Concordia Discors II
Choix de communications présentées lors du 41e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, New York University, 20-23 may 2009
0914
2011
978-3-8233-7651-4
978-3-8233-6651-5
Gunter Narr Verlag
Benoît Bolduc
Henriette Goldwyn
Placé sous le signe de la formule horatienne "Concordia Discors" ce principe d´un univers formé de l´union harmonieuse d´éléments divergents - en apparence incompatibles - le 41e colloque de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature a choisi de mettre en lumière les tensions génératrices du Grand Siècle et de questionner les principaux courants de la critique dix-septiémiste, tels qu´ils se sont développés de part et d´autre de l´Atlantique. ce dialogue , riche en perspectives origineales , qui répondait outre à l´exigence d´interdisciplinarité que s´est toujours fixée la NASSCFL, a permis de réfléchir de manière dynamique aux forces qui ordonnent les contradictions du XVIIe siècle, et d´établir un rapport fructueux entre littérature, religion, musique, beau-arts et pouvoir politique.
Les deux présents volumes réunissent donc une diversité féconde de points de vues et d´approches méthodologiques, couvrant une large mosaique thématique , située à tous les niveaux de la pratique littéraire, dépuis sa genèse jusqu´à sa réception. La richesse et la variété des textes rassemblés nous invitent ainsi, en ces temps de crise littéraire, `poursuivre dans la voie de la "concorde discordante" et de l´esprit de syncrétisme où s´est distingué le Grand Siècle.
<?page no="0"?> BIBLIO 17 Concordia Discors Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 mai 2009 Édité par Benoît Bolduc et Henriette Goldwyn Volume II <?page no="1"?> Concordia Discors <?page no="2"?> BIBLIO 17 Volume 195 · 2011 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser <?page no="3"?> Concordia Discors Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 mai 2009 Édité par Benoît Bolduc et Henriette Goldwyn Volume II <?page no="4"?> © 2011 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Druck und Bindung: Laupp & Göbel, Nehren Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6651-5 Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available in the Internet at http: / / dnb.d-nb.de. Image de couverture : François Chauveau, « L’Air et la Terre », détail de l’arc de triomphe dressé sur la place Dauphine pour l’entrée de Louis XIV et de Marie-Thérèse à Paris en 1660. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’Institut national d’histoire de l’art, Bibliothèque, collections Jacques Doucet. <?page no="5"?> Biblio 17, 195 (2011) Table des matières Volume 1 B ENOÎT B OLDUC et H ENRIETTE G OLDWYN Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 Conférence d’honneur O REST R ANUM Imposing Discordant Harmony on the Quarrel over Le Cid . . . . . . . . . . . 19 Méthodes critiques E MMANUEL B URY (Re)construire le XVII e siècle au XXI e siècle? Accords et désaccords entre histoire culturelle “à la française” et cultural theory. . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 M AX V ERNET Discorde et Interprétation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 M ICHAEL C ALL Mind and Body: The Late Works of Molière and Jacques Guicharnaud . . 65 P IERRE Z OBERMAN Gender, Identity, Sexuality: French and American Approaches . . . . . . . . 75 A MY W YGANT Storms of War, Storms in a Teacup: Seventeenth-Century French Studies in Britain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Stratégies d’écriture D ELPHINE D ENIS Pratiques du pastiche au XVII e siècle: écrire comme un autre . . . . . . . . . 97 <?page no="6"?> 6 Table des matières F RANÇOISE L AVOCAT Paradoxes et métalepses aux pays des romans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 J UDITH S RIBNAI Discordances du je dans les récits à la première personne . . . . . . . . . . . . 117 K ATHLEEN W INE The Carte de Tendre and Hesiod’s song: Problems of Publishing in Clélie . 127 C ONSTANCE C ARTMILL L’Ethos masculin dans les Mémoires de La Guette, ou comment (ne pas) être femme au XVII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 Vérité et fiction C LOTILDE T HOURET Le conflit des loyautés dans les Sophonisbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 S YLVIE R EQUEMORA -G ROS Viatica concors ou viatica discors? Du Cafre du Sud au Cafre du Nord. . . . 157 M ARIA N EKLYUDOVA Historian’s Uncertainties: Investigation of Truth in Antoine Varillas’ Œuvre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 M ARC H ERSANT Discordances narratives et vérité dans les Mémoires du cardinal de Retz et dans les Mémoires du duc de Saint-Simon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 Pratiques scéniques A NNE S URGERS “Cet accord des choses opposées qu’ils appellent harmonie”: conditions scénographiques d’un théâtre-emblème à l’âge baroque . . . . 189 J ULIA G ROS DE G ASQUET Les “farceurs tragédiens” de l’Hôtel de Bourgogne: les origines du jeu baroque français? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201 F ABIEN C AVAILLÉ Applaudissement universel et ricanements importuns: représentations de l’assemblée théâtrale de la Querelle du Cid à la Pratique du Théâtre . . . 211 <?page no="7"?> 7 Table des matières A DRIANA B ONTEA Écritures du geste et cartographie du sensible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223 K AREL V ANHAESEBROUCK L’authenticité historique au XVIII e siècle: Britannicus interprété par Lekain et Talma . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233 J UDITH LE B LANC Armide de Lully et Quinault: tensions au cœur de “l’opéra des femmes” (XVII e -XXI e siècles) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 Volume 2 Querelles galantes S OPHIE R OLLIN Querelles galantes autour de l’œuvre de Voiture. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 N ATHALIE F REIDEL Débats épistolaires: Du modèle galant à la lettre intime. . . . . . . . . . . . . . 23 S OPHIE T ONOLO De la querelle à l’idylle: quelques enjeux de la poésie de Mme Deshoulières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Rhétorique R AINER Z AISER La rhétorique de l’harmonie discordante: La théorie de la pointe dans les traités poétiques du XVII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 A NNE R ÉGENT -S USINI La rhétorique d’exposition dans la controverse anti-protestante: irénisme ou violence? L’exemple de Bossuet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 L AURENT S USINI Style simple et style figuré à l’âge classique: émergence d’une concordia discors . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 G ILLES D ECLERCQ How to Deal With an Unfriendly Audience: Insinuatio in Seventeenth- Century French Literature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 <?page no="8"?> 8 Table des matières Religion A DRIEN P ASCHOUD Le politique au prisme de la concordia discors dans Les Tragiques (1616) d’Agrippa d’Aubigné . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 M ARIE -C HRISTINE P IOFFET Des affres du cannibalisme aux supplices de l’Enfer: Discordances et controverses dans Le Nouveau Panurge (1615) et sa Suitte (1623? ) . . . . . . 97 N ATACHA S ALLIOT De la discorde à la concorde: l’idéal d’une réunion confessionnelle au XVII e siècle en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 M ICHAEL M ORIARTY Concordia: Reconciling Grace, predestination, and freedom. . . . . . . . . . . 117 C HRISTINE M C C ALL P ROBES Boileau et Bossuet, le poète-satiriste et le pasteur d’âmes. Leurs rôles et leurs armes dans la controverse sur l’amour de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . 127 R ICHARD G. H ODGSON Morale janséniste et pensée libertine chez Pierre Bayle: du péché originel à une théorie des passions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 Croyances et superstitions D ENIS A UGIER Rémores et salamandres: à la recherche d’une unité des métaux . . . . . . . 147 M ICHEL F OURNIER De la croyance à l’éloquence: l’imaginaire superstitieux dans le discours pamphlétaire de la première moitié du XVII e siècle . . . . . . . . 157 D IDIER C OURSE Le Traité des superstitions du Père Thiers: poudre de momie, trèfle à quatre feuilles et corde de pendu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 L UCIE D ESJARDINS Des croyances populaires à une poétique du divertissement littéraire: Le Monsieur Oufle de Laurent Bordelon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 <?page no="9"?> 9 Table des matières Formes du savoir E LIZABETH H YDE Form, Function, and Eloquence? Hybridity in the Seventeenth-Century French Instructional Manual . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189 J EAN L UC R OBIN Méthode vs expérience dans le Discours de la méthode et les Essais de Descartes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199 R OGER B ELLIN “Dubitandi ac disputandi”: Descartes’ Argument against Argument . . . . . 209 G ABRIELLE R ADICA Les tensions dans la pensée de Bernard Lamy. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219 H ÉLÈNE M ERLIN -K AJMAN Le “sens contraire” et la “mauvaise part” dans le Dictionnaire universel de Furetière. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229 Programme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239 <?page no="11"?> Querelles galantes <?page no="13"?> Biblio 17, 195 (2011) Querelles galantes autour de l’œuvre de Voiture S OPHIE R OLLIN Durham University Le XVII e siècle pourrait être placé sous le signe de la concordia discors, tant il est traversé de querelles diverses: affrontements sur des positions religieuses, comme celui des jésuites et des jansénistes, conflits sur des modèles sociaux, comme celui des Précieuses, innombrables controverses littéraires, etc. On s’intéressera ici aux querelles à propos du style de Voiture. La première édition de ses Œuvres, parue en 1650, provoque plusieurs débats qui débouchent sur la publication de nouveaux écrits pendant près d’un demisiècle. Comme de nombreuses polémiques littéraires nées à cette époque, ces querelles projettent, au-delà des questions esthétiques invoquées, des enjeux d’un tout autre ordre. Politiques, d’abord: en tant qu’agent du duc d’Orléans et familier de l’Hôtel de Rambouillet, Voiture était lié à un milieu de contrepouvoir. Or, ses Œuvres paraissent au beau milieu de La Fronde. Imprimées en novembre 1649, elles sont précédées d’une dédicace au Prince de Condé. A cette époque, celui-ci est encore du côté du cardinal Mazarin. Mais les tensions couvent: moins de deux mois plus tard, en janvier 1650, Condé est arrêté et emprisonné à Vincennes et, à l’époque où le livre voit le jour, il est devenu chef de file du clan rebelle. D’autre part, le succès dont sont couronnées les Œuvres de Voiture donne lieu à des tensions d’ordre social. Rédigées par un mondain et composées aux deux tiers de lettres familières, elles offrent une consécration à l’image du bel esprit mondain au détriment de celle du docte. Tout en gardant en mémoire l’importance de ces enjeux, on choisira de se concentrer sur les questions d’ordre littéraire soulevées par ces querelles. Voiture se distingue en se donnant l’agrément pour principale visée, sans rechercher la caution d’une érudition savante. Il est ainsi le premier instigateur de l’esthétique galante qui domine une grande partie de la production littéraire entre 1650 et 1680. Dans ce contexte, il convient d’examiner le rôle que les débats à propos de ses écrits jouent dans la définition et l’affirmation d’une nouvelle manière d’écrire. Pour cela, on examinera s’ils forment un intertexte cohérent d’ouvrages se répondant les uns aux autres. On s’interrogera égale- <?page no="14"?> Sophie Rollin 14 ment sur la nature de ces querelles: opposent-elles des esthétiques déjà définies ou sont-elles précisément le lieu où s’élabore une esthétique nouvelle? Les débats sur la nouveauté de l’œuvre de Voiture De son vivant, Voiture s’est contenté de laisser circuler certaines de ses lettres par voie manuscrite. 1 C’était assez pour lui assurer une véritable notoriété dans les milieux lettrés et mondains. Aussi, la première édition de ses Œuvres, établie après sa mort par son neveu Martin Pinchesne et attendue de longue date, connaît-elle un grand retentissement. L’ouvrage est précédé d’une préface dans laquelle Pinchesne dépeint Voiture comme une incarnation du “galant homme” et présente sa manière d’écrire comme un nouvel art de l’agrément: Elles [Les dames] ont jugé qu’il approchait de fort près des perfections qu’elles se sont proposées pour former celui que les Italiens nous décrivent sous le nom du parfait courtisan, et que les Français appellent un galant homme […]. Il suffit que je te dise de ses lettres que tu n’y trouveras pas une uniformité de style lassante et ennuyeuse, que tu y verras les inventions, les figures et les paroles même extrêmement variées, et que tout y est écrit facilement et nettement, avec un air et un agrément tout particulier. (8-13) En insistant sur la nouveauté du style de Voiture, il représente les poètes et épistoliers précédents comme des modèles dépassés, et ceux qui lui succèdent comme ses héritiers. Il donne ainsi le coup d’envoi à une série de querelles qui s’articulent sur la confrontation de Voiture avec ses prédécesseurs ou ses successeurs. Dès 1650, Paul Thomas de Girac, ami et compatriote de Guez de Balzac, rédige une dissertation en latin adressée au “Clarissime Balzaci” dans laquelle il accuse Voiture d’imiter ce dernier sans pouvoir l’égaler. Riposte immédiate de Pierre Costar, ami de Voiture ayant échangé avec lui une correspondance érudite. Il publie en 1653 une Défense des ouvrages de Monsieur de Voiture, également adressée à Balzac, suivie, en 1654, par une Suite de la Défense des œuvres de Monsieur de Voiture, adressée à Ménage. A son tour, Girac lui apporte une Réponse…qui paraît en 1655. 2 1 Son œuvre se compose d’un peu plus de trois cents lettres authentiques et privées et d’une centaine de poésies. 2 Voir Costar Défense 1653. La dissertation latine de Paul Thomas de Girac est éditée en tête de Costar Défense 1654 (non paginé). Costar Suite. <?page no="15"?> 15 Querelles galantes autour de l’œuvre de Voiture La comparaison de Voiture avec Balzac s’impose en effet au plan littéraire. Avant Balzac, seules des lettres amoureuses fictives et des lettres religieuses ou morales avaient été éditées. Il est le premier à publier des lettres authentiques, et met en pratique une nouvelle éloquence conçue comme une réactualisation moderne de la tradition antique. 3 Les lettres de Voiture entrent en concurrence avec les siennes à la fois par leurs convergences génériques, et par leurs différences de registre et de style. Les lettres de Balzac, souvent adressées à des personnages publics, traitent d’une actualité proche, de questions d’ordre moral ou littéraire, et sont rédigées dans un registre élevé. Aussi leur authenticité a-t-elle été mise en doute dès leur publication. A l’inverse, celles de Voiture sont adressées à des personnes du milieu mondain, parmi lesquelles beaucoup de femmes. Partant, elles paraissent plus “naturelles” car elles sont composées dans un registre “moyen” et imitent la spontanéité d’une conversation à bâtons rompus entre gens de bonne compagnie. En saluant la nouveauté des lettres de Voiture, Pinchesne remet en cause la modernité du modèle épistolaire incarné par Balzac. Ce dernier avait déjà été attaqué à la sortie de son premier recueil de Lettres (1624). 4 Ses détracteurs l’accusaient de faire l’érudit, de plagier les anciens et d’employer un style trop enflé. Ainsi, l’offensive de Girac contre Voiture constitue surtout une défense de Balzac. Il plaide pour le modèle balzacien d’une écriture épistolaire apprêtée en reprochant à Voiture la négligence de ses lettres. Le style de ce dernier, selon lui, est inapte à traiter les sujets sérieux et graves et les sujets d’amour et de galanterie. Il ne lui permet d’exceller que dans la raillerie. Comme le résume Costar, Girac “tend à montrer que M. de Voiture n’estoit pas savant” (Défense 1654 113). Il l’accuse d’“ignorance,” lui reproche de faire des erreurs de traduction et de plagier des passages empruntés aux anciens (116). 5 Quels sont les arguments de la défense? Costar rappelle que Voiture possédait une solide érudition. Mais son argumentation vise surtout à montrer qu’il a adopté une nouvelle approche à l’égard des anciens. Ses écarts vis-à-vis des sources antiques ne doivent pas être imputés à son “ignorance” car Voiture s’autorise délibérément à déformer les modèles. Costar revalorise ainsi le pastiche, conçu comme un hommage qui ne passe plus par la citation, mais 3 Cette aspiration se manifeste en particulier dans son cycle du Romain, qui paraît en 1644. Balzac établit un lien de continuité entre le siècle d’Auguste et le siècle présent à travers l’otium literatum, divertissement noble dans lequel les Grands conservent toute leur dignité. Voir Génetiot 431-40. 4 Voir l’ouvrage de Bombard consacré à cette querelle. 5 Ce reproche se fonde aussi sur la demande que Voiture a faite à un ami - qui n’est autre que Costar - de rédiger pour lui la réponse qu’il devait faire en latin à l’Académie des Humoristes, à Rome, qui l’avait inscrit parmi ses membres. <?page no="16"?> Sophie Rollin 16 par un dialogue établissant une connivence enjouée avec les modèles. Ce discours dépasse donc les enjeux immédiats de la querelle pour définir une nouvelle conception de l’imitation. Delphine Denis a souligné que la préface rédigée par Pinchesne constituait la première théorie de l’esthétique galante (47). Le fait de proclamer la nouveauté du style de Voiture, en ajoutant qu’il a la faveur du public mondain, constitue en effet une action décisive qui modifie sensiblement les repères et les positions occupées dans le paysage littéraire. Les polémiques qui en découlent l’attestent. Cependant, Pinchesne ne propose qu’une caractérisation minimale de ce style nouveau. Une préface d’ordre théorique ne se serait pas accordée avec l’œuvre spontanée et familière qu’elle introduisait. En revanche, l’offensive de Girac offre à Costar l’occasion de détailler les caractéristiques et les enjeux de cette esthétique nouvelle. Plus que la préface de Pinchesne, c’est donc la Défense de Voiture rédigée par Costar qui constitue la véritable première théorie de l’esthétique galante. On se contentera ici d’en éclairer les principaux points. Costar souligne d’abord l’originalité de cette esthétique en affirmant que Voiture n’a pas cherché à imiter Balzac, mais qu’il a développé un “génie différent” (Costar 1653, 21). Il redéfinit ensuite les termes de l’opposition entre Balzac et Voiture en l’articulant sur la notion d’art caché. Dans cette perspective, la grandeur balzacienne est représentée comme une tendance à l’enflure, alors que la fausse négligence de Voiture apparaît comme le talent de donner au discours la grâce du naturel: Il [Voiture] a cru que c’estoit assez pour sa part, de pratiquer & de gagner les cœurs et les esprits par une voye plus douce, plus fine, plus delicate & plus subtile […]. Sur toutes choses, il a recherché cette sorte de négligence qui sied si bien aux belles personnes, qui fait tant valoir les auantages de leur naissance, & qui apres avoir charmé les yeux, laisse encore à l’imagination le plaisir de se figurer ce que les graces de l’art auroit adjoûté à celles de la Nature. (Costar 1653, 16-17) Enfin, en déclarant que l’enjeu de cette esthétique nouvelle est de plaire au public, il dessine l’image du public mondain, et offre ainsi à Voiture la caution de la Cour devenue, à partir de cette époque, le juge et l’arbitre des questions littéraires: Monsieur de Girac les condamne absolument [les œuvres de Voiture]; & toute la Cour les approuve; Qui deuons-nous croire? (Costar 1653, 64-65) Dès lors, Costar promeut une nouvelle image de l’homme de Lettres identifiée à celle du “galant homme.” <?page no="17"?> 17 Querelles galantes autour de l’œuvre de Voiture Les débats sur l’héritage de Voiture Cette image constitue la pièce maîtresse de l’héritage légué par Voiture. Elle déclenche ainsi une guerre de succession, menée sur plusieurs fronts. La première offensive est constituée par la fameuse querelle des sonnets, lancée dès la mort de Voiture, en 1648, par Benserade. Ce dernier dédie ses Paraphrases sur les IX leçons de Job à la comtesse de Bréguy par un sonnet Sur Job (174), composé en forme de compliment galant. Il se pose ainsi en successeur de Voiture qui s’était particulièrement illustré dans ce type de poésie amoureuse et mondaine. Les familiers de l’Hôtel de Rambouillet, attentifs à la mémoire de leur poète emblématique, réagissent en exhumant le sonnet Il faut finir mes jours en l’amour d’Uranie (Voiture 2: 310-11), qui avait valu à Voiture la reconnaissance de Malherbe et de Guez de Balzac. En réalité, les deux poésies sont composées dans un style très comparable. Ce qui se joue dans l’affrontement des “Jobelins” contre les “Uranistes,” c’est l’opposition de deux modèles sociaux et politiques: d’un côté celui du poète de Cour officiel, fidèle au clan loyaliste, et de l’autre, celui d’un poète ancré dans le milieu des princes conjurateurs. 6 Sarasin est un autre prétendant à la succession de Voiture. Il le manifeste en composant une Pompe funèbre de Voiture (437-60) qui, sous couvert de rendre hommage à l’auteur défunt, brosse de lui un portrait peu flatteur. Son véritable objectif est de rivaliser avec le style de Voiture et de montrer qu’il le surpasse, notamment en mêlant les vers à la prose. Mais il meurt prématurément. C’est alors Pellisson qui relance le débat: il reproduit le geste de Pinchesne en éditant à titre posthume l’œuvre complète de Sarasin et en la faisant précéder par un Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin. Comme l’a démontré Alain Viala, il s’efforce de faire de Sarasin le représentant d’une nouvelle génération d’hommes de Lettres: des “parvenus” issus de la petite noblesse et des “ralliés” après la Fronde, qui cherchent à se faire reconnaître et briguent des rentes. 7 Le Discours… rédigé par Pellisson paraît juste après la querelle entre Girac et Costar et atteste son impact. Pellisson relance la question de la rivalité entre Voiture et Balzac, auquel il rend un vibrant hommage, accusant de nouveau Voiture de l’avoir imité: 6 Voir, à propos de cette querelle, la synthèse de Génetiot 197-98. 7 J’emprunte ces termes à Viala. Voir Pellison 34, 176-80. Contrairement à Benserade, Sarasin faisait partie des “ralliés”: en tant que secrétaire du prince de Conti, il avait côtoyé les anciens frondeurs qui se rangent derrière le cardinal Mazarin à partir de 1656. <?page no="18"?> Sophie Rollin 18 La gloire de cet excellent homme [Balzac] sera grande et immortelle, sans doute, mais elle n’obscurcira point celle de beaucoup d’illustres auteurs qui ont paru après lui, ni en particulier celle de M. de Voiture, qui lui est pourtant, si je ne me trompe, plus redevable pour l’expression que M. Sarasin ne l’est à M. de Voiture lui-même pour le caractère de ses vers. (Pellisson 72; sec. XVI) Mais il se sert de ce clivage pour dessiner une troisième voie: il loue Sarasin de s’être illustré à la fois dans le registre savant et dans le registre mondain. Contrairement à Voiture, à qui Pellisson reproche le manque d’amplitude de sa production, Sarasin a composé des œuvres mondaines et des discours historiques ou politiques. Il apparaît donc comme un héritier à la fois de la tradition balzacienne et de la tradition voiturienne. Pellisson dessine le modèle d’un auteur érudit et mondain, capable de promouvoir une esthétique de l’agrément fondée sur le soubassement de la tradition humaniste. Dans cette recherche d’une juste mesure, qui, comme l’a démontré Viala, correspond à une “modernité tempérée” se dessine déjà l’image de l’honnête homme (Pellison 228, 231). Les débats sur la prééminence du modèle incarné par Voiture Voiture demeure néanmoins un modèle de référence, car, comme on sait, le modèle de la galanterie s’impose, au plan social comme au plan esthétique, entre 1650 et 1660. Dans Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, publiés en 1671, le Père Bouhours présente l’esthétique galante comme un point d’apogée de la civilisation, et Voiture comme l’incarnation de l’esprit français: On peut dire que Voiture nous a appris cette manière d’écrire aisée et délicate qui règne présentement. Avant lui, on pensait n’avoir de l’esprit que quand on parlait Balzac tout pur et qu’on exprimait de grandes pensées avec de grands mots. (133) Il fait de Balzac le modèle révolu d’une prose affectée, et identifie Voiture à une esthétique moderne. Cette redistribution des forces en présence avait de quoi heurter Méré, qui avait échangé avec Balzac une correspondance pendant plus de vingt-cinq ans. L’année même de la publication des Entretiens… du Père Bouhours, il relance la polémique en attaquant Voiture dans son Discours de la Justesse. Il ne reprend pas ouvertement la question de la rivalité entre le style des deux épistoliers et ne reproche à Voiture ni un défaut d’érudition, ni un manque d’envergure dans sa production. Mais il condamne, de nouveau, chez Voiture, une “négligence pour la justesse de l’expression et pour la pureté du lan- <?page no="19"?> 19 Querelles galantes autour de l’œuvre de Voiture gage” (96). Il lui impute des “fautes” correspondant, dans la majorité des cas, à l’emploi de procédés destinés à rehausser le discours par des pointes qui, selon lui, déforment le “juste” rapport à la vérité. Il condamne les hyperboles et les syllepses, assimilées à un manque de cohérence. Par exemple, Voiture écrit, dans une lettre à Mlle Paulet: Si j’osois écrire des lettres pitoyables, je dirois des choses qui vous feroient fendre le cœur. Mais, pour vous dire le vrai, je serai bien aise qu’il demeure entier, et je craindrois que, s’il étoit une fois en deux, il ne fût partagé en mon absence. (Voiture, 1: 77; mai 1632) Méré critique cet emploi de l’expression “fendre le cœur” qui superpose le sens littéral et le sens métaphorique du terme: L’autheur de tout ce discours qui semble si ajusté ne dit rien de vray ni de réel: […] fendre le cœur par des lettres pitoyables, n’est autre chose qu’émouvoir le cœur par des paroles tendres et passionnées: Et si cela nous arrivoit avec une personne, qui nous aimast, comme il donne à connoistre qu’il amoit Mademoiselle Paulet, bien loin de luy partager le cœur à notre préjudice, nous l’engagerions à le rassembler s’il estoit dissipé et à nous le conserver tout entier. (Voiture 106) Et voici un nouveau front ouvert: Bouhours riposte dans La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit: Voiture s’égaye & se joûë: il se moque même de quelqu’un qui avoit dit quelque chose de semblable; & je m’étonne que l’Auteur de La Justesse ait fait sur cela un procès à Voiture mesme. Le censeur n’a sans doute pas pris garde à ces paroles: “Vous voyez comme je me sçay bien servir des jolies choses que j’entends dire.” Mais quand Voiture auroit parlé de son chef, je ne le chicanerois pas: c’est un Ecrivain enjoûé, qui dans une petite débauche d’esprit dit des folies de gayeté de cœur pour se réjoûïr et pour réjoûïr les autres […]. (31-32) Bouhours déclare que le vrai est insuffisant s’il n’est rehaussé par le talent pour plaire, et plaide ainsi en faveur d’une esthétique de l’agrément. Il concède à Méré que l’usage d’une rhétorique de l’amplification fait glisser le discours vers la fausseté, mais distingue, chez Voiture, une manière de l’accorder avec le vrai par des “adoucissements” (Manière 23). Bouhours cite entre autres une lettre dans laquelle Voiture raconte une “fête galante” dans laquelle il nuance ses hyperboles par le modalisateur “il sembloit” ou par un commentaire métalinguistique ironique qui désamorce toute velléité de viser la grandeur: Le bal continuoit avec beaucoup de plaisir, quand tout à coup un grand bruit que l’on entendit dehors obligea toutes les dames à mettre la tête à <?page no="20"?> Sophie Rollin 20 la fenêtre, et l’on vit sortir d’un grand bois qui étoit à trois cents pas de la maison, un tel nombre de feux d’artifices, qu’il sembloit que toutes les branches et les troncs des arbres se convertissent en fusées, que toutes les étoiles du ciel tombassent, et que la sphère du feu voulût prendre la place de la moyenne région de l’air. Ce sont, Monseigneur, trois hyperboles, lesquelles appréciées, et réduites à la juste valeur des choses, valent trois douzaines de fusées. 8 Ayant combattu les attaques de Méré, Bouhours reprend l’argumentation de Costar en louant le principe d’un art caché (Bouhours 1988 159) et le naturel du style de Voiture. Cependant, l’attaque de Méré constitue précisément une réfutation de l’argumentation de Costar car la rhétorique qu’il condamne contredit cette image du naturel. Selon lui, loin d’offrir de la grâce au discours, elle ne le rehausse que de “faux brillant” et de “fausses galanteries” (106). Elle ne doit pas chercher à éblouir l’esprit mais à toucher le cœur. La recherche du naturel fait le lien entre ces deux conceptions: d’un côté, Voiture vise un naturel de la facilité à travers des pointes ingénieuses. D’un autre côté, Méré défend un naturel de la juste mesure supposant un tempérament des extrêmes. Toutefois, le soubassement éthique de ces conceptions diffère: tandis que l’image du naturel donnée par Voiture se fondait sur une éthique du loisir et de la gaieté, celle que projette Méré repose sur une éthique de la justesse et de la raison. Elle dessine en creux l’idéal de l’honnête homme et s’inscrit dans le prolongement du Discours… de Pellisson. Cependant, cet idéal ne consiste plus simplement à réconcilier deux traditions complémentaires. Méré le représente comme un modèle nouveau faisant concurrence à celui du galant homme. Cette ultime querelle à propos de l’œuvre de Voiture révèle donc que, entre 1670 et 1680 environ, s’amorce une nouvelle étape dans l’évolution des modèles esthétiques et des conceptions éthiques. Pendant la Régence et les “belles années” du règne de Louis XIV, la principale visée était de plaire; à partir des années 1670-1680, s’impose une éthique s’articulant sur la raison et le sentiment qui, comme on sait, trouvera des échos à l’orée du XVIII e siècle. L’œuvre de Voiture se double donc d’un intertexte cohérent formé de polémiques qui se répondent les unes aux autres et rebondissent sur une durée d’environ quarante ans. Cette singularité tient au fait que Voiture présente le premier exemple d’une manière galante. A ce titre, les querelles à propos de son œuvre n’offrent pas seulement un reflet de jugements antagonistes. Elles constituent le véritable laboratoire où s’élabore une théorie de la galanterie. 8 Voiture, 1: 50; lettre au cardinal de La Valette, fin 1630. Passage cité par Bouhours 1988, 28. <?page no="21"?> 21 Querelles galantes autour de l’œuvre de Voiture En 1650, Pinchesne et Costar définissent une esthétique nouvelle, en rupture par rapport à la tradition humaniste. En 1656, si Pellisson adopte une position plus nuancée, en revendiquant l’héritage humaniste, c’est pour asseoir la légitimité de cette esthétique. Entre 1670 et 1689, le Père Bouhours lui offre une consécration, en la présentant comme un modèle esthétique national. Cependant, c’est encore dans la matrice de cette querelle que Méré définit une nouvelle éthique mondaine de l’honnêteté qui annonce un changement des mentalités et des modèles littéraires. Chaque étape de cette vaste querelle constitue donc à la fois un discours théorique et une action de promotion d’un modèle éthique et esthétique. Parallèlement, d’autres théories de la galanterie sont rédigées en dehors d’un contexte polémique, comme celles de Madeleine de Scudéry. 9 Mais, significativement, elles adoptent la forme du dialogue ou de la conversation, apparaissant ainsi comme des avatars pacifiés des premières querelles. Bibliographie Benserade, Isaac de. Œuvres. Vol. 1. Paris: Charles de Sercy, 1697. Bombard, Mathilde. Guez de Balzac et la querelle des Lettres: Écriture, polémique et critique dans la France du premier XVII e siècle. Paris: Champion, 2007. Bouhours, Père Dominique. Entretiens d’Ariste et d’Eugène. Éd. F. Brunot. Paris: Armand Colin, 1962. -. La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit. Toulouse: Société de Littératures classiques, 1988. Costar, Pierre. Défense des ouvrages de Monsieur de Voiture. Paris: Augustin Courbé, 1653. -. Défense des ouvrages de Monsieur de Voiture. 2 nde ed. Paris: Augustin Courbé, 1654. -. Suite de la défense des œuvres de Monsieur de Voiture. Paris: Augustin Courbé, 1655. Génetiot, Alain. Poétique du Loisir mondain de Voiture à La Fontaine. Paris: Champion, 1997. Méré, chevalier Antoine Gombaud de. Les Conversations: Discours de la justesse. Éd. Ch. Boudhors. Paris: TLF, 1930. Pellisson, Paul. Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin et autres textes. Éd. A. Viala. Toulouse: Société de Littératures classiques, 1989. Scudéry, Madeleine de. “De l’air galant” et autres Conversations, 1653-1684. Paris: Champion, 1998. Sarasin, Jean-François. Œuvres. Éd. P. Festugière. Vol. 1. Paris: Champion, 1926. Voiture, Vincent. Œuvres. Éd. A. Ubicini. Genève: Slatkine reprints, 1967. 9 Voir, par exemple, Scudéry, “De l’air galant” et autres Conversations, 1653-1684. <?page no="23"?> Biblio 17, 195 (2011) Débats épistolaires: Du modèle galant à la lettre intime N ATHALIE F REIDEL Wilfrid Laurier University Il existe un lien essentiel entre le genre épistolaire et la querelle, aussi bien dans son sens étymologique de plainte amoureuse, que dans le sens procédurier illustré par les Invectives d’Helisenne ou le réquisitoire de la religieuse portugaise. Guerre sournoise des sexes ou simple convention rhétorique, cette fonction polémique de la lettre est fondamentalement ambiguë. La Correspondance de Mme de Sévigné, à ses débuts, emprunte beaucoup au registre galant, dans lequel la lettre participe aux rituels combats de civilités, les adversaires rivalisant de finesse et d’ingéniosité tout en empruntant à un répertoire de figures dûment répertoriées. À l’évidence, le duel épistolaire est l’expression d’un consensus mondain plutôt que d’un véritable débat. Or, loin de disparaître dans l’échange familier avec Mme de Grignan, la dispute y constitue une structure dynamique. Les tensions propres au modèle galant se traduisent alors par un mélange des tons, un style duplice qui ne consiste pas seulement à traiter de sujets graves sur un mode enjoué, comme dans le badinage, mais à brouiller sciemment les frontières entre le sérieux et le plaisant, obligeant l’interlocuteur à se transformer en casuiste pour décider dans chaque circonstance de la nature des intentions affichées. Plutôt que dans ces procès qui ponctuent la Correspondance, le véritable débat se situe sur le plan du langage. L’épistolière constate très vite en effet qu’elle ne peut se satisfaire d’une langue affective qui s’est imposée à la faveur d’un grand vide sentimental et d’une “anarchie grandissante des valeurs amoureuses” (Pelous 276). L’offensive galante Les premières lettres conservées de Mme de Sévigné remontent à la fin des années 1640 puis sont plus nombreuses pour les décennies 1650 et 1660 qui correspondent à l’essor du phénomène littéraire galant. “Porté par une dyna- <?page no="24"?> Nathalie Freidel 24 mique de conquête” (Viala 252), le style galant infuse toute la littérature et en particulier l’art épistolaire à qui la publication des lettres de Voiture lègue un modèle durable. La jeune marquise fait ses armes auprès d’épistoliers de renom comme Bussy, Costar, Ménage et cette formation première influencera ensuite de manière déterminante sa correspondance familière. Dans ces débuts, l’esprit de la Correspondance est celui des conversations de salons, de ces duels de beaux esprits qui font l’ordinaire de la vie mondaine. Le débat galant, équivalent mondain de la controverse des doctes, est à la fois formateur et divertissant. On y apprend à jongler entre la prose et les vers, à manier habilement les conventions du genre, à mélanger les tons en se calquant sur ceux de “l’adversaire”, à répliquer, si possible en renchérissant. Bussy emploie la raillerie fine pour transmettre ses amitiés au couple Sévigné: “ce sont raisons fort pertinentes/ D’être aux champs pour doubler ses rentes” (Sévigné 1: 3; 27 mars 1646). Les déclarations d’affection prennent le détour de la prétérition: “je finirais mes récits de combats…/ En vous parlant de ma tendresse/ Si je n’étais un peu trop las” (1: 7; 21 oct. 1646). À ces provocations affectueuses, la spirituelle cousine répond en utilisant ce même savant mélange d’amitié et de gronderie: “Je vous trouve un plaisant mignon de ne m’avoir pas écrit depuis deux mois…” (1: 7; 15 mars [1648]). L’astéisme suit la pente de cette querelle feinte, et le commerce épistolaire s’imprègne de l’atmosphère de combats et de l’esprit militaire. La réplique consiste à prendre à rebours les rigueurs et gronderies affectées de l’épistolière pour la réduire dans les derniers retranchements: “Madame, je m’aperçois que vous prenez une certaine habitude de me gourmander, qui a plus l’air de maîtresse que d’amie. Prenez garde à quoi vous vous engagez; car enfin, quand je me serai une fois bien résolu à souffrir, je voudrai avoir les douceurs des amants aussi bien que les rudesses” (1: 7; 12 avr. [1648]). Le registre galant consiste, comme l’a montré Jean-Michel Pelous, à mêler les lieux de la rhétorique tendre à un nouvel art d’aimer qui prend l’ancienne règle à contre-pied. On reprend donc la métaphore de la guerre, dont Clélie avait démontré la merveilleuse harmonie avec l’amour, mais en la dotant de méthodes hardies et expéditives: “on voit plus d’effrontés réussir sans amour, que de respectueux avec la plus grande passion du monde” (Bussy, Mémoires 99). Le déclenchement de la Fronde fait se superposer guerre métaphorique et affrontements réels dans la première correspondance entre les cousins Rabutin: “J’ai longtemps balancé à vous écrire, ne sachant si vous étiez devenue mon ennemie, ou si vous étiez toujours ma bonne cousine, et si je devais vous envoyer un laquais ou une trompette” (1: 9; [7] fév. 1649). Cette première passe d’armes donne le ton: plus tard, avec des correspondants comme Costar, Ménage ou Montreuil, la jeune marquise devenue veuve doit mettre <?page no="25"?> 25 Débats épistolaires au point une stratégie défensive qui consistera, pour l’essentiel, à reprendre le dossard de la belle “cruelle” et sans merci. On échange des compliments sous forme d’ultimatum et les confidences s’accompagnent de menaces de mort: “il n’y a plus qu’une léthargie de deux heures, ou une mort comme celle d’un certain Tiridate que je connais, qui me puisse persuader que vous êtes touché de mon départ” (1: 14; [juin - août. 1650]). Les “brouilleries” (1: 17; [juin - juil. 1652]), les “querelles d’Allemands” (1: 113; 19 août [1652]; 1: 113; 4 juin 1669) s’accumulent, désignant ces procès sans fondements et affrontements purement conventionnels. Les isotopies du combat ou du tribunal relèvent de la pratique adroite d’un rituel: le désaccord feint dissimule une entente complice, le débat illustre paradoxalement la cohésion du groupe. Or on constate que, loin de disparaître dans l’échange familier avec Mme de Grignan, ce registre l’informe encore très largement, surtout à ses débuts lorsque le comte de Grignan s’y trouve très impliqué. L’épistolière prend volontiers les jeunes époux à parti sur le ton enjoué de ses commerces mondains, multipliant les gronderies, cherchant querelle à ce gendre qui lui a enlevé sa fille pour l’emmener au bout de la France, reprochant à cette fille son infidélité, enfin filant la métaphore de la rivalité amoureuse. Ces procédés, qui sentent l’artifice, remplissent en réalité une mission essentielle: la dynamique de la querelle galante est assimilée à un mécanisme d’entraînement capable de faire rebondir l’échange épistolaire. Les pièges du double langage, les embuscades de l’ironie, les ruses de l’allusion débouchent sur une complicité renforcée. C’est encore en ces termes que se traduira l’amour partagé pour la première née de la comtesse, confiée à Mme de Sévigné: “Il est vrai que j’aime votre fille mais vous êtes une friponne de me parler de jalousie” (1: 245; 6 mail 1671). 1 Le climat de galanterie perdure, toujours perceptible dans l’échange familier qui emprunte ce code impliquant une connivence immédiate. Les continuels retours et recommencements qui caractérisent la querelle galante sont récupérés efficacement par le commerce épistolaire afin d’instaurer, par-delà la fragmentation, une impression de continuité, une indéniable unité. Une guerre larvée Toutefois, du fait même de l’ambiguïté propre à la galanterie, susceptible selon Furetière d’être “prise en bonne ou en mauvaise part”, le risque est grand de basculer sans crier gare de la querelle feinte à la guerre de tranchées. C’est précisément ce qui se passe avec Bussy lors de la fameuse affaire du por- 1 Même amalgame plus loin: voir 1: 388. <?page no="26"?> Nathalie Freidel 26 trait. Sans renoncer jamais à l’enjouement, aux plaisanteries et turlupinades du badinage, les épistoliers se font néanmoins un “procès” en règle, dans lequel il est question d’“offenses” et de torts irréparables. Le ton est mêlé au point qu’il est parfois difficile de distinguer l’excuse du reproche, le plaidoyer de l’accusation, le compliment de l’apostille. Les intentions initiales de couper court à ce procès sont démenties par la longueur exceptionnelle des “répliques”, bientôt suivies de “dupliques” (1: 100; 28 août 1668) puis de “tripliques” (1: 102; dernier août 1668). Le modèle galant est en réalité parcouru, comme l’a montré Alain Viala, par de très fortes tensions, que reproduit parfaitement la lettre sévignéenne. L’échange avec Bussy est caractéristique de ce “dualisme” galant, brouillant les frontières entre la littérature et l’ordinaire, le jeu et le sérieux, l’idéal et l’épreuve des actes. Tantôt l’épistolière adresse à son cousin un réquisitoire en bonne et due forme, revenant sur les moindres circonstances, selon elle aggravantes, de la divulgation du portrait, tantôt elle badine en filant la métaphore du duel: “Levez-vous, Comte, je ne veux point vous tuer à terre” (1: 103; 4 sept. 1668). Plus loin, elle défendra encore sa chevalerie de Bretagne, maltraitée dans les entreprises généalogiques de Bussy: nouveau procès, nouveau combat. Les pires dissensions sont en fin de compte la conséquence logique de l’ambivalence d’un discours qui en vient à signifier le contraire de ce qu’il dit. De même que les insultes dissimulaient des compliments, ces derniers sont souvent des attaques voilées dont la correspondante aguerrie sait déceler l’ambivalence: ”J’entends votre ton, et je comprends que c’est une satire selon votre pensée” (1: 109; 7 jan. 1669). Le paradoxe est souligné aussi bien par Bussy: “je suis bien maudit que, vous ayant toujours aimée et estimée assez pour faire la plus grande passion du monde, j’aie passé une partie de ma vie à vous offenser” (1: 111-12; 16 mai 1669) que par Mme de Sévigné: “N’est-ce pas une chose étrange, que vous ne puissiez trouver de milieu entre m’offenser outrageusement et m’aimer plus que votre vie? ” (1: 113; 4 juin 1669). On pense à Voiture, s’exclamant à l’intention de Mlle de Rambouillet: “Vous demandez la paix de la façon que les autres la donnent, et pour terminer une querelle, vous employez des paroles avec lesquelles on pourrait commencer une guerre” (Lettre 58. Vol. 2. 247-48). Selon Viala, ce dualisme du discours galant provient de ce qu’un même code, diversement tourné, correspond à deux versions quasi antithétiques de la galanterie: la version tendre, ancienne manière et la version enjouée, désinvolte voire licencieuse qui a remplacé la première sans toutefois l’effacer. Lorsqu’elle écrit à son cousin, Mme de Sévigné fait donc le grand écart entre la Carte de Tendre, à laquelle toute la “belle société” se réfère encore, et la Carte du pays de Braquerie, dessinée par Bussy, travestissement parodique reprenant <?page no="27"?> 27 Débats épistolaires une tradition égrillarde et libre. Cette opposition sous-tend tout le débat, Bussy reprochant d’abord à sa cousine son “insensibilité” et sa “pruderie” (1: 25; 30 juil. 1654) avant de l’accuser au contraire de légèreté et de coquetterie dans le portrait satirique. Le paradoxe n’est qu’apparent et l’épistolière reprend en réalité à son compte cette duplicité, tantôt faisant profession de “bravoure” (1: 29; 26 juin 1655) et se vantant de parler une langue “honnêtement tendre” (1: 31; 19 juil. 1655), tantôt abondant dans le sens d’une galanterie volage et cynique, en particulier à travers un carnet mondain qui n’a parfois rien à envier à l’Histoire amoureuse des Gaules. 2 Elle reçoit sans se formaliser les confidences galantes de son cousin, 3 ne trouve rien à redire à sa fréquentation de lieux peu recommandables, fait preuve de tolérance face à la légèreté des mœurs d’un Vardes ou d’un Vivonne. On pourrait reconstituer ainsi dans la Correspondance toute une chronique satirique concernant la vie sexuelle dissolue de personnages en vue, dans la droite ligne de cette galanterie licencieuse qui est celle d’un Bussy, d’un Sorel ou même d’un La Fontaine, dont la marquise ne se contente pas d’admirer les Fables mais cite aussi fréquemment les Contes. Or cette ambivalence est véritablement fondatrice de la manière sévignéenne. Les débuts de la correspondance avec Mme de Grignan, dont on cite toujours les mêmes extraits élégiaques, conformes au modèle tendre, sérieux et larmoyant, sont également pleins d’une verve gauloise et satirique, caractéristique de l’autre manière galante. La marquise défend les contes de La Fontaine, que la comtesse n’apprécie point, fait allusion à des chansons libertines de Blot (1: 242; 1 mai 1671), rapporte fidèlement les bons mots égrillards de Benserade (1: 448; 1 mars 1672), se désole de “n’avoir rien de gaillard à mander” (1: 255; 17 mai [1671]), ou raille sans douceur Mme de Marans qui avait “la fantaisie d’être violée” (1: 416; 13 jan. 1672). Enfin ce qu’elle nomme son libertinage de plume, refus des pesanteurs du protocole, la conduit parfois à côtoyer un certain libertinage de mœurs: “Je hais les dessus de vos lettres où il y a: Madame la marquise de Sévigné, appelle-moi Pierrot”. L’allusion gaillarde renvoie ici au chancelier qui, selon une note du chansonnier Maurepas, “étant un jour enfermé avec une garce qui l’appelait toujours Monseigneur, lui dit, dans l’emportement du plaisir, de le nommer plutôt Pierrot” (1: 407; 30 déc. 1671; et 1: 407n2). 2 Voir l’analyse de Marc Escola à propos du récit de l’enlèvement de Mlle de Vaubrun par M. de Béthune, en “berger extravagant”, dans la lettre du 25 mars 1689 (3: 557- 558): “La seconde main de la marquise: fiction et diction dans la correspondance de Mme de Sévigné”. La Licorne 79 (2006): 201-10. L’aventure galante est tournée en dérision par l’épistolière qui insiste volontairement sur les aspects scabreux. 3 Sur son aventure avec Mme de Montglas, 1: 32; 19 juin 1655. <?page no="28"?> Nathalie Freidel 28 Cette érotisation du quotidien, interprétée par Jean Starobinski comme un effet secondaire du refoulement prôné par les théories de l’honnêteté, caractérise l’ensemble de ce qu’on pourrait appeler “le procès des grossesses” (61-62), qui se poursuit sans interruption au cours des deux premières années de l’échange avec Mme de Grignan et donne lieu à un véritable festival de galanterie ambiguë, mêlant pudeur et impudeur, plaintes et gaillardises. À l’intention de Bussy, l’épistolière présente d’abord son gendre comme une espèce de Barbe bleue, tueur d’épouses: “Toutes ses femmes sont mortes pour faire place à votre cousine…” (1: 105; 4 déc. 1668), cette hécatombe rendant la transaction avantageuse car il est désormais “plus riche qu’il n’a jamais été” (1: 105; 4 déc. 1668). La marquise se met ainsi au diapason de la désinvolture d’une galanterie cynique à l’égard de l’institution matrimoniale: “je suis toujours contre les maris” (Bussy, Correspondance 153), déclare Bussy qui blâme Mme de Grignan d’aimer trop le sien. Puis, dès après le premier accouchement de Mme de Grignan, le comte devient la cible privilégiée d’une campagne d’envergure destinée d’abord à atténuer la déception devant le sexe de l’enfant (“et la signora accoucha d’une fille”) 4 puis à prévenir les “rechutes trop fréquentes d’un mal que vous faites souffrir” (1: 386; 18 mai 1671). Dès la deuxième grossesse, dont il est entendu dès le départ que cette fois-ci sera la bonne afin qu’on en finisse - “vous êtes grosse assurément d’un garçon” -, l’épistolière prône l’abstinence non sans mobiliser encore une fois tous les ressorts du ton querelleur: “songez que voici la troisième fois que vous accouchez au mois de novembre. Ce sera au mois de septembre la prochaine fois si vous ne le gouvernez” (1: 386; 2 déc. 1671). La dignité du gouverneur se trouve donc traitée sans ménagement dans cette croisade dont l’objectif est la sacro-sainte santé de Mme de Grignan: Je veux aussi vous avertir d’une chose que je soutiendrai en face de votre mari et de vous. C’est que si, après être purgée, vous avez seulement la pensée (c’est bien peu) de coucher avec M. de Grignan, comptez que vous êtes grosse. Et si quelqu’une de vos matrones dit le contraire, elle sera corrompue par votre époux. (1: 413; 8 jan. 1672) Les sous-entendus grivois, l’humour hérités du discours galant permettent ainsi d’aborder des régions autrement jugées inaccessibles de l’existence intime. Il semble que l’épistolière ait perçu tout ce que l’ambivalence du discours galant pouvait apporter à l’échange familier en termes de confidentialité, de complicité et même, paradoxalement, de sincérité. 4 Conclusion de l’Ermite, un des contes les plus licencieux de La Fontaine. <?page no="29"?> 29 Débats épistolaires Le vrai débat Le recours au registre galant n’est pas seulement une manière de faire passer la pilule, il correspond aussi à une véritable dissociation du discours, pris entre deux registres sans parvenir à sortir de cette dualité. Dans une microlecture particulièrement éclairante, Laure Depretto analyse la lettre dans laquelle l’épistolière annonce au comte de Grignan la naissance de sa fille aînée comme la fusion de deux modèles littéraires disponibles, l’héroïde d’une part, lettre-reproche à un destinataire parjure, et le conte licencieux d’autre part, hérité du fond gaulois (Depretto). Ce double registre, source d’un jeu interprétatif entre les deux femmes, est une constante de la première correspondance dans laquelle les menaces succèdent aux plaisanteries et les citations de Molière et Benserade côtoient les mises en accusation: “s’il vous aime et qu’il n’ait pas entrepris de vous tuer, je sais bien ce qu’il fera, ou plutôt, ce qu’il ne fera point” (1: 293; 12 juil. 1671). Comme à l’égard de Bussy, le différend bien réel et le ressentiment coïncident avec l’humour, comme si la lettre ne pouvait se départir de sa vocation plaisante. Un des défis de la Correspondance consistera à surmonter les paradoxes de ce double discours, qui oblige bien souvent le lecteur des lettres à choisir entre deux lectures possibles. Le vrai débat, on le voit, se situe donc sur le plan du langage. La “muse galante”, qui dissocie le discours des affects, est à l’origine d’une déviation, voire d’une perversion langagière. Le constat de Mme de Villedieu, “La vérité est souvent moins aimable/ Qu’un mensonge dit galamment” (Villedieu 94) décrit très précisément ce déplacement de la question du Vrai et du Faux, cette élision de la sincérité au nom d’une éthique du plaisir. Mme de Sévigné est particulièrement sensible à cet écart creusé entre les mots et les sentiments, qui a achevé de transformer un idéal vieux de plusieurs siècles en simple jeu d’esprit. La Correspondance offre maints exemples de cette distance ironique affichée à l’égard de l’ancien code, comme lorsque la rhétorique tendre se trouve grotesquement déformée dans un échange amoureux entre provinciaux: Un bas breton parlait à une demoiselle de sa passion; la belle répondait; enfin tant fut procédé qu’il entendit que la nymphe impatientée lui dit: Monsieur, vous pouvez m’aimer tant qu’il vous plaira, mais je ne puis du tout vous réciproquer. (2: 217; 8 jan. 1676) Devenue “la langue officielle de l’amour” (Pelous 82), la sensibilité galante menace de dégénérer en une forme vide, une comédie de l’amour qui tourne à la farce lorsqu’elle est interprétée par des acteurs médiocres. Le véritable désaccord tient donc à la nature même de ce discours caractérisé par un complet décalage entre ce qui est dit et ce qu’on ressent. Mme <?page no="30"?> Nathalie Freidel 30 de Sévigné n’aura de cesse de se démarquer de cette langue consensuelle, “les mots de la tribu” (Denis 241), qui véhicule indistinctement vérité et illusion. Les déclarations d’affection sont très souvent étayées par un métadiscours fonctionnant comme garantie d’authenticité: … comprendre vivement ce que c’est d’aimer quelqu’un plus que soimême: voilà comme je suis. C’est une chose qu’on dit souvent en l’air; on abuse de cette expression. Moi, je la répète et sans la profaner jamais; je la sens tout entière en moi, et cela est vrai. (1: 207; 1 avr. 1671) La tâche de l’écrivain consiste donc à revitaliser cette langue littéraire affective qui menace de devenir lettre morte. La gradation souligne la dérive d’une pratique linguistique qui va de la désinvolture au sacrilège. Le jeu des pronoms permet à l’individu de se désolidariser du groupe. Les verbes “comprendre”, “être” et “sentir” relèvent d’une éthique plutôt que d’une esthétique. Sans renoncer aux conventions, l’épistolière s’ingénie à les souligner afin de leur imprimer un second souffle: “… je vous embrasse de tout mon cœur, mais sincèrement, et point du tout pour finir ma lettre” (1: 215; 9 avr. 1671). La pratique adroite du rituel avait fini par éluder tout à fait la question de la sincérité, qui prend dans la lettre intime une importance capitale. L’échange complimenteur, pilier du commerce galant, dépend étroitement de ce nouveau pacte de confiance: … vous me dites trop de bien de mes lettres, ma bonne. Je compte sûrement sur toutes vos tendresses. Il y a longtemps que je dis que vous êtes vraie. Cette louange me plaît; elle est nouvelle et distinguée de toutes les autres, mais quelquefois aussi, elle pourrait faire du mal. Je sens au milieu de mon cœur tout le bien que cette opinion me fait présentement. Ah! qu’il y a peu de personnes vraies! Rêvez un peu sur ce mot, et vous l’aimerez. Je lui trouve, de la façon que je l’entends, une force au-delà de sa signification ordinaire. (1: 299-300; 19 juil. 1671) La louange concentre tout le caractère bivalent d’une langue faussement consensuelle. Seule la reconnaissance du sentiment intime permet de sortir les mots de leur “signification ordinaire”, de leur redonner leur “force” originelle. Or cette façon de rêver sur les mots, de les réinvestir à partir de la réalité intérieure va peu à peu s’affirmer comme l’une des caractéristiques majeures du style sévignéen. À partir de cette “galanterie sans amour”, qui faisait tout le charme du loisir mondain, l’épistolière forge une nouvelle langue affective dans laquelle les termes interchangeables de “tendresse”, “amour” et “amitié” sont redéfinis, requalifiés, acquièrent au cours des années une force exceptionnelle de résonance: “Vous savez ma vie; les jours passent tristement comme gaiement, <?page no="31"?> 31 Débats épistolaires et l’on trouve enfin le dernier. Je vous aimerai, ma très chère comtesse, jusqu’à celui-là inclusivement” (3: 407; 23 nov. 1688). Le rapprochement entre la clôture de la lettre et celle de l’existence, le dernier mot et le dernier jour, donne indiscutablement à la déclaration d’amour un caractère radical. Il ne s’agit plus ici de “mourir d’amour”, en se complaisant dans l’emphase, mais d’aimer jusqu’à la mort, en marquant les limites. Mme de Sévigné n’aurait sans doute pas apprécié qu’on mît ses lettres au rang des œuvres galantes. Pourtant, force est de constater que son entrée en littérature s’effectue en pleine offensive galante et que toute la première correspondance, en particulier avec Bussy, hérite de beaucoup d’aspects de cet art gai et folâtre, de ce ton enjoué et libre. Par la suite, elle saura tirer parti des tensions qui parcourent le modèle galant afin d’appréhender celles qui structurent l’échange intime. Le mélange des tons permet alors à l’épistolière de brouiller les frontières et d’aborder des thèmes autrement intouchables. Or, au moment même où la lettre semble porter l’ambiguïté galante à un point de perfection, mêlant subtilement élégie et burlesque, émotion et badinage, elle en constate également les lacunes, voire l’inanité. La galanterie sans amour, même relevée par le piment de la raillerie et des gaillardises, est une forme vide, irrémédiablement coupée de la réalité affective. Dès lors le véritable débat se focalise sur la langue, avec pour objectif de rétablir la confiance dans les mots, de réactiver un medium devenu obsolète. La lettre intime signe le crépuscule du “grand siècle en lettres galantes” (Viala 40) et le renoncement à un modèle qui aura non seulement régné durablement sur la littérature mais aussi représenté le guide de savoir-vivre et d’urbanité de toute une génération. Bibliographie Bussy, Roger de Rabutin. Mémoires. Vol. 1. Éd. L. Lalanne. Paris: Marpon, 1882. -. Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis, 1666-1693. Vol. 1. Éd. L. Lalanne. Paris: Charpentier, 1858. Denis, Delphine. La Muse galante: poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry. Paris: H. Champion, 1997. Depretto, Laure. “La Lettre à l’Ermite ou le détail scandaleux”. Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie) 3 (2007): 1-17. http: / / www.fabula.org/ lht/ 3/ Depretto. html. Escola, Marc. “La seconde main de la marquise: fiction et diction dans la correspondance de Mme de Sévigné”. La Licorne 79 (2006): 201-10. Pelous, Jean Michel. Amour précieux, amour galant: 1654-1675: essai sur la représentation de l’amour dans la littérature et la société mondaines. Paris: Klincksieck, 1980. Sévigné, Madame de. Correspondance. Éd. R. Duchêne. 3 vols. Paris: Gallimard, 1972. <?page no="32"?> Nathalie Freidel 32 Starobinski, Jean. Le reméde dans le mal: critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières. Paris: Gallimard, 1989. Viala, Alain. La France galante: essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution. Paris: PUF, 2008. Villedieu, Madame de. Nouveau recueil de quelques pièces galantes faites par Me de Ville-Dieu, autrefois Mademoiselle Des-Jardins. Paris: Jean Ribou, 1669. Voiture, Vincent, Œuvres, lettres et poésies. Éd. A. Ubicini. Genève: Slatkine. Vol. 2. 247-48. <?page no="33"?> Biblio 17, 195 (2011) De la querelle à l’idylle: quelques enjeux de la poésie de Mme Deshoulières S OPHIE T ONOLO Université de Versailles-Saint-Quentin Une discorde fondatrice Le 1 er janvier 1677, la Phèdre de Racine fut jouée à l’Hôtel de Bourgogne, le rôle titre étant tenu par la Champmeslé, tandis que le 3 janvier, on donnait avec Mlle Molière celle de Pradon à l’Hôtel de Guénégaud. Si Racine gagna rapidement la partie esthétique, l’affaire prit bientôt une autre tournure avec une bataille de sonnets, lancée dès le lendemain de la première par la pièce Dans un fauteuil doré, Phèdre, tremblante et blême, tour à tour attribuée au duc de Nevers et à Mme Deshoulières. 1 Celle-ci suscita plusieurs répliques dont celle imputée à Boileau, Dans un Palais doré Damon tremblant et blême, qui s’attaquait aux mœurs dites incestueuses du duc de Nevers. 2 Quittons l’anecdote pour examiner la portée, directe et indirecte, de la querelle. Celle-ci vaut d’abord à Mme Deshoulières l’inimitié de Boileau, dont on sait qu’il pourrait l’avoir mise en forme dans sa satire X, en prenant la poétesse pour modèle de la précieuse moquée. 3 Surtout, au moment où Mme Deshoulières n’a encore connu qu’une publication essaimée, essentiellement dans le Mercure galant, la discorde lui permet de prendre position au sein de la République des Lettres. Il la rattache nettement à l’Hôtel de Bouillon, favorable à La Fontaine et à Corneille: c’est la fameuse filiation repérée par Sainte-Beuve: “Elle part de Voiture, Saint-Évremond; elle est assez d’accord avec la première manière de La Fontaine; elle se cantonne, durant Boileau et Racine, à l’Hôtel de Bouillon, chez les Nevers, les Deshoulières…; voici l’anneau trouvé avec Fontenelle” (1304). L’Hôtel de Nevers est alors considéré comme le domaine du bel esprit, 1 Retranscrite dans Tallemant (509), dans le Portefeuille de Monsieur L.D.F.**** (141), et dans les éditions de la poétesse à partir de 1725 (II, 82). Selon Picard (231-243) et Maigne (509), le sonnet fut une œuvre collective, produit de l’Hôtel de Bouillon. 2 Sur les répercussions de l’affaire, voir Picard 231-52. 3 Voir Boileau 72 n. 37. <?page no="34"?> Sophie Tonolo 34 qui s’oppose franchement à “l’esprit de cour” et à l’habileté de Racine, jugée insinuante et tyrannique. Il n’est pas anodin qu’en 1691, dans l’épître au duc de Bourgogne sur la prise de Mons, Mme Deshoulières frappe de son ironie “l’esprit de cour” à travers la personne de Louvois, et que Dangeau ait conseillé à Racine, qui devait lire la pièce le 25 août devant l’Académie française, de supprimer le passage. Les enjeux et les conséquences de cette affaire théâtrale sont donc plus profonds qu’il n’y paraît et dépassent les oppositions de personnes, certes réelles. L’épisode contribua grandement à déconsidérer l’œuvre de la poétesse et à figer son image d’artiste en “précieuse,” puis en “mièvre bergère” ou en “insignifiante poétesse animalière,” une autre querelle, comme nous allons le voir, s’étant développée autour de l’idylle Les Moutons parue en juillet de la même année. Esthétiquement, Mme Deshoulières a choisi le mauvais camp; mais la postérité ne s’est pas interrogée sur les questions portées par les discordances qu’elle fait entendre. Que signifie pour elle ce “bel esprit,” point de cristallisation d’une querelle et expression récurrente sous sa plume? Quelles implications le recours à la fiction animalière a-t-il dans la conception de sa poétique? Loin d’être une maladresse suprême et isolée comme l’histoire littéraire se hâta d’interpréter l’affaire, la dispute sur Phèdre rebondit sur au moins trois autres querelles qui donnent une idée des problèmes esthétiques en jeu: la poétesse définit ainsi, à petites touches, une poétique singulière, dont la cohérence ne fait pas de doute. À l’origine des discordances: la conciliation entre poésie et raison À l’évidence, il faut d’abord constater la convergence des dates: 1677 est également l’année de la parution dans le Mercure galant de la première idylle de la poétesse, Les Moutons, bientôt appuyée d’autres poèmes du genre tels Les Fleurs, Le Ruisseau, Les Oiseaux, La Solitude et L’Hiver. Les pièces furent reçues avec enthousiasme par les contemporains et suscitèrent un intérêt plus large en Europe, au siècle suivant, jusqu’en Russie et au Portugal. Elles symbolisèrent assez vite une veine galante aisée qui savait perpétuer le plaisir des vers. Pourtant, le début du XVIII e siècle, qui montre encore un goût fort vif pour l’œuvre de la poétesse comme en témoignent les nombreuses éditions qui lui sont consacrées et la connaissance de ses poésies dont font état Jean-Baptiste Rousseau, Desforges-Maillard ou Voltaire, réactive la polémique à son sujet: en août 1735, A. Du Plessis, le président Bouhier et Fréron engagent une querelle dans le Mercure Suisse, accusant la poétesse d’avoir puisé son idylle des Moutons dans le recueil des Promenades de Coutel, paru selon eux en 1649, voire en 1640. L’accusation de plagiat est fondée si l’on compare les deux textes et considère les dates de publication; mais elle est aussi un <?page no="35"?> 35 De la querelle à l’idylle motif courant et facile de la polémique. 4 L’enjeu pourrait donc être ailleurs et Frédéric Lachèvre l’a très tôt suggéré 5 : ce qui serait en cause dans Les Moutons, et est révélé au cœur de ce XVIII e siècle, c’est le statut de la raison. En effet, les idylles de Mme Deshoulières cristallisent l’une des rivalités cruciales qui marque le passage d’un siècle à l’autre, la rivalité entre le poète et le philosophe; elles posent la question d’une conciliation encore possible entre le plaisir poétique et l’attitude philosophique, plus largement du maintien de l’alliance entre la science et la littérature. Bien après Les Moutons, Mme Deshoulières soulève explicitement cette concurrence entre le poète enjoué et sans prétention d’une part, et le philosophe austère et vaniteux d’autre part, au cours du tournoi des ballades de 1684. 6 En outre, la querelle des Moutons entrecroise deux autres interrogations, l’une littéraire, sur la survivance de la veine pastorale, qui franchira également le seuil du siècle suivant, l’autre philosophique portant sur le statut de l’animal 7 ; on sait que la conception mécaniste de l’animal que récuse la poétesse recouvre une ancienne dispute sur les pouvoirs de la raison humaine, à l’origine de la conception moderne du progrès et de la science. Des traces de ces enjeux se trouvent ailleurs dans la production de la poétesse. En 1687, paraît l’ouvrage du père Bouhours De la manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit: Mme Deshoulières souligne cette parution de deux épigrammes qui revendiquent la filiation d’Ovide et de La Fontaine, contre les durs ou obscurs poètes et philosophes, et surtout ravivent la querelle qui mit aux prises le Jésuite avec Ménage, entre 1671 et 1676. L’allusion à 4 Racine s’en était servi contre Pradon à propos de Tamerlan, un an plus tôt. 5 Il semble difficile d’aller plus loin que Lachèvre, qui est favorable à Mme Deshoulières (167-79). Aujourd’hui, parmi les quatre exemplaires existants du recueil de Coutel, deux sont sans date, l’un, conservé à Versailles, est daté de 1676, celui de Blois s’est vu restituer la même date: ceci accréditerait la thèse du plagiat, Les Moutons paraissant pour la première fois en 1677 et la date de composition, 1674, n’apparaissant que dans une édition posthume. Cependant, Lachèvre a rappelé comment cette accusation, née au XVIII e siècle, s’est une fois de plus focalisée sur la personne de Racine (d’aucuns le défendaient car il était accusé d’être à l’origine de la pièce de Coutel); on sait aussi que Lachèvre pense à une falsification de date de la part de Coutel, pour faire croire à une parution antérieure à 1674. Il montre enfin que les “réminiscences” ou emprunts sont nombreux chez Coutel. Ajoutons de notre côté que les vers de Mme Deshoulières sont très proches de ceux de Coutel, mais qu’elle leur donne fluidité et relief, notamment grâce à la souplesse hétérométrique et aux fermes parallélismes, aspects récurrents de sa manière. 6 “Vanité fait que Philosophe explique/ Comme tout vient, en quoy tout se résoud.” Los immortel que par fait héroïque, Mercure galant fév. 1684, 229. 7 Renforcée par la publication dans le Mercure galant, en octobre 1678 (294-318), des épîtres animalières de Grisette. <?page no="36"?> Sophie Tonolo 36 cette dispute est significative: on sait que suivant un cours et un jeu d’alliances complexe, 8 le propos entre les deux adversaires se concentra sur la question des néologismes et des usages dans le français. L’enjeu linguistique n’est sans doute pas étranger à Mme Deshoulières qui en fit l’objet d’une de ses ballades, dédiée à l’académicien François Charpentier: elle y fustige les “latineurs” et les “grands sçavantas,” adoptant un style marotique dont nous commenterons l’enjeu plus loin. Souvenons-nous aussi que l’ouvrage à l’origine de la dispute, les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, s’attache à définir le véritable “bel esprit” et qu’il lie son discrédit à la fin du siècle à l’avènement du philosophe et du génie. 9 Un second épisode affleure dans l’œuvre de la poétesse: la fameuse opposition entre Galimatias et Raison, décrite en 1658 par Furetière dans sa Nouvelle allégorique ou histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’éloquence. Philippe Chométy a mis à jour la résurgence de cette querelle dans l’Imitation de Lucrèce en galimatias fait exprès de la poétesse et son lien avec la contre-réaction à la philosophie cartésienne (68, 389-94). Il a montré comment l’opposition de départ établie par Furetière, entre la clarté et l’obscurité, entre la vraie et la fausse pensée (incarnée par la pointe factice), s’était peu à peu métamorphosée en querelle sur l’existence même de la poésie. Contentons-nous dès lors de récapituler ce qui est en jeu pour la poétesse. Le texte parodique s’en prend d’abord à la parole philosophique, en tant que langage réticent et système autosuffisant: celui-ci est mis à distance et sapé, tout comme dans les rimes en -ouille, -eille, etc. que la poétesse compose pour ses amis libertins Nevers, l’abbé Genest ou Chapelle. Gardonsnous pour autant d’affirmer que la poétesse signe le divorce entre poésie et philosophie car elle maintient la rencontre entre les deux formes d’écriture. En effet, cette conception de l’univers de Lucrèce, qui fait de l’amour l’âme du monde et est aussi la vision d’un La Fontaine, gouverne ses idylles, c’està-dire ses poèmes lyriques et philosophiques. Ainsi, se dessine un continuum qui tendrait à prouver qu’une certaine tradition lyrique n’est pas éteinte, en cette fin de siècle, et que la rupture entre le XVII e et le XVIII e siècles n’est pas consommée par cette querelle sur la raison. Imitations et accords: un triple enjeu On observe dans l’œuvre de la poétesse un double mouvement. Si, en s’engageant dans les discordes de son siècle, celle-ci affirme sa propre voix, elle sait aussi s’accorder ostensiblement avec des voix qui la font participer d’un 8 Voir McKenna. 9 Bouhours 231. Mme Deshoulières entendrait dépasser cette opposition entre bel esprit et esprit philosophique. <?page no="37"?