Nouveaux regards sur les 'Mémoires' du Cardinal de Retz
Actes du colloque organisé par l'Université de Nantes . Nantes, Château des Ducs de Bretagne, . 17 et 18 janvier 2008
0914
2011
978-3-8233-7659-0
978-3-8233-6659-1
Gunter Narr Verlag
Jean Garapon
Christian Zonza
Ce volume réunit les actes d´un colloque organisé à Nantes, en 2008, dans le Chateau dont le cardinal de Retz (1613 - 1679), révolté contre le pouvoir royal lors de la Fronde (1648 - 1652), s´est évadé en 1654. Revenu dans sa patrie après son exil, le personnage a composé peu avant de mourir des Mémoires, publiés au début de XVIIIe siècle, qui ont laissé en France et en Europe un puissant sillage dans la littérature autobiographique, politique et romanesque (il suffit de penser à Stendhal, ou à Dumas). D´ambition historique, en réalité puissamment personnel, ce texte témoigne d´une grande invention dans le domaine de la forme littéraire (entre le roman, le théatre , la biographie à la plutarque), dans celui de la réflexion morale et politique (entre Machiavel et Montesquieu), et manifeste de facon éclatante les ambitions d´une individualité personnelle dans l´histoire, non sans parfois céder au reve. Quinze spécialistes francais et étrangers se sont penchés sur ce texte pour en éclairer des aspects inédits, en mesurer l´influence, souligner divers aspects d´une originalité esthétique et intellectuelle inépuisable.
<?page no="0"?> BIBLIO 17 Nouveaux regards sur les Mémoires du Cardinal de Retz Actes du colloque organisé par l’Université de Nantes Nantes, Château des Ducs de Bretagne, 17 et 18 janvier 2008 Édités par Jean Garapon et Christian Zonza <?page no="1"?> Nouveaux regards sur les Mémoires du Cardinal de Retz <?page no="2"?> BIBLIO 17 Volume 196 · 2011 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser <?page no="3"?> Nouveaux regards sur les Mémoires du Cardinal de Retz Actes du colloque organisé par l’Université de Nantes Nantes, Château des Ducs de Bretagne, 17 et 18 janvier 2008 Édités par Jean Garapon et Christian Zonza <?page no="4"?> © 2011 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6659-1 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.d-nb.de. Image de titre: Retz vers la fin de sa vie, à l’époque de la rédaction des (gravure du XVII e siècle). Mémoires <?page no="5"?> In memoriam Ces actes sont dédiés à la mémoire de Marie-Françoise Charonnat, présidente de la Société des Historiens du Pays de Retz, trop tôt disparue, et qui avait aidé à l’organisation de ce colloque. <?page no="7"?> Biblio 17, 196 (2011) Table des matières J EAN G ARAPON Avant-Propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 J EAN G ARAPON Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 D OMINIQUE P IERRELÉE Retz et le Pays de Retz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 G UY S AUPIN Nantes au temps de la captivité du cardinal de Retz. . . . . . . . . . . . . . . . . 31 S IMONE B ERTIÈRE « Trivelin sur le trône » : l’image de Mazarin dans les Mémoires de Retz . . 49 J EAN G ARAPON Les monologues d’un mémorialiste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 C HRISTIAN Z ONZA Les pouvoirs de l’imagination dans les Mémoires du cardinal de Retz . . . 77 P IERRE R ONZEAUD Le peuple dans les Mémoires du Cardinal de Retz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 F RANÇOIS R AVIEZ Retz autour de minuit ou la nuit dans les Mémoires . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 M ARC H ERSANT La « Journée des barricades » (27 août 1648) dans les Mémoires de Retz : l’histoire comme expansion du « moi » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 J EAN G ARAPON Curiosité et écriture dans les Mémoires du cardinal de Retz . . . . . . . . . . . 123 <?page no="8"?> 8 Table des matières G EORGES M INOIS Retz et La Rochefoucauld : le duel des cyniques, ou deux façons de tuer le héros . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 J ACQUES D ELON L’évasion de Retz vue de Rome par l’abbé Charrier. . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 M YRIAM T SIMBIDY Les lettres d’évasion du cardinal de Retz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 M ALINA S TEFANOVSKA « A tous les enfants de l’Eglise » : l’action des lettres épiscopales de Retz . 179 A LAIN C HANTREAU Stendhal lecteur des Mémoires du Cardinal de Retz : de la lecture à l’inspiration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189 F ERENC T OTH Le voyage imaginaire du cardinal de Retz au pays des Magyars : la réception des Mémoires du cardinal de Retz en Hongrie . . . . . . . . . . . . 203 <?page no="9"?> Biblio 17, 196 (2011) Avant-propos J EAN G ARAPON Le volume qui va suivre recueille les communications d’un colloque tenu à Nantes, au Château des Ducs de Bretagne, les 17 et 18 janvier 2008, intitulé « Nouveaux Regards sur les Mémoires du cardinal de Retz ». Cette rencontre scientifique poursuivait les travaux réguliers 1 du groupe de recherche « Mémoires de l’Ancien Régime » 2 du Département de Lettres modernes de l’Université de Nantes, groupe qui maintient depuis plusieurs années une collaboration fructueuse 3 avec l’Université de Tours. Pareille rencontre, en 2008, ne revêtait aucune valeur commémorative particulière. Elle se justifiait en revanche par la conjonction d’une double actualité : celle des programmes des concours universitaires, celle des restaurations patrimoniales nantaises. Au programme des Agrégations des Lettres, les Mémoires du cardinal de Retz avaient eu en effet les honneurs du concours en 2006, pour la seconde fois en vingt ans ; et pareille inscription au concours donne traditionnellement lieu à des journées d’études, des rééditions, des publications particulières. L’actualité universitaire coïncidait en outre, à Nantes, avec la restauration 1 Les travaux de ce groupe de recherche ont donné lieu à plusieurs publications depuis une dizaine d’années : « L’Idée de vérité dans les mémoires d’Ancien régime », Cahiers d’Histoire culturelle, n° 14, Presses de l’Université François-Rabelais, Tours, 2004. « Lettres et récits de guerre dans les mémoires d’Ancien régime », Cahiers d’Histoire Culturelle, Tours, 2005. L’Inoubliable dans les mémoires d’Ancien Régime, Editions Cécile-Defaut, Nantes, 2005. Mémoires d’Etat et culture politique, Editions Cécile-Defaut, Nantes, 2007. L’idée de justice et le discours judiciaire dans les Mémoires d’Ancien Régime, Cécile-Defaut, Nantes, 2009. La parole dans les mémoires d’Ancien Régime », colloque de 2009, à paraître chez Cécile Defaut en 2011. 2 Une des équipes du Laboratoire « Textes, Langages, Imaginaires » (EA 1164, directeur Philippe Forest). Nous en profitons pour remercier Philippe Forest. 3 Les travaux des colloques de Tours ont été publiés par les soins de Marie-Paule Pilorge : « Mémoires des XVII e et XVIII e siècles : nouvelles tendances de la recherche », Cahiers d’Histoire Culturelle, Presses Universitaires François-Rabelais, n° 13, 2003, « L’Idée d’opposition dans les Mémoires d’Ancien Régime », Cahiers d’Histoire Culturelle n° 16, 2004, La Réception des Mémoires d’Ancien Régime : discours historique, critique, littéraire, Editions Le Manuscrit, Paris, 2009, « Journaux d’Ancien Régime », colloque de 2010, à paraître. <?page no="10"?> Jean Garapon 10 enfin achevée d’un ensemble architectural magnifique, rendu au public après des années de travaux : celui du Château des Ducs de Bretagne, au cœur de la ville de Nantes, indissociablement associé à la vie de notre aventureux personnage depuis son évasion spectaculaire de 1654. L’occasion était tentante d’organiser, non loin des lieux mêmes où eut lieu la fameuse évasion, une nouvelle rencontre scientifique consacrée aux Mémoires, la première depuis la journée de la Société d’Histoire Littéraire de la France de 1988. L’union de bonnes volontés multiples a permis la réalisation de cette rencontre, dans un lieu mémorable, accueillant pour la première fois un colloque universitaire. Je souhaiterais remercier à cette occasion Mme Marie-Hélène Jouzeau, Conservateur en chef du Patrimoine et Directrice du Château, qui nous a donné toutes les autorisations et les facilités nécessaires pour organiser cette rencontre, dans la belle et inspirante Salle du Fer-à-Cheval, ainsi que les autorités municipales de Nantes, en la personne de M. Yannick Guin, Maire- Adjoint, qui tint à accueillir personnellement les congressistes. La rencontre a également été l’occasion d’une collaboration particulièrement fructueuse avec deux sociétés savantes de notre région, qui à des titres divers et toujours généreusement, ont aidé à l’organisation pratique, ou dont certains membres ont donné des communications : la Société Archéologique et Historique de Nantes et de Loire-Atlantique, en la personne de son Président Jean- François Caraës, et la Société des Historiens du Pays de Retz, et sa Présidente Marie-Françoise Charonnat 4 . Cette dernière Société 5 , présidée ensuite par Dominique Pierrelée, a aidé de façon substantielle à la publication de ce volume : qu’elle trouve ici l’expression de toute notre reconnaissance. Nous n’oublions pas l’Académie de Bretagne et des Pays de Loire, qui grâce au Père Alain Chantreau, nous a permis d’utiliser un riche carnet d’adresses, au nombre desquelles figurait celle d’Eric Chartier, homme de culture et comédien. Celui-ci a régalé l’assistance du spectacle, à ma connaissance inédit, d’une lecture dramatisée d’extraits des Mémoires, à la théâtralité particulièrement savoureuse, très fidèle au génie d’un texte. Je n’ai garde enfin d’oublier de remercier la Communauté Urbaine de Nantes Métropole, et l’Université de Nantes, nos bienfaiteurs habituels et presque institutionnels, ainsi que le Président de l’Université de Nantes, M. Yves Lecointe, présent à l’ouverture du colloque. J’associe à ces remerciements mon collègue et ami Christian Zonza, participant actif de cette rencontre et non moins attentif relecteur de ses actes. A tous s’adresse ma gratitude. 4 Marie-Françoise Charonnat devait disparaître brutalement peu après le colloque. Aussi les actes de celui-ci sont-ils dédiés à sa mémoire. 5 La Société des Historiens du Pays de Retz dispose d’un site électronique : www.shpr.fr. <?page no="11"?> Biblio 17, 196 (2011) Introduction J EAN G ARAPON André Bertière remarquait jadis dans sa thèse, avec raison, que le cardinal de Retz n’en finit pas d’expier une longue vengeance, non de Mazarin ou de Louis XIV, mais d’un ordre établi séculaire qui fait de lui à tout jamais un séditieux, entoure son nom d’une réputation sulfureuse qui interdit qu’on l’associe à une rue, à un établissement scolaire, une institution officielle quelconque. Un Tocqueville par exemple dans ses Souvenirs, penseur si sensible pourtant aux liens entre aristocratie et liberté collective, ou encore un Sainte-Beuve, plus près de nous un Pierre-Henri Simon 1 témoignent bien de cette mise en quarantaine persistante dont a souffert longtemps l’auteur des Mémoires. Sans doute vaut-il mieux qu’il en soit ainsi, tant le livre garde pour nous une précieuse saveur d’anti-conformisme. Décalés lors de leur rédaction, rédigés dans une clandestinité quasi totale, nourrissant de façon prophétique des affinités avec l’esprit de la Régence, époque de leur première publication, les Mémoires sont inclassables, et s’accommodent mieux des périodes historiques de libération face à un ordre établi, de fermentation sociale, de grondement de révolte 2 . Nourris d’un individualisme exacerbé, très démodé en 1675, ils fournissent à un être devenu à sa façon un marginal l’occasion d’une impossible réconciliation entre l’histoire et le rêve. L’ancien frondeur, rentré dans ses bénéfices, connaisseur hors-pair des arcanes du Sacré-Collège mais frappé à la cour d’une disgrâce sans appel, figure prestigieuse pourtant du grand monde parisien, se retire dans une lointaine abbaye lorraine, non pour tromper l’opinion (les motivations religieuses de cette retraite ne sont pas exclues), mais en réalité pour se retrouver, se recréer lui-même par l’écriture, bref entrer à nos yeux et pour toujours en littérature. Le secret de la chronologie est ici impossible à percer. S’agit-il d’un projet longuement mûri, envisagé dès la prison de Vincennes en 1653, précédé d’un 1 Voir P.H. Simon, Le Domaine héroïque des lettres françaises (X e -XIX e siècles), Paris, Armand Colin, 1963. Le critique a des pages sévères contre « l’immoralisme » de Retz (pp. 175 sq.). 2 Voir la communication de Ferenc Toth sur la réception de Retz dans la Hongrie d’après 1956. <?page no="12"?> Jean Garapon 12 effort matériel de documentation, et soudain mis à exécution ? Ou bien d’un jaillissement créateur de la mémoire à l’épreuve de la solitude, de l’éblouissement soudain d’une vocation, à l’abri des sollicitations mondaines, mettant à profit les contraintes apparentes de la vie monastique pour se découvrir dans la durée autre, prolongée, jubilante de la création littéraire, pour se dire enfin en plénitude ? On pencherait pour la seconde hypothèse, préparée sans doute tout au long d’une vie dans le monde, par les mille blandices de la conversation, les entraînements secrets et permanents d’une mémoire obsédante, le désir secret d’une réhabilitation devant la postérité. Enfin libérée, et sous le regard imaginaire d’une présence féminine amicale, cette mémoire se nourrit cette fois sans entrave de sa propre logique, devient sourcière d’images et de tableaux à l’infini, recréant personnages, scènes et paroles, donnant vie surtout à un héros lumineux, tout de séduction, d’insolence et d’ambition. Mais ce héros nourrit à son tour un dialogue à double dimension, celle du narrateur tout heureux de ses retrouvailles avec un double lointain et à demi-rêvé, celle de ce même narrateur avec la dédicataire du récit. L’écriture par sa magie crée un lieu de communication imaginaire, où les distances spatiales et temporelles sont abolies au profit d’un présent durable, celui d’un récit réunissant le jeune frondeur et le prélat imperceptiblement assagi, le mondain détenteur d’une mémoire unique et son interlocutrice éblouie… Dans le présent du récit, les différentes strates du souvenir s’interpénètrent en une continuité en apparence homogène, associant en réalité un passé recréé dans la succession grisante de ses instants et le recul du grand politique et du moraliste, prêtant au héros qu’il a été une sagesse supérieure qui n’était pas tout à fait la sienne dans le déroulement des événements. Inachevée (dans une interruption qui porte sens, le narrateur n’accordant attention qu’aux années flamboyantes de la Fronde), l’œuvre s’offre au lecteur comme un compromis inavoué entre histoire et histoire de soi, où la seconde perspective en réalité l’emporte, sans jamais que l’auteur renonce à la première, et pour cause: qui d’autre qu’un « grand homme » peut aux yeux de Retz conter l’histoire de son temps ? En réalité, davantage qu’une impossible histoire panoramique, dont l’écrivain n’a guère le goût et dont il ne retient que les ornements narratifs, c’est l’histoire de sa vie qui seule compte à ses yeux, dans une perspective à la Plutarque, où l’histoire collective sert de toile de fond à la geste héroïque d’un seul. Historiques dans leur intention, les Mémoires se rapprochent en fait du moderne genre de l’autobiographie, sans adopter jamais la perspective intimiste que le genre adoptera à la suite de Rousseau. L’introspection, bien présente chez Retz, ne se départit que rarement du goût pour l’ostentation héroïque. Ses Mémoires, avec un éclat inégalable, s’inscrivent dans la tradition des mémoires aristocratiques du XVII e siècle français, qui tout au long du siècle, et notamment <?page no="13"?> 13 Introduction sous des plumes féminines ou marquées d’augustinisme, offrent pour nous des infléchissements vers l’autobiographie. On aura reconnu, très sommairement esquissées, quelques allusions aux avancées décisives de notre connaissance des Mémoires de Retz depuis les travaux fondamentaux d’André et de Simone Bertière, qui ont renouvelé en profondeur notre connaissance de ce texte depuis une trentaine d’années et vivent dans les mémoires de tous les chercheurs, sans oublier les beaux livres du critique anglais Derek Watts qui les ont précédés. Impossible ici d’offrir un point sur la critique retzienne, dont Simone Bertière a fourni naguère un état exhaustif 3 , enrichi depuis quelques années par les travaux d’ensemble de Myriam Tsimbidy 4 , de Malina Stefanovska 5 et de Jacques Delon 6 , responsable de la nouvelle édition des Œuvres complètes du cardinal de Retz commencée en 2005 (la première depuis celle de Gourdon et Chantelauze au XIX e siècle) aux Editions Honoré-Champion. Notre intention était, à l’occasion de ce colloque, de profiter de ce nouvel élan récent de la critique retzienne en réunissant le plus grand nombre de chercheurs confirmés, comme d’historiens ou de membres de sociétés savantes nantaises, afin d’offrir de nouveaux regards sur les Mémoires et leur inépuisable originalité formelle et thématique, sans négliger des explorations sur l’homme Retz, dont l’existence entière n’est pas narrée dans les Mémoires, il s’en faut de beaucoup. Ces « entours » de l’œuvre que sont les textes très dispersés et souvent polémiques du prélat fugitif peuvent en effet revêtir une valeur explicative pour les Mémoires, les éclairer d’un jour nouveau. De même, une histoire de la réception de Retz dans la littérature française et étrangère, notamment à l’époque romantique, pouvait donner matière à recherche fructueuse. On s’en est tenu ici à quelques sondages très neufs, qui en appelleraient beaucoup d’autres. En premier lieu, Dominique Pierrelée, historien du Pays de Retz, décrit ce pays dans son économie et sa population au XVII e siècle, et retrace l’enracinement de la famille de Retz, durant un siècle, dans la région (le duché de Retz) dont notre personnage porte le nom, plus qu’il n’y a laissé de souvenir. Tout compte fait, il aura peu séjourné dans la région, abbé commanditaire et négligent de l’abbaye de Buzay, aujourd’hui détruite, où il ne réside jamais, hôte bien involontaire du Château de Nantes en 1654. En revanche, la donation faite au filleul Lefèvre de Caumartin, en 1675, s’avère des plus judicieuses. 3 S. Bertière, Le Cardinal de Retz, Paris, Paris, Coll. Bibliographica, Memini, 2000. 4 M. Tsimbidy, Le Cardinal de Retz polémiste, Publications de l’Université de Saint- Etienne, 2005. 5 M. Stefanovska, La Politique du cardinal de Retz. Passions et factions, Presses Universitaires de Rennes, 2008. 6 Cardinal de Retz, Œuvres complètes, Paris, Honoré Champion, cinq tomes parus à la date de 2007. <?page no="14"?> Jean Garapon 14 Celui-ci restaure Buzay, lui redonne une prospérité qui en fera une abbaye florissante, source de richesse pour tout le pays de Retz à la veille de 1789. Guy Saupin, historien très reconnu de Nantes au XVII e siècle, brosse un portrait de la ville vers la moitié du siècle, à l’époque où y résidait un « illustre captif », ville solidement commerçante, dominée par une oligarchie puissante entièrement acquise au pouvoir royal pendant la Fronde, et soucieuse de faire oublier son choix en faveur de la Ligue et de l’Espagne un demi-siècle auparavant. Mazarin envoie son prisonnier dans une ville qu’il a tout lieu de croire sûre, sous l’autorité sans partage d’un maréchal de La Meilleraye, lieutenant général de Bretagne (et ami de Retz au début de la Fronde: la situation ne manquait pas de piquant ! ), dans un château baigné par une Loire au trafic intense, entouré de multiples chapelles conventuelles, bref dans un paysage urbain largement méconnaissable pour le promeneur moderne. Abordant ensuite les Mémoires à proprement parler, Simone Bertière pose pour commencer une question d’ensemble, au travers de l’image caricaturale de Mazarin donnée par Retz, véritable point d’optique sur le texte entier. L’image en question s’est révélée d’une redoutable efficacité, attachant à ce diplomate de génie une réputation de ridicule et d’inconsistance, de malhonnêteté aussi, et que popularisera un Dumas ; elle est loin, encore aujourd’hui, d’avoir disparu de l’imaginaire collectif. Or la vérité historique la contredit absolument, qui voit en Mazarin le fondateur d’un ordre européen durable, à l’ampleur de vue inégalée, image rigoureusement insoupçonnable à la lecture des Mémoires, qui ne montrent qu’un Pantalon… Retz reprend avec génie les vieux clichés de la Fronde. En profondeur attaché au parti dévot et donc pro-espagnol, il refuse la supériorité d’un politique qui dans les faits a triomphé en France comme en Europe, et s’en tient à une image injuste mais savoureuse du personnage, dans la logique d’une narration d’exception. En dépit de ses affirmations, Retz n’est pas historien, même s’il intéresse l’historien. Son génie renvoie à une vision personnelle d’un passé tout entier rapporté à lui-même. Le lecteur en a la preuve dans ces monologues intérieurs qui scandent le récit, à ses débuts surtout, et qu’analyse Jean Garapon. Les Mémoires en présentent de très nombreux exemples, sous des formes variées, qui le plus souvent (mais pas toujours) renvoient à l’esthétique de la tragédie, en offrant sous une forme solennisée les termes d’un débat héroïque retrouvés par le narrateur âgé ; ce dernier manifeste une jubilation extraordinaire à déployer dans la durée de l’écriture des instants d’exception, qui valent pour eux-mêmes indépendamment de leurs conséquences, permettent au narrateur de souligner son apparentement rêvé à une lignée de héros à la Plutarque ou à la Corneille. Dans leur variété, ces monologues entretiennent entre eux une secrète parenté ; ils jouent sur des effets variés de mise en scène du moi, de dramatisation extrême de l’instant, de mise en valeur successive <?page no="15"?> 15 Introduction des facultés différentes du héros, toutes aimantées par le sublime, au bénéfice d’une sagesse de type de plus en plus stoïcien. Dans un autre article 7 , le même critique adopte une optique rarement exploitée dans l’étude des Mémoires, qui est celle de leur réception par la destinataire, horizon vivant et inspirant de la narration. C’est bien pour satisfaire la curiosité d’une dame que Retz prend la plume, lui l’homme d’action et de théâtre toujours en quête d’un public et d’un auditoire, lui le détenteur de secrets politiques et historiques qu’il est au moment où il écrit à peu près le seul à détenir, tous les grands acteurs de la Fronde étant morts ou observant un silence définitif sur cette période troublée. L’expérience peu commune d’un chef de parti, d’un expert en sédition, voilà ce que le mémorialiste veut fixer pour la postérité et offrir avec gourmandise à son interlocutrice, sous la chappe du pouvoir louis-quatorzien. La fameuse galerie de portraits, qui clôt les premiers jours de la Fronde, peut très bien se lire comme une promenade dans un cabinet de curiosités, curiosités en humanité, images révélatrices de l’époque révolue d’une Fronde soigneusement occultée, au moins dans le discours officiel, mais dont le souvenir hantait les mémoires. On trouve chez Retz, comme chez tout grand mémorialiste, une jubilation du souvenir historique, plus fort que tout interdit, et une expérience de l’humanité hors de ses gonds, longuement avivée par la perception journalière du conformisme de cour. Christian Zonza souligne quant à lui un aspect rarement relevé par la critique, qui est la toute-puissance de l’imagination dans la vision que Retz se fait de l’homme, se fait des hommes. A la suite sans doute de Montaigne (dont il n’avoue jamais la lecture, par fierté aristocratique) ou encore de Pascal (le cardinal avait des amitiés jansénistes), Retz fait sienne l’idée d’une soumission de la conscience à cette puissance trompeuse, comme à sa sœur, la coutume. L’illusion prise pour le vrai, voilà ce qui explique largement le comportement des hommes dans l’histoire, là où le grand politique est celui qui distingue « l’extraordinaire de l’impossible ». Chez lui, l’imagination est comme l’épanouissement intellectuel de la supériorité. Elle lui permet précisément d’anticiper sur l’imagination de la foule des hommes, et Retz doit ici être salué comme un des pionniers de la psychologie collective, sur laquelle s’appuie le grand politique. Celui-ci saisit les hommes par leur imaginaire, anticipe sur leurs réactions, les manipule à son gré. Si l’histoire n’a pas donné raison au coadjuteur lors de la Fronde, ses Mémoires apparaissent comme une réflexion particulièrement neuve sur la puissance dans l’histoire de l’imaginaire collectif. Toujours la revanche de l’écriture… 7 Article donné lors d’un colloque précédent de l’Université Blaise-Pascal sur « La Curiosité au XVII e siècle » (2004). <?page no="16"?> Jean Garapon 16 Dans le prolongement des ces analyses, et d’une façon tout aussi novatrice, Pierre Ronzeaud isole une notion fondamentale qui traverse les Mémoires, qui est celle du peuple, si peu présent dans le genre avant Retz, si peu présent plus tard chez un Saint-Simon. Retz apparaît bien comme « l’inventeur » du peuple dans les mémoires politiques en France, avec tous les préjugés usuels de sa caste et de sa culture politique. Le mot désigne sous sa plume un groupe sociologique par essence subalterne, qui n’a en droit nulle vocation à participer au pouvoir de quelque façon que ce soit. En revanche, l’ébranlement de la Fronde le fait soudain surgir concrètement aux yeux du héros, avec sa versatilité, sa violence toujours menaçante, utilisable par ceux qui savent le manipuler. On peut dire que Retz voit, ou encore sent le peuple, devine son rôle politique virtuel, qu’il sait utiliser à l’occasion grâce à la force de sa parole. Tout en méprisant le peuple, le coadjuteur sait s’en faire le tribun, et en tire une évidente fierté, qui n’empêche pas un mépris constant. Fondamentalement aristocratiques d’esprit, les Mémoires, marqués peut-être par les événements contemporains d’Angleterre, sont gros d’un pressentiment mal formulé, celui de l’importance des peuples dans les révolutions. Autre dimension de ce texte, qui autorise une très suggestive étude: une dimension poétique jusqu’ici peu étudiée, traduite par le tropisme nocturne du héros. François Raviez souligne cette présence obsédante et inspirante de la nuit dans les Mémoires, où il semble que Gondi ne dorme jamais, ou presque jamais. Au jour sont réservés les actes officiels, les apparences solennelles et trompeuses, à la nuit tombée apparaissent les intrigues décisives, les initiatives d’un seul, les rencontres clandestines, les tableaux fulgurants, autant de clés pour saisir les événements, pour retrouver la vraie mémoire, fiévreuse et clandestine, de la Fronde. La nuit, pour ce mémorialiste poète sans le savoir, c’est l’heure des métamorphoses, de la naissance à des identités nouvelles. A « minuit sonnant » se dilate l’imaginaire du héros, comme celui de l’écrivain: c’est l’heure des décisions sans retour, des rencontres avec la Reine, de tout un merveilleux urbain aux accents épiques qui apparente Retz à d’autres grands visionnaires nocturnes de la littérature. Cette puissance onirique de l’écriture retzienne, Marc Hersant la retrouve dans l’analyse de la narration de la « Journée des Barricades » (27 août 1648), extension de la magie d’une volonté, de la magie d’une écriture, où le moi commence par offrir l’image grandiose de sa puissance (ce sont les célèbres monologues qui précèdent le déclenchement de la Fronde), pour s’effacer par la suite au profit d’une narration en apparence autonome des événements, en réalité déroulement mécanique et implacable de la vengeance d’un seul. En ces instants miraculeux, « rêve éveillé » d’une totale sincérité d’écrivain, le moi et l’histoire en quelque sorte fusionnent dans la scène intérieure de l’écriture, <?page no="17"?> 17 Introduction ultime revanche de l’homme, d’un écrivain surtout, pionnier dans l’histoire des formes. Prenant au contraire du recul face à l’ensemble des Mémoires, et instaurant un dialogue entre deux grandes figures de frondeurs, Georges Minois, récent biographe de La Rochefoucauld 8 , voit en Retz et en l’auteur des Maximes deux responsables emblématiques du crépuscule de l’héroïsme, par leur cynisme, leur volonté de pourfendre les masques, leur lucidité impitoyable, plus générale chez le duc et pair, plus personnelle et tranquillement avouée chez le cardinal. Violemment opposés dans leur carrière politique, les personnages, issus de la même génération « baroque », offrent des œuvres qui présentent en réalité plus d’une parenté. Leur comparaison minutieuse, qui n’a donné lieu à aucune enquête, mériterait sans doute d’être poursuivie, et permettrait des rapprochements inattendus. Une dernière série de communications porte enfin sur la suite de l’œuvre, et sa réception au cours des siècles et des pays, peu étudiée jusqu’à présent. La suite de l’œuvre précède en réalité les Mémoires, et contribue en réalité à les expliquer, comme l’ont montré de récents travaux. Jacques Delon en premier lieu exploite le Journal inédit de l’abbé Charrier, secrétaire de Retz, rédigé de 1653 à 1655 (époque de la prison et de l’évasion), pour le confronter au récit de Retz, écrit plus de vingt ans après. Or le Journal du secrétaire, écrit au jour le jour, contredit sur plus d’un point le récit du mémorialiste, qui insiste sur le caractère très concerté de son action, en accord avec Rome, son impeccable stratégie, enrayée malheureusement par une chute de cheval… La réalité montre la place de l’improvisation, les incertitudes de la papauté face à un prélat encombrant, que la suite des Mémoires ne pourra cacher. Le mémorialiste comme toujours, « lisse » son personnage, en clair le reconstruit, et oublie d’avouer ce que son retour à Paris, insupportable à la monarchie, aurait comporté de périlleux. J. Delon, d’un mot, ouvre une autre piste, trop occultée par l’éclat des Mémoires, celle du talent du diplomate épistolier, celle du penseur religieux, qu’il ne faudrait pas négliger. Myriam Tsimbidy semble lui répondre, au moins pour la période de l’évasion, avec l’étude des lettres écrites par le fugitif, à comparer avec les pages célèbres du voyage mouvementé vers l’Espagne et l’Italie qui renouvellent les Mémoires vers leur fin. Ces lettres nous font le portrait d’un autre homme, mondain, séducteur à l’égard de ses destinataires, soucieux de gommer dans son personnage tout caractère de sédition, bien éloigné du personnage romanesque offert plus tard par le mémorialiste. Celui-ci n’a pas relu ses lettres de l’époque et n’en parle jamais. La logique narrative qu’il adopte n’est plus la même, et s’étendrait à d’autres grands mémorialistes épistoliers, de Rousseau à Chateaubriand. Malina Stefanovska souligne un autre aspect du Retz épistolier, cela dans la perspective 8 Georges Minois, La Rochefoucauld, Paris, Tallandier, 2007. <?page no="18"?