle avait sa propre « cour » dans le salon parisien de l’Hôtel de Soissons. Cf. Edwige Keller-Rahbé, « Avant propos : ‹Je ne fais pas peur› », in Madame de Villedieu romancière. Nouvelles perspectives de recherche, Etudes réunies par Edwige Keller-Rahbé, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2004, p. 7-18. D’autres proscrits furent condamnés pour des raisons qui ne sont pas d’ordre politique, mais qui concernent la sphère des <?page no="119"?> 119 Les Exilez de Madame de Villedieu (1672-1678) D’autre part, l’hypothèse la plus accréditée concernant la disgrâce d’Ovide, qu’il donne lui-même comme cause de son bannissement, consiste dans le fait d’avoir écrit un poème scandaleux, l’Ars amatoria. En effet, ce livre ne s’insérait pas dans la politique d’austérité des mœurs poursuivie par Auguste ces années-là, ce qui détermina son rejet de toutes les bibliothèques 11 . Sous Louis XIV de nombreux écrivains furent persécutés par le pouvoir politique à cause de leurs écrits, mais deux d’entre eux retiennent plus que les autres notre attention comme modèles auxquels Madame de Villedieu aurait pu s’inspirer pour le protagoniste de son roman. Il s’agit de Saint-Evremont et de Bussy-Rabutin. Le premier fait partie des grands exilés de l’histoire. Son bannissement, très long, l’éloigna de la France pendant 42 ans, jusqu’à sa mort, et le transforma en une sorte de mythe vivant de l’exilé. Son exil avait été déterminé par une Lettre sur la Paix des Pyrénées, non destinée à la publication et adressée au maréchal de Créqui, découverte dans l’une des cassettes de Fouquet lors de l’arrestation du surintendant des finances. L’auteur de ce violent réquisitoire y critiquait la politique et même la personne du cardinal de Mazarin, ce qui entraîna son éloignement pour fuir l’emprisonnement 12 . La vie de proscrit que mena Saint-Évremont, ainsi qu’Ovide à Thalassie dans la fiction romanesque de Madame de Villedieu, fut un exil insulaire doré auprès du bienveillant Charles II et puis de son successeur. Une situation matérielle stable, bien sûr, mais aussi des motivations galantes, surtout après l’arrivée à Londres d’Hortense Mancini, contribuèrent à adoucir les peines de cet exilé dans une « solitude mondaine » 13 . Plus proche de la période de rédaction du roman, l’autre modèle historique qui aurait pu inspirer l’auteur des Exilez, Roger de Bussy-Rabutin, relations sociales et galantes. En particulier vers la moitié des années soixante le climat, à la cour, était très lourd. En 1665 la comtesse de Soissons avait subi un éloignement de la cour. Vardes fut emprisonné et puis exilé à Aigues-Mortes, le comte de Guiche, accusé d’avoir une relation avec Henriette d’Angleterre, belle-sœur du roi, dut s’expatrier en Hollande. 11 En fait, entre la publication du poème et la condamnation d’Ovide 9 ans s’étaient écoulés. Une autre cause possible de la condamnation du poète latin pourrait découler du fait d’avoir été l’amant de Julie, la fille d’Auguste et de Scribonia, ou, pour le moins, d’avoir été complice de ses amours. Ces hypothèses sont reprises dans le roman de Mme de Villedieu. 12 On suppose que cette lettre lui fut commanditée part Fouquet ou le maréchal du Créqui lui-même. Les deux personnages politiques étaient contraires à une paix avec l’Espagne. 13 Luigi De Nardis définit de la sorte l’exil de Saint-Evremont dans son introduction aux Œuvres mêlées du moraliste (Roma, Edizioni dell’Ateneo di Roma, 1966), p. XXVII. <?page no="120"?> Giorgio Sale 120 fut frappé de la disgrâce royale, comme chacun sait, après la diffusion de l’Histoire amoureuse des Gaules, chronique scandaleuse des mœurs licencieuses de la cour et en particulier de personnages très proches de la famille du roi 14 . Le texte de Bussy présente de nombreuses analogies avec l’Ars amatoria et les Amores du poète latin. Comme le roman de Madame de Villedieu, la chronique de Bussy-Rabutin est un texte cryptographique qui comporte des clefs de lecture. Pourrait-on voir dans l’œuvre de Madame de Villedieu la reprise de l’histoire concernant l’exil de Bussy-Rabutin comme un hommage à l’auteur de l’Histoire amoureuse des Gaules ? L’hypothèse est séduisante et demanderait un développement qui ne pourra trouver ici sa place adéquate, puisqu’elle nous éloignerait trop de notre sujet 15 . Quels que soient ses modèles, on peut soutenir que Madame de Villedieu élabore son univers fictionnel à partir d’un double matériel référentiel : d’une part, celui de l’univers historique de l’Antiquité auquel renvoie explicitement le texte (l’histoire romaine) et, à un autre niveau d’interprétation, la référence implicite à la réalité contemporaine, à travers un système complexe de significations. Seule l’inférence du lecteur à l’esprit aigu et rompu à ces pratiques cryptographiques peut activer le second niveau d’interprétation du roman, en décodant les clefs de lecture que l’auteur y a insérées. Exclusion sociale et inclusion dans le récit Par la représentation mythique du pouvoir royal (la mythistoire), les ministres de Louis XIV tentaient de proposer l’assimilation du roi absolu au premier empereur romain, créateur de la paix dans une Europe sortant d’une longue période de guerres. En poursuivant le procédé d’assimilation, ils suggéraient l’identification de la cour française à la cour d’Auguste. Dans cette perspective herméneutique, le sous-titre de l’œuvre narrative, attribué par l’édition pirate de Bruxelles, révèle donc d’emblée la valeur complexe du texte et 14 Ce texte fut écrit en 1659 ou 1660, circula sous forme manuscrite deux ou trois ans après, avant son impression, à Liège, en 1665. 15 Bussy-Rabutin, le « Pétrone français », comme on l’appelait pour la verve satirique qu’il déploie dans ses textes, ou le « petit Cicéron », selon la formule de sa cousine, Mme de Sévigné, peut être considéré un « nouvel Ovide » qui ne sut adoucir le « nouvel Auguste ». Bussy aussi, dans son Histoire amoureuse des Gaules, comme plus tard Madame de Villedieu dans Les Exilez, avait mis en scène situations et personnages contemporains sous les semblants de personnages et circonstances de la France dans la période de la domination romaine (ce qui rappelle aussi le décor de l’Astrée). Le roi Théodate, qui régna sur la Gaule romaine (V e siècle après J.C.), était, lui aussi, appelé Auguste. <?page no="121"?> 121 Les Exilez de Madame de Villedieu (1672-1678) dévoile la double consigne de lecture que Madame de Villedieu a voulu attribuer à son roman. Une lecture historique ou référentielle manifeste (l’histoire de l’exil d’Ovide et des amours qui se nouent à la cour impériale romaine) se double, en fait, d’une interprétation cryptographique (l’histoire de la disgrâce de Fouquet, de Saint-Évremont ou de Bussy-Rabutin et, en général, de tous les opposants au pouvoir absolu, ainsi que le récit des intrigues amoureuses à la cour de Louis XIV) 16 . Le lecteur des Exilez est donc appelé à une analyse de tous les indices que lui fournit le texte, selon un double registre de lecture. A ce niveau aussi, cette stratégie narrative sollicite une plus grande complicité entre l’auteur et son public, car la coopération interprétative du lecteur est indispensable à l’activation du niveau référentiel implicite du texte. Par ce biais, au travers de la fiction, le roman de Madame de Villedieu dépeint la réalité politique et sociale du dernier tiers du XVII e siècle, plus précisément la situation de la noblesse et des intellectuels constamment menacés par l’absolutisme royal. Les nobles, en particulier, exclus du dispositif de représentation historique mis en place par le système de pouvoir absolutiste, bannis du gouvernement, bientôt exilés dans une cour qui présente de nombreuses analogies avec la situation d’insularité, accèdent, par le détour du roman, à la seule représentation qui leur est laissée : la fiction romanesque ou les Mémoires. Désormais, ils sont condamnés à ne devenir protagonistes que de leur histoire privée et, le plus souvent, exclusivement galante. Madame de Villedieu, en revanche, parvient à réintroduire le domaine politique dans les récits de la vie privée des personnages publics en se servant justement du thème de l’exil, puisque le ban de la société rend la vie des proscrits digne 16 Bien évidemment, derrière la figure d’Auguste on n’a pas de difficulté à reconnaître Louis XIV. Un jeu allitératif cache et dévoile, en même temps, le nom de la maîtresse du roi, Louise de La Vallière, derrière le personnage de Varentille. D’autres personnages historiques contemporains sont ébauchés derrière les personnages de la fiction romanesque. Pour ces clefs de lecture nous renvoyons à M. Cuénin, Roman et société sous Louis XIV : Madame de Villedieu (Marie-Catherine Desjardins 1640-1683), Thèse présentée devant l’Université de Paris IV, le 28 février 1976, Lille, Atelier de Reproduction des thèses, Université de Lille III, 1979, 2 tomes, particulièrement le chapitre V : « Les cadres romanesques : la tradition ». Voir aussi Juliette Cherbuliez, « De la cour d’Auguste à la cour de Louis XIV : Réécriture de l’exil ovidien chez Madame de Villedieu », in Madame de Villedieu romancière. Nouvelles perspectives de recherche, cit., p. 219-238 ; Gérard Letexier, « Les Exilés de la cour d’Auguste : Mme de Villedieu entre tradition et modernité », art. cit. ; M.M. Rowan, « Patterns of enclosure and escape in the prose fiction of Madame de Villedieu », in Actes de Wake Forest, Edités par Milorad R. Margitic et Byron R. Wells, Papers on French Seventeenth Century Literature/ Biblio 17, numéro 37 (1987), p. 379-392. <?page no="122"?> Giorgio Sale 122 d’être racontée. Leur exclusion sociale entraîne, donc, leur inclusion dans le récit 17 . Dans la petite société de l’île, ces bannis peuvent ainsi devenir narrateurs de leur propre histoire et, par ce biais, la reconstruction des événements de leur vie privée se lie indissolublement à leur vie publique et aux relations qu’ils ont entretenues avec le souverain ou, plus généralement, avec le pouvoir. S’il est vrai que la condition de l’exil et la formation de la petite société galante de Thalassie, qui - nous l’avons vu - se constitue en situation de locution et d’écoute, justifie la présence des récits de chaque exilé, il est d’autre part évident que les histoires rétrospectives des personnages sont marquées par leur issue commune. L’exil, donc, et la politique qui l’a déterminé, deviennent ainsi en même temps la cause des récits et le dénouement des histoires. L’implication d’une telle circularité n’est pas sans intérêt, puisque la prise de parole des personnages leur fournit le moyen de présenter leur bannissement comme une condamnation injustement subie. Cela traduit donc une critique de la politique poursuivie par le souverain. Ce faisant, par son roman, Madame de Villedieu enfreint la règle selon laquelle le domaine de la politique royale doit être interdit à tous ceux qui ne participent pas au pouvoir. Comme chacun sait, cette censure politique était devenue implacable surtout après l’arrestation de Fouquet, en 1661. Cette date marque le début du règne personnel de Louis XIV. Ni les intellectuels ni les auteurs d’œuvres de fiction n’avaient donc le droit d’aborder ce sujet délicat. Les nobles étaient contraints de se barricader dans leur vie privée que les écrivains pouvaient reproduire dans des œuvres de fiction, à condition, toutefois, de ne pas franchir la limite sensible du domaine politique. Madame de Villedieu, par le truchement du thème de l’exil et de l’insularité, non seulement frôle cette limite, mais la franchit délibérément. 17 Comme nous le disions, les proscrits sous Louis XIV étaient très nombreux, ce qui pouvait engendrer un doute légitime sur le consensus dont jouissait la politique royale et sur l’effective légitimité de son action, contrastée par un nombre élevé de personnalités. D’autre part, cette remarque cache une réalité rassurante pour les opposants au pouvoir : ils sont nombreux, ils ne sont pas isolés et chacun peut se reconnaître dans une communauté plus vaste qui comporte aussi bon nombre d’écrivains. Pour un examen détaillé des relations entre la situation géopolitique de l’exil et la production littéraire sous Louis XIV, avec un développement concernant Les Exilez de Madame de Villedieu, nous renvoyons à l’étude de Juliette Cherbuliez, The Place of Exile. Leisure Literature and the Limits of Absolutism, Lewisburg, Bucknell University Press, 2005. On pourra bientôt consulter également une étude de Alessandra Grossi sur le même sujet, pour lequel on remercie l’auteur de nous avoir communiqué le texte. <?page no="123"?> 123 Les Exilez de Madame de Villedieu (1672-1678) Insularité, fiction et politique : le dispositif du renversement L’auteur développe le mythe de l’exil tout en l’innovant : dans son récit, c’est une communauté entière qui se trouve mise au ban de la société. A Thalassie, dans ce lieu à l’écart où ils expient la faute de s’être opposés aux lois de l’empereur ou aux conventions de la cour romaine, les exilés peuvent exprimer leur ressentiment à l’égard du pouvoir qui les a rejetés. D’une part, la condition d’exilé comporte, donc, une restriction de la liberté de mouvement, mais d’autre part, elle permet une liberté de pensée et de parole jusqu’alors inconcevable. Dans la disgrâce sociale, l’exil permet aux protagonistes de poursuivre ailleurs, sur une île éloignée, leur bonheur individuel, ainsi que de s’exprimer sans contraintes, se soustrayant aux règles et aux limitations en vigueur à la cour. L’éloignement sur l’île acquiert alors une valeur positive ; il garantit l’invention, le divertissement, la contestation, bref, la liberté dans presque tous les domaines. De même, le choix du protagoniste illustre cette vision positive du bannissement. En effet, comme le prouve très adroitement Juliette Cherbuliez 18 , dans l’imaginaire de l’époque classique, marqué - nous l’avons vu - par l’absolutisme royal, la destinée d’Ovide constitue une métaphore du rapport complexe et extrêmement fragile entre la politique, l’espace et la culture. Ovide incarne clairement, en même temps que le mythe de l’exilé, le sort particulier du poète face au pouvoir. Ainsi, dans l’univers du roman, l’île d’exil constitue-t-elle, pour Ovide, le lieu de privation de la liberté de mouvement et, en même temps, celui de recouvrement de la liberté de parole. Dans cette situation de marginalité par rapport à la cour romaine, grâce à son œuvre, le poète peut donner libre cours à l’expression de sa pensée, fût-elle subversive. L’espace limité de l’île, circonscrit par le bannissement, par la loi de l’empereur, lui fournit la protection qui le garantit de toute ingérence et de tout contrôle externes. L’articulation complexe du discours de Mme de Villedieu nous amène à avancer une interprétation qui, tout en partant de l’univers fictionnel du texte, le transcende, puisque les enjeux de la fiction s’élargissent jusqu’à toucher une thématique particulièrement sensible dans la période de production du roman. Tout comme le poète exilé à Thalassie, l’écrivain - et même les écrivains qui opèrent sous un régime exerçant un contrôle très strict de la production intellectuelle - peut construire les conditions conduisant à la même liberté, qu’il peut exercer à l’intérieur et à travers la fiction. Toutefois, pour jouir de cette prérogative, il ne doit pas être, selon la définition d’Antonio Gramsci, 18 J. Cherbuliez, The Place of Exile, op. cit. <?page no="124"?> Giorgio Sale 124 « organique du pouvoir » répressif, mais, au contraire, il doit s’en éloigner, s’exiler, s’isoler 19 . Le statut de créateur d’univers imaginaires place, en effet, le poète dans une position d’extraterritorialité semblable à celle de l’exilé sur son île. A travers son œuvre il peut exercer ses facultés de jugement de la politique royale qu’aucun sujet n’a le droit normalement d’exprimer. L’écrivain qui se libère des strictes contraintes que lui impose la vie de cour a la possibilité d’élargir le domaine des sujets à traiter dans ses œuvres. Ce faisant, il peut, par exemple, toucher des thèmes liés à la politique. Cependant, pour atteindre ce but il doit installer un dispositif de dissimulation de son discours politique sous les apparences d’un autre type de discours, moins dangereux, plus léger et, en tout cas, déguisé sous le masque de la fiction. Comme le dit très adroitement Edwige Keller Rahbé, dans le roman de Mme de Villedieu « l’exil est à appréhender en un sens métaphorique, comme migration du discours historique vers les territoires fictionnels en contexte d’absolutisme » 20 . Mme de Villedieu, qu’on ne peut considérer comme une intellectuelle subordonnée à la cour de Louis XIV, à travers l’élaboration du double statut référentiel de son texte, parvient à faire passer un discours politique subversif en le cachant sous l’apparence rassurante d’une fiction littéraire. L’île d’exil pourrait alors être interprétée comme la métaphore géographique de la distance que tout écrivain devrait garder par rapport au pouvoir, s’il veut se garantir une liberté de parole. Certes, cette indépendance comporte l’exclusion de la vie de cour et des avantages qu’assure à tout intellectuel condescendant la politique culturelle poursuivie par les ministres de Louis XIV, mais elle se présente comme une condition favorable à l’auteur qui voudrait garder son autonomie et se soustraire à l’emprise du pouvoir. Ce que nous venons de voir nous permet de tirer les conclusions suivantes. Par le truchement du personnage historique d’Ovide, protagoniste de sa fiction narrative, l’auteur peut imaginer un renversement complet de la situation de pouvoir. Seuls les exilés, les bannis, les exclus accèdent à une liberté intellectuelle et à l’épanouissement intégral de leur identité. En revanche, les poètes et les nobles intégrés et soumis au contrôle très strict du pouvoir royal sont les véritables exilés, séquestrés dans l’espace clos délimité par l’emprise du roi, soumis aux règles et à la sévère étiquette de la cour. Versailles s’avère alors une île encore plus isolée et contraignante que Thalassie, 19 Antonio Gramsci définit l’« intellectuel organique du pouvoir » tout intellectuel assujetti au contrôle politique et qui, en même temps, participe, à travers son œuvre, au maintien de ce même pouvoir par un acte de soumission conscient ou par son attitude d’inertie ou d’indifférence. 20 Edwige Keller-Rahbé, « Toponyme « Ile de Thalassie », Les Exilés de Mme de Villedieu (1672-73) », op. cit. <?page no="125"?> 125 Les Exilez de Madame de Villedieu (1672-1678) un espace encore plus borné par des limites non seulement géographiques, mais qui s’étendent à toutes les manifestations de la vie, sociale, politique, artistique, intellectuelle ou intime. Non seulement les courtisans ne sont pas libres de se déplacer à leur gré, mais ils n’ont même pas la liberté de parole pour exprimer leur opposition à un pouvoir qui les accable. Comme nous le disions, un pareil discours, par la portée subversive qu’il impliquait, ne pouvait être exprimé ouvertement, même pas par un auteur qui revendiquait sa liberté. Madame de Villedieu a pu avancer ces affirmations navrantes sous le masque rassurant de sa fiction narrative en faisant jouer « les audaces du roman » au service d’un discours de nature politique. A travers le système des clefs, l’écrivain a pu aborder un sujet extrêmement délicat et particulièrement sensible, car il concerne l’attitude du pouvoir royal envers ses opposants politiques. C’est grâce au dispositif cryptographique de son récit et au double statut référentiel du texte qu’elle élabore un discours sous-jacent et aborde une thématique névralgique, comportant d’une manière implicite une critique de la politique de Louis XIV. Ainsi, grâce au système des clefs et à une utilisation habile de la modalisation, par l’intermédiaire de ses personnages et le recours à des formes verbales qui établissent une plus grande distance entre le sujet de l’énonciation et son énoncé, l’auteur suggère aux lecteurs adroits sa prise de position face à la condamnation des dissidents politiques. En parlant de l’exil d’Ovide, l’un des personnages, Cornelius Lentulus, peut exprimer son désaccord en des termes très nets : « si vous croïez qu’Auguste se seroit oublié en me réleguant, je juge qu’il auroit commis une grande faute en bannissant Ovide de Rome » (p. 7). Les autres exilés sont moins circonspects et ils qualifient « les ordres de l’Empereur du titre d’injustice » (p. 10), et Ovide remarque que « leurs ordres de rigueur partent souvent de la disposition de leur esprit, plûtôt que de leur justice » (p. 414). Le narrateur conclut : « Nos Disgraciez donnerent à leur langue la liberté qu’on refusoit au reste de leur personne » (p. 10) et un autre exilé, Crassus, peut se permettre d’avancer une observation qui paraît chargée d’allusions sibyllines que l’auteur adresse habilement à son lecteur : les Souverains sont plus prompts à signer les ordres d’exil, qu’à signer ceux de rappel. Quand à la Cour on a changé l’état d’une chose, on s’endort sur ce changement ; & de tant d’Exilez que nous connoissons vous & moy, nous n’en voyons aucun dont l’exil ne soit devenu un bannissement perpetuel (p. 419). D’autres affirmations d’Ovide vont dans le même sens et requièrent la même clairvoyance pour être reçues avec leur charge de sous-entendus valables dans la fiction aussi bien que dans la réalité contemporaine de l’auteur. Elles se présentent sous la forme de maximes généralisantes, mais leur portée s’avère <?page no="126"?> Giorgio Sale 126 beaucoup plus orientée vers la situation présente 21 . La condamnation est exprimée d’une façon manifeste, mais il faut que le lecteur puisse décoder correctement les énoncés ambigus du texte. Avec Les Exilez, l’auteur réalise donc dans la pratique le projet subversif qu’elle décrit dans l’univers fictionnel. Éloignée de la société de cour et du strict contrôle qu’elle exerce sur la production littéraire, Madame de Villedieu, sous le masque de la littérature - l’île métaphorique de son exil et le lieu de la libre imagination - peut porter son jugement jusque dans le domaine le plus exclusif du pouvoir royal, celui de la politique de répression de la dissension. 21 Voir, par exemple, l’affirmation suivante, prononcée par le protagoniste, Ovide : « quand pour notre malheur, les Souverains prennent de fausses idées contre nous, il est difficile de les effacer ; car ordinairement ils ne s’en expliquent pas, & on demeure la victime de leur prévention » (p. 472). <?page no="127"?> L’île, parcours spirituel et moral <?page no="129"?> Biblio 17, 190 (2010) Télémaque d’une île à l’autre : un prince face à l’évidence et ses leurres I SABELLE T RIVISANI -M OREAU Université d’Angers Au XII e livre des Aventures de Télémaque, Philoctète raconte au jeune fils d’Ulysse la longue histoire de sa haine contre son père et de son amitié pour Hercule. Il évoque les terribles souffrances éprouvées par le demi-dieu à cause de la tunique de Déjanire apportée par Lichas : Le malheureux Lichas, qui lui avait apporté de la part de Déjanire cette tunique, ayant osé s’approcher de lui, Hercule, dans le transport de sa douleur, le prit, le fit pirouetter comme un frondeur fait avec sa fronde tourner la pierre qu’il veut jeter loin de lui. Ainsi Lichas, lancé du haut de la montagne par la puissante main d’Hercule, tombait dans les flots de la mer, où il fut changé tout à coup en un rocher qui garde encore la figure humaine et qui, étant toujours battu par les vagues irritées, épouvante de loin les sages pilotes 1 . On pourra s’étonner qu’une étude sur les îles du Télémaque commence par s’arrêter sur un simple rocher auquel Fénelon n’a même pas donné son nom d’île, les Lichades, largement attesté pourtant par la tradition. Ce malheureux rocher concentre néanmoins un certain nombre de traits caractéristiques du traitement des îles à travers l’œuvre, à commencer par la désignation même de ces îles en tant que telles. Parler des îles dans le Télémaque, c’est revenir, après bien des critiques, sur la topographie du roman, en ne retenant cependant qu’une partie de celle-ci. Une telle restriction ne saurait remettre en question la portée globale du voyage initiatique de Télémaque, qui, à travers son parcours, apprend à devenir un prince chrétien 2 . Les îles toutefois ne 1 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, Gallimard, Folio classique, éd. Jacques Le Brun, 1995, p. 260 [1 ère éd. 1699]. Les références seront données dans cette édition désignée dorénavant par T. 2 Voir François-Xavier Cuche, Télémaque entre père et mer, Paris, Champion, coll. Unichamp, 43, 1995 et Fénelon Mystique et Politique (1699-1999). Actes du colloque <?page no="130"?> 130 Isabelle Trivisani-Moreau constituent qu’une partie des étapes de ce parcours : sont-elles entièrement comparables aux autres étapes continentales ou leur clôture spécifique leur confère-t-elle un rôle différent de ces dernières ? On s’arrêtera d’abord sur leurs particularités de désignation et le statut symbolique que celles-ci leur donnent : impliquées dans un perpétuel mouvement de confrontation mais surtout de réinterprétation, ces îles, dans le cheminement proposé, participent à une interrogation sur l’erreur, déclinée à travers plusieurs scénographies insulaires. L’étrange forme de figure humaine conservée par le rocher-île issu de Lichas en est une des illustrations. Dans son article sur « Les Iles dans Télémaque » 3 , A. Lanavère opère un constat sur la topographie du roman et le traitement indifférencié qu’y subissent les lieux, ce qui l’amène à utiliser le terme d’île « même quand il est question de séjours continentaux » : pour lui en effet, « la description que propose Fénelon de l’Égypte, de Tyr (…), de Salente, voire de la Bétique, revient à isoler quelques traits exotiques spécifiques et à les enclore dans un tableau : (…) Fénelon insiste toujours sur leur autonomie. » L’initiation du jeune Duc de Bourgogne ménage une progression qui procède par étapes clairement identifiables, chacune d’elles venant associer à un lieu une nouvelle leçon : en ce sens chacun des lieux convoqués remplirait une fonction pédagogique comparable. On peut toutefois se demander si le choix de lieux divers est en lui-même indifférent : on ne saurait en tout cas réduire l’explication de leur présence à un simple souci d’apprentissage de la géographie, moins essentielle, pour Fénelon, que l’histoire. Entre tous ces lieux, la récurrence des îles et leur utilisation diversifiée dans le cours de la narration invitent à penser qu’elles font l’objet d’un traitement remarquable. Parmi les vingt-sept îles que l’on dénombre, certaines sont particulièrement visibles. C’est le cas d’Ithaque, point focal de toute l’œuvre, dont les désignations représentent plus du tiers de toutes les mentions d’îles. Ithaque est la patrie d’origine que Télémaque, comme son père, cherche à regagner sans succès jusqu’à la dernière page. La privation d’Ithaque occulte l’avenir du héros : Télémaque ne saurait accéder à la plénitude tant qu’il n’aura pas été réuni à son père dans ces lieux-là et pas ailleurs. Le phénicien Narbal le formule dès le livre III quand il exhorte le jeune homme par un double impératif : « Vivez, retournez en Ithaque… » (T, 78) : il n’est pas de salut en dehors d’Ithaque. international de Strasbourg pour le troisième centenaire de la publication du Télémaque et de la condamnation des Maximes des Saints, s.d. F.-X. Cuche et J. Le Brun, Paris, Champion, Colloques, congrès et conférences sur le Classicisme 4, 2004. 3 Alain Lanavère, « Les îles dans Télémaque », Etudes corses, études littéraires, Mélanges offerts au Doyen François Pitti-Ferrandi, Paris, Le Cerf, 1989, p. 350-7. <?page no="131"?> 131 Télémaque d’une île à l’autre D’autres îles comme la Crète et Chypre revêtent une importance manifeste : évoquées chacune dans six des dix-huit livres, elles dispensent des leçons dans deux domaines essentiels, la politique avec l’établissement et le respect des lois en Crète, et l’amour et les plaisirs à Chypre qui réunit en un concentré les trois temples de Vénus, Paphos, Idalie et Cythère, ce dernier lieu n’étant plus traité comme une île à part entière. Par sa place inaugurale, l’île de Calypso reçoit elle aussi un traitement remarquable : de cette île, régie selon les codes amplifiés du locus amoenus, à la dernière « petite île déserte et sauvage » qui précède le retour à Ithaque, c’est, comme l’a noté H. Baby 4 , tout un itinéraire de « fuite nécessaire loin de la beauté » qui se dessine. Télémaque et Mentor échouent sur l’île de Calypso dès la première page et ne pourront la quitter qu’au terme du livre VI. Une telle structure, reprise des épopées homérique et virgilienne, autorise l’insertion de récits ; mais elle a aussi pour effet d’offrir à une île une place de choix pour tout le premier tiers du roman. L’île de Calypso s’impose comme le principal théâtre de l’action, sa dimension cruciale apparaissant nettement à la fin du livre VI quand la jalousie envers Eucharis vient irriter les sentiments de la déesse, brèche ouverte dans l’espace idyllique que saura exploiter Mentor : Les dieux et les déesses de l’Olympe, assemblés dans un profond silence, avaient les yeux fixés sur l’île de Calypso, pour voir qui serait victorieux, ou de Minerve ou de l’Amour. L’Amour, en se jouant avec les nymphes, avait mis tout en feu dans l’île. Minerve, sous la figure de Mentor, se servait de la jalousie, inséparable de l’amour, contre l’Amour même. Jupiter avait résolu d’être le spectateur de ce combat et de demeurer neutre. (T, 129) Lieu d’une théomachie dramatisée, l’île de Calypso est surtout devenue le point de mire par excellence, celui qui concentre l’attention de tous les immortels. L’évocation de la première des îles du roman fournit une indication de lecture : ce qui se passe dans cette île, mais aussi plus largement dans toute île, mérite une attention renforcée. La ligne de la clôture des îles fonctionne comme le cadre dont sont dotées les illustrations encore rares dans les livres du XVII e siècle, mais que le texte de Fénelon va contribuer, au cours du XVIII e siècle, à démultiplier. Le choix de l’espace insulaire cherche à susciter chez le lecteur un effet de soulignement quasi visuel qui entre dans la visée pédagogique de l’œuvre. 4 Hélène Baby, « Écrire la beauté à la fin du XVII e siècle. L’exemple du Télémaque. », XVII ème siècle, n° 195, avril - juin 1997, p. 375. <?page no="132"?> 132 Isabelle Trivisani-Moreau Les noms des îles participent de ce même objectif : comme l’a remarqué I. Morlin 5 , très peu des îles imaginaires visitées par Ulysse chez Homère subsistent dans le Télémaque. A l’exception de l’île de Calypso, à laquelle Fénelon renonce à donner le nom homérique d’« Ogygie », le recul d’une géographie mythologique est net. Une seule île est systématiquement désignée par le nom collectif de ses habitants, celle des Phéaciens, et cinq formules renvoient moins à une localisation qu’à des qualités de ces îles (« île fortunée », « îles inconnues »…), selon une pratique mieux attestée dans les fables destinées depuis un certain temps déjà au duc de Bourgogne (Voyage dans l’île des plaisirs, Voyage de l’île inconnue). Ces appellations qualitatives laissent largement la place dans le Télémaque à des noms de lieux authentiques. Seize îles, soit les deux tiers, peuvent donc être situées dans la réalité, Fénelon s’éloignant en cela du modèle homérique. Dans l’ensemble des îles, deux seulement, celle de Circé et celle des Phéaciens, demeurent le domaine réservé du seul Ulysse. La place inaugurale de l’île de Calypso montre en fait que le héros des aventures insulaires devient ici Télémaque lui-même : dès le livre II le séjour d’Ulysse dans des îles n’est que rarement évoqué, c’est Télémaque en tout premier lieu qui les investit de sa présence. Toutefois, dans la deuxième moitié de l’œuvre, en particulier au contact des Crétois en exil, l’évocation des îles n’est plus pour un temps centrée sur Télémaque, mais se déplace vers d’autres individus susceptibles par leurs expériences insulaires d’enrichir les enseignements. Après les épisodes des îles de Calypso et de Chypre, on peut noter la quasi disparition des déterminants possessifs accompagnant le mot île : en dehors de Calypso et de Vénus, plus personne ne viendra formuler la certitude de sa maîtrise sur une île qui devient lieu de passage et d’expérience. D’une île à l’autre, le théâtre de l’action se déplace pour amener le lecteur à mieux comprendre, grâce au cadre circonscrit que confère l’insularité. Par leur cadrage, les îles apparaissent comme des espaces privilégiés de la compréhension : la ponctuation qu’elles apportent au texte vient concurrencer un itinéraire dont bien des accidents contrarient la linéarité ou au mieux la circularité. Dès l’édition Delaulne de 1717, le texte de Fénelon s’enrichit d’une carte liée à la nécessité d’illustration que suscite le Télémaque 6 : un tracé en pointillés y montre les nombreux détours et croisements du 5 Isabelle Morlin, « Le Télémaque, récit de voyage : topographie de l’épopée », L’Ecole des Lettres (second cycle), 86 ème année, n° 4 spécial, Les Aventures de Télémaque, 1994, p. 59-75. 6 Voir Volker Kapp, « Les illustrations des éditions du Télémaque », Fénelon Mystique et Politique, op. cit, p. 287-303 et Isabelle Trivisani-Moreau, « À la rencontre des morts : la catabase en images de Télémaque », Les Vivants et les morts. Littératures de l’entredeux mondes, s.d. Arlette Bouloumié, Paris, Imago, 2008, p. 43-54. <?page no="133"?> 133 Télémaque d’une île à l’autre trajet. Outre cette donnée viatique, on peut noter, dans ces cartes qui ne cesseront d’accompagner les éditions, l’énorme écart de précision dans la cartographie du sud de la Méditerranée et du Nord de cette mer avec des côtes dont les accidents sont hypertrophiés et des îles, en particulier celles de la Mer Egée, qui prennent des proportions inhabituelles : outre les difficultés de la navigation, une telle carte mentale traduit l’importance narrative des îles au sein de l’œuvre. Sur les vingt-sept îles du texte, quatre, on vient de le voir, font l’objet d’une exploitation symbolique manifeste. D’autres, comme les îles de Carpathie ou de Samos ne figurent que dans un livre (XI). Enfin dix-sept d’entre elles ne sont évoquées qu’en un endroit du texte, parfois au détour d’une phrase (Zacinthe, Dulichie, Pharos…). Fénelon exploite donc l’insularité selon une géométrie variable. A travers la diversité et la multiplicité des îles, des symboles pullulent, mais la sinuosité du trajet demeure un frein à la mise en ordre des significations ainsi produites. La critique s’est souvent arrêtée sur les ambiguïtés du Télémaque, notamment sur la question de la priorité à établir entre des messages trop généreusement délivrés 7 : mettre de l’ordre dans tout cela ne saurait s’entreprendre que par des moyens partiels. Entre les îles c’est plutôt un grand filet qui semble avoir été tendu par Fénelon afin de nous inviter à en contempler, presque à l’infini, les savants réseaux. Certains de ces liens, par les effets de parallèle, sont particulièrement visibles. Au dernier livre, la petite île de l’impossible reconnaissance de Télémaque et de son père fixe l’image par la suspension du temps due au silence des vents : En même temps les vents se turent ; les plus doux zéphyrs même semblèrent retenir leurs haleines. Toute la mer devint unie comme une glace. Les voiles abattues ne pouvaient plus animer le vaisseau. L’effort des rameurs, déjà fatigués, était inutile. Il fallut aborder en cette île… (T, 398) Cette immobilisation répond, comme l’arche d’un pont, à l’extrême violence de la tempête qui avait à l’inverse jeté Télémaque et Mentor sur l’île de Calypso au tout début de l’œuvre. Dans les deux cas c’est l’excès, bien qu’inversé, qui révèle une intervention supérieure : l’anomalie des vents trop forts ici, trop faibles ailleurs amène à chaque fois Télémaque dans une île où il aurait pu rencontrer Ulysse et où il le rate. Au livre XI, Hégésippe, envoyé sur l’île de Samos par Idoménée pour ramener Philoclès en exil, compare l’état physique de son interlocuteur par un parallèle entre les époques et les îles : 7 Voir Benedetta Papasogli, « La figure de l’allusion dans Télémaque », Fénelon Mystique et politique, op. cit., p. 321-331, et Hélène Baby, l.c., p. 361-376. <?page no="134"?> 134 Isabelle Trivisani-Moreau Pendant que Philoclès parlait ainsi avec beaucoup de véhémence, Hégésippe le regardait avec étonnement. Il l’avait vu autrefois en Crète, lorsqu’il gouvernait les plus grandes affaires, maigre, languissant et épuisé. C’est que son naturel ardent et austère le consumait dans le travail. Il ne pouvait voir sans indignation le vice impuni. Il voulait dans les affaires une certaine exactitude qu’on n’y trouve jamais. Ainsi ses emplois détruisaient sa santé délicate. Mais, à Samos, Hégésippe le voyait gras et vigoureux. Malgré les ans, la jeunesse fleurie s’était renouvelée sur son visage ; une vie sobre, tranquille et laborieuse lui avait fait comme un nouveau tempérament. (T, 250) L’épisode de l’île de Samos offre d’ailleurs une concentration de ces effets de parallèles, notamment avec la confrontation des bon et mauvais conseillers d’Idoménée, Philoclès et Protésilas : ce dernier avait réussi à faire exiler son rival par de noires intrigues. La maïeutique exercée par Mentor à Salente auprès d’Idoménée 8 , contraint lui aussi de s’éloigner de son île natale, permet une inversion de la situation puisque Protésilas et son complice Timocrate devront aller remplacer Philoclès à Samos sur le lieu de l’exil. Par cette évocation du passé, Samos se trouve mise en relation moins avec Salente qu’avec la Crète, comme le soulignent certaines remarques des personnages 9 . A côté de l’évidence du lien entre la Crète et Salente, qui n’est pas une île, l’épisode relaté au livre XI introduit un relais, Samos, qui est bien une île : en complétant la chronologie de l’histoire politique crétoise, le recours à Samos vient montrer que, malgré les bonnes lois de Minos qui régissent la société crétoise, le gouvernement d’Idoménée n’était pas sans faille. En ce sens Samos, même s’il ne s’y passe pas grand-chose au plan politique, vient occuper une place dans la réflexion utopique qui permet de progresser de la Crète à Salente. Plus largement on peut s’étonner que les deux lieux par excellence de la réflexion utopique, la Bétique et Salente, ne soient pas des îles, alors que l’île, par sa clôture, offre un espace si favorable à l’expansion utopique : c’est manifestement ailleurs que l’utopie se joue. La contribution limitée qu’apporte le relais de Samos nous fournit surtout des figures frappantes d’exilés insulaires. L’exemple de Samos nous procure en outre, à travers l’opposition de Philoclès et de Protésilas, deux visions contradictoires de la même île. A priori, 8 Je reprends le terme de Pierre Ronzeaud dans « Des monstres dans un « étrange monstre » : Protésilas et Timocrate dans le XI e livre des Aventures de Télémaque », Fénelon Mystique et politique, op. cit., p. 427. 9 Philoclès lui-même lorsqu’il voit venir à lui Hégésippe s’interroge : « N’est-ce point là, dit-il en lui-même, Hégésippe, avec qui j’ai si longtemps vécu en Crète ? Mais quelle apparence qu’il vienne dans une île si éloignée ? Ne serait-ce point son ombre, qui viendrait, après sa mort, des rives du Styx ? » (T, 248) <?page no="135"?> 135 Télémaque d’une île à l’autre l’exil à Samos n’a rien d’enviable : Mentor s’indigne qu’Idoménée laisse « le sage et fidèle Philoclès pauvre et déshonoré dans l’île de Samos » (T, 243) et l’attitude de ceux qui vont prendre la place de l’exilé au même endroit redouble le sentiment d’horreur par une scène qui annonce la damnation des mauvais rois aux Enfers. Pourtant, de la part des habitants de Samos, le séjour de Philoclès sur cette île suscite moins la compassion que l’admiration. Il n’est pas jusqu’au noir Protésilas qui ne témoigne de l’éventuelle réversibilité du regard : loin de se réjouir de l’exil de son rival, il s’afflige de la « sûreté » dont il jouit à Samos. C’est surtout Philoclès qui ne prononce jamais un mot de dépit sur son exil, mais plaint plutôt les rois. Et même, lorsque les dieux lui commandent de quitter l’île pour rejoindre Idoménée à Salente, il exprime ses regrets (T, 251). Une fois arrivé, il y formule le souhait de vivre « comme il avait vécu à Samos », sinon dans une île, du moins en un « désert » (T, 253), terme qu’il utilisait déjà pour Samos. Une telle réversibilité de l’appréciation des lieux est encore plus frappante au livre suivant à propos de Lemnos, où a été laissé Philoctète : au début de l’épisode celui-ci se lamente longuement d’avoir été abandonné au cours de son sommeil dans « cette île déserte et sauvage » (T, 264). Ce séjour de dix longues années n’a été pour lui que « douleur » et solitude (T, 265). Il supplie donc Néoptolème de l’en arracher. Au cours de l’épisode cependant se révèle l’imposture de Néoptolème, non pas un quelconque voyageur conduit par le hasard sur l’île de Lemnos, mais un des membres de l’expédition contre Troie qui a besoin de la participation de Philoctète pour ses armes. D’abord furieux, Philoctète se laisse convaincre par l’épiphanie d’Hercule. Il formule alors des adieux qui attestent d’une conversion de ces lieux autrefois abhorrés en espaces dignes d’être chéris : Je t’obéis, je pars après avoir salué ces lieux. Adieu, cher antre. Adieu, nymphes de ces près humides. Je n’entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu, rivage où tant de fois j’ai souffert les injures de l’air. Adieu, promontoire, où Echo répéta tant de fois mes gémissements. Adieu, douces fontaines qui me fûtes si amères. Adieu, ô terre de Lemnos… (T, 273) Ces îles s’offrent ainsi à notre jugement avec une apparente évidence que la suite du texte vient remettre en question : la clôture de ces lieux aurait pu être un atout pour les rendre plus immédiatement saisissables et évaluables. Mais la plupart des îles du livre semblent faire l’objet d’une même démonstration de l’erreur à laquelle elles prêtent. C’est le cas pour la Crète, si bien dotée de lois selon le livre III, mais si mal gouvernée par Idoménée selon le livre XI ; c’est le cas de l’île qui se confond avec Tyr, si bien située pour le commerce, mais rongée par l’avarice de Pygmalion ; c’est aussi le cas de Chypre pour <?page no="136"?> 136 Isabelle Trivisani-Moreau laquelle un songe précurseur nous présente une « île fortunée, où les plaisirs, les ris et les jeux folâtres naissent sous [ses] pas » (T, 82) selon les propos de Vénus, tandis que Mentor ordonne de fuir « cette cruelle terre, cette île empestée. » (T, 83). L’île de Calypso aussi, après avoir été présentée comme un lieu idyllique deviendra « île fatale » (T, 139) ou « île exécrable » (T, 89). A l’égard de ces images des mêmes lieux qui se révèlent finalement trompeuses, comment se garantir de l’erreur et de la précipitation dans le jugement ? C’est bien une des questions fondamentales qui se pose à Télémaque au cours de l’œuvre. Ainsi, au livre XVI, lorsque les chefs ligués ont remporté la victoire contre Adraste et réfléchissent aux récompenses pour chacun, ils proposent à Télémaque « la fertile contrée d’Arpine » en argumentant : « Cette terre, lui disait-on, doit vous faire oublier la pauvre Ithaque avec ses cabanes, et les rochers affreux de Dulichie, et les bois sauvages de Zacinthe », (T, 355) image dégradée de la patrie que Télémaque saura cette fois inverser : « je suis donc content de ma pauvre Ithaque. Quoiqu’elle soit petite et pauvre, j’aurai assez de gloire, pourvu que j’y règne avec justice, piété, et courage. » (T, 356) Au terme du livre XVII Idoménée tentera à nouveau, pour retenir Télémaque à Salente, de lui présenter une image flétrie d’Ithaque en proie à ses ennemis : sans la corriger, le jeune homme ne s’encombrera pas davantage d’un tel artefact. Partagée par plusieurs individus, l’épreuve de l’île ne saurait tourner à l’errance : répondant au récit des aventures du héros, les histoires insérées s’inscrivent dans le double cadre de la narration seconde et de l’île pour mieux cerner l’intérêt de l’erreur. De nombreuses tromperies sont mises en scène dans ces îles, comme celle de Néoptolème, poussé par Ulysse, à faire sortir Philoctète de l’île de Samos. L’épisode ne concerne pas directement Télémaque, mais amplifie un motif de la tromperie dont il est victime ailleurs. Dans un premier temps Néoptolème joue parfaitement son rôle ; il aborde son interlocuteur en mêlant vérité et mensonge et ne lui ment pas apparemment sur son identité : « Je suis de l’île de Scyros : j’y retourne. On dit que je suis fils d’Achille : tu sais tout. » (T, 266) La sécheresse du propos suggère cependant une distance entre le jeune Grec et son père, distance que le récit ultérieur, plus mensonger cette fois, ne fera qu’accroître et assombrir en présentant Néoptolème non pas comme un des guerriers participants à la guerre contre Troie, mais comme une des victimes de la malice des chefs Grecs : ceux-ci, après avoir usé de ruse pour obtenir sa participation à l’expédition, l’auraient humilié une fois sa présence acquise. L’histoire est habile dans la mesure où elle amène Philoctète à s’identifier à Néoptolème comme victime outragée par les ruses d’Ulysse. Elle s’exhibe cependant aux yeux du lecteur comme une histoire trompeuse par l’ajout d’éléments inutiles. Ainsi Néoptolème affirme-t-il sa rancune moins à <?page no="137"?> 137 Télémaque d’une île à l’autre l’égard d’Ulysse, responsable de la tromperie qu’il dénonce, que des Atrides dont il n’a pourtant été nullement question dans son récit antérieur. Elle utilise en outre l’argument de la nécessité de présence d’un guerrier pour la réussite de l’expédition, ce qui n’a rien à voir avec le mensonge développé par Néoptolème, mais anticipe sur une situation ultérieure : ce n’est qu’une fois le mensonge levé et Ulysse apparu qu’est révélé l’enjeu réel du voyage des Grecs sur l’île de Lemnos, la recherche des armes d’Hercule que détient Philoctète. Le lien avec le début du récit de Néoptolème n’est donc établi que de façon ultérieure : placé où il est, ce détail est gratuit et l’identification des deux destinées ne peut être réalisée qu’a posteriori par le lecteur 10 . Au sein même de l’épisode, Néoptolème regrette le mensonge que les circonstances, et Ulysse surtout, avec lequel d’ailleurs on peut le confondre l’espace d’un instant, l’ont poussé à mettre en scène : « Néoptolème, les larmes aux yeux, disait tout bas : “Plût aux dieux que je ne fusse jamais parti de Scyros ! ” » (T, 269) Formulé à partir de l’île d’origine, ce regret vient intercaler au sein du théâtre insulaire de Lemnos, le nom de Scyros, suggérant une parenté onomastique dans la succession narrative : après Samos de Philoclès, Lemnos de Philoctète, vient Scyros de Néoptolème qui prépare au livre XVIII Lesbos du faux Cléomène. Toutes ces histoires mettent peu ou prou en abyme l’enjeu essentiel de la tromperie, de l’erreur ou du leurre dans le cadre restreint du récit intercalé et de l’insularité. Le retentissement identitaire d’un tel épisode est souligné par le début du livre XIII qui montre chez Télémaque une perplexité dépassant le stade de la réception pathétique : Pendant que Philoctète avait raconté ainsi ses aventures, Télémaque avait demeuré comme suspendu et immobile. Ses yeux étaient attachés sur ce grand homme qui parlait. Toutes les passions différentes qui avaient agité Hercule, Philoctète, Ulysse, Néoptolème, paraissaient tour à tour sur le visage naïf de Télémaque, à mesure qu’elles étaient représentées dans la suite de cette narration. Quelquefois il s’écriait et interrompait Philoctète sans y penser ; quelquefois il paraissait rêveur comme un homme qui pense profondément à la suite des affaires. Quand Philoctète dépeignit l’embarras de Néoptolème, qui ne savait point dissimuler, Télémaque parut dans le même embarras, et dans ce moment on l’aurait pris pour Néoptolème. (T, 274) 10 Un certain nombre des anomalies de cette page pourraient être mises en relation avec la réécriture par Fénelon du Philoctète de Sophocle qu’a partiellement analysée Jean-Philippe Grosperrin, « Philoctète et le fils d’Ulysse. Aspects de la réécriture au livre XII du Télémaque », XVII e siècle, n° 186, janvier - mars 1995, p.79-87. <?page no="138"?> 138 Isabelle Trivisani-Moreau Aboutissant à une curieuse identification, le commentaire souligne l’inscription de l’épisode dans la longue liste des identités trompeuses que les îles peuvent abriter. A Tyr, c’est bien Télémaque lui-même cette fois qui se trouve pris sans le vouloir dans ce jeu des identités trompeuses. Depuis l’épisode de l’Egypte, il passe pour Chyprien, erreur que la prudence commande d’entretenir pour lui éviter d’être rançonné par l’avare Pygmalion. Mais celui-ci ne se laisse pas longtemps berner et veut faire arrêter le prétendu Chyprien. Le mensonge vient toutefois se compliquer à cause d’Astarbé, la maîtresse pleine d’artifices de Pygmalion, qui, pour se venger de Malachon dont elle a été méprisée, veut faire passer ce dernier pour le chyprien recherché. On pourra en outre noter la réitération de la référence à l’île dans cette superposition des fausses identités : selon J. Le Brun, Malachon était, dans une première rédaction du texte, un Crétois, origine que Fénelon a par la suite transformée en celle d’un Lydien pour un meilleur accord avec le nom et le caractère mou et délicat du personnage : il n’a cependant pas effectué toutes les modifications nécessaires, si bien que, dans le texte édité, Malachon est à la fois Lydien et Crétois, continental et insulaire. Empêtré dans un tel enchevêtrement des identités, Télémaque ne devra sa survie qu’aux mensonges auxquels le pousse bien malgré lui son entourage : on pourra noter l’ironie du premier d’entre eux, qui consiste à faire du jeune homme un « chyprien de la ville d’Amathonte, fils d’un statuaire de Vénus » (T, 75), seulement quelques pages avant le livre IV, si hostile à cette déesse. Dans ces scénographies insulaires de l’erreur figure la fiction inventée au livre XVIII par le vieillard phéacien pour cacher l’identité de son précieux passager qui n’est autre qu’Ulysse : dans la « petite île déserte et sauvage », viendra donc à nouveau s’insérer par le récit une autre île, celle de Lesbos. Malgré les profondes intuitions qu’il ressent, Télémaque ne parvient pas à lever le voile de l’identité de l’inconnu qu’il croise, ce prétendu Cléomène, alors qu’il a lui-même tué un Cléomène au cours de la guerre contre les Dauniens. Mais si la rencontre avec Ulysse est pour un temps différée, Mentor ne tarde plus à ce stade à se montrer quant à lui sous son vrai visage, celui de la déesse Minerve. On a souvent souligné l’escamotage que constitue enfin la dernière traversée menant sans encombre à Ithaque en l’espace de deux lignes : l’évidence des reconnaissances qui se produisent alors sans le moindre obstacle, Ithaque, Ulysse et même Eumée, s’oppose à la longue erreur commise au livre VIII par le pilote Acamas, dans un épisode reprenant des bribes de la disparition du Palinure de Virgile. Ici ce n’est plus un personnage dont l’identité échappe à un autre, mais c’est l’île tout entière qui se trouve englobée dans l’illusion et vient se présenter comme un leurre au pilote. La longue et hési- <?page no="139"?> 139 Télémaque d’une île à l’autre tante approche des lieux fait notamment l’objet de deux développements qui suggèrent des mouvements de l’île -l’image devient ici cinétiquemais dans des sens opposés. D’abord l’île semble échapper brusquement au pilote : Plus il s’avançait vers cette image trompeuse du rivage de l’île, plus cette image reculait. Elle fuyait toujours devant lui, et il ne savait que croire de cette fuite. Quelquefois il s’imaginait entendre déjà le bruit qu’on fait dans un port. Déjà il se préparait, selon l’ordre qu’il en avait reçu, à aller aborder secrètement dans une petite île qui est auprès de la grande, pour dérober aux amants de Pénélope conjurés contre Télémaque le retour de celui-ci. Quelquefois il craignait les écueils dont cette côte de la mer est bordée, et il lui semblait entendre l’horrible mugissement des vagues qui vont se briser contre ces écueils. Puis tout à coup il remarquait que la terre paraissait encore éloignée. Les montagnes n’étaient à ses yeux, dans cet éloignement, que comme de petits nuages qui obscurcissent quelquefois l’horizon pendant que le soleil se couche. (T, 166) 11 Puis, lorsqu’Acamas affirme avoir bien reconnu la côte d’Ithaque, ce sont à l’inverse les composantes de l’île qui jaillissent du paysage et viennent vers lui : Reconnaissez cette montagne qui avance. Voyez ce rocher qui s’élève comme une tour, n’entendez-vous pas la vague qui se rompt contre ces autres rochers lorsqu’ils semblent menacer la mer par leur chute ? Mais ne remarquez-vous pas le temple de Minerve qui fend la nue ? Voilà la forteresse et la maison d’Ulysse votre père. (T, 167) L’impression de recul, bien qu’envoyée par les dieux, n’est pas vraiment étrangère à une pratique de l’image cinétique dont les îles offrent plusieurs exemples 12 . L’accostage raté d’Ithaque présente à la fois un éloignement et une tentative d’approche qui conduit à montrer non plus comme souvent une disparition de l’île, mais le surgissement de tous ses détails. Le procédé de l’image cinétique permet alors de rendre l’erreur plus manifeste. Malgré le nombre, ce n’est donc pas une poussière d’îles aux contours flous qu’a esquissée Fénelon. Entre les îles du Télémaque les divergences de traitement sont nombreuses mais leur confrontation suggère quelques pistes : - la réflexion sur l’organisation sociale, bien représentée dans d’autres espaces que les îles, est surtout une perspective que le règne futur de Télémaque projette dans l’avenir vers la seule Ithaque. 11 C’est moi qui souligne en caractères gras. 12 A. Lanavère voit dans les scènes répétées de départ qu’offre l’œuvre une mise en scène douloureuse de la nécessaire et spirituelle séparation à laquelle doit se soumettre l’homo viator (l.c., p. 159-160). <?page no="140"?> 140 Isabelle Trivisani-Moreau - dans la plupart des autres îles, c’est souvent une certaine forme d’isolement qui entraîne une réflexion moins politique sur la nécessité ou les nécessités de la vie avec d’autres. - inscrites dans le champ de l’expérience, les îles, par leurs contours qui produisent un effet de soulignement, déterminent le cadre d’images dont l’interprétation est calculée pour entretenir l’incertitude avec laquelle l’homme d’abord, le prince ensuite et le chrétien surtout doivent apprendre à composer. Si certaines erreurs, comme celle des plaisirs chez Calypso, sont dépassées, le risque du leurre est sans fin. Cette épreuve du leurre comporte sa part tragique, comme le rappelle le rocher de Lichas dont le visage pétrifié provoque la stupeur. Le risque peut même être la mort : la catabase du livre XIV s’engage sur une de ces erreurs. Télémaque, qui a vu en songe son père sur une île fortunée, n’a pas moyen alors d’identifier l’île des Phéaciens et croit que son père, mort, est désormais aux Champs Elysées. Il s’y rend, n’y rencontre pas Ulysse, mais ce qu’il y trouve lui fait un moment souhaiter n’en plus jamais partir : il en ressort enfin cependant, rempli du savoir et de la force qu’a imprimés en lui cette erreur finalement féconde. <?page no="141"?> Biblio 17, 190 (2010) Les îles de la dévotion dans le roman baroque N ANCY O DDO Université Paris III L’île est un entre-deux : entre réalités et imaginaire, entre histoire et fiction, entre spiritualité et réalité, à la croisée des Champs Elysées et de l’Enfer, entre la vie et la mort. L’île nous apparaît bien souvent comme un carrefour, entre terre et mer, ciel et terre, solitude et foule, délices et supplices. C’est que l’île marque le passage : elle est halte dans la navigation, étape pour un ailleurs, pause dans un mouvement, ancrage au cœur d’un voyage. Eric Fougere a ainsi titré son travail sur la représentation de l’espace insulaire entre 1615 et 1797 Les Voyages et l’ancrage 1 pour insister sur l’indéfectible lien de l’île au voyage qui y conduit et s’en détache. Car l’on ne demeure pas sur l’île : l’on y vient pour en repartir, elle accueille les allers-retours et, de la sorte, permet d’appréhender précisément ce qu’est le passage : une conquête, une quête, une initiation, c’est-à-dire fondamentalement, une conversion. Et même si l’on dépasse le modèle antique de l’Odyssée, où elle est une étape de l’errance, pour faire de l’île un point d’aboutissement, elle demeure un lieu de passage vers un au-delà salutaire, un ancrage mondain pour un voyage spirituel : quand bien même l’on se fixe sur l’île, la pérégrination se poursuit dans le for intérieur. On saisit aisément à travers cette dernière formule ce que de pieux auteurs du siècle des saints allèrent puiser dans le motif insulaire, forts du saint modèle de Jean l’Evangéliste qui écrivit l’Apocalypse sur l’île de Patmos : « centre primordial, espace pur, du fait de sa clôture même et de l’infinité de l’océan où elle s’enchâsse, négation de ce qui est extérieur à elle » selon Paul Zumthor 2 , l’île de la sécession devient un refuge d’où naît un texte sacré et elle se fait déclinaison possible de la solitude ou image de l’Eden sous le nom des îles Fortunées. La solitude dans l’île est une transposition des solitudes 1 Eric Fougere, Les Voyages et l’ancrage. La représentation de l’espace insulaire entre 1615 et 1797, Paris, L’Harmattan, 1995. 2 Paul Zumthor, La Mesure du monde : représentation de l’espace au Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 250-251. <?page no="142"?