> 37 De la querelle à l’idylle continuum lyrique et trouver son genre de prédilection, l’idylle. On entend d’abord chez elle la petite musique de Marot. Ce dialogue postmortem, qui va de l’hommage allusif à la pratique maîtrisée du pastiche, en passant par la citation directe, 10 permet à la poétesse de revendiquer la filiation de l’enjouement, du ton plaisant, naïf et familier. Il ramène aussi à l’une de ses préoccupations majeure, la langue; car l’on sait que le vieux langage adopté à la manière de Marot, puis pratiqué à l’instar de Voiture et de Saint-Aignan, tient une place spécifique dans son style: forme et fond s’accordant, il est le réceptacle adéquat d’une morale de la décadence et permet la célébration nostalgique du “bon vieulx temps [où] train d’amour regnoit”. 11 En convoquant la figure marotique, en outre, Mme Deshoulières réaffirme la liberté du poète, liberté sans pédantisme, aisée et ingénieuse, qui ouvre la voie à une gaîté toute philosophique. Ainsi le véritable “bel esprit” continue-t-il de vivre en cette fin de siècle. Gageons qu’en rendant grâce à Marot, enfin, la poétesse distingue celui qui a la réputation d’avoir introduit l’églogue dans la poésie française, forme souvent assimilée dans les traités poétiques à l’idylle, dont elle fera son miel; la poétesse est coutumière de ces admirations obliques. L’accord avec La Fontaine se fonde sur un lien plus direct. Le poète vieillissant répondit à sa ballade sur l’amour antique et son nom est associé à l’une de ses premières publications, le sonnet sur l’or paru dans le Recueil de poësies diverses dédié à Monseigneur le Prince de Conty, par M. de La Fontaine, en 1671. Par ailleurs, Mme Deshoulières fait allusion à plusieurs fables dans les épîtres de Grisette, qui esquissent sa réflexion sur le statut de l’animal. Le choix du motif de l’animalité, qui la rattache au poète champenois, n’est pas anodin: il dit son appartenance à un courant de la poésie française qui privilégie la saisie des phénomènes dans leur beauté sensible et exprime un premier anti-intellectualisme n’empêchant pas, comme on le verra, que la philosophie habite ses œuvres. Il existe donc une parenté entre les deux poètes, dont Collinet a ébauché la description (449-52). Le premier, il a remarqué les échos entre l’idylle Les Moutons, les fables Le Berger et son troupeau, Le Loup et les bergers et le poème Saint Malc (1672); dans celui-ci notamment, l’homme est mis en procès en un parallèle avec les animaux innocents que développera la poétesse: 10 Voir l’épître à Mlle de la Charce, Pour la fontaine de Vaucluse (v. 24, “Cet heureux temps n’est plus”), les ballades échangées avec Saint-Aignan ou les rondeaux Le bel esprit, au siècle de Marot (Mercure galant, août 1677, 301) et Fleur de vingt ans tient lieu de toute chose (Mme DesHoulières, 1688, 207). 11 Rondeau De l’amour du siècle antique, Marot 213. <?page no="38"?> Sophie Tonolo 38 Que vous êtes heureux, peuple doux! disait-elle, Vous passez sans péché cette course mortelle. On loue en vous voyant celui qui vous a faits; Et nous de qui les cœurs sont enclins aux forfaits Laissons languir sa gloire, et d’un faible suffrage Ne daignons relever son nom ni son ouvrage. […] Misérables humains, semences de tyrans, En quoi différez-vous des monstres dévorants? (La Fontaine 369-70; Poème de la captivité de Saint Malc) HELAS, petits Moutons, que vous estes heureux Vous paissez dans nos champs, sans soucy, sans allarmes, Aussitost aimez, qu’amoureux. On ne vous force point à répandre des larmes; […] Innocens Animaux, n’en [la raison] soyez point jaloux, Ce n’est pas un grand avantage Cette fiere raison dont on fait tant de bruit, Contre les Passions n’est pas un seûr remede, Un peu de Vin la trouble, un Enfant la séduit, Et dechirer un cœur qui l’appelle à son aide, Est tout l’effet qu’elle produit. Toûjours impuissante & sévére, Elle s’oppose à tout, & ne surmonte rien; Sous la garde de vostre Chien, Vous devez beaucoup moins redouter la colere Des Loups cruels & ravissans, Que sous l’autorité d’une telle Chimere Nous ne devons craindre nos sens. (Deshoulières, Les Moutons. Idylle, Mercure galant juil. 1677, 133-41) La citation des deux extraits est éloquente. Les deux poètes ont une conception commune héritée d’Ovide, qui considère le monde, nature, hommes et animaux, comme un tout. Mais au désenchantement janséniste et élégiaque de La Fontaine, répond chez Mme Deshoulières un autre désenchantement, nourri de sa condition féminine - comment ne pas y penser en lisant “on ne vous force point à répandre des larmes”? - et sur l’explicitation philosophique. Vibration de l’âme, le lyrisme est toujours présent, mais il s’est transformé: sentiment de révolte pure chez La Fontaine, il seconde l’analyse de soi et l’attitude philosophique chez la poétesse. 12 L’idylle est bien une tentative pour réanimer le lien entre poésie et philosophie. 12 En outre, il sert à saper les prestiges de l’orgueilleuse raison, mère de la fausse philosophie. <?page no="39"?> 39 De la querelle à l’idylle On ne peut sonder cette tentative sans considérer le lien spécifique qui s’établit entre la vieille Mme Deshoulières et le jeune Fontenelle, et fait de celui-ci, au cœur d’une dispute sur l’églogue, l’héritier de la verve querelleuse de la poétesse mais aussi son enfant spirituel. 13 Alain Niderst a montré comment Fontenelle a trouvé sa propre manière, entre autres dans l’antagonisme étroit qu’il développa avec la poétesse (365-76). Il a souligné comment, en 1688, date de la première édition des œuvres de la poétesse, Fontenelle s’était affronté à Longepierre au sujet de l’églogue. 14 À ce dernier qui voit l’églogue, dans la lignée du père Rapin, comme une peinture de la vie rustique, des amours, des travaux et des peines des bergers, Fontenelle oppose une conception novatrice du genre qui s’affranchit de la grossièreté de la vie pastorale et rend compte de la plus haute aspiration des hommes, leur désir de repos et de bonheur (103). Son discours sur l’histoire de la pastorale devient un tableau des progrès de la société humaine. La célébration d’un plaisir tranquille, sans ambition, où l’amour peut s’épanouir, voilà l’essence de l’églogue selon Fontenelle. Lui-même compose, en 1677, ses écrits poétiques les plus intéressants, 15 souvent dans le genre de la pastorale et inspirés par Mme Deshoulières, dont il a retirés les motifs favoris qu’il livrera au siècle suivant: un certain quiétisme, un anti-intellectualisme qui est le double héritage d’un libertinage érudit et d’un scepticisme antique, et surtout les thèmes de l’innocence primitive opposée à la civilisation mercantile ou de l’homme, bourreau de lui-même. 16 Ainsi Fontenelle a-t-il non seulement “transmis à la génération de Rousseau les mythes qu’avait chantés Mme Deshoulières” (Niderst 604); il est tout près de faire se rejoindre, sur le terreau de l’idylle deshouliéresque, le rêve pastoral et le mythe du progrès de la science. L’idylle ou le rêve d’une coïncidence avec soi Posons, pour finir, quelques questions. Comment Mme Deshoulières a-telle exprimé cette aspiration au bonheur dont son jeune disciple dit qu’elle constitue l’essence du genre pastoral? Comment, sous sa plume, s’effectue le passage de l’églogue à l’idylle? En quoi ce glissement, implicitement effectué 13 Et on sait que Fontenelle fut maître des arts et des sciences entre 1700 et 1740. 14 Longepierre, d’ailleurs dans le camp de Racine, répondit au Discours sur la Nature de l’églogue que Fontenelle inséra en 1688 dans ses Poésies pastorales par la préface à ses Idylles nouvelles en 1690. 15 Anacréon et Aristote, 1677, marqué par Les Moutons, Athénaïs et Icasie, 1677, paraphrase des Fleurs ou Le Ruisseau amant de la prairie, 1677 (Fontenelle 11, 291). 16 Thèmes repris par Desforges-Maillard, dans ses idylles. <?page no="40"?> Sophie Tonolo 40 dans les traités poétiques, 17 lui permet-il d’ouvrir un champ poétique neuf, d’accueillir un nouveau lyrisme? La première transformation suit le cours qu’avait repéré Fontenelle: s’éloignant de la rusticité des entretiens entre bergers, Mme Deshoulières donne quatre églogues dont deux, traditionnellement dialoguées, glissent vers un lyrisme de teneur plus élevée, et les deux autres sont des soliloques de tonalité mélancolique, toute tristanienne, en ce qu’ils font de la Nature l’intermédiaire entre le cœur et son chagrin. Faisant évoluer l’églogue, Mme Deshoulières a aussi pratiqué autrement l’idylle. C’est ce que résume, deux siècles plus tard, Sylvain Menant: “L’églogue ou la pastorale dramatique exigent une fiction, des personnages, une aventure sentimentale. Elles supposent un dialogue ou du moins une esquisse de dialogue… L’idylle à la façon de Mme Deshoulières, au contraire, a quelque chose de spontané: le poète parle de ses propres impressions, sans avoir besoin d’aucun intermédiaire entre lui-même et le lecteur; la description prend le pas sur la dramatisation. Elle fait appel, ainsi, à l’expérience personnelle du lecteur” (140). 18 C’est bien à partir de ses propres impressions, de son expérience, que la poétesse s’ouvre aux aspirations des générations futures et explore, en une gamme qui va de la sagesse antique au mirage moderne, ce que pourrait être le bonheur pour l’homme. Le bonheur humain est d’abord ce retrait du monde, rêve intemporel d’une “douce oisiveté,” défini dans Les Moutons et loué par Fontenelle; il suppose d’abandonner les avantages de la noblesse que sont les “richesses, l’esprit, la naissance, la beauté.” Le bonheur est à l’inverse l’idéale tendresse, exempte de stratégie séductrice, de doutes et d’affreuses tristesses, décrite dans les premiers vers des Fleurs, métaphores des femmes, idéalité qui réside paradoxalement dans l’immanence: “Pour plaire, vous n’avez qu’à paraître.” Le bonheur est aussi, expérience sensible saturée, le tableau exubérant de sève et de beauté, animé de voix et parcouru de désir, au sens spinozien du terme, qui ouvre Les Oiseaux. Le bonheur, enfin, se conçoit dans l’ultime refuge qu’est le ruisseau, courant qui va joyeusement et par des bras multiples, vers la mer infinie, étonnant mirage d’une coïncidence avec soi que Mme Deshoulières identifie comme le fait de “s’abandonner à sa pente naturelle”. 19 Là encore, la poétesse s’accorde avec La Fontaine. 17 Voir l’Art poétique de Boileau, chant II, v. 22 et 26 (234) et Rapin, Réflexions sur la poétique d’Aristote et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, chapitre XXVII (219-224). 18 Nous soulignons. Cette conversion de l’idylle a pu être favorisée par un contexte intellectuel promouvant la notion de figure rhétorique naturelle telle qu’elle apparaît dans La Rhétorique ou l’art de parler, de Lamy, en 1675, ou la querelle entre Dubois et Arnauld sur l’éloquence paulinienne. 19 Citation exacte: “Vous vous abandonnez sans remords, sans terreur,/ À votre pente naturelle”, Le Ruisseau. Idylle, Mercure galant mars 1685, 177. <?page no="41"?> 41 De la querelle à l’idylle Tout comme la fable, l’idylle est née de la dénonciation du caractère artificiel du raisonnement logique. 20 À la différence de la fable, toutefois, elle ne recherche pas le jeu; elle ne suit pas la propension de l’homme au plaisir: au contraire, elle trouve son identité dans la gravité de la méditation. Au-delà de la crise du lyrisme, Mme Deshoulières pose peut-être les conditions d’un nouveau lyrisme. Dans le sens premier qu’elle a connu, le lyrisme était la recherche d’un accord avec les autres - les Anciens - et le monde; celui auquel elle ouvre la voie est la quête d’une coïncidence avec soi et avec le lecteur, cette “absence d’intermédiaire” évoquée par Menant. La poétesse offre au lecteur la possibilité de traverser sa propre expérience: dans une méditation universelle sur les tombeaux, se glissent les souvenirs d’amertumes intimes et de compromissions regrettées, et bientôt un soupir comme malgré soi échappé. 21 Si aiguë dans les idylles, la conscience du temps s’accompagne d’une expérience plus intime de mémoire, qui est comme l’esquisse d’un sentiment d’identité de soi. 22 Ainsi, de désaccords en accords, du goût de la polémique à l’affirmation de sa voix propre, du vers épigrammatique à l’idylle réconciliatrice, Mme Deshoulières accomplit-elle sa concordia discors. Bibliographie Boileau, Nicolas. Satires, Epîtres, Art poétique. Éd. J.-P. Collinet. Paris: Gallimard, 1985. Bouhours, Dominique. Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène. Éds. B. Beugnot et G. Declercq. Paris: Champion, 2003. Collinet, Jean-Pierre. Le Monde littéraire de La Fontaine. Genève: Slatkine Reprints, 1989. Chométy, Philippe. Philosopher en langage des dieux. 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Paris: Giraud-Badin, 1929. 20 Voir Darmon 235. 21 Voir l’idylle Tombeau, dont la veuë empoisonne dans le Recueil de pièces 703, v. 29-34. 22 Sur ce sujet de la naissance de la mémoire affective et son lien avec le thème de la quête du bonheur et la formation de l’identité de soi, voir Papasogli. <?page no="42"?> Sophie Tonolo 42 La Fontaine, Jean de. Œuvres complètes. Éd. P. Clarac. Paris: Seuil, 1965. McKenna, Antony. “Ménage et Bouhours.” Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et philosophe. Le rayonnement de son œuvre linguistique. Éds. I. Leroy- Turcan et T.R. Wooldridge. Toronto: SIEHLDA, 1995. Marot, Clément. L’Adolescence clémentine. Éd. F. Lestringant. Paris: Gallimard, 1987. Menant, Sylvain. La Chute d’Icare. La crise de la poésie française: 1700-1750. Genève: Droz, 1981. Mercure galant. Volumes de juillet et août 1677; volume d’octobre 1678; volume de février 1684; volume de mars 1685. Niderst, Alain. Fontenelle à la recherche de lui-même. Paris: Nizet, 1972. 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Geneva: Klincksieck, 1994. <?page no="43"?> Rhétorique <?page no="45"?> Biblio 17, 195 (2011) La rhétorique de l’harmonie discordante: La théorie de la pointe dans les traités poétiques du XVII e siècle R AINER Z AISER Université de Kiel L’art de la pointe est au cœur de la rhétorique baroque. Le mot “baroque,” on le sait, est un terme qui ne fut pas employé comme terme littéraire à l’époque que l’on est convenu de qualifier aujourd’hui de baroque. Parler d’un art baroque est une invention de la critique moderne qui voit dans cet art non seulement une exubérance du style et de la forme, mais aussi une vision du monde dominée par l’idée de l’instabilité, de la vanité et du paraître. 1 Au dix-septième siècle, au contraire, le débat autour de ce que l’on appelle aujourd’hui le baroque concerne, pour l’essentiel, le champ de la rhétorique et est axé sur quelques termes techniques qui ont leur origine dans plusieurs traités poétiques nés en Italie et en Espagne. Les mots clefs qui apparaissent déjà dans les titres de ces traités sont en Italie “concetto,” “acutezza,” et “ingegno” et en Espagne “concepto,” “agudeza,” et “ingenio.” Il s’agit là de termes rhétoriques traduits souvent en français par le mot “pointe.” 2 L’ouvrage qui a fait autorité dans ce domaine en Espagne, le traité Agudeza y arte de ingenio de Baltasar Gracián, en témoigne: le titre français de l’une des traductions modernes de cet art poétique est La pointe ou l’art du génie. 3 En France, un art poétique consacré à la technique de la pointe fait pourtant défaut. Contrairement à l’Espagne et à l’Italie où le conceptisme règne en maître tout au long du dix-septième siècle, la France a vu naître à partir de 1640 un classicisme impérieux qui a empêché la genèse d’une théorie du conceptisme. La pratique de la pointe ne manque pourtant pas de voir le jour dans la littérature française du dix-septième siècle, mais cette pratique 1 Voir par exemple le livre de Rousset. 2 Voir à propos de ce rapport étroit entre la rhétorique de la pointe et le conceptisme espagnol et italien l’étude magistrale de Blanco. 3 Voir la traduction de Gendreau-Massaloux/ Laurens. <?page no="46"?> Rainer Zaiser 46 fut violemment dénigrée par les adhérents du classicisme. Si donc une réflexion sur la pointe existe en France, c’est surtout dans le but de discréditer cette figure de rhétorique en particulier et le style du conceptisme italien et espagnol en général. Mais qu’est-ce qu’au juste qu’une pointe et quelle est la raison pour laquelle cette figure de rhétorique si appréciée par les poètes et théoriciens espagnols et italiens a suscité des voix si discordantes parmi les poètes et théoriciens français du dix-septième siècle? Et enfin, quel est le rapport entre la rhétorique de la pointe et l’idée de la “concordia discors”? Pour répondre à ces questions, j’envisage de procéder en trois étapes. Dans un premier temps, je mettrai en lumière les caractéristiques de la pointe telles qu’elles sont présentées dans les traités consacrés au “concetto” et au “concepto” dans l’Italie et l’Espagne du dix-septième siècle. Ensuite, j’examinerai trois brefs poèmes qui démontrent la pratique de la pointe dans la poésie française du dix-septième siècle. La troisième étape nous confrontera avec les détracteurs du conceptisme en France. Je terminerai sur la question de savoir dans quelle mesure la poétique de la pointe est susceptible de réconcilier le raffinement de la rhétorique baroque et la simplicité de l’éloquence classique pour devenir une figure de rhétorique encline à harmoniser les sons discordants de ces deux esthétiques opposées. Nous en venons à la première étape consacrée aux définitions de la pointe. En 1598 déjà, l’Italien Camillo Pellegrino publia un ouvrage intitulé Del concetto poetico, le premier traité qui cherche à explorer à fond les traits caractéristiques de la figure du “concetto.” Selon Pellegrino, les “concetti” ne sont pas seulement “le lustre et l’ornement de toute belle œuvre” (Hersant 39), mais aussi des figures de rhétorique qui reflètent “l’intellect” du poète (Hersant 40). Il y a donc un rapport étroit entre l’acte de penser et la réalisation verbale de cet acte dans un “concetto.” Matteo Peregrini qui reprend cette idée dans son traité paru en 1639 et intitulé Delle acutezze, définit un peu plus précisément cette façon de penser qui aboutira à la formulation d’un “concetto.” Seul le poète doué de “l’acutezza,” de l’acuité d’esprit, est capable de concevoir une idée rare et dense et de l’exprimer dans une forme raffinée et concise, à savoir dans une pointe. L’ingéniosité de l’expression donne donc à la pointe son vrai caractère. Ecoutons à ce propos les mots de Peregrini: De même qu’Aristote a défini la perspicacité de l’intellect comme une aptitude à trouver rapidement et avec bonheur le moyen d’effectuer une démonstration, de même pourrons-nous, suivant notre propos, définir la perspicacité de l’esprit comme l’heureuse découverte du moyen de lier figurativement, d’une manière ajustée et surprenante, diverses choses dans une expression spirituelle… l’objet principal de la pointe, et pour ainsi dire son âme, est la vertu dont fait preuve l’esprit de l’auteur… (Hersant 48-49) <?page no="47"?> 47 La rhétorique de l’harmonie discordante Contrairement à la démonstration logique qu’Aristote tient pour l’apothéose de la mise en œuvre de la perspicacité de l’intellect, Peregrini définit l’acuité du poète comme la faculté de réunir diverses choses à l’aide d’un langage figuré. Si imprécise que soit encore cette définition de la pointe, elle me semble déjà très proche de l’idée de la “concordia discors.” Dans son ouvrage sur La pointe ou l’art du génie, paru en 1648, Baltasar Gracián examine de plus près la notion de l’acuité. Selon lui la partie essentielle de la pointe est la finesse de l’esprit. Les “tropes et figures rhétoriques,” écrit-il, “s’arrêtent là où l’acuité commence et n’en sont que les fondements matériels, au plus, des ornements de la pensée” (Hersant 51). Au dire de Gracián, la rhétorique de la pointe n’est donc qu’un supplément, mais supplément nécessaire parce que les moyens d’expression sont seuls capables de mettre en lumière l’ingéniosité de l’esprit sous une forme matérielle appropriée. C’était surtout Emanuele Tesauro qui s’est consacré à l’étude de ce côté matériel de la pointe, à savoir de sa conception rhétorique. Prêtre de formation et orateur de passion, Tesauro a porté un vif intérêt à la rhétorique. La somme de sa réflexion sur l’art de l’éloquence est le traité Il cannocchiale aristotelico qui est paru pour la première fois en 1654 à Turin et compte avec l’art poétique de Gracián parmi les théories les plus importantes du conceptisme. Le titre, traduit en français par La Lunette d’Aristote, demande une explication. Voici celle que nous donne Tesauro lui-même dans son traité: … si je me suis senti grandement encouragé dans mon espoir de retrouver la source de l’art en question, je le dois au divin Aristote, qui a cherché avec minutie tous les secrets rhétoriques et enseigné chacun d’eux à quiconque l’écoute attentivement: si bien que nous pouvons désigner ses Rhétoriques comme une lumineuse lunette permettant d’examiner toutes les perfections et imperfections de l’éloquence. (Hersant 65) Ce passage donne lieu à deux observations. Premièrement, la Rhétorique d’Aristote sert de modèle à Tesauro. Il y retrouve les sources de l’art de bien dire et de bien écrire. Deuxièmement, c’est la Rhétorique d’Aristote qui enseigne à Tesauro la méthode pour discerner les perfections et les imperfections de l’art oratoire et de l’œuvre poétique. La lunette astronomique est la métaphore qui illustre l’envergure de cette méthode. Le télescope qui nous permet d’observer des objets éloignés est comparé par Tesauro avec l’acuité de l’esprit susceptible de découvrir les plus belles fleurs rhétoriques que Tesauro, lui aussi, appelle “concetti.” Selon lui, les “concetti” issus de l’ingéniosité du poète ne sont rien d’autre que des métaphores, mais des métaphores bien particulières: … établir un lien entre les notions éloignées et distinctes des objets proposés, telle est précisément la tâche de la métaphore, plutôt que d’aucune <?page no="48"?> Rainer Zaiser 48 autre figure: entraînant en effet d’un genre à l’autre tant l’esprit que la parole, elle exprime un concept par le moyen d’un autre fort différent, découvrant la ressemblance au cœur des choses dissemblables. (Hersant 103-05) Voilà, nous sommes au cœur de l’idée de la “concordia discors” mise en œuvre par une métaphore qui rapproche deux objets fort différents sous le signe d’une ressemblance surprenante. C’est ainsi que naît “la plus insolite” et “la plus piquante des figures” (Hersant 105) qui “pénètre et explore réflexivement les notions les plus abstruses, pour les accoupler” (Hersant 105). L’accouplement de deux objets très différents qui suggèrent un tertium comparationis inattendu constitue le caractère essentiel de la métaphore insolite ou, pour le dire en d’autres termes, le caractère essentiel de la pointe qui a pour but de susciter l’émerveillement du lecteur: L’étonnement en résulte [i.e. de la métaphore insolite] quand l’esprit de l’auditeur, sous l’emprise de la nouveauté, considère la pointe de la représentation ingénieuse et l’image inattendue de l’objet représenté. (Hersant 105) La pointe réunit donc des images fort diverses sous le trait commun de leur tertium comparationis. La virtuosité avec laquelle le poète ingénieux exécute cette mise en scène de métaphores disparates pour les accorder sous le signe d’une seule signification pointue vise à provoquer la stupéfaction du lecteur, objectif le plus noble de la pointe. Nous passons à l’analyse de trois petits poèmes qui témoignent de la pratique de la pointe dans la poésie française de la première moitié du dixseptième siècle. Les textes sont tirés d’un recueil de poèmes de Tristan L’Hermite. Le titre de cet ouvrage, La Lyre, paru en 1641, signale déjà l’influence italienne, parce que ce titre rappelle tout de suite le recueil de poèmes intitulé La lira de Giambattista Marino, 4 le poète le plus fructueux et le plus influent du conceptisme italien. L’influence exercée par Marino sur l’œuvre poétique de Tristan est incontestable, comme la critique l’a souvent souligné. 5 C’est ainsi que l’auteur de La Lyre a imité aussi la rhétorique de la pointe dont Marino est le maître le plus virtuose en Italie. Le terme “mariniste,” qui désigne les épigones de Marino dans la littérature italienne du dix-septième siècle, est devenu le synonyme du style ingénieux et pointu. Tristan va jusqu’à affirmer 4 Voir au sujet de cette influence Chauveau dans son édition de La Lyre, XVIII: “Pourquoi ce titre? On a émis l’hypothèse que Tristan, en hommage à Marino et à sa Lira, lui avait emprunté son titre. C’est très possible, d’autant plus que La Lyre contient de nombreuses pièces inspirées de Marino…” 5 Pour un abrégé succinct de la critique consacrée à cette influence voir Berregard 132-40. <?page no="49"?> 49 La rhétorique de l’harmonie discordante son appartenance à cette tradition rhétorique dans le titre de l’un de ses poèmes intitulé “Sa requeste ingénieuse.” Ce titre se lit comme un commentaire métapoétique sur la pointe illustrée par le texte même: S’il est vray qu’on meure de joye Beaucoup plustost que de douleur; Belle cause de ma douleur, Fay moy perir par cette voye. Puisque ma mort est ton desir Et que mon cruel déplaisir N’a peu contenter ton envie; Philis ayme moy, seulement Pour m’envoyer au monument, Car je perdray soudain la vie Par l’exces du contentement. (L’Hermite 92) Le quatrain de ce poème met très nettement en œuvre une pointe fondée sur la rhétorique de l’harmonie discordante. Joie et douleur sont les sentiments contraires entre lesquels le je lyrique paraît osciller, mort et vie sont les alternatives qu’il est en train de considérer. Mais ce qui est surtout frappant, c’est le fait qu’il attribue la joie à la mort et la douleur à la vie. La mort lui semble plus heureuse que la vie à condition que la personne qui cause sa douleur le fasse périr. C’est la raison pour laquelle les sons discordants de ces vers sont en quelque sorte équilibrés par la figure de l’oxymore destinée à harmoniser les contraires: la mort est censée être joyeuse, la douleur de la vie recourt à une belle cause et cette belle cause est responsable de la mort du je lyrique. Qu’il s’agisse là d’un simple jeu rhétorique et non pas d’une négation de la vie nous semble évident. Compte tenu de la deuxième strophe du poème, la requête ingénieuse se révèle une pointe visant à resserrer le caractère de l’amour contrarié de la tradition bucolique dans l’espace succinct de quelques beaux vers. Ce n’est pas seulement la forme du madrigal qui rappelle cette tradition, mais aussi le nom de la personne à laquelle le je lyrique adresse sa demande. Philis est un nom typique de la littérature bucolique et évoque la bergère refusant l’amour à celui qui l’aime. La mort heureuse dont parle le je lyrique dans notre poème n’est rien d’autre qu’une métaphore ingénieuse de son désir de s’adonner passionnément à son amour, ne fût-ce qu’une seule fois et au péril de sa vie. Dans ce poème, le lieu commun de l’amour contrarié engendre donc une idée ingénieuse qui établit un lien étroit entre la joie et la mort. Le caractère insolite de cette liaison réside dans le fait qu’elle égalise le sens de deux notions diamétralement opposées. Tristan L’Hermite se plaît à harmoniser ces contraires par le biais d’une contradictio in adiecto en ce sens qu’il présente un <?page no="50"?> Rainer Zaiser 50 amour aussi joyeux que mortel par l’intermédiaire d’une expression pointue. Ce procédé ne poursuit pas le but d’ajouter une nouvelle variante au lieu commun de l’amour contrarié mais de démontrer la virtuosité rhétorique du poète porté à ravir le lecteur par la nouveauté de ses métaphores et de leurs significations. Le poème consacré à “Roland amoureux” est un autre bel exemple du style pointu de Tristan. Le poète reprend ici une histoire bien connue, à savoir celle de l’amour de Roland pour Angélique racontée par l’Arioste dans son Roland furieux. Tristan resserre l’essentiel de ce long poème héroïque composé de plus de quarante mille vers dans un sizain. C’est Roland qui parle: J’ay dompté l’orgueil de vingt Rois, J’ay fait les destins & les loix Et de l’Asie & de l’Afrique: J’ay veincu dans mille combas, Mais un seul regard d’Angelique M’a fait mettre les armes bas. (L’Hermite 196) Le chevalier qui s’est dinstingué par d’innombrables exploits au service de Charlemagne finit par succomber aux flèches d’Amour. Le héros qui a triomphé du monde entier se voit combattu par le regard d’une femme dont il tombe tout de suite amoureux. L’impuissance du guerrier invincible face aux armes anodines d’Amour constitue, à première vue, une contradiction. Mais à y regarder de plus près, ce n’est que sur le plan métaphorique que cette contradiction existe. Au niveau du signifié les deux éléments opposés concordent pour exprimer un sens bien univoque: l’idée pointue qui résulte de l’antithèse entre la victoire du héros en matière de guerre et sa défaite en matière d’amour signale le pouvoir absolu exercé par l’amour sur les individus ou pour citer un passage tiré des Bucoliques de Virgile: “Omnia vincit Amor,” 6 l’amour triomphe de tout. Cependant l’amour de Roland, nous le savons, n’est pas couronné de succès. Angélique fuit devant tous les prétendants à son amour parmi lesquels ne figurent pas seulement Roland, mais aussi quelques-uns de ses confrères rivalisant avec lui pour la faveur de cette Reine originaire de l’Extrême-Orient. Mais ce qui est le pire pour Roland, c’est le fait qu’Angélique finit par s’éprendre d’un simple soldat blessé. 7 Ce geste dégrade évidemment l’honneur chevaleresque de Roland qui est avide de remporter autant de victoires que possibles, non seulement dans le but de servir son Seigneur Charlemagne mais aussi pour se montrer digne de son amour pour Angélique. 6 Virgile, Bucoliques, 10, v. 69. 7 Voir le chant 23 du Roland furieux de l’Arioste. <?page no="51"?> 51 La rhétorique de l’harmonie discordante C’est la raison pour laquelle il devient complètement fou quand il apprend l’inclination d’Angélique pour un simple soldat. Tout ceci seulement pour expliquer le contexte dans lequel sont situés les propos d’Angélique mis en vers par Tristan dans le madrigal suivant: La plus estrange ingratitude Que l’on ait jamais exercé, Regne en la sombre solitude Où je pren soin de ce blessé: Le charmeur qu’il est, m’ensorcelle Lors qu’avec une herbe nouvelle Je le tire de sa langueur: Je le sauve, luy m’assassine; Et ce cruel, m’ouvre le cœur Quand je luy ferme la poitrine. (L’Hermite 216) Le poème a pour sujet le moment où Angélique tombe amoureux du soldat blessé qu’elle est en train de soigner. De prime abord, les mots prononcés par elle semblent pourtant loin d’être un aveu d’amour. Angélique accuse le blessé d’être ingrat vis-à-vis d’elle parce que, selon ses dires, le soldat a profité de sa charité pour la mettre sous son charme malgré elle. Dans les trois derniers vers Angélique va même jusqu’à lui reprocher de l’avoir assassinée pendant qu’elle l’a sauvé ou, en d’autres termes, d’avoir blessé son cœur pendant qu’elle l’a guéri de ses blessures. Il va de soi que ce poème se termine par des antithèses dont le sens littéral reste un peu obscur. Mais si l’on prend en considération l’épisode du Roland furieux qui est à l’origine de ces quelques vers, on se rend tout de suite compte du sens figuré de cette antithèse dont les sons discordants disparaissent entièrement derrière l’harmonie d’une signification commune. La guérison du soldat au sens littéral du terme et la blessure d’Angélique au sens figuré du mot ne sont qu’une pointe ingénieuse signalant l’emprise irrésistible exercée par l’amour sur le jeune couple. En même temps qu’Angélique “ferme la poitrine” du blessé, à savoir en même temps qu’elle le guérit de ses blessures, ce dernier quant à lui “ouvre le cœur” de la jeune fille, à savoir la bouleverse tellement qu’elle tombe éperdument amoureuse de lui. Quelque fine et astucieuse que soit la rhétorique de la pointe, il faut tout de même admettre que son fonctionnement empêche de saisir immédiatement sa signification. Ce manque de clarté causé par l’enjeu d’éléments tantôt contraires, tantôt éloignés a largement contribué à la condamnation de la pointe par les théoriciens de l’art classique dans la deuxième moitié du dix-septième siècle. Dans sa dissertation sur La vraie beauté et son fantôme, Pierre Nicole formule en 1659 une des devises les plus pertinentes de la rhétorique classique en rejetant tous les excès concernant l’usage d’un style méta- <?page no="52"?> Rainer Zaiser 52 phorique et pointu: “… c’est toujours à la simplicité que l’on doit demander le principal ornement…”, écrit-il, 8 pour en conclure qu’une œuvre est “rempli[e] de beautés désagréables” quand le poète ne cesse de “tourner tout en forme de pointe” (Hersant 142). Dans ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène, le Père Bouhours n’hésite pas à considérer “[t]outes ces expressions italiennes, si fleuries et si brillantes… comme ces visages fardés qui ont beaucoup d’éclat, et qui n’ont rien de naturel” (Hersant 145). Alors qu’il ramène ce penchant pour le style métaphorique aux propriétés des langues italienne et espagnole, il attribue à la langue française une disposition naturelle au style clair et simple, disposition qui évite automatiquement la densité complexe du conceptisme italien et espagnol: Cette naïveté, écrit-il, qui est le propre caractère de notre langue, est accompagnée d’une certaine clarté que les autres langues n’ont point. Il n’y a rien de plus opposé au langage d’aujourd’hui que les phrases embarassées; les façons de parler ambiguës; toutes les paroles qui ont un double sens… (Hersant 146) Bien que Bouhours n’emploie pas ici le terme “pointe,” il est évident que ses allusions à l’ambiguïté et au double sens des tournures à rejeter se réfèrent à cette figure de rhétorique. Si douteuse que soit son hypothèse au sujet de “l’ordre naturel” (Hersant 146) de la langue française, elle lui sert de prétexte pour calomnier le style pointu si mal vu en France à l’époque où le classicisme a atteint son apogée. Et Boileau de résumer dans son Art poétique: Jadis de nos Auteurs les Pointes ignorées Furent de l’Italie en nos vers attirées… Mais fuyez sur ce point un ridicule excez, Et n’allez pas toûjours d’une pointe frivole Aiguiser par la queuë une Epigramme folle. (Boileau 165-66) Boileau avait tort de dire que les auteurs français ont ignoré la technique de la pointe avant que la mode du conceptisme italien soit née. La pratique du “concetto” existait déjà avant la lettre dans la poésie pétrarquiste du seizième siècle, et ceci non seulement en Italie, mais aussi en France. On pourrait trouver sans aucun doute d’autres précurseurs. Bouhours, quant à lui, avait tort de dire que la technique de la pointe manque de simplicité et de clarté. Pierre Nicole a signalé à juste titre que la question de savoir si la pointe est une figure simple ou raffinée, claire ou obscure est plutôt une question de quantité que de qualité. Il a fait sienne une remarque de Quintilien qui 8 Pierre Nicole, Dissertatio de vera pulchritudine et adumbrata. Edition critique et traduction de B. Guion, La vraie beauté et son fantôme, et autres textes d’esthétique, cité d’après Hersant 140. <?page no="53"?> 53 La rhétorique de l’harmonie discordante constate “qu’un emploi modéré et judicieux des figures rehausse le discours, tandis qu’un emploi répété l’obscurcit et cause de l’ennui” (Hersant 139). Pierre Nicole permet donc au poète l’emploi des pointes à faible dose malgré les ambiguïtés qu’elles ont tendance à provoquer. Quand on les utilise avec modération, observe-t-il, elles ne gênent pas la compréhension du langage poétique. Elles contribuent même essentiellement à sa perfection: Il faut apprendre… [à] les employer comme les musiciens emploient les sons discordants, pour prévenir la répugnance que causerait une harmonie parfaite. (Hersant 139) La rhétorique de l’harmonie discordante devient ainsi partie intégrante de l’esthétique classique. Tant que les poètes évitent l’abus de la pointe, Nicole les encourage à utiliser cette figure de rhétorique. C’est aux dix-septiémistes qu’il revient de vérifier dans quelle mesure les auteurs classiques ont suivi ce conseil. Bibliographie Arioste, Ludovic. Roland furieux. Trad. Michel Orcel. Paris: Seuil, 2000. Berregard, Sandrine. Tristan L’Hermite, “héritier” et “précurseur”: Imitation et innovation dans la carrière de Tristan L’Hermite. Tübingen: Gunter Narr, 2006. Blanco, Mercedes. Les rhétoriques de la pointe: Baltasar Gracián et le conceptisme en Europe. Genève: Editions Slatkine, 1992. Boileau, Nicolas. Œuvres complètes. Éd. F. Escal. Paris: Gallimard, 1966. 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L’exemple de Bossuet A NNE R ÉGENT -S USINI Université Sorbonne Nouvelle - Paris III On associe généralement le nom de Bossuet à ses œuvres oratoires, sermons et surtout oraisons funèbres. Pourtant, ni les uns ni les autres ne furent, de son vivant, considérées comme ses œuvres majeures. Son best-seller, en France et, en traduction, dans plusieurs pays européens (au premier rang desquels l’Angleterre), fut un ouvrage de polémique anti-protestante à la fois original et représentatif d’une tendance forte de la controverse religieuse de l’âge classique, intitulé l’Exposition de la doctrine catholique. Le projet n’en était pas absolument nouveau, mais l’ouvrage de Bossuet, de par sa très large diffusion, en France et à l’étranger, ainsi que, semble-t-il, par les conversions qu’il suscita, devait devenir l’emblème de cette nouvelle rhétorique de controverse, censée incarner une “voie de douceur” rhétorique qui permettrait de faire l’économie des arguties théologiques infinies comme de la violence intrinsèquement liée à l’écriture polémique. De quoi s’agissait-il au juste? Précisément de se contenter d’une exposition, d’un énoncé simple et précis des principes doctrinaux défendus, sans démontrer ou débattre, sans recourir ni au raisonnement logique, ni à l’argument d’autorité, ni à l’attaque directe de l’adversaire - et, par là, d’assurer la possibilité d’une controverse irénique, substituant l’illumination radieuse au fer et au sang, comme en témoigne, entre bien d’autres exemples, la “Préface” que place Bossuet en tête de son Apocalypse avec une explication: “il faut venger les ouvrages de la chaire de saint Pierre, dont on veut faire le siège du royaume antichrétien, mais les venger d’une manière digne de Dieu, en répandant des lumières capables de convertir ses ennemis, ou de les confondre” (Bossuet, “Œuvres complètes”, XII, 334). Dès la première moitié du siècle, en réponse à ce qu’ils tenaient pour une caricature de leur doctrine par les pasteurs réformés, plusieurs polémistes catholiques s’étaient employés à présenter eux-mêmes les dogmes romains. De ces circonstances historiques et d’une croyance partagée <?page no="56"?> Anne Régent-Susini 56 dans le pouvoir de la vérité de s’imposer per se était alors née une écriture de la monstration plus que de la démonstration, autrement dit une écriture de l’exposition, dont Bossuet constituera le plus célèbre parangon. C’est ainsi que contre Richard Simon, l’évêque de Meaux peut revendiquer son refus de la polémique et sa volonté de se contenter de “proposer la vérité,” en une formule où le sens étymologique du verbe pro-poneo (“mettre devant les yeux, présenter à la vue”) se trouvait bien entendu ravivé: Par là nous n’entendons pas entrer en dispute avec ceux qui sont toujours prêts à douter de tout et à semer parmi les fidèles des questions infinies contre le précepte de l’Apôtre [Paul]: il nous suffira de proposer la vérité, dont le précieux dépôt est confié aux évêques. (Bossuet, “Instruction sur la version du Nouveau Testament”, “Œuvres complètes” III, 381) Cependant, c’est dans la controverse protestante que Bossuet employa le plus régulièrement la rhétorique d’exposition. Le projet est en germe dès 1655 avec la Réfutation du catéchisme de Ferry, dans laquelle le prêtre de vingt-cinq ans affirme: “Un … long discours n’est pas nécessaire pour le dessein que je me suis proposé, qui ne doit comprendre autre chose qu’une simple explication de notre doctrine” (“Œuvres complètes” XIII, 441), le terme explication, déjà présent dans le titre L’Apocalypse avec une explication cité plus haut, devant, là encore, se comprendre au sens étymologique de déploiement. Mais l’exemple le plus significatif de cette démarche est naturellement l’Exposition de la doctrine catholique, qui vise à contrecarrer la présentation déformée que, selon Bossuet, les pasteurs ont donnée de la doctrine catholique à leurs coreligionnaires: les prétendus réformés n’ont pu se persuader qu’une doctrine que sa seule exposition, et encore une exposition si simple et si courte, leur rend déjà moins étrange, fût la doctrine que tous leurs ministres leur représentent si pleine de blasphème et d’idolâtrie. (5) Dans cette œuvre, l’option rhétorique choisie par Bossuet - une exposition claire, “simple et … courte” - devait permettre d’éviter l’âpreté des échanges polémiques antérieurs, les arguties théologiques et les attaques personnelles, pour se contenter d’une présentation simple et claire, et de substituer à l’intimidation et aux arguments d’autorité s’imposant de l’extérieur à l’adversaire la séduction infailliblement exercée par la vérité dans l’intimité de sa conscience et dans l’universalité de la raison. Crédibilité d’un propos minimal, dont le locuteur et les auctoritates s’effacent devant la doctrine déployée, modération d’une position qui s’exprime elle-même, sans attaquer directement le discours adverse: à bien des égards, le discours d’exposition pouvait ainsi sembler à même de susciter la bienveillance de ses <?page no="57"?> 57 La rhétorique d’exposition dans la controverse anti-protestante destinataires, et de les ranger à la thèse du controversiste sans exercer sur eux de violence rhétorique directe (attaque ad personam) ou indirecte (manipulation des affects et/ ou du raisonnement). C’est dans cette perspective que Bossuet, dès l’Avertissement placé en tête de l’Exposition, définissait l’objectif de l’ouvrage - présenté comme “simple et droit”: “Quand on s’échauffe démesurément faute de s’entendre, … il n’y a rien de plus naturel, ni de plus charitable que de s’expliquer nettement” (“Œuvres complètes” XIII, 22). La rhétorique d’exposition entendait donc en définitive renoncer aux trois dimensions attribuées au discours par la rhétorique traditionnelle: l’argumentation (le logos - pisteis technoi et pistei atechnoi, dans la terminologie aristotélicienne; preuves intrinsèques, c’est-à-dire de raisonnement, et preuves extrinsèques, c’est-à-dire d’autorité, dans la terminologie de Bossuet) -, la mise en scène du je (l’éthos) et les sollicitations des affects (le pathos). En ce sens, cette rhétorique polémique nouvelle s’affirmait en réalité comme une anti-rhétorique. Or si se trouvaient ainsi congédiés tous les types de preuves répertoriés par Aristote et par ses successeurs, c’est que la vérité qu’il s’agissait de promouvoir était censée être par elle-même persuasive: son énoncé pouvait donc fort bien se passer des prestiges et des charmes trompeurs de l’éloquence. Autrement dit, l’efficacité accordée à une telle anti-rhétorique reposait sur une confiance largement partagée (du côté catholique comme, d’ailleurs, du côté réformé) 1 en la capacité du vrai à s’imposer de lui-même, par sa seule énonciation, par sa seule exposition - confiance fondée sur un optimisme ontologique et linguistique issu à la fois d’un platonisme revu et corrigé par Augustin, et du cartésianisme naissant, dont l’influence sur Bossuet se trouve trop souvent sous-estimée. “J’ai toujours eu une certaine persuasion de la force de la vérité quand on l’écoute” (“Relation sur le quiétisme”, “Œuvres complètes”, XX, 90), déclarera sans ambages Bossuet dans le cadre de son combat contre la mystique quiétiste. Or de semblables professions de foi apparaissent à maintes reprises tout au long de son œuvre, et en particulier dans ses textes de controverse, qu’ils soient dirigés contre les protestants, contre les quiétistes ou contre Richard Simon, tous accusés de résister vainement à la force de la vérité. Mieux: c’est au fond cette conviction - ou ce postulat, comme on voudra - qui fonde son usage récurrent de l’argument de rétorsion: si l’ennemi de la vérité est conduit, comme malgré lui, à se contredire et à manifester ainsi lui-même son erreur, voire à proclamer lui-même la vérité qu’il combat, c’est que le vrai possède une force intrinsèque qui lui 1 Ce n’est pas le moindre des paradoxes que la rhétorique d’exposition rapproche l’auteur de l’Histoire des variations de Calvin (O. Millet 544; Bossuet, “Seconde instruction”, “Œuvres complètes” III, 512). <?page no="58"?> Anne Régent-Susini 58 permet de s’imposer dans toutes les bouches, fût-ce celles qui s’efforcent de le combattre. Nul besoin, dès lors d’une violence rhétorique directe ou indirecte: il s’agit simplement de laisser le discours de l’adversaire s’autodétruire et de se contenter, pour reprendre une expression récurrente chez Bossuet, de faire “paraître [la vérité] dans une … grande évidence” (“Remarques sur la réponse de M. l’archevêque de Cambrai”, “Œuvres complètes” XX, 214). Dans le cadre d’un tel optimisme ontologique et linguistique, qui postule une efficacité intrinsèque de la simple proclamation du vrai, la vérité, littéralement, “saute aux yeux” (Bossuet, “Dissertation sur Grotius”, “Œuvres complètes”, III 495) - l’expression, là encore, revient chez Bossuet -, et l’erreur, corollairement, se détruit elle-même: participant d’un paradigme lumineux constamment réorchestré, la vérité se voit décrite avec insistance comme une lumière se détachant clairement sur le fond des ténèbres de l’erreur et de l’ignorance - topos qui doit être pris au sérieux, tant il dit une foi profonde en la capacité d’automanifestation d’une vérité conçue à la fois comme rationnelle et comme suprarationnelle, immuable et rayonnante, non seulement visible, mais évidente, non seulement belle 2 mais irrésistible. Contrairement à la fausseté, qui ne saurait posséder une énergie propre, et qui à la limite, n’est pas, 3 le discours de vérité est par excellence: il est, parmi tous les discours, celui qui possède le plus d’être, et par là, celui dont se dégage le plus de force. Autrement dit, la vérité n’est pas seulement conçue comme une idée efficace, mais comme la seule idée réellement efficace, si bien que l’efficacité elle-même devient, à rebours, le critère de la vérité, en une réinterprétation de la pensée cartésienne de l’évidence, et en un écho paradoxal au “veritas index sui” de Spinoza. Ainsi, dans un passage éminemment significatif, la vérité se caractérisant par sa capacité à faire autorité, à s’imposer d’elle-même, la force de persuasion du Christ peut devenir en elle-même le signe ultime, selon Bossuet, de l’authenticité de sa mission et de la transcendance de sa parole: “il y avait … dans ce qu’il [le Christ] disait un caractère d’autorité, et une efficace qu’on n’avait pas encore vue parmi les hommes” (“Méditations” 137). Ainsi, pour Bossuet, non seulement le vrai est toujours fort, mais - en un renversement qui ne laisse pas d’interroger - la force véritable ne peut qu’être signe de la vérité. C’est que, pour Bossuet, représentant parmi bien d’autres d’un platonisme revu et corrigé par Augustin, l’idée vraie préexiste à tout raisonne- 2 Voir Bossuet, “Sermon sur l’ardeur de la pénitence,” (“Œuvres oratoires” IV, 322) et “Sermon sur les vaines excuses des pécheurs” (“Œuvres oratoires” III, 327-328). 3 Voir le chapitre de la Logique significativement intitulé “Le néant n’est pas entendu, et n’a point d’idée” (Bossuet, “Logique” I, XIV, 28). <?page no="59"?> 59 La rhétorique d’exposition dans la controverse anti-protestante ment, à toute quête humaine (voir “Logique” l. I, ch. 36, 45) et est au centre d’une sorte de consensus préalable résultant de la connaissance et de l’amour naturels que tout homme a de la transcendance. Partant de ce postulat, Bossuet, dans ses écrits de controverse comme dans sa prédication, croit déceler cet attachement spontané à l’idée de Dieu 4 dans la résistance instinctive de l’homme à l’erreur - et le prédicateur d’assurer avec confiance: “si j’allais vous enseigner quelque erreur, je verrais tout mon auditoire se révolter contre moi” (“Sermon pour la Profession de madame de La Vallière,” “Œuvres oratoires” VI, 45). Dans cette perspective, si, comme l’affirme le traité de logique qu’il compose à l’intention du Dauphin, “l’attention” constitue l’attitude fondamentale de l’esprit cherchant le vrai, attitude “commune aux trois opérations de l’esprit” 5 (à savoir: conception des idées, assemblage des idées, examen par raisonnement), c’est que l’idée contient d’emblée, dans sa conception même (première opération de l’esprit) ce qu’élaboreront à sa suite les deuxième et troisième opérations intellectuelles (assemblage des idées, examen par raisonnement). Il suffit donc de s’y rendre pleinement attentif pour que se dégage d’elle, comme un développement naturel, toute la pensée qu’elle peut et doit naturellement susciter. Autrement dit, l’esprit ne construit pas, à proprement parler, les liaisons entre les idées ou le raisonnement qui les démontre: il ne fait que découvrir des liaisons ou un raisonnement existant de toute éternité. Et aussi bien le raisonnement n’est-il donc nullement le sommet de la logique, mais, aux yeux de Bossuet, un simple moyen de pallier la faiblesse de l’attention et de se dépouiller de toutes les considérations accessoires. Ce vers quoi tend le raisonnement, c’est en définitive sa négation, son anéantissement dans la simplicité d’un acte unique de l’entendement: le consentement. Le discours bossuétiste tendra dès lors à ce que “chacun puisse trouver dans sa conscience les vérités” qu’il proclame (“Sermon sur l’ardeur de la pénitence”, “Œuvres oratoires” IV, 320), 6 et non à imprimer une vérité extérieure dans l’esprit de l’allocutaire. Ainsi, en définitive, plus qu’à l’entendement ou au raisonnement, la vérité se voit associée chez Bossuet à une forme de vision intérieure. C’est dans une telle perspective que doit se comprendre le projet d’une rhétorique polémique d’exposition, projet qui envisage la persuasion, moins comme une forme de violence que comme 4 Celui-ci ne se confond pas avec l’innéisme platonicien, comme Bossuet le précise dans sa Logique; il y prône au contraire l’adaptation de la doctrine de Platon par Augustin, qui refuse l’idée que l’âme préexiste au corps (Bossuet, “Logique” I, XXVII, 46-47). 5 C’est le titre du chapitre V du premier livre de la Logique du Dauphin. Voir F. Laupies, Introduction à Bossuet, “Logique”. 6 Le prédicateur invite ensuite chaque auditeur à “presser sa conscience à se rendre”, à “fai[re] parler [sa] conscience” (Bossuet, “Logique” 321). <?page no="60"?> Anne Régent-Susini 60 un simple encouragement donné à une inclination censément naturelle. La rhétorique d’exposition se veut pacifique et pacifiante en ce qu’elle prétend ainsi intégrer pleinement dans le discours de controverse l’adversaire qu’il s’agit de ramener au vrai; en effet, la persuasion ne se voudra pas imposition plus ou moins déguisée d’une thèse extérieure, mais sollicitation de la participation active de l’allocutaire, auquel il revient, à partir d’un discours minimal, de cheminer lui-même vers la doctrine donnée pour véridique, de se rendre lui-même à l’évidence du vrai (et non à son vecteur humain qu’est le controversiste, qui s’efface au contraire derrière la thèse exposée). Pourtant, c’est bien en ce point que se révèlent entre la rhétorique d’exposition et la violence qu’elle prétendait écarter des liens bien plus troubles qu’il ne paraît. Car si la vérité se présente d’elle-même comme aussi séduisante que forte, aussi manifeste qu’irrésistible, l’erreur ne peut s’expliquer que par un refus malhonnête de se rendre à l’évidence. Par là se justifie l’appel constant à la “bonne foi” qui émaille toutes les œuvres de controverse de Bossuet, dans lesquelles l’hérétique est explicitement ou implicitement présenté comme celui qui refuse l’évidence, “par ‘orgueil’ ou ‘curiosité,’ par ‘prévention’” (Le Brun, “Bossuet devant Leibniz” 93). Dès 1653, ce schéma mental est en place, comme en témoigne le début du livre XIV de l’Histoire des variations des églises protestantes: Ainsi on s’embrouille, ainsi on s’entête, ainsi les hommes prévenus vont devant eux avec une aveugle détermination, sans vouloir ni pouvoir entendre, comme dit l’Apôtre [Paul], “ni ce qu’ils disent eux-mêmes, ni les choses dont ils parlent avec assurance”: c’est ce qui fait tous les opiniâtres; c’est par là que périssent tous les hérétiques (“Variations” 14, “Œuvres complètes” XIV, 23). Dans ce passage caractéristique, le lexique de l’aveuglement scande l’incompréhension offusquée caractérisant chez Bossuet l’évocation des adversaires (réformés ou libertins). Certes, cette incompréhension semble se mêler parfois d’une forme ambivalente de compassion, dans la mesure où pour Bossuet, cet aveuglement (sans pouvoir entendre) est tellement scandaleux, tellement contre-nature, qu’il ne peut s’interpréter que comme un châtiment divin; l’anglicanisme figure par exemple pour lui l’erreur historique et spirituelle la plus manifeste des temps modernes, celle où se distingue le mieux “la marque visible de la main de Dieu” (Bossuet, “Variations” 7, “Œuvres complètes” XIV 270), l’erreur se révélant tout aussi manifeste que la vérité. Mais si l’œuvre de Bossuet semble bien souvent hantée par le portrait horrifié plus encore que stupéfait du mécréant ou de l’hérétique, c’est que se joue là bien plus que la mise en scène d’une indignation réelle ou convenue. Il semble en effet que ce même imaginaire ontologico-linguistique qui sous-tend le projet sincère- <?page no="61"?> 61 La rhétorique d’exposition dans la controverse anti-protestante ment irénique de l’exposition contienne en germe une absolue intransigeance, en ce qu’il rend littéralement impensable toute résistance au vrai; car si le vrai est visible et aimable, évident et séduisant, ceux qui, “endurci[s] contre la vérité manifeste” (“Avertissement aux protestants”, “Œuvres complètes” III, 117) s’obstinent à le rejeter alors même qu’on le leur montre clairement (sans vouloir entendre) témoignent, soit d’une mauvaise foi inexcusable, soit d’un asservissement délétère à leurs sens, à leurs passions ou à leurs pasteurs, auquel il faudra, pour leur bien, les arracher par la force. Dans cette perspective, la persécution religieuse pourra être présentée comme pleinement légitime, la contrainte exercée par l’État ne faisant que se substituer à la violence intellectuelle et spirituelle exercée sur le peuple réformé par des pasteurs sans scrupules (voir Quantin 185) ou par des désirs littéralement dépeints, dans le “Sermon du mauvais riche” du Carême du Louvre, comme des tyrans: contre l’autorité illégitime, l’autorité (censément) légitime, en quelque sorte. En ce sens, le soutien inconditionnel apporté par Bossuet à la révocation de l’Édit de Nantes ne contredira qu’en apparence la modération dont il avait fait preuve dans son activité de controversiste, et que lui reconnaissaient aussi bien ses coreligionnaires (souvent, du reste, pour le lui reprocher) que ses adversaires. Certes, il ne s’agit nullement d’avancer que le recours à la violence d’État était en lui-même contenu dans le projet d’une rhétorique d’exposition (au contraire, il visait au départ, précisément, à l’éviter), mais simplement de constater que les mêmes prémisses idéologiques qui fondaient le projet d’exposition pouvaient permettre, devant son échec, de justifier, par défaut, une violence qui ne serait plus seulement polémique, mais bel et bien physique. La question de la force persuasive intrinsèque de la vérité simplement exposée n’est nullement propre à Bossuet. Elle se trouve au contraire au cœur des débats du temps, le plus souvent associée à une mise en doute de la légitimité (et non pas seulement de l’efficacité) de la rhétorique dans le discours vrai. La substitution rêvée d’une pure et simple exposition de la vérité (accompagnée éventuellement d’une démonstration rationnelle) à la rhétorique corrompue des païens fait notamment débat, on le sait, au sein de Port-Royal: contre certains jansénistes considérant l’éloquence comme l’exposé pur et simple de la vérité, par elle-même convaincante, Arnauld souligne dans Le Renversement de la morale de Jésus-Christ qu’“il est constant que la vérité, quoique toujours certaine en elle-même, peut avoir, à notre égard, divers degrés d’évidence et de certitude”(Arnauld XIII, 84) - thèse appelée à figurer au cœur de sa querelle avec Goibaut Du Bois. Dans la même perspective, un oratorien comme Bernard Lamy n’hésite pas à affirmer que si “le véritable orateur … aide son auditeur à découvrir la vérité”, “ce n’est presque jamais la vérité qui le [le peuple] persuade, ce n’est que la vraisemblance qui le détermine”, c’est-à-dire, non la vérité elle-même, mais ses “apparences” <?page no="62"?> Anne Régent-Susini 62 (396; l. V, ch. 6). C’est donc dans un cadre intellectuel très large (et du reste non exclusivement religieux) que doit se comprendre le projet bossuétiste d’exposition et la promotion des valeurs dites “classiques” de clarté, de naturel et de simplicité qui, pour des raisons qui n’ont pu être exposées en détail ici, en sont inséparables. 7 Par ailleurs, ce que cet exemple semble mettre en lumière de façon particulièrement remarquable est la composante foncièrement coercitive d’une conception de la controverse qui se voulait pourtant moralement aussi bien que rhétoriquement respectueuse de l’adversaire. Paradoxe spectaculaire en apparence, mais de pure surface, et qui allait être levé par l’échec de cette démarche d’exposition (que Bossuet lui-même, du reste, finit par abandonner pour revenir à une argumentation plus traditionnelle). En effet, l’évêque de Meaux, sincère partisan de la “voie de douceur” envers ces “frères égarés” qu’étaient pour lui les protestants, et promoteur assidu de la rhétorique d’exposition qui en constituait apparemment le prolongement rhétorique naturel, devait, quelques années plus tard, joindre sa voix au large concert de louanges qui accompagnerait la promulgation de l’Édit de Fontainebleau (1685), paradigme tragique de la “voie de rigueur.” Cette étude s’est efforcée de montrer qu’il ne fallait voir là nul revirement, et même nul réel durcissement, en tout cas nul changement de paradigme anthropologique ou théologique, mais qu’au contraire, le cadre intellectuel qui avait permis la naissance du projet pacifiant d’exposition était celui-là même qui allait autoriser la justification de la violence d’État. Concordia discors, pour le meilleur et pour le pire, alliance insoupçonnée de douceur et de violence, d’irénisme et de pulsion coercitive: la rhétorique d’exposition, typique d’un certain imaginaire spirituel et linguistique de l’âge classique, apparaît bien en ce sens comme l’un des lieux où se cristallisent le plus nettement les contradictions et les apories de la polémique religieuse du XVII e siècle. Bibliographie Arnault, Antoine. Le Renversement de la morale de Jésus-Christ, Œuvres, 1777, Paris: Sigismond d’Arnay, vol. XIII. Bossuet, Jacques-Bénigne. Œuvres complètes publiées d’après les imprimés et les manuscrits originaux, purgées des interpolations et rendues à leur intégrité. Éd. F. Lachat. 31 vols. Paris: Louis Vivès, 1862-1866. Bossuet, Jacques-Bénigne. Œuvres oratoires. Éds. Ch. Urbain et E. Levesque (révision de l’ancienne édition J. Lebarq). Paris: Desclée de Brouwer, 1911-1926. Bossuet, Jacques-Bénigne. Méditations sur l’Évangile. Éd. M. Dréano. Paris: Vrin, 1966. 7 Voir sur ce point Régent-Susini. <?page no="63"?> 63 La rhétorique d’exposition dans la controverse anti-protestante Bossuet, Jacques-Bénigne. Logique du Dauphin. Éd. F. Laupies. Paris: Editions Universitaires, 1990. Ferreyrolles, Gérard, Béatrice Guion, Jean-Louis Quantin, et Emmanuel Bury, éds. Bossuet. Paris: Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008. Guion, Béatrice. “L’illusion dans la spiritualité de Bossuet.” Bossuet: Le Verbe et l’Histoire (1704-2004). Actes du colloque international de Paris et de Meaux pour le troisième centenaire de la mort de Bossuet. Éd. G. Ferreyrolles. Paris: H. Champion, 2006. La Bruyère, Jean de. Les Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle. Éd. M. Escola. Paris: H. Champion, 1999. Lamy, Bernard. La Rhétorique ou l’art de parler. Éd. C. Noille-Clauzade. Paris: H. Champion, 1998. Le Brun, Jacques. “Bossuet devant Leibniz.” Leibniz (1646-1716): aspects de l’homme et de l’œuvre. Éd. 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Champion, à paraître. <?page no="65"?> Biblio 17, 195 (2011) Style simple et style figuré à l’âge classique: émergence d’une concordia discors L AURENT S USINI Université Paris-Sorbonne L’opposition style simple/ style figuré structure tout au long du XVII e siècle l’essentiel des débats français portant sur la rhétorique. Héritée notamment de Quintilien, qui distinguait dans son Institution Oratoire un style carens figuris ou askhèmatistos, et un style figuratus ou eskhèmatismenos, 1 cette opposition engageait une conception de la figure en termes d’écart ornemental artistiquement réglé par rapport à un usage “naturel” du langage (Pernot 87) dont se voyait ainsi supposée, mais non questionnée, l’existence. “La figure,” écrit Charles Vialart dans son Tableau de l’éloquence française de 1632, “n’est autre chose qu’une manière extraordinaire d’exprimer quelque pensée, qui est différente de la façon commune de parler qui se présente d’abord à l’esprit” (242-243). “[L]es figures,” renchérit Pierre Nicole en 1659, “s’écartent d’une façon de parler simple et naturelle” (75): écart regrettable, comprend-on entre les lignes, mais auquel la corruption de la nature, ou l’emprise des sens sur la volonté, obligerait à condescendre. Indépendamment de toute considération théologique, du reste, le clivage entre style simple et style figuré avait trouvé, tout au long du siècle, matière à se durcir dans la querelle, aux effets si durables, déchaînée par les Lettres de Balzac. Comme l’a montré Mathilde Bombart, Bouhours voyait encore en l’auteur des Lettres de 1624 “le cas type de l’écrivain qui dit ‘une chose fausse en voulant dire une belle chose,’ exemple repoussoir d’une pensée de la langue qui voit dans l’usage des figures un obstacle au rapport ‘naturel’ entre l’expression et la pensée qui caractériserait le français” (305). D’un bout à l’autre du XVII e siècle, en somme, sans grande originalité mais de manière extrêmement massive, le style figuré s’oppose au style simple comme l’artifice à la nature, voire, par- 1 Voir Quintilien, Institutio Oratoria, IX, 1, xiii: “Sic enim verum erit aliam esse orationem aschematiston, id est carentem figuris, quod vitium non inter minima est, aliam eschematismenen est figuratam”; et Auerbach 26-27. <?page no="66"?> Laurent Susini 66 fois, comme les mots aux choses, ou comme le faux au vrai - sans exclusion du fait que les puissances d’erreur puissent bien souvent valoir chemin de vérité. Longtemps reçue comme une évidence, cette opposition topique figure/ simplicité reposait cependant sur un flou définitionnel caractéristique et sur un accord de surface condamné à voler en éclats. Du questionnement de cette opposition à sa radicale mise en question, deux étapes sont aujourd’hui globalement bien connues: la promotion du thème de l’art caché, tout d’abord, ouvrant l’honnête homme conversant à l’ambition d’artialiser la nature; la redécouverte du sublime longinien, ensuite, ébranlant toutes les certitudes quant à l’appréhension du simple. 2 Je voudrais me pencher ici sur deux autres moments, plus obscurs, mais non moins exemplaires, de cette profonde crise conceptuelle traversée par la rhétorique française, en ces années 1650-1700 où, soumise à rude épreuve, la dichotomie simplicité/ figures dont la plupart s’étaient jusqu’alors satisfaits en vient à trahir ses insuffisances et l’urgence de son réaménagement. Ces deux moments de crise correspondent en l’occurrence à deux débats connexes. Le premier oppose détracteurs et défenseurs de la rhétorique paulinienne, le second deux conceptions contraires de l’éloquence de la chaire, et l’un et l’autre ont aussi tôt fait - c’est pourquoi ils nous intéressent - de tourner au dialogue de sourds: apories marquant l’implosion du faux consensus initial concernant les notions de simple et d’orné, et l’égale incapacité des adversaires à prendre conscience du fait que leur paradigme de référence, pour reprendre des termes kuhniens, 3 n’est désormais plus capable d’accueillir les nouvelles propositions en germe dans leurs discussions. Comment définir l’éloquence de l’apôtre Paul? Cette interrogation inquiète, posée avec une insistance croissante par différents théoriciens de la prédication de la seconde moitié du XVII e siècle, vaut surtout, à nos yeux, pour l’introuvable cohérence des réponses qu’elle suscite et pour le paradoxe rhétorique qu’elle oblige à penser: paradoxe d’un saint Paul imperitus sermone (2 Cor. 11. 6) et néanmoins éloquent, sacrifiant à la rude simplicité d’un primitivisme humilié et orchestrant dans le même temps une spectaculaire symphonie de figures. Saint Paul? Voilà, selon Bossuet, un “prédicateur sans éloquence et sans agrément,” (322-323), un “ignorant dans l’art de bien dire,” “rejet[ant] tous les artifices de la rhétorique,” et ne gardant pour lui que la “simplicité toute puissante” d’un discours dont la “bassesse,” figurant “l’humiliation de la croix,” devrait apparaître au monde comme seule “digne de ce Dieu qui ne 2 Voir Hache 86-106. 3 Voir Kuhn ch. 1. <?page no="67"?> 67 Style simple et style figuré à l’âge classique veut vaincre que par la faiblesse” (325-326): “La chair [que le Christ] a prise a été infirme, la parole qui le prêche est simple” (325). Tel que l’évoque Fénelon à la suite d’Augustin, 4 pourtant, le même saint Paul se montre simultanément capable d’une “éloquence merveilleuse”; il semble un “torrent d’éloquence … capable de se faire sentir, pour ainsi dire à ceux même qui dorment,” et donnant à voir, dans son déferlement, “tout l’art des orateurs profanes surpassé” (60-61). Qui a dit, s’indigne d’ailleurs Desbords des Doires dans sa Meilleure manière de prêcher parue en 1700: “que les sermons des apôtres eussent ce caractère simple et ravalé [que certains] conçoivent par ce qu’ils appellent prêcher apostoliquement? … Y a-t-il rien de plus lumineux et de plus recherché, que ces comparaisons allégoriques [que] fait [saint Paul] […]? ” (203-204). Saint Paul “simple,” saint Paul “recherché,” et plus “art[iste]” même que les “orateurs profanes” - dans tous les cas, certes, l’enjeu des discussions est clair: penser la place due à la rhétorique dans la prédication du temps présent. Bien moins claire, en revanche, semble l’apparente impossibilité de s’entendre sur la véritable nature de l’éloquence paulinienne. De fait, on est tout à fait disposé à comprendre que les promoteurs d’une rhétorique chrétienne minimale de l’expositio aient pu trouver avantage à défendre la thèse de la “simplicité” de saint Paul, et que leurs adversaires, à l’inverse, aient eu intérêt à soutenir celle du lumineux accomplissement de son art: deux lectures divergentes de l’éloquence apostolique venaient soutenir deux conceptions rivales de la prédication. Ce qu’on s’explique moins, cependant, c’est qu’une même conception de la prédication ait pu engager sans contradiction deux représentations contraires du même orateur. Ainsi, héraut incontestable de cette éloquence figurée pleine de mouvements et de passions défendue par le livre IV du De Doctrina Christiana, Antoine Arnaud est pourtant loin de goûter, avec saint Augustin, les fastes supposés de l’éloquence paulinienne. Comme il l’écrit avec quelque embarras, “On ne peut point donner pour règle aux prédicateurs de ce temps-ci de ne point employer l’éloquence dans leurs sermons de ce que saint Paul dit ne s’en être point servi en prêchant aux Corinthiens” (Arnauld, “Réflexions” 139). Du reste, ajoute Arnauld, les miracles qui fleurissaient au temps de saint Paul venaient d’eux-mêmes prouver sa doctrine en le dispensant d’être éloquent. Mais la situation des prédica- 4 Voir Augustin: “les choses sont dites de telle manière que les mots qui servent à les dire ne semblent pas choisis par l’auteur mais comme spontanément imposés par les choses elles-mêmes, comme si l’on comprenait que la Sagesse venait de sa propre demeure, c’est-à-dire du cœur du sage, et que l’éloquence, en servante inséparable, suivant même sans qu’on l’ait appelée” (115); et: “Compagnon de la sagesse, guide de l’éloquence, il suit la première et guide la seconde, sans mépriser celle qui s’attache à ses pas” (116). <?page no="68"?