> Jean Garapon 18 de son récent essai 9 ; elle envisage les lettres de l’évêque persécuté, écrites entre 1654 et 1660, montrant l’efficacité redoutable de ces textes d’héroïsme épiscopal, diffusés par mille canaux invisibles, protégés par leur fragilité même. A la manière des Provinciales contemporaines, ces lettres d’insolence, qui refusent pourtant l’anonymat, semblent abolir la personne étroite de leur auteur au profit de la figure d’un pasteur désintéressé et suprêmement habile, d’une pure voix, habitée par un génie de la propagande, celle de la résistance religieuse à l’arbitraire. Retz explore ici une facette de son talent, très novatrice du point de vue formel comme du point de vue de la communication politique. Quant à la réception des Mémoires aux siècles suivants - enquête qui serait fructueuse, de Chateaubriand et Dumas à Suarès ou Cioran - elle bénéficie pour terminer de deux éclairages particuliers. Alain Chantreau, spécialiste de Stendhal, consacre une étude à l’auteur de La Chartreuse lecteur de Retz. Le jeune Stendhal avait lu les Mémoires, et se sentait des affinités avec la Fronde, époque de grandes passions et d’un libéralisme entrevu, comme on le remarque dans ses journaux de voyage italiens ou encore dans les Mémoires d’un touriste. Ses romans aussi portent la trace d’un imaginaire retzien (il suffit de penser à Julien Sorel, ou à certaines allusions de Lucien Leuwen) ; et lors de son voyage à Nantes en 1837, Stendhal médite longuement devant le château, cadre d’une évasion qui le fait rêver. C’est le héros de La Chartreuse, dans ses frasques amoureuses et son ambition, dans le récit de son évasion, dans son nom même (Dongo étant l’anagramme de Gondi) qui porte la plus riche empreinte retzienne. Fécondité des Mémoires dans l’imaginaire d’un romancier comme dans son imaginaire politique… Ferenc Toth analyse, lui, la diffusion de Retz en Hongrie, dans les bibliothèques de ce pays aux élites longtemps francophiles, voire francophones, comme la diffusion de son modèle littéraire qui, au sein d’autres influences, a accompagné en Hongrie la naissance du genre des mémoires chez les aristocrates: ceux par exemple du prince Rakoczi, au début du XVIII e siècle, œuvre d’un lecteur de Retz et d’Augustin. De manière étonnante, la première traduction, partielle, des Mémoires, est publiée en 1966, dix ans après le soulèvement de 1956, et l’auteur de la préface, György Ronay, met le lecteur sur la voie, dans un pays dont le prélat (le cardinal Mindszenty, autre mémorialiste) vit reclus à l’ambassade américaine depuis 1956, payant ainsi ses prises de position à l’époque. Le message de Retz, au-delà de son échec du moment et grâce à la littérature, passe les frontières et les temps… C’est bien cette idée d’énergie qui séduit à la lecture des Mémoires, œuvre d’intelligence et d’imagination, autonome au fond envers la sanction de 9 Voir n. 5. <?page no="19"?> 19 Introduction l’histoire. Puissent ces Nouveaux Regards portés sur eux inspirer à leur tour de nouvelles recherches, et découvrir dans l’énergie de ce texte d’autres richesses cachées. <?page no="21"?> Biblio 17, 196 (2011) Retz et le Pays de Retz D OMINIQUE P IERRELÉE Président des historiens du Pays de Retz, Nantes Pour anoblir son titre, le cardinal de Retz s’est emparé du nom de l’un de ces nombreux pays de Bretagne ayant fondé les grandes seigneuries ducales, parmi eux le terroir de Rais, la plus méridionale des terres de Bretagne, de surcroît frangée d’une zone de marches à ses confins. En ouverture à ce colloque, puisque ce pays de Retz est le plus souvent regardé par le cardinal comme une terre-refuge où l’on trouvait la « famille », il paraît nécessaire de vous présenter ce territoire, à la fois ses composantes géographiques, économiques et sociales, à la fois la perception paysagère que pouvaient en avoir les contemporains des Gondi le temps de leur présence dans ce pays, soit de 1565 à 1676. Une première question d’identité porte sur cette bizarrerie qui touche à la prononciation du mot « retz ». Seul le pays nantais prononce [RE] sans manifester pour conclure le son [s], encore moins le son [ts] qui apparaît fort maniéré aux gens du pays. Partout ailleurs en France, on aime prononcer « retz » orné de cette sifflante finale [RES] comme on l’entendait au Moyen Age ou sous l’Ancien Régime. Aux puristes, nous dirons qu’il importe de faire confiance au savoir dire vernaculaire, le « tz » de « retz » n’ayant été ajouté qu’à l’époque moderne, à la fin du XVI e siècle, pour le seul prix d’une afféterie. Référons-nous, pour comparer, à cette localité située dans le pays guérandais : Batz-sur-Mer. Les locaux disent [bhâ], les étrangers prononcent l’entière grappe de l’écrit, en ouvrant par conséquent le [a] qui s’envole dans les airs à la faveur d’une sifflante légèrement syncopée. La prononciation est bien un signe d’identité, sorte de voile sémiologique du langage. Une seconde question touche à la distinction orthographique équivoque du nom de « retz », que l’on observe indifféremment noté Rais ou Retz à partir du dernier tiers du XVI e siècle, soit à l’époque des Gondi. Illustrons cette ambiguïté par les quelques mots qui font la conclusion de l’avant-propos de Simone Bertière à son livre consacré à la vie du cardinal de Retz : « A ce récit, qui tente d’embrasser une existence dans sa totalité et sa diversité, on a donné, non sans hésitations ni scrupules, le titre le plus simple <?page no="22"?> Dominique Pierrelée 22 et le plus exact : La vie du Cardinal de Retz. Avec un v minuscule, pour bien marquer qu’il se voudrait une humble préparation à la lecture, plus ardue, de l’admirable Vie du Cardinal de Rais que sont les Mémoires » 1 . Retenons aussi que l’auteur des Mémoires utilisait au choix les deux orthographes : « Rais » pour parler de sa famille, de « sa » terre, « Retz » pour titrer son cardinalat et signer sa littérature, sachant que les deux orthographes se prononçaient d’une manière identique : [RES], avec par conséquent ce son [s] en final 2 . Nous tenterons tout à l’heure de donner une explication. Présentons tout d’abord à grands traits ce qu’est le pays de Retz. Géographie et toponymie de Retz Le pays de Retz représente historiquement une entité territoriale d’environ 150000 hectares, répartie sur une cinquantaine de communes (ou anciennes paroisses) et accueillant aujourd’hui une population totale de 150000 habitants. Ce territoire, situé au sud-ouest de la métropole nantaise, présente des paysages largement dessinés par les eaux : puisqu’on y trouve l’influence de l’estuaire de la Loire, de l’Atlantique (perçu ici au travers de la médiévale baie de Bretagne), ou du lac de Grandlieu, plus au sud, qui constitue le lac de plaine le plus important d’Europe, véritable trésor environnemental. Un réseau hydrographique dense, des zones humides, des littoraux de schistes ou de sédiments font du pays de Retz un pays contrasté, les zones basses cernant un bocage central au caractère agricole, où fonctionne une petite polyculture : prairie, céréales et vignes. Sur le plan économique, c’est le tourisme littoral qui domine mais il existe un important tissu artisanal sur le territoire. Les principaux centres historiques de peuplement qu’il faut connaître sont sans doute Machecoul, Pornic… Sociologiquement enfin, le pays de Retz subit de plus en plus l’influence de la métropole nantaise, d’où une progression démographique très nette ces dernières années et une demande publique de plus en plus forte en faveur de la mise en œuvre de services à la population : dans les domaines des transports, de la santé, du social, de la culture. L’appellation de Rais que l’on trouve dans pagus ratiatensis se réfère au « pays de la tribu des Ratiates ». La ville de Ratiatum (Rezé), située sur la rive gauche de la Loire légèrement en aval de la cité des Namnètes, apparaît comme la tête de pont de notre pays, en raison de son rôle commercial et sans doute stratégique sur le bord du fleuve. Certains auteurs tiennent à l’origine phénicienne du terme : Rais provenant de Raas qui veut dire cap, 1 Bertière, Simone, La vie du Cardinal de Retz, Paris, Editions de Fallois, 1990. 2 Bras-Paquin, Monique et Boutin, Emile, Les Gondy de Retz, Laval, Siloë, 2002. <?page no="23"?> 23 Retz et le Pays de Retz tête, chef… en référence au cap de la pointe de Saint-Gildas. Et il est vrai que l’on trouve dans les archives de Tournus une Ecclesia Sancti Vitalis de Raas 3 (VIII e siècle). Raas aurait aussi donné la pointe du Raz. Pour les celtisants, Ratiatum serait lié à ratis, fougère en gaulois ou encore bateau ou navire à fond plat, ce qui semble le mieux puisque Ratiatum était un port important sur la Loire. 4 Durant tout le Moyen Age, (évoquons au passage la figure mythique de Gilles de Rais), le Rais s’écrira toujours avec un « a » en réminiscence du raas et du ratiatum. Les orthographes peuvent toutefois varier : Rais, Rays, Raiz, voire Raitz comme l’écrit en 1533 Brécel, le sénéchal du duc de Bretagne 5 . A noter qu’il existe par ailleurs d’autres lieux portant le nom de Retz : la forêt de Retz dans l’Aisne, le Désert de Retz sur la commune de Chambourcy dont le nom dérive du patronyme de Roye … En Bretagne, on trouve Retz à Guéméné Panfao, à Herbignac, à Loudéac ou encore la Ville Raye ou Retz à Trégeux. Rattachée à l’Aquitaine par César, ce territoire contrôlant la rive gauche de l’estuaire de la Loire est conquis par les Bretons en 851 et fait alors partie de la province bretonne jusqu’à la Révolution. Et le cardinal le reconnaît volontiers : Mon père se résolut à me mener en Bretagne, écrit-il dans ses Mémoires à l’occasion du mariage de sa cousine Catherine. La Vicaria de Rais constitue une zone-tampon ou de marches entre les provinces de Bretagne et du Poitou. Cette zone de marche présente de part et d’autre des points fortifiés, tel Machecoul face à la Garnache, tel Clisson vis-à-vis de Montaigu. Elle prédispose à la constitution d’un pouvoir féodal reconnu qui prend forme avec la baronnie de Rais au début du XI e siècle, dont l’enracinement nous est conté par le Cartulaire des sires de Rais. Le paysage de Retz au tournant du XVII e siècle Lorsque les Gondi font irruption dans notre pays, car le fait est très soudain avec le mariage de Catherine de Clermont et d’Albert de Gondi, la baronnie de Rais n’apparaît pas en bon état. Sur le plan politique, le pays de Retz a subi de plein fouet les contrecoups de la guerre de Cent Ans. Les guerres de Religion n’ont pas non plus épargné cette contrée considérée comme un seuil de passage entre Bretagne et Poitou. L’abbaye de l’Ile-Chauvet, située à deux pas 3 Eglise de saint Vital de Rais (Saint-Viaud). 4 Blin, Yannick, Etymologie du nom Retz, Bulletin n° 2 de Pornic-Histoire, Pornic, 2007. 5 A la même époque, Jacques du Croizil se fait appeler baron de Raitz. <?page no="24"?> Dominique Pierrelée 24 de Machecoul, est dévastée avant d’échoir quelques décennies plus tard entre les mains de Richelieu. Sur le plan économique, la production du sel décline car la baie de Bourgneuf résiste mal au colmatage sédimentaire inexorable qui porte atteinte aux aires de salines et au commerce maritime avec l’Europe du nord. Retz a bien observé ce qu’il reste de ces flûtes hollandaises qui sont toujours à la rade de Rais 6 . Sur le plan social, mis à part la frange maritime et le bocage qui vivote avec ses écluses à poissons, ses vignes salées, ses landes et ses petites borderies, on assiste à une sorte de dépression qui affecte le centre du pays car le réseau hydrographique central de Grandlieu est totalement congestionné et impropre au bon usage des prairies d’élevage. Les eaux ne s’écoulent plus et les populations sont exaspérées. Le mariage de Catherine de Clermont en 1565 n’y fait rien. Albert de Gondi amène avec lui clients et fidèles pour assurer l’administration de sa « Comté », en particulier un certain nombre d’Italiens qui vont s’installer à Machecoul ou à Pornic : les Véniero, les Ferro, les Ridolfi ou encore les Fabri… Ils se taillent des domaines, contrôlent ce qui reste du commerce du sel, font leur profit des droits seigneuriaux. Mais ils sont avant tout proches des lieux de pouvoir et de Nantes en particulier, quand leur maître assure la charge de gouverneur de la ville, à partir de 1568. Ce sont sans doute eux qui commanditent l’assassinat dans les douves de Machecoul, en août 1576, du célèbre Adam de Craponne, cet ingénieur et hydraulicien envoyé par le roi pour mettre un terme aux désagréments de Grandlieu et calmer la population locale. Mais ce dernier n’allait-il pas proposer d’évacuer le lac par la baie de Bourgneuf et mettre ainsi en péril ce qui restait des salines « italiennes » ? Les archives nous confient que le roi donna des larmes à cette mort et parut sentir la perte immense que l’Etat venait d’éprouver 7 . Rais ou Retz ? Je ne reviendrai pas sur les raisons qui ont poussé Albert de Gondi à épouser Catherine de Clermont. Il serait trop long de décrire ici les réseaux de clientèle et les coteries qui se développent autour de Catherine de Médicis. Le fait est que Catherine de Clermont se maria avec l’Italien tout en refusant de porter son nom (fût-il écrit avec un y à la place du i). Avec cette union, elle apportait en dot la baronnie de Rais et le nom de Rais était appelé à supplanter celui des Gondi. Albert réalisait quant à lui son ancrage dans la 6 Retz, Mémoires, Paris, La Pochothèque-Classiques Garnier, 1998, p. 225. 7 Pierrelée, Dominique, « L’assassinat d’Adam de Craponne en 1576 », Bulletin de la Société des Historiens du Pays de Retz, n° 29, 2010. <?page no="25"?> 25 Retz et le Pays de Retz noblesse du royaume. Il prenait place dans la lignée des barons de Rais au blason « d’or à la croix de sable » 8 . Le mariage eut lieu en septembre 1565, ce qui eut pour effet d’élever la baronnie en comté. Les archives du Vatican nous précisent, pour l’année 1567, que la comtesse ne voulut pas s’appeler la maréchale de Gondi ; elle résista et exigea que le comte se nommât le maréchal de Retz, en italien : il maresciallo di Res 9 . L’italien Res se prononce de la même manière que Rais en français. De surcroît, Res signifie Roi. En conséquence, adopter Retz revenait à ne pas abandonner ses racines italiennes tout en adressant un message subliminal à la Cour, les Gondi attestant ici d’une très noble extraction. On sait que ce souci de preuve a toujours été présent chez les Gondi. En 1570, on trouve donc une « contessa di Res », en 1573 un maréchal de « Reiz », en 1581 dans un poème on rencontre la maréchale de « Rets ». A d’autres égards, il est curieux de constater qu’en français même le terme Retz est parfois remplacé par celui de Roy, telle le Désert de Retz ou encore la chaussée Le Retz ou Leroy, située dans les marais de Buzay, édifiée par le pouvoir sans doute dès l’époque carolingienne, voire plus tôt 10 . L’apparition de l’orthographe Retz apparaît donc à cette époque et semble la conséquence de l’alliance italienne. Charles IX affirme assez tôt : « si je pouvais me débarrasser de ce Peron qu’on appelle Retz, je ne consentirai aucun Italien dans ma maison […] ». Il n’empêche que l’ascension de Retz se poursuit car la comté est élevée au titre de duché-pairie en 1581. On mentionne ensuite le duc de Retz, l’hôtel de Retz, Rhets chez Brantôme … tout en n’abandonnant jamais l’orthographe médiévale : Rais, Rays, Raiz, Raitz. Le cardinal et son identification au pays de Retz Jean-François Paul de Gondi, petit-fils d’Albert de Retz, est pourvu à la mort de son oncle Henri, soit dès l’âge de neuf ans, de la commende de deux monastères : l’abbaye cistercienne de Buzay et l’abbaye bénédictine de Quimperlé. Restons-en à l’abbaye de Buzay puisqu’elle est située en pays de Retz, sur la rive gauche de l’estuaire de la Loire. Fondée par Bernard de Clairvaux au XI e siècle, elle tirait ses revenus de l’exploitation des prairies de Loire, enfermées par un réseau de levées dont cette fameuse chaussée Le Retz, ainsi que des salines de la baie. 8 Bras-Paquin, Monique et Boutin, Emile, Les Gondy de Retz, Laval, Siloë, 2002. 9 Boutin, Emile, Ces Dames de Retz, Paris, Ed. France-Empire, 1990. 10 Pierrelée, Dominique, Grand Lieu, Lac et marais, Laval, Siloë, 2004. <?page no="26"?> Dominique Pierrelée 26 Tallemant des Réaux rapporte à propos de Gondi : Le voilà abbé de Buzay. La soutane lui venait mieux que l’épée, sinon pour son humeur, au moins pour son corps. Au sortir de là, ce nom de Buzay approchant un peu trop de buse, il se fit appeler l’abbé de Rais. Ce n’était pas encore trop la mode en ce temps là de ne pas porter le nom de son bénéfice 11 . Ce nom de Retz lui permet de se rapprocher de ses cousins de Machecoul et d’accroître alors la résonance de ces faits et gestes. Malgré les problèmes hydrauliques dont j’ai parlé plus haut, malgré le déclin de la production salicole, l’abbaye de Buzay rapportait annuellement une belle somme de 15000 livres. Pour financer une escapade en Hollande avec Mlle de Scépeaux, Retz se résolut pour obtenir de l’argent frais à affermer les revenus de Buzay. Je traitai avec un marchand de Nantes, appelé Jucatières, qui prit avantage de ma précipitation et qui, moyennant quatre mille écus comptants qu’il me donna, conclut un marché qui a fait sa fortune. Je crus avoir quatre millions 12 . Il dut témoigner auprès de son père de son sens des responsabilités pour prendre en charge l’administration de ses abbayes, car il était encore jeune lors de sa première incursion en Bretagne en 1633. L’économat de (mes) abbayes (était) censé tenu de la plus grande rigueur des lois, écrit-il. Or l’on sait que Retz se réservait sans scrupule la quasi-totalité des revenus de Buzay alors que la bonne règle disposait que les revenus de la commende fussent répartis en trois lots : le premier pour l’abbé, le deuxième pour l’entretien de la communauté et le troisième pour les grosses réparations. En 1657, les moines, peinant à vivre, intentent un procès à l’encontre de leur abbé afin d’obtenir une partition équitable. Un nouveau règlement intervient en 1662 par lequel Retz s’oblige à entretenir douze moines et à leur allouer annuellement 4600 livres. Mais en 1674, les moines réitèrent leur demande comme si le règlement de 1662 n’avait pas été suivi d’effet. Le cardinal leur répond malicieusement qu’il n’est plus concerné, il vient de transmettre son bénéfice à son filleul Lefèvre de Caumartin. Il obtint également la commende de l’abbaye de la Chaume, située à Machecoul, de 1654 à 1671 13 . Là encore, il s’agit d’un monastère orienté sur la baie de Bourgneuf et le marais salicole. Ce bénéfice passa entre les mains de tous les Gondi et lui-même le reçut à la mort de son oncle, Jean-François. Il géra la Chaume, semble-t-il, comme Buzay car on trouve ici ou là quelques traces de chicane. 11 Tallemant des Réaux, Historiettes, Paris, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1961, t. II, p. 304. 12 Retz, Mémoires, op. cit., p. 225. 13 Barre, Claude et Peroys, Joseph, Notre-Dame de la Chaume à Machecoul, Rezé, Ed. Séquences, 2005. <?page no="27"?> 27 Retz et le Pays de Retz Sa seconde visite au pays de Retz a lieu à l’occasion de son évasion du château de Nantes, après un curieux détour par l’est et le sud. Ses cousins de Bretagne ne sont pas charmés de le voir arriver. Madame de Brissac, qui s’était portée en héroïne dans tout le cours de cette action, me dit en me quittant et en me donnant une bouteille d’eau impériale (une sorte d’infusion faite d’herbes et d’épices) : « il n’y a que votre malheur qui m’ait empêché d’y mettre du poison » 14 . Retz quitte alors rapidement le château de Machecoul pour se diriger vers Belle-Ile. Il embarque à Port-Laroche, dans le marais Breton, sorte d’étier qui mène au port du Collet (ce qu’il nomme la rade de Rais). Son filleul et héritier Lefèvre de Caumartin Au moment de se retirer à Saint-Mihiel, Retz souhaita mettre ses affaires matérielles en ordre et récompenser quelques fidèles. Aussi, après s’être dessaisi de la Chaume en 1671, il lègue en 1675 son abbaye de Buzay à son filleul Jean-François Paul Lefèvre de Caumartin. Il s’en réserve toutefois l’usufruit. Caumartin n’est qu’un enfant à l‘époque (7 ans). Ce bénéfice donne néanmoins le droit à ce jeune prodige de participer à l’Assemblée des Etats de Bretagne et l’occasion de s’y faire remarquer pour sa précocité. Il est reçu à l’Académie Française par Charles Perrault en 1694, à 26 ans, non pour sa production littéraire mais pour sa pensée profonde et son sens du discours. Disgracié par le roi pour une impertinence, il se retire un temps à Buzay où il découvre un monastère en ruine. Il s’emploie à en restaurer la grandeur. Il aménage les marais de Loire pour en faire des herbages irrigués et affermés à bon prix aux bouchers nantais. En 1780, Buzay est l’une des plus riches abbayes de France avec un revenu de 150000 livres. L’abbé de Caumartin s’éteint en 1733 après avoir tenu les évêchés de Vannes et de Blois. Voltaire dira plus tard que chez les Caumartin, le cœur parlait avec l’esprit 15 . Si l’on pouvait établir une sorte de baromètre social durant ces deux derniers siècles de l’Ancien Régime, on observerait sans nul doute que la réputation de Buzay est à l’étiage durant la commende du cardinal de Retz. A de multiples reprises, les moines et leurs domestiques sont molestés et les biens dégradés par le voisinage, en particulier durant la décennie 1650 où la situation de Retz est cruciale. En revanche, à partir des travaux de restauration conduits par Caumartin, l’abbaye redevient un véritable acteur économique et social, produisant de la richesse, du travail et dispensatrice d’aumônes lors des périodes de cherté. A tel point que le cahier de doléances de la paroisse de 14 Retz, Mémoires, op. cit., p. 1132. 15 Pierrelée, Dominique, Grand Lieu, Lac et marais, Laval, Siloë, 2004. <?page no="28"?> Dominique Pierrelée 28 Rouans, où est située Buzay, demande expressément que le monastère ne soit ni détruit ni affecté à des missions trop éloignées des premières, celles d’aménager la terre comme les cisterciens savaient si bien le faire. Conclusion La mémoire collective du pays de Retz n’a pas conservé une forte empreinte du cardinal de Retz, contrairement à Gilles de Rais ou même à Lefèvre de Caumartin dont l’œuvre hydraulicienne est encore présente à l’esprit des gestionnaires publics de l’eau. Il n’est venu qu’à deux reprises dans notre région, trop peu sans doute pour que sa population puisse juger de sa générosité, de sa fidélité à ses convictions comme à ses amis, de son génie comme l’illustre Bossuet dans l’Oraison funèbre de Michel Le Tellier. Illustrations Fig. 1: Carte du Pays de Retz aujourd’hui <?page no="29"?> 29 Retz et le Pays de Retz Fig. 2: Carte du Pays de Retz en 1629 Fig. 3: Portrait du cardinal de Retz <?page no="30"?> Dominique Pierrelée 30 Fig. 4: Portrait d’Albert de Gondy Fig. 5: Portrait de Catherine de Clermont <?page no="31"?> Biblio 17, 196 (2011) Nantes au temps de la captivité du cardinal de Retz G UY S AUPIN CRHIA - Université de Nantes Forte d’environ 40000 habitants, Nantes est au milieu du XVII e siècle la seconde ville de la province de Bretagne, juste derrière Rennes (45000 habitants), sa capitale administrative où siège le parlement provincial, cour souveraine de justice royale recevant les appels de toutes les juridictions inférieures. Les deux grandes villes bretonnes connaissent d’ailleurs une belle croissance, portée par la prospérité globale de l’économie bretonne depuis le début du XVI e siècle 1 , même si des crises climatiques et frumentaires et des fièvres épidémiques lui confèrent classiquement un profil très irrégulier. Les années 1630-1631 et 1661-1662 sont ainsi parmi les plus sévères du XVII e siècle. Nantes n’avait pourtant que 25000 habitants en 1598, au sortir de sa grande rébellion ligueuse contre le roi Henri IV, ce qui avait obligé le roi à descendre militairement jusqu’à son château pour y promulguer sa célèbre paix de religion le 30 avril 1598. Dans sa fonctionnalité, Nantes est une ville relativement équilibrée avec un bel ensemble administratif, même s’il reste inférieur à celui de Rennes, et surtout une activité commerciale d’importance que lui assure sa position de port maritime de fond d’estuaire sur la Loire, liaison naturelle entre un immense intérieur français et les divers marchés de l’espace atlantique en construction. C’est toutefois cette intégration dans le commerce international qui soutient la plus grande part de sa croissance, tant dans sa démographie que dans son espace urbain. Il ne faut cependant pas négliger l’élan représenté par le succès social de la Réforme catholique et de ses diverses dynamiques, depuis l’implantation de très nombreux couvents jusqu’à la reconstruction du collège et de l’Hôtel-Dieu et l’aménagement de l’hôpital des pauvres. Pour le pouvoir royal, Nantes fait figure de ville calme et loyale, ce qui explique le choix de son château pour y sanctionner les intrigues d’un ancien 1 Croix, Alain, L’âge d’or de la Bretagne, 1562-1675, Rennes, Ed. Ouest-France Université, 1993. <?page no="32"?> Guy Saupin 32 frondeur, tout en ménageant l’honneur dû à une grande famille aristocratique de Bretagne puisque le duché de Retz s’étend à peu de distance de la ville vers les marches sud-ouest du comté. Comme la province, Nantes a choisi de s’intégrer fortement dans le système clientéliste de Richelieu, repris par Mazarin. A la différence d’Angers ou de Bordeaux, Nantes n’a pas connu la Fronde. La communauté d’habitants est dirigée par un échevinage composé d’un maire et de six échevins qui partagent la police urbaine avec les cours de justice royale comme partout ailleurs. Les excellentes relations entretenues avec les tuteurs politiques royaux permettent à l’oligarchie nantaise de garder le contrôle de sa reproduction dans la municipalité. Nantes bénéficie de l’ensemble des privilèges provinciaux défendus par les Etats de Bretagne 2 selon les termes de l’édit d’Union de 1532, même si ces derniers, dominés par la noblesse et sa partie la plus haute, représentent principalement les intérêts des propriétaires fonciers. Ceux-ci sont toutefois fort intégrés dans la commercialisation des produits ruraux (sel, vins, blés, toiles). Comme une quarantaine d’autres villes, Nantes dispose du privilège d’y députer ses représentants au sein du tiers-état dont la présidence est attribuée au sénéchal du ressort dans lequel se tient la session depuis 1619, afin de sortir des éternelles querelles de préséance entre Nantes et Rennes. Les Etats, qui se tiennent plutôt en haute Bretagne, à cause de l’importance des villes et des meilleures communications, sont ainsi souvent convoqués à Nantes, à l’exemple de ceux de 1651 ou de ceux de 1614 et 1626, hautement politiques, honorés de la présence royale. I Une ville entre stabilité et mouvement Une capitale administrative organisée depuis un siècle Nantes est un centre administratif de second rang, derrière Rennes, en ce qui concerne l’administration de la justice, mais qui compense partiellement cette infériorité pour son rôle supérieur dans le système financier breton jusqu’au début du règne personnel de Louis XIV 3 . 2 Le Page, Dominique, Nassiet, Michel, L’Union de la Bretagne et de la France, Morlaix, Skol Vreizh, 2003. 3 Toute la connaissance du milieu des officiers royaux de Nantes au XVII e siècle a été totalement renouvelée par l’impressionnant mémoire rédigé par Dominique Le Page pour sa récente HDR en décembre 2008. Ses travaux, richement documentés et rédigés avec une grande clarté, déclassent tous les écrits antérieurs. Il faut espérer une publication rapide de ce travail majeur. Le mémoire est consultable, sous forme dactylographiée, à la bibliothèque universitaire de Nantes. Voir aussi Le Page, Dominique, « Les officiers « moyens » dans une ville de l’ouest atlantique <?page no="33"?> 33 Nantes au temps de la captivité du cardinal de Retz La ville dispose des niveaux inférieur et moyen de la justice ordinaire, civile et criminelle, avec une base seigneuriale (les régaires de l’évêque et la prévôté royale, héritage du seigneur-duc), une sénéchaussée royale, dirigée par un sénéchal, officier prestigieux ayant conservé toute son autorité en Bretagne à la différence du reste du royaume, et un présidial créé par Henri II en 1551, comme à Rennes, Vannes et Quimper. Nantes a perdu le parlement au profit de sa rivale depuis 1561, après l’avoir emporté provisoirement lors de sa création en 1554. Une certaine compensation est apportée par la justice spécialisée : une maîtrise des eaux et forêts pour le comté, un siège des traites (douanes), mais surtout la sédentarisation de la Chambre des comptes de Bretagne 4 depuis le début du XVI e siècle. Ce tribunal financier, qui vérifie toutes les comptabilités publiques provinciales et la gestion du domaine royal, mais qui enregistre aussi toute la législation financière royale, y compris les lettres modifiant le statut des terres et des personnes, est celui qui possède les compétences administratives suffisantes pour attirer sur Nantes un nombre important de demandeurs et soutenir ainsi le développement urbain 5 . Par les privilèges d’anoblissement graduel de ses offices (soit vingt ans d’exercice sur deux générations, soit deux décès en charge sur la même durée), il exerce une attraction sociale sur les familles en quête de promotion sociale, non seulement à l’échelle de la ville et de son comté, mais aussi de la Bretagne, de l’Anjou et du Poitou. Nantes se rattrape toutefois par sa place éminente dans le système financier breton jusqu’au troisième quart du XVII e siècle. Il s’agit moins d’une supériorité institutionnelle que de la prépondérance des familles nantaises dans le contrôle des réseaux financiers qui travaillent dans la collecte des impôts réclamés par le pouvoir royal. En effet, l’administration royale financière proprement dite reste très réduite par comparaison avec la plupart des autres provinces du royaume. L’explication est à chercher dans le maintien des Etats de Bretagne dont la principale fonction est de s’accorder avec les commissaires royaux sur le niveau du prélèvement accordé à l’Etat monarchique selon le principe établi dans l’édit d’Union de 1532. Tout le jeu politique est de négocier au mieux le montant des sommes exigées, en utilisant toutes les ressources clientélistes possibles, afin de préserver les intérêts économiques de la province en général, et de la noblesse en particulier, en rachetant tout ce au XVI e siècle », Cahiers du Centre de Recherches Historiques, octobre 2006, n° 38, pp. 17-40. 