> 142 Nancy Oddo du désert 3 , mais contrairement aux austères déserts égyptiens, elle présente l’avantage d’être auréolée à la fois de sainteté et de suavité. L’île comme douce réclusion édénique menant au Salut de l’âme, voilà qui plut beaucoup aux romanciers baroques qui tentèrent dès la fin du XVI e siècle, sous l’impulsion de la Réforme tridentine, d’insuffler la spiritualité à des mondains renâclant à l’abstraction et préférant les délices romanesques aux pieux traités. Ils essayèrent de guider leurs contemporains plein d’appréhensions par « routes faciles & asseurées » vers une dévotion qui deviendra bientôt aisée, mais qui pour lors se veut simplement accessible ou plus « ductible », selon le mot du jésuite Louis Richeome. En présentant sous forme narrative les délices de la conversion religieuse après avoir développé ceux de la vie mondaine, nos auteurs inventent ce que l’on a coutume d’appeler le roman dévot et dont la création est souvent attribuée à Jean-Pierre Camus. Avant lui cependant, des auteurs sans doute conscients de l’immoralité latente de leur tentative, osent cette alliance équivoque entre romanesque et dévotion qui place l’île au cœur de la conversion et en fait un excellent embrayeur narratif : son dénuement, voire son hostilité (car au début, l’île est vide et inhospitalière 4 ), l’érige comme le lieu de tous les possibles. Je me suis attachée à cette catégorie de la fiction baroque, celle qui croise romanesque et spiritualité, parce qu’elle offre un lot intéressant et surprenant d’îles de la dévotion. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, dans ces pieuses robinsonnades où les héros sont en pénitence rien ne manque, ni le nécessaire vital, ni, beaucoup plus étonnant, le matériel dévot constitué de tableaux de saints, de crucifix, de têtes de mort et autre hostie consacrée… Dieu pourvoit décidément à tout dans ces îles pénitentielles et providentielles qui finissent par ne plus être des îles tant elles s’ouvrent aux échanges. Il est bien vrai que « Nulle île n’est une île » 5 , selon la belle formule de Carlo Ginzburg : je voudrais montrer ici l’impossibilité d’une île dévote en démystifiant la croyance du rêve circonscrit d’une île sans marge ni rive, d’une île coupée du monde, aux rivages nus, à l’origine intacte, au début sans histoire. L’île de la dévotion dit bien autre chose que la sécession qu’elle semble pourtant symboliser : elle est on ne peut plus arrimée au monde sensible, aux êtres et aux écrits. En premier lieu, l’île est un lieu de mémoire, un lieu communautaire, habité par le souvenir d’autres îles. Elle appelle un intertexte à large prisme, bien commode pour des auteurs de romans qui se piquent de spiritualité 3 Voir Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite au XVII e siècle. Loin du monde et du bruit, Paris, Puf, 1996, p. 109 sur les îles comme lieux de retraite. 4 Philippe Nora, « Du spirituel dans l’île », revue en ligne Tracés, n° 3 consacré à l’île. 5 Carlo Ginzburg, Nulle île n’est une île. Quatre regards sur la littérature anglaise, Lagrasse, Verdier, 2005. Edition originale italienne, 2002. <?page no="143"?> 143 Les îles de la dévotion dans le roman baroque et doivent donc offrir des cautions génériques et littéraires acceptables : l’épopée odysséenne peut mieux convenir si on lui adjoint un but spirituel comme La Navigation de saint Brendan qui procure des modèles d’îles-étapes vers le Salut. Du côté de la littérature religieuse, il y a finalement peu d’îles, Patmos mise à part. Les vies de saints ne sont guères pourvoyeuses d’îles dévotes, mais l’île reste un symbole fort attaché au paradis : elle reproduit la clôture du cloître, s’apparente au jardin d’Eden et incarne un centre spirituel primordial qui relie la terre au Ciel 6 , un locus amoenus qui permet l’entrée au paradis et qui est perçu comme une transposition des solitudes dans les déserts ou dans les montagnes (et cette fois, les vies des Pères en sont remplies). Mircea Eliade rappelait que : « l’une des images exemplaires de la Création est l’île qui soudainement se manifeste au milieu des flots » 7 . En revanche, du côté de la littérature profane, les îles fourmillent dans les romans grecs et les romans d’aventures sentimentales de l’âge baroque : la scène de naufrage sur une île providentielle après une tempête en mer est un topos du genre 8 . En lui ajoutant une dimension pénitentielle, le roman dévot crée une île bifrons, à la fois rude ermitage où l’on se repent de ses péchés et rivage heureux où l’on échappe à la tempête, aux barbaresques ou autres périls d’ici-bas. En cela, le motif de l’île sert parfaitement l’alliance retorse qui préside à la fiction dévote d’autant qu’il permet de déployer le thème de l’élection : le rescapé du naufrage est souvent le seul survivant échoué sur une île. Ainsi, dans le Desespéré contentement d’amour de 1599, le héros, Grand- Lieu, est un protestant tombé amoureux d’une catholique pressée par sa famille d’épouser le frère aîné de celui qu’elle aime, nouvellement converti. Ce mariage désespère le héros qui part à Venise pour rejoindre Constantinople : l’inévitable tempête marine gronde alors qu’il erre entre l’île de Candie et Chypre, et lui seul reste en vie : « Ce fut le mort vivant Grand Lieu, que seul miraculeusement la violente onde esleva & poussa sur la sommité de ce rocher. » 9 Rocher plutôt qu’île ici, qui permet tout juste au héros de se plaindre et de prier Dieu jusqu’au moment où surgit un navire de jésuites espagnols et portugais « qui venoyent de prescher le christianisme aux terres de nouveaux 6 Voir chez Hésiode, l’île blanche, à l’embouchure du Danube au milieu des Iles Fortunées, où est transporté le corps d’Achille. Hésiode, Les Travaux et les jours (170-175). 7 Mircea Eliade, Le Sacré et le profane, Paris, Gallimard, p. 110. 8 Voir Georges Molinié, Du roman grec au roman baroque, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995. 9 Le Desespéré contentement d’amour. Histoire autant véritable & advenue, qu’aggreable à lire. Avec plusieurs lettres d’amour, Paris, Gilles Robinot, 1599, p. 146. Reynier et Arbour l’attribuent au libraire Jacques Rézé (lié aux jésuites de La Flèche) qui signe la dédicace au seigneur Armand Jean Du Plessis. <?page no="144"?> 144 Nancy Oddo converties » et qui s’occuperont de sa conversion « en l’espace de quatre ou cinq mois qu’ils furent sur mer ensemble ». Il accoste enfin en Espagne où il s’enferme dans un couvent du Mont-Sarra. Là, il rencontre « quelques jeunes escolliers de Tholose » venus en pèlerinage au Mont Sarra qui lui donnent des nouvelles de sa bien-aimée devenue veuve entre-temps. Grand-Lieu quitte la vie religieuse et finit par épouser celle qu’il a toujours aimée : telle est « la fin miraculeuse & inespérée » de ce roman où l’on voit bien que le modèle d’aventures sentimentales domine la coloration dévote. Le rocher salvateur aura conduit le héros à la conversion au catholicisme nécessaire à son mariage d’amour : certes, la dimension spirituelle perd en absolu, mais elle cède la place à un sacrement qui ancre le divin dans l’amour humain désormais conçu au cœur de pratiques religieuses, ce qui ne va pas de soi à cette époque. Rappelons simplement que la XXIV e session du Concile de Trente de 1563 se conclut par la promulgation de douze canons et d’un décret sur la réforme du mariage (en dix chapitres) qui fixe les formes du mariage solennel exhortant les mariés à se confesser et à communier, à se marier au cours d’une messe solennelle. L’ordonnance de Blois de mai 1579 impose cette mesure tridentine pour combattre les mariages clandestins 10 . L’apologie du mariage catholique offre donc les prémices d’une dévotion fidèle aux décrets tridentins qui entre progressivement dans la littérature sentimentale. Le plus souvent cependant, le séjour sur l’île prépare moins aux noces qu’à une bonne mort. Une belle et bonne mort héroïque, par exemple, en combattant l’infidèle comme celle de Lycidas, héros des Estranges aventures de Lycidas cyrien et Cleorithe rhodienne (1630) de Gervais de Bazire : dans ce roman où la vie et la mort des deux héros s’opposent à la façon des voies de Paradis et d’Enfer de la littérature médiévale, Cleorithe, devenue lépreuse après avoir cédé aux passions de la chair, est condamnée à une exécution publique pour infidélité : « Un sainct Hermite de l’ordre de saint Paul qui vivoit en grande austérité sur une montagne proche de Palmire, estant en une profonde contemplation, vit son ame (…) que les Diables portoient en Enfer » 11 . Lycidas quant à lui incarne le chrétien dévot : comme saint Paul, il 10 Henri III impose cette ordonnance qui stipule que l’on ne peut se marier sans la publication de trois bans, la présence du prêtre et de quatre témoins. Le décret tridentin de 1563 est souvent désigné par son premier mot, Tametsi (cependant). Voir le Catéchisme du Concile de Trente, Paris, Reprint Dominique Martin Morin, 1991, deuxième partie des sacrements, chapitre 27, p. 321-338. 11 Gervais de Bazire, Les Adventures estranges de Lycidas Cyrien, et Cleorithe Rhodienne. Contenant la conversion de l’un, & la reprobation de l’autre. Traduit sur l’Original Grec par le Sr de Basire, Archidiacre, & Theologal à Sees, Rouen, Claude le Villain, 1630, p. 290. <?page no="145"?> 145 Les îles de la dévotion dans le roman baroque a des visions sur le chemin de Damas qui le conduisent à renoncer à l’amour de Cléorithe pour se battre contre les Turcs à Chypre : Le vaisseau qui portait ce guerrier, ancra au havre de ceste Isle le 5 e jour, & l’ayant exposez sur le rivage, print la route de Marseille (…). Je diray seulement, que pour couronner la course de ses vertus héroïques, & terminer par une mort glorieuse les belles actions de sa vie, il fut tiré à coups de flèches, au grand regret de son General, & de toute l’armée, comme il montoit par une échelle de cordes, sur les murailles de la ville de Salamine. Tout le monde le pleura, voire mesme le Bacha de Thunes en Barbarie, qui avoit esté envoyé par le Grand seigneur pour deffendre l’Isle, & soustenir le siege, regretta sa valeur, & dist hautement que si les Chrestiens en eussent dix pareils, les Turcs eussent perdu dans six mois tout ce qu’ils avoyent conquis en Europe. On fist ses obseques en grande pompe, & luy dressa t’on un tombeau de marbre noir avec ceste Epitaphe : Si la mort n’eust tranché le cours/ Du guerrier que ce marbre enserre/ Le croissant eut veu son decours,/ Et le Turban tombé par terre/ Eut reveu l’Empire latin/ Dans la ville de Constantin 12 . Le mouvement ascendant, qui occulte totalement la chute des murailles pour valoriser la montée à l’échelle et l’élévation vers Dieu, élabore une mort glorieuse : le tombeau sur l’île de Chypre assiégée devient la trace, la mémoire d’un héroïsme chrétien que même les ennemis admirent. L’imaginaire de la croisade s’installe dans l’île devenue place forte à prendre, bastion à enlever aux infidèles, mais aussi glorieuse passerelle vers l’au-delà. L’opposition entre les deux héros le confirme : l’insulaire Cléorithe (elle est Rhodienne) quitte son île et finit par se retrouver en enfer, tandis que le continental Lycidas (il est Syrien) trouve une bonne mort sur l’île de Chypre. La croisade contre les Turcs est la pénitence qui le mène au paradis en passant par une île, antichambre de la mort, station ultime d’un chemin de croix et point d’aboutissement spirituel. Une île sésame, en somme, porte du paradis, mais une île habitée, dont on s’arrache la domination à coups d’épée, très loin du cliché attendu de l’île pénitentielle désertique des anachorètes. Point de rivages nus ni de solitude à Chypre dont l’enjeu politico-religieux est exhibé dans sa dimension spatiale qui s’étend « à l’empire latin » « jusqu’à la ville de Constantin » et à l’Europe. L’île est le point d’affrontement entre chrétiens et musulmans mais en cela, elle n’est déjà plus une île : elle oppose ou relie, selon l’échec ou la victoire, deux empires et réactive la nostalgie de l’empire romain. Le vieux rêve de conquête impériale confère à l’île un passé, une histoire et la relie au monde politique et religieux. Elle est le prolongement d’enjeux continentaux. Dans ce roman dévot de Gervais de Bazire, l’île est 12 Idem, p. 228. <?page no="146"?> 146 Nancy Oddo une propédeutique à la bonne mort mais, plus étonnant, elle ravive un imaginaire tenace de croisade et de conquête. Notre rêve d’ermitage n’est pourtant pas totalement déçu : la fiction dévote offre quelques beaux cas d’îles propices aux robinsonnades spirituelles, mais jamais véritablement coupées du monde. Il y a toujours un ermite reclus dans une grotte au moment où les héros accostent 13 ou, cas de figure le plus fréquent, des voyageurs rendent visite, sur une île toute proche, à un ermite qui vit seul 14 ou en communauté 15 au point que le narrateur des Triomphes d’Angélique, roman anonyme de 1615, reconnaît : La Princesse, & propre sœur de la Roine de Sicile (…) quitta le séjour des pompes royales, pour cultiver en un désert, les délices de la solitude, si l’on peut appeler solitude, une société de tant de Princesses d’Amour 16 . Il faut dire qu’Angélique a entraîné avec elle, dans l’île des Délices qui reste néanmoins « tant esloignée & comme separee de l’Univers », deux cents jeunes compagnes : toutes de diverses provinces, des quatre parties du monde assemblees en ceste Isle, comme un raccourcy de tout ce que l’univers avoit de rare & de parfait en graces, en beautez, en vertus, en sçavoir lesquelles sont accompagnées de jeunes hommes aussi nombreux, « passionnez amans, qui tous avoient quitté des Royaumes, des Empires, des Monarchies, & de grandes Provinces pour se rendre captifs à ces Dames. » On ne saurait mieux dire que l’île est un microcosme de la très bonne aristocratie, sorte de transposition de l’abbaye de Thélème. La peinture italienne de la Renaissance nous avait déjà habitués à ces ermitages surpeuplés : nombre de saint Jérôme au désert sont très entourés et laissent apercevoir au second plan villes et ponts tout proches de la solitude 17 . La peinture flamande aussi qui présente généralement saint Jean sur l’île de Patmos toute proche d’une côte habitée et devant laquelle croisent plusieurs navires 18 . Proche du monde, 13 C’est le cas du roman de François Fouet, Floriane, son amour, sa pénitence, sa mort, Paris, Matthieu Guillemot, 1601. Sur cet ouvrage, voir Marie-Madeleine Fragonard, « Retraite, dévotion, ornementation spirituelle », dans Hommages à Yvette Quenot, Jean-Marie Fritz éd., Dijon, Abell, 1999, p. 113-133. 14 Comme Pyluranin dans Les Erres de Philaret (1611) de Guillaume de Rebreviettes. 15 Comme Alexis dans l’Alexis (1622) de Jean-Pierre Camus. 16 Les Triomphes d’Angéliques, et le Temple d’Amour et de Beauté. Ou par l’Amour et la Beauté des Creatures on parvient à l’Amour, & la Beauté du Createur, Paris, Claude Rigaud, 1615, p. 56. L’auteur anonyme est avocat au parlement de Paris, indique le privilège. 17 Voir Jacopo d’Archangelo au XV e siècle ou Dossi Battista en 1550. 18 Voir le Saint Jean à Patmos de Cleve Joos Van au XVI e siècle. <?page no="147"?> 147 Les îles de la dévotion dans le roman baroque l’anachorète du roman dévot est un honnête homme éduqué et habitué à recevoir des mondains : la sécession ne proscrit certes pas la civilité. Les bords des îles sont si poreux qu’ils génèrent ce que les géographes appellent des îlesponts qui peuvent devenir dans la fiction dévote de simples rochers. Celui de Pyluranin le bien nommé, puisque son nom signifie « Porte du Ciel », mérite une escale. Il se trouve dans Les Erres de Philaret que Guillaume de Rebreviettes dédie en 1611 au très catholique Prince d’Orange et comte de Nassau, lui présentant cette « petite histoire allégorique » en ces termes : Philaret, c’est à dire AYME VERTU, se brossant au travers des haliers espineux de ceste forest mondaine entre genereusement en lice pour combattre tout ce qui ruine la société des hommes par les Duels, la Vanité, l’Avarice, l’Orgueil, l’Ambition, l’Envie, & la Médisance. Apres avoir (…) ecrazé la teste à ces monstres du monde, il monte sur une mer fatale à sa vie, resolu de revenir achever ses jours sur l’aspreté d’un rocher, si Eole, & Neptune ne le frustrent de sa résolution. Il est poussé à cela par le discours de l’Hermite Pyluranin, qui luy fait voir la misere de l’homme en terre, & le souverain bien qui l’attend au Ciel 19 . La vertu combat donc les vices sur le modèle de l’allégorie médiévale mâtinée d’un goût ancré dans la mondanité du début XVII e siècle. En effet, Philaret est accompagné d’une noble société masculine lorsqu’il se rend à l’ermitage de Pyluranin, quelque part sur la côte Ouest de l’Italie : après « trois heures et demie » de navigation fluviale, ils dépassent un peu l’embouchure du fleuve et parviennent dans un lieu solitaire car il n’y avoit là à l’entour nulle apparence d’habitation des hommes ; le lieu n’estoit qu’une pure solitude, n’ayant vers la terre qu’une large estenduë de verdes prées, & du costé de la mer, rien, sinon un abyme d’eauës, & un vaste océan, si grand & spatieux, que la veuë de l’homme se perdoit à mesurer de l’œil son effroyable grandeur 20 . L’ermitage est construit sur un rocher relié par un pont en planches de douze pieds, c’est-à-dire d’environ quatre mètres, à un autre rocher plus grand, battu par les vagues, mais accessible depuis le rivage. Cela dit, le texte répète à l’envie que l’ermitage est « planté au milieu de l’eau » et insiste sur la « pure solitude » du lieu, choisi par Pyluranin pour « vivre au monde, comme n’y estant point » et « vivant dans ceste solitude, il mouroit en terre pour vivre au Ciel » 21 . Mort terrestre toute relative puisque dès qu’il aperçoit Philaret 19 Guillaume de Rebreviettes, Les Erres de Philaret, suivi de L’Ombre de Philaret, Arras, Guillaume de la Rivière, 1611, épître dédicatoire, page non numérotée. 20 Idem, p. 177. 21 Idem, p. 180. <?page no="148"?> 148 Nancy Oddo et ses compagnons (parmi lesquels il reconnaît d’ailleurs quelqu’un, preuve qu’il demeure toujours lié à la bonne société), il leur « sauta incontinent au col pour [les] embrasser & [leur] dit qu’ [ils] estoient les bienvenus ; mais qu’il estoit marry de n’avoir rien de bon pour [les] traiter selon [leurs] mérites » 22 . Soixante années de solitude n’ont point entamé sa courtoisie et son sens de la hiérarchie sociale car il y a plus dans son accueil qu’une simple hospitalité charitable : se profilent les bonnes manières de table et le goût du détail jusque dans l’aménagement de son oratoire et de son jardin-potager. La dévotion n’est décidément pas « la fascheuse & l’insupportable » que les mondains se figurent et « de tout temps on a veu des Saints polis » rappellera le père Le Moine 23 . Le jardin est présenté après l’intérieur de l’ermitage, ce qui maintient l’ordre de préséance dans les valeurs représentées mais inverse la logique du trajet. Nous découvrons après la description de l’intérieur une fertile campagne toute verdoyante autour du rocher et les invitations à entrer en sortant, ce qui crée une circularité propre à redoubler la clôture insulaire et dévote. La séduction des alentours opérant, nous sommes renvoyés de l’extérieur à l’intérieur et de l’intérieur à l’élévation spirituelle. En conduisant ses invités à la fontaine d’eau fraîche, Pyluranin leur fait voir « le jardin qu’il avoit accommodé de sa main, pour y semer les racines, & herbes potagères dont il sustentoit principalement sa vie » 24 , qui évoque le petit carré des cloîtres comme le jardin potager des Chartreux. Le repas est composé de poissons non pas pêchés, mais ramassés car « la mer les avoit echoués » providentiellement, d’eau fraîche qui coule justement en abondance « au pied du rocher qui estoit sur terre vers l’orient parce que là y avoit une fontaine de très belle eau » et de ce qu’offre le potager qui regorge de « bonnes herbes, fruits & racines » dont la longue liste est déclinée. L’absolu insulaire est de proximité et de facilité : l’Eden est tout proche, Dieu veille au confort minimum, mais Pyluranin y ajoute quelques ornements humains, de pur agrément, et c’est là la nouveauté véhiculée par ce roman dévot. Car cet ermite applique son sens du détail plus spécifiquement dans l’aménagement de sa grotte où se lit un net déséquilibre entre ce que la nature providentielle a creusé et ce que la main de l’homme a bâti. Notons que jamais le mot de grotte ou de caverne ne désigne l’habitat sur le rocher ; il lui est préféré le terme d’ermitage, plus éloigné de la matière brute qui pourrait être repoussante ou, encore plus mondain, celui de demeure. L’aspect minéral du lieu est quasiment occulté dans la description de l’intérieur : l’on 22 Idem, p. 179. 23 Pierre Le Moine, La Dévotion aisée, Paris, Antoine de Sommaville, 1652, p. 197. 24 Guillaume de Rebreviettes, op. cit., p. 185. <?page no="149"?> 149 Les îles de la dévotion dans le roman baroque parle des « pans de la place » pour les parois forcément rocheuses de la grotte. En revanche, le bois prédomine et se décline en trois types : du sapin, de l’if et même, fin du fin, du bois de Brésil. L’ensemble s’apparente plutôt à un logement rustique rendu finalement chaleureux par la présence du bois, mais au total très peu sauvage. La topique d’un locus amoenus de retraite champêtre (maison modeste, vue, arrangement des jardins) a sans doute beaucoup à voir avec ce rocher dont la matière brute est quasiment effacée. La nature a donc peu fourni : uniquement une cheminée « que la nature y avoit elle même accommodé, sans aucun manœuvre d’hommes » et un oreiller de pierre en forme de cylindre, c’est-à-dire le minimum de l’érémitisme 25 et le minimum du confort mondain pour se préserver de l’humidité. Une grande partie de l’aménagement relève du travail humain : la séparation entre la chambre et l’oratoire « par un lambris d’ais de sapin », les deux fenêtres de la chambre « taillées dans le roc au Nord » comme celles de l’oratoire tournées « vers l’océan dont l’étendue faisoit perdre l’œil en la considération de sa grandeur », le matelas fait de deux planches chacune « large de deux pieds et demi », ce qui fait tout de même un mètre de largeur. Mais pour « rendre autant devotieuse que solitaire » sa demeure, Pyluranin « l’avoit ornée de toutes parts de quelques représentations sainctes & incitant à la dévotion ». L’art s’introduit dans le rocher pour adoucir la solitude « mais principalement [dans] son oratoire où l’on voyoit tous les instrumens de la Passion de nostre Sauveur Jesus-Christ, artistiquement ciselez dans le roc 26 ». Les quatre parois sont tapissées de « petits billets, ou escriteaux, esquels estoit representée au vif la misere de l’homme » sous la forme de courts poèmes, plutôt que des « sentences » annoncées : comme un esclair ardant toute chose se passe et le pouvoir trespasse de l’homme en un instant 27 . L’on pense ici à la pratique romanesque de l’insertion de vers dans le récit. Le modèle s’avère bien plus littéraire qu’architectural : l’oratoire ainsi recouvert de quatrains baroques et dévots s’apparente à un livre, à la limite à une bibliothèque ou autre cabinet de lettrés. On en oublierait la chapelle n’était le petit matériel dévotionnel. L’univers référentiel reste celui de la littérature, poésie sur les vanités pour le contenu et fiction romanesque pour la forme. On peut 25 Dans son Iconographie de l’art chrétien, Paris, Puf, 1955, Louis Réau rappelle que l’on a gardé l’oreiller de pierre de la Madeleine à l’abbaye de Saint Victor de Marseille qui passait pour guérir de la fièvre. 26 Guillaume de Rebreviettes, op. cit., p. 181. 27 Ibidem, p. 182. <?page no="150"?> 150 Nancy Oddo aussi penser à la peinture et à la gravure : dans les représentations de saints au désert, il est fréquent qu’il y ait crucifix et livres ouverts,qui deviennent chez Pyluranin de simples « petits billets » disposés sur les murs de l’oratoire. Le reste de la décoration est composé d’un « buffet taillé hors du roc » sur lequel sont posés un crucifix précieux en bois de Brésil, un « petit escalier de bois d’if » dont la première marche supporte un crâne, indispensable à la méditation, et la plus haute une « printe de taille douce » qui représente une Vanité précisément décrite, dont le rôle est d’aider l’ermite à fixer la méditation sur la brièveté de la vie entre le berceau et le tombeau : il est difficile d’identifier un tableau précis, mais il s’apparente au motif de l’enfant sur une tête de mort 28 . Ces objets emportés sur le rocher révèlent un goût du luxe dans la dévotion (le bois de Brésil) qui a une existence assez courante (les crucifix en ivoire sont banals et se vendent fréquemment dans les foyers modestes) et une culture plus mondaine et aristocratique qu’érudite : les sentences sont de la poésie en français, le seul distique latin est très simple comme l’unique formule grecque, « Archi, kai, telos », pourtant traduite. Peu d’érudition pour notre ermite dont l’île est un microcosme mondain décelable dans l’attrait pour la miniature : les « petits billets » ou le « petit escalier » manifestent le désir de « préciosisation », de production du petit, du joyau, du condensé, représenté dans l’île même réduite ici à un rocher. « L’île représentée incarne le désir de rendre île » 29 . Par ailleurs, Pyluranin s’est chargé de ce qu’il a sans doute jugé nécessaire pour sa pénitence : des graines qu’il a semé dans son potager, des planches pour aménager son intérieur et des objets « pitoyablement dévots » mais pas toujours essentiels. Car si le crucifix, le crâne, la gravure, les billets et le buffet qui sert d’autel se justifient et sont des poncifs, reste le « petit escalier de bois d’if », telle une échelle de Jacob, très symbolique mais inédit et, du coup, plus simplement ornemental que le reste, comme le signe d’une coquetterie dévote. Îlot dans l’îlot, le petit escalier de bois d’if cristallise l’essentiel de l’île dévote qui tient à sa verticalité inscrite dans l’espace (un rocher surélevé qui émerge de l’océan), comme dans les éléments qui la constituent, jusqu’aux menus objets décoratifs. Ce qui importe est finalement moins l’isolement de l’île dévote que cette verticalité, cette élévation physique, géographique, reflet de celle de l’âme. L’île n’est pas cet espace loin du monde, encerclé d’eau, que l’on pouvait imaginer, mais un lieu élevé, sans être même domi- 28 Louis Réau, op. cit., tome II, 2, p. 639 : « Pour suggérer la brièveté de la vie entre le berceau et le tombeau, le peintre flamand Jan van Hemessen [actif entre 1536 et 1557] nous montre en guise d’avertissement un bel enfant nu endormi sur une tête de mort avec l’inscription nascentes morimur (nous ne sommes pas plutôt nés que nous mourrons) » 29 Nora Philippe, op. cit. <?page no="151"?> 151 Les îles de la dévotion dans le roman baroque nant, presque quelconque : colline ou rocher. C’est aussi l’indice que l’île est devenue un support à la dévotion : on y grave les instruments de la passion, on y accroche des écriteaux poétiques ou des gravures. Elle est texte dévot, traduisant en abîme le passage du romanesque à la spiritualité, emblème d’une dévotion qui se fait, sinon aisée, du moins civile, et à la mode. La proximité de l’île et du monde, de l’ermite et des mondains, de la dévotion et du romanesque se dit dans les va-et-vient de l’ornemental et du nécessaire, de la terre « au rocher au milieu des eaux », si loin, si proche. Les îles du roman dévot auront permis de « sucrer » 30 la dévotion, d’adoucir le décor des déserts en Thébaïde en offrant des lieux plus bucoliques, artistiquement aménagés et décorés et modifiant au passage l’image terrible et repoussante de la pénitence. Ces lieux de dépouillement et de dénuement se peuplent, se construisent, s’agrémentent et font émerger une figure romanesque rassurante, celle de l’ermite mondain, poli et éduqué, toujours accueillant même au cœur de son île qui en perd son éloignement et son isolement. Le comble de cette proximité insulaire revient à Jean-Pierre Camus qui débute son Alexis par un éloge de l’Ile de France, île en pleine terre, « autre paradis terrestre », « isle heureuse puisque très accomplie en elle mesme, elle est encore comme la Royne de la droicte de Dieu environnée de tant de plaisantes & profitables varietez. Disons donc qu’elle est ceste vigne que Dieu a choisie parmy tant de plantes » 31 . Dans la toponymie camusienne, Paris est le centre de cette île et il suffit de se promener dans la forêt du nord de la capitale pour visiter un ermitage entouré d’eau, peuplé d’accueillants ermites et orné de tableaux religieux en nombre. Mais est-ce encore une île ? A vouloir trop rapprocher les îles de la dévotion des mondains, la robinsonnade se limite à un ermitage bien aménagé au milieu d’un étang en forêt de Senlis. Pour autant, les lecteurs et lectrices de fictions dévotes ne vont pas se précipiter dans ces îles toutes proches : sans doute l’aménagement de leur espace privé en espace sacré leur est-il plus accessible encore. Ils appliquent alors la leçon d’Antoine de Nervèze qui, dans un ouvrage de méditations chrétiennes illustrées titré L’Hermitage de l’Isle saincte (1615), écrit : Ores desireux de vous remettre sur les voyes de ceste douce solitude, je vous propose une isle que vous formerez pour vous & en vous mesme, vostre corps sera la terre, & vos pleurs les eaux qui l’environnent & couleront d’une vie repentante afin que la source sanctifiant le lieu, il soit 30 Cette formulation renvoie aux images présentes chez Camus qui écrit dans L’Autheur à Menandre sur le dessein de ces pelerinages d’Alexis qui ouvre l’Alexis (1622) : « Ainsi me semble-t-il que les meilleurs preceptes sont ceux qui sentent le moins leur enseignement, ceste rubarbe doit estre sucree de beaucoup d’artifice. » 31 Jean-Pierre Camus, Alexis, Paris, Claude Chappelet, 1622, tome 1, p. 6-8. <?page no="152"?> 152 Nancy Oddo appellé à juste titre, Isle saincte, que vous soyez comme un hermitage esloignée des vanitez du monde, & que vous occupant incessamment à une vie contemplative vous y goustiez les douceurs d’un repos tranquille 32 . Belle méditation qui convie à se faire île et ermitage confortablement assis dans son fauteuil : la richesse intérieure fait que la retraite en est plus douce ! 32 Antoine de Nervèze, L’Hermitage de l’Isle saincte, Rouen, Nicolas L’Oselet, 1615, p. 22-23. <?page no="153"?> Biblio 17, 190 (2010) Géographie insulaire, géographie d’outre-tombe : l’île Imaginaire du Nouveau Panurge à la croisée des Champs Élysées et du royaume de l’Enfer 1 M ARIE -C HRISTINE P IOFFET Université York (Toronto) Le Nouveau Panurge et sa Suitte publiés en 1615 et 1623 ont, jusqu’à ce jour, bénéficié d’une attention limitée de la part de la critique. Dans la mouvance des archipels de Rabelais, l’auteur anonyme de ce pamphlet anti-protestant imagine une île fantaisiste située quelque part « à quelque cent lieuës des autres Canaries ou fortunées » 2 . Frank Lestringant, qui fait figure de pionnier dans l’analyse de cette œuvre méconnue, lui consacre quelques pages éclairantes dans Le Livre des îles en montrant avec justesse la parenté de cette création avec les îles Fortunées du Disciple de Pantagruel 3 . Mon intention est moins de relever les substrats intertextuels que d’appréhender cette fiction géographique en tant que « sas » 4 de l’au-delà. Je passerai également outre à la question complexe de la paternité de cette œuvre, parfois attribuée au huguenot renégat Guillaume Reboul dont il est question dans l’œuvre, 1 Mes recherches sur le XVII e siècle ont pu être menées grâce aux subsides du CRSHC et de la Faculté des Lettres de l’Université York. 2 Le Nouveau Panurge avec sa navigation en l’Isle Imaginaire, La Rochelle, Michel Gaillard, s.d. [Lyon, 1615-1616], p. 24 (ci-après NP). 3 Frank Lestringant, Le Livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Genève, Librairie Droz, 2002, p. 277-291. La plupart de ses considérations sont reprises dans un article, « Une liberté féroce : Guillaume Reboul et Le Nouveau Panurge » publié dans « Parler librement ». La liberté de parole au tournant du XVI e et du XVII e siècle, Études réunies et présentées par I. Moreau et G. Holtz, (dir.), Lyon, ENS Éditions, 2005, p. 117-131. 4 J’emploie ce terme technique à la suite de Jean-Michel Racault en tant qu’espace de transition qui s’interpose entre Beaucaire et l’autre monde (Nulle part et ses environs. Voyage aux confins de l’utopie littéraire classique (1657-1802), Paris, PUPS, 2003, p. 152). <?page no="154"?> 154 Marie-Christine Pioffet mais dont la contribution se révèle fort douteuse 5 . Je m’attarderai plutôt au caractère fantaisiste de l’île Imaginaire, qui contient à l’état prospectif les prémisses de la géographie d’outre-tombe. Véritable construction en abyme, elle annonce par certains traits les voyages aux Enfers et dans les Champs Élysées qu’entreprendra par la suite le narrateur. Telle est du moins l’hypothèse que j’étaierai. Un singulier voyage Avant même que le fils de Pantagruel ne quitte son village, son odyssée se place sous l’angle de l’extraordinaire dès qu’il accepte la conduite d’Hegemon, guide de Jupiter changé en taureau lors de l’enlèvement d’Europe (NP, p. 11). La réminiscence ovidienne 6 laisse augurer les aventures singulières qui surviendront par la suite et place les pérégrinations de Panurge dans la foulée des grands voyages mythologiques. Cette odyssée, comme celle de Jupiter, se dessine sous l’impulsion de puissances surnaturelles, qu’il s’agisse du démon invoqué indirectement par l’allusion plaisante à Jean Bodin (« Sainct Bodin », NP, p. 10), auteur d’un traité de démonomanie 7 , ou par l’intention du guide de Jupiter de mener son nouveau maître où « que Diable soit » (NP, p. 11). Comme nombre d’embarquements aux pays des utopies, l’itinéraire du héros marque l’aboutissement à la faveur de circonstances exceptionnelles. Panurge partant de « Salmagoin » (Salmigondin) 8 pour se rendre à S. Borondon (Brandan) fut sauvé in extremis d’une mort quasi certaine par un dauphin qui le ramena sur l’île Imaginaire alors que ses compagnons rescapés le comptent déjà au pays des défunts. Le héros rabelaisien poussant cette thématique à l’extrême se complaît à représenter ses funérailles et les regrets 5 Frank Lestringant rejette catégoriquement cette attribution pour des raisons religieuses. Le pamphlet publié quatre ans après la mort de Reboul est trop anti-huguenot pour être de la main d’un ex-calviniste, « mais il se rattache à la controverse suscitée autour de son cas » (art. cit., dans Parler librement, p. 122). À cet argument, on pourrait ajouter des raisons historiques. Le romancier fait allusion au mariage d’Anne d’Autriche et de Louis XIII en 1615, alors que Reboul fut condamné à la décapitation en 1611. 6 Ovide, Les Métamorphoses, texte établi et traduit par G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1966, vol. I, livre II, v. 833-875. 7 Voir infra, n. 15. 8 Dans Le Tiers Livre, Panurge « feut faict chastelain de Salmiguondin en Dipsodie » (Œuvres complètes de Rabelais, édition établie et annotée par Jacques Boulenger, revue et complétée par Lucien Scheler (Paris, Éditions Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1955, p. 334). <?page no="155"?> 155 Géographie insulaire, géographie d’outre-tombe de ses proches : « […] croyant que pour l’amour de moy, il feroit sonner toutes les cloches de Paris. Ces adieux achevés il me print envie de faire la mort d’un Cygne, affin qu’on dit que Panurge avoit eu autant de courage en la mort qu’en la vie » (NP, p. 20). Le voyage en l’île Imaginaire prend déjà des allures de voyage post mortem. Panurge, condamné en sursis, craint déjà pour sa vie alors qu’il sillonne les côtes de la France Antarctique « en la terre des Margajacs […] Antropophages » (NP, p. 16) : « Si le pauvre Panurge fût tombé entre leurs mains, sans doute il fût esté bocané » (ibid.), conclut-il pour gagner la sympathie du lecteur mais aussi pour anticiper un épisode à venir dans lequel les « r’ajeunisseurs » de l’île Imaginaire sont comparés à des « Bouchers […] Antropophages » (NP, p. 29) 9 . Déjà au plus fort de la tempête qui fait rage au milieu de l’océan, le mauvais sort s’acharne sur Panurge qui doit « estre immolé à Neptune comme un veau » pour calmer les fureurs de la tempête (NP, p. 19). Ces pseudo-catastrophes évitées de justesse participent d’un processus complexe d’héroïsation burlesque rencontré dans certaines relations de voyage réelles ou imaginaires. Mais il y a plus. Elles opèrent un renversement de situation au cours duquel le héros, humilié, finit par triompher, comme le suggère l’ode liminaire « Sur le retour de Panurge » qui le dépeint « [c]hargé de lauriers de victoire » (liminaire non paginé). C’est par les épreuves qu’il parvient à se débarrasser de toutes ses imperfections. Le titre met l’accent sur la métamorphose par rapport au modèle rabelaisien : « Je suis toujours le mesme Panurge ; mais nouveau Panurge », c’est-à-dire « deifiquement r’ajeuni dans la pure Malvoisie » (NP, p. 2-3), s’écrie-t-il à ses amis qui ne le reconnaissent pas. Enfin, le dispositif rhétorique destiné à souligner tous les dangers de la route inscrit le parcours du voyageur dans une dialectique mort-vie qui domine toute la première partie du récit. Les épisodes liminaires du roman préparent ainsi l’horizon d’attente de cet audacieux voyage dans l’au-delà et vers l’île Imaginaire. Panurge, devant une éventuelle capture par les cannibales, se « donne à S. Borondon » (NP, p. 16), dont il sera plus tard l’hôte en l’île Imaginaire. De telles coïncidences confortent les liens entre les différents épisodes du roman. 9 La hantise de l’anthropophagie constitue une image obsédante : l’auteur décrit Martin Luther et Jean Calvin dans une chambre infernale en train de s’entredévorer « comme les Antropophages » (NP, p. 120). Quelques lignes plus loin, il établit quelque parallèle entre les théologiens et les « Canibales » (NP, p. 127). <?page no="156"?> 156 Marie-Christine Pioffet Entre l’un et l’autre mondes Le monde terrestre et l’au-delà dans Le Nouveau Panurge ne sont pas des sphères totalement hermétiques. Les insulaires rapportent de leurs séjours fréquents dans les Champs Élysées un remède infaillible contre le vieillissement. Pour conserver leur prime jeunesse, ils utilisent une poudre tirée des arbres toujours verts du pays mêlée à quelques onces de « grains de ceste pomme de vie, qu’ils y ont transporté [sic] du Paradis terrestre » (NP, p. 65). Sur l’île Imaginaire, le temps se fige. Panurge y pérégrine en marge des contingences de l’existence humaine. Ainsi jeûne-t-il pendant dix ans et demi sur cette île grâce à l’odeur d’une pomme « cueillie au Jardin des Hesperides » qui appaise chez celui « qui la porte sur soy » la faim et la soif (NP, p. 23). « Sçachez aussi que l’ante qui porte ces pommes, est venu du Paradis terrestre », poursuit l’auteur (ibid.). Ces allusions au jardin d’Éden, en plus de souligner l’interpénétration des deux mondes, permettent donc d’anticiper la suite du voyage comme la chronique d’une mort et d’une résurrection annoncées. Mais le voyage extraordinaire de Panurge est-il avéré ou seulement rêvé ? Le texte, loin d’établir un pacte de véridiction, comme il arrive fréquemment dans les utopies, sème constamment le doute sur l’existence de cette île ; il n’est pas anodin que l’auteur supprime tous les repères spatiaux. La seule indication géographique tient à sa relative proximité avec l’archipel des Canaries : « L’Isle Imaginaire est à quelque cent lieuës des autres Canaries ou fortunees » 10 . Cette annotation n’est pas tout à fait insignifiante puisque l’île Imaginaire réinvestit le mythe des îles Fortunées illustré notamment par Lucien mais aussi dans Le Disciple de Pantagruel 11 , ainsi qu’on l’a dit. Il est vrai que le flou géographique entretenu par les ellipses du récit s’explique en outre par la nature « mobile & voltigeante » 12 de l’enclave qui « court aussi viste que l’imagination » 13 . Qui plus est, cette île flottante surpasse ses modèles légendaires en ce qu’elle dérive dans l’océan à toute vitesse, précision qui ravive la dimension fantasmatique de la fiction. L’île Imaginaire, pure affabulation ainsi que le narrateur nous le rappelle à satiété dès les premières pages, échappe à toute préhension du réel. L’onomastique en ce sens est éclairante. Sur cette île, tout s’appelle imaginaire : les « escoles » 14 , les « Academies » (NP, p. 62) mais aussi la ville elle-même et le nom de l’artère principale : « […] j’entrai donc à la grand ville Imaginaire par 10 NP, p. 24. 11 Le Disciple de Pantagruel : les navigations de Panurge, éd. Guy Demerson et Christiane Lauvergnat-Gagnière, Paris, Nizet, coll. Société des textes français modernes, 1982. 12 NP, p. 24. 13 Ibid. 14 Cf. « Il me souvient avoir appris aux escoles Imaginaires […] » (NP, p. 75). <?page no="157"?> 157 Géographie insulaire, géographie d’outre-tombe la porte d’imagination. Et suivant la grand’rue imaginatrice, je vins en imaginant imaginer S. Borondon, qui est un grand bastiment au milieu de la ville » (NP, p. 27). La récurrence ludique du mot « imagination » et de ses dérivés est symptomatique de la vacuité référentielle de cet univers qui s’inscrit dans la pure tradition de la ménippée. Pour décrire les merveilles de la métropole, Panurge fait encore appel aux facultés imaginatives de ses auditeurs : « […] imaginez vous seulement que si tous les hommes qui sont au monde estoient en un homme, qu’il y auroit un bel homme, & qu’iceluy ne sçauroit voir (si ce n’est par la fenestre d’imagination) plus de beautez, richesses, & merveilles, qu’il y en a en cette ville » (NP, p. 25). L’auteur, dont la fantaisie débridée n’a rien à envier à son devancier Rabelais, place symboliquement la déesse Imagination dans la demeure de « Sainct Borondon » (Brandan) (NP, p. 51), ornée elle-même de « Chimeres, qui montent & descendent, vont en long, en large, à droit & à gauche en toutes façons selon que l’imagination & la melancholie se les forment » (NP, p. 52-53), comme quoi ce pays dénué de référent fixe tire sa sève de l’autosuggestion. Qu’apprend-on de cette île ? Rien sinon qu’elle possède une « assiette […] fort belle » (NP, p. 24). Seul le bâtiment, où l’on procède au rajeunissement des corps, sort de l’abstraction. Saint Brandan donne lieu à une description sinon ecphrastique, du moins assez étoffée. L’allusion implicite à la navigation de saint Brandan, dont on reconnaît sans peine la graphie, permet du reste d’anticiper tout un programme narratif. Il n’est peut-être pas tout à fait inutile de rappeler que le pèlerinage de l’Irlandais d’îlot en îlot le mène tout droit au paradis, mais aussi dans le puits de l’enfer, où il rencontre Judas. Le canevas narratif utilisé par l’auteur du Moyen Âge ne va pas sans préfigurer l’odyssée du Nouveau Panurge. Un décor protéiforme Mais revenons au bâtiment. Symbole quasi métonymique de l’île, fragile artefact visuel, il incarne un parfait prototype de l’art baroque. Le bâtiment dévoile un décor kaléidoscopique : outre la personnification de l’Imagination, on y reconnaît l’Admiration sous le masque de « Prothée […] changeant & rechangeant à tous instants de couleur » (NP, p. 52). Versatilité qui s’harmonise parfaitement au caractère de l’île flottante mais aussi aux mutations de la géographie d’outre-tombe qu’on observera dans la suite du périple. La cour de l’édifice intègre parfaitement cette esthétique protéiforme. Cet endroit, sous le mode du trompe-l’œil, est surplombé de miroirs « relevez, & couppez à plusieurs faces, qui vous font voir en un instant (encores que vous n’en regardiez qu’un) mille arbres, en bas, en haut & à costé (qui est une chose la <?page no="158"?> 158 Marie-Christine Pioffet plus aggreable qui soit au monde) » (NP, p. 53). L’illusion d’optique est tellement convaincante qu’on ne peut confondre « le vray arbre d’avec le faux » (ibid.). La réflexion des miroirs brouille encore tous les repères physiques si bien que « vous ne sçauriez dire si vous estes au ciel, en l’air, ou sur la terre » (NP, p. 53-54). Le « labyrinthe » (NP, p. 53), comme l’auteur le présente en vertu des jeux spéculaires, constitue non seulement une épreuve initiatique classique, mais métaphorise la position instable ambiguë de l’enclave, à la croisée de l’un et l’autre mondes. Plus qu’un simple bâtiment, Saint Brandan prend des proportions insoupçonnées au premier abord. Il « est disposé à plusieurs membres : comme sales, chambres, antichambres, garderobbes, & cabinets : Toutes lesquelles choses jointes ensemble (si j’ose dire la vérité) contiennent plus de pays que ne fit jamais la grande cité de Ninive » (NP, p. 27). Compartimenté à l’image de la cosmographie infernale qui s’ensuit, l’édifice dont les dimensions s’amplifient surpasse la vaste cité de l’Antiquité. Y grouillent « un nombre infini d’hommes » affairés au rajeunissement de leurs pairs (NP, p. 27). L’île Imaginaire, au même titre que l’ornementation prismatique de son principal bâtiment, est en harmonie avec l’art baroque. On ne s’étonnera donc pas dans cette perspective si l’escale en l’île forme un épisode clos ; le retour à Saint Brandan n’étant qu’allusivement évoqué à la toute fin de la première partie (NP, p. 291). La Suitte du Nouveau Panurge n’en dit mot. N’aborde pas ce pays instable qui veut. C’est seulement par la force de l’esprit qu’on s’en approche. Voilà pourquoi les compagnons de Panurge, malgré leur désir d’atteindre ses rivages, sont refoulés aux Canaries : « […] ils furent long temps à cercher l’Isle Imaginaire, mais leur imagination ne la sçeut oncques imaginer » (NP, p. 22). Le voyageur exhorte plus tard à la patience ses amis désireux de pénétrer ces régions proscrites aux mortels : « Dieu n’envoye pas des Dauphins à toutes personnes pour se sauver de la mercy des flots » (NP, p. 73). Seul le protagoniste prédestiné 15 aura le pouvoir d’en fouler le sol. Son périple se place d’entrée de jeu sous des auspices occultes dès lors qu’il allègue en guise d’autorité « sainct Bodin », dont il tient le traité de démonomanie 16 « en sa besace » (NP, p. 10). Si l’île Imaginaire, « inaccessible » (NP, p. 57) à la majorité, naît du désir, elle permet à ceux qui y aboutissent de jouir de la parfaite félicité et de l’abondance ; à elle seule, la capitale contient en abrégé plusieurs attraits du monde : « […] je vous promets que de cent ans je n’aurois achevé de vous réciter les merveilles qui sont en cette ville ; aussi à la France n’y a assez de papier pour les y escrire » (NP, p. 25). 15 Le mot n’est pas trop fort, puisque l’auteur l’emploie dans la dédicace. 16 De la Démonomanie des sorciers publiée en 1580 reconnaît les pouvoirs occultes des puissances des ténèbres qui s’unissent à certaines personnes de manière charnelle (Paris, Jacques du Puy). <?page no="159"?> 159 Géographie insulaire, géographie d’outre-tombe Terra benedicta L’île Imaginaire incarne la perfection morale, qui, selon l’orthodoxie de l’auteur, proscrit la sexualité et les idées réformistes. Y sont en effet exclus les hérétiques et les femmes, la source même du mal à en croire l’auteur. En représentant à l’intérieur du temple l’histoire de l’humanité, le pamphlétaire montre qu’il a parfaitement intégré la symbolique insulaire, réplique disjointe et quelque peu idéalisée de la terre en vertu de la barrière naturelle. Ce retour dans le passé où se font jour les grandes étapes de la création du monde (NP, p. 55) marque un glissement de l’utopie vers l’uchronie. Au nombre des motifs muraux sculptés sur le domaine de Saint Brandan figure « Noë en train de fabriquer son Arche » (ibid.), ce qui permet au narrateur de conclure qu’il chemine sur les brisées du « Patriarche » (ibid.). Il est non moins significatif que le bâtiment sur lequel se pose longuement le regard au cours de ce voyage déambulatoire comporte une galerie illustrant toutes les Métamorphoses d’Ovide, lesquelles ne vont pas sans préfigurer la transfiguration du héros à l’aide de la malvoisie. La présence de figures bibliques ou mythologiques, loin d’être totalement étrangère à la topique édénique qui suivra, contient des promesses de félicité. Promesses : car si les habitants y vivent aujourd’hui en parfaite harmonie, leurs dissensions naguère faisaient rage. Malgré la communauté de biens et l’élection des rois par le peuple, qui participent d’un souci démocratique, ce territoire fut le théâtre d’une guerre civile en raison de la rivalité de deux souverains qui aspiraient « à estre seul maître » (NP, p. 40), comme le rapporte Polymnestor : […] ce qui nous jetta dans une guerre civile, & la plus cruelle qui aye jamais esté au monde ; le pere se baignoit dans le sang de son fils, & le fils dans le sang de son père, sans pitié ne compassion aucune : que vous diray-je de plus, nous estions tellement acharnez les uns contre les autres que dans peu de temps, le nombre des hommes morts fut trois fois plus grand que celuy des vivans (NP, p. 40-41). À l’exception de ces violences intestines, l’auteur présente ce coin de pays comme une oasis réservée à quelques privilégiés. Notons encore que la description de ce processus de rajeunissement, adaptation bouffonne du topos de la fontaine de Jouvence, comme l’a montré Frank Lestringant, détonne dans ce tableau plutôt idéalisé 17 . La chair des vieillards hachée dans une sorte de moulin, d’où sont extraits les morceaux, se voit ensuite mariner dans la malvoisie, puis épicée de divers ingrédients, 17 Lestringant, op. cit., p. 287. <?page no="160"?> 160 Marie-Christine Pioffet jusqu’à ce que le corps se reconstitue en jeune adulte. Du reste, cette miraculeuse cure de jeunesse s’accompagne de détails macabres qui n’ont rien à envier aux tourments infligés aux réprouvés dans la ville de Luxure, l’une des sept cités infernales, où les « ames fornicatrisses » sont « tourmentees […] avec de grands entonnoires à longue broche » puis, à l’aide de « grandes cuilleres de fer », sont remplies de plomb fondu (NP, p. 115). Curieusement les âmes réprouvées, contrairement à Panurge qui arpente ces régions spirituellement, ont un corps. Au reste, l’incarnation des âmes ne fait que renforcer les correspondances entre les deux passages qui trahissent une haine de la chair humaine, d’où découle peut-être le bannissement de la sexualité dans l’île Imaginaire. Devant la chirurgie à laquelle il assiste avant même d’en expérimenter lui-même les effets, Panurge se trouve pris d’un malaise et sent de nouveau l’ombre de la mort le guetter : « Quand j’eus veu ce nombre d’hommes ainsi hacher les autres, faut que je die la vérité les cheveux m’herissarent, mon sang se gela autour du cœur, la face commença à me paslir, & devenir blesme […] & [je] tombay esvanoüy & sans ma bonne pomme hesperidienne, j’estois mort » (NP, p. 28). Un dégoût similaire envahira le voyageur devant les sévices pratiqués aux enfers : « […] mes cheveux s’herissoyent voyant la cruauté de ces diables bourreaux » (NP, p. 98). Le parallélisme entre les deux épisodes est suffisamment éloquent sans qu’il soit besoin d’insister davantage. Pendant toute l’opération, où le corps est vidé et extirpé de sa chair, l’esprit évacué « se promeine aux champs Elisees » (NP, p. 66). Le passage en l’île Imaginaire devient donc une épreuve purificatrice, par laquelle l’âme est délivrée de son enveloppe corporelle. Cet affranchissement s’amorce par une castration symbolique ; à tout le moins, c’est en ces termes que le perçoit trivialement Epistemon au rapport que lui fait ledit Panurge : « […] je crois que les hommes y sont chastrez, […] par ce ils n’ont affaire de femmes » (NP, p. 25-26). Contrairement aux joyeux compagnons du protagoniste, les insulaires s’accommodent fort bien de ce mode de vie quasi monacal. La cure de jouvence coïncide avec la destruction de la chair, préalable au voyage orphique. Cloisonnements et confluences Pour peu que l’on considère la topographie de ce roman labyrinthique, on est aussi frappé par son aspect morcelé. À peine s’est-il assoupi sous l’effet de « l’huille charmant[e] » qui « endort, & charme tous les sens » (NP, p. 78) que le narrateur se voit dans « une espaisse forest fort verdoyante » (NP, p. 82). Après avoir descendu dans l’antre de la Sybille, Panurge se retrouve soudain <?page no="161"?> 161 Géographie insulaire, géographie d’outre-tombe sur les bords de l’Acheron, puis il visite une à une les sept cités infernales. Malgré la dislocation des deux mondes, l’auteur établit entre eux quelques passerelles et tout un réseau de correspondances thématiques. Ainsi, la « maison Royale de Pluton » (NP, p. 192) n’est pas sans présenter d’analogie avec celle de « Sainct Borondon » par les « diamans, rubis, esmeraudes, ametistes, chrysolites, opales, & autres » qui en forment la matière (NP, p. 193) 18 . L’étalage de ces matériaux précieux et de ce luxe en est le commun dénominateur. La forêt où niche l’antre de la Sybille, antichambre vers le domaine de Pluton, joue un rôle comparable à celui des jardins de Saint Brandan, porte d’entrée vers l’engourdissement mortel. On retrouve d’un épisode à l’autre du pamphlet la récurrence de certains motifs de prédilection tels les chimères qui enjolivent les murs de la demeure de Saint Brandan et le relief de la table à la ville de Gourmandise (NP, p. 147-149). Mais il y a plus. Le canevas narratif présente des parallélismes incontournables. Certains épisodes détachés dans le récit se font écho. De même que Panurge traverse l’île Imaginaire à la faveur d’une pomme « hespéridienne », de même il échappe dans les enfers aux trois gueules du Cerbère en lui jetant une autre pomme, offerte par Charon (NP, p. 94). Dans la suite du roman, le rameau d’or, réminiscence virgilienne, lui sert d’amulette et lui ouvre toutes les portes des enfers. Semblablement, Erminevade succède à Polymnestor, son protecteur dans l’île Imaginaire, et à Hegemon, guide de Jupiter (NP, p. 11). Autre convergence, la hantise de l’anthropophagie constitue une image obsédante : qu’il s’agisse des peuples de la France Antarctique, des rajeunisseurs cannibales ou des âmes hérétiques retenues aux enfers. L’auteur décrit Martin Luther et Jean Calvin dans une chambre infernale en train de s’entredévorer « comme les Antropophages » (NP, p. 120). La comparaison n’est pas innocente. Quelques pages plus loin, il établit un parallèle entre ces mêmes théologiens et les « Canibales, Margaiacs, & vilains Antropophages » (NP, p. 127). L’image de la dévoration de la chair humaine constitue un véritable leitmotiv. Ainsi dans la ville de Paresse, les Diables sont métamorphosés en reptiles carnassiers « mordant villainement jusques aux entrailles les Ames paresseuses » (NP, p. 153). Outre ces motifs récurrents, d’autres similitudes touchent à la géographie. Comme les cosmographies infernale et élyséenne, celle de l’île Imaginaire est 18 Saint Brandan se donne à voir comme un véritable joyau : « […] la porte, par laquelle nous entrasmes, est faite d’un fin yvoire, dans lequel sont enchassés en petites figures, à force Diamans, Rubis, Esmeraudes, & semblables pierres precieuses, & parmy ces figures, il y a force beaux & clairs miroirs de fin christal, les uns en bosses relevez, les autres en forme ronde, quarrée & ovalle ; les verroux, serrures & cloux sont de fin or ; les barres, & gonds, sur qui la porte tourne, sont d’argent » (NP, p. 51). <?page no="162"?> 162 Marie-Christine Pioffet presque essentiellement urbaine. Dans sa capitale s’entassent une multitude d’hommes. L’hostilité envers les huguenots, qui se manifeste dans un cas par le bannissement, dans l’autre par les châtiments corporels, fait confluer les géographies insulaires et d’outre-tombe. Ainsi, on ne se surprendra guère de voir dans les enfers que les « Villes n’y sont peuplees que des Ames pretendues reformees » (dédicace « A Messieurs les Ministres Du Dauphiné », non paginée), tandis que les Champs Élysées, placés aux antipodes de ce lieu souterrain, sont habités par des rois et des empereurs. Sur ces terres se dressent les villes Impériale et Royale. Aux abords de ces grandes cités, le décor naturel avec « la verdure éternelle de ces champs, les prairies diaprees de milles sortes de fleurs » et serpentées « de plusieurs ruisseaux coulans, leurs eaux argentees avec un doux murmure » (NP, p. 255) paraît d’autant plus familier au lecteur qu’il s’aligne à quelques variantes près sur le paysage fleuri de l’île Imaginaire, lui-même inspiré du locus amœnus (NP, p. 53). Cependant, malgré ce cadre enchanteur, monsieur Bonnet qui apparaît soudainement se fait le héraut des querelles religieuses qui agitent la France depuis le début de l’année 1610 (NP, p. 256-257). Dans ce lieu de délices, filtrent ainsi les dissensions du monde terrestre. Par-delà la discontinuité spatiale, l’auteur tisse des liens entre les escales du parcours. La traversée des enfers, qui occupe la majeure partie du récit, ne présente pas de hiatus véritable avec son prélude insulaire. Nous sommes donc tentée de définir l’île Imaginaire comme une stase proleptique sur la route de Panurge en ce qu’elle favorise, par un renoncement symbolique au monde, une coupure progressive d’avec la sphère terrestre. Le pays reste donc une utopie soit, mais une utopie grinçante ou ambiguë, dont la multiplication des détails sordides prévient toute lecture naïve ou admiration béate. Les charges directes contre certains ministres du culte calviniste, Jean de Falgueroles (« Fargueiroles », NP, p. 18) désigné sous la périphrase de « l’Enrage fils Æole » (NP, p. 118) 19 , Philippe de Mornay 20 , Théodore de Bèze (NP, p. 117), Daniel Chamier 21 (NP, p. 149), qui surgit sous les traits de la « Chimera » (NP, p. 149), sans parler des apparitions de Calvin et de Luther, qui ravivent la polémique religieuse ouvertement lancée dans la dédicace, constituent autant d’invites à une relecture en creux de l’histoire récente. La géographie infernale ou insulaire devient le miroir de la France à l’époque de la Contre- 19 Ministre protestant ennemi juré de Reboul, selon Frank Lestringant (art. cit., p. 120). 20 Conseiller d’État de Henri IV et auteur d’un traité sur « l’Institution de l’Eucharistie » (1598) (François Puaux, Histoire de la reformation française, Paris, Michel Lévy frères, éditeur, 1860, vol. 4, livre XXV, p. 175). 21 Pasteur protestant et élève de Théodore de Bèze, il fut admis au synode du Languedoc (Histoire de la reformation française, vol. 4, livre XXIV, p. 141). <?page no="163"?