> Laurent Susini 68 teurs actuels est bien différente. Le temps des miracles destinés à “établir la foi parmi toutes les nations” est désormais derrière eux. Il leur faut à présent “persuader les chrétiens de vivre selon leur foi; et c’est pour les y porter que saint Augustin a fort bien jugé qu’ils ne devaient pas négliger le secours qu’ils pouvaient tirer de l’éloquence humaine” (Arnauld 139). En somme, ce n’est pas parce que saint Paul n’était pas éloquent que les prédicateurs actuels devraient s’interdire de l’être. Désaveu sans appel, retrouvant une conclusion augustinienne (la chaire doit être éloquente) à partir de prémices radicalement opposées (saint Paul l’était/ saint Paul n’avait pas besoin de l’être), et marquant ainsi la complexe instabilité de la référence paulinienne, donnée pour modèle et pour contre-modèle au sein du même camp. Gabriel Guéret, dans ses Entretiens sur l’éloquence de la chaire et du barreau parus en 1666 a le mérite de prendre le problème à bras-le-corps. Le point de départ est très classique: soit trois personnages Ariste, Cléarte et le narrateur, se demandant “s’il … est permis [au prédicateur] d’user de figures et de travailler à l’élégance des paroles, ou s’il ne doit pas suivre plutôt la simplicité des apôtres qui sont les premiers prédicateurs de l’Évangile” (Guéret 6). La discussion prend pourtant un tour moins lénifiant, quand Ariste en vient à contester la simplicité et le primitivisme supposés de saint Paul orateur. C’est que l’apôtre, selon lui, ne tenait pas toute l’efficacité de ses prédications des “miracles” qu’il avait “à commandement”. Certes, “quand Dieu a voulu établir sa doctrine parmi les hommes, il ne s’est servi que du ministère de quelques pécheurs ignorants, qui n’avaient aucune connaissance de cet art [la rhétorique]” (12). Pour autant, assure Ariste, il ne faut point s’y tromper, saint Paul a eu de l’éloquence, et il n’en a ignoré que le mauvais usage. Voyez le chapitre onzième de la seconde épître aux Corinthiens, où il se loue, vous y trouverez sans doute les traits les plus beaux et les plus hardis de l’éloquence, et vous demeurerez d’accord avec saint Augustin, qui a pris plaisir d’en développer l’art, qu’il ne se peut rien souhaiter de plus achevé. (18-19) Et “en effet,” surenchérit Cléarte, “de quel art [saint Paul] ne se sert-il pas pour établir ses préceptes, y a-t-il quelque figure qu’il n’ait employée? ” (20). La réplique du narrateur est cependant cinglante: En vérité, répondis-je, on ne saurait mieux répondre; mais permettez-moi de vous demander si vous ne faites pas saint Paul plus éloquent qu’il ne l’était et même qu’il ne croyait l’être … Vous ne doutez pas que saint Ambroise et saint Jérôme ne connussent bien la nature de l’éloquence, et qu’ils ne pussent parfaitement juger des écrits de saint Paul, puisqu’ils y avaient fait des commentaires; cependant ils défendent l’éloquence aux prédicateurs, et ils les exhortent de suivre la simplicité de saint Paul; ce <?page no="69"?> 69 Style simple et style figuré à l’âge classique sont des choses qui ne s’accordent pas avec celles que vous avez avancées. (22-23) La relative agressivité d’une telle réponse ne saurait en l’occurrence occulter la perplexité dont elle témoigne. De fait, s’inquiète ici le narrateur, comment certaines autorités peuvent-elles prétendre admirer dans saint Paul tout un ballet de figures, là où d’autres, non moins compétentes, n’avouent reconnaître que simplicité humiliée et vérité toute nue? Quelle est donc cette éloquence paulinienne qui ne cesserait de changer de visage en fonction de l’œil qui la regarde? Au-delà de toute intention polémique, le désarroi du narrateur trahit clairement l’impasse des débats, et cette impasse elle-même, sans qu’aucun des trois personnages mis en scène par Guéret en prenne vraiment conscience, l’urgence de dépasser la vieille dichotomie simplicité/ figure. Reposant sur les mêmes malentendus et engageant le même aveuglement de ses protagonistes, la querelle fin de siècle concernant l’éloquence des prédicateurs débouche logiquement sur les mêmes impasses. Le point de départ en est connu. Plaidant pour la nécessité de “tenir les prédicateurs dans la simplicité de l’Évangile” (Goibaut Du Bois 97), en raison des dangers supposés d’une éloquence pleine de figures visant avant tout l’imagination de l’auditoire et ne suscitant ainsi que de fausses conversions, Goibaut Du Bois, traducteur de saint Augustin, en vient très maladroitement à recommander aux prédicateurs de son temps l’usage d’un ordre géométrique à même d’éclairer durablement la raison des fidèles, et s’attire dès l’année suivante, 1695, les foudres du grand Arnauld: “Vous parlez de telle sorte de l’éloquence que vous appelez humaine, qu’il semble que vous la vouliez bannir de la chaire, et ne laisser aux prédicateurs que la simple exposition de la vérité sans y mêler aucun art humain” (Arnauld, “Réflexions” 126). Selon Arnauld, non seulement les Écritures n’auraient pas cette simplicité que leur prête Du Bois, mais il faudrait encore bien se garder de proscrire de la chaire “toute éloquence qui se peut apprendre par art et par étude, ou par l’imitation des orateurs vraiment éloquents, telle qu’est celle … si hautement louée et recommandée par saint Augustin dans son quatrième livre de la Doctrine Chrétienne” (162). Et de fait, comme le rappelait La Logique dès 1662, à la suite de Louis de Grenade, les vérités divines n’étant pas proposées simplement pour être connues, mais beaucoup plus pour être aimées, révérées et adorées par les hommes, il est sans doute que la manière noble, élevée et figurée dont les saints Pères les ont traitées leur est bien plus proportionnée qu’un style simple et sans figure comme celui des scolastiques, puisqu’elle ne nous enseigne pas seulement ces vérités, mais qu’elle nous représente aussi les sentiments d’amour et de révérence avec lesquels les Pères en ont parlé. (Arnauld et Nicole 132-133) <?page no="70"?> Laurent Susini 70 En somme, le style simple, selon Arnauld, “ne marque que la vérité toute nue”; mais les “expressions figurées,” quant à elles, “signifient outre la chose principale, le mouvement et la passion de celui qui parle, et impriment ainsi l’une et l’autre idée dans notre esprit” (Arnauld et Nicole 131): en termes pascaliens, on dirait qu’elles échauffent en instruisant. En l’occurrence, Du Bois aurait donc eu le tort d’inviter à prêcher comme raisonnait saint Thomas, sèchement, simplement, au rebours de la pratique figurée des Pères comme des recommandations d’Augustin. Revenant sur cette querelle, l’histoire de la rhétorique a le plus souvent accordé le mauvais rôle à Du Bois, en stigmatisant notamment la maladresse de son argumentation et le caractère indéfendable de certaines de ses affirmations. Il ne semble pourtant pas qu’on ait vu, dans le même temps, combien la réponse d’Arnauld portait elle-même à faux, et témoignait à différents égards de son incompréhension du débat. C’est que la position de Du Bois est en réalité plus complexe qu’il ne semble, et si nuancée, dans ses maladresses mêmes, qu’on s’explique mal qu’Arnauld, par ailleurs si fin lecteur, ait pu ne pas se rendre compte que l’adversaire qu’il s’était donné se défendait de soutenir les thèses dont il l’accusait. Du Bois, censeur intransigeant de l’éloquence? À vrai dire, rien de tel. Revendiquant la simplicité des Évangiles, Du Bois ne nie pas, comme le prétend Arnauld, qu’on ne puisse “convertir, ni toucher, sans remuer l’homme tout entier, et par conséquent, son imagination même comme tout le reste”; et il ne nie pas davantage que cela ne puisse se “faire sans user de tours et de figures”, et que ce soit d’ailleurs “la manière de l’Écriture” et des saints (108). Chez lui, la promotion d’une rhétorique primitiviste visant l’esprit va naturellement de pair avec une ouverture décomplexée aux traits de l’éloquence profane - et comme il l’écrit d’ailleurs très explicitement, “on va bien, quelque part qu’on aille, lorsque c’est le cœur et l’intelligence qui mènent […]. On peut, sous leur conduite, s’abandonner à tout ce qui viendra: figures, mouvements, tout mène au but” (114). La grande difficulté, cependant, c’est qu’Arnauld ne voit là que des concessions incohérentes, des contradictions intenables dénonçant la faiblesse de l’argumentation adverse, et que son enfermement dans les dichotomies traditionnelles simplicité/ figure et nature/ art l’empêche de prêter la moindre attention à la révolution conceptuelle si maladroitement à l’œuvre dans les propos de Du Bois. Aux yeux d’Arnauld, pas d’éloquence sans art: la figuration des passions dans le discours engage elle-même la maîtrise d’une techné, et si tout l’art de l’orateur consiste à donner l’impression du naturel, du moins cet art ne serat-il jamais naturel en soi. “[L]’éloquence que vous condamnez, comme ne devant point avoir lieu dans le ministère de la parole divine,” reproche-t-il à Du Bois, “est … celle que saint Augustin avait enseignée, qui s’apprend par art <?page no="71"?> 71 Style simple et style figuré à l’âge classique et par précepte” (Arnauld, “Réflexions” 145). Or, en effet, Du Bois condamne bel et bien, de son propre aveu, la rhétorique scolaire de ces “pièces d’éloquence étudiées et assorties de tout ce que l’art a su inventer pour se faire écouter agréablement” (94). Mais cela ne revient pas à dire qu’il condamne l’éloquence elle-même, ni l’usage de ces “figures … qui se présentent d’ellesmêmes, et qui, naissant du fonds même des choses qu’on traite, ne font que donner de la force aux expressions et aux mouvements” (Du Bois 116). En somme, tout le problème est là. Incapable de s’arracher à son paradigme de référence pour concevoir l’éventuelle disjonction du simple et du naturel, de la figure et de l’artifice, Arnauld, lisant Du Bois, prend sa volonté d’exclure l’art de la chaire pour une volonté d’en chasser l’éloquence (autrement dit, les figures), et se lance alors dans une polémique qui n’avait, en l’occurrence, pas lieu d’être, mais dont résonnent encore, au début du siècle suivant, les débats opposant François Lamy à Balthasar Gibert sur le sujet de la vraie et de la fausse éloquence. 5 Débats aporétiques en forme de dialogue de sourds, voyant les adversaires se reprocher indéfiniment de confondre la vraie éloquence avec la fausse et la fausse avec la vraie, et ne faisant donc que déplacer le malentendu premier d’Arnauld, faute d’identifier le vrai lieu du désaccord, ou, ce qui revient au même, le véritable enjeu du texte de Du Bois: la possibilité théorique de poser, sans aucun paradoxe, l’existence d’une figure naturelle et celle, par suite, d’un style simple figuré. En rhétorique comme ailleurs, nul changement de paradigme ne se produit ex nihilo. Les notions ont des histoires, elles surgissent, s’imposent puis s’effacent, mais ces naissances, ces règnes et ces disparitions n’ont rien d’accidentel: ils s’inscrivent dans des contextes précis, comme autant de réponses à des questions posées. Promise à l’avenir qu’on sait dans toute la rhétorique des passions du XVIII e siècle, mais aussi, à l’évidence, dans la lyrique romantique ou dans l’écriture automatique des surréalistes, la notion de figure naturelle ne commence à s’affirmer conceptuellement qu’à partir de la fin des années 1680, d’abord dans la Rhétorique de Bernard Lamy, posant avec force que “[l]es figures propres pour persuader ne doivent point être recherchées: c’est la chaleur dont on est animé pour la défense de la vérité qui les produit” (149), puis sous la plume de théoriciens isolés comme Bretteville, s’étonnant “qu’il n’y ait rien dans l’éloquence dont on se serve si mal que des figures, puisqu’il n’y a rien de si aisé et de si naturel” et avouant par ailleurs avoir “souvent pris plaisir à entendre des paysans s’entretenir avec des figures de discours si différentes, si vives, si éloignées du vulgaire, [que lui venait alors la] honte d’avoir si longtemps étudié l’éloquence, voyant en eux une certaine rhétorique de nature beaucoup plus persuasive et plus éloquente que 5 Voir tout particulièrement F. Lamy, Gibert, et Réflexions sur l’éloquence. <?page no="72"?> Laurent Susini 72 toutes nos rhétoriques artificielles” (204-205). En toute logique, la montée en puissance de cette notion de figure naturelle devait entraîner, avec l’éclatement des vieux cadres rhétoriques hérités de l’Antiquité, la refonte intégrale de la notion de simplicité, présentée, dès 1689 par l’abbé du Jarry, non plus comme le contraire du figuré, mais plus profondément “comme une toile capable de recevoir toutes les couleurs et toutes les figures” (Du Jarry 206). Les débats relatifs à la représentation de saint Paul orateur et les malentendus de la querelle sur l’éloquence des prédicateurs, certes, pourront sembler bien poussiéreux. Au-delà de leur caractère anecdotique, pourtant, l’un et l’autre ont le mérite de nous renseigner précisément sur la généalogie de la notion de figure naturelle, et de nous aider à comprendre les conditions de son émergence, les situations de blocage auxquelles elle prétendit répondre, et les résistances dont elle dut triompher. Leur étude conjointe permet ainsi de surprendre la réflexion rhétorique française à un moment charnière de son histoire, moment de crise, à proprement parler, où l’aporie de certaines discussions tend à remettre en cause la pertinence des cadres conceptuels prévalant jusqu’alors, et à motiver enfin, non sans flottement, le difficile et lent passage d’un paradigme à un autre. Bibliographie Arnauld, Antoine, et Pierre Nicole. La Logique ou l’art de penser. Paris: Flammarion, 1970. -, et Philippe Goibaut Du Bois. Antoine Arnauld, Réflexions sur l’éloquence des prédicateurs (1695) et Philippe Goibaut Du Bois, Avertissement en tête de sa traduction des sermons de Saint Augustin (1694). Éd. T.M. Carr, Jr. Genève: Droz, 1992. Auerbach, Erich. Figura. 1944. Paris: Belin, 1993. Augustin, Saint. Œuvres. Vol. 3. Paris: Gallimard, 2002. Bombart, Mathilde. “Parler Balzac: style ou jargon? Enquête sur une ‘langue littéraire.’” Colloque du Groupe d’Étude en Histoire de la Langue Française, Université de Paris IV - École Normale Supérieure (Déc. 2003): Langue littéraire et changements linguistiques, XVI e -XX e siècles. Éd. F. Berlan. Paris: PUPS, 2006. 301-313. Bossuet, Jacques Bénigne. Œuvres oratoires. Éd. J. Lebarq. Vol. 2. Paris: Desclée de Brouwer et Cie, 1927. Bretteville, Étienne du Bois, abbé de. L’Éloquence de la chaire et du barreau selon les préceptes de la rhétorique sacrée et profane. Paris: Denys Thierry, 1689. Desbords des Doires, Olivier. De la meilleure manière de prêcher. 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Paris: Gosse, 1632. <?page no="75"?> Biblio 17, 195 (2011) How to Deal With an Unfriendly Audience: Insinuatio in Seventeenth-Century French Literature G ILLES D ECLERCQ Institut d’Études Théâtrales de la Sorbonne Nouvelle As far as rhetoric is concerned, concordia discors is a major issue: for the art of eloquence aims to unite the audience by capturing its attention and benevolence. Concordia as the search for agreement between the orator and his audience is the keystone of public speech and the condition of possibility of persuasion. But attention and agreement are not easily granted, and concordia is surrounded, if not preceded, by discordia. The first challenge of eloquence is to deal with the heedlessness, disagreement, even hostility of the audience - and to get beyond it. Correlatively, eloquence is always confronted by the eristic: the art of controversy is the wild and resilient counterpart of the art of persuasion, as shown by the structural frame of pro and contra in philosophical dialectic. And rhetoric being the analogon of dialectic, each speech act is, from this perspective, the refutation of a prior or a subsequent antagonistic speech act. Eloquence thus defines itself as an attempt to overcome conflict and contradiction while simultaneously taking a part in the eristic essence of public and social speech, due to its inner dialectical scheme. Contemporary theories of argumentation could be similarly characterized by the way they consider argumentation either as a negotiating dialectic (thus aiming to reduce fallacies and conflicts) or as a field of everlasting eristic. 1 Eristic, dialectic and sophistry are the three poles defining, rhetorically speaking, the nodal tension of concordia discors. This paper will examine a technical and historical aspect of this tension - namely the art of insinuation or “subtle approach” 2 expounded by Roman rhetoric as the one and only way to overcome the hostility of the audience. More specifically, the focus will be the theory of insinuatio in L’art de parler de Bernard Lamy (1675) and its practice in Racine’s Phèdre (1677). The close 1 Two opposite perspectives are respectively illustrated by Van Eemeren and Angenot. 2 As translated by Caplan. <?page no="76"?> Gilles Declercq 76 publication of these two works, their influence in the history of French rhetoric and aesthetics, and their strangely similar questioning of the relationship between rhetoric and truth justify a parallel study that will proceed by successively examining (1) the reluctance of reason, (2) the resignation of the will, (3) the alienation of the audience in the context of insinuatio. Lamy and the psycho-cognitive reluctance of the mind Deeply influenced by Descartes’ mechanics and his definition of truth in optical terms of evidence and clarity, L’art de parler reconsiders rhetoric with the principles of la nouvelle science so that rhetoric is no longer, or not only, an art of producing persuasion but also a way of analyzing persuasion as a cognitive process (Declercq 1999). This is why the fifth Book deals with a double challenge: confronting the decline of religious faith at the end of the 17 th century and the resistance of the human mind to the natural attraction and evidence of truth. As an effect of original sin, the human soul is sick and weakened; therefore it shows inertia towards cognition and persuasion: “le désir que Dieu nous a donné pour la vérité est languissant” (Lamy V, 9, 403). This determines a double crisis of faith and reason: a parallel unwillingness to get closer to God and Truth, due to the combined influences of prejudices and passions. Consequently, the orator must re-establish the attention of the mind and the natural attraction of truth, by resorting to a deeply moving and seductive kind of rhetoric: L’orateur ne souffre point d’indifférence dans son auditeur; il le remue en tant de manières, qu’enfin il trouve par où il le pourra renverser, et pousser du côté où il veut qu’il tombe. Personne ne peut résister à la force de la vérité. Les hommes l’aiment naturellement; il est impossible qu’ils ne se laissent gagner quand ils la connaissent avec tant d’évidence qu’ils n’en peuvent douter, ni s’imaginer qu’elle soit autre qu’elle leur paraît. Ainsi l’orateur qui a le talent de mettre la vérité dans un beau jour, doit charmer, puisqu’il n’y a rien de plus charmant qu’elle, et qu’elle doit triompher de la résistance qu’on lui faisait, puisque effectivement pour être victorieuse, elle n’a qu’à se faire connaître. (Lamy V, 9, 403) Such rhetoric constitutes the project developed in the fifth Book, and insinuatio or “adresse nécessaire” determines the use of seduction as a remedy for the mind’s reluctance. The role of the orator - re-connecting the human mind with God and Truth - consists precisely in the restoration of concordia on spiritual and alethic levels; but the remedy he has to use is dangerously close to the art of deceiving, i.e. sophistry. The previous quotation reveals this dubious vicinity in the double meaning of “l’orateur… doit charmer”: <?page no="77"?> 77 How to Deal With an Unfriendly Audience (1) the phrase may be understood as he cannot but charm because he is the servant of truth which impregnates him with its natural attractive strength; (2) but it may also mean he is entitled to charm, by all means, to remedy the loss of man’s attraction to good and truth. Thus the alethical attraction - meaning (1) - works as a theological and cognitive justification for the use of seduction - meaning (2). It is highly significant that a similar issue, both ethical and technical, is to be found, as in a fictional and meta-fictional mirror, in Racine’s Phèdre when the return of the king arouses a triple crisis - dramatic, rhetoric and alethic - whose resolution requires the use of insinuation and calumny. The aporia of deliberatory speech and the prosopon’s crisis in Racine’s Phèdre As Thésée unexpectedly returns, both Hippolyte and Phèdre, who have revealed their parallel but unconnected passions, must abruptly change their conduct (“Il faut d’un vain amour étouffer la pensée,/ Madame. Rappelez votre vertu passée” III, 3, 825-6). This results in contrastive decisions: Hippolyte decides to keep silent (thus losing control of unfolding events), whereas Oenone persuades Phèdre to let her speak on her behalf (“Mon zèle n’a besoin que de votre silence” 894). Enthralled by Oenone’s sophistic argumentation (“Il faut immoler tout, et même la Vertu” 908), obsessed by the fantasmatic image of an accusatory Hippolyte (“Dans ses yeux insolents je vois ma perte écrite” 909), Phèdre’s will is paralyzed so that she literally transfers her deliberative power to her Nursemaid (“Fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi” 909). This act of subrogation is not only an act of resignation; it is also symbolic and symptomatic of a “weak soul,” as pointed out previously by Bernard Lamy. Moreover, this resignation of will and power is not confined to an aboulic queen overwhelmed by a scandalous passion; it also concerns the King who, in his turn, after being submitted to Oenone’s sophistic insinuation, and having condemned his son without any hearing, delegates his royal will to Neptune: “Je t’implore aujourd’hui. Venge un malheureux Père./ J’abandonne ce Traître à toute ta colère.” (IV, 2, 1073-4). L’abandon is the keyword of the collapsing deliberative power of the Princes, the decisive milestone that leads straight to the lethal catastrophe. This rhetorical and dramatic crisis derives from a more global crisis, both alethic and meta-dramatic, that concerns the alteration of the relationship between signs, reality and truth; a crisis that globally affects the judgment of the protagonists so that Phèdre consents to calumny, while Thésée submits to <?page no="78"?> Gilles Declercq 78 Oenone’s deceiving insinuation, and condemns his son to death in a biased trial. These aberrations result from the ethical and alethical unpredictability of signs, as expounded upon by Thésée in a highly metalinguistic phrase, as he watches Hippolyte approaching: Ah! le voici. Grands dieux! À ce noble maintien Quel œil ne serait pas trompé comme le mien? Faut-il que sur le front d’un profane Adultère Brille de la Vertu le sacré caractère? Et ne devrait-on pas à des signes certains Reconnaître le cœur des perfides humains? (IV, 2, 1035-40) Denouncing the fallacious nature of this appearance - a criminal with the face of an innocent -, Thésée underlines the ontological crisis of evidence, both in its judiciary rhetorical meaning and its philosophical meaning. Such a statement should be put in perspective with contemporary reflections on truth and language deriving from the ambient neo-platonism and discussed in Port-Royal’s Logique; it is also noticeably akin to Lamy’s reflection upon blindness of mind and paralysis of judgment. But in Racine’s work, this metalinguistic reflection more specifically deals with theatrical signs - for the crisis of phainomenai coincides with Hippolyte’s entrance on stage, a movement which, in the allegorical tradition, enacts the very essence of theatre (Fumaroli 458). There is even a Racinian term that specifically qualifies this problematic issue: the word “nuage” that alternatively refers either to Thésée’s blindness or to the infamous stain on the criminal’s face 3 . This particular focus on the protagonists’ faces precisely defines the prosopon’s crisis: a term that simultaneously designates in the aristotelician lexicon the confrontation of the human beings (“face to face”) and the theatrical mask - so that the ontological crisis of signs is deeply embedded in a critical questioning of theatre and persona: i.e. the problematic ability to show truth on stage. On the dramatic level of the play, the unpredictable and potentially fallacious nature of signs is the condition of possibility of Oenone’s calumny. This calumny does not arise from the invention of fictitious events, but from a misleading disposition of the facts. 4 Inverting the argumentative value of past 3 Cf. “Puis-je vous demander, quel funeste nuage,/ Seigneur, a pu troubler votre auguste visage” (1041-2); and Brody 461: “[Nuage désigne] la cloison hybride, crépusculaire, qui fait écran entre la lumière et l’obscurité, la vérité et le mensonge, la pureté et la souillure.” 4 “Osez l’accuser la première./ Du crime dont il peut vous charger aujourd’hui./ Qui vous démentira? Tout parle contre lui./ Son épée en vos mains heureusement laissée,/ Votre trouble présent, votre douleur passée,/ Son Père par vos cris dès longtemps prévenu,/ Et déjà son exil par vous-même obtenu.” (III, 3, 886-92). <?page no="79"?> 79 How to Deal With an Unfriendly Audience and present facts, Oenone defines the condition of possibility of her lie: (1) It requires an extra-technical proof (“atechnoi pisteis” - Aristotle, Rhetoric, I, 2), namely Hippolyte’s sword that he carelessly left in Phèdre’s hands. (2) It takes advantage of the silent nature of things that do not speak for themselves, but allow a cunning orator to speak for them through technical proof (“entechnoi pisteis”) in a profitable and mischievous argumentation (“qui vous démentira? ”). (3) It is based upon the semantic and argumentative lability of signs that marks the efficiency of Oenone’s sophistry, in turning the erotic despair of Phèdre into a noble suicide attempt: Phèdre mourait, Seigneur, et sa main meurtrière Eteignait de ses yeux l’innocente lumière. J’ai vu lever le bras, j’ai couru la sauver. Moi seule à votre amour j’ai su la conserver; Et plaignant à la fois son trouble et vos alarmes, J’ai servi malgré moi d’interprète à ses larmes. (IV, 1, 1017-22) In Racinian tragedies, the semiotic lability of objects, events and publiclyexpressed feelings produces lies and misunderstanding; speaking more accurately, lies are a sub-category of misunderstanding, characterized by the evil intention of the speaker. Unpredictability of signs as predisposition to potential lies is particularly well illustrated with a troubling statement Phèdre addresses to Thésée. 5 Phèdre has just refused to be an active accomplice in the calumny (“Dans le trouble où je suis, je ne puis rien pour moi” 912), too base an act for a Queen. 6 Yet her statement is a paradigm of equivocity 7 that could be read alternatively as the beginning of a confession (“Indigne de vous plaire”) or the prelude to an accusation (“Vous êtes offensé”). Language then appears to be the ontological source of an ambiguity overruling the protagonists’ intentions. The symbolic dimension of this equivocity is finally emphasized in an allegorical reading of Thésée’s blindness’, as suggested by the account of his misadventure in the Underworld. Thésée’s imprudence and his imprisonment in infernal darkness (“Moi-même il m’enferma dans des cavernes sombres” 965) constitute a typical neoplatonician image of the soul astray. Such a mental disposition constitutes the ideal kairos for the insinuative strategy 5 “Et ne profanez point des transports si charmants./ Je ne mérite plus ces doux empressements./ Vous êtes offensé. La fortune jalouse/ N’a pas en votre absence épargné votre Épouse,/ Indigne de vous plaire, et de vous approcher,/ Je ne dois désormais songer qu’à me cacher.” (III, 4, 915-20). 6 See Racine’s Préface: “J’ai cru que la Calomnie avait quelque chose de trop bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche d’une Princesse.” 7 See Bénichou 318 for a discussion and refutation of Phèdre’s duplicity. <?page no="80"?> Gilles Declercq 80 conceived by Oenone to corrupt Thésée’s judgment and drive his mind away from the truth, a strategy we are about to analyze. Exordium, insinuatio and abalienati auditores In Roman rhetoric, insinuatio is a specific form of exordium, the first part of judiciary speech 8 . Yet, exordium is a question of inventio akin to the issue Lamy is dealing with: exordium aims to secure the agreement of a reluctant audience. For the judge, due to his functional impartiality, is a priori a reluctant listener who needs to be conquered at both the emotional and rational levels: An exordium is an address bringing the mind of the hearer into a suitable state to receive the rest of the speech; and that will be effected if it has rendered him well disposed toward the speaker [benivolum], attentive [attentum], and willing to receive information [docilis]. (De Inv. I, XV) The audience may be pre-disposed to listen or not, depending on the type of cause the orator is espousing. Rhetorical typology distinguishes five kinds of causes (De Inv., I, XV, 20): the honorable (honestum), the astonishing or outrageous (admirabile vel turpe), the dubious (dubium vel anceps), the low or uninteresting (humile), and the obscure cause (obscurum). As Quintilian mentions the corresponding Greek terms, it appears that each kind is based on the relationship of the cause to doxa: the cause may conform to the audience’s opinion (honestum/ endoxon), contradict it (admirabile/ paradoxon), divide it (dubium vel anceps/ amphidoxon), or it may just be wearying (humile/ adoxon). Except for the obscure cause whose qualification is cognitive, each kind of cause has an ethical value, and deals with what the French 17 th century will call ‘bienséances’: calumny and its associated arguments would thus qualify as an admirabile genus causarum; and equivocal speech as the dubium genus. There are consequently two types of exordium, according to the type of cause: principium introduces the honorable cause in a straightforward manner, whereas all other types require insinuation i.e. indirect and surreptitious introduction: the causes to be expounded rebuke the audience in one way or another, so that it is necessary to resort to guile and decoy to overcome the audience’s ill-will. 9 Lamy endorses this advice: “Lorsqu’on propose 8 See Ad Herennium, I, 3-7; De Inventione, I, 20-26; Institutio oratoria, IV, 1-79; and Bower 224-230. 9 “Some therefore divide the exordium into two parts, the introduction and the insinuation, making the former contain a direct appeal to the good-will and attention of the judge. But as this is impossible in scandalous cases, they would have the orator on such occasions insinuate himself little by little into the minds of his judges, <?page no="81"?> 81 How to Deal With an Unfriendly Audience des choses contraires aux inclinations de ceux à qui l’on parle, l’adresse est nécessaire. L’on ne peut s’insinuer dans leur esprit que par des chemins écartés et secrets” (Lamy V, 12). In Phèdre, Thésée embodies such an audience: a suspicious king and irritated father. Both Oenone and Hippolyte must (or should) resort to insinuation in an attempt to attract his attention and goodwill, for they have to plead the same infamous cause in reverse: Oenone to accuse Hippolyte, Hippolyte to refute her claim. This converging issue, from antique rhetoric to 17 th century rhetoric and drama, underlines insinuatio as a transhistorical art and challenge in which the art of persuading appears to be dangerously close to sophistry. Throughout the rhetoric tradition, insinuation is a matter of ruse and dissimulation in order to conquer the audience: “the Subtle Approach should be such that we effect all these results covertly, through dissimulation” [ut occulte, per dissimulationem] (Ad Her. I, VII, 11). Lamy gives several illustrations of such “covert operations”: one must conceal from lunatics the nature of the remedies they require against their will; to reform “coquettes” and “libertins,” one must strategically flatter their vices 10 . Insinuation is definitely “le remède dans le mal” (Starobinski): “in admirabili et turpi remediis opus est” (Quintilian, I.O. IV, 1,41). Oenone similarly qualifies her use of calumny: “Mais puisque je vous perds sans ce triste remède,/ Votre vie est pour moi d’un prix à qui tout cède.” (III, 3, 897-8). This lexical isotopy is the milestone of a commun epistemological field shared by rhetorical theory and the enacting of sophistry in dramatic fiction. This explains why the circumstances that require insinuation, as described in Ad Herennium, may accurately enlighten the circumstances confronting Hippolyte: (1) when our cause is discreditable, that is, when the subject itself alienates the hearer from us; (2) when the hearer has apparently been won over by the previous speakers of the opposition; (3) or when the hearer has become wearied by listening to the previous speakers (I, VI, 9) The combination of the three circumstances explains Hippolyte’s failure to reject the accusation resulting from Oenone’s insinuation. Hippolyte should especially when the features of the case which meet the eye are discreditable, or because the subject is disgraceful or such as to meet with popular disapproval, or again if the outward circumstances of the case are such as to handicap it or excite odium (as for instance when a patron appears against a client or a father against a son), or pity (as when our opponent in an old or blind man or a child)” (Quintilian, I.O. IV, 1, 42). 10 “Il faut faire en sorte qu’ils ne s’aperçoivent point de la vérité dont on veut les persuader qu’après qu’elle sera maîtresse de leur cœur; autrement ils lui fermeront la porte de leur esprit, comme à une ennemie” (Lamy V, 12). <?page no="82"?> Gilles Declercq 82 resort in return to insinuation and plead the inverted discreditable cause - the incestuous passion of Phèdre -, he but does not, keeping silent instead: “Je devrais faire ici parler la Vérité,/ Seigneur. Mais je supprime un secret qui vous touche” (IV, 2, 998-9). On the contrary, Oenone, daring to “l’accuser la première,” has taken advantage of kairos, the favourite weapon of sophists. Exploiting the duplicity of language (“J’ai vu lever le bras. J’ai couru la sauver” 1019), she implants in Thésée’s mind the false image of Hippolyte holding up a threatening sword to make Phèdre consent to his incestuous desire. 11 The image is so impressive that it makes Thésée incorrectly infer Hippolyte’s guilt simply by seeing the sword (“j’ai reconnu le fer, instrument de sa rage,” 1009): a paralogistic conclusion that proves that Thésée has been won over by Oenone’s insinuative speech. As such, Hippolyte is confronted by an abalienatus auditor, a term Cicero uses to qualify extreme oratory circumstances where the audience is divorced from the orator by hostility (De Inv., I, 20-21): opposing an abalienatus king and a banished son, Hippolyte’s trial is the exact antithesis of concordia or rhetorical agreement. Thésée’s stubborn “abalienation” is due to the paradoxical nature of belief. As Lamy emphasizes, a moral certainty based on false reasoning is as strong as one base upon truth (Lamy V, 7). This is why Thésée can easily turn down any argument Hippolyte proposes to him. Overwhelmed by the fallacious image of “Hippolyte criminel,” Thésée seems to be endowed, in a contagious way, by Oenone’s sophistry; and shows an astonishing ability to take advantage of the language’s semiotic lability, as he inverts Hippolyte’s counterarguments into new proofs of guilt. Hippolyte first asserts his innocence by emphasizing his well known reluctance to love; but Thésée transforms this argument of purity into the confession of a concealed and criminal mono-obsessive libido (“Oui, c’est ce même orgueil, Lâche, qui te condamne./ Je vois de tes froideurs le principe odieux./ Phèdre seule charmait tes impudiques yeux,” 1114-6). Hippolyte then changes his strategy, deciding to plead guilty, but of another love, namely his passion for Aricie; but Thésée’s alienation persists, and the same hermeneutic and sophistic trick produces the perfect reply - one confesses a minor fault to hide a major one: “Tu l’aimes? Ciel! Mais non, l’artifice est grossier/ Tu te feins criminel pour te justifier” (1124-5). Thésée thus enacts the argumentative lability that gives the sophist strength which consists in the ability to refute every argument as well as its counterargument, deploying a fallacious hermeneutics that perpetuates the divorce of hearts and minds, the catastrophic enmity between kin. * 11 Concerning the Senequian origin of this image and its connection to language’s equivocity, see Declercq 2010. <?page no="83"?> 83 How to Deal With an Unfriendly Audience What can we infer from the convergence between Lamy’s insinuative problematics and the enacting of the subtle approach in Racine’s drama? What meaning can be assigned to the pertinence of antique Roman doctrine of indirect exordium to an analysis of Oenone’s success and Hippolyte’s argumentative failure? 1. It underlines the transhistorical nature of the technical and ethical challenge represented by a scandalous or dubious cause addressed to a reluctant or hostile audience. Antique rhetoric and French classical rhetoric deal with the same issue, that is how to plead an infamous case (either paradoxical or/ and amphidoxical) in the social and political field of speech. 2. It reveals the nodal tension of insinuative rhetoric morally torn between alethic necessity and sophistic fallacy, as Lamy says: “Si les hommes cherchaient la vérité sincèrement, il ne serait pas besoin pour la leur faire recevoir que de la leur proposer simplement et sans art” (Lamy V, 10, 403). Art of indirect approach, insinuation has to master ruse and dissimulation. Insinuatio means speaking with a mask, and its common practice establishes a strong relationship between social, religious and fictional uses of speech, under the reign of equivocity and semiotic lability. It may be used for curing lunatics or for fooling a king: as Racine says, calumny, a base and poisonous speech, is the dark side of the virtuous insinuation that tends to truth and concordia. 3. Insinuation as an art (techne) reveals the disturbing availability of signs and speech to fallacious handling; it emphasizes the link between lies, human belief and argumentative verisimilitude, the closeness of persuasion and manipulation. As he intends to reform a libertine, Lamy puts the stress on the key-role of passion and desire. Racine concurs by illustrating the power of the fictional image to alter the human reasoning: “c’est toujours… l’apparence de la vérité qui séduit” (Lamy V, 7, 398). The blurred conscience of Thésée symbolizes the sickness of the human mind and the corruption of reasoning analysed by Lamy. As a tragic drama, Phèdre stages the semiotic crisis when signs drift in an unpredictable way, pre-disposed to mischievous manipulation. Lamy and Racine are both familiar with Quintilian’s treatise in which the Roman rhetorician articulates the issue of ‘good eloquence’ with the question of legitimacy and authority in the public use of language. Lamy and Racine each problematize the relationship between signs, good and truth in their own way. The issues surrounding the doctrine and practice of insinuation epitomize the crisis of belief and evidence that characterizes the second part of the 17 th century. But they give diverging answers to this matter: <?page no="84"?> Gilles Declercq 84 Lamy postulates a natural link of attraction between the human mind and truth - a principle, both epistemological and theological, upon which his new rhetoric is based. There is no such thing in the Racinian tragic world characterized by discordia and eristic speech: doubt and sophistic manipulation prevent everyone from reaching truth before dying or suffering the death of kin. Racinian tragedies are ruled by the omnipresence of lethal misunderstanding. Certain signs are missing: the ultimate proof for Thésée is not a sign, but a relic, namely the bloody remains of his son’s dismantled body - a cruel piece of reality that ultimately, but belatedly, tears apart the fallacious veil of calumny: “D’une action si noire/ Que ne peut avec elle expirer la mémoire! ” (1645-6). Works cited Angenot, Marc, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et Une Nuit, 2008. Bénichou, Paul, “Hippolyte requis d’amour et calomnié” in L’Écrivain et ses travaux, Paris, Corti, 1967. Bower, E.W., “ ΕΦΟΔΟΣ and INSINUATIO in Greek and Latin Rhetoric,” The Classical Quarterly, Nov. 1958. Brody, Jules, “Langages de Racine,” in Racine, 1699-1999. Ed. G. 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Starobinski, Jean, Le remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des lumières. Paris: Gallimard, 1989. Van Eemeren, Franz H. et al., Fundamentals of Argumentation Theory. Mahwah, NJ: Taylor & Francis, 1996. <?page no="85"?> Religion <?page no="87"?> Biblio 17, 195 (2011) Le politique au prisme de la concordia discors dans Les Tragiques (1616) d’Agrippa d’Aubigné A DRIEN P ASCHOUD Fonds National Suisse de la recherche scientifique Agrippa d’Aubigné a accordé, on le sait, une place primordiale au politique, qu’il s’agisse de sa production littéraire, historique ou pamphlétaire. L’activisme de celui qui fut l’un des défenseurs les plus ardents de la cause protestante n’est plus à démontrer. L’œuvre épouse au plus près les contours des guerres civiles dans une perspective tour à tour historique et métaphysique, fragmentaire et totalisante, polémique et réflexive. Si la pensée du politique s’articule autour de certaines problématiques stables (le devoir de résistance, la nécessité d’une monarchie mixte, la distinction entre les deux corps du Roi, la ferme condamnation de Machiavel), elle est néanmoins sujette à d’importantes inflexions: afin de mieux servir les intérêts du parti protestant, d’Aubigné a en effet recours au principe de l’accommodatio lorsque les circonstances, les lieux ou les protagonistes l’exigent. En outre, le politique est soumis à des procédures intratextuelles d’envergure qui en modifient indiscutablement la portée: ainsi, à titre d’exemple, le traité Du Debvoir mutuel des Rois et des sujets, se fait l’écho à plusieurs reprises des Tragiques, s’agissant notamment des prérogatives du souverain vertueux par opposition au tyran d’usurpation ou d’exercice. Appelé à dialoguer sans cesse avec lui-même, le corpus albinéen obéit à des régimes discursifs d’une grande diversité; mêlant conjointement authenticité et “feintise,” il tisse un maillage complexe aux seules fins de générer des effets de lecture inédits. Cet éclatement stylistique et générique ne conduit toutefois pas à une forme d’indétermination, encore moins à une défaite du sens; il constitue bien au contraire la pierre de soutènement de la réflexion d’ensemble que porte d’Aubigné sur ce qu’il nomme dans l’Histoire universelle la “maladie du Royaume” (4: 165). Cette propension à s’approprier des modèles de représentation pour en déplacer le centre de gravité peut être mesurée, dans le seul domaine politique, à l’aune d’un motif éprouvé, la concordia discors, 1 qui informe en profondeur 1 Sur le topos que constitue au XVI e siècle la concordia discors, voir Margolin. <?page no="88"?> Adrien Paschoud 88 Les Tragiques. Si la concordia discors se prête à des lectures synchroniques - son champ d’application unit le physique et le métaphysique dans un réseau infini de correspondances, d’Aubigné reprend plus spécifiquement à son compte l’analogie antique, réaffirmée par les courants néo-platoniciens de la Renaissance, entre harmonie céleste et équilibre du pouvoir. L’harmonie céleste, mue au commencement par la seule “décision réfléchie” d’un démiurge (Timée 30a), forme le modèle mathématique, abstrait et éternel dont émaneront les institutions humaines afin de concourir au bien commun; commandement et obéissance se complètent sans heurts, garantissant l’unité de la Cité par le biais d’une hiérarchisation du corps social. Le domaine du politique doit ainsi tendre vers une perfection, vers cette unité originelle et indivisible (que Platon définit essentiellement sur la base d’un matériau pythagoricien), au sein de laquelle toute différence est harmonisée, ou mieux annulée. Ce paradigme, d’Aubigné n’en offre cependant qu’une figuration destituée, car jugée désormais vaine dans un monde qui a vu triompher les théories absolutistes au détriment d’une conception mixte de la monarchie; soumise à une écriture de l’inversio, la concordia discors n’en constitue pas moins un puissant embrayeur spirituel, car prompt à saisir dans un regard panoptique l’obsolescence de toute souveraineté humaine face au temps eschatologique. Ébranlés par les violences consécutives aux troubles de religion, les hommes de la seconde moitié du XVI e siècle et du premier quart du XVII e siècle ont vécu dans la hantise de la sédition, de la rupture des solidarités anciennes qui avaient sous-tendu le Royaume de France. Mobilisés essentiellement par les réformés, puis instrumentalisés par les ligueurs, les écrits des monarchomaques contestent la légitimité même de la monarchie de droit divin. Alors que les réformés sont fréquemment accusés de républicanisme (c’est le cas de d’Aubigné qui s’en défend dans l’avis “Aux lecteurs” des Tragiques), la monarchie catholique se voit soupçonnée de préparer en secret l’éradication de toute hétérodoxie sous couvert de la raison d’État. La déchirure politique et confessionnelle paraît dans tous les cas irréversible; elle se double en outre d’importants clivages internes: les catholiques sont divisés entre modérés et ligueurs, entre gallicans et ultramontains; au sein du clan protestant, des alliances jugées contre-nature sont scellées (d’Aubigné n’aura de cesse de dénoncer ceux qui se sont perdus en de traîtresses compromissions, de la même façon qu’il stigmatise les “Adiaphoristes,” 2 c’est-à-dire les indifférents et les sceptiques). Tous s’accordent à ne voir dans le camp adverse que mensonge et dissimulation, et déplorent les grandeurs passées d’un Royaume désormais voué aux seuls feux de la discorde. Les édits de pacification qui poseront les prémisses d’une tolérance civile - avant la réunification vainement souhaitée 2 Voir “Les Tragiques” 53. <?page no="89"?> 89 Le politique au prisme sous l’égide d’une Église romaine débarrassée de ses scories - n’apporteront guère d’issue favorable et nourriront, encore après la promulgation de l’édit de Nantes, un sentiment amer de désillusion de part et d’autre. Parallèlement, l’irruption d’une violence jugée inouïe par les deux camps a avivé la croyance en l’imminence des fins dernières, en même temps qu’elle y a répondu, si l’on suit les analyses de Denis Crouzet. Selon l’historien - dont la démarche subordonne le politique au religieux, - les exactions de toute nature répondent à des logiques opposées, millénaristes chez les catholiques, “désacralisantes” chez les réformés, c’est-à-dire portées vers la répression des corruptions de l’Église romaine. Les massacres des huguenots, qui culminent dans la nuit de la Saint-Barthélemy, auraient été ordonnés par une monarchie qui se serait identifiée à un roi biblique de vengeance, désirant de fait instaurer un règne de concorde sur les ruines des dissidences réformées. Or, l’échec d’une unité politique retrouvée aurait incité les esprits à se réfugier dans une mystique pénitentielle, fortement teintée de néo-platonisme. Il en sera ainsi de la Ligue, née en 1584-1585, dont les membres se réclameront du mythe de la croisade. Les écrivains d’obédience catholique, et dans une moindre mesure les auteurs protestants, se font l’écho de ces attentes eschatologiques, ainsi qu’en témoigne, à partir des années 1570, l’éclosion d’un genre littéraire dont la diffusion est considérable jusque vers 1630, et dont Les Tragiques constituent le point d’aboutissement: la poésie héroïque d’inspiration apocalyptique. 3 Vouées entièrement à l’évocation des maux successifs qui affecteront l’humanité avant le Jugement dernier et l’avènement du monde éternel, les œuvres que l’on regroupe sous cette appellation s’attèlent à conduire la Création à son néant. Reposant sur le principe de l’enargeia, terme qui désigne la capacité dévolue au rhéteur de faire surgir un objet ou un être absent (et dont la figure de l’hypotypose est l’instrument privilégié), elles élaborent par le truchement de “tableaux” un mode d’intellection de ce qui est par définition irreprésentable. Au tournant du XVI e et du XVII e siècle, on le sait, la grande poésie religieuse s’érige en précieuse alliée de la théologie car elle est dotée d’une efficacité spirituelle qui la place peu en-dessous des textes sacrés, pour autant, bien naturellement, que le poète évite l’écueil de la vaine ornementation. Construite selon une technique littéraire du dévoilement, l’œuvre de d’Aubigné s’assigne pour tâche de restituer la prédiction et la prédication johanniques; la composition de l’ouvrage en sept livres converge vers une seule finalité: peindre les vices d’un “siècle de fer” pour avertir de l’imminence des fins dernières. En cela, Les Tragiques ne sont aucunement soumises à une acception aristotélicienne de la mimèsis: l’œuvre relève bien davantage 3 Voir Lestringant et Méniel 290-300. <?page no="90"?> Adrien Paschoud 90 d’une volonté de recréer le monde en quête de sa figuration ultime; elle fait en d’autres termes des guerres civiles un modèle, ou mieux une miniaturisation, des grandeurs célestes à venir. Se démarquer de la mimèsis n’invalide toutefois pas l’un des principes herméneutiques essentiels de l’écriture albinéenne, à savoir la saisie par la raison et par l’imagination des chaînes de consécution qui président aux maux présents: [Le ciel] pur se fendit, se fendant il élance/ Cette peste du ciel aux pestes de la France./ Il trouble tout, passant: car à son dévaler/ Son précipice émeut les malices de l’air,/ Leur donne pour tambour et chamade un tonnerre; / L’air qui était en paix confus se trouve en guerre./ Les esprits des humains, agités de fureurs,/ Eurent part au changer des corps supérieurs. (v. 183-190) Pour traduire ce qui s’apparente à une folie du monde, d’Aubigné use de l’analogie topique de la guerre et du chaos dans le sillage des Métamorphoses d’Ovide, l’un des grands intertextes des Tragiques. Le chaos, c’est cette masse informe dans laquelle les éléments sont en conflit; ces derniers coexistent dans un état permanent de discorde: l’eau empiète sur la terre, la terre envahit l’air. Généré par la terribilità divine, cette puissance cataclysmique qui fait trembler cieux et montagnes (d’Aubigné se souvient ici du livre des Psaumes (17.8)), le chaos fait émerger des formes imprévisibles, indéterminées, monstrueuses dans un mouvement ascendant et descendant. Ce processus métamorphique se traduit stylistiquement par la dérivation (“se fendit, se fendant”), par la coprésence des temps du passé et du présent (qui qualifie la fusion de cette chronique des fins dernières et du moment même de leur énonciation), et par le rapprochement - également topique - des quatre éléments et des passions humaines. L’élévation du sensible au spirituel qui justifie à lui seul la démesure peinte dans le poème s’inscrit dans une anthropologie théologique d’inspiration augustinienne: l’hybris des Tragiques dit en effet la nature irrémissible du péché; l’action de l’Antéchrist, annoncée par la guerre, la peste et la maladie, ne réussit qu’en raison de la corruption qui règne dans un monde voué à la ruine, et que le regard surplombant du poète, véritable intermédiaire entre les vérités divines et les hommes, car investi de la doctrine néo-platonicienne de la fureur, est à même de restituer. Dieu semble donc s’être provisoirement retiré de l’univers, laissant celui-ci en proie aux divinités infernales, les Furies antiques (dont la présence ne contredit aucunement l’optique chrétienne de l’œuvre), chargées de châtier les hommes: C’est la peste de l’air, l’Erynne envenimée,/ Elle infecte le ciel par la noire fumée/ Qui sort de ses nareaux; elle halène les fleurs: / Les fleurs perdent d’un coup la vie et les couleurs; / Son toucher est mortel, la pestifère tue/ Les pays tous entiers de basilique vue; / Elle change en discord l’accord des éléments. (I, v. 889-895) <?page no="91"?> 91 Le politique au prisme Inspirée de l’apparition de la Furie Erichto à Sextus Pompée peu avant la bataille de Pharsale dans l’œuvre éponyme de Lucain (chant/ bk. VI, v. 521-522), cette évocation nocturne participe pleinement d’une scénographie macabre: la beauté du monde cède le pas à la déréliction et aux fluides mortifères; l’homme ne peut plus jouir de la Création, son orgueil et son péché lui valent désormais la maladie et la mort. C’est là l’une des figurations les plus saisissantes de l’hamartia antique, la faute qui qualifie le tragique de toute existence humaine et que d’Aubigné réforme bien évidemment dans le sens de la foi. Les Tragiques de d’Aubigné font donc des maux d’ici-bas la résultante d’un déséquilibre d’ordre cosmique: massacres, exactions, mais aussi épidémies, naissances monstrueuses, catastrophes naturelles et autres phénomènes extraordinaires 4 sont les marques les plus tangibles d’un désordre surnaturel survenu dans un siècle de fer et de sang, qualifié d’“infect” (Les Tragiques, VI.275). La corruption des hommes se propage dans l’univers et en perturbe l’unité; la nature, elle-même altérée, entrave à son tour le cours de l’histoire humaine. Toute conduite est alors placée sous le sceau de la contre-nature; les rois deviennent des tyrans, les familles se déchirent: “L’homme est en proie à l’homme, un loup à son pareil; / Le père étrangle au lit le fils, et le cercueil/ Préparé par le fils sollicite le père; / Le frère avant le temps hérite de son père” (Les Tragiques, I.211-214); les conseillers du Roi, dans ce qui s’apparente selon un topos convenu à une attaque dirigée contre la cour italianisante de Catherine de Médicis, “renversent à point/ En discords les accords” (Les Tragiques, I.972-973): en érigeant en valeur absolue la ruse politique, ces individus férus de Machiavel ont réduit à néant la complémentarité qui avait auparavant uni le Monarque et le Sage. Puisqu’ils cachent les germes de violences à venir sous couvert d’équité (Les Tragiques, I.977-980), les traités de paix civile sont le fait d’une monarchie catholique perfide; de la même manière, l’édit de Nantes est une paix précaire, dénoncée par d’Aubigné comme mensongère, une traîtrise qui profiterait exclusivement aux jésuites. Plus fondamentalement, l’idée selon laquelle la concorde doit au minimum incarner la volonté rationnelle et éviter toute forme de violence dans l’intérêt de tous est définitivement écartée. Peut-être d’Aubigné s’inspire-t-il sur ce dernier point de Lucain, l’un des auteurs au miroir desquels les troubles de religion sont perçus: selon l’écrivain latin, dont la voix élégiaque et prophétique traverse de bout 4 Rappelons que dans le dernier quart du XVI e siècle, quatre comètes d’envergure apparurent dans le ciel (en 1577, 1580, 1582 et 1585; entre 1572 et 1574 eut lieu probablement l’explosion d’une étoile). Elles laissèrent présager la débâcle du cosmos aristotélicien et suscitèrent d’amples spéculations sur la date de la destruction de l’univers. <?page no="92"?> Adrien Paschoud 92 en bout Les Tragiques, la trêve politique ne peut qu’aboutir à un échec: “Cette concorde dans la discorde fut de courte durée” (Lucain I, v. 98). Chez d’Aubigné, le spectacle du désordre de la Cité importe donc autant, voire davantage, que la contemplation des fins dernières; celles-ci ne peuvent s’énoncer qu’à l’aune du monde visible, vain et perverti, qui leur préexiste. C’est vers ce foyer eschatologique que convergent indiscutablement les représentations du politique. Il est évident dès lors que ces dernières ne peuvent plus être assujetties au topos traditionnel de l’apogée et de la décadence des empires dont le motif de la concordia discors pouvait rendre compte. Traditionnellement, en effet, l’équilibre fragile des éléments est susceptible d’être à tout moment bouleversé avant d’être rétabli, ce qui explique l’alternance des régimes politiques dans une conception cyclique de l’histoire, et qui s’oppose en tout point au temps augustinien, fondé sur la dégénérescence, que défendent d’Aubigné et plus généralement les protestants, à l’image du Mystère d’iniquité (1611) de Duplessis-Mornay. Dans Les Tragiques, les instincts de destruction ont pris le pas sur l’équilibre des éléments; la dégradation est inévitable et mène à l’anarchie, symbole de la pathologie dont souffre la Cité. La maladie dégrade le rapport entre l’individu et la collectivité et se manifeste sous les termes nosologiques de “gangrène” ou de “lèpre.” Comme l’a montré Marie-Hélène Prat (269-286), l’évocation de la maladie du Royaume de France ne sert en rien à l’équilibre du corps humain et, par analogie, du corps politique comme cela était le cas par exemple dans le chapitre I du livre III des Essais de Montaigne, pour lequel la maladie permet une purgation salutaire. 5 Faisant peut-être écho à la tyrannie de Caligula telle qu’elle est présentée dans La Sepmaine de Du Bartas, 6 d’Aubigné a recours à une allégorie, celle du géant hydropique: Son corps est combattu, à soi-même contraire: / Le sang pur a le moins, le flegme et la colère/ Rendent le sang non sang; le peuple abat ses lois,/ Tous nobles et tous Rois, sans nobles et sans Rois; / La masse dégénère en la mélancolie; / Ce vieil corps tout infect, plein de sa discrasie,/ Hydropique, fait l’eau, si bien que ce géant,/ Qui allait de ses nerfs ses voisins outrageant,/ Aussi faible que grand n’enfle plus que son ventre. (Les Tragiques, I.141-149) 5 “De même, en toute police: il y a des offices nécessaires, non seulement abjects, mais encore vicieux: les vices y trouvent leur rang, et s’emploient à la couture de notre liaison: comme les venins à la conservation de notre santé” (Montaigne 1233). 6 “Ainsi le trop d’humeur qu’a la longue le foye,/ Mal-propre à digerer, dessus la chair envoye,/ Bouffit le corps malade, estouppe les conduits/ Des moites excremens, boûche et reboûche l’huis/ A la pantoise haleine: et lentement cruelle,/ Fait qu’au milieu de l’eau sa soif soit eternelle,/ Ne laissant l’homme en paix, jusqu’à tant que ses os/ Par le gelé tombeau soyent tenus en depos” (Du Bartas v. 113-120). <?page no="93"?> 93 Le politique au prisme Le terme “discrasie” renvoie au désordre des éléments, cause (et parfois conséquence) de l’altération politique, ici décrite dans un vertige de la régression pathologique vers une sorte de néant ontologique qui n’a d’égal que sa monstruosité: le tyran est esclave de lui-même, mû par des désirs sans mesure. Le lexique médical renforce l’organicité de la description, tout en excluant tout protocole thérapeutique (d’Aubigné prend le contre-pied du discours sermonnaire lequel associe le péché et le corps malade: l’intention du “prédicateur” n’est pas de détruire son interlocuteur, mais ce qui fait obstacle à la rédemption de celui-ci; c’est le lieu commun de la “salutaire chirurgie” qui s’applique aussi bien à l’individu qu’au corps social). L’analogie entre la théorie des quatre humeurs - via les traités médicaux d’Ambroise Paré que d’Aubigné connaissait - et le domaine politique, dont la fortune fut remarquable dans la culture humaniste, 7 consacre ici l’impuissance de toute entreprise humaine. Les sympathies instaurées par les entités structurantes - l’Amour et la Paix - sont abolies dans Les Tragiques, alors même qu’elles formaient la nature harmonieuse du politique dans certains écrits contemporains de d’Aubigné, notamment le Traité de la noblesse (1596) de David Rivault de Fleurance: Nous avons donc trois, qui ensemble constituent l’État, à savoir le Trèsbon qui est le Prince, duquel naît le Meilleur, sous le nom de Noble, et le Bourgeois ou le Tiers État, qui, demeurant le bon dépend des deux précédents. Leur sympathie peut être premièrement comparée à l’ordre des Mondes, Intellectuel, Élémentaire et Terrestre, très bien représentés en la Monarchie par ces trois États. (cité par Jouanna 298-299) Le politique émerge dans la figuration de sa décomposition, de sa falsification et de sa liquéfaction pour atteindre à une vision pleinement eschatologique. La rupture de la répartition quadripartite des éléments prépare en effet ce que l’on pourrait appeler le tribunal des éléments lesquels, au terme d’une révolution qui a pacifié l’univers, rendent compte devant la justice divine des exactions des tyrans (Les Tragiques, VII.767-802). Dans cette optique cosmologique qui allie le concret et l’abstrait, les châtiments que subissent les hommes, et dont le déséquilibre des éléments est à la fois l’origine et le symptôme, constituent de puissants aiguillons de la pensée. Ils fonctionnent en effet comme “de petits portraits du futur jugement” (Les Tragiques, VII.218), témoignant ainsi de l’importance que d’Aubigné voue à l’imago agens propre à la rhétorique traditionnelle et plus précisément à la théologie de Calvin qui allie la puissance de l’exemplum à la narratio et à la descriptio. 8 Univers théologique et univers poétique s’unissent ici pour fonder 7 Voir Archambault. 8 Voir Millet 374-375. <?page no="94"?> Adrien Paschoud 94 un véritable mode de saisie du politique: c’est la theôria, au sens de “vision” ou de “contemplation.” Revisitée par d’Aubigné, la concordia discors permet donc de rapprocher des facteurs de corruption en apparence incompatibles et d’en rendre compte; l’auteur des Tragiques reprend à son compte l’idée selon laquelle ce motif peut être perçu comme le point de convergence de “singularités” dont la coprésence excite autant les ressorts de l’imagination qu’une démarche vouée à la connaissance. Comprise dans une conception holistique du monde qui soumet le changement, la transition, l’hétérogène à un principe unique, le poème des Tragiques est de ce point de vue un remarquable outil d’intégration de la pensée du politique: l’œuvre permet au poète d’entrer dans une dialectique du tout et des parties. Avant la vision grandiose qui dissoudra dans le divin les atermoiements du politique mené par les clans réformés et catholiques, il convient de se livrer à une véritable cartographie des guerres civiles. Surtout, et corrélativement, d’Aubigné met en œuvre par l’écriture poétique une entreprise de conjuration des maux présents et évoque la nostalgie d’une royauté heureuse, désormais inaccessible, fondée sur la concorde (Les Tragiques, I.563-580), quoi qu’en dise par ailleurs le texte “À la France délivrée,” rédigé en 1606, qui clôt Les Tragiques et qui constitue un éloge immodéré d’Henri IV. Pour d’Aubigné, la figure du monarque laisse entrevoir le spectre de la trahison politique (la conversion d’Henri IV au catholicisme en 1593 sonne le glas du rêve politique des réformés); il en est de même de la trahison de Louis XIII, pantin misérable et méprisable, soumis à la volonté des jésuites. Pour s’être laissé aller à “tyranniser” à son tour et pour avoir soumis le religieux au politique au seul nom de la raison d’État, Henri IV a vu fondre sur lui la punition de Dieu, par son truchement, Ravaillac. À la trahison politique s’ajoute l’avènement d’une rationalité politique faite de compromis, non une exigence de l’absolu, revendiquée aussi bien par d’Aubigné que par la Ligue. Sans doute la seule figure à allier puissamment morale et philosophie politique est Palissy (Les Tragiques, IV.1244-1251) dont le discours est empreint de stoïcisme: Palissy, dont on peut penser qu’il incarne le double de d’Aubigné, “articule la définition de la souveraineté et la conception stoïcienne de la liberté, le politique et l’éthique - on pourrait aller jusqu’à une théologie de la liberté” (Fanlo 71). Cette remontrance à un roi contraint est tournée vers le martyre, bien que d’Aubigné ne puisse pleinement renoncer à la conception stoïcienne de la mort; elle semble plus largement dissoudre le politique dans un foyer sacrificiel. Dans Les Tragiques, d’Aubigné s’est de toute évidence emparé du cadre de pensée de la concordia discors pour ajuster celui-ci à une poétique de l’abjection, pierre angulaire de l’éblouissement céleste qui succèdera à l’anéantissement du monde. Inscrites dans un baroquisme exacerbé, les <?page no="95"?> 95 Le politique au prisme représentations du politique portent en elles les traces d’une conscience anamorphique: l’absence de Dieu dans l’univers est précisément le gage de sa présence; c’est précisément parce que le monde est fallacieux qu’il invite l’homme à découvrir la Vérité. La mise à l’épreuve de la concordia discors en tant qu’outil de connaissance et de structuration du monde, est traversée par des déterminations à la fois littéraires et théologiques qui en font un objet instable: la concordia discors est en effet convoquée pour être immédiatement révoquée; elle s’offre au lecteur comme une entité vaine qui ne prend son sens que lorsqu’elle devient un objet de déliquescence. L’harmonie recomposée des éléments au livre VII des Tragiques consacre le paradoxe qui sied aux choix poétiques de d’Aubigné. Ce dernier, indéniablement fasciné par les “tableaux” des perversions terrestres et des grandeurs célestes, n’a de cesse pourtant de faire surgir les objets représentés pour mieux les anéantir. Il y a là sans nul doute une dramaturgie de la création, marque indéfectible d’un ethos tourmenté pour lequel l’écriture est d’abord destinée à émouvoir au sens horatien du terme (c’est ce que le poète revendique avec force au seuil de son ouvrage 9 ) et à susciter in fine un effet cathartique; d’Aubigné évoque l’origine d’une parole poétique née dans la souffrance et vouée à représenter un siècle de désillusion, avant de s’abîmer dans la contemplation sublime de Dieu. Bibliographie Archambault, Paul. “The Analogy of the ‘Body’ in Renaissance Political Literature.” Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance 29.1 (1967): 21-53. Crouzet, Denis. Les Guerriers de Dieu: La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610). Seyssel: Champ Vallon, 1990. D’Aubigné, Théodore-Agrippa. Du Debvoir mutuel des Rois et des sujets. In Œuvres. Éds. H. Weber, M. Soulié et J. Bailbé. Paris: Gallimard, 1969. 468-489. -. Histoire universelle. Éd. A. Thierry. Genève: Droz, 1987, t. IV. -. Les Tragiques. Éd. F. Lestringant. Paris: Gallimard, 1995. Du Bartas, Guillaume de Salluste. La Sepmaine ou Création du monde. Paris: Nizet, 1981. Fanlo, Jean-Raymond. “Topiques: les lieux des autres.” Poétiques d’Aubigné: Actes du Colloque de Genève, mai 1996. Éd. O. Pot. Genève: Droz, 1999. 63-76. Jouanna, Arlette. Le Devoir de révolte: La noblesse française et la gestation de l’État moderne (1559-1661). Paris: Fayard, 1989. Lestringant, Frank. “Épopée et apocalypse, ou le choix des muses.” L’Épopée et ses modèles, de la Renaissance aux Lumières: Actes du Colloque international du Centre de Recherche sur la Transmission des Modèles Littéraires et Esthétiques de 9 Voir D’Aubigné, “Les Tragiques” 53. <?page no="96"?> Adrien Paschoud 96 l’Université de Reims, 16-18 mai 2001. Éds. F. Greiner et J.-C. Ternaux. Paris: Champion, 2002. 331-346. Lucain. La Pharsale. Éd. A. Bourgery. Paris: Les Belles Lettres, 1976. Margolin, Jean-Claude. “Sur un paradoxe bien tempéré de la Renaissance: concordia discors.” Concordia discors: Studi su Niccolò Cusano et l’umanesimo europeo offerti a Giovanni Santinello. Padoue: Editrice Antenore, 1993. 405- 432. Méniel, Bruno. Renaissance de l’épopée: La poésie épique en France de 1572 à 1623. Genève: Droz, 2004. Millet, Olivier. Calvin et la dynamique de la parole: étude de rhétorique réformée. Paris: Champion, 1992. Montaigne, Michel de. Les Essais. Éds. J. Céard, D. Bjaï, B. Boudou et I. Pantin. Paris: Livre de Poche, 2001. Ovide. Les Métamorphoses. Paris: Gallimard, 1992. Platon. Timée. Éd. L. Brisson. Paris: GF, 2001. Prat, Marie-Hélène. Les Mots du corps: Un imaginaire lexical dans “Les Tragiques” d’Agrippa d’Aubigné. Genève: Droz, 1996. Prophétie de Daniel, saincte et admirable, interpretee du regne et de la mort du chef des heretiques qui se pretend Roy de Navarre et veut envahir la Couronne de France. Toulouse: chez Jacques Coulombier, 1591. <?page no="97"?> Biblio 17, 195 (2011) Des affres du cannibalisme aux supplices de l’Enfer: Discordances et controverses dans Le Nouveau Panurge (1615) et sa Suitte (1623? ) * M ARIE -C HRISTINE P IOFFET Université York (Toronto) Dans la perspective de la Concordia discors, j’ai choisi d’interroger les discordances morales ou théologiques à l’intérieur du voyage aux pays de nulle part qui, c’est bien connu, vire parfois au cauchemar. Le Nouveau Panurge, pamphlet anti-huguenot publié sous l’anonymat en 1615, et sa Suitte, parue probablement huit ans plus tard, constituent un cas intéressant de dérive de l’utopie vers les mondes ténébreux d’outre-tombe. J’axerai ma réflexion autour de deux personnifications du mal: l’anthropophage et l’hérétique. Pour l’auteur du Nouveau Panurge, ces deux figures incarnent l’horreur développée jusqu’au paroxysme, sorte de repoussoir de l’humanité modèle qui culmine dans l’au-delà en la figure du damné. Je m’efforcerai de montrer que la représentation terrifiante de ce que l’auteur décrit comme une perversion morale s’inscrit dans un dialogisme visant à donner aux châtiments théâtralisés une dimension sacrale. Cette œuvre, qui a bénéficié d’une exégèse réduite, 1 mérite un bref préambule: Panurge, après un naufrage en mer, aboutit à l’île Imaginaire, où il expérimente le rajeunissement aux mains de hacheurs de chair humaine. Durant son engourdissement sous l’effet de la malvoisie, l’âme de Panurge erre dans les Enfers où elle rencontre Calvin et Luther ainsi que Théodore de Bèze, Jean de Falgueroles et d’autres ministres huguenots en proie aux pires tourments. Cette odyssée grinçante, qui se termine, dans la deuxième partie du diptyque, par une longue controverse théologique, est narrée par le fils de * Pour mener mes recherches, j’ai pu bénéficier des subsides du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSHC). 1 Signalons notamment les pages éclairantes que lui consacre Frank Lestringant dans Le Livre des îles. La plupart de ses considérations sont reprises dans son article, “Une liberté féroce: Guillaume Reboul et Le Nouveau Panurge.” <?page no="98"?