4 Jarnoux, Philippe, Le Page, Dominique (dir.), La Chambre des comptes de Bretagne, Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 108, 2001-4. Numéro thématique. 5 Le Page, Dominique, « Les activités professionnelles des gens des comptes de Bretagne au XVI e siècle », dans Cassan, Michel (dir.), Offices et officiers moyens en France à l’époque moderne, profession et culture, Limoges, PULIM, 2004. <?page no="34"?> Guy Saupin 34 qui est considéré comme nocif (taxes, offices…) et en conservant la liberté de choisir le mode d’imposition pour satisfaire les demandes royales : limiter le plus possible l’imposition directe par le recours à l’indirecte, principalement la taxation de la consommation des boissons au détail, touchant d’abord les catégories sociales moyennes et inférieures 6 . Les Etats de Bretagne ont toujours refusé l’introduction d’un bureau des finances en Bretagne, en 1583 comme en 1623, afin de ne pas avoir de forte concurrence contre leur trésorerie. L’appareil royal est donc limité au minimum, avec deux trésoriers de France et deux receveurs généraux des finances, dix receveurs de fouages (impôt direct équivalent à la taille française) pour les neuf diocèses, plus la zone de Fougères-Vitré. L’ensemble des impôts indirects est levé par le système de l’adjudication à des associations de financiers. Dans la première moitié du XVII e siècle, la trésorerie des Etats, qui passe les contrats avec ces fermiers, est ainsi devenue le principal centre financier de la province. Beaucoup de familles nantaises, dont l’accumulation primitive du capital s’est faite dans le commerce international dans les générations précédentes, ont investi ce système fisco-financier breton, ainsi que la trésorerie des Etats. Cette dernière voit se succéder les familles Hus, Poullain, Renouard et Harouys. Les deux offices de trésorier de France sont rattachés à la compagnie des Comptes, ce qui favorise aussi l’achat de familles nantaises. Cette fonction administrative civile est complétée par la fonction de dimension religieuse. Nantes est le siège de l’un des neuf évêchés de Bretagne, le plus important derrière celui de Rennes pour l’autorité politique, doté d’un bénéfice épiscopal au revenu cependant supérieur. Même si la ville n’est pas archevêché car elle relève de la province ecclésiastique de Tours, la concentration tridentine de l’autorité sur la personne de l’évêque favorise le développement d’une administration épiscopale, structurée autour deux archidiaconés, complétée par l’existence de deux chapitres canoniaux, celui de la cathédrale Saint-Pierre et celui de la collégiale Notre-Dame. Les cures urbaines sont des postes recherchés qui n’échappent pas aux enfants de la bourgeoisie, gradués de l’université, de plus en plus titulaires du doctorat de théologie. Beaucoup sont tenues en cumul par des chanoines. Une ville portuaire en début de reconversion Le principal moteur de développement reste toutefois le commerce international qui entraîne dans son sillage nombre d’activités urbaines, tant dans les transports et le commerce de détail que dans les ateliers des artisans urbains. 6 Collins, James B., La Bretagne dans l’Etat royal. Classes sociales, Etats provinciaux et ordre public de l’édit d’Union à la révolte des Bonnets rouges, Rennes, PUR, 2006. Traduction d’un ouvrage publié en 1994. <?page no="35"?> 35 Nantes au temps de la captivité du cardinal de Retz Vers 1654, le trafic commercial entre en pleine reconversion, ouvrant les routes de la grande réussite du XVIII e siècle. Du XV e au milieu du XVII e siècle, le système commercial nantais a reposé principalement sur la commercialisation des produits ruraux régionaux et sa forte liaison avec la péninsule ibérique 7 . Le sel des marais de Guérande et de la Baie de Bourgneuf remontait la Loire en direction du royaume, suivi par les blés (froment et seigle) de toute la côte sud bretonne, de Vannes à Quimper, dont une partie majeure prenait aussi la direction de Lisbonne et Séville. Les vins de Touraine et d’Anjou, mais aussi du comté nantais, descendaient le fleuve en direction du marché breton et des pays autour de la mer du Nord. Les toiles de lin et de chanvre de Bretagne, du Maine, d’Anjou et du Poitou, et la quincaillerie et le papier du nord du Massif Central étaient rassemblés à Nantes en direction du marché espagnol, lequel expédiait en contrepartie les laines de Castille et le fer du Pays Basque 8 . Des accords particuliers liaient les ports de Nantes et de Bilbao. Une confrérie marchande nantaise, nommée Contractation, regroupait tous les chargeurs pour la péninsule ibérique. Elle était dominée par les plus puissantes familles marchandes nantaises, dont une minorité très influente était issue de l’immigration antérieure castillane et basque des XV e et XVI e siècles 9 . Au milieu du XVII e siècle, ce système traditionnel d’échanges donnait des signes de crise et il était urgent de définir de nouveaux horizons, sous peine de voir le port relégué en seconde catégorie. La remontée du sel avait beaucoup fléchi face à la concurrence des salines de Brouage expédiant par voie terrestre et face à la saisie directe dans les marais par les marchands d’Europe du nord. Les exportations de toiles étaient en contraction car les marchands nantais s’étaient fait doubler par leurs concurrents malouins, beaucoup plus réactifs aux mutations, tant sur le marché rural de production dans l’Ouest que sur le marché d’exportation centré dorénavant sur Séville, porte du monopole commercial espagnol avec les immenses colonies américaines 10 . La politique des Etats de Bretagne de surtaxation de la consommation de vin a fini par produire une baisse de la consommation, mal compensée par le développement de la production d’eau-de-vie à destination de l’Europe 7 Tanguy, Jean, Le commerce nantais à la fin du XVI e et au début du XVII e siècle, thèse de 3 e cycle, dact., U. de Rennes, 1967. 8 Priotti, Jean-Philippe, Saupin, Guy (dir.), Le commerce atlantique franco-espagnol. Acteurs, négoces et ports (XV e -XVIII e siècle), Rennes, PUR, 2008. 9 Jeulin, Paul, « Aperçus sur la Contractation de Nantes, 1530 environ -1733 », Annales de Bretagne, tome XL, 1932-1933, pp. 284-331, 457-505. 10 Priotti, Jean-Philippe, « Conflits marchands et intégration économique (Bretagne, Castille et Andalousie, 1560-1580) », dans Priotti, Jean-Philippe et Saupin, Guy, op. cit., pp. 73-99. <?page no="36"?> Guy Saupin 36 du Nord-Ouest. Les ventes des céréales bretonnes ont été concurrencées par l’importation des blés baltiques, surtout à partir des années 1640. Le malaise grandissant dans le milieu commerçant nantais est mesurable à la montée de la xénophobie contre la concurrence étrangère de la décennie 1610 à la décennie 1640, d’abord tournée vers la jeune colonie portugaise 11 avant de s’en prendre à la puissante colonie hollandaise. Les marchands nantais n’étaient pas restés inactifs devant cet effritement de leurs positions et les plus entreprenants avaient essayé de diversifier leurs activités. Le premier effort fut de se lancer directement dans l’armement à la grande pêche morutière sur les bancs de Terre Neuve, en dessaisissant partiellement les petits ports du littoral (Le Croisic, Pornic, les havres de la Baie, Saint-Gilles) de ce rôle ou plus exactement en mettant leurs bateaux et équipages à leur service. De simple port de décharge du poisson, Nantes devint centre d’armement morutier, suivant ainsi l’exemple malouin. Ce trafic très important, aux bénéfices réduits mais réguliers, constitua ainsi la première source de redressement et d’accumulation du capital commercial, susceptible de soutenir d’autres innovations 12 . Vers 1654, l’organisation était bien en place et constituait la partie la plus solide des activités de toutes les grandes maisons de commerce. Mais l’essentiel, pour l’avenir de la ville, était toutefois dans l’expérimentation de la route antillaise. Suivant la colonisation française des îles caraïbes telles que Saint-Christophe, la Martinique et La Guadeloupe, un système d’échanges se mit en place à Nantes pour fournir les îles en matériaux, produits fabriqués et main d’œuvre contre des retours en tabac auquel vint bientôt s’ajouter le sucre. Lancé dans les années 1640, il n’en était encore qu’à ses tout débuts lors de la détention du cardinal. Ainsi, les premiers colons n’avaient pas encore abordé la grande île de Saint-Domingue et les premiers essais de traite négrière de la famille Libault, la plus caractéristique de tous ces entrepreneurs innovants, allaient attendre encore quatre ans 13 . Mais la voie du grand essor nantais par le commerce colonial était tracée. 11 Saupin, Guy, « Un mouvement de xénophobie anti-portugaise à Nantes dans les années 1630 », dans Poussou, Jean-Pierre et alii (éds.), Monarchies, noblesses et diplomatie européenne, Paris, PUPS, 2005, pp. 49-60. 12 Meyer, Jean, « Le commerce nantais du XVI e au XVIII e siècle », dans Bois, Paul (dir.), Histoire de Nantes, Toulouse, Privat, 1977. 13 Saupin, Guy, « Les marchands nantais et l’ouverture de la route antillaise, 1639- 1650 », dans Sanchez, Jean-Pierre (éd.), Dans le sillage de Colomb. L’Europe du Ponant et la découverte du Nouveau Monde (1450-1650), Rennes, PUR, 1995, pp. 173-184. Pour le moment, nous ne connaissons que deux tentatives de traite négrière nantaise en 1658 et 1659. Ces innovations ne semblent pas avoir été poursuivies. <?page no="37"?> 37 Nantes au temps de la captivité du cardinal de Retz Cette mutation commençait par ailleurs à engendrer un renouvellement significatif de l’élite marchande et de ses comportements stratégiques. Les nouvelles perspectives attiraient sur Nantes une immigration française venant non seulement de l’axe ligérien, zone d’influence traditionnelle, mais aussi du Sud-Ouest, et tout spécialement de Bayonne. Les listes du consulat commercial et de la confrérie de la Contractation révèlent l’érosion des positions des anciennes familles, souvent aux commandes depuis plus d’un siècle, et la montée en puissance de nouveaux acteurs, d’implantation récente. Par ailleurs, mieux assurés sur ces secteurs en expansion, nombre d’entre eux ont abandonné une attitude trop défensive, cherchant volontiers derrière la protection juridique du privilège un moyen de repousser la concurrence étrangère, pour une politique plus offensive de progression économique basée sur un bon équilibre entre répartition des trafics et collaborations croisées. Le renversement d’attitude de l’élite marchande face aux marchands hollandais des années 1640 aux années 1660 en est la meilleure illustration 14 . Une vieille ville immobile, mais une périphérie en expansion La ville de résidence surveillée du cardinal de Retz reste une cité d’allure médiévale pour le paysage urbain 15 , la zone intra-muros très densément occupée n’ayant pas connu d’aménagement récent, si ce n’est la construction d’un nouvel hôtel de ville de style Renaissance en 1605-1606, à la place d’un ancien logis seigneurial racheté par la nouvelle municipalité en 1578. L’étroitesse de la surface protégée par les remparts construits au début du XIII e siècle - certainement la plus petite de France pour les grandes villes de cette catégories avec ses 27 hectares - renvoyait à l’extérieur toutes les nouvelles implantations d’édifices publics civils et religieux et les extensions en logements, ateliers, boutiques et magasins. Du point de vue monumental, la ville était principalement marquée par les édifices religieux et ceux de l’administration royale. L’essentiel était concentré du côté est de la ville, proche de sa muraille orientale, avec en succession du sud au nord, le château ducal devenu royal, au bord de la Loire, la cathédrale Saint-Pierre, la collégiale Notre-Dame et le palais de la 14 Croix, Alain (dir.), Nantais venus d’ailleurs. Histoire des étrangers à Nantes, des origines à nos jours, Rennes, PUR, 2007, pp. 65-72. 15 Croix, Alain (dir.), La Bretagne d’après l’Itinéraire de Monsieur Dubuisson-Aubenay, Rennes, PUR, 2006, ch. 24-29, pp. 511-772. Edition critique très soignée d’un journal de voyage très documenté. L’illustration iconographique complémentaire au texte est exemplaire. <?page no="38"?> Guy Saupin 38 Chambre des comptes de Bretagne, au bord de l’Erdre 16 . La principale référence architecturale restait donc le gothique de la fin du XV e siècle 17 , enrichi de quelques apports de la Renaissance au château et surtout à l’hôtel de ville. Socialement, la zone la plus huppée, servant de référence pour la localisation de sa résidence, correspondait au quadrilatère sud-est marqué par le château, la cathédrale, l’hôtel de ville et le vieux château féodal du Bouffay, abritant les cours de justice ordinaire et la prison. Tout ce qu’il y avait de plus notable à Nantes cherchait à se loger dans cet espace d’honneur, surtout sur son flanc oriental. A la différence de Paris, mais à l’instar des autres grandes villes de province, Nantes ne disposait pas encore de grande et belle place. La plupart n’étaient que des carrefours, élargis et irréguliers, de rues à l’image de la place du Change, au croisement des deux grands axes de circulation dans la ville. La place du Bouffay, la plus vaste, entourée de bâtiments hétéroclites dominés toutefois par la vielle forteresse sur son côté ouest et l’hôtel des monnaies sur son côté est, faisait figure de place centrale, tant pour la présence des halles appuyées sur la muraille sud (1628), que pour son utilisation pour toutes les grandes exécutions publiques. Les nouveautés renvoyaient donc vers la périphérie. Elles provenaient de l’expansion économique liée au dynamisme commercial, mais aussi aux diverses conséquences de l’élan religieux d’inspiration tridentine ayant saisi la cité très catholique depuis le début du XVII e siècle. Le premier moteur favorisait les faubourgs des berges de Loire, principalement vers l’aval, le long du port maritime de la Fosse, secondairement vers l’amont, au profit du faubourg de Richebourg. La longue ligne de ponts s’appuyant sur les îles pour traverser le fleuve restait encore très négligée, à la timide exception de sa tête à Pirmil, dans le faubourg Saint-Jacques, bien placée à proximité de la rivière Sèvre, principale voie de sortie des vins nantais. La place du Port-auvin (aujourd’hui place du Commerce), sur la haute Fosse, demeurait le centre du quartier portuaire. C’est sur son flanc ouest que fut érigée la première bourse de commerce de Nantes dans les années 1640, localisation qui allait connaître deux reconstructions successives aux XVIII e et XIX e siècles. L’explosion conventuelle, qui marque la ville comme tant d’autres dans la première moitié du XVII e siècle, enrichit principalement le paysage faubourien, sur le pourtour de la vieille ville, mais principalement sur son flanc oriental où, entre la route de Paris et le faubourg de Richebourg, l’essentiel de l’espace fut saisi par les nouvelles maisons religieuses, mais aussi le nouveau collège de 16 Durand, Yves, « Nantes, de la Renaissance à la Révolution », dans Bois, Paul, op. cit., pp. 155-160. Le cadre urbain. 17 Guillouët, Jean-Marie, Les portails de la cathédrale de Nantes. Un grand programme sculpté et son public, Rennes, PUR, 2003. <?page no="39"?> 39 Nantes au temps de la captivité du cardinal de Retz l’Oratoire et le séminaire diocésain 18 . Cette progression du paysage urbain au détriment des espaces ruraux proches renforça considérablement le double visage de Nantes avec sa face marchande et artisanale à l’ouest et sa face administrative et cléricale à l’est. De son château-prison surplombant le fleuve, le cardinal avait ainsi plus de chance d’entendre le son des cloches des églises conventuelles que le vacarme des quais surencombrés du port de la Fosse, même si les ateliers des artisans de Richebourg et le spectacle du trafic fluvial de Loire pouvaient lui donner une certaine idée de la complexité nantaise. II Une ville au loyalisme monarchique indéfectible depuis la tragédie ligueuse Le pouvoir urbain : la municipalité et les cours de justice Depuis 1565, Nantes dispose d’un échevinage composé d’un maire et de six échevins, aidés d’un procureur du roi syndic, pour organiser la vie collective de la communauté d’habitants et servir d’intermédiaire avec l’administration royale. Aussi fait-elle figure de cité moderne par comparaison à la plupart des autres villes bretonnes demeurées fidèles à la solution ancienne de la gestion municipale par une assemblée générale d’habitants, le plus souvent fermée socialement au XVII e siècle 19 . Cette réforme municipale, concentrant l’essentiel de l’autorité dans un bureau de ville étroit, a été imposée par les marchands à l’ensemble des cours de justice qui n’en voulaient pas, après un conflit qui s’est étendu de 1560 à 1581. C’est dans le bureau de ville placé sous l’autorité du maire que s’élabore la politique municipale nantaise, avec l’aide technique du procureur syndic, juriste élu comme les édiles même s’il ne dispose pas du droit de suffrage, en même temps gardien des droits du roi et des privilèges urbains, véritable mémoire urbaine par sa connaissance de la législation antérieure conservée dans les archives municipales. Ensuite viennent les nécessaires consultations pour tous les problèmes délicats, surtout pour leurs conséquences financières. Il s’agit d’abord du grand bureau, c’est-à-dire tous les anciens maires et échevins passés par les charges qui viennent s’ajouter au bureau servant, formant ainsi la totalité du corps de ville, dans l’épaisseur du temps. Existe aussi, pour 18 Saupin, Guy, « Couvents tridentins et forme urbaine : Nantes du XVII e au XIX e siècle », dans Rousteau-Chambon, Hélène (éd.), Nantes religieuse. De l’Antiquité chrétienne à nos jours, Nantes, Bulletin hors série de la Société archéologique et historique de Nantes et Loire-Atlantique, 2008, pp. 141-158. 19 Saupin, Guy, Nantes au XVII e siècle. Vie politique et société urbaine, 1598-1720, Rennes, PUR, 1996. <?page no="40"?> Guy Saupin 40 plus d’ouverture, l’assemblée générale des corps de la ville, avec les députations de l’Eglise, représentée par deux chanoines, de la Chambre des comptes qui envoie deux conseillers, et enfin du Présidial qui délègue aussi deux officiers. L’appel du consulat commercial ou des capitaines des compagnies de milice bourgeoise est plus occasionnel, lié à des questions économiques ou de défense et maintien de l’ordre. L’assemblée générale des chefs de feux, englobant les « nobles, bourgeois et manants » de la communauté, n’est plus convoquée pour recueillir ses avis depuis les années 1620, mais se maintient toujours comme corps électoral malgré une tentative d’épuration sociale menée par la majorité du bureau de ville de 1631, contrée par la majorité des anciens maires et échevins 20 . L’oligarchie nantaise a largement conservé la liberté de contrôler sa reproduction dans le corps de ville. C’est dû dans un premier temps à l’inexistence de règle d’équilibrage sociologique selon la hiérarchie des états sociaux, comme il en existe dans la plupart des consulats de la France du Sud et dans bien des échevinages de la France du Nord. Là où les habitudes sociales ont imposé la règle coutumière du respect du modèle de la société d’ordres adapté à l’espace urbain avec la déclinaison noblesse, justice (érigée en sorte de quatrième état), marchandise et parfois artisanat, la vie politique nantaise laisse libre cours au jeu ouvert de la compétition des familles et de leurs réseaux d’influence 21 . Alors que le premier type se réfère à une culture traditionnelle relevant d’un idéal a-temporel renvoyant à une idéologie fixiste liée à la préservation de l’ordre naturel divin hiérarchisé, le second modèle inscrit l’institution dans le temps réel en acceptant que l’impact de la conjoncture et de l’évolution des mentalités puisse influer sur la variation sociale de la composition du corps de ville dont le contrôle reste entre les mains des élites urbaines. Comme dans toutes les villes du royaume du XVII e siècle, les modalités de désignation du maire, des échevins et du syndic reflètent la double légitimation de l’institution, tout à la fois représentation de la communauté d’habitants et instance au service de la monarchie 22 . Pour garantir le principe fondamental du gouvernement par les meilleurs, la composition des listes 20 Saupin, Guy, « Ville et culture politique au XVII e siècle. L’oligarchie municipale en crise en 1631 », dans Croq, Laurence (éd.), Le prince, la ville et le bourgeois, Paris, Nolin, 2004, pp. 153-174. 21 La période 1644-1653 fait pourtant exception puisque le maréchal de La Meilleraye a imposé une répartition tripartite des échevins avec un officier des Comptes, un officier du Présidial ou un homme de loi et un marchand. Il y renonce de lui-même au bout de dix ans. 22 Coste, Laurent, Les Lys et le chaperon. Les Oligarchies municipales en France de la Renaissance à la Révolution, Bordeaux, PU Bordeaux, 2007. <?page no="41"?> 41 Nantes au temps de la captivité du cardinal de Retz d’éligibilité ne relève que du grand bureau, soit l’association des maires et échevins en service et sortis de charge. Cette pure cooptation est considérée comme la clé de voûte de l’édifice municipal, le filtre qui qualifie les édiles. Ces listes sont présentées aux électeurs dans l’assemblée du premier mai pour que ces derniers en établissent le classement. Rappelons qu’à Nantes, il s’agit d’une assemblée ouverte des chefs de feu, sans définition statutaire des états sociaux. Une minorité s’y déplace, incluant quand même une forte minorité d’artisans. Ce ne sont pas les rapports de classes qui structurent cette assemblée qui ne peut sélectionner que des notables, mais une véritable compétition entre les réseaux d’influence mobilisés par les candidats ou les protecteurs de ces derniers. Les trois premiers de la liste pour le poste de maire, les six premiers pour deux postes d’échevins à renouveler chaque année, les trois premiers pour le poste de syndic tous les trois ans sont proposés au pouvoir royal pour nomination finale. C’est en réalité le lieutenant général au comté de Nantes qui se charge concrètement de la sélection, après avoir consulté les grandes familles nantaises, surtout celles qui incarnent le loyalisme à la monarchie comme les Charette et les Harouys. Il ne faut pas conclure de cette triple sélection une extinction des libertés urbaines puisque toute la procédure doit être replacée dans le grand système clientéliste qui relie les élites bretonnes à la monarchie. Comme l’oligarchie nantaise reste très vigilante à ne pas se départir du soutien au pouvoir royal, elle en retire immédiatement les bénéfices dans la préservation de son contrôle social sur l’échevinage puisque le pouvoir royal suit la plupart du temps ses préférences, les désaccords légers sur l’ordre de présentation n’étant le plus souvent que des discordances passagères de calendrier. Ce jeu institutionnel et social porte normalement un officier de la justice royale à la tête du corps de ville, la plupart du temps sorti de la cour de la sénéchaussée et du présidial. Pour des raisons techniques, le syndic est habituellement un juriste. La diversification s’opère au sein de l’échevinage. On s’attend à ce que, dans une grande ville de commerce comme Nantes, la représentation marchande soit significative. Ce fut le cas dans le dernier tiers du XVI e siècle, mais également du règne personnel de Louis XIV jusqu’à la chute de l’Ancien Régime, périodes où elle bénéficia d’une réelle prépondérance. Les deux premiers tiers du XVII e siècle font cependant exception puisqu’une forte majorité est alors aux officiers royaux et principalement aux gens de justice 23 . Plus qu’une traduction d’un certain malaise économique et social, ce reflux doit surtout être compris comme une certaine méfiance à l’égard d’un milieu très majoritairement ligueur et pro-espagnol dans la grande rébellion 23 Saupin, Guy, « Sociologie du corps de ville de Nantes sous l’Ancien Régime, 1565- 1789 », Revue Historique, CCXCV/ 2, pp. 299-331. <?page no="42"?> Guy Saupin 42 des années 1590. Ce suivisme jusqu’au-boutiste derrière le duc de Mercoeur, gouverneur provincial en révolte contre le roi Henri IV, aurait pu coûter très cher à la ville en termes de privilèges urbains 24 . Soucieux de réconcilier et de rassembler autour de son trône, le roi a eu la sagesse de les reconduire sans amputation, à l’exception hautement symbolique de l’introduction de la règle du contrôle royal dans les élections municipales. Soucieux d’effacer ce faux pas de la mémoire royale, l’ensemble du corps politique nantais a donc choisi de plutôt pousser les gens de justice dont les chefs les plus glorieux avaient donné l’exemple du loyalisme durant la Ligue. Curieusement, alors qu’il a soutenu activement la relance du commerce nantais, le maréchal de La Meilleraye a renforcé cette orientation en publiant son nouveau règlement électoral en 1644, répartissant les trois postes annuels à pourvoir entre les officiers des comptes et de finances, les officiers du présidial et les hommes de loi, et pour finir les marchands, avant de l’abandonner en 1654. La contradiction entre les deux logiques a facilité ce retour aux formes traditionnelles de désignation, plus favorables à l’enregistrement d’un redressement de la représentation marchande avec la montée en puissance du mercantilisme dans la politique monarchique. Ainsi, le séjour nantais du cardinal de Retz a-t-il correspondu à la phase finale d’une longue exception d’un demi-siècle, puisque le règne personnel de Louis XIV a connu une restauration de l’équilibre traditionnel voyant un groupe d’échevins principalement d’origine marchande présidé par un maire officier royal de judicature. Tableau des membres du corps de ville de 1648 à 1654 Mandat Maires Professions Mandats Echevins Professions 1648-1650 Mathurin Boux Maître Comptes 1648-1651 Jean Bureau Procureur Présidial 1648-1651 Jean Gourdet Marchand 1649-1652 Jean Poullain Avocat Roi Présidial 1649-1652 Charles Moricaud Procureur Présidial 1650-1652 Jean Charette Sénéchal 1650-1653 Jean Fournier Conseiller Présidial 24 Saupin, Guy, Nantes au temps de l’Edit, La Crèche (79), Geste Editions, 1998. <?page no="43"?> 43 Nantes au temps de la captivité du cardinal de Retz Mandat Maires Professions Mandats Echevins Professions 1650-1653 Jean Merceron Marchand draps soie 1651-1654 Jean Regnier Auditeur Comptes 1651-1654 Gilles Desloges Marchand draps soie 1652-1654 Claude Bidé Alloué et lieutenant général au Présidial 1652-1655 Jean de La Haste Receveur général des décimes de Bretagne 1652-1655 Olivier Chevalier Conseiller Présidial 1653-1656 M. Pigeault Conseiller Présidial 1653-1656 M. Belon Notaire royal Ainsi, le maréchal de La Meilleraye a nettement privilégié les gens de justice et surtout les officiers royaux, principalement ceux du Présidial, au détriment des marchands. Il faut y lire un réflexe protecteur de l’autorité royale durant la crise de la Fronde, même si celle-ci n’a trouvé aucun relais à Nantes. Cette politique de précaution explique la désignation de Jean Charette, sénéchal, comme maire en 1650, et de son second, Claude Bidé, en 1652. Notons que trois échevins seront portés ensuite au poste de maire : Jean Poullain, fils du maire de 1639-1642, en 1661-1662, Jean Fournier en 1654-1657, seulement un an après sa sortie de l’échevinage, Jean Regnier en 1673-1675. La municipalité partage ainsi son pouvoir avec les cours de justice royale. Celles-ci pèsent lourd dans les instances de consultation et la présidence de toutes les assemblées élargies revient au sénéchal ou en son absence à un officier supérieur du Présidial, le maire n’ayant que celle du corps de ville, là où se joue quand même l’essentiel. Cette concurrence institutionnelle est d’ailleurs atténuée socialement du fait que le maire vient la plupart du temps des cours de justice, principalement du Présidial, mais aussi de la Chambre des comptes. Comme toute institution publique, la municipalité doit soumettre sa comptabilité à la vérification de la Chambre des comptes. Depuis 1581, le tribunal de police est tenu conjointement par le prévôt et les maire et échevins. Ce compromis, indispensable à cette date pour faire définiti- <?page no="44"?> Guy Saupin 44 vement accepter l’existence de la nouvelle municipalité par les officiers de justice royale, a donné satisfaction. Les longues phases de collaboration sont ainsi plus caractéristiques que les rares moments de tension. L’élaboration des règlements de police urbaine et le jugement des contraventions relèvent ainsi d’un tribunal mixte dans lequel le prévôt compense son infériorité numérique par la qualité de son office royal et le prestige familial de celui qui l’exerce. Toutefois, puisque la plupart des maires sont pris parmi les officiers supérieurs du Présidial, le prévôt se retrouve socialement dans une position inférieure, comme obligé au sein d’une relation clientéliste. C’était particulièrement le cas lorsque le maire était un membre ou un protégé direct des Charette ou des Harouys, les deux grands lignages dominant la vie politique nantaise. Ces réseaux relationnels sont aussi importants sinon plus que le respect de l’équilibre institutionnel pour comprendre le bon fonctionnement du tribunal de police nantais. Vers 1654, Nantes est cependant à la veille d’un tournant majeur en ce qui concerne ses relations administratives avec le pouvoir royal. Ce sont les dernières années de large autonomie de gestion, la seule obligation étant jusque-là de répondre aux exigences financières de la monarchie tout en négociant au mieux la préservation des privilèges urbains, quitte à racheter les exemptions de taxes afin d’éviter leur mise en place. Le contrôle des comptes ne se faisait qu’a posteriori, limité à la vérification de la concordance entre les entrées et sorties d’argent, entre les dépenses du miseur (trésorier) et les ordonnances délivrées par le procureur syndic au nom des maires et échevins. A la différence de bien d’autres provinces, la Bretagne n’avait pas encore d’intendant, l’essai tardif de Mazarin en 1647 s’étant abîmé dans la Fronde. Du côté gouvernemental, c’était encore le règne du surintendant général des finances Nicolas Fouquet, disgracié et emprisonné au château de Nantes en 1661. Colbert n’avait pas encore lancé la grande opération d’apurement des dettes des villes qui devait aboutir à un encadrement strict des dépenses ordinaires et à la soumission à autorisation préalable, attribuée à l’intendant par l’édit de 1683, de toutes les dépenses extraordinaires, cette mise sous tutelle ayant pour but essentiel de garantir la capacité financière des villes à lever ou à emprunter de l’argent au nom du roi, en préservant la confiance du public dans la solidité de leur gestion. Une ville bien insérée dans le réseau de clientèle de Mazarin, hérité de Richelieu Le séjour du cardinal de Retz se place dans la dernière phase d’un cycle politique commencé en 1626, avec l’introduction de la Bretagne dans le système clientéliste du cardinal de Richelieu, entré au conseil du roi deux ans plutôt. <?page no="45"?