> 163 Géographie insulaire, géographie d’outre-tombe Réforme. La Rochelle et Genève, par une sorte de métalepse spatiale, se substituent ainsi aux cités infernales dans une envolée eschatologique où l’auteur prédit leur destruction à venir : S’il se passe encores quelque temps sans rependance, toute ceste Ninive de votre religion, s’en ira à tous les diables. Je sçay fort bien que la foy & les presches sont fort refroidis à la Rochelle, & Geneve. Nostradamus a fort bien prédit cette ruyne » (NP, p. 128). Les réminiscences dans l’île Imaginaire entretiennent aussi des liens avec la France. Ainsi, on ne sera pas surpris de voir la porte de Saint Brandan décalquer fidèlement la façade de la cathédrale de « Sainct Maurice de Vienne » (NP, p. 52), vandalisée en 1565 par les Huguenots 22 , nouvelle pointe contre ceux que le narrateur appelle les « Sectateurs ». La géographie fictive, par cette interférence et ces sauts dans le temps, sert la controverse religieuse, ce dont témoigne la Suite du Nouveau Panurge où le voyage imaginaire cède le pas aux longs débats théologiques. Toutes les marques d’incrédulité des auditeurs, autant d’effets de distanciation, démasquent les visées de propagande catholique de cette fiction anti-calviniste. Vers l’île Imaginaire confluent deux désirs, celui de réduire à néant les idées réformées et celui de sublimer l’idéologie papiste, deux voies symbolisées par la bifurcation entre les deux domaines d’outre-tombe : celui de Pluton et les Champs Élysées. Mais assez curieusement dans cette géographie d’outre-tombe où trônent Pluton et Lucifer, l’absence de Dieu peut paraître étrange 23 . Peut-être la crainte de heurter ou d’être taxé de blasphème favorisa cette omission. Quoi qu’il en soit, l’orthodoxie de l’auteur, axée sur un culte de la vengeance hérité de l’Ancien Testament et attisée par les événements récents, se prête mal à la vision d’un dieu clément. Le continuateur de Rabelais met davantage l’accent sur les châtiments réservés aux réprouvés que sur les douceurs des élus évoquées dans un seul chapitre du premier livre. Et l’île Imaginaire avec ses hacheurs de chair humaine, presque cannibales, et ses souvenirs de carnage laisse un goût bien amer. 22 « Le frontispice, & surface de la dite porte, est de meme que celle de Sainct Maurice de Vienne » (NP, p. 51-52). 23 Au début du roman, on trouve une allusion furtive aux dieux des Anciens sur le grand Olympe, mais celui des chrétiens est absent (NP, p. 19). Cette omission tranche nettement avec le paradis que saint Brandan atteint avec ses amis, habité par la présence du Tout-Puissant (Benedeit, Le Voyage de Saint Brandan, Texte et traduction de Ian Short, Introduction et notes de Brian Merrilees, Paris Union Générale d’édition, 1984, v. 1643 sqq.). <?page no="165"?> Biblio 17, 190 (2010) « Pays des Isles », pays des illusions ? Le point de vue d’André Mage de Fiefmelin, poète insulain J ULIEN G ŒURY Université de Nantes André Mage de Fiefmelin (1561 ? -1605 ? ), dont l’existence reste pour ainsi dire inconnue, a publié ses Œuvres poétiques à Poitiers en 1601 1 . Dans ce double volume à la typographie peu soignée, il a réuni l’essentiel de sa production en vers la plus récente, et cela de façon à asseoir in extremis une réputation que les aléas de l’existence (entre les désillusions d’une carrière d’homme de lettres inaboutie et la mutatio animi d’un chrétien tourmenté) ont profondément contrariée. Il est ainsi l’auteur d’une Polymnie aux accents divers, qui réunit à la fois des « Jeux poëtiques » (églogue, tragi-comédie, tragédie, etc.), dédiés à sa châtelaine Anne de Pons, et des « Meslanges » (odes, sonnets, épigrammes, etc.), dédiés pour leur part à Arthus Le Comte, un membre de la noblesse de robe locale, sans doute apparenté à sa famille. Mais il est également l’auteur du Spirituel, un recueil directement dédié à Dieu et formé de sept « Essais » qui restituent, sous des formes poétiques variées, les étapes d’un vaste itinéraire qui est un peu à la recréation de l’être spirituel ce que La Semaine de Guillaume Salluste du Bartas est à la création du monde 2 . Arraché d’un oubli tenace grâce à la mode du baroque littéraire dans les années cinquante, le poète a sans doute payé cette notoriété posthume, qui lui a ouvert aujourd’hui la porte de la plupart des anthologies poétiques, d’une 1 Les Œuvres du Sieur de Fiefmelin, Divisées en deux parties, Poitiers, Jean de Marnef, 1601. Toutes les citations seront faites à partir de cette édition unique, en dépit de son foliotage parfois défectueux. Seul le poème du Saulnier a donné lieu à une édition critique autonome (Le Saulnier, ou de la façon des Marois salans et du Sel marin des Isles de Saintonge, éd. J. Gœury et N. Pellegrin, La Rochelle, Rumeur des Ages, 2005). 2 On trouvera une analyse aussi fouillée que novatrice du recueil du Spirituel dans la thèse d’Audrey Duru (Dire je : augustinisme et rapport à soi dans la poésie spirituelle de langue française publiée entre Montaigne et Descartes (1580-1641), Université Lumière Lyon II, 2008). <?page no="166"?> 166 Julien Gœury forme de « déterritorialisation », dommageable pour qui veut comprendre le façonnement d’un paysage géographique (celui du « Pays des Isles ») et d’un paysage mental (celui de la « gent insulaire »), que le poète « insulain » évoque dans ses Œuvres 3 . Natif de l’île d’Oléron, André Mage de Fiefmelin n’est sans doute pas pour rien l’écrivain saintongeais qui, avec Bernard Palissy, a sans doute le mieux cerné les singularités géographiques du « Pays des Isles », mais il est incontestablement le seul à avoir tenté d’en cerner les singularités morales 4 . S’il cherche bien à donner « l’image d’un Mage », pour reprendre le séduisant sous-titre de son recueil chrétien, celle d’un poète régénéré par l’esprit saint et dont le regard décillé tend vers le « clos de Sion », bien au-delà de cet « enclos mondain » où la créature humaine est irrémédiablement ravalée, il n’oublie cependant jamais de rappeler qu’il est le « sieur de Fiefmelin ». Ce minuscule fief, un autre enclos territorial, qui ne dépend pas celui-ci d’un cadastre métaphysique, est proche du bourg de Saint-Pierre d’Oléron, à la pointe sud-est de son île natale, mais il n’apparaît pas sur les cartes. Il dépend de la suzeraineté de la famille de Pons, qui en détient elle-même une myriade dans la région sans qu’on puisse aujourd’hui en démêler l’écheveau inextricable. Ce fief offre à sa famille, avec la jouissance de terrains (essentiellement des marais) et la promesse d’exemptions fiscales (sur lesquelles il est très difficile de statuer), l’illusion d’appartenir elle-même à la noblesse saintongeaise, alors qu’elle ne fait partie que d’une gentry locale dont la particule traduit à peu de frais l’ascension sociale très récente. Le poète appartient en effet à une famille de marchands de sel et de propriétaires de marais, également bien représentée dans les institutions judiciaires de Saint-Jean-d’Angély, Saintes, La Rochelle et Bordeaux, où siège le Parlement de Guyenne 5 . Sans jamais assortir son nom, comme le font pourtant la plupart des écrivains de la seconde moitié du XVI e siècle, de l’adjectif relationnel 3 On conserve le terme d’« insulain ». Mage préfère en effet recourir à cet adjectif, plus rare, mais dont le sens est étymologiquement exact, puisqu’il faut en effet distinguer dans la langue latine classique les adjectifs dérivés « insulanus » (« qui habite dans une île ») et « insularis » (« qui est relatif à l’île »). 4 Sur les « singularités géographiques » dont il sera question plus loin, on renvoie à la fois à l’introduction de notre édition du Saulnier, co-signée avec N. Pellegrin (voir n. 1) et à l’article de cette dernière (« Terres liquides. Quelques figures des îles saintongeaises au XVI e siècle », Terres marines. Etudes en hommages à Dominique Guillemet, P.U.R-Université de Poitiers, 2006, p. 77-84) qui témoignent l’un et l’autre d’un travail accompli en commun sur cette question. 5 Sur toutes ces questions, on se reportera utilement au livre de M. Seguin, Histoire de l’Aunis et de la Saintonge, ss la dir. de J. Glenisson, t. III, Le début des Temps modernes (1480-1610), Niort, Geste éditions, 2005. <?page no="167"?> 167 « Pays des Isles », pays des illusions ? (« saintongeais »), André Mage de Fiefmelin évoque régulièrement dans la première partie des Œuvres ses origines « océanes ». Il s’intéresse pourtant beaucoup moins à un lieu (qu’il ne décrit qu’incidemment) qu’à un milieu (qu’il évoque de façon relativement insistante). La mise à jour, dans des dédicaces aux ramifications nombreuses, ou dans les poèmes eux-mêmes, d’un réseau social très dense, auquel il appartient, ou bien auquel il rêve d’appartenir, offre en effet un aperçu assez fidèle de cette géographie humaine : qu’il s’agisse de sa famille proche ou élargie (femme, neveux, cousins, oncle, etc.), de ses collègues de la magistrature (juges, procureurs, avocats, notaires, greffiers, etc.), de ses amis (marchands, médecins, professeurs, musiciens, pas teurs, etc.), de la haute administration royale et de la noblesse saintongeaise, ou bien même des mécaniques qui travaillent la terre et l’eau pour elles. Mais si cette compagnie nombreuse s’organise bien en une société hiérarchisée où l’officier fiscal, puisque c’est l’emploi modeste qu’il semble avoir occupé dans la juridiction seigneuriale de son île natale, possède une place attitrée, elle n’assure pas à l’écrivain celle qu’il revendique tacitement. Vivant par procuration sa carrière de poète à la lecture des œuvres de Ronsard, Du Bartas, Desportes, Sponde et des recueils collectifs qui font l’actualité au tournant du XVIe siècle, André Mage est un poète en retrait, dont l’isolement géographique « Ez lieu desertez,/ Bien loing des citez 6 », traduit également une forme de déclassement social contre lequel il essaie de lutter en lui donnant un sens. C’est sans doute à ce titre que le poète est conduit à se faire le porte-parole d’une communauté insulaire soucieuse de continuité territoriale. Deux poèmes en particulier évoquent ce rôle quasi-officiel qui lui aurait été donné d’occuper. Le premier s’intitule Le Saulnier, un long poème en alexandrins consacré à la production du sel marin, dans lequel le personnage du poète, auquel il s’identifie, commence par rappeler son rôle de représentant de « l’Insulaire gent » lors de l’entrée de Charles IX à Marennes en 1565, une cérémonie au cours de laquelle il aurait, tout jeune enfant, offert au roi « les Salines d’or et leurs outils d’argent 7 » ; Le Saulnier, dans lequel il se fait plus généralement l’écho critique des revendications fiscales d’un groupe social en crise. Le second s’intitule L’Accueil poetique et chrestien, une pièce de circonstance, qu’il compose et qu’il fait peut-être représenter le 25 décembre 1597 en faveur d’Anne de Pons, Comtesse de Marennes et Dame de la Baronnie d’Oléron, à l’occasion de son entrée « ez Isles de Sainctonge ». Dans le premier poème, il dialogue avec un saulnier, qui a l’irréalité d’un ethnotype, mais qui relaie le mécontentement bien réel des propriétaires et des exploitants de marais à l’égard d’impôts nouveaux qui, en touchant les 6 Les Œuvres, La Polymnie, « Les Meslanges », Ode VI, vv. 5-8, f. 4 r°. 7 Ibid., Le Saulnier, f. 56 r°. <?page no="168"?> 168 Julien Gœury revenus du sel, menacent les privilèges économiques et symboliques de l’ensemble des insulaires. Dans le second, il donne la parole aux deux nymphes du lieu, « L’Oléronaise et « La Marennaude », qui relaient pour leur part le cantique de réjouissance de « l’Eglise insulaire ». Celle-ci voit en effet dans le retour de sa châtelaine légitime, Anne de Pons, celui de l’île - tout entière ? - dans le giron du protestantisme 8 . En faisant par ailleurs d’Oléron l’Ithaque de cette branche réformée de la famille de Pons 9 , il ne se contente pas reprendre à son compte les termes d’une allégorie moralisée, il réaffirme une origine historique à ses yeux essentielle. Le protestantisme est en effet né en pays d’ouest autour de Marennes et d’Arvert, qui ont offert un refuge aquatique à quelques moines en quête d’un retour aux sources du christianisme et qui furent envoyés « à ceux des isles 10 », comme l’explique Théodore de Bèze dans son Histoire ecclésiastique. Soucieux à la fois de l’ordre économique, social, politique et spirituel qui devrait régner dans les îles de Saintonge, le poète se fait ainsi le porte-parole d’une communauté et d’un pays qui entretient une relation d’ordre synecdochique avec la France : Si du nom de son tout, la partie j’appelle Si du François sont pris les termes insulains De ce grand tout de France estans une parcelle Nous nous dirons de droit françoises aux forains 11 . Or cette affirmation d’un rapport d’autonomie et de dépendance est la traduction politique, communément admise à l’époque, d’une situation géographique beaucoup plus singulière. Comment situer en effet sur une carte (continentale ou bien nautique) cet archipel saintongeais que même le Grand Insulaire d’André Thevet aura, pour des raisons conjoncturelles, renoncé pour sa part à représenter 12 ? Il ne suffit 8 Le pays des Isles fait ainsi partie de ces « îles et ilots de Réforme », de ces « nébuleuses seigneuriales » dans lesquelles la fidélité a été un facteur important (voir A.-M. Cocula, « Châteaux et seigneuries : des îles et îlots de Réforme en terre Aquitaine », Les frontières religieuses en Europe du XV e au XVII e siècle, éd. R. Sauzet, Paris, Vrin, 1992, p. 185-192. 9 « Toy qui comme un Ulysse, au mondain navigage,/ Ayant de Calypson surmonté tous les arts,/ De Scylle et de Charybde evitant les hazards,/ As tant couru fortune et n’as faict nul naufrage : / Pren terre en ton Ithaque où tu restes Seigneur,/ Couronnant en repos de sa fin ton emprise. » (Les Œuvres, La Polmynie, « Les Jeux », Jephté, Stances liminaires, f. 60 r°). 10 Th. de Bèze, Histoire ecclésiastique des Eglises réformées de France, Anvers, 1589, t. I, p. 101. 11 Les Œuvres, La Polymnie, « Les Jeux poetiques », Accueil, f. 12 r°. 12 Sur le manuscrit du Grand Insulaire et Pilotage d’André Thevet Angoumoisin, voir F. Lestringant, Le livre des îles, p. 135-150. Les îles de Ré et d’Oléron se retrouvent ainsi aux f. 103-104, mais sans leur carte. <?page no="169"?> 169 « Pays des Isles », pays des illusions ? pas en effet de dire que les côtes d’Aunis et de Saintonge, qui s’étirent sur une très longue distance, forment un espace continental donnant sur l’océan atlantique que trois îles principales (les îles d’Oléron, d’Aix et de Ré) viennent ponctuer sur les cartes. Entre les rivières de la Seudre et de la Gironde s’étend en effet tout un pays, le « pays des Isles » qui remet totalement en question le concept d’insularité, quelle que soit par ailleurs sa « malléabilité géographique » à la Renaissance, puisqu’il comprend ce qu’on appelle couramment « les isles de Sainctonge », soit l’île proprement dite d’Oléron, mais également les chapelets d’habitat groupé de la presqu’île d’Arvert et de Marennes, qui lui font directement face sur le continent 13 , le tout formant ce que le poète lui même désigne comme les « Isles d’Oleron, d’Arvert, de Marennes 14 ». Toute une frange de l’espace continental est en effet littéralement insularisé, parce qu’il forme une vaste zone semi-aquatique (ou semi-terrestre c’est selon) : c’est là un pays fait d’eau et de terre, un pays marécageux, où l’on passe d’île en île, lorsqu’on passe d’un bourg à l’autre en s’enfonçant dans ces terres envahies par l’eau. Mais ce n’est pas simplement la disposition particulière des pertuis et des estuaires qui modifie ainsi la représentation de l’insularité, c’est surtout la présence d’immenses zones de marais, où se produit le sel depuis des siècles et qui ont profondément modifié les paysages naturels à la fois en rattachant d’anciennes îles au continent et en carrelant littéralement ce dernier de marais. Un réseau hydrographique dense et complexe, dont André Mage donne lui-même un aperçu exact et déroutant dans son poème du Saulnier parcourt en effet le paysage en le fragmentant de façon géométrique. En dehors de l’île de Ré et des environs de La Rochelle, on distingue principalement trois zones de marais en Saintonge, qui forment comme trois archipels : les marais de Brouage, de Seudre et d’Oléron. En définissant les lieux qu’il habite comme « les marais qu’enceint l’Ocean Sainctongeais 15 » ou bien encore comme les « Isles que la Saintonge enclost 16 », André Mage de Fiefmelin évoque les marais qui s’échelonnent sur la côte nord-est de l’île d’Oléron, mais également ceux de l’estuaire de la Seudre qui, en s’élargissant jusqu’à former un bras de mer, en alimente des centaines de livres (c’est l’unité de mesure utilisée), grâce à un vaste réseau de canaux. Cette insularité d’un nouveau genre, élargie à tout un pays, a pour doublons, et le marais 13 J. Peret, « Mobilité sociale et géographique en pays d’Arvert (XVII e -XIX e siècles), Les sociétés littorales du Centre-Ouest atlantique de la Préhistoire à nos jours, », ss la dir. de D. Guillemet et J. Peret, Poitiers, S.A.O. et GERHICO, 1998, t. II, p. 585-604, et carte p. 586. 14 Les Œuvres, La Polymnie, « Les Meslanges », Le Saulnier, v. 67, f. 46 r°. 15 Ibid., v. 62, f. 46 r°. 16 Ibid., v. 697, f. 55 r°. <?page no="170"?> 170 Julien Gœury salant lui-même et son île natale d’Oléron. A ses yeux, cette vaste zone semiaquatique, alors même qu’elle mêle vasières, chenaux et bras de mer, devient à son tour un espace clos, enserré par d’autres eaux, celles de l’Atlantique, de la Seudre et de la Gironde, celles aussi des marécages orientaux, en voie de comblement, qui bordent l’ancien littoral des Santons. Comme si le Coureau lui-même, qui alimente les marais en eau de mer, ne séparait pas îles et presqu’îles, mais créait, entre elles, un continuum de terres exclusivement vouées au sel, ces « salantes plaines » encore abondamment cultivées à l’époque, mais qui deviendront des friches quelques décennies plus tard. Cet isolat singulier et indéfinissable - une île faite d’îles 17 , une île en archipel - révèle l’existence d’une conscience collective plus large, partagée par tous les autres « insulains » avec lui, d’appartenir à un pays exotique, un pays étrange et inquiétant aux yeux de forains qui s’y aventurent 18 . Ce paysage amphibie efface en effet les frontières familières de la mer et de la terre, du végétal et du minéral, ce qui a lieu d’étonner les voyageurs vite perdus dans ce labyrinthe, comme en témoignent les confidences effarées de Bernard Palissy envoyé sur place par François I er quelques décennies plus tôt. Et c’est d’ailleurs la lecture attentive du même Palissy, qui a conduit Marie- Madeleine Fragonard à préciser de façon judicieuse que « la Saintonge est une terre liquide et une mer solide, lieu des mutations et des transformations, à la géographie instable, mobile et peut-être réversible. Archipel autant que continent, île dont l’eau est le centre 19 ». Cette confusion élémentaire entre la terre et l’eau, nourrit d’ailleurs profondément l’imaginaire verbal du poète, qui confond totalement les registres aquatiques et terriens lorsqu’il évoque aussi bien le pays que ses habitants. Non seulement il utilise de façon presque indifférenciée le lexique terrestre ou maritime, mais on retrouve couramment dans les poèmes des périphrases comme la « campagne humide 20 », les « plaines ondeuses 21 » ou la « terre marine 22 ». Par ailleurs relativement courantes dans la poésie contemporaine inspirée par Du Bartas, elles sont 17 Sur l’île comme utopie à la Renaissance, voir F. Lestringant et Ch. Jacob, Arts et légendes d’espaces, Presses de l’E.N.S., 1981, p. 9-20 ; K. Salomé, Les îles bretonnes, une image en construction (1750-1914), Rennes, P.U.R., 2003, p. 21-35 ; ainsi que le catalogue de l’exposition Aux rives de l’incertain. Histoire et représentation des marais occidentaux du Moyen Age à nos jours, Paris-Poitiers-Niort, Somogy et Musées de Poitiers et de Niort, 2002. 18 Voir M. Seguin, op. cit., « un pays répulsif et dangereux », p. 87 sq. 19 B. Palissy, Œuvres complètes, sous la dir. de M.-M. Fragonard, Mont-De-Marsan, Editions Inter Universitaires, 1996, vol. I, introduction, p. XLII. 20 Les Œuvres, La Polymnie, « Les Jeux », Accueil, f. 13 v°. 21 Ibid., « Les Jeux », Jephté, Stances liminaires, f. 60 v°. 22 Ibid., « Les Meslanges », Le Saulnier, v. 243, f. 49 r°. <?page no="171"?> 171 « Pays des Isles », pays des illusions ? ici soumises à une double opération de délexicalisation et de remotivation sémantique. Il ne s’agit pas en effet pour le poète d’opérer un de ces jeux de renversement et d’analogie, qui conditionnent une identité pervertie où « l’Autre revient au Même », pour reprendre la conclusion d’un fameux article de G. Genette consacré à la métaphore baroque 23 à partir des propositions de J. Rousset au sujet du « monde renversé 24 ». La façon dont ce paysage élémentaire est décrit ne relève pas ainsi pas de la fantaisie verbale, mais d’une observation scrupuleuse de la part d’un « poète-géographe » qui se heurte au principe de non-contradiction érigé en règle par la langue. Il est très difficile de dire si André Mage considère cette coïncidence des contraires, que traduisent les alliances de mot, comme la marque d’une harmonie miraculeuse, qui ferait du « Pays des Isles » le lieu d’une utopie à la fois naturelle (par la volonté de Dieu) et artificielle (par travail des hommes). En reprenant l’idée que le sel, loin de stériliser les terres, leur confère une fertilité sans pareille, il fonde en tout cas tout un développement digressif sur l’autosuffisance alimentaire des saulniers, qui emprunte à la topique du lieu idéal en faisant du « Pays des Isles » un lieu de prospérité inégalée, une sorte de pays d’Arcadie. On a cependant affaire à un équilibre très instable, à un monde en tension constante. On croit savoir depuis l’Antiquité que les contrées insulaires, quelle que soit leur nature, sont « sujettes à glissement, s’opposant en cela à l’ancrage immobile des biens nommées terres fermes » 25 . Pline a donné de très nombreuses illustrations dans le Livre II des Histoires Naturelles de ces apparitions, disparitions, déplacements et autres métamorphoses. Si ces îles de Saintonge jouissent ainsi de tous les bienfaits que leur accordent métaphoriquement une dizaine de divinités païennes et, plus directement, le Dieu tout-puissant des chrétiens, elles n’en restent pas moins elles aussi infiniment fragiles et soumises à l’éternelle menace de « l’ondeus debord 26 », dont ce même Dieu les a jusque là épargnées en « born[ant] ses fins 27 » à la mer océane. Mais la particularité de cet archipel saintongeais façonné par l’homme, c’est que sa subsistance dépend principalement de la constance de l’activité humaine : tout le poème du Saulnier constitue de ce point de vue une véritable sanctification de l’homme au travail, qui reprend le modèle hésiodique des Travaux et des Jours. Cet éloge de la capacité démiurgique de l’homme a logiquement pour corollaire mise en garde contre toute 23 G. Genette, « L’univers réversible », Figure I, Paris, Points-Seuil, 1976, p. 9-20. 24 J. Rousset, La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, J. Corti, 1989 [1954], p. 26 sq. 25 F. Lestringant, Le livre des îles, p. 28. 26 Ibid., « Les Meslanges », Le Saulnier, v. 149, f. 47 v°. 27 Ibid., v. 213, f. 48 v°. <?page no="172"?> 172 Julien Gœury forme de relâchement : si le travail saisonnier n’est pas accompli à la lettre, non seulement la récolte de sel se tarit, mais c’est le marais tout entier qui est perdu et tout le pays des îles qui risque d’être englouti ou asséché. Si « la nature prend plaisir à bâtir des îles 28 », pour reprendre la belle formule de Pline, l’homme doit parfois travailler péniblement pour les entretenir dans leur être afin d’en tirer tous les bénéfices : l’équilibre est fragile, facilement remis en cause et suppose de la part de la « gent insulaire » un effort sur soi qui ramène à des considérations morales et spirituelles. Comme le pays qu’ils habitent, « les insulains » sont des être amphibies : à la fois terriens (« Qui est ceste étrangère envolée dans nos terres ? 29 » s’interroge la muse Oléronaise au sujet de la muse latine) et marins (« Oyez moy donc, mortelz qui vivez dans ces onde/ Combourgeois des Tritons, des Phoques, des Navonde 30 » s’exclame la même avec véhémence quelques vers plus loin). Or cette double postulation en fait aux yeux du moraliste chrétien un peuple muable et mutant, soumis au change et donc inconstant par nature. C’est ainsi qu’en prenant soudain ses distances avec sa communauté d’origine (« Seray-je entre les miens tousiours simple auditeur ? / Ne diray-je jamais ce que j’ay sur le cœur ? 31 »), le poète rejette brutalement une première image de l’île et de ses habitants, largement mythifiée dans Le Saulnier et offerte en réclame aux autorités, pour en révéler une autre, celle-ci plus authentique à ses yeux, et qui en constitue comme l’envers satirique. « Petit enclos marin que tu enclos de maux ! / De maux non naiz de toy, mais de tes animaux 32 », lance-t-il ainsi, avant de détailler le tableau d’un « enclos Circaen/ Qui en monstres brutaux change son citoyen 33 », qui n’est plus l’île fortunée (grâce à cette alchimie physique qui transforme l’eau en sel), mais bien l’île des démons (à cause de cette alchimie maligne qui transforme l’homme en bête sauvage). Le poète, devenu pour l’occasion zoologiste effaré (« Mais où suis-je ? que voy-je en terre, en l’air, éz eaux/ Courant, volant, nageant ? Sont-ce bestes oyseaux/ Et poissons citadins de ces Isles marines ? 34 ») se fait alors le peintre d’un lieu sauvage, c’est-à-dire insulaire 35 , où une animalité démoniaque semble avoir définitivement remplacé toute forme d’humanité 28 Hist. Nat., II, 88. 29 Les Œuvres, La Polymnie, « Les Jeux », Accueil, f. 11 v°. 30 Ibid., f. 10 v°. 31 Les Œuvres, La Polymnie, « Les Meslanges », Satire, vv. 1-2, f. 42 v°. 32 Ibid., vv. 21-22, f. 43 v°. 33 Ibid., vv. 37-38, f. 43 v°. 34 Ibid., vv. 29-31, f. 43 v°. 35 Cette hésitation lexicale trouve dans la Bible protestante une illustration éloquente : La Bible de Genève traduit par exemple « Là les bêtes sauvages des déserts rencontreront les bêtes sauvages des îles » (Es 34,14) avant que la version révisée de <?page no="173"?> 173 « Pays des Isles », pays des illusions ? (« Mesme un Diable devient en fin l’homme animal 36 »). L’île d’Oléron est en quelque sorte ramenée à son état primitif, celui qui prévalait lorsque, comme le rappelle Théodore de Bèze, les premiers réformateurs furent envoyés « aux plus desbauchés, à savoir ceux des isles qui estoient ordinairement la retraite des pyrates escumeurs de mer, joint que les malfaiteurs que l’on vouloit espargner en France y estoient envoyés et confinés ordinairement 37 ». Jadis terre de réforme (une autre forme d’alchimie spirituelle), l’île utopique est devenu un concentré de discordes temporelles 38 que le chrétien régénéré garde à distance. Loin de pouvoir représenter cet « enclos de Sion » (forteresse, sanctuaire ou nouvelle Jérusalem 39 ), qu’est par ailleurs La Rochelle aux yeux des protestants (La Rochelle, ce « clos céleste 40 », dont la solidité des fortifications et la fermeté des habitants assure la constance, ce qui ne l’empêche pas, comme un navire ou comme une île flottante, d’être promise par le poète à une navigation heureuse sur la mer mondaine), l’île d’Oléron, et par extension le « Pays des Isles » ne sont plus au yeux du poète chrétien que le pays des illusions 41 . On ne s’étonnera pas dès lors qu’ils disparaissent en tant que tel du Spirituel, où l’île n’apparaît plus que comme un argument de l’apologie chrétienne, élaboré grâce à la lecture de Du Bartas, comme l’illustrent ces vers adressés à Antoine de la Croix, qui a été le pasteur de l’Eglise de Saint-Pierre d’Oléron : De l’Arbre de la Croix 42 Dans l’Isle de Zebut un arbre merveilleux, Qu’on surnomme Cocos, croissant, y fructifie Au bien de l’Insulaire, au los de sa patrie, Plus que tous nos vergers et champs plus fructueux. L. Segond ne rétablissse beaucoup plus tard « Les animaux du désert y rencontreront les chiens sauvages ». 36 Les Œuvres, La Polymnie, « Les Meslanges », Satire, v. 66, f. 43 v°. 37 Voir n. 10. 38 Voir le sort réservé à l’utopie antarctique fondée par le chevalier de Villegagnon, elle aussi insulaire (l’îlot de de Serigipe, devenu le fort Coligny, constitue dans la baie de Rio le lieu de cet expérimentation sociale et religieuse étonnante). Le témoignage de J. de Léry l’illustre magnifiquement (Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, éd. Fr. Lestringant, Paris, Le Livre de Poche, 1994). 39 Sion représente dans l’A.T. un lieu géographique où règne la présence et la bénédiction divine : c’est la ville de Jérusalem (2 R 19,31), mais c’est aussi la forteresse des Jébusiens (2 S 5,6-7) ou le sanctuaire de l’Eternel (Ps 20,3). 40 Les Œuvres, La Polymnie, « Les Meslanges, « A La Rochelle », v. 33, f. 40 r°. 41 On ne confondra pas ces illusions avec celles du paysage baroque dessiné par J. Rousset dans ses livres. 42 Les Œuvres, Le Spirituel, VI e Essai, f. 288 r°. <?page no="174"?> 174 Julien Gœury Ce seul arbre fournit tout son peuple à ses vœux De ce qu’il faut pour vivre : et ce doux fruict d’Indie Se tourne en huyle, en vin, en eau douce, eau de vie, Succre, vinaigre et beurre, et vient ce que tu veux. Mais au clos de Sion, au salut de l’Eglise, Croist l’Arbre de la Croix, que cognoit ayme et prise Le Croyant plus que l’autre au rapport de son fruict. Il produit en travail vie et paix, heur et joye : Il paist d’eux sans fin l’ame, et au Ciel la convoye : Au lieu que l’autre en terre à temps le corps nourrit. <?page no="175"?> Îles et constructions utopiques <?page no="177"?> Biblio 17, 190 (2010) L’île, image emblématique de la galanterie dans les peintures des Fêtes galantes S OPHIE R OLLIN Université de Durham L’image de l’île apparaît régulièrement dans les tableaux désignés comme des « Fêtes galantes » à partir de l’époque de la Régence. Le plus célèbre est bien sûr Le Pèlerinage à l’île de Cythère 1 , présenté par Watteau à l’Académie de peinture en 1717. Watteau réalise ensuite une variante de ce tableau, sans doute pour satisfaire une commande privée, couramment nommée L’Embarquement pour Cythère 2 . Il avait déjà peint une Île de Cythère 3 dans sa jeunesse et, après 1717, il réalise encore une Île enchantée 4 . Avant cette époque, plusieurs gravures avaient illustré ce thème, comme L’île de Cythère 5 de Bernard Picard, par exemple, présentée comme une source d’inspiration possible pour Watteau. Jean-Baptiste Pater, héritier direct et unique élève de Watteau, n’a pas repris l’image de l’île ni de Cythère. Mais la plupart de ses émules ont composé plusieurs versions du Pèlerinage à l’île de Cythère. Nicolas Lancret en aurait exécuté huit 6 ; 1 Watteau, Le Pèlerinage à l’isle de Cythère, huile sur toile,128 x 193 cm (1717), Paris, musée du Louvre. 2 Watteau, L’Embarquement pour Cythère, huile sur toile,130 x 192 cm (1718), Berlin, Schloss Charlottenburg. 3 Watteau, L’île de Cythère, huile sur toile, 43,1 x 53,3 cm (1706 ? ), Franckfort, Städelsches Kunstinstitut. 4 Watteau, L’île enchantée, huile sur toile, 47,5 x 56,3 cm (vers 1717-1718), Suisse, collection particulière. 5 Bernard Picard, L’île de Cythère, 19,2 x 29,5 cm (vers 1715-1720), Paris, Bibliothèque nationale de France, département des estampes, coll. Henin, t. LXXXIX, p. 18. 6 Parmi les tableaux dont l’attribution à Lancret est incontestée, on distingue deux compositions circulaires se faisant pendant pour représenter le départ et le retour de Cythère ainsi qu’une toile, se trouvant actuellement à Postdam, qui représente des pèlerins et des personnages dansant une ronde, encadrés d’un côté par la perspective d’un temple de l’amour et de l’autre par la silhouette d’un voilier se découpant sur une perspective maritime. C’est à cette dernière que je ferai référence ici : huile sur toile, (vers 1720-1743), Potsdam, Palais de Sans Souci. Huit œuvres sur le même <?page no="178"?> 178 Sophie Rollin Pierre Antoine Quillard cinq, dont une esquisse et une gravure 7 ; Jacques Vigoureux-Duplessis six, destinées à être tissées à la manufacture de Beauvais 8 . Dans le dernier quart du XVIII e siècle, Fragonard peint encore une île d’amour 9 . Face aux autres compositions de ces peintres qui représentent une petite société dans un décor champêtre et une atmosphère d’alacrité, ces tableaux se distinguent par l’ancrage de la scène dans l’île de Cythère et par la désignation fondatrice du Pèlerinage […] de Watteau comme une Fête galante. La célèbre rature, sur les registres de l’Académie de peinture, qui remplace par cette dénomination l’un des rares titres choisis par le peintre, marque en effet l’institution de la Fête galante comme nouveau genre pictural. Or, tandis que l’adjectif « galant » renvoie au sème de l’enjouement et de l’amour, à partir du XVII e siècle, le substantif dérivé « galanterie » désigne également le courant social et littéraire qui donne l’impulsion au développement de mœurs raffinées et à un art de l’agrément. On se demandera donc dans quelle mesure l’image de Cythère, ou de l’île elle-même, participe de l’identification de ces tableaux à une Fête galante. Quelle est l’île représentée dans ces tableaux ? Cythère ! scandent les titres des compositions. Toutefois, l’image de cette île rendue célèbre par la mythologie apparaît éminemment imprécise. Dans le paysage représenté, rien ne renvoie clairement à l’île de la mer Égée. Les grands arbres bordant, sur la droite, Le Pèlerinage […] de Watteau sont trop imposants pour apparaître spécifiquement méditerranéens. Dans les autres tableaux, la végétation forme une masse de verdure foisonnante et indistincte qui écarte tout pittoresque. Les éléments mythologiques sont rares. Le tholos 10 corinthien surplombant la composition de Quillard et les colonnades du tableau de Lancret évoquent le sanctuaire consacré au culte thème sont citées par Georges Wildenstein, Mélanges, 2 vol., Paris, 1925-1926. Voir Martin Eidelberg, « Autour du nom de Quillard », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, p. 120-140 (1979) et Watteau et la fête galante, exposition du Musée des Beaux Arts Valenciennes, (5 Mars-14 Juin 2004), Réunion des Musées Nationaux, 2005, p. 120. 7 Je me réfère ici au Pèlerinage à l’île de Cythère de Pierre Antoine Quillard reproduit dans Watteau et la fête galante, Ibid., p. 121. Huile sur toile, 48 x 61 cm, New-York, collection particulière. 8 Watteau et la fête galante, Réunion des musées nationaux, Paris, 2004, p. 120. 9 Fragonard, L’île d’amour, huile sur toile, 71 x 90 cm, (vers 1773-1776), Lisbonne, Fondation Calouste Gulbenkian. 10 Temple antique de forme circulaire. <?page no="179"?> 179 L’île, image emblématique de la galanterie d’Aphrodite qui se trouvait sur Cythère. La déesse elle-même se dessine sous la forme d’une statue en buste dans le Pèlerinage […] de Watteau, en pied dans L’Embarquement […]. Mais, en prenant corps dans ce dernier, et en adoptant une posture espiègle pour dérober à Cupidon son carquois, elle acquiert une sensualité qui la fait étrangement ressembler à une femme. De même, les Amours et putti, qui volettent au-dessus de la barque dans le premier tableau, se sont multipliés dans le second et viennent encadrer le Cupidon de pierre par deux doubles de chair. Les dieux sont présentés non en tant qu’idoles, mais dans une cohabitation avec les humains dont ils offrent une image, comme semble le suggérer le miroir curieusement placé au pied de la statue de Vénus. Autrement, les dieux se font infiniment discrets. Ils sont presque imperceptibles dans Le Pèlerinage […] de Quillard, où deux amours se profilent dans le coin gauche. Dans L’île d’amour de Fragonard, deux statues n’apparaissent qu’au second regard tant elles se fondent dans l’ombre du lointain et le camaïeu de couleurs. Les références mythologiques s’avèrent donc ambivalentes : les dieux cèdent le premier plan aux humains, ou se mettent à leur ressembler étrangement. Surtout, ce sont dieux et demi-dieux accueillis de longue date par la littérature indépendamment d’un ancrage mythologique. Mais, si les dieux ressemblent aux humains, la réciproque n’est pas vraie. Seuls les deux nautoniers du Pèlerinage […] de Watteau sont vêtus de drapés à l’antique ; ils ont disparu du second tableau. Partout ailleurs, les personnages portent des costumes qui renvoient au monde contemporain. Toutefois, c’est un monde contemporain sinon irréel, du moins improbable. Le Pèlerinage […] et L’Embarquement […] de Watteau associent des couples aristocratiques en habit de satin à des couples plus modestes, à l’arrière-plan ; une élégante vêtue à la dernière mode, au premier plan à droite, à une dame à la toilette soignée mais dépassée ; des hommes en habit de ville et d’autres en cape de soirée. Dans le tableau de Lancret, le groupe du premier plan porte des toilettes raffinées, mais la ronde dansée par les personnages de l’arrière-plan fait songer à une fête populaire. L’aspect composite des costumes et des accessoires donne vaguement l’impression que ces personnages sont déguisés. Ainsi l’allusion à Cythère pourrait-elle être seconde : référence non à l’image mythologique de Cythère, mais à sa représentation théâtrale. Idée que renforce la fréquence des personnages de la Comédie italienne dans les autres toiles de Watteau. Dans le premier quart du XVIII e siècle, le thème du voyage à Cythère apparaît avec une fréquence singulière au théâtre et dans les spectacles du théâtre de la Foire 11 . Mais il était déjà présent dans certains spectacles de la seconde moitié 11 On peut citer notamment le divertissement final de Trois cousines de Dancourt (1700) ; la comédie-ballet La Vénitienne, composée par Houdar de la Motte sur une <?page no="180"?> 180 Sophie Rollin du XVII e siècle 12 . Enfin, mis en vogue dès la Renaissance en Italie et en France par Le Songe de Poliphile 13 , il a été développé dans tous les genres littéraires appréciés du public mondain 14 . Mais rien, dans le tableau de Watteau ni dans ceux de ses successeurs, ne permet de trancher. Aucun souci du détail, aucun message chiffré ne signale une volonté de représentation d’un spectacle ou d’une oeuvre en particulier. Économie de références, d’un côté, insuffisante pour voir en la Cythère de ces toiles un univers mythologique ; profusion de références, d’un autre côté, qui n’autorise pas à l’identifier à un de ses avatars littéraires. Imprécision de la référenciation, donc, aboutissant à la rature qui apparaît sur les registres de l’Académie puisque le titre de Pèlerinage à l’île de Cythère s’efface aisément derrière celui de Fête galante. La dénomination de Fête galante, associée en arrière-plan à l’évocation d’une île, fait alors songer aux fêtes organisées par les aristocrates et les riches financiers à l’époque de la Régence. Certaines, comme celles que donne le duc d’Orléans, sont réputées libertines ; moins des divertissements mondains que des parties de plaisir. Des fêtes galantes, donc. Comme elles se tenaient souvent dans des châteaux aux alentours de la capitale, l’usage, pour s’y rendre, était de s’embarquer, depuis Paris, en costume de bal, voire en déguisement. L’île, dans ces tableaux, pourrait faire référence non à des lieux mythologiques ou littéraires, mais à des lieux réels, qui n’étaient pas nécessairement de véritables îles, mais sont représentés ainsi par métaphore parce qu’ils sont isolés du quotidien le temps d’une soirée, séparés de la réalité ordinaire par ces voyages sur la Seine ayant valeur de passage vers un autre univers 15 . musique de La Barre (1703) ; le prologue des Amours déguisées, d’après un livret de Fuzelier, sur une musique de Bourgeois (1713) ; Les Pèlerins de Cythère, joué quelques mois plus tard à la foire Saint-Laurent, toujours d’après un livret de Fuzelier ; la reprise parodique du spectacle par Letellier, quelques mois plus tard, sous le même titre, à la foire Saint-Germain, et enfin la comédie musicale de Charpentier Les Amours de Cythère (1715). 12 On peut citer Les Voyages à l’isle d’Amour de Paul Tallemant (1664) ; une pièce du même titre de Pierre Aubert (1668) et enfin le ballet de Cour Les Plaisirs de l’Île enchantée (1664) comporte un épisode des « jardins de Cythère ». 13 Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, rédigé en 1467, édité en 1499, traduit en français en 1546, puis réimprimé en 1554 et en 1561. 14 Sans souci d’exhaustivité, on peut citer l’Adonis de La Fontaine (1658) et les romans de Madeleine de Scudéry : Vénus et Cythère sont au coeur des histoires intérieures de Policrite ou de Parthénice, dans Le Grand Cyrus (1649-1653. t. II, livre 3 et t. VI, livre 1.), de la Princesse d’Elide, dans Clélie (1654-1661. IV e partie, livre 1, vol. 7.), et se retrouvent dans La Promenade de Versailles (1669) qui évoque le labyrinthe de Versailles s’inspirant de la mythologie d’Aphrodite. 15 Voir Alain Viala : le château de Pierre Crozat, à Montmorency, entouré d’un parc abritant un lac, que Watteau a représenté dans La Perspective, a été comparé à une <?page no="181"?> 181 L’île, image emblématique de la galanterie Néanmoins, les statues et les temples, les Amours et putti, sans écarter cette interprétation, parasitent une lecture purement référentielle. Ce n’est donc pas la référence à Cythère qui permet de comprendre pourquoi le Pèlerinage […] de Watteau impose spontanément la désignation de Fête galante car elle renvoie à trop de sources possibles. Reste donc l’image de l’île elle-même. D’ailleurs, si le titre de Pèlerinage à l’île de Cythère est fréquemment repris à l’identique par les peintres, les graveurs, ou dans les catalogues de peintures, toute variation introduite dans cette dénomination élude la référence précise à Cythère, comme dans L’île enchantée de Watteau ou L’île d’amour de Fragonard. L’île : une image de la galanterie du XVII e siècle L’image de l’île, apparemment plus imprécise que celle de Cythère, s’avère toutefois porteuse d’un symbolisme et de connotations signifiants si on les replace dans la perspective du courant galant tel qu’il se développe à partir de 1625. L’amour est au coeur du courant galant : thématique privilégiée par la poésie mondaine et les spectacles de Cour, sujet de conversation favori et objet d’analyse dans les salons. Dans notre corpus de tableaux, différents éléments s’accordent avec l’image de la « belle galanterie » que dessinent certaines oeuvres littéraires au XVII e siècle. Les personnages, qui s’organisent par couples, affichent des comportements amoureux raffinés : pas de baiser ou d’étreinte fougueuse mais des gestes de sollicitude de la part des hommes - dans Le Pèlerinage […] et L’Embarquement […] de Watteau, celui d’entourer la taille de la dame pour l’entraîner délicatement, celui de l’aider à se relever ou celui de s’agenouiller à ses côtés pour lui dire des paroles murmurées - ; des marques de pudeur de la part des dames - au premier plan, les yeux baissés de la dame en rose et le regard détourné de la dame en jaune -. Dans L’Embarquement […], la statue de Vénus dérobe à Cupidon son carquois, l’empêchant île par Rousseau, hébergé une génération plus tard dans le « Petit Château » situé dans le même vallon. « Rousseau insiste sur le fait qu’il fallait regarder ce bâtiment depuis la hauteur qui lui fait perspective, et qu’alors il apparaît comme une île enchantée ou la isola bella des îles Borromées. Crozat venait de faire réaliser cette architecture remarquable et remarquée lorsque Watteau, dont le banquier était un acheteur, réalise son tableau, il est même très possible qu’il ait reçu commande pour en immortaliser la splendeur. Laquelle évoquait donc un rêve d’île enchantée. De l’association décidément insécable de la fête galante et des promesses d’une île […] », La France galante, PUF, 2008, p. 338. <?page no="182"?> 182 Sophie Rollin de transpercer les coeurs de ses flèches. Elle écarte ainsi les passions aiguës et privilégie la « tendre amitié » qui compose plus aisément avec les codes de la politesse mondaine. L’image de l’île elle-même rappelle celle du pays de Tendre, emblème le plus célèbre de l’idéologie de l’amour élaborée au XVII e siècle. S’il n’est pas une île, Tendre est du moins une presqu’île puisqu’il est encadré au nord par la mer Dangereuse, à l’ouest par la mer d’Inimitié et à l’est par le lac d’Indifférence. La difficulté d’y accéder renforce son isolement et ses affinités avec l’île. Cette référence possible est appuyée dans Le Pèlerinage […] et L’Embarquement […] de Watteau par la disposition des couples en guirlande qui invite à une lecture du tableau de droite à gauche. Une progression des mouvements établit une continuité faisant passer du couple assis à celui qui se relève, puis à celui qui se tient debout et, en projetant la perspective de couples plus familiers à l’arrière-plan, le tableau semble résumer les différentes étapes d’une relation amoureuse représentées par les lieux de la géographie allégorique de Tendre. Toutefois, les romans de Madeleine de Scudéry interrogent différents modèles amoureux, tandis que les poètes mondains tels que Voiture, Sarasin, La Fontaine etc. reprennent les modèles du pétrarquisme, mais auréolent l’amour de sensualité et le font parfois glisser vers la licence. Cette ambivalence marque également les tableaux des Fêtes galantes depuis Watteau jusqu’à Fragonard. Les gestes évoquent les codes de la « belle galanterie », mais les attitudes empreintes de langueur introduisent des notes de sensualité, tandis que le tourbillon des amours suggère l’ivresse. Cette ambivalence est résumée, selon Alain Viala, par l’image de « la rose entre les seins » qui apparaît dans L’Embarquement […] et dans d’autres tableaux de Watteau 16 . Ces différentes conceptions de l’amour prennent véritablement sens, replacées dans le contexte historique et social où elles ont vu le jour. L’amitié tendre évoquée par Madeleine de Scudéry dépasse une simple idéalisation du sentiment amoureux si on mesure l’importance accordée à la politesse mondaine et l’étendue des pratiques que recouvre la notion d’honnêteté au XVII e siècle ; le goût de la licence de La Fontaine, le libertinage de Bussy-Rabutin se distinguent de la gauloiserie dans une société qui cultive la plaisanterie et le divertissement comme des signes identitaires, voire des moyens de résistance à la prégnance des normes. Dans le contexte, donc, d’une société privilégiant la structure du cercle social par rapport à d’autres structures comme celle la « maison » ou du couple parce que les individus qui la composent sont animés par le désir d’élaborer une forme idéale de vie sociale. Ce sont bien ces sociétés du « loisir mondain » que représente l’ensemble des tableaux désignés comme des Fêtes galantes : pas seulement des individus 16 Alain Viala, La France galante, Op. cit., p. 326-327. <?page no="183"?> 183 L’île, image emblématique de la galanterie qui fréquentent des fêtes vaguement licencieuses, comme les familiers du Régent, mais des cercles où la séduction jointe à la politesse prend la forme de la conversation amoureuse et où le divertissement est davantage un mode de vie qu’une simple activité. Ceux de notre corpus se distinguent par l’image de l’île. Les personnages, assis en groupe sur l’herbe, ne forment pas seulement un cercle, au propre comme au figuré, ils sont effectivement transportés à l’écart de la société et retranchés dans un asile privilégié. L’île reproduit la structure du « cercle », du « salon » ou mieux, de la « chambre » qui forment, à l’intérieur de la société, au sein même de l’aristocratie ou de l’Hôtel particulier, des espaces resserrés et isolés pour permettre le développement d’une intimité et d’affinités dans le comportement et les goûts. Dans des compositions comme L’île enchantée de Watteau, l’image de l’île dédouble celle du cercle formé par les personnages. L’enchantement du lieu réside moins dans une évocation discrète de l’amour que dans l’isolement d’une société choisie dans une retraite privilégiée. La mode des salons qui naît autour de 1610 et se développe surtout à partir de 1650, se prolonge durant tout le XVIII e siècle. Watteau représentet-il les sociétés qu’il a fréquentées dans l’entourage de certains de ses clients comme Crozat ? C’est possible. Cependant, la configuration des cercles sociaux a changé, du XVII e au XVIII e siècle. Les fêtes rassemblent des individus dans une atmosphère d’alacrité, mais de façon passagère ; les cercles qui possèdent une véritable cohésion sont plus spécialisés : les individus qui les fréquentent sont davantage fédérés par des intérêts intellectuels, voire politiques que par des comportements sociaux et des occupations mondaines comme des discussions sur l’amour ou des joutes de poésies galantes. L’image de cercles dont les activités se présentent avant tout comme des divertissements, oscillant entre conversation et fête, renvoie davantage aux sociétés du XVII e siècle comme celle de la marquise de Rambouillet qui encourageait davantage la plaisanterie et le jeu que la réunion savante, ou celle de Madeleine de Scudéry dont les activités, quoique plus sérieuses, étaient enveloppées d’un « air de gaieté ». Bien sûr, parmi les cercles aristocratiques qui se forment dans le climat de relâchement des moeurs de la Régence, certains cultivent un goût des plaisirs. Mais le souvenir des comportements galants du XVII e siècle demeure : le rôle précurseur de la marquise de Rambouillet et le prestige de son salon, le succès des romans de Madeleine de Scudéry ont fait d’elles des modèles, et de leurs hôtels particuliers, des lieux mythiques. Ainsi, tandis que l’image de l’île souligne la référence au cercle mondain, formant au sein de la société un îlot dédié aux belles moeurs, le climat de gaieté et de sensualité qui enveloppe les personnages impose plus précisément l’image des salons du XVII e siècle sinon comme référent, du moins comme modèle exemplaire. <?page no="184"?> 184 Sophie Rollin L’île : image d’un univers instable et flou Ce référent demeure nébuleux car, à l’époque dite classique, l’île reste associée à des mondes utopiques, idéalisés ou féeriques. Lieu de transition entre nature et culture, suspendu entre réel et irréel, elle figure un espace imprécis et instable. Le sujet est rendu plus énigmatique encore par le style des peintures. A moins que, à l’inverse, l’image de l’île ne mette en relief l’art de l’estompe et du flou déployé ici. Dans Le Pèlerinage […] de Watteau, les reliefs du paysage sont adoucis par la gamme de couleurs en camaïeu vert-brun. La lumière rasante, laissant deviner l’approche du crépuscule, estompe les formes dans le lointain et atténue les verts en leur donnant un éclat doré. En dépit des touches rosées ajoutées par quelques costumes, une couleur de bronze enveloppe toute la scène et lui donne un aspect artificiel, faisant ressembler les personnages à des statues : la robe de la femme au centre a la même couleur indéchiffrable que la statue de Vénus, celle de la femme à l’extrême gauche les mêmes nuances que la barque. L’estompe des traits et des couleurs entoure le sujet d’ambiguïté. La palette de Fragonard est un peu plus vive dans L’île d’amour comme dans ses autres tableaux, mais le vert émeraude enveloppe les arbres, les grottes, la mer et les rochers. L’ambivalence de la composition, ici, naît des contrastes entre la précision du dessin d’un arbre découpé par la lumière crépusculaire sur le fond de verdure et, d’autre part, le flou qui laisse à peine deviner les statues dans le fond ou le groupe de personnages sur la droite qui s’engouffre dans les profondeurs d’une grotte. Cet art de l’estompe fait toute l’originalité du tableau de Quillard qui saisit la scène au moment où le crépuscule touche à sa fin et où la nuit a presque recouvert les formes. Une dernière lueur de lumière venue de l’horizon, à gauche, éclaire quelques personnages féminins. Mais au-delà et en deçà de ces apparitions, les silhouettes se perdent dans une obscurité de plus en plus épaisse. On ne sait si la vapeur mordorée dont émerge le temple représente de la végétation ou de la brume. Le clair-obscur donne à la scène un aspect à la fois énigmatique et instable car il semble qu’on l’aperçoive juste avant qu’elle ne disparaisse dans l’obscurité. Il offre également un charme particulier aux personnages dont les silhouettes sont à peine suggérées par un rai de lumière dessinant la courbe gracieuse d’une taille ou d’une nuque. La référenciation floue qu’introduit la thématique de l’île met en relief l’art de l’estompe qui offre un aspect presque impressionniste à ces tableaux. Les formes à peine esquissées ou voilées acquièrent un charme particulier car elles sont moins représentées que suggérées. C’est l’application précise à la peinture de la manière développée par les poètes galants du XVII e siècle. L’univers du Pèlerinage […] de Watteau, qui mêle les dieux aux humains, à moins <?page no="185"?> 185 L’île, image emblématique de la galanterie qu’il ne donne à ces derniers l’apparence de personnages mythologiques ou romanesques, pourrait être celui des lettres de Voiture : celle dans laquelle il raconte une collation à la campagne au cours de laquelle deux jeunes filles de la compagnie surgissent d’un repli de verdure déguisées en personnages mythologiques 17 , ou celles dans lesquelles il dépeint la femme aimée ou les aristocrates qui l’entourent comme s’ils sortaient de l’Orlando furioso 18 . Les silhouettes estompées héritent aussi du charme de la Vénus que, dans Adonis, La Fontaine dessine en demi-teinte, dans l’imprécision du lexique galant et le vague des métaphores : Rien ne manque à Vénus, ni les lis ni les roses Ni le mélange exquis des plus aimables choses, Ni ce charme secret dont l’oeil est envoûté, Ni la grâce plus belle encor que la beauté 19 . 17 « Quand nous nous fûmes approchés, nous découvrîmes dans une niche qui étoit dans une palissade, une Diane à l’âge de onze ou douze ans, et plus belle que les forêts de Grèce et de Thessalie ne l’avoient jamais vue. Elle portoit son arc et ses flèches dans ses yeux, et avoit tous les rayons de son frère à l’entour d’elle. Dans une autre niche auprès étoit une de ses nymphes, assez belle et assez gentille pour être de sa suite. Ceux qui ne croient pas les fables, crurent que c’étoit Mlle de Bourbon et la pucelle Priande et à la verité elles leur ressembloient extrêmement. Tout le monde étoit sans proférer une parole, en admiration de tant d’objets qui étonnoient en même temps les yeux et les oreilles, quand tout à coup la déesse sauta de sa niche, et avec une grâce qui ne se peut représenter, commença un bal qui dura quelque temps à l’entour de la fontaine ». Voiture, lettre au cardinal de La Valette, fin 1630, dans Œuvres, lettres et poésies, éd. Alexandre Ubicini, (1855) reprint Genève, Slatkine, 1967, t. I, p. 44-52. 18 Voir par exemple la lettre au cardinal de La Valette de mars 1639 : « Monseigneur, si vous vous souvenez de la passion que vous m’avez vue autrefois pour Renaud et pour Roger, écrit-il au cardinal de La Valette, vous ne douterez pas de celle que j’ai à cette heure pour ce qui vous regarde, puisque vous faites en pourpoint tout ce que ceux-là faisaient avec des armes enchantées », Ibid., t. I, p. 322-323. Ou encore la lettre à Mme de Saintot qui commence ainsi : « Madame, voici sans doute la plus belle aventure que Roland ait jamais eue, et lorsqu’il défendait seul la couronne de Charlemagne, et qu’il arrachait les sceptres des mains des rois, il ne faisait rien de si glorieux pour lui qu’à cette heure qu’il a l’honneur de baiser les vôtres. Le titre de furieux, sous lequel il a couru jusqu’ici toute la terre, ne doit pas empêcher que vous ne lui accordiez cette grâce, ni vous faire craindre sa rencontre. Car je suis assuré qu’il deviendra sage auprès de vous, et qu’il oubliera Angélique, sitôt qu’il vous aura vue »., (en lui envoyant l’Orlando furioso dans la traduction de Rosset), Ibid., t. I, p. 17-18. 19 La Fontaine, Adonis dans Œuvres complètes, éd. Jean Marmier, Paris, Le Seuil, coll. « L’Intégrale », 1965, p. 363. <?page no="186"?> 186 Sophie Rollin La dénomination de Fête galante, donnée par l’Académie au Pèlerinage […] de Watteau, à ses avatars et à toute une série de compositions comparables, désigne avant tout le style caractéristique de la littérature galante du XVII e siècle qui écarte la représentation pour laisser le charme opérer. *** Cythère se profile en trompe-l’œil dans ces toiles : île mythologique, décor théâtral de carton-pâte, topos littéraire ou île découpée dans l’espace du réel par la licence d’une fête éphémère. L’image de l’île ne se laisse pas non plus réduire à une signification référentielle. Cependant, elle met en valeur une certaine représentation de l’amour et de la société et un art de l’estompe qui projettent l’image du courant galant tel qu’il était à l’apogée de son développement, entre 1650 et 1675. La dénomination de Fête galante l’atteste. Si cette dénomination, employée tardivement par rapport au développement de ce courant, s’impose à propos du tableau de Watteau et institue en même temps un nouveau genre pictural, c’est peut-être parce que la thématique de l’île a contribué à mettre en évidence, avec une imprécision, ou plutôt une subtilité caractéristique du style de ces peintures, la référence au courant et au style galants. Si loin, si proche. L’île figure à la fois un univers lointain, puisant ses sources dans les récits mythologiques, et un monde familier, capable de représenter des divertissements contemporains. Un univers de l’entre-deux, qui semble se situer dans les « intervalles » 20 évoquées par Jean Starobinski ; monde « à la fois dans la référence et dans l’ambiance, dans le réel et l’imaginaire, dans le souvenir et dans l’instant, dans l’observation et dans la fiction » 21 , comme le dit Alain Viala. Un monde de transition propre à évoquer l’univers révolu, mais pourtant si proche, du siècle précédent. 20 « Le goût de Watteau se porte habituellement sur les intervalles, sur les moments où les regards se détournent, où la conversation s’arrête, où les musiciens s’accordent : moments d’interruption où le coeur est touché d’absence, à moins qu’il ne s’ouvre à une mystérieuse présence. Les personnages de Watteau, les mains jointes et regardant ailleurs, donnent aux dieux du plaisir le spectacle de leur distraction. Ils s’évadent de la représentation. », Jean Starobinski, L’Invention de la liberté, Genève, Skira, 1964, p. 64-65. 21 Alain Viala, Op. cit., p. 340. <?page no="187"?> 187 L’île, image emblématique de la galanterie Fig. 2 : Jean-Antoine Watteau, L’Embarquement pour Cythère (1718), Berlin, Schloss Charlottenburg Fig. 1 : Jean-Antoine Watteau, Le Pèlerinage à l’isle de Cythère (1717), Paris, musée du Louvre <?page no="188"?> 188 Sophie Rollin Fig. 3 : Jean-Antoine Watteau, L’île enchanté, (vers 1717-1718), Suisse, collection particulière <?page no="189"?> 189 L’île, image emblématique de la galanterie Fig. 4 : Jean-Honoré Fragonard, L’île d’amour (vers 1773-1776), Lisbonne, Fondation Calouste Gulbenkian <?page no="190"?