> Marie-Christine Pioffet 98 Pantagruel à deux amis de Salmigondin, Taumaste et Créophile, rencontrés sur la place du marché. Touchant rapidement à la question délicate de la paternité de l’œuvre, je me contenterai de dire que l’attribution “parfois avancée” à Guillaume Reboul dont il est question dans l’œuvre se révèle fort douteuse. Frank Lestringant, qui s’est intéressé avant moi à cette œuvre, rejette catégoriquement cette hypothèse d’abord pour des raisons religieuses. Le pamphlet, publié quatre ans après la mort de Reboul, est trop anti-huguenot pour être de la main d’un ex-calviniste, “mais il se rattache à la controverse suscitée autour de son cas” (Lestringant, “Une liberté féroce” 122). À cet argument, s’ajoutent des fondements historiques. Le romancier fait allusion au mariage d’Anne d’Autriche et de Louis XIII en 1615, alors que Reboul fut condamné à la décapitation en 1611. L’attribution reste donc à faire. Du cannibale et de ses avatars Le voyage de Panurge est, nous l’avons dit, une véritable descente aux Enfers au sens propre comme au figuré. Les espaces parcourus sont des lieux de mortification où surgit le mal sous divers visages. C’est d’abord la menace du cannibale qui place les aventures viatiques de Panurge sous un jour funeste. Tout près de l’Amérique méridionale, alors qu’il vogue allégrement vers le domaine de Saint Borondon, il craint de se voir “bocané” et mis à “la broche” par les Margajats, “peuple, cruel & barbare, comme ceux qui sont Antropophages” (Nouveau Panurge 16). Ce souvenir des aventures de son père, qui “deffit les caniballes” (Rabelais 311) avant de combattre les diables des Enfers, est développé ici plus amplement. Prolongeant une tradition tout à fait rabelaisienne, les images de la dévoration fourmillent dans les pages liminaires au moment où Panurge rencontre ses deux amis, qui lui racontent les malheurs des habitants de Salmigondin et de Dipsoin aux prises à la prolifération des rats. L’invasion des rongeurs atteint des proportions effarantes au point où Taumaste, un compagnon de Panurge, craint que “ces maudites bestes” (Nouveau Panurge 6) ne menacent la population toute entière: les rats “se ruent […] tout de nuict sur nous, nos femmes & enfans; tant helas! quel creve-cœur! les uns ont perdu le nez, les autres les oreilles, les autres; ha je ne l’ose dire, & plusieurs en sont morts” (5). Ce qui prend l’allure d’un excursus narratif par rapport à la trame événementielle du voyage au pays de nulle part prélude en réalité à la suite des événements. Il n’est peut-être pas tout à fait inutile de considérer le contexte littéraire pour comprendre ce qui apparaît comme une véritable phobie cannibalique dans l’œuvre. Depuis les grandes découvertes, l’anthropophage est une figure <?page no="99"?> 99 Des affres du cannibalisme aux supplices de l’Enfer familière de l’imaginaire. Pendant les guerres de Religion, les huguenots n’hésitent pas, comme on sait, à taxer les papistes de théophagie dans le cadre de la polémique suscitée au début du seizième siècle autour de l’Eucharistie (Lestringant, Une Sainte Horreur 9-30). En représentant Calvin et Luther sous le masque des cannibales libidineux, l’auteur du Nouveau Panurge attaque les huguenots sur leur propre terrain. Rappelons que déjà en 1566-1567, Jean- Baptiste Trento dans L’Histoire de la Mappe-Monde papistique, une autre allégorie géographique, peuplait les provinces de Messe et de Sacramentaire de bouchers anthropophages consommant et déchiquetant à l’envi la chair du crucifié. 2 La réplique de notre pamphlétaire montrant les deux théologiens “se mangeans & rongeans l’un l’autre des [sic] la ceinture en haut, comme les Antropophages” (Nouveau Panurge 120) paraît dès lors toute naturelle. La scène est pourtant assez singulière, car les deux théologiens sont à la fois bourreaux et victimes dans un rituel punitif qui s’apparente aux violences divines contre l’impureté. La relecture de certains versets de l’Ancien Testament permet de conclure avec Denis Crouzet que Dieu exerce parfois une “violence métaphoriquement anthropophage” (Crouzet 327). Mais Luther et Calvin ne sont pas seulement des anthropophages, ce sont des “mangeurs de chair pourrie” (Nouveau Panurge 124). Panurge n’épargne d’ailleurs pas à ses auditeurs les particularités physiologiques de leur corps en décomposition (Nouveau Panurge 120). Que les diables soient eux aussi cannibalisés coule de source dans ce contexte. Mais la violence anthropophage autorisée dans l’au-delà prend un visage varié. Ainsi voit-on “messieurs les diables” griller à petit feu leurs victimes qui “prient les rostisseurs de rassasier leur faim de leur chair bruslee. Mais ces vilains diables n’en veulent point qu’elles ne soient bien cuittes” (96). Dans la “valee de pleurs & gemissements” (101), les âmes “sont hachees & deschiquetees à petits lopins, que les malotrus diableteaux amassent, & en font des pastés, & archipots, qu’ils mangent fort friandement” (102): “[…] j’en vis quelques uns, poursuit Panurge, qui s’en leschoient le bout des ongles” (102). D’un épisode à l’autre, Le Nouveau Panurge traduit un fantasme cannibalique qui atteint son apogée aux Enfers. Après les margajats et maîtres rajeunisseurs, Cerbère, gardien attendu des Enfers, menace de “son triple gosier” d’engloutir Panurge (94). Crouzet fait encore remarquer qu’au domaine de Pluton, “la gueule des chiens est un doublet” de la “béance” infernale souvent présentée comme une “bouche” (289). Au surplus, l’anthropophagie 2 Sur cette œuvre, voir les remarques de Lestringant qui établit quelque parallèle entre les ministres catholiques et les sauvages d’Amérique dans Une Sainte Horreur ou le voyage en Eucharistie, XVI e -XVIII e siècle. 115-116. <?page no="100"?> Marie-Christine Pioffet 100 obsédante dans l’œuvre trahit peut-être l’influence des diableries du Moyen Âge, 3 où la scène représentait souvent l’immense gueule de Satan. 4 Pour peu que l’on scrute attentivement la tissure textuelle, force nous est de constater que les liens entre le récit cadre et la géographie d’outre-tombe qu’explore Panurge dans son voyage sont ténus. En effet, l’escale à l’île Imaginaire abonde aussi en images macabres. Songeons seulement à la cure de rajeunissement que doivent subir les vieillards, assimilée à un acte d’anthropophagie: spectateur captif bien malgré lui, le narrateur s’attarde longuement sur les manœuvres des rajeunisseurs rassemblés en “nombre infini” dans une grande salle pétrissant la chair humaine à la manière des “bouchers […] pasticiers, & gens de cuisine” (Nouveau Panurge 27) au point où il en sort une masse compacte comme celle des “saulcisses” (28). L’étonnant spectacle de chair meurtrie, hachée, pétrie procure à cette île Imaginaire une curieuse résonance morbide. Du reste, certains des outils des rajeunisseurs s’apparentent aux instruments de torture utilisés dans l’audelà. Dans l’île Imaginaire, les corps suspendus par les pieds sont ranimés au moyen d’un “grand entonnoir d’argent à longue broche au bas trou” (66-67), tandis que les “pauvres ames fornicatrisses” placées “la teste en bas & les pieds en haut, […] sur le bord de ces cuves” sont remplies de plomb fondu “avec de grands entonnoirs à longue broche” (115). Les similitudes entre les scènes sont à tel point frappantes qu’on ne saurait croire à des concordances fortuites. Il est clair que l’auteur souhaite entrelacer l’épisode insulaire et le voyage dans l’au-delà. L’escale en l’île Imaginaire met en abyme, telle une sorte de sas, le programme narratif du voyage aux Enfers. Ainsi les bouchers et pâtissiers de Saint Borondon semblent une préfiguration des sujets de Pluton, qui mutilent à cœur joie leurs “pensionnaires.” 3 En vertu de l’aversion naturelle de Panurge pour la manducation de la chair humaine, quelle ne fut pas sa désolation d’apprendre que sa mère métamorphosée en orge à son décès devait servir à rassasier son estomac étant particulièrement friand de cette céréale: “Ha ma mere, ma bonne mere excusez moy s’il vous plaît, je n’y retourneray plus” (Nouveau Panurge 38). Faut-il voir dans cette révélation troublante de Polymnestor plus qu’une simple boutade de l’auteur, soit un écho à la dérision de l’Eucharistie par les polémistes protestants? 4 Mikhaïl Bakhtine cite entre autres un passage du Mystère des Actes des Apôtres dans lequel Lucifer ordonne de faire “rôtir quelques hérétiques” (345). <?page no="101"?> 101 Des affres du cannibalisme aux supplices de l’Enfer La diabolisation de l’hérésie Figure non moins abhorrée, le huguenot constitue dans cet univers postmortem le parfait antonyme du modèle chrétien présenté entre les lignes. La correspondance établie entre l’hérésie et le cannibalisme est un signe supplémentaire de la dépravation du huguenot. Mais il y a plus, les “Sectateurs” (Suitte 71) à qui l’île Imaginaire s’avère inaccessible transgressent la plupart des interdits, de sorte qu’on ne s’étonne pas si le ministre Pinatelier et Théodore de Bèze élisent domicile respectivement aux quartiers d’Usure et des Sodomites (192) situés dans les villes infernales d’Avarice et de Luxure. La perception des disciples de Calvin s’abandonnant à tous les plaisirs se trouve confortée par l’idée que Genève, “ceste incestueuse & paillarde Babylone,” fut un haut lieu du libertinage où la débauche était tolérée à l’encontre de Rome, habitée par “plusieurs milliers de personnes, qui gardent […] un perpetuel Celibat” (222). La déshumanisation du huguenot se concentre non seulement sur le ventre avec les projections cannibales, mais aussi sur les parties sexuelles, s’inscrivant parfaitement dans la lignée des “libelles de polémique anti-calvinienne” qui, comme l’observe Crouzet, “insistent sur la réalité de luxure qui se cache en l’hérétique” (Crouzet 240). En vertu des “révélations” de Panurge, les disciples de Calvin et de Luther n’ont rien à envier aux diables pour leur férocité. Il n’est sans doute pas anodin que ce soit, dans ce répertoire des damnés d’ordinaire passifs, les seules figures à s’entredévorer. Cette démonisation se conforte par des réminiscences bibliques. Le disciple de Pantagruel définit Calvin comme le “Dragon de l’Apocalypse, guerroyant contre S. Michel & les Anges, c’est à dire contre la vraye Eglise” (Suitte 216). Le Nouveau Panurge entreprend de dissuader quiconque serait tenté de joindre les rangs des “Sectateurs” (Suitte 66) dont les erreurs de doctrine mènent tout droit au royaume de Lucifer. Il va de soi que les sectateurs sont la cible privilégiée du pamphlet, comme le confirme encore l’une des dédicaces, “A Messieurs de la Religion pretendue reformee” (dédicace non paginée). Les huguenots seraient, à suivre Créophile, responsables de la damnation de tous les hommes: “[…] ce sont eux mesmes les tisons qui ont de tout temps entretenu & entretiennent le feu l’Enfer d’ames damnées” (Nouveau Panurge 248). Le dénigrement dont les réformées font l’objet se projette non plus seulement sur un axe spatial les reléguant aux confins de l’autre monde, mais également sur un axe temporel par “l’Epitome des Chronologies infernales” où est retracée la genèse des hérésies de Caïn à Calvin. Le pamphlétaire joue d’ailleurs sur le rapprochement paronymique entre les deux noms, Caïn et Calvin, deux personnages également maudits à ses yeux ainsi que leur descendance spirituelle. Entièrement assujettis à ce rôle d’épouvantail moral, <?page no="102"?> Marie-Christine Pioffet 102 Calvin et son devancier allemand cristallisent au plus haut degré l’aversion de l’auteur, distançant les autres figures néfastes évoquées dans l’œuvre. Huées et protestations Le voyage en dystopie, inséré dans un dialogue entre Panurge et ses compagnons qui vont devisant sur ses mésaventures, vise à susciter l’indignation. D’abord, ce sont les marques de réprobation de Taumaste et de Créophile devant les coutumes insolites de l’île Imaginaire. Puis viennent les appréhensions de Panurge, véritablement pétrifié devant la cure de rajeunissement que l’on fait subir aux vieillards en ces quartiers: “Quand j’eus veu ce nombre d’hommes ainsi hacher les autres, faut que je die la verité, les cheveux m’herissarent, […]” (Nouveau Panurge 28). Plus loin il assimile même les rajeunisseurs à des “diables,” “[…] si cruels, si inhumains & si barbares” (30). Le parallèle rajeunisseurs-diables conforte notre hypothèse d’un lien étroit entre le séjour en l’île Imaginaire et le voyage d’outre-tombe. Il est frappant de constater à quel point la réaction de Panurge aux Enfers est calquée sur celle qu’il éprouvait naguère en assistant à la cure rajeunitive. Ses cheveux “s’herissoyent voyant la cruauté de ces diables bourreaux” (98). Comme dans les relations de voyage avérées, le narrateur multiplie les indices de la fonction phatique et de la monstration tout au long de son récit: “[…] allons considerer” (Suitte 188), “Voyez de cest autre costé” (188), “Vous oyez ces Demons qui crient les uns aux autres” (194). C’est par la vision constamment sollicitée que les spectateurs, en l’occurrence Panurge et ses compagnons, communient à la souffrance des damnés, mais aussi par la vue qu’ils affirment fortement leur opposition. Panurge, plus d’une fois saisi de pitié envers les “pauvres Ames” (Nouveau Panurge 132) du royaume de Pluton, constate sans aménité la déchéance de Calvin et de Luther, ces “mangeurs de chair pourrie” (124), qu’il conspue tout au long de l’ouvrage et de sa suite, où est mis en place un cadre disjonctif et accusateur. Les rebondissements d’une controverse Le débat théologique, qui s’amorce aux Enfers au moment où Erminevade, le mentor de Panurge, invite ce dernier à interroger Calvin et Luther sur leur credo, se poursuit dans la suite de manière plus organisée. Le disciple de Pantagruel affronte dans une joute oratoire les “ennemis de la foy” (Suitte 71), de manière à faire “voir en plein midy, les erreurs, aux Errans, les Heresies aux Heretiques, & les blasphemes aux blasphemateurs” (“Apologie pour Le <?page no="103"?> 103 Des affres du cannibalisme aux supplices de l’Enfer Nouveau Panurge” f o 2-3). D’un côté, Panurge appuyé par les Champs élyséens entreprendra son réquisitoire contre la Réforme; de l’autre, Martin Luther, Jean Calvin, Théodore de Bèze et quelques autres ralliant tous les sujets des villes infernales exposeront leur doctrine. Chaque article est débattu en une journée en “la presence du Roy Pluton & de ses Juges” (61). Au nombre des questions abordées figurent l’orthodoxie de certains textes bibliques, les traditions ecclésiales, la transsubstantiation, le sacrifice de la messe, le statut de l’Église romaine et du pape, la vénération des saints, l’adoration de la sainte croix ainsi que l’existence du purgatoire (275 seq.). Chaque débat marque la victoire de Panurge, qui fait montre d’un brio d’éloquence. Les sectateurs ressortent au contraire profondément humiliés. La défaite de Calvin est soulignée de manière récurrente: au terme de la quatrième journée, l’on voit Panurge “triomphant de la verité” face à Calvin, “confus dans la honte de ses blasphemantes heresies” (176). À la fin de la sixième journée, on voit les hérétiques “hors d’haleine, & vaincus entierement, comme ayans perdus [sic] toutes leur [sic] forces” (250). Le neuvième arrêt consomme donc la “fatale ruyne” (290) des “Infernalistes” (297) ou disciples de la Réforme, encore soulignée par les vivas des spectateurs élyséens. Non seulement le triomphe de Panurge est total, mais c’est ce dernier qui mène l’interrogatoire du début à la fin, interpellant plus d’une fois le théologien avec autorité: “Responds Calvin” (270), “voy Calvin ton erreur” (271), “Que repons tu Calvin? ” (277). En contrepartie, les harangues des sectateurs grossies jusqu’à la caricature se voient neutralisées par les objections tranchantes de leurs interlocuteurs de même que par les risées et moqueries constantes des auditeurs. La fiction engage la résistance par sa représentation terrifiante des Enfers qui surenchérit sur celles de Virgile et de Dante d’où dérive la cosmographie infernale de Panurge. Dans la description des tortures infligées aux damnés, le pamphlétaire fait preuve d’une verve étonnante. Que l’on pense aux tonneaux de clous dans lesquels on laisse rouler les misérables au bas d’une montagne et à la cuillérée de plomb fondu qu’on fait avaler aux autres. Cette esthétisation de la violence participe d’une écriture cathartique visant à expurger le mal du pays. Souhait que formule d’ailleurs expressément Créophile: “Si j’estois Roy de France, je n’en laisserois pas un en tout mon Royaume” (Nouveau Panurge 248). Du reste, on ne saurait assez insister sur le fait que la violence contre les damnés s’exerce souvent sur les membres considérés comme impurs; on pense bien sûr aux parties sexuelles des âmes fornicatrices, mais aussi à la bouche pour les âmes gloutonnes et menteuses dans laquelle on introduit, dans le premier cas, force crapauds et serpents (114) et, dans l’autre, de l’or et de l’argent fondu brûlant (109). <?page no="104"?> Marie-Christine Pioffet 104 Rhétorique du grand écart La cosmographie du Nouveau Panurge est franchement bipolaire. Entre le parti huguenot et celui de l’Église de Rome, point de compromis possible. L’auteur enveloppe l’hérétique d’un rejet catégorique qui affleure dans les épisodes narratifs. Assez curieusement, la topographie élyséenne ne comporte pas de voie mitoyenne ni de purgatoire. Cette absence est d’autant plus significative, que dans la Suitte du Nouveau Panurge, le héros éponyme en démontre longuement l’existence (Suitte 275 seq.). Autant dire que la condamnation du protestantisme est sans appel. L’invention de l’hérétique modelée selon une imagerie du grand écart fait fi des nuances. L’Autre est convoqué dans toute sa perversité pour être mieux révoqué. Cette Genève des Ténèbres n’attise pas de contrepartie vraiment plus lumineuse. Les Champs élysées évoqués en un seul chapitre (par opposition aux quatorze chapitres qui traitent des Enfers) s’avèrent un espace étonnamment banal, voire inspiré de la pastorale galante et du locus amœnus classique où deux jeunes gens échangent des vers. Faut-il s’étonner si dans ces jardins fleuris, les âmes sont privées de Dieu et des anges? Cette absence se ressent d’autant plus cruellement qu’aux Enfers, sont mises en relief des figures pléthoriques du mal: Lucifer, Pluton, Cerbère, Proserpine et Mégère, pour n’en nommer que quelques-unes, occupent tour à tour l’avant-scène du pays des ténèbres. Mieux encore, l’occultation du Tout-Puissant s’effectue au profit de l’élévation du héros-narrateur lui-même, lui permettant de s’affirmer comme porte-parole de la justice divine. Sa condamnation implacable des ennemis de la foi prononcée dans un esprit de croisade qui filtre à travers tout le récit prend une résonance quasi surnaturelle. * Le fil argumentatif de mon enquête et les citations choisies me font dériver d’un premier antagonisme entre le cannibale et le civilisé, entre la cruauté sauvage et la réprobation du voyageur européen vers une démarcation théologique encore plus fortement axiologisée entre le huguenot déchu et le catholique triomphant. Le texte opère insensiblement un renversement du schéma actantiel. Alors que dans les premières pages, le narrateur s’offre telle une victime virtuelle des sauvages anthropophages puis devient malgré lui la proie des hacheurs cannibales, son statut évolue dans la suite du récit où il devient observateur et commentateur des supplices, puis instigateur et protagoniste de la controverse religieuse. C’est par la glose et le discours qu’il acquiert un rôle actif et s’autovalorise comme artisan de la rédemption du monde aux côtés des docteurs de l’Église, venus tour à tour lui prêter mainforte dans cette rixe oratoire. <?page no="105"?> 105 Des affres du cannibalisme aux supplices de l’Enfer Mais revenons à cette fixation morbide sur la violence corporelle dans l’un et l’autre mondes. Pourquoi cet acharnement à relever avec insistance les détails sanglants? C’est que, d’une part, le rajeunissement est l’épreuve initiatique qui permet à Panurge d’acquérir ce statut démiurgique que lui confère son nom 5 et de faire la traversée des Enfers, où les âmes souffrent et expient dans leur chair. D’autre part, la représentation du monde des ténèbres répond à un désir de liquider l’hérésie, sur laquelle s’acharne particulièrement le narrateur. Le huguenot, cet “autre radical” pour transposer la formule de Christian Biet à propos du Maure et de l’Hottentot (Biet 549), cumule tous les vices et catalyse les pulsions destructrices exacerbées par cent ans de tensions religieuses. Il ne faudrait pas non plus minimiser l’influence des histoires tragiques et des récits sanglants. L’importance du plaisir que procurent, à l’orée du dix-septième siècle, les châtiments du coupable, de l’impie ou de l’hérétique destinés à servir l’édification du public, n’est plus à démontrer. Toute une tradition dramaturgique et narrative ne le rappelle que trop bien. 6 Mais dans Le Nouveau Panurge, le fossé entre suppliciés et spectateurs se creuse encore sous les regards médusés du disciple de Pantagruel et de ses compagnons qui condamnent le spectacle au fur et à mesure qu’il se déploie. En ce sens, ce pamphlet est autant une entreprise de dissuasion qu’un effort d’auto-réhabilitation par l’exégèse sémiologique et théologique qui en découle. En justifiant in fine toutes les composantes du voyage allégorique, le récit cadre offre un exemple fascinant de concordia discors ou plus exactement il constitue une heureuse tentative de raccorder les voix discordantes qui s’élèvent contre cette publication. Bibliographie Bakhtine, Mikhaïl. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. Trad. A. Robel. Paris: Gallimard, 1970. Biet, Christian. Théâtre de la cruauté et récits sanglants en France (XVI e -XVII e siècle). Paris: Robert Laffont, 2006. Crouzet, Denis. Les Guerriers de Dieu: La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610). Paris: Champ Vallon, 2005. Le Nouveau Panurge: Avec sa navigation en l’Isle Imaginaire. La Rochelle: Michel Gaillard, s.d. [1615]. 5 Au début du récit, Panurge esquisse, pour le bénéfice de ses amis, sa généalogie, en vertu de laquelle il serait fils du dieu Pan et de la princesse Orgéo (Nouveau Panurge 34 seq.). 6 Le théâtre de la première moitié du siècle est envahi par les images des corps meurtris et devient le siège d’élans destructeurs à l’encontre des êtres qui s’écartent du droit chemin (voir Biet, introduction X-XI). <?page no="106"?> Marie-Christine Pioffet 106 Lestringant, Frank, “Une liberté féroce: Guillaume Reboul et Le Nouveau Panurge.” “Parler librement”: La liberté de parole au tournant du XVI e et du XVII e siècle. Éds. I. Moreau et G. Holtz. Lyon: ENS Éditions, 2005. 117-131. -. Le Livre des îles: Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne. Genève: Librairie Droz, 2002. -. Une Sainte Horreur ou le voyage en Eucharistie, XVI e -XVIII e siècle. Paris: PUF, 1996. Rabelais, François. Pantagruel: Œuvres complètes de Rabelais. Éds. J. Boulenger et L. Scheler. Paris: Gallimard, 1978. Suitte du Nouveau Panurge: Livre second en la page suyvante verrez le sommaire & suject de son discours dédié A Messieurs de la Religion pretenduë reformee. La Rochelle: Michel Gaillard, s.d. [1623? ]. <?page no="107"?> Biblio 17, 195 (2011) De la discorde à la concorde: l’idéal d’une réunion confessionnelle au XVII e siècle en France N ATACHA S ALLIOT Chercheuse associée GRAC - Université Lyon II La promulgation de l’édit de Nantes en 1598 et le rétablissement de la paix civile dans le Royaume de France instaurent un régime de coexistence pacifique entre catholiques et protestants. Conçue comme une solution provisoire dans l’attente de la réunion de tous les sujets sous l’égide d’une seule foi, cette séparation des domaines politique et religieux ne paraît pas satisfaisante pour ses contemporains qui envisagent la notion de concorde comme une union des cœurs. L’idéal d’une communion des sujets dans une même confession, selon l’adage présent dans le cérémonial de sacre du roi de France (“une foi, une loi, un roi”) demeure omniprésent. Dans ce contexte, le débat théologique ne faiblit pas et, au sein de l’ensemble foisonnant constitué par les ouvrages de controverse religieuse, se détachent des compositions apparemment très différentes qui affichent leur désir de concilier, ou de réconcilier, les confessions. Ces tentatives ne chercheraient pas à isoler l’hétérodoxe ou à l’identifier comme tel, mais à mettre en avant les similitudes et les voies de réunion. À l’état de discorde succèderait alors le retour de la concorde dans la communion d’une même foi partagée; à la polémique confessionnelle destinée à éliminer l’hétérodoxie pourrait alors se substituer d’autres comportements et d’autres discours, ouverts, cette fois, au compromis. Ces tentatives, présentes au XVII e siècle, méritent d’être considérées, malgré les soupçons dont elles font le plus souvent l’objet. La présente étude envisagera les projets de réunion des confessions catholique et protestante et, compte tenu du volume du corpus concerné, s’attachera de façon privilégiée à certains ouvrages particulièrement utiles pour comprendre les formes et les enjeux de ces projets de réunion, ainsi que les rapports qu’ils entretiennent avec la controverse. En effet, cette dernière pose les fondements des projets qui jalonnent le XVII e siècle, et ce dès le règne d’Henri IV. Ces réalisations sont placées sous le signe d’un effort de renouvellement méthodologique largement hérité des stratégies de la controverse religieuse, mais également <?page no="108"?> Natacha Salliot 108 élaboré pour se distinguer justement des procédures mises en œuvre dans le débat théologique ou le discours polémique. Les projets de réunion confessionnelle du XVII e siècle s’inscrivent dans une perspective irénique; certains controversistes prennent rapidement conscience de la nécessité d’adapter les modalités du débat confessionnel à la nouvelle situation politique. Le réformé ne peut plus être strictement et systématiquement identifié à l’hérétique, suppôt de Satan, dont l’existence doit disparaître à tout prix. La coexistence pacifique invite aussi au rapprochement et non plus à la seule éradication de l’altérité. On trouve une illustration de cette conception dans l’Institution catholique du Père Coton. 1 Fin controversiste attaché à la manifestation des faussetés de l’hérésie, le confesseur d’Henri IV est contraint d’adapter son ton et ses méthodes aux exigences de la paix civile. Dans cet ouvrage, qui se veut un antidote à l’Institution de la religion chrétienne de Calvin, le jésuite expose son dessein de réunion des âmes sous la bannière de l’Église catholique apostolique et romaine. Coton se montre prêt à reconnaître une utilité aux réformes protestantes dans la mesure où elles ont signalé la présence d’abus au sein des pratiques (non au niveau de la doctrine catholique car, selon lui, l’Église ne peut errer). Il propose ainsi de distinguer entre la “vraye foy” et les pratiques inauthentiques à corriger, en prenant acte des “justes remonstrances” des adversaires (“Aux lecteurs catholiques,” n.p.). Cet appel à la réunion est renforcé par la rédaction, au terme des chapitres d’examen doctrinaux, d’une conclusion intitulée “voye d’accord,” qui définit la doctrine légitime et se veut une profession de foi commune que les deux confessions sont invitées à adopter. Le projet, qui vise à faciliter la conversion des réformés, est conçu comme une réunion où les deux partis sont appelés à céder sur certains points. En réalité, il ne s’agit pas d’une authentique conciliation doctrinale car si les réformés doivent renoncer aux “opinions anticipées” en vue de la conversion (Coton, n.p.), et les catholiques accepter de corriger les pratiques superstitieuses avérées, les concessions annoncées par le Père Coton sont en réalité bien moindres qu’il n’y paraît. Les adversaires demeurent des “esprits malades” tandis que les abus à réformer chez les catholiques sont largement minimisés, grâce à une conception fondée sur la notion de diffamation qui considère que le Diable aurait “calomnié l’Eglise” pour favoriser l’apparition de la discorde (Coton, n.p.). À la place de la “face tres-aimable de la pure Religion,” Satan aurait substitué “un monstre … affreux de visage, & du tout horrible à contempler” (“A ceux de l’Eglise pretendue reformée,” n.p.). La notion de “malentendu,” fréquemment utilisée dans les projets du XVII e siècle, y trouve sa source et la “voie d’accord” élaborée par le Père Coton est en définitive une habile 1 Voir Coton (“Au Roy,” n.p.). <?page no="109"?> 109 De la discorde à la concorde stratégie polémique. Elle n’en révèle pas moins certaines exigences nouvelles, placées sous le signe du refus affiché de la controverse et de l’exploration d’autres méthodes visant à atténuer les animosités et à définir le moyen d’une persuasion idéale. Ces velléités de rapprochement traduisent le caractère nécessaire du retour à l’unité religieuse, souvent envisagé comme le prolongement de la politique du souverain, ainsi que l’exprime le Père Coton dans l’ouvrage précédemment considéré. L’action du monarque est caractérisée par la restauration de l’État et la réunification du royaume. À ce versant temporel, Coton fait correspondre un versant plus spirituel, la réunion des âmes. Il n’y a pas d’autonomie des deux domaines puisque “l’Estat soutient la Religion, & la Religion maintient l’Estat” (“A ceux de l’Eglise pretendue reformée,” n.p.). La question de l’union confessionnelle rejoint par conséquent celle du Bien public. En effet, comme le souligne plus tard Théophile Brachet de La Milletière dans l’ouverture d’un discours qu’il adresse à Richelieu, la discorde favorise les conflits d’intérêts et affaiblit le Royaume (Brachet de La Milletière 31). 2 L’idée de l’utilité de la réunion confessionnelle sur le plan temporel est donc récurrente et on la trouve encore mentionnée, en 1670, dans La Réunion du christianisme (D’Huisseau 15, 32). Si la division est un mal spirituel parce qu’elle perturbe les consciences ou favorise l’impiété, elle est également une source d’afflictions temporelles car elle perturbe le bon fonctionnement des états (47 sq.). La concorde civile risque alors d’être compromise car, comme le suggère Isaac D’Huisseau, “comment aimer sincerement ceux qu’on ne regarde que comme ennemis de Dieu, & supposts de Satan, dont le partage est l’Enfer, où ils doivent estre la proye des Démons? ” (52). La reconnaissance de l’existence d’autrui rend donc concevable le rapprochement avec l’hétérodoxe, ce qui explique l’apparition de conceptions plus nuancées, apparemment mieux adaptées à la physionomie du royaume. En 1640, Jean-Pierre Camus recourt à son tour à la notion de “malentendu,” tout en veillant à ne pas faire porter la totalité de responsabilité de la mésentente sur les protestants. La perspective est cette fois moins métaphysique que morale. Par la voix d’un protestant qui critique l’attitude des Églises catholique et réformée, Camus incrimine les passions qui aveuglent le jugement et favorisent l’animosité entre les partis: Ce qui le chargeoit le plus rudement … c’étoit de connoître chaque jour de plus en plus, que les Pasteurs & Prédicateurs de l’Eglise où il s’étoit rangé, tant de vive voix que par écrit, imposoient aux Catholiques Romains des doctrines qu’il savoit être autant éloignées de leur créance, que le levant 2 Le discours a d’abord été publié en latin en 1634. Nous citons la traduction française du texte postérieure d’un an. <?page no="110"?> Natacha Salliot 110 l’est du couchant […]. D’autre part se souvenant de beaucoup de choses qu’il avoit autrefois ouïes de la bouche des Prédicateurs Catholiques Romains, il lui sembloit qu’ils chargeoient injustement les Protestans de beaucoup d’erreurs, dont il les connoissoit être exempts, jusqu’à les avoir en détestation. (“Avant-propos,” x-xii) Prédicateurs catholiques et protestants sont alors renvoyés dos-à-dos et accusés de favoriser le maintien de la désunion et de l’inimitié. Controverse religieuse et discours polémique sont donc envisagés avec suspicion, car ils dissimuleraient le vrai et chercheraient à accentuer les différences en donnant une vision caricaturale de l’adversaire. Les divergences n’apparaissent plus si essentielles, elles ne sont plus que des apparences, nées de l’incompréhension, ou d’un rapport vicié entre les mots et les choses en vue d’impressionner les fidèles. 3 La position de Bossuet exprimée dans l’Exposition de la doctrine catholique n’est pas si éloignée de celle de Camus. Les différends pourraient aisément disparaître et la réunion des protestants à l’Église catholique être menée à bien, pourvu que les schismatiques acceptent de se détacher des “préjugés” 4 qui les détournent du catholicisme. Bossuet affirme en effet avoir “remarqué en différentes occasions que l’aversion que ces Messieurs ont pour la pluspart de nos sentimens, est attachée aux fausses idées qu’ils en ont conceûës, & souvent à certains mots qui les choquent tellement, que s’y arrestant d’abord, ils ne viennent jamais à considérer le fonds des choses” (Bossuet 2). La divergence n’est plus qu’un problème superficiel, une question de terminologie ou la conséquence d’une méconnaissance. 5 L’apparition des projets de réunion met donc en jeu un rapport distancié à la polémique confessionnelle, ainsi qu’un effort récurrent pour trouver une méthode capable de réunir au moyen d’une persuasion efficace. Il s’agit pour les auteurs de définir les moyens qui vont rendre possible la réconciliation des chrétiens. Face à la complexité des différends, Brachet de La Milletière propose de s’en tenir aux points principaux qui motivent la séparation confessionnelle. Selon une exigence d’efficacité et de simplification, il pointe le “nœud” de la dispute entre catholiques et réformés pour le trancher et 3 “Il lui étoit avis, (& il avoit raison,) que cette animosité des Parties exhaloit autant de vapeurs, qui, comme des nuages & des broüillars, obscurcissoient le Soleil de la vérité, par une fascination de vains reproches, qui ne procédoient que de mespris, de mes-intelligence, & de malentendu” (Camus XII-XIII). 4 Il s’agit du sens plus moderne de “préjugé,” mentionné par Furetière: “Preoccupation d’esprit qui se fait ou par l’erreur de nos sens, ou par l’opinion que nous concevons, par l’exemple ou la persuasion de ceux que nous frequentons. La methode de Descartes recommande sur tout de se guerir des prejugez” (3: n.p.). 5 La notion de “préjugé” se retrouve également sous la plume du protestant, Isaac D’Huisseau, elle n’est donc pas qu’une commodité polémique catholique. <?page no="111"?> 111 De la discorde à la concorde mettre un terme aux débats (33-34). 6 Il propose ensuite des contenus de croyance propres à rapprocher les deux confessions, élaborant ainsi une théologie qui, à bien des égards, lui est propre. 7 À chaque fois, la réconciliation passe par une opération de simplification et d’éclaircissement, par opposition à la prolifération des matières controversées suscitée par le débat théologique. Cette exigence ne se limite pas aux projets unionistes. Elle est invoquée aussi pour renouveler les stratégies dans le domaine de la controverse religieuse; on peut songer au traité de Richelieu, ou aux méthodes polémiques de François Véron. 8 Les projets de réunion confessionnelle s’inscrivent dans une perspective souvent très rationnelle, quelle que soit, en définitive, la voie de réunion envisagée. D’Huisseau imagine un accord fondé sur la notion de points fondamentaux, d’inspiration humaniste, 9 ici associée à une démarche qui se veut objective, quasi scientifique, et d’inspiration cartésienne. Il ne s’agit pas simplement de se départir des préjugés, mais de tendre à une conception claire et distincte de la doctrine essentielle, sur une base certaine (l’Écriture sainte et le Symbole des Apôtres). L’opération d’analyse permet de distinguer entre l’essentiel et l’accessoire (D’Huisseau exclut par exemple des points fondamentaux la prédestination et la Trinité). Dans la conception d’Isaac D’Huisseau, la doctrine doit ainsi être refondée, en faisant table rase 6 “Je croy estre obligé de proposer les voyes de cet accord, qui aboutiront à une reconciliation & à une reünion entiere des Reformez avec les Catholiques. Puis donc qu’entre les poincts principaux qui ont faict separer les Evangeliques & Catholiques, il y en a deux entre autres, qui contiennent principalement un subject de la separation, ou bien les raisons & la necessité de faire une Communion à part. Le premier de la primauté de sainct Pierre, & l’autre du Tres-sainct Sacrement de l’Eucharistie. […] il s’ensuivra necessairement que le noeud de ceste dispute estant couppé, & ce procez terminé, chacun des partis qui ne s’est pû accorder jusques à maintenant, viendra à unir son esprit sur tous les poincts des controverses, & n’aura plus de sentimens contraires au faict de la Religion, estant collez & cimentez ensemble par le moyen de ceste réconciliation” (Brachet de La Milletière 33-34). 7 Sur la spécificité des conceptions théologiques de La Milletière, voir Schoor. 8 Il existe une méthode qui fait l’économie de l’examen des points controversés, il suffit de définir qui des deux partis “a l’Eglise” (Richelieu 6). François Véron élabore quant à lui une méthode, polémique, pour réduire au silence les ministres. L’efficacité passe par la simplification et Véron retourne contre les protestants le principe de la référence scripturaire pour les pousser à la contradiction, ou recourt à l’argument de prescription de Tertullien. Ici encore, efficacité et économie des moyens ont partie liée (Véron 9-10). 9 Songeons à Érasme ou à Cassander. L’unité est envisagée sur la base d’un accord portant sur quelques vérités essentielles, le plus souvent identifiées aux éléments dogmatiques nécessaires au salut. La tolérance est totale quant aux opinions qui n’en relèvent pas. Sur le traitement qu’en fait D’Huisseau et sa conception finalement plus morale du christianisme, voir Stauffer 27. <?page no="112"?> Natacha Salliot 112 de toutes les arguties antérieures et des interprétations superflues nées des débats. Il énonce alors une procédure qu’il tient pour assurée: On a proposé depuis quelque temps dans la Philosophie, un moyen de bien raisonner, & de faire de seures démarches vers la vérité. On tient que pour cela il se faut absolument détacher de toutes opinions préconçeuës, & de toutes preoccupations d’esprit. Qu’il ne faut recevoir d’abord que les plus simples notions, & les propositions qui ne peuvent estre contestées par aucun, qui ait le moindre usage de la raison. Ne pouvons nous pas imiter ce procédé dans la Religion? (D’Huisseau 117-118) Il s’agit d’une conception qui valorise les pouvoirs de la raison pour atteindre le vrai, dès lors qu’on en fait un bon usage, dans le cadre d’une démarche fondée sur la certitude. Même si Bossuet paraît quelque peu ouvert au compromis, il ne peut en aucun cas être soupçonné de tenter de refonder la doctrine chrétienne par la voie du syncrétisme. Il n’en demeure pas moins concerné par l’exigence méthodologique. Celle-ci est impliquée par la notion d’“exposition,” qui consiste à définir et à donner à voir la doctrine catholique authentique, c’est-à-dire dans sa vérité, identifiée ici à la pureté et à la simplicité, et proche de la notion d’évidence. Le souci méthodologique de ces desseins de réunion confessionnelle rend compte d’une évolution au sein des modes d’argumentation théologique. On cherche à présent à persuader indépendamment des lieux classiques (l’Autorité, les Écritures, la Tradition, ou encore les témoignages historiques). 10 Chaque auteur insiste sur ses propres voies d’accord. Par ailleurs, la question du rapprochement confessionnel n’est pas un problème strictement théologique et relève aussi de la rhétorique. Atténuer les divergences pose la question du langage, et non strictement celle de la conciliation doctrinale (celle-ci n’étant d’ailleurs pas systématiquement envisagée par les auteurs). On ne se comprend pas parce qu’on ne s’exprime pas clairement, ou parce qu’on use de mots qui déforment les choses. A contrario, les desseins de réconciliation induisent un certain usage de la parole, propre à rapprocher les individus et à adoucir les aigreurs et les différends. Pensons à l’usage que fait Camus de l’euphémisme. Il évite le terme de “conversion” et désigne son projet comme “accommodement” 11 ou “avoisinement,” ce qui lui permet de mettre l’accent 10 On peut se référer aux Lieux théologiques répertoriés par Melchior Cano (De Locis theologicis [1563]). Sur le rôle de l’argument historique dans les controverses religieuses, voir Polman. 11 D’un point de vue juridique, le terme renvoie aussi à l’idée d’accord à l’amiable permettant de mettre fin à un procès. Il est également proche de l’idée de conciliation de lois, mais aussi de textes au sens apparemment opposés (voir Furetière, articles “accommodation,” “accommodement” et “accommoder”). <?page no="113"?> 113 De la discorde à la concorde sur l’idée de rapprochement et non sur le projet de faire disparaître l’identité réformée. Il s’agit bien évidemment de ménager l’adversaire, et de s’adapter à l’auditoire dans le cadre d’une parole persuasive. Camus joue de la preuve éthique quand il insiste sur son impartialité et élabore un ethos fondé sur la “condescendance,” ainsi qu’il le mentionne dans son Avant-propos: “Ma condescendance, & mon ingénuité à aquiescer à ses animadversions, lui donna de la confiance en mes paroles, & l’obligea de me venir revoir souvent, toujours, disoit-il, s’en retournant avec de nouvelles lumières” (xix-xx). Camus associe douceur, sympathie et pédagogie, rejoignant ainsi les exigences du decorum. Pour être utile, la parole doit être reçue de l’interlocuteur dont on doit ménager les affects. Il s’agit de se concilier la faveur de celui qui écoute, selon la perspective du conciliare cicéronien. 12 Il convient aussi de présenter les choses selon un certain angle pour ne pas s’aliéner les esprits, c’est pourquoi Bossuet évite certains termes qui cristallisent la divergence théologique, comme “dulie” (l’adoration relative) et “latrie” (l’adoration absolue due à Dieu seul), notions qui servent traditionnellement à légitimer le culte rendu aux saints ou à la Vierge Marie. La distinction qu’elles soutiennent n’a toutefois pas disparu de la conception de Bossuet. 13 Les voies de réunion envisagées par les projets élaborés au XVII e siècle présentent une certaine variété qui va du syncrétisme à la conversion, et dont Bayle a donné un aperçu assez ironique. 14 Il n’en demeure pas moins que ces tentatives frappent par leur exigence méthodologique, qui tend à acquérir une autonomie non négligeable par rapport au débat théologique et à renouveler les perspectives de la controverse religieuse. L’aigreur de la polémique est regardée avec soupçon et les argumentations complexes (par 12 Voir Cicéron 178-216. Cicéron traite de la capacité à se concilier la bienveillance de l’auditoire par la douceur. 13 “La mesme Eglise enseigne que tout culte religieux se doit terminer à Dieu, comme à sa fin nécessaire, & si l’honneur qu’elle rend à la Sainte Vierge & aux Saints peut estre appellé religieux, c’est à cause qu’il se rapporte nécessairement à Dieu” (Bossuet 14-15). 14 Dans ses Nouvelles de la République des Lettres (1685), Bayle écrit: “Les premiers sont les Esprits forts, qui prétendent que tous les Chrêtiens doivent former une même Communion sans se mettre en peine des matiéres controversées, ni vouloir priver personne de la liberté d’en croire ce qu’il lui plaira. Les seconds déguisent la créance de l’Eglise Romaine afin de persuader aux Protestants qu’elle n’est pas aussi affreuse que les Ministres la dépeignent. Les troisiémes voudroient que chaque parti se réformât & que des piéces qui resteroient de bonnes à l’un & à l’autre, on en fit un troisiéme. Enfin les derniers sont Messieurs les Convertisseurs qui prétendent que les Protestans doivent se réünir à l’Eglise par une abjuration universelle des dogmes qu’elle condamne. Voilà donc 4 voies de réünion, celle de tolerance, celle d’exposition, celle de relâchement, & celle de conversion” (qtd.in Schoor 58). <?page no="114"?> Natacha Salliot 114 raisons, autorités ou encore témoins) paraissent avoir perdu de leur efficacité. L’exigence fondamentale de ces desseins de réunion demeure, en définitive, la question de l’adaptation à autrui. Elle implique l’idée de tolérance, mais aussi une forme d’ouverture à l’altérité, qui n’est pas sans pragmatisme. Les égards qu’on témoigne aux adversaires ne sont finalement pas si éloignés de ceux qui, selon La Rochefoucauld, “doivent être entre les personnes qui veulent vivre ensemble” (163-164). 15 Bibliographie Bossuet, Jacques-Bénigne Exposition de la doctrine de l’Église catholique sur les matières de controverse. Paris: S. Mabre-Cramoisy, 1671. Brachet de La Milletière,Théophile. Discours des moyens d’establir une paix en la chrestienté par la réunion de l’Église prétendue réformée à l’Église romaine, proposez à Mgr le cardinal duc de Richelieu, par le sieur de La Milletière, traduit de latin en françois, ensemble les lettres des ministres Du Moulin et Rivet, et les responses dudit sieur de La Milletière. Paris: n.p.,1635. Camus, Jean-Pierre. L’Avoisinement des protestans vers l’Église romaine. 1640. Paris: L. Coignard et G. Vandive, 1703. Cano, Melchior. De locis theologicis libri duodecim: cum indice copiosissimo atq locupletissimo. Salamanticae: M. Gastius, 1563. Cicéron, Marcus Tullius. De l’Orateur. Éd. et trad. E. Courbaud. Vol. 2. Paris: Les Belles Lettres, 2002. Coton, Pierre. Institution catholique, où est déclarée et confirmée la vérité de la foy, contre les hérésies et superstitions de ce temps. Divisé en quatre livres qui servent d’antidote aux quatre de ‘l’Institution’ de Jean Calvin. 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Cramoisy, 1651. 15 “Le rapport qui se rencontre entre les esprits ne maintiendrait pas longtemps la société, si elle n’était réglée et soutenue par le bon sens, par l’humeur, et par des égards qui doivent être entre les personnes qui veulent vivre ensemble” (163-164; “De la Société”). <?page no="115"?> 115 De la discorde à la concorde Schoor, Robertus Josephus Maria van de. The irenical theology of Théophile Brachet de La Milletière (1588-1665). Leiden: E.J. Brill, 1995. Stauffer, Richard. “Une ouverture œcuménique contestée: La réunion du christianisme.” XVII e Siècle 76/ 77 (1967): 23-37. Véron, François. Abrégé de l’art et méthode nouvelle de baillonner les ministres de France et réduire les dévoyez à la religion catholique, ou Bref et Facile Moyen par lequel tout catholique peut faire paroiste évidemment que tous les ministres sont des trompeurs, en l’exercice de leurs charges et tous les religionnaires sont abusez en tous et un chacun des poincts de leur prétendue réformation, presché et enseigné en l’église archiépiscopale de Rouen, en présence de neuf à dix mille personnes, … avec la pratique d’iceluy en une conférence entre ledit Père, et un des principaux ministres de la religion prétendue. Rouen: N. Le Prévost, 1618. <?page no="117"?> Biblio 17, 195 (2011) Concordia: Reconciling grace, predestination, and freedom M ICHAEL M ORIARTY Queen Mary University of London The notion of “according” or reconciling apparently contradictory theological doctrines is a standard feature of discussions of the relation between God’s knowledge, and/ or action, and human free will in the early modern period. Molina’s celebrated work, first published in 1585, is entitled Concordia liberi arbitrii cum gratiae donis, divina praescientia, providentia, predestinatione et reprobatione. Jansenius likewise sets himself to provide a “concordia gratiae et liberi arbitrii” (3. 342; De gratia Christi salvatoris, bk. 8). But the notion has a more general resonance in the work of Pascal. He insistently dwells on the contradictions of human experience (Penseés 895; fragment S 155). It is false, he says, to affirm one contrary without also affirming its opposite. Particular philosophies (dogmatism, Pyrrhonism) reveal their inadequacy because they can register only one of the opposite truths (898-903; S 164). This crucial argumentative strand of the Pensées is developed at length in the Entretien avec M. de Sacy. Montaignian Pyrrhonism and Epictetan Stoicism each destroy the other, but in so doing clear a space for the Gospel: Ils se brisent et s’anéantissent pour faire place à la vérité de l’Évangile. C’est elle qui accorde ces contrariétés par un art tout divin: unissant tout ce qu’il y a de vrai et chassant tout ce qu’il y a de faux, elle en fait une sagesse véritablement céleste, où s’accordent ces opposés qui étaient incompatibles dans ces doctrines humaines. (736) Christianity’s ability to reconcile contradictions is offered a sign of its uniqueness and truth (956; S 248). But the discourse that carries these double truths runs the risk of appearing purely self-contradictory. Alternatively, just as there is the constant risk that, without revelation, we shall interpret the human condition onesidedly, so there is the constant risk that we shall reduce the complexity of <?page no="118"?> Michael Moriarty 118 Christian truth by affirming only one part of the total message. Indeed, this is the distinguishing mark of heresy: Il y a donc un grand nombre de vérités, et de foi et de morale, qui semblent répugnantes [incompatibles], et qui subsistent toutes dans un ordre admirable… La source de toutes les hérésies est l’exclusion de quelquesunes de ces vérités. (1153-4; S 614) Now the order of grace offers the same superficially contradictory appearance as the order of nature; and, just as these contradictions in the order of nature give rise to partial and inadequate philosophies, so the polarities of the order of grace (God’s predestination and grace on the one hand, human free will on the other) have given rise to partial and inadequate theologies. 1 It is therefore Pascal’s task to demonstrate how apparently contrary truths can be reconciled. Et ainsi il est manifeste qu’opposant toutes les vérités dont elle [l’Église] est dépositaire aux faussetés dont l’enfer, qui ne peut prévaloir contre elle, essaie en vain de les corrompre, on ne doit pas prétendre qu’elle ruine quelques points de la foi par les autres; ni que les Pères aient nié le libre arbitre par les passages si formels de l’efficacité de la grâce, selon la prétention de Luther; ni qu’ils aient ruiné la grâce par ceux du libre arbitre, puisque ces deux choses subsistent dans un accord parfait, et que le défaut de cette connaissance est ce qui a suscité ces erreurs contraires. (Écrits 232) Calvinism and Molinism, as theologies, stand in the same relation to truth as the philosophies of dogmatism (or Stoicism) and Pyrrhonism. Opposing errors clear a space for the truth. Thus, though the Church is afflicted by Calvinism and Molinism, “elle se console en ce que ces erreurs contraires établissent sa vérité; qu’il suffit de les abandonner à eux-mêmes pour les détruire, et que les armes que ces divers ennemis emploient contre elle ne lui peuvent nuire, et ne peuvent que les ruiner” (Écrits 263). This approach has a hermeneutic dimension, in that it involves determining how to reconcile texts of apparently contrary purport: but I shall not be investigating this here. My purpose is rather to discuss Pascal’s model of the relationship between the truth, Augustinian doctrine, and the competing errors, as he regards them, of Calvinism and Molinism. As regards predestination, Calvinism teaches that God from all eternity wished unconditionally to damn certain human beings, as individuals, and to save others. Those predestined to salvation contribute nothing of their own to the salvific process: there is no room for the Catholic concept of 1 I have attempted to set out Pascal’s theory of grace in “Grace and Religious Belief in Pascal,” but without detailed reference to Jansenius and Molina. <?page no="119"?> 119 Concordia: Reconciling grace, predestination, and freedom “merit,” which designates such a contribution (259-60). Instead of simply opposing this extreme doctrine, the Molinists go to the opposite extreme. Pascal sums up their position as follows: C’est que Dieu a une volonté conditionnelle de sauver généralement tous les hommes. Que pour cet effet Jésus-Christ s’est incarné pour les racheter tous sans en excepter aucun, et que ses grâces étant données à tous, il dépend de leur volonté et non de celle de Dieu, d’en bien ou d’en mal user. Que Dieu, ayant prévu de toute éternité le bon ou le mauvais usage qu’on ferait de ces grâces par le seul libre arbitre sans le secours d’une grâce discernante, a voulu sauver ceux qui en useraient bien, et damner ceux qui en useraient mal. (260) Both doctrines fall to one or other side of the truth proclaimed by the disciples of St Augustine (compare also 308-16). The Augustinian solution is based on the distinction between the two states of human nature before and after the Fall. The Molinist theory accurately reflects God’s plan for human nature before the Fall: God wished to save all human beings, provided that, by their own free will, and with the help of non-determining (“sufficient”) grace, they did what was required of them. Contrary to Calvinist teaching, there was thus no absolute and unconditional will on God’s part to save or damn anyone. But after the Fall, this scheme of things no longer prevails, and predestination, without reference to human merit, comes into play: God sent his Son, Jesus Christ, to redeem a part of mankind, to whom he granted an “efficacious” grace that ensures that they persevere in willing the good. The remainder are damned: but not, as the Calvinists teach, by a particular decree targeting each individual. Rather they are left behind in the guilty mass of humanity: they are condemned in advance for the sins God foreknows they will commit, and thus, again contrary to the Calvinist teaching, their will, and not God’s, is the cause of their damnation (261-2). The contradictions between Molinism and Calvinism thus highlight by contrast the true Augustinian doctrine, which reconciles, as far as humanly possible, the apparently contradictory aspects of the Christian doctrines of Fall and Redemption; which harmonizes the contribution of human beings to their salvation or damnation with that of God. Pascal adopts this same strategy in the eighteenth Provinciale. The followers of St Augustine affirm what is true in the extreme positions, while rejecting what is false. Ils sont aussi fermes à soutenir contre Calvin le pouvoir que la volonté a de résister même à la grâce efficace et victorieuse qu’à défendre contre Molina le pouvoir de cette grâce sur la volonté, aussi jaloux de l’une de ces vérités que de l’autre. (598) <?page no="120"?> Michael Moriarty 120 The point here is that Calvin taught that the effect of grace does not depend on the cooperation of the human will: we do not choose to comply with it, nor can we resist it (Calvin 2: 68-74; bk. 2, ch. 3). This follows from the fact that man, in his present condition, cannot be said to possess free will, or free choice (“franc-arbitre”) (2: 21-33; bk. 2, ch. 2). The Council of Trent insisted, by contrast, that man cooperates with grace and can withhold his consent to it if he wishes (Denzinger and Schönmetzer §1554). Molina shows a marked concern to accommodate this pronouncement in his theory of grace and free will. Molina defines freedom, first of all, by opposition to coercion (coactio). In this sense, it is tantamount to spontaneity: what makes an action free in this sense is that it originates in the agent, not outside him or her. But there is another kind of freedom, the opposite of which is necessity. In this sense, “that agent is said to be free, which, given the presence of all that is required in order to act, can act and not act, or can carry out one action on such terms that it can also perform the contrary action” [Illud agens liberum dicitur, quod positis omnibus requisitis ad agendum, potest agere et non agere, aut ita agere unum, ut contrarium etiam agere possit] (10 [my translation]). So we are acting freely, when, in the light of a rational judgment, we perform one action rather than another that we could also have performed. A natural agent, on the other hand, acts necessarily: it does not have the power to act and not act, and, if the preconditions for its operation are in place, it can produce only its natural effect, the contrary effect being excluded. Thus, weighing the alternatives, one may freely decide to take a sleeping-pill, but the soporific effect of the pill will be necessary. Molina does not think that, in our fallen state, we enjoy unlimited power of choice (without God’s grace, we cannot go for very long without transgressing some key precept of the natural law, especially when it is difficult not to (91). But he thinks that choice must be present in our response to grace (175, 358, 472, 594): it is our consent that makes grace effective, or efficacious, to use the theological term (230). Now Jansenius challenges this very theory of freedom. Quoting Augustine (De diversis quaestionibus 13; §8), he insists on the fact of spontaneity, as vindicated by experience: we are aware of ourselves as willing, as self-moving (3: 351; bk. 8, ch. 6). But, he contends, beyond this, Augustine understands both volition and necessity quite differently from the scholastics (he seems to be thinking of Molina in particular). A volition (voluntas), for him, is an act of the will exempt from physical or moral coercion, whether or not it was a choice between alternatives. As forms of moral coercion, Jansenius cites fear and concupiscence, because they can make us do things we do not want to do. (This is a break with Aristotle, who denies that actions undertaken under such influences are simply involuntary: they are a mixture of the <?page no="121"?> 121 Concordia: Reconciling grace, predestination, and freedom voluntary and the involuntary [117-21; 3.1.2-9, 1110 a-b ]. Molina restates the Aristotelian position [102]). In Augustine’s lexicon, there is no distinction between the voluntary and the free (Jansenius, 3: 261; bk. 2, ch. 4): we cannot therefore say that someone coerced by fear of death into doing something they would not want to do is acting voluntarily, but not freely. Their action is neither voluntary nor free (cf. 3: 313; bk. 7, ch. 4). As to the concrete possibilities available to human beings, Jansenius maintains that after the Fall free will subsists, but so deeply enslaved by sin that it is not free to will good or to do it: not free, because, for Augustine, to be free to perform an action is to have it in one’s power, and, so long as our will remains bound by concupiscence, we do not have it in our power to will or to do good (2: 178, 187; De statu naturae lapsae, bk. 3, chs. 2, 7). It is not even in our power to refrain from sin, except in the sense that we can refrain from one sin by committing another (we may escape from intemperance through avarice, say) (2: 192; De statu naturae lapsae, bk. 3, ch. 9). In other words, we are under a general necessity to sin, which radically circumscribes the scope of free will. Jansenius vigorously rejects Molina’s idea that grace depends for its effect on human response, and Pascal follows him in this. They reaffirm what might be called Augustine’s law of delectation: “Quod amplius delectat, secundum id operemur necesse est” [we cannot but act according to what delights us most]; if the delight in righteousness is greater than the delight in sensual pleasure, we shall be able to refrain from sensual pleasure (and if not, not) (Augustine, Epistolae ad Galatas expositionis liber unus, 2141; §49, qtd. in Pascal, Écrits 273.) As Pascal renders the idea, “l’on fait toujours ce qui délecte le plus” (272). In the Écrits sur la grâce, he explains this conception by the image of a man literally pulled in different directions: he is bound to go in the direction from which the stronger pull is coming. This comparison, as he himself points out, cannot quite explain the operations of the will: because even though tugged in one direction, the man might will to move in the other (273-4): “C’est pourquoi la comparaison ne pourrait être juste qu’au cas que cette même chaîne qui attire un homme d’un côté eût la force de porter dans sa volonté un plaisir victorieux, qui lui fît aussi infailliblement aimer celui qui l’attire que la chaîne attire infailliblement son corps” (274). In other words, grace, the victorious delectation or pleasure, does not mechanically impel or compel: it modifies the will, it changes what we want, so that when we act in obedience to grace, we are still doing what we want, and, if freedom consists in doing what we want we are thus both moved by grace and free. Pascal expresses this view even more eloquently in the eighteenth Provinciale: <?page no="122"?> Michael Moriarty 122 Dieu change le cœur de l’homme par une douceur céleste qu’il y répand, qui, surmontant la délectation de la chair, fait que l’homme sentant d’un côté sa mortalité et son néant, et découvrant de l’autre la grandeur et l’éternité de Dieu, conçoit du dégoût pour les délices du péché qui le séparent du bien incorruptible. Trouvant sa plus grande joie dans le Dieu qui le charme, il s’y porte infailliblement de lui-même, par un mouvement tout libre, tout volontaire, tout amoureux; de sorte que ce lui serait une peine et un supplice de s’en séparer. Ce n’est pas qu’il ne puisse toujours s’en éloigner, et qu’il ne s’en éloignât effectivement s’il le voulait. Mais comment le voudrait-il, puisque la volonté ne se porte jamais qu’à ce qui lui plaît le plus, et que rien ne lui plaît tant alors que ce bien unique, qui comprend en soi tous les autres biens? (599) Though its workings are explained in the language of pleasure and unpleasure (“douceur,” “dégoût,” “joie,” “peine,” “supplice”) grace is not purely an affective, but also a cognitive experience (“sentant,” “découvrant,” “conçoit”). The notion of determination, then, is inapplicable if determination is understood as an impulsion that constrains. The movement of the soul in response to grace is a movement of its own will and understanding. But grace is not offered, as it is in the Molinist doctrine, to be accepted or rejected, as we choose. (This applies to fully-fledged “efficacious grace.” Pascal admits, however, that God may sometimes offer “grâces faibles, qu’on appelle excitantes ou inefficaces,” which we can in practice resist in the sense of rejecting [Provinciales 598; letter 18]). But, in avoiding the extreme of Molinism, it looks suspiciously as if Pascal and Jansenius have simply reverted to the other extreme, Calvinist, position: grace is irresistible. This they vigorously deny. Jansenius emphasizes that his own view is in accord with that of Trent (3: 371; bk. 8, ch. 21). Pascal, likewise, maintains that “le libre arbitre […] peut toujours résister à la grâce, mais […] ne le veut pas toujours” (Provinciales 599; letter 18), and thus that the Jansenist position is far from Calvinism (598-9). The success of this strategy of defining the truth in opposition to contrary views depends on the accuracy with which the field of discourse is mapped and with which the views themselves are stated. Leaving Calvinism out of it, one can examine whether Pascal’s picture of Molinism is altogether accurate. Pascal claims that the Molinists reduced God’s predestination to his mere foresight of the use individuals will make of the grace that is offered to them, as to all human beings, and that they are free to make use of or not (Écrits 260). 2 2 For Molina’s theory of God’s foreknowledge (essential to his theory of predestination), see Concordia 315-33, 482-3. On the process of predestination as such, see 424-548, especially 439-54, 505-28; for a succinct summary see 539-41. There <?page no="123"?> 123 Concordia: Reconciling grace, predestination, and freedom “Les molinistes prétendent que la prédestination et la réprobation sont par la prévision des mérites et des péchés des hommes” (310). They are right about the réprobation of the damned, but wrong about the predestination of the elect, since this is an effect of God’s absolute will to save them (which is executed via his gift of efficacious “victorious” grace). Now this concept of predestination in the light of foreseen merit (post praevisa merita) was certainly upheld by some Catholic theologians; and, as we have seen, Pascal reads it as letting human beings determine their salvation or damnation. Certainly, predestination for Molina involves God’s willing to confer on a human being those means (graces, that is) by her free use of which he foresees she will attain salvation (513). But Molina explicitly and emphatically denies that he thinks that people are predestined on account of their foreseen good use of free will (529); that the foreseen good use of free will is the cause of predestination (446-54, 509). His argument is this. Although he insists that free choice must involve the effective presence of alternative options, he knows perfectly well that in the concrete certain choices are easier than others (93-109). An individual’s choice is always a reaction to specific circumstances, and it is assisted by a certain level of help (grace, in the broadest sense) from God, because, although God gives everyone sufficient help to be saved, he does not give everyone the same quantity of help, nor does his distribution of help always reflect the use he foresees the recipients will make of it (450-1). Some squander helps denied to others who would have made better use of them. Molina illustrates the point from Matthew 11.21: “Alas for you, Chorazin! Alas for you, Bethsaida! For if the miracles done in you had been done in Tyre and Sidon, they would have repented long ago in sackcloth and ashes” (New Jerusalem Bible, Matt. 11. 21; Molina 450). What this example shows is that predestination is not simply a matter of graces given to individuals, but of the divine decision to create a given individual with specific attributes, in specific relationships, in a particular historical context: born, for instance, in the household of pious parents, and with a temperament conducive to virtue (432, 508). All of this precedes and conditions the actual choices made by individuals. Now God’s foreknowledge enables him to see how any individual A will freely react in the situations she faces. But it also enables him to know how A would react in any possible combination of circumstances and helps. God can know that faced with a certain temptation, say, the chance to get $100 by dishonest means, with a real risk of being caught, A will resist it. But God will is a fair-minded and detailed presentation of his thought by E. Vansteenberghe, “Molinisme”; see also the more critical account in Garrigou-Lagrange, “Prédestination.” <?page no="124"?> Michael Moriarty 124 know also whether A would resist the chance if there were no risk of being caught, or if the sum involved were $10,000, or if she had to repay a loan to a loan shark. In short, he knows how A would react in every possible circumstance, and in response to every possible gift of help, even though the reaction is an exercize of A’s free will. Yet, in the end, God has willed only one particular combination of circumstances, and helps, those that obtain in the world in which we actually live, and in which A is presented with the chance of cheating her way to $100, not $10,000. Suppose, in fact, that A rejects this temptation (making use of the divine help she has been given to do so), and that her decision in this crisis marks a turning-point in her life, a radical break with a sinful past, a major step on the path to salvation. Although the act, and the response to the divine help it involves, was her choice, it was God who willed, absolutely, the circumstances in which she performed it, the particular order of things in which she made her choice. Consequently, A was predestined by God’s choice of a particular set of circumstances, and helps, prior to her own response to these, and ultimately by his choice to create this universe rather than any of the others he could have created. It is inaccurate, then, to state that her own will was the cause of her salvation (as Pascal claims the Molinists think [Écrits 260, 310]). If this account of Molina is correct, what difference does it make? Certainly, although it softens the antithesis between Molinism and (Jansenist) Augustinianism, by putting God back in control of human destiny, it does not erase it. The rival conceptions of human freedom are too far apart. To reconcile them would take a synthesizing genius of the level of St Thomas or Leibniz: but such an intellectual effort would have been vain in the face of the different parties’ positive desire to disagree with and denounce each other. The point is rather whether it matters that Pascal’s account of Molinism seems only partially accurate. Can you validly claim to reconcile apparent contradictions if you do not accurately describe other attempts to reconcile them? Various answers could be given. One could argue that even if Pascal does not summarize Molina himself correctly, what he calls “Molinism” was in fact a widely-held position among many contemporary Roman Catholic theologians; or, perhaps, as Goldmann did all these years ago, when he claimed Pascal as the model for his own rather selective mode of reading, that Pascal is not interested in describing rival opinions with philological accuracy: he wishes to bring out the fundamental vision underlying them (29). In this case, he would be describing Molinism and Calvinism as ideal types, rather than using the terms as simplifying labels for complex doctrinal utterances, complicated further by their textual embodiment. From the intellectual-historical point of view, however, all this might be another occasion to repeat to oneself the lessons that it is better to encounter posi- <?page no="125"?> 125 Concordia: Reconciling grace, predestination, and freedom tions in the texts of their original upholders rather than via their opponents’ representations of them; and that attempts to bring intellectual concord by reconciling or synthesizing opposing positions usually leave some residues of discordance. Works Cited Aristotle. Nicomachean Ethics. Trans. H. Rackham. 2nd ed. London: Heinemann, and Cambridge, MA: Harvard UP, 1934. Augustine [of Hippo]. De diversis quaestionibus octoginta tribus. Migne 40: 11-100. -. Epistolae ad Galatas expositionis liber unus. Migne 35: 2105-48. Calvin, Jean. 