> 45 Nantes au temps de la captivité du cardinal de Retz En cinq ans, le cardinal-ministre a mis en place tout son réseau dont l’action lui a permis de se saisir de la fonction de gouverneur de Bretagne en 1631, sur la proposition suscitée des Etats provinciaux de 1630. Les grandes étapes en sont connues : fidélisation du duc de la Trémoille par sa promotion comme président de l’ordre de la noblesse pour contrer le duc de Rohan, chef du parti huguenot en rébellion armée contre le roi dans la décennie 1620, destitution du duc de Vendôme de son gouvernement de Bretagne en 1626 comme sanction de sa prise d’armes liée au complot de Chalais, envoi aux Etats de Bretagne de tout un réseau de protégés constitué au sein des grandes familles nobles de la province 25 . Parmi ces derniers, se trouvent bien des puissances du comté nantais dont le baron de Pontchâteau, le marquis de Goulaine, le marquis de Sesmaisons, mais aussi le duc de Retz, dont l’ancien intendant, René de Bruc, sieur de la Grée, était élu sur la charge de procureur syndic des Etats depuis 1619. Charles de Cambout, baron de Pontchâteau, cousin de Richelieu, acquéreur de la baronnie de la Roche-Bernard en 1636, est une des pièces maîtresses du contrôle de la province. Il occupe la lieutenance générale de Basse-Bretagne et le gouvernement de Brest. Il disparaît prématurément en 1641, laissant un fils de six ans. Cela renforce le poids politique de Charles de La Porte, duc de La Meilleraye, lui aussi cousin du cardinal, bientôt maréchal de France. C’est à lui que Richelieu avait confié la lieutenance générale de Bretagne, ainsi que la lieutenance particulière du comté nantais, dont il s’était stratégiquement fait pourvoir en 1632. À la mort du cardinal en 1642, il conserve la première, au nom de la reine-mère qui a repris le gouvernement provincial, mais devient titulaire officiel de la seconde. Il exerce les deux responsabilités jusqu’à son décès en 1664. Dans les années 1630 et 1640, il est ainsi régulièrement nommé premier commissaire du roi aux Etats de Bretagne, c’est-à-dire principal responsable de la négociation des prélèvements financiers pour le compte de la monarchie. C’est le véritable patron de toute la vie politique nantaise, et les grandes familles nobles de la ville qui désirent exercer leur influence doivent absolument être étroitement liées à sa personne. C’est le cas des Charette et des Harouys, les plus anciennes, mais aussi des Blanchard, des Becdelièvre ou des Bidé, parmi les lignages émergents les plus en vue. Les honneurs et les grâces financières ont récompensé ces serviteurs fidèles comme Armand du Cambout, qui a épousé la fille du chancelier Séguier et qui voit ses terres érigées en duché-pairie de Coislin en 1663. Le duc de Mazarin, fils du maréchal de La Meilleraye, qui a épousé la dernière nièce du cardinal et hérité de l’essentiel de sa fortune, a d’ailleurs succédé de manière éphémère à son père en 1664-1665, avant de démissionner pour se 25 Collins, James B., op. cit., pp. 209-250. <?page no="46"?> Guy Saupin 46 consacrer au gouvernement stratégique de l’Alsace, province nouvellement annexée aux traités de Westphalie en 1648. Les rapports entre la municipalité nantaise et La Meilleraye ont été excellents, ce qui a permis l’exercice d’une tutelle politique souple, plus protectrice qu’arbitraire. Les relations avec les cours de justice ont été facilitées par la forte connexion des grands lignages dans le même réseau clientéliste. Le maréchal s’est beaucoup intéressé à Nantes, en aidant à la construction d’un nouvel hôtel-Dieu, à la transformation du sanitat des pestiférés en hôpital des pauvres, à la reconstruction du collège Saint-Clément, mais surtout en soutenant le nouvel élan commercial de la ville à travers l’édification de la première bourse de commerce en 1641-1643, la formation d’une compagnie de commerce, orientée vers le commerce de l’Océan Indien de 1654 à 1664, avant de céder la place à la nouvelle compagnie des Indes orientales à échelle nationale. Il sert aussi de pacificateur dans le conflit opposant marchands nantais et hollandais de 1645 à 1647, les deux parties ayant porté la procédure devant le conseil du roi. La Fronde n’a pas touché la Bretagne qui n’a connu ni prise d’arme nobiliaire, ni rébellion urbaine. La seule tension politique est née d’une crise d’exacerbation de la rivalité classique entre les deux plus grandes familles nobiliaires bretonnes pour tenir le premier rang aux Etats provinciaux 26 . Alors que cette supériorité était souvent reconnue aux Rohan, l’entrée en disgrâce pour avoir conduit la révolte armée du parti huguenot de 1620 à 1629 a profité aux La Trémoille, barons de Vitré, qui ont le plus souvent accaparé la présidence de l’ordre nobiliaire de 1623 à 1645. Après la paix d’Alès et l’édit de Nîmes qui ont obligé les huguenots à réviser totalement leur ligne politique pour adopter une stratégie de loyalisme indéfectible avant d’assurer leurs privilèges religieux et juridiques par la protection souveraine du roi absolu, les Rohan ont pensé que leur temps de purgatoire devait s’achever. Vexés de constater que, dans le contexte périlleux de la Fronde, Mazarin ait de nouveau préféré le duc de la Trémoille pour présider la noblesse aux Etats de 1649, le duc de Rohan prétendit tenir à Rennes des Etats concurrents de ceux qui devaient se réunir à Nantes pour la session de 1651. Il ne parvint à rassembler qu’un petit nombre de nobles, mais reçut le soutien actif du parlement de Bretagne, dressé contre l’autoritarisme du maréchal de La Meilleraye. Ce dernier fit condamner l’initiative rennaise, tout en écartant prudemment les deux rivaux de la présidence contestée. Ce n’était que pure tactique puisque celle-ci fut de nouveau confiée à La Trémoille aux Etats de 1653 et 1655. L’assemblée provinciale fit payer au parlement son manque de 26 Pocquet Du Haut Jusse, Barthélémy, Histoire de la Bretagne, Rennes, 1913, volume 5, pp. 419-453. <?page no="47"?> 47 Nantes au temps de la captivité du cardinal de Retz loyalisme en développant toute une série de critiques contre son fonctionnement, campagne dont le point d’orgue fut la demande d’abolition de la vénalité des offices en 1653. Cette querelle tranchait totalement avec la solidarité dont faisaient preuve normalement les deux institutions dans la préservation des libertés bretonnes. La fin de la Fronde permit de renouer rapidement avec l’ordre politique ordinaire. Ainsi la mise en résidence surveillée du cardinal de Retz au château de Nantes s’est déroulée au sein d’une grande ville du royaume qui était tout sauf immobile, mais fermement intégrée dans un système clientéliste directement connecté au plus haut sommet de l’Etat depuis le ministériat de Richelieu et incarné sur place par l’immense autorité du maréchal de La Meilleraye 27 . S’accordant bien avec l’oligarchie municipale, dominée par les officiers royaux et les gens de justice, qui souhaitait gommer totalement le souvenir de la rébellion ligueuse par le maintien d’un loyalisme indéfectible, ce lieutenant général put développer à Nantes un patronage protecteur, dans une tutelle politique souple, respectueuse de l’auto-contrôle des élites sur la distribution du pouvoir local. Dans une ville portuaire face à son destin, il sut accompagner les forces vives de l’élite commerciale afin de les aider à préférer une stratégie économique offensive plutôt que de se réfugier derrière des privilèges contestés. 27 Bourgeon, Jean-Louis, « L’invitation au château… (mi-17 e siècle) », dans Croix, Alain (éd.), Du sentiment de l’histoire dans une ville d’eau. Nantes, Thonon-les-Bains, Ed. de l’Albaron, 1991, pp. 89-101. <?page no="49"?> Biblio 17, 196 (2011) « Trivelin sur le trône » : l’image de Mazarin dans les Mémoires de Retz S IMONE B ERTIÈRE Paris C’est sur la pointe des pieds et par la petite porte que Mazarin fait son entrée dans les Mémoires de Retz. Sa promotion aux fonctions de premier ministre est loin de constituer un événement. Pas un mot sur la stupéfaction dont tant d’autres témoignages font état 1 . N’ayant pu arracher le Père de Gondi à sa cellule de l’Oratoire, Anne d’Autriche « se mit entre les mains du cardinal Mazarin 2 ». Elle le choisit donc « faute d’autre 3 » est-il dit un peu plus loin. Bref, il est appelé à jouer les utilités, comme on dit au théâtre. Et c’est d’emblée minimiser son rôle. Dans les quelques pages consacrées à la « bonne régence », l’accent est mis sur son insignifiance : « L’on voyait sur les degrés du trône, d’où l’âpre et redoutable Richelieu avait foudroyé plutôt que gouverné les humains, un successeur doux, bénin, qui ne voulait rien, qui était au désespoir que sa dignité de cardinal ne lui permettait pas de s’humilier autant qu’il l’eût souhaité devant tout le monde, qui marchait dans les rues avec deux petits laquais derrière son carrosse 4 . » Comme pris sur le vif, le récit des diverses escarmouches qui l’opposent à Retz laisse entrevoir un homme qui cherche ses marques, hésitant entre fermeté et complaisance, et usant de subterfuges pour rabattre l’envol du jeune et remuant coadjuteur. Cependant son image n’est pas entièrement négative 5 1 Par ex. La Rochefoucauld, Mémoires, éd. Gallimard Pléiade, pp. 64-65. 2 Retz, Mémoires, éd. Pochothèque, p. 273. Cf. aussi p. 281. 3 Ibid., p. 305. La Rochefoucauld souligne au contraire que Mazarin, dès avant la mort de Louis XIII, avait fait « beaucoup de progrès dans l’esprit d’Anne d’Autriche » (p. 63). 4 p. 282. 5 Par exemple, après la harangue de clôture de l’assemblée du clergé : « M. le cardinal Mazarin me mena […] souper tête à tête avec lui. Il me parut pleinement désabusé des impressions que l’on lui avait voulu donner contre moi, et je crois, dans la vérité, qu’il croyait l’être. Mais j’étais trop bien à Paris pour être longtemps bien à la cour… » (p. 297). <?page no="50"?> Simone Bertière 50 et les jugements restent mesurés, parce que l’avenir semble encore ouvert. Mais tout bascule soudain lorsque le mémorialiste, au seuil de la Fronde, suspend la chronique et prétend se poser en historien. Changement d’échelle : le champ s’élargit à des vues d’ensemble. Changement de temporalité : à l’évocation sur pièces, au fil des jours, inscrite dans le temps, succède le portrait définitif, sub specie aeternitatis. Changement de ton : les notations fines et nuancées laissent place à une charge d’une extrême violence. Cette mutation n’est pas le fruit d’un hasard. C’est quand il essaie de penser la Fronde et plus généralement les mutations qui ont marqué son époque, que Retz est amené à construire une nouvelle image de Mazarin. Il lui est impossible d’oublier - même provisoirement, pour préserver l’intérêt du récit - que celui-ci a gagné haut la main une partie dont lui-même est le plus notable perdant. Quant au bilan de son action ministérielle, il éclate : Louis XIV règne en maître absolu sur un royaume pacifié et la France est désormais la puissance dominante en Europe. Succès inacceptable aux yeux du mémorialiste qui s’efforce de le rendre à la fois immérité et inintelligible. Je tenterai donc de montrer ici comment il s’applique à dénigrer la personne du cardinal, puis comment il lui dénie tout mérite dans sa victoire, avant de tirer les leçons de ce parti pris. * C’est au seuil de la Fronde, et non au lendemain de la passation de pouvoirs, que Retz place le fameux parallèle opposant trait pour trait les deux cardinaux ministres qui se sont succédé à la tête du pays 6 . Le portrait du premier ne vise pas, malgré les apparences, à servir de conclusion au récit de son règne, car il ne colle que très imparfaitement à l’image, beaucoup moins flatteuse, qui a été donnée de lui dans la première partie des Mémoires. Richelieu, désormais exonéré de tout reproche, puisque ses vices apparaissent comme la rançon de ses éminentes vertus, n’est là que pour servir de repoussoir à Mazarin : un grand homme, et son « impudent imitateur ». Contre Mazarin, Retz sort la grosse artillerie. Au risque de manquer sa cible. Car l’image qu’il en donne cesse de s’appuyer sur le vécu, sur l’expérience, auxquels il substitue des idées préconçues. Et il fige le personnage. Au départ, on trouve les préjugés nobiliaires habituels : « Sa naissance était basse et son enfance honteuse. » À l’appui, des anecdotes que l’auteur ne se soucie pas de vérifier. L’une est probablement démarquée d’une source qu’il se contente de copier servilement : c’est la seule explication à la leçon absurde « au sortir du Colisée », évidemment une mauvaise lecture de Col- 6 pp. 303-307. <?page no="51"?> 51 « Trivelin sur le trône » lège - le fameux Collège Romain, où Mazarin fit en effet ses études et au sortir duquel il partagea quelque temps la dolce vita de la jeunesse dorée de la ville sous le règne des Barberini 7 . Qu’il fût joueur - et excellent joueur -, la chose est avérée. Qu’il trichât, nous n’en savons rien. Les anecdotes suivantes, elles, sont erronées. Il fut bien capitaine d’infanterie dans les armées pontificales, mais la troupe à laquelle il appartenait arriva trop tard pour participer aux opérations en Valteline ; le futur nonce, Nicolò di Bagni, qui commandait en chef, ne l’eut pas directement sous ses ordres 8 . Sa nonciature en France n’était pas due au cardinal Antoine Barberini, mais à son frère aîné, Francesco, et elle n’avait rien d’un cadeau : il s’agissait d’une mission impossible, destinée à le brouiller avec Richelieu 9 . S’il réussit à retourner la situation en sa faveur, c’est qu’il avait prouvé au cardinal son attachement aux intérêts de la France. Il est exact qu’il sut aussi le distraire par son esprit, par sa compétence en matière artistique et par le charme de sa conversation. Mais il n’eut pas besoin de Chavigny pour lui servir d’introducteur. Il connaissait Richelieu depuis cinq ans, et c’est celui-ci, au contraire, qui chargea Chavigny de lui procurer un agréable séjour. Réduisons donc ces anecdotes à ce qu’elles sont, des moyens destinés à lester de concret un portrait tout entier construit comme une suite de variations sur un thème unique : la bassesse, le « vilain cœur » - entendez vilain comme antonyme de « noble ». Un homme sorti d’aussi bas ne pouvait être que vil. Il est le type même de l’anti-héros. Son image s’inscrit dans un cadre prédéterminé, fourni par des références littéraires et historiques. Ces références opèrent le passage du noble au trivial. Plutarque et sa Vie des hommes illustres, sous le patronage de qui se place implicitement le parallèle, plante le décor, celui d’un monde où les médiocres n’ont pas leur place. Tacite, plus pessimiste, procure la transition : de même qu’Auguste avait choisi en Tibère un héritier dont la nullité le fît regretter, Richelieu n’aurait poussé Mazarin qu’afin de s’assurer un faire-valoir posthume. Comme dans tous les portraits du temps, c’est la morale aristocratique qui fournit les catégories utilisées pour le caractériser. D’abord, il ne tient pas ses promesses. Or le respect religieux de la parole donnée est pour un noble un 7 J’ai bien vérifié : le manuscrit porte nettement Colisée, et non Collège. Plutôt qu’un lapsus calami, je vois là le démarquage étourdi d’une source inconnue. 8 Il y avait deux frères Bagni. L’un Giovanni-Francesco, nonce à Paris de 1627 à 1630, fut un ami très proche de Mazarin. Il mourut en 1642. Le second, Nicolò, également nonce de 1644 à 1656, avait d’abord entamé une carrière militaire avant d’entrer dans les ordres. Retz le présente plus loin (p. 1108), comme un « homme de bien », mais d’une grande crédulité, « facile et tout propre à être trompé ». 9 Voir sur ce point mon Mazarin, le maître du jeu, p. 115 sq. <?page no="52"?> Simone Bertière 52 impératif majeur 10 . Ensuite, il n’est ni reconnaissant, ni vindicatif : autrement dit, il n’a pas le sens de l’honneur, ce que confirme son peu de souci pour sa réputation. Si l’on y ajoute la lâcheté, la fourberie et le vol, on a l’exacte antithèse du héros tel que le dépeint la tradition. Les quelques qualités - esprit, enjouement, insinuation, manières - qui lui sont concédées du bout des lèvres, ne sauraient compenser la tare irrémédiable que lui vaut sa naissance : il ne sera jamais qu’un « vilain », voué au mépris. Le verdict n’est pas original : c’est celui qu’ont porté sur lui la plupart des contemporains. Ce qui est propre à Retz, c’est la forme donnée à ce verdict. Je n’insisterai pas sur l’appareil rhétorique - très lourd - mis en œuvre ici : le jeu d’antithèses et de négations qui vide le personnage de sa substance, le recours systématique au principe de causalité - « parce que… parce que… » - qui permet de rapporter les traits relevés à leur prétendue source : une bassesse congénitale. Mais le coup de génie du mémorialiste est de lui donner un visage familier, immédiatement chargé de connotations péjoratives, celui d’un des acteurs de la commedia dell’arte, Domenico Locatelli, créateur d’un type de laquais poltron, ignorant mais rusé, arrogant mais servile, souple comme l’anguille, maître en fourberie et imposture : Mazarin « parut d’abord l’original de Trivelino principe 11 ». L’assimilation du cardinal à un valet de comédie n’est pas nouvelle, elle avait été abondamment exploitée par les pamphlétaires de la Fronde. Elle permet d’utiliser au passage contre lui tous les stéréotypes xénophobes répandus contre les Italiens, notamment le machiavélisme, auquel on impute son absence de scrupules. Mais elle implique un angle d’attaque inhabituel de la part d’un mémorialiste. L’arme choisie par Retz pour abattre Mazarin est le ridicule. Il faut reconnaître que le cardinal tard venu de Rome y prêtait le flanc. La « teinture du ridicule » prenait sur lui, ce qui est rare chez un ministre 12 . À cause de son accent, tout d’abord, si facile à reproduire dans la prononciation et la graphie, un accent à couper au couteau dont il ne put jamais se débarrasser, 10 Attention ! Le mot de religion ne met pas ici en cause les convictions ou la pratique religieuse de Mazarin : on use dans ce cas du terme piété (cf. le portait de la reine, p. 402). Il désigne dans ce contexte, comme la plupart du temps chez Retz, les scrupules éprouvés à trahir un engagement ou à violer la morale. Il en va de même pour la notation figurant dans le portrait de Richelieu, deux pages plus haut : « Il avait assez de religion pour ce monde. Il allait au bien, ou par inclination ou par bon sens, toutefois que son intérêt ne le portait pas au mal, qu’il connaissait parfaitement quand il le faisait. » 11 Peu importe qu’aucune pièce de ce titre ne figure parmi les canevas qui sont parvenus jusqu’à nous. 12 p. 381. <?page no="53"?> 53 « Trivelin sur le trône » qui renvoyait aussitôt à la comédie italienne 13 . À cause de son vocabulaire, parfois peu sûr les premières années, qui pouvait prêter à confusion 14 . À cause de sa tournure d’esprit, marquée d’une ironie subtile qui, très mal acceptée, ouvrait la voie à toutes les déformations 15 . D’une manière plus générale, le statut de personnage de comédie assigné d’entrée de jeu à Mazarin autorise Retz, dans un récit sérieux, à recourir à un registre de langue familier, donc dévalorisant. Tout au long du récit, on verra ainsi surgir des expressions familières : il « court après son esteuf », cherche le moyen de « remonter sur sa bête », il n’est « qu’un pantalon » - autre laquais de comédie, ou « un misérable … bon à pendre 16 ». Tout ce qu’il fait s’en trouve rabaissé. Ce changement de registre aboutit parfois à le laver de certains reproches, mais c’est pour mieux l’abaisser. En voici un exemple typique. Dans le portrait, l’enrichissement si souvent reproché - non sans raison - à Mazarin se trouve réduit à du « filoutage » : faute mineure, mais comportement de laquais. Car accorder à Mazarin le statut de prévaricateur de haut vol serait le grandir. Et j’en viens à me demander si la facilité avec laquelle Retz se range à l’idée que les relations du cardinal avec Anne d’Autriche restèrent chastes 17 ne doit pas quelque chose à des arrière-pensées de ce genre. Trivelin sur le trône, oui. Trivelin dans le lit de la reine? Ce serait lui faire beaucoup trop d’honneur. Privé de son titre, désigné par un simple nom propre, parfois affublé - à la manière italienne? - d’un article défini méprisant - « le Mazarin » est livré aux moqueries du lecteur comme il l’avait été naguère à celles des Frondeurs. Retz, prisonnier de l’image qu’il a forgée en abordant le récit de la guerre civile, n’en démordra pas : le cardinal ministre ne sera jamais pour lui qu’un « godenot 18 », une marionnette sans consistance. * Reste que ce fantoche est sorti indemne de tous les dangers et qu’il est venu à bout de tous ses ennemis. Certes, dans La Conjuration de Fiesque, Retz s’est employé à dissocier du succès, tributaire des contingences, les vertus intrinsèques qui font le grand homme : il existe des héros vaincus. Mais peut-il y 13 Cf. une « méchante rouse du Mazarin » (p. 435). L’arrêt d’Union fut de même transformé en « arrêt d’oignon ». 14 Par exemple entre insolito et insolemment, p. 291. 15 Voir par ex. ses « apophtegmes », autrement dit les exemples familiers dont il use parfois : celui des glands au collet (p. 381), dont les pamphlétaires firent leur miel, ou celui du loup et des brebis, peu clair (p. 323), que Retz invoque pour observer « qu’il sied encore plus mal à un ministre de dire des sottises que d’en faire ». 16 pp. 637, 321, 348, 678. 17 p. 867. 18 p. 1028. <?page no="54"?> Simone Bertière 54 avoir des anti-héros vainqueurs? C’est une contradiction dans les termes, un scandale pour l’esprit. Dans le portrait, intemporel, Retz parvient à dissimuler le triomphe du faquin : évoquées très incidemment, adversité et prospérité se répondent dans sa carrière en un équilibre trompeur 19 . Mais dès la page suivante, lorsqu’il reprend le récit, il ne peut éviter de s’interroger sur l’action politique de Mazarin et il se trouve embarrassé par l’héroïsation de Richelieu à laquelle il vient de se livrer. Selon lui, la vraie grandeur - en bien comme en mal - suppose les grands desseins. Il a crédité Richelieu de deux desseins « presque aussi vastes que ceux des Césars et des Alexandres » : celui d’abattre le parti de la religion et celui d’attaquer la formidable maison d’Autriche. À quoi il faudrait ajouter, comme le dit pertinemment La Rochefoucauld, « la ruine des grandes maisons du royaume 20 ». Et si, à sa mort, il avait en effet « consommé le premier », le second n’était pas « bien avancé », quoi qu’en dise Retz 21 , et l’issue de la guerre contre l’Espagne était compromise par les révoltes nobiliaires à répétition. Or Mazarin a assumé en totalité l’héritage de son illustre aîné et il a accompli tout ce qu’avait projeté celui-ci et même davantage. C’est un fait. Alors, faute de pouvoir réduire à néant l’inacceptable victoire de son rival, Retz entreprend de lui en refuser le mérite, préférant l’attribuer à ses propres fautes et à celles de son parti, plutôt que de reconnaître au « gredin de Sicile 22 » la moindre continuité de vues, la moindre maîtrise dans la conduite des affaires, le moindre « grand dessein ». Il est servi en cela par l’option autobiographique, qui le conduit à répartir très inégalement l’éclairage entre les divers acteurs de la Fronde. Son histoire et celle de Mazarin forment dans les Mémoires comme l’endroit et l’envers d’une même tapisserie, mais il en montre surtout l’endroit et prend rarement la peine de renverser le point de vue. Il raconte ce qu’il a vu et ce qu’il a vécu. En dépit de ce que semble annoncer la parallèle entre Richelieu et Mazarin, celui-ci n’est pas au centre du récit. Il n’apparaît que comme partenaire ou adversaire des Frondeurs, par intermittences. Mais il reste la plupart du temps une figure distante. Et c’est déjà un signe, et comme un déni d’importance. On ne le voit pas - ou très peu - agir et surtout on ne 19 « … ces qualités eurent, dans l’adversité, tout l’air du ridicule, et ne perdirent pas, dans la prospérité, celui de fourberie. » (p. 306). 20 Op. cit., p. 35. 21 p. 280. À ces deux desseins, La Rochefoucauld en joint avec raison un troisième, « la ruine […] des grandes maisons du royaume ». Délibérée ou non, l’omission de ce dernier dessein par Retz est significative : la mise au pas de la noblesse, dont Richelieu n’était pas venu à bout et qu’a réalisée Mazarin, était-elle à ses yeux un grand dessein? 22 Cette injure, très répandue pendant la Fronde, est placée dans la bouche de Condé, p. 358. <?page no="55"?> 55 « Trivelin sur le trône » s’interroge pas sur le sens de son action. Les effets de ce postulat sont perceptibles sur deux plans. D’une part, la peinture psychologique déplace l’accent, de la bassesse vers d’autres thèmes. Et d’autre part, la structure même du récit en est affectée. Certains thèmes évoqués dans le portrait n’apparaissent que rarement par la suite. Certes, on peut relever quelques formules éblouissantes. Une des plus célèbres - « Le cardinal Mazarin, qui avait beaucoup d’esprit, mais qui n’avait point d’âme » - dénonce sa prétendue ingratitude à l’égard de Condé, qui l’avait « sauvé de la potence » lors de la guerre de Paris 23 . Mais le grief d’enrichissement n’est pas repris 24 . Rien sur ses mœurs supposées, après une allusion initiale très indirecte 25 . Au contraire, on voit courir comme un fil rouge tout au long du texte un thème nouveau, celui de l’incapacité, de l’incompétence. Dès le portrait apparaissaient en négatif les limites intellectuelles de Mazarin : en lui reconnaissant « de l’esprit, de l’insinuation, de l’enjouement », Retz lui déniait implicitement l’intelligence, sinon sous la forme de finesse et de ruse. Dès qu’il entame le récit de la Fronde, il impute aux maladresses de ce « médecin très inexpérimenté la responsabilité de l’explosion 26 . Il postule comme allant de soi qu’il lui manque la vraie intelligence, celle de l’homme d’Etat qui voit les choses de loin et de haut. Et qu’il lui manque également la volonté, l’énergie. Il ne cessera, d’un bout à l’autre des Mémoires, de dénoncer les méfaits de ces prétendues déficiences. Aveuglement, hésitations, volte-face, « contretemps », imprudences et « fautes » de toutes sortes : les exemples pullulent. En voici quelques-uns. « Il faudrait des volumes pour vous raconter toutes ses fautes » (début de la Fronde). « Le cardinal Mazarin, ignorantissime en toutes ces matières » (fin 1647, il s’agit des us et coutumes du Parlement). « Ignorance », « incapacité » (décembre 1648). « L’imprudence du Mazarin » aurait poussé la reine à refuser audience aux gens du roi (7 janvier 1649) ». « L’ignorance du Mazarin ne garda point de mesure dans sa puissance » (octobre 1649). « Son irrésolution naturelle » l’aurait conduit à « lanterner » cinq ou six jours, contre toute prudence, avant d’arrêter les Princes : l’idée ne vient pas à Retz qu’il fallait trouver des prétextes pour les attirer tous trois ensemble au Palais-Royal (janvier 1650). Il cherche à « couvrir son imprudence et sa légèreté », qui ont aggravé les troubles de Guyenne (septembre 1650). Etc, etc… 27 . Bref Retz nous brosse l’image d’un ministre faible, timoré, pusillanime, indécis, gouverné par ses 23 p. 557. 24 Sinon incidemment, ou à titre polémique. 25 « … la protection du cardinal Antoine, qui ne s’acquérait pas, en ce temps-là, par de bons moyens » (p. 305). 26 pp. 307-308. 27 Voir respectivement pp. 307, 311, 368, 374, 386, 577, 611, 637. <?page no="56"?> Simone Bertière 56 collaborateurs 28 , qui navigue à l’aveugle, ballotté par le flot, avec pour seul souci de se maintenir. De temps en temps, cependant, il lui vient des doutes. Parfois spontanément, comme lors du complot des Importants : « Cette mine, ou fit peur au cardinal Mazarin, ou lui donna lieu de feindre qu’il avait peur 29 . » Ou à propos de la paix de Rueil, quand, pour une fois, il rend hommage à son habileté tactique 30 . Ou bien, lorsqu’il reconnaît, à contre-cœur, que le cardinal, après avoir tenté en vain de négocier avec Turenne entré en rébellion, a fait preuve d’esprit de décision en détachant de lui son armée par le paiement des arriérés de solde 31 . Mais c’est surtout lorsque le personnage est partie prenante dans des scènes remémorées que son image se nuance. Le souvenir vivant fait soudain irruption dans le récit. Ainsi de la fameuse scène du Palais-Royal à la veille des barricades, où la tonalité burlesque ne parvient pas à dissimuler d’une part que Mazarin contrôle à la perfection l’impulsivité de la reine, d’autre part qu’il joue au coadjuteur un beau tour de sa façon en l’envoyant porter aux émeutiers des promesses creuses : ce n’est pas là comportement d’un incapable. Plus loin, lors des entretiens entre les deux hommes à la veille de l’arrestation de Condé, Mazarin, échappant à la déformation caricaturale, finit par se montrer sous un jour nuancé 32 . Malheureusement les occasions de le saisir sur le vif se font rares à mesure que le temps passe. En effet, dans les années 1650-1652, son chemin ne croise plus guère celui de Retz. L’équilibre du récit s’en trouve affecté. Souvent éloigné de la capitale et, apparemment, des affaires, le personnage passe à l’arrière-plan dans une sorte de pénombre. Son visage s’estompe, tandis que l’attention se focalise sur Gaston d’Orléans. Bien qu’on sache que c’est lui qui tire les ficelles, son absence physique permet, lorsque se profile la défaite 28 « Cet homme [Particelli d’Emery], qui avait été condamné à Lyon à être pendu, dans sa jeunesse, gouvernait, même avec empire, le cardinal Mazarin, en tout ce qui regardait le dedans du royaume » (pp. 308-309). Et aussi : « Servien avait corrompu l’esprit du Cardinal à l’égard de la paix générale, à un point qui ne se peut imaginer » (p. 649). Cette dernière affirmation, qui attribue à l’influence de Servien le refus de signer avec les Espagnols une paix blanche qui annulerait toutes nos conquêtes, traduit une méconnaissance complète des vrais desseins de Mazarin, décidé à régler une fois pour toutes les prétentions espagnoles à l’hégémonie. 