> 190 Sophie Rollin Fig. 5 : Pierre Antoine Quillard, Pèlerinage à l’île de Cythère, New York, collection particulière <?page no="191"?> Biblio 17, 190 (2010) L’Île de la tentation : insularité et lutte des sexes dans les fictions de la seconde moitié du XVII e siècle N ATHALIE G RANDE Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 Groupe Renaissance Age Classique - UMR 5037 Le nom que l’histoire a gardé des fêtes que Louis XIV donna en 1664, « Les Plaisirs de l’Ile enchantée », manifeste combien la thématique insulaire s’enracine au XVII e siècle dans un imaginaire galant. La situation d’extra-territorialité continentale des îles les situe de fait dans un horizon lointain, propice à susciter le fantasme et à exciter le désir, ce que confirme l’usage topique de l’île comme lieu de la rencontre amoureuse dans la littérature du XVII e siècle, et bien en deçà et au-delà du XVII e siècle 1 . En tant que terre baignée par la mer, l’île s’inscrit en effet anthropologiquement dans un imaginaire de la féminité, ce que confirme la toponymie très majoritairement féminine des îles 2 . A cet égard doit être souligné pour le XVII e siècle français le rôle de modèle joué par la représentation des Îles fortunées au chant XV de la Jérusalem délivrée du Tasse 3 : on y voit les preux compagnons de Renaud partis à sa 1 « L’île relève du désir » fait remarquer F. Lestringant, et cela est vrai de l’Antiquité à nos jours, comme il le démontre dans Le Livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Genève, Droz, 2002, p. 79. 2 F. Moureau définit l’île comme un « territoire femelle » (L’Ile, territoire mythique, Paris, Aux amateurs de livres, 1989, p. 7) Cela tient partiellement à l’étymologie grecque et latine pour les îles méditerranéennes, mais cela se vérifie au-delà des territoires de l’Antiquité (une exception : le Groenland). Voir M.-C. Pioffet, « Le mythe des îles bienheureuses et quelques-uns de ses avatars romanesques au XVII e siècle », dans L’Insularité, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise Pascal, 2005, p. 162 en particulier. 3 Rappelons que l’épopée du Tasse, publiée en 1581, connut dès 1595 de multiples traductions en français, sans compter les adaptations sous forme romanesque, ou pour le théâtre. Les ballets et adaptations musicales (dont l’opéra de Lully Armide créé en 1686) jouèrent aussi un grand rôle dans ce succès. Voir « La Jérusalem délivrée » du Tasse : poésie, peinture, musique, ballet, Actes du colloque du Louvre (13 et 14 novembre 1996), Paris, Klincksieck, 1999. <?page no="192"?> 192 Nathalie Grande recherche aborder une île enchanteresse par son climat, par sa végétation, et par l’accueil extrêmement agréable que proposent les habitantes du lieu : Deux nymphes, d’un air voluptueux, folâtrent dans les eaux : elles s’y défient à la nage ; quelquefois elles s’y plongent tout entières, et en reparaissant, découvrent de nouveaux trésors. Les cœurs des guerriers sont émus à cet aspect : ils s’arrêtent pour les contempler ; elles continuent leur badinage ; enfin, l’une des deux s’élève sur la surface du lac, et présente à leurs yeux sa gorge d’albâtre et des appas encore plus secrets. Le reste de son corps paraît à demi sous le voile liquide dont il est entouré : l’eau dégoutte de sa blonde chevelure 4 . Cependant le lecteur sait que les attraits érotiques de cette île, dont les nymphes sont la meilleure incarnation, retiennent Renaud prisonnier, et empêchent ainsi la sainte croisade d’aboutir. On voit donc dans cet exemple fondateur comment l’île fonctionne comme fantasme aimantant les désirs sensuels dont elle promet la satisfaction ; mais en même temps, comme tentation, au sens biblique du terme, l’île apparaît comme un lieu dangereux pour les hommes qui cèdent à son attrait. Partant du constat que la fiction a souvent utilisé ce lieu de féminité merveilleuse, pour transformer le fantasme de jouissance offerte en leçon morale de maîtrise des désirs, nous voudrions montrer comment le traitement du sujet à partir du même schéma narratif varie sensiblement en fonction du sexe de l’auteur(e), et comment l’île peut ainsi devenir le lieu, imaginaire et rhétorique, d’une lutte des sexes. L’Île de la Tentation : l’ivresse des sens au péril de la perte de la virilité Parce que l’île est un lieu qui sort du cadre des référents habituels, parce qu’elle se présente au voyageur comme une terre en dehors des espaces familiers, elle incarne souvent le paradigme d’une liberté affranchie des contraintes que fait peser le monde social, ce qui est gage d’indépendance politique et de douceur de vivre. Si, comme le pense F. Lestringant, « la forme de la terre influe sur celle de la littérature » 5 , l’île apparaît en effet majoritairement dans la littérature heureuse des idylles pastorales, des utopies, des romans héroïques, des contes de fées 6 . 4 Le Tasse, La Jérusalem délivrée (1581), Paris, Garnier-Flammarion, 1997, traduction de Charles-François Lebrun (1774), Chant XV, strophes 58-59 p. 318-319. 5 F. Lestrigant, op. cit., p. 32. 6 Auxquels il faudrait ajouter les robinsonnades pour le XVIII e siècle. Voir E. Fougère, Les Voyages et l’ancrage. Représentation de l’espace insulaire à l’Age classique et aux Lumières (1615-1797), Paris, L’Harmattan, 1995. Sur la présence écrasante des îles dans <?page no="193"?> 193 L’Île de la tentation Pourtant l’absence même de contraintes, ou plutôt des contraintes autres, peuvent au contraire faire de l’île un lieu repoussoir, dangereux à proportion de l’attirance qu’il suscite. C’est ainsi une vision critique de la liberté de mœurs typiquement îlienne que privilégie Fénelon dans Télémaque. Quand le jeune homme arrive à Chypre, île de Vénus, au livre IV, il sent immédiatement « un air doux qui [rend] les corps lâches et paresseux, mais qui [inspire] une humeur enjouée et folâtre », auquel il n’est pas insensible : D’abord j’eus horreur de tout ce que je voyais. Mais insensiblement je commençais à m’y accoutumer. Le vice ne m’effrayait plus ; toutes les compagnies m’inspiraient je ne sais quelle inclination pour le désordre. […] On n’oubliait rien pour exciter toutes mes passions, pour me tendre des pièges, et pour réveiller en moi le goût des plaisirs. Je me sentais faiblir tous les jours ; la bonne éducation que j’avais reçue ne me soutenait presque plus. Toutes mes bonnes résolutions s’évanouissaient 7 . Ainsi le climat et les habitants de l’île fonctionnent comme un piège qui, en amollissant le héros, l’empêchent d’accomplir sa quête. Ce motif apparaît d’ailleurs de manière récurrente dans le roman par la mise en abyme, car Télémaque fait le récit de son subversif passage par Chypre en s’adressant à Calypso, dont la grotte est elle-même fort tentatrice 8 . Or le danger, que présentent ces deux îles, d’oublier la vertu que réclame l’accomplissement de la quête du père est assimilé à chaque fois à un risque pour la virilité. A Chypre, les hommes sont « mous », « manquent de courage dans les dangers », et face à la tempête « [pleurent] comme des femmes » ; le pilote du navire se laisse « [troubler] par le vin comme une bacchante » 9 ; quant à Calypso, elle offre à Télémaque une tunique brodée qui lui plaît tant que Mentor doit lui donner une leçon contre les jeunes gens « qui [aiment] à se parer vainement comme [les] femme[s] ». L’émerveillement sensuel que procure l’île est donc assimilé dans les représentations féneloniennes à un risque pour la puissance virile. Allons plus loin : non seulement l’île fait perdre aux héros leur virilité, mais elle donne en retour aux femmes le pouvoir abandonné par les hommes. C’est ce que montre Fénelon dans un petit opuscule pédagogique qui daterait de 1692, intitulé Voyage à l’Île des Plaisirs, où il s’attache à décrire une île imaginaire dont la nature même invite à la consommation sans frein : les contes de fées, voir A. Defrance, « La topique insulaire dans le conte de fées de la fin du XVII e siècle », dans Locus in fabula, la topique de l’espace dans les fictions françaises d’Ancien Régime, La République des Lettres n° 19, Louvain, Editions Peteers, 2004, p. 387-406. 7 Fénelon, Télémaque (1699), Gallimard, 1995, p. 87. 8 Voir ibid. p. 34-35. 9 Ibid. p. 84-85. <?page no="194"?> 194 Nathalie Grande Après avoir longtemps voyagé sur la mer Pacifique, nous aperçûmes de loin une île de sucre avec des montagnes de compote, des rochers de sucre candi et de caramel, et des rivières de sirop qui coulaient dans la campagne. Les habitants, qui étaient fort friands, léchaient tous les chemins, et suçaient leurs doigts après les avoir trempés dans les fleuves. Il y avait aussi des forêts de réglisse et de grands arbres d’où tombaient des gaufres que le vent emportait dans la bouche des voyageurs, si peu qu’elle fût ouverte. […] Il y avait à dix lieues de là une autre île où il y avait des mines de jambons, de saucisses et de ragoûts poivrés. On les creusait comme on creuse les mines d’or dans le Pérou. On y trouvait aussi des ruisseaux de sauces à l’oignon. Les murailles des maisons sont de croûtes de pâtés. Il y pleut du vin quand le temps est chargé […] 10 . Les plaisirs sensuels ici prennent la forme de la gourmandise, sans doute forme de tentation la plus claire pour le duc de Bourgogne, âgé de 10 ans, auquel s’adresse ce petit conte. Le précepteur vise clairement à railler les excès de nourriture, mais aussi à inculquer les manières de table au jeune garçon. Mais la leçon morale va prendre un tour plus profond, quand, après la description de l’île des mets sucrés et de celle des nourritures salées, le narrateur rencontre un marchand d’appétit, profession bien nécessaire en ce pays de surabondance. Il lui achète en effet des « relais d’estomacs pour manger toute la journée » - qui se présentent sous forme de petits sachets portatifs - et meurt aussitôt de faim. Il passe alors à l’acte et s’empiffre à son tour à foison, au point d’être bientôt « lassé d’avoir passé toute la journée à table comme un cheval à son râtelier ». Tous ces excès de table se lisent alors comme le symbole de l’assouvissement sans frein des désirs, au-delà des limites de la raison et de la nature, puisque l’appétit même est trompé. Quant à la comparaison animale, elle est là pour montrer la déchéance de l’humanité, avilie par l’abandon aux instincts et aux pulsions qu’anime la liberté de « jouir sans entrave ». Cependant la leçon ne s’arrête pas à cette morale convenue. L’assouvissement des désirs, favorisé par des îles qui s’offrent comme des espaces dédiés à une consommation sans retenue, est sanctionné par une punition qui prend la forme d’une dévirilisation sociale : En ce pays-là, les femmes gouvernent les hommes, elles jugent les procès, elles enseignent les sciences et vont à la guerre. Les hommes s’y fardent, s’y ajustent depuis le matin jusqu’au soir, ils filent, ils cousent, ils travaillent à la broderie, et ils craignent d’être battus par leurs femmes, quand ils ne leur ont pas obéi. On dit que la chose se passait autrement il y a un certain 10 Fénelon, Voyage dans l’île des plaisirs (1692 ? ), dans Œuvres, Fables et opuscules pédagogiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, tome I p. 200-201. <?page no="195"?> 195 L’Île de la tentation nombre d’années : mais les hommes, servis par les souhaits, sont devenus si lâches, si paresseux et si ignorants que les femmes furent honteuses de se laisser gouverner par eux. Elles s’assemblèrent pour réparer les maux de la république. Elles firent des écoles publiques, où les personnes de leur sexe qui avaient le plus d’esprit se mirent à étudier. Elles désarmèrent leurs maris, qui ne demandaient pas mieux que de n’aller jamais aux coups. Elles les débarrassèrent de tous les procès à juger, veillèrent à l’ordre public, établirent des lois, les firent observer et sauvèrent la chose publique, dont l’inapplication, la légèreté, la mollesse des hommes, auraient sûrement causé la ruine totale 11 . Nul doute que cette cité des femmes, sans doute guère choquante pour le lecteur d’aujourd’hui, était considérée par Fénelon et devait, selon lui, être considérée par ses lecteurs, comme le comble de l’avilissement 12 . La société du XVII e siècle considérait de fait la virilité comme une valeur fondatrice pour la société dans son ensemble, à la fois sur le plan religieux - le christianisme est une religion qui s’organise autour d’un Dieu Père, et exclut les femmes de la prêtrise-, sur le plan politique - la monarchie française prétendait depuis la loi salique ne pouvoir « tomber en quenouille » -, sur le plan familial - le pater familias était la seule autorité reconnue par la loi. Or l’île des plaisirs est une île où les femmes ont pris le pouvoir et exercent les professions publiques : elles sont législateurs, magistrats, juges, et même professeurs… Même si elles s’occupent bien des affaires publiques, et si elles ne font que remplacer les hommes défaillants, cette vision demeure abominable pour Fénelon car les femmes occupent la place qui revient aux hommes, selon l’ordre de la nature tel qu’il a été voulu par le Dieu auquel il croit. Et son voyageur s’éloigne 11 Ibid. p. 204. Toujours avec un objectif pédagogique, Fénelon imagine aussi un autre voyage vers une « île inconnue », dont la nature est pleine de plaisirs faciles - on fabrique des pastilles de chocolat avec la terre du lieu ! - mais dont les mœurs des habitants se caractérisent par la paresse et la grossièreté. Ibid, p. 262-265. 12 Le motif de l’île des femmes fatales aux voyageurs masculins peut trouver une ses premières incarnations littéraires chez Lucien (IIe siècle) : « Le soir, nous abordâmes dans une île de médiocre étendue. Elle était habitée par des femmes […] qui parlaient grec. Elles vinrent nous saluer, nous souhaitèrent la bienvenue et nous embrassèrent ; elles étaient parées comme des courtisanes, toutes étaient belles et jeunes, et elles portaient de longues robes qui traînaient à leurs pieds. […] Ces femmes nous emmenèrent chacune chez elle, où elles nous offrirent l’hospitalité. Moi, je m’éloignai un instant -car tout cela ne me disait rien qui vailleet, en examinant les environs avec plus d’attention, je vis, sur le sol, quantité d’ossements et de crânes humains », Lucien de Samosate, Histoire véritable, dans Romans grecs et latins, Paris, Gallimard, 1958, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1383. Lucien avait été traduit par Perrot d’Ablancourt en 1654. <?page no="196"?> 196 Nathalie Grande donc vite de cette île, en concluant que « les plaisirs des sens, quelque variés, quelque faciles qu’ils soient, avilissent et ne rendent point heureux » 13 . On peut tirer trois conclusions de cette fiction. D’abord, par son association au plaisir des sens, l’île exerce une subversion par le féminin qui séduit le voyageur masculin au risque de sa perte. On constate ainsi comment le topos de l’île, monde désirable, monde du désir, peut servir in fine le discours édifiant. Ensuite, on peut observer que le discours moral que le précepteur adresse à son élève, pour lui apprendre les manières de table et la retenue qui sied à un futur souverain, se double aussi d’une leçon politique, où Fénelon tente de démontrer allégoriquement la décadence morale et politique où mène l’abandon aux plaisirs des sens : en se livrant aux plaisirs, c’est finalement au pouvoir indu des femmes que l’on s’abandonne. Même si ces textes datent de la fin du XVII e siècle, à un moment où, le voudrait-il, Louis XIV est bien incapable de s’abandonner aux plaisirs des sens - ceux de la table exceptés -, ils font entendre une condamnation du passé qui sonnent comme une mise en garde pour le futur roi que doit être le duc de Bourgogne. Fénelon entend que son royal disciple, pour son salut comme pour celui du royaume, ne suive pas le chemin de débauche qu’a emprunté son ancêtre 14 . En dernier lieu, cet avertissement tourné vers l’élève témoigne sans doute aussi des combats intérieurs du maître, également sensible au chant des sirènes insulaires. En effet pourquoi faire régner les femmes sur l’île des plaisirs, alors même que le principal plaisir évoqué, le boire et le manger, peut très bien se passer de femmes ? Pourquoi établir un lien entre la consommation désordonnée de nourriture et l’autorité féminine ? En reliant l’assouvissement des plaisirs au règne sans partage des femmes sur des hommes qui leur sont soumis par les sens, Fénelon fait sans doute entendre une grande peur masculine, la peur de la dépendance, via le plaisir sexuel. Pour lui, qui était prêtre et entendait observer ses vœux, la peur de cette soumission ne pouvait être que plus angoissante, à hauteur de la tentation, sans doute plus forte 15 . L’île du désir n’est donc pas forcément désirable, du moins pour un être masculin qui craint d’y perdre la maîtrise sur soi et la suprématie sur le monde. 13 Fénelon, Voyage dans l’île des plaisirs, p. 204. 14 En cela Fénelon continue l’œuvre de Bossuet, qui n’hésitait pas face aux favorites à dénoncer dans ses sermons de Carême les risques que la dérive sensuelle du souverain faisait peser sur la morale et la politique du royaume. Voir à ce sujet G. Couton, La Chair et l’Ame : Louis XIV entre ses maîtresses et Bossuet, Grenoble, PUG, 1995. 15 Sur la question de la tentation chez Fénelon, voir M. Haillant, « La tentation et la Grâce dans le Télémaque », dans A la découverte des aventures de Télémaque, fils d’Ulysse, Paris, Klincksieck, 1995, p. 197-221. <?page no="197"?> 197 L’Île de la tentation L’Île des Amazones : le pouvoir au féminin Mais, si Fénelon donne une vision répulsive de l’île des plaisirs comme paradigme du pouvoir féminin, les auteures ne partagent évidemment pas une telle inquiétude : pour elles le pouvoir au féminin n’a rien d’angoissant, et, si elles partagent avec les hommes le fantasme d’une insularité gynécocratique, c’est au contraire pour faire de l’île au féminin un lieu idyllique que menace la masculinité. C’est dans le sillage du roman héroïque et de ses femmes fortes que Mme de Villedieu, encore Marie-Catherine Desjardins, publie en 1661 Alcidamie, dont l’héroïne éponyme, qui règne depuis six ans sur l’Île délicieuse, est décrite lors de sa première apparition « vêtue comme on dépeint la déesse Diane », c’est-à-dire sous la figure d’une vierge guerrière. Mais ici, la figure amazonienne gouverne une ville florissante et habite un palais somptueux, loin de toute corruption malsaine : la monarchie féminine échappe donc à la déréliction morale que constatait Fénelon. De plus, à cette première souveraine d’une île heureuse s’en ajoute, par le jeu des récits insérés, une seconde : Almanzaïde, reine des Canaries, dont l’histoire est racontée au livre IV. Les îles Canaries sont aussi une gynécocratie, dont la loi fondamentale, voulue par les « magnanimes Amazones […] illustres législatrices » 16 reproduit, en l’inversant, les dispositions de la loi salique : la couronne doit aller aux filles, en excluant les enfants mâles de la succession dynastique ; et s’il est permis aux reines de se marier, pour assurer la pérennité du trône, il leur est fait défense de se remarier en cas de veuvage, sous peine d’indignité et d’exil. Or Almanzaïde, veuve d’un premier mariage sans amour ni enfant, s’éprend d’Artembert prince de Thulé, et, après bien des combats intérieurs, se résout « à hasarder sa vie et sa couronne pour un ingrat » 17 . Le ton est donné par ce dernier mot : le récit des amours et du mariage de la reine amazone va être l’occasion pour la romancière de mettre en scène l’inconstance, la veulerie, et même la muflerie masculine, pendant de la dignité, de la magnanimité et du courage féminins. En effet, Artembert, ne supportant pas de voir son épouse régner, et pas lui, lui imposera un chantage affectif et politique, la menaçant de réclamer publiquement le sceptre qu’il estime lui revenir, sans se soucier des engagements précédents de sa femme. Il la quittera pour aller chercher fortune ailleurs, et la traitant publiquement de « concubine » (p. 428), se préparera à la bigamie en voulant épouser la princesse de Groenland. Face à tant 16 Mme de Villedieu, Alcidamie (1661), citée dans l’édition de ses Œuvres, Paris, Compagnie des libraires, 1721, tome IV p. 356. 17 Ibid. p. 397. <?page no="198"?> 198 Nathalie Grande de trahison et de mesquinerie, Almanzaïde répondra par une abnégation qui finira par lui rendre la confiance du peuple : Ecoutez, peuple, écoutez, je ne suis plus cette Almanzaïde qu’une longue suite de reines dont elle était descendue, mettait en droit de vous commander légitimement ; je suis une misérable, que ses faiblesses rendent digne du traitement le plus rude que vous puissiez inventer […]. Vous voyez en moi […] non plus une princesse qui faisait consister toute sa joie à se voir éternellement la mère de ses peuples, mais une malheureuse qui a préféré la servitude à la gloire de vous commander, qui a transgressé vos lois, trahi la confiance que vous aviez en elle. […] Percez ce flanc, arrachez-en ce cœur indigne du sang qui l’a formé 18 . Ainsi les îles villedieusiennes, comme les féneloniennes, sont représentées comme des lieux de rencontres galantes où règnent les femmes ; mais la signification de la prééminence féminine est inverse : pour Fénelon, elle démontre le déclin moral masculin consécutif à la soumission aux impératifs du désir ; pour Mme de Villedieu, elle illustre les qualités féminines, loin des éléments masculins perturbateurs. La loi a permis aux reines de se marier, parce qu’il faut bien des géniteurs, mais elle a exclu les remariages, signe de faiblesse envers un sexe dont les femmes ne doivent attendre que le pire. Et le destin d’Almanzaïde confirme la sagesse de la loi. Cependant faut-il croire au féminisme d’une telle fantaisie romanesque, chez une écrivaine qui en est à son premier roman et qui travaille à partir des poncifs récurrents de la romancie ? Marie-Christine Pioffet invite avec raison à se méfier : « Davantage qu’à des revendications sociales ou féministes, ces pseudo-matriarcats paraissent redevables au rayonnement de la préciosité, qui elle-même ne concède au beau sexe qu’une suprématie factice et éphémère. […] L’omnipotence de la femme adulée relève du trompe-l’œil 19 . » Il nous paraît cependant que, même si l’utopie matriarcale relève d’un fantasme précieux complaisant, son expression n’en élargit pas moins les codes de représentation. Ce qui se dit conjointement, c’est qu’un autre monde féminin est possible, que l’on peut repenser la féminité autant que la place de la femme dans la société. Tout se passe comme si, à l’abri de ce monde lointain et circonscrit qu’est l’île imaginaire, pouvait se construire une pensée expérimentale du renversement des usages sociaux. Et c’est sans doute parce que l’île est ce lieu imaginaire, dont l’absence du réel garantit l’innocuité, que peuvent s’élaborer des fictions, qui malgré leur caractère factice et topique, n’en prennent pas moins, sous les plumes féminines, une tournure plus précisément accusatrice et revendicatrice. 18 Ibid. p. 418. 19 M.-C. Pioffet, art. cit. p. 163. <?page no="199"?> 199 L’Île de la tentation C’est ce que nous voudrions montrer avec notre dernier exemple. Mme d’Aulnoy semble se souvenir très exactement d’Alcidamie dans « Le Prince Lutin », un conte de 1697. En effet elle raconte comment une fée a le tort de tomber amoureuse d’un prince, de l’épouser en trahissant l’ordre de féerie, et de ne recevoir pour tout remerciement que les infidélités et les mépris de ce dernier, qui finit par l’abandonner. Mais, partant de ce scénario parallèle, Mme d’Aulnoy va radicaliser par rapport à Mme de Villedieu les conséquences de l’infidélité masculine. Son île ne sera pas seulement régie par le principe du matriarcat, mais prétendra atteindre à la quiétude des « plaisirs tranquilles » par une « phallophobie » militante. Sa fée, qui attend un enfant 20 , s’installe en effet dans l’Île des Plaisirs tranquilles, qui tient son nom du fait qu’elle veut exclure les plaisirs inquiets que donne l’amour 21 . Et pour exclure ces plaisirs galvaudés, se protéger de toute rechute, et éviter à sa fille d’endurer les perfidies, les lâchetés, les trahisons masculines, la fée prend des mesures drastiques en veillant à exclure de son nouvel univers toute référence à la masculinité : Dès qu’elle fut de retour, elle transporta son palais ; elle en chassa les gardes et les officiers : elle prit des femmes de race d’amazones ; elle les envoya autour de son île pour y faire une garde exacte, afin qu’aucun homme n’y pût entrer. Elle nomma ce lieu l’île des Plaisirs tranquilles ; elle disait toujours qu’on n’en pouvait avoir de véritables quand on faisait quelque société avec les hommes […]. [Sur le palais de la princesse s’élevaient] des figures de cristal et de pierreries, qui représentaient le zodiaque et toutes les merveilles de la nature, les sciences et les arts, les éléments, la mer et les poissons, la terre et les animaux, les chasses de Diane avec ses nymphes, les nobles exercices des amazones, les amusements de la vie champêtre, les troupeaux des bergères et leurs chiens, les soins de la vie rustique, l’agriculture, les moissons, les jardins, les fleurs, les abeilles ; et parmi tant de différentes choses, il n’y paraissait ni hommes, ni garçons, pas un pauvre petit Amour. La fée avait été trop en colère contre son léger époux, pour faire grâce à son sexe infidèle 22 . Mme d’Aulnoy fait donc de l’île un lieu d’isolement, excluant la présence masculine pour mieux protéger l’existence féminine. C’est pourquoi, non 20 C’était aussi le cas d’Almanzaïde. Voir Alcidamie, p. 410 et 423. Cette dernière perdra ce fils à sa naissance. 21 On peut se demander si l’Ile des Plaisirs Tranquilles ne prolonge pas la quête scudérienne de l’Amitié Tendre, elle aussi spatialisée, grâce à la médiation de la Carte de Tendre. 22 Mme d’Aulnoy, « Le Prince Lutin » (1697), dans Le Cabinet des fées, Arles, Philippe Picquier, 2000, p. 64-66. <?page no="200"?> 200 Nathalie Grande seulement les hommes, mais toutes les représentations masculines, quel que soit le domaine concerné, se trouvent interdits de séjour : le panthéon se limite à Diane, la vierge déesse, et à ses nymphes ; la vie militaire est le propre d’amazones ; l’agriculture est confiée à des bergères et le règne animal fait la part belle aux abeilles, dont le système matriarcal ne contrarie pas les idées radicales de la fée. Les mâles, quelle que soit leur espèce, ne trouvent ainsi pas place dans le paradis insulaire, puisque c’est un lieu exclusivement féminin que la fée a voulu créer pour protéger sa fille, un peu à la manière dont le monastère orthodoxe du Mont Athos bannit toute femme ou femelle pour prévenir la libido sentiendi 23 . Et le récit fait entendre la jeune princesse, bien endoctrinée, se vanter de ne connaître « ni les amertumes du cœur, ni les désirs inutiles, ni l’envie, ni l’amour, ni la haine », s’exhorter à continuer à vivre « toujours avec la même indifférence » et plaider contre le « commerce que les humains ont les uns avec les autres » 24 , périphrase très distanciée pour désigner l’amour, qui signale la réussite, évidemment provisoire, de l’éducation de la fille à la lumière de l’expérience de la mère. Cet idéal matriarcal ne va pas sans violence : violence symbolique de l’exclusion masculine, mais violence masculine en retour aussi, puisque l’île va se trouver bientôt attaquée par les « quatre cent mille hommes » des armées du prince Furibond, qui veut épouser la princesse de force sinon de gré. Cette allégorie de l’oppression masculine, qui menace la paix du royaume de Fémenie 25 , explicite sans doute le contentieux personnel que Mme d’Aulnoy entretenait avec la gent masculine. Mariée à quinze ans à un époux trois fois plus âgé qu’elle, elle a cherché à se débarrasser de lui quelques années plus tard. Avec l’aide de sa mère, elle a réussi à le faire inculper de crime de lèsemajesté par de faux témoins, crime qui, s’il avait été prouvé, aurait amené le baron d’Aulnoy à être décapité 26 . Ces événements, qui se situent en 1669, datent de près de trente ans quand est publié « Le Prince Lutin », qui fait partie du premier tome des Contes de fées de Mme d’Aulnoy (1697). Il n’empêche 23 La règle de l’abaton, toujours en vigueur, date de 1045. 24 Mme d’Aulnoy, Le Prince Lutin, p. 68-69. 25 C’est le nom donné au Moyen Age au royaume des femmes. Voir D. James-Raoul, « Les amazones au Moyen Age », dans En Quête d’utopies, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005, p. 195-230. 26 Voir A. Defrance, Les Contes de fées et les nouvelles de Mme d’Aulnoy (1690-1698), Genève, Droz, 1998, p. 13-14. Cette affaire, qui défraya la chronique, ne fut pas sans suite : les deux faux témoins furent questionnés et mis à mort ; la mère de Mme d’Aulnoy s’enfuit en Espagne ; et sa fille, après un passage par la Conciergerie et un séjour de pénitence au couvent, quitta la France pour une vie d’errances mal connue. On la retrouve en France en 1690 où elle publie l’Histoire d’Hypolite, comte de Duglas et les Mémoires de la Cour d’Espagne. <?page no="201"?> 201 L’Île de la tentation que le scénario de ce conte semble bien répondre aux angoisses de la jeune femme, revues et corrigées par le filtre féerique et par la distance ironique que permet un recul de trente ans. C’est pourquoi son « île des plaisirs tranquilles », pendant de « l’île des plaisirs » de Fénelon, ne se contente pas de se placer sous l’autorité féminine, mais exclut les êtres masculins, faisant le constat du caractère inéluctablement aliénant pour la femme de la présence masculine. Cet énoncé étant trop perturbateur pour rester sans suite, le conte imagine une résolution magique du conflit des sexes. Pour conquérir la princesse et vaincre ses peurs, le Prince Lutin va d’abord l’apprivoiser à l’idée masculine, en se montrant à elle sous forme de représentations figurées. D’abord en deux dimensions -il lui laisse son portraitpuis en trois dimensions, sous forme de statue : « Cette vision si peu attendue l’étonnait, mais au fond le plaisir chassait la peur, et elle s’accoutumait à voir une figure si approchante du naturel 27 . » Mais quand le corps de la statue s’anime pour se mettre à chanter, la princesse « ne put résister à la frayeur qui la saisit ; elle pâlit tout d’un coup, et tomba évanouie », et le prince se fait vite oublier en se rendant invisible. Finalement, c’est en adoptant un déguisement d’amazone, en acceptant donc la part de féminité qui est en lui, et en sauvant le royaume des hordes masculines de Furibond, qu’il trouve le chemin de son cœur. Mais, si la fille est conquise, cela ne suffit pas encore pour apaiser la mère, qui ne cèdera que par l’intervention d’une autre fée, ce qui dit bien le caractère miraculeux de la réconciliation des sexes. En fait, la conteuse laisse entendre par l’explicit la nature de la puissance magique qui permet cette réconciliation. Lors du mariage du couple princier, les nymphes de l’île des Plaisirs tranquilles rencontrent les « généraux et les capitaines » venus assistés aux noces : « Le plus singulier de l’aventure, c’est que chaque nymphe trouva […] un époux aussi passionné que s’ils s’étaient vus depuis dix ans. Ce n’était néanmoins qu’une connaissance au plus de vingt-quatre heures ; mais la petite baguette produit des effets encore plus extraordinaires 28 . » L’île des femmes perd donc son indépendance par la vertu de la petite baguette magique qui réconcilie les sexes -on devine laquelle. Le conflit générique s’apaise ainsi par la normalisation des rapports que motive la vie sexuelle. On ne saurait dire avec plus de finesse comment, au XVII e siècle, la sexualité aliène les femmes, au sens où elle les rend dociles, prêtes à accepter la société phallocentrique où il faut bien vivre. 27 Mme d’Aulnoy, Le Prince Lutin, p. 73. Il supprime une statue de Diane pour s’y placer en prenant l’apparence d’un d’Apollon ! 28 Ibid. p. 78. <?page no="202"?> 202 Nathalie Grande En définitive, il apparaît que le motif insulaire, loin de se limiter à un décor galant ou à un exotisme factice, trouve dans la mise en scène de l’altérité sa cohérence symbolique profonde. Pour le continental, encore rarement voyageur au XVII e siècle, l’île se propose comme un lieu défini par cette altérité, et parce qu’elle est une des formes de l’autre monde, elle devient facilement le monde de l’autre 29 . Monde différent, elle est donc propice à mettre en scène la différence, dans une des dimensions les plus fondatrices de l’identité individuelle, la différence sexuelle. C’est pourquoi le motif de l’île touche au topos du monde à l’envers, du moins du monde masculin à l’envers - et féminin à l’endroit -, c’est-à-dire au renversement de l’ordre hiérarchique voulu par le Créateur. Pour les hommes, dont Fénelon est le représentant, le désir que suscite l’île est synonyme de tous les dangers pour la virilité, car l’attractivité îlienne se paye au prix de la subversion par le féminin. Pour les femmes, comme Mme de Villedieu et Mme d’Aulnoy, elle est l’occasion de proposer à l’imagination un modèle gynécocratique, qui se rêve dans une heureuse indépendance loin des hommes. La fiction îlienne, en décrédibilisant cette hypothèse située dans un lieu hors de l’espace référentiel familier, désamorce son pouvoir de contestation, mais rend possible en retour son expression, si dérangeante soit-elle pour les schémas de pensée traditionnels. On constate donc que l’île des femmes, si elle ne correspond à aucune réalité historique ni géographique, n’en manifeste pas moins une réalité subjective, variable selon les sexes, qui s’accordent cependant sur l’intrinsèque féminité des îles, puisque, aussi bien chez Fénelon que chez les écrivaines, c’est le voyageur, agresseur ou agressé, qui représente le pôle masculin, et l’île, attirante mais pas toujours attirée, qui représente le pôle féminin. Enfin, autre point commun, l’insularité est utilisée par l’un comme par les autres comme un lieu expérimental pour faire évoluer les représentations, représentations morales et sociales d’un élève qu’il s’agit d’éduquer à la maîtrise des désirs - et c’est un domaine d’importance politique quand cet élève est un futur roi-, ou représentations sociales et symboliques, quand il s’agit de diffuser une image plus valorisante de la féminité. Si l’île est un espace privilégié pour la réflexion utopique 30 , c’est que son altérité intrinsèque en fait un lieu d’accueil de toutes formes de discours. Lieu abstrait plus que spatial, 29 On peut d’ailleurs mieux comprendre ainsi la fréquence de ce motif dans la littérature et dans les arts. 30 C’est ce qu’a montré J.-M. Racault dans L’Utopie narrative en France et en Angleterre 1675-1761, Oxford, Voltaire Foundation, 1991. <?page no="203"?> 203 L’Île de la tentation lieu au sens rhétorique plus que géographique, elle est ouverte à l’imaginaire comme à la réflexion, à l’élaboration du discours allégorique 31 comme à l’expression de la revendication politique. L’île est éternellement vierge, comme une page est vierge. 31 Ce que montrent Fénelon, mais aussi avant lui L’Isle des Hermaphrodites (1605), allégorie satirique de la cour, ou le roman de l’abbé d’Aubignac, Macarise, ou la Reine des îles Fortunées, Histoire allégorique contenant la philosophie des stoïques sous le voile de plusieurs aventures agréables en forme de roman (1664). <?page no="205"?> Biblio 17, 190 (2010) L’île de Théras dans Les Annales galantes de Grèce (1687) de Madame de Villedieu. Une réécriture libertine d’Hérodote ? E DWIGE K ELLER -R AHBÉ Université Lumière Lyon 2 Le motif de l’île est omniprésent dans la production littéraire de Mme de Villedieu, qui en utilise, voire sature, les fonctions dramatiques : île-retraite 1 , île-nursery 2 , île-repère de pirates 3 , île-prison 4 , et même île-déportation 5 … Trace d’un romanesque conventionnel, il n’est pas étonnant de le rencontrer essentiellement dans la veine antiquisante et pastorale de l’auteure 6 , dont le cadre de prédilection est la mer Egée 7 . Mais l’on retiendra surtout trois récits qui se déroulent entièrement sur une île et qui s’inscrivent dans un processus explicite de réécriture utopique : Alcidamie (1661), dont l’île Délicieuse est une réminiscence de l’île inaccessible de Polexandre 8 ; Les Exilés (1672-73), dont l’île de Thalassie est une transposition imaginaire de Tomes, le lieu 1 Les îles Baléares et l’île déserte du Nil où se retirent respectivement le vieil Herennius et Citheris dans Les Exilés (1672-73). 2 Par cette expression, nous désignons les îles où sont élevés de jeunes héros, le plus souvent dans l’ignorance de leur véritable identité. C’est le cas d’Hyparette, la fille secrète de Solon dans Les Amours des grands hommes (1671), ou encore de Phila-Coridon, d’Herennie et de son frère dans Les Exilés. 3 Carmente et Les Exilés. 4 Samos et la Crète dans Alcidamie (1661) ; le rocher de Strivale dans Carmente (1667) ; Thalassie dans Les Exilés. 5 Dans Les Exilés, Lentulus avoue avoir déporté des populations vers les îles désertes de la mer glaciale lors de sa campagne contre les Gètes. 6 Sur la rémanence de cette inspiration baroque chez Mme de Villedieu, voir l’article de Nathalie Grande : « Que reste-t-il de nos amours ? (ou comment le modèle baroque a été compris par Mme de Villedieu) », CAIEF, n° 56, mai 2004, pp. 437-454. 7 « […] que nous appelons aujourd’hui l’Archipel » (Les Annales galantes de Grèce, Paris, Claude Barbin, 1687, p. 78). Toutes nos citations renvoient à cette édition. 8 Voir Micheline Cuénin, Madame de Villedieu (Marie-Catherine Desjardins 1640-1683), Paris, Champion, 1979, vol. I, p. 182 et suiv. <?page no="206"?> 206 Edwige Keller-Rahbé historique de l’exil d’Ovide, et Les Annales galantes de Grèce (1687), dont l’île de Caliste 9 renvoie à la colonie fondée par Théras au livre IV des Histoires d’Hérodote d’Halicarnasse (484 av. J.-C. - 420 av. J.-C.). De tous les romans de Mme de Villedieu, Les Annales galantes de Grèce est assurément le plus négligé en ce qu’il pose d’évidents problèmes d’interprétation : date de composition incertaine ; publication posthume ; caractère composite 10 ; inachèvement… Or, le nombre appréciable de rééditions séparées au XVIII e siècle atteste l’intérêt que le public lui a porté. Intérêt corroboré par le témoignage de certains lecteurs professionnels, à l’exemple de Poinsinet de Sivry, rédacteur de la Bibliothèque Universelle des Romans, pour qui le texte est « un des plus spirituels et des mieux écrits » de Mme de Villedieu 11 . Entre une œuvre rédigée à la hâte à des fins commerciales et une œuvre de maturité, la critique hésite légitimement. L’étude de la réécriture d’Hérodote 12 , qui est au cœur du dispositif narratif, devrait permettre non seulement d’apporter quelques éléments de réponse, mais aussi d’éclairer ce récit méconnu. Il s’agira de voir en quoi la réécriture de Mme de Villedieu, tout entière orientée vers l’insularisation de l’intrigue, est subordonnée à des desseins apparemment contradictoires : d’une part, célébrer les « Grecques fameuses » et rendre hommage à leurs « actions mémorables », conformément au projet annoncé dans l’incipit ; d’autre part, placer l’utopie sous le contrôle d’une loi qui, parce qu’elle préconise « de n’aimer que ce qu’on usurpe, et de n’établir sa félicité que sur l’infortune d’autrui » 13 (en d’autres termes, de pratiquer le rapt des femmes), contrevient aux règles les plus élémentaires de la galanterie ! Mme de Villedieu ferait donc de Caliste un instrument simultané de promotion et de ruine des femmes. Après avoir examiné la façon dont la romancière joue habilement de ce paradoxe pour transformer son île en utopie 9 Plus connue sous son nom moderne de Santorin, Caliste ou Calliste (Kallistê) est le nom d’origine de l’île de Théra (Thíra), qui donne son nom à un archipel de la mer Egée, au sud des Cyclades. 10 Entre « mythe, légende et histoire » (Micheline Cuénin, Madame de Villedieu, op. cit., p. 321). 11 Et le rédacteur d’ajouter que la romancière « l’a fort bien intrigué » (BUR, novembre 1779, p. 57. et p. 58). « Passable et n’est pas fini » : tel est, en revanche, le jugement beaucoup moins enthousiaste de Lenglet Dufresnoy (De l’usage des romans, Amsterdam, Vve Poilras, 1734, t. II., pp. 53-55). 12 Pour une étude de la mise en œuvre des sources historiques chez Mme de Villedieu, en particulier dans Les Désordres de l’amour, voir Christian Zonza : « La houlette et le sceptre : une écriture entre fiction et histoire », dans M a d a m e d e V i l l e d i e u , o u l e s a u d a c e s d u r o m a n , ss la dir. de Nathalie Grande et Edwige Keller-Rahbé, Littératures classiques, n° 61, printemps 2007, pp. 219-234. 13 Les Annales galantes de Grèce, p. 86. <?page no="207"?> 207 L’île de Théras féminocentrique, on essaiera d’en dégager la portée sociopolitique dans la perspective d’une posture libertine d’émancipation 14 . La réécriture d’Hérodote comme procédure d’entrée dans l’utopie insulaire Contrairement à Alcidamie, Les Annales galantes de Grèce se rattachent moins à la tradition du roman baroque qu’aux genres de la nouvelle historique et du récit de voyage imaginaire 15 : l’utopie insulaire n’est pas une donnée de départ s’articulant à une entrée in medias res - « l’illustre Théocrite » 16 abordant l’île Délicieuse, le plus bel endroit du monde, à la faveur d’une tempête -, mais un lieu auquel les personnages n’accèdent que dans un second temps, après une analyse détaillée de la situation géopolitique 17 , suivie elle-même d’une séquence de voyage 18 . Ce court roman en deux parties relate les amours de Phronine, princesse de Crète, avec Mégabise, prince des Myniens, sur fond d’extrême tension entre la Crète et Cyrène. Une situation qu’exploitent habilement Aristie, la jalouse belle-mère de Phronine, et Aristandre, l’ambitieux premier ministre du conseil de Crète : déguisé sous les traits du marchand de 14 Dans un article consacré à Mme de Villedieu, Sophie Houdard souligne : « On sait peu de choses sur les femmes et la culture libertine au XVII e siècle, Mme de Villedieu devrait fournir l’occasion de combler ce manque » (« Les fictions du non-mariage : Mme de Villedieu et le personnage de la femme naturelle et publique », dans Libertinage et politique au temps de la monarchie absolue, ss la dir. de J.-Ch. Darmon et G. Molinié, Littératures classiques, n° 55, 2005, pp. 225-242). Il nous semble que l’île de Théras, comme celle de Thalassie, est une manifestation probante de cette culture libertine. 15 Le récit de voyage imaginaire est lui-même assimilable à l’utopie narrative, laquelle se distingue de l’utopie didactique à la manière de Thomas More et de Campanella par un trait fondamental : « Ce type d’utopie implique donc un déplacement dans l’espace, c’est-à-dire un voyage, mais, sauf exception, aucun déplacement dans le temps. Le récit, presque toujours à la première personne jusqu’à la fin du dix-huitième siècle au moins, émane d’un voyageur-narrateur qui est aussi le témoin du tableau utopique. » (Jean-Michel Racault, L’Utopie narrative en France et en Angleterre (1675-1761), Oxford, Voltaire foundation, 1991, p. 15). 16 Alcidamie, dans Œuvres de Madame de Villedieu, Paris, David, 1741, t. IV, p. 4. 17 « On donne dès l’ouverture de l’histoire une idée du lieu et du règne que l’on a choisis » (Du Plaisir, Sentiments sur les lettres et sur l’histoire avec des scrupules sur le style, éd. Ph. Hourcade, Genève, Droz, 1975 ; 1 ère éd., Paris, Blageart, 1683, p. 53). 18 Voir Jean-Michel Racault, « Topique des séquences d’entrée et de sortie dans l’utopie narrative classique », dans Utopies et fictions narratives, Parabasis, vol. 7, Alberta, Alta Press Inc., 1995. <?page no="208"?> 208 Edwige Keller-Rahbé pierreries Thémiste, Mégabise se cache dans l’île de Crète pour éviter la fureur du Sénat de Lacédémone, dont il a fui les prisons grâce à Praxorine, la fille du chef du Sénat. Aristandre faisant valoir que « l’état présent des affaires de Cyrène, [demande] de grands ménagements avec des alliés tels que ceux de Lacédémone » 19 , le roi Etéarque se fait d’autant plus un devoir de capturer et de perdre Mégabise, qu’Aristie lui prête un commerce coupable, « jusques dans son palais » 20 avec sa fille Phronine. Conformément aux stratégies narratives de la nouvelle historique, les enjeux politiques servent d’alibi pour greffer l’intrigue sentimentale : Mégabise est condamné au pire des châtiments puisqu’il doit faire le serment de conduire Phronine en pleine mer, avant de l’y jeter. Une scène pathétique à bord du vaisseau, par « une nuit très obscure » 21 , permet aux amants de renverser la situation par le ralliement de l’équipage. Aussi bien « l’île de Caliste que du nom de Théras qui en était le souverain, on nommait alors l’île de Théras, leur parut la retraite la plus sûre et la plus agréable qu’ils pussent choisir » 22 . Mais alors que dans les récits de voyages imaginaires le périple, objet digne d’intérêt en soi, se prête à des développements dramatiques et/ ou descriptifs, Mme de Villedieu l’escamote avec une désinvolture déconcertante. Certes, la traversée maritime fait office de « sas » mais, après quelques entretiens languissants, les héros « arrivèrent heureusement au lieu qu’ils avaient choisi pour leur asile » 23 . Tout se passe comme si la réécriture d’Hérodote se substituait à cette séquence et servait de procédure d’entrée dans l’utopie. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la structure des premières pages, laquelle repose sur un dispositif de notes d’érudition intégrées soit au discours des personnages 24 , soit à des intrusions auctoriales volontiers provocatrices : Quelqu’un fera peut-être ici des railleries de ce qu’on prenait tant de précautions pour s’affranchir d’un serment qui portait son dégagement avec lui. Mais les gens qui ont quelque connaissance des coutumes des Grecs, savent combien un serment était en vénération parmi eux. Vingt endroits fameux de leur histoire en font foi, celui-ci est de fait dans Hérodote, et j’y renvoie les critiques qui l’ignorent 25 . 19 Les Annales galantes de Grèce, éd. cit., p. 40. 20 Ibid., p. 42. 21 Ibid., p. 51. 22 Ibid., pp. 58-59. 23 Ibid., p. 78. 24 L’esclave phrygienne de Phronine lui explique ainsi qu’en prenant leur place et leurs vêtements, Praxorine « avec l’assistance de quelques dames de ses amies […] firent sortir tous les Myniens de prison » (ibid., pp. 30-31). 25 Ibid., pp. 61-62. <?page no="209"?> 209 L’île de Théras On aura noté au passage la mention d’Hérodote en valeur d’argument d’autorité, procédé caractéristique des nouvelles historiques qui tirent parti des sources non seulement comme caution de vraisemblance, mais aussi comme gage de sérieux 26 . Mme de Villedieu rendrait donc hommage à son modèle grec si l’artifice n’était trompeur : on sait que le fait d’indiquer ses sources et de donner la possibilité aux lecteurs d’aller en vérifier l’exactitude n’induit nullement une telle démarche, a fortiori chez un public mondain 27 . En outre, il convient de rappeler le patronage hautement ironique de l’incipit sous lequel est placé Hérodote. La romancière s’y livre à une parodie du programme de l’historien, exposé dans le prologue de L’Enquête 28 : HERODOTE - LIVRE PREMIER, INTITULE CLIO Voicy l’Histoire qu’Herodote d’Halicarnasse a mise en lumière, afin que le temps n’ensevelisse pas dans l’oubly les actions des Hommes, & que les grandes & merveilleuses entreprises & des Grecs & des Barbares ne soient pas privées de la gloire & de la louange qu’elles meritent. Voicy l’Histoire qu’il a composée pour laisser la connoissance d’une infinité d’autres choses, & principalement des raisons qui ont fait armer les Peuples les uns contre les autres 29 . Assez d’auteurs célèbres ont pris le soin d’écrire les actions mémorables des anciens Grecs, et de les faire passer jusqu’à nous. Ils en portent la gloire si haut, qu’ils nous ont donné sujet de douter si ce qu’ils rapportent comme des vérités historiques, en sont en effet, ou si ce sont d’agréables fictions : mais aucun ne s’est encore avisé de parler des Grecques fameuses. Ils croient les avoir trop honorées lorsqu’en passant, ils nous ont appris leurs noms : Cependant il me semble que les nations étant composées des deux sexes, on ne peint la Grèce qu’à demi, quand on n’en peint que les grands hommes, ajoutons quelques traits à cette peinture, et disons aujourd’hui quelque chose des dames. Si celles dont je ferai l’histoire sont dignes d’entrer dans mes Annales, on leur devait la justice que je leur rends ; et si elles ne le sont pas, le portrait des défauts d’autrui est souvent une morale plus utile, que la remontrance la plus éloquente. Au pis aller, 26 De fait, presque tous les noms des personnages des Annales galantes de Grèce se trouvent déjà chez Hérodote. 27 En ce qui concerne la mise en scène des sources historiques par les romanciers classiques, le cas de Saint-Réal est tout aussi exemplaire (voir Giorgio Sale, « L’histoire et la fiction dans Dom Carlos. Nouvelle historique de l’abbé de Saint-Réal », Annali della Facoltà di Lingue e Letterature Straniere dell’Università di Sassari, 2000, pp. 409-430). 28 Autre nom donné aux Histoires d’Hérodote. 29 Les Histoires d’Herodote mises en françois par P. du Ryer, de l’Académie Françoise, Conseiller et historiographe du Roy, Troisième édition revue, corrigée et augmentée d’annotations en marge, tome I, Grenoble, Philippes Charvys, 1665, pp. 1-2. <?page no="210"?> 210 Edwige Keller-Rahbé je ne commets que moi, et ne m’expose qu’au péril d’être blâmée d’un peu de témérité, ou de n’avoir pas mis les matières assez fidèlement en œuvre ; le hasard n’est pas mortel, embarquons-nous sur cette risque, et commençons nos Annales de Grèce par les malheurs de la princesse Phronine 30 . Dans ce contre-manifeste historique, Mme de Villedieu entend hisser la fiction au rang de l’Histoire et ravaler l’Histoire au rang « d’agréables fictions » ; de même ambitionne-t-elle de prouver qu’une femme est crédible lorsqu’elle entame le monopole masculin de l’écriture de l’Histoire. Le ton est bien celui de la revendication et du défi moqueur. En ce sens, on ne peut qu’être sensible à la façon dont le discours élabore l’ethos d’une romancière-mémorialiste entreprenante et audacieuse, pionnière et justicière, qui ne prend rien au sérieux, ni l’Histoire ni surtout elle-même. Si le « hasard n’est pas mortel », en revanche, l’enjeu est de taille car il s’agit rien moins que d’écrire une version féminisée de l’histoire grecque à partir d’un point de vue féminin. Non qu’Hérodote ait tu le rôle des femmes dans son ouvrage, mais qu’il l’ait minimisé et subordonné à une conception virile de l’Histoire. Ainsi Mme de Villedieu exhibe-t-elle tout son travail de libre adaptation (dispositio et inventio) à l’ouverture de ses Annales. La matière du livre IV (146-155) d’Hérodote lui fournit l’occasion de faire émerger les deux personnages féminins - Phronine et Praxorine - qui seront au cœur de son intrigue, en même temps qu’elle lui permet de développer la problématique génétique de l’île de Caliste/ Théras. Micheline Cuénin a montré de quelle façon elle soudait deux épisodes distincts, celui de Phronine sauvée de la vengeance criminelle de son père par le marchand Thémison 31 , et celui d’une spartiate anonyme qui se sacrifie pour sauver un prisonnier mynien, en faisant en sorte que ces figures masculines ne cachent qu’une seule et même personne, en l’occurrence Mégabise. Le processus de valorisation du rôle féminin dans la seconde intrigue est incontestable : l’action héroïque ne saurait souffrir longtemps l’anonymat et trouve à s’incarner dans le personnage de Praxorine. A partir de là, le choix de Théras se voit pleinement justifié : le prince mynien trouve dans le souverain de l’île un autre ennemi de Sparte et, par le jeu des alliances insulaires, un autre ennemi du roi de Crète Etéarque. Hérodote rappelle en effet que Théras, ayant été régent de la couronne spartiate 30 Les Annales galantes de Grèce, pp. 1-5. 31 « Il y avait alors à Crète un marchand étranger […] L’histoire le nomme Thémison, et je le nomme Thémiste, cette liberté est une complaisance pour la délicatesse de l’oreille, qui ne change rien à l’histoire, et qu’on peut supprimer si on ne la trouve pas à propos » (ibid., pp. 10-11). Nous voyons dans ce rectificatif une véritable intrusion d’auteure, et non une note en marge à destination de l’éditeur, comme le pense Micheline Cuénin (Madame de Villedieu, op. cit., p. 323). <?page no="211"?> 211 L’île de Théras durant la minorité de ses neveux, Eurysthène et Proclès, ne put supporter de leur obéir lorsqu’ils accédèrent au pouvoir et préféra s’embarquer pour fonder une colonie à Caliste, qui devint alors Théra (1150 av. J.-C.). Quant à la matière du livre I (1-5), elle offre à la romancière les données historico-légendaires relatives aux enlèvements survenus entre l’Asie mineure et la Grèce. Hérodote raconte que, selon les Perses, les Phéniciens se seraient rendus les premiers coupables de l’enlèvement de la princesse Io (fille d’Inachus, roi d’Argos) ; en guise de représailles, les Grecs auraient répondu par les enlèvements d’Europe et de Médée ; deux générations plus tard, les Troyens auraient encore répliqué par celui d’Hélène 32 . Mme de Villedieu synthétise ce récit chronologique et le fait coïncider avec l’arrivée de ses personnages à Théras. Au vrai, un autre travail de suture l’attendait : présenter l’île et y justifier la pratique du rapt des femmes 33 . Chez l’historien comme chez la romancière, les habitants de l’île de Théras sont les descendants des premiers Phéniciens qui enlevèrent Io, par le fait même que « Cadmus allant chercher Europe sa sœur, qui avait été enlevée, aborda dans cette île, et la trouva si charmante, qu’il y laissa quelques Phéniciens qui la peuplèrent » 34 . Il ne reste plus alors qu’à imaginer que les Théréens « en avaient conservé les inclinations, et les maximes » 35 . Comme le veut la tradition, l’utopie porte donc le nom de son fondateur 36 , mais il ne lui revient pas d’en édicter la loi, qu’il se contente d’hériter et de perpétuer. En fin de compte, l’amorce des Annales galantes de Grèce se caractérise par la concentration extrême des données puisées chez Hérodote, d’où la rapidité de la conduite du récit : Mme de Villedieu achemine ses héros à Théras en une trentaine de pages à peine, alors qu’il lui était aisé de donner des prolongements romanesques à bon nombre de situations. Dès l’instant où la scène d’énonciation est insularisée, on observe que cessent les intrusions 32 D’où la fureur vengeresse des Grecs qui envahirent l’Asie, et d’où la haine que leur voua dès lors les Perses, selon Hérodote. 33 Le rapt, on le sait, est une pratique ancestrale commune à bon nombre de civilisations. La mythologie en offre d’illustres exemples avec les rapts de Proserpine, Antiope, Hélène…, ou encore des Sabines. Quant à L’Enquête d’Hérodote, elle prouve que dans la Grèce archaïque il s’agissait d’un procédé courant permettant aux colons de prendre femme (cf. I, 146, l’épisode des colons athéniens fondateurs de Milet). Au XVII e siècle, parce qu’il suppose l’absence de consentement parental et qu’il est souvent assimilé au viol, le rapt est passible de la peine de mort (ordonnance de Blois de mai 1579). 34 Les Annales galantes de Grèce, p. 78. 35 Ibid., p. 84. 36 Mme de Villedieu conserve scrupuleusement ce nom tandis qu’Hérodote mentionne « Théra ». <?page no="212"?> 212 Edwige Keller-Rahbé auctoriales et que la fiction change de registre et de régime : moins historique et plus romanesque, elle est aussi moins narrative et plus discursive, comme si Hérodote n’avait servi que de prétexte narratif. Une utopie galante paradoxale Pour gommer l’effet de rupture, Mme de Villedieu enchaîne par un discours démonstratif qui introduit un nouveau héros : Théras, le souverain-fondateur de l’île. Les Annales galantes de Grèce renouent alors avec le récit de voyage imaginaire à la faveur d’une scène canonique : tel Dyrcona dans L’Autre Monde, Mégabise joue le rôle d’un voyageur naïf face à cette figure d’autorité qui lui sert de guide et de mentor. La romancière utilise l’étonnement du personnage comme embrayeur du discours : Je m’étonne, disait-il à Théras, qu’étant d’un pays où on observe des lois si justes et si sévères, et vous étant acquis une autorité sur les Théréens, que rien ne balance, vous n’ayez point aboli cette coutume de n’aimer que ce qu’on usurpe, et de n’établir sa félicité que sur l’infortune d’autrui. Cette idée blesse d’abord l’imagination, repartit Théras, et m’a blessé comme vous. Mais quand l’expérience m’a fait connaître combien de maximes utiles et politiques, sont renfermées sous ces apparences que vous blâmez, je me suis rendu aux raisons dont j’ai vu les preuves, et je suis devenu plus Phénicien que ceux qui les premiers ravirent les Argiennes. Alors voulant amener Mégabise à son opinion, je ne compte pour rien, poursuivit-il, la félicité d’un particulier, qui en amour estime plus les biens qu’il dérobe, que ceux qui lui sont acquis. Cette erreur bien que répandue, et même reçue par toute la terre, n’y fait point de loi publique, et ne devrait pas en faire une chez nous : Mais passons du particulier au général, et puisque nous nous trouvons sur ce discours, écoutez ce qu’on m’a dit, quand on m’a persuadé de ne rien changer aux Lois que je trouvais établies […] 37 . En vertu du principe que l’utopie fonctionne sur le topos du mundus inversus, le paradoxe inhérent à l’île est tout naturellement au centre du débat. Mais l’on observe que celui-ci est démultiplié : un premier paradoxe - Théras, tout spartiate qu’il est, souffre une loi inique - sert à introduire le paradoxe majeur, à savoir la félicité amoureuse dans et par le rapt des femmes, au détriment des possesseurs légitimes. S’ensuit une réponse rigoureusement argumentée à même d’initier Mégabise aux secrets de l’île. A cet endroit, le lecteur est en présence de deux instances énonciatives distinctes, Théras prêtant sa 37 Les Annales galantes de Grèce, pp. 85-88. <?page no="213"?