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La querelle, déclenchée dans la première modernité par des décrets ambigus du Concile de Trente et au XVII e siècle par le livre Défense de la vertu du jésuite Antoine Sirmond, a repris des forces pour ne se terminer qu’avec le siècle. Leibniz écrivait en 1690: “Ce qui me paroît de plus important dans la dispute qu’il y a entre les Jésuites et les Jansenistes c’est l’importance de l’amour divin ou de la pénitence sincère, indépendante de la crainte ou de l’espérance” (Arnauld 202). Je poursuis dans l’étude présente un thème qui occupe mes travaux récents (Probes “Dieu” et “Commemoration”); j’élargis ici mon champ d’étude pour entreprendre une analyse des rôles et des armes de Boileau et de Bossuet dans cette controverse. Les ouvrages polémiques examinés ici nous fournissent un exemple puissant de ce que Jean Mesnard désigne comme étant “la vraie contestation” celle où les participants “admettent une même référence, constituée [ici] par la révélation.” 1 À partir des analyses présentées, il apparaîtra qu’unis autour de la révélation (Concordia) comme par un réseau de communication (Boileau envoie son épître à Bossuet), nos participants de la controverse sur l’amour divin manifestent néanmoins des tensions et des voix souvent violemment discordantes. Le “théologien téméraire” de l’Épistre XII se sert d’un genre protéiforme pour avoir accès à de nombreux lecteurs de tendances diverses 2 : son premier 1 “Pascal et la contestation” dans Mesnard (393-404). Voir pour la polémique Ferreyrolles Polémique et “Rhétorique.” Je tiens à indiquer ici mon appréciation à mes assistants de recherche: Martine Landis et Cédric Michel. 2 Génetiot caractérise l’épître comme “un genre protéiforme aux virtualités multiples, non seulement métamorphique […] mais […] ‘gigogne’, capable d’enchâsser une diatribe satirique, une tirade élogieuse ou un retour sur soi élégiaque.” 104-105. <?page no="128"?> Christine McCall Probes 128 lecteur ou dédicataire, l’abbé Renaudot, la foule adressée directement comme “confesseurs insensés,” “ignorans séducteurs,” “Docteurs,” “Aveugles dangereux” ainsi que “les honnestes gens” ou “le Public” (Boileau 149-54, n. 982-89). Mon examen va donc dégager les stratégies rhétoriques qui rendent ce “Discours” (v. 135) ou cette “Prosopopée” (v. 236) efficace. Composée d’une quinzaine de scènes ou tableaux, dont certains doublés et formant des mises en abîme, l’Épistre XII cherche à dissuader ses lecteurs de la notion que “sans aimer Dieu l’on peut en estre aimé” (v. 42). Si, dans ses préfaces Boileau annonce sérieusement: “dans le troisième [épître] je décide hautement du plus grand et du plus important point de la Religion: Je veux dire, de l’Amour de Dieu” (138), il ne néglige pas pour autant d’y mettre “l’agrément” et “le sel […] propre à piquer le goust general des Hommes” (1). Les deux premières scènes démontrent que Boileau n’a pas oublié les préceptes du théâtre d’Horace qu’il avait fait siens dans le “Chant III” de l’Art poétique, notamment le conseil contre les “froids raisonnemens” et l’avertissement que dans le théâtre “le sujet n’est jamais assez tost expliqué” (169, 170). Le poète et le destinataire de l’épître sont les acteurs des scènes initiales où sont dépeints des tableaux antithétiques - le premier, de l’homme bénéficiaire de la grâce et le second, du “Pécheur obstiné.” D’autres figures remplissent les tableaux: “la Grace” et “la Sagesse,” toutes deux personnifiées; “un Prestre”; Dieu en ses trois personnes; et “un Démon.” Une série d’oppositions étaye la structure antithétique des tableaux; pour décrire la conversion, le poète emploie la métamorphose de “tenebres en jour” et de “la crainte servile en filial Amour” (v. 17, 18). Les verbes antithétiques traduisent l’action de “la Sagesse suprême,”/ [qui] Pour chasser le Démon se sert du Démon mesme” (v. 19, 20). Le Démon ou “cette utile frayeur” représente la peur dont Boileau reconnaît la condition préalable à l’amour. Si, dans le premier tableau, le Démon est chassé, dans le second, il reste, et “le Pécheur obstiné,” qui craint Dieu “comme un Tyran severe” au lieu d’aimer son Créateur comme “son veritable Pere,” demeure “attaché […] au Démon” (v. 23, 24, 30). Un troisième tableau dramatique s’insère dans un mouvement lyrique où l’action de “la Grace” est dépeinte au moyen d’une allusion biblique: Cette utile frayeur propre à nous penetrer Vient souvent de la Grace en nous preste d’entrer, Qui veut dans nostre coeur se rendre la plus forte, Et pour se faire ouvrir déja frappe à la porte. (v. 9-12) Le lecteur chevronné de la première modernité aurait associé l’action de frapper à celle du Christ qui dans ses paroles réitérées se sert de cette imagerie. L’allusion ici est, sans doute, à la scène dans l’Apocalypse 3.19-20 où le Christ parle aux Laodicéens: “Aie donc du zèle et repens-toi! Voici: je me <?page no="129"?> 129 Boileau et Bossuet, le poète-satiriste et le pasteur d’âmes tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui.” Boileau a recours à maintes reprises à l’arme de l’allusion biblique pour soutenir son argument “qu’un Chrestien/ Est obligé d’aimer l’unique Auteur du bien” (v. 169-170). Selon lui, c’est l’arme la plus convaincante, même contre les “vains Docteurs”: “Dieu dans son Livre saint […]/ Ne l’a-t-il pas écrit lui-mesme à chaque page? ” (v. 175-76). L’allusion, qui évoque “un univers de culture” partagé (Molinié 44) peut aussi fournir au poète des scènes dramatiques. Trois scènes contribuent d’une manière croissante à la satire formulée autour de la réception au Ciel des chrétiens. Boileau peut, comme l’auteur de l’Épître de Jacques, ne faire qu’esquisser la scène: “Heureux l’homme [qui] recevra la couronne de vie, que le Seigneur a promise à ceux qui l’aiment” (1.12). Le poète adresse à son dédicataire une première ébauche d’une scène où figure “un Chrestien effroyable” qui “par des formalités [gagne] le Paradis” (v. 43-46). L’interrogation réitérée transmet l’étonnement du poète et de son lecteur à la vue d’un tel spectacle (notons l’emploi du pronom indéfini): “Dieu fera voir aux yeux des Saints épouvantés/ Son ennemi mortel assis à ses costés? Peut-on se figurer de si folles chimeres? ” (v. 49-51). La deuxième scène s’interpose dans un raisonnement adressé aux “Docteurs” dont Boileau qualifie l’école d’”égarée” et qu’il veut désarçonner. La scène suit une série d’interrogations qui devraient faire éclater leurs “confus sophismes” (v. 156) et les convaincre du pouvoir du Saint-Esprit, “n’estant qu’Amour lui-même,” de nous échauffer “de son amour suprême” (v. 138-40). La représentation du “Bienheureux en l’éternel Séjour” (v. 150), son âme brûlant du “feu d’amour,” permet à Boileau d’offrir en termes dramatiques une définition de l’amour pour la contraster à celle des Docteurs: “Et n’allés point, pour fuïr la raison qui vous presse,/ Donner le nom d’Amour au trouble inanimé/ Qu’au coeur d’un Criminel la Peur seule a formé” (v. 144-46). Les acteurs de la scène: Dieu, le Bienheureux et “nous,” illustrent la vérité que l’épître veut enseigner tout en communiquant un avertissement semblable à l’invitation biblique suivante: “Cherchez l’Éternel pendant qu’il se trouve” (És 55.6 et passim) bien que l’impératif concis soit transformé en une scène tragique: Dans le fatal instant qui borne nostre vie Il faut que de ce feu nostre ame soit remplie; Et Dieu sourd à nos cris, s’il ne l’y trouve pas, Ne l’y rallume plus aprés nostre trépas. (v. 151-54) La troisième scène se situe vers la conclusion de l’épître, immédiatement après la narration d’une dispute vraisemblablement réelle 3 que Boileau a dû 3 Voir, pour ces disputes, dont l’une est rapportée par Madame de Sévigné, Boileau 988 n. 17. <?page no="130"?> Christine McCall Probes 130 soutenir avec des adversaires qui l’avaient fortement blâmé d’avoir prôné “un pur calvinisme” (v. 192-99). L’étonnement du poète est transmis, non sans humour, par l’antiphrase: “O Ciel! me voilà donc dans l’erreur, dans le schisme” (v. 200). La scène du jugement, un développement inverse des paroles de Jésus (Mt 25.31-45), étend l’ironie jusqu’au point où Dieu, prononçant “des ironiques mots de sa bouche divine” (v. 232), accueille au Ciel comme “tendre Agneau” le docteur “utile” qui avait “delivré l’Homme […]/ De l’importun fardeau d’aimer son Createur” (v. 221-22). Un surcroît d’ironie se trouve dans la tâche que Dieu assigne au docteur, celle de “desabuser les Anges […] du besoin d’aimer Dieu” (v. 224). Le poète, reprouvé comme “bouc infame” devrait “brüler […] en l’éternelle flamme” (v. 206-08). Les discours de “ce Dieu fulminant” provoquent chez le poète une réponse d’humilité et de sincérité: “O! que pour vous mon coeur moins dur, et moins farouche,/ Seigneur, n’a-t-il, helas! parlé comme ma bouche? ” (v. 227-29) tandis que chez le docteur la réponse ne consiste qu’à murmurer “quelques termes d’aigreur” (237). Les expressions d’ironie s’entassent les unes sur les autres dans la scène satirique et s’étendent jusqu’aux épithètes ou appellations qui servent à rehausser la tension: le poète se juge “malheureux” tandis que “l’utile Docteur” est présenté comme “Bien-aimé” (v. 209, 218, 221). 4 Le lyrique côtoie le satirique dans les paroles prêtées à “ce Dieu fulminant” qui prononce la condamnation du poète, permettant à Boileau une dernière exposition de “l’Amour essentiel” (v. 229). Si ce Dieu imaginé condamne le poète d’avoir soutenu “que l’Homme deût [l’] aimer,” à l’intérieur de cette condamnation même, Boileau peint une scène lyrique d’un pécheur ému par l’Amour: “[Tu] pretendis, qu’il falloit […]/ Que le Pecheur touché de l’horreur de son vice/ De quelque ardeur pour moi sentist les mouvemens,/ Et gardast le premier de mes commandemens” (v. 211-14). La représentation de “l’amour affectif,” nécessairement au centre de l’épître, s’allie aux armes les plus disparates, qu’il s’agisse d’un tableau lyrique ou d’une série d’interrogations, pour exhorter le lecteur. Lorsque Boileau avait récité son épître au Père de la Chaise, ce dernier “n’a faict que s’escrier pulchré, bené, recte” 5 en insistant pour que l’auteur répète trois fois un extrait. Il s’agissait des vers 98-106, dont le noyau est composé d’une manière renversée des paroles de Jésus: “Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements” (Jean 14.15). 6 Les interrogations qui précèdent la conclusion consolatrice, “Allés, vous l’aimés, croyés-moy./ Qui fait exactement ce que ma 4 Voir Borgerhoff, Bray, Schröder, et Donville, notamment les essais de Zuber et de Népote-Desmarres. 5 Lettre du 26 septembre 1696 de Boileau à Racine. Voir Boileau 767-69. 6 Ibid. Boileau donne la version lue de ces huit vers dans sa lettre. <?page no="131"?> 131 Boileau et Bossuet, le poète-satiriste et le pasteur d’âmes Loi commande/ A pour moy, dit ce Dieu, l’Amour que je demande” (en italique dans le texte, v. 98-100), présentent au lecteur une méthode d’examen de conscience basée sur les Béatitudes et sur les conseils de Jésus au jeune homme riche (Luc 6.27, Mt 19.16-21). Je soutiens que cette suite d’interrogations forme un argument à double tranchant qui devrait tant combattre les adhérents de l’attrition en les renvoyant à l’Ecriture 7 que rassurer le lecteur inquiet qui par ses réponses serait en mesure de réagir définitivement à la question initiale: “Voulez-vous donc sçavoir, si la Foy dans vostre ame/ Allume les ardeurs d’une sincere flamme? ” (v. 91-92). La controverse sur le rôle de l’amour, avec ses liens entre Pascal, Boileau et Bossuet nous permet d’entrevoir un véritable réseau de communication entre partisans. Boileau, qui dans l’Épistre XII s’est inspiré de la Xe Provinciale et ne cesse de vanter “toujours [Les Provinciales] comme le plus parfait ouvrage qui soit en nostre langue” (791-94), 8 envoie son ouvrage à Bossuet qui le caractérise d’”hymne céleste de l’amour divin” et son instrument de “bouche inspirée” (974 n. 3 et 982). 9 Ne pourrait-on pas penser que les passages lyriques enchassés dans l’épître du grand satiriste sont à l’origine de l’admiration exprimée par le pasteur d’âmes? Bossuet a consacré un traité au sujet controversé, Le Traité de l’amour de Dieu nécessaire dans le sacrement de pénitence, publié à titre posthume en 1736. 10 Le thème est un élément constant dans son oeuvre colossale; s’adressant tour à tour à la cour et à la ville, aux théologiens protestants ou catholiques, Bossuet insistait sur le rôle de l’amour soit dans l’Incarnation soit dans la réponse de l’homme à l’amour divin: “C’est […] l’amour qui l’a fait descendre pour se revêtir de la nature humaine. Mais quel coeur aura-t-il donné à cette nature humaine, sinon un coeur tout pétri d’amour? […] ‘Dieu est charité; et qui persévère dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui’ [I Jn 4.16]” (Œuvres 413-29). 11 Si dans ses conférences ultérieures, ses traités et ses ouvrages théoriques, Bossuet faisait des distinctions subtiles dans l’interprétation de décrets ecclésiastiques, il communique d’une façon invariable la réponse de l’homme à Dieu en termes d’une obligation comme d’un tribut: “Le Dieu de tout l’univers ne devient notre Dieu en particulier que par l’hom- 7 Dans sa Préface, Boileau donne “pour l’interest de la Verité” la proposition qu’il combat: “Attritio ex gehennae metu sufficit etiam sine ullâ Dei dilectione, et sine ullo ad Deum offensum respectu; quia talis honesta, et supernaturalis est” (140). Corum estime qu’il existe une “unrelenting quest” de Boileau pour “la libre verité” (Épistre V, v. 122) (201-07). 8 Lettre de Boileau de juin 1694 à Arnauld 791-94. 9 Lettre de Bossuet à l’abbé Renaudot (1696) 974, n. 3 et 982. 10 Bossuet avait composé l’ouvrage en latin; son neveu le donne avec une traduction. 11 “Panégyrique de saint Jean, Apôtre” 1658. <?page no="132"?> Christine McCall Probes 132 mage de notre amour” (Œuvres oratoires 4: 284-90). 12 Des événements tels que la profession de La Vallière ont suscité un large intérêt dans le concept qui était au coeur du sermon de vêture dont l’argument s’organise autour de la définition des “deux amours” énoncée par saint Augustin: “Amor sui usque ad contemptum Dei; amor Dei usque ad contemptum sui” [De civitate Dei 14.28]; Bossuet exhortait son auditoire ainsi: “Laissez-lui [le Saint-Esprit] remuer au fond de vos coeurs ce secret principe de l’amour de Dieu” (Œuvres oratoires 6: 32 seq. et 570). 13 Jacques Truchet, dans son étude magistrale, La Prédication de Bossuet, passant en revue lettres de direction, commentaires, méditations, catéchismes, traités et œuvres oratoires, affirme que Bossuet mérite le titre de “prédicateur de l’Amour divin” (245-80). 14 Si des passages lyriques, des images comme “la plante divine” ou “les flammes” du Saint-Esprit émaillent les œuvres oratoires de Bossuet, de telles expressions passionnées parsèment également, bien que d’une façon moins manifeste, le sobre Traité de l’amour de Dieu, destiné aux théologiens et aux prêtres. Les armes de combat contre “les nouveaux Casuistes” (209) sont des plus variées, le lyrique et l’imagé venant à l’appui d’une logique serrée qui interprète les décrets du Concile de Trente. Le lyrique peut s’associer à l’exposition de la prière Dominicale, le lecteur étant appelé à prononcer les premières paroles, “Notre Pere,” “dans le même esprit que Jesus-Christ les a prononcées” (12). Se rapprochant de ses lecteurs par l’emploi de “nous,” Bossuet réunit l’amour implicitement exprimé dans la phrase initiale de la prière avec deux textes de saint Paul (Rm 8.15, Ga 4.6) où une pareille appellation, “Abba! Père! ” s’oppose à la crainte: “Si nous les [les paroles “Notre Père”] prononçons dans le même esprit que Jesus-Christ les a prononcées, n’inspirent-elles pas […] non l’esprit de crainte, mais l’esprit d’adoption & de charité” (en italique dans le texte, 12-13). Un tableau émouvant dépeint l’âme touchée du Saint-Esprit; personnifiée, elle “s’élance vers la charité […] pour la saisir […], & par un empressement à lui tendre les bras comme pour l’embrasser, & la placer au milieu de son coeur” (49). Alors que de tels passages devraient persuader en suscitant l’intérêt affectif, d’autres composés d’interrogations formulées après diverses preuves alléguées ramènent le lecteur à la logique: “Enfin quelle raison pourroit-il y avoir de nier la nécessité de l’amour dans le Sacrement de Pénitence? ” (57). L’évêque ne cesse d’être pasteur; le propos de résoudre une 12 “Sermon de l’Annonciation,” 1662. 13 “Profession de La Vallière,” 4 juin 1675. Pour des perspectives pertinentes sur Bossuet et l’augustinisme, voir Hupé. 14 Ce n’est qu’avec le “Sermon sur la véritable conversion” (1668) que Bossuet prend la “position radicale” de contrition (Truchet 253, 333). <?page no="133"?> 133 Boileau et Bossuet, le poète-satiriste et le pasteur d’âmes question théologique d’actualité se complète du désir de protéger “les ames simples” pour qu’elles “ne soient point trompées par une fausse sécurité [par la position de l’attrition simple]” (225). Bossuet développe son argumentation en se référant aux passages et exemples bibliques. L’allusion répétée à David est particulièrement apte à persuader; les lecteurs ne se seraient-ils pas rappelés de son appellation par l’Éternel comme “un homme selon mon coeur” (I S 13.14, Ac 13.22)? Des exemples du même genre prêtent un appui solide aux raisonnements formulés pour atterrer les adhérents de “méprisables subtilités, aussi peu dignes de la gravité que de l’autorité de l’Ecole” (58). Des interrogations et des exhortations réitérées devraient convaincre ces “aveugles conducteurs d’aveugles”: “David n’aimoit-il donc pas d’un amour de charité le Dieu de son coeur, lors qu’il lui disoit: ‘Je vous aimerai, Seigneur, vous qui êtes ma force. Le Seigneur est mon appui, mon refuge, mon Dieu? ’” (106). Dans son interprétation des décrets du Concile de Trente, Bossuet soutient sa démonstration logique par des références aux Pères de l’Église, aux premiers conciles, aux papes et à l’historien du Concile de Trente, le Cardinal Palavicin. Pour mettre fin aux disputes du temps et du lieu dans lesquels on est obligé de former l’acte d’amour de Dieu, Bossuet mobilise “les jugemens [des] plus celebres Universités, [des] souverains Pontifes, […] & le consentement de l’Eglise universelle” (11). À la différence de Pascal dans la X e Provinciale, Bossuet ne nomme pas les docteurs qui avaient réduit les termes de l’obligation d’aimer Dieu aux jours de fêtes ou à tous les trois, quatre ou cinq ans. Au lieu de qualifier cette argutie de “badinage” comme le fait le narrateur naïf Montalte-Pascal (Pascal 694), Bossuet conteste sa validité par une interrogation qui démontre son caractère illogique: “Peut-il en effet y avoir quelque raison de supprimer pendant cinq ans l’obligation de cet acte, qui ne prouve aussi qu’on pourroit s’en passer toute la vie après l’avoir produit une fois, ou sans même qu’il l’eût jamais été? ” (10). Se focalisant sur des actions salutaires plutôt que sur les disputes de temps et de lieu, le clergé et tout croyant devraient travailler “à produire cet acte si necessaire”: “Disons […] que si le divin précepte oblige pour une fois, il oblige pour cent, pour mille & sans mesure comme sans bornes” (10). Si Bossuet n’hésite pas à démanteler les arguments, à les qualifier de “comble de l’absurdité” (88), les interrogations faisant éclater leur caractère insensé (“Trouvera-t-on dans les Ecritures l’exemple d’un seul pecheur qui sans amour ait obtenu la grace de la réconciliation? ” [174]), il peut néanmoins accorder un point à ses adversaires. N’acceptant pas que la crainte soit suffisante, il reconnaît toutefois son utilité “pour nous exciter à l’amour” (174). C’est chez saint Augustin (la version latine du Traité cite In Joannis Evangelium Tractatus) que Bossuet puise ici et son raisonnement et son expression imagée, les deux armes se complétant <?page no="134"?> Christine McCall Probes 134 de façon marquante. Développant “la liaison si naturelle & si étroite” entre la crainte et le désir d’aimer, Bossuet met en valeur le rôle du Saint-Esprit comme essentiel à l’un ainsi qu’à l’autre: “Plus le pecheur est ébranlé par cette impression de l’esprit saint, plus il est propre à recevoir celles du saint amour. Et c’est dans ce sens que saint Augustin a dit que la crainte de la peine est à l’égard de la justice, ce que l’aiguille est à la soye” (175). On relève dans les ouvrages étudiés ici les figures et les voix les plus discordantes chez le poète-satiriste et l’Évêque de Meaux, pasteur d’âmes. Les tons mêlés de ces voix font ressortir les tensions palpables de la longue controverse sur l’amour de Dieu. Les acteurs chez Boileau - la Grâce, la Sagesse, un Démon, de faux Docteurs, Dieu qui prononce des mots ironiques - assaisonnent les propos du poète, lui-même acteur. Le caractère dramatique de l’Épistre XII, réalisé dans une structure antithétique qui embrasse certains mouvements lyriques, permet au “théologien téméraire” de combattre les adhérents de l’attrition simple ainsi que de rassurer le lecteur qui désire “sçavoir, si la Foy […]/ Allume les ardeurs d’une sincere flamme” (91-92). Ce même argument double organise le Traité de Bossuet, les voix qui l’animent fournies par des figures bibliques telles que David, Saint Paul, Jésus, opposées aux “nouveaux Casuistes,” entre autres. Nous avons affaire dans le sobre traité non pas à de véritables mises en scènes, mais à des confrontations dramatiques de citations puisées dans les décrets du Concile, dans les Pères de l’Église et dans les deux Testaments. Ces citations entremêlées à la voix de l’auteur approvisionnent en armes efficaces cette composition qui cherche à interpréter les décrets du Concile ainsi qu’à “confondre à jamais tous ces raisonneurs, qui sur une matiere de cette importance, n’ont à nous donner que des réponses si frivoles & si vaines” (86-87). La controverse intense sur “l’Amour de Dieu,” sur “l’attrition” et “la contrition,” s’est étendue à travers le Grand Siècle et est parvenue à la couronne même. Si Nicolas Caussin, le confesseur jésuite de Louis XIII, a enseigné à ce dernier que la contrition était essentielle, Richelieu l’a assuré du contraire, en exilant Caussin à Quimper (Pascal 1203-06). Bossuet contestait la direction ordinaire donnée à Louis XIV, en insistant, tant pour la vie personnelle que pour le gouvernement du pays, sur l’obligation d’aimer Dieu, notamment dans son Instruction sur les devoirs des rois découlant de la nécessité d’aimer Dieu et dans sa Politique tirée de l’Écriture. 15 15 Couton cite la lettre de Bossuet sur l’amour de Dieu à Louis XIV (mai 1675) et son Instruction […] qui traitent toutes les deux ce principe, d’où découlent les devoirs d’un souverain: “protéger la religion, assurer la justice, régler les finances, établir la paix” (128). <?page no="135"?> 135 Boileau et Bossuet, le poète-satiriste et le pasteur d’âmes Bibliographie Arnauld, Antoine. Œuvres complètes. Vol. 4. Lausanne, 1775-1781. Boileau, Nicolas. Œuvres complètes. Éd. F. Escal. Paris: Gallimard, 1966. Borgerhoff, E.B.O. “Boileau Satirist Animi Gratia.” Romanic Review 43 (1952): 241-55. Bossuet, Jacques Bénigne. Œuvres. Éds. abbé Velat et Y. Champailler. 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H ODGSON The University of British Columbia Il faut toujours désirer de connaître la volonté de Dieu, parce que notre ignorance nous la cache à tout moment. Il faut désirer de la suivre, parce que notre concupiscence ne cesse point de nous en éloigner. Nicole, “De la soumission à la volonté de Dieu” D’où vient, je vous prie, qu’encore qu’il y ait parmi les hommes une prodigieuse diversité d’opinions touchant la manière de servir Dieu, & de vivre selon les loix de la bienséance, on voit néanmoins certaines passions régner constamment dans tous les païs, & dans tous les siècles? Bayle, Pensées diverses sur la comète “De par la nature des problèmes qu’il discute le plus souvent et de par la masse écrasante de ses connaissances érudites,” écrit Elisabeth Labrousse, Pierre Bayle (le “philosophe de Rotterdam”), se trouve “constamment en mesure de confronter des opinions contradictoires” (593). Depuis un quart de siècle, les spécialistes de Bayle ne cessent de répéter que ses écrits, y compris sa correspondance volumineuse, constituent “une œuvre-carrefour, centre d’interférences multiples, d’échos proches et lointains” (Rétat 24) ou bien une œuvre d’une extraordinaire complexité “où convergent et se recoupent des traditions opposées” (10). Comme Frédéric Brahami le constate dans Le travail du scepticisme: Montaigne, Bayle, Hume, Bayle suit l’exemple de Montaigne dans la mesure où il “utilise les matériaux issus de toutes les écoles, de tous les courants de pensée qui sont vivants autour de lui” (162). Si Bayle a été “the most misunderstood writer of his age” (Whelan 9), pose Ruth Whelan dans The Anatomy of Superstition, c’est parce que l’œuvre tout entière de ce polygraphe prolifique a été marquée par des points de vue philosophiques fort différents sinon diamétralement opposés. Chez Bayle <?page no="138"?> Richard G. Hodgson 138 l’augustinisme théologique et le relativisme sceptique se côtoient à maintes reprises, et cela dans de nombreux textes. Comme nous allons le voir, ce phénomène se produit également dans des contextes philosophiques beaucoup plus restreints, tels que la morale janséniste, d’une part, et deux principes fondamentaux de la pensée libertine, d’autre part. Ces deux principes sont la recherche systématique du plaisir et la nécessité d’adopter une attitude sceptique vis-à-vis de toute personne qui prétend avoir trouvé la vérité ou qui croit à l’existence de vérités éternelles et immuables. Dans cette étude, je me propose d’analyser dans l’œuvre de Bayle la convergence entre la conception rigoureusement janséniste du péché originel qu’on trouve chez Pierre Nicole et une tradition opposée, à savoir un profond scepticisme face à la notion de péché originel. C’est à partir de cette convergence extraordinaire que le philosophe de Rotterdam a élaboré une nouvelle théorie des passions, dont je vais tenter ici d’esquisser les grandes lignes. La conception baylienne des passions est fondée sur l’idée que “tout le désordre moral de la vie humaine” prend racine dans la nature humaine, et non pas dans les “funestes suites” d’un acte dépravé commis il y a fort longtemps par nos prétendus “premiers parents,” Adam et Eve (cité par McKenna, “Bayle moraliste augustinien,” 182). Comme la plupart des grands esprits de son temps, Pierre Bayle a été un lecteur assidu et enthousiaste des écrits de Pierre Nicole, dont il a suivi de près la carrière et pour qui il a exprimé la plus grande admiration. 1 Dans une lettre écrite à son frère Jacob datée du 5 juin 1678, par exemple, Bayle parle de la publication récente de la quatrième partie des Essais de morale de Nicole, précisant que dans ce livre “l’éloquence et la force des pensées y règnent également” (Bayle, “Correspondance” 39; lettre 152). Faisant l’éloge de l’auteur des Essais de morale dans l’article qu’il lui consacre dans son Dictionnaire historique et critique, Bayle appelle le théologien et polémiste janséniste “l’une des plus belles plumes de l’Europe” (3: 501-505; art. “Nicolle Pierre”). Qu’est-ce qu’un vrai philosophe doublé d’un polémiste huguenot comme Bayle a pu trouver d’important dans l’œuvre de cet ennemi déclaré de la Religion prétendument réformée? C’est là un sujet auquel on pourrait consacrer un très long livre. Je me contenterai de deux exemples. Premièrement, Nicole a fait preuve, comme Bayle, d’une profonde méfiance vis-à-vis de l’Histoire et des historiens. “Il n’y a guère … de solidité dans la science des faits ou des événements historiques” (Nicole 41), affirme-t-il dans “De la faiblesse de l’homme.” Pour sa part, Bayle est convaincu qu’il “n’y a qu’abus et incertitude dans l’Histoire” (“Critique générale” 19) et que dans l’œuvre 1 Sur les rapports entre le jansénisme et la pensée de Bayle, voir l’article d’Antony McKenna, “Pierre Bayle et Port-Royal.” <?page no="139"?> 139 Morale janséniste et pensée libertine chez Pierre Bayle de la plupart des historiens tant anciens que modernes on ne trouve que “l’esprit, les prejugez, les intérêts, & le goût du parti dans lequel se rencontre l’Historien” (11). Deuxièmement, Nicole a souvent exprimé, tout comme Bayle, son scepticisme à l’égard de l’utilité de la vaste majorité des textes philosophiques tant anciens que modernes. Dans un passage de “De la faiblesse de l’homme” dans lequel son penchant pour le pyrrhonisme se manifeste, par exemple, Nicole soutient que “la plus grande partie de la philosophie humaine n’est qu’un amas d’obscurités et d’incertitudes, ou même de faussetés” (44). Dans les Essais de morale, Nicole revient constamment à ce qui constitue à ses yeux la source de tous nos problèmes dans le domaine de la morale: ce qu’il appelle, dans “De la connaissance de soi-même,” “l’ inclination au mal que le péché a imprimée dans nos âmes” (340). Lorsque nous cherchons à comprendre la place centrale que le péché originel occupe dans le coeur et dans le comportement des êtres humains à travers l’histoire et cette “inclination au mal” qui en résulte, prétend Nicole dans “De la soumission à la volonté de Dieu,” Nous en avons le plus grand exemple qu’on se puisse imaginer en la personne d’Adam et d’Eve; car aucun sans doute n’a vu de si funestes suites de ses péchés que celles qu’ils ont vues de leur désobéissance, puis que tous les maux qui sont arrives à tous les hommes ensemble, tous les péchés qui se sont commis dans le monde, et la damnation de ce nombre innombrable de réprouvés sont des suites de leur crime. (104) Dans son Commentaire philosophique sur ces paroles du Christ, Contrains-les d’entrer, Bayle réfléchit longuement sur la chute de l’homme causée par “le mauvais usage qu’Adam a fait de sa liberté” (Bayle 437) et semble prendre au sérieux, au moins provisoirement, cette explication des origines du mal moral. Mais dans les Pensées diverses sur la comète, Bayle pose que la tendance humaine, trop-humaine au mal est profondément ancrée dans la nature humaine et suggère que ce penchant aurait continué à se manifester dans le comportement des êtres humains même si Adam et Eve n’avaient jamais désobéi à Dieu: Il y a un germe de corruption dans l’âme de l’homme, qui peut être fort bien comparé à un feu attaché à une matière combustible. Ce feu poussé par un vent impétueux fait des ravages épouvantables; mais il ne laisserait pas d’en faire beaucoup quand même il ne serait pas aidé d’aucun vent. […] D’où paraît l’erreur de ceux qui s’imaginent qu’il ne leur vient jamais une méchante pensée qui ne leur soit pas inspiré par le démon, ne considérant pas qu’ils ont au-dedans d’eux-mêmes le principe de leur malice. (464, mes italiques) <?page no="140"?> Richard G. Hodgson 140 Que les “vents impétueux” continuent à souffler ou pas, que le démon persiste à nous tenter ou pas, affirme Bayle, la “matière combustible” qui se trouve à l’intérieur de chaque être humain ne manquera pas de prendre feu. “Nous flottons dans la mer de ce monde au gré de nos passions,” écrit Nicole dans “De la faiblesse de l’homme,” “qui nous emportent tantôt d’un côté et dans tantôt d’un autre, comme un vaisseau sans voile et sans pilote” (53). Comme La Rochefoucauld, Nicole a cherché à mieux comprendre le fonctionnement des passions humaines et à placer son analyse dans un cadre très large, celui de la “faiblesse” de l’homme. Aux yeux de l’auteur des Essais de morale, les passions humaines causent tant de dégâts dans la vie des êtres humains précisément parce qu’elles “viennent de faiblesse et du peu d’attache que leur âme a aux biens véritables et solides” (Nicole 54), à savoir l’amour de Dieu et le fait de reconnaître “ce que nous pouvons devenir si Dieu nous abandonne à nous-mêmes” (Nicole 346-347). Pour le moraliste intransigeant qu’est Pierre Nicole, l’objectif principal de toute morale est de nous “rabaisser” et de nous “humilier”: ne nous flattons jamais d’une entière exemption d’aucun vice, ni d’un amortissement total d’aucune passion, et reconnaissons en nous cette malheureuse capacité de tous les crimes et de tous les dérèglements des hommes. Que cette vue ne nous permette jamais de nous élever au-dessus de qui que ce soit. Qu’elle nous rabaisse et nous humilie par tous les désordres et par tous les défauts que nous remarquerons dans les autres, puisqu’ils sont nôtres en quelque façon par la pente que nous y avons, et par l’impuissance où nous sommes de nous en garantir si Dieu ne nous en préserve. Ainsi l’histoire des hommes, qui ne comprend presque que celle de leurs passions, de leurs faiblesses et de leurs désordres, deviendra en quelque sorte notre propre histoire. (346-347) Un des plus grand devoirs des êtres humains est donc de “s’efforcer de connaître à fond l’injustice, la vanité et la faiblesse de l’homme” ainsi que “le progrès et les effets de ses passions,” ce qui nous permettra, selon Nicole, de reconnaître “que nous avons la racine et la source de ces défauts” et d’assumer la lourde responsabilité de “découvrir ce que ces racines ont produit en nous” (347). A l’instar de Nicole, Bayle le moraliste a compris que les passions humaines sont “l’un des plus grands obstacles à la vérité,” dans la mesure où elles “viennent obscurcir les objets, ou faire une diversion perpétuelle aux forces de l’esprit” (“Commentaire philosophique” 393). En même temps que le pouvoir illimité des passions nous rend extrêmement faibles, affirme le philosophe de Rotterdam, “la malice déprave la volonté” (cité par McKenna, “Bayle moraliste augustinien,” 182). Si les hommes “observent plusieurs cérémonies en vertu de la religion qu’ils professent,” constate-t-il dans les <?page no="141"?> 141 Morale janséniste et pensée libertine chez Pierre Bayle Pensées diverses, “c’est parce que cela ne les empêche pas de satisfaire les passions dominantes de leur cœur […] Ou bien disons que, s’ils observent régulièrement plusieurs cultes pénibles et incommodes, c’est parce qu’ils veulent racheter par là leurs péchés d’habitude et accorder leurs consciences avec leurs passions favorites” (Bayle 296). C’est pour cela que la nature humaine est “une terre maudite” dont les premiers fruits sont “[l]a gourmandise, l’orgueil, la colère, l’avarice, la jalousie, l’envie, le mensonge, le désir de vengeance, [et] la luxure” (qtd. in McKenna, “Bayle moraliste augustinien” 180). 2 Revenant à cette conception profondément pessimiste de la nature humaine dans l’article “Hélène” du Dictionnaire historique et critique, Bayle conclut que “la vie humaine n’est presque autre chose qu’un combat continuel des passions avec la conscience, dans lequel celle-ci est presque toujours vaincuë” (2: 709). Dans les Pensées diverses sur la comète, Pierre Bayle pose une question fondamentale: comment peut-on expliquer le fait qu’un homme qui “croit un Dieu, un Paradis & un Enfer” (94) se comporte presque toujours comme s’il n’y croyait pas? 3 En d’autres termes, comment se fait-il que la plupart des gens qui ont une religion mènent une vie déréglée et s’adonnent au vice et aux “voluptés corporelles” chaque fois qu’une occasion de le faire se présente? Selon ce grand lecteur de Hobbes, cette “incongruïté” s’explique par le fait que “ce ne sont pas les opinions générales de l’esprit qui nous déterminent à agir, mais les passions présentes du cœur” (Bayle, Pensées diverses 297). Plus on étudie le comportement social des êtres humains, affirme Bayle, plus on se rend compte que l’homme ne se détermine pas à une certaine action, plûtôt qu’à une autre, par les connoissances générales qu’il a de ce qu’il doit faire, mais par le jugement particulier qu’il porte de chaque chose, lors qu’il est sur le point d’agir. Or ce jugement particulier peut bien être conforme aux idées générales que l’on a de ce qu’on doit faire, mais le plus souvent il ne l’est pas. Il s’accommode presque toûjours à la passion dominante du cœur, à la pente du tempérament, à la force des habitudes contractées. (86-87, mes italiques) Ici, Bayle se situe beaucoup plus près de Hobbes que de St. Augustin et se rapproche directement des grands libertins érudits du dix-septième siècle, tels Naudé et La Mothe Le Vayer, dont il connaissait et admirait les œuvres. Le ressort de nos actions, ce ne sont pas nos croyances religieuses, “c’est le temperament, la coûtume, ou quelque passion particulière qui nous determi- 2 La citation est tirée de la Continuation des Pensées diverses. 3 Sur cet aspect de la pensée de Bayle, voir l’étude d’Antony McKenna, “Pierre Bayle: moralisme et anthropologie.” In Pierre Bayle dans la République des Lettres. Philosophie, religion, critique (2004). <?page no="142"?> Richard G. Hodgson 142 nant,” écrit Bayle dans les Pensées diverses et c’est pour cela qu’il peut y avoir “une disproportion énorme entre ce que l’on croit, & ce que l’on fait” (113). C’est à l’instar de La Rochefoucauld, nous rappelle Antony McKenna, que Bayle cherche à montrer que “la vertu humaine ne vient pas de ce que l’on connaît la volonté de Dieu” (“Bayle moraliste augustinien,” 186). Evoquant Le Tartuffe de Molière dans ses Pensées diverses, Bayle tentera de montrer (je cite de nouveau McKenna) “que les pratiques religieuses sont précisément le lieu d’une activité subreptrice des passions” (“Bayle moraliste augustinien,” 180). De toute cette analyse des mobiles de nos actions, Bayle tire une conclusion fondamentalement libertine, à savoir que “l’inclination à mal faire” vient non pas de “cette vilaine lèpre” métaphorique, qu’on appelle le péché originel, mais plutôt “du fond de la nature humaine” (Bayle, Pensées diverses 94). Elle “se fortifie par les passions, qui sortant du temperament comme de leur source, se modifient ensuite de plusieurs manières, selon les divers accidents de la vie” (Bayle, Pensées diverses 94). Dans un passage très osé de l’article “Hélène” du Dictionnaire, Bayle revient à la question du caractère métaphorique du péché originel: La Raison, la Philosophie, les Idées de l’honnête, la connoissance du vrai intérêt de l’amour-propre, tout cela est incapable de resister aux passions. L’empire qui avoit été donné à la partie supérieure de l’âme sur l’inférieure, a été ôté à l’homme depuis le péché d’Adam. C’est ainsi que les Théologiens expliquent le changement que ce péché a produit: mais comme la plupart des métaphores ne doivent être pressées que jusqu’à un certain point, il ne faut pas abuser de celle-ci; car il ne seroit point raisonnable de dire que dans l’état d’innocence la partie inférieure étoit conditionnée comme elle l’est présentement, mais qu’il n’en pouvoit arriver aucun désordre, parce que la partie supérieure la pouvoit toûjours réprimer bien à propos. Ce seroit supposer que la machine de l’homme sortant des mains de son Créateur auroit été actuellement tournée vers les sensualitez & vers les passions condamnables; & ce seroit faire tort aux perfections du souverain Etre. (2: 709, mes italiques) Ayant montré dans quelques-unes des plus belles pages des Pensées diverses que l’Athée et l’Idolâtre “se gouvernent par le même principe, pour ce qui regarde les mœurs; c’est-à-dire, par les inclinations de leur tempérament, & par le poids des habitudes qu’ils ont contractées,” Bayle explique que “pour trouver lequel des deux doit être plus méchant que l’autre, il ne faut que s’enquérir des passions ausquelles leur tempérament les assujettit” (Pensées diverses 93). Quels que soient la religion ou les dogmes particuliers auxquels ils donnent leur adhésion, les êtres humains ne se conduisent pas selon leurs convictions, mais selon leurs appétits, leurs penchants et leurs passions du moment. <?page no="143"?> 143 Morale janséniste et pensée libertine chez Pierre Bayle Si ce ne sont ni notre connaissance de la volonté de Dieu ni la vertu ni nos convictions morales en général qui déterminent nos actions, quel est le moteur principal du comportement des êtres humains? Pourquoi est-ce qu’ils se laissent emporter par leurs passions? Pourquoi est-ce qu’ils succombent si souvent et avec tant d’énergie à leurs vices? Aux yeux de Bayle, leurs convictions religieuses, quelles qu’elles soient, ne seront jamais plus fortes que leurs passions du moment et leur goût immodéré pour les vices de toutes sortes: c’est le plaisir & la facilité d’avoir du plaisir, qui rendent certains vices plus communs que les autres, & non pas les opinions que l’on a sur la malice plus ou moins grande de certains vices; & par conséquent, que la Religion (car c’est là que j’en voulois venir) ne sert à cet égard qu’à faire de belles déclamations en chaire, & de nous montrer notre devoir: après quoi nous nous conduisons absolument par la direction de notre goût pour les plaisirs. (109, mes italiques) Dans un passage remarquable des Nouvelles de la République des Lettres, Bayle reprend cette question des rapports entre nos croyances religieuses et nos actions. De manière concise, il montre jusqu’à quel point il s’est éloigné de la conception augustinienne de la condition humaine et en particulier des idées morales de Pierre Nicole: Mais dit-on, c’est la vertu, c’est la grace, c’est l’amour de Dieu, ou plutôt c’est Dieu seul qui est notre beatitude. D’accord en qualité d’instrument ou de cause efficient, comme parlent les Philosophes; mais en qualité de cause formelle, c’est le plaisir, c’est le contentement qui est notre félicité. (Œuvres diverses 1: 348, mes italiques) Dans ce passage, comme dans de nombreux passages des Pensées diverses, ce n’est pas le lecteur de Nicole qui parle, c’est le lecteur de Hobbes et de La Mothe Le Vayer. Cette voix si forte qui se fait entendre est incontestablement celle d’un libertin. A propos de la coexistence dans l’œuvre de Bayle d’un scepticisme rigoureux et d’une morale qui porte les traces de celle de Pascal et de Nicole, l’historien Jonathan Israel, auteur de The Radical Enlightenment, constate qu’à travers de tels paradoxes, commence à se dessiner, paradoxalement, “un Bayle plus radical, plus catégorique, et plus cohérent et systématique d’un point de vue intellectuel” (44). Comme chez La Mothe Le Vayer et d’autres libertins érudits du dix-septième siècle, le pessimisme “anthropologique” de Bayle, affirme Gianluca Mori dans Bayle philosophe, est “entièrement indépendant, quant à ses fondements philosophiques, de toute doctrine révélée” (326-327). <?page no="144"?> Richard G. Hodgson 144 Bibliographie Bayle, Pierre. “Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, Contrainsles d’entrer.” In Œuvres diverses. Éd. É. Labrousse. Vol. 2. Hildesheim: Olms, 1966. 367-504. -. Correspondance de Pierre Bayle. Éds. É. Labrousse, A. McKenna, et al. Vol. 3. 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J’approfondirai cette idée fondamentale à partir, essentiellement, de textes alchimiques publiés au XVII e siècle traités de Michel Maier, de Lambsprinck, de David de Planis Campy, de Limojon de Saint-Didier, de Robert Fludd, ainsi que de l’œuvre romanesque de Cyrano de Bergerac, qui témoigne d’une connaissance non négligeable des textes alchimiques. Je propose trois axes d’étude afin d’illustrer ce phénomène. Tout d’abord, j’évoquerai les conflits entre différentes tendances ou courants de la pensée alchimique au XVII e siècle. Ensuite, j’examinerai les tensions entre alchimie et christianisme. Enfin, je replacerai ce conflit au cœur même de la pratique alchimique et de ses opérations. Le premier conflit qui se présente à nous est celui de l’alchimie “traditionnelle” face au “paracelsisme” qui apparait au XVI e siècle - conflit minutieusement étudié par Didier Kahn dans son ouvrage Alchimie et paracelsisme en France. Traditionnellement limitée à la manipulation des métaux et des minéraux, à la recherche de leurs propriétés, à l’observation des phénomènes de transformation et de transmutation, l’alchimie, sous l’impulsion de l’œuvre de Paracelse, va subitement se transformer en une ascèse spirituelle dont l’enjeu n’est plus tellement la purification des métaux, mais la purification de l’alchimiste lui-même. En ce qui concerne Paracelse, on peut légitimement se demander dans quelle mesure cet auteur n’était pas, plutôt qu’un alchimiste, avant tout un <?page no="148"?> Denis Augier 148 occultiste qui a tenté d’intégrer dans son système du monde les principes alchimiques, comme le feront, par exemple Heinrich Khunrath dans son Amphitheatrum sapientiae aeternae (1609) et Robert Fludd dans son monumental Utriusque Cosmi, majoris scilicet et minoris, metaphysica, physica at que technica historia (2 vols. 1617-24). Paracelse ne se prétend d’ailleurs pas alchimiste mais note dans ses textes (par exemple dans l’Opera Omnia medico-chemicochirurgico publié à Genève en 1658) qu’il s’est beaucoup intéressé à l’alchimie dans sa jeunesse et cite comme ses “maîtres” Raymond Lulle, Arnauld de Villeneuve, Jean de Rupescissa, ainsi qu’une sélection de traités médiévaux anonymes. 1 Ces lectures représentent, somme toute, le bagage minimum de tout lettré non spécialiste d’alchimie aux XV e et XVI e siècles, c’est ce que Frank Greiner, dans son ouvrage Les Métamorphoses d’Hermès nomme le “bagage académique standard” (153). Paracelse va néanmoins introduire en alchimie deux notions jusqu’alors plus ou moins négligées voire inconnues. D’abord, de préférence à la purification des métaux et à la production de la pierre de transmutation, Paracelse, qui est médecin de profession, va mettre l’accent sur l’obtention d’une “médecine universelle.” Cette “médecine universelle” est, bien sûr, traditionnellement mentionnée par les alchimistes, mais dans un sens très particulier. Il s’agit, suivant ces derniers, d’un des noms donnés à la pierre philosophale achevée. Elle est, en effet, dite “médecine” car elle débarrasse et donc “guérit” les métaux de leurs impuretés; et “universelle” car elle peut dissoudre et détruire tous les métaux et minéraux, y compris l’or. Paracelse, lui, prend le terme “médecine” au pied de la lettre et recherche une panacée qui pourrait miraculeusement agir sur le corps humain et guérir toutes sortes de maladies. Cette recherche s’effectue non seulement à partir du règne minéral (on doit à Paracelse les remèdes à base d’antimoine), mais aussi dans le règne végétal. Cette expansion dans le domaine des végétaux cause stupeur et incompréhension chez les alchimistes qui ont toujours répété à l’envie que celui qui s’éloigne des métaux et minéraux pour préparer la pierre, perd son temps, son argent et son charbon. La pierre philosophale devient ainsi, suivant l’expression de Didier Kahn, une “simple servante” de la médecine (16). La deuxième notion que Paracelse développe est l’idée qu’en harmonie avec la substance qu’il prépare, l’alchimiste se transforme et se transmute lui-même. Cette interprétation est d’autant plus tentante que nombre d’illustrations des traités alchimiques figurent des personnages humains (rois, reines, chevaliers, vieillards, etc.) représentant des substances ou réactions chimiques, ou encore des groupes de personnages se livrant à diverses 1 Voir Hannaway 16-17. <?page no="149"?> 149 Rémores et salamandres: à la recherche d’une unité des métaux activités (méditer, copuler, combattre, discuter, etc.) lesquels sont souvent enclos dans un vaisseau de verre, ballon ou cornue. 2 De là, il n’y a qu’un pas à faire pour considérer que le corps de l’alchimiste est son propre alambic - et rappelons que l’alambic est souvent désigné en alchimie par le terme “homo galeatus”: l’homme casqué. 3 L’alchimiste doit donc, à l’égal des substances qu’il manipule, suivre un régime de transformations afin d’épurer les parties les plus viciées de son être et d’en restaurer la pureté originelle, lavé de tout péché et analogue à Adam avant la Chute. Ainsi, à partir de la publication des œuvres de Paracelse, dans la première moitié du XVI e siècle, on va voir s’opposer les partisans d’une alchimie minérale et métallique, transmutatoire, et même rationalisée 4 et les partisans d’une alchimie spirituelle, influencée par Paracelse. Ces adeptes de Paracelse traitent leurs adversaires de “souffleurs,” 5 “iatrochimistes” ou encore “spagyristes” et “archimistes.” Cette rivalité se trouve exacerbée au cours du XVII e siècle, à partir des années 1614-1615, sous l’influence du courant Rose-Croix dont les adeptes enthousiastes mettent presque exclusivement l’accent sur la dimension spirituelle du Grand-Œuvre. Néanmoins, on voit paraître assez rapidement des textes qui tentent d’équilibrer les deux tendances: l’alchimie est une discipline spirituelle, certes, mais qui ne saurait se passer de travail pratique au laboratoire. Cet équilibre entre travail manuel et quête spirituelle se révèle étonnamment stable et c’est dans cette optique que les grands alchimistes du XVII e siècle et au-delà vont produire leurs œuvres devenues canoniques: par exemple l’Atalanta fugiens de Michel Maier (1618), L’hydre morbifique exterminée par l’Hercule chymique de David de Planis Campy (1628), l’Opus medico-chymicum de Johann Daniel Mylius (1618), le De lapide philosophico de Lambsprinck (1625), Le Triomphe hermétique de Limojon de Saint-Didier (1699), ainsi que les textes de l’énigmatique Eyrénée Philalète, pseudonyme sous lequel se cache peut-être Thomas Vaughan, notamment son Entrée ouverte au palais fermé du roi (1667). 2 Par exemple dans le Mutus Liber d’Altus (La Rochelle, 1677), qui se présente comme une suite de planches mettant en jeu un couple humain et divers dieux mythologiques. On remarque le même phénomène dans les étonnantes illustrations du Splendor solis de Salomon Trismosin (manuscrit du XVI e siècle). 3 Voir Fulcanelli 1: 262. 4 Le traité de Michael Puff aus Schrick Von den ausgebrannten Wässern (1476), par exemple, ou encore le Cœlum philosophorum de Hieronymus Brunschwig (1525). 5 Ils sont nommés ainsi en référence aux soufflets de forge qui permettent d’attiser le feu des fourneaux, et aussi à cause d’un jeu de mots: le terme latin “follis” (soufflet de forge) est proche phonétiquement des mots français “fol,” “fou,” “folie.” <?page no="150"?> Denis Augier 150 La dimension spirituelle de l’alchimie va nous permettre d’évoquer un deuxième conflit important et qui n’attend certes pas le XVII e pour se manifester, mais qui trouvera, à cette période, un terrain propice et fertile. Je veux parler, bien sûr, du conflit entre le christianisme, et plus précisément l’Église catholique, et l’alchimie. Je ne vais pas ici tenter de faire un historique de cette querelle complexe, et je me bornerai à en rappeler certains points déterminants. Les alchimistes ont souvent tenu, au moins depuis le Moyen-Âge, à réconcilier le domaine religieux et la philosophie hermétique. Après tout, au cours de ses recherches, l’alchimiste ne prétend-il pas contempler “la nature à découvert,” c’est-à-dire l’origine de la matière, sa formation ainsi que ses rouages, son fonctionnement et, à partir de là, mieux comprendre et s’approcher de la puissance, l’habileté et la sagesse de son Créateur? Ainsi, le texte de la Genèse a toujours fasciné les alchimistes: c’est un travail analogue qu’ils entendent reproduire dans le microcosme de leurs vaisseaux. De même, Le Cantique des cantiques est lu comme un chant passionné que l’alchimiste, assez souvent appelé “l’amoureux de Nature” ou “l’amoureux de Science”, adresse à la Pierre Philosophale, véritable perle et aboutissement de la Nature, sa production la plus précieuse. 6 De plus, l’idée de purification des métaux grossiers trouve un écho dans la nécessité pour l’âme chrétienne de se laver de tout péché. Donc, assez rapidement, le secret de fabrication de la pierre philosophale ne devient accessible que par la prière assidue et par révélation divine. Ce secret c’est le “donum dei” que Dieu accorde seulement à ceux qui en sont dignes. L’alchimiste doit ainsi se conduire charitablement en toute occasion et prier humblement que Dieu lui révèle la connaissance des choses cachées. On trouve, dans ce point de doctrine, l’origine du jeu de mots entre “laborare,” travailler, et “orare,” prier, qu’on remarque dans de nombreux traités d’alchimie - particulièrement dans la première planche de l’Amphitheatrum sapientiae aeternae d’Heinrich Khunrath où une partie du laboratoire de l’adepte est aménagée en lieu de prière avec autel et encensoir entourés d’inscriptions telles que “La prière s’élève comme la fumée, un sacrifice agréable à Dieu” ou encore “Heureux celui qui suit le conseil de Dieu”. L’alchimiste est représenté dans une position extatique, à genoux, face à l’autel, les bras levés. 7 Dans le Mutus Liber d’Altus, le couple d’alchimistes est souvent représenté se recueillant, à genoux, les mains jointes, de part et d’autre de l’athanor (le fourneau des alchimistes). Le “laboratoire” hermétique est, dans cette optique, aussi et surtout 6 Eugène Canseliet développe cette idée dans son étude L’Alchimie expliquée sur ses textes classiques (76). 7 Voir la magnifique reproduction de cette planche dans Le Jeu d’or de Stanislas Klossowski de Rola (33) et ses commentaires (42). <?page no="151"?> 151 Rémores et salamandres: à la recherche d’une unité des métaux un “oratoire.” Parallèlement, certains textes révèlent, par leur attribution même, le respect des alchimistes pour les pères de l’Eglise: on trouve ainsi des traités d’alchimie attribués à Saint Thomas d’Aquin, à Albert le Grand et au pape Jean XXII - traités vraisemblablement apocryphes et dont les véritables auteurs ont choisi, par humilité, de demeurer anonymes. On discerne, dans ce phénomène de fausse attribution, l’origine de la légende populaire selon laquelle les alchimistes auraient le pouvoir de se rendre invisibles. Invisibles, certes, ils le deviennent en ne signant pas leurs œuvres ou en disparaissant derrière un nom d’emprunt. 8 L’attribution d’un traité d’alchimie au pape Jean XXII ne manque d’ailleurs pas de sel puisque ce pape est justement l’auteur, en 1317, de la bulle Spondet Pariter qui condamne sévèrement les alchimistes, fabricants d’or et les faussaires. 9 Le pape Jean n’échappera donc pas, à son corps défendant, à la réputation d’alchimiste et Serge Hutin rapporte qu’“une légende populaire affirmera même qu’il avait caché dans les vastes caves du palais pontifical d’Avignon d’énormes quantités du métal alchimique obtenu par ses propres travaux” (141). Quant à la bulle Spondet Pariter, qui vise quand même directement les fils d’Hermès, les alchimistes choisiront d’y voir une condamnation non de leur pratique, mais seulement des artifices des charlatans et faux-monnayeurs qui ne cherchent qu’à s’enrichir malhonnêtement. On remarque, dans les traités du XVII e siècle, un désir profond de réconciliation entre alchimie et christianisme, comme en témoignent des textes comme les Paradoxes chymiques de François Thybourel où l’auteur se propose de “donner la pure et véritable description de la Pierre des Philosophes par la seule Bible” (cit. in Greiner 448), l’Alchymista christianus de Pierre-Jean Fabre (1632) qui détaille “les correspondances chimiques et spirituelles liant les processus du Grand Œuvre et les métamorphoses de l’âme chrétienne” (cit. in Greiner 54) ou encore L’Idée parfaite de la philosophie hermétique de Jean Collesson (1630) dont le titre complet est: Méditation sur les Mystères de la Sapience Divine et Humaine (en évoquant la royauté et la déchéance du premier homme, puis la passion du Christ) Pierre Philosophale Terrestre de laquelle une seulle Projection sur 8 Ne perdons pas de vue, pourtant, qu’une interprétation plus cynique de ce phénomène de disparition est aussi possible. Ne pourrait-il, en effet, s’agir d’un stratagème habile destiné à entourer le texte de mystère et ainsi donner plus de crédit et de prestige à un texte qui, autrement, risquerait de passer inaperçu? Ce stratagème représenterait donc une manière bien profane, mais efficace, pour “produire” de l’or et remplir les poches de l’auteur et/ ou de l’imprimeur. 9 A propos des sanctions ecclésiastiques prises contre les alchimistes, rappelons qu’en 1323 les dominicains décident d’expulser de leur ordre toute personne qui s’occupe d’alchimie. Le coupable a généralement 8 jours pour brûler tous ses livres d’alchimie en signe de repentir (Thorndike 3: 33). <?page no="152"?> Denis Augier 152 toutes les Ames des Hommes est infiniment plus que capable de les délivrer de toutes sortes de Pechez, et de les garantir de la mort Spirituelle et Eternelle, qu’elles méritoient par le Peché. (cit. in Greiner 54) Citons enfin le Traité du feu et du sel de Blaise de Vigenère (1618) dans lequel l’auteur multiplie les parallèles entre alchimie, kabbale et religion (Greiner 450). Il existe enfin un troisième domaine où la notion de conflit et de résolution subséquente joue un rôle fondamental: c’est le domaine de la pratique alchimique elle-même. Gaston Bachelard, dans une étude sur La Terre et les rêveries du repos où les références à l’alchimie sont nombreuses, évoque le choc des substances lors de l’élaboration du Grand Œuvre et nomme très joliment ce phénomène “une alchimie de l’hostilité” (63). Quelles sont donc ces substances hostiles qui se combattent ainsi? Sans entrer dans les détails, il s’agit tout d’abord des quatre éléments (feu, eau, air, terre) naturellement contraires dont il est important d’établir l’équilibre d’abord deux à deux, puis de les stabiliser en une combinaison des quatre dans la pierre philosophale, qui représente une parfaite harmonie et la mystérieuse quintessence ou nouvelle essence. Paracelse nomme Azoth cette nouvelle essence, utilisant un terme qui réunit la première et la dernière lettre de l’alphabet et ainsi évoque la connaissance totale, l’alpha et l’oméga du savoir. Les quatre éléments se réduisent eux-mêmes en deux ou trois principes: le Soufre et le Mercure auxquels Paracelse ajoutera le Sel qui sert d’intermédiaire entre Soufre et Mercure. Cette conception tripartite de Paracelse aura un tel succès dans la théorie alchimique qu’on peut, la plupart du temps, dater un texte suivant l’importance qu’il accorde au Sel. Il y a donc, ici aussi, un avant-Paracelse et un après-Paracelse. Soufre, Mercure et Sel ne sont pas des corps chimiques (il ne s’agit évidemment ni du soufre de la poudre à canon, ni du mercure des thermomètres, ni du sel de table) mais des principes. Est appelé Mercure tout ce qui s’apparente à l’eau, à l’humide radical. C’est une eau mais très particulière - une eau qui ne mouille pas les mains. C’est encore le dissolvant qui dissout tous les métaux comme l’eau chaude fond la glace. 10 Les alchimistes nomment encore le Mercure leur mer et leur mère puisque c’est le principe féminin lié à la lune, qui, engrossé par le soufre solaire, portera “dans son ventre” l’embryon philosophal. 11 C’est le principe passif de l’Œuvre. Est 10 Voir le Dictionnaire Mytho-hermétique de Dom Antoine-Joseph Pernety à la rubrique “Mercure animé” (224). 11 Il s’agit, bien sûr, d’une référence au texte de la “Table smaragdine” ou “Table d’Émeraude,” attribué à Hermès Trismégiste, et qui est censé résumer en quelques lignes le Grand Œuvre dans sa totalité. Fulcanelli propose la traduction suivante <?page no="153"?> 153 Rémores et salamandres: à la recherche d’une unité des métaux appelé Soufre, au contraire, toute matière sèche, solide (en opposition avec la liquidité du Mercure) et inflammable. C’est le principe mâle, actif, d’une intensité, en fait, dévorante. C’est “l’or en puissance” des alchimistes et leur soleil. Le Sel lui, sert d’intermédiaire entre le Soufre et le Mercure, c’est, nous apprend Pernety, “une substance composée de peu de terre sulfureuse et de beaucoup d’eau mercurielle” (330). Soufre et Mercure sont présents dans tous les métaux, en diverses proportions et en différents degrés de pureté. Ainsi, les alchimistes nous apprennent que l’argent commun, par exemple, possède un soufre magnifique, pur et éclatant mais qui manque de fixité. Le fer, par contre, a beaucoup de soufre fixe, d’un rouge sombre, terne, mais défectueux. Le soufre du cuivre, lui, est de couleur éclatante, semblable à l’or mais son corps est lépreux, malade et beaucoup trop volatil. 12 L’union - la conjonction - du Soufre et du Mercure, en quoi consiste finalement toute l’élaboration philosophale, se révèle en pratique difficile, malaisée. Elle est caractérisée par des réactions chimiques violentes. Cette phase, cette lutte des principes opposés, est l’occasion, dans les traités, de l’iconographie la plus spectaculaire et, dans les textes, des métaphores les plus hardies: qu’il s’agisse du combat du lion rouge et du lion vert chez Ripley dans ses Douze portes de la Philosophie (1624); ou du lion ailé, volatil et du lion aptère, fixe chez Michel Maier dans Atalanta Fugiens; du dragon et de l’éléphant dans le Viatorum (1618) de ce même auteur; ou encore du dragon et du chevalier dans le De lapide philosophico de Lambsprinck. Nous trouvons une description étonnante de ce violent combat des natures opposées dans un épisode des Etats et Empires du soleil de Cyrano de Bergerac - auteur qui se serait beaucoup intéressé à l’alchimie, voire l’aurait pratiquée 13 - où le narrateur nous décrit le combat sans merci de “la bête à feu,” encore appelée salamandre, et de “l’animal glaçon” ou rémore. (cit. in Prévot 1074-1079). 14 La salamandre, pour le passage qui nous intéresse et qui décrit la nature de cet embryon philosophal: “Le soleil en est le père, et la lune la mère. Le vent l’a porté dans son ventre” (2: 247). Notons que le poète-alchimiste Clovis Hesteau de Nuysement proposera deux traductions en vers de cette “Table d’Emeraude,” une première fois dans son “Poème philosophic de la vérité de la phisique mineralle” et une deuxième fois, sous forme de sonnet, au début de ses Traictez du vray sel secret. 12 Fulcanelli analyse finement ce jeu de distribution et de proportion entre Soufre et Mercure dans Les Demeures philosophales (1: 138-139). 13 Parmi les analyses alchimiques de l’œuvre de Cyrano de Bergerac, il faut mentionner le long passage consacré à cet auteur dans le deuxième volume des Demeures philosophales de Fulcanelli (102-107), dans le chapitre de l’ouvrage Alchimie de Canseliet intitulé “Cyrano de Bergerac philosophe hermétique” (209-256), et dans la minutieuse étude de van Vledder. 14 Pour les œuvres de Cyrano de Bergerac, j’utilise l’édition de Jacques Prévot dans Libertins du XVII e siècle. <?page no="154"?> Denis Augier 154 animal qui est censé survivre dans les flammes, correspond au Soufre et, à cause de sa mobilité, à l’air. La rémore (ou rémora), poisson merveilleux qui, dans les légendes, pouvait se coller à la coque d’un navire et, par la suite, le diriger ou le freiner à volonté, représente l’eau et la froideur mercurielle. 15 La rémore sera, d’ailleurs, l’inspiratrice d’un traité alchimique de Mathurin Eyquem de Martineau, Le Pilote de l’Onde vive. Pour van Vledder, ce choc des opposés est la culmination de l’enseignement initiatique des deux voyages de Cyrano parce qu’il représente “le combat entre les deux grands principes alchimiques qui constituent la vie” (95). Plus précis, Fulcanelli déclare que: [c]es deux principes, de nature et de tendances contraires, de complexion opposée, manifestent l’un pour l’autre une antipathie, une aversion irréductibles. Mis en présence, ils s’attaquent furieusement, se défendent avec âpreté, et le combat, sans trêve ni merci, ne cesse que par la mort d’un des antagonistes. Tel est le duel ésotérique, effroyable mais réel. (2: 103) Ce combat, chez Cyrano, livre un corps qui est traditionnellement associé à la pierre philosophale, un de ses sous-produits: le feu des lampes inextinguibles ou lampes perpétuelles. Dans le roman, le vieillard qui accompagne le narrateur recueille les yeux du cadavre de la salamandre et nous apprend que “[c]’est ce que les Anciens nommaient des ‘lampes ardentes,’ et l’on ne les appendait qu’aux sépultures pompeuses des personnes illustres. Nos modernes en ont rencontré en fouillant quelques-uns de ces fameux tombeaux, mais leur ignorante curiosité les a crevés, en pensant trouver derrière les membranes rompues ce feu qu’ils y voyaient reluire” (cit. in Prévot 1078-1079). Quelques pages plus loin, et pour bien souligner la nature alchimique de ce combat et de son résultat, le narrateur, lorsqu’il s’approche du fleuve de l’imagination, remarque dans le lit de ce fleuve “un grand nombre de pierres philosophales [qui] éclatent parmi son sable” (cit. in Prévot 1087). Je n’ai fait qu’évoquer ici les images alchimiques les plus frappantes de ce passage mais l’épisode tout entier gagne à être relu dans une perspective alchimique. A l’issue de ces opérations de conjonction, si l’alchimiste a su se protéger de la violence des réactions dans son creuset et en éviter les dangers, il aboutit à un nouvel équilibre des principes et des éléments à partir duquel peut se développer l’embryon philosophal qui, après une série de manipulations visant à augmenter sa puissance et qu’on nomme multiplications, deviendra la pierre philosophale achevée. Cette pierre, qui symbolise l’harmonie retrouvée des éléments et des principes, est souvent représentée par l’image de l’androgyne. L’androgyne, ou hermaphrodite, représente la réconciliation des contraires et la perfection: à la fois Soufre et Mercure, fixe et volatil, sec et 15 Voir Fulcanelli 2: 102-103. <?page no="155"?> 155 Rémores et salamandres: à la recherche d’une unité des métaux humide. C’est une substance, nous dit Pernety, “qui ne fait plus qu’un corps des corps qu’on y baigne, parce qu’ils s’y dissolvent radicalement, et s’y fixent ensuite de manière à ne jamais pouvoir être séparés” (155). La concorde des principes et des substances est donc rétablie et désormais indestructible. De même que cette étude a pris pour point de départ une devise alchimique, c’est sur une autre de ces brèves et énigmatiques formules, tant prisées par les alchimistes, qu’elle se refermera: “Sic tristis aura resedit” (ainsi s’apaise cette terrible tempête). Cette devise, qui se trouve aussi sur un caisson du château de Dampierre-sur-Boutonne, rappelle que l’union de substances opposées débouche toujours, en alchimie, sur une forme de synthèse supérieure. Qu’il s’agisse, comme nous l’avons vu, d’une tentative de conciliation entre divers courants hermétiques, d’une difficile cohabitation avec l’Eglise et ses dogmes, ou encore de l’union d’éléments et principes hétérogènes dans le laboratoire de l’alchimiste, ce choc des contraires manifeste la possibilité et la promesse d’une nouvelle harmonie, obtenue de haute lutte. Bibliographie Bachelard, Gaston. La Terre et les rêveries du repos. Paris: José Corti, 1948. Canseliet, Eugène. L’Alchimie expliquée sur ses textes classiques. Paris: J.-J. Pauvert, 1972. Fulcanelli. Les Demeures philosophales. 2 vols. Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1965. Greiner, Frank. Les Métamorphoses d’Hermès: Tradition alchimique et esthétique littéraire dans la France de l’âge baroque (1583-1586). Paris: H. Champion, 2000. Hannaway, Owen. The Chemists and the Word: The Didactic Origins of Chemistry. Baltimore: The Johns Hopkins UP, 1975. Hutin, Serge. Histoire de l’alchimie. Paris: Marabout Université, 1971. Kahn, Didier. Alchimie et paracelsisme en France 1567-1625. Genève: Droz, 2007. Klossowski de Rola, Stanislas. Le Jeu d’or: Figures hiéroglyphiques et emblèmes hermétiques dans la littérature alchimique du XVII e siècle. Paris: Thames & Hudson, 1997. Prévot, Jacques, éd. Libertins du XVII e siècle. Paris: Gallimard, 1998. Pernety, Dom Antoine-Joseph. Dictionnaire Mytho-hermétique. Paris: Denoël, 1972. Thorndike, Lynn. A History of Magic and Experimental Science. 8 vols. New York: Columbia UP, 1923-1958. Van Vledder, W.H. Cyrano de Bergerac, 1619-1655, philosophe ésotérique: etude de la structure et du symbolisme d’une œuvre mystique (L’Autre Monde) du XVII e siècle. Amsterdam: Holland UP, 1976. <?page no="157"?> Biblio 17, 195 (2011) De la croyance à l’éloquence: l’imaginaire superstitieux dans le discours pamphlétaire de la première moitié du XVII e siècle * M ICHEL F OURNIER Université d’Ottawa La culture du XVII e siècle se développe à la rencontre d’un ensemble de forces contradictoires: héritage antique et religion chrétienne, culture commune et culture savante, croyances traditionnelles et rationalité moderne. Cette hétérogénéité culturelle est encore plus apparente lorsque l’on délaisse la production littéraire pour envisager, à la suite d’Henri-Jean Martin, la première culture écrite commune qui s’affirme à l’époque, et qui est formée d’ouvrages pratiques, de traités religieux, de canards et de pamphlets. Les tensions qui résultent de cette hétérogénéité, qui s’avère de plus en plus problématique au fur et à mesure que la culture acquiert une dominante écrite, contribuent à la crise de l’irrationnel qui se manifeste dans les premières décennies du XVII e siècle et s’exprime, entre autres, dans une épidémie de procès pour sorcellerie. Les textes pamphlétaires de la première moitié du XVII e siècle font à plusieurs reprises appel à l’imaginaire surnaturel. Sorcellerie, astrologie et revenants sont intégrés dans un discours qui a pour objet premier non pas ces phénomènes, mais l’actualité religieuse, judiciaire et, surtout, politique. Si les textes convoquant l’imaginaire de la sorcellerie s’inscrivent bien souvent dans le prolongement d’une accusation de ce crime, les pamphlets s’appuyant sur l’imaginaire de la divination ou de l’apparition engagent un autre rapport, souvent plus métaphorique, à la croyance. La divination donne lieu à de nombreux pamphlets où elle prend la forme de prophéties, d’oracles, de prédictions et d’horoscopes. Ainsi, les événements qui marquent les premières décennies du siècle trouvent écho dans L’oracle delphique, ou Le courageux soldat français (1615), L’horoscope du connétable, avec le Passe partout des favoris (1622) ou La Sibylle française sur la victoire des armées du Roi, aux * La rédaction de cet article a bénéficié d’une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. <?page no="158"?