29 p. 278. 30 « Il joua et couvrit très bien son jeu en cette occasion. » (p. 496). 31 « Ce désespoir de négociation […] ne l’empêcha pas de négocier, le cardinal ne s’en pouvant jamais empêcher par son naturel ; et il fit toutefois que, contre son ordinaire, il ne se fia pas à sa négociation ; et ainsi, il amusa nos généraux, cependant qu’il envoyait huit cent mille livres, qui enlevèrent à M. de Turenne son armée. » (pp. 491-492). 32 pp. 606-608. <?page no="57"?> 57 « Trivelin sur le trône » inéluctable des Frondeurs, de lui substituer la cour comme principal actant du jeu politique. Au point même qu’il hésite à attribuer à Mazarin l’initiative de son arrestation : nous savons, nous, que le cardinal avait mûrement pesé la chose et qu’il en avait minuté l’exécution 33 . Dans le récit des derniers mois de la Fronde, Retz retire par là au ministre toute responsabilité, même négative, dans la gestion des affaires, il le réduit à néant 34 . C’est la cour qui est censée commettre les imprudences et multiplier les fautes. Mais comme les fautes en question ont tout de même conduit à la victoire, il reste à trouver à ce succès des causes étrangères à l’action de Mazarin. L’une réside dans la « mauvaise conduite de ses ennemis 35 ». Pour cela, Retz n’hésite pas à s’incriminer lui-même et surtout à incriminer ses amis et alliés. Il recourt d’autre part à une explication non rationnelle : c’est l’événement, le hasard, la fortune qui en ont décidé. Ainsi, en septembre 1652, le refus par la cour de recevoir la députation de l’Hôtel de Ville fut une de ces fautes que « la fortune toute seule tourna à son avantage 36 . » Ainsi, en octobre 1652, l’ultimatum envoyé à Gaston d’Orléans fut une faute « consacrée par l’événement » ; mais elle est, selon Retz, « une des plus grandes et des plus signalées qui ait jamais été commises dans la politique 37 ». De vrais miracles, donc 38 . Mais c’est la cour, et non Mazarin, qui en a été gratifiée par la providence. * Une telle image est très évidemment fausse. Retz s’en tient à ses préjugés initiaux et ne s’interroge pas sur les motivations du ministre. Ou quand il le fait, c’est pour conclure à une impossibilité : « Je n’ai jamais pu m’imaginer... », « Je n’ai jamais pu comprendre 39 … » Il s’agit toujours de points de détail. 33 Voir sur ce point mon Mazarin, pp. 436-439. 34 Une exception çà et là, comme p. 1055, lorsqu’il met dans la bouche du président de Bellièvre une remarque de bon sens : « Monsieur le Cardinal joue le droit du jeu en l’état où sont les affaires. » Ou comme p. 1060 : « L’imprudence, ou plutôt l’ignorance et du Cardinal et des sous-ministres, fut sur le point de précipiter leur parti, par une faute qui devait leur être plus préjudiciable sans comparaison que la défaite même de M. de Turenne (septembre 1652). 35 p. 1030. 36 p. 1058. 37 p. 1071. Voir aussi, p. 1048 : « L’événement, qui fut favorable à la cour, a justifié cette conduite », ou, p. 1077 : « L’événement a encore justifié cette imprudence. » 38 Le mot figure dans le texte p. 1059. 39 « Je n’ai jamais pu m’imaginer la raison pour laquelle [il] lanterna » lorsque fut décidée l’arrestation des Princes (p. 611). « Je n’ai jamais pu comprendre ce qui le put obliger » à quitter Paris sans emmener la reine et le roi, lors de sa fuite en février 1651 (p. 725). « Je n’ai jamais qui comprendre ce pas de ballet du Cardinal, qui m’a <?page no="58"?> Simone Bertière 58 Mais en ce qui concerne les lignes de force du comportement de Mazarin, son incompréhension est encore plus grande, parce que les grilles de lecture psychologique et politique dont il use sont inadaptées à un homme qui se réclame pour une part d’autres impératifs : chez un souverain - ou chez un ministre - l’intérêt de l’Etat doit primer sur les « passions » individuelles comme l’amitié, la haine, le désir de vengeance, l’amour-propre 40 . Retz ne peut comprendre que Mazarin supporte sans broncher les pires avanies. Il ne voit pas que derrière ce qu’il appelle sa « petite finesse », ses ravaudages à la petite semaine 41 , se cachent des objectifs très précis et une ferme volonté de les atteindre, servie par une intelligence hors de pair. L’idée que celui-ci ait réussi à contrôler les événements ne l’effleure pas. La Rochefoucauld, lui, voit plus clair : loin de le tenir pour un incapable, il décrit fort bien la stratégie qui lui permet de surclasser, non sans duplicité, tous ses adversaires, en les entraînant « dans cet abîme de négociations dont on n’a jamais vu le fond et qui a toujours été son salut et la perte de ses ennemis 42 ». Retz au contraire, en refusant de rendre justice aux capacités du cardinal, s’interdit toute analyse politique pertinente. D’où son inaptitude à saisir les ressorts qui conduisent à la décomposition de la Fronde. Le récit de l’été 1652 est d’une inextricable confusion et il omet l’essentiel : l’offre d’amnistie à prendre ou à laisser, sans conditions négociables, qui conduira Condé à s’enfuir aux Pays-Bas, tandis que Gaston d’Orléans s’inclinait 43 . Une victoire sans appel, inacceptable, que le narration focalisée sur le camp frondeur parvient à rendre inintelligible. Deux questions se posent alors. Dans quelle mesure le coadjuteur adhérait-il à cette vision de Mazarin durant la Fronde? Et dans quelle mesure le mémorialiste y croit-il encore lorsqu’il écrit? Que Retz se soit trompé sur Mazarin dans le feu de l’action, en son temps, peut s’expliquer. L’erreur fut partagée par la plupart de ses contemporains. Elle a été, si l’on peut dire, voulue et cultivée par Mazarin lui-même. Héritier d’un ministre honni, chargé de responsabilités écrasantes et privé de moyens d’action, rejeté d’emblée par les Français aspirant à une autre politique, que pouvait-il faire d’autre que d’adopter un profil bas et d’avaler les couleuvres en attendant son heure? Il cacha très soigneusement son jeu, comme le soulignera Pascal, plus perspicace que les autres : « Monsieur le cardinal ne voulait paru un des plus ridicules de notre temps » : il s’agit de son passage au Havre, pour donner la liberté à Condé avant l’arrivée des envoyés officiels (p. 733). 40 Voir sur ce point dans mon Mazarin, le maître du jeu (pp. 548 sq), les admirables lettres que celui-ci adresse à son filleul pour le détourner d’épouser Marie Mancini. 41 pp. 663 et 979. 42 Op. cit., p. 210. 43 Voir sur ce point mon Mazarin…, pp. 431-435. <?page no="59"?> 59 « Trivelin sur le trône » point être deviné 44 . » Il lui convenait de paraître hésitant, timoré, irrésolu. Cela lui servait de cuirasse. « Timide », répètent en chœur les mémorialistes, il suffisait de lui faire peur pour le voir reculer 45 . Son image négative le protégeait. On le croyait peu dangereux. On le sous-estima. Au point que Condé put croire, un temps, qu’il aurait en lui au ministère un laquais docile, bien préférable à des candidats chevronnés. Le coadjuteur fut assurément victime lui aussi, de son mépris pour un adversaire dont il mesurait mal la valeur. Mais a-t-il pu vraiment ignorer une part essentielle des enjeux politiques de la Fronde? Mazarin, certes, cachait ses objectifs, parce que personne en France n’était prêt à cette date à y souscrire. Les Français ne souhaitaient qu’une chose : en finir au plus vite avec la guerre engagée par Richelieu contre la maison d’Autriche. Les uns, dans la mouvance du parti dévot, jugeaient sacrilège de se battre contre la très catholique Espagne avec l’appui d’alliés protestants. Les autres se lamentaient du coût d’un conflit qui avait fait tripler les impôts et vidait le trésor public au détriment des besoins du peuple. Quant aux grands, habitués des révoltes nobiliaires auxquels les Pays- Bas espagnols servaient de base arrière, ils ne parvenaient pas à voir dans les sujets de Philippe IV des ennemis. Or Mazarin, venu d’ailleurs, formé à l’école de la diplomatie internationale, pensait et raisonnait en européen. Il voyait dans l’abaissement définitif des Habsbourg l’unique moyen de mettre fin aux conflits qui ravageaient l’Europe. Les mots de « paix générale » ne revêtaient donc pas pour lui le même sens que pour la majorité des Français. Eux la voulaient tout de suite, en bradant les acquis de huit ans de lutte. Il voulait, lui, comme Richelieu, comme Louis XIII, une victoire décisive. En acceptant de parrainer le futur Louis XIV, il s’était engagé auprès du roi moribond à conduire l’enfant jusqu’à l’âge d’homme, à lui transmettre une autorité intacte et à desserrer l’étau que l’empire des Habsbourg faisait peser sur la France. Il était résolu à s’y employer. Mais il ne pouvait évidemment pas le crier sur les toits, sous peine de faire échouer l’entreprise. Un silence réciproque prévaut, de sa part et de celle de ses adversaires, parce que la question met en cause les fondements de l’autorité royale. Le Parlement feint donc de s’en tenir à une réforme de la fiscalité, alors qu’en 1648 ses efforts pour couper à Mazarin toute source de financement ont pour but caché de le contraindre à suspendre une guerre que la récente défection de nos alliés hollandais menace de prolonger. Les enjeux de politique étrangère sont au cœur du déclenchement de la Fronde - mais trop brûlants 44 Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, n° 56, p. 341, ou éd. Garnier, n° 485, p. 379. 45 Selon Mme de Nemours, les magistrats savaient que, « pour pouvoir déterminer le cardinal à ce qu’on désirait de lui, il ne fallait que le maltraiter et le menacer ». (Mémoires, éd. Petitot, t. 34, p. 496. <?page no="60"?> Simone Bertière 60 pour être exposés au grand jour. On conçoit donc qu’ils soient absents des débats que menait alors le coadjuteur et du compte rendu au jour le jour qu’en fournit le récit, dans les marges des Journaux du Parlement. Mais comment le mémorialiste, qui manifeste à l’occasion des prétentions d’historien, a-t-il pu s’abstenir d’élargir la réflexion? Comment a-t-il pu ignorer les enjeux politiques majeurs du conflit qu’il avait vécu, alors que les résultats spectaculaires obtenus par Mazarin les avaient fait paraître en pleine lumière? Comment a-t-il pu s’en tenir à l’image caricaturale d’un ministre inconsistant, alors que celui-ci faisait figure, dans toute l’Europe, d’un homme d’Etat de tout premier plan? Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. On peut avancer, avec prudence, deux types d’explications. L’une tient à ses propres positions idéologiques. Porté à la coadjutorerie par le parti dévot, dont ses parents étaient des membres militants, il partagea les vues de ce parti sur la politique étrangère. Bien qu’il se soit toujours défendu, peutêtre à juste titre, d’avoir été pensionné par l’Espagne, la plupart de ses amis l’étaient et ses sympathies pour la cause espagnole ne font aucun doute. Il se serait accommodé, comme la plupart des dévots, d’une France inféodée à Madrid. Mais après la paix des Pyrénées et sous le règne de Louis XIV, ce sont des options condamnées par l’histoire. Reconnaître en Mazarin l’artisan de l’hégémonie française en Europe serait lui donner raison et donc avouer que lui-même a fait fausse route. Mieux vaut y voir le fruit de la destinée. On peut en dire autant du naufrage de l’éthique aristocratique dont il se réclamait si fort, et qui a sombré dans les compromissions auxquelles la dextérité mazarine a contraint les Frondeurs, tous traîtres à leurs engagements réciproques. Discréditer la personne et l’action de Mazarin est un réflexe de défense tendant à sauver ce qui peut l’être des convictions qui ont dirigé sa vie. L’autre explication tient aux conditions de rédaction des Mémoires. Privé de responsabilités dans l’Église, confiné à Commercy, voué par le poids de ses dettes à une existence étriquée de damoiseau provincial, il trouve dans la mise au net de ses souvenirs une activité de substitution, qui se révèle vite aussi gratifiante, voire, plus que l’activité réelle. Il en tire un plaisir évident. À quoi s’ajoute le dynamisme propre à la création littéraire, qui incite à exploiter à fond un thème porteur. En dépit de l’ambitieux panorama d’histoire qui ouvre le récit de la Fronde, Retz n’est pas à l’aise dans les généralités. Est-ce un effet de sa myopie, transposée sur le plan intellectuel? Il excelle dans les notations de détail, les intonations de voix, les gestes. Plutôt qu’un historien, c’est un chroniqueur, doublé d’un moraliste. Et le chroniqueur s’efface parfois devant le conteur, en quête d’un morceau de bravoure. « Il aimait sur ses vieux jours à conter les aventures de sa jeunesse, qu’il ornait un peu de mer- <?page no="61"?> 61 « Trivelin sur le trône » veilleux », témoigne l’abbé de Choisy 46 , qui fut son conclaviste à Rome. Et La Rochefoucauld confirme : « Il aime à raconter ; il veut éblouir indifféremment tous ceux qui l’écoutent par des aventures extraordinaires, et souvent son imagination lui fournit plus que sa mémoire 47 . Bref, fiction et réalité tendaient à se confondre chez le reclus inconsolé de sa vie manquée. Nul ne sait dans quelle mesure il fut dupe de ses propres songes. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la postérité le fut. Le ridicule tue plus sûrement que l’invective. Servie par un style éblouissant, l’image de Mazarin métamorphosé en laquais de comédie italienne traversa les siècles. Reprise et popularisée par Alexandre Dumas, elle s’impose encore aujourd’hui comme une figure incontournable de notre imaginaire national, aux dépens de son infortuné modèle. Revanche posthume du vaincu sur son vainqueur, victoire de l’imagination sur le réel, de la littérature sur l’histoire, elle affirme haut et fort les pouvoirs du verbe. 46 Abbé de Choisy, Mémoires, Paris, Mercure de France, p. 46. 47 Op. cit., Portrait du Cardinal de Retz, p. 403. <?page no="63"?> Biblio 17, 196 (2011) Les monologues d’un mémorialiste J EAN G ARAPON Nantes Depuis que je lis les Mémoires de Retz, j’ai toujours été frappé par ces moments récurrents de la narration où l’écrivain immobilise soudain le déroulement chronologique des événements pour nous offrir, dans des circonstances particulièrement dramatiques de sa vie, celles des choix cruciaux, une plongée durable et révélatrice dans sa vie intérieure, plongée dramatisée, pleine d’éclat, provocatrice à l’occasion, visiblement organisée en joyau stylistique. L’immense tissu des Mémoires est riche de ces monologues intérieurs, sortes de mises en abyme de l’œuvre entière, certains fort célèbres, qui par leur fréquence nous renseignent sur une des motivations les plus profondes du mémorialiste. Certes, et c’est central, dans le silence officiel et collectif le plus contraignant et le plus occultant qui soit, en 1675, Retz entend écrire en secret l’histoire d’une Fronde dont il se juge l’ultime témoin d’envergure et donc l’ultime historien autorisé, avec Condé peut-être ; les Mémoires nous offrent ainsi le contact prolongé avec une parole installée dans sa clandestinité, et levant le voile sur un passé interdit. Mais aussi, révélation dans la révélation pourrait-on dire, ils nous permettent des effractions dans l’univers intérieur d’un séditieux, demeurées secrètes pour les contemporains eux-mêmes, et que l’écriture permet enfin de mettre au jour, non sans faire goûter à l’écrivain une véritable jubilation. Vingt-cinq ans ou plus après les événements, Retz se retrouve (ou se réinvente ? ) au cours de ces moments à la fois invérifiables et sublimes, moments qui, avec des nuances selon les cas, combinent pour lui un double plaisir, celui d’abord de l’apologie d’une conduite justifiée en termes de raison héroïque, d’une conduite qui se veut gouvernée par des principes moraux stables, malgré les apparences, en une période d’extraordinaire confusion des comportements 1 ; bien davantage 1 Retz note souvent cette versatilité insaisissable des Frondeurs (le plus bel exemple étant celui de Gaston d’Orléans) comme des parlementaires et du peuple, à laquelle il oppose l’héroïsme supérieurement raisonnable qui est le sien, cela (reconnaissons-le) sans entraîner toujours l’adhésion du lecteur. Voir par exemple Cardinal de Retz, Mémoires, éd. S. Bertière, Pochothèque-Classiques Garnier, 1998, p. 821 : <?page no="64"?> Jean Garapon 64 encore celui de la pure jouissance de soi, de l’abolition miraculeuse du passé au profit d’un temps retrouvé qui n’est ni celui de la Fronde ni complètement celui de 1’écriture de 1675. Au fond, comme tout grand mémorialiste, Retz, par ailleurs historien dans sa visée, vérifie la joie de l’introspection dans le passé, d’une introspection héroïque d’inspiration, mais qui dit un rapport passionné au temps, au merveilleux d’un théâtre intérieur inépuisable à qui l’écriture donne enfin réalité et qui vaut toutes les revanches possibles sur la sanction des faits, à ses yeux injuste. Retz, si positif dans les faits, se révèle dans ces moments à la fois avocat et poète de lui-même. Je voudrais ici citer un auteur qui n’a aucun rapport avec Retz, Renan, évoquant ainsi ses plus lointains Souvenirs d’enfance et de jeunesse : « Aux approches de la vieillesse surtout, j’ai pris plaisir, pendant le repos de l’été, à recueillir ces bruits lointains d’une Atlantide disparue 2 . » Dans un tout autre climat, le reclus de l’abbaye de Saint-Mihiel fait l’expérience de ces « tremblantes vibrations » que sont les moments de ses choix décisifs durant la Fronde, moments bien éloignés de son présent, mille fois remâchés par la mémoire, dilatés par l’écriture et sans doute plus impérieusement remaniés dans une perspective héroïque et politique que ne devait le faire Renan. Il est vraisemblable qu’une fois de plus, avec cette mise en exergue dans la narration de dilemmes héroïquement tranchés, Retz se montre novateur ; on ne trouve rien de tel à ma connaissance dans les mémoires contemporains. Mais pareille originalité une fois goûtée à la lecture, comment procéder pour l’analyser ? Et d’abord, comment définir le monologue intérieur, dans un récit ? Le texte, à peu près dans son entier, peut très bien se lire comme un immense monologue, au sens large, offert à la destinataire. Bien souvent, de plus, ce monologue intérieur se trouve si intimement mêlé à la narration que l’en dissocier revient précisément à refuser au texte son caractère de « mixte » génial, associant dans un même élan résurrection du passé et histoire d’une geste personnelle. De façon simplement pragmatique, je donne ce nom aux passages clairement isolables où le héros, confronté brusquement à un choix crucial, restitue les éléments d’un débat, souligne son embarras momentané pour mieux mettre en valeur, au terme de l’unité narrative, le fiat étincelant de sa volonté. De ces moments récurrents, il serait possible de constituer toute une anthologie, qui réunirait peut-être une trentaine de passages significatifs. Je me bornerai à quelquesuns d’entre eux, les plus connus, qui permettent l’esquisse d’une analyse d’ensemble, comme d’une évolution de ces monologues, très variés et in- « Quelle foule de mouvements tous opposés ! quelle contrariété ! quelle confusion ! … ». Retz relate une délibération au parlement de juillet 1651. 2 E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, Calmann-Lévy, 1966, p. 7 (1 ère édition 1883). <?page no="65"?> 65 Les monologues d’un mémorialiste ventifs dans leur forme, tout au long d’une entreprise d’écriture. Je ferai en premier lieu quelques remarques générales sur cette constante si révélatrice de la narration, puis essaierai d’analyser la mise en scène du moi dont elle témoigne, en l’illustrant enfin de quelques exemples privilégiés, empruntés surtout au début des Mémoires, le plus significatif de ce point de vue. Les « monologues d’un mémorialiste », disai-je. Je crois qu’il ne faut jamais oublier ce paradoxe que les Mémoires, rédigés si longtemps après la Fronde, affectent de nous présenter comme contemporaines de l’action des délibérations intérieures dont tout indique qu’elles sont en réalité des reconstructions a posteriori effectuées par le reclus de l’abbaye de Saint-Mihiel, ou de Commercy, de même que le récit dans son ensemble, si passionné, renvoie à l’état présent d’une mémoire plus qu’à la réalité objective des faits, pourtant explicitement visée. Autrement dit, et au travers d’une mémoire solitaire guidée par l’écriture, nous sommes en présence de retrouvailles passionnées avec soi, vécues par un homme âgé qui revoit les passages décisifs de son existence, les fait revivre et les analyse à distance, cherche aussi à les organiser entre eux afin de leur donner cohérence, variété, éclat dans cette ultime reviviscence de soi que sont les Mémoires, toute lumineuse d’intelligence et de sensibilité. Entre tous ces monologues, sans doute existe-t-il une organisation secrète, une complémentarité souterraine que peut seul conférer le recul temporel, et qui n’empêche pas cependant la sincérité d’ensemble d’un projet littéraire. Nous sommes bien en présence d’une reconstruction de soi, enrichie de toute une méditation rétrospective qui déforme assurément (mais qui s’en plaindra ? ) les débats réels vécus par le frondeur, pour nous impossibles à reconstituer. Autre constatation qui joue dans le même sens : ces monologues intérieurs si puissamment dramatisés, haletants parfois, sont imperceptiblement recouverts de la patine du temps écoulé ; et celui-ci, par nécessité, a pour effet jamais avoué de dédramatiser un récit dont la fin déjà lointaine est après tout bien connue. La conséquence en est que, si inspirés parfois du modèle de la tragédie, les monologues du mémorialistes ignorent le tragique ; ils restituent le pathétique intense de moments de crise, de choix personnels cruciaux dont ils offrent le déploiement à la fois logique et émotionnel ; ils conservent une puissante saveur d’aventure vécue, touchent parfois à la catégorie du sublime 3 ; ils ne parviennent pas en revanche à faire du personnage central un personnage de tragédie, alors que, nous le savons, l’échec de la Fronde sera suivi pour le personnage de la prison, de l’exil, de l’échec définitif d’une ambition. Tout se passe comme si l’aptitude de Retz à faire revivre dans 3 C’est expressément dit par Retz, à la p. 1124. Le mémorialiste évoque Longin et son « divin ouvrage : De sublimi genere », nous livrant ainsi une clé esthétique de l’œuvre, et plus précisément de ses monologues. <?page no="66"?> Jean Garapon 66 leur singularité des instants inoubliables, jointe à l’occultation de sa condition présente de disgracié, avaient pour effet d’annuler à ses yeux les conséquences à terme désastreuses de choix qu’il voulait héroïques. C’est le héros de la Fronde dont le vieil homme ressuscite avec jubilation les dilemmes, en oubliant volontairement de constater en ce héros lointain le responsable de son échec présent. Dans la conception des Mémoires comme dans la vie, Retz s’oppose toujours à La Rochefoucauld… Sous la plume de ce disgracié, les monologues intérieurs, purs instants de temps retrouvé, résonnent le plus souvent d’une joie profonde, innocemment provocatrice. Je disais que la forme du monologue intérieur, souplement intégrée à la narration, était vraisemblablement une innovation de Retz. On ne la trouve pas en effet dans les mémoires antérieurs que Retz a pu connaître, moins centrés sur la geste héroïque d’un personnage central 4 . On la trouve davantage en revanche dans la tradition historique et rhétorique antique (qui comporte l’initiation à l’éloquence délibérative), transmise au jeune Gondi par les Jésuites du Collège de Clermont au travers de la lecture directe des textes de Tite-Live ou de Cicéron, comme par le biais des tragédies néo-latines que les bons pères faisaient jouer à leurs élèves ; nous ne pouvons faire ici que des suppositions. En revanche, il est clair que Retz est en affinité avec le génie cornélien, qu’il cite à plusieurs reprises dans les Mémoires, et qui fait du monologue l’usage que l’on sait, dans Le Cid par exemple, dont l’écrivain cite à l’occasion un vers de mémoire 5 . Le monologue intérieur de Retz me semble l’héritier direct d’une tradition théâtrale donc, celle du héros tragique grandi par la solitude, offrant au public les termes d’un débat qui dépasse la mesure humaine, hésite un instant avant d’inventer aux yeux de tous la conduite la plus extraordinaire, comme le font Rodrigue ou Auguste. Le mémorialiste se rêve en héros de Corneille face à ce public qu’est la dédicataire admirative du récit, espace de résonance magique du texte. Mais il est une autre tradition, à la fois historique et romanesque pourrait-on dire, en parenté profonde avec l’inspiration cornélienne : c’est celle des dilemmes dramatisés qu’offrent les Vies des hommes illustres de Plutarque, véritable matrice de l’imaginaire aristocratique ; je pense tout particulièrement à la Vie de César, que le jeune Gondi lisait de façon séditieuse, un peu à la façon future de Julien Sorel dévorant le Mémorial de Sainte-Hélène. Une enquête d’ensemble reste à mener sur ce point, déjà abordée par André Bertière 6 , relative à l’influence de Plutarque sur le futur frondeur. Il est bien clair qu’une autre Vie de César, invisible car perdue 4 A la suite de Retz, on en trouvera quelques uns chez Saint-Simon, bien davantage chez Chateaubriand. 5 Op. cit., p. 1072. 6 André Bertière, Le Cardinal de Retz mémorialiste, Paris, Klincksieck, passim et p. 346. <?page no="67"?> 67 Les monologues d’un mémorialiste celle-là, celle qu’aurait semble-t-il écrite le jeune Gondi, traverse les Mémoires, en filigrane retrouvée par le vieil écrivain 7 . On la devine par exemple dans le contraste entre la médiocrité routinière des parlementaires parisiens et l’éclat des grandes âmes (Retz, Condé), qui transpose le contraste chez Plutarque du sénat romain et des héros qui bousculent une assemblée égoïste, figée sur le passé. Mais ce texte perdu ou imaginaire de Retz, on ne le sent jamais mieux affleurer à la surface des Mémoires que dans ces monologues décisifs. Abordons à présent ces textes si centraux dans le projet des Mémoires, et dans un rapport d’ensemble à la littérature. Le premier écrit du jeune Gondi, La Conjuration du comte Jean-Louis de Fiesque, rédigé en 1639, est déjà révélateur de cette propension de l’auteur à mettre en exergue l’héroïsme d’un seul au profit la liberté de Gênes, par le biais de discours opposés, de considérations générales, au détriment en définitive du récit circonstancié et objectif des événements, dont l’issue fut désastreuse pour Fiesque. Les débats d’une grande âme rachètent tous ses échecs… Dans les Mémoires, face au nombre des monologues intérieurs, répartis dans l’ensemble du texte, et unis entre eux par une stratégie globale du récit, on ne peut qu’aller à l’essentiel 8 . Il m’a semblé que l’on pouvait distinguer les monologues fondateurs, situés de façon logique en début de récit, ceux qui engagent une vie entière de façon irréversible et prennent valeur exemplaire, et dont la mise en scène est particulièrement soignée, de tous les monologues, non moins importants ou héroïques assurément, mais liés aux urgences périlleuses de l’action ou aux choix politiques du Frondeur déjà immergé dans la guerre civile, monologues vite dévalués par la suite des événements. Le premier 9 de ces monologues intérieurs est lié à l’acte politique inaugural du jeune Gondi, profondément séditieux et criminel, demeuré heureusement de l’ordre du virtuel puisqu’il 7 Cette œuvre perdue jouissait sans doute d’une certaine diffusion, puisque le président de Bellièvre y fait allusion en décembre 1649, face au Coadjuteur qui lui oppose une autre partie du même texte (pp. 579-580). 8 Je me limite donc à l’analyse de quelques textes parmi beaucoup, certains étant seulement décrits en note. 9 « J’avais blâmé, peut-être cent fois avec La Rochepot, l’inaction de Monsieur et celle de monsieur le Comte à Amiens. Aussitôt que je me vis sur le point de la pratique, c’est-à-dire sur le point de l’exécution de la même action dont j’avais réveillé moimême l’idée dans l’esprit de La Rochepot, je sentis je ne sais quoi qui pouvait être une peur. Je le pris pour un scrupule. Je ne sais si je me trompai ; mais enfin l’imagination d’un assassinat d’un prêtre, d’un cardinal me vint à l’esprit. La Rochepot se moqua de moi, et il me dit ces propres paroles : « Quand vous serez à la guerre, vous n’enlèverez pas de quartier, de peur d’y assassiner des gens endormis. » J’eus honte de ma réflexion ; j’embrassai le crime qui me parut consacré par de grands exemples, justifié et honoré par le grand péril. Nous prîmes et nous concertâmes notre résolution ». Mémoires, op. cit., p. 243. <?page no="68"?> Jean Garapon 68 ne fut jamais exécuté : l’épisode de l’assassinat de Richelieu, envisagé, rêvé peut-être en 1636. Autre comte de Fiesque, le jeune homme entend libérer le royaume de la tyrannie du ministre et se rallie à l’idée d’un assassinat particulièrement audacieux et spectaculaire, pendant la cérémonie du baptême de Mademoiselle, en présence de son père Gaston d’Orléans (marié non loin d’ici 10 en 1626), complice tacite de l’opération. Le cadre de l’action est noté, particulièrement solennel (la chapelle du Château des Tuileries). Une fois la décision prise, c’est à l’approche de l’assassinat que le doute surgit dans l’esprit du héros, pourtant instigateur du crime. On sent ici le travail d’une mémoire qui ralentit brusquement la narration, hésite sur le choix des termes (peur, scrupule ? ), creuse et théâtralise la succession des instants en créant de la sorte un effet d’élargissement dans l’esprit du lecteur, l’âme du héros s’offrant comme une vaste scène avec ses zones de lumière et de pénombre, ses antagonismes surmontés, ses surgissements baroques qui investissent soudain tout l’espace et métamorphosent une vie intérieure. La phrase la plus importante me paraît être celle qui suit les reproches un peu soldatesques dans leur ton du complice, La Rochepot, rendues au style direct. Les propos suivants du héros, présentés comme une confidence sublime réservée au lecteur quarante ans après les faits, ne sont à l’évidence pas une réponse à La Rochepot, mais bien plutôt une introduction dans l’ordre d’un imaginaire intemporel 11 . Nous sommes introduits dans une rêverie intérieure, qui ressaisit l’être au plus intime et au plus profond dans la cohérence globale de sa sensibilité, ici aperçue de façon fulgurante, en une phrase qui touche à la poésie, à l’épopée, à la vision historique grandiose, non sans entraîner sur un autre plan, avouons-le, une certaine réticence du lecteur face au geste envisagé. Retz se retrouve et se rêve, au souvenir à la fois inoffensif et provocateur de ce crime d’autant plus libre dans son aveu qu’il est demeuré virtuel 12 . Il 10 La Chapelle des Minimes, ou de l’Immaculée, non loin du Château des Ducs de Bretagne de Nantes, récemment restaurée. 