> 213 L’île de Théras voix à la doxa insulaire (« écoutez ce qu’on m’a dit »). Y aurait-il de la part de Mme de Villedieu volonté de parodier Hérodote, qui recourt fréquemment à ce procédé, ou de mettre à distance un discours pour le moins dérangeant ? Quoi qu’il en soit, l’argumentation repose sur le retournement du paradoxe majeur au moyen d’un syllogisme : plus il y a sur l’île incitation au rapt, plus les femmes sont aimées pour elles-mêmes et plus elles ont de charmes ; or plus les femmes ont de charmes, plus leurs possesseurs légitimes (pères ou maris) s’appliquent à les conserver ; donc le rapt permet aux possesseurs légitimes de conserver leurs femmes. Une nouvelle pédagogie conjugale est instituée, qui repose sur le détrônement des idées reçues : crainte et violence sont des ressorts inefficaces pour s’attacher une femme par le cœur ; aussi la gent masculine de Théras pratique-t-elle la prévention, la douceur et la patience. De cette politique paradoxale de gestion des mœurs sexuelles résulte un dernier paradoxe faisant de la loi du rapt une garantie de l’ordre moral et public sur l’île : « […] les lieux de trop de licence, sont inconnus ou déserts à Théras ; les divertissements publics ayant pour principe la prudence des pères, ou la politique des maris, sont toujours licites, et n’attirent aucunes querelles domestiques 38 . » Rétablissant une structure autodiégétique, l’exemple de Théras est conçu pour emporter l’adhésion finale de Mégabise : quoique du « sang de Cadmus », à qui les « enlèvements ont fait assez de maux » 39 , il a éprouvé « combien la facilité d’obtenir ce qu’on souhaite, est dégoûtante pour un amant ». De la sorte, il entend « faire avouer » à son interlocuteur « qu’un bien qu’on est forcé de dérober, est préférable aux présents insipides qu’on reçoit de la faiblesse d’une femme, ou des ordres de son devoir » 40 . On voit qu’une promotion paradoxale de la femme est largement assurée par ce discours. Si la réception fait défaut du côté de Mégabise, en revanche, c’est bien en ce sens que Phronine l’entend lorsqu’elle affirme que les lois de Théras, loin de « faire aucune violence » aux femmes, « ne sont établies que pour [leur] donner une plus grande liberté de faire tout ce qu’il [leur] plaît » 41 . Elle ajoute surtout un argument d’importance - le consentement de la dame 42 - lequel légitime entièrement l’entreprise du rapt. Mme de Villedieu, qui semblait le réserver pour son héroïne, en fait un usage assurément polémique en regard d’Hérodote. Dans le livre I, l’historien ne relaie-t-il pas de manière ambiguë la pratique misogyne des Asiatiques au sujet des enlèvements ? : 38 Ibid., p. 91. 39 Ibid., p. 93. 40 Ibid., pp. 92-93. 41 Ibid., p. 233. 42 « mais il faut que la Dame y consente » (ibid., p. 232). <?page no="214"?> 214 Edwige Keller-Rahbé Aussi comme les Asiatiques estiment que c’est une action injuste que d’enlever les femmes d’autruy, ils croient qu’il n’appartient qu’à des insensés de poursuivre la vengeance de celles qui ont été enlevées, & tiennent pour sages & bien advisez ceux qui n’ont aucun égard ny à la beauté ny à la condition des femmes ravies, parce qu’on ne les auroit pas enlevées si elles n’y avoient consenty 43 . Du consentement prêté abusivement aux femmes au consentement posé comme condition sine qua non par les femmes, un fossé idéologique irréductible sépare les deux versions du rapt. Nul doute que Mme de Villedieu n’ait voulu railler ce présupposé fallacieux en transformant la sévère colonie de Théras en utopie galante paradoxale. Sous sa plume, l’île se distingue vite par un dispositif féminocentrique : bien que Phronine ne soit pas la souveraine des lieux, comme l’était Alcidamie, se forme autour d’elle un petit cercle galant 44 ; de même est-elle l’objet de toutes les attentions de Polimneste 45 et assiste-t-elle « très satisfaite » 46 aux divertissements de l’île, parmi lesquels une fête champêtre en l’honneur d’Hercule, agrémentée de musique, de chant, de danse et de vers… La description de l’île, qui ressortit à la topique du locus amœnus 47 , contribue à renforcer cette image d’une société idéale, que ne manquent pas de rejoindre toutes les belles infortunées, qu’il s’agisse de Praxorine ou de Déodamie. Sur le modèle de Thalassie dans Les Exilés, l’île de Théras sert alors de stratégie narrative à Mme de Villedieu, les personnages récemment débarqués complétant par le récit de leurs aventures tantôt l’histoire du couple principal (Praxorine), tantôt celle de personnages secondaires (Agète, Tersandre et Déodamie). Théras s’impose comme un lieu idyllique et protecteur. Quant à loi du rapt, elle n’est au fond que très peu en vigueur, ainsi que le suggère le faux tyran de l’île : « Et quand malgré toutes ces précautions le vice d’origine prévaut, et qu’une femme se fait enlever à son mari ou à ses parents, cela ne couvre personne de confusion […] 48 . » Si, en théorie, la menace seule est censée faire régner l’ordre et l’harmonie, Mme de Villedieu ne résiste pas à mettre en scène des enlèvements ; encore 43 Les Histoires d’Herodote…, éd. cit., p. 5. 44 « […] trois ou quatre dames de l’île, qui étaient fort spirituelles et fort bien faites » (Les Annales galantes de Grèce, p. 275). 45 Il « avait fait faire pour la promener quelques fois sur la mer » « une petite galiotte peinte et dorée » (ibid., pp. 156-157). 46 Ibid., p. 370. 47 « Les beautés naturelles de cette île les [= les Phéniciens] avaient enchantés, l’air y est merveilleux, la terre y produit sans culture, non seulement des fleurs et des fruits, mais toutes les autres choses nécessaires à la vie […]. » (ibid., pp. 332-33). 48 Ibid., pp. 91-92. <?page no="215"?> 215 L’île de Théras est-ce pour appuyer la démonstration de Théras. Tel est le cas dans l’histoire d’Agète, de Tersandre et de Déodamie : au cours d’une promenade solitaire, Polimneste met fin à une rixe entre deux gentilshommes qu’il reconnaît, l’un pour le « fils d’Alcide, avec lequel il avait fait ses études et ses exercices », l’autre pour le propre neveu de Théras. C’est Agète le spartiate qui prend d’abord la parole pour lui conter de quelle manière, avec le consentement de celle-ci, il a fait enlever sa maîtresse Déodamie par son ami Tersandre afin de la soustraire aux projets de mariage imposés par son père. Alors qu’Agète fait voile en direction de l’île de Théras pour les rejoindre, une tempête le contraint à une halte dans une colonie de Tauriens consacrée au culte d’Iphigénie, tout comme Tersandre et Déodamie peu avant lui. Il reconnaît son amante parmi le cortège de vierges étrangères sur le point d’être sacrifiées, mais parvient à ébranler le sacrificateur en lui assurant que Déodamie est son épouse légitime puisque tous deux se sont solennellement échangé leur foi. Entre-temps, Tersandre a lui-même épousé Déodamie pour la sauver d’une mort certaine. Lui renouvelant sa confiance, Agète le laisse partir avant de comprendre que la ruse masque un enlèvement véritable. Accusé de trahison, Tersandre se justifie à son tour en arguant de la sincérité de son engagement matrimonial. Au regard de la loi utopique telle qu’elle est généralement entendue, ni Agète ni Tersandre ne sont coupables, mais sous sa reformulation galante, il apparaît clairement que Tersandre, par ses faux-semblants d’amitié et de tactique, a dévoyé l’usage de l’enlèvement. Le récit de Déodamie, à la fin de la seconde partie, en est une preuve irrécusable, la jeune femme réaffirmant avoir donné sa foi à Agète et considérant que « les absences ne rompent pas les engagements de [la] foi » 49 . Il se dessine donc un bon et un mauvais usage de l’enlèvement sur l’île de Théras. En tout état de cause, Polimneste estimant la dispute « trop importante pour être réglée dans ce moment » 50 , conduit les deux rivaux dans sa maison en vue d’un jugement ultérieur. Ce n’est pas un hasard si cette histoire a sensiblement touché son interlocuteur : ébloui par Phronine, Polimneste n’envisage-t-il pas de l’enlever secrètement à Mégabise ? En sa qualité de personnage « plus absolu dans cette île que Théras même » 51 , il représente une menace autrement plus sérieuse. On le voit, l’intrigue principale n’échappe pas à la problématique de l’enlèvement pour en redire l’ambivalence : quand Phronine allègue le consentement, Polimneste, lui, « n’expliquait pas les lois de cette manière » 52 . Afin de rompre l’union des héros, il essaie de se rallier deux personnages via une manipula- 49 Ibid., p. 395. 50 Ibid., p. 369. 51 Ibid., p. 231. 52 Ibid., p. 233. <?page no="216"?> 216 Edwige Keller-Rahbé tion socio-affective de la topographie insulaire. Pour le ministre Aristandre, son choix se porte sur les fortifications de l’île 53 , lieu géostratégique lui permettant de s’étonner de l’excès de confiance et de bonne foi avec laquelle il se livre à ses anciens ennemis 54 . Mais Aristandre lui oppose un pragmatisme politique sans appel 55 . Pour Trasibule, il préfère un lieu en accord avec son état d’âme : « un château de plaisance que Théras et lui avaient fait bâtir à l’une des pointes de l’île, d’où on découvrait le royaume de Crète 56 . » Cette vue ne manque pas de faire soupirer l’amant malheureux de Praxorine, mais « il s’était depuis longtemps accoutumé à aimer sans aucun espoir » 57 la future reine de Crète. A travers l’histoire de Polimneste, Mme de Villedieu se plaît à exhiber tout l’arsenal de manœuvres romanesques qu’un amant éconduit a à sa disposition pour infléchir le cours des choses et, dans le même temps, elle s’amuse à en souligner l’invraisemblance et l’inefficacité profondes : que Polimneste tente d’exciter l’ambition ou la jalousie d’un rival, ou encore de chasser une passion par une autre, il s’agite en vain et son entreprise d’enlèvement paraît fort compromise. Nous sommes loin de l’univers fertile en rebondissements des grands romans baroques. De la parodie de l’utopie galante à la contestation de l’autorité En vérité, il semble difficile de semer la discorde dans cette île paradisiaque : pour conjurer l’humeur ombrageuse et soupçonneuse de Polimneste, Théras lui propose d’aller « divertir ces Dames » et voit sa galanterie couronnée de succès. Une certaine légèreté s’est à l’évidence emparée des esprits, qui incline à penser que l’utopie n’est pas sérieuse, non plus que sa loi. Est-ce d’ailleurs pour signaler le caractère parodique de sa réécriture que Mme de Villedieu mentionne le poète Georges de Brébeuf dans un clin d’œil ambigu ? 58 Lui 53 « […] un rempart qui défendait la ville du côté de Larisse, dont les peuples jalousaient fort l’autorité de Théras, et qui avaient toujours quelque chose à démêler avec lui » (ibid., p. 236). 54 « […] des personnes qui naturellement doivent [le] haïr » (ibid., p. 237). 55 « […] je tiens pour maxime qu’il faut toujours feindre de vouloir ce qu’on ne peut s’empêcher de faire » (ibid., p. 239). 56 Ibid., p. 245. 57 Ibid., p. 253. 58 « Il y a peu de personnes curieuses de savoir l’histoire des Grecs, qui ignorent que les Phéniciens ont été les plus polis et les plus industrieux des hommes de leur temps. Ce sont eux qui les premiers ont inventé l’art de la navigation, on leur doit l’invention des Lettres, et si les deux vers de Lucain, dont la traduction rend seule M. de Brébœuf immortel, doivent être crus, les Phéniciens ont aussi inventé l’art de l’écriture. Mais parmi tant de riches productions de leur esprit, ils ont eu des maximes <?page no="217"?> 217 L’île de Théras dont la traduction burlesque de La Pharsale de Lucain a suffi à le rendre « immortel » ? D’autres indices vont en ce sens 59 , à commencer par l’exagération caricaturale du paradoxe insulaire et l’excès de zèle de Théras, plus phénicien que les Phéniciens ! Un retour à la présentation de l’île par Mme de Villedieu s’avère également instructif : Les conquêtes légitimes et permises leur paraissaient indignes de leurs désirs, et ils ne connaissaient d’amour délicat et véritable que celui dont les plaisirs étaient assaisonnés du ragoût de les dérober. Cela rendait l’île de Théras aussi fertile en aventures amoureuses, qu’en toutes les productions de la nature dont elle abondait. C’eût été une belle matière de divertissement pour un étranger passant pays, qui n’aurait eu aucune passion dans le cœur ; mais celle de Mégabise lui faisait prendre ombrage de tout, et quelque bonne réception que Théras lui eût faite, il ne serait point venu dans son île, s’il en avait bien su les coutumes 60 . La métaphore culinaire conjuguée à l’évocation des multiples aventures amoureuses et, surtout, à ce qui pourrait être une allusion aux bâtards, apporte un démenti plaisant à la pratique accidentelle du rapt sur l’île. La romancière suggère au contraire un climat de sensualité, voire de libertinage, face auquel l’argument moral de l’incipit paraît faible 61 . Les dernières lignes laissent même à penser que la fiction repose sur le principe de la disconvenance, cher à l’esthétique burlesque. Mégabise se serait trompé de genre en abordant Théras qui, à l’opposé de l’île Délicieuse d’Alcidamie, s’avère une parodie d’utopie galante. Alors que Phronine est tout à ses « chimères » romanesques lorsqu’elle envisage avec admiration la « grandeur d’âme » de sa « redoutable rivale » Praxorine, Mégabise la ramène sans ménagement à un principe de réalité en lui demandant de s’attacher à « quelque chose de plus important, et de plus vraisemblable », c’est-à-dire le désir ardent de Polimneste. Ce décalage, on l’a vu, permet d’affirmer une chose et son contraire, que l’île est « fertile en aventures amoureuses » et qu’elle est, sinon chaste, du moins décente ; que le rapt fondé sur le consentement des femmes est seul bien injustes, et ce furent eux qui par l’enlèvement d’Io, fille d’Inaque roi d’Argos, devinrent les premiers auteurs de tous les désordres de la Grèce » (ibid., pp. 79-80). Les deux vers en question sont les suivants : « c’est de luy que nous vient cet art ingenieux/ de peindre la parole et de parler aux yeux […] » (La Pharsale de Lucain, ou Les guerres civiles de César et de Pompée en vers françois par Georges de Brébeuf, Paris, 1961, reprod. de l’éd. de Paris, A. de Sommaville, 1654, livre III, p. 18). 59 Le titre de l’ouvrage se rattache lui-même à une veine parodique en ce qu’il reprend celui des Annales galantes (1670), recueil qui parodiait Les Annales ecclésiastiques (1588-1593) de Baronius. 60 Les Annales galantes de Grèce, pp. 84-85. 61 Ibid., p. 4. <?page no="218"?> 218 Edwige Keller-Rahbé légitime et que le rapt né du bon vouloir masculin l’est tout autant… Vers quelle vérité le lecteur doit-il pencher ? On sait que le burlesque se présente souvent à lui comme une stratégie énonciative qu’il est invité à déchiffrer pour déceler un éventuel contenu subversif. Telle qu’elle est repensée par Mme de Villedieu, l’île de Théras se révèle un instrument polémique visant à contester l’autorité phallocentrique. Si l’écriture de l’Histoire en est la forme d’expression la plus apparente dans Les Annales galantes de Grèce, elle est loin d’être la seule. La loi édictée sur l’île se veut d’abord le socle d’une conception renouvelée de la morale, libérée de la « confusion » et de la « honte », qui sont autant d’entraves et de préjugés se rattachant au code masculin de l’honneur. A l’inverse est affirmé le droit des femmes à la libre disposition de leur corps, et même à l’adultère. Cette conception affranchie du poids de la culpabilité est célébrée à travers les paroles du jeune paysan Adraste, que maîtresse nature a rendu admirablement éloquent. Lors de la fête champêtre en l’honneur d’Hercule (le choix d’un héros fruit d’amours adultères et célèbre pour ses conquêtes féminines n’est pas anodin), Mégabise s’étonne qu’il ait pu délaisser son amante Hébé 62 pour la belle étrangère Déodamie : Comment peut-on cesser d’aimer, ce qu’une fois on a aimé ? Je ne sais comme cela se fait, repartit Adraste, j’aimais Hébé sans en savoir de raison ; je sentais un désir de lui parler qui m’aurait fait mourir de douleur si je ne lui avais point parlé. Je ne sens plus ce même désir pour elle, et je le sens pour cette étrangère. Je ne sais ni d’où cela vient, ni pourquoi je change. Mais quand je songe à ce que je sentais autrefois, je connais bien présentement que je ne sens plus la même chose 63 . « J’aimais/ je n’aime plus » : on voit par cette approche très marivaudienne avant l’heure 64 que, loin de prôner un libertinage agressif, Mme de Villedieu incline plutôt à développer une conception naturelle de l’amour centrée sur le bonheur individuel, et non plus sur le devoir (Iphise avec Théras) ou l’habitude (Hébé avec Adraste). Significativement, l’inconstance d’Adraste n’est pas blâmée par la petite société aristocratique de Théras, tout acquise à sa 62 Là encore, le choix de ce prénom par Mme de Villedieu ne relève certainement pas du hasard : déesse gréco-romaine de la jeunesse, Hébé est l’épouse céleste d’Hercule. 63 Ibid., pp. 387-88. 64 « SILVIA - J’aimais Arlequin, n’est-ce pas ? / FLAMINIA - Il me le semblait./ SILVIA - Eh bien, je crois que je ne l’aime plus./ FLAMINIA - Ce n’est pas un si grand malheur./ SILVIA - Quand ce serait un malheur, qu’y ferais-je ? Lorsque je l’ai aimé, c’était un amour qui m’était venu ; à cette heure je ne l’aime plus, c’est un amour qui s’en est allé : il est venu sans mon avis, il s’en retourne de même ; je ne crois pas être blâmable. » (Marivaux, La Double inconstance (1723), III, 8). <?page no="219"?> 219 L’île de Théras définition 65 . Mais la leçon vaut aussi pour les femmes, que Mme de Villedieu ne déresponsabilise nullement. En fustigeant par le truchement du « jeune folâtre » Isicrate les belles qui s’alarment de tout, et qui veulent « qu’on soit alarmé de tout » 66 , Mme de Villedieu ne vise-t-elle pas Praxorine ? Extrême, celle-ci véhicule les clichés de l’éthique chevaleresque des anciens romans, par opposition à Phronine qui, elle, incarne l’équilibre idéal entre les « dames trop sérieuses » et les « évaporées » 67 . L’habileté de la romancière aura été de placer de tels propos dans la bouche de personnages masculins disqualifiés a priori en ce qu’ils incarnent le type de l’inconstant, comme s’il s’agissait d’en garantir l’innocuité. Or, de même que chez les libertins, l’émancipation morale semble être d’une importance capitale chez Mme de Villedieu, non seulement en tant que préalable à une émancipation globale, mais en tant vecteur de paix sociale et politique. Sur Théras, insiste-t-elle, le rapt d’une femme « n’engendre aucune de ces haines qui ont détruit des familles entières, et souvent des monarchies » 68 . Par cette voie, l’île de Théras ébranle aussi les fondements de la société traditionaliste, fondée sur la cellule familiale rassemblée autour du chef géniteur. De fait, l’autorité patriarcale s’exerce de manière abusive dans le récit : Etéarque en Crète, Praxoras et Aristocle à Sparte, sur de vains préjugés de gloire, jettent leur fille sur les chemins de l’exil, quand ils ne les condamnent pas à la prison ou à la mort. L’utopie assume ici son rôle d’altercation par la critique des mœurs des sociétés de référence. En gagnant Théras, nul doute que Phronine, Praxorine et Déodamie ne s’affranchissent de cette tutelle. La lettre de cette dernière se présente d’ailleurs comme un plaidoyer émouvant en faveur d’une attitude plus humaine des pères envers leurs enfants : Je sais l’obéissance que les enfants doivent aux pères, la nature la grave dans toutes les âmes bien nées, et si elle avait manqué à la graver dans la mienne, mon éducation aurait réparé cet oubli. Mais Aristocle me permettra de lui représenter, s’il lui plaît, que le ciel a mis des relations équitables entre les diverses conditions des hommes ; les mêmes lois qui soumettent les sujets aux souverains, obligent les souverains à regarder leurs sujets comme leurs enfants : et les mêmes lois qui soumettent les enfants aux pères, défendent aux pères de convertir leur puissance légitime en tyrannie. Mon père a malheureusement oublié ces maximes, il veut 65 Mégabise s’enthousiasme et propose une reformulation galante des propos d’Adraste. 66 Les Annales galantes de Grèce, p. 317. 67 Ibid., pp. 318-19. 68 Ibid., p. 92. La romancière sait de quoi elle parle puisqu’elle est passée maître dans l’art de la nouvelle historique qui s’est fait une spécialité de l’explication passionnelle des grands faits politiques (voir notamment Les Désordres de l’amour, 1675). <?page no="220"?> 220 Edwige Keller-Rahbé me faire violer une foi qu’il a trouvé bon que je donnasse publiquement. Mes larmes et mes humbles remontrances ne le touchent point. Je vais chercher un asile contre une dureté où je ne puis me soumettre, et que je n’ose soutenir en face. Je vais voir si ces mêmes dieux qui ont fait en moi un changement si admirable, n’achèveront point leur ouvrage, ou en changeant le cœur de mon père, ou en me privant de cette beauté qui devient si fatale à ma vie 69 . Quant à Praxorine, sur le point de passer de la tutelle d’un père à celle d’un mari, elle incarne le parcours archétypal des femmes dans la société française du XVII e siècle. Cette « fille désobéissante » n’ayant pour tout choix que d’épouser le roi Etéarque, qu’elle n’aime pas, afin de sauver Mégabise, ou de faire obstacle à la félicité de celui-ci en se l’aliénant pour toujours, voit dans Théras un refuge providentiel : « Elle prit donc une ferme résolution de tenir toutes les paroles qu’elle avait données, mais un peu de délai était un soulagement qu’elle ne pouvait se refuser, et elle en prit l’occasion avec un empressement dont il était aisé de connaître la cause 70 . » En permettant au personnage de se soustraire « aux désirs du monarque amoureux », l’île assumerait sa traditionnelle fonction de technique dilatoire. Mais l’inachèvement du roman, dont on sait qu’il relève d’une pratique éditoriale souhaitée par Mme de Villedieu, change totalement la perspective et transforme l’île en véritable alternative, conformément à la raison d’être de l’utopie. Soutenu par les nombreuses figures royales, le caractère historique des Annales galantes de Grèce invite logiquement à réfléchir sur la dimension politique de l’autorité. A cet égard, il s’agit de bien considérer qui sont les habitants de l’île : infortunés certes, mais, par-dessus tout, exilés et insoumis. Qu’ils soient féminins ou masculins, tous les personnages, à des degrés divers, ont transgressé la loi qui leur était imposée dans leur patrie, ou se sont révoltés contre elle. C’est le cas de Praxorine qui se « fit un devoir de [s’] opposer publiquement aux ordres de [son] père » 71 , de la princesse Phronine, qui offense l’honneur du sien en se compromettant à Théras et, de manière significative, c’est le cas du souverain de l’île. Suivant Hérodote, Mme de Villedieu motive la venue de Théras à Caliste par son tempérament frondeur 72 , même si, par la suite, elle la colore d’une origine passionnelle, comme cela est fréquent dans la nouvelle historique. On songe bien sûr aux Exilés qui présentent la même problématique, mais tandis que Thalassie reste un lieu 69 Ibid., pp. 348-351. 70 Ibid., p. 267. 71 Ibid., p. 161. 72 Ibid., p. 59. <?page no="221"?> 221 L’île de Théras de bannissement contrôlé par le pouvoir de Rome (quoique l’on y murmure librement contre Auguste), l’île de Théras, elle, est une puissance politique à part entière, qui plus est « florissante ». De surcroît, les « crimes » des exilés de Théras sont autrement plus graves que ceux de Thalassie : évasion et rapt pour Mégabise, inconduite pour Phronine, rébellion pour Praxorine et Déodamie et insubordination pour Théras. L’île incarne donc un contre-pouvoir réel où les déchus sont à même d’être réhabilités grâce à l’autorité non dévoyée de Théras, d’où le jeu de médiations influentes auquel se livre le souverain avec Aristandre. Ironiquement, on voit que les personnages n’échappent à une autorité pervertie que pour tomber sous la menace de la loi insulaire. Mais en définitive que signifie cette loi ? Contrairement aux apparences, elle ne fait pas l’éloge de la transgression, mais dit la permission de la transgression et, audelà, l’impunité de la transgression 73 . Dans cette perspective, il est difficile de ne pas rapprocher l’expression « vice d’origine » de « péché originel » : adossée au discours récurrent sur la dédramatisation de l’amour, l’île symboliserait une sorte de paradis non perdu où l’homme, après avoir péché, non seulement n’est pas exclu, mais peut « jouir impunément » avant d’être encouragé à reproduire le « vice d’origine ». Théras pourrait-elle se lire en dernier ressort comme une réécriture de la Genèse ? Avec toute la prudence qui s’impose dans ce type d’interprétation, il convient de revenir sur le récit génétique présidant à l’entrée des personnages dans l’espace insulaire : Je suppose ici que les gens pour qui j’écris, savent faire la distinction des histoires suspectes d’être un peu fabuleuses, et de celles qui nous sont débitées sous le nom de pures fables. Mes lecteurs savent sans doute que cette Io, dont je parle, n’était point fille d’un fleuve, et ne fut point ravie par Jupiter. Elle était fille d’un roi des Argiens, et fut enlevée avec plusieurs autres dames de sa suite, par les Phéniciens qui étaient venus d’Egypte et d’Asie apporter des marchandises en Argos, et comme le vaisseau qui emportait cette proie, fit voile en Egypte, qu’on sait être un pays admirable pour les pâturages, les poètes ont feint que cette princesse avait été transformée en vache 74 . On sait qu’Hérodote n’a cessé de proposer des versions rationalisantes des légendes dans son Enquête 75 . Si Mme de Villedieu critique sa vision masculine 73 Agète se plaint des « terribles lois » de Théras où les ravisseurs trouvent « un sûr asile » (ibid., pp. 333-34). 74 Ibid., pp. 80-82. 75 Ce qui n’empêchera pas Voltaire de critiquer le pater historiae (Cicéron) pour sa version « folle et fabuleuse » de l’histoire (voir l’article « De Diodore de Sicile, et d’Hérodote » du Dictionnaire philosophique). <?page no="222"?> 222 Edwige Keller-Rahbé de l’histoire, en retour, une telle entreprise ne pouvait que rencontrer son assentiment, voire son admiration. Par-delà les préoccupations esthétiques relevant de la vraisemblance, on peut se demander comment la romancière articule cette rationalisation à la représentation de son île. Revenir aux origines, évacuer le surnaturel de la mythologie par une exégèse historique, être didactique dans sa volonté d’élucidation, érotiser par ailleurs l’île de Théras et nier le châtiment, n’y aurait-il pas là désir de réhabiliter l’homme au paradis ? Certaines hypothèses de localisation ne sont-elles pas insulaires et Théras n’est-elle pas reliée au mythe de l’Atlantide 76 ? Certes, la construction narrative de Mme de Villedieu est beaucoup moins lisible que celle de Cyrano de Bergerac dans L’Autre Monde, mais elle n’en reste pas moins subversive par sa peinture utopique d’un homme naturel 77 . « L’amour, la débauche et le plaisir seraient inoffensifs s’ils savaient rester naturels et purs et s’il existait, mais hors du monde, des lieux comme les cloîtres de fiction pour y vivre sereinement sous leur empire amoral, sans qu’interfèrent les imaginations qui guident la puissance et la servilité des hommes contre des femmes », affirme Sophie Houdard au sujet des « Fraticelles » 78 . Théras fait sans nul doute partie de ces « autre[s] monde[s] », voire de ces « antimonde[s] » 79 . Selon Micheline Cuénin, pour ses Annales galantes de Grèce Mme de Villedieu aurait tiré parti à la fois de la mode des utopies et de la réédition d’Hérodote par Pierre du Ryer (1677) 80 . Il serait hâtif d’en conclure que le résultat est opportuniste et l’inspiration nouvelle : ce dernier opus entre en résonance 76 Centre de la brillante civilisation minoenne, Théra fut complètement détruite par une violente éruption volcanique aux environs de 1500 av. J.-C. Tel qu’il est relaté par Platon dans le Timée et le Critias (vers 380 av. J.-C.), le mythe de l’Atlantide laissait entrevoir des similitudes avec l’île dévastée, en sorte qu’une des nombreuses hypothèses de localisation historique apparente Théra à la fabuleuse île engloutie de la légende. 77 Selon René Démoris, l’héroïne éponyme des Mémoires de Henriette-Sylvie de Molière incarne déjà cet idéal de la loi naturelle (« De l’importance d’être badin : pour une mise en situation des Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière (1672-74) », dans Madame de Villedieu romancière. Nouvelles perspectives de recherches, éd. E. Keller- Rahbé, Lyon, PUL, p. 131). 78 Sophie Houdard, « Liberté sexuelle et épicurisme galant. L’histoire vraisemblable des Fraticelles de Mme de Villedieu », dans Autour de Cyrano de Bergerac. Dissidents, excentriques et marginaux de l’Age classique, Paris, Champion, « Colloques, congrès et conférences sur le classicisme », n° 10, 2006, p. 88. 79 Ibid., p. 79. 80 La jeune Marie-Catherine Desjardins s’est pourtant déjà inspirée des Histoires d’Hérodote (livre III) dans sa tragédie Nitétis (1663). <?page no="223"?> 223 L’île de Théras avec Les Annales galantes (1670) 81 et Les Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière (1672-74), mais c’est en comparaison d’Alcidamie et des Exilés qu’il offre une remarquable cohérence. La représentation insulaire va dans le sens d’une radicalisation des prises de position à l’égard de l’expression du libre désir et, dans l’ensemble, des postures libertines d’émancipation. Des années 1660, période de rédaction d’Alcidamie, aux années 1680, période de rédaction des Annales galantes de Grèce, c’est toute la montée de l’absolutisme que la romancière aura vécu : dans leurs valeurs de refuge et de contre-sociétés idéales, l’île Délicieuse, Thalassie et Théras nous semblent être indissociablement liées à ce contexte de pouvoir fort. 81 Au-delà du titre, une étude comparée de l’« Avant-propos » des Annales galantes et de l’incipit des Annales galantes de Grèce révèle l’étroite convergence des programmes narratifs dans le souci d’une stigmatisation railleuse des sources historiques et d’une perspective moralisatrice. En l’absence de certitudes quant aux conditions de rédaction des Annales galantes de Grèce, l’hypothèse d’un montage éditorial posthume n’est donc pas totalement à exclure : il eût été aisé à Barbin de faire habiller par quelque plumitif un manuscrit incomplet « à la manière » des Annales galantes. <?page no="225"?> Biblio 17, 190 (2010) De la langue qui pourrait être à l’île qui n’existe plus : voyage dans l’imaginaire linguistique de L’histoire des Sévarambes S ERGIO P OLI Université de Gênes Un lien profond unit, dans notre imaginaire, île et utopie. Dans la préface de L’île, territoire mythique, F. Moureau parle du faible symbolisme de l’île, qui ne tirerait « son sens que de la mer qui l’environne ». « Il est un lieu mythique, cependant, », dit-il, « où l’île fonctionne parfaitement […]. Il s’agit de l’Utopie ». 1 Le lieu moderne de naissance de l’utopie, en effet, est une île. Et dans une histoire des lieux utopiques ou para-utopiques, l’île ne peut occuper qu’une place de choix. C’est justement ce lien « traditionnel » qui paraît absent dans L’histoire des Sévarambes 2 , de Veiras 3 : on y déclare, quoique sur le mode de la dénégation, une filiation utopique, mais, comme du reste cela arrive dans d’autres cas, le cadre choisi est un « continent ». Ce n’est pas là son seul trait atypique, mais c’est le trait qui est en jeu ici. On pourrait alors se demander si la raison de cette nouveauté relative ne se lie qu’à une mode, à cette mode des Antipodes suscitée par tant de voyages et de découvertes, ou bien si elle ne dépend pas d’une sorte de nécessité structurale, vu qu’elle est accompagnée par d’autres nombreux éléments de diversité, capables de « troubler » l’esprit du lecteur, comme on l’a mis en relief bien des fois. Prosper Marchand, par exemple, soulignait au XVIII e siècle 4 l’hésitation du public face à la véritable nature de l’œuvre : 1 AA.VV., L’île, territoire mythique, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989, p. 7. 2 Voici le titre complet : L’histoire des Sévarambes, peuples qui habitent une partie du troisième continent, communément appelé « la terre australe ». Contenant une relation du gouvernement, des mœurs, de la religion et du langage de cette nation, inconnue jusqu’à présent aux peuples de l’Europe (première édition en anglais, 1675, première édition française, complète : 1677). 3 La graphie du nom est double : Veiras ou Vairasse. 4 Cité par M.-Th. Bourez, La terre australe inconnue et l’ « Histoire des Sévarambes » (1677) de Denis Veiras, in AA.VV., Le voyage austral, Grenoble, ELLUG, p. 38. <?page no="226"?> 226 Sergio Poli Les uns le prirent à la vérité pour une belle idée, imaginée par l’Auteur, pour s’égaïer et se divertir ; les autres crurent de bonne foi qu’on leur y racontait sincèrement les particularités d’une nouvelle découverte ; mais d’autres, plus fins ou défiants, pénétrèrent plus loin et crurent découvrir que c’était un Ouvrage dangereux qui sous le voile de la Fiction en voulait directement à la religion et au gouvernement ; et J.-M. Racault, aujourd’hui, juge le texte capable justement de « jeter le trouble même chez des lecteurs avisés », en le situant dans le cadre de la crise romanesque du dernier tiers du XVII e siècle 5 . Nous voilà donc devant une question à laquelle on pourrait bien réfléchir, même et, j’oserais dire, « surtout » dans un colloque consacré à l’île ; une question, en outre, qui devrait être analysée, faute d’une île comme il faut, en partant de quelques éléments significatifs du contexte. La structure du livre est bien connue : un avis au lecteur, signé par un porte-parole de l’auteur, qui reste anonyme, où l’on établit la véridicité des faits racontés ; un récit « autobiographique » où il est question de l’enfance du protagoniste-narrateur, le capitaine Siden, et de sa passion pour les voyages ; le voyage pour Batavia sur le Dragon d’Or, un navire hollandais ; la tempête et le naufrage sur une terre inconnue. Suivent l’édification d’une petite société, avec ses bonnes règles et ses hiérarchies, dont Siden est élu chef, la rencontre avec le peuple austral, le voyage vers l’intérieur du pays, et enfin la description des mœurs et de la société utopique. Des épisodes narratifs sont insérés dans la description, en particulier vers la fin du texte. L’attention des spécialistes s’est surtout concentrée sur quelques aspects de l’utopie : la religion, d’abord, qui procura au protestant Veiras des accusations, justifiées, d’athéisme ; les sources, parmi lesquelles on retrouve les Comentarios de Garcilaso de la Vega 6 , Thévenot, More et Bacon 7 ; la correspondance entre les noms de la vérité et ceux de la fiction 8 ; la structure de la société antipodique, et, aussi, la langue. 5 J.-M. Racault, L’Océan Indien et l’utopie aux XVII e et XVIII e siècles, in AA.VV., Sur la route des Indes Orientales, Fasano-Paris, Schena-Nizet, 1995, p. 81. 6 Comentarios reales que tratan del origen de los Incas, 1609 et 1617. Traduction française par Baudoin, 1633. Voir Trousson, Le mirage américain dans les utopies et les voyages imaginaires depuis la Renaissance, in D’Utopie et d’Utopistes, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1998, p. 87. 7 Voir l’introduction à l’édition, par Michel Rolland (voir infra la n. 9). 8 Le Dragon d’Or, qui probablement a réellement existé ; Van de Nuits, l’ami fraternel du narrateur, qui rappelle Pieter de Nuyts, navigateur qui débarqua sur la côte australienne, etc.) : Voir M.-Th. Bourez, La terre australe inconnue et l’ « Histoire des Sévarambes » (1677) de Denis Veiras, in AA.VV., Le voyage austral, Grenoble, ELLUG, 1984. <?page no="227"?> 227 De la langue qui pourrait être à l’île qui n’existe plus La langue est un leitmotiv de l’utopie moderne, qui plonge ses racines dans une Antiquité mythique et biblique et devient très important dans la première modernité, quand l’imaginaire linguistique doit se mesurer avec une série de faits fondamentaux : la multiplication des langues à inventorier, à la suite de l’expansion coloniale ; la disponibilité de nouveaux instruments de communication, grâce à l’imprimerie ; l’essor des états et des langues nationales, avec leurs rivalités culturelles ; et, enfin, les exigences d’une mentalité scientifique soucieuse de précision et de clarté. Comme, en outre, la langue forme un système abstrait, fermé et autosuffisant, capable de véhiculer, mieux que tout autre élément, l’idéologie du monde qui la contient, les utopistes se font un devoir d’inventer des systèmes de tout type, lexicaux, musicaux ou même gestuels. Pourquoi ne pas partir de la langue, alors, pour arriver à l’île ? D’autant plus que la langue utopique de Vairasse, est elle aussi « différente » ; et que, si plusieurs fois l’on s’est plu à décrire son système grammatical et à remarquer, mais rapidement, sa genèse particulière, on n’a pas assez souligné, je crois, le lien de cette même genèse avec le contexte historique, ni, surtout, les modalités de sa construction, qui sont elles aussi révélatrices. On n’a pas non plus examiné, en outre, le rôle prééminent et problématique du discours linguistique, qui, de façon plus ou moins explicite, parcourt toute l’œuvre, joue avec la culture du lecteur, d’abord, et avec ses attentes, ensuite ; et se révèle par là comme l’un des indicateurs idéologiques les plus féconds et importants de l’œuvre. Dans la rade paratextuelle : questions de départ La description organique du sévarambais, dans la cinquième et dernière partie du volume, à côté d’autres petits traités sur la religion, les fêtes et d’autres aspects de la civilisation sérarambe, constitue en effet l’aboutissement d’un discours plus vaste, souvent implicite et caché, qui commence dès l’avanttexte de l’œuvre, là où l’Avis l’on jongle avec le pauvre « Lecteur » à propos de la vérité et du mensonge, de l’utopie et des relations de voyage 9 , et où sont posées les prémisses « documentaires » qui devraient attester la vérité du récit qui suit. Ce discours commence par un détail apparemment insignifiant, qui pourtant, à bien le regarder, fait tout de suite « problème ». Pourquoi en effet le capitaine Siden éprouve-t-il le besoin d’écrire en plusieurs langues sur des feuilles désordonnées et éparses la relation de son séjour au pays des Sévarambes ? « Cette histoire est dans une grande confusion - avait-il dit au 9 L’introduction de Vairasse/ Veiras (qui reste pourtant anonyme) est de ce point de vue magistrale, et mériterait une étude approfondie. <?page no="228"?> 228 Sergio Poli médecin devenu son ami pendant le voyage de retour, qui héritera de ses mémoires - elle est presque toute écrite en feuilles détachées, et en diverses langues, qui auront besoin d’être expliquées… » Pour le désordre, la réponse est simple : il a sûrement écrit à la hâte, sur le bateau qui le ramenait en Hollande, au fur et à mesure que les épisodes de son aventure se présentaient à son esprit. Mais pour cette accumulation de langues ? Lorsque, après sa mort, ce même médecin consulte ces papiers, il « trouva qu’ils étaient écrits en latin, en français, en italien, et en provençal, ce qui le mit en grand embarras, parce qu’il n’entendait pas toutes ces langues, et qu’il ne voulait pas confier ces mémoires à des mains étrangères » 10 . Cette accumulation disparate de plusieurs langues dans le seul récit d’un auteur unique est-elle vraisemblable ? Relève-t-elle de la vérité ou de la fiction ? Dans ce dernier cas, comment l’interpréter ? Heureusement, le lecteur se trouve, quelques pages plus loin, devant la remémoration - par le capitaine lui-même dans ces mêmes papiers - d’une jeunesse mouvementée, où figurent de nombreuses aventures et voyages : en France et surtout à Paris, bien sûr, mais aussi en Italie, en Catalogne pour des raisons militaires, en Allemagne pour de longs séjours chez l’Empereurs et auprès des cours des princes ; puis en Suède, au Danemark et finalement en Hollande, pour se reposer plusieurs années avant le dernier voyage sur le Dragon d’Or, qui le mènera aux Antipodes. Voilà donc expliquées du moins les citations de l’italien, du français, et peut-être du provençal. Comme le narrateur nous parle aussi de ses études de droit, la curiosité du public est satisfaite même quant au latin. Au-delà de l’invraisemblance apparente d’une écriture-patchwork, on est alors tenté d’attribuer à cette liste d’idiomes une valeur allusive : chaque langue renvoie à une époque de la vie du narrateur. Il faudrait pourtant expliquer les absences. Pas d’allemand, ni de suédois, ni de danois. Qui plus est, pas de hollandais, la langue du lieu de départ, de l’équipage du navire, probablement, aussi, la langue du médecin, embarrassé devant tous ces papiers multilingues. Surtout, comment expliquer une absence plus grave, dont on ne s’aperçoit que rétrospectivement, une fois terminée la lecture de l’œuvre : pourquoi pas de sévarambais ? C’est la langue la plus parfaite, celle qu’on apprend vite et qui correspond le mieux au référent ; celle que le narrateur maîtrisait désormais comme sa langue maternelle. Force est, devant ce petit mystère, d’aller chercher une réponse ailleurs, hors de la vie de Siden, mais aussi de celle de Denis l’écrivain, que le lecteur ne connais- 10 Denis Veiras, L’histoire des Sévarambes, présenté par M. Rolland, Amiens, Encrage édition, 1994, p. 28. Toutes les citations seront tirées de cette édition, proposant le texte complet de 1677, publié à Paris en français (en 1675 il y avait eu une édition anglaise, incomplète). <?page no="229"?> 229 De la langue qui pourrait être à l’île qui n’existe plus sait pas, le récit ayant paru anonyme, et qui en tout cas, outre le français, parlait sûrement l’anglais (c’est la langue de la première édition du texte) et peut-être le hollandais. Le seul élément sur lequel s’interroger est alors la nature des langues citées et leur position respective dans la liste, où le latin figure en première position, suivi par les autres en ordre alphabétique. On remarquera, alors, que tous les idiomes nommés sont issus du latin, l’ancienne langue unitaire de l’Empire, désormais menacée, aussi, dans sa primauté culturelle et « scientifique » ; et que leur confusion, s’ajoutant au désordre des « feuilles détachées », a pour effet de perturber la compréhension. Impossible alors de ne pas entrevoir dans ce détail apparemment biographique le début d’un discours idéologique, qui se fait sur la langue et par la langue : un discours où trouvent leur place l’idée de « translatio studii » et les rivalités culturelles entre les différentes aires néo-latines, mais qui renvoie surtout au mythe de Babel et aux idées du Moyen Âge et de la Renaissance sur la décadence des langues à partir d’une perfection adamique originaire. Ce constat donne dès le début à l’élément linguistique une importance spéciale, qui met en jeu l’insuffisance des langues contemporaines, le désir traditionnel, mais très actuel à l’époque, d’une langue parfaite, les recherches d’une communication efficace pour pouvoir exprimer des idées inhabituelles ; une importance, en somme, pouvant bien orienter la lecture qui suit. Voyage ou utopie, c’est aussi de la langue qu’il sera question dans le texte. Le lecteur cultivé désormais mis en alerte pourra alors aisément découvrir et décrypter le jeu anagrammatique des noms : de Siden à Denis (ici, la solution est banale, comme celle de l’Adam terrestre au Mada lunarien de Cyrano) ; ou de Vairasse à Sévarias, le héros Parsis fondateur de la nation des Sévarambes (ici, la découverte est peut-être moins immédiate, pour des raisons de « mise en scène » retardée de ce même héros). La déception du jeune Siden, qui étudie le droit à cause de sa passion pour les déclamations, la fiction et la gloire, et qui capitule devant les basses pratiques de ce monde, prendra elle aussi un goût fictionnel et linguistique : Après ma réception, je m’exerçai à faire des déclamations dont j’inventais les sujets ; et puis j’en choisis de véritables, pour les plaider avec éclat […] mais lorsqu’il me fallut descendre à la pratique du palais, je la trouvais si basse et si sénile qu’en peu de temps j’en fus entièrement dégoûté… (32) Mais surtout, notre lecteur attendra le moment où une langue et un monde moins décevants lui seront présentés. Le naufrage dans les terres australes et la découverte, quelque temps après, d’un peuple et d’une civilisation inconnues viendront à l’encontre de sa curiosité, mais progressivement, sous forme d’une lente acclimatation et - dirait-on aujourd’hui - acculturation. <?page no="230"?> 230 Sergio Poli Vers la langue d’Utopie : signaux Les contacts avec les habitants de ce monde débutent eux aussi sous le signe d’une diversité linguistique, qui n’est pas sans rappeler la situation géopolitique de l’Asie du Sud-ouest. La première rencontre des naufragés avec un porte-parole sévarambe se fait, en effet, en espagnol, mais tout de suite après on passe au hollandais : Quand ils furent à la portée du pistolet, celui qui avait le drapeau, faisant une profonde révérence, nous parla en espagnol, et nous dit de n’avoir point de peur et qu’on ne nous ferait aucun mal. Un de mes gens qui entendait cette langue nous expliqua ce qu’il avait dit […] Il voulut savoir d’où nous étions et, ayant appris que nous étions des Pays-Bas il nous en témoigna de la joie et souhaita d’être reçu avec encore un autre dans notre pinasse […]. Il ne fut pas plutôt dans notre pinasse qu’il demanda en hollandais le commandant… (54-55). Les deux médecins qui examinent la situation sanitaire des naufragés pour savoir s’il y a quelqu’un atteint du « mal de Naples » leur parlent en français… ils sont en tout cas les seuls à le faire, peut-être en souvenir du nom napolitain et italien de la maladie, le « mal francese » (62) ; les manœuvres militaires sont commentées en espagnol (92) ; le persan est « publiquement enseigné » dans les écoles sévarambes (88). Ce multilinguisme est si curieux qu’il mérite des explications : les Sévarambes sont polyglottes car il y en a qui se rendent périodiquement avec des identités fictives dans les États de l’Asie et de l’Europe pour y chercher « des lumières » et des « règles de bien vivre » susceptibles d’être introduites dans leur pays 11 . La connaissance des langues leur est donc nécessaire pour la compréhension des mœurs et des livres d’autrui. C’est là l’un des enseignements les plus importants du fondateur de leur culture, ce Sévarias qui venait de Perse, mais qui avait étudié les lettres grecques et les sciences, et avait lui aussi voyagé beaucoup en Asie et en Europe, avec son précepteur et conseiller vénitien Giovanni. C’est ce que souligne le noble Sermodas, pendant sa longue réponse aux questions de Siden : […] entre autres choses il leur recommanda l’innocence des mœurs et leur ordonna de n’avoir point de commerce avec les nations de l’autre continent, de peur que leurs vices ne corrompissent aussi les Sévarambes. Cependant, comme parmi les hommes vicieux on voit souvent briller de 11 La parenté avec les citoyens de Bensalem, dans la Nouvelle Atlantide de Bacon, citée dans la première ligne de l’avis au Lecteur, est ici évidente. Veiras applique ce qui avait un sens scientifique chez son devancier même au domaine « des arts et des mœurs » ; en outre il est plus circonstancié, et lie de façon plus explicite voyages et langues. <?page no="231"?> 231 De la langue qui pourrait être à l’île qui n’existe plus grandes vertus, soit dans la politique, soit dans les sciences et dans les arts, Sévarias trouva qu’il n’était pas avantageux, fuyant leurs vices, de mépriser leurs vertus et de négliger les bons exemples et les belles inventions qu’on peut tirer des Chinois et des peuples de votre continent. C’est pourquoi il ordonna qu’on enseignerait publiquement la langue persane, qu’on enverrait de temps en temps en Perse des gens qui la sussent bien parler et que, de là, ils pourraient voyager dans d’autres pays pour y remarquer tout ce qu’il y avait de considérable […] de sorte que par le moyen des personnes que nous envoyons en Asie et en Europe, sous le nom et sous l’habit de Persans, nous apprenons de temps en temps tout ce qui se passe dans les plus illustres nations de votre continent, nous en savons les langues et nous en tirons toutes les lumières dans les sciences, les arts et les mœurs que nous jugeons pouvoir contribuer à la félicité de notre état (88-89). Ces procédés « réformateurs » dans un roman de ce genre, malgré la source baconienne 12 , sont plutôt rares et bien loin de la différence radicale sur laquelle se fondent la plupart des œuvres utopiques de l’époque ; son application a des conséquences non seulement sur les compétences linguistiques des Sévarambes, mais, comme on le verra, sur la formation de leur langue elle-même. Celle-ci se révèle au lecteur par degrés : d’abord, elle se manifeste par les noms des personnages qui accueillent les européens pendant leur voyage vers la capitale du pays, Sévarinde. Si les deux premiers se présentent comme Carchida (le chef) et Bénoscar (son assistant), très tôt on est frappé par la désinence - invariablement en « -as » - des noms de tous les gouverneurs éminents qui reçoivent les voyageurs de ville en ville. D’abord Albicormas, ensuite Sermodas, leur guide vers l’intérieur, et encore Psarkimbas, Astorbas, Comustas, Semudas, et ainsi de suite jusqu’au roi (ou pour mieux dire, au vice-roi du Soleil) Sevarminas. Un lien entre suffixe et hiérarchie sociale est donc vite établi, où « degré zéro », « -a » et « -as » occupent des places différentes, et où « -as » mérite son rôle dominant en l’hommage du héros éponyme Sévarias. De même, le passage de ville en ville montre des désinences récurrentes liées à leurs dimensions, à leur position et à leur importance administrative : après Sporounde, voilà Sporoümé, « qui n’est pas si grande de moitié » (72), et puis Sporoünide, encore plus petite ; et donc Sporavité, à la fin d’un parcours fluvial navigable. On se dirige après vers les montagnes, en passant par Sporagueste et enfin par Sporagoündo, dernière ville du pays de Sporoumbe. On passe dans le pays de Sévarambe, dont la première ville est, naturellement, Sévaragoündo, qui signifie « la porte de Sévarambe », « car - on nous dit - « goundo », en leur langage, signifie « porte » ou « entrée » ; et 12 Rappelée en tout cas dès la première ligne de l’avant-texte… <?page no="232"?> 232 Sergio Poli c’est la raison pour laquelle la ville qui est située de ce côté-là s’appelle de ce nom, et l’autre qui lui est opposée Sporagoundo, c’est-à-dire la porte ou l’entrée de Sporoumbe » (82). Ces petits détails parsemés au fil des pages ne font qu’aiguiser la curiosité du lecteur. Quant aux traits phonétiques et à l’impression d’ensemble, on en a une description indirecte et rapide dans le rapport que Maurice fait à ses compagnons de sa rencontre avec les étrangers encore mystérieux : « Il me sembla que cette langue avait quelque chose de semblable dans la prononciation à la grecque et à la latine, ainsi que je les ouïs prononcer en Hollande, et qu’elle était douce et majestueuse » (59). Le lecteur est donc bien préparé : désinences qui ne vont pas sans rappeler le « sermo persicus » dont parle Th. More à propos de la langue utopienne 13 et qui serait à la base de son célèbre tetrastichon, mais aussi qui évoquent le grec et le latin, perceptibles vaguement dans les étymologies (Sermodas, Sporounde, etc.) et surtout dans la prononciation, dont les traits saillants sont la douceur et la majesté. Inévitable donc pour lui d’éprouver une vive curiosité pour cette langue dont on lui donne des échantillons qui font songer à une construction complexe et cohérente. Le traité sur le Sévarambais arrivera finalement, dans la cinquième partie de l’oeuvre, pour répondre à des attentes si judicieusement éveillées. La langue, finalement Ce traité sur la langue utopique, étendu, détaillé et fourré d’exemples sent fort la grammaire : Vairasse est en effet l’auteur d’une Grammaire méthodique contenant en abrégé les principes de cet art et les règles les plus nécessaires de la langue françoise dans un ordre clair & naturel 14 : ce détail explique la précision analytique de l’exposition, la « grammaticalité » de la langue elle-même, tout comme la place occupée dans l’ensemble de l’œuvre. Ces traits ont attiré plusieurs fois l’attention des spécialistes, qui en ont souligné les éléments les plus intéressants. Il nous suffira ici d’en rappeler quelques uns, pour nous arrêter, finalement, sur des détails extra-linguistiques qui nous paraissent eux aussi significatifs. L’ordre « clair et naturel » proposé pour le français dans 13 Voir p. ex. C. Marrone, Le lingue utopiche, Viterbo, Nuovi Equilibri, 2004, pp. 49- 51. 14 Grammaire méthodique contenant en abrégé les principes de cet art et les règles les plus nécessaires de la langue Françoise dans un ordre clair & naturel, avec de nouvelles observations & des caractères nouveaux pour en faciliter la prononciation, sans rien changer d’essentiel dans l’orthographe et dans l’ensemble des mots, Paris, chez l’Auteur le Sr D.V. d’Allais, au bas de la rue du Four, proche du petit Marché, Faubourg Saint Germain. <?page no="233"?> 233 De la langue qui pourrait être à l’île qui n’existe plus la grammaire méthodique est celui qui peut librement dominer dans un sévarambais, qui, par exemple, ne connaît pas d’exceptions et est capable d’exprimer parfaitement la pensée. La « nature » commande la distribution des 10 voyelles et des 30 consonnes d’un alphabet ordonné selon la succession des organes phonatoires, de l’intérieur (gutturales) à l’extérieur (labiales), en passant par le centre (palatales). Les sons expriment eux aussi la nature des choses, les Sévarambes « ne se servant jamais de syllabes longues et dures pour exprimer des choses douces et petites, ni de syllabes courtes et mignardes pour représenter des choses grandes » (251). A ce cratylisme dénotatif de l’objet, ils ajoutent aussi des « notes » connotatives et suprasegmentales, exprimant les sentiments et l’intention du sujet : Veiras mêle de ce point de vue des traits musicaux et « chinois », dont les langues fantastiques de son époque s’inspirent souvent 15 , avec la notion de « quantité » du grec et du latin ; mais ce qui est encore plus intéressant, c’est qu’il en tire des conséquences remarquables sur le plan poétique, où la rime, considérée comme « barbare », ridicule et enfantine 16 , est remplacée par des vers métriques sonores et propres à émouvoir : Il me semble que ces vers rimés font un certain carillon, à peu près semblable aux clochettes qu’on pend à la cage ronde d’un écureuil, qui les fait sonner en se roulant dans sa prison et qui, se répondant les unes aux autres, rendent une mélodie qui n’est agréable qu’à l’écureuil au aux enfants qui passent.[…] Y a-t-il rien de plus ridicule que de faire parler en rime, comme on fait dans diverses comédies, une harengère, un savetier, un paysan, un petit enfant et telles autres personnes ? Est-il rien de plus absurde que de vendre, d’acheter, de plaider, de boire, de manger, de se battre, de faire son testament et de mourir en rimant ? […] Au contraire, j’ai vu des poèmes à Sévarinde qui, quoique fort médiocres pour ce qui est de l’esprit, ne laissaient pas de sembler merveilleux quand ils étaient récités ou chantés. […] Ce qu’il y a de plus admirable, c’est que le seul mouvement des pieds, sans les paroles, avec les notes de la musique sur lesquelles on les chante, produisent dans le cœur presque tous les mouvements que produit le poème entier. C’est une chose ordinaire aux musiciens de ce pays-là de faire des effets différents dans un même chant. Quelquefois ils excitent la joie, la colère, la haine, le mépris et même la fureur ; et, incontinent après, ils calment ces passions et leur font succéder la pitié, l’amour, la tristesse, la crainte, la douceur et enfin le sommeil. Et tout cela vient principalement de la force des vers métriques. Je crois qu’on n’aura pas de peine à croire cette vérité, puisqu’autrefois les Grecs 15 Voir Godwin, Cyrano, etc. 16 La critique de la rime occupe une vaste parenthèse, et mériterait à elle seule une étude approfondie. <?page no="234"?> 234 Sergio Poli faisaient tout cela, bien que leur langue n’y fût pas, et de beaucoup, si propre que celle des Sévarambes, qui ont enchéri sur eux et sur tous ceux qui les ont précédés. (256) A cette variété sonore correspond aussi une nature flexionnelle, sur le modèle du latin, qui favorise encore davantage, par la liberté dans l’ordre des mots, une telle prédisposition musicale. Avec un avantage remarquable, par rapport aux Classiques : celui d’éviter, malgré cette liberté, tout danger d’obscurité dans l’expression de la pensée : Car ils [les Sévarambes] arrangent leurs mots comme il leur plaît, sans apporter de l’obscurité dans leurs ouvrages, parce que dans leur langue tous les cas des noms et les personnes des verbes ont de différentes terminaisons et ne font point d’équivoque, comme dans le grec et dans le latin, ce qui la rend très claire et très facile. (257) La régularité, expression de la rationalité, se lit en effet à tous les niveaux 17 : dans la distinction entre morphèmes lexicaux, morphèmes de genre, diminutifs, péjoratifs, mélioratifs, superlatifs et supératifs, et même morphèmes « sociaux » et morphèmes « naturels » ; dans les pluriels se formant par agglutination en se combinant avec le morphème de genre ; dans les verbes dont la conjugaison incorpore la personne, mais aussi le sexe du locuteur ; et ainsi de suite. Vairasse nous donne des exemples et des paradigmes : amba, par exemple, est un homme (« a » marquant le genre masculin) ; un grand homme vénérable se dit ambas (« -s » marquant la noblesse et la supériorité) ; un vilain ambou (« -ou » indiquant dédain et mépris), et un vilain « insigne » ambous ; un « petit malotru » se dira ambu, et un joli petit homme ambé, à moins qu’ils ne soient « insignes », et acquièrent un « s » etc. Le féminin est marqué par « -é », d’où embé, embés, embou, embous, etc. pour les femmes ; d’où, aussi, ermanéi pour l’infinitif du verbe « aimer » si c’est une femme qui aime, au lieu d’ermanai quand il s’agit d’un homme. Ici, on est loin de l’influence « musicale » chinoise ou latine ; on se trouve au contraire dans le sillon du courant rationaliste, de Descartes, Leibnitz et, surtout, de la Logique de Port Royal. L’édifice linguistique de Vairasse se situe donc à la croisée entre les suggestions musicales de certaines langues fantastiques, tel le lunarien de Godwin ou le sélénite aristocratique de Cyrano, l’admiration pour les classiques et leurs langues synthétiques, et les nouvelles exigences scientifiques que le rationalisme exprimait dans le domaine de la communication et de la construction du savoir. Il se distingue pourtant de 17 Voir, à ce propos, P. Swiggers, « La description de la langue des Sévarambes chez Denis Vairasse d’Allais : grammaire et fiction », Lingua e stile, XII, 1, 1987, pp. 119- 126. <?page no="235"?