> Michel Fournier 158 habitants de La Rochelle (1627). En s’attachant à l’époque de la Fronde, Hervé Drévillon dénombre “une soixantaine de pamphlets écrits sur le mode de la prédiction ou de la prophétie” (125). De son côté, l’imaginaire du revenant donne lieu à une figure que l’on peut nommer la harangue du spectre, qui est au cœur de pamphlets comme L’ombre du feu duc de Mayenne au duc son fils (1615), L’ombre du marquis d’Ancre apparue à MM. les princes (1617) ou L’ombre de Théophile, apparue au père Garasse (1626). Le motif est repris, par la suite, par des mazarinades comme Les apparitions épouvantables de l’esprit du Marquis d’Ancre venu par ambassade à Jules Mazarin ou L’ombre du grand Armand, cardinal, duc de Richelieu, parlant à Jules Mazarin, qui paraissent en 1649. L’auteur des Entretiens de St Maigrin et de Mancini aux Champs Élysées (1652) fait même explicitement référence à la tradition dans laquelle s’inscrivent ces pamphlets: C’est une coutume reçue par la tradition entre nos écrivains, écrit le pamphlétaire, lorsque quelque grand personnage ou quelque brave éminent a passé de cette vie en l’autre, de supposer le discours de son ombre apparue à quelqu’un de ses amis, pour lui donner des conseils charitables, ou l’avertir des périls qui le menacent, ou d’en écrire, comme je le fais, la rencontre aux Champs élyséens avec l’ombre de quelqu’un de ses amis ou ennemis, qui depuis sa mort a pris le chemin de l’autre monde comme lui. (Carrier, Muses 288) Ces textes sont d’autant plus intéressants qu’ils paraissent à une époque où ces croyances sont au cœur de différents débats (Goulemot). La croyance aux revenants est de plus en plus marginalisée et le discours anti-astrologique des Cauvigny et Pithoys prépare la grande vague critique qui s’affirme à partir de 1654, et qui conduit à Fontenelle et à Bayle. Dans la suite de ce texte, je chercherai à montrer comment le discours pamphlétaire faisant appel à l’imaginaire superstitieux propose non pas une synthèse, mais un agencement particulier entre les croyances traditionnelles et la rationalité moderne, qui se présente comme une nouvelle réponse aux effets problématiques de l’hétérogénéité culturelle qui marque la première partie du XVII e siècle. Plus particulièrement, je m’intéresserai à la fonction de ces pamphlets dans le processus de rationalisation de la croyance qui s’effectue à l’époque, car “le temps des libelles,” pour reprendre l’expression de Christian Jouhaud (“Les libelles” 203), correspond à une première étape de ce processus, qui se traduit par l’abandon des poursuites pour sorcellerie par le parlement de Paris en 1640 et par l’intensification sans précédent de la critique de l’astrologie suite à l’éclipse de 1654 (Drévillon 138). D’emblée, on peut dégager, dans plusieurs de ces textes, une certaine forme de sophistique tirant parti de la force de la superstition. L’utilisation de l’imaginaire surnaturel participe d’une stratégie éditoriale en fonction <?page no="159"?> 159 De la croyance à l’éloquence de laquelle le texte pamphlétaire tente d’atteindre le plus large public possible (Jouhaud, Mazarinades 57). Plusieurs libelles s’inscrivent, à des degrés divers, dans le prolongement d’un imaginaire qu’ils orientent en fonction d’objectifs de propagande. Par exemple, Les visions du comte palatin, envoyées à Mr le Duc de Nevers le 9 janvier 1617 suivent de très près le discours des canards commentant l’apparition des météores et des comètes, en proposant une récupération de l’événement prodigieux au profit d’une interprétation politique - le triomphe de la France contre ses ennemis - qui se substitue au traditionnel appel au repentir. La valeur du signe annonciateur est défendue à l’aide d’une série d’exemples provenant de l’histoire judéo-chrétienne et antique. Le discours eschatologique est lui-même convoqué lorsque l’auteur rappelle que “saint Jean en son Apocalypse, nous menace de grands signes, qui précéderont le jugement de Dieu” (8). Il en va de même des pamphlets s’appuyant sur l’imaginaire des spectres, qui reprennent le propos des canards. Ainsi, l’auteur de L’ombre du feu duc de Mayenne au duc son fils (1615) fait appel au discours sur l’existence des esprits afin de rendre plus vraisemblable l’apparition qu’il met en scène. “Car, écrit-il, ce n’est pas la première fois que Dieu a permis aux génies de faire un retour par deçà pour donner avis à ceux dont ils ne peuvent oublier le soin de les réduire à leur devoir” (3). D’autres textes, comme L’ombre de Monsieur le connétable à Messieurs ses frères (1622) ou L’ombre de Monsieur le duc de Bouillon parlant au Comte Mansfeld (1623), insistent sur la peur produite par le spectre afin d’accroître cette vraisemblance. Le contenu de certains pamphlets accentue, par ailleurs, cet ancrage dans l’espace de la croyance en abordant la question du destin des âmes ou en faisant écho aux institutions du mourir; par exemple, dans La rencontre de Pont-Gibaut et du comte de Chalais, au voyage de l’autre monde, le comte de Chalais, après avoir été exécuté sous l’ordre de Louis XIII, est chassé du Paradis par l’âme d’Henri IV (13). La parole pamphlétaire est alors investie d’une certaine force provenant du recours à cet imaginaire qui, bien que marginalisé en étant de plus en plus associé à une culture populaire, traverse l’ensemble des groupes sociaux. En faisant appel à la superstition, le discours pamphlétaire puise en quelque sorte à la source même dont il émane, car ce discours s’appuie, du moins selon ses détracteurs, sur la puissance de l’imagination populaire et sur la force des rumeurs qui font également naître les croyances superstitieuses. Dans Le Marfore, ou discours contre les libelles (1620), Gabriel Naudé dénonce le véritable appétit de médisance dont se nourrissent les auteurs de libelles, qui conduit également à la superstition que ce penseur combattra, quelques années plus tard, dans son Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnés de magie (1625). La proximité qui existe entre la superstition et le libelle est d’ailleurs mise en relief, sur le plan de l’imaginaire, <?page no="160"?> Michel Fournier 160 lorsque Naudé, dans le Marfore, fait appel à des manifestations associées au surnaturel pour définir la force de cette parole, et qu’il présente son propre discours comme “un remède cordial et antidote pour résister au souffle de ces basilics, lesquels s’accommodant à nos passions comme le polype et caméléon font aux couleurs, ou les feux follets au mouvant de notre corps, nous conduisent en fin dans des abîmes de folles opinions et maximes erronées, nous faisant sucer une Iliade de malheurs parmi le lait de la curiosité” (Naudé, 1620, 5). Le paradigme surnaturel, représenté par le basilic et le feu follet, est ensuite intégré dans une conception plus séculière de la puissance du discours, sous le signe du poison et de la contagion. S’il permet au discours pamphlétaire de tirer parti d’un ensemble d’affects diffus en faisant appel aux croyances communes, le recours à l’imaginaire du spectre ou de la divination engage, dans plusieurs textes, une appropriation de cet imaginaire par la culture écrite. Ainsi, en énonçant le projet qu’il met en œuvre, L’ombre du feu duc de Mayenne (1615) se réclame non seulement de la croyance commune, mais aussi d’une filiation lettrée lorsque l’ombre du duc apostrophe son fils en ces termes: Or puisque les chefs de notre maison, nos parents alliés et serviteurs, n’ont pu arracher de votre esprit le charme du mécontentement qui vous fait armer, j’ai cru que les hommes étant faibles pour vous décharmer, il vous fallait un génie qui vous apportât le moly et la guérison à votre dédain. Un esprit commun des demi-dieux ne vous eut persuadé ainsi que votre père, comme Anchise seul apparu en pareille vision à son fils Énée, lui donna la plus vive atteinte, pour monter à la gloire où il est parvenu. (5) Cette intégration de la croyance populaire dans la tradition livresque se poursuit lorsqu’au motif de l’apparition, s’ajoute celui de la “rencontre” en l’autre monde, que mettent en œuvre des pamphlets comme La rencontre du duc de Bouillon avec Henri le Grand en l’autre monde (1623), La rencontre de l’ombre du duc de Savoie, avec celle du marquis de Spinola, en l’autre monde (1630) ou L’ombre d’urbain Grandier de Loudun et sa rencontre et conférence avec Gaufridy en l’autre monde (1634). Le discours pamphlétaire substitue alors Virgile, Ovide ou Lucien à la croyance commune dans la généalogie de cet imaginaire qui n’en demeure pas moins hanté par celle-ci. De même, les textes plaçant la prédiction sous le signe de l’“oracle” accentuent l’appartenance du motif à la tradition livresque et génèrent une certaine forme de distance à travers l’évocation de l’Antiquité. L’Oracle sur La Rochelle (1628) illustre bien ce mouvement qui conduit de l’oracle à Fable, en racontant l’entrée en guerre d’Apollon, qui répond aux prières de ses disciples et ne peut plus supporter que les poètes doivent, au lieu de s’exercer à leur art, prendre les armes et se faire soldats. Chez les pamphlétaires qui préfèrent l’horoscope à l’oracle, <?page no="161"?> 161 De la croyance à l’éloquence les références plus communes à la divination sont elles aussi, dans certains cas, placées sous le signe de la culture antique. Après avoir établi une série d’analogies entre le “cancre” et la personnalité de Luynes, natif de ce signe, L’horoscope du connétable (1622) passe, par le biais d’une métamorphose des astres en divinités, de l’astrologie à la Fable quand Jupiter, figure de Dieu répondant aux prières des Français, décide d’éliminer le “cancre” et les signes du zodiaque qui l’entourent. À l’époque de la Fronde, les textes faisant appel aux célèbres centuries de Nostradamus relèvent d’un phénomène similaire en situant la source de la révélation dans la culture écrite et, qui plus est, dans un texte dont le statut oscille déjà entre le prophétique et le poétique. Si le recours à l’imaginaire surnaturel permet au discours pamphlétaire de tirer parti de la charge affective dont sont investies ces croyances, la forte présence de la culture lettrée engage, à l’inverse, une diffusion de la culture “savante” dans la culture commune. Dans bien des cas, ces références lettrées ne sont pas totalement absentes de la culture commune, comme en témoigne leur forte présence dans les canards. Elles y circulent déjà, mais sous une forme disséminée et sujette à l’altération. En associant des représentations provenant de la culture commune à celles qui appartiennent à la culture lettrée, la parole pamphlétaire organise, à l’intérieur de la culture écrite, la dissémination de ces représentations. Le discours pamphlétaire s’avère alors le lieu d’une mise à distance des croyances communes, qu’accentue le comique qui marque plusieurs textes. L’horoscope du connétable illustre fort bien cet usage ludique de la croyance. Le pamphlet, qui célèbre la chute de Luynes, débute par une référence toute métaphorique à la prophétie. “Ce n’est pas sans cause, écrit Fancan, que l’on m’a toujours appelé prophète: car j’avais toujours bien dit de ce connétable qu’il ne serait immortel. Je connais à cette heure la plus opinée de mes prédictions” (3). Comme en témoignent les mazarinades faisant appel à cette figure, l’utilisation de l’imaginaire du spectre n’est pas non plus le propre de la tradition sérieuse. L’ombre du grand Armand cardinal duc de Richelieu parlant à Jules Mazarin (1649) utilise avec brio cet humour lorsque Richelieu affirme, en s’adressant à Mazarin: “Ceux qui persécutent encore aujourd’hui ma mémoire disent que pour la rendre glorieuse à la postérité, je vous choisis exprès pour mon successeur, afin que vos imperfections relevassent mes vertus, et qu’elles fissent connaître à la France après ma mort, qu’on m’avait injustement haï durant ma vie” (10). Le discours pamphlétaire accueille ainsi l’esprit carnavalesque, facétieux ou comique, qui participe, de manière plus générale, à la marginalisation de la croyance. Mais s’il génère une forme de distanciation, ce rapport ludique à la divination ou aux revenants est loin d’exclure toute forme de superstition, voire, dans le cas du discours astrologique, “la possibilité d’une part d’adhésion aux prédictions” (Drévillon 89). <?page no="162"?> Michel Fournier 162 À travers cette diversité de registres, le discours pamphlétaire propose une véritable mise en scène de l’hétérogénéité qui marque la culture de l’époque, et qui se manifeste également dans les canards abordant les phénomènes surnaturels. Ce discours est le lieu d’une cristallisation, par la médiatisation de l’écrit, de cette hybridité culturelle. S’il n’englobe le message, le médium engage, dans le discours pamphlétaire, un certain parti pris envers la culture écrite, en fonction de laquelle cette hybridité est mise en forme. Les ombres font de l’histoire l’arrière-plan sur lequel se déroule l’actualité. La mise en scène du spectre est une façon toute particulière d’intégrer dans l’imaginaire la nouvelle forme de hantise que génère l’écrit. Alors que les canards s’appuient sur les références antiques pour prouver, à la manière de certains démonologues et astrologues, la véracité des phénomènes qu’ils commentent, les pamphlets entretiennent une relation beaucoup plus restreinte avec l’imaginaire superstitieux qui, en raison de son rôle dans l’argumentation, prend essentiellement place sous le signe de l’éloquence. Le discours pamphlétaire met ainsi en œuvre un “usage rhétorique” de la superstition semblable à celui que Paul Veyne a dégagé à propos du mythe dans l’Antiquité. D’objets de croyance, le fantôme et la divination se transforment en “vérité[s] rhétorique[s],” qui mettent en jeu “une modalité particulière de croyance” où le contenu, pour reprendre les mots de Veyne, “n’ [est] pas senti comme vrai et pas davantage comme faux, mais comme verbal” (Veyne 89). Les traités de rhétorique du début de la seconde moitié du siècle viennent en quelque sorte instituer cette intégration des figures de la croyance. Dans sa Rhétorique française (1653), René Bary intègre la prophétie dans sa typologie des différentes formes de narration (208-09). La relation entre le spectre et la prosopopée est, de son côté, au cœur des deux premiers exemples que Le parterre de la rhétorique française (1659) donne de cette figure: “un fils damné parle à son père” et “un père damné [parle] à son fils resté en vie” (53). 1 La rhétorisation de cette imaginaire génère une forme de divorce entre l’événement représenté et les figures utilisées pour l’aborder. Certains textes pamphlétaires accentuent ce divorce, en présentant, par exemple, des prédictions qui relèvent essentiellement de la harangue et n’ont rien à voir avec la divination. Ainsi, L’oracle delphique (1615) dénonce “la dissension des princes” et les malheurs de la guerre. La Sibylle française (1627) annonce, de son côté, la défaite prévisible de La Rochelle en faisant des malheurs survenus jusqu’alors des avertissements de Dieu. Le texte pamphlétaire met véritablement en scène le passage de la prophétie au pronostic (relevant uniquement 1 Olivier Millet a montré comment s’effectuait, déjà chez Calvin, cette association de la prosopopée et de l’évocation des morts, absente sous cette forme de la rhétorique antique, mais déjà “préparée” par la tradition (89). <?page no="163"?> 163 De la croyance à l’éloquence de la prudence) qui, selon Reinhart Koselleck, marque la transformation du rapport à l’avenir au XVII e siècle, et la disparition du paradigme eschatologique (26-28). S’il s’appuie sur le pathos dont l’imaginaire superstitieux est investi, le discours pamphlétaire contribue à son intégration dans une culture où s’affirme peu à peu la rationalité moderne, en opérant cette métamorphose de la croyance en éloquence. Mais c’est sur un autre plan que s’effectue le principal apport du discours pamphlétaire au processus de rationalisation de ces croyances. Équivalent de la superstition dans la sphère de l’écrit, le discours pamphlétaire est le lieu d’une orientation et d’une modalisation de la parole irrationnelle, voire de l’appétit de médisance donnant lieu aux rumeurs qui, comme le remarquait Naudé, alimentent les croyances superstitieuses. Par le biais du discours pamphlétaire, la curiosité est orientée vers l’actualité politique et l’irrationnelle soif de médisance se fait agôn. L’événement n’est plus le prodige qui rompt l’ordre des choses, mais l’action qui rythme l’actualité politique. Avec la naissance de la presse périodique, cet événement s’inscrira dans la scansion même du quotidien. Tandis que les représentations au cœur de l’imaginaire superstitieux font l’objet d’une appropriation par la culture écrite, la charge affective dont elles étaient investies est ainsi réorientée vers d’autres objets. Si les textes pamphlétaires propagent le poison de la rumeur et de la calomnie, force est de conclure que ce “poison imprimé,” pour reprendre l’expression de Jeffrey K. Sawyer, est plus facile à gérer par le pouvoir. De même, si le pamphlet est un texte qui invite à l’action, il est également, à travers la médiation de l’écrit, le seuil d’un autre espace où cette action se réalise sous une forme plus symbolique. Avec la confiscation du discours pamphlétaire (Sawyer, Jouhaud, Duccini) qui s’affirme sous Richelieu et se consolide au lendemain de la Fronde, l’imaginaire superstitieux sera orienté non plus vers le politique, mais vers l’actualité culturelle. Alors que la muse guerrière se métamorphose en muse galante (Denis), les querelles politiques cèderont place aux querelles littéraires et l’imaginaire surnaturel sera, en partie, repris par ces discours. Les ombres des auteurs se substitueront à celles des grands personnages; les visions conduiront au Parnasse; les enfers accueilleront le Dialogue des héros de roman. Bibliographie Les apparitions épouvantables, de l’esprit du Marquis d’Ancre venu par ambassade à Jules Mazarin. S.l.: 1649. Bary, René. La rhétorique française. Paris: Le Petit, 1653. Boileau, Nicolas. Dialogue des héros de roman, Œuvres complètes. Éd. F. Escal. Paris: Gallimard, 1966. Carrier, Hubert. Les Muses guerrières. Paris: Klincksieck, 1996. <?page no="164"?> Michel Fournier 164 -. “Le pamphlet et la vulgarisation de la culture au XVII e siècle: l’exemple des mazarinades.” XVII e siècle 195 (1997): 297-303. Cauvigny, François de. Réfutation de l’astrologie judiciaire contre les astrologues de ce temps. 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L’ombre de Monsieur le duc de Bouillon parlant au Comte Mansfeld avec le songe effroyable du Comte Mansfeld. Paris et Lyon: A. Charpentier, 1623. L’ombre de Théophile apparue au père Garasse. S.l.: 1626. L’ombre du feu duc de Mayenne au duc son fils, Bordeaux: 1615. L’ombre du grand Armand, cardinal, duc de Richelieu, parlant à Jules Mazarin. Paris: 1649. L’ombre du marquis d’Ancre apparue à MM. les princes. Paris: Fleury Bourriquan, 1617. L’ombre d’urbain Grandier de Loudun et sa rencontre et conférence avec Gaufridy en l’autre monde. S.l.: 1634. <?page no="165"?> 165 De la croyance à l’éloquence L’oracle delphique, ou Le courageux soldat français. S.l.: 1615. Oracle sur La Rochelle. Paris: S. Le Febvre, 1628. Le parterre de la rhétorique française, émaillé de toutes les plus belles fleurs d’éloquence qui se rencontrent dans les oeuvres des orateurs tant anciens que modernes. Lyon, C: La Rivière, 1659. Pithoys, Claude. Traité curieux de l’astrologie judiciaire. 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Lefebvre, 1617. <?page no="167"?> Biblio 17, 195 (2011) Le Traité des superstitions du Père Thiers: poudre de momie, trèfle à quatre feuilles et corde de pendu D IDIER C OURSE Hood College En 1679, le père Jean-Baptiste Thiers, curé de Champrond-en-Gâtine, publiait un important traité qui se voulait être une liste exhaustive des superstitions encore bien vivantes dans la France du dernier quart du Grand siècle. 1 Son Traité des Superstitions selon l’Ecriture Sainte, les décrets des Conciles et les sentiments des St Pères et des théologiens entreprend de répertorier systématiquement les dangers des recettes magiques et autres invocations démoniaques encore largement pratiquées. Dans une France qui s’ouvre à la modernité, dans un royaume livré tout entier au soleil de l’absolutisme, l’obscurantisme ne demande pourtant qu’à se réveiller. De la possession de Loudun à l’affaire des poisons, le pays est encore régulièrement soulevé par ces scandales qui sentent le souffre et qui sont surtout révélateurs des croyances profondément ancrées tout ordre confondu (Thiers préface n.p.). Des forces contradictoires s’affrontent et le conflit ne se résoudra pas dans le siècle. D’un côté, on assiste à une grande vague critique contre les superstitions et à une rationalisation de la période; le parlement de Paris dès les années 1640 se déclare ouvertement contre un imaginaire surnaturel jugé démodé et faux. De l’autre, Léonora Galilai, la puissante conseillère de Marie de Médicis, est condamnée pour sorcellerie, les divinations, oracles et autres horoscopes nourrissent les imaginations populaires dans lesquelles puiseront Mazarinades et autres discours eschatologiques autour de l’Apocalypse de Jean. D’un côté, les Anciens dont le savoir repose sur l’acceptation aveugle des traités antérieurs et pour qui faire œuvre scientifique est surtout connaître et reproduire les grands modèles, de l’autre les Modernes qui veulent des preuves et une méthode expérimentale. Le siècle passera aisément de l’un à l’autre, non sans tension sensible. Jean-Baptiste Thiers le rappelle dans son gros livre de plus de 450 pages. Il 1 Que soient ici remerciés Emmanuel Bury et Michel Fournier pour leurs réflexions stimulantes lors de la communication orale de ces réflexions. <?page no="168"?> Didier Course 168 entreprend donc de trier le bon grain de l’ivraie et met en place une liste qui devrait permettre à tout bon pasteur de reconnaître vaine et dangereuse superstition de la croyance populaire bon enfant: “les ecclésiastiques qui ont du zèle pour le salut des âmes, ceux entr’autres qui sont chargés de leur conduite … doivent connaître ces remèdes afin de les mettre en pratique et savoir se servir de ces armes” (Thiers préface n. pag.). Le programme est donc lancé: l’ouvrage est avant tout un ouvrage pédagogique à valeur de manuel de consultation pour confesseur et autre directeur de conscience dans la lignée, déjà ancienne, d’une pastorale éducative héritée de la contre-réforme. Les racines du magisme sont profondes et fortement ancrées dans les mentalités depuis plusieurs siècles. On les retrouve dans l’archétype de la sorcière médiévale, dans la médaille bénie du chapeau de Louis XI, mais aussi dans les très sérieux traités de médecine scolastique comme ceux de Bernard de Gordon, un des plus révérés professeurs de médecine de la fin du XIII e siècle dans la prestigieuse université de Montpellier. Ainsi, les éléments religieux et magiques s’intègrent aisément aux quatre humeurs pour guérir un malade; nuits de pleine lune, prières récitées à l’endroit ou à l’envers, plantes récoltées selon un rituel obscur et exact font bonne place dans les herbiers et recettes pharmaceutiques. Rites magiques et médecine sont souvent liés autour de principes communs: rites de similarité, simila similibus evocatur - les pierres de couleur rouge ou l’hématite peuvent être utilisées en talisman en cas d’hémorragie - ou principe de contiguïté, le Tout subissant la loi de la partie. Pour les apothicaires, la source principale du savoir reste l’herbier, et l’herbier de référence est celui du médecin grec du 1 er siècle, Diocride, qui sera complété au moyen âge et à la Renaissance. Selon les directives du médecin, il va soit préparer des recepte, recettes simples et pour toutes les bourses, soit de plus complexes et plus onéreuses, les antidote mais aussi des préparations plus obscures, magiques ou stercoraires, les experimente. Ancêtre de la pharmacologie, l’experimente est aussi lié à l’alchimie et à la transformation spectaculaire et inquiétante des corps et des énergies avec à la base l’utilisation des mineraux, des métaux et des pierres précieuses. Talismans, amulettes, charmes et incantations communs à la culture populaire mais aussi en moindre mesure scolastique du moyen âge vont connaître un renouveau particulier à la Renaissance avec le néo-platonisme florentin et avec l’influence directe de Marsile Ficin. Sous le patronage des Médicis, particulièrement sous Cosimo l’Ancien et Lorenzo, néo-platonisme, hermétisme et magie vont s’unir et trouver une vigueur nouvelle en Italie d’abord puis dans toute l’Europe. Dans la collection du Prince, la médaille bénie, le bijou gravé de signes incompréhensibles au simple mortel, la pierre rare, la corne de licorne, le texte occulte, la lourde chaîne d’or émaillée d’in- <?page no="169"?> 169 Le Traité des superstitions du Père Thiers cantations vont être l’illustration d’un monde de correspondances naturelles qui lient la créature au Créateur mais parfois aussi la créature à l’ange déchu. 2 Dans cette société raffinée de la fin de la Renaissance, la magie est donc une des nombreuses formes acceptées et acceptables du monde créé. Comme le rappelle Jean Delumeau: la philosophie vitaliste des néoplatoniciens n’était que l’expression consciente d’une mentalité synthétique fondamentalement primitive qui ne distingue pas nettement nature et surnature et croit que le monde est moins régi par des lois que par le caprice des êtres et des choses - conception qui reflète l’angoisse profonde de l’homme devant un monde qui le menace de tous côtés et sur lequel il n’a que peu de prise. (247-249) L’astrologie est aussi directement utilisée dans la construction architecturale; ainsi, on construit des palais selon la direction et l’influence précise des étoiles et des planètes. On citera entre autre la villa Farnesina et la décoration spectaculaire de sa loggia mais aussi la salla dei Pontefici au Vatican et son cycle astrologique choisi par Léon X; la fresque rappelle les effets spirituels et temporels d’un cycle planétaire voulu et organisé par Dieu mais peut-être aussi lu comme un immense talisman protecteur du Saint-Siège (Rossi 159). Cette reconnaissance des influences magiques au sein même du Vatican peut paraître paradoxale et n’aurait pas manqué de choquer notre curé de Champrond qui voulait rappeler dès les premiers chapitres l’opposition virulente de la hiérarchie ecclésiastique à toute forme de superstitions. Ainsi dans les chapitres: Que la Superstition ruine la Foy de l’Eglise et le culte de Dieu et Qu’elle est condamnée par le premier commandement de la Loy puis dans les chapitres suivants du Traité des Superstitions, Thiers énumère les conciles qui se sont prononcés contre la magie et autres rituels superstitieux: conciles de Carthage, de Paris en 829, concile provincial de Bourges en 1522, concile de Trente si essentiel pour l’Europe de la contre-réforme, synodes de Chartres, concile provincial de Cambrai, conciles de Milan de 1565 puis de 1576, 2 L’arrivée d’une Médicis en France, la reine Catherine, va encourager le goût pour la collection précieuse directement liée à l’occulte; la cour des derniers Valois a connu un engouement pour la chose rare, précieuse et magique. Le corail aux doigts de François II et de Charles IX est censé les préserver du poison. Avec sa dernière lettre à son beau-frère Henri III écrite quelques heures seulement avant son exécution, Marie Stuart lui envoie une pierre rare censée le protéger. On connaît surtout le goût de Catherine de Médicis pour les devins, le plus célèbre étant Nostradamus. Du reste, l’abbé Thiers donne “les dames de la cour de France du temps de la reine Catherine de Médicis” comme exemple de “divination superstitieuse et illicite” (219). Finalement on peut trouver un exemple littéraire de ces croyances en la vertu curative des pierres précieuses dans le recueil de Rémy Belleau, Les Amours et nouveaux échanges des Pierres précieuses (1576). <?page no="170"?> Didier Course 170 concile provincial de Mexico en 1585. La liste est longue et elle sert avant tout à rappeler à la hiérarchie catholique la responsabilité active de tous les membres de l’Eglise, du Souverain Pontife jusqu’au curé de campagne, aucun ne saurait ignorer les condamnations explicites des lois ecclésiastiques. Les superstitions sont pour lui entièrement condamnables et il rappelle que le pape Jean XXII par la Bulle Super illius specula excommunie ipso facto tout fidèle trop crédule. Et pourtant, la fascination pour l’objet rare et le goût de la collection vont connaître tout au long du XVII e siècle un succès particulier. Le cabinet de Curiosités est né et avec lui, va s’engager une recherche incessante pour la merveille de la Nature mais aussi pour les plus nobles artifices, pour paraphraser le jésuite Etienne Binet. Au sein de la collection se retrouvent néoplatonisme, idées hermétistes des correspondances, des analogies et des affinités qui reliaient entre eux les grands mystères du monde créé. Et surtout dans l’objet recherché, on trouve un goût pour le fait singulier et inexplicable, ce qu’étymologiquement Paolo L. Rossi a appelé la para-doxa (143). Dans cet esprit, l’œuvre même de l’abbé Thiers est digne d’entrer dans un cabinet de Curiosités; en effet dans son goût pour le rituel secret, pour le talisman abhorré, pour la liste exhaustive de toutes les superstitions qui ont pu être recensées, le Traité de superstitions est un livre digne de prendre place dans une collection qui fait se côtoyer défense de Nerval et pierre d’aigle (géode), bézoard, rose de Jéricho et momie égyptienne. Dans sa fascination pour le détail, dans celle pour l’organisation systématique de tous les faits rares et inquiétants, l’abbé Thiers devient un amateur - au sens que le siècle donna au mot - qui cherche à comprendre le sens caché derrière les rituels qu’il dénonce pourtant avec fougue. Du reste le plaisir de l’antiquaire se retrouve dans d’autres ouvrages, publiés sous son nom ou sous un pseudonyme, le “Sieur de Saint-Sauveur,” comme une Dissertation sur l’inscription du grand portail du couvent des Cordeliers ou ses Observations sur le bréviaire de Cluny. Il collectionne et dénonce les rituels magiques et les cérémonies démoniaques avec la même passion qu’il décrypte les anciens manuscrits et les inscriptions médiévales. Dans son ouvrage, l’abbé Thiers entreprend donc de reproduire et de classifier les différentes sortes de superstitions. Dans cet esprit de catégorisation des cérémonies superstitieuses, il va s’intéresser à un aspect que nous avons déjà évoqué: la magie. En vrai “curieux,” amateur de classification, il discerne trois sortes de “magie”: la magie naturelle, la magie artificielle et la magie diabolique. Les deux premières sont celles dignes d’entrer dans la collection du Prince ou dans le cabinet de l’amateur éclairé. La magie naturelle produit des effets extraordinaires et merveilleux par les forces de la Nature; on reconnaît là les objets naturels recommandables pour leur rareté ou leurs vertus. Les <?page no="171"?> 171 Le Traité des superstitions du Père Thiers Princes en font largement usage; pour le meilleur ou pour le pire! On ajoute volontiers à sa tisane du soir un peu de poudre de momie ramenée à grand frais d’Egypte, jugée efficace en cas de fièvre ou de fatigue; on porte la pierre précieuse à même la peau en cas d’empoisonnement même si, avancée médicinale oblige, on croit de plus en plus aux remèdes internes, ce qui rend l’utilisation de l’émeraude, du diamant ou de l’améthyste moins pratique car les broyer en poudre facile à avaler n’est pas toujours aisé. 3 Un Curieux du siècle, Moyse Charas, résume d’une phrase cette “magie naturelle”: “toutes les choses Naturelles créées qui tombent sous nos sens, peuvent être comprises sous le nom de Médicament” (cit. in Schnapper 219). La seconde magie, “l’artificielle” comprend le goût du temps pour les mécaniques astucieuses, horloges ou automates; elle est une glorification du génie humain pour l’artifice et l’invention; elle est aussi au centre d’un goût pour la fête et la surprise que l’on a qualifié de “baroque.” La conclusion s’impose quant à ces deux “magies”: elles sont “bonnes en elles-mêmes.” Reste la troisième, la magie diabolique, appelée aussi “noire et superstitieuse” créée par “l’art, l’aide et le ministère du Démon”. Les sorciers existent, Thiers n’en doute pas. Le curé de province parle alors: le Parlement de Paris, l’opinion générale d’un public cultivé et éclairé ne reconnaissent point les sorciers, l’abbé, lui, condamne ouvertement ces “esprits forts” et rappelle l’ouvrage de référence en matière de sorcellerie, le tristement célèbre, Marteau des sorcières (Thiers 130). Divinations, augures, herbes, potions et envoûtements sont des maléfices communs qui sont le résultat d’un pacte avec le diable. On remarquera cependant un certain nombre d’ambigus enchevêtrements entre les différents domaines qui sont supposés s’exclurent sans hésitation; ainsi quand est-ce que la potion de l’apothicaire risque de devenir filtre magique? Quand est-ce que l’astrologie permise selon des “principes universels, constants et invariables” peut devenir “vanité et folie” de l’art divinatoire (218-219)? Malgré sa volonté affirmée de répertorier selon un principe infaillible les superstitions, le père Thiers n’échappe pas aux hésitations du siècle devant les lois de la Nature et les règles de Dieu. Ces hésitations, source de discordia, on les retrouvera du reste dans les querelles critiques du XX e siècle. Alors que Michel Foucault en 1966 dans Les Mots et les Choses, voulait voir “un ordre intellectuel nou- 3 En matière de médicament, le prix et la rareté sont souvent garant de succès. Rares sont encore les esprits éclairés qui mettent en doute l’efficacité de la perle ou d’autres recettes hors de prix. Il est donc important de remarquer que le grand chirurgien d’Henri II, Ambroise Paré est l’un des premiers à se moquer de ces médicaments “infaillibles” dans un discours communément appelé “de la licorne” et qu’il conseille à son riche patient d’utiliser son or et ses pierres précieuses pour fonder des institutions charitables plutôt que de les ingurgiter dans des potions inquiétantes. <?page no="172"?> Didier Course 172 veau” et la fin d’une culture du spectacle à l’âge classique, prenant comme exemple l’objectivité d’une nouvelle “histoire naturelle” dans la description du cabinet de curiosités, Antoine Schnapper dans son ouvrage de 1988 sur les collections françaises au XVII e siècle contredit la thèse; il affirme que les merveilles continuent à être classifiées tout au long du siècle et jusqu’au début des Lumières en fonction de vieilles croyances et de récits légendaires. Le débat est donc ouvert et les hésitations du père Thiers comme les querelles d’Ecoles restent d’actualité. Dans sa quête de la vérité, il s’agit pour Jean-Baptiste Thiers avant tout de définir les termes et pour le lecteur de son ouvrage de savoir reconnaître s’il y a ou non superstition dans un rituel ou dans l’utilisation d’un objet. Trois règles générales s’imposent alors dans la reconnaissance de l’acte magique: 1. Une chose est superstitieuse et illicite lorsqu’elle est accompagnée de certaines circonstances que l’on sait n’avoir aucune vertu naturelle, pour produire les effets que l’on en espère (Thiers 73). 2. Une chose est superstitieuse lorsque les effets que l’on en attend ne peuvent être raisonnablement attribués ni à Dieu ni à la Nature (78) 3. Une chose est superstitieuse lorsque les effets qu’elle produit ne peuvent être attribués à la Nature et qu’elle n’a été instituée ni de Dieu, ni immédiatement de l’Eglise pour les produire (80). Ces règles clairement établies s’accompagnent d’exemples choisis qui ne manquent pas de faire sourire le lecteur avec indulgence à la première règle, l’exemple est tiré des campagnes profondes: un cheval malade ne peut être guéri en le menant dans un bois où il y a une pierre autour de laquelle on le fait tourner trois fois. A la seconde, l’exemple est plus connu: personne ne mourra dans l’année après avoir assisté à un repas accueillant treize convives. La troisième est plus sérieuse: pas d’exemple concret mais une affirmation sans ambiguïté: sans l’autorité de l’Eglise, toute cérémonie ou pratique est susceptible d’être superstitieuse, voire démoniaque. Cette troisième règle porte en elle des implications plus importantes; si les deux premières ont dans leur formulation même et dans les exemples les illustrant un aspect rural et presque enfantin, la dernière est placée directement sous l’autorité ecclésiastique. En effet, à la première règle est simplement attaché le pouvoir de la “nature,” à la seconde s’y rajoute les effets voulus par Dieu, à la troisième, nature et sagesse divine se voient contrôlés par l’Eglise catholique. Ainsi les trois règles principales obéissent à une subtile hiérarchie. Ce qui nous amène à une quatrième règle ajoutée in extremis qui est l’objet d’un long chapitre à elle-seule: “Une chose est superstitieuse lorsqu’elle se fait en vertu d’un pacte tacite ou exprès avec le démon” (86). Dès lors, finies la plaisanterie et l’indulgence de l’homme éduqué. On <?page no="173"?> 173 Le Traité des superstitions du Père Thiers ne manquera pas de remarquer dans cette évocation hiérarchique de ces quatre règles une paradoxale gradation: la première règle, bien que la plus “naturelle” et donc celle qui correspond aux nouvelles valeurs modernes est la moins sérieuse aux yeux de Thiers, alors que la dernière qui se réfère aux pouvoir de Satan et qui semble, en 1689, appartenir à un passé peu inspiré est la règle la plus importante pour lui. Les exemples s’accumulent alors; chacun dans sa spécificité porte en lui une valeur générale qui prépare le prêtre à reconnaître sans hésitation la présence du diable dans la pratique quotidienne de celui qui s’est mis sous sa direction. Huit exemples se succèdent: invocation personnelle au démon, rituels accompagnant les gestes quotidiens (écrire d’une certaine manière, port d’herbes cueillies à certaines heures du jour, etc.), utilisation d’objets avec des caractères et des figures incompréhensibles voire démoniaques (prendre une boisson normale dans une tasse gravée de signes obscurs), utilisation de plantes ou d’arbres à qui la nature n’a pas donné de vertu, utilisation de mots inconnus (répéter Sista, Pista, Rista, Xista contre le mal de cuisse), utilisation de paroles de l’Ecriture comme effets magiques (bijoux gravés par exemple), dire des choses fausses sur le Christ ou sa mère (par exemple, Jésus a du subir des fièvres et a souffert de la goutte, qu’il a chanté sur la croix ou encore que sa mère a visité Paris et Rome) finalement, croire qu’en prononçant certaines prières et paroles secrètes ou en portant des signes extérieurs de la religion, on ne mourra pas en péché mortel, on ne sera pas blessé ou que l’on pourra voir la Vierge (on se risque alors à une prière ridicule comme “la barbe à Dieu” ou la “Patenôtre banche”). Ces huit exemples de superstitions blasphématoires ont une portée qui dépasse la simple dénonciation de la crédulité humaine, elle va même plus loin encore que l’affirmation de la présence de l’ange du Mal dans la société française du Grand siècle. Ils sont un rappel à tous des dangers qui historiquement ont régulièrement gangrené l’autorité de l’Eglise romaine: les faux miracles, les fausses reliques, les saints inventés, le culte des images et les fausses révélations que l’on trouve dans tous les ordres de la société, de la récitation de formules magiques sur une vache malade aux médailles que Monsieur égrenaient lorsqu’il devait conjoindre sans enthousiasme la Princesse Palatine. A cela s’ajoute l’ostentation dans le culte excessif et superflu, parfois considéré comme un péché mortel s’il est accompagné de méprise ou de scandale. On songe dans les deux cas à Molière. Pour la superstition rurale, il s’agit de L’Amour médecin et à “l’anneau constellé” ou au Pancrace du Mariage forcé connaissant non seulement les sciences exactes mais aussi la spéculatoire, la chiromancie, la géomancie, etc. Dans le second cas, celui de la dévotion outrancière et fausse, c’est bien sûr à Tartuffe que l’on pense immédiatement; mais aussi au scandale qui secoua la dévotion française de la fin du règne de Louis XIV, la doctrine du pur amour <?page no="174"?> Didier Course 174 de madame Acarie. En rappelant les dangers de l’amalgame éclectique, l’abbé Thiers entend rendre aux rites catholiques une unité et une orthodoxie mises à mal par les superstitions; le plus important étant la valorisation de la messe, le titre du chapitre neuf étant à cet égard sans ambiguïté: Que les Cérémonies de l’Eglise ne sont nullement superstitieuses (73). Une dernière remarque servira de conclusion; alors que Jean-Baptiste Thiers est volontiers dubitatif voire ironique quant aux objets ou aux rituels physiques et extérieurs, alors que la fascination du collectionneur l’emporte souvent sur le sérieux du fond, le ton se fait plus inquiet lorsque la magie s’imprègne de l’acte de la parole ou de l’écriture. Comme si le mot recelait plus de pouvoir que l’action en elle-même. Dans le phylactère, la prière impie, la pierre gravée ou la formule magique, le mot est en rupture avec l’ordre divin. Car au début du monde était le Verbe. Le mot est Dieu; même si la langue adamique n’est plus qu’un souvenir du siècle précédant entrenu dans les cabinets des Curieux qui la recherche parfois encore dans les hiéroglyphes égyptiens ou dans la forme imparfaite d’un nouveau genre en pleine expansion au XVII e siècle, l’emblème qui allie mot et image, la parole - même imparfaite - est encore un outil de communication possible entre le Créateur et l’homme. L’utiliser dans des formules incantatoires est donc l’ultime blasphème. Charmes et enchantements font l’objet d’une dénonciation particulièrement virulente: “Néanmoins il est clair qu’étant composés de paroles, ils sont combattus … pour montrer que les paroles, quelles qu’elles puissent être, n’ont aucune vertu que celle du Démon” (361). Si le phylactère à base de poils d’ours ou autre trèfle à quatre feuilles et corde de pendu ne sont pour lui que les ridicules preuves de la naïveté de l’homme, un mot insensé comme abracadabra porte en lui les racines du mal et justifie une longue explication et un dessin complexe de triangle inversé qui contient les lettres du mot magique. 4 Car la plus grande superstition chez l’abbé Thiers repose avant tout sur la parole séductrice, le mot au sens caché, la phrase que le serpent a su trouver pour la plus grande plus grande honte de l’homme: la parole superstitieuse porte en elle le poids de l’expulsion du paradis terrestre. Elle est signe de rupture. 4 Si cette remarque sur abracadabra peut faire sourire le lecteur moderne, on remarquera cependant qu’elle a été en partie le sujet d’une thèse de médecine soutenue le 16 janvier 1676 à l’Ecole de Médecine de Paris par Armand de Mauvillain, An Morbis curandis verba et characteres? Il s’agissait pour lui de prouver que le mot n’avait pas le pouvoir de guérir ou de rendre malade, “Nihil barbarum istud vocabulum Abracadabra ad hemititaeum”; le même raisonnement est suivi pour une formule magique que l’on a déjà rencontrée dans ce texte, Sista, Pista, Rista, Xista. <?page no="175"?> 175 Le Traité des superstitions du Père Thiers Bibliographie Belleau, Remy. Les Amours et nouveaux eschanges des pierres precieuses: vertus & proprietez d’icelles. Paris: M. Patisson, 1576. Braybrook, Jean. “Science and Myth in the poetry of Remy Belleau.” Renaissance Studies 5.3 (Sept. 1991): 277-287. Certeau, Michel de. La Possession de Loudun. Paris: Julliard, 1970. Charas, Moyse. Pharmacopée royale, galénique et chymique. Paris: n.p., 1676. Course, Didier. D’Or et de Pierres Précieuses: les paradis artificiels de la Contre-réforme en France. Lausanne: Payot, 2005. Delumeau, Jean. Le Catholicisme entre Luther et Voltaire. 1971. Paris: PUF, 4 1992. Greiner, Frank. Les Métamorphoses d’Hermès: Tradition alchimique et esthétique littéraire dans la France de l’âge baroque (1583-1586). Paris: H. Champion, 2000. Mauvillain, Armandus Joan de. An morbis curandis verba et characteres? (Praes. Claudio Guerin. Cand. Armando Joanne De Mauvillain). Parisiis: n.p., 1676. Paré, Ambroise. Discours d’Ambroise Paré, conseiller et premier chirurgien du Roy. Paris: Gabriel Buon, 1582. Rossi, Paolo L. “True Learning, Useful Arts, Foolish Superstitions: Science, Culture and the Dissemination of Learning.” Science, Culture and Popular Belief in Renaissance Europe. Éds. S. Pumfrey, P.L. Rossi et M. Slavinski. Manchester (R.-U.): Manchester UP, 1991. 143-175. Schnapper, Antoine. Le géant, la licorne et la tulipe: Collections et collectionneurs dans la France du XVII e siècle. Paris: Flammarion, 1988. Thiers, Jean-Baptiste. Traité des Superstitions selon l’Ecriture Sainte, les décrets des Conciles et les sentiments des Saints Pères et des théologiens. Paris: Desallier, 1679. <?page no="177"?> Biblio 17, 195 (2011) Des croyances populaires à une poétique du divertissement littéraire: Le Monsieur Oufle de Laurent Bordelon L UCIE D ESJARDINS Université du Québec à Montréal Si l’Antiquité sceptique et le libertinage érudit des Naudé et des Gassendi ont enregistré les manifestations les plus aberrantes de la crédulité, le combat engagé contre la superstition dans la seconde moitié du XVII e siècle fait véritablement partie de ceux qui inaugurent notre modernité. Il en résulte une tension permanente entre croyances populaires et culture savante, que l’on songe aux grands débats suscités par les cas de sorcellerie et de possession, l’apparition des comètes ou l’affaire des Poisons. À partir de la publication des ouvrages de Bayle et de Fontenelle, mais aussi de ceux de Malebranche et de Pierre Le Brun, les romanciers adoptent volontiers un modèle de renversement critique de l’univers fictif à l’univers réel, en mettant en scène, selon des stratégies infiniment complexes, des personnages qui se laissent abuser par les figures imposantes d’un savoir prétendu. Ce sont ces stratégies faites de dissonances et de concordances que je souhaite examiner à partir du célèbre roman de Laurent Bordelon: L’histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle. 1 Les histoires littéraires présentent généralement Bordelon comme un romancier sans talent. S’il faut en croire le Nouveau dictionnaire historique (1789) 1 Je donne ici le titre complet qui résume à lui seul le roman: L’histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle, causée par la lecture de livres qui traitent de la Magie, des Grimoires, des Démoniaques, Sorciers, loups-garous, incubes, succubes et du Sabbat; des Fées, Ogres, Esprits follets, Gnomes, Fantômes et autres revenants; des Songes, de la pierre philosophales de l’Astrologie judiciaire, des Horoscopes, des talismans, Jours heureux et malheureux, Éclipses, comètes et almanachs, enfin de toutes sortes d’apparitions, de sortilèges, d’enchantements, et d’autres superstitieuses pratiques. Le tout enrichi de Figures, et accompagné d’un très grand nombre de notes curieuses, qui rapportent fidèlement les endroits des livres qui ont causé ces imaginations extravagantes, ou qui peuvent servir à les combattre. <?page no="178"?> Lucie Desjardins 178 de Louis Mayeul Chaudon, c’est tout le XVIII e siècle qui reprend les vers que Boileau avait jadis adressés à Scudéry (Satire II, vers 77-82) pour les appliquer désormais à Bordelon: “Bienheureux Bordelon, dont la fertile plume/ Peut tous les mois sans peine enfanter un volume/ Tes écrits, il est vrai, sans art et languissants,/ Semblent être formés en dépit du bon sens/ Mais ils trouvent pourtant, quoi qu’on en puisse dire,/ Un marchand pour les vendre, et des sots pour les lire” (Chaudon 2: 185). “Son style est si diffus & si assomant que les compilateurs les plus lourds trouveraient de quoi s’y ennuyer,” poursuit Chaudon (2: 185). À sa suite, Henri Coulet parle toujours des “romans bizarres” (309) de Bordelon et le Dictionnaire des lettres du XVII e siècle n’a pas jugé bon de revoir l’article consacré à cet auteur lors de sa mise à jour en 1996. L’entrée, rédigée par É. Gérard-Gailly, mentionne que l’auteur a publié “une centaine de volumes hâtifs ou de compilations sur tous les sujets, qu’il orna de titres flambants et mystérieux […]. Si médiocre écrivain qu’il soit, Bordelon reste un assez bon témoin des goûts et des modes littéraires de son temps” (cité dans Grente et al. 171). À la lumière de ce tableau, on comprend peut-être mieux pourquoi peu d’études lui ont été consacrées. Signalons pourtant Jacqueline de la Harpe, qui a publié, en 1942, une courte thèse que beaucoup d’articles se plaisent à reprendre et, plus récemment, Jean-Paul Sermain qui, dans son ouvrage consacré à la réflexivité littéraire, place Bordelon en tête du renouvellement de l’anti-roman. Toutefois, si la préface de Monsieur Oufle fait appel au souvenir du Don Quichotte, elle propose d’en élargir le programme puisque les égarements du héros ne procèdent pas de la lecture de romans, mais de la lecture d’ouvrages que l’on considère généralement comme savants et qui demandent à être lus à la lettre pour les savoirs qu’ils prétendent communiquer. Le roman est en effet étayé par une multitude de sources érudites d’où il tire sa matière, Bordelon décrivant longuement le cabinet de Monsieur Oufle dans lequel se trouvent des tableaux représentant des magiciens, astrologues et diables, alors que la galerie attenante contient toutes sortes d’instruments d’astrologie et de magie. C’est cette même galerie qui héberge la fameuse bibliothèque qui comprend cent dix-huit ouvrages ayant favorisé les dérives superstitieuses du héros. L’auteur nous en donne la liste complète et accompagne certains titres de commentaires sur l’utilité de ces ouvrages, qui vont de l’Antiquité au tout début du XVIII e siècle. S’y côtoient les grands titres de la magie et de la démonologie (le Petit Albert, le Malleus Malleficarum, les Controverses et recherches magiques de Martin Del Rio, le Tableau de l’inconstance de Pierre De Lancre, etc.); quelques textes traitant des affaires de possessions démoniaques de la première moitié du XVII e siècle (Aix, Loudun, Louviers); trois traités des spectres (ceux de Lavater, Le Loyer et Taillepied); mais aussi des ouvrages critiques comme ceux de Naudé, de Thiers, de Bayle et de Fontenelle. <?page no="179"?> 179 Des croyances populaires à une poétique du divertissement littéraire Le roman multiplie les anecdotes et passe en revue toutes les formes de superstition dans un contexte où l’acte de lecture détermine chacune des aventures du héros. Défilent les recettes magiques qui lui permettent de vérifier s’il est cocu ou si une jolie femme est susceptible de l’aimer et les nombreuses manifestations d’apparitions et de revenants. De ce point de vue, Monsieur Oufle constitue un bel exemple de la façon dont la critique de la superstition envahit l’espace mondain du roman en mobilisant deux grandes topiques qui habitent l’imaginaire classique. En effet, toute l’entreprise critique du roman est fondée sur une topique philosophique qui oppose livre, lecture et érudition à l’exercice du jugement; mais aussi sur une topique morale ou, si l’on préfère, sur une anthropologie au sens que Louis Van Delft donne à ce terme et qui fait des caractères qu’incarnent les différents personnages un instrument rhétorique que mobilise le récit. L’examen de ces deux topiques permettra de mieux comprendre de quelle façon les croyances du XVII e siècle se nourrissent non seulement de la tradition orale ou populaire, mais aussi de représentations provenant de la culture savante. Dans ce contexte, la critique de la superstition suppose des médiations à travers lesquelles culture savante et culture populaire sont définies selon des stratégies et des solidarités complexes où heurts et discordances entre éléments provenant de sources extrêmement hétérogènes concourent ensemble à transformer le statut de la croyance au profit d’une poétique du divertissement. 1 Une topique philosophique La critique du livre et de la lecture, qui se voient toutes deux opposées à l’exercice du jugement et au bon sens naturel, s’exprime principalement à l’occasion de deux grands entretiens entre Oufle et son frère Noncrède. 2 Le premier porte sur l’existence des revenants et des apparitions (Bordelon 1: ch. XII-XVI), Monsieur Oufle soutenant leur existence en s’autorisant d’une série de références tirées d’ouvrages qu’il possède. Il reprend alors bon nombre d’histoires de revenants répétées à l’envi au fil des âges, rapportant tantôt les croyances des habitants de la Guinée, pour qui tout vol est nécessairement commis par un revenant (1: 170); 3 tantôt l’histoire de l’empereur romain Pertinax qui, deux jours avant son assassinat, aurait vu une figure le menaçant l’épée au poing (1: 188); 4 tantôt celle, plus récente, du marquis de Précy, à qui le marquis Rambouillet apparaît pour lui annoncer qu’il vient d’être tué 2 On rappellera que Noncrède (non credo) est le personnage raisonnable et incrédule. 3 Anecdote rapportée dans Bekker (1: 704). 4 Anecdote rapportée par Le Loyer (262). <?page no="180"?> Lucie Desjardins 180 à la guerre (1: 173). 5 “Que de Sçavants, conclut-il, nous apprennent la possibilité de toutes ces apparitions […] Que d’historiens qui nous en rapportent des faits incontestables; puisqu’ils sont approuvez, privilégiez & imprimez! ” (1: 89-90). Tout le roman insiste sur cette vaine érudition centrée sur une pratique de la reprise et de la citation, pratique qui amène Oufle à échafauder ses démonstrations sur la base de quelques anecdotes tirées de lectures, sans véritable souci de distinguer le vraisemblable du possible, la lecture servant uniquement à le fortifier dans sa croyance. Car en vain, dit le texte, “lisoit-il des ouvrages faits pour combattre ces contes; il ne retenoit seulement dans sa mémoire les histoires qu’il y avoit lues, sans vouloir se laisser persuader par les raisons qui en laissoient connaître la fausseté” (1: 14). Mais cette dénonciation d’une attitude précritique qu’illustre un mode de lecture asservi au prestige de l’événement rapporté suppose aussi une réflexion sur la tradition - la plupart des anecdotes que l’on retrouve dans le roman appartenant à un fonds culturel ancien - et, plus généralement, sur la place qu’occupent l’imprimé et la culture écrite dans la transmission des croyances. Cette dimension importe d’autant plus que, parallèlement au processus de marginalisation des différentes formes de croyances populaires qui s’élabore lentement au XVII e siècle, on retrouve toujours de nombreuses manifestations qui attestent de l’importance qu’on leur accorde. Ici, la civilisation du livre met un public profane à la merci de croyances auxquelles l’imprimé confère le prestige d’un savoir accrédité, comme en témoigne cet extrait tiré du discours de Noncrède: “Il faut montrer les ridiculités d’une infinité de contes sur cette matière, qui n’ont point d’autres fondemens que l’imposture de ceux qui les inventent & la trop grande crédulité de ceux qui les reçoivent” (2: 180). Tout le débat tourne autour du rôle et de l’autorité du livre, mais aussi d’un mode de lecture qui, s’attachant uniquement à l’anecdote, néglige les principes d’une méthode historique soucieuse de comprendre les textes à la lumière du contexte. Il engage ainsi à se méfier de ceux qui, parlant au nom d’un réel prétendu, en offrent des images de leur invention; cette tension entre culture de l’imprimé et mystification renvoyant à l’idée suivant laquelle, pour reprendre ici une remarque de Jean-Paul Sermain, “[l]’essai, le traité, et bientôt ces articles que répandent encyclopédie et journaux menacent sans cesse de devenir les véhicules modernes de la fable” (282). À cette liste, on pourrait bien sûr ajouter la littérature de colportage, que l’on songe aux adaptations du Grand Albert ou encore aux canards qui se retrouvent dans la bibliothèque de Monsieur Oufle. Dangers de la lecture littérale, trop grande crédulité, faiblesse d’esprit naturelle, erreurs populaires, imagination déréglée, absence de vérification 5 Anecdote rapportée dans Poupart (33). <?page no="181"?> 181 Des croyances populaires à une poétique du divertissement littéraire des faits, mais aussi force de la tradition dans le consentement: ce sont là les principaux lieux communs que mobilise la critique philosophique de la superstition au XVII e siècle et que reprend volontiers Noncrède pour mieux mettre en perspective l’autorité de l’imprimé. Au surplus, si Oufle emprunte bon nombre de ses anecdotes à l’Antiquité, Noncrède reprend les grands thèmes qu’avaient déjà développés les partisans des Modernes: Une raison encore qui donne cours à un nombre prodigieux de fables, c’est cette confiance aveugle qu’on a pour les Anciens […]. Qu’on ait du respect pour l’Antiquité; à la bonne heure, c’est l’usage; mais pour la crédulité, il faut plus que l’usage pour engager à la donner. Il faut des preuves, & c’est ce que les Anciens ne fournissent pas toûjours. Ils ont raconté comme les modernes racontent; ils ont raporté des oui-dires, ou ont donné du prodigieux pour se faire lire plus volontiers, en rendant leurs écrits plus agréables […]. Cependant malheureusement pour la vérité, & pour ceux qui sont prévenus en leur faveur, l’autorité seule de ces vénérables Anciens tient lieu de toute raison. (2: 87-88) Bref, Noncrède entend juger les Anciens comme les auteurs de son siècle, c’est-à-dire avec les lumières naturelles de la raison, reprenant ainsi Fontenelle qui affirmait que “rien ne borne tant les esprits que l’admiration excessive des Anciens” (312). De nombreux passages du roman reprennent d’ailleurs ce topos de l’allégeance irréfléchie au prestige de la citation et de la transmission, comme en témoigne cet autre extrait du discours de Noncrède: Combien d’histoires ne nous raconte-t-on pas, attestées, ce semble, authentiquement? & quand on les approfondit, on découvre que ces histoires sont fausses, & par conséquent les témoins des menteurs. Mais comme il se trouve peu de gens, qui prennent la peine d’approfondir, les Histoires passent de siecle en siecle, & l’on n’en doute plus. (Bordelon 2: 89) La critique de la superstition à l’œuvre dans le roman s’ouvre ainsi sur une réflexion qui, plus généralement, entend dissocier la figure de l’auteur de celle d’un compilateur qui tire son autorité du seul privilège de l’impression. Cette conception moderne de l’auteur, Monsieur Oufle l’illustre a contrario, lorsqu’il rédige lui-même un discours sur les diables et qu’il invite son fils à le lire en lui disant: “lisez cet ouvrage avec confiance […]. Mais ressouvenezvous que de grands hommes y parlent avec moi, & que je n’y avance rien, qui ne soit déjà approuvé & imprimé” (2: 146). À l’auteur dont l’œuvre se réduit à une marqueterie de citations reprises sans jugement et au livre qui soutient la croyance pour mieux surprendre l’imagination, Noncrède oppose surtout un usage de la fable où s’affirme le passage essentiel de la crédulité aux enchantements du divertissement littéraire: <?page no="182"?> Lucie Desjardins 182 Je ne sçai combien d’histoires d’apparitions mal entendues & impertinemment imaginées, dont sont remplis ces livres que vous croyez infaillibles et dont les auteurs ne sont peut-être pas aussi crédules que vous […]. Combien d’écrivains mettent sous presse des fables qu’ils donnent pour véritéz; parce qu’ils savent que rien ne plaît plus … que tout ce qui a un air de merveille, & de prodige! … Mais pourtant, direz-vous ce qu’ils disent est approuvé; donc cela est véritable. Belle conclusion! Les fables d’Esope, l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, l’Énéide de Virgile, les Contes de Fées, & un nombre prodigieux d’historiettes galantes & d’anecdotes sont imprimées avec Approbation; donc tout ce que ces livres disent est véritable. (1: 208) La vérité des exemples qui sollicitent la croyance devrait faire place aux plaisirs d’une lecture divertissante. Si plusieurs de ces histoires évoquant revenants, diables ou sorcières ont d’abord été publiées à la fin du XVI e et au début du XVII e siècle, nous sommes ici, rappelle le roman, en 1710: ces anecdotes doivent être désormais lues comme des fables qui répondent au goût d’un public que l’imaginaire superstitieux continue à fasciner par-delà son scepticisme. Au surplus, en insistant sur l’importance du divertissement, Noncrède remet aussi en cause le statut exemplaire de ces anecdotes où se cristallise la croyance. En effet, si les anecdotes consignées dans les ouvrages qui appartiennent à Monsieur Oufle sont, à l’origine, conçues comme de véritables exempla destinés à inquiéter, voire à susciter la peur, leur relecture critique les relègue au rang soit d’imaginations extravagantes, soit de fables divertissantes. 2 Une topique morale Dans ce contexte, une fois accompli le travail critique destiné à destituer de sa valeur exemplaire l’anecdote fabuleuse, la question de l’exemplarité se déplace sur le terrain de l’analyse morale. Autrement dit, si le roman se fait l’écho de l’ensemble des savoirs qui se sont constitués au fil des siècles autour des revenants, sorcières et magiciens, ces croyances, désormais, sont destinées à s’incarner dans des personnages. Auteur de plusieurs textes sur le théâtre, Bordelon combat ici la superstition en recourant à la peinture de caractères. On retrouve ainsi un père aveugle et crédule, un fils pieux et un autre cupide, une fille amoureuse, un valet rusé: tous ces personnages étant destinés à incarner le pour et le contre des différentes croyances. D’une première manière, l’analyse morale s’attache à mettre en évidence la façon dont la faiblesse d’esprit, l’ignorance ou la crédulité viennent soutenir la croyance. À cet égard, la peur joue un rôle déterminant, non seulement dans la caractérisation du personnage de Monsieur Oufle, mais également dans celle de son fils aîné, <?page no="183"?> 183 Des croyances populaires à une poétique du divertissement littéraire l’abbé Doudou, ce “bon garçon qui faisait un mélange bizarre de science et de piété”. Il était crédule “au point d’ajouter foi à toutes les histoires qu’on faisoit des sorciers; il n’y avoit pas une apparition […], qui ne lui semblât très possible: aussi étoit-il continuellement dans une grande crainte de voir des fantômes” (1: 18). Ici, le portrait de l’abbé Doudou témoigne a contrario de tout l’effort d’une philosophie qui prolonge les relectures modernes de la sagesse épicurienne et pour laquelle il importe d’abord de délivrer l’esprit des terreurs qu’enfantent la peur et l’ignorance des phénomènes naturels. En somme, et à la manière de la comédie classique, l’entreprise critique recourt ici au caractère à des fins de détournement ironique qui consiste à “reprendre la croyance, l’opinion du leurré naïvement perdu dans son monde … ne soupçonnant pas ce qu’on peut penser de lui, à se placer dans sa conscience, à reproduire son discours qui dit malgré lui sa vérité en témoignant de ses adhésions, et conjointement à mettre en place discrètement par quelques indications, l’espace extérieur permettant de mesurer ce qu’a de trompeur ce discours” (Sermain 137-138). De fait, comme le rappelle le roman, “s’il y a des gens disposez à se laisser tromper, il n’y en a pas moins de disposez à les tromper en effet” (Bordelon 1: 135). Ce sera le cas de la fille cadette, Ruzine qui, empressée de se marier, n’hésite pas, quand elle y voit son avantage, à profiter de la crédulité de son père et à recourir à la supercherie. De même, le valet Mornand, comme tout bon valet de comédie, est un personnage à la fois rusé et avide: “son profit étoit le mobile & la regle de toutes ses démarches” (1: 17). L’intérêt et le profit: voilà encore deux caractères inhérents à la nature humaine que le roman se plaît à exploiter, tels les moralistes de la fin du XVII e siècle. Pour l’illustrer, Bordelon développera le caractère de Sansugue, l’autre fils de Monsieur Oufle, qui “avoit pris le parti de la finance”. “Les devins, les sorciers, les astrologues judiciaires, tout lui étoit bon pourvu qu’il y trouva son intérêt” (1: 13). Sansugue ne se prononce en effet pour ou contre les croyances de son père que dans les cas où son intérêt financier est en jeu: “Quand on lui parloit des diables qui faisaient trouver des trésors, l’eau lui en venoit si fort à la bouche qu’il ne les aurait pas renvoyés, quand même ils auraient eu les formes les plus épouvantables”. De même, s’il ne croit pas aux revenants, c’est tout simplement parce que ceux-ci se mettent habituellement à faire des demandes d’argent. Enfin, représentant les opposants à la superstition, il y a Bélor, le prétendant de Ruzine, et surtout Noncrède, qui “passoit dans l’esprit de tous ceux qui le connoissoit, pour un homme qui avoit véritablement de la sagesse & de la probité” (1: 16), sans compter le bon sens qui le caractérise. Mais ici, les personnages raisonnables ne réussiront pas dans leur entreprise: Noncrède ne parviendra jamais à raisonner Monsieur Oufle dont la crédulité reste inébran- <?page no="184"?> Lucie Desjardins 184 lable. Toutefois, là où la voix du bon sens et de la raison ne réussit pas à se faire entendre, l’arme du ridicule devient la meilleure ressource. Toute la critique de la superstition repose ici sur une entreprise qui cherche à souligner les absurdités auxquelles mènent, d’une part, la faiblesse de l’esprit humain qui se laisse facilement entraîner dans la croyance et, d’autre part, l’intérêt que des gens rusés et artificieux trouvent à profiter de cette faiblesse. Bref, le développement de la topique morale fonde l’argument au sein duquel la critique philosophique se déploie. Mais il y a plus. Si le roman de Bordelon correspond au modèle popularisé, entre autres par Malebranche, qui situe l’origine de la superstition dans les dérives de l’imagination commune, il fait appel, en accumulant des histoires provenant d’une tradition écrite et savante, à une autre filiation qui permet de mieux comprendre le phénomène. Dans la préface de la première édition du Traité des superstitions, Jean-Baptiste Thiers mentionne qu’aucune catégorie sociale n’est à l’abri des superstitions: “elles trouvent créance dans l’esprit des grands; elles ont cours parmi les personnes médiocres; elles sont en vogue parmi le simple peuple”. Mais la suite du propos, qui insiste souvent sur les usages des campagnes, montre bien que les ruraux sont plus touchés par ce “mal” et que la superstition tend à devenir une marque du peuple, une sorte de ligne de partage, dans un contexte où les clivages culturels s’approfondissent. Toutefois, le processus de marginalisation des croyances populaires qui est au cœur de la critique de la superstition soulève la question des tensions et du partage entre culture savante et culture populaire, de même que celle des médiations à travers lesquelles ces cultures sont définies: du discours savant qui rejette les croyances aux représentations littéraires qui se les approprient. De ce point de vue, L’histoire des imaginations de Monsieur Oufle montre que la critique de la superstition au XVII e siècle n’est pas le résultat d’une simple opposition entre culture populaire et culture savante, mais suppose des médiations constantes où heurts et discordances entre éléments provenant de sources extrêmement hétérogènes concourent ensemble à transformer le statut de la croyance. Cette croyance n’est cependant pas abolie, elle est plutôt transposée dans le domaine du divertissement. C’est, du reste, celui-ci qui, désormais, assure non seulement la transmission de l’imaginaire de la superstition, mais qui réussit à tirer des discordances entre culture populaire et culture savante un projet poétique appelé à connaître une brillante fortune tout au long du XVIII e siècle depuis Le Sage jusqu’à Cazotte. Bibliographie Bekker, Baltasar. Le monde enchanté ou Examen des communs sentimens touchant les esprits, leur nature, leur pouvoir, leur administration et leurs opérations et <?page no="185"?> 185 Des croyances populaires à une poétique du divertissement littéraire touchant les éfets [sic] que les hommes sont capables de produire par leur communication et leur vertu. Amsterdam: P. Rotterdam, vol. 1, 1694. Boileau, Nicolas. Satire I in Œuvres complètes. Paris: Gallimard, 1979. 13-16. Bordelon, Laurent. L’histoire des imaginations extravagantes de Monsieur Oufle. Paris: N. Gosselin et C. Leclerc, 1710. Chaudon, Louis-Mayeul. Nouveau dictionnaire historique; ou, Histoire abrégée de tous les hommes qui se sont fait un nom par des talents, des vertus, des forfaits, des erreurs depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours. Caen: G. Leroy, vol. 2, 1789. Coulet, Henri. Le roman jusqu’à la Révolution. Paris: Armand Colin, t. 1, 1967. Del Rio, Martin. Les controverses et recherches magiques. Paris: Jean Petit Pas, 1611. 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Hybridity in the Seventeenth-Century French Instructional Manual E LIZABETH H YDE Kean University In René Rapin’s Hortorum libri IV, a georgic verse celebration of the flowers, forests, water, and orchards that constituted the seventeenth-century French garden, the author sought to honor the form and language of the ancients. Inspired by Virgil, Rapin wished not only to celebrate the requisite labor but also to offer practical information on how to achieve the garden. But he acknowledged that imparting knowledge with the linguistic tools at his disposal posed a difficult challenge: seventeenth-century gardening techniques, aesthetics, and the accompanying vocabulary had advanced beyond that of the classical Latin he wished to emulate. Could he communicate information in the literary form of the Ancients? Rapin ultimately embraced the hybrid nature of his project. But his anxiety reveals the tensions within seventeenthcentury instructional literature as authors necessarily reconciled genre, form, and language with the need to impart instruction and information to their audience. Part of a larger cultural history of instructional literature, this paper examines the early “how to” manual as a hybrid form of literature through two very different manuals. It reveals the textual and paratextual tensions inherent within the genre to illuminate the means by which authors responded to the seventeenth-century passionate curiosity and desire and need to know how. The early modern period has been characterized as an age of curiosity. 