11 Nous la reproduisons en italiques dans la citation. 12 D’autres monologues appelleraient étude quelques pages plus loin. Ainsi, pp. 245- 246, où le narrateur se justifie d’avoir approuvé le refus du comte de Soissons d’écouter les offres de l’Espagne, en 1641. Ce monologue se présente comme la justification paradoxale d’une approbation de la proposition du comte, motivée en réalité par le peu d’estime que celui-ci inspirait au héros. Un simple ajout à une lettre destinée à Soissons, fait pour intriguer le lecteur (p. 245), est suivi d’un long et brillant développement sur les qualités de chef de parti, autoportrait à peine déguisé du héros, rêverie intemporelle toute baignée de lyrisme. A l’inverse, p. 249, un autre monologue résume toutes les raisons, de gloire et d’ambition, qui auraient pu pousser le jeune Gondi, destiné à l’Eglise malgré lui, à rejoindre la révolte de Soissons. Le récit creuse ici les virtualités d’un lointain passé, nullement traduites <?page no="69"?> 69 Les monologues d’un mémorialiste n’en est pas de même du célèbre monologue qui ouvre la seconde partie de l’ouvrage, et qui ouvre la vie publique et bientôt politique du Coadjuteur. La page 13 , splendide et ouvertement provocatrice, touche cette fois à une existence entière, dont elle assume le paradoxe moral central sous la plume d’un homme d’Eglise. Je n’ai pas la prétention d’en confisquer l’interprétation. J’y verrais surtout l’illustration d’une maxime du meilleur ennemi de notre mémorialiste : « Les personnes faibles ne peuvent être sincères » 14 . Placée en exergue de la partie centrale des Mémoires, cette page se présente comme une clé de lecture pour une existence entière ; elle utilise, non sans humour au fond, et pour le subvertir, comme l’on dit, le récit de en actes. Le monologue permet ici au narrateur de se rejoindre, de se créer luimême. Par contraste, la « résolution » de devenir homme d’Eglise, qui suit la mort du comte (p. 257), s’en trouve mise en perspective, et par avance justifiée. Tous ces monologues obéissent à une stratégie d’ensemble de la part du narrateur : offrir au lecteur une image complète et équilibrée du « grand homme » telle qu’elle n’a pu s’exprimer parfaitement au regard des contemporains. 13 « Je commençai mes sermons de l’Avent dans Saint-Jean-en-Grève, le jour de la Toussaint, avec le concours naturel à une ville aussi peu accoutumée que l’était Paris à voir ses archevêques en chaire. Le grand secret de ceux qui entrent dans les emplois est de saisir d’abord l’imagination des hommes par une action que quelque circonstance leur rende particulière. Comme j’étais obligé de prendre les ordres, je fis une retraite dans Saint-Lazare, où je donnais à l’extérieur toutes les apparences ordinaires. L’occupation de mon intérieur fut une grande et profonde réflexion sur la manière que je devais prendre pour ma conduite. Elle était très difficile. Je trouvai l’archevêché de Paris très dégradé, à l’égard du monde, par les bassesses de mon oncle, et désolé, à l’égard de Dieu, par sa négligence et par son incapacité. Je prévoyais des oppositions infinies à son rétablissement ; et je n’étais pas si aveuglé, que je ne connusse que la plus grande et la plus insurmontable était dans moi-même. Je n’ignorais pas de quelle nécessité est la règle des mœurs à un évêque. Je sentais que le désordre scandaleux de ceux de mon oncle me l’imposait encore plus étroite et plus indispensable qu’aux autres ; et je sentais, en même temps que je n’en étais pas capable, et que tous les obstacles et de conscience et de gloire que j’opposerais au dérèglement ne seraient que des digues fort mal assurées. Je pris, après six jours de réflexion, le parti de faire le mal par dessein, ce qui est sans comparaison le plus criminel devant Dieu, mais ce qui est sans doute le plus sage devant le monde : et parce qu’en le faisant ainsi l’on y met toujours des préalables, qui en couvrent une partie ; et parce que l’on évite, par ce moyen, le plus dangereux ridicule qui se puisse rencontrer dans notre profession, qui est celui de mêler à contretemps le péché dans la dévotion. Voilà la sainte disposition avec laquelle je sortis de Saint-Lazare. Elle ne fut pourtant pas de tout point mauvaise ; car je pris une ferme résolution de remplir exactement tous les devoirs de ma profession, et d’être aussi homme de bien pour le salut des autres, que je pourrais être méchant pour moi-même ». Ibid., pp. 263-264. 14 La Rochefoucauld, maxime n° 316. <?page no="70"?> Jean Garapon 70 la longue retraite dans la maladrerie de Saint-Lazare, en 1643, préalable à la double ordination sacerdotale et épiscopale, pour nous en révéler la secrète résolution, impossible à divulguer à l’époque, et irrecevable en termes de discipline ecclésiastique et de simple observance religieuse : « Je pris, après six jours de réflexion, le parti de faire le mal par dessein ». Encore faut-il bien s’entendre sur le sens de cette résolution paradoxale. Condamné si l’on peut dire à l’épiscopat par logique familiale, porté aussi plus qu’il ne le reconnaît, à ce poste prestigieux et flatteur pour une ambition, par le puissant parti dévot, Retz s’avoue incapable de renoncer aux mœurs très libres qui étaient les siennes sur le chapitre féminin. Il préfère l’ambiguïté spécieuse d’une solution qui ne change rien à ses habitudes personnelles, en les conciliant avec le respect scrupuleux des devoirs publics de sa charge, confirmé d’ailleurs par les historiens. Du point de vue qui nous occupe, la délibération revêt pour nous le charme d’une introduction prolongée dans une lucidité supérieure, contrainte de transiger avec le monde, mais se ménageant une part précieuse de liberté romanesque, faisant de la vie du héros une œuvre d’art inimitable en ce qu’elle prétend concilier les inconciliables, dans la singularité d’un style de vie reflété par le génie d’une écriture (on songe à la si spirituelle maxime qui clôt la délibération). Le monologue intérieur, loin de toute hypocrisie, joue sur la stupéfaction dans l’esprit du lecteur, et se maintient dans une logique de l’exploit moral, même paradoxal à nos yeux, celle de l’affirmation d’un style de vie affranchi en secret des règles religieuses élémentaires d’un état, fidèle à lui seulement dans les actes publics, et avoué au lecteur en des termes d’une sincérité et d’une élégance supérieures. L’authenticité historique de pareil monologue étant pour nous invérifiable, on devine aisément la part probable qu’il comporte de reconstruction a posteriori d’une histoire personnelle. Ultime monologue fondateur 15 , celui du passage à la sédition, dans la nuit du 26 août 1648, au terme de la première journée d’émeute de la Fronde. 15 « Montrésor, qui était de ces gens qui veulent toujours avoir tout deviné, s’écria qu’il n’en doutait point et qu’il l’avait bien prédit. Laigue se mit sur les lamentations de ma conduite, qui faisait pitié à mes amis, quoiqu’elle les perdît. Je leur répondis que si il leur plaisait de me laisser en repos un petit quart d’heure, je leur ferais voir que nous n’en étions pas réduits à la pitié, et il était vrai. Comme ils m’eurent laissé tout seul pour le quart d’heure que je leur avais demandé, je ne fis pas seulement réflexion sur ce que je pouvais, parce que j’en étais très assuré : je pensai seulement à ce que je devais, et je fus embarrassé. Comme la manière dont j’étais poussé et celle dont le public était menacé eurent dissipé mon scrupule, et que je crus pouvoir entreprendre avec honneur et sans être blâmé, je m’abandonnai à toutes mes pensées. Je rappelai tout ce que mon imagination m’avait jamais fourni de plus éclatant et de plus proportionné aux vastes desseins ; je permis à mes sens de se <?page no="71"?> 71 Les monologues d’un mémorialiste Je le retiens car il est particulièrement intéressant sur le plan formel ; il ne prend pourtant son véritable sens qu’au terme d’une succession de monologues plus brefs qui scande la narration des jours précédents, de tout un récit habilement ménagé, qui constamment proclament la loyauté monarchique du Coadjuteur, méritoire au vu des outrages répétés que lui infligent la Régente et le ministre 16 . Mais à l’évidence, le récit est comme aimanté par ces instants incandescents qui métamorphosent le héros en séditieux, sans que pour autant le narrateur, avec le recul des années pourtant, en souligne les conséquences irréversibles pour son destin. Le modèle formel qui impose sa pression à la mémoire de l’écrivain apparaît clairement être ici celui du monologue de tragédie. Le héros, apprenant en pleine nuit qu’il a été bafoué publiquement au souper de la Reine, demande d’abord à ses lieutenants, Laigue et Montrésor, de s’éloigner de lui, pour ne pas troubler une solitude solennelle, où se pressent l’illumination décisive. Une brève laisser chatouiller par le titre de chef de parti, que j’avais toujours honoré dans les Vies de Plutarque ; mais ce qui acheva d’étouffer tous mes scrupules fut l’avantage que je m’imaginai à me distinguer de ceux de ma profession par un état de vie qui les confond toutes. Le dérèglement de mœurs, très peu convenable à la mienne, me faisait peur ; j’appréhendais le ridicule de Monsieur de Sens. Je me soutenais par la Sorbonne, par des sermons, par la faveur des peuples ; mais enfin cet appui n’a qu’un temps, et ce temps même n’est pas fort long, par mille accidents qui peuvent arriver dans le désordre. Les affaires brouillent les espèces, elles honorent même ce qu’elles ne justifient pas ; et les vices d’un archevêque peuvent être, dans une infinité de rencontres, les vertus d’un chef de parti. J’avais eu mille fois cette vue ; mais elle avait toujours cédé à ce que je croyais devoir à la Reine. Le souper du Palais-Royal et la résolution de me perdre avec le public l’ayant purifiée, je la pris avec joie, et j’abandonnai mon destin à tous les mouvements de la gloire. Minuit sonnant, je fis rentrer dans ma chambre Laigue et Montrésor, et je leur dis : »Vous savez que je crains les apologies ; mais vous allez voir que je ne crains pas les manifestes. Toute la cour me sera témoin de la manière dont l’on m’a traité depuis plus d’un an au Palais-Royal ; c’est au public à défendre mon honneur ; mais l’on veut perdre le public, et c’est à moi de le défendre de l’oppression. Nous ne sommes pas si mal que vous vous le persuadez, Messieurs, et je serai, demain devant midi, maître de Paris. » Ibid., pp. 336-337. 16 Le plus important est sans doute celui des pages 321-322, qui prépare le lecteur au grand monologue qui suivra, et procède déjà d’un contraste révélateur entre le héros et ses deux familiers dans la Fronde, d’une moindre valeur morale à ses yeux, Laigue et Montrésor. Le temps du monologue est ici celui de la longue durée (« Dans le cours de cette année… »), et le texte se présente comme une récapitulation politique personnelle aboutissant à une décision morale (… je résolus de m’attacher purement à mon devoir », p. 322), qui s’achève sur la vision de la comédie que ses deux conseillers offrent sans le vouloir à un héros au discernement politique inaccessible. <?page no="72"?> Jean Garapon 72 délibération très cornélienne dans ses termes (« le devoir », « l’honneur »…), précède la brusque prise de décision (« je crus pouvoir entreprendre »…), suivie d’une rêverie indéfinie où le héros perd passagèrement le sens du temps au profit d’une sorte d’une dilatation de toute sa sensibilité, de libération de l’imaginaire qui rejoint enfin les modèles rêvés de Plutarque, qui le hantent depuis l’enfance. Toute une argumentation vient à l’appui de cet abandon au rêve, étayée d’arguments politiques serrés, d’intuition des mouvements de l’opinion publique, de puissance d’anticipation. Devenu en imagination chef de parti, Retz nous fait partager des instants visionnaires, qui le détachent du réel immédiat, et que vient enrichir un étincellement d’intelligence traduit dans les formules les plus insolentes. La scène, à l’évidence, procède d’une reconstruction de la mémoire qui cherche à retrouver en plénitude, mais aussi à enrichir, à équilibrer en réflexion ces instants majeurs d’une vie. Pour clore celle-ci, et fidèle au choix théâtral de son récit, Retz le conclut par une réplique éclatante, adressée à ses deux lieutenants revenus en scène, et proclamant sur le mode de l’extraordinaire ses premières décisions de chef de parti. C’est ici qu’il faudrait lire, chez Plutarque, le récit de la délibération de César avant le passage du Rubicon, en 50 avant JC, pour en mesurer toute la fécondité de modèle 17 . Après les premières journées de la Fronde viendront d’autres monologues du héros des Mémoires, nombreux et diversifiés, que je ne peux analyser tous. Peut-être n’ont-ils plus tout à fait le même éclat, le personnage ayant à analyser une situation politique devenue vite extrêmement complexe avec l’éclatement de la Fronde parisienne, les divisions du Parlement, les menaces de l’Espagne, et étant nécessairement amené à adopter, et justifier abondamment, des comportements politiques non dépourvus d’ambiguïté. Il y a loin de la splendeur des ruptures initiales, ces passages du Rubicon dans l’ordre moral ou politique, avec les louvoiements qui suivent, souplement adaptés à une situation imprévisible, même s’ils se veulent glorieux… Tout au plus peut-on remarquer quelques constantes de ces monologues intérieurs, quelques-unes de leurs mutations de fond : d’abord, l’évolution vers les observations politiques panoramiques, qui disent l’ampleur et la précision d’un regard, et accompagnent un choix tactique personnel, d’ailleurs vite bousculé par les événements, de considérations politiques ou morales générales pleines de profondeur et d’insolence 18 . Le narrateur souligne de mille façons 17 Nous le reproduisons en annexe. 18 Un bel exemple se trouve pp. 348-349, le lendemain de la journée des barricades, à la journée du 27 août 1648, lorsque le frondeur d’un jour analyse la situation nouvelle qui est la sienne, pleine de périls. Le narrateur multiplie les verbes de réflexion (« J’examinai…, j’imaginai…, je connaissais…, je voyais…, je considérais…, je savais…), se pénètre de l’instabilité universelle, avant de refuser la tentation de <?page no="73"?> 73 Les monologues d’un mémorialiste son embarras extrême, mais s’oriente insensiblement vers de « grandes et profondes réflexions », entendons une méditation intemporelle sur les comportements politiques et moraux qui masque habilement le fait qu’il s’adapte en réalité à une situation qu’il ne contrôle pas. Ensuite, je relève la recherche du pathétique, la dramatisation de l’urgence qui accule le héros à des décisions fulgurantes, mais qui ne lui permettent que de gagner du temps ; ainsi lors de l’arrivée inopinée du duc d’Elbeuf au Parlement venu se faire reconnaître comme général de la Fronde en janvier 1649, et qui joue ouvertement un jeu personnel (« J’avais pour prendre mon parti peut-être deux moments, peutêtre un quart d’heure pour le plus » 19 ). La virtuosité tactique du Coadjuteur fait alors de ces journées et de ces nuits haletantes un chef d’œuvre de manipulation de groupe, orchestrée par un seul, et marquée d’une jubilation de supériorité ; mais au fond le héros demeure immergé dans l’action, et nous offre surtout un récit étincelant, sans lendemain durable. Ce qui revient à l’occasion, c’est le goût pour le soulignement du décor de ces monologues ; la grande chambre du Parlement de Paris, ou encore, en mars 1649, une rue sur le chemin de la porte Saint-Jacques, où le héros, une fois n’est pas coutume, va dans son incertitude prendre conseil de son père retiré dans la maison religieuse de l’Oratoire ; jaillit alors en route l’idée d’une conciliation subtile entre la fidélité publique à la Fronde et de discrets efforts en faveur de la paix avec la cour, et ce choix d’une certaine duplicité fait mauvais ménage avec le spectaculaire 20 . D’une façon générale ces monologues marquent insensiblela trahison, symbolisée par l’offre de l’or espagnol transmise par un ami, Saint-Ibar, sans rompre pour autant avec ce pays, l’Espagne, alors en guerre contre le royaume. Avec une mise en scène moins soulignée (dans l’espace et le temps) que lors des cas précédents, le monologue déploie pour le lecteur le sublime secret d’une vision politique et morale, plus qu’un héroïsme spectaculaire. Autre exemple : celui d’un monologue relatif à la fragilité morale de Bouillon, en mars 1649, qui songe au compromis avec le pouvoir royal alors que les Frondeurs disposent de toutes les cartes pour l’emporter. Le narrateur y poursuit, dans un saisissant présent de l’écriture, une réflexion sur le grand homme inaugurée un quart de siècle auparavant (pp. 478-479). 19 p. 390. 20 Le monologue, à la date de mars 1649, procède en deux temps (pp. 519-520). D’abord un tableau particulièrement large de l’embarras où se trouve le Coadjuteur, source pour lui de « cruelle agitation », et procédant par répétition insistante de « Je voyais… » (neuf fois). Décidant alors de prendre conseil de son père, retiré à l’Oratoire, le héros est pris d’une pensée soudaine, celle d’un habile double jeu, que le dévot Philippe-Emmanuel de Gondi son père, si étranger à l’intrigue pourtant, approuve. On note la dramatisation préalable, le déplacement dans les rues de Paris où se produit l’illumination, et le recours inattendu au père dans une enceinte religieuse qui conforte le héros. <?page no="74"?> Jean Garapon 74 ment une évolution de la délibération héroïque vers la méditation rétrospective, à finalité d’apologie personnelle, ou de recherche d’une sagesse. Le narrateur cherche moins à éblouir sa destinataire, comme à ses débuts, qu’à lui faire partager la cohérence morale d’ensemble d’un comportement, qui passe de plus en plus par un héroïsme de la fidélité à soi, de l’abnégation 21 . Souvent, et c’est passionnant pour le genre des mémoires, le narrateur souligne le lien de ses perplexités du moment avec le présent de l’écriture ; ainsi du passage escompté, et incompréhensible de Turenne à la Fronde, en 1649, passage que le coadjuteur n’avait pas intégré dans ses calculs : « Vous serez bien plus étonnée, écrit-il à la destinataire, quand je vous aurai dit que je suis encore à deviner son motif » 22 . Le passé, cadre exaltant d’une mise en scène de soi, devient davantage le lieu d’une interrogation sur soi, d’une justification a posteriori, très circonstanciée, source de paix avec soi pour l’ancien frondeur, et simultanément d’une rêverie sur l’infinité des possibles face à la sanction implacable des faits 23 . Une autre dimension connue du monologue s’épanche alors, mais coupée de tout rapport au réel, celle du rêve. Je l’illustrerai d’une seule phrase, admirable, qui précède le récit de l’évasion : « Il n’y eût rien eu de plus extraordinaire dans notre siècle, que le succès d’une évasion comme 21 On note ainsi la récurrence des monologues brefs où le narrateur répète son refus de l’argent espagnol ou anglais (pp. 553-554, 654). 22 p. 471. 23 Ainsi pp. 702-704 (décembre 1650), où le héros prend parti pour défendre les princes emprisonnés ; pp. 730-731, (février 1651), où il approuve la décision d’empêcher le roi de sortir de Paris ; p. 737 (même date), où il prend fait et cause pour l’éloignement de Mazarin et la liberté des princes. Ce dernier exemple est particulièrement révélateur d’une évolution vers des valeurs stoïciennes (« Je ne balançais pas un moment, parce que je me résolus de me sacrifier moi-même à mon devoir… », « Je n’ai jamais rien fait qui m’ait donné tant de satisfaction intérieure que cette action »… p. 737). D’autres formules apparaissent remarquables dans cette inépuisable mise en scène du moi que sont les Mémoires : le précédent historique de la Ligue qui autorise une décision fulgurante (p. 841), la vaste émotion collective dans le peuple parisien (p. 859) dans la crainte d’un affrontement des deux frondes, au terme de laquelle le héros, sans déchoir, est sauvé par la Providence (21 aoüt 1651) : le récit est tenté par l’épopée ; la large réflexion politique, en novembre 1651 (pp. 897-900) qui aboutit à la création d’un Tiers-Parti autour de Monsieur (« L’autre issue que je m’imaginai était plus grande, plus noble, plus élevée ; et ce fut celle aussi à laquelle je me fermai sans balancer… ») ; l’ultime délibération, qui précède directement l’arrestation, où le narrateur justifie son attentisme vertueux, à l’Evêché, en novembre 1652, alors que (à l’en croire…) il aurait pu, comme tant d’autres, vendre chèrement son ralliement : la sobriété de la forme se veut à la mesure d’un héroïsme tout intérieur, d’abandon coûteux à un grand destin. <?page no="75"?> 75 Les monologues d’un mémorialiste la mienne, si il se fût terminé à me rendre maître de la capitale du royaume en brisant mes fers. » 24 Je conclurai brièvement en méditant à mon tour (et modestement) sur la richesse de virtualités littéraires que comporte le projet si passionné et improvisé de Retz en 1675, projet de recréation simultanée d’une histoire personnelle sur fond d’une histoire collective contestée et brûlante, projet de retrouvailles avec un moi glorieux, transfiguré par le bonheur quasi halluciné de l’écriture, d’une écriture paradoxale, sans communication, sinon à distance lointaine, avec une destinataire bien présente dans son admiration escomptée mais muette. Le mémorialiste se regarde, se réinvente, se rêve dans une solitude au début libératrice, son projet devenant peu à peu un autoportrait en mouvement, toujours étayé sur l’histoire réelle, mais permettant une dilatation des instants les plus magiques d’une vie grandis par l’histoire collective. Au début surtout, le récit est scandé par ces monologues infiniment variés dans leur forme, mais unis entre eux par des correspondances secrètes, qui dessinent pour les yeux éblouis de la destinataire un moderne héros à la Plutarque, un autre Nicomède. Peu à peu, cependant, le réel se venge (et les formes de monologue évoluent), la logique de la toile de fond historique, avec l’évolution politique que l’on sait, situe ces monologues intérieurs à leur vraie place, celle d’une conscience de révolté acculé à ses propres contradictions et contraint de se résigner à son propre destin. Là est l’honnêteté supérieure de cet homme de rêve. Comment refuser à son livre le nom d’autobiographie ? Annexe [Plutarque, Vie de César] Passage du Rubicon. César n’avait pas alors autour de lui plus de trois cents cavaliers et cinq mille fantassins, car il avait laissé au-delà des Alpes le reste de son armée, que des officiers envoyés à cette fin devaient lui ramener. Mais il voyait que le début de son entreprise et l’attaque qu’il projetait n’exigeaient pas, pour le moment, un grand nombre de bras, qu’il avait plutôt avantage à agir en stupéfiant ses ennemis par son audace et sa promptitude à saisir l’occasion, et qu’il les effraierait plus aisément en tombant sur eux à l’improviste qu’en voulant les réduire après avoir achevé de grands préparatifs ; il ordonna donc à ses tribuns militaires et à ses centurions de ne prendre que leurs épées et, sans autres armes, d’aller occuper Ariminum, grande ville de Gaule, en évitant autant que possible de tuer et de causer du tumulte, sous le commandement d’Hortensius. Quant à lui, il passa la journée en public et assista en spectateur à des exercices de gladiateurs. Un peu avant le crépuscule, il prit un bain, puis entra 24 p. 1124. <?page no="76"?> Jean Garapon 76 dans la salle à manger, où il passa quelques instants avec ceux qu’il avait invités à dîner, mais, alors qu’il faisant déjà sombre, il se leva, après s’être entretenu aimablement avec les convives et les avoir priés de l’attendre, en disant qu’il allait revenir. Auparavant il avait enjoint à quelques-uns de ses amis de le suivre, non pas tous ensemble, mais l’un par un chemin et l’autre par un autre. Lui-même monta alors dans une des voitures de louage et s’engagea d’abord sur une autre route, puis tourna en direction d’Ariminum. Quand il fut arrivé au cours d’eau qui sépare du reste de l’Italie la Gaule cisalpine, et qui s’appelle le Rubicon, il se prit à réfléchir ; à mesure qu’il approchait davantage du danger, il se sentait troublé par la grandeur et l’audace de son entreprise ; il arrêta sa course. Pendant cette halte, il pesa silencieusement en lui-même diverses résolutions en passant d’un parti à l’autre, et il changea alors d’avis plusieurs fois. Il en conféra longuement avec Asinius Pollion. Il se représentait tous les maux dont le passage du fleuve serait cause pour l’humanité, et tous les jugements qu’en porterait la postérité. A la fin, cédant à une impulsion, comme s’il renonçait à la réflexion pour se jeter dans l’avenir, il prononça ces mots qui sont le prélude ordinaire des entreprises difficiles et hasardeuses : « Que le sort en soit jeté ! », et il s’élança pour traverser le fleuve. A partir de là, il avança à toute vitesse et, avant le jour, il atteignit Ariminum, qu’il occupa. In Plutarque, Vies parallèles II, traduction R. Flacelière et E. Chambry, Bouquins, Laffont, 2001, pp. 170-171. <?page no="77"?> Biblio 17, 196 (2011) Les pouvoirs de l’imagination dans les Mémoires du cardinal de Retz C HRISTIAN Z ONZA Nantes S’il est un mot très employé dans les Mémoires, c’est bien le mot imagination et ses dérivés, imaginer, s’imaginer, imaginable ou inimaginable, imaginaire 1 qui reviennent de manière récurrente et insistante tout au long du texte. Bien entendu, le champ sémantique est un écho au champ lexical de la vérité et du mensonge 2 qui vise à la fois le projet historique et politique d’une part, puisque l’auteur cherche à dire la vérité 3 des faits, mais également le projet poétique - comment dire cette vérité - et enfin le projet moral et philosophique. Est-ce sa fréquentation assidue des jansénistes 4 qui a incité 1 Retz, Mémoires, éd. Maurice Allem, Paris, Pléiade, Gallimard, 1956, p. 292, « M. de La Rochefoucauld s’imagina […] je m’imaginai », p. 296, « les peuples ne manquent jamais de s’imaginer », p. 298, « Mazarin s’imaginerait », « les bons offices imaginables », p. 40, « faiblesse inimaginable », p. 38, « toute la reconnaissance imaginable », p. 291. 2 Nous pourrions ainsi noter l’importance du verbe croire dans le texte : « Je n’y crus d’abord rien de solide, et l’événement a fait voir que je ne m’y étais pas trompé », ibid. p. 40, « Le bon traitement que je recevais fit croire à mes proches que l’on pouvait peut-être trouver quelque ouverture pour moi à la coadjutorerie de Paris », p. 43, mais également les termes de « fantastique faction », p. 576 ou de « fantaisie », p. 565. 3 La dédicace à une dame qui passe pour être la marquise de Sévigné est d’emblée placée sous les auspices de la vérité : « […] je ne vous cèlerai aucune des démarches que j’ai faites en tous les temps de ma vie […]. Je mets mon nom à la tête de cet ouvrage, pour m’obliger davantage moi-même à ne diminuer et à ne grossir en rien la vérité. », Retz, Mémoires, p. 3. 4 André Bertière montre qu’il avait noué des amitiés très solides avec, entre autres, Arnauld et Nicole, et que nombre des mondains qu’il avait fréquentés se sont rapprochés de Port-Royal qu’il s’agisse de Mme de Longueville ou Renaud de Sévigné, André Bertière, Le Cardinal de Retz mémorialiste, Paris, Klincksieck, 1977, p. 62. <?page no="78"?> Christian Zonza 78 Retz à montrer, en marchant sur les pas de Montaigne 5 et surtout de Pascal 6 , combien cette « reine du monde » 7 est source de toutes les illusions, associée à la coutume, comme l’a montré Gérard Ferreyrolles 8 . Un mémorialiste tel que Retz ne pouvait que s’intéresser - mais s’y intéressa-t-il ? - à l’auteur des Pensées qui s’était appliqué à réfléchir sur la politique, l’histoire, le peuple et la guerre civile 9 , ces « cordes d’imagination » qui « attachent le respect à tel et à tel en particulier » 10 . L’imagination est aussi trompeuse pour celui qui tente de saisir la vérité historique que pour celui qui tente de la définir. Tout à la fois positive et négative, en emploi lexicalisé et en emploi de sens plein, elle ondoie dans le texte qu’elle enrichit de ces sens multiples, comme le montre le Dictionnaire de Furetière où le mot prend un sens philosophique positif : « Puissance qu’on attribue à une des parties de l’âme pour concevoir les choses, et s’en former une idée sur laquelle elle puisse asseoir son jugement, et en conserver la mémoire ». C’est aussi tout simplement « Se représenter dans l’esprit », ce que l’on n’a pas vu « les tourments de l’Enfer » ou ce que l’on aurait pu voir, « Alexandre au milieu d’une bataille ». C’est aussi le résultat lui-même 11 . Mais dans le même temps, cette faculté indispensable à la réflexion devient une puissance trompeuse : « La nouveauté des objets frappe l’imagination, on voit d’étranges effets de la force de l’imagination dans les femmes grosses ». L’imagination est susceptible de renfermer des failles au regard de chaque individu, d’où les termes d’imagination délicate ou blessée ou salie. Conçue de manière ambiguë, elle est source de création : « une forte imagination, c’est ce qui sert à trouver de belles inventions, des choses 5 Montaigne, Essais, Livre I, chapitre 21 « De la force de l’imagination ». 6 Montaigne, Essais, « De la force de l’imagination », Livre I, chapitre 21 et Pascal, Pensées, fr. 78, Paris, Classiques Garnier, éd. Ph. Sellier, p. 173. 