> 235 De la langue qui pourrait être à l’île qui n’existe plus tous ses devanciers par une caractéristique importante, concernant l’histoire et les modalités de sa création. Voyage dans le temps, ou comment bâtir une langue Cette histoire est très particulière. Cas unique parmi les langues utopiques, le sévarambais, qu’on a souvent qualifié de langue a posteriori 18 est en effet une langue réformée et améliorée. Elle est développée sur un fond préexistant, la langue des Stroukarambes, des gens autrefois barbares qui, avec leurs ennemis Prestarambes avaient formé grâce à Sévarias une seule nation. Le nom même de Sévarias est le résultat d’une acculturation significative, car la désinence « -as » est une « stroukarambisation » de l’originaire Sévaris. Le nouvel idiome n’est, en somme, que le résultat d’un travail attentif à partir de l’ancien. Les raisons d’un tel travail sont en elles-mêmes à souligner : selon Sévarias/ Vairasse « La politesse des mœurs produit ordinairement celle des langues, surtout quand elles ont des fondements naturels sur lesquels on puisse facilement bâtir, sans en changer le premier modèle quand il est une fois bien établi » ; c’est pourquoi « prévoyant par ses lois qu’il rendrait les mœurs de ces peuples douces et réglées, il crut qu’il leur faudrait une langue conforme à leur génie… » (250). Pour la première fois, dans l’utopie fait irruption l’idée de génie d’un peuple, et du génie correspondant de la langue. Une idée qui s’accorde mal avec celle d’une langue originaire d’un côté, et d’une langue parfaite de l’autre, qui dominent généralement dans les œuvres de ce type. Pour la première fois, aussi, l’ « harmonie » traditionnelle des langues utopiques, liée surtout à l’idée d’une correspondance « naturelle » entre signe linguistique et référent se transforme en un équivalent plusieurs fois souligné, la « douceur », qui prend un sens nettement sociopolitique, en sous-entendant aussi la politesse des mœurs. Quant aux modalités, deux éléments sont surtout à souligner. Le premier est en relation avec la connaissance de la matière, les langues dans le cas spécifique. Sévarias, en effet, est un linguiste (« il excellait dans la connaissance des langues »), et c’est des langues existantes dont il a une connaissance approfondie qu’il « tira […] ce qu’elles avaient de beau et d’utile, et rejeta ce qu’elles avaient d’incommode et de vicieux. Non qu’il en empruntât des mots, car ce n’est pas ce que je veux dire, mais il en tira des idées et des notions qu’il tâcha d’imiter et de reproduire dans la sienne ». 18 Voir par exemple M. Yaguello, Les langues imaginaires, Paris, Seuil, 2006, p. 76 ; ou C. Marrone, op. cit., p. 141. <?page no="236"?> 236 Sergio Poli Le deuxième concerne les procédés utilisés pour effectuer les « additions » et pour « retrancher la superfluité », se fondant sur un travail qu’on pourrait définir « dictionnairique » : « Sévarias fit faire un inventaire de tous les mots qu’elle [la langue des Stroukarambes] contenait, et les fit disposer en ordre alphabétique, comme les dictionnaires » (250). L’écriture « orientale » avec des caractères créés exprès ne suffit pas à nous dépayser : tout ceci a un air très familier. On y retrouve les idées sur la contribution de différents idiomes et dialectes à un tronc commun, qui remontent à Dante ; on songe aux travaux lexicographiques du Grand Siècle, aux discussions des Messieurs de l’Académie et aux différents choix sur l’ordre alphabétique ; on retrouve les idées du siècle précédent sur l’enrichissement de la langue et celles du XVII e sur la clarté et la simplification. La description de la grammaire utopique, tellement précise et détaillée, nous paraît alors encore plus éloignée des spéculations les plus audacieuses, mais aussi plus imprécises, autour des langues musicales, gestuelles ou essentialistes ; surtout, elle nous paraît moins importante et moins porteuse de sens par rapport au processus de création et de règlementation d’où elle est issue, qui nous plonge directement dans l’atmosphère très peu utopique, mais certainement réformatrice, de l’époque. Le mythe négatif babélien, semble nous dire Vairasse à la fin de son discours linguistique, nous a définitivement chassés de l’Eden de la communication, nous jetant dans l’histoire ; mais dans cette histoire la décadence n’est pas inévitable : la connaissance des langues permet de retrouver une perfection correspondant non pas, ou non seulement, à la nature en général, mais aussi à la nature et aux institutions de chaque peuple en particulier. L’exemple du sévarambais est clair : il a bien une histoire qui l’a fait plus exact, naturel et harmonieux que le grec ou le latin, moins mécanique et raide que les langues modernes. Cette histoire, en outre, se place sous le signe du progrès : la Querelle de la fin du siècle pénètre précocement dans les pages d’une utopie où le sévarambais réformé et « moderne » prend le dessus sur les langues des Anciens dont il s’inspire. L’île qui ne peut plus exister Par le biais du discours linguistique où le parcours de la création est plus important, peut-être, que le résultat lui-même, on est donc arrivés, ce me semble, au cœur même de l’inspiration vairassienne. Si en effet l’isotopie linguistique est, comme le dit Swiggers, subordonnée à l’isotopie fantastique 19 , 19 Voir, à ce propos, P. Swiggers « La description de la langue des Sévarambes chez Denis Vairasse d’Allais : grammaire et fiction », Lingua e stile, XII, 1, 1987, pp. 119-126. <?page no="237"?> 237 De la langue qui pourrait être à l’île qui n’existe plus ici, grâce à sa présence constante dans le texte, à son caractère « systémique » et à ses traits interculturels elle peut jouer un rôle révélateur, en nous donnant une clé de lecture de toute l’œuvre. Il suffit de l’appliquer à tous les domaines : s’étonne-t-on de constater que dans cette bizarre « utopie » on montre des guerres et, à la fin, un traité sur la « milice des Sévarambes », à côté de la description de la cour, de la justice, et ainsi de suite ? C’est qu’on veut nous montrer une sorte de « Machiavel amélioré » : la progressive prise de pouvoir de Sévarias parmi les Prestarambes d’abord, et les Stroukarambes ensuite, d’abord par les armes, ensuite par la ruse et l’habileté politique, pour les unir dans une seule, nouvelle nation, illustre la possibilité d’un succès que le Prince italien ne put malheureusement pas obtenir. Guerres et ruses, bon gouvernement prouvé par la généalogie des successeurs de Sévarias et de leur travail constant pour rendre heureuse la vie de leur peuple, voilà une « histoire » à succès, qui explique la portée exemplaire du titre. La religion également a une histoire, qui est, elle aussi, une histoire de progrès civil : le culte du Soleil inspiré de celui des Incas 20 est compréhensible même pour un héros fondateur persan. Ce qui importe, c’est qu’il est imposé pour pouvoir mettre fin à de lourdes guerres de religion, et qu’une insistance particulière est à l’œuvre pour nous indiquer les modalités de son établissement, à travers des astuces et des trucs qui en soulignent la fonction d’efficace « instrumentum regni » ; et, ce qui est encore plus remarquable dans une supposée utopie, c’est que le texte ne se borne pas à en exalter le caractère politique et rationnel qui le font préférer à tout autre (sauf, on nous dit prudemment, qu’à la foi chrétienne…), mais qu’il nous montre aussi les tentatives de le pervertir, et la lutte, mi-violente, mi-rusée, pour les déjouer. Comme il arrive pour la religion, même le mariage et ses cérémonies sont illustrés dans le détail, mais des histoires intercalées en montrent toute la fragilité, et laissent même planer le doute sur la bonté de certaines lois sévarambesques… 21 . Que dire, enfin, de la présence d’esclaves, qui s’accorde bien aux affaires coloniales françaises, mais qui rebutait déjà les consciences les plus averties de l’époque 22 ? Et de la prostitution, que les femmes-esclaves sont tenues de pratiquer 23 ? Ce monde utopique, en somme, est loin d’avoir trouvé le bonheur, est toujours en train de se perfectionner - comme le montrent, 20 Le trait le plus important, dans ce culte du Soleil, qui lie Incas et Sévarambes, est le fait que le Roi se déclare « vice-roi du soleil ». 21 Celles sur le mariage et sur la justice, comme le montrent les épisodes de’Ulisbe et Bramistas, ou de Calénis et de Floristan. 22 Les Bulles pontificales « Sublimus Dei » et « Veritas ipsa » du Pape Paul III, qui condamnent l’esclavage des Amérindiens sont de 1537. 23 On le voit à l’arrivée des Européens dans les pays des Sévarambes, quand on leur assigne des filles, pour suivre la « nature » (des hommes, dirait-on…). <?page no="238"?> 238 Sergio Poli aussi, les fréquents voyages d’instruction dans nos contréeset n’obtient ses bons résultats que grâce à une surveillance, un engagement et une activité d’auto-réformation perpétuels. De ce point de vue, L’histoire des Sévarambes, en somme, plus qu’une « utopie » paraît une sorte de « mode d’emploi » pour progresser « vers » la société parfaite. Les explorations sévarambes des contrées méridionale du « continent » (ne serait-ce pas une grande île, comme Bornéo ou le Japon ? ), où s’étend une mer inconnue forment certainement une mise en abîme du monde d’en haut, mais, aussi, le symbole de ce chemin en acte. La guerre elle-même est toujours pratiquée, même si sporadiquement, contre les « barbares » austraux qui entourent le bienheureux territoire… Les Sévarambes eux-mêmes ne paraissent pas tellement utopiques ; ils sont exactement comme nous, seulement un peu plus grands et un peu plus robustes : mais cet avantage est dû surtout à la soigneuse organisation administrative, qui permet, en réglant les heures de travail, le temps libre et une bonne distribution de la nourriture, d’améliorer leur bonne constitution naturelle. On en voit les effets favorables même sur les Européens, pendant leur séjour austral : « Il est presque incroyable combien la constitution de nos corps changea dans trois ou quatre ans de temps, par la sobriété, par l’exercice modéré, par les divertissements que nous mêlions à notre travail… » (266). L’Histoire des Sévarambes ne nous offre, en somme, qu’une image de notre futur possible, en anticipant les Lumières et se fondant sur une judicieuse idée de progrès. Leur langue a été rapprochée, contre toute vraisemblance historique, de l’espéranto : quelque chose qui a finalement existé. Quel pourrait être alors le rôle de l’île, dans cette utopie qui n’en est pas une ? Ce monde en voie de construction, avec des frontières mouvantes et des explorations à compléter, comment pourrait-il être compris dans les bornes étroites d’une île mesurable ? La mode des terres australes arrive, pour Veiras, bien à propos. Est-ce dire que l’île traditionnelle est complètement absente ? On ne saurait le soutenir. Force est en effet de remarquer que sur la côte du naufrage, pendant le long séjour où, déjà, les rescapés ont établi une petite communauté avec ses règles et ses hiérarchies, des îles sont explorées, désertes. On aurait tout le nécessaire (plantes, animaux, etc.) pour y fabriquer une société bien réglée, utopique comme il faut. Mais, surtout, une autre île, grande et importante, campe au centre du pays, sur laquelle Sévarias construit Sévarinde, sa capitale. C’est une île utopiquement au centre d’un fleuve, et au centre, aussi, du royaume sévarambe, par un choix délibéré du fondateur : l’expansion sévarambe doit se faire, en effet, dans toutes les directions en gardant toujours la même distance de la ville. La ville sur l’île fluviale nous rappelle, naturellement, Paris. Mais, comme l’île côtière, elle est là, aussi, comme un signal, la marque, malgré tout, d’un <?page no="239"?> 239 De la langue qui pourrait être à l’île qui n’existe plus genre dont la tradition est désormais inadéquate aux nouvelles frontières du monde. Un genre, encore une fois dans ce détail, étrangement proche : si le sévarambais anticipe l’espéranto, si les huit heures par jour de travail ne nous étonnent plus, les départements français ne feront-ils pas éclater, à l’heure de la Révolution, les régions historiques de la France en petits morceaux assez uniformes,« numérologiquement », hiérarchiquement 24 et rondement organisés autour de leur centre ? 24 « Dans un souci de rationalité, les départements reçurent une architecture semblable : une portion de territoire suffisamment petite pour être gérée facilement par un chef-lieu concentrant les principaux services administratifs. La taille de ces départements était fixée de façon telle qu’il devait être possible de se rendre en moins d’une journée de cheval au chef-lieu de chacun de ceux-ci depuis n’importe quel point de leur territoire. […] Il pouvait y avoir jusqu’à neuf districts par département et neuf cantons par district… » (Wikipedia, http : / / fr.wikipedia.org/ wiki/ Histoire_des_d%C3%A9partements_fran%C3%A7ais). <?page no="241"?> Biblio 17, 190 (2010) La possibilité d’une île : les expériences de la fiction insulaire au XVII e siècle C HRISTINE N OILLE -C LAUZADE Université Stendhal Grenoble 3 Dans une approche à la fois phénoménologique et psychanalytique, Gilles Deleuze consacre à l’imaginaire de l’île le beau texte que l’on sait : Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu - ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence. Il y avait des îles dérivées, mais l’île, c’est aussi ce vers quoi l’on dérive, et il y avait des îles originaires, mais l’île, c’est aussi l’origine, l’origine radicale et absolue 1 . L’imaginaire classique de l’île confirme en tout point cette appréciation aussi fulgurante que féconde : l’île y est bien plus qu’un simple motif, topos d’écriture ou cadre de fiction ; elle est le lieu d’un investissement privilégié de la rêverie et du genre d’écriture qui lui est associé, le roman. Si, comme le proclamait Bachelard, « penser la matière, rêver la matière », c’est tout aussi bien « matérialiser l’imaginaire » 2 , alors la rêverie de l’île épouse la pensée du roman - à la fois pour lui donner forme, la matérialiser, et pour la révéler. Lieu et métaphore du romanesque, l’île se définit aussi par l’horizon : l’horizon de l’espace, qui la cerne et l’ouvre à la fois, sur la profondeur des cieux, mais encore l’horizon du sens, qui fait basculer, depuis l’antiquité, la fiction de l’île vers la figuration d’un au-delà, idéel ou spirituel. Autrement dit, l’île est fiction, mais elle est aussi figure : la poétique se double constamment, au XVII e siècle encore, d’une appréhension herméneutique de l’île comme allégorie. Rien de figé cependant : les lignes bougent, qui font refluer l’allégorie vers l’exercice de style, et laissent le champ libre à des pratiques littéraires de l’île 1 G. Deleuze, « Causes et raisons des îles désertes » in L’île déserte et autres textes, éd. de Minuit, 2002, p. 12. 2 G. Bachelard, L’Air et les Songes, J. Corti, 1950, p. 14. <?page no="242"?> 242 Christine Noille-Clauzade comme fictions dont le sens littéral a un intérêt cognitif. Dans les discours et projets argumentatifs (philosophiques, politiques, moraux), l’île vaut comme fabrique d’un scénario contrefactuel dans lequel ont été changées une ou plusieurs règles du monde actuel, et dans lequel l’auteur poursuit logiquement les conséquences de ce changement. Depuis Thomas More jusqu’à Defoe (et au-delà), la fiction insulaire s’avère le support d’une « expérience de pensée » : associée aux utopies, elle représente la projection fictionnelle d’une hypothèse audacieuse, d’un cas-limite - rejoignant en cela d’autres mondes alternatifs possibles, comme la Lune chez Cyrano. Par-delà l’approche cognitiviste, la mobilisation de l’île dans la pensée classique de la fiction gagne alors à être décrite par la théorie logique contemporaine des mondes possibles, en ce que les univers de fiction insulaires sont précisément conçus dans un rapport de modification et de variation par rapport au monde « actuel », en ce que les fictions d’îles se positionnent de manière extrêmement contrastée par rapport aux critères du vrai et du faux. En tant qu’elle ouvre un scénario contrefactuel, la thématique de l’île dans la fiction du XVII e siècle présente alors un intérêt logique évident - complétant sa capacité à autoriser des expériences de pensée : elle motive des styles de positionnement logique de plus en plus complexes, du fabuleux invraisemblable au fictif vraisemblable, de la falsification assumée à la revendication de vérification, du faux au vrai. Telles sont les problématiques que nous allons rapidement survoler dans ce propos, de façon à mesurer combien l’île excède le motif ou le stéréotype et fonctionne comme embrayeur de dispositifs narratifs multiformes. Et pour ce faire nous nous appuierons sur des textes narratifs expérimentant dans les îles du récit diverses possibilités de régler leur poétique du récit, leur construction du sens, leur rapport à la vérité. 1. Poétique de l’île : l’île comme lieu et métaphore du romanesque Un imaginaire ambivalent : l’île sauvage, l’île enchantée Nous partirons tout d’abord d’une thématique, avant de montrer son lien privilégié non seulement avec une poétique, mais peut-être même avec la poétique de la fiction en général. Le point de départ, c’est donc l’île déserte, à l’écart de l’humain : « Les îles sont d’avant l’homme, ou pour après » 3 , continue Deleuze, et la cartographie de l’imagination insulaire qu’il esquisse en conséquence peut être facilement 3 G. Deleuze, op. cit., p. 12. <?page no="243"?> 243 La possibilité d’une île avérée dans les textes du XVII e siècle. L’imaginaire classique s’épanche dans une délectation de l’île qui prend la forme double d’une rêverie tantôt tragique, tantôt merveilleuse. L’inhumanité de l’île se décline en effet selon deux motifs : l’île prison, retenant l’homme loin de l’humain, et l’île lui offrant refuge loin des autres hommes. D’un côté, l’île est le lieu même de l’effroi, effroi métaphysique du tourment et de la punition tout autant qu’effroi passionnel de l’homme condamné à l’insularité, si l’on en croit ces Messieurs de Port-Royal : En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en sortir 4 . De l’autre côté, coupée des assauts et des dangers du Monde, l’île hors de l’humain est un espace de refuge et de protection, le lieu par excellence où se cacher 5. Mais prévaut le même présupposé : à savoir que l’île n’est pas faite pour et par les humains. Les îles nous renvoient à un avant de l’homme (enracinant en elles l’état sauvage de la nature) mais plus encore à un au-delà de l’homme - car les îles sont le fait des dieux, l’espace terrible de tous leurs enchantements : Au delà du destroit que forment les rivages, S’eslevent les escueils de trois isles sauvages, Où dans ces premiers temps, les fiers peuples du nord, N’avoient encor construit, ny cabanes, ny port. Le sorcier de ces trois, prend la plus reculée […]. 4 B. Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier, Paris, Bordas, 1991, fragment 229 (1 ère éd., 1670, éd. Lafuma, 1951, fragment 198), p. 246. Même variation sur le motif de la damnation insulaire pour Pierre Nicole (Essais de Morale, 1 ère éd., 1671, rééd. Paris, Guillaume Desprez, 1755, « Sur la nécessité de ne pas se conduire au hasard, et par des règles de fantaisie », tome II, p. 18) : « En considérant avec effroi ces démarches téméraires et vagabondes de la plupart des hommes, qui les mènent à la mort, et à la mort éternelle, je m’imagine de voir une île épouvantable, entourée de précipices escarpés qu’un nuage épais empêche de voir, et environnée d’un torrent de feu qui reçoit tous ceux qui tombent du haut de ces précipices. » 5 Voir J. Racine, Andromaque (1667), Acte III, scène IV : « Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ? / Laissez-moi le cacher en quelque île déserte… ». Ou encore Georges de Scudéry, Alaric, ou Rome vaincue, poème héroïque (1654), Livre V : « Cours, cours au gré des vents, de rivage en rivage : / Va cacher ton malheur dans quelque île sauvage […] ». <?page no="244"?> 244 Christine Noille-Clauzade Apres, d’un art puissant, qui sçait tromper les yeux, Il forme un tres-beau lieu de ces arides lieux : […] Il se rend invisible, et son ame irritée, Attend l’evenement de cette isle enchantée 6 . L’île enchantée : fiction des plaisirs, plaisir de la fiction Sans nous arrêter sur le titre ô combien évocateur des « Plaisirs de l’île enchantée », donné aux fêtes organisées dans les jardins de Versailles du 7 au 14 mai 1664 7 , nous noterons ici le topos de l’ameublement insulaire enchanteur. Luxe, perfection, idéalité mobilisent conjointement une poétique de la merveille et une stylistique de l’amplification syntaxique et de la richesse lexicale : L’île dont je veux vous parlez n’est ni au nord, ni au midi […]. La douceur de l’air y est grande, et le plaisir qu’il y a à le respirer est inconcevable ; cette île n’a point de nom, et elle est inhabitée […]. Sur le rapport de ceux que nous avons envoyés pour en faire le tour, nous apprenons que cette île a cent lieues de circonférence, qu’elle est toute revêtue de porphyre et de marbre ; qu’à hauteur d’appuy elle a tout à l’entour une balustrade de même étoffe, pour regarder la mer qui la bat […] c’est une chose assez extraordinaire à voir […] 8 . Les îles sont par nature des îles « de la magnificence » - magnificence du rêve et magnificence du style 9 , comme l’emblématise par excellence l’île biennommée de la Magnificence : Cette Isle se nommait l’Isle de la Magnificence. Le Palais de la Reine occupait le milieu […]. Les jardins n’étaient pas moins merveilleux que le Palais 6 Ibid., Livre III. 7 La merveille architecturale et le merveilleux insulaire se rejoignent idéalement dans le locus conclusus versaillais : comme le décrit le Livret (Les Plaisirs de l’Île enchantée, course de bague, collation ornée de machines, mêlée de danses & ; de musique, ballet du palais d’Alcine, feu d’artifice, et autres fêtes galantes de Versailles) : « C’était un château qu’on peu nommer un Palais enchanté, tant les ajustements de l’art ont bien secondé les soins que la nature a pris pour le rendre parfait : il charme en toutes manières […]. Il prit pour sujet le Palais d’Alcine, qui donna lieu au titre des Plaisirs de l’Isle Enchantée. » 8 Segrais (Jean Régnault de), La relation de l’isle imaginaire (1 ère éd. 1659), dans Segraisiana ou Mélange d’histoire et de littérature. Recueilli des entretiens de monsieur de Segrais de l’Académie française, 1721, troisième partie, pp. 15-18. 9 Voir l’histoire allégorique de l’Isle de la magnificence, dans les Histoires sublimes et allégoriques, par Mme la Ctesse D*** [Murat], dédiées aux fées modernes, 1699, pp. 67-68. <?page no="245"?> 245 La possibilité d’une île était surprenant. […] La Cour de la belle fée était des plus charmantes et des plus nombreuses. Ce n’était que Fêtes et parties de divertissements, repas somptueux, bals, opéra, comédies et appartements. C’est ainsi que par cette écriture de la merveille, un lien s’établit entre une topique et un genre : comme nous le voyons à travers les exemples précédents, s’il existe une parenté générique forte à l’âge classique entre l’île et le conte c’est que dans sa singularité merveilleuse (« Il était une fois… »), le conte enracine littéralement la possibilité de son enclave temporelle dans une géographie de l’enclave 10 . Mais plus fortement encore, par-delà le lien entre l’île et un des genres de la fiction, nos auteurs font également de l’île l’emblème d’un empire plus général, celui-là même de l’imagination fabuleuse. L’île ou le Pays des romans Deux déclinaisons de ce motif peuvent être proposées : tantôt l’île et le roman sont assimilés sous le sème commun de l’enchantement 11 ; et tantôt le rapprochement entre l’île et la littérature d’imagination est opéré en tant qu’elles sont toutes deux des territoires de l’inconcevable et de l’extraordinaire, comme le pointe non sans ironie Crébillon : Quand j’ai vu, par exemple, qu’il était question, en commençant, d’une presqu’île, et d’un royaume dont je n’avais jamais entendu parler, je me suis dit, cela sera beau. Non que l’on ne me fasse plaisir quand on me transporte à Bagdat, et même à Balsora, parce que du tems du calife Haroun Al Reschid, il s’y est passé de fort grandes choses : mais avec tout cela pourtant, il s’en faut beaucoup, mais je dis beaucoup, que je fasse de ces villes-là, et de tout leur territoire, autant de cas que de l’île de Sérendib, ou de l’île d’Ebene, où il ne put jamais arriver rien que d’inconcevable, et même d’extraordinaire […] 12 . 10 Sur cette correspondance entre lieu merveilleux et espace des origines, voir la naissance emblématique de l’enfant fabuleux dans une île au début du Fragment d’un ancien mythologiste (Montesquieu, Lettres Persanes, 1 ère éd. 1721, éd. J. Starobinski, Paris, Gallimard, Folio Classique, p. 312-313) « Dans une île près des Orcades, il naquit un enfant qui avait pour père Eole, dieu des vents, et pour mère une nymphe de Calédonie (…). » 11 Voir par exemple Corneille, Le Menteur, 1643, II, 5, v. 552-556 : « Paris semble à mes yeux un pays de romans./ J’y croyais ce matin voir une île enchantée : / Je la laissai déserte, et la trouve habitée ; / Quelque Amphion nouveau, sans l’aide des maçons,/ En superbes palais a changé ses buissons. » 12 Crébillon, Claude-Prosper Jolyot de, Ah ! Quel conte. Conte politique et astronomique (1754), dans Œuvres complètes de Crébillon, éd. J. Sgard, Garnier, 2001, p. 309. <?page no="246"?> 246 Christine Noille-Clauzade Symbole de la poétique du roman, l’île révèle ainsi un tropisme, une pente du roman à se penser en rupture avec les codes et les conventions, comme espace de fictionnalité libre et heureuse. La fiction d’île fonctionne à la fois comme instauration d’un code générique (le conte) et d’un mode d’invention (la fiction d’imagination) : autant de points qui rattachent l’île à une littérature de divertissement. Mais sous les cieux du classicisme, l’instruction accompagne toujours le plaisir, et conjointement à cet investissement poétique de l’île se surimpose alors un usage allégorique de la fiction d’île qui la relie fortement au sens. 2. Les îles allégoriques : de l’herméneutique à la rhétorique Des mots aux mythes : fiction d’îles et philosophie Roland Barthes écrivait ainsi un souvenir de Délos : Délos est une île magique où se croisent des étincellements ; elle devient peu à peu miroir ; miroir de quoi ? Peu importe ; les miroirs ont une beauté surnaturelle ; ils ne connaissent pas ce qu’ils reflètent et ils ne reflètent pas toujours ce qu’ils voient 13 . Les miroirs nous parlent ici d’une certaine magie de l’allégorie : en effet, la version « forte », herméneutique, de l’allégorie la conçoit comme fiction dont le sens littéral en appelle à des sens seconds multiples et mouvants, par un réseau d’analogies approximatives (car on ne peut qu’approcher par l’image les sens symboliques). Mais le XVII e siècle développe en parallèle une version formalisée, rhétoricisée de l’allégorie, qui la règle comme une figure, sans résidus ni glissement, par une parfaite adéquation de l’image et du sens figuré. L’allégorie de l’île relève alors, dans les textes classiques, tantôt d’une appréhension proprement herméneutique, qui l’ancre dans une quête philosophique du sens, et tantôt d’une écriture rhétorique, qui en fait l’instrument, le cadre d’un jeu figural mondain. Du côté d’un montage philosophique où se diffracte le feuilletage du sens, nous retrouvons les lectures allégoriques des épisodes homériques insulaires, souvent formulées dès l’antiquité, et dont le XVII e siècle garde la mémoire. C’est ainsi que Plotin a interprété le séjour d’Ulysse sur les îles des divinités ensorceleuses (Circé et Calypso) comme allégorie de l’emprisonnement de l’âme dans les beautés corporelles, et l’histoire tragique de Narcisse comme symbole des âmes ensevelies dans le corporel et l’illusoire ; en contrepoint, 13 R. Barthes, « En Grèce », Existences, juil. 1944. <?page no="247"?> 247 La possibilité d’une île Plotin voit dans l’évasion d’Ulysse hors des terres maléfiques l’exemple par excellence de l’âme qui réussit son ascèse, qui parvient à prendre son envol : Quel serait notre moyen de fuir et comment fuirions-nous ? Nous devrions prendre la mer comme Ulysse a fait en s’éloignant de la magicienne Circé ou de Calypso, comme dit le poète - parlant par allusion énigmatique, me semble-t-il -, Ulysse, qui ne se satisfait pas de rester quoiqu’il connût des plaisirs et qu’il eût vécu parmi de nombreuses beautés sensibles. […] Quel sera notre moyen de voyager et de fuir ? […] il faut, pour ainsi dire, fermer nos yeux et changer de vision, éveiller une autre vision que tout homme a mais qu’un petit nombre utilise. A la toute fin du siècle, Fénelon se souviendra de l’interprétation plotinienne dans son Télémaque, en associant, à la fin du Livre VII, les figures de Télémaque, fils et héritier d’Ulysse, et de Narcisse au moment précis où Télémaque vient à son tour d’échapper des griffes de Calypso 14 : par-delà la référence philosophique, se jouera alors ici le soupçon d’une fiction fénelonienne à double sens, engrangeant en arrière-plan du sens littéral lourdement démonstratif, un supplément de sens réservé à une élite érudite et/ ou initiée. Même usage herméneutique de l’île comme image en appelant à un surplus de sens chez Pierre Nicole, pour évoquer les mystères de l’au-delà - Nicole allant même jusqu’à théoriser pour nous cet excès de sens, ce décalage de l’image qui permet précisément un véritable « travail » herméneutique : Les choses spirituelles sont si hautes qu’aucune imagination n’y peut atteindre. Toute image est infiniment éloignée de la réalité de leur grandeur. Il n’ y a point de proportion entre ce torrent de feu qui recevrait ceux qui tomberaient des précipices de cette île imaginaire, et l’enfer qui reçoit réellement ceux qui sortent du monde par la mort après s’être égarés du chemin de la justice 15 . 14 Sur ce point, voir Ch. Noille-Clauzade, L’Eloquence du Sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVII e siècle, Paris, H. Champion, 2004, ch. VIII. 15 Pierre Nicole, Essais de morale (1671), op. cit. Pour le développement de l’allégorie insulaire, voir ibid., paragraphe précédent : « Il y a dans cette île un nombre infini d’hommes, à qui l’on commande de marcher incessamment. Un vent impétueux les presse, et ne leur permet pas de retarder. On les avertit seulement que tous les chemins n’ont pour fin que le précipice, qu’il n’ y en a qu’un seul par où ils se puissent sauver, et que cet unique chemin est très difficile à remarquer. Mais nonobstant cet avertissement, ces misérables sans songer à chercher ce sentier heureux, sans s’en informer, et comme s’ils le connaissaient parfaitement, se mettent hardiment en chemin […]. Ainsi ils arrivent insensiblement vers le bord du précipice, d’où ils sont emportés dans ce torrent de feu qui les engloutit pour jamais. » <?page no="248"?> 248 Christine Noille-Clauzade En tant qu’allégorie, l’île diffracte le sens et en appelle à un étagement des niveaux d’interprétation : elle offre ainsi au philosophe écrivain une image concrète certes limitée, mais ouverte sur un dépassement herméneutique, vers une pluralité de significations. L’île, du mythe à la figure : l’allégorie topographique La rhétoricisation de l’allégorie insulaire passe par un repliement des sens sur deux niveaux seulement, le sens littéral et le sens figuré, et par une relation de substitution totale entre les deux, sans résidus. L’allégorie de l’île devient alors un exercice d’écriture, une longue métaphore au service d’une leçon explicitée. L’île symbolise ainsi tour à tour les pièges de la Cour 16 , la coquetterie 17 ou encore la frivolité 18 . C’est à un même décryptage sans résidus que se livre Sorel dans sa recension des îles romanesques, répertoriant ainsi au passage une véritable mode d’écriture topographique au service d’une veine généralement satirique : Dans tous les temps il y a des esprits ingenieux ; il est certain mesme qu’auparavant tous les livres de cartes que j’ay nommez, on avoit fait en France l’isle des hermaphrodites, qui est une satyre contre quelques mignons du Roy Henry III […]. Comme on a esté encouragé à ces sortes d’ouvrages, on en a composé plusieurs par emulation : on a fait la carte du jansenisme, pour se railler de ceux qui suivent les opinions de Jansenius ; la description de la grande isle de portraiture, ou de la ville des portraits, est une autre satyre 16 Voir les jeux d’écriture avec l’île de Circé par Guez de Balzac (Dissertations critiques, Paris, 1665, repris dans Œuvres diverses, éd. R. Zuber, Paris, H. Champion, 1995, p. 240) : « L’allegorie des avantures d’Ulysse est conduite avecque grand jugement, et vous m’avez fait grand plaisir de nommer nostre cour, l’isle de Circé, et de reconnoistre que les esperances de la vostre sont souvent aussi fausses et aussi trompeuses que les chansons des serenes. » 17 Voir Aubignac, François Hédelin (abbé d’), Histoire du temps ou Relation du royaume de Coqueterie, extraite du dernier voyage des Holandois aux Indes du Levant, Paris, de Sercy, 1654 : « D’ abord nous y vîmes tant de coqs et de gélinotes de tout plumage, que nous en prîmes sujet de la nommer l’île des coquets. En quoi nous rencontrâmes assez bien, parce que la ville capitale se nomme coquetterie, et le prince qui la gouverne, l’amour-coquet. » 18 Voir Coyer, Gabriel-François, La découverte de l’isle frivole, La Haye, Jean Swart, 1750 : « AU LECTEUR. Vous allez donc lire cette Isle Frivole ; mais, y pensez-vous ? Songezvous à quoi vous vous exposez ? vous serez charmé de la critique fine et ingénieuse que l’on y fait des hommes d’aujourd’hui, et de leurs mœurs ; mais soyez en garde contre vous-même ; à peine aurez-vous lu quatre pages, que vous vous trouverez le but de quelque trait de satire auquel votre esprit aura applaudi sans consulter votre amour-propre. » <?page no="249"?> 249 La possibilité d’une île contre quantité de personnes de tous les deux sexes, qui n’estoient plus occupées qu’à faire les portraits par écrit des uns et des autres 19 . Devant l’étalement dans le temps de nos références, il convient sans aucun doute de rappeler un point méthodologique concernant notre chronologie : il est clair que dans le relevé rapide des différentes approches de la fiction d’île que nous tentons ici, nous n’envisageons pas une évolution historique, par substitution et remplacement d’une approche par une autre. Nous préférons ici emprunter aux philosophes la notion de style de pensée 20 pour autoriser l’idée que des styles de pensée de l’île peuvent cohabiter voire se combiner à une même période donnée. C’est ainsi qu’ici, dans les usages que le XVII e siècle fait de l’allégorie, la mobilisation herméneutique de l’île persiste alors que se développe en parallèle une rhétorique de l’île comme métaphore. Dans les deux cas cependant, le point focal de l’image insulaire reste l’émergence d’un ou de plusieurs sens seconds ; la représentation de l’île n’est qu’un support d’écriture à l’exposé d’une doctrine ou d’une critique. Mais il arrive que la représentation devienne la plus importante, et que du point de vue de la réflexion même, l’intéressant devienne ce qui se passe dans la mimesis, dans le sens littéral, dans l’exploration et le déploiement du mobilier fictionnel. Le scénario insulaire s’autonomise alors et devient le support d’une véritable expérience de pensée. 3. L’île comme expérience de pensée : la spéculation par la fiction Pour les cognitivistes contemporains 21 , une expérience de pensée est l’invention d’un scénario dans lequel on cherche à voir de manière différente, sous une autre perspective, comment certaines choses se lient entre elles. Une expérience de pensée permet d’inventer d’autres solutions. Il suffit parfois de modifier le contexte, pour que les choses réagissent différemment, et que nous nous débarrassions aussi de certaines de nos anciennes habitudes de pensée. 19 Sorel, Charles, La bibliothèque françoise de M.C. Sorel, ou Le choix et l’examen des livres françois qui traitent de l’éloquence, de la philosophie, de la dévotion et de la conduite des mœurs, Paris, 1664, ch. IX, p. 172. 20 Les styles de pensée sont, en histoire des sciences, des modes et méthodes de conceptualisation non exclusifs les uns des autres ; dans le processus historique, ils s’ajoutent sans s’exclure, voire en se combinant. Voir Ch. Noille-Clauzade, Le Style, Paris, Flammarion, 2004, section VII. 21 Voir Nancy Murzilli, « La fiction comme expérimentation des possibles », dans l’Atelier du site en ligne Fabula (URL : http : / / www.fabula.org/ effet/ interventions/ 11. php). <?page no="250"?> 250 Christine Noille-Clauzade Grâce à l’invention de cas fictifs, nous pouvons alors entrevoir d’autres possibilités, faire place à d’autres alternatives. La lecture de fiction nous offre les moyens d’explorer d’autres circonstances que celles dans lesquelles nous sommes impliqués. Les fictions explorent des hypothèses et en testent la légitimité. Leur valeur épistémique dépend du fait qu’elles élaborent des structures d’intelligibilité de notre réalité. Autrement dit, le lecteur de fictions expérimentales fait réellement une expérience fictionnelle, dans le sens d’une mise en perspective d’autres alternatives possibles, laquelle aura pour bénéfice le bouleversement de nos habitudes mentales. A travers l’acte de lecture, la fiction « possibilise » le monde, et tout particulièrement la fiction d’île en ce que, par pré-requis désertique, elle s’offre au philosophe comme une page blanche où réinventer, par sa représentation fictionnelle, l’humanité. La possibilité d’une île : variation maximale, causalité stricte, déploiement par ameublement L’île du genre humain, c’est la terre 22 . Devant le vide absolu que l’île offre comme point de départ d’une affabulation hypothético-déductive, l’auteur s’autorise une variation maximale par rapport à notre actualité humaine. L’île est une des versions possibles de la tabula rasa. L’île est déserte, mais c’est accessoirement un désert végétal et animal ; fondamentalement, c’est une page blanche en attente d’humanité, comme on le voit dans l’exorde d’une petite fable de La Motte : Deux voyageurs firent naufrage ; Et sur le débris du vaisseau Ils abordent tous deux dans une isle sauvage, Où les suit un danger nouveau : L’ affreuse faim. Nos gens cherchent par tout à vivre ; 22 J.-J. Rousseau, Emile ou De l’Education, Paris (1762), dans Œuvres Complètes de Jeanjacques Rousseau, Paris, 1795, t. II, L. III, p. 494 : « Mais où placerons-nous cet enfant pour l’élever ainsi comme un être insensible, comme un automate ? Le tiendronsnous dans le globe de la lune, dans une île déserte ? L’écarterons-nous de tous les humains ? […] Supposez un philosophe relégué dans une île déserte avec des instruments et des livres, sûr d’y passer seul le reste de ses jours ; il ne s’embarrassera plus guère du système du monde, des lois de l’attraction, du calcul différentiel : il n’ouvrira peut-être de sa vie un seul livre, mais jamais il ne s’abstiendra de visiter son île jusqu’au dernier recoin, quelque grande qu’elle puisse être. Rejetons donc encore de nos premières études les connaissances dont le goût n’est point naturel à l’homme, et bornons-nous à celles que l’instinct nous porte à chercher. L’île du genre humain, c’est la terre […]. » <?page no="251"?> 251 La possibilité d’une île Mais ils ont beau courir, nuls fruits, nuls animaux ; Sable altéré comme eux. Les voilà près de suivre Leurs compagnons engloutis dans les eaux […] 23 . A partir de là, le récit s’organise selon le principe stricte de la causalité : la recombinaison expérimentale de l’humanité se fait par enchaînement logique des découvertes du milieu et des mises en œuvre d’une faculté ou d’une disposition humaine. Ce processus d’invention logique permet ainsi une cohérence forte de la représentation, au service d’une démonstration (par exemple la frivolité dans L’Île frivole, la rationalité dans L’Île des hommes raisonnables ou, dans telle occurrence du Télémaque, l’utilité du commerce dans le double sens du terme, social et économique 24 ). La fiction expérimentale passe alors par tout un art de combler le vide initial, en un ameublement pléthorique, manifestant toutes les conséquences de l’hypothèse première. Il s’agit pour le romancier philosophe de meubler jusqu’à l’encombrement l’univers originairement désert de l’île, comme le montre de façon quasi paradigmatique le Robinson Crusoë que réinvente Jean-Jacques Rousseau : Puisqu’il nous faut absolument des livres, il en existe un qui fournit, à mon gré, le plus heureux traité d’éducation naturelle. […] Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote ? est-ce Pline ? est-ce Buffon ? Non ; c’est Robinson Crusoé. Robinson Crusoé dans son île, seul, dépourvu de l’assistance de ses semblables et des instruments de tous les arts, pourvoyant cependant à sa subsistance, à sa conservation, et se procurant même une sorte de bien-être, voilà un objet intéressant pour tout âge, et qu’on a mille moyens de rendre agréable aux enfants. Voilà comment nous réalisons l’île déserte qui me servait d’abord de comparaison 25 . Dans les expériences de pensée portées par les fictions d’île, l’affabulation par causalité aboutit ainsi à une saturation progressive des éléments concordants, 23 La Motte, Antoine Houdar de, L’Huître (Fables, Paris, 1719), dans J.-N. Pascal, La Fable au siècle des Lumières, Publications de l’Université de Sainte-Etienne, 1991, p. 44-45. 24 Voir Fénelon, Les Aventures de Télémaque (1699), éd. J.-L. Goré, Garnier, 2006, L. III : « J’admirais l’heureuse situation de cette grande ville, qui est au milieu de la mer, dans une île. […] Cette grande ville semble nager au-dessus des eaux et être la reine de toute la mer. Les marchands y abordent de toutes les parties du monde, et ses habitants sont eux-mêmes les plus fameux marchands qu’il y ait dans l’univers. Quand on entre dans cette ville, on croit d’abord que ce n’est point une ville qui appartienne à un peuple particulier, mais qu’elle est la ville commune de tous les peuples et le centre de leur commerce. » 25 J.-J. Rousseau, op. cit., p. 494. <?page no="252"?> 252 Christine Noille-Clauzade par une logique de complétude de l’univers fictionnel. Le scénario insulaire nourrit ainsi des univers de fiction de plus en plus consistants. Les scénarios insulaires : la tentation romanesque du littéral Dans les exemples précédents de fictions expérimentales, nous avons pu mettre en évidence un déploiement du matériel fictionnel destiné à produire un enrichissement philosophiquement motivé du sens littéral. Mais le projet d’écriture peut aussi s’autonomiser, et la logique d’amplification du littéral s’effectuera alors selon des principes ni philosophiques ni cognitifs : selon les principes (littéraires) du pathos et de la surprise, à la recherche d’épisodes à grands effets. C’est ainsi que le cas d’école du débarquement sur l’île déserte, si sec chez La Motte ou d’Aubignac 26 , devient prétexte à de multiples amplifications romanesques. Ce peut être l’accumulation des péripéties du voyage, comme dans l’île des « hommes raisonnables », où le détour par la Lithuanie puis l’obstacle d’un torrent offre des rebondissements multiples sans rapport avec l’expérimentation d’une humanité dominée par la seule raison : Au bout de deux jours ils trouvèrent qu’il [le torrent] entrait dans un grand fleuve, ils ne pouvaient passer ni l’un ni l’autre, et ils se voyaient entre ce confluent obligés à retourner sur leurs pas, et en très grand danger de mourir de faim, lorsqu’ils aperçurent d’assez loin un bâtiment qui descendait le fleuve, ils ne pouvaient attendre leur salut que de la pitié qu’auraient d’eux les gens qui étaient sur ce vaisseau […] 27 . Les fictions d’îles cèdent alors à la tentation du romanesque, qu’autorisent les thématiques conjointes du voyage et de l’inconnu. Finies les fables où en deux mots était réglée la question du débarquement : le romancier exploite, indépendamment de toute démonstration expérimentale, les moindres recoins de l’itinéraire insulaire : […] Un vent impétueux qui soufflait du Nord le repoussa vers le 45e dans cet espace immense de l’Océan, où l’on ne soupçonnait aucune terre. Le pain était compté, l’eau était mesurée, encore deux jours ; il fallait mourir de faim ou de soif. On allait sans savoir où, lorsqu’un matelot cria terre. Toute terre est bonne à qui va périr : celle qu’on découvrait était à 16 lieues Sud-Ouest. Cet espace fut bientôt parcouru, et le vent s’adoucissant près du terme, ils entrèrent la sonde à la main dans une baie au nord de l’île, 26 En quelques mots seulement, les hommes nouvellement débarqués rencontrent l’élément déclencheur de l’expérience cognitive. Voir d’Aubignac, op. cit., citation donnée supra, note 18. 27 Gilbert (Claude), Histoire de Calejava ou de l’isle des hommes raisonnables, avec le parallele de leur morale et du christianisme, 1700, p. 24. <?page no="253"?> 253 La possibilité d’une île où ils jetèrent l’ancre. On se dépêcha de mettre à terre, on dressa des tentes pour les malades. Un bois qui bordait la baie en amphithéâtre, offrait certains arbres chargés de fruits qui ressemblaient à nos pêches, fruits tardifs, car c’était l’hiver de ce climat. On se jeta dessus […] 28 . On peut en dire de l’affabulateur comme des naufragés : il se jette sur les complications épisodiques que la matière insulaire offre - avec gourmandise. Mais ce faisant, il abandonne le projet cognitif d’expérimentation fictionnelle, pour un programme plus conventionnel d’imagination vraisemblable, que nous aborderons par le biais de la théorie des mondes possibles. 4. L’arrivée dans l’île : d’un positionnement logique à l’autre Qu’est-ce qu’un monde possible pour les logiciens et par-delà, pour les théoriciens de la littérature qui essaient d’importer cette notion afin d’envisager des problématiques spécifiques de positionnement par rapport à la vérité ? En logique, un « monde possible » n’est pas un univers peuplé d’autochtones, mais le monde (le cadre) qui sert de référence pour établir la vérité et la fausseté des propositions. Dans de précédentes analyses, nous avons plaidé pour l’importation de cette problématique dans l’étude de la fiction classique en essayant de montrer comment le XVII e siècle voyait se côtoyer plusieurs façons de se positionner par rapport à la vérité ou à la fausseté des énoncés de la fiction, ce que nous avons appelé plusieurs « styles » de positionnement logique de la fiction, plusieurs styles de fictionnalité 29 . L’île sert alors de nouveau cadre de référence pour des vérités alternatives, nulle part ailleurs vérifiées. Elle rend vraie ce qui ailleurs reste impossible : « Je peux penser à une île en mer, même si cette île n’existe pas », écrit Umberto Eco dans Le Pendule de Foucault. Et un des lieux où les fictions d’îles mettent en place littéralement ce positionnement logique en rupture, c’est précisément dans le motif de l’arrivée : tantôt traitée sur les modes fantaisiste ou vraisemblable, et tantôt au contraire présentée comme un événement « historique », l’arrivée n’est jamais logiquement neutre ; elle en arrive à jouer le même rôle que certaines préfaces dans d’autres types de fiction, à savoir mettre en place et énoncer le paradoxe fameux : « Ceci n’est pas de la fiction, c’est une histoire vraie ! » 30 . 28 Coyer, Gabriel-François, La découverte de l’isle frivole, op. cit., p. 4-5. 29 Voir Ch. Noille-Clauzade, « Considérations logiques sur de nouveaux styles de fictionnalité : les mondes de la fiction au XVII e siècle », dans Fr. Lavocat dir., La Théorie des mondes possibles et l’analyse littéraire, Eds. du C.N.R.S., 2010. 30 Voir sur ce point Jan Herman, Mladen Kozul et Nathalie Kremer, Le Roman véritable : stratégies préfacielles au XVIII e siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 2008. <?page no="254"?> 254 Christine Noille-Clauzade « Total fabuleux » ou fabuleux sous contrainte : les îles de la fable Premier type de positionnement logique, le débarquement « hyperfabuleux » caractérise une écriture où l’île enchantée est conçue comme une falsification libre, sans contrainte de vraisemblance ou de vérité. L’engendrement fictionnel obéit au seul principe de la variation fantaisiste, affichant la fausseté de ses énoncés en référence au cadre conservé du monde actuel et leur écartement délibéré par rapport aux règles actuelles de la vérité : Dans le siècle où les Fées étaient en vogue, il y en avait une des plus fameuses qui tenait sa Cour dans une Isle entourée à une lieue à la ronde d’un grand et profond lac, sur lequel on ne pouvait jamais passer sans le consentement de la Reine Plaisir, c’est ainsi que se nommait la Fée, encore n’était-ce que par des moyens surnaturels comme sur le dos de quelque monstrueux poisson, sur un char volant, ou quelque chose de semblable 31 . Le voyage merveilleux peut tout autant prendre la voie des airs que celle des songes 32 , il mène au seuil d’un univers de fantaisie explicitement placé sous le signe du faux. Il n’en va pas de même pour le fabuleux mimétique, opéré selon un principe de falsification raisonnable. C’est toujours le monde actuel qui sert de cadre de référence pour évaluer la falsification (la fausseté, la fantaisie) opérée par les énoncés fictionnels, mais la liberté cède ici le pas à une imagination sous contrainte, produisant des énoncés certes faux, mais « semblables » au vrai. Le vraisemblable passe alors, dans l’invention des circonstances de l’arrivée, par la mobilisation conventionnelle et formelle du motif de la déroute maritime et du naufrage : La curiosité de voir les terres et les nations éloignées m’ayant fait embarquer au port de Touvent, nous fîmes une route assez heureuse durant quelques jours ; mais en nous éloignant des dernières côtes de l’Afrique, nous tombâmes dans des courants que les pilotes ne connaissaient point ; et ne pouvant pas résister à leur impétuosité, nous fûmes emportés auprès d’ 31 Murat, Henriette-Julie de Castelnau (comtesse de), L’Isle de la magnificence ou la Princesse Blanchette, Histoire allégorique, op. cit., p. 66. 32 Voir Segrais (Jean Régnault de) & Montpensier (Anne Marie Louise d’Orléans, duchesse de), La relation de l’isle imaginaire, op. cit., p. 15-18 : « Vous serez peut-être en curiosité de savoir qui m’y a amené ; je vous le vas dire. […] j’entendis parler de la Montagne de Tarare. Je me souvins d’avoir lu dans Voiture qu’il s’y était trouvé par enchantement le jour qu’on le berna à l’Hôtel de Rambouillet. Je songeay alors que je serais heureux s’il arrivait une aventure pareille qui m’emportait, et qui m’emmenait en quelque isle enchantée. A l’instant je me sentis élevé, et je me trouvai à Marseille sur le Port […]. » <?page no="255"?> 255 La possibilité d’une île une île qui n’ avait point encore été découverte, et qui n’est point marquée sur les cartes marines 33 . L’exigence de vraisemblance répond en outre à la nécessité de temporaliser le descriptif, en mobilisant la description de l’île au fur et à mesure de l’avancée des naufragés : il s’agit pour le romancier d’investir l’île par un regard et une conscience, de façon à en explorer l’« ameublement ». Mais qu’il soit merveilleux ou vraisemblable, l’itinéraire insulaire est, dans les deux cas, explicitement un produit de l’imagination, une belle fable séparée de notre monde actuel comme le faux, du vrai, une invention s’écartant de notre monde. Il n’en va pas de même dans d’autres stratégies d’écriture où l’investissement de l’île s’accompagne d’une inversion des cadres de référence et d’un repositionnement novateur du vrai et du faux. Les îles historiques : fictionnalité et vérification En se présentant comme relations, mémoires ou journaux, un certain nombre de récits d’îles mettent en place une stratégie de positionnement à la fois retorse et novatrice, que l’on pourrait appeler le topos de la vérification invérifiable. Ces textes nous annoncent en substance : « Ce que je dis est vrai parce que je l’ai vérifié (j’ai eu accès au témoignage), mais plus personne ne peut aujourd’hui le vérifier à son tour : vous devez me croire sur parole ». Ce faisant le narrateur devient la voix authentificatrice des énoncés de son texte, seule à même de garantir leur vérité, soit par accès à des sources privées (« Je trouve dans les mémoires qui m’ont été fournis plusieurs aventures très rares qui sont arrivées à ces trois personnes dans leurs voyages 34 ), soit par contact avec un témoin vivant : Je plaçai mes fonds dans une société de riches commerçants qui mettaient en mer un navire chargé de marchandises, sur lesquelles, supposant une navigation heureuse, nous pouvions gagner cent pour un. Richard Sembrook, gentilhomme de la province de Norfolck, était chef et conducteur de l’entreprise. Quelques années auparavant, il avait été jeté par une 33 Aubignac, François Hédelin (abbé d’), Histoire du temps ou Relation du royaume de Coqueterie, extraite du dernier voyage des Holandois aux Indes du Levant, op. cit. Même souci du vraisemblable, même s’il s’avère bien moins géographique qu’affectif, dans le naufrage initial du Télémaque (Fénelon, op. cit., l. I) : « Tout à coup, elle aperçut les débris d’un navire qui venait de faire naufrage, des bancs de rameurs mis en pièces, des rames écartées çà et là sur le sable, un gouvernail, un mât, des cordages flottant sur la côte ; puis elle découvre de loin deux hommes, dont l’un paraissait âgé ; l’autre, quoique jeune, ressemblait à Ulysse. » 34 Gilbert (Claude), Histoire de Calejava ou de l’isle des hommes raisonnables, avec le parallele de leur morale et du christianisme, op. cit., p. 18. <?page no="256"?> 256 Christine Noille-Clauzade tempête sur une terre inconnue, éloignée de plus de cinq cents lieues des Îles Bermudes 35 . En ce sens les relations insulaires voient leur vérité affirmée non par rapport à notre monde actuel, mais par rapport au seul cadre narratif interne. Le récit de fiction s’est ainsi constitué en cadre de référence, en monde autonome gérant seul la validité de ses énoncés. Le paradigme d’une telle stratégie de positionnement par rapport à la vérité est bien sûr à trouver deux siècles plus tôt, du côté de Thomas More, dont la narration de l’arrivée sur l’île fixe en quelque sorte le canon du genre. La préface que Gueudeville apporte à l’édition de 1715 explicite alors, dans une terminologie classique, toute la problématique que nous venons d’esquisser autour du leitmotiv de la vérification invérifiable : […] Mais malheureusement pour eux, l’Utopie est presque introuvable, je dis presque : car enfin, Hythlodée, voyageur portugais, très habile homme, et grand amateur de l’humanité, découvrit, par un heureux hasard, ces insulaires […]. Cet Hythlodée, s’étant trouvé à Anvers avec l’illustre Morus, lui fit une description exacte des Utopiens. Morus en fut charmé ; et il écouta si attentivement la narration, que, quoiqu’elle fût assez ample, assez longue pour en faire un livre, il n’en perdit pas un seul mot. Voilà ce qui s’appelle un prodige de mémoire ! Pour parler à présent à découvert ; et pour désabuser quelque lecteur qui pourrait avoir pris à la lettre, et dans le sérieux ce que je n’ai dit qu’en badinant, je déclare que l’Utopie n’est nullement dans l’Etre des choses, et que ce meilleur des Etats n’a jamais subsisté que dans la belle et féconde imagination de notre auteur : c’est la production d’un génie aussi distingué, aussi sublime que le sien ; et depuis que le droit de feindre est établi, je ne sais si on a jamais menti plus ingénieusement, ni plus utilement. Les poètes, par exemple, ne font pas un grand effort en faveur de la vraisemblance […] Morus dans sa fiction historique a pris une route tout opposée : il a employé les circonstance les plus propres à persuader que son île était réelle ; et il y a si bien réussi que ceux à qui l’Utopie est inconnue, pourraient s’y tromper assez pour la chercher bonnement dans la carte 36 . 35 Rustaing de Saint-Jory (Louis), Les Femmes militaires, relation historique d’une île nouvellement découverte, Paris, Claude Simon, 1734, p. 21-22. Même topos, cinquante ans plus tôt, dans la Relation de l’île de Bornéo (Paris, 1686, p. 13) : « Monsieur, Vous savez que dans l’île de Bornéo, dont nous sommes voisins, il n’y a que les femmes qui puissent avoir la royauté. […] » 36 Idée d’une République heureuse ou l’Utopie de Thomas Morus (1516)… traduite en Français par Mr. Gueudeville, Amsterdam, Françoise L’Honoré, 1715, Préface du traducteur, p. VIII-XII. <?page no="257"?> 257 La possibilité d’une île Les thèmes associés de la vérification et de la voix authentificatrice transforment ainsi la fiction d’île en monde possible, cadre de référence autonome pour valider la valeur de vérité des énoncés. D’autres stratégies d’imposition de la vérité vont pouvoir par la suite être attestées et ajoutées, telles la mobilisation de références physiques, géographiques, géologiques et plus globalement scientifiques, pour produire des récits d’allure scientifique : la science servira ainsi de discours légitimateur pour ce que nous pourrions appeler des histoires vraies, où la possibilité d’une île nouvelle et radicalement autre renvoie notre monde à son ancienneté et à sa péremption. On aura reconnu ici, à l’horizon de notre parcours dans les récits d’îles, la vertu emblématiquement salvatrice de L’Île mystérieuse : Puis, aussitôt, une voix forte se fit entendre : « Terre ! terre ! » Les passagers voyaient distinctement ce point solide, qu’il fallait atteindre à tout prix. Ils ignoraient ce qu’il était, île ou continent, car c’est à peine s’ils savaient vers quelle partie du monde l’ouragan les avait entraînés ! Mais cette terre, qu’elle fût habitée ou qu’elle ne le fût pas, qu’elle dût être hospitalière ou non, il fallait y arriver 37 ! Si, la fiction d’île existe, c’est bel et bien au prix de la disparition du monde actuel. 5. Conclusion Au terme de ce parcours, il est possible de proposer une typologie des îles en fonction des stratégies d’écriture fictionnelle qu’elles mobilisent. Nous avons d’abord côtoyé les îles fabuleuses, investies par les romans d’enchantement et nous parlant tout aussi bien de l’enchantement des romans. Nous avons croisé au large d’îles allégoriques, lieux d’engouffrement du sens et de déploiement de typographies détaillées à valeur métaphorique. Nous avons expérimenté des îles contrefactuelles, lieux privilégiés de scénarios alternatifs et d’expériences de pensée, dans des romans à vocation philosophique. Enfin nous avons découvert les îles « historiques », lieux de fictions vraies et de romans véritables. Trois évolutions notables concernant la fiction d’île aux XVII e et XVIII e siècles peuvent alors être avancées pour historiciser ce tableau : une 37 Jules Verne, L’Île mystérieuse, Paris, 1873-5, Partie I, chap. I. <?page no="258"?> 258 Christine Noille-Clauzade évolution dans le sens de la vérification (à travers le positionnement logique de la voix narrative) ; une évolution dans le sens de l’adjonction, de l’amplification (avec la promotion narrative et argumentative de l’expérience d’ancrage dans l’île) ; enfin une évolution dans le sens de la « désallégorisation » et de l’autonomisation du voyage littéral dans les terres insulaires. L’autonomisation de la fiction insulaire à l’âge classique, c’est ainsi, pour le romancier, prendre une île du bout du monde au pied de la lettre, par son littoral et son littéral : c’est là une des conditions épistémologiques pour qu’aux siècles suivants, la littérature puisse aller à la conquête des îles les plus proches, celles qui bordent notre monde actuel, et les faire enfin exister dans la lettre de leurs terres et de leurs légendes. <?page no="259"?> Biblio 17, 190 (2010) L’île comme métaphore politique dans le spectacle de cour au XVII e siècle M ARIE -C LAUDE C ANOVA -G REEN Université de Londres Dans une étude déjà ancienne, Jean Rousset a montré comment, en circonscrivant et en isolant la scène à l’un des bouts du théâtre, les développements de la scénographie à l’italienne pendant le premier XVII e siècle ont contribué à en faire un lieu privilégié, propice à l’ « ingenieuse Magie » d’un spectacle reposant avant tout sur l’illusion 1 . En d’autres termes, la scène en est venue à « se constitu[er], métaphoriquement, en une île idéale et en un site enchanté », où pouvait avoir lieu le miracle théâtral, où pouvait « se vivre, dans la cohérence de l’imaginaire, une heure d’hypnose : le songe tenu pour réel ». Placé « devant » le spectacle et non plus « autour », le public a dès lors vécu l’illusion sur un mode de participation non plus effective, mais mentale 2 . Espace où s’exhibe et s’opère la magie du pouvoir, le spectacle de cour paraît lui aussi relever d’une insularité métaphorique. Car c’est au sein du domaine royal, fût-il jardin ou château, à l’intérieur d’une salle de bal ou de spectacle, ou sur un théâtre de verdure caché aux regards, qu’il prend place, c’est-à-dire au cœur de lieux clos, que leur clôture assimile, par extension métaphorique de la notion, à une île, posée ici dans son exemplarité. Et, comme pour réfléchir sa propre nature dans les thèmes abordés, le spectacle lui-même tend à inclure, dans ses décors, toute une multitude d’îles, de grottes, de jardins et autres bocages, symboliques d’espaces de transgression, ou îlots, en revanche, de l’idéal et de l’utopie. Si les uns sont là pour rappeler des désordres toujours possibles, les autres se veulent, eux, les signes manifestes de cette « pastorale politique » 3 que célèbre toute la fête, la marque de ce nouvel ordre voulu par la monarchie et qui s’accomplit dans la représenta- 1 François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Pierre Martino, Genève, Slatkine Reprints, 1996, p. 355. 2 Jean Rousset, « L’île enchantée : la scène et la salle », L’Intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et le théâtre au XVII e siècle, n lle éd., Paris, José Corti, 1976, p. 174, p. 176, p. 168-9. 3 Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite au XVII e siècle, Paris, P.U.F., 1996, p. 118. <?page no="260"?> 260 Marie-Claude Canova-Green tion. En effet, ce que le spectacle de cour cherche à projeter, sous les couleurs de la pastorale, comme sous celles de mythes insulaires divers hérités de l’Antiquité classique 4 , c’est une image idéale du roi, de la cour et du royaume, un signe figuratif qu’il substitue à la réalité et qui vaudra désormais pour elle. Or, dans ce transfert d’un désir de bonheur, c’est en définitive le horsscène lui-même, l’extérieur, le « cosmos du prince » 5 , « le plus florissant Royaume de toute la terre » 6 , qui se trouve reconfiguré, transformé en île, avec tout ce que cela peut supposer de lieu protégé et objet d’admiration et d’envie. Lieu d’élection, véritable « nombril du monde », la France peut alors apparaître, au beau milieu des conflits qui déchirent l’Europe, comme une oasis de tranquillité et de sérénité, une île-refuge, où tout n’est qu’ordre, luxe, calme et volupté. Désir de fuir l’aujourd’hui ou de le réformer, cette fiction utopique ne ressuscite un passé de rêve que pour mieux assurer l’emprise du pouvoir sur ses sujets, que pour mieux, en quelque sorte, contrôler l’avenir. L’étude de la métaphore insulaire dans le spectacle de cour se révèle dès lors un outil précieux pour analyser le fonctionnement de l’imaginaire monarchique au XVII e siècle. Fictions d’île Circularité, clôture, isolement 7 , ces caractéristiques de l’île sont aussi celles du domaine royal transformé, l’espace de quelques heures, en espace festif. Si, comme l’écrit Bernard Beugnot 8 , tout lieu clos, aristocratique par essence, est déjà une île en puissance et rejoint ainsi l’étymologie de temple, lieu découpé 4 Les plus fréquemment citées de ces îles mythiques de l’Antiquité sont les îles Fortunées, ou des Bienheureux, où, selon Hésiode, aurait survécu l’âge d’or et que les Anciens situaient dans l’Atlantique, au-delà des colonnes d’Hercule (elles furent par la suite assimilées aux Canaries), celles des Hespérides, situées, elles aussi, selon la tradition à l’extrême Occident et dont les poètes firent un jardin magnifique et délicieux. Figurent aussi un certain nombre d’îles mystérieuses, comme celle d’Aea, séjour, chez Homère, de la magicienne Circé, ou celles, plus récentes, d’Alcine et d’Armide, imaginées par les poètes italiens de la Renaissance. 5 Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Editions de Minuit, 1981, p. 218. 6 Jacques Gomboust, dédicace au roi, plan de Paris (1652). Cité par Louis Marin, Le Portrait du roi, p. 215. 7 Rappelons que le mot « isolé » est un dérivé de l’italien « isola » (île), dont il ne garde que le sens figuré ; le sens propre signifié par « insulaire » vient, lui, du latin « insula » (île, mais aussi îlot d’habitation). 8 Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite, p. 109. <?page no="261"?> 261 L’île comme métaphore politique dans le spectacle de cour dans l’espace public et asile, le palais et les jardins en fête du prince jouent, jusqu’à l’excès même, du principe d’isolement et de sélection qui préside à la fête pour illustrer cette clôture à la fois réelle et métaphorique du lieu. Plus encore que le Louvre ou le palais du Petit-Bourbon, situés, eux, en plein cœur de Paris, Versailles s’affiche en marge, exhibe sa nature périphérique d’espace autre, isolé par la distance et par sa nature de domaine réservé au plaisir 9 . Isolement encore renforcé, pour les Plaisirs de l’île enchantée, en 1664, par la double clôture, à la fois végétale ou artificielle et humaine, destinée à séparer le petit parc du château de ses environs et à maintenir à distance la foule des curieux. Au dire de Marigny, les murailles du parc de Versailles avaient, en effet, été « bordées de soldats des Gardes » pour empêcher « la confusion que la curiosité du peuple auroit pu apporter en passant par-dessus » 10 . Au sein de cet espace clos et même clôturé, vont s’inscrire, comme autant de seuils à franchir, d’autres espaces également clos, également circulaires, ou peu s’en faut, à la façon de cercles concentriques recelant en leur centre un lieu de bonheur ou, du moins, de plaisir. Les trois moments des Plaisirs de l’île enchantée se déroulèrent ainsi dans des lieux enclos de palissades à l’image de la clôture du petit parc lui-même, que le texte de la relation choisit d’appeler « ronds », comme pour mieux souligner la configuration symbolique de l’espace. Dans une mise en abîme de cette insularité, au centre de l’espace circulaire défini par les palissades figurait notamment, le troisième jour, un rond d’eau avec une île centrale de forme également circulaire ; et, au centre de l’île, au milieu d’une plaine, se voyait un rocher, aussi large que haut, qui s’ouvrait pour laisser paraître un palais. La gravure d’Israel Silvestre, qui accompagnait le texte de la relation, mettait ainsi en évidence les présupposés de l’espace festif versaillais et, plus encore peut-être que les décors des journées eux-mêmes, fictionnait Versailles et ses jardins en île (voir Fig.). Dans un raffinement de ce principe d’isolement et de sélection, Catherine de Médicis avait, un siècle plus tôt, choisi comme cadre du festin et du ballet qu’elle offrit à sa fille, la reine d’Espagne, lors de leur entrevue de Bayonne en juin 1565, un endroit « du tout rural & champestre » 11 , situé en plein cœur de 9 Dans une lettre du 28 septembre 1665 adressée à Louis XIV, Colbert avait insisté sur la vocation ludique de Versailles, qui l’opposait au Louvre : « Cette maison de Versailles regarde bien plus le plaisir et le divertissement de Votre Majesté que sa gloire » (cité par Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, 1981, p. 223). 10 Jean de Marigny, Relation des divertissements que le Roi a donnés aux Reines dans le parc de Versailles, écrite à un gentilhomme qui est présentement hors de France, [in] Œuvres de Molière, éd. Eugène Despois, Paris, Hachette, 1873-1900, IV (1878), p. 260. 11 Recueil des Choses Notables, qui ont esté faites à Bayonne, à l’entreueuë du Roy Treschrestien Charles neufieme de ce nom, & la Royne sa treshonorée mere, auec la Royne Catholique sa sœur, Paris, pour Vascozan, 1566, f o 49v o . <?page no="262"?> 262 Marie-Claude Canova-Green l’île inhabitée d’Aiguemeau, sur la rivière de l’Adour, à une lieue de Bayonne. Là, au beau milieu d’un vaste pré de forme ovale et ceint de bois de haute futaie, Catherine avait fait dresser une grande salle octogonale, qui abritait en son centre une table, elle aussi, ovale, réservée pour la famille royale 12 . Comme la clôture fréquente du lieu de la fête, destiné à en fermer l’accès au plus grand nombre, l’isolement, ici poussé à ses limites, de ce lieu de plaisir, où, en 1565, fusionnèrent véritablement île réelle et île métaphorique, soulignait la réalité d’une exclusion encore accentuée par la nuit qui enveloppait généralement la fête. De l’île à l’utopie Nullement limités aux fêtes de plein air, ces effets d’îléité furent aussi le fait des divertissements donnés, pendant tout le siècle, au cœur des demeures royales, le plus souvent dans des salles de bal ou de spectacle déjà existantes. Ile en puissance, loin du monde et des troubles guerriers ou diplomatiques, tout palais princier abrite, en effet, en son sein, depuis le milieu du XVI e siècle, une grande salle servant aux festins et où peuvent se danser bals et ballets 13 . De forme habituellement rectangulaire, certes, cette salle à vocation publique n’en est pas moins un lieu lui aussi clos, dont le pourtour est parfois souligné par un double rang de tribunes latérales 14 . Les jours de fête, un service d’ordre en défendait les entrées 15 , tandis qu’était ménagé, pour la représentation, un espace de jeu cen- 12 « Pour cest effect sa Maiesté auoit fait faire vne grande salle octogone, ayant de diamettre de douze à treize toises, apres auoir elle-mesme choisy le lieu à propos en vne petite isle, nommee Aiguemeau, sur la riuiere de Ladour, laquelle estoit pleine de haults bois, que sa Maiesté fit accommoder pour l’ombrage de ladite salle […] : y auoit aussi au milieu de ladite salle vn grand chesne, qui estoit au centre de l’octogone, lequel auoit en son pied vne fontaine […]. Et au droit de la fontaine […] en ce lieu la estoit vne grande table ouale » (Recueil des Choses Notables, f o 49v o , f o 54v o , f o 55r o ). Je renvoie ici à l’analyse qu’en donnent Jean Boutier, Alain Dewerpe et Daniel Nordman, Un tour de France royal. Le Voyage de Charles IX (1564-1566), Paris, Aubier, 1984, p. 308. 13 Pour l’aménagement et les usages de cette salle, je renvoie ici à l’ouvrage de Monique Châtenet, La Cour de France au XVI e siècle. Vie sociale et architecture, Paris, Picard, 2002, p. 231-246. 14 C’est notamment le cas de la salle du Petit-Bourbon construite vers 1572 ou de celle que Sully fait aménager en 1609 à l’Arsenal, sur le modèle de la première. 15 On lit ainsi, dans la relation du Ballet comique de la Reine, que les portes avaient été « defendues estroictement par les archers des gardes du Roy » (éd. Margaret McGowan, Binghamton, New York, Center for Medieval & Early Renaissance Studies, 1982, p. 7). <?page no="263"?> 263 L’île comme métaphore politique dans le spectacle de cour tral, lui-même protégé de barrières destinées à en écarter les spectateurs assis tout autour dans des galeries étagées. Là aussi s’emboîtaient des îles figurées 16 . Il n’est pas rare, d’autre part, que le décor dispersé adopté pour les premiers ballets de cour fasse alors figurer, au milieu ou sur les bords de ce parterre, grottes, palais, jardins et autres îlots de désordre ou, à tout le moins, de licence et de plaisir. Pour le Ballet comique de la Reine (1581), le demi-rond formé par l’un des bouts de la salle du Petit-Bourbon servit ainsi de cadre à un « jardin artificiel, assis au milieu de la salle, […] tout enclos d’accoudoirs », qui figurait le jardin de Circé. En 1610, pour le Ballet de Monseigneur le duc de Vendôme, c’était à l’entrée de la grande salle du Louvre, au milieu d’une forêt « fort touffuë », qu’ « estoit assis le Palais enchanté, fait en forme d’Amphitheatre », d’Alcine 17 . Pour les Plaisirs de l’île enchantée, en 1664, c’était, de même, sur les marges de l’espace festif, en bordure du petit parc, à l’emplacement de l’actuel Bassin d’Apollon, qu’avaient été relégués l’île et le palais de la magicienne. Avec l’adoption progressive de la formule à l’italienne, l’aire de jeu, qui, depuis le début du XVII e siècle 18 , s’est repliée sur le fond de la salle, va se retrouver isolée et coupée de l’assistance, par sa situation d’abord, sa surélévation ensuite, son encadrement enfin. Ceci a pour effet d’en parachever l’isolement à l’intérieur de la salle, d’autant plus qu’a disparu ou que n’est, du moins, plus utilisé l’escalier (ou le plan incliné) qui a longtemps permis de relier le plateau au parterre, facilitant la circulation de l’un à l’autre des acteurs et des spectateurs. Dans le Ballet de la prospérité des armes de la France, donné en 1641, dans la nouvelle salle de spectacle aménagée par Lemercier au Palais-Cardinal, les interprètes ne descendaient plus de la scène. Et c’était de ce lieu dorénavant isolé, cloisonné même, dont la gravure réalisée par Poigny accentue encore la distance par rapport aux spectateurs, que se donnait à voir, comme de loin, la vision d’une « Terre pleine de fleurs et de fruicts » 19 , séjour de concorde et d’harmonie, lieu enfin de bonheur parfait 20 . Dans la métamorphose du plateau de scène en espace insulaire, le geste de l’architecte (ou du décorateur) répétait en quelque sorte le geste fondateur d’Utopus, qui, en faisant couper l’isthme joignant Abraxa au continent, avait créé l’île qu’il nomma Utopie. Tout comme la terre d’Utopie avait largué ses amarres avec le monde réel et avec l’histoire, la scène du spectacle de cour, 16 Pour cette disposition de la salle, on se reportera à la planche intitulée « Figure de la salle », incluse dans le livret du Balet comique de la Royne (Paris, Adrian le Roy, Robert Ballard & Mamert Patisson, 1582). 17 Ballet de Monseigneur le Duc de Vendosme, Paris, Jean de Heuqueville, 1610, p. 5. 18 Depuis 1615 et le Ballet de Madame, dit encore Ballet du triomphe de Minerve. 19 Ballet de la Prospérité des armes de la France, s.l.n.d., p. 13. 20 Cette gravure intitulée « Le Soir », qui reproduit un tableau du musée des Arts Décoratifs, est actuellement conservée au Département des Estampes de la BNF à Paris. <?page no="264"?> 264 Marie-Claude Canova-Green ainsi coupée du public par une zone séparatrice, va pouvoir se constituer en une totalité autonome, en une image de perfection, telle un cube magique faisant voir aux yeux d’un public émerveillé une réalité nouvelle, l’image idéale d’un Etat bien ordonné. Et cette représentation imaginaire est une construction qui permet d’en articuler l’être, tout comme elle permet en même temps de la faire accéder à l’existence. Aussi importe-t-il, contrairement à la réalité utopique des paradis insulaires habituels, repliés sur eux-mêmes, cachés, pour échapper aux tentations et à la contagion du dehors, et, de ce fait, pour la plupart introuvables, que cette construction s’offre ostentatoirement à la vue et à l’admiration d’autrui. Terres mythiques Ile métaphorique, sinon véritable, l’espace scénique se donne comme le lieu d’une fiction politique, qui substitue à la réalité de la France contemporaine, le « rêve d’un univers réconcilié qui abolit ou masque tensions et fractures de la société réelle, et où les jeux de force se résorbent dans l’harmonie d’une célébration » 21 . En d’autres termes, il est devenu le lieu d’une utopie qui découvre ou révèle aux spectateurs l’image déformée (ou plutôt réformée) de leur propre réalité. Bonheur, prospérité, paix, loisir et plaisirs, autant de traits qui font de la cour et du royaume des Bourbons une terre mythique, une eutopie 22 , à l’image des paradis insulaires chantés par les poètes. Car l’utopie est toujours insulaire, même quand elle ne trouve pas sa localisation dans une île. Iles fortunées, Hespérides, îles flottantes, îles enchantées d’Alcine et de Circé, mais aussi jardins de délices ou terre arcadienne sont alors convoqués pour traduire, sur scène, ce rêve insulaire qui se greffe sur l’idée d’une permanence de l’âge d’or. En effet, ce que cette utopie a de particulier, c’est qu’elle se donne moins comme une ouverture sur l’avenir, la vision prophétique d’un monde nouveau, que comme la projection sur un présent imaginaire de la perfection d’un lointain passé. 21 Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite, p. 119. 22 Non-lieu, l’utopie est aussi un lieu de bonheur et d’harmonie, c’est-à-dire une eutopie, selon une double lecture suggérée par Thomas More lui-même : « Utopie, je fus nommée par les Anciens à cause de mon isolement./ Aujourd’hui cependant je rivalise avec la Cité platonicienne/ Et peut-être la surpasse (la raison en est qu’avec des lettres/ Il l’a dessinée tandis que moi, unique, je l’ai surpassée en montrant/ Des hommes, des richesses et des lois excellentes)./ Aussi bien Eutopie mériterais-je d’être appelée » (Utopia, éd. Edward Surtz, Yale University Press, 1964, p. 20-21. Cité par Louis Marin, Utopiques : jeux d’espace, Paris, Editions de Minuit, 1973, p. 123). <?page no="265"?> 265 L’île comme métaphore politique dans le spectacle de cour Certes, en 1615, Malherbe envisageait encore dans des termes futurs la réalisation d’un rêve qui emprunte beaucoup à l’image d’une terre promise, où la nature produirait d’elle-même et où, tout labeur aboli, les hommes n’auraient plus qu’à se laisser vivre sans souci aucun du lendemain 23 : Vn siecle renaistra comblé d’heur & de ioye, Où le nombre des ans sera la seule voye D’arriuer au trespas : Tout y sera sans fiel comme au temps de nos peres : Et mesmes les viperes Y piqueront sans nuire, ou ne piqueront pas. La terre en tous endroits produira toutes choses : Tous metaux seront or, toutes fleurs seront roses, Tous arbres oliuiers : L’an n’aura plus d’hyuer, le Iour n’aura plus d’ombre : Et les perles sans nombre Germeront dans la Seine au milieu des grauiers 24 . Douze ans plus tard, c’est au présent que les Nymphes bocagères de la forêt sacrée pouvaient, elles, chanter un lieu solitaire Sous le plus doux climat des Isles fortunées, Où les felicitez ne sont iamais bornées, Où regne l’abondance au milieu des plaisirs, Qui contente, & iamais ne lasse les desirs 25 . Forêt en 1627, le lieu de plaisance se faisait bocage en 1641, à l’occasion du Ballet de la prospérité des armes de la France 26 , avant d’évoquer, en 1661, dans le Ballet des saisons, la vision pastorale d’un pays pacifié, prospère et heureux sous la houlette de son roi, qui proclamait à qui voulait l’entendre : Maintenant s’en est fait, & de ma propre main Je séme heureusement sur cette mesme Terre Dequoy donner la vie à tout le genre Humain 27 . Il ne restait plus au Siècle d’or qu’à redescendre sur terre, avec la certitude qu’ 23 Absent de l’âge d’or et des réalisations « insulaires » du spectacle de cour, le travail est, en revanche, l’une des conditions nécessaires de l’existence de l’utopie. 24 Description du Ballet de Madame, Paris, François Yvrad, 1615, p. 21-2. 25 Les Nymphes bocageres de la forest sacrée, Paris, Mathurin Henault, 1627, p. 3. 26 « Le Theatre represente la Terre ornée de boccages » (Ballet de la Prospérité des armes de la France, p. 2). 27 Ballet des saisons, [in] Benserade. Ballets pour Louis XIV, éd. M.C. Canova-Green, Toulouse, S.L.C., 1997, II, p. 537, p. 545. <?page no="266"?> 266 Marie-Claude Canova-Green […] vn Heros se prepare A chasser les horreurs d’vn siecle si barbare, Et me faire reuiure auec tous les plaisirs, Qui peuuent contenter les innocens desirs 28 . Si le Ballet des saisons rappelait les dons de Pan et de Cérès, les Plaisirs de l’île enchantée célébraient, eux, les bienfaits d’Apollon, car à la dure loi de la nécessité avait succédé le règne du loisir et des plaisirs. Et le jardin d’agrément d’occuper alors le devant de la scène, comme dans l’opéra de Zéphire et Flore en 1688, où Vertumne venait chanter […] ces jardins delicieux, Où toûjours mes soins curieux Secondent si bien ceux de Flore 29 . et où régnait un printemps éternel. Le message de perfection véhiculé par le spectacle de cour au XVII e siècle continue ainsi de se penser dans les termes généraux et intemporels des mythèmes classiques, et de fournir en quelque sorte au spectateur une grille de lecture de cette réalité nouvelle dont il est censé faire l’expérience journalière. Mais, dans son transfert d’un passé irrécouvrable à un avenir présentifié, l’utopie évoquée par le spectacle est, à la différence des paradis mythiques de l’Antiquité dont elle emprunte les couleurs, non plus un don gratuit des dieux, mais le résultat d’une création volontariste de l’homme, ou plutôt d’un homme, le roi, l’issue, le plus souvent, d’une victoire sur des forces qui en menacent, à tout instant, l’existence. Deux îles En effet, ce site insulaire littéral ou figuré, ce monde utopique qui s’offre aux regards du public de cour, admet à sa périphérie, quand il ne l’incorpore pas en son sein, une autre île, elle aussi littérale ou figurée, qui semble ne s’inscrire dans l’espace scénique que pour mieux en signifier la totale irréductibilité à ce qu’elle représente. Image inversée de la première, cette autre île, qui est aussi une île « autre », n’établit, semble-t-il, avec elle une relation de comparaison ou de confrontation que pour lui donner l’occasion de l’effacer et de se refermer sur elle-même et son insularité. Comme l’écrit Louis Marin, 28 Les Plaisirs de l’isle enchantée. Course de Bague faite par le Roy à Versailles, le 6. May. 1664, Paris, Robert Ballard, 1664, p. 18. 29 Zephire et Flore. Opera, [in] Recueil general des Opera representez par l’Academie Royale de Musique, Paris, Christophe Ballard, 1703, III, p. 284. <?page no="267"?> 267 L’île comme métaphore politique dans le spectacle de cour « l’autre n’apparaît que le temps de permettre au même de se produire et de se penser, de s’instaurer dans sa propre vérité » 30 . Espaces enchantés, les palais de Circé, les jardins d’Armide ou les îles d’Alcine, qui se profilent sur les marges de l’espace scénique 31 , dans des demironds architecturaux ou au milieu de ronds d’eau situés en bordure de parcs, ne surgissent ainsi que le temps d’une transgression, celle, vite réprimée, d’une atteinte à l’ordre politique ou moral qu’incarne l’île heureuse, signifiée par l’espace scénique, son décor et le discours qui s’y prononce. Formes d’excès, le désordre de l’Etat comme le désordre des sens qui s’incarnent dans ces figures d’enchanteresses, jalouses de leur pouvoir et qui mettent les forces de la nature à leur service pour provoquer un trouble s’étendant à tous les domaines de la vie, sont une même menace pour le pouvoir et la fiction utopique qu’il cherche à mettre en place. Aussi, en 1581, Minerve, en tant qu’incarnation de cette double sagesse nécessaire au pouvoir, menait-elle l’assaut contre le palais de Circé, qui, vaincue, faisait amende honorable au roi, tandis que le grand ballet final célébrait l’établissement de l’harmonie sur terre. En 1610, c’était au tour de la forêt et du palais d’Alcine de disparaître au moment même où le monarque tournait ses regards vers eux. En 1617, la délivrance de Renaud et, par là, non seulement la victoire de la raison sur l’appétit, mais aussi le triomphe du roi sur l’instabilité politique se marquaient par une métamorphose du jardin d’Armide en « vne Cauerne deserte, & affreuse » 32 . Enfin, en 1664, à l’issue de la troisième journée des Plaisirs de l’île enchantée, un feu d’artifice venait embraser l’île d’Alcine et son palais, qui s’abîmaient alors dans les eaux. Tout en marquant l’abandon symbolique des plaisirs qu’illustrait la fête, cette destruction signalait l’avènement d’un ordre nouveau qui affirmait, certes, la supériorité du devoir d’Etat sur le divertissement, mais plus encore la toutepuissance royale, capable d’annihiler, par la seule force de ses regards, la moindre atteinte à son pouvoir. 30 Louis Marin, Lectures traversières, Paris, Albin Michel, 1992, p. 60. 31 Comme dans le Ballet comique de la Reine (1581), le Ballet du Roy, dit de la Délivrance de Renaud (1617), le Ballet de Monseigneur le Duc de Vendôme, dit Ballet d’Alcine (1610), ainsi que dans les Plaisirs de l’île enchantée (1664). Dans le Ballet des deux magiciens (1636), qui mettait en scène une rivalité entre magie noire et magie « plaisante et naturelle », s’opposaient aussi deux sites insulaires antagonistes, « une caverne affreuse au milieu de quelques rochers » et « un palais enchanté au milieu d’un beau parterre », représentés simultanément dans un même espace (Ballet des deux magiciens, [in] Ballets et mascarades de cour de Henri III à Louis XIV (1581-1652), éd. Paul Lacroix, Genève, Slatkine Reprints, 1968, V, p. 125-6). 32 Discours au vray du Ballet dansé par le Roy, Paris, Pierre Ballard, 1617, p. 19. <?page no="268"?> 268 Marie-Claude Canova-Green La transgression n’aura ainsi duré que l’espace d’un intermède, le temps de faire apercevoir un monde de l’excès, de l’inversion, du désordre, où la femme domine et la sensualité triomphe, où l’abandon aux plaisirs menace l’ordre même de l’Etat. S’il est vrai que l’interdit n’existe que pour être violé, il est tout aussi vrai que la violation de cet interdit n’existe, elle, que pour être sanctionnée publiquement et l’ordre réaffirmé, plus fort même pour avoir été momentanément menacé. Le châtiment doit avoir une valeur exemplaire pour l’assistance. Dans les termes de Gilles Ernst, « l’île des plaisirs n’aura surgi de la mer que pour être détruite et retourner au royaume des chimères » 33 . Et le roi ne se sera montré pleinement roi, ne se sera affirmé comme homme de pouvoir que dans ce geste de destruction qui protège son royaume des atteintes du dehors comme du dedans, et qui en scelle en même temps l’inviolable insularité. L’île de France Parce que l’île utopique n’exclut pas, malgré son isolement et son enfermement, le passage et l’échange avec le dehors, parce que ses avatars curiaux font même de cette relation avec l’extérieur leur raison d’être majeure, l’espace insulaire scénique, donné, par ailleurs, comme périphérique de par sa localisation dans la salle, devient symboliquement lieu de centralité. Projection d’ordre et d’harmonie, il se constitue en « centre de référence », en se sens qu’il s’offre en incarnation d’un modèle politique de bon gouvernement. La France, l’île de France, se voit alors revêtue d’une fonction d’Etat idéal et proposée à l’admiration de peuples et d’Etats jugés moins favorisés des cieux, car moins épargnés par ces aléas de l’histoire que sont les conflits européens. Aussi n’est-il pas rare de voir des représentants des quatre parties du monde ou du concert des nations venir rendre hommage au monarque français en fin de spectacle et proclamer, comme les Espagnols du Ballet des quatre monarchies chrétiennes en 1635 : Nous quitons librement vne sterille plaine Oû les plus malheureux sont dans la grauité : Pour venir habiter sur les bords de la Seyne Où regnent l’abondance & la Ciuilité. 34 33 Gilles Ernst, « L’île baroque : pour quelles métamorphoses ? », [in] L’Insularité. Thématique et représentations, Actes du colloque international de Saint-Denis de la Réunion (avril 1992), éd. Jean-Claude Marimoutou et Jean-Michel Racault, Paris, Editions L’Harmattan, 1995, p. 81. 34 Sujet du Ballet des quatre monarchies chrestiennes, Paris, Jean Martin, 1635, p. 15. <?page no="269"?> 269 L’île comme métaphore politique dans le spectacle de cour De la découverte et de la révélation à l’assentiment et au désir d’union, le pas était vite franchi. Du moins en imagination. La fiction utopique construite par le spectacle de cour débouche sur une reconfiguration imaginaire de l’espace géopolitique européen, comme elle s’achève aussi sur la mise en scène d’une reconnaissance explicite de son excellence, qui, seule, peut et doit en garantir l’authenticité. L’Etat idéal, dans lequel s’incarne ce rêve de bonheur et d’harmonie, n’accède véritablement à l’existence que dans la mesure où la fiction est tenue pour vraie, où elle est vécue comme la réalité. Le modèle est alors construit comme histoire 35 . Mais la fiction utopique s’adresse tout autant aux Français eux-mêmes, petits et grands, absents et présents, à qui il importe de faire croire que l’île heureuse ou la cité d’harmonie évoquée sur scène est bien la France qu’ils connaissent. Aux Espagnols et autres étrangers de la représentation se joignent alors bourgeois et provinciaux, colporteurs et tire-laine, marins et archers du guet. Aussi, en 1635, pour le Ballet des triomphes, ou la vieille cour, était-ce désormais la déesse de la Seine qui « appel[ait] de son gazoüillis depuis les Bergers & Bergeres jusques aux habitans de cette grand’ville de toutes conditions » à acclamer le roi et à lui offrir leur service 36 . Mieux encore, c’était l’île même de la Cité qui, en 1645, servait de toile de fond aux représentations de la Finta pazza au Petit-Bourbon 37 . Le non-lieu, le lieu de nulle part était un lieu localisable, reconnaissable même. L’île fortunée était à portée de main. Au désordre, à l’angoisse, à l’injustice et à la misère du présent, le spectacle de cour oppose donc une vision à la fois rassurante et conquérante d’un avenir de bonheur et de prospérité donné comme accompli hic et nunc. Démentant son étymologie, l’utopie y gagne une localisation, le rêve une réalisation existentielle, l’impossible une réalité. Comme le montra le Masque of the Fortunate Isles, and their Union dansé en janvier 1625, à la cour d’Angleterre, pour célébrer le prochain mariage de Charles 1 er et d’Henriette-Marie, la conjoncture pouvait donner aux îles fortunées une place sur la carte 38 et, en 35 Louis Marin, Lectures traversières, p. 55. 36 Le Ballet du Roy, p. 87. 37 Voir la planche gravée par Noël Cochin d’après G. Torelli pour le 1 er tableau de l’Acte I, [in] Giulio Strozzi, Feste theatrali per la Finta pazza, [Paris], [s.n.], [1645]. 38 Comme l’expliquait Ben Jonson, « That point of Reuolution being come/ When all the Fortunate Islands should be ioyn’d,/ Macaria, one, and thought a Principall,/ That hetherto hath floted, as vncertaine/ Where she should fix her blessings, is to night/ Instructed to adhere to your Britannia : / That where the happie spirits liue, hereafter/ Might be no question made » (The Fortunate Isles, and their Vnion, [in] Ben Jonson, éd. C.H. Herford, Percy et Evelyn Simpson, Oxford, Clarendon Press, 1925-1952, VII (1947), p. 722). <?page no="270"?> 270 Marie-Claude Canova-Green les ancrant, une fois pour toutes, dans l’espace territorial national (français ou britannique, selon les cas), les arracher « à la magie des métamorphoses et à l’irréalité mouvante des apparences » 39 . Là où la force et la volonté avaient échoué, l’imagination créatrice triomphait. Le spectacle de cour était bien la politique par d’autres moyens. 39 Jean-Michel Racault, « Avant-propos : De la définition de l’île à la thématique insulaire », [in] L’Insularité, p. 10. Fig. 1: Ballet du palais d’Alcine, Troisiesme Journée. Planche gravée par Israel Silvestre, [in] Les Plaisirs de l’Isle Enchantée, éd. de Paris, Imprimerie Royale, par Sébastien Marbre-Cramoisy, 1673 <?page no="271"?> Îles et jeux <?page no="273"?> Biblio 17, 190 (2010) L’Île de la Cité, « ordinaire théâtre » des tracas de Paris C LAUDINE N ÉDELEC Université d’Artois Si Paris est une nef, qui flotte et ne coule point, Paris est aussi une île, l’île de la Cité, navire fendant le fleuve de sa proue, comme le souligne l’orientation de certaines gravures anciennes, navire immobile fortement amarré à ses rives par ses ponts, et notamment par le « Pont-Neuf » si vieux pour nous, et si chargé de mémoire, si « typique » et si différent de tous les autres au XVII e siècle. C’est alors que commence à se développer à la fois le mythe de Paris, ville composite, bruyante et bigarrée, faite de splendeurs et de misères, entre Babel et Babylone, et l’imaginaire d’un Paris constitué de « lieux » spécifiques, tout autant sociaux que spatiaux, imaginaire d’autant plus intéressant qu’il est essentiellement alimenté par des formes marginales de la littérature, et des arts de représentation : facéties, pamphlets, itinéraires burlesques, gravures circulant sur feuilles volantes… Ce qui n’empêche pas certains « hommes de lettres » de s’en emparer parfois, notamment dans les romans comiques. Or le cœur de ce Paris, populaire, familier, burlesque, c’est l’île de la Cité, avec d’un côté le Pont-Neuf, la place Dauphine, et leur vie intense, à la fois commerciale et « culturelle », lieu notamment de toutes les formes de ce qu’on appelle aujourd’hui le « théâtre indigne », et de l’autre, vers l’île Saint-Louis, le Port-au-foin, et ses cagnards, lieu marchand, mais aussi lieu de refuge de toutes sortes de vagabonds et de mendiants. Si la notion d’île y perd de sa spécificité - nulle île plus reliée à son « continent », plus inséparable de ses grèves que celle-là ! - l’île de la Cité garde malgré tout une « couleur » à nulle autre pareille - couleur dont rendront encore compte Victor Hugo et Eugène Sue. Il s’agit donc d’évoquer cet imaginaire, peut-être unique, d’un cœur de ville qui est une île, et d’un centre qui fut aussi le rendez-vous des marginaux de tous ordres, dont ces marginaux particuliers que sont les gens du spectacle et les gens de plume - lieu de toutes les « rencontres », au double sens de ce terme au XVII e siècle. <?page no="274"?> 274 Claudine Nédelec Centre géographique, par où passe l’essentiel des circulations d’une rive à l’autre, tant des piétons et des véhicules que des marchandises, voire des animaux, l’île de la Cité n’est plus directement au début du siècle centre politique, le Roi ayant transporté sa résidence rive droite ; mais elle est à la fois centre religieux, judiciaire, commercial : bref, un des lieux majeurs de la vie quotidienne dans sa dimension sociale, vie faite de gestes de dévotion, d’affaires de justice, d’achats et de transferts d’un Paris à l’autre, de divertissements, programmés ou improvisés, et de dangers… Louis-Sébastien Mercier dira encore, un siècle plus tard : « le Pont-Neuf est dans la ville ce que le cœur est dans le corps humain, le centre du mouvement et de la circulation » 1 . Et cela dans un espace restreint, où tout se rassemble, se mêle, s’interpénètre et se différencie, espace qui peut figurer comme une représentation à la fois hyperbolique et en réduction de tout ce qui, dans cette capitale « extraordinaire » qu’est alors Paris, peut attirer et satisfaire le professionnel, l’acheteur, ou le badaud, et intéresser (non sans quelque effroi) l’étranger et le provincial (et la province, ça commence déjà à Belleville ou à Pontoise…). Comme le rappelle Vincent Milliot, Paris est déjà l’objet de toutes sortes de textes, « Antiquités de Paris, guides de voyage, almanachs, romans, tableaux de moralistes, traités juridiques, mémoires administratifs, manuels d’architectes, topographies médicales, réflexions de l’économie politique naissante… » 2 . Parmi ces différentes manières « de concevoir, d’analyser, de mettre en ordre, de représenter la ville » 3 , il s’agit ici d’observer comment une certaine littérature du XVII e siècle s’efforce, en un geste qu’on peut dire déjà réaliste, mais qui se nourrit, comme tout réalisme, d’imaginations, de fantasmes, et de représentations littéraires, et qui les produit en même temps, de donner à voir, à entendre, à sentir, un des « tableaux de Paris », celui qu’offre l’île de la Cité. Pour cette littérature, ce cœur insulaire est une scène où se construit et s’illustre un imaginaire comique urbain, à la fois vraisemblable et ridicule, un imaginaire grotesque, à la fois caricatural et monstrueux, et un imaginaire satirique, voire subversif et transgressif. Là, le social de la Ville, tant pour les Parisiens que pour les « touristes », est pleinement en représentation 4 . Suivons le guide, en l’occurrence le sieur Berthod. En 1652, les « libraires » Veuve Guillaume Loyson et Jean-Baptiste Loyson, tous deux domiciliés « au 1 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris [1782], éd. Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, t. I, p. 135. 2 Vincent Milliot, Paris en Bleu. Images de la ville dans la littérature de colportage (XVI e - XVIII e siècles), Paris, Parigramme, 1996, p. 13. 3 Ibid. 4 Allusion à l’article de Roger Chartier, « Georges Dandin ou le social en représentation », Annales HSS, n° 2 (mars - avril 1994), p. 227-309. <?page no="275"?> 275 L’Île de la Cité, « ordinaire théâtre » des tracas de Paris Palais » (c’est-à-dire au Palais de justice, au cœur de l’île de la Cité précisément), l’un « en la gallerie des Prisonniers, au nom de J ESUS », l’autre « sur le Perron Royal, prés la porte de la grande Salle, à la Croix d’Or », publient, sous la signature dudit « Sieur Berthod » 5 , un Paris burlesque. Dans son avis préliminaire, adressé à ses « amis de la campagne », l’auteur se flatte d’avoir choisi, au rebours de ceux qui envoient « dans les Provinces des Relations de ce qui se passe de beau dans cette grande & celebre ville », de faire la part belle, en faveur d’un « nouveau venu » aux « endroits [de Paris] où l’on voit la confusion & le desordre » ; visitons en sa compagnie trois de ces endroits : Je l’ay promené sur le Pont-neuf, où luy ay fait remarquer cent drolleries qui s’y font. Je l’ay mené dans la Gallerie du Palais, où les Marchands disent cent choses à la fois. […] Je l’ay engagé dans un embarras devant le Palais […] 6 . Les embarras de Paris Prenons le chemin à rebours, et commençons par les « embarras » de la circulation devant le Palais, dans des rues étroites, et bien trop encombrées, de charrettes, de tombereaux, de brouettes, de carrosses, de chaises à porteurs… Accidents et bagarres entre cochers et charretiers, chargements renversés, étalages de petits marchands endommagés, « diablerie », « margouillis » et « patrouillis » (p. 162), « vacarme » et « cohue » (p. 164)… Le plus drôle n’est-il pas dans la déconfiture d’un aristocrate en chaise, planté par terre par ses porteurs ? Tout au milieu d’un grand bourbier, Devant la maison d’un barbier, La chaise était toute fendue, Pour la vitre, elle était rompue, Et le Monsieur s’était blessé Du verre qui s’était cassé […]. Honteux de se voir comme un veau Couché tout plat dans un ruisseau, Sa perruque était barbouillée, Toute sale et toute mouillée, Enfin jamais enfariné Ne s’était vu plus étonné Quand il considérait ses bottes, 5 Voir une brève bio-bibliographie dans l’ouvrage de V. Milliot, op. cit., p. 70-71. 6 Le sieur Berthod, Paris burlesque […], Paris, Vve G. Loyson et J.-B. Loyson, 1652. Cité d’après son édition par V. Milliot, ibid., p. 151-179, « A mes amis de la campagne », p. 152-153. <?page no="276"?> 276 Claudine Nédelec Il les voyait pleines de crottes […], Et dans cette posture étrange Monsieur le Courtisan sortit Ainsi qu’un pourceau de son lit, Et fut contraint le Diable emporte De se sauver dans une porte, Dix fois plus vite qu’un magot, Sans jamais oser dire un mot. Afin d’éviter la crierie, Le sabbat et la raillerie […]. (p. 163) Certes, le thème des embarras des grandes villes est fort ancien, et Berthod, comme Du Lorens (« Satire IX », 1646), comme Boileau un peu plus tard (« Satire VI », 1666), a lu et Horace, et Juvénal ; mais au contraire des deux autres, qui restent fort « universels » dans leur imitation de l’antique, Berthod sait voir et décrire la réalité parisienne. Précision des détails : ici un « charriot plein de foin », là « un tombereau rempli de boue » (p. 163) ; ici « un vendeur de gazettes », là « un marchand d’aiguilles » ou « d’oranges » (p. 164), marchands ambulants opposés à ceux qui tiennent boutique, apothicaire ou cabaretière. Récurrence aussi des indications topographiques : sont cités la tour de l’Horloge, l’église Saint-Barthélémy, la rue de la Savaterie, l’hôtel de la Coquille, le Pont au Change, le Pont Notre-Dame… Les commerces de la Galerie du Palais Tout cet embrouillamini se déroule devant le Palais de justice. Pourquoi tant de circulation ? Pas seulement à cause de la foule des plaideurs, des gens de justice, des gens de Parlement, mais aussi parce que, on l’a aujourd’hui bien oublié, la « galerie du Palais » est alors un lieu essentiel pour une partie du commerce de luxe, attirant la bourgeoisie fortunée et l’aristocratie, qui viennent y satisfaire leur goût de la parure et de la culture, comme en témoigne la gravure célèbre d’Abraham Bosse (vers 1638) : lingerie fine et dentelles d’un côté, livres de l’autre… La Galerie du Palais de Corneille représente, de façon assez exceptionnelle dans le théâtre du XVII e siècle, le pittoresque de ce lieu de chalandise et de rencontres. À côté des chassés-croisés amoureux, on y voit la lingère, le libraire et le mercier faire l’article auprès de leurs clients, pas toujours facilement convaincus, discuter de leurs ventes, se quereller car l’espace est limité… La lingère se plaint ainsi de ce que sa boutique trop étroite « empêche [sa] pratique » 7 ; elle tente donc une extension sauvage, dont se plaint le 7 Pierre Corneille, La Galerie du Palais [1632 ? pub. 1637], I, 3, v. 86. <?page no="277"?> 277 L’Île de la Cité, « ordinaire théâtre » des tracas de Paris mercier (leurs commerces, sans se confondre, sont tout de même concurrents) : La Lingère, après qu’ils se sont entre-poussé une boîte qui est entre leurs boutiques. J’enverrai tout à bas, puis après on verra. Ardez, vraiment c’est-mon, on vous l’endurera ! Vous êtes un bel homme, et je dois fort vous craindre ! Le Mercier Tout est sur mon tapis : qu’avez-vous à vous plaindre ? La Lingère Aussi votre tapis est tout sur mon battant, Je ne m’étonne plus de quoi je gagne tant. Le Mercier Là, là, criez bien haut, faites bien l’étourdie, Et puis on vous jouera dedans la comédie. (IV, 12, v. 1391-1398) Intéressant chassé-croisé entre réel et représentation… La description des boutiques de livres permet à l’écrivain de faire lui aussi sa « réclame » au passage, ou de s’adonner aux joies de la satire. Corneille fait souligner par son libraire la vogue des pièces de théâtre ; Boileau, qui situe l’« homérique » querelle du chant V du Lutrin sur « les degrez et le Perron antique,/ Où sans cesse étalant bons et mauvais écrits,/ Barbin vend aux passans des Auteurs à tout prix » (v. 106-108), en profite pour une revue satirique des livres à la mode, depuis « le tôme épouventable » du Cyrus (v. 124) jusqu’au dormitif « Charlemagne » (v. 166) : « O que d’Ecrits obscurs, de Livres ignorez,/ Furent en ce grand jour de la poudre tirez ! » (v. 152-153) 8 ; quant à Charles Perrault, il imagine le libraire Chamhoudry « Criant d’une horrible façon/ Avec sa femme & son garçon ; / Monsieur, voilà les Murs de Troye ; / Qui méritent que l’on les voye », ouvrage bien plus plaisant, entre nous, que les trop sérieux « Cujas, Bartole, ou Calepin,/ Les Traittez de Monsieur le Maistre ; / Ou bien ceux de Monsieur le Prestre » 9 . Ce qui à l’occasion permet de souligner combien la description d’un étalage de libraire tient du comique de la liste hétéroclite, qui fait voisiner livres sérieux et libelles, romans à la mode et épopées, ouvrages savants et ouvrages peu convenables vendus plus ou moins sous le manteau ; Berthod donne ainsi un aperçu de ce dont il vaut mieux (en 1652) ne pas afficher la vente, ni même la lecture : Rabelais, Agrippa d’Aubigné, Charon, Garasse… 10 8 Nicolas Boileau, Le Lutrin [1674], dans Épîtres, Art poétique, Lutrin, éd. Charles-H. Boudhors, Paris, Société Les Belles Lettres, 1967, p. 155-157. 9 Les Frères Perrault et Beaurain, Les Murs de Troye ou l’origine du burlesque [1653], éd. par Yvette Saupé, Tübingen, G. Narr Verlag, 2001, p. 64-65. 10 Berthod, op. cit., p. 157. <?page no="278"?> 278 Claudine Nédelec Le Pont-Neuf Mais nous voilà arrivés sur le Pont-Neuf. Certes, il n’est pas le seul pont de l’île à être un « lieu de fiction ». Je pense notamment à toutes les ivresses littéraires dont le cabaret de la Pomme de Pin, sur le Pont Notre-Dame, fut le théâtre, et à l’anecdote que rapporte Bassompierre dans ce morceau de ses Mémoires qu’on intitule couramment l’histoire de « La lingère du Petit-Pont » 11 , anecdote où apparaît avec la force d’une expérience marquée par l’extraordinaire l’ordinaire de la vie parisienne : rencontre amoureuse improbable entre un aristocrate et une lingère « à l’enseigne des Deux-Anges », sur un pont qui est aussi une rue et un lieu de vie, petits commerces licites et illicites, merceries et bordels, abandon aux plaisirs de la vie alors que la peste rôde… Mais le Pont-Neuf est incontestablement un lieu d’exception. Par volonté royale, il est le seul pont de Paris à n’être pas bâti, et à offrir aux piétons de quoi circuler à peu près à l’abri de la crotte et des tracas, c’est-à-dire des trottoirs. Sa construction, très vite associée à celle de la première « place royale » de Paris, la place Dauphine, ainsi qu’à la célébration du premier des « grands rois », Henri IV, tendait à en faire une expression et un symbole de la volonté de remise en ordre et d’affirmation de l’autorité politique, par le biais d’une architecture urbaine au service des sujets du Roi. Mais le peuple de Paris s’empare très vite de cet espace, pour en transformer radicalement la signification. Le politique travesti En témoignent les nombreuses plaisanteries autour du « cheval de bronze ». Cette dénomination fréquente de la statue équestre d’Henri IV est en ellemême assez irrévérencieuse, mais en voici une version tout de même fort « salée », dans le Paris ridicule de Claude Le Petit : XLVI L E CHEVAL DE BRONZE . Monument d’argile et de plastre, Ridicule amusoir de sots, Cube cantonné de Magots Rechignez en matous qu’on chastre ; Baye de tous les environs, Epouventail de moucherons, 11 François de Bassompierre, « La lingère du Petit-Pont » [Mémoires du maréchal de Bassompierre, 1665], Nouvelles du XVII e siècle, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1997, p. 121-123. <?page no="279"?> 279 L’Île de la Cité, « ordinaire théâtre » des tracas de Paris Où gisent des estrons plus d’onze, Simulachre de Carnaval, Cheval, quoy que tu sois de bronze, Tu n’es pourtant rien qu’un Cheval ! XLVII H ENRY IV. Il faut aussi que je te raille, Vieux Heros califourchonné, Pourquoy sers-tu là, Roy berné, De passe-temps à la canaille ? C’est ton Peuple reconnoissant, Qui t’a dressé cet Arc puissant ; Mais, Prince d’heureuse memoire, Ne t’a-t-il pas bien relevé ? Pour immortaliser ta gloire, Il t’a mis dedans un privé 12 . Claude Le Petit finit brûlé, en 1665, pas si loin, en place de Grève… Il avait eu le tort de renouer, sous Louis XIV, avec la violence satirique et pamphlétaire des libelles, pamphlets, feuilles volantes, et autres pasquils dont le Pont-Neuf est un centre de diffusion 13 . En 1620, Gabriel Naudé en condamne l’incontrôlable circulation dans Le Marfore, ou discours contre les libelles : Chacun conspire maintenant à coucher la médisance sur le papier des nouveautés, pour l’empreindre plus facilement ès esprits de ceux qui, alléchés par ce miel de curiosité, ne reconnaissent le venin [… de ces] calomnies, impostures, blasphèmes et méchancetés, mis en lumière sous titres frivoles, feints, supposés, sans nom de l’auteur [… qui] se tirent de la poche, ne se donnent qu’entre amis, se vendent en secret, s’achètent bien cher, ne valent rien, et sont encore plus mal faits, comme venant des mains d’une populace rude, ignorante et mal polie, laquelle se [laisse] conduire « Comme un bout de bois que font remuer des ficelles étrangères 14 . 12 Claude Le Petit, La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule [écrit vers 1655, pub. en 1668], dans P.L. Jacob [Paul Lacroix], Paris ridicule et burlesque au XVII e siècle, Paris, Delahays, « Bibliothèque gauloise », 1859, p. 34. Cette anthologie contient également le texte de Berthod, le Tracas de Paris de François Colletet [1666], La Foire Saint-Germain [1643] de Scarron, la satire VI de Boileau sur les embarras de Paris, et Les Cris de Paris (XVI e siècle, anonyme, nombreuses rééditions). 13 Sur ce point, voir Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle, Genève, Droz, 1969, 2 vol., 1, p. 356-358, et Le Livre français sous l’Ancien Régime, Paris, Promodis, 1987 (II, chap. 5). 14 Gabriel Naudé, Le Marfore, ou discours contre les libelles [1620], Paris, Paris-Zanzibar, 1997, p. 15 et 18-19. La comparaison est empruntée à Horace (Satires, II, v. 82), qui semble bien évoquer ainsi des marionnettes. <?page no="280"?> 280 Claudine Nédelec Citons un des très nombreux libelles qui ont suivi la chute de Concini, L’Entree et la reception qui a esté faite au Mareschal d’Ancre, aux Enfers : l’auteur anonyme le montre donnant « bien à rire » au peuple infernal, « quand on vid que c’estoit la vigne de la Courtille, belle monstre & peu de rapport : & qu’il estoit sans queuë, graces à ceux qui l’avoient depriapé au bout du Pont-Neuf » 15 . Un autre pamphlet, L’Enterrement, obseques et funerailles de Conchine, mareschal d’Ancre, raconte en effet comment, déterré à Saint-Germain l’Auxerrois, le cadavre fut traîné « parmy la fange & la bouë, jusques au pres d’une potence qui avoit esté plantee a sa suasion, au commencement du Pontneuf » ; là, après avoir été mutilé, il « fut mené devant la figure de Bronse d’Henry le Grand, d’heureuse memoire […] ou on aluma du feu dedans lequel on le flamba » 16 . Violence réelle d’un certain rire, qui fait encore fantasmer Scarron, dans sa Mazarinade : Ta carcasse désentraillée Par la canaille tiraillée, Ensanglantera le pavé ; Ton priape haut élevé A ma perche sur une gaule, Dans la capitale de Gaule, Sera le jouët des laquais, L’objet de mille sobriquets, De mille peintures grotesques, Et mille épitaphes burlesques 17 . Mais passons à des spectacles plus réjouissants, et heureusement plus ordinaires. Les langues et les discours de la rue Très vite les fameux trottoirs se bâtissent de baraques en bois et toile, où s’installent toutes sortes de petits commerces, si bien qu’aux badauds se mêlent les chalands, aux touristes les petits métiers, valets et crocheteurs, aristocrates, mendiants et bourgeois, transformant ce pont en un lieu grouillant de vie. Comme le chanta Yves Montand à propos des grands Boulevards, sur le Pont-Neuf il y a toujours quelque chose à voir, et à écouter. 15 L’Entree et la reception qui a esté faite au Mareschal d’Ancre, aux Enfers, Paris, B. Hameau, 1617, p. 14. 16 L’Enterrement, obseques et funerailles de Conchine, mareschal d’Ancre, Paris, B. Hameau, 1617, p. 5-6. Ce n’en est d’ailleurs pas fini de cette « promenade » macabre… 17 Paul Scarron, La Mazarinade [anonyme, 1651], dans Œuvres, Genève, Slatkine, 1970 [1786], 7 vol., t. 1, p. 294. <?page no="281"?> 281 L’Île de la Cité, « ordinaire théâtre » des tracas de Paris Car, aux Cris de Paris, que nous a transmis une longue tradition éditoriale 18 , au vocabulaire technique des divers commerces, se mêlent toutes les langues du royaume, et au-delà : Tous les peuples y sont, l’anglois et l’allemant, avec le poitevin, le picar, le normant, Que l’on peut discerner, aussi bien qu’au visage, à leurs divers habits, à leur divers langage […] 19 , écrit Du Lorens. Berthod nous donne à entendre l’accent gascon, l’accent suisse, le parler, fort vert, des marchandes, et celui des « paysans de Paris », tandis que François Colletet, dans Le Tracas de Paris, donne quelques échantillons des discours « galants » (en tous les sens du terme ! ) qui s’y tiennent, le soir venu 20 … Diversité linguistique bien éloignée du (prétendu ? ) français classique, et dont Molière fera son miel. Parmi ceux qui parlent, il y a aussi les « choses inanimées ». Ainsi de la « fontaine » appelée la Samaritaine : construite sur une des arches du Pont- Neuf, elle pompait l’eau de la Seine et elle était surmontée d’une horloge astronomique où carillonnait un jacquemart, ce qui en faisait l’objet de l’admiration des badauds : Regarde un peu ce jacquemard, Tête bleue, qu’il fait le monard Tiens tiens ma foi, haga regarde Il est fait comme la Guimbarde, Pardi c’est pour être étonné, Il frappe l’heure avec le nez 21 . Très vite, la Samaritaine, et/ ou son jacquemart, « prirent la parole » et devinrent des personnages de dialogues plus ou moins facétieux, plus ou moins politiques : citons, entre 1610 et 1614, les Harangues de l’admirable crocheteur 22 de Paris, assis sur la Cloche de la Samaritaine du Pont-Neuf, ce qui valut à cette malheureuse statue d’être enlevée sur ordre de Concini (à la grande risée du peuple parisien, selon Édouard Fournier, devant cette singulière vengeance), 18 Voir la reproduction d’une version dans Paris ridicule et burlesque au XVII e siècle, op. cit. 19 Jacques Du Lorens, Satires [1646], Paris, D. Jouaust, 1869, « Satire IX », p. 79-80. 20 François Colletet, Le Tracas de Paris, dans Paris ridicule et burlesque au XVII e siècle, op. cit., « Les Promenades du Pont-neuf, les entretiens du soir, et les aventures amoureuses qui s’y passent », p. 250 sq. 21 Berthod, op. cit., p. 155. La guimbarde est une sorte de rabot, dont le mouvement d’aller-retour évoque celui des carillonneurs. 22 Le jacquemart, clocheteur/ crocheteur. <?page no="282"?> 282 Claudine Nédelec avant d’être réinstallée 23 ; la Réponse du Crocheteur de la Samaritaine à Jacques Bon-Homme, paysan de Beauvaisis, sur sa lettre écrite à Messieurs les Princes retirés de la Cour 24 ; les Dialogues entre le Roi de Bronze et la Samaritaine sur les affaires du temps présent ; ou encore la Conférence de la Samaritaine avec le coq de Notre- Dame, qui évoque les querelles entre pouvoir royal et autorités religieuses autour des constructions en cours dans l’île. Les spectacles indignes Pont-Neuf et Place Dauphine ont aussi offert un espace propice à toutes les formes du « théâtre indigne », « […] sur deux tréteaux monté,/ Amusant le Pont-neuf de ses sornettes fades » 25 . Cohabitent stands de loterie ou de jeux, bonimenteurs et leurs comparses, chanteurs populaires poussant et vendant leurs vaudevilles, montreurs de marionnettes et théâtre de rues… Formes spectaculaires vivantes, qui, n’en déplaise à Boileau, n’intéressent pas que les laquais, et attirent tout autant aristocrates et bourgeois - ainsi que (pour d’autres raisons) les « courtisans du Cheval de bronze » 26 , les « officiers du Pont-Neuf » 27 , entendez filous, tire-laine, « casseurs de hane » et « mions de boule » (pickpockets en argot du temps), si bien que, dans Les Visions admirables du Pèlerin du Parnasse attribuées à Charles Sorel 28 , la Samaritaine se plaint de la mauvaise réputation qu’on lui fait à ce sujet… Charlatans Voyons ces tireurs à la blanque Qui pour ornement de leur banque Ont quatre ou cinq gros marmousets Plantez dessus des tourniquets, Tenant en main une écritoire Faite de bois, d’os, ou d’ivoire, Un peigne de plomb, un miroir […] Suit une liste de lots aussi hétéroclites que misérables, pas si loin des éventaires des puces - mais aussi « On tire deux fois pour un liard », et « De trois coups personne ne manque » 29 ! 23 Voir Alain Mercier, Le Tombeau de la Mélancolie. Littérature et facétie sous Louis XIII, Paris, Champion, 2005, 2 vol., 1, p. 336-337 et 2, p. 569-571. 24 Voir ibid., 1, p. 142-143 et 2, p. 1283-1284, 1288-1289. 25 N. Boileau, Art poétique, dans Épîtres, Art poétique, Lutrin, op. cit., chant III, p. 109 (v. 426-427). 26 « Filous et personnes de mauvaise vie » (Antoine Furetière, Dictionnaire universel). 27 « Macquereau et couppeur de bourses » (Antoine Oudin, Curiosités françaises). 28 Paris, J. Gesselin, sur le Pont-Neuf, 1635, p. 3-6. 29 Berthod, op. cit., p. 155-156. <?page no="283"?> 283 L’Île de la Cité, « ordinaire théâtre » des tracas de Paris Puis allons écouter le boniment des « vendeurs d’onguent et d’emplâtre », des « arracheurs de dents », des « Opérateurs » et des « chimiques », des « médecins spagiriques » 30 . Comment ne pas penser à Molière et à Sganarelle, cherchant désespérément qui puisse guérir sa fille dans L’Amour médecin, et consultant un opérateur, qui lui fait ainsi sa réclame (sur la musique de Lulli) : L’or de tous les climats qu’entoure l’Océan Peut-il jamais payer ce secret d’importance ? Mon remède guérit, par sa rare excellence, Plus de maux qu’on n’en peut nombrer dans tout un an : La gale, La rogne, La teigne, La fièvre, La peste, La goutte, Vérole, Descente, Rougeole. Ô la grande puissance De l’orviétan 31 ! On ne saurait oublier Tabarin et Mondor (les frères Philippe et Antoine Girard 32 ), vendeurs de drogues, mais déjà si proches du théâtre de rue, comme en témoignent leurs « fantaisies, dialogues, paradoxes, gaillardises, rencontres, farces et conceptions » qu’heureusement pour nous certains libraires (et non des moindres : Sommaville et Rocollet) ont trouvé profitable de compiler, nous offrant ainsi une version fort roborative d’une culture encore bien rabelaisienne du XVII e siècle, entre érudition prise de folie et franches grossièretés, non exemptes d’irrévérences sociales - ainsi dans la grave question « quel est le plus honnête, du cul d’un gentilhomme ou du cul d’un paysan ? » 33 (devinez la réponse, et ses attendus ! ). 30 Berthod, op. cit., p. 155. 31 Molière, L’Amour médecin [1665], II, 7. 32 Voir à ce sujet A. Mercier, Le Tombeau de la mélancolie […], op. cit., t. 1, p. 269-278, et passim. 33 Elle figure dans le Recueil general des rencontres, questions, demandes, et autres œuvres tabariniques, Paris, A. de Sommaville, 1622 (question 8 - supprimée des rééditions…). <?page no="284"?> 284 Claudine Nédelec Chanteurs de ponts-neufs Quand Berthod évoque les « chanteurs de chansons nouvelles » 34 , surgit alors l’image de Philippot, dit le Savoyard, un des personnages rencontrés par Dassoucy dans ses tribulations, qui lui donne rendez-vous sur le Pont-Neuf : « c’est sur les degrés de ce pont que vous verrez mon Parnasse ; le cheval de bronze est mon Pégase, et la Samaritaine la fontaine de mon Hélicon » 35 ; l’un comme l’autre s’accordent à constater, pour la regretter, la séparation grandissante, et peut-être inévitable, de la chanson aristocratique, fût-elle burlesque (justement… le burlesque est affaire de lettrés) et de la chanson populaire, dont une variété porte précisément le nom de pont-neuf. Mais on pense aussi à Charles Sorel, qui décrit dans son Rôle des présentations faites aux grands jours de l’Académie française les désordres liés à ces mêmes chansons, à la frontière de la transgression sociopolitique. Nous sommes devant une Cour fictivement rassemblée, selon la procédure exceptionnelle des « Grands jours », pour juger de la réglementation nécessaire de la langue française : Se sont présentez quelques jeunes Muguets, Chanteurs de Quand pour Philis, faisans les polis aussi bien en poësie qu’en prose, & soy disans voisins du pont Neuf, pont S. Michel, pont aux Doubles, de la Greve […] & autres lieux remarquables, lesquels ont trés-humblement remonstré qu’ils estoient importunez chaque jour des mauvais mots de Chansons qui se chantoient & debitoient esdites places, où le peuple estoit notablement trompé, & esloigné de la vraye Eloquence. C’est-pourquoy, veu mesmes que ces Chanteurs de Chansons ; tels que l’aveugle Savoyard & autres, estoient si osez que de parler de l’entrée des Reines, de la venuë des Ambassadeurs, de la victoire de nos Princes, & de toutes sortes d’affaires d’Estat, dans leurs mauvaises Rimes ; ce qui estoit honteux de voir que cela fust si mal ordonné. Ils requeroient qu’il y eust quelque bon Poëte delegué de l’Assemblée, pour leur faire desormais des Chansons, suivans les regles, & pour corriger les anciennes : cela estant de grande consequence, puis que les Crocheteurs, les Valets qui cherchent Maistre, les Paÿsans qui viennent au marché, & quantité d’autres personnes n’apprennent point ailleurs ce qui se passe 36 . 34 Berthod, op. cit., p. 155. 35 Charles Dassoucy, Les Aventures, dans Libertins du XVII e siècle, éd. par Jacques Prévot, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1998, p. 806. 36 [Charles Sorel], dans La Comedie des Academistes pour la reformation de la Langue Françoise. Piece comique [de Saint-Évremond]. Avec le roole des presentations, faites aux grands Jours de ladite Academie. Imprimé l’An de la Reforme, s.l.n.d. [1650], BnF Rés X 2018, p. 69-70. <?page no="285"?> 285 L’Île de la Cité, « ordinaire théâtre » des tracas de Paris Montreurs de marionnettes Évoquons pour conclure le récit tragi-comique du Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché, au bout du Pont-neuf 37 , non tant pour la figure de Cyrano, mais pour celle de Brioché, montreur de marionnettes, et notamment d’un « petit Ésope de bois remuant, tournant, virant, dansant, riant, parlant, pétant », « hétéroclite marmouset », « drôlifique bossu » (p. 88), nommé Polichinelle. Il « montrait » aussi un singe « bouffon en diable », coiffé d’un vieux chapeau en loques, avec « fraise à la Scaramouche » et « pourpoint à six basques » (p. 90), muni d’une fausse épée au côté. Cyrano, qui se promène, est raillé (devinez à propos de quoi) par « une troupe de gens du régiment de l’arc-en-ciel » (p. 89, soit un groupe de laquais), qui attend le spectacle. « Notre nasaudé, plus brave que Don Quichotte de la Manche, mit flamberge au vent » (p. 90) ; mais, en les dispersant à grands moulinets, voilà qu’il embroche le singe. Avant d’aller noyer son chagrin dans le plus proche « cabaret gargotique » (p. 91), Brioché lui voue cette oraison funèbre : Animal sans pareil, […] t’avais-je doué de tant de gentillesses pour te faire transpercer la bedaine ? Digne amusement de la canaille, introducteur du divertissement marionnettique, cher Fagotin de mes lucratives folies, utile et facétieux gagne-pain, bête moins bête que tel homme, singe des plus singes, où me réduis-tu ? (p. 90-91) On attribue communément ce texte anonyme à Dassoucy : ce n’est pas sûr, cela ne ressemble pas vraiment à son écriture 38 ; en tout cas, il y a là un joli exemple d’un burlesque assez raffiné. Cette rapide revue de quelques motifs et textes - il y en aurait bien d’autres - montre comment certains lieux de l’île de la Cité sont devenus des lieux mythico-comiques, si je puis dire, « ordinaires théâtres » 39 où s’illustre tout l’éventail des formes du rire, de la simple bouffonnerie à la profanation, du burlesque au satirique, de l’enjouement à la haine. Elle montre aussi combien la séparation qu’a voulu instituer Boileau (opération assez réussie sur le long terme) entre la culture savante et la culture populaire au XVII e siècle est artificielle ; comme les classes sociales dans la rue, elles se mêlent et s’interpénètrent, et se moquent mutuellement l’une de l’autre : à railleur, railleur 37 Paris, M. Rebuffe le Jeune, 1704, dans Laurent Calvié éd., Cyrano dans tous ses états, Toulouse, Anacharsis, 2004, p. 85-92. 38 Ce qui rend douteuse aussi sa datation habituelle, puisqu’on suppose, d’après cette attribution, une première édition perdue (ou un manuscrit ? ) après 1655, voir ibid. (p. 37). Pour ma part, je le verrais bien dater effectivement du XVIII e siècle… 39 Expression de Berthod, op. cit., p. 155. <?page no="286"?> 286 Claudine Nédelec et demi. Citons en conclusion le beau sujet d’opéra imaginé par Colombine, dans La Descente de Mezzetin aux Enfers de Regnard (1689) : Je ne l’avais pas pris de la métamorphose, comme ces chardons du Parnasse ; fi ! cela sent le collège : je l’avais tiré tout entier de l’histoire de France ; il portait pour titre : les Aventures du Pont-Neuf. […] Ce qu’il y avait d’admirable dans mon opéra, c’est que les divertissements étaient ex visceribus rei 40 . D’abord c’étaient des filous qui coupaient des bourses. Les instruments prenaient là des sourdines. Ensuite je faisais apparaître des joueurs de gobelets, qui faisaient flamber des étoupes dans leur bouche. Ah, ne m’en parlez point, cela vaut mieux que toutes vos pluies de feu. Mais ce qu’il y avait de surprenant, et dont on ne s’était point encore avisé, c’était un divertissement d’un trio de pendus, qui rendaient les derniers soupirs sur le même brin. C’était là, morbleu ! où je rassemblais tous les tons plaintifs de la musique, pour faire pleurer joyeusement toute l’assemblée 41 . 40 « des entrailles de la chose ». Référence érudite évidemment railleuse. 41 Jean-François Regnard, La Descente de Mezzetin aux Enfers, dans Évariste Gherardi, Le Théâtre italien. II les comédies italiennes de J.F. Regnard, éd. par Roger Guichemerre, Paris, STFM, 1996, p. 129-130 (s. 3). Gravure de Nicolas Guérard (1648-1719) <?page no="287"?> Biblio 17, 190 (2010) De Colchos à la rivière de Morin, de l’imaginaire mythique au réalisme burlesque J EAN L ECLERC Université Western Ontario L’œuvre de Charles Sorel offre de nombreux exemples d’îles qui permettent à la fiction de s’épanouir et au commentaire critique d’y prendre forme. Dès le Récit du voyage de Brisevent, & des peuples estranges qu’il a découverts, que fait Dorilas dans la première journée de la Maison des jeux, le capitaine s’arrête dans plusieurs îles, ce qui incite les auditeurs à conjecturer sur la vraisemblance de la littérature fabuleuse des Anciens et celle plus moderne des récits utopiques à la manière de Thomas More et de Francis Bacon 1 . L’île la plus célèbre se trouve dans La description de l’île de Portraiture 2 , cette narration brève de 1659 qui décrit le voyage du narrateur Périandre dans la cité où les habitants sont entièrement occupés à peindre ou à se faire peindre. La géographie de l’île et les métaphores urbaines deviennent l’occasion pour Sorel de décliner les diverses manières de se représenter, que ce soit avec un embellissement héroïque ou amoureux, une peinture réaliste ou même caricaturale et satirique. Cette île des portraits donne alors à voir un versant fictif de la scène littéraire parisienne, entièrement consacrée à la mode mondaine du portrait en cette fin de décennie, marquée par la parution simultanée des 1 Charles Sorel, La maison des jeux, éd. Daniel A. Gajda, Genève, Slatkine Reprints, 1977, p. 83-116 et p. 137-170. Voir aussi l’article de Marie-Christine Pioffet, « Charles Sorel et la topographie allégorique », dans Charles Sorel Polygraphe, éd. Emmanuel Bury et Éric Van der Schueren, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2006, p. 399-419. 2 Voir l’édition critique de la Description de l’île de Portraiture et de la ville des Portraits (1659), éd. Martine Debaisieux, Genève, Librairie Droz, 2006. Voir aussi Martine Debaisieux, « Utopie à la dérive : La description de l’isle de Portraiture », dans Charles Sorel Polygraphe, op. cit., p. 381-398. <?page no="288"?> 288 Jean Leclerc Divers portraits de Mademoiselle de Montpensier et du Recueil de portraits et éloges, en vers et en prose 3 . Il existe une autre île dans l’œuvre de Sorel, si petite qu’elle a échappé à l’attention de la critique, enfouie dans le dédale des aventures de Lysis, dans le neuvième livre du Berger extravagant 4 . Lysis et ses amis, retirés à la campagne, se divertissent à représenter des fables mythologiques dans une sorte de théâtre en plein air. Après avoir joué le ravissement de Proserpine, les comédiens amateurs projettent de revivre le voyage de Jason sur la nef Argos. Le choix du sujet entraîne aussitôt le choix d’un lieu pour la représentation : Ce dessein est fort beau, dit Lysis, mais où ferons nous la mer. Nous irons à un estang qui est à un quart de lieuë d’icy, respondit Hircan. Il vaut bien mieux aller à la rivière de Morin, repartit Clarimond, je sçay un endroict où il y a une petite Isle qui sera l’isle de Colchos (B.E., p. 360). La reprise du mythe met alors en jeu une co-présence insulaire, l’une issue des références littéraires antiques, l’autre un morceau de terre anonyme dans une petite rivière française. Sorel crée ainsi un effet de double qui s’articulera autour d’une « polarité » 5 mise en place par l’opposition entre une fiction merveilleuse et une fiction réaliste dont le truchement sera assuré par l’imagination débordante de Lysis nourrie par le texte d’Ovide, lu et récité par les comédiens 6 . Cette juxtaposition créera dans l’esprit du personnage central une confusion qu’il ne réussira pas à débrouiller, au même titre que sa folie romanesque lui fait prendre la région de Brie pour le Forez. L’association identitaire de ces deux îles deviendra littérale pour Lysis, tandis que le narrateur fera voir au lecteur la distance entre le signe référentiel et ce qu’il est supposé représenter, dans un parallèle qui ruine la vraisemblance du mythe et en fait voir toute la fausseté. Comme dans le cas de l’île de Portraiture, cette île délimite une réalité littéraire qu’elle recrée en même temps qu’elle la condamne, ici la fable antique mise en scène et dénoncée par l’insuffisance du jeu de rôles théâtral. Cette rencontre du mythe et de la réalité romanesque 3 Sur la mode littéraire du portrait, voir l’ouvrage de Jacqueline Plantié, La mode du portrait littéraire en France (1641-1681), Paris, Honoré Champion, 1994. 4 Charles Sorel, Le berger extravagant, éd. Hervé Bechade, Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 350-366. J’emploie l’abréviation B.E. pour référer à cette édition dans le texte et dans les notes. 5 Andrew Suozzo montre bien la force structurante de ce concept chez Sorel dans son article « Polarité et parallélisme dans l’Histoire comique de Francion », Lectures du Francion de Charles Sorel, éd. Daniel Riou, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 57-67. 6 « Il y eut un valet qui alla querir les metamorphoses d’Ovide chez Oronte, & Philiris y ayant leu tout haut le sujet de la Comedie future, aprit à peu pres à chacun ce qu’il devoit faire » (B.E., p. 352). <?page no="289"?> 289 De Colchos à la rivière de Morin montre par la même occasion les limites de la représentation et l’impossibilité d’une illusion mimétique parfaite. Le passage acquiert alors un caractère particulièrement significatif quant à la thèse de cet « anti-roman » 7 , dans lequel Sorel propose de dresser le « tombeau des Romans, & des absurditez de la Poësie » 8 . La description de cette double île de Colchos et les événements qui l’entourent illustrent de manière privilégiée les idées soréliennes rattachées à la représentation et aux enjeux de la vraisemblance à l’intérieur d’une fiction en prose. À cet égard, la reprise du mythe condense une réflexion sur la mimésis théâtrale, sur les mécanismes narratifs d’une histoire comique et sur la conception de l’insularité à l’âge classique. Il convient d’étudier dans un premier temps la reprise comique du mythe dans la logique des divertissements de Lysis et de sa troupe, afin de mettre à jour la réflexion théâtrale sous-tendue par le passage. Ce questionnement engage en retour un développement sur la prise en charge d’une représentation scénique à l’intérieur même d’une fiction réaliste en prose, où la volonté de jouer une fable antique s’avère incompatible avec les codes narratifs de l’histoire comique, ce qui engendre une discordance amusante entre les diverses conventions mimétiques. C’est dans ce contexte d’étagement et de saturation des difficultés représentationnelles que la petite île dans le neuvième livre du Berger extravagant peut acquérir toute sa richesse sémantique, aspect qui sera traité dans la troisième partie. On pourra mieux appréhender l’importance du motif insulaire en revisitant le parcours de Sorel dans ce déplacement de l’imaginaire mythique vers une fiction réaliste burlesque, et en interrogeant quelques spécificités de l’île dans la pensée de l’époque. 1. Avoir pour théâtre « le grand eschaffaut de la nature » Les divertissements champêtres de Lysis et de ses amis s’accompagnent d’enjeux théoriques sur la naïveté et la véridicité des mises en scène. Ils prennent 7 On connaît bien le nouveau titre que Sorel donne à son roman lors de la réédition de 1633-1634. Sur la question, voir Jean Serroy, Roman et réalité, les histoires comiques au XVII e siècle, Condé-sur-Noireau, Librairie Minard, 1981, p. 284-319, Fausta Garavini, « L’itinéraire de Sorel : du Francion à la Science universelle », Revue d’histoire littéraire de la France, 3-4 (1977), p. 432-439 et Harmut Stenzel, « Discours romanesque, discours utile et carrière littéraire. Roman et “anti-roman” chez Sorel », XVII e siècle, 215 (2002), p. 235-250. 8 « […] le desir que j’ay de travailler pour l’utilité publique, m’a fait prendre le dessein de composer un livre qui se moquast des autres, & qui fust comme le tombeau des Romans, & des absurditez de la Poësie » (B.E., p. 15). <?page no="290"?> 290 Jean Leclerc forme à la suite d’une discussion sur la fausseté des codes de représentation utilisés au théâtre et du refus de ces codes. Ce constat motive ainsi le déplacement de la reprise théâtrale sur une scène extérieure qui donnera plus de crédibilité au spectacle et permettra de procéder à un passe-temps adapté au goût de Lysis pour la pastorale, où réel et fiction sont entremêlés. Il énonce lui-même ces critiques à l’endroit du théâtre plus conventionnel et les manières de remédier aux insuffisances de l’illusion théâtrale : J’ay veu les Comediens de l’hostel de Bourgongne ; J’ay veu des jeux à des Colleges, mais ce n’estoit par tout que fiction ; Il y avoit un Ciel de toille, un rocher de carte, & par tout la peinture essayoit de tromper nos yeux : mais je veux bien faire autrement : Nous representerons nos jeux en plein champ, & aurons pour theatre le grand eschaffaut de la nature (B.E., p. 350). Cette incapacité à comprendre la sémiotique théâtrale provient d’une double erreur de perception. D’un côté, Lysis ne se rend pas compte que le jeu des comédiens et la récitation du texte sont une « peinture » de la vie réelle : au contraire, il les considère comme une vérité dans laquelle il lui sera permis d’intervenir spontanément. C’est ce qui lui arrive justement dans le troisième livre au moment où il assiste à une pièce à l’Hôtel de Bourgogne et qu’il monte sur la scène pour éviter qu’une bergère ne se fasse violer par un satyre. Il essuie ce reproche d’Anselme : « Voulez vous prendre la Comedie pour une verité ? […] ne voyez vous pas que ce n’est icy que la fable d’une fable ? » (B.E., p. 99) 9 . D’un autre côté, Lysis perçoit au premier degré les éléments du décor au lieu de les interpréter en fonction de ce qu’ils représentent ; la toile et le rocher de carte ne renvoient pas à l’endroit qu’ils figurent, ils demeurent plutôt ce qu’ils sont dans la réalité. Le « consentement volontaire du lecteur à l’illusion » 10 , selon l’expression de Michèle Rosellini, sera rejeté par Lysis en raison de la fausseté trompeuse de l’illusion, mais cet exercice mental s’avèrera inaccessible pour lui puisqu’il ne réussit pas à distinguer ce qui relève de la fiction et de la réalité, ce qui rendra finalement « le théâtre impraticable dans son principe même, en le privant de la commodité des conventions » 11 . Représenter les événements dans un environnement naturel permettra de faire l’économie de cette convention du décor et d’augmenter la véridicité de 9 On se souvient évidemment de Don Quichotte, qui se lance l’épée à la main dans l’armée sarrasine de marionnettes : voir Miguel de Cervantès, Don Quichotte de la Manche, trad. Louis Viardot, éd. Maurice Bardon, Paris, Dunod - Classiques Garnier, 1997, L. II, ch. XXVI, p. 725-734. 10 Voir Michèle Rosellini, « Le Berger extravagant : critique de l’imagination ou imagination critique ? », Littératures classiques, 45 (2002), p. 179-205, p. 202. 11 Ibid., p. 192. <?page no="291"?> 291 De Colchos à la rivière de Morin la pièce. Ce déplacement de la mise en scène aura des répercussions sur l’illusion mimétique, affectant à la fois le plaisir du spectateur et la performance des comédiens, du moins selon le projet de Lysis : […] ainsi toutes choses estans representees naivement, l’on croira voir encore la veritable histoire, si bien que les acteurs estant animez eux-mesmes, espouseront les passions des personnages que l’on leur aura donnez, & les spectateurs en auront autant de plaisir que d’estonnement (B.E., p. 350). Le lieu de la représentation est alors à la base d’une chaîne de causalité orientée vers le plaisir et l’étonnement du spectateur 12 , relayée par le jeu des comédiens et leur capacité à communiquer des passions plus vraisemblables parce que mieux senties. Les divertissements de Lysis l’amènent ainsi à gommer les frontières entre le réel et l’illusion fictionnelle, entre la naïveté qui passe pour vraie et l’adhésion du spectateur qui s’accomplit grâce à la transparence codifiée de la mimésis théâtrale. Il ne faut pas croire cependant que ce divertissement exclut toute visée comique et qu’il délaisse cet aspect du plaisir de la représentation. L’idée d’un théâtre en plein air rencontre les impératifs des amis de Lysis - Hircan, Philiris et Clarimond - qui veulent se divertir aux dépens de l’apprenti berger et qui voient dans cette entreprise une nouvelle occasion de se moquer de lui. Ils n’adhèreront pas aux passe-temps de Lysis avant de s’assurer la part de rire et de plaisanterie qu’ils pourront en retirer. Une série d’indices textuels encadre alors la description du projet de théâtre, notamment quand Clarimond propose : Pour les rendre plus parfaictes, j’y veux aussi adjouster de mon invention. […] Chacun aura un certain langage auquel il s’accoustumera tellement, qu’il ne luy coustera rien à trouver ce qu’il faudra dire, comme par exemple l’un parlera par allusions & æquivoques, l’autre par hyperboles, l’autre par metaphores, & l’autre par galimathias (B.E., p. 350-351). En plus de monter ce que Laura Rescia décrit comme un « théâtre de rhétorique » 13 , on veut que tout soit « grotesque » 14 , ce qui justifie d’un côté que les hommes joueront les personnages féminins parce que cela « sembloit plus co- 12 Éric Van der Schueren a déjà remarqué que Sorel « soumet le théâtre au seul plaisir et aux lois de la simplicité et de la vérité dans la représentation » (« Présentation », Charles Sorel Polygraphe, op. cit., p. XXVII). 13 Voir l’article de Laura Rescia dans Charles Sorel Polygraphe, « Entre théorie et pratique romanesque : le rôle de la rhétorique dans Le berger extravagant de Charles Sorel », op. cit., p. 263-276. 14 « Clarimond avoit deliberé que l’on ne feroit rien que de grotesque, & qu’il ne faloit pas y mesler les Dames » (B.E., p. 351). <?page no="292"?> 292 Jean Leclerc mique » 15 , ou encore que la « bande d’Hircan » serait la plus propre à jouer la comédie, parce qu’ils avaient « l’humeur plus gaye & qu’ils ne fussent propres qu’à donner du plaisir aux autres (B.E., p. 360-361) ». Les intentions de Lysis de faire « vrai » sont ainsi contrecarrées par l’humour de ses amis à son endroit, difficulté exacerbée par la volonté de représenter des sujets empruntés aux poèmes de l’Antiquité. En effet, on propose lors de ces divertissements des sujets tirés des poésies antiques, non pas des textes écrits spécifiquement pour le théâtre, comme ceux d’Aristophane, de Plaute ou de Térence, mais surtout des mythes sérieux empruntés aux Métamorphoses d’Ovide et d’Apulée : Nos subjects seront pris des Poësies anciennes, & les personnages ayant esté donnez à ceux qui sçauront desja toute l’histoire par cœur, l’on leur dira seulement l’ordre des sçenes, & il faudra qu’ils composent quasi sur le champ ce qu’ils auront à dire (B.E., p. 350). On en arrive à sélectionner différentes fables mythologiques : Les uns proposerent le ravissement de Proserpine, & celuy de Psiché, & les autres la descente d’Orphee aux Enfers, les amours de Pyrame & de Thysbé, la conqueste de la toison d’or, & le violement de Philomele (B.E., p. 351). Le problème à la base du projet apparaît alors de manière évidente : comment rendre une fiction plus vraie quand elle présente une forte proportion de merveilleux, comme des métamorphoses, des créatures fantastiques, la magie et des divinités païennes ? On devra s’en remettre à la mise en scène et à l’utilisation d’accessoires pour combler les lacunes de la représentation et créer un semblant d’illusion. Or, le matériel scénique contribue davantage à l’échec du divertissement théâtral qu’à un plaisir de l’illusion parfaite, particulièrement lorsqu’il s’agit de mettre en scène le dragon que doit combattre Jason : « [c]’estoit une machine de carte qu’un homme faisoit marcher, s’estant mis dedans (B.E., p. 364) », ou encore pendant l’entrée de Pluton marquée par le « bruyt de quelques petards (B.E., p. 356) ». Les Argonautes ailés Zéthès et Calaïs, enfants de Borée et vainqueurs des harpies, se voient coller des plumes d’oison dans le dos, et courent « avec tant de vistesse que l’on pouvoit bien s’imaginer qu’ils voloient (B.E., p. 362) ». L’imagination doit donc suppléer aux manques de moyens techniques, confirmant l’inanité de l’illusion. De plus, les décors, toujours inadéquats à la grandeur des lieux originaux, soulignent la distance entre le contexte de Brie et l’univers mythique. Une butte représente une 15 Lysis « estoit bien ayse de voir des hommes qui fissent les filles, & c’estoit ce qui luy sembloit le plus comique » (B.E., p. 351). <?page no="293"?> 293 De Colchos à la rivière de Morin montagne, une rivière fait la mer et une petite île est Colchos, ce qui entraîne d’importants incidents sur la vraisemblance de la représentation. Les difficultés de représenter l’intégralité des mythes entraîneront d’autres modifications dans le récit, notamment à cause de l’oubli de transporter des bœufs sur l’île pour les aventures de Jason 16 . La représentation est interrompue par l’accumulation de ces entraves et le projet de faire du théâtre dans la nature sera abandonné complètement, non seulement à cause des contraintes que Lysis impose à ses amis mais à cause des sujets « malaysez 17 » qui impliquent trop d’efforts de la part des participants et des spectateurs. Le narrateur se permet de conclure par un commentaire sur le divertissement théâtral : […] & puis il estoit fort malaisé de representer tant de diverses actions de la sorte comme Lysis se les imaginoit, car lors qu’il eust falu faire descendre des Dieux du Ciel, de quelle invention se fust on servy ? L’on n’eust pas representé cela si facilement que les Enfers, que l’on eust fait dans quelque carriere ou dans quelque fourneau à brique […]. Vous voyez bien par ces imaginations extraordinaires qu’il avoit envie de s’aprocher de la verité le plus qu’il pourroit : mais l’on commençoit à s’ennuyer de tant de difficultez (B.E., p. 365). Lysis n’a donc pas vu que son projet relevait du paradoxe, dans la mesure où les fables mythologiques des Anciens ne pourront jamais être jouées et représentées dans le présent d’une manière entièrement naïve. Véridicité du divertissement et théâtralisation de la fiction fabuleuse ne réussissent pas à s’amalgamer parfaitement, créant un équilibre précaire entre la réalité française du XVII e siècle et un modèle littéraire antique, une aporie qui porte en germe l’échec de l’entreprise. Mais alors que le projet de Lysis doit faire face à la difficulté de représenter une fiction imaginaire dans un contexte réaliste, Sorel en vient à rencontrer une autre difficulté, qui consiste à faire du théâtre dans le roman. 16 C’est ce qui suscite la plainte suivante de Lysis envers le personnage de Jason : « Tu ne t’en iras pas ainsi, luy dit-il, tu n’as accomply que la moitié de ton ouvrage. Penses tu que la toison d’or soit si aysee à acquerir ? N’as tu pas leu qu’elle est aussi bien gardee par les Taureaux au pied d’airin & aux cornes ferrées, que par le dragon veillant ? Il faut que tu enchantes ces animaux, & que tu leur fasses sousmettre le col au joug, pour leur faire labourer ce champ où tu semeras des dents serpentines » (B.E., p. 364). 17 Hircan réplique à Lysis : « Vous nous donnez des sujets trop malaysez. Il n’y a point de Comedie où l’on ne passe tousjours quelque chose de l’histoire sous silence, ou bien l’on fait accroire que ce qui est de plus difficile s’est accomply derriere la tapisserie, & l’on le vient raconter après sur le theatre » (B.E., p. 364-365). <?page no="294"?> 294 Jean Leclerc 2. Les ressorts d’une narration critique et burlesque Les codes du théâtre s’avèrent incompatibles avec ceux de la narration, qui devront prendre le relais de la représentation pour composer une réussite romanesque à partir d’un échec théâtral. La volonté de peindre les activités de Lysis pose d’emblée des problèmes à l’auteur, suscités par la frontière entre les genres : Sorel écrit un roman qui doit contenir une pièce de théâtre. Or que reste-t-il du théâtre sans une part de visuel rattaché aux costumes et aux décors, au jeu des comédiens et une récitation éloquente des dialogues ? Comment décrire simultanément tous les éléments de la pièce sans perdre l’intérêt du lecteur, comment rendre d’une manière dynamique le jeu et les dialogues tout en maintenant un certain rythme propre à la représentation ? Cette préoccupation de l’auteur est formulée dans un aparté lors de la mise en scène de la conquête de la toison d’or : Si je les voulois escrire tous [les discours] avec toute la suite de la comedie, ce seroit mettre un livre dedans un autre, & importuner les lecteurs par des gentillesses qui sont desja vieilles, & qui n’ont pas tant de grace dans le recit comme elles en eurent la premiere fois qu’elles furent faites (B.E., p. 364). Ce que les actions perdent en grâce dans le récit, elles le gagnent cependant en vraisemblance, puisque la parole en seconde instance vient donner au roman l’illusion d’une réalité antérieure, comme si les aventures de Lysis et de ses amis étaient véritables ou « desja vieilles » au moment de la parution originale, une illusion de réalité incontournable dans toute histoire comique à l’époque. Devant cette incompatibilité du théâtre avec le roman, le narrateur viendra combler les lacunes de la représentation par une présence forte, instituant par la même occasion une indéniable distanciation vis-à-vis de l’action. Il pratiquera des coupures, usera d’ellipses afin d’accélérer sa description et essayera le moins possible d’importuner ses lecteurs par des redites et des détails trop anodins. Le dialogue initial entre Jason et Médée sur l’île de Colchos est donc réduit à deux répliques, après quoi le narrateur interrompt le récit par un commentaire : Jason & Medee qui estoient des personnes fort capables, continuerent long-temps leurs discours qui furent de pareille estoffe que ceux que vous venez d’oüyr. […] Je me contenteray donc de dire, que Medee autant esprise du merite de Jason, que Jason l’estoit de sa beauté, luy donna des drogues pour assoupir le dragon veillant qui gardoit la toison d’or (B.E., p. 364). <?page no="295"?> 295 De Colchos à la rivière de Morin La narration prend alors le relais d’une mise en scène défectueuse d’un mythe déjà connu par tous les lecteurs et dont l’intérêt est subordonné au comique de la narration et à l’entreprise de Sorel. Le théâtre et le mythe viennent donc s’abîmer dans ce « tombeau des romans » avec les autres fictions que critique Sorel, ce qui participe au tissu rapiécé que constitue la trame du Berger extravagant 18 . Cette présence du narrateur dans son récit, nouée à l’incompatibilité du plaisir théâtral avec celui du roman, permet d’émettre une hypothèse quant à la posture de Sorel au sujet de sa vision du poème dramatique et aux avantages qu’il trouve à la fiction romanesque au détriment de ce dernier. Cette hypothèse se verra confirmée par un passage De la connoissance des bons livres, dans lequel il développera les causes de cette supériorité à l’occasion d’une comparaison entre le théâtre et les autres formes de narration : Il faut reconnoistre en effet qu’une Piece de Theatre, n’est qu’une partie du vray Poëme, qui pour estre complet, outre les entretiens reciproques des personnes qui y sont introduites, doit comprendre les descriptions des lieux, la representation des mouvemens de l’esprit et du corps, et toutes les actions qui peuvent estre produites dans la vie 19 . Le roman, tout comme le vrai poème, s’approche davantage de la « vie » par sa capacité à décrire tous les aspects des personnages et de leur milieu, tandis que le poème dramatique ne laisse voir que les répliques et un minimum d’action, ce qui le rend incomplet aux yeux de Sorel. On peut croire que ces postures étaient non seulement en germe dans le Berger extravagant, mais qu’elles n’ont pu que se solidifier au cours des années, notamment à la suite de la participation de l’auteur à la querelle du Cid à la fin des années 1630 20 . En effet, cette posture répond à un impératif critique présent du début à la fin du roman, non seulement dans la préface et les remarques, mais dans la trame des récits intercalés qui se rattachent au corps de l’œuvre. Les divertissements champêtres de Lysis et de ses amis dans le neuvième livre s’avèrent donc emblématiques de cette écriture engagée à faire la critique des fictions, tout en autorisant ses propres procédés comiques. Les Remarques à la fin de 18 Comme le confirme l’auteur dans la préface : « par un miracle estrange, de plusieurs fables ramassees, j’ay fait une Histoire veritable » (B.E., p. 15). 19 Charles Sorel, De la connoissance des bons livres, éd. Lucia Moretti Cenerini, Rome, Bulzoni Editore, 1974, p. 190. 20 C’est du moins une hypothèse de plus en plus répandue d’attribuer à Sorel une pièce signée d’un « Bourgeois de Paris, marguillier de sa paroisse ». Sur les postures de Sorel sur le théâtre et sa participation à la querelle, voir l’article de Jean-Marc Civardi, « Charles Sorel critique théâtral », dans Charles Sorel Polygraphe, op. cit., p. 345-380, en particulier les pages 366-371. <?page no="296"?> 296 Jean Leclerc l’ouvrage le confirment, quand Sorel commente les reprises du mythe de Proserpine et des aventures de Jason : Or toutes ces actions & toutes ces paroles ridicules, ne servent qu’à faire mespriser les fables 21 , & l’on doit bien remarquer d’avantage que jamais dans aucun livre l’on n’a veu de Comedie rapportee comme les nostres sont icy. Il y en a qui eussent faict des Dialogues avec les noms au dessus comme l’on fait dans les Comedies parfaites : mais cecy n’estant qu’un recit que je fay, il est bien plus ingenieux de dire les Argonautes firent cela, ils parlerent ainsi, & l’on leur respondit de la sorte. Tout cela est continué comme si c’estoit une histoire qui fust recitee. L’on peut considerer à loisir les autres nouveautez qui s’y trouvent (B.E., p. 663-664). Selon l’auteur lui-même, c’est dans la distance entre une comédie parfaite et sa mise en récit bouffonne, qui joue avec les décalages entre les différents niveaux de codification, que se trouvent tout le plaisant et l’« ingéniosité » de cette reprise théâtrale à l’intérieur du roman. Assumant la description d’une pièce, la narration comique fera naître un nouveau plaisir esthétique de cette rencontre incongrue. Sorel valorise ainsi sa propre écriture sur le plan de l’originalité et de la nouveauté, qui donne à voir la virtuosité de son jeu avec les codes tout en suscitant un plaisir du texte basé sur la compétence du lecteur à repérer les décalages entre les différents niveaux de la représentation, plaisir aiguisé par l’apparente incompétence des personnages à comprendre les enjeux de l’exercice dans lequel ils se retrouvent. Le roman comique pourra donc se nourrir des ratages de la mise en scène et de la reprise impossible de sujets mythologiques pour faire briller le burlesque et le pouvoir de la narration. La représentation mythologique subit alors l’influence du genre comique qu’elle réinvestit et se transforme grâce au ridicule de Lysis et de Carmelin. En effet, la folie du premier et les déboires du second donnent la part belle à Sorel pour construire et accumuler les situations loufoques, favorisant un comique varié propice à surprendre le lecteur et à le persuader de la virtuosité de l’auteur. Le personnage de Carmelin condense à lui seul tous les traits du valet sot, gourmand, bavard, colérique et Sorel ne recule pas devant un humour franchement grossier 22 . Dans la reprise de la Toison d’or, par exemple, sous le costume du roi Phinée dévoré par la faim et tourmenté par 21 Sorel ajoute dans ses Remarques : « Aussi la compagnie d’Hircan ne desiroit representer ces fables que pour s’en mocquer » (B.E., p. 652). 22 Représentant le personnage de Cupidon dans le Ravissement de Proserpine et perché sur un petit bâton suspendu à un câble pour figurer qu’il vole, il doit quitter la scène en hâte, pressé d’une fureur de ventre (B.E., p. 356). <?page no="297"?> 297 De Colchos à la rivière de Morin des harpies, il prononce à haute voix son texte et les didascalies 23 . Sa gourmandise naturelle donne à son rôle de roi affamé un réalisme trivial, tout à fait inconvenant à une personnalité royale, allant jusqu’à frapper les harpies avec son bâton de valet. Carmelin confond son personnage avec sa propre personne, glissant sans cesse des dialogues mythiques aux réalités qui l’affectent, assumant complètement les passions qui ne devraient toucher que son personnage 24 . Sa sortie de scène est remarquée pour ses naïvetés et applaudie par un public enthousiaste devant l’agrément qu’il vient de lui procurer : Au bout de cecy, il cria tout haut, fin, à cause que Clarimond avoit escrit ce mot au bas de son libelle. Il se retira apres vers les spectateurs qui luy aplaudirent autant que s’il eust faict des merveilles, pource que les fautes qu’il avoit commises estoient si plaisantes, que s’il eust suivi les preceptes que l’on avoit voulu luy donner, il n’y eust rien eu en luy de si agreable (B.E., p. 363). Par ce comédien qui ne comprend pas la nécessité ni la manière de jouer un rôle et qui s’avère incapable de percevoir la distance entre sa personne et son personnage, Sorel recrée à la fois une fiction entachée des préoccupations corporelles et un jeu avec les codes littéraires, où le plaisir du public dans le roman sera partagé par les lecteurs du roman, habiles à sentir tous ces écarts. Dans le cas de Lysis et de sa folie romanesque, au contraire, une incapacité à distinguer le réel de la fiction suscitera une nouvelle source du comique. Ce personnage est bien décrit par le narrateur, qui peint la folie de Lysis en ces mots : « il eust accoustumé de prendre toutes les fictions pour des veritez (B.E., p. 359) ». Cette confusion touche à la fois le rapprochement entre le personnage et la personne, mais aussi tout ce qui entoure ce personnage. En fait, la situation est d’autant plus complexe sur le plan des rôles que le personnage du berger Lysis prend déjà le relais par rapport à la réalité du bourgeois Louis dans une sorte d’échappatoire au réel, qui ne fera que s’exacerber par une distanciation supplémentaire lors des divertissements champêtres. Ce brouillage s’accomplit de manière exemplaire dans la représentation du mythe de Proserpine, au moment où Lysis, dans le rôle de la nymphe Cyane, confond la charrette de Pluton avec celle de son cousin Adrian. Il continue de jouer son rôle bien après que son cousin l’a aperçu, allant se jeter dans 23 « Clarimond y avoit escrit tout ce qu’il devoit faire, si bien qu’il leut tout haut ces paroles qu’il y trouva, il faut que Carmelin qui represente le personnage du Roy Phinee, demande à cette heure à boire. Que l’on me donne donc à boire, je le commande, puisque l’escrit l’ordonne, poursuivit-il. Chacun se prit à rire de cette plaisante naiveté […] » (B.E., p. 361). 24 Notamment dans sa colère ridicule d’être privé de nourriture : « Cela le mit en colere tout à bon […] » (B.E., p. 361). <?page no="298"?> 298 Jean Leclerc un trou d’eau, où il se métamorphose en fontaine 25 . Louis se prend donc pour Lysis qui croit être la nymphe Cyane, sans possibilité de retour en arrière vers la réalité, ce qui brouille complètement les repères identitaires. Le personnage de Lysis permet ainsi à Sorel de souligner l’incompatibilité de la fiction théâtrale dans la fiction romanesque par son incapacité à faire la part entre le jeu et la réalité. L’auteur met en place une triple entreprise qui vise à critiquer toute fiction à l’intérieur même d’une fiction, à éduquer son lecteur à une appréciation plus rationnelle de la fiction, et à faire valoir sa propre virtuosité dans une écriture comique. En mélangeant les registres et les tons, cet extrait du Berger extravagant s’érige en lieu de passage entre le théâtre et le roman, entre l’héroïsme fabuleux et le comique trivial, entre la folie littéraire et le plaisir du spectateur devant les jeux avec les codes, entre l’imaginaire mythologique de Colchos et la réalité burlesque de l’île de la rivière de Morin. Le mythe et sa représentation insulaire deviennent ainsi le lieu où l’on voit travailler les lignes de force de la pensée de Sorel. 3. Rôle et signification de l’insularité Dans la logique du divertissement théâtral, la petite île anonyme joue le rôle de la scène, symbolisant la séparation entre l’univers fictif de la représentation et le réel, c’est-à-dire le parterre - la rive - où se placeront les spectateurs pour observer le jeu des comédiens. Comme toute scène, l’île se définit comme un lieu délimité capable de figurer un ailleurs, ici l’île mythique de Colchos sur laquelle se déroulent les événements de la conquête de la toison d’or. Mais cette fonction scénique n’est remplie qu’en partie dans la mesure où l’illusion est imparfaite en raison de la folie de Lysis et de l’attitude moqueuse de ses amis. L’île est un signe déficient du mythe auquel elle renvoie de manière incomplète, et auquel le lecteur n’adhère qu’à demi. Et puisque cette île existe dans le référent d’un roman comique, elle marque chez Sorel la volonté d’étager les niveaux de fiction, d’abîmer le jeu du théâtre dans la narration, d’absorber l’héroïque dans le comique. La scène des jeux champêtres devient le lieu où s’estompe la distance entre l’imaginaire fabuleux des références ovidiennes et la réalité burlesque de ces nobles s’amusant aux dépens d’un berger extravagant : l’île condense l’illusion d’un vraisemblable à l’évidence d’un faux antique. Mais avant d’aborder les enjeux de ce passage sur la conception de l’insularité à l’âge classique, il importe de constater que, du moins pour les lecteurs attentifs d’Ovide, la Colchide se trouve sur les rives du « Phase limo- 25 Voir tout ce passage dans le B.E., p. 357-359. <?page no="299"?> 299 De Colchos à la rivière de Morin neux » 26 , aux confins de la mer Noire (ce que les Anciens nommaient aussi le Pont Euxin), et non pas sur une île. De Pindare dans sa quatrième Pythique 27 jusqu’à Valerius Flaccus dans ses Argonautiques 28 en passant par Apollonios de Rhodes, tous situent la Colchide sur les rives du Phase 29 . Encore au temps de Sorel, par exemple, rares sont les auteurs qui placent la ville de Colchos sur une île, comme on peut lire chez le mythographe Natale Conti 30 , ou dans le Dictionnaire theologique, historique, poetique, cosmographique de Juigné Broissinière dont la première édition date de 1643 31 . On s’entend généralement pour localiser la Colchide à l’est du Pont Euxin, un pays traversé par le fleuve Phase (le Rioni) et situé près des montagnes du Caucase, vers la Géorgie actuelle, non loin de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et de la Turquie 32 . Sorel lui-même admet dans ses Remarques du Berger extravagant que « [l]es Autheurs […] ne sçavoient où estoit Colchos, car les uns prennent ce pays pour une terre ferme & les autres pour une Isle (B.E., p. 662) ». En fait, les 26 « […] rapidas limosi Phasidos undas ». Voir Ovide, Les Métamorphoses, éd. Georges Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1966, t. 2, L. VII, p. 29, v. 6. 27 Voir Pindare, « Pythique IV, Pour Arcésilas de Cyrène, vainqueur à la course de chars », dans Pythiques, éd. Aimé Puech, Paris, Les Belles Lettres, 1977, t. II, p. 80, v. 375. 28 Valerius Flaccus, Argonautiques, éd. Jean Soubiran, Louvain, Peeters, 2002, L. V, p. 145, v. 177-180. 29 Apollonios de Rhodes, Argonautiques, éd. Émile Delage, Paris, Les Belles Lettres, 1976, chant 2, p. 236, v. 1260. 30 « Quand à la Colchide, elle est maintenant divisée en la Zorzalie & Mengrelie, regions contiguës à Trebizonde, pleines de bois & de montagnes, habitees de gens brutaux & grossiers, qui portent de grandes couronnes, & ne vivent que de panic, miserables en tout le reste de leur vie : hormis qu’ils sont Chrestiens de religion Grecque, abbruvez parmy de plusieurs opinions erronnees. Ils sont voisins de Cappadoce ». Natale Conti, Mythologie ou explication des fables, trad. Jean Baudoin, Paris, Pierre Chevalier, 1627, p. 577. 31 « Colchos region d’Asie, située près le Pont, jadis le Royaume d’Æta pere de Medée, Elle est enclose du costé du Nord par le mont Coray, qui fait partie du mont Taurus : à l’Orient par l’Iberie, au Midy par le fleuve Phaside, & les montagnes d’Armenie : & à l’Occident par le Pont Euxin. Ptolem. Ce pays est fort abondant en venins, d’où est venuë la fiction des poisons & charmes de Medée, par l’aide de laquelle Jason voyageant en ce lieu, avec le reste des Argonautes, trouva moyen d’enlever la Toison d’or. Outre que ces peuples estoient grands empoisonneurs, ils estoient d’abondant fort vains, orgueilleux, superbes en habits qu’ils portoient communément brochez d’or, enrichis de pierreries, ce qui pouvoit proceder de la felicité & de l’abondance de leurs richesses. Cœl. liv. 18. chap. 30 ». D. de Juigné Broissinière, Dictionnaire theologique, historique, poetique, cosmographique, et chronologique, Paris, F. Le Bé et F. Muguet, 1668, p. 830-831. 32 Voir la carte décrivant le parcours de Jason à la fin de l’ouvrage d’Alain Moreau, Le mythe de Jason et Médée, Le va-nu-pied et la sorcière, Paris, Les Belles Lettres, 1994. <?page no="300"?> 300 Jean Leclerc seuls textes dans lesquels on trouve une « île de Colchos » sont les récits préhomériques comme ce texte intitulé Naupatica 33 . Il s’agit dans ces ouvrages minoritaires et archaïques de connaissances géographiques directement tributaires d’une vision mythologique du monde dans laquelle un océan parsemé d’îles entourerait la terre connue des hommes. Le Pont Euxin au-delà des limites du Bosphore serait alors confondu avec cet océan où se trouverait l’île de Colchos, atteignable seulement après une longue navigation. Il est donc très significatif que Sorel ait décidé de maintenir les événements de la toison d’or sur une île et qu’il ait voulu que ses personnages y croient, malgré les indications du septième livre d’Ovide. Encore une fois, comme l’a remarqué Éric Van der Schueren pour le mythe de Prométhée, Sorel se sert d’une « variante rare du mythe » 34 et fonde son imitation sur des textes peu connus qui lui permettront d’explorer diverses avenues dans sa propre fiction. Cette erreur est alors révélatrice d’une pensée et d’une vision de l’île à l’âge classique, du moins pour le Parisien Charles Sorel, sédentaire et grand liseur de fictions, une vision nourrie par toute une symbolique d’un lieu isolé où s’épanouit le fabuleux. Ce choix de mettre Colchos sur une île permet de remonter à la source du raisonnement de l’auteur et de retrouver l’adéquation entre le voyage, le merveilleux et l’insularité puisque, si les aventures de Jason et de Médée contiennent une forte présence de magie et qu’elles surviennent après un long voyage en mer, la terre qui les supportera sera nécessairement une île, terre lointaine et isolée. De plus, dans sa tentative romanesque de condamner la fiction antique et de la dénoncer comme fausse, il a peut-être fallu à l’auteur circonscrire l’objet de sa pensée, l’isoler du reste de la réalité par des caractéristiques géographiques que seule l’île permettait, ce qui a entraîné des conséquences dans la fiction du Berger extravagant. On peut voir comment la représentation de l’île, espace privilégié du déploiement d’un imaginaire mythique, en autorise en même temps son dégonflement et son dévoilement, pour devenir le nouveau lieu de refus d’un imaginaire païen. La reprise burlesque du mythe touche de près à la conception de l’île à l’âge classique et rejoint des constantes dans la pensée européenne, de l’Antiquité à la Renaissance. En tant que lieu mythologique où se déroulent 33 Voir l’introduction d’Émile Delage dans Apollonios de Rhodes, Argonautiques, éd. Émile Delage, Paris, Les Belles Lettres, 1976, p. xxx. Cependant, la terre d’Aia n’a pas besoin d’être un lieu spécifique, surtout dans la lecture ou l’écriture des mythes, puisque Aia, la terre sans nom d’Aiétès, peut être associée à la terre Gaïa, une sorte de non-lieu associé au bout du monde, à l’au-delà, où résident les barbares, l’Autre : « La capitale du royaume d’Aiétès est Aia, la Terre, comme Gaia ou Gè » (Alain Moreau, op. cit., p. 108). 34 Voir sa présentation dans Charles Sorel Polygraphe, op. cit., p. XX, note 35. <?page no="301"?> 301 De Colchos à la rivière de Morin des événements merveilleux, Colchos est un lieu lointain et inhospitalier, un ailleurs que les héros atteignent après de longues aventures. Leur parcours sera parsemé d’autres îles tout aussi merveilleuses (comme celle des harpies) et, à cet égard, les aventures des Argonautes ne se distinguent pas d’autres aventures en mer écrites dans l’Antiquité, comme celles d’Ulysse ou d’Énée. Commentant cet aspect de pérégrination, Françoise Létoublon propose de voir la proximité entre l’imaginaire antique et celui de la Renaissance : Cette entreprise européenne d’exploration et de nomination, l’Antiquité grecque en avait une fois de plus transmis le modèle aux hommes de la Renaissance […] les voyageurs-modèles de l’Antiquité se reconnaissaient eux-mêmes des modèles dans les voyages mythologiques de deux héros grecs principalement, Héraclès et Jason 35 . L’île est une étape terrestre lors d’un voyage maritime, le plus souvent le lieu d’une aventure prodigieuse, qu’on pense à Circé, Calypso, Éole, Polyphème, ou Médée. Elle amène certes « un niveau parallèle d’existence, un monde à l’intérieur du monde, voire un monde à l’envers » 36 , mais elle permet également à l’épique de prendre forme. Dès lors, le motif de l’île tel qu’imaginé par Sorel remplit bien le rôle que Mario Tome donnait au microcosme insulaire dans un article sur l’épopée : Elle se présente comme le récit des exploits d’un héros qui doit affronter toute sorte d’épreuves dangereuses et travaux, spécialement la lutte contre un monstre, ce qui lui rapportera l’accomplissement personnel ou social sous forme de conquête d’un royaume et ses variantes complémentaires : gloire, richesses et femmes 37 . Dans l’imaginaire européen, l’héroïsme guerrier qui s’accomplit sur une île est conçu comme indissociable d’éléments propres au merveilleux : magie, créatures monstrueuses, divinités païennes, etc. L’île combine ainsi des caractéristiques géographiques et littéraires, morales et symboliques, concentrant dans un même lieu les exigences d’un genre et les poncifs d’une culture antique. 35 Françoise Létoublon, Paola Ceccarelli, Jean Sgard, « Qu’est-ce qu’une île ? », dans Impressions d’îles, éd. Françoise Létoublon, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1996, p. 9-27, p. 18-19. 36 Jean Sgard, « Sainte-Hélène, “petite île”… », Impressions d’îles, op. cit., p. 69-78, p. 69. 37 Mario Tome, « Odyssées et robinsonades : l’aventure insulaire », Île des merveilles : mirages, miroir, mythe, éd. Daniel Reig, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 265-278, p. 266. Il ajoute : « Les îles exercent une grande force d’attraction sur l’imagination. Cet espace bien délimité, de dimensions réduites, qui se présente comme un microcosme, favorise la faculté d’élaborer des images et des symboles » (p. 265). <?page no="302"?> 302 Jean Leclerc Tout comme l’île de Portraiture fait la critique de la mode mondaine du portrait, l’île de Colchos met en scène une réalité littéraire pour en faire la critique, ici non seulement le mythe de Jason et Médée, mais toute la fable et la poésie des Anciens. Pour Sorel, les fables antiques sont des « inventions absurdes », voire de « bigearres inventions » 38 . L’entreprise de Sorel dans ce passage consiste à critiquer la fable antique, à la dénoncer comme une fiction ridicule au même titre que les autres fictions bucoliques qui ont séché le cerveau de son personnage. En plus de reconnaître les correspondances évidentes qui existent entre ces représentations théâtrales et le Banquet des dieux dans le troisième livre, on constate à quel point sa Préface et ses Remarques répètent ces critiques. Dès la Préface, il mentionne sa volonté de ne point épargner la fable mythologique : […] ne seroit-ce pas faire trop d’honneur à des sottises, que d’en parler autrement qu’avec des railleries ? J’ay fait des farces des anciennes fables des Dieux, & les ay traitees comme elles meritent (B.E., p. 16). C’est la raison pour laquelle il choisira Jason, ce « va-nu-pied » comme le qualifie Alain Moreau dans son ouvrage sur Le mythe de Jason et Médée, ce héros auquel la tradition depuis Eschyle et Apollonios de Rhodes ne prête qu’une bravoure bien accidentelle. Sorel affirme ainsi dans ses Remarques au neuvième livre combien […] ce Jason ne faisoit des choses guere admirables, car il se servoit par tout de magie. Ayant aussi endormy le Dragon il prit la toison d’or sans monstrer aucune marque de valeur. Ses compagnons de voyage desquels l’on parle comme d’une merveille s’en retournerent aussi en Thessalie sans avoir desgainé l’espee ; & puis voilà de beaux conquerans pour les donner pour exemple à tous les autres (B.E., p. 663). La narration comique trouve alors une nouvelle impulsion dans la constante mise en parallèle entre la reprise du mythe et les ratées d’une représentation bouffonne, entre l’imaginaire mythologique antique et la réalité burlesque qui devient le cadre de ce divertissement théâtral. La critique du mythe est ainsi mise en action par la représentation de la fable à l’intérieur d’une histoire comique dans laquelle de mauvais comédiens amateurs joueront les rôles de faux héros pour en ruiner le crédit auprès des lecteurs, ce qui permet d’affirmer, avec Anne-Élisabeth Spica, que « le refus de la fable suscite la promotion de la fiction » 39 . Le passage montre bien la victoire de l’histoire 38 Charles Sorel, De la connoissance des bons livres, op. cit., p. 92 et 94. Sur les « Fables du Paganisme », voir la première section du chapitre intitulé « Censure des Fables et des Romans », p. 88-96. 39 Anne-Élisabeth Spica, « Charles Sorel, entre fascination et répulsion pour le roman », dans Charles Sorel Polygraphe, op. cit., p. 167-186, p. 168. <?page no="303"?> 303 De Colchos à la rivière de Morin comique, sa capacité à ruiner des fictions qu’elle absorbe et remet en scène selon ses propres codes. Le roman de Sorel dresse donc un décor réaliste imitant la France du début du XVII e siècle, superposant des lieux imaginaires ou lointains à d’autres bien réels par leur proximité, de Brie au Forez, de la rivière de Morin à la mer Noire et d’une petite île anonyme à Colchos. Le processus de désacralisation propre au roman comique est concentré dans l’île, où l’on observe la mise en représentation triviale des péripéties mythologiques. L’île figure alors une sorte de microcosme fictionnel dans lequel l’artiste peut expérimenter l’efficacité de sa thèse, en ridiculisant la fable antique et le personnage en proie à une folie romanesque. Ainsi, dans l’écriture de Sorel, l’île est à la fois un ailleurs mythologique (celui de l’imaginaire débordant de Lysis) et un ici réaliste (celui des nobles qui se moquent de lui et de la matérialité du personnage). Dès lors, qu’elle soit mythique ou réaliste et comique, l’île reste un « espace idéal de la fiction », comme l’affirme Monique Pelletier dans son introduction au collectif Les îles, du mythe à la réalité 40 , c’est-à-dire « un lieu où tout est possible 41 », selon Daniel Reig. De ce point de vue, l’île ne se pose pas comme une condition sine qua non de la désacralisation burlesque, les exemples de Saint-Amant, de Scarron ou de Dassoucy le prouvent, mais constitue un espace favorable à l’expérimentation fictionnelle, un laboratoire propice à la recherche qui se dédouble dans la folie de Lysis et dans la société isolée de ses amis rassemblés à la campagne. 40 Pelletier, Monique (éd.), Les îles, du mythe à la réalité, Paris, Éditions du CTHS, 2002, p. 8. 41 Daniel Reig (éd.), « Présentation », Île des merveilles : mirages, miroir, mythe, op. cit., p. 8. <?page no="305"?> Biblio 17, 190 (2010) Bibliographie Sources bibliographiques A NONYME , Le Nouveau Panurge, La Rochelle, Michel Gaillard, s.d. [Lyon, 1616]. A POLLONIOS DE R HODES , Argonautiques, éd. Émile Delage, Paris, Les Belles Lettres, 1976. 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KG Postfach 25 60 · D-72015 Tübingen · Fax (0 7071) 97 97-11 Internet: www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Dès son apparition en 1550, la tragédie française trouve la plupart de ses sujets dans l’histoire. Si les auteurs dramatiques, suivant le goût du temps, semblent favoriser l’histoire antique ou mythologique, les sujets d’histoire moderne ou contemporaine n’en sont pas moins très présents dans la production théâtrale des années 1550-1715. Le présent ouvrage explicite les liens entre histoire et tragédie : il ne confronte pas seulement œuvres dramatiques et histoire véritable, il met aussi en lumière les rapports entre historiographie et écriture dramatique aux XVI e et XVII e siècles. Kirsten Postert Tragédie historique ou Histoire en Tragédie? Les sujets d’histoire moderne dans la tragédie française (1550-1715) Biblio 17, Band 185 2010, 440 Seiten, €[D] 88,00/ SFr 149,00 ISBN 978-3-8233-6553-2 022510 Auslieferung März 2010.indd 13 16.03.10 16: 55 <?page no="314"?> Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Postfach 25 60 · D-72015 Tübingen · Fax (0 7071) 97 97-11 Internet: www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Le colloque « Madame de Villedieu et le théâtre », le premier dédié à cet aspect de son œuvre, a questionné l’ensemble des participations de la jeune Desjardins à la vie théâtrale de son temps, mais aussi le retentissement de son écriture dramaturgique sur le reste de son œuvre et sur sa carrière. Il a ainsi envisagé les positionnements esthétiques privilégiés par la dramaturge, a interrogé les acquis de l’histoire littéraire à son sujet, s’est précisément penché sur son écriture pour la scène et a même envisagé une extension de son corpus dramaturgique. A travers ce parcours à la fois singulier et exemplaire, tel que le mettent particulièrement en évidence les analyses du Favori (1664), se font entendre les audaces d’une jeune dramaturge de talent, mais se révèle aussi une société où, non seulement esthétiquement, mais également sur le plan éthique et politique, le spectacle est roi. Nathalie Grande Edwige Keller-Rahbé (éds.) Madame de Villedieu et le théâtre Actes du colloque de Lyon (11 et 12 septembre 2008) Biblio 17, Band 184 2010, 244 Seiten, € [D] 58,00/ SFr 98,00 ISBN 978-3-8233-6532-7 121209 Auslieferung Dezember 2009.indd 7 04.12.09 10: 28