1 For men (primarily) who were or wished to be considered learned were labeled as “curieux.” Their curiosity might extend to antiquities, art, or natural history. And that curiosity was often indulged through the building of personal collections of objects or texts. Increasingly, curiosity extended to a desire to “know how.” Knowing how might extend to learning about the building or care of one’s collection. Or it might concern the presentation of 1 See Schnapper (“Le Géant”), Pomian, and Hyde. <?page no="190"?> Elizabeth Hyde 190 the self (how to comport oneself), or the revelation of newly relevant technical information. With growing frequency, printed books offered access to this sort of information. “How to” books were not an invention of print. They had existed in manuscript culture and covered a broad range of practical topics. But the dissemination of such texts was limited, in part through the nature of manuscript circulation, as well as to protect trade secrets. The earliest printed “how to” volumes marketed themselves as the disclosers of once privileged information. These “secrets books,” as William Eamon has shown, played a complex role in linking the artisanal world of practice to the intellectual world (112). The printing (and therefore fixing) of information in these books simultaneously democratized knowledge and elevated the contents from practice to theory. But for all of the practical and commercial applications and democratization of knowledge that the instructional manual could offer, analysis of “how to” volumes reveals that their appeal was not limited to the artisanal class. For many of them were published for an elite readership, a readership whose livelihoods were most certainly not dependent upon the mastery of the contents of an instructional volume. Some volumes were heavily illustrated with engravings by celebrated artists and printed in folio format, the cost of which would have precluded their purchase by most readers. Other volumes were dedicated to subjects about which ordinary readers would have had little use, care, or money to indulge. These volumes thus demonstrate a curiosity for “knowing how,” for instruction among the elite book-buying public. But what would their readers have hoped to glean from their pages? Did they envision practicing the procedures outlined within the covers? What applications might they have had for the knowledge contained within such books? To address these questions, this paper turns to two of these volumes: Etienne Binet’s 1621 Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices, a book on eloquence that is very much about things, and René Rapin’s 1665 Hortorum libri IV, a book on gardens that is very much about eloquence. Neither is typical of early modern instructional literature in form or format, but each promises and delivers instruction and information. And both French Jesuit authors wrestled with genre, form, and language as they sought to impart knowledge in a manner revealing of the means by which readers or consumers of these volumes might have used them. 2 Together they suggest 2 That both are Jesuits is evidence not only of Jesuit educational rigor, but also Jesuit engagement with curiosity, epistemology, language, and aesthetics in seventeenthcentury France. See Fumaroli; Gaukroger; and Bailey, Harris, Kennedy, and O’Malley. <?page no="191"?> 191 Form, Function, and Eloquence? that the discordance detectable in the form of these texts was in fact concordant with the cultural uses and meanings of the volumes. In 1665, the Jesuit René Rapin published his Hortorum libri IV, a georgic verse celebration of the seventeenth-century garden. The individual “books” within the larger work, on flowers, forests, water, and orchards, addressed those elements in the garden for which curiosity was greatest. Composed and printed in Latin, the work was in keeping with the georgic tradition, mixing eloquent verse with practical treatment of the noble labor needed to cultivate the realm of nature. Rapin was a great admirer of Antiquity and devoted much of his literary career to the contemplation of language and literary form, publishing on eloquence, on the poetics of Aristotle, Virgil, and Horace, in addition to his theological treatises and history of Jansenism. In Hortorum libri IV, however, as with his Eclogæ Sacræ and Eclogæ Variæ, Rapin was writing in imitation of classical style. He was aware that attempting such a feat in Latin in the seventeenth century would not be easy. For he acknowledged in the preface of the work (the Præfatio ad eruditum lectorem, quoted from the 1673 English translation by John Evelyn; the 1782 French translation excised the preface) that the style, methods, and subsequently, language of gardening had evolved since Virgil: Nor was I a little discouraged by the defects of the Latine Tongue, since it is an insufferable arrogance to write of a thing in Latine, of which the Latines were wholly ignorant: For the method of Gardening which is now in vogue, either of disposing Flowers in Beds, or the planting, and ordering of Wall-Fruits, was not used among them (Rapin, “Of Gardens” sig. A2r-v). For Rapin, this meant confronting a linguistic discordance, a shortcoming in the ability of the language he admired to give expression to seventeenthcentury aesthetics and practice of landscape. “But,” he continued, “if I transgress either through the penury of the Language, or my own ignorance; I am so vain as to hope, that our Age which so admires Gardens above all others, will forgive me, if I fall short in an Essay which none have made trial of before me” (sig. A2v). Rapin believed because gardens were enjoying greater esteem than ever before, that it was important to pay literary tribute to both the practice and pleasure of gardening: “since we are grown more curious in this affair then [sic] formerly, that somewhat of the delightful part of it should be communicated” (sig. A2v). Yet he knew that the primary aim of his georgic verses were to teach: “having made it my business to teach with as little rudeness as I can and to advance the dulness [sic] of the instruction by the freedom of my fancy, that I might allay the harshness of those places, which the humility of the subject has so debased, that otherwise they would be displeasing to the <?page no="192"?> Elizabeth Hyde 192 Reader” (sigs. A3v-4r). The Georgic verses made information more palatable. Rapin acknowledged that his chosen form would not permit him to include all information. He could not, he lamented, indulge in lists of apples, for example. He explained: In the Orchard, I fear I have not satisfy’d their expectations, who looked for a long Catalogue of Fruits and Apples, which are so numerous that it were endless to go about it; in describing the different kinds of Fruit, I have only touched the heads of things, after the example of Virgil, who in the second of his Georgicks, speaks but of a few of those wines which Italy afforded with so much variety and abundance (sig. [A5]v). He therefore offered his reader specific examples designed to inform, but without the detailed precision of a prose manual. For example, in the chapter on Orchards, he instructs his reader (in the 1782 French translation) on the complex process of grafting: Lorsque le Jardinier aura choisi, parmi les arbres les plus beaux & qui portent des fruits du goût le plus exquis, les Rameaux qu’il veut greffer; & qu’il aura préparé à cette jeunesse vigoureuse le tronc sur lequel elle doit naître; qu’il apprenne à lui faire adopter une race étrangère. Il est différens moyens d’enter un Rameau fertile sur un tronc sauvage, & le Jardinier les mettra facilement en usage. Tels qu’un Bucheron qui veut fendre en quatre parties le corps ou les branches d’un chêne; ouvre profondément un passage difficile au coin qu’il chasse d’un bras vigoureux; il en est qui coupent des arbres dont les branches s’élèvent dans les airs, qui les creusent & qui introduisent jusqu’au fond de cette ouverture le Rameau destiné à porter des fruits (“Les Jardins” 213-15). The example demonstrates the means by which Rapin translated instruction into verse. While he did not share diagrams or measurements, he offered enough precision to help a reader carry out or plan basic horticultural tasks. Importantly, the four books of the poem were supplemented with indices, containing the Latin names for species mentioned in the text, together with their French equivalents. For the book on water, he included an “Explicatio vocu difficiliorum quae pertinent ad Aquas,” that consisted of Latin hydrological terms defined in French. But Rapin’s joining of verse with instruction is not the only example of textual hybridity in Rapin’s work. Cautioning that “the mention of the Heathen Deitys, by a Christian Authour, perhaps will seem absurd to those, who are ignorant of the Genius of Poetry” (“Of Gardens” sig. [A5]r), he shared with his reader the mythological origins of the plants found in seventeenthcentury gardens. He waxed eloquent about the fine gardens to be found at Fontainebleau, Luxembourg, Liancourt, St. Cloud, St. Germain-en-Laye, and <?page no="193"?> 193 Form, Function, and Eloquence? he celebrated the role of Louis XIV in encouraging the perfection of these arts: Et vous aussi, au milieu des soins continuels que vous donnez au Gouvernement du monde ô Louis! Vous descendez quelquefois du Trône, & pour vous délasser au sein de vos campagnes, vous confiez à d’autres mains les rênes de l’Empire, que vous tenez avec tant de gloire. Soit que vous honoriez de votre présence les bosquets de Saint-Germain ou le Château de Versailles, soit que le fameux Palais de Fontainebleau s’énorgueillisse de posséder son Maître, vous ne rougissez point de cultiver vos Jardins de vos mains royales (“Les Jardins” 199-200). Rapin, then, spoke to every aspect of curiosity about gardens: their cultural and historical meaning, where to find them, and how to achieve them. He anticipated those who might critique his efforts: “Yet if I appear too curious: I can defend my self by the authority of all those Greeks, who have written of Flowers, or their Culture” (“Of Gardens” sig. A4r). Elfrieda Dubois suggests that some did question the propriety of a man of the Church engaging with other curieux (202-213), but critics seem to have been few and additional Latin editions followed in 1666, 1672, 1673, 1681, 1723, and as late as 1780. It was translated into English in 1672 by John Evelyn, and in 1706 by James Gardiner. French translations followed considerably later in 1773, 1782, 1802. The instruction that Rapin offered, while less detailed relative to some “how to” manuals, was typical of seventeenth-century practical literature in that it mixed a discussion of the science and labor of cultivation with broader cultural and philosophical themes. While Rapin’s work emphasized style over content, Etienne Binet’s collection of essays was intended to cultivate the style of speech: it was a manual on eloquence. But the manual itself was composed with less interest paid to the composition of an elegant text, than with the communication of information necessary to the nurturing of eloquence. Binet wrote many saints’ lives, a volume on the spiritual means to surviving the plague, and the Essay des merveilles de nature, et de plus nobles artifices, pièce tres necessaire à tous ceux qui font profession d’eloquence, which was published under the pseudonym René François, “Predicateur du Roy.” The work consisted of essays on topics ranging from hunting and falconry to rainbows, and music, architecture, and the printing press. Binet explained that the text was intended to instruct the “judicious reader” about those things which he was best served in knowing. Binet wrote, “Pour instruire un homme qui doint bien parler, c’est assez qu’il scache les choses principales, & les plus nobles; les choses plus menus & roturieres demeustent en la boutique” (Epistre sig. [A4]r) 3 . His detractors 3 Note that all quotations of Binet are from the 1622 edition. <?page no="194"?> Elizabeth Hyde 194 might argue, he says, that words change, had changed over time to reflect changing practices, new artifices, new forms of knowledge. But this linguistic discordance was precisely the reason for which his work was necessary: “C’est affaire à remarquer ce qui sera de bon, & l’adionster aux autres Editions” (Epistre sig. [A4]r). “Mais qu’ils dissent ce qu’ils voudront, & par despit qu’ils facent mieux, ie leur en sçauray le meilleur gré du monde, & à vous dire tout franchement, c’est une partie de mon dessein, de donner un coup d’esperon à quelque bel esprit, & qui ait plus de loisir que moy, afin qu’il donne à la France cet ouvrage accomply.” Indeed, he completed his work with France in mind: “C’est une piece du tout necessaire à l’Eloquence Francoise, autrement les plus habiles font des fautes insupportables” (Epistre [A4]r). Binet’s work was completed in service to his country, his culture, and his language, but also to spare embarrassment of those whose vocabulary and style were not sufficient to discuss finer points of the arts and nature. Citing Alexander the Great, he noted that even some of the most illustrious figures of the past had found themselves at a linguistic disadvantage at moments in their lives. And he acknowledged that there were thousands of things about which one might find oneself called upon to speak about, but for which one might not have the precise vocabulary. So Binet promised his readers that he delivered them from the inconvenience - pain, even - of learning the vocabulary from the artisans themselves: “Or mon grand amy, i’ay prins cest peine là pour vous deliverer de la peine; i’ay vogué sur mer pour apprendre le pilotage, i’ay tourné la rouë pour espier les secrets de l’affinage des Pierreries, i’ay visité les boutiques, & dispute avec de fort bons maistres pour apprendre” (Epistre sig. [A5]r). Here, Binet anticipates Diderot and d’Alembert, who wrote in the “Discours préliminaire des editeurs” of the first volume of the Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et métiers, of heading into the workshops in order to assemble information for their Encyclopédie (Alembert 122). But Binet was also looking backwards: All the great orators from Antiquity had taken the pain to learn the language of the arts and the natural world - and the well-spoken man of the seventeenth century should do the same. Therefore in the text that followed, Binet offered an uneven mix of essays covering the topics he believed to be important to offer to those who aspired to eloquence. Chapters on hunting, falconry, birds, the phoenix, Pan, swallows, bees, honey, water, fish, war, artillery demonstrate the eclectic nature of the volume. The treatment of each topic is equally uneven. For example, in the preface to the reader in his article on flowers, he lamented that while Greek and Latin literature was rich in floricultural detail, the French were ill equipped to speak in any detail about the botanical world: <?page no="195"?> 195 Form, Function, and Eloquence? La Nature esmaillant les campagnes, les Peres fleurdelysant leurs escrits, contre-tirant toutes ses mignardises, ont fait un si noble parallèle de beauté, que de vray ce sont des miracles, et tous deux sont plus beaux l’un que l’autre. Mais quelle vergongne de voir qu’on ne sçait pas parler de ces belles beautez; et quelle fantasie de sçavoir leurs noms en Grec et en Latin, et en François ne sçavoir ny les noms, ny les parties des Fleurs, ny parler de choses si delicates, et si ordinaries! Quand les plus huppez ont dit la Rose, le Lis, et l’Oeillet, le Bouton, et la feuille, ce petit bouton renferme toute leur science, car ils sont au bout de leur sçavoir. (239) Binet’s solution was to provide for his reader lists of adjectives that could be used to describe the parts of flowers, their odors, and their colors, all of which were followed by short essays on the more important varieties of flowers in which their mythological, Christian, and contemporary “history” was explored (240-263). But as Binet had promised in his title, it was not only the natural world for which he promised instruction. Chapter 37 offered a brief history and explanation of the printing press (294-300). His readers were not about to become printers of books. But in an era when engravings and finely printed books were increasingly sought after, understanding the process by which such works were created (and understanding what constituted a fine example of a print) was increasingly important. Similarly, Binet’s essay on painting included, revealingly, a piece on how to talk about a painting (314-315). He suggested, “pour parler des riches Peintures il en faut parler comme si les choses estoient vrayes, non pas Peintes” (Binet 314). Binet’s volume was therefore intended to provide his readers with the tools (i.e. the words) by which one could cultivate eloquence, converse as a person of information. But the tools had to be studied and used appropriately: “De beaux mots bien propres & bien assis sans affectation, croyez-moy qu’ils ont la meilleure grace du monde, se sont des Roses, des Perles, des Estoilles: mais si cela est affecté, si tiré par force, si hors de saison, mon Dieu que cela a mauvaise grace, il ne se peut dire comme cela blesse les aureilles bien faites” (Epistre sig. [A5]r). Binet’s volume, like Rapin’s, was quite popular: 1632 saw the appearance of the ninth edition. And one might conclude that Binet succeeded, for while he lamented the paucity of available French vocabulary, by the third quarter of the seventeenth century when Rapin was writing, Rapin feared classical Latin lacked the vocabulary necessary to translate seventeenth-century French practice. Both volumes, however, reveal a necessary struggle to balance language, form, and style with the desire to communicate concrete information. For Rapin the desire to honor Virgil meant instruction would be woven into the verses he penned. For Binet, raising the level of under- <?page no="196"?> Elizabeth Hyde 196 standing and exposure to necessary vocabulary would allow the reader to cultivate his or her own eloquence. Together these volumes constitute a rather inelegant volume on eloquence (Binet’s uneven essays) and a practical gardening manual in verse (Rapin’s) that offered both instruction in gardening and in the Latin language. And yet each was commercially successful. And each reveals the desire to negotiate the discordance between form and function in order to meet their readers’ desire to “know how.” Intellectually, these texts demonstrate not only that the epistemological chasms between the realms of art and science and nature and culture had not yet formed, but also that the authors of seventeenth-century manuals reveled in the play between the now fixed categories and forms. Culturally, their idiosyncratic contents reveal much about seventeenth-century epistemology just as the boundaries between the disciplines began to harden. Ultimately, the desire to communicate information in “literary” form or the inelegant listing of linguistic tools needed to speak with eloquence suggests a lack of fixity in the instructional genre. And it suggests that language is most important: Only Binet’s is overtly a manual about eloquence, but both are concerned with their readers’ ability to know about and speak about their contents. The genre of the instructional manual written for the elite reader can therefore be seen as dedicated to the cultivation of language around the newly important ability to know and to communicate knowledge. Their readers did not need to know how to construct a printing press or how to graft an apple tree in order to maintain their professional career or even noble rank. But increasingly, their social and cultural rank depended upon the ability to demonstrate awareness of the arts and artifices that constituted the seventeenth-century cultural landscape. These volumes could impart - and indeed, as this essay has shown, their authors recognized this - the vocabulary to talk about intelligently, even eloquently, the material within them. The textual hybridity within the covers of both volumes reveals a formal and textual discordance perfectly suited to, perfectly concordant with, the role played by these volumes in seventeenth-century France. Works Cited Alembert, Jean le Rond d’. Preliminary Discourse to the Encyclopedia of Diderot. Trans. R.N. Schwab. Chicago: University of Chicago Press, 1995. Bailey, Gauvin Alexander, Steven J. Harris, T. Frank Kennedy, and John W. O’Malley, eds. The Jesuits II: Cultures, Sciences, and the Arts, 1540-1773. Vol. 2. Toronto: Toronto UP, 2006. Binet, Etienne. 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Paris: Typographia Regia, 1665. Schnapper, Antoine. Collections et collectionneurs dans la France du XVII e siècle Vol. 1. Le Géant, la licorne et la tulipe: Histoire et histoire naturelle and Vol. 2. Œuvres d’art: Curieux du grand siècle. Paris: Flammarion, 1988, 1994. <?page no="199"?> Biblio 17, 195 (2011) Méthode vs expérience dans le Discours de la méthode et les Essais de Descartes J EAN L UC R OBIN The University of Alabama En préambule à sa première évaluation de la Dioptrique de Descartes, qu’il n’a eu le loisir que de “parcourir,” Pierre de Fermat écrit à Marin Mersenne, en avril ou mai 1637: “je considère que la recherche de la vérité est toujours louable, et que nous trouvons souvent à tâtons, et parmi les ténèbres, ce que nous cherchons” (Descartes 1: 355). En ce printemps 1637, Fermat n’a pas encore eu accès au Discours de la méthode. Ainsi ne saurait-on avec certitude imputer ces propos à quelque malice de sa part visant à railler l’entreprise méthodologique cartésienne, même s’il paraît douteux que Fermat n’ait jamais eu vent de la réputation de réformateur dans les sciences depuis longtemps acquise par Descartes dans les cercles savants. Mais si ces propos de Fermat ne sont qu’anodins et convenus, s’ils ne reflètent qu’une commune épistémologie impensée qu’aurait en partage avec son époque ce grand mathématicien, par ailleurs auteur en 1629 d’une Méthode de recherche des maximums et des minimums, alors la chose est encore plus grave et en dit long sur le caractère urgent et nécessaire de la méthode cartésienne en 1637. Du point de vue de l’histoire des sciences, les propos de Fermat dénotent une inquiétante arriération épistémologique: Galilée n’a-t-il pas déjà affirmé en 1623 que seule l’interprétation mathématique de la nature garantit le chercheur de l’errance dans les ténèbres d’un “labyrinthe obscur” (232-33)? Certes, il est avant tout question de physique dans la déclaration méthodologique du Saggiatore, mais tout de même, il s’agit de la même image. Décidemment, cette conception rétrograde de la recherche “à tâtons, et parmi les ténèbres” - ou tout au moins ce choix malheureux d’images par Fermat pour caractériser l’activité scientifique - confirme que la révolution scientifique est en mal de méthode et que, loin de constituer un accident de l’histoire ou ce “counterdevelopment” dont s’étonne Reichenbach, le “revival of rationalist philosophy in continental Europe during the very period in which British philosophers were formulating the new doctrines of empiricism” (99-100) <?page no="200"?> Jean Luc Robin 200 est justifié par la désorientation épistémologique de toute une époque dont témoignent les paroles de Fermat. Naturellement, en vertu de l’opposition conventionnelle entre rationalisme et empirisme brandie par Reichenbach ainsi que de l’antagonisme des deux traditions continentale et britannique qui en serait le corollaire, l’injection rationaliste cartésienne dans la science de 1637 se fait au détriment de l’empirique: qui insiste sur la méthode met du même coup l’expérience à l’arrière plan. Or, dresser ainsi l’une contre l’autre tradition rationaliste et tradition empiriste pourrait bien n’être qu’un réflexe historiographique luimême propre à une tradition, en l’occurrence une tradition épistémologique largement anglo-saxonne qui tend à caricaturer la méthodologie scientifique des “rationalistes continentaux” et à suggérer qu’un Descartes, par exemple, présente sa méthode comme une “machine à découverte” scientifique (Reichenbach 231). Certes, la possibilité de mettre au point cette “discovery machine” comblerait Descartes, qui en a sans doute rêvé. Mais il ne s’inquiéterait plus dès lors de publier son Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, qui sont des essais de cette méthode, 1 qui, loin de proposer les plans d’une sorte d’automate heuristique, ne vise qu’à si possible sonner le glas de la recherche “à tâtons, et parmi les ténèbres.” La méthodologie cartésienne, suggérons-nous ici, ne disqualifie nullement l’expérimentation scientifique, mais a tout au contraire pour visée ultime d’en assurer la fondation afin de l’arracher définitivement au cycle du “tâtonnement” dans le “labyrinthe obscur” dont la révolution scientifique déclenchée par Copernic et poursuivie par Galilée a laissé entrevoir la sortie. La publication de 1637 ne joue pas la méthode contre l’expérience, comme si l’une était exclusive de l’autre et que la raison cartésienne s’arrogeait soudainement la prérogative de déduire apriori la totalité des phénomènes naturels, mais propose une solution de continuité acceptable dans l’état présent des connaissances scientifiques. Cela, naturellement, ne va pas sans une certaine tension conceptuelle dans la publication de 1637. Cette tension demeure largement inaperçue, en raison peut-être de la diversité du lectorat du Discours, un curieux objet éditorial qui se prête aussi bien à une lecture littéraire que philosophique ou scientifique. Il suffit pourtant d’accorder assez d’attention aux dernières pages du Discours dans sa fascinante Sixième partie pour voir surgir cette tension et s’apercevoir que l’auteur de la méthode se préoccupe avant tout en 1637 de l’avenir de 1 Nous désignons ensuite l’ensemble de ces quatre textes par l’expression “publication de 1637.” Lorsqu’il ne s’agit que du premier de ces textes, le Discours de la méthode, nous parlons simplement de Discours. <?page no="201"?> 201 Méthode vs expérience la science, de physique expérimentale et, en particulier, de médecine. Aussi, sans trop d’angélisme irénique, mais en guise de proposition consensuelle minimale susceptible de satisfaire tant les champions d’un Descartes métaphysicien que les tenants d’un Descartes physicien, avançons que l’un des objets de la publication de 1637 est d’établir la fiabilité de la connaissance scientifique, en particulier celle de la nouvelle physique quantitative d’inspiration galiléenne face à la désuète mais officielle physique qualitative aristotélicienne. Loin de paraître démesurée, l’ambition fondatrice cartésienne semble aujourd’hui bien timide, vue de notre côté de la révolution scientifique: l’extrême développement technologique de notre époque, soit qu’on l’encense, soit qu’on le diabolise, atteste amplement la fiabilité et la fécondité de la connaissance scientifique. Il est presque inutile de rappeler qu’il en va tout autrement en 1637 et qu’une “opinion de physique publiée” par Galilée, à qui le début de la Sixième partie du Discours fait ici allusion (Descartes 6: 60), lui a valu un sort que Descartes ne lui envie pas. La crainte des persécutions n’a donc rien chez Descartes d’une vue de l’esprit. Cependant, si elle motive la suppression de son Monde (6: 74), traité de physique mécaniste et d’astronomie héliocentrique en forme de parodie de la Genèse, elle constitue également la “première” des deux “raisons” avouées de la publication de 1637. Descartes craint en effet qu’on lui impute à mal, voire à “crimes” (6: 74) son silence après la condamnation de Galilée, “criminalisé pour [avoir] voulu établir le mouvement de la terre” (Descartes à Mersenne, fin novembre 1633; 1: 271). Une situation délicate, donc, puisque Descartes se trouve à la fois empêché de faire paraître sa physique (son très dissident Monde) et contraint de publier quelque chose de sa physique pour ne pas être soupçonné d’hérésie. De cette situation, Descartes se sort par ce qui a tout l’air d’un tour de passe-passe. En 1637, il donne anonymement au public trois Essais scientifiques préfacés par un Discours de la méthode, c’est-à-dire une “pièce d’éloquence” (Furetière; Richelet: “ouvrage oratoire”) axée sur des considérations épistémologiques de méthodologie. La seconde, l’“autre raison” avancée dans la même Sixième partie afin de justifier la publication de 1637 est sans doute moins circonstancielle en ce qu’elle ne semble pas directement liée à l’affaire Galilée. Elle est cependant des plus surprenantes puisqu’elle consiste, dans un exposé de méthodologie scientifique ordinairement réputé pour sa stricte obédience rationaliste, en un appel à l’aide expérimentale: L’autre raison, qui m’a obligé à écrire ceci, est que [je vois] tous les jours de plus en plus le retardement que souffre le dessein que j’ai de m’instruire, à cause d’une infinité d’expériences dont j’ai besoin, et qu’il est impossible que je fasse sans l’aide d’autrui. (Descartes 6: 74-75) <?page no="202"?> Jean Luc Robin 202 Faute de l’“infinité d’expériences” nécessaires à la poursuite de l’investigation scientifique, le programme de recherche (“dessein”) tracé par Descartes piétine de façon alarmante. Or, ce programme se trouve déjà en partie réalisé. Dans sa phase théorique, bien évidemment, mais aussi dans sa phase expérimentale, comme l’attesterait la publication de 1637 selon la suite des paroles précédemment citées: “Et j’ai pensé qu’il m’était aisé de choisir quelques matières, qui, sans être sujettes à beaucoup de controverses, ni m’obliger à déclarer davantage de mes principes que je ne désire, ne laisseraient pas de faire voir assez clairement ce que je puis, ou ne puis pas, dans les sciences” (6: 75). La publication de 1637 se présente ainsi comme un compte rendu d’activité scientifique. S’il n’a pas été sollicité, ce rapport scientifique pourrait permettre à Descartes d’obtenir un financement public pour ses expériences. Ce qui n’a rien d’extravagant lorsque l’on songe que l’Académie royale des sciences entre en activité moins de 30 ans après. Mais ce qui compte dans l’énoncé de l’“autre raison” de la publication de 1637, et si l’on se souvient du début du Discours, c’est l’“avenir” de la science, pour lequel Descartes conçoit tant d’“espérances” (6: 3). D’où cet appel, assez prodigieux de la part d’un chercheur que la tradition tient pour résolument solipsiste, à la communauté scientifique et, en particulier, à la constitution d’une communauté expérimentale. La méthode, la recherche individuelle, c’est du passé, suggère Descartes dans ces lignes. Quant au présent de la science, il est tout simplement intenable, faute d’expériences. Il est donc urgent de passer à la phase expérimentale et collective de son programme de recherche. Que ces considérations sur l’urgence d’opérer le passage à la phase expérimentale de la physique surviennent si tardivement dans le Discours ne doit guère étonner si, comme nous le proposions plus tôt, la publication de 1637 constitue une tentative d’assurer la fondation méthodologique de l’expérimentation scientifique jusqu’alors exposée au risque de “tâtonnement” dans un “labyrinthe obscur.” Descartes sait que le facteur temps n’est pas négligeable dans le développement scientifique et que le “tâtonnement” expérimental implique une dépense considérable de temps et de moyens tant les expériences sont coûteuses à réaliser. En ce sens, outre qu’elle indique la voie à suivre dans la recherche, la méthode apparaît comme une sorte d’accélérateur de l’expérimentation qui permet aux chercheurs d’avancer plus rapidement et plus linéairement sur ce chemin en distinguant entre les expériences dont la réalisation est nécessaire et celles dont on peut faire l’économie. On s’est longtemps ingénié à affubler Descartes d’un intransigeant dogmatisme méthodologique, auquel il était convenu d’opposer le génie expérimental d’un Galilée ou d’un Pascal. Mais, pour reprendre la distinction <?page no="203"?> 203 Méthode vs expérience proposée par Reichenbach entre “context of discovery and context of justification” (231), il s’agissait peut-être d’une méprise imputable à la “confusion” de deux ordres que l’histoire des sciences conventionnelle, souvent, distingue mal: l’ordre de la découverte et l’ordre de l’exposition scientifique, chacun déterminant sa logique propre. Lorsque, dans le Discours, Descartes met la méthode en avant, ce n’est pas en tant qu’elle relèverait de la logique de la découverte scientifique. Dans Le Monde ou Traité de la lumière, la lumière servait de “biais” expositionnel, en d’autres termes de schème descriptif lui permettant d’exposer sa physique de façon à la fois scientifique, plaisante et “sans étonner l’imagination de personne, ni choquer les opinions qui sont communément reçues” (à Mersenne, 23 décembre 1630; 1: 194). Il se passe peut-être la même chose dans le Discours de la méthode, où ce serait cette fois l’idée de méthode qui ferait fonction de “biais” expositionnel et qui ne serait mise en avant que pour les besoins de l’exposition scientifique, tout en lui permettant d’éviter de “déclarer davantage de [ses] principes qu[‘il] ne désire” et donc “beaucoup de controverses” (6: 75). Si l’on se rapporte à la définition de la logique et de la dernière des “quatre principales opérations” de l’“esprit, concevoir, juger, raisonner et ordonner” dans La Logique ou l’art de penser, on s’aperçoit que l’hypothèse de la méthode comme “biais” expositionnel n’est pas si saugrenue: “On appelle ici ordonner, l’action de l’esprit par laquelle, ayant sur un même sujet, comme sur le corps humain, diverses idées, divers jugements et divers raisonnements, il les dispose en la manière la plus propre pour faire connaître ce sujet. C’est ce qu’on appelle encore méthode” (Arnauld et Nicole 30; leurs italiques). Ce qui, de plus, plaide en faveur du recours à un tel “biais,” c’est que l’idée de méthode possède un rôle normatif dans les (pseudo)sciences précartésiennes, surtout par comparaison à celle d’expérience, assez dépréciée vu le contact direct au réel qu’elle suppose et que les scientifiques traditionnels, en tant que théoriciens des arts libéraux et donc techniciens du discours, abandonnent aux praticiens des arts mécaniques, considérés comme vils. La distinction entre expérience et méthode n’est pas axiologiquement neutre. Si Descartes choisit d’intituler Discours de la méthode plutôt que “discours” ou “traité de l’expérience” sa préface aux trois Essais, dont deux de science expérimentale, ce n’est pas par excès de dogmatisme, mais sans doute parce qu’il entend promouvoir dans un cadre épistémologique familier ces fragments dont il souhaite par ailleurs ventiler les relents coperniciens. 2 Enfin, le der- 2 Feyerabend, célèbre pourfendeur de la méthodologie scientifique, suggère luimême la fonction publicitaire de la méthode dans la logique de l’exposition scientifique: “methodologists play the role of publicity agents whom physicists hire to praise their results” (161). <?page no="204"?> Jean Luc Robin 204 nier motif non négligeable du profil bas expérimental adopté par Descartes pourrait bien résider dans le premier déclencheur de la publication de 1637: la condamnation de Galilée, que la communauté scientifique interpréterait comme un échec de sa tentative d’imposer l’autorité de la procédure expérimentale. Or, en témoigne la Sixième partie, consacrée aux “choses [que l’auteur] croit être requises pour aller plus avant en la recherche de la Nature qu’il n’a été, et quelles raisons l’ont fait écrire” (Descartes 6: 1), il est bien autant question d’expériences que de méthode dans ce Discours sous tension. Si bien que le Discours apparaît une nouvelle fois comme un compromis imparfait, soumis à la tension de deux discours presque irréconciliables: celui, retentissant car obligé, de la méthodologie scientifique, et celui, subreptice car encore peu valorisé, de l’expérimentation. Cette tension, Descartes ne parvient pas, ou ne cherche pas, à la résorber définitivement. Dans le Discours, cette tension n’est nulle part plus élevée que dans la Sixième partie, où, soudainement, la méthode ne semble plus être la préoccupation majeure de l’auteur. Le terme “méthode” n’apparaît en effet qu’une seule et unique fois (6: 61). En revanche, la fréquence du mot “expérience” ne manque pas d’attirer l’attention. Tout se passe comme si un “discours” de l’expérience se substituait à celui “de la méthode,” et cela précisément dans la dernière partie du Discours de la méthode, qui devrait normalement être le moment d’une péroraison à la gloire de la méthodologie cartésienne. La suite de la publication de 1637 confirme un recentrage sur la question brûlante de l’expérimentation, bien plus d’actualité alors que celle de la méthodologie. Dans la Dioptrique, premier des Essais de la méthode, il n’est même plus question de méthode, comme si cet Essai n’était en rien tributaire de la méthode et lui était étranger. La méthode resurgit toutefois dans les Météores, l’unique occurrence du terme se situant dans la première phrase du Discours huitième, consacré à l’explication de l’arc-en-ciel, que Descartes tient pour une application exemplaire de sa méthode (6: 325). Il n’est donc pas étonnant qu’il soit question de méthode dans ce morceau de bravoure des Météores, sans quoi la publication de 1637 paraîtrait manquer de cohérence. Quant aux huit occurrences de la Géométrie, il n’est pas nécessaire d’en scruter le contexte pour s’apercevoir que Descartes ne s’y réfère pas à la méthode qui est (ou qui serait) le sujet du Discours, c’est-à-dire à la méthodologie apriorique que Feyerabend et ses émules vomissent, et à laquelle ils attribuent toutes les erreurs dans les sciences empiriques. Car en réalité, Descartes fait tout bonnement référence à ce qu’il est en train de faire ainsi qu’à sa façon de le faire dans la Géométrie. C’est du reste le mot “façon” et non celui de “méthode” qui apparaît sous la plume de Descartes lorsqu’en mars 1636 il résume pour Mersenne le contenu de ses “quatre Traités tous français,” <?page no="205"?> 205 Méthode vs expérience dont le “titre en général,” 3 rappelons-le en passant, ne contient nullement le mot “méthode”: “en la Géométrie, je tâche à donner une façon générale pour soudre tous les problèmes qui ne l’ont encore jamais été” (1: 339-40). On retrouve le même langage dans la lettre à Mersenne de juin 1637 (1: 377). En d’autres termes, “méthode,” dans la Géométrie publiée, ne désigne que la procédure ordonnée de construction et de résolution des problèmes mathématiques. Dans la Géométrie, et peut-être même dans le Discours, la méthode est un ordre indissociable de ce qui est actuellement mis en ordre, un ordre découvert ou “supposé” (6: 18-19) dans une “opération effective” plutôt qu’un programme “déterminé a priori” (Lalande 1: 624; ses italiques). Telle est la signification de la méthode, tout au moins dans la dernière partie du Discours et dans les Essais. En somme, l’apriorisme cartésien, ce programme qu’on lui reproche de plaquer sur l’activité scientifique, ne pourrait bien être qu’un mythe. Ou bien, tout simplement, un aposteriorisme. On pardonnera ce barbarisme, qui pourtant désigne adéquatement ce qui se passe dans le Discours, où Descartes réfléchit sur ses découvertes afin de livrer sa réflexion au public. L’ordre de la découverte s’y métamorphose soudain en ordre d’exposition, le présent de la découverte se fige dans un passé narratif qui, incapable de rendre compte de ce qui était actuel, énumère une série de règles discrètes abstraites a posterori et qui n’ont plus grand-chose à voir avec le présent de la découverte. D’où les quatre “préceptes” non prescriptifs de la Seconde partie du Discours que nous connaissons bien (Descartes 6: 18-19): préceptes trop généraux, trop universels, et donc presque stériles, pour ainsi dire. Préceptes qui, il faut bien l’avouer, n’ont pas donné entière satisfaction à la postérité, puisque de nombreux lecteurs de Descartes ont voulu montrer qu’ils ne constituent pas véritablement les règles de la méthode, lesquelles doivent être cherchées dans les Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherche de la vérité, précisément. Au fond, dans la mesure où la méthode est abstraite a posteriori, et puisqu’elle fige un présent qui n’est plus, parler de la méthode apparaît comme une tâche vaine et sans intérêt. D’où l’embarras de Descartes dans le Discours, embarras qu’il avoue dans la Sixième partie (6: 74): c’est aussi pour rendre raison de sa réputation de novateur dans les sciences qu’il accepte de publier dans ce discours sa “belle règle ou méthode naturelle,” selon l’expres- 3 “Le Projet d’une Science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection. Plus la Dioptrique, les Météores, et la Géométrie; où les plus curieuses Matières que l’Auteur ait pu choisir, pour rendre preuve de la Science universelle qu’il propose, sont expliquées en telle sorte, que ceux-mêmes qui n’ont point étudié les peuvent entendre” (À Mersenne, mars 1636; Descartes 1: 339). <?page no="206"?> Jean Luc Robin 206 sion qu’il utilise en été 1631 dans une lettre à Villebressieu (1: 213). Mais la tâche est ingrate et finit d’ailleurs inévitablement par se métamorphoser en compte rendu, au passé, de ses découvertes. Or, ce qui intéresse véritablement Descartes n’est pas le passé mais le présent et l’avenir de l’activité scientifique, un présent et un avenir qui sont l’objet véritable de la publication de 1637. Ce présent et cet avenir de la science, c’est l’expérimentation. Raison pour laquelle la Sixième partie délaisse la méthode énoncée a posteriori pour le public et, se focalisant sur l’expérience scientifique, adopte les temps verbaux du présent et du futur. Signalons une des pépites de la Sixième partie, ce “j’en suis maintenant là,” par exemple, moment où Descartes formule la loi de l’avancée scientifique, laquelle est désormais proportionnelle au nombre d’expériences cruciales réalisables: “j’en suis maintenant là[: ] selon que j’aurai désormais la commodité d’en faire plus ou moins, j’avancerai aussi plus ou moins dans la connaissance de la nature” (6: 65). À l’occasion de ce recentrage presque dramatique du Discours de la méthode sur le présent de l’expérimentation scientifique, Descartes réintroduit la notion de méthode sans toutefois employer le mot, qui désigne comme nous l’avons vu la méthode énoncée a posteriori et cristallisée en préceptes. C’est au contraire avec l’idée de méthode au sens d’ordre actuel de la découverte qu’il renoue, à travers des périphrases qui expriment exactement et sans prétention axiomatique ce qu’il entend par méthode. Essentiellement et tout simplement, la méthode est “habitude et facilité” acquises à découvrir. C’est donc une routine, comme en témoigne le passage adressé aux “meilleurs esprits,” à qui Descartes ne veut pourtant pas divulguer ses “principes” (Descartes 6: 72). Avouons que cette routine appliquée, sans parler de la remarquable ténacité qu’elle suppose, même si elle est génératrice de découvertes, n’a rien de particulièrement exaltant, tout au moins pas au point de faire l’objet d’un brillant discours. Ceci dit, lorsqu’il formule l’énoncé le plus décisif de la Sixième partie - et, qui sait, du Discours entier - Descartes recourt pour désigner la méthode à une métaphore si stimulante que Kant, 150 ans après la publication de 1637, la reprend à son compte dans la seconde préface à la Critique de la raison pure pour caractériser la révolution copernicienne. Il s’agit de la métaphore du chemin infaillible, adoptée par Kant à travers l’expression réitérée de “marche sûre d’une science” ou de “la sûre voie scientifique” (15, 16). Mais prenons connaissance de la déclaration de Descartes: Or, ayant dessein d’employer toute ma vie à la recherche d’une science si nécessaire [la médecine], et ayant rencontré un chemin qui me semble tel qu’on doit infailliblement la trouver, en le suivant, si ce n’est qu’on en soit empêché, ou par la brièveté de la vie, ou par le défaut des expériences, je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède contre ces deux empêche- <?page no="207"?> 207 Méthode vs expérience ments, que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu’il faudrait faire. (6: 62-63) Sauver les corps, c’est à quoi conduira ce chemin infaillible, chemin qui ne peut être qu’expérimental. Ce “dessein” de sauver les corps est réitéré sous forme de “résolution” dans l’avant-dernière phrase du Discours: je dirai seulement que j’ai résolu de n’employer le temps qui me reste à vivre, à autre chose qu’à tâcher d’acquérir quelque connaissance de la nature, qui soit telle qu’on en puisse tirer des règles pour la médecine, plus assurées que celles qu’on a eues jusqu’à présent. (6: 78) La méthode qui permettrait de sauver les corps - ces “règles plus assurées pour la médecine” - si elle n’existe pas encore, se laisse cependant entrevoir au bout du chemin infaillible. En quoi on peut avancer que la véritable méthode cartésienne se conjugue au futur et n’a rien à voir avec les préceptes trop généraux qui font l’objet de la narration au passé de la Seconde partie du Discours. Mais, tout dépend du présent de la recherche scientifique en 1637, c’est-à-dire des expériences. Des expériences qui permettront à Descartes de progresser sur son chemin infaillible pour peu que le “loisir,” réclamé par dans la dernière phrase du Discours (6: 78), lui soit accordé. En bref, si la vraie méthode cartésienne est future, elle est expérimentale au présent, n’en déplaise à Feyerabend et aux détracteurs du soi-disant apriorisme cartésien. Bibliographie Arnauld, Antoine et Pierre Nicole. La Logique ou l’art de penser. Paris: Gallimard, 1992. Descartes, René. Œuvres de Descartes. Eds. Charles Adam et Paul Tannery. 11 vols. Paris: Vrin, 1996. Feyerabend, Paul K. Against Method. London: Verso, 1993. Galilei, Galileo. Le Opere di Galileo Galilei. Ed. Antonio Favaro. Vol. 6. Florence: G. Barbera, 1964-1968. Kant, Immanuel. Critique de la raison pure. Trad. André Tremesaygues et Bernard Pacaud. Paris: Vrin, 1967. Lalande, André. Vocabulaire technique et critique de la philosophie. 2 vols. Paris: Gallimard, 1991. Reichenbach, Hans. The Rise of Scientific Philosophy. Berkeley: U of California P, 1968. <?page no="209"?> Biblio 17, 195 (2011) “Dubitandi ac disputandi”: Descartes’ Argument against Argument R OGER B ELLIN Tulane University Descartes repeatedly condemns the scholastic practice of dispute as allowing an impermissible degree of uncertainty to persist, since it implies the possibility of either party winning a debate when the truth should be absolute. But his claim to greater certainty often seems more disputatious still, more like an ambitious debater’s tactic than a transposition of philosophy onto less contentious ground. Descartes is widely described by historians of philosophy as opposing, and ultimately defeating, the content of scholastic philosophy; but his relation to its textual forms and rhetorical methods is a more complex subject. Rather than eliminating dispute from philosophical argument, he absolutizes the stakes of victory and loss. A similar problem is still visible in the tension between the two senses of the word “argument” (reason or quarrel; in Cartesian terms, “discourse” or “controversy”), and this tension may be found in a reading of Descartes’ argument against scholastic argumentation, if we are also attentive to the traces of scholastic method within his text. As the method and its results are opposed to scholastic philosophy, Descartes’ Discourse on Method claims to forge a new genre of philosophical text outside the realm of scholastic argument. We might be tempted simply to think of the Discourse as an argument for the method; but the text’s manifest anti-scholasticism, along with Descartes’ distaste for the disputatious style of the schools’ inquiry, and his disdain for rhetoric in general, rule out any understanding of its mode of presentation as either argument or textbook. Descartes’ opposition to scholastic contention combines with his continued contentiousness to render the status and presentation of his text elusive; he argues against argument, while claiming his text stands outside its constitutive doubt. The certainty toward which Descartes believes thought should strive is aggressively defined against the Aristotelian probability of the scholastics, <?page no="210"?> Roger Bellin 210 and the Discourse along with many of Descartes’ other published writings inveighs against the scholastic method in philosophy. Descartes’ logic is relatively divorced from rhetoric, as in the Preface to the French edition of the Principles of Philosophy, when he advocates the study of the method: 1 Apres cela, il doit aussi estudier la Logique: non pas celle de l’eschole car elle n’est, à proprement parler, qu’vne Dialectique qui enseigne les moyens de faire entendre à autruy les choses qu’on sçait, ou mesme aussi de dire sans jugement plusieurs paroles touchant celles qu’on ne sçait pas, & ainsi elle corrompt le bon sens plustost qu’elle ne l’augmente; mais celle qui apprend à bien conduire sa raison pour découurir les veritez qu’on ignore… (AT 9: 13-14) [The student] should study logic. I do not mean the logic of the Schools, for this is strictly speaking nothing but a dialectic which teaches ways of expounding to others what one already knows or even of holding forth without judgment about things one does not know. Such logic corrupts good sense rather than increasing it. I mean instead the kind of logic which teaches us to direct our reason with a view to discovering the truths of which we are ignorant. (CSM 1: 186) The same condemnation of dialectical logic as an extension of rhetorical persuasion, in quite similar phrasing, occurs in Part Two of the Discourse, as well (AT 6: 17; CSM 1: 119). Evidently this was Descartes’ stock twofold assessment of scholastic logic: at best he holds it a vehicle for the communication of truths already known, at worst a pernicious rhetorician’s bag of tricks for discoursing persuasively on subjects unknown. So Descartes undertakes a polemical redefinition of logic, against the prevailing usage, against rhetoric, and against the dialectical logic of scholastic disputation. 2 In short, Descartes calls for a new logic based on the individual certainty of “good sense,” or what Antonio Negri has called the “reasonable ideology,” to replace a scholastic logic of collective argument (which would instead, on Descartes’ account, be a matter of Aristotelian probability or vraisemblance, and thus mere rhetoric (Carr 28)). The discovery of new and certain truths is the goal of Descartes’ logic, and for him this is the job of the individual 1 Unless otherwise noted, all citations of Descartes’ works are given first in the original French or Latin of the Œuvres, as edited by Adam and Tannery (AT), and then in the English translation of Cottingham et al. (CSM). 2 The immediate antecedent of Descartes’ argument for a change in the standing of dialectic was probably Petrus Ramus’s sixteenth-century call for dialectic, as “art of discourse,” to supplant Aristotelian logic in pedagogy (Ong 175n, Lawn 124, Mahoney); but for Ramus “dialectic” still seems to have been nearly interchangeable with “logic” rather than aligned primarily with rhetoric. <?page no="211"?> 211 “Dubitandi ac disputandi”: Descartes’ Argument against Argument thinking subject; the persuasion of others to see these truths is a later and quite separate affair. The anti-rhetorical drift of this argument is made even clearer in the tenth of the Rules for the Direction of the Mind: Vnde patet illos ipsos ex tali formâ nihil novi percipere, ideoque vulgarem Dialecticam omnino esse inutilem rerum veritatem investigare cupientibus, sed prodesse tantummodo interdum posse ad rationes jam cognitas faciliùs alijs exponendas, ac proinde illam ex Philosophiâ ad Rhetoricam esse transferendam. (AT 10: 406) [O]rdinary dialectic is of no use whatever to those who wish to investigate the truth of things. Its sole advantage is that it sometimes enables us to explain to others arguments which are already known. It should therefore be transferred from philosophy to rhetoric. (CSM 1: 37) Here as elsewhere, Descartes wishes to argue against argument, or at least to polemicize against it. Disputation and discussion do not serve a philosophical end, though they may be useful in teaching or persuading others. This is evident throughout the Discourse, as when Descartes explains his reluctance to engage in the “controversies” which he anticipates would ensue after the publication of his complete physics: Et ie n’ay iamais remarqué non plus, que, par le moyen des disputes qui se pratiquent dans les escholes, on ait découuert aucune verité qu’on ignorast auparauant; car, pendant que chascun tasche de vaincre, on s’exerce bien plus a faire valoir la vraysemblance, qu’a peser les raisons de part & d’autre: & ceux qui ont esté long tems bons auocats, ne sont pas pour cela, par aprés, meilleurs iuges. (AT 6: 69) Nor have I ever observed that any previously unknown truth has been discovered by means of the disputations practised in the schools. For so long as each side strives for victory, more effort is put into establishing plausibility [vraysemblance] than in weighing reasons [raisons] for and against; and those who have long been good advocates do not necessarily go on to make better judges. (CSM 1: 146) “Reason” stands opposed to “plausibility” here, the former remaining within the province of absolute truth and certainty, and the latter removed into the domain of rhetoric and persuasion. And the final clause is a further condemnation of the scholastic procedure, as it was typical scholastic practice for master scholars to adjudicate the disputations of students; for Descartes, who reserves the ability to judge truth for the certainty of the philosophizing subject, it seems that advocates are trained to be credulous, in search only of victory, and content with mere probability, rather than self-doubting and in need of certain truth. Yet he continues to serve as his own advocate and to seek his own victory over the scholastics. Descartes’ distaste for disputation <?page no="212"?> Roger Bellin 212 as a means of philosophical inquiry - and his opposition to the contemporary scholastics’ philosophy as a whole - reaches its polemical heights in his Letter to Father Dinet, published along with the second edition of the Meditations, Objections and Replies in 1642, five years later than the Discourse. Here, he describes his critics as Sed alia pars, ii scilicet qui docti videri malunt quàm esse, jamque aliquod nomen inter eruditos ex eo se habere putant, quòd de scholae controversiis acriter disputare didicerint, timentes ne, detectâ veritate, controversiae istae abrogentur, ac simul eorum doctrina omnis abeat in contemptum.… sed summâ in me invidiâ exarserunt. (AT 7: 575-576) a minority, namely those who prefer to appear learned rather than to acquire genuine learning, and who suppose that they have some reputation in the academic world because they have mastered the technique of acrimonious debate over scholastic controversies; and these people were afraid that once the truth was discovered all these controversies would collapse and that their own speciality would become wholly despised.…they seethed with hatred toward me. (CSM 2: 388) The emotional charge is stronger here than elsewhere, but Descartes’ message is the same: the method of disputation breeds acrimony, hatred, contempt among its practitioners. Elsewhere in the Letter to Father Dinet Descartes proposes his own route to certainty as a means of assuring “peace” among the disputatious scholastics, supplanting “less probable [minus probabilium]” doctrines, and eliminating from philosophy the material of “doubt and controversy [dubitandi ac disputandi]” (AT 7: 582; CSM 2: 392-393). But the prospective pax Cartesiana, which he forecasts would eliminate disputation along with doubt, is founded on the condition of Cartesian philosophy’s absolute victory over tradition. True, the Discourse represents Descartes’ position as nonpartisan; but this disinterested stance rapidly transforms itself into advocacy, as Descartes vigorously attacks the “vulgar” philosophy of the scholastics throughout Parts Four and Six of the Discourse. As Descartes wrote to Mersenne while embroiled in a controversy with Voetius, Cartesian philosophy (at least, following the development of its metaphysics) promotes itself as a threat to the foundations of the whole body of scholastic thought: Pour la Philosophie de L’Ecole, ie ne la tiens nullement difficile à refuter, à cause des diuersitez de leurs opinions; car on peut aisement renuerser tous les fondemens desquels ils sont d’accord entr’eux; & cela fait, toutes leurs disputes particulières paroissent ineptes. (AT 8: 231-232) I do not think that the diversity of the opinions of the scholastics makes their philosophy difficult to refute. It is easy to overturn the foundations on which they all agree, and once that has been done, all their disagreements over detail will seem foolish. (CSM 3: 156) <?page no="213"?> 213 “Dubitandi ac disputandi”: Descartes’ Argument against Argument Descartes’ opposition to scholastic disputation is clear, but so is his extreme disputatiousness. More than one commentator has noted Descartes’ own success in, and taste for, scholastic disputation as a student at La Flèche (e.g. Carr 185n1). And the form of his own later publications is very similar to that of the scholastic textual commentary, particularly in the case of the Meditations, which were published along with several sets of Objections and Descartes’ own Replies - a form surprisingly reminiscent of disputation. Clearly Descartes continued to seek victory for his philosophy despite rejecting the form of disputation; if anything, the stakes of victory and defeat for his philosophy are far higher than those common among the scholastics. Furthermore, Descartes’ correspondence suggests that he was privately ambivalent in his opinion of scholastic education, despite what the Discourse and the other writings on method might suggest - he appears, at least, to have held the “rigor” of the scholastic method in high regard as a pedagogical tool (Ariew 7-10), and he contemplated presenting it alongside his own philosophy for teaching purposes, although he evidently scorned scholastic thought’s content and its method’s results. And certainly no one could accuse Descartes of failing to defend his publications, when their piety or truth was challenged, with all the aggression and combativeness demanded by a public controversy as much political as academic. 3 The question remains, then, what motivates Descartes’ severe critique of disputation, and on what new ground his method opposes itself to opposition. The main cause for this disagreement must be the claim of Cartesian method to resolve doubt with a certainty unobtainable by discursive means. In the Letter to Father Dinet, Descartes’ strongest condemnation of disputation as a means of inquiry comes in his reply to Voetius, who has accused him of “opposition” to the traditional philosophy: Interrogo etiam cur disputari soleat in scholis. Haud dubie ad manifestam veritatem quaerendam. Si enim jam haberetur, cessarent istae disputationes, ut patet in Geometriâ, de quâ non moris est disputare. Sed si vel ab Angelo manifesta illa veritas, tandiu quaesita & expetita, proponeretur, nunquid per eandem rationem esset rejicienda, quia nempe iis, qui scholarum disputationibus asueti sunt, nova esse videretur? At fortè inquiet non disputari de principiis, quae tamen a praesumptâ nostrâ Philosophiâ evertuntur. Sed cur tam facilè everti sinit? Cur rationibus non fulcit? Et nunquid satis ostenditur ea esse incerta, ex eo quòd ipsis nihil certi hactenus superstrui potuerit? (AT 7: 596-597) 3 As an example, see his long open letter to Voetius of May 1643 (AT 8b: 3-194; CSM 3: 220-224). <?page no="214"?> Roger Bellin 214 I ask again why there should be dispute in the Schools. Undoubtedly the object is to search for the truth and make it manifest. For if the truth were already in our possession, the disputations would cease, as we can see in the case of geometry, where it is not the custom to dispute. But if this truth, so long sought for and desired, were now manifested by an Angel, would it not have to be rejected for this reason, because it would be seen as “new” by those accustomed to the disputations of the Schools? He may reply not to dispute first principles, yet it is these which are overturned by the claims of my philosophy. But why, in that case, does he permit them to be overturned so easily? Why does he not defend them with reasons? And is not their uncertainty sufficiently proved by the fact that no one has so far built anything certain on them? (CSM 2: 393-394; trans. modified) Here we see Descartes at his rhetorical heights; the condemner of the arts of persuasion could undoubtedly be persuasive when pressed. In fact, this passage virtually calls Voetius into a dispute about disputation, claiming to invite an exchange of reasoned arguments (rationes) on the subject of the first principles of scholastic thought. The invitation to rational argument, however, along with the open appearance of Descartes’ questions, is purely rhetorical, constructed for the sake of victory in the argument. While Descartes implicitly aligns his philosophy with the manifest truth and himself with a descending angel, in a manner whose counterfactual modesty, of course, masks enormous claims. He is also assuming the success in “overturning” scholastic thought which he dissimulates a willingness to discuss. This is a foundational gesture of Descartes’ thought, mirroring the story of constitutive personal doubt told in the Discourse but this time turned outward, overturning the foundations of others’ beliefs rather than the philosopher’s own. Still, Descartes privately concedes the pedagogical usefulness of the scholastic method at the same time as he vociferously condemns it in public. The method must somehow be teachable, must be able to be communicated by some textbook of its principles to a sufficiently attentive reader, if Cartesian philosophy is to supersede scholastic thought in the schools and more broadly in society, as Descartes’ ambition for it would indicate. Even if it was just a temporary, provisional gesture of persuasion, not a plan for a pedagogy fully adequate to Cartesian method, Descartes did plan, though he never completed it, to create a textbook of his philosophy on the scholastic model (here he presents this plan in a letter to Mersenne, of 11 November 1640): Et mon dessein ast d’écrire par ordre tout vn Cours de ma Philosophie en forme de Theses,…sans aucune superfluité de discours…& au mesme liure, de faire imprimer vn Cours de la Philosophie ordinaire, tel que peut estre <?page no="215"?> 215 “Dubitandi ac disputandi”: Descartes’ Argument against Argument celuy du Frere Eustache, auec mes Notes à la fin de chaque question, où i’adjousteray les diuerses opinions des autres, & ce qu’on doit croire de toutes, & peut-etre à la fin ie feray vne comparaison de ces deux Philosophies. (AT 3: 233) My plan is to write a series of theses which will constitute a complete textbook of my philosophy. I will not waste any words…In the same volume I plan to have printed a textbook of traditional philosophy, perhaps Father Eustache’s, with notes by me at the end of each proposition. In the notes I will add the different opinions of others, and what one should think of them all, and perhaps at the end I will make a comparison between the two philosophies. (CSM 3: 156-157) The first part of Descartes’ plan here became the Principles of Philosophy, while the latter was never completed; and the plan to create an extensive Cartesian commentary on the scholastic textbook can only have been an attempt to gain credibility, a play for greater exposure within the educational system of the day. For the method by which Descartes proposes to instruct - disputatious textual commentary, followed by the summary verdict of the master or teacher - is thoroughly scholastic, and was elsewhere disparaged by him. And Descartes writes elsewhere against the possibility of putting his philosophy forth in the form of controvertible “theses,” which might appear to allow doubt of what should be self-evident. The need to produce a textbook (at least in these letters of the early 1640s) is apparently best understood as tactical, conjunctural, and irreducibly rhetorical, rather than purely pedagogical. Such a textbook would be a vehicle toward the persuasion of others, a means by which the scholastic foundations could be overturned and thus unseated in the schools themselves; the goal of the textbook would be the production of assent as much as understanding. And Descartes believed that public “contempt” for the scholastics would be the natural consequence of his philosophy’s victory. Again, his tactical opposition to the scholastics consists partly in deriding them as combative - but only from a defensive rhetorical stance of absolute certainty, only when he appears assured of victory, does Descartes allow himself to do battle. So there is more at stake in Descartes’ treatment of rhetoric than a simple dismissal; for his careful staking out of the ground of his own texts’ genre, and his concern with persuasion and argument despite his emphasis on individual metaphysical certainty, complicate Descartes’ apparently unambiguous rejection of scholastic disputation as mere rhetoric. The exposition of the method does not conform to traditional rhetoric, but that is not to say that it leaves persuasion and instruction entirely behind. Descartes lectures his disciple Regius in a letter of July 1645 to avoid disputation, which is not the proper mode of presentation for his philosophy: <?page no="216"?> Roger Bellin 216 paucas tantum libri tui paginas peruolueram, & in ijs satis causae putabam me inuenisse, ad iudicandum modum scribendi, quo vsus es, nullibi, nisi forte in Thesibus, posse probare, in quibus scilicet moris est, opiniones suas modo quàm maximè paradoxo proponere, vt tantò magis alij alliciantur ad eas oppugnandas. Sed quantum ad me, nihil mihi magis vitandum puto, quàm ne opiniones meae paradoxae videantur, atque ipsas nunquam in disputationibus agitari velim; sed tam certas euidentesque esse confido, vt illis à quibus rectè intelligantur, omnem disputandi occasionem sint sublaturae. (AT 4: 248) I had read only a few pages of your book. I thought I found in them reason to judge your style of writing to be appropriate only for presenting theses, where it is customary to set forth one’s opinions in the most paradoxical fashion, so as to get more people to oppose them. As for myself, there is nothing I would more strenuously avoid than letting my opinions seem paradoxical, and I would never want them to be the subject of disputations. For I consider them to be so certain and evident that whoever rightly understands them will have no occasion to dispute them. (CSM 3: 254) The proper style of exposition for Cartesian philosophy is not the presentation of theses, and likewise any disputation of its principles is to be avoided. These are communicative forms which presume a shared foundation (the “first principles” which Descartes imagines Voetius withholding from dispute) and the possibility of doubt, and indeed are even constructed with their own controvertibility in mind, while Descartes’ certainty is founded on the absolute absence of doubt. Collective discussion can only serve to render Cartesian certainty dubious. In fact, nowhere in Descartes do we find discussion (or “discourse”) serving, for the philosopher, a purpose other than the attempted destruction of his certainty (though the stakes of his persuasion of others, or his self-presentation as example, are clearly more complex). It seems that for Descartes, convincing and teaching, the rhetoric and pedagogy which he disclaims while practicing them, have become synonymous and inseparable. It appears to him impossible that a reader should understand his philosophy and still dispute it. Comprehension and consent in Descartes’ self-presentation are tightly coupled, as opposed to the scholastic method of argument, for which they were entirely separable. There is, however, an apparent tension between Descartes’ claim of the evenly distributed nature of common sense and his complaint in the same weary, scolding July 1645 letter to Regius that “of the many thousands who practise philosophy, scarcely one can be found who understands my doctrines [ex multis Philosophantium millibus vix vnus reperiatur qui eas intelligat]” (AT 4: 249; CSM 3: 254). At least, a labor of attention is required to read and understand properly - <?page no="217"?> 217 “Dubitandi ac disputandi”: Descartes’ Argument against Argument and this attention is not synonymous with the common sense required for understanding. If common sense is universally present as potential, concentrated attention is all too scarce in practice. If we take his complaint to Regius at its word, then a proper, sufficiently attentive reading of Descartes’ texts, may have occurred “scarcely” once, or even perhaps never come to pass. 4 In any event, such a reading would leave no trace. There would be no further text produced as a result of a proper comprehension of Descartes’ thought. Textual commentary, for Descartes, is not a mode of inquiry; in fact, he rejects the auctoritas of scholastic tradition completely as a source of truth, and so renders the project of commentary on his own text strictly impossible. In this sense, any reading of Descartes at all is a falsification; unless his texts transparently communicate the necessary example, leading directly to meditation and thence to a newfound certainty, they have not been read correctly. Any interpretation of Descartes must, then, begin from the presumption that it is a misunderstanding. And while promoting the universal truth established by the Discourse, Descartes still uses this position as a rhetorical weapon, chastising his readers for being unable to follow, even though they may be so as much by necessity as by dull wit. The certainty established by Descartes’ philosophy is not arguable, then; the Discourse seeks to compel agreement, and insists on its own indubitability - but it does so as a tacit gesture of persuasion. Descartes’ apparent elimination of the argument from tradition or authority does not by any means dispense with argument or with dispute. It merely absolutizes its stakes, making agreement the only possible form of comprehension, and hence allowing any tactic to be used in opposition to the presumably willfully blind, or contemptibly stupid, opponent. Descartes argues against the argument of the scholastics, but only in order to establish and win his own, yet more absolute, form of philosophical dispute; in rejecting the disputatio he only rejects one form of dispute, as a tactical gesture, in order to achieve victory, to “overturn the foundations” of his opponents’ thought. The goal of victory against opponents - the disputatious model of reason - persists unchanged, indeed only gaining importance, through Descartes’ rhetorical destruction of the scholastics. The Cartesian form of rationalism is still fundamentally disputatious, and still establishes itself by controversial means. So perhaps, at least in his approach to dispute, Descartes’ rejection of the content of scholastic thought conceals his great innovation as the most successful scholastic - the inventor of a rhetoric so persuasive and a truth so com- 4 This is what Jean-Luc Nancy has described as “inimitable” about the subject of the Discourse (“Mundus” 647); and see Nancy’s entire “Ego Sum” series (“Mundus,” “Dum Scribo,” “Larvatus”) for a reading of the stakes of Descartes’ writing. <?page no="218"?> Roger Bellin 218 pelling that they require assent as the only possible form of understanding. Perhaps his eventual and total victory over the scholastics did not mark the end of philosophical disputation so much as it absolutized the stakes of disagreement. The rise of Descartes’ method, seen in this way, may have marked the end of the separation between discourse and controversy, and the beginning of a new idea of argument containing both. Works Cited Ariew, Roger. Descartes and the Last Scholastics. Ithaca, NY: Cornell UP, 1999. Carr, Thomas M. Jr. Descartes and the Resilience of Rhetoric: Varieties of Cartesian Rhetorical Theory. Carbondale, IL: Southern Illinois UP, 1990. Descartes, René. The Philosophical Writings of Descartes. Trans. J. Cottingham, R. Stoothoff, D. Murdoch (and A. Kenny, vol. 3). Vols. 1-3. New York: Cambridge UP, 1985-1991. -. Œuvres de Descartes. Eds. C. Adam and P. Tannery. 11 vols. Paris: Vrin, 1897- 1913. -. Principles of Philosophy. Trans. V.R. Miller and R.P. Miller. Boston: Kluwer, 1991. Lawn, Brian. The Rise and Decline of the Scholastic ‘Quaestio Disputata’: With Special Emphasis on its Use in the Teaching of Medicine and Science. New York: E.J. Brill, 1993. Mahoney, Michael S. “The Beginnings of Algebraic Thought in the Seventeenth Century.” “Die Anfänge der algebraischen Denkweise im 17. Jahrhundert.” RETE: Strukturgeschichte der Naturwissenschaften 1 (1971): 15-31. (Author’s translation.) Marion, Jean-Luc. Cartesian Questions: Method and Metaphysics. Chicago: The University of Chicago Press, 1999. -. On Descartes’ Metaphysical Prism: The Constitution and the Limits of Onto-theo-logy in Cartesian Thought. Trans. J.L. Kosky. Chicago: The U of Chicago P, 1999. Nancy, Jean-Luc. “Mundus Est Fabula.” Trans. D. Brewer. MLN 93 (1978): 635-653. -. “Dum Scribo.” Trans. I. McLeod. The Oxford Literary Review 3.2 (1978): 6-21. -. “Larvatus Pro Deo.” Trans. D. Brewer. Glyph 2 (1977): 14-36. Negri, Antonio. Political Descartes: Reason, Ideology, and the Bourgeois Project. Trans. M. Mandarini and A. Toscano. New York: Verso, 2007. Ong, Walter J., S.J. Ramus, Method, and the Decay of Dialogue: From the Art of Discourse to the Art of Reason. Cambridge, MA: Harvard UP, 1958. <?page no="219"?> Biblio 17, 195 (2011) Les tensions dans la pensée de Bernard Lamy G ABRIELLE R ADICA Université de Picardie Jules Verne L’œuvre de Lamy est une œuvre en tension, qui acquiert son caractère propre en empruntant des chemins que ses maîtres déconseillent pourtant de prendre. Cet auteur se réclame d’Augustin, de Descartes et par-dessus tout, de Malebranche. Pourtant, sa pédagogie fait la part belle à l’imagination et aux sens et Lamy accorde une grande importance à la critique biblique en valorisant la discipline historique. De même, s’il puise sans cesse des arguments dans les écrits d’Arnauld, Nicole et Lancelot, il défie pourtant l’intellectualisme de leur conception du langage en produisant un art de parler qui donne un rôle important aux passions. Ceci produit un certain nombre de discordances dans l’œuvre que l’on ne peut se contenter de condamner comme des incohérences ou des contradictions. Lamy emprunte de nombreuses thèses à des œuvres structurées et systématiques, comme sont celles de Descartes ou de Malebranche, mais il leur rend en échange des tensions et des problèmes théoriques. Or ces derniers révèlent mieux l’originalité, l’unité paradoxale et polyphonique de l’œuvre de cet auteur, que ne le ferait une cohérence artificiellement imposée à ses thèses. C’est à ce titre qu’il fait partie de ces cartésiens de la fin du XVII e siècle qui ont contribué à l’adoption et au succès observables au XVIII e siècle de cadres de pensée non cartésiens, voire anticartésiens: fin de la préséance des mathématiques; abandon, pour penser le langage, de ce que Foucault considère comme l’“épistémé” de l’âge classique; éducation conçue dans un cadre empiriste. Je désire montrer que Lamy produit de telles tensions parce qu’il redéfinit les rapports entre la vérité des sciences et leur utilité d’une part, et parce que l’occasionnalisme conduit chez lui à une réflexion sur les modalités des techniques humaines d’autre part. De ce fait, après avoir examiné dans un premier temps la tension entre exigences de la critique historique et utilité morale de l’histoire, j’expliquerai ce point dans un deuxième moment en exhibant une propriété générale de sa démarche philosophique. Lamy procède en effet toujours en deux étapes: s’il fixe d’abord avec netteté les différentes fins humaines et leurs priorités respectives, il s’autorise toujours ensuite à <?page no="220"?> Gabrielle Radica 220 réfléchir sur la mise en œuvre de leurs moyens d’une façon relativement autonome. Or cette méthode générale le pousse à réévaluer l’importance de la rhétorique et de la pédagogie, ce que je montrerai dans un troisième et dernier point. À la fin du XVII e siècle, on rencontrerait d’après Élisabeth Labrousse (Bayle 3-129), une vaste troupe de cartésiens non géomètres. Leur adhésion au cartésianisme ne signifie pas une allégeance inconditionnée à la voie de l’évidence et à la préséance des mathématiques, mais simplement une méthode qui se défie des préjugés, un effort pour ordonner le savoir, un idéal de rigueur et de clarté. Cette méthode cartésienne peut être étendue à des domaines de la connaissance que Descartes n’avait pas pensés être susceptibles de clarté, voire auxquels il avait explicitement refusé cette prétention. Ainsi ferait Bayle d’après Labrousse (“Le paradoxe” 136) en proposant une méthode cartésienne pour la critique historique. Bernard Lamy lui aussi, passant outre l’anathème jeté par Descartes contre les compilateurs dans le Discours de la méthode, ainsi que les sarcasmes de Malebranche à l’encontre de l’érudition (315), développe un ambitieux travail de critique. Cet intérêt pour l’histoire est favorisé par la conception de l’enseignement à l’Oratoire: alors que les Jésuites insistent sur la forme et l’apprentissage d’un beau langage, les membres de l’Oratoire rapportent les œuvres à leur contexte historique et défendent l’enseignement de l’histoire. Pour autant, Lamy n’oublie pas les mathématiques et fait de leur apprentissage la première étape du cursus des études, parce que cette science forme le jugement. Malgré ce caractère propédeutique, les mathématiques restent formelles, et tiennent lieu plutôt de logique (Lamy Entretiens 104). La science historique reste la première science positive à étudier dans les Entretiens sur les sciences, et l’importance des faits pour la science est telle que Lamy écrit à la fin de l’ouvrage que “Tout ce qu’on appelle science ne consiste presque que dans la connaissance de certains faits” (353). Ainsi que Bayle, Lamy promeut l’histoire et se demande comment un penseur cartésien doit pratiquer une histoire érudite et critique: il recourt au doute salutaire et se dépouille de ses préjugés, car l’“on ne doit croire que ce que l’on conçoit, ce que des faits évidents, ou une autorité infaillible, nous obligent de croire” (360). 1 Il reconnaît les mérites de la critique qui “déterre les fautes d’un copiste, fait connaître le véritable sens d’un auteur” (359). Il cherche à la fois à établir les textes et à mieux les comprendre; il préconise la pratique approfondie des langues pour 1 Dans le traitement critique d’un point de doctrine (Entretiens 356, il s’agit de savoir si Jésus-Christ fêta l’ancienne Pâque des Juifs la veille de sa mort) on peut observer par exemple que mathématiques, grammaire, théologie et histoire critique sont nécessaires d’après Lamy pour examiner les sources et décider ce point de fait. <?page no="221"?> 221 Les tensions dans la pensée de Bernard Lamy connaître les usages linguistiques, les métaphores employées dans les textes profanes et sacrés. Il s’intéresse à l’hébreu et aux Hébreux, dont la connaissance des coutumes éclaire le sens des Saintes Écritures. L’histoire apparaît comme une science positive, cumulative, susceptible de progrès et de vérité, une science dont l’auteur est une collectivité de savants, et qui suppose une division du travail de type baconien. Lamy reformule également les liens entre le cartésianisme et l’histoire dans son questionnement pédagogique: pourquoi insérer cette dernière dans un projet d’éducation d’inspiration cartésienne, alors qu’une telle pédagogie préfère la formation du jugement au remplissage de la mémoire? Certes Malebranche mettait l’observation d’un insecte au-dessus de toute l’histoire de la Grèce et de Rome (cité dans Compayré 232), mais son maître Descartes (72) était moins radical puisqu’il avait reconnu que l’histoire “relève” l’esprit et “forme le jugement.” Il faut donc, comme le rappelle Denis Kambouchner, distinguer l’ordre de fondation des sciences dans lequel l’histoire n’a pas de rôle, de son utilité dans l’apprentissage individuel. C’est dans cette brèche ouverte par Descartes, et malgré les préférences contraires de Malebranche, que s’engagent Bayle et Lamy pour réhabiliter l’histoire, qui dispute désormais aux mathématiques le droit de former le jugement. Lamy ne s’arrête pas à vouloir former le jugement puisque cet objectif, considéré absolument, est stérile: l’érudit est une “ bête de charge qui porte des caisses d’excellents livres” (Entretiens 53). Lamy condamne Bayle et la curiosité des érudits épicuriens qui, comme Saint-Evremond, ne vont pas plus loin que le plaisir de savoir (Démonstration 1; 103). Il accuse l’usage sceptique de l’histoire et critique le dictionnaire de Bayle qui plaît “à ceux qui ne veulent point être gênés dans leur sentiment” (Démonstration 2; 50). Bayle, plus placide, note à propos de Lamy: “Ce qu’il y a de bien louable dans ses manières, c’est qu’il ne perd jamais de vue la fin principale de nos actions, qui est de rapporter tout à Dieu” (Bayle 267). Si Lamy condamne l’usage exclusivement cognitif de l’histoire, c’est que l’enseignement doit selon lui “former le cœur et l’esprit.” En augustinien, en malebranchiste, il subordonne le savoir à la morale, et la morale à Dieu. L’importance de l’histoire n’est jamais que relative, c’est un moyen de défendre la religion et de perfectionner la morale. A cet égard, Lamy rejoint les positions de son confrère Louis Thomassin qui, dans La méthode d’étudier et d’enseigner chrétiennement et solidement les historiens profanes par rapport à la religion chrétienne et aux écritures (1693), milite pour un usage instrumental, prosélyte, et partisan des “lettres humaines.” “Il emploie des chapitres entiers à tirer des lettres humaines, et en particulier de l’histoire profane même, des secours très avantageux pour l’histoire des livres saints,” lit-on de cet auteur dans la préface (pages non numérotées). Thomassin entend consacrer l’his- <?page no="222"?> Gabrielle Radica 222 toire profane elle-même car cette dernière éclaire l’histoire religieuse et guide la morale. Quand bien même elle ne le ferait pas suffisamment, elle fournit le spectacle de la Providence, puisque c’est encore Dieu qui agit dans son cours. N’oubliant jamais la fin religieuse et morale visée par la pratique scolaire des lettres, Thomassin ne s’égare donc jamais dans la mise en œuvre des moyens de cet objectif: C’est ainsi qu’on peut se servir de tout par rapport à la religion et aux divines écritures, qui nous ont servi les premières pour les lettres humaines, et auxquelles il est juste que celles-ci rendent la pareille à leur tour, par une espèce de cercle et de retour très naturel, mais en donnant toujours la préférence à ce qui nous paraîtra venir de l’autorité divine. (préface) C’est l’usage religieux et moral de l’histoire comme discipline littéraire qui est souligné dans la Méthode de Thomassin. Lamy accepte cette utilisation sanctifiante et providentialiste de l’histoire profane (Démonstration 4; préface [pages non numérotées], 278) et plus généralement, il subordonne l’étude des lettres à leur justification religieuse ou morale. Mais comment expliquer qu’une telle proximité avec les intentions moralisatrices et religieuses de Thomassin l’amène pourtant à une pratique érudite de l’histoire qui ressemble plus nettement à celle de Bayle, qu’il critique, qu’à celle de Thomassin, qu’il approuve? Lamy ne choisit pas entre un usage savant et un usage moral de l’histoire, il ne choisit pas entre critique historique et littérature historique. Mais l’explication de ce paradoxe réside surtout dans la méthode philosophique de Lamy. Cet auteur présente une telle détermination de poursuivre les fins considérées comme désirables pour l’homme (Dieu, la morale), que cette opiniâtreté même est ce qui autorise à ouvrir un large champ, voire une large autonomie, dans la recherche des moyens appropriés pour ces fins. Ainsi, c’est en poursuivant avec sérieux les moyens d’établir la religion, et donc de perfectionner la morale chrétienne, que Lamy trouve en chemin la nécessité de déployer pour eux-mêmes les principes de la critique historique, de son objectivité, et de son impartialité. Outre l’utilité cognitive et l’utilité morale de l’histoire, c’est surtout l’utilité de l’histoire pour la religion positive que découvre Bernard Lamy. Dans un contexte de Contre-Réforme, il compare l’Église à une cité que l’on aurait attaquée de nuit et qui doit désormais s’organiser de façon militaire pour résister aux attaques des controversistes protestants. Cette métaphore est récurrente dans les Entretiens (par ex. 49). Il faut donc, contre les attaquants qui lui disputent sa légitimité, garantir la vérité historique de la religion catholique en établissant plus soigneusement l’histoire de l’Église que ne le font les savants protestants, en exhibant les faits qui prouvent l’universalité historique de cette religion. <?page no="223"?> 223 Les tensions dans la pensée de Bernard Lamy Dans ce contexte, une division du travail est acceptée. Sera accepté également le fait que des tâches ingrates puissent échoir aux serviteurs fidèles de l’Église. Ainsi Lamy écrit-il par abnégation des chronologies, des apparats bibliques. Les Oratoriens dévoués à la critique biblique, et plus généralement historique, sont ainsi les véritables soldats de l’orthodoxie catholique. La critique n’est qu’un moyen, un moyen fastidieux, mais qui peut occuper la vie entière de religieux dévoués à la cause catholique. En soi, elle est une connaissance indifférente à la morale, mais si elle lui devient utile, ne serait-ce que de façon très lointaine ou très indirecte, il faut la pratiquer avec une totale abnégation et impartialité. Le sérieux avec lequel Lamy vise le déploiement de la religion catholique contribue donc paradoxalement à autonomiser des moyens qui lui sont a priori hétérogènes, et à leur donner une importance qu’elle ne leur accorde pas par elle-même. De ce fait, tout se passe comme si Lamy, procédant d’une intention prosélyte et morale marquée, découvrait chemin faisant que l’objectivité de la critique et l’érudition dévouée à l’établissement du fait en sont le meilleur instrument. De façon symétrique, Bayle, procédant de la rigueur et de l’aridité de la méthode critique, n’en découvre l’utilité politico-religieuse que par surcroît, car la recherche de l’impartialité et de l’objectivité historiques produit chez lui l’irénisme, la tolérance, et le refus des passions partisanes. En d’autres termes, alors que chez Bayle la science critique mène à certaines valeurs pratiques, chez Lamy, la fin religieuse est poursuivie si minutieusement et si systématiquement qu’elle ne craint pas de s’égarer très longuement dans l’impartialité et la neutralité de la critique, pourvu que la fin reste bien visée. Cette autonomisation incidente de certains moyens, cette valorisation de ce qui ne constitue que des techniques, est visible dans deux autres domaines, la pédagogie et la rhétorique, qui sont étroitement liées chez Lamy. Dans un cadre augustinien où le seul maître qui puisse enseigner la vérité est Dieu, le maître intérieur, et où les hommes ne sont au mieux que des moniteurs, des “maîtres extérieurs,” l’enseignant ne peut qu’espérer tourner son élève vers la vérité, sans jamais prétendre la lui enseigner lui-même (Démonstration 2; 203, 210). Il en est réduit à utiliser des moyens indirects, et la tâche pédagogique devient un art de maîtriser l’attention afin de tourner l’esprit le plus possible vers la vérité. L’art de susciter les moments propices d’attention s’intéresse aux signes extérieurs, visibles, audibles de la vérité, ce qui explique la valorisation paradoxale des sens et de l’imagination dans l’éducation de l’esprit que l’on trouve chez Lamy. (Par exemple, la pédagogie géométrique de Lamy est fondée sur un large recours à l’intuition et aux figures [Barbin 45-57]). Il faut substituer certains signes appropriés qui puissent tourner nos pensées vers Dieu à d’autres signes qui les en détournent ordinairement. En d’autres termes, pour engager le corps du disciple, c’est-à-dire pour que son <?page no="224"?> Gabrielle Radica 224 cerveau soit disposé de telle sorte que l’âme s’occupe toujours de Dieu, le pédagogue finit par devoir s’occuper toujours du corps du disciple, de ses lectures, de son emploi du temps, de ses sens. La durée consacrée par l’élève à la lecture représente cet effort pour mettre sans cesse l’esprit en situation de penser à Dieu et à ses devoirs. La vue des signes écrits et matériels est la seule prise par laquelle le moniteur humain peut faciliter l’accès de son disciple aux vérités contenues en Dieu. “Car si les hommes voulaient eux-mêmes méditer, il serait inutile de faire des livres” (Démonstration 1; 4). De là vient le programme de lecture titanesque proposé dans les Entretiens sur les sciences. Cette démarche occasionnaliste est malebranchienne. Mais avec les mêmes prémisses intellectualistes, Malebranche proposait pour tout programme éducatif dans son “Avis pour bien élever les enfants,” de soustraire les bébés au monde sensoriel (301), alors que la pensée pédagogique de Lamy a connu une fortune réelle. Si un travail sur les signes est le moyen principal de l’enseignant, la rhétorique apparaît comme le complément nécessaire de la pédagogie; elle consiste notamment à trouver les techniques pour mener l’auditeur de ce qu’il connaît à ce qu’il devrait reconnaître, et de ce qu’il sent à ce qu’il devrait sentir. En effet, le chrétien vertueux doit tout autant se tourner vers certaines vérités, que former et entretenir en lui certains sentiments adéquats. Pour ce faire, l’orateur peut d’une part user de certaines vérités plus faciles à acquérir ou plus disponibles pour parvenir à d’autres plus éloignées, d’autre part il peut développer et rappeler certains sentiments pertinents à partir d’autres qui sont donnés plus immédiatement. Lamy s’insinue ainsi dans la position épicurienne d’Arsenne, pour mieux l’en faire sortir: il reconnaît avec lui que tous désirent être heureux et cherchent le plaisir en quoi consiste le bonheur, mais il lui fait peu à peu prendre conscience que ce bonheur et ce plaisir ne se trouveront qu’en Dieu et non dans les plaisirs du corps (Démonstration 1; 17). Toute la Démonstration procède selon cette technique argumentative. 2 En ce qui concerne la persuasion, Lamy cherche par sa propre écriture à façonner les sentiments du lecteur. La longueur du tableau de l’humanité corrompue qu’il donne au début du livre IV de la Démonstration se justifie par cette technique rhétorique: “C’est pour faire sentir aux hommes la nécessité de ce sauveur, et pour exciter en eux une saine impatience de le connaître, et d’avoir part à ses faveurs, que je les représente avec leurs faiblesses et leurs 2 On pourra s’en convaincre également en voyant les concessions préalables que Lamy fait au spinozisme et à ses formulations pour mieux l’attaquer ensuite: chacun s’imagine être libre, reconnaît-il d’abord dans une formulation typiquement spinoziste, “parce qu’il ignore les causes naturelles de sa détermination” (Démonstration 1; 130). <?page no="225"?> 225 Les tensions dans la pensée de Bernard Lamy misères” (préface). De même que Dieu est le seul maître des esprits, il est aussi le rhéteur suprême, le seul qui puisse vraiment influer sur nos passions et changer nos cœurs: Mais Dieu n’use pas toujours de ce souverain empire qu’il a sur les cœurs, au moins d’une manière absolue. Il a cet empire; car si un homme éloquent, persuasif, peut faire que nous nous déterminions à des choses dont nous étions entièrement éloignés, Dieu qui sait le secret de nos cœurs, qui en connaît les ressorts, le peut infailliblement. Un homme, même, à proprement parler, n’agit point sur le cœur d’un autre homme. C’est en parlant à ses oreilles qu’il le persuadera; mais pour cela, il faut qu’il soit écouté, que celui qui écoute conçoive ce qu’il lui dit, qu’il soit attentif, qu’il s’en souvienne. Aussi il est rare qu’on nous fasse quitter un sentiment qui nous plaît et qui s’accommode avec nos intérêts. On nous dit que la vertu est belle, mais on ne le fera pas sentir. Il n’y a que Dieu qui agisse en nous et qui puisse tourner notre esprit comme il lui plaît. (Démonstration 1; 138) La rhétorique selon Lamy est une réflexion technique, où la poursuite des fins (reconnaître les vérités importantes, stabiliser les affections du chrétien) peut se faire par des moyens subtils et croisés: certaines vérités sont le moyen de perfectionner et d’éclairer nos sentiments, et les sentiments sont le moyen de nous persuader de certaines idées ou de maintenir notre attention sur elles. Le bon orateur sait par exemple en appeler à certains sentiments, fussent-ils en eux-mêmes condamnables, pour guider l’esprit vers telle ou telle vérité. Par exemple Lamy flatte notre amour-propre pour mieux montrer ensuite que sa vérité est d’être un amour de soi naturel et surtout, plus essentiellement, un amour de Dieu méconnu. Les tensions repérées dans l’œuvre de Lamy sont principalement issues, plus encore que de Descartes, de l’œuvre et de la pensée de Malebranche. C’est depuis cette philosophie malebranchiste qui pourtant y semble rétive que Lamy valorise paradoxalement l’histoire, la pédagogie, la rhétorique. L’histoire qui traite des faits; les images et les signes qui affectent d’abord le corps et les sens; la rhétorique qui meut les passions: tous ces intermédiaires promus par Lamy peuvent nous mener à Dieu qui s’en distingue pourtant essentiellement. La discordance fondamentale qu’affronte sans cesse Lamy est ainsi celle des moyens avec leur fin: accordés téléologiquement à celle-ci, les moyens humains de rejoindre Dieu s’en écartent pourtant par leur nature, leur logique, leur fonctionnement. Dans un contexte où Dieu est le lieu des vérités nécessaires, la rééavaluation de la discipline historique revient à rendre aux vérités de fait leur place par rapport aux vérités a priori; la réévaluation des passions dans la rhétorique souligne les difficultés de collaboration et d’articulation du cœur et de l’esprit; enfin, l’importance donnée à la <?page no="226"?> Gabrielle Radica 226 lecture, à l’érudition renvoient à la problématique de l’attention, c’est-à-dire à la difficulté d’orienter l’esprit vers ses objets propres à partir d’une action purement corporelle des ressorts de l’attention: c’est la difficulté de collaboration du corps et de l’esprit qui est mise en valeur. Ces trois tensions entre vérités de fait et vérités a priori; entre cœur et esprit; entre âme et corps, sont des tensions propres à l’œuvre de Malebranche lui-même; elles représentent un triple dualisme dont Lamy n’a fait en un sens que montrer l’acuité. Mais c’est par un dernier trait que Lamy me semble le plus inspirer les auteurs du XVIII e siècle: au lieu d’accuser l’intensité de ces trois dualismes, de façon statique comme a pu le faire Descartes et même Malebranche, ou d’une façon tragique plus propre à Pascal, Lamy cherche à manier ces trois dualismes, à les utiliser, et pour ainsi dire à sortir des impasses qu’ils créent. En effet, à l’opposition statique du corps et de l’esprit, aux arguments cartésiens de l’absence d’interaction directe entre l’âme et le corps, Lamy ajoute la coopération de l’attention avec la formation de l’esprit; de même, au lieu de s’arrêter au dualisme de la volonté et de l’entendement, ou du cœur et de l’esprit, Lamy montre que le cœur est guidé par la vérité et que la recherche de la vérité est subordonnée aux besoins du cœur; enfin, d’après ce catholique, les vérités de fait (par exemple les témoignages) et les vérités de raison, ne peuvent que se soutenir mutuellement, l’histoire fortifiant la religion et la religion donnant son importance à l’histoire. Les termes du dualisme sont articulés et coopèrent au lieu de s’opposer et se distinguer. Si l’abandon de l’apriorisme comme d’une définition intellectualiste de l’esprit sont en voie sûre en cette fin de XVII e siècle, cela est dû à des auteurs comme Lamy. Rousseau n’oubliera pas la leçon de Lamy qui enseigne à la suite de Malebranche que le cœur de l’homme est naturellement bon et que seul un principe extérieur à sa nature l’empêche de disposer de cette bonté; Montesquieu qui a fait ses études chez les Oratoriens cherchera à exercer sa rationalité dans le domaine de l’histoire et des faits; enfin, si Condillac fait de l’attention le moteur principal de l’élaboration de la pensée, cela s’explique peut-être par le travail théorique de “passeurs” de la pensée de Malebranche comme en fut Lamy. Bibliographie Barbin, Évelyne. “Rousseau lecteur des mathématiques de Bernard Lamy.” Rousseau et les sciences. Éds. B. Bensaude-Vincent et B. Bernardi. Paris: L’Harmattan, 2003. 45-76. Bayle, Pierre. Nouvelles de la République des Lettres. Amsterdam, Déc. 1684. Compayré, Gabriel. Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVI e siècle. Vol. 2. Genève: Slatkine, 1970. Descartes, René. Discours de la méthode. Éd. Denis Moreau. Paris: Le Livre de Poche, 2000. <?page no="227"?> 227 Les tensions dans la pensée de Bernard Lamy Kambouchner, Denis. “Descartes et le problème de la culture.” Bulletin de la société française de philosophie 92.3 (1998): 1-48. Labrousse, Élisabeth. “La méthode critique chez Pierre Bayle et l’histoire.” Notes sur Bayle. Paris: Vrin, 1987. 8-25. -. “Le paradoxe de l’érudit cartésien.” Notes sur Bayle. Paris: Vrin, 1987. 125-142. -. Pierre Bayle. Paris: Albin Michel, 1996. Lamy, Bernard. Apparatus ad biblia sacra. Grenoble: Provensal, 1687. -. Démonstration ou preuves évidentes de la vérité et de la sainteté de la morale chrétienne. 5 vols. Rouen-Paris, 1706. -. Dissertation sur sainte Madeleine. Paris: Jean Anisson, 1699. -. Élemens de Géométrie. Paris: Pralard, 1685. -. Élemens des Mathématiques. Paris: Pralard, 1689. -. Les Entretiens sur les sciences. Éds. F. Girbal et P. Clair. Paris: Vrin, 1966. -. Nouvelles réflexions sur l’art poétique. Paris: Pralard, 1668. -. La Rhétorique ou l’art de parler. Éd. C. Noille-Clauzade. Paris: Champion, 1998. -. Traité de méchanique. Paris: Pralard, 1679. Malebranche, Nicolas. Recherche de la vérité. Éd. J.-C. Bardout. Vol 1. Paris: Vrin, 2006. Rousseau, Jean-Jacques. Œuvres complètes. Éds. B. Gagnebin et al. Vol. 1. Paris: Gallimard, 1959. Senault, Jean-François. De l’usage des passions. Paris: Fayard, 1987. Thomassin, Louis. La méthode d’étudier et d’enseigner chrétiennement et solidement les historiens profanes par rapport à la religion chrétienne et aux écritures. Paris: Louis Roulland, 1693. <?page no="229"?> Biblio 17, 195 (2011) Le “sens contraire” et la “mauvaise part” dans le Dictionnaire universel de Furetière H ÉLÈNE M ERLIN -K AJMAN Université de la Sorbonne-Nouvelle Le Dictionnaire universel est un curieux objet. On sait que pour Alain Rey, Furetière est un “précurseur des Lumières”: son irrespect, son œuvre de satiriste, son opposition à l’Académie française, sa curiosité encyclopédique, l’anti-purisme qui l’a conduit à recueillir les mots de métier et les usages populaires, tout contribuerait à le désigner comme un pur représentant de l’esprit critique en train de naître. Le portrait est séduisant, mais un rien facile. 1 On va le voir ici sous un jour un peu différent qui l’ancre dans son siècle et du coup révèle aussi un autre jour du XVII e siècle lui-même. Furetière est en effet habité par un esprit de contradiction qui fait de lui un témoin attentif aux forces agonales habitant les usages linguistiques, et c’est ainsi que son dictionnaire nous fait passer insensiblement de ce qui relève manifestement de ses choix personnels à ce qui semble au contraire appartenir au discours ordinaire et à la langue commune de son temps, comme si une certaine tournure psychique l’avait prédisposé à devenir non seulement un acteur lettré particulièrement combatif mais encore une sorte d’ethno-(ou de socio-)linguiste doté d’une acuité démultipliée par sa propre pratique. Partons d’un constat simple mais troublant. Un grand nombre de définitions sont illustrées par des exemples explicitement ou implicitement négatifs 2 : VIGUEUR, se dit figurément en choses morales. Les Loix n’ont point de vigueur pendant la guerre… se dit des choses inanimées, & des plantes. Le Soleil au mois de Janvier est sans vigueur. 1 Pour une vision plus contrastée de Furetière, cf. Merlin-Kajman, Le Dictionnaire universel et Roy-Garibal. 2 Le constat ne s’applique pas aux mots donnant lieu à une définition de type encyclopédique. Nous nous intéresserons ici à la dimension sociale du langage telle qu’elle est actualisée, interrogée et transmise par Furetière. <?page no="230"?> Hélène Merlin-Kajman 230 DEROUGIR. v.n. Perdre le rouge, la couleur. Le reproche qu’on fait à cette fille l’a renduë si honteuse, qu’elle a été long-temps sans derougir. A PROPOS offre un exemple particulièrement saisissant de ce tropisme: A PROPOS, adverbial: Cet homme est venu mal à propos, à contretemps. Il est venu tout à propos, dans une occasion favorable. On dit au contraire, Cet homme est venu mal à propos, pour dire, Il a tout gasté nostre affaire. Le signifié positif, actualisé dans le second exemple, se trouve emprisonné entre deux emplois négatifs strictement identiques. Plus remarquable encore, à l’entrée PROPOS, Furetière nous dit que ce mot “signifie aussi, Convenance.” Pourtant, voici le premier exemple: “Cette gayeté est hors de propos en ce temps-cy.” Ce phénomène semble en effet tout particulièrement affecter les mots présentant un signifié d’union ou de paix. Le seul exemple illustrant le motvedette FRÈRE est: “Abel fut tué par son frère Caïn.” A HOSPITALITÉ, nous lisons: HOSPITALITÉ, se dit aussi du devoir reciproque que les hostes se doivent les uns aux autres. Paris viola l’hospitalité en ravissant Helene la femme de son hoste. celuy qui decele un autre qui s’est venu refugier chez luy peche contre le droit d’hospitalité. Et à CONVENANCE: CONVENANCE. s.f. Terme relatif. Proportion, rapport, ressemblance que deux choses ont ensemble. Le blanc & le noir, le chaud & le froid, n’ont aucune convenance ensemble. L’article ADHERENT, qui signifie “Qui est joint, attaché à quelque chose,” présente un mouvement déceptif analogue. S’il désigne “ceux qui suivent un même party, qui sont dans les mêmes sentimens, ou les mêmes interests,” le couperet de l’exemple chasse bien loin de notre esprit l’image de douce concorde qui aurait pu y naître: “On a excommunié cet Heretique, & tous ces fauteurs & adherens.” L’article AVEC n’est pas moins surprenant: cette “Preposition conjonctive qui marque quelque assemblage, liaison, suitte, connexité ou dependance de quelque chose” n’en déclenche pas moins une véritable cascade d’exemples dysphoriques: Il ne faut point qu’un Noble s’allie avec des roturiers. il s’est voulu battre seul à seul avec l’épée plustost qu’avec le pistolet. on ne doit bastir qu’avec des materiaux solides. on ne peut voir prosperer les méchants qu’avec douleur. avec tout cela il ne vaut rien. nous verrons cela avec le temps. il est allé avec cet Ambassadeur, c’est à dire, à sa suitte. avec tout son bien il ne laisse pas d’être malheureux. <?page no="231"?> 231 Le “sens contraire” et la “mauvaise part” Seul l’exemple de la suite de l’ambassadeur est ici nettement positif, illustrant donc adéquatement le sens conjonctif de la préposition. Suivent alors trois syntagmes figés positifs quasiment consacrés, dont on peut s’étonner qu’ils ne figurent pas en premier: “je feray cela avec l’aide de Dieu. la paix soit avec vous. avec tout le respect que je vous dois.,” avant l’ultime précision: “Il est quelquefois reduplicatif & absolu. Il m’a pris mon manteau, & s’en est allé avec.” Il arrive en effet qu’une énonciation polémique surgisse dans le cadre d’une définition qui aurait pu entraîner un mouvement euphorique: SIGNIFIER, signifie aussi, Estre utile, considerable. Toutes les offres que vous me faites ne signifient rien, pour dire, sont inutiles, n’aboutissent à rien. Ce Rapporteur vous a mal receu, ne vous a pas voulu écouter, cela ne signifie rien de bon, il vous fera perdre vôtre procés. Si le verbe ACCORDER peut signifier “Mettre la paix entre deux personnes” et se “dit aussi des choses,” il est cependant illustré lui aussi par des exemples négatifs (“Les qualitez contraires ne s’accordent pas ensemble. le blanc & le noir, le chaud & le froid, ne s’accordent pas”) avant de susciter une voix querelleuse où la dispute poind: “ce que vous dites ne s’accorde pas avec ce que vous m’avez dit autrefois. accordez vous avec vous-même.” Le mouvement est identique à CONCORDANCE qui “se dit aussi des choses qui s’accordent & qui conviennent entre elles”: “Il n’y a point de concordance en ce que vous nous dites maintenant, & ce que vous nous avez dit par le passé.” Qui Furetière réfute-t-il si agressivement, 3 si c’est seulement lui qui parle? L’énonciateur semble ici rappeler un interlocuteur à l’ordre du principe de non-contradiction fréquemment mentionné dans le dictionnaire. 4 L’activité lexicographique est elle-même définie à partir de ce principe de la non-contradiction, non sans passer elle aussi par l’épreuve, mais ici presque héroïque, d’un contre-exemple négatif purement satirique: UNIFORMITÉ. s.f. Ressemblance des parties d’un tout. Cet Auteur se contredit à tout propos, il n’y a point d’uniformité en sa doctrine. La beauté d’un Dictionaire, c’est l’ordre & l’uniformité. On en déduit sans peine que Furetière ne se contredit pas à tout propos: ce sont les autres, et la langue, dont il traque les contradictions. La tâche 3 Rappelons qu’au XVII e siècle plus encore qu’aujourd’hui, le démenti, comme le reproche, est une insulte, susceptible de provoquer une réparation d’honneur, et évitable par des figures d’atténuation: “DEMENTIR. v. act. Reprocher à quelqu’un qu’il a menti, luy soûtenir injurieusement qu’il n’a pas dit vray. Il ne faut pas dementir un homme tout cruëment, il faut remonstrer civilement qu’il s’est pû tromper.” 4 “Deux contraires ne peuvent subsister ensemble en même sujet, sans se destruire” (SUJET). Cf. aussi ABSURDITE, SOUFFRIR, SYMBOLISER, etc. <?page no="232"?> Hélène Merlin-Kajman 232 épistémologique d’écrire un dictionnaire semble relever d’une tâche morale plus générale qui s’illustre assez dans les deux exemples de l’article QUI: “On ne sçait à qui se fier. On ne sçait qui meurt, ni qui vit.” De fait, Christophe Angebault a montré que Furetière concevait son rôle sur le modèle de celui du censeur, recensant, non la population, mais les mots, et surveillant les moeurs à travers les mots. Le lexicographe semble en effet vouloir protéger le corps social des mécomptes, faux ensembles et fausses concordes auxquels les mots pourraient faire croire. La définition du mot PAIX, “Tranquillité, repos de ceux qui n’ont guerre ni different avec personne,” est à cet égard frappante, car ni la guerre (“Different entre des Estats ou des Princes souverains, qui ne se peut terminer par la Justice, & qu’on ne vuide que par la force”), ni le différend (“Contestation, procés, querelle”) ne sont, quant à eux, définis par référence à la paix. L’équivoque majeure n’est pas du côté de la guerre, qui parle assez d’elle-même. La paix, en revanche, nécessite comme un rappel de son origine. On dirait que le principe de non-contradiction ne s’exerce chez Furetière que pour faire valoir que la contradiction est première et universelle. Ainsi s’explique sans doute la prédilection singulière que Furetière semble porter aux “termes relatifs” (TEXTE. s.m. Terme relatif opposé à commentaire), catégorie grammaticale également héritée de la logique aristotélicienne, et cependant portant en quelque sorte atteinte au principe de non-contradiction comme le montre sa définition: “Les Grammairiens ont des pronoms relatifs, des termes relatifs, qui ont ensemble de la concordance, de la relation, du rapport. On dit aussi en Logique, que des termes sont relatifs, quand ils ont entre eux une espece d’opposition, telle que l’un ne peut estre sans l’autre, comme pere & fils, mari & femme, &c.” En définissant “TEXTE” comme un “terme relatif opposé à commentaire,” Furetière choisit donc de faire entendre, sous la concordance grammaticale, l’opposition logique. La relation unit des termes qui n’existent que par leur union et par leur opposition. On entrevoit dès lors la nécessité d’un exemple négatif pour illustrer CONVENANCE, “terme relatif,” ou FRERE, “terme relatif entre deux enfants mâles qui sont sortis d’un même père ou d’une même mère”: ici, nul signifiant antonyme ne vient remplir le pôle oppositionnel de la relation, que Furetière fait apparaître par ses exemples négatifs, qualités contraires pour “convenance,” noms distincts et ennemis de Caïn et d’Abel pour “frère.” La remarque vaut aussi pour le cas d’HOSPITALITE, à une nuance près: ce n’est pas ce mot en effet qui est relatif, mais HOSTE, “Terme relatif & reciproque, qui se dit tant de ceux qui logent, que de ceux qui sont logez.” L’identité du signifiant cache donc deux signifiés distincts et même inverses dont la relation s’appelle “hospitalité”: signe suspect en somme, dont le signifiant cache l’opposition logique organisant son signifié et se soldant toujours, <?page no="233"?> 233 Le “sens contraire” et la “mauvaise part” semble-t-il, par la menace d’une opposition morale que Furetière s’est donné pour tâche de mettre en lumière. “Le besoin qu’a nôtre Langue de relatifs fait faire plusieurs équivoques,” et “Il faut diviser les équivoques, avant que de les definir” (EQUIVOQUE et DEFINIR): un pan entier du langage, tout particulièrement celui qui décrit les relations, semble frappé du sceau de ce qu’Aristote appelait “homonymie” et que du reste Furetière ne distingue pas de l’équivoque. 5 Furetière semble même repérer avec constance cette homonymie très particulière que les linguistes appellent énantiosémie (ou “mots à sens contraire”). 6 Les définitions pivotent en effet souvent autour d’un “se dit aussi en sens contraire,” ou “en contresens,” “en mauvaise part,” ou encore “par antiphrase,” syntagmes qui semblent parfois interchangeables. TRAIT par exemple désigne “Ce qui sert à tirer un carrosse, une charrette, une charruë,” et “se dit au contraire de ce qu’on pousse, de ce qu’on chasse au loin par quelque arme ou machine.” Certes, ce mot ne concerne apparemment pas le domaine des relations. Pourtant, on peut remarquer que le signifié de trait ne peut être dit “contraire” que par référence au geste qui lui confère sa fonction: le trait est amené à soi ou, au contraire, poussé loin de soi. Le mot a du reste un sens métaphorique lui-même dédoublé: “Les traits satiriques, les traits de raillerie qui se donnent en passant, sont les plus dangereux,” commente Furetière. Le trait éloigne ou rapproche, il se donne agressivement, ou amicalement: “Vous avez fait là un trait d’ami. On luy a fait un grand trait de malice, un méchant tour.” L’exemple d’AFFERMER nous permet de mesurer cette importance du geste, à la fois physique et symbolique, réalité et métaphore du lien. Il appartient au même paradigme que le verbe louer, ou le nom hôte qu’on vient de voir, mots à sens contraires bien connus des linguistes. Furetière le définit à l’aide des deux antonymes “donner” et “prendre” et ajoute ce commentaire métalinguistique explicite: “Remarquez que ce nom se dit aussi bien de celui qui donne, que de celui qui prend à ferme.” C’est par ce geste apparemment inverse que s’instaure entre le loueur et le locataire, non pas une transaction, mais une relation réciproque qui, reposant sur la parole elle même donnée et “prise,” risque d’être violée, comme pour l’hospitalité. On voit ainsi comment énantiosémie et relation s’impliquent, révélant que les interactions humaines ne relient pas sans une hésitation fatale entre union et division: 5 Cf. HOMONYME: “C’est la même chose, que equivoque.” 6 Les linguistes ne s’accordent pas sur l’existence de l’énantiosémie. Sur la question, cf. Freud, Benveniste, Arrivé et Milner; et pour Furetière, cf. Merlin-Kajman “Sens contraire”. <?page no="234"?> Hélène Merlin-Kajman 234 C’est un homme qui en veut à toutes les filles, qui fait l’amour à toutes celles qu’il rencontre; il en veut particulierement à celle-là, il veut l’espouser. On dit au contraire en mauvaise part, Il luy en veut, il ne luy veut pas de bien, pour dire, Il le hait. Le syntagme verbal “en vouloir à” présente deux sens contraires dont aucun ne peut être réputé “propre” ou “figuré.” Cependant, le sens dit “contraire” est ici glosé par “en mauvaise part,” qui renvoie au signifié disjonctif du signe, tandis que l’autre “part” la bonne - renvoie au signifié conjonctif: l’union, voire l’union légitime. De même, si “s’attacher auprès de quelqu’un” veut dire “se dévoue[r] à son service,” en revanche, “[o]n dit aussi en mauvaise part, qu’un homme s’attache à un autre, lors qu’il prend plaisir à faire de continuelles médisances de lui, et à lui faire sans cesse quelque querelle ou quelque outrage.” Le dédoublement du sens caractéristique de l’énantiosémie est affecté d’une valeur axiologique qui renvoie à l’usage linguistique, car le dire “en mauvaise part” correspond à des connotations dépréciatives, et audelà de l’usage, aux pratiques sociales, aux relations humaines: car ce qui est dit en mauvaise part dénonce de mauvaises façons de faire. D’où une certaine spécularité de cette “part,” bonne ou mauvaise selon les cas. Tout invite à penser, en effet, que cet homme dont on peut dire, en mauvaise part, qu’il s’attache à un autre, prend les mots en mauvaise part pour “médire” de lui, tandis que celui qui s’attache à un maître n’aura que des paroles louangeuses pour l’évoquer. La parole décrit donc des relations polarisées qui sont elles-mêmes instaurées au moyen de paroles obéissant au même dédoublement du sens, ce que le verbe RESCRIER indique clairement: … se dit en deux occasions contraires; l’une en cas de loüange, ou d’approbation. Il s’est rescrié sur tous les beaux endroits de cette Tragedie. L’autre en cas de mespris, ou d’aversion. Cet Agent s’est rescrié contre une proposition si indigne qu’on luy a faite. L’article PART nous éclaire encore: PART, se dit encore des sens ou interprétations qu’on donne aux mots et aux affaires. Ce terme se prend toujours en bonne part; celui-là en mauvaise part, est odieux et ironique. La valeur positive ou négative des mots se prend ou se donne dans le moment de la communication. Mais cette réciprocité du sens est tout sauf la promesse d’un accord, car nul contrat ne préside aux usages, aux discours: comme pour l’affermage, l’hospitalité ou la fraternité, tout repose sur la confiance, la coïncidence de la parole et de l’écoute, que rien cependant n’a prédisposées harmonieusement l’une à l’autre: <?page no="235"?> 235 Le “sens contraire” et la “mauvaise part” Il y a des gens qui expliquent en mauvaise part toutes les choses qu’on leur dit. Ouverte à tous les malentendus et toutes les incertitudes, la langue présente une sorte d’opacité qui la fait s’actualiser dans le jeu équivoque d’un donner/ prendre en bonne/ mauvaise part dont le dictionnaire de Furetière témoigne à de multiples reprises: Je vous ay expliqué ma pensée d’une maniere, & vous avez pris tout le contresens… Cet homme a l’esprit mal fait, il prend tout à contresens. Il prend bien les choses, il les tourne bien, il ne prend rien de mauvaise part… Il a pris cela à contresens, il l’a pris de travers, il a pris pour luy ce qu’on disoit pour un autre. Il y a des esprits malins qui interpretent sinistrement, qui prennent en mauvaise part les choses qui sont dites innocemment. La bonne ou la mauvaise part ne seraient-elles que le fait de celui qui prend, qui reçoit la parole? Il n’en est rien: Ce qu’il vous a dit est ambigu, on ne sçait si c’est pour vous flatter, ou pour vous railler. Il y a des gens qui louënt les autres malignement, pour les blasmer en effect. Quand on donne à des Grands des loüanges notoirement fausses, ils ne voyent pas qu’on se moque d’eux. Sans doute les grands ne peuvent-ils s’imaginer qu’on s’attache à eux en mauvaise part, qu’on leur en veuille. L’article DONNER offre du reste toute une série d’exemples d’usages équivoques de la parole: Donner des bourdes, des deffaites, des bayes, des cassades, c’est, Mentir, imposer à quelqu’un, se moquer de luy… On dit proverbialement, Donner de la gabatine, pour dire, Donner du galimathias, faire des promesses ambiguës qu’on ne veut pas tenir. Pour compliquer les choses, il faut noter que dans l’ironie, la bonne et la mauvaise part se superposent, ce qui nécessite une interprétation. Car cette “Figure dont se sert l’Orateur pour insulter à son adversaire, le railler, & le blasmer, en faisant semblant de le loüer” peut aussi être donnée en bonne part: “Vous prenez ce que j’ay dit dans le serieux; cependant je ne l’ay fait que par jeu, pour rire, sans dessein de vous offencer.” Prendre en bonne part une parole de raillerie, c’est ne pas la prendre sérieusement: c’est prendre bien ce risque de mauvaise part hasardée sur le versant familier du lien social, tirer plaisir de l’ambivalence d’un don de parole où se trouve suspendue la menace réelle, quoique retenue, d’une complète mauvaise part. <?page no="236"?> Hélène Merlin-Kajman 236 Ni la langue ni la parole ne sont donc intégralement garanties par un code, pas plus que les pratiques ne sont garanties par le droit. Le lexicographe, sans doute, voudrait que son dictionnaire joue ce triple rôle. Ce qu’il nous montre, c’est que, en deçà des théorisations du signe qui s’enracinent dans le commentaire d’Aristote, en deçà des poétiques et des rhétoriques, le langage, au XVII e siècle, est conçu comme le vecteur risqué de relations en permanence tendues ou détendues, oscillant entre le respect et l’insulte, du miel de la flatterie au poison de la parole disjonctive en passant par la complicité familière et de raillerie plus ou moins agonistique. Bonne part et mauvaise part, rire et sérieux, louange et blâme, respect et plaisanterie, concorde et discorde, foi et trahison: ces couples notionnels ne se recoupent pas exactement, mais entrent cependant dans un même champ de polarité. Tant l’union que la division dessinent les possibles des relations, lesquelles sont précaires et réversibles: nous sommes très loin d’un modèle contractuel des échanges, très loin d’un exercice généralisé de la civilité. Et si une certaine sorte de régularité finit par se dégager de la lecture du dictionnaire, elle est extrêmement conservatrice: il faut, Furetière nous le rappelle inlassablement, obéir aux magistrats et aux supérieurs, respecter les hiérarchies, seules capables d’ordonner les contradictions en les mettant en ordre, traquer les ennemis, tout particulièrement les libertins et les hérétiques. 7 Et, plus encore, surveiller les femmes, agents caractérisés de discorde: GRIMACIER, IERE. adj. Qui fait des grimaces. Il se dit plus au figuré qu’au propre, & des femmes que des hommes. on ne peut vivre commodément avec des personnes qui sont grimacieres, hypocrites, ceremonieuses. Or, on le voit aussi au fil des pages du dictionnaire, les femmes sont les cibles privilégiées de la satire: “les femmes sont sujettes à de certaines affectations ou minauderies qui les rendent ridicules.” Et c’est aussi au voisinage de la différence des sexes que le langage se divise tout particulièrement en bonne et mauvaise part. On l’a vu avec VOULOIR. L’exemple de GALANT est particulièrement flagrant: GALANT, ANTE. adj. Homme honneste, civil, sçavant dans les choses de sa profession… se dit aussi d’un homme qui a l’air de la Cour, les manieres agreables, qui tâche à plaire, & particulierement au beau sexe… se dit aussi en mauvaise part, de celuy qui entretient une femme ou une fille, avec laquelle il a quelque commerce illicite; & au feminin, quand on dit, C’est une Galante, on entend toûjours une Courtisane. Où chercher l’explication de ce phénomène étrange? 7 Sur l’aspect conservateur, voire proprement réactionnaire de Furetière, outre l’article d’Angebault, cf. Merlin-Kajman, “Le public” et Norman. <?page no="237"?> 237 Le “sens contraire” et la “mauvaise part” Une piste s’ouvre peut-être au mot PART lui-même, qui présente du reste toutes les caractéristiques de l’énantiosémie. En effet, il signifie “Portion d’un tout separé en plusieurs morceaux,” mais aussi, “participation à quelque chose.” On retrouve, curieusement, la même polarité à CONTRE: préposition qui, “quand elle est relative,… signifie opposition,” et se dit “de l’entiere difference qui est entre les choses, ce qui fait qu’elles se choquent, qu’elles se destruisent,” elle signifie aussi le voisinage des choses. Il est logé contre l’Eglise, c’est à dire, tout proche.” La part est donc soit la partie se séparant d’un tout, soit la partie se rattachant au tout; et l’on ne peut manquer d’être saisi par le fait que le mot “signifie en Medecine & en Jurisprudence, Accouchement” et même, qu’on “le dit aussi de l’enfant dont une femme est accouchée.” Equivocité majeure, dont la langue et les liens sociaux porteraient la trace? De fait, la liaison et la continuité du tout passe par cette disjonction originaire qui redouble la différence des sexes. Et si les femmes emblématisent la discorde, la maternité semble figurer la menace du chaos, comme en témoigne un syntagme figé où l’on voit bien le tropisme particulier de Furetière rejoindre un certain état du discours ordinaire au XVII e siècle: MERE, se dit proverbialement en ces phrases. C’est le ventre de ma mere, je n’y retourne plus, quand on a esté mal satisfait d’un lieu où on ne veut plus retourner, d’une affaire qu’on ne veut pas recommencer. Omniprésente dans le dictionnaire, la satire misogyne reflète une volonté de ne pas avoir part aux femmes: “Il faut craindre les femmes & le jeu, car cela attache trop.” On dirait qu’en accord avec la sensibilité plus hiérarchique que civile, et encore tout à fait majoritaire au XVIIe siècle, l’esprit de contradiction de Furetière s’organise autour de cette répulsion originaire. Et la voix polémique notée plus haut ressurgit avec violence à l’article ELLE, que je cite en entier: ELLE. Pronom relatif de la troisiéme personne au feminin. C’est un different à juger entre luy & elle. Elle est belle, elle a raison. Qui est-elle? Je ne veux point avoir à faire à elle. Furetière, précurseur des Lumières? Pour poursuivre la réflexion, il faudrait, à ce point de l’analyse, mobiliser une interrogation de type anthropologique voire psychanalytique, convoquer l’Essai sur le don de Marcel Mauss qui nous apprend que les langues des sociétés régies par le don ne connaissent pas la différence entre “donner” et “prendre,” la théorie du “double ton” carnavalesque élaborée par Bakhtine, ou encore le concept de hiérarchie, définie par Louis Dumont comme “englobement du contraire” sur le modèle de l’énantiosémie partielle existant entre les “termes relatifs” “homme” et <?page no="238"?> Hélène Merlin-Kajman 238 “femme.” L’intérêt de l’enquête rejoindrait alors le sujet du colloque à un autre niveau: le XVII e siècle nous restera en partie caché tant qu’il ne sera analysé qu’à partir de l’histoire, supposée uniformément “occidentale,” de la culture française, et la remarque vaut bien plus pour la recherche menée en France qu’aux USA bien sûr. 8 L’ouvrir à une interrogation anthropologique permettrait de reposer à nouveaux frais ses enjeux (et notamment dans l’évaluation de la civilité, concorde qui repose sur l’accueil à distance des différences, sexuelles mais aussi ethniques) et de les replacer dans une histoire plus mondialisée, plus métissée - post-coloniale, peut-être. Bibliographie Angebault, Christophe. “Censeurs et critiques dans le Dictionnaire universel: Contrôle des mœurs, contrôle des mots,” Éd. H. Merlin-Kajman, Littératures classiques 47 (2003): 253-73. Arrivé, Michel. “Le sens opposé des mots primitifs… et des autres”, dans Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient. Paris: PUF, 1994. Benveniste, Emile. “Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne”, dans Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, 1974. Freud, Sigmund. “Des sens opposés dans les mots primitifs”, dans Essais de psychanalyse appliquée. Paris: Gallimard, 1933. Milner, Jean-Claude. Le périple structural. Figures et paradigme. Paris : Seuil, 2002. Merlin-Kajman, Hélène, éd. Le Dictionnaire universel de Furetière, Littératures classiques n° 47, hiver 2003. Merlin-Kajman, Hélène. “Sens contraire, ironie et négation dans le Dictionnaire universel de Furetière”, dans Langue française n° 143, septembre 2004. Merlin-Kajman, Hélène, ed. La Littérature, le XVII e siècle et nous : dialogue transatlantique. Paris: Presses Sorbonne Nouvelle, 2008. Norman, Silje. “Poison, maladie et métaphore dans le Dictionnaire universel,” Éd. H. Merlin-Kajman, Littératures Classiques 47 (2003): 169-185. Rey, Alain. Antoine Furetière, un précurseur des Lumières sous Louis XIV. Paris: Fayard, 2006. Roy-Garibal, Marine. Le Parnasse et le Palais : Furetière et la genèse du premier dictionnaire encyclopédique en langue française (1649-1690). Paris: H. Champion, 2006. 8 Sur la question, cf. Merlin-Kajman, La Littérature. <?page no="239"?> Biblio 17, 195 (2011) Programme Wednesday, May 20 WELCOMMING REMARKS Benoît Bolduc, Henriette Goldwyn; Judith Miller, Chair of the French Departement; Tom Bishop, Director of the Center for French Civilization and Culture; Edward Sullivan, Dean of the Humanities PLENARY SPEAKER: Eglal Henein, Tuft University Astérix et Astrée, gauloises harmonies Introduced by Gabrielle Verdier, U. of Wisconsin-Milwaukee WELCOME RECEPTION SESSIONS, Thursday, May 21 Superstitions Prés.: Derval C ONROY , University College (Dublin) Lucie D ESJARDINS , UQAM: Croyances populaires et culture savante chez Bordelon Dider C OURSE , Hood College: Magie et superstition chez l’abbé Thiers John B OITANO , Chapman U.: Pascal’s Surprising Proof of Christianity through the Cabala Denis A UGIER , U. of New Orleans: Rémores et salamandres: à la recherche d’une unité des métaux Racine Prés.: Nina E KSTEIN , Trinity U. Louise H OROWITZ , Rutgers: Esther’s Empire: A Reconsideration of Racine’s Biblical Tragedy Michael R ITCHIE , NYU: Esther de Racine: tragédie chrétienne et néo-platonicienne Kyung Mee J OO , Central Florida U.: L’ombre et la lumière dans la tragédie racinienne Truth and its Representations Chair: Christine M C C ALL P ROBES , U. of South Florida Nicholas P AIGE , UC Berkeley: Is La Princesse de Clèves a Work of Fiction? Jolene V OS -C AMY , Calvin College: Vérité et rumeur dans La Comtesse d’Isembourg Adrien P ASCHOUD , U. de Lausanne: Aspects du politique dans Les Tragiques de d’Aubigné Christopher B RAIDER , U. of Colorado-Boulder: Meaning & the End(s) of History in Boileau’s Satire XII <?page no="240"?> 240 Programme Staging War & Peace Chair: Michael T AORMINA , Hunter College Louise B ARRY , Bilkent U. (Turkey): War & Peace in the Gardens of Versailles Abby Z ANGER , Boston U.: Betwixt & Between Satire & Allegory: Figuring Enemy Nations during the Thirty Year’s War Malina S TEFANOVSKA , UCLA: Amitié et inimitié en temps de guerre dans les Mémoires de Louis de Pontis Jeff S. R AVEL , MIT: Interpreting War Games in the Fin de Règne Staging the Other Chair: Dominique B ERTRAND , U. de Clermond-Ferrand Mathilde L ÉVESQUE , Paris-IV: Le traitement des référents inédits chez Godwin et Bergerac Ellen R. W ELCH , U. of North Carolina: Cosmopolitan Heroes in Travel Literature & Romans Héroïques Toby W IKSTRÖM , Columbia: Taking & Staging Slaves: Scudéry’s L’Amant libéral (1637) Vérité et fiction en histoire Prés.: Malina S TEFANOVSKA , UCLA Karine A BIVEN , Paris-IV: L’anecdote, entre fiction et vérité: la véridicité paradoxale d’un micro-récit Marc H ERSANT , Bordeaux-III: Formes du récit et vérité dans les Mémoires de Retz et de Saint-Simon Maria N EKLYUDOVA , Russian State U.: Investigation of Truth in Antoine Varillas’ Historical Narratives Éloquence et persuasion Prés.: Jean-Vincent B LANCHARD , Swarthmore College Michael T AORMINA , Hunter College: Mimesis & Persuasion in Early 17th-C. Lyric Poetry Francis M ATHIEU , Southwestern U.: L’exemplum dans le roman: l’harmonie discordante du plaire et de l’instruire Gilles D ECLERCQ , Paris-III: Plaider en auditoire hostile: de l’art d’insinuer Religious Synchretisms Chair: Ellen M C C LURE , U. of Illinois at Chicago Andrea F RISCH , U. of Maryland: Concordia Discors & the Faux-Semblant: Protestantism & the Baroque Katherine I BBET , U. of Michigan: Counter-Reformation at Work: Compassion & Charity Natacha S ALLIOT , U. du Maine: Accommoder les différends? L’idéal d’une réunion confessionelle Théorie et pratique de la scène I Prés.: Christian B IET , Paris-X Guy S PIELMANN , Georgetown U.: “Pourquoi tant de discorde? ” Retour sur le mythe de la dualité du théâtre Sabine C HAOUCHE , Oxford Brookes U.: Jouer les pièces du répertoire au XVIII e s. Karel V ANHAESEBROUCK , U. of Maastricht: L’authenticité au XVIII e s.: Britannicus par Lekain et Talma Judith L E B LANC , Paris-X: Armide de Lully: tensions au cœur de l’opéra des femmes <?page no="241"?> 241 Programme Authorships Chair: Elizabeth G OLDSMITH , Boston U. Thomas C ARR , U. of Nebraska- Lincoln: Convent Publication Careers Aline F RANCOEUR , U. d’ Ottawa: Confrontation et transaction dans les préfaces de dictionnaire signées Guy Miège Ellen M C C LURE , U. of Illinois- Chicago: Authorship & the Will in Descartes & La Rochefoucauld Kathleen W INE , Dartmouth College: Ambiguous Inserts: Problems of Publication in Clélie Women’s Memoirs Chair: Amy W YGANT , U. of Glasgow Barbara W OSHINSKI , U. of Miami: Memory & Fiction in Henriette-Sylvie de Molière Constance C ARTMILL , U. of Manitoba: Corps-mort, corps souffrant dans les Mémoires de Mme de La Guette Denis G RÉLÉ , U. of Memphis: Entre l’argent et le honneur: la tragédie de Mme de la Guette (1613-1676) Stephanie O’H ARA , U. of Mass.-Dartmouth: From Midwife to Historian to Author: Louise Bourgeois Makes and Represents History Descartes Prés.: Erec K OCH , U. of Tennessee-Knoxville Roger B ELLIN , Princeton: ‘Dubitandi ac disputandi’: Descartes’ Argument Against Argument Jean-Luc R OBIN , U. of Alabama: Haute tension: méthode vs. expérience chez Descartes Rebecca W ILKIN , Pacific Lutheran U.: La rhétorique de l’amitié dans la correspondance Descartes/ Elizabeth Discordances viatiques Prés.: Marie-Christine P IOFFET , York Dominique B ERTRAND , U. de Clermond-Ferrand: Altérités dissonantes dans les Aventures burlesques de Dassoucy Yvon L EBRAS , Brigham Young: Nature vs. culture dans la Relation de l’établissement d’un Français depuis l’an 1635 en l’île de Martinique (1640) Sylvie R EQUEMORA -G ROS , Aix-Marseille-I: Viatica discors: “travesti en un nouvel Adonis par ces dames cafres, elles n’étaient pas des Vénus pour moi” Natures de la vérité Prés.: Jean-Vincent B LANCHARD , Swarthmore College David M ACKLOVITCH , Columbia: Rhétorique et plaisir dans L’Art de Parler (1675) de B. Lamy Laurent S USINI , Paris-IV: Style simple et style figuré: émergence d’une concordia discors Hélène M ERLIN -K AJMAN , Paris-III: Le ‘sens contraire’ et la ‘mauvaise part’ dans le dictionnaire de Furetière Providence, Probability & Freedom Chair: Erec K OCH , U. of Tennessee-Knoxville <?page no="242"?> 242 Programme Richard H ODGSON , U. of British Columbia: Morale janséniste et pensée libertine chez Bayle John D. L YONS , U. of Virgina: From Probability to Prediction: Pascal’s Prophéties Michael M ORIARTY , Queen Mary U.: Concordia: Reconciling Grace, Predestination, & Freedom Cultures nationales et approches critiques Prés.: John L YONS , U. of Virginia Christian B IET , Paris-X: Approches de l’événement théâtral (XVII e / XXI e siècles): performance, séance théâtrale, comparution des instances Emmanuel B URY , U. de Versailles: (Re)construire le XVII e s. au XXI e s.? Accords et désaccords entre histoire culturelle ‘à la française’ et cultural theory William O’B RIEN , U. of Saint-Louis: A Pragmatic Approach to Literary Studies in France: Methodological and Pedagogical Issues ROUND TABLE DISCUSSION Nicolas Sarkozy’s “J’ai tant souffert sur elle” and the Future of 17 th -C. French Studies Christian Biet, Paris-X; Delphine Denis, Paris-IV; Richard Hodgson, UBC; Domna Stanton, CUNY Moderated by: Benoît Bolduc & Henriette Goldwyn SESSIONS, Friday, May 22 Amy W YGANT , U. of Glasgow: Storms of War, Storms in a Teacup: 17th-C. French Studies in Britain Discordances dramaturgiques Prés.: Roxanne L ALANDE , Lafayette College Perry G ETHNER , Oklahoma State U.: Ungallant Rivals in Early French Tragic Opera Hélène V ISENTIN , Smith College: Nécessités poétiques et goût du spectaculaire: la contamination des machines (1630-1650) Studying sexuality and gender Chair: Abby Z ANGER , Boston U. Stephanie B UNG , Freie U. Berlin: Gender et sujet féminin: concordia discors? Pierre Z OBERMAN , Paris-XIII: Gender, Identity, Sexuality: French & American Approaches Chantal G RELL , U. de Versailles: Les femmes et le pouvoir au XVII e s.: état de la question en France <?page no="243"?> 243 Programme Twyla M EDING , U. of W. Virginia: Kronos as Crone: Hag and Ogress in L’Astrée through Ekphrasis and Translation Domna S TANTON , CUNY: The Insignificance of the Tribade Discordances narratives Prés.: Gabrielle V ERDIER , U. of Wisconsin-Milwaukee Françoise L AVOCAT , Paris-VII: Paradoxes et métalepses dans les “pays des romans” Elizabeth H YDE , Kean U.: Form, Function and Eloquence in the Early Modern Instructional Manual Judith S RIBNAI , U. de Montréal-Paris- IV: Discordance du je dans les récits à la première personne Queering Male Identities Chair: Domna S TANTON , CUNY Sean K ELLY , CUNY: The Seeds of Sexual Slander in France: Henri III and his Monstrous Mignons Lewis S EIFERT , Brown: Théophile de Viau and the Discourses of Male Friendship Desmond H OSFORD , CUNY: Monsieur’s Inclination: Philippe d’Orleans, Cross-Dressing and the Ballet de Cour Constance G RIFFEJOEN , U. de Versailles: Vice infamant ou subtil raffinement? L’homosexualité des Grands au carrefour de l’éloge et du blâme Discordances esthétiques et morales Prés.: Sylvie R EQUEMORA -G ROS , Aix-Marseille-I Clothilde T HOURET , Paris-IV: Le conflit des loyautés dans les Sophonisbe Cartésianismes Prés.: Erec K OCH , U. of Tennessee-Knoxville Gabrielle R ADICA , U. de Picardie J.- Verne: Méthode historique et cartésianisme: les tensions dans la pensée de Bernard Lamy Bernadette H OEFER , Ohio State U.: Rêve et conscience: L’onirologie cartésienne Richard G OODKIN , U. of Wisconsin- Madison: Cartesian Lafayette: Clear & Distinct in La Princesse de Clèves Roger A RIEW , U. of South Florida: Descartes and Humanism Molière Prés.: Perry G ETHNER , Oklahoma State U. Skye P AINE , U. of Santa Barbara: No Translation for Gentilhomme: M. Jourdain’s socio-linguistic menace as seen through Molière’s title Georges Z ARAGOZA , U. de Bourgogne: L’Espace scénique du Misanthrope: un choix paradoxal Adriana B ONTEA , U. of Sussex: Écritures du geste et cartographie du sensible Queering Female Identities Chair: Lewis S EIFERT , Brown Kathleen A. L OYSEN , Montclair State U.: The Querelle des femmes: Les caquets de l’accouchée <?page no="244"?> 244 Programme Reality and Fiction at the Theatre Chair: Hélène V ISENTIN , Smith College Nina E KSTEIN , Trinity U.: Referential Status of the Récit in Rotrou Christopher S EMK , Indiana U.- Bloomington: Une poétique de la bigarrure: le récit hagiographique à l’épreuve de la scène Emilia W ILTON -G ODBERFFORDE , Cambridge: Interplays of Truth and Falsehood in Rotrou’s La Célimène & Benserades’ Iphis et Iante Théorie et pratique de la scène II Prés.: Guy S PIELMANN , Georgetown U. Fabien C AVAILLÉ , Paris-III: L’assemblée théâtrale dans les écrits théoriques sur le théâtre de la Querelle du Cid à d’Aubignac Jan C LARKE , Durham U.: Agreements and Disagreements Relating to the Use of Spectacle on the Paris Stage (1660-1680) Julia G ROS DE G ASQUET , Paris-III: Les farceurs tragédiens de l’Hôtel de Bourgogne: les origines du jeu baroque français? Anne S URGERS , Bordeaux-III: L’hétérogène, le discontinu et le composite: conditions scénographiques Querelles galantes Prés.: Michele L ONGINO , Duke Sophie R OLLIN , Durham U.: Voiture et les querelles galantes (1650) PLENARY SPEAKER: Orest Ranum, Johns Hopkins University Imposing Discordant Harmonies to the Querelle du Cid Introduced by Erek Koch, U. of Tenessee-Knoxville CONCERT: New York Baroque conducted by Eric Milnes, featuring Nathalie Paulin, soprano, and Tyler Duncan, baritone BANQUET SESSIONS, Saturday, May 23 Marie-Christine P IOFFET , York U.: Des affres du cannibalisme aux supplices de l’enfer: discordances et controverses dans Le Nouveau Panurge (1615) et sa Suitte (1623) Michael M EERE , U. of Virginia: Towards a Semiotics of Staged Violence: La Victoire de Phébus, La Magicienne estrangere, and Louis XIII’s Symbolic Rite of Passage Mirella W ITEK , U. de Toronto: Le plaisir de faire peur: l’anecdote macabre dans les Voyages fameux de Vincent Le Blanc Faith B EASLEY , Dartmouth College: Un goût trop indien <?page no="245"?> 245 Programme Sophie T ONOLO , U. de Versailles: À petites touches: Deshoulières, une femme poète dans les querelles du siècle Nathalie F REIDEL , Wilfrid Laurier: La Correspondance de Mme de Sévigné: du jugement du monde au tribunal de la conscience Bertrand L ANDRY , U. of N. Carolina- Greensboro: De la discorde naît la félicité: la défunte chambre des Rochers Séduction et sophistique Prés.: Lucie D ESJARDINS , UQAM Derval C ONROY , University College (Dublin): Ut Rhetorica Pictura? Gesture in Pierre Le Moyne’s Galerie des Femmes Fortes (1647) Rainer Z AISER , U. of Kiel: La Rhétorique de l’harmonie discordante: la théorie de la pointe dans les traités poétiques au XVII e s. Michel F OURNIER , U. d’Ottawa: De la croyance à l’éloquence: la rhétorique de la superstition dans le discours pamphlétaire de la 1 ère moitié du XVII e s. Stella S PRIET , U. of Saskatchewan: Manipulations et détournements de la vérité dans les tragédies politiques du XVII e s. Récupérations polémiques Prés.: Deborah S TEINBERGER , U. of Delaware Delphine D ENIS , Paris-IV: Pratiques du pastiche au XVII e s.: des hommages paradoxaux Françoise P OULET , U. de Poitiers: L’extravagance comme stratégie de résistance dans les querelles théâtrales des années 1630-1640 Julia P REST , Yale: Is a Vrai Dévot a Véritable Homme de Bien? Eloquent Slippage in the Querelle de Tartuffe Grands Critiques Prés.: Faith B EASLEY , Dartmouth College Michael C ALL , Brigham Young: Mind and Body: the late works of Molière and Jacques Guicharnaud Max V ERNET , Queen’s U.: Conflit et interprétation Querelles religieuses Prés.: Pierre F ORCE , Columbia Daniella K OSTROUN , Indiana U.: Jansenist Conflict and Dilemmas of the Modern Self Anne R EGENT -S USINI , Paris-III: La rhétorique d’exposition dans la controverse anti-protestante: irénisme ou violence? L’exemple de Bossuet Christine M C C ALL P ROBES , U. of South Florida: Boileau et Bossuet, le poète satiriste et le pasteur d’âmes: leurs rôles et leurs armes dans la controverse sur l’amour de Dieu General Meeting and FAREWELL