7 « La force est la reine du monde, et non pas l’opinion. Mais l’opinion est celle qui use de la force », Pascal, Pensées, Classiques Garnier, éd. Ph. Sellier, fr. 463, p. 371. Voir également fr. 546, p. 401 : « Ainsi l’opinion est comme la reine du monde mais la force en est le tyran ». 8 Gérard Ferreyrolles, Les Reines du monde. L’imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Lumière Classique, Champion, 1995. 9 Voir les fragments 128, 129, éd. Ph. Sellier, p. 198 et fr. 454, p. 363 : « […] comme [le peuple] croit que la vérité se peut trouver et qu’elle est dans les lois et coutumes, il les croit et prend leur antiquité comme une preuve de leur vérité (et non de leur seule autorité, sans vérité). Ainsi il y obéit, mais il est sujet à se révolter dès qu’on lui montre qu’elles ne valent rien, ce qui se peut faire voir de toutes en les regardant d’un certain côté ». 10 Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier, fr. 668, p. 457. 11 « Il me vint une pensée entre la porte Saint-Jacques et Saint-Magloire […]. Cette imagination », Retz, Mémoires, p. 260. <?page no="79"?> 79 Les pouvoirs de l’imagination dans les Mémoires du cardinal de Retz difficiles à concevoir » mais aussi une vision 12 et une chimère 13 . Comment Retz utilise-t-il le terme ? Quel rapport l’imagination entretient-elle avec la politique et l’histoire ? Ce qui ressort en premier lieu de cette utilisation, c’est l’idée de partage possible, avec son interlocutrice mais également avec l’ensemble des lecteurs potentiels. Soit qu’il s’agisse de dire le caractère exceptionnel d’un événement : « Elle tomba dans une mélancolie qui n’est pas imaginable, tellement que l’on ne la reconnaissait point 14 […] » ou qu’il s’agisse au contraire de dire une expérience commune : « M. de Bouillon revint à lui ; il me fit toutes les honnêtetés imaginables […], [M. de Lisieux] prit tous les soins imaginables de faire valoir dans le monde le peu de qualités qu’il pouvait excuser en moi. […] Il me fit toutes les honnêtetés imaginables […] toute la reconnaissance imaginable 15 ». Ce partage trouve également à s’exprimer dans l’expression topique de la prise à témoin de son interlocutrice « […] avec la douleur que vous pouvez imaginer […] plus rare qu’on ne se le peut imaginer […] comme vous pouvez imaginer […] vous pouvez vous imaginer 16 ». C’est aussi un moyen commode pour résumer tout ce qu’il n’est pas possible de retranscrire par le langage comme Retz le souligne parfois à son interlocutrice : « Je vous confesse que je fus embarrassé au delà de tout ce que vous puis exprimer […] j’ajoutai à cela tout ce que vous pouvez imaginer 17 ». Cette invitation au partage d’un savoir commun se double parfois d’une invitation à contempler une scène théâtrale, comme celle qui fait apparaître sur le perron de l’Hôtel de Ville, Mme de Longueville et Mme de Bouillon : « Imaginez-vous, je vous supplie, ces deux personnes […] plus belles en ce qu’elles paraissaient négligées, quoiqu’elles ne le fussent pas. Elles tenaient chacune un de leurs enfants entre leurs bras, qui étaient beaux comme leurs mères 18 ». Si l’imagination est ainsi une invitation positive à concevoir une image, elle est également valorisée lorsqu’il s’agit de concevoir un projet politique, lorsque Richelieu a l’intention « d’attaquer la formidable Maison d’Autriche [qui] n’avait été imaginé de personne » 19 ou bien lorsque Retz lui-même 12 « Sur le tout, je ne me puis imaginer, Madame, que le Coadjuteur soit assez fou pour se mettre cette vision dans la fantaisie[…]. La Reine persuada à Mme de Chevreuse que j’étais assez fou pour m’être mis cette vision dans l’esprit[…] », ibid., p. 565. 13 « Je la trouvais très belle […] par mille chimères que je formais sur ces fondements, qui étaient réels », ibid., p. 6. 14 Ibid., p. 11. 15 Ibid., p. 291. 16 Ibid., pp. 8, 22, 36, 37. 17 Ibid., pp. 43, 44. 18 Ibid., p. 152. 19 Ibid., p. 50. <?page no="80"?> Christian Zonza 80 conçoit le « tiers parti » : « Ce fut en cet endroit où je lui proposai le tiers parti que l’on m’a tant reproché depuis et que je n’avais imaginé que l’avant-veille. En voici le projet 20 .[…] L’autre issue que je m’imaginai était plus grande, plus noble, plus élevée ; et ce fut celle à laquelle je me fermai sans balancer[…] 21 ». Mais parallèlement à son sens de créativité intellectuelle, le mot prend un sens moral. Synonyme de croire, autre mot très présent dans le texte, « s’imaginer » est utilisé pour dévoiler le faux : « M. de La Rochefoucauld s’imagina […] Les peuples ne manquent jamais de s’imaginer […] Mazarin s’imaginait […] Le parlement, délivré du cardinal de Richelieu, qui l’avait tenu fort bas, s’imaginait » ou bien la variante « Mazarin revint chez lui triomphant dans son imagination 22 ». Derrière ces expressions, Retz dénonce la sœur de l’imagination, la coutume, qui rend les hommes prisonniers de leurs préjugés, par exemple en ce qui concerne le fonctionnement d’un parti : « l’on s’imagine que le chef en est le maître » alors que « son véritable service y est presque toujours combattu par les intérêts, même assez souvent imaginaires, des subalternes » 23 . Retz lui-même se montre comme la victime de ces préjugés. C’est l’image du parricide et du régicide qui explique que l’assassinat du cardinal de Richelieu se révèle impossible : « Je sentis je ne sais quoi qui pouvait être une peur. Je le pris pour un scrupule. Je ne sais si je me trompais ; mais enfin l’imagination d’un assassinat d’un prêtre, d’un cardinal me vint à l’esprit 24 ». Mais il n’est pas seulement victime politique, il est aussi victime religieuse et sociale de l’imagination d’un père qui couvre son ambition sociale et sa vanité du voile de la piété. Son souci de faire revenir l’archevêché de Paris dans sa famille se dissimulait mal derrière son envie de prendre soin de l’âme du jeune cardinal qui constate qu’ « il est vrai qu’il n’y a rien qui soit si sujet à l’illusion que la piété. Toutes sortes d’erreurs se glissent et se cachent sous son voile ; elle consacre toutes sortes d’imaginations ; et la meilleure intention ne suffit pas pour y éviter les travers » 25 . Ainsi, non content de dévoiler les ressorts des événements, comme il le marque souvent dans les mémoires 26 , l’historien dévoile également ceux de 20 Ibid., p. 592. 21 Ibid., p. 593. 22 Ibid., pp. 293, 296, 298, 53, 533. 23 Ibid., p. 576. 24 Ibid., p. 19. 25 Ibid., p. 5. 26 « Je suis assuré […] que vous avez la curiosité de savoir quels ont été les ressorts qui ont donné le mouvement à tous ces corps, qui se sont presque ébranlés tous ensemble[…]. Les ressorts particuliers de ce grand mouvement sont assez curieux, quoiqu’ils soient fort simples », ibid., pp. 104 et 124. <?page no="81"?> 81 Les pouvoirs de l’imagination dans les Mémoires du cardinal de Retz l’âme, celle des autres et la sienne propre. Le mémorialiste introduit de la distance en se penchant sur son passé : « Le succès que j’eus dans les actes de Sorbonne me donna du goût pour ce genre de réputation. Je la voulus pousser plus loin, et je m’imaginai que je pourrais réussir dans les sermons 27 ». L’imagination ne frappe pas seulement le domaine professionnel mais également le domaine sentimental puisque la beauté de Mlle de Scepeaux est à la mesure de la fortune qu’elle représente : « Je la trouvais très belle […] par mille chimères que je formais sur ces fondements, qui étaient réels 28 ». Le mémorialiste devient le siège d’un combat entre d’un côté l’esprit, la raison et de l’autre côté l’imagination et le cœur : « Je voyais la carrière ouverte, même pour la pratique aux grandes choses, dont la spéculation m’avait beaucoup touché dès mon enfance ; mon imagination me fournissait toutes les idées du possible ; mon esprit ne les désavouait pas, et je me reprochais à moi-même la contrariété que je trouvais dans mon cœur à les entreprendre. Je m’en remerciai, après en avoir examiné à fond l’intérieur, et je connus que cette opposition ne venait que d’un bon principe 29 ». Comme un personnage de théâtre, Retz se laisse aller à ses sens et à l’imagination en oubliant la raison : « […] je m’abandonnai à toutes mes pensées. Je rappelai tout ce que mon imagination m’avait jamais fourni de plus éclatant et de plus proportionné aux vastes desseins ; je permis à mes sens de se laisser chatouiller par le titre de chef de parti […] 30 ». Mais dans le même temps, Retz lui-même, bien que victime de l’imagination n’en est-il pas à la fois le pourfendeur et le manipulateur ? Le personnage de Retz est capable d’actions fortes au point de rester dans la mémoire des hommes en marquant leur imagination, c’est ce qui se produit lorsqu’il se permet de défier le prince de Schemberg à Rome, lui petit abbé face un ambassadeur si puissant, tel David face à Goliath : « Ce coup, porté par un abbé tout modeste à un ambassadeur qui marchait toujours avec cent mousquetaires à cheval, fit un très grand éclat à Rome, et si grand que Roze, que vous voyez secrétaire du cabinet, et qui était ce jour-là dans le jeu du ballon, dit que M. le cardinal Mazarin en eut dès ce jour, l’imagination saisie, et qu’il lui en a parlé depuis plusieurs fois 31 ». Il valorise justement l’idée liée au genre des Mémoires qu’il faut s’inscrire dans la mémoire des hommes pour marquer leur imagination. C’est ce qu’il fait lorsqu’il veut donner une image de piété et qu’il fait une retraite à Saint-Lazare : « Le grand secret de 27 Ibid., p. 12. 28 Ibid., p. 6. 29 Ibid., p. 84. 30 Ibid., p. 98. 31 Ibid., p. 14. <?page no="82"?> Christian Zonza 82 ceux qui entrent dans les emplois est de saisir l’imagination des hommes par une action que quelque circonstance leur rende particulière 32 ». Ce qu’il applique dans le privé, il l’applique, et les autres hommes l’appliquent, dans le peuple qui est victime à la fois des préjugés, de la réactualisation des images inscrites dans l’esprit, et des sens trompeurs. C’est ainsi que l’homme se construit des chimères. Cette manière de frapper l’imagination, nous la retrouvons au moment des premières émeutes populaires lors de l’arrestation de Broussel. Alors que Retz, l’abbé de la Rivière et le maréchal de la Meilleraie tentent de montrer à la Reine que la situation est grave, il suffit qu’elle voie apparaître une peur théâtrale et exagérée sur le visage du lieutenant civil pour que elle et Mazarin prennent peur : « Le lieutenant civil entra à ce moment dans le cabinet, avec une pâleur mortelle sur le visage, et je n’ai jamais vu à la comédie italienne de peur si naïvement et si ridiculement représentée que celle qu’il fit voir à la reine en lui racontant des aventures de rien qui lui étaient arrivées depuis son logis jusques au Palais-Royal […]. La frayeur du lieutenant civil se glissa, je crois, par contagion, dans leur imagination, dans leur esprit, dans leur cœur. Ils nous parurent tout à coup métamorphosés […] 33 ». Et l’imagination réussit là où la raison avait échoué. Les mémoires développent l’idée que les hommes sont prêts à tout lorsqu’ils sont prisonniers d’une peur qui leur laisse imaginer ce qu’ils ne sont pas, si bien que l’histoire ne se construit pas uniquement sur une volonté ferme mais à partir d’illusions. C’est le cas de Longueil : « Ceux qui sont prévenus de cette passion ne sont susceptibles que du sentiment qu’elle leur inspire ; et je me suis ressouvenu, mille fois peut-être en ma vie, de ce que j’observai dans cette conversation, qui fut que lorsque la frayeur est jusqu’à un certain point, elle produit les mêmes effets que la témérité. Longueil qui était un grand poltron, opina, en cette occasion, à investir le Palais-Royal 34 ». La principale critique de Retz est que la religion se sert souvent de la superstition ; c’est le cas de Mme de Guéméné, accusée d’être sous l’influence de M. d’Andilly qui lui fait apparaître le diable : « Le diable avait apparu justement, quinze jours devant cette aventure, à Mme la princesse de Guéméné, et il lui apparaissait souvent, évoqué par les conjurations de M. d’Andilly, qui le forçait, je crois, de faire peur à sa dévote, de laquelle il était encore plus amoureux que moi, mais en Dieu et purement spirituellement 35 ». En moraliste politique, Retz montre combien la peur est un obstacle à la réalisation d’un dessein historique parce qu’elle est créatrice de chimères : « Voilà 32 Ibid., p. 46. 33 Ibid., p. 91. 34 Ibid., p. 321. 35 Ibid., p. 15 <?page no="83"?> 83 Les pouvoirs de l’imagination dans les Mémoires du cardinal de Retz justement où échouent toutes les âmes timides. La peur, qui grossit toujours les objets, donne du corps à toutes leurs imaginations : elles prennent pour forme tout ce qu’elles se figurent dans la pensée de leurs ennemis, et elles tombent presque toujours dans des inconvénients très effectifs, par la frayeur qu’elles prennent de ceux qui ne sont qu’imaginaires 36 ». Ne nous semble-t-il pas entendre un extrait du fragment 461 : « L’imagination grossit les petits objets, jusqu’à en remplir notre âme par un estimation fantastique […] 37 » ? Nous comprenons alors pourquoi les fantômes sont aussi importants dans les mémoires. Défini par Furetière comme « image qui se forme en notre esprit par l’impression que font les objets sur nos sens », le fantôme est donc à la fois instrument de la connaissance intellectuelle et image trompeuse, comme en témoigne l’épisode des capucins qui effraient toute la compagnie où apparaît l’effet des images : « [M. de Turenne] me jura que la première apparition de ces fantômes imaginaires lui avait donné de la joie, quoiqu’il eût toujours cru auparavant qu’il aurait peur s’il voyait quelque chose d’extraordinaire ; et je lui avouai que la première vue m’avait ému, quoique j’eusse toute ma vie désiré de voir des esprits ». Sans doute ce simple incident, ce fruit du hasard, permet-il, à ce moment-là, à Retz d’élaborer une pratique de l’image fantomatique sur le peuple, en la personne de Beaufort : « Il me fallait un fantôme, mais il ne me fallait qu’un fantôme ; et par bonheur pour moi, il se trouva que ce fantôme fut petit-fils d’Henri le Grand ; qu’il parla comme on parle aux Halles, ce qui n’est pas ordinaire aux enfants d’Henri le Grand, et qu’il eut de grands cheveux bien longs et bien blonds. Vous ne pouvez vous imaginer le poids de cette circonstance, vous ne pouvez concevoir l’effet qu’ils firent dans le peuple 38 ». Le peuple, que Pascal considère à maintes reprises comme clairvoyant 39 , est la première victime des perversions de l’imagination. Les révolutions sont ainsi de fausses marques de volonté : « Ce qui cause l’assoupissement dans les États qui souffrent est la durée du mal, qui saisit l’imagination des hommes, et qui leur fait croire qu’il ne finira jamais. Aussitôt qu’ils trouvent jour à en sortir, ce qui ne manque jamais lorsqu’il est venu jusques à un certain point, ils sont si surpris, si aises et si emportés, qu’ils passent tout d’un coup à l’autre extrémité, et que bien loin de considérer les révolutions comme impossibles, ils les croit faciles […] 40 ». L’illusion devient ainsi source de la réalité historique : « […] ils commencent eux-mêmes à compter vos armées pour rien, 36 Ibid., p. 493. Voir également p. 494. 37 Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier, fr. 461, p. 370. 38 Retz, Mémoires, p. 161. 39 Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier, fr. 128 et 129. 40 Retz, Mémoires, p. 73. <?page no="84"?> Christian Zonza 84 et le malheur est que leur force consiste dans leur imagination ; et l’on peut dire avec vérité qu’à la différence de toutes les autres sortes de puissance, ils peuvent, quand ils sont arrivés à un certain point, tout ce qu’ils croient pouvoir 41 ». Comme il est facilement manipulable par quelques images, le peuple est un spectateur dont il faut flatter l’imagination comme au moment où Hocquincourt fait une bravade au cardinal, dont le succès montre la faveur populaire : « Enfin nous connûmes visiblement que nous avions de la provision encore pour longtemps dans l’imagination du public : ce qui fait le tout en ces sortes d’affaires 42 ». Le mémorialiste sait ainsi ce que le « seul spectacle de trois princes enchaînés et promenés de cachot en cachot produira[it] dans les imaginations » 43 . C’est ce qui semble motiver les grandes actions, par exemple lors de l’arrestation de Beaufort : « Quand l’on vit que le Cardinal avait arrêté celui qui cinq ou six semaines devant avait ramené le roi à Paris avec un faste inconcevable, l’imagination de tous les hommes fut saisie d’un étonnement respectueux […] 44 ». C’est la « tendresse de cœur pour l’autorité royale [qui] saisit tout d’un coup toutes les imaginations » 45 . D’un autre côté, il y a, là encore sans doute due à la coutume, l’impossibilité de concevoir dans l’imagination rationnelle des concepts qui sont donc relégués dans l’imagination des chimères. C’est le cas du peuple qui reste une image et non une réalité pour la cour : « Je connus en cet endroit, encore plus que je n’avais jamais fait, qu’il est impossible que la cour conçoive ce que c’est que le public. La flatterie, qui en est la peste, l’infecte toujours au point qu’elle lui cause un délire incurable sur cet article, et je remarquai que la reine traitait, dans son imagination, ce que je lui en disais de chimère, avec la même hauteur que si elle n’eût jamais eu aucun sujet de faire réflexion sur des barricades 46 ». A partir du moment où un concept n’est pas construit, l’imagination se fait galopante. C’est ce qui explique la difficulté pour Monsieur le prince à se montrer en chef de parti : « L’une des ses plus grandes peines, à ce qu’il m’a dit depuis, fut de se défendre des défiances qui sont naturelles et infinies dans les commencements des affaires, encore plus que dans leurs progrès et dans leurs suites. Comme rien n’y est encore formé et que tout y est vague, l’imagination qui n’y a point de bornes, se prend et s’étend même à tout ce qui est possible. Le chef est responsable, par avance, de tout ce que l’on soupçonne lui pouvoir tomber dans l’esprit » 47 . 41 Ibid., p. 126. 42 Ibid., p. 301. 43 Ibid., p. 379. 44 Ibid., p. 52. 45 Ibid., p. 612. 46 Ibid., p. 501. 47 Ibid., p. 489. <?page no="85"?> 85 Les pouvoirs de l’imagination dans les Mémoires du cardinal de Retz Le mémorialiste se fait historien en décrivant la manière dont l’histoire se fait et en dénonçant les effets de l’imagination qui extrait l’histoire de la compréhension et de la raison. Avant même de se trouver confronté à la difficulté d’écrire l’histoire, Retz se trouve confronté à celle de la lire en premier lieu en raison de la distance entre le temps des événements et celui de la lecture. Il semble que la lecture de l’histoire fasse également naître des fantômes qui nous effraient bien plus que ceux de l’histoire contemporaine comme si la distance historique faisait paraître plus grands les faits. Ainsi, parlant de la reine d’Angleterre qui se trouve sans fagots pour se chauffer, Retz conclut : « Nous avons horreur, en lisant les histoires, de lâchetés moins monstrueuses que celle-là ; et le peu de sentiment que je trouvai dans la plupart des esprits sur ce fait m’a obligé de faire, je crois, plus de mille fois cette réflexion, que les exemples du passé touchent sans comparaison plus les hommes que ceux de leur siècle. Nous nous accoutumons à ce que nous voyons ; et je vous ai dit quelquefois que je ne sais si le consulat du cheval de Caligula nous aurait autant surpris que nous nous l’imaginons 48 ». C’est pourquoi il faut de l’imagination au lecteur pour comprendre ce qu’a pu être le passé comme il le souligne au sujet des prétentions des officiers : « Celles qui parurent en ce temps-là furent d’un ridicule que celui-ci aurait peine à s’imaginer 49 ». S’il est difficile de lire l’histoire, l’écrire relève du défi. L’anecdote concernant les Augustins qui sont pris pour des diables est aussi une occasion de réfléchir à l’écriture de l’histoire : « La seconde observation que nous fîmes fut tout ce que nous lisons dans la vie de la plupart des hommes est faux. M. de Turenne me jura qu’il n’avait pas senti la moindre émotion, et il convint que j’avais eu sujet de croire, par son regard si fixe et par son mouvement si lent, qu’il en avait eu beaucoup. Je lui confessai que j’en avais eu d’abord, et il me protesta qu’il aurait juré sur son salut que je n’avais eu que du courage et de la gaieté. Qui peut donc écrire la vérité, que ceux qui l’ont sentie ? 50 ». Et même parmi ceux qui ont vécu l’histoire, l’imagination est à l’œuvre pour donner d’un même événement une vision différente : « Voici à mon sens, le moment fatal et décisif de la révolution. Il y a très peu de gens qui en aient connu la véritable importance. Chacun s’en est voulu former une imaginaire […] 51 . Vous voyez donc qu’il n’y eut aucun mystère au départ du roi : mais, en récompense, il y en eut beaucoup dans les suites de ce départ, 48 Ibid., pp. 162-163. 49 Ibid., pp. 274-275. 50 Ibid., p. 37. 51 Ibid., p. 580. <?page no="86"?> Christian Zonza 86 parce que chacun y trouva tout le contraire de ce qu’il s’en était imaginé 52 ». D’où cette critique des historiens de cabinet qui ne peuvent faire autre chose que d’imaginer ce qu’ils n’ont pas connu, « gens de néant », « auteurs impertinents » qui « s’imaginant d’avoir pénétré dans tous les replis des cœurs de ceux qui ont eu le plus de part dans ces affaires, n’ont laissé aucun événement dont ils n’aient prétendu avoir développé l’origine et la suite » 53 . Soulignant combien sa propre mémoire et celle des acteurs de l’histoire est défaillante, Retz fait de l’histoire un genre partiel et partial qui flatte bien davantage l’imagination que la raison. Cela explique que l’histoire soit parfois inexplicable, par exemple au sujet du projet d’assassinat de Monsieur le prince et de l’air que prend le visage de Lionne : « C’est une remarque que j’ai peut-être faite plus de mille fois en ma vie. J’observai aussi en ce rencontre, qu’il y des points inexplicables même dans leurs instants 54 ». Ne favorise-t-il pas cette part de mystère et d’ombre, qui lui fait aimer la nuit ? C’est sans doute justement parce que les Mémoires ne sont pas une histoire régulière, que Retz peut tout se permettre, y compris se servir d’une imagination qui vient servir la narration. Stylistiquement, l’écriture des Mémoires est une image : « Voilà un crayon très léger d’un portrait bien sombre et bien désagréable, qui vous a représenté, comme dans un nuage et comme en raccourci, les figures si différentes et les posture si bizarres des principaux corps de l’Etat. Ce que vous allez voir est d’une peinture plus égayée, et les factions et les intrigues y donneront du coloris 55 ». Les images jouent un rôle important sur le peuple comme le montre la stampe mettant en scène le comte de Harcourt 56 . Retz admire la langue du président Molé, qui « avait une sorte d’éloquence qui, en charmant l’oreille, saisissait l’imagination » 57 . Or, c’est bien ce que cherche à faire Retz privilégiant une écriture imagée, capable elle aussi de saisir l’imagination du lecteur, lorsqu’il parle, par exemple de « précipiter Monsieur dans leurs pensées » : « L’expression est bien irrégulière, mais je n’en trouve point qui marque plus naturellement le caractère d’un esprit comme le sien. Il pensait tout et il ne voulait rien ; et quand par hasard il voulait quelque chose, il fallait le pousser en même temps, ou plutôt le jeter, pour 52 Ibid., p. 581. 53 Ibid., p. 485. 54 Ibid., p. 480. 55 Ibid., p. 83. 56 « Vous ne pouvez croire l’effet que cette stampe, dont l’original n’était que trop vrai pour le comte de Harcourt, qui fit le prévôt en cette occasion : vous ne sauriez, dis-je, vous imaginer la commisération qu’elle excita parmi le peuple », ibid., p. 397. 57 Ibid., p. 159. <?page no="87"?> 87 Les pouvoirs de l’imagination dans les Mémoires du cardinal de Retz le lui faire exécuter 58 ». Ce n’est pas au prêtre, à l’homme de la chaire que l’on peut cacher la force de la parole comme il le montre lors du discours de l’avocat Talon qui réussit à émouvoir la compagnie en faisant apparaître le fantôme 59 de Henri le Grand ou lors de son prêche le jour de Noël à Saint- Germain l’Auxerrois, où il cherche à passer pour une victime : « Toutes les bonnes femmes pleurèrent, en faisant réflexion sur l’injustice de la persécution que l’on faisait à un archevêque qui n’avait que de la tendresse pour ses propres ennemis. Je connus au sortir de la chaire, par les bénédictions qui me furent données, que je m’étais pas trompé dans la pensée que j’avais eue que ce sermon ferait un bon effet : il fut incroyable, et il passa de bien loin mon imagination 60 » en frappant celle de son auditoire. Ses adversaires savent aussi utiliser la force de l’expression pour nuire à Retz qui est accusé de s’être « vanté publiquement qu’il mettrait le feu aux quatre coins du royaume, et qu’il se tiendrait auprès, avec cent mille hommes qui étaient engagés avec lui, pour casser la tête à ceux qui se présenteraient pour l’éteindre », et Retz de commenter que l’expression « était assez propre pour grossir la nuée que l’on voulait faire fondre sur [lui], en la détournant de dessus la tête de Mazarin » 61 . Il n’est donc pas étonnant que l’imaginaire littéraire intéresse le cardinal qu’il s’agisse du roman ou du conte de fées. La chambre de Mme de Longueville n’est pas loin d’évoquer l’Astrée : « Ce mélange d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons, qui étaient dans la salle, de trompettes qui étaient dans la place, donnait un spectacle qui se voit plus souvent dans les romans qu’ailleurs. Noirmoutier qui était grand amateur de l’Astrée, me dit : “Je m’imagine que nous sommes assiégés dans Marcilli” 62 » et cet épisode romanesque est créateur d’histoire puisque c’est ainsi que s’explique la haine de La Rochefoucauld pour Retz qui ne l’a pas trouvé « si honnête homme que Lindamor » 63 . L’histoire frôle pour Retz le conte de fées lorsqu’il évoque pour parler de son évasion : « Ces misérables gazetiers de ce temps-là [qui] ont forgé, sur ce fond, des contes de Peau d’Âne plus ridicules que ceux que l’on fait aux enfants » 64 . Ne reconnaît-il pas déjà que « le vrai peut quelquefois 58 Ibid., p. 18. 59 « Il invoqua les mânes de Henri le Grand ; il recommanda la France, un genou en terre à saint Louis. Vous vous imaginez peut-être que vous auriez ri à ce spectacle : vous en auriez été émue comme toute la Compagnie le fut […] », ibid., p. 434. 60 Ibid., pp. 328-329. 61 Ibid., p. 431. 62 Ibid., p. 153. 63 Ibid., p. 154. 64 Ibid., p. 441. <?page no="88"?> Christian Zonza 88 n’être pas vraisemblable » lorsqu’il fait le constat que « l’expérience nous fait connaître que tout ce qui est incroyable n’est pas faux » 65 ? « Reine du monde », l’imagination est reine des Mémoires où nous la retrouvons page après page, riche de significations diverses, personnage principal d’une histoire où il faut à la fois être imaginatif, se méfier des pièges de l’apparence et savoir les utiliser. Quelques années après la disparition de Pascal, et la première édition des Pensées, Retz se met à la rédaction de ces Mémoires qui semblent illustrer si bien la pensée du philosophe sur les ravages de l’imagination, appliquée à l’expérience historique. 65 Ibid., p. 601. <?page no="89"?> Biblio 17, 196 (2011) Le peuple dans les Mémoires du Cardinal de Retz P IERRE R ONZEAUD Aix-en-Provence Vous remarquerez que j’ai choisi, en titre, la formulation la plus large possible avec l’emploi du mot « peuple » à la polysémie duquel, dans différents contextes d’époque, j’avais consacré, il y a plus de vingt ans, 205 pages de ma thèse d’Etat : Peuple et représentations sous le règne de Louis XIV 1 , considérée alors comme novatrice en la matière. Comme de très nombreux et remarquables travaux de lexicographes, d’historiens, de littéraires ont, depuis, encore affiné et complexifié une question sémantique qui avait déjà découragé Jaucourt, le rédacteur de l’article « Peuple » de l’Encyclopédie, vous comprendrez bien que je ne fasse pas, dans le temps qui m’est imparti, des définitions globales ou partielles du mot « peuple » et de ses avatars, un préalable à l’analyse de l’utilisation, par Retz, de conceptions et de figures diverses du peuple dans ses Mémoires. Même si je suis conscient qu’en son temps, comme au nôtre, un tel chaos sémantique ne trouble pas seulement l’univers du discours, mais perturbe aussi l’appréhension de la réalité politique, et au-delà, contribue sans doute à la confusion de la construction de celle-ci, je ne puis démiurgiquement pallier ce défaut majeur qui vient du fait que toute société est décrite dans un langage qui achoppe à l’ordonner et à l’expliquer, à cause de ses limites propres, comme à cause de la perception de la dite société à travers une culture transmise par la médiation d’un langage similairement flou. D’où ma volonté de partir des usages langagiers et iconiques propres à Retz, avec, dans un premier temps, une analyse rapide des acceptions politiques ou sociologiques qu’il donne au mot « peuple », avant de prendre, dans un second temps, pour objet de mon propos, les représentations qu’il offre du peuple frondeur et du rapport de celui-ci aux événements, et dans un troisième temps, de m’attacher à sa mise en scène des rapports entre ce peuple et lui-même. 1 Thèse dont la première partie, seule, a été publiée aux Presses de l’Université de Provence en 1988. <?page no="90"?> Pierre Ronzeaud 90 I Le peuple dans les Mémoires : avatars politiques et sociaux Je commencerai donc par une approche politique et sociologique du « peuple » tel qu’il apparaît dans les Mémoires de Retz où il est bien plus présent que dans d’autres Mémoires rédigés par les Grands de son époque. En effet, sans faire une enquête très précise et exhaustive, j’ai pu constater que la figure populaire, sous une forme ou sous une autre, apparaît de manière plus ou moins fugace, dans à peu près 150 pages sur 946 de texte de l’édition Folio de Michel Pernot 2 , dont je me servirai par commodité, pour l’avoir pas mal manipulée à l’occasion d’un récent cours d’agrégation, même si, pour de multiples raisons, scientifiques comme littéraires, je préfère celle de Simone Bertière. Mais il convient de préciser d’emblée que le peuple y apparaît non pas en lui-même, dans son être, son statut, son ethos habituels, en temps de calme politique, mais par « gros » temps, lorsque les tempêtes événementielles le mettent sur le devant d’une Histoire dont il est généralement l’absent, comme disait Michel de Certeau. Ce qui, pour Retz, n’implique d’ailleurs pas vraiment sa transformation circonstancielle, puisque le mémorialiste n’hésite pas à affirmer que « le peuple est généralement frondeur » (p. 452). Sinon, on ne trouve pas, dans les Mémoires du Cardinal, d’emploi du mot « peuple » pour désigner, pour reprendre les termes de Hobbes : « une personne civile, c’est-à-dire un homme seul (Hobbes dit en effet que dans une monarchie les sujets représentent la multitude et le roi, le peuple) ou une assemblée dont la volonté est prise et tenue pour la volonté de chaque particulier » 3 . Nulle trace d’une telle conception du peuple entendu comme personne abstraite de l’Etat ou comme personne morale collective contractuellement cimentée et animée par une volonté générale subsumant les volontés individuelles, comme ce sera le cas dans le Contrat social de Rousseau. Chez Retz, le peuple, est, politiquement, toujours mis en relation avec une autre personne politique, le Roi ou le Parlement, cette relation étant ce qui le définit comme « peuple » et non comme multitude. En date du 19 octobre 1652, le mémorialiste montre le Parlement opinant pour décider de demander au Roi une lettre d’amnistie, pour lui-même et pour « ses peuples » (p. 831), c’est-à-dire ses sujets. Cela correspond à ce que disait le juriste Loyseau lorsqu’il englobait dans la notion de « peuple qui obéit », 2 Cardinal de Retz, Mémoires, édition de Michel Pernot, Folio n° 3835, Gallimard, 2003. L’édition de Simone Bertière, Cardinal de Retz, Mémoires, d’abord parue dans les Classiques Garnier (1998), a été republiée dans les Classiques Modernes, Le Livre de Poche, 2003. 3 Hobbes, Le Citoyen ou les fondements de la politique, édition de Simone Goyard-Fabre, Paris, GF, 1982, pp. 149-150 et 223. <?page no="91"?> 91 Le peuple dans les Mémoires du Cardinal de Retz dans une monarchie, « le clergé, la noblesse et le Tiers-Etat 4 . » Toujours à la même période, Gondi 5 employait le mot dans le même sens lorsqu’il avertissait Monsieur que le Roi ne manquerait pas d’accoutumer vite « les peuples à reconnaître l’autorité » s’il venait en personne au Palais du Luxembourg (p. 839). Il en avait déjà fait de même dans le célèbre développement de sa réponse à Condé, après les barricades, où il présentait les corps constitués comme des vecteurs d’équilibre « balançant ce qui est de l’autorité des princes et ce qui est de l’obéissance des peuples » (p. 184). Cet équilibre pouvant être rompu du fait de l’arbitraire du monarque, mais aussi du fait du Parlement : cette « idole des peuples » qui peinerait alors « à retenir les peuples qu’il a éveillés (p. 185), ou du fait des sujets : « l’imagination des peuples fait quelquefois toute seule la guerre civile » (p. 829). Mais cela nous entraîne sur le théâtre de l’événement que nous ouvrirons tout à l’heure. Pour en terminer avec cette acception politique collective, je m’arrêterai seulement sur une acception latérale, par laquelle Gondi confondait habilement les sens collectifs du « peuple », sujet du Roi et du « peuple », sujet de Dieu. Lorsqu’il évoquait le désarroi des fidèles à la mort de son oncle : « les peuples ne voyaient plus leur archevêque » (p. 872) ou, surtout, lorsqu’il s’adressait au Roi, en tant que chef de l’assemblée du clergé, le 10 septembre 1652, pour mettre en parallèle les devoirs de l’Eglise et les devoirs du roi dans « la conservation des peuples », dans la mesure où les prêtres et leurs archevêques sont les « médiateurs entre Dieu et les hommes », et, par voie de conséquence, « naturellement leurs intercesseurs envers les Rois, qui sont les images vivantes de la divinité sur la terre » (p. 805). On voit donc qu’il n’y a pas, et le contraire eût été étonnant, de peuple souverain chez Retz, et que celui-ci est toujours, politiquement, une personnification collective des sujets, le « populus », dans la relation de dépendance qui l’unit à ses dirigeants légitimes. Le champ sociologique de l’emploi du terme « peuple » dans les Mémoires n’apporte pas de surprise non plus : il désigne la « plebs », c’est-à-dire ce que Richelet nomme la « partie basse » de la société », ainsi définie : « tout le corps du peuple, sans y comprendre les gens de qualité et les gens qui ont de l’esprit et de la politesse ». Des clivages s’introduisent dans cet ensemble qui réunit, en son sommet, les « bons bourgeois » que Gondi fit armer de poignards et de pistolets cachés sous leur manteau pour affronter les forces de Condé au Par- 4 Charles Loyseau, Cinq livres du droit des offices, suivis du droit des seigneureries et de celui des ordres, éd. de 1678, Avant-Propos. 5 Par commodité, j’emploie Retz pour désigner l’homme, le penseur, le mémorialiste en général, et Gondi pour désigner le personnage mis en scène, agissant ou dialoguant, dans le récit fait par le mémorialiste des événements passés. <?page no="92"?> Pierre Ronzeaud 92 lement, le 21 août 1651 (p. 634). Il tenait à s’assurer leur soutien, obtenu par l’intermédiaire des milices armées, d’où l’importance de ces relais qu’étaient pour lui les colonels de quartier, comme Miron « homme de bien », colonel de Saint-Germain l’Auxerrois (p. 157), Mr de Valençay, conseiller d’Etat ou Mr des Roches, du chapitre de Notre-Dame (p. 793). Il refusa donc que la Reine fasse croire « que le gros bourgeois est à elle, et qu’il n’y a dans Paris que la canaille achetée à prix d’argent qui soit au Parlement » (p. 655). En effet, au fin fond de cette « partie basse », il y a la lie, ce que Richelet définit comme « plebecula, plebs infima » : « le petit peuple », c’est-à-dire « la racaille d’une ville », ou ce que le Dictionnaire de l’Académie nomme « la plus vile populace ». Cette désignation infamante sert même à Retz de projectile idéologique pour dénoncer la bassesse de ses anciens adversaires, qu’il s’agisse de groupes : les pamphlétaires à la solde de Condé, « nés dans une basse cour » (p. 563), ses soldats, comparés aux tire-laines du Pont-Neuf (p. 752), la « populace » qui entreprend de faire opiner le parlement de Bordeaux en sa faveur » (p. 436), ou qu’il s’agisse d’individus comme l’exempt qui l’a volé en prison, comparé à Lazarillo et Guzman (p. 860), ou, pire encore, comme le commandeur de Saint-Simon englobé dans « les criailleurs de la lie du peuple » (p. 748). Le bas peuple sociologique ne trouve en effet sa place dans les Mémoires que dans ce contexte de crise, où il constitue une arme à double tranchant, comme on le verra, à une exception près : il apparaît en effet dans la relation que Retz fait de ses tribulations d’exilé, comme si le déplacement (l’étranger et non la France) et la modification de point de vue (un errant et non un chef de parti) pouvaient seuls produire ce très relatif changement de perspective. C’est lors de sa fuite à travers le sud de l’Europe qu’il donne ainsi à voir les « mariniers ignorants » du bateau qui l’emmène, au milieu des sardines, d’Espagne en Italie (p. 895) ou les marins de la galère dans laquelle il poursuit son voyage qu’il valorise pour leur discrétion (p. 911). Sur terre, il note l’allure d’un mendiant espagnol, faux unijambiste (p. 902), celle des femmes des Baléares « aux jolies coiffes » (p. 905), ne retrouvant son modus descriptif habituel que pour dépeindre la furie des paysans de Tudela, révoltés contre une interdiction de chasser, qui, le prenant pour un envoyé de l’autorité, manquent de l’égorger (p. 899) ou le peuple de Saragosse qui l’acclame en le prenant pour le roi d’Angleterre (p. 901) : violence et crédulité, la topique issue de la Fronde s’est remise en place. Cela m’amène donc au second point que je veux aborder : la représentation du peuple frondeur. <?page no="93"?> 93 Le peuple dans les Mémoires du Cardinal de Retz II Le peuple frondeur : l’actualisation d’une nature dans l’événement Retz ne peut s’abstraire de la typologie sociale commune, celle qui reproduit les stéréotypes « Des humeurs ou mœurs ordinaires du menu peuple », pour reprendre le titre d’un chapitre des Discours politiques de Jean Baudouin (1619) 6 et que je résumerai par une formule de cet auteur : « la populace est un monstre terrible, inconstant, paresseux, timide », sans pouvoir, dans les limites de cette présentation, apporter d’autres confirmations extérieures de cette topique dépréciative dont j’ai étudié la prolifération et l’autolégitimation autrefois. Je m’en tiendrai donc à ce que Retz donne à voir de cette nature populaire qu’il n’examine nullement pour elle-même, mais en ce qu’elle conditionne le fonctionnement de la force politique ambiguë que devient ce même peuple, dés qu’il se met en mouvement. Retz ne brosse pas, dans les Mémoires, en effet, le portrait complet d’une psyché populaire essentialiste (la monstruosité volontaire de mon alliance de termes souligne d’ailleurs l’extravagance d’une telle tentative). Il livre seulement quelques notations sur les aspects contradictoires du caractère d’un peuple, aussi porté, par exemple, à s’impatienter (p. 307), qu’à se lasser (p. 797), ou bien il souligne au passage son irrationalité : « Le peuple me parut plus fou que jamais » (p. 523). Je m’arrêterai donc seulement sur les traits de son tempérament qu’il souligne de manière récurrente parce qu’ils engagent son instrumentalisation politique. Le premier trait, qu’illustrent d’ailleurs les exemples que je viens de citer, est l’instabilité du peuple, que Gondi soulignait après les barricades d’août 1648 : « J’avais de grands exemples de l’instabilité des peuples ; et beaucoup d’aversion naturelle aux moyens violents, qui sont souvent nécessaires pour la fixer » (p. 165). On voit d’emblée qu’il n’examinait pas cette donnée en psychologue des foules, mais qu’il en prenait acte et en évaluait les conséquences en termes de pragmatique politique. Ce qui ne l’empêchait pas d’en faire une donnée si universelle qu’elle lui servît de comparant indiscutable pour imager l’inconstance du Parlement, dans une remarque faite à Bellièvre, au moment de l’affaire de l’envoyé d’Espagne : « Je vous ai dit plusieurs fois que toute compagnie est peuple, et que tout, par conséquent, y dépend des instants. » (p. 322) Le second trait découle de cette malléabilité : il fait de ce peuple changeant une force manipulable dans tous les sens. Et là encore, Retz ne développe pas, 6 Jean Baudouin, Les Œuvres de Tacite, avec des Discours politiques tirés des principales maximes de l’auteur, chapitre VI, P., Jean Richer, 1619, cité par Hubert Carrier, Le labyrinthe de l’Etat, Essai sur le débat politique au temps de la Fronde, Paris, Champion, 2004, p. 153. <?page no="94"?> Pierre Ronzeaud 94 comme tant de ses contemporains, une analyse ou une imagerie spécifique : ce qui le préoccupe ce n’est pas la girouette populaire, donnée incontournable sur laquelle il n’y a pas à gloser, ce sont les influences qui la font tourner. Et là il nous donne un inventaire, éclaté mais impressionnant, des moyens mis en œuvre par tous dans ce jeu d’exploitation d’une force populaire à géométrie et à destination variables. Pour l’agiter et l’orienter, il suffit en effet de faire courir de faux bruits, comme celui d’ « intelligence avec le Roi » que Gondi fit répandre contre d’Elbeuf, par le canal « des habitués des paroisses », chargés d’en « donner l’impression au peuple » (p. 210). Ou bien de répandre des placards qui mobilisent l’opinion, comme ceux que La Vallette fit distribuer en ville par des « semeurs de billets pour soulever le peuple. » (p. 229) Ou bien d’utiliser des systèmes complexes de provocation pour le retourner, comme lorsque la Cour voulut couper Gondi du Parlement (de ce Parlement dont il disait à Monsieur qu’il est « le milieu par lequel nous tiendrons les peuples », p. 282) en obligeant celui-ci à voter un décret « contre les séditieux », après les insultes faites au Président de Thoré, et en réussissant à « le commettre ainsi avec le peuple » (p. 131), ou, à l’inverse, comme lorsque Monsieur, voulant renouer avec le soutien de l’assemblée, fit manipuler par Le Maillart « vingt ou trente gueux » pour obliger le Premier Président à le défendre (p. 682). Ce qui, dans ce domaine, intéresse en fait Retz, ce sont les relations entre le peuple et ceux qui le font se mouvoir, dans la logique de la conception théorique que j’ai esquissée, d’un peuple en dépendance, et de la constatation pratique qu’il développe, d’un peuple sous influence. Aussi faut-il s’arrêter, un instant sur ceux qui, en dehors de Gondi, ont eu ce pouvoir d’animation, révélateur de sa nature mais aussi de leur nature : l’association au peuple fonctionnant alors comme un miroir. Beaufort, le petit-fils d’Henri le Grand, séduisait le peuple par son physique. Gondi se servit de ce « fantôme » qu’il faisait apparaître pour déclencher l’enthousiasme populaire : « Je montrai et je louai M. de Beaufort. Le feu se prit en moins d’un instant. Tous les hommes crièrent : « Vive Beaufort ! », toutes les femmes le baisèrent » (p. 222). L’annonce de sa présence suffisait même, comme lorsque, pour protéger un convoi de vivres destiné à la capitale et menacé par le Maréchal de Grammont, « plus de cent mille hommes » sont « sortis en armes au premier bruit que M. de Beaufort était engagé. » (p. 228) Mais le mieux était de le faire parler, la populace adorant la part d’elle-même qu’elle découvrait dans le langage de ce bâtard royal qui « parle au peuple comme il parle aux halles ». Lors d’un tumulte au Palais, par exemple, « il harangue à sa manière la populace, et il l’apaise pour un moment » (p. 312). Mais cette quasi-osmose avec le peuple qui l’idolâtrait, à l’image des harengères littéralement envoûtées par ses « grands cheveux bien longs et bien blonds », se retourne, dans l’analyse de Retz, contre lui. La salissure des <?page no="95"?> 95 Le peuple dans les Mémoires du Cardinal de Retz Halles l’enveloppe alors d’une aura ridicule, la bêtise des badauds se retrouve dans ses « lourderies », que daube la fausse apologie où Retz stigmatise son parler grotesque (« les hémisphères du Cardinal »), et surtout l’irrationalité du peuple éclate dans ses imprudences. Qui ressemble au peuple ne saurait le diriger. Un seul exemple : le 22 juin 1652, Beaufort rassemble « quatre ou cinq mille gueux » auxquels il fait un « sermon » pour les inviter à obéir au Parlement qui produit l’effet inverse, l’émeute ainsi suscitée manquant de coûter la vie au Président de Maisons : « ce qui fit voir que M. de Beaufort ne savait pas que qui assemble un peuple l’émeut toujours » (p. 771) commente Retz. Un Grand, ignorant et trop proche du peuple à qui il ressemble, ne saurait gérer la force populaire : on est dans le mimétisme. Un Grand, comme Monsieur, trop distant d’un peuple qu’il méconnaît, ne le peut pas non plus. Selon Retz, sa relation à la foule qui l’adulait (p. 682) fut en fait plus chimérique que réelle : il ne voyait jamais la réalité des forces en jeu. Le 25 avril 1652, le bureau des entrées de la porte Saint-Antoine ayant été dangereusement pillé, le commentaire de Monsieur fut inadapté : « j’en suis fâché, mais il n’est pas mauvais que le peuple s’éveille de temps en temps » (p. 747). Ses analyses décalées furent en outre rendues inopérantes par son caractère velléitaire, son impuissance s’exprimant dans un ridicule fantasme compensatoire, comme lorsqu’il proposa, après le retour du Roi à Paris, en octobre 1652, de « s’aller poster dans les Halles, d’y faire des barricades, de les pousser jusqu’au Louvre et d’en chasser le Roi » (p. 837). Le protecteur du royaume sur les barricades, on est dans le monde à l’envers. Un Grand, comme Condé, trop éloigné d’un peuple qu’il méprise, le peut encore moins, parce que, confondant les conditions, il s’appuie uniquement sur une canaille violente achetée. Par exemple, la populace bordelaise soulevée par Le Bourdet (p. 436) ou les émeutiers émus par Montandré en son nom, ou encore la canaille qui le suivait et qui criait « Au Mazarin » en voyant Gondi conduire une procession, canaille qu’il dut faire taire en s’agenouillant pour recevoir la bénédiction du coadjuteur, qui lui répondit par une révérence tout aussi sincère (p. 645). Le premier Prince du sang, vainqueur de Rocroi à genoux au milieu de la populace, on est dans l’univers des impossibilia. Comme le montre le massacre de l’Hôtel de Ville, il y a, selon Retz, chez Condé, un manque absolu de réflexion sur la nature de la force populaire, dont l’évaluation suppose des distinguos subtils et dont l’emploi suppose une prévision des conséquences qu’il néglige : « Monsieur le Prince, qui était intrépide, ne faisait pas assez de réflexion sur les mauvais et puissants effets que ces émotions faisaient à son égard dans les esprits de ceux qui en avaient peur » (p. 748). C’est, qu’habitué aux exploits guerriers, il méprisait les périls nés du dernier caractère de la force populaire identifié par Retz, sa terrible dangerosité. <?page no="96"?> Pierre Ronzeaud 96 La violence du peuple déchaîné est en effet omniprésente dans les Mémoires. Le Premier Président et le Président de Mesmes manquent d’être « déchirés » par lui (p. 306), M. de Molé de Sainte-Croix est quasi « mis en pièces par les séditieux » (p. 747), M. de Bouillon est couché en joue (314), M. le Président des Maisons « manque d’être tué rue de Tournon » (p. 775), « le feu et le sang » sont répandus à l’Hôtel de Ville (pp. 780, 784), ou bien, a contrario, c’est « avec une fureur inconcevable » que la canaille sauve de la mort des pamphlétaires condamnés (p. 364). Une imagerie pathologique est utilisée par le mémorialiste pour dire, en métaphores ignées, la naissance, le développement, l’éclatement et le déchaînement de cette violence. « Toutes les humeurs de l’Etat étaient si émues par la chaleur de Paris » que « la fièvre était inévitable », dit-il au sujet des barricades d’août 1648. Il réemploie la même image quatre ans plus tard, « tout est possible » dés que l’esprit du peuple est « échauffé » (p. 885). L’embrasement est alors immédiat « Le feu se prit en un instant » (p. 222). Il est contagieux : les gardes du Palais, au moment de la présentation du traité de paix de 1649 au Parlement, « sont aussi échauffés que le reste du peuple » (p. 352). Paris manque de brûler, Retz l’empêche en 1648, mais les risques subsistent pendant toute la Fronde. Condé l’avoue à Fiesque : « Paris a failli aujourd’hui à être brûlé, quel feu de joie pour le Mazarin, et ce sont ses deux plus capitaux ennemis (Gondi et lui) qui ont été sur le point de l’allumer » (p. 642). Dans ce contexte incendiaire, on cherche en effet à désigner des pyromanes, et Gondi le savait d’autant mieux qu’on l’avait souvent accusé d’être le boutefeu de ces drames, parce que le peuple, comme il le dit, allait « parfois jusqu’à fureur dans sa chaleur pour moi » (p. 398). M. de Molé rebondira sur cette imagerie, avec une pointe par équivoque entre signifiés sacrés et profanes, pour l’accuser « de faire des huiles qui ne sont pas sans salpêtre » (p. 352). La dangerosité du peuple est donc double : il est à craindre par la violence de ses actes, mais aussi parce que ceux-ci rejaillissent contre ceux que l’on en rend responsables. Ce qui compte donc, c’est l’évaluation de cette dangerosité, et Retz ne cesse de pointer l’aveuglement des uns et des autres à ce sujet. Sans m’y étendre, puisqu’une communication les concerne, j’évoquerai seulement les erreurs de jugements commises au sujet des barricades. De la part de ceux qui les jugeaient impossibles, prétendant « qu’il ne faut pas craindre de parti quand il n’y a point de chef », et auxquels Gondi rétorqua : « Ils naissent quelquefois en une nuit » (p. 164). De la part de ceux qui en minimisèrent la puissance, soit en bouffonnant, comme Bautru et Nogent, qui s’amusèrent à dire que seule la nourrice du vieux Broussel avait ému « le peuple à sédition » (p. 145), soit en spéculant sur l’aspect éphémère du soulèvement, comme La Rivière « convaincu que l’émotion du peuple n’était qu’une fumée » (p. 146). <?page no="97"?> 97 Le peuple dans les Mémoires du Cardinal de Retz Gondi répliqua alors à Monsieur (dont La Rivière était l’âme damnée) en reprenant la métaphore : « vous disiez que cette disposition du peuple n’était qu’une fumée, mais cette fumée si noire et si épaisse est entretenue par un feu qui est bien vif et qui est bien allumé » (p. 184). Gondi revient d’ailleurs à plusieurs reprises sur cette absence de prévision de la puissance des séditions populaires : dans un dialogue avec la Reine qui lui reproche à tort d’avoir été clairvoyant avec ses « prophéties des barricades » (p. 577), dans un dialogue bien plus tardif avec Monsieur au sujet de la possibilité de « nouvelles barricades » (p. 837) ou dans une dernière évocation des barricades de la Ligue : « je suis assuré que tel ne s’est point étonné des barricades de Mr de Guise qui s’en fût moqué comme d’une chimère, si on les lui eut proposées un quart d’heure auparavant qu’elles fussent élevées. » (p. 842) A ce manque de prévoyance, de lucidité, fondé sur une méconnaissance du caractère, de la force et de la dangerosité de ce peuple dont il a brossé une sorte de portrait éclaté dans ses Mémoires, Retz oppose la prudence de Gondi, née d’une intelligence politique qui l’amenait à la fois à se servir du peuple et à s’en méfier, et surtout à dénier sa responsabilité dans les agissements de celui-ci. Et il ne le fait pas seulement théoriquement, il emblématise cette attitude, dans des scènes spectaculaires de face à face avec des individus de la populace, scènes qui font figure d’exorcisme du mal qu’engendre diaboliquement la liaison contre nature, imposée par les événements ou supposée par autrui, entre la valeur héroïque de Gondi et la bassesse de la canaille séditieuse. III Gondi et le peuple Retz, mémorialiste, montre comme une sorte de leitmotiv politique à quel point Gondi a été soutenu par le peuple : l’expression « mon crédit dans le peuple » revient à plusieurs reprises (148, 326), tout comme le mot « popularité » (p. 256). Les scènes de foule où il fait entendre, en une sorte de bande-son propagandiste rétroactive, les cris du peuple chantant les louanges du coadjuteur sont nombreuses (pp. 207, 267, 350 etc.), et, on a vu, au sujet des barricades, comment sa description des événements transformait la foule en cortège (pp. 148-9). Il indique comment Gondi avait su se gagner cette popularité. D’abord par des dons comme la « charité » qu’il exerça avec l’argent de sa tante Maignelais : « du 28 mars jusques au 25 août (1648) je dépensai 36000 écus en aumônes ou en libéralités » (p. 141). Il n’était pas le seul, d’Elbeuf (p. 266), Condé et même Mazarin (p. 377) firent de même, mais il se distinguait d’eux par son sens aigu du maniement opportun de telles distributions : « C’est une <?page no="98"?> Pierre Ronzeaud 98 science particulière, et laquelle bien ménagée fait autant de bons effets dans un peuple qu’elle en produit de mauvais quand elle n’est pas bien entendue » (p. 377). Puis, par la monstration de sa présence majestueuse, dans ses habits sacerdotaux ou dans son carrosse, comme lorsqu’il y paradait avec Conti (p. 207). Ensuite par son éloquence en chaire, lors de sermons émouvants, comme celui de Noël 1649, à Saint-Germain l’Auxerrois, pendant lequel « toutes les bonnes femmes pleuraient » (p. 391). Cette parole étant relayée dans le peuple par des curés, tels ceux qui « travaillèrent ces sept ou huit jours là, parmi le peuple, avec un zèle incroyable pour moi » (p. 389). Enfin, par l’emploi d’agitateurs, issus du peuple comme le boucher Le Houx, dont le nom est cité à deux reprises dans les Mémoires : « Le Houx, boucher, mais homme de bien, m’a dit que toute la boucherie de la place aux veaux fut sur le point de prendre les armes » pour ma défense (pp. 383 et 859), ou comme Miron, autre « homme de bien » qui lui assure Saint-Germain. Ou à défaut, par l’emploi de complices présentés comme tels, ainsi d’Argenteuil « habillé en maçon et une règle à la main » qui entraîna la foule contre les Suisses (p. 158), après que les ordres de Gondi aient été donnés « en deux paroles » (p. 157) : ce qui fit couvrir Paris de barricades en « moins de deux heures » (p. 158). Retz montrant ainsi l’extraordinaire performativité de la relation entre la voix de Gondi et l’action du peuple. Mais une telle liaison n’allait pas sans risques. Il y avait d’abord celui de la confusion ou de la contamination, piège dans lequel était tombé, par sa nature et par son discours, Beaufort, mais qui ne risquait pas de toucher un Gondi mis à l’abri par sa dignité épiscopale, par le sentiment de sa supériorité de rang, de sang, de langage, et surtout d’esprit. Il y avait ensuite celui de l’inversion, qui transformait l’orateur démagogue en tribun du peuple, au sens péjoratif que l’expression avait pris au XVII e siècle. Le Dictionnaire de l’Académie, qui rapprochait d’abord « tribuns » de « pères du peuple », soulignait en effet, dans ses exemples ultérieurs, l’aspect séditieux de ces orateurs publics, que Furetière nommait carrément « boutefeux de la sédition ». Retz montre donc Gondi s’inquiétant, dés janvier 1649, de devoir « s’ériger purement et simplement en tribun du peuple, qui est le parti le moins sûr et même le plus bas, toutes les fois qu’il n’est pas revêtu » (p. 199) : c’est-à-dire, dans le vocabulaire militaire des fortifications, protégé par quelque chose de supérieur qui le recouvre, comme la légitimation parlementaire par exemple. Gondi utilise même le terme comme un repoussoir dans ses discussions avec d’autres frondeurs, comme au moment de l’affaire de l’envoyé espagnol : « Que deviendrions si nous n’avions engagé le Parlement ? Des tribuns du peuple le premier jour, et le second les valets du comte de Fuensaldagne » (p. 286), ou comme lorsqu’il dit au Duc d’Orléans que la dignité qu’ils avaient dans Paris était « plus avilie qu’honorée par cette <?page no="99"?> 99 Le peuple dans les Mémoires du Cardinal de Retz espèce de tribunat du peuple » (p. 420). D’ailleurs leurs adversaires usaient de cette expression comme d’un projectile polémique : ainsi en allait-il des placards qu’avait fait distribuer Turenne au moment de la guerre de deux Frondes, qui les accusaient, en 1651, d’être de « faux tribuns » devenus « mazarins » (p. 439) : la péjoration était totale. Il y avait enfin les risques inhérents à ce soutien, liés à l’instabilité, à la versatilité, à l’irrationalité, à la dangerosité de l’être populaire déjà envisagées, et sur lesquelles je ne reviendrai pas, si ce n’est pour montrer, par un seul exemple, le raffinement de la conscience que Retz en a, et qui transparaît dans un avis donné par Gondi à Conti qui s’extasiait de l’enthousiasme de la foule acclamant le carrosse où ils avaient pris place : « Il n’y a rien où il faille plus de précautions qu’en tout ce qui regarde les peuples, parce qu’il n’y a rien de plus déréglé, il n’y a rien où il les faille plus cacher, parce qu’il n’y a rien de plus défiant » (p. 207). On constate donc la présence, dans les Mémoires, d’une tension entre l’affirmation de la popularité passée de Gondi et un rejet profond, viscéral et tactique à la fois, de « la nécessité de recourir au peuple » que Retz tient comme « le plus mortel des inconvénients » (p. 285). L’exemple sans cesse rappelé de la Ligue, si bien analysé par Simone Bertière 7 , lui fournit d’ailleurs une probante et douloureuse illustration du même problème : au sujet des barricades (p. 158), à travers la remémoration des déboires de son grand oncle, l’archevêque, chassé par la populace ligueuse (p. 236), à travers les stigmatisations du duc d’Elbeuf, figure négative de la popularité indigne (p. 202) ou du duc du Maine, figure négative de l’impuissance à gérer la paix comme la guerre (p. 254). La Ligue servit, de ce point de vue, à Gondi, de contre-modèle politique comme de projection d’une hantise personnelle : celle de se voir « devenir dans Bruxelles une copie des exilés de la Ligue » (p. 264). De ce souvenir, comme de sa propre expérience, naquit en effet un rejet de toute confusion de son rôle avec celui d’un chef de parti populaire, notion réactualisée depuis Cromwell. D’où ses réactions aux propositions de ses alliés pouvant aller dans ce sens, comme celles que lui fit Bouillon et qu’il rejeta car « elles conduisaient naturellement et infailliblement à une sédition populaire qui étranglerait le Parlement, qui mettrait les Espagnols dans le Louvre, qui renverserait peut-être même et apparemment (selon toutes apparences) l’Etat » (p. 326). D’où ses réactions indignées lorsque Mazarin les compara, Beaufort et lui, devant la Reine, à Fairfax et à Cromwell (p. 500) ou lorsqu’on lui prêta des « maximes de républicain » (p. 611). 7 Simone Bertière, « L’image de la Ligue dans les Mémoires du Cardinal de Retz », in Ethics and politics in Seventeenth Century France, Mélanges offerts à Derek Watts, Exeter, 1996. <?page no="100"?> Pierre Ronzeaud 100 Retz est conscient de ce que « le pouvoir dans les peuples est fâcheux en ce point qu’il vous rend responsable même de ce qu’ils font malgré vous » (p. 261), idée si forte qu’il la reformule six pages plus loin : « Le plus grand malheur des guerres civiles et que l’on y est responsable même du mal que l’on ne fait pas. » (p. 267) Et le domaine dans lequel ces maximes se vérifient au plus haut degré, c’est bien celui de l’alliance contre nature d’un grand seigneur, grand dignitaire de l’église, avec la populace qui, paradoxalement, lui retire la véritable popularité dont il a besoin pour jouer un rôle politique. Il en juge avec désabusement en 1652 : « dans les temps où il y a de la faction et du trouble, ce malheur (c’est-à-dire la haine des particuliers, du « bon peuple » contre les séditieux du « bas peuple ») est inséparable des pouvoirs populaires, et nul ne l’a éprouvé plus que moi. » (p. 748) On peut alors se demander si les face à face particuliers qu’il met en scène entre Gondi et des individus d’origine populaire, grâce à leur reconstruction narrative a posteriori, n’ont pas alors pour fonction d’exorciser cette hantise d’une assimilation politique et de lui redonner, sur le plan de la valeur, par la monstration d’un acte héroïque où se lit une différence ontologique, une domination discriminante que les nécessités de la pragmatique subversive l’empêchaient de manifester devant la foule. Trois exemples me semblent le prouver. Rue Neuve-Notre-Dame, passa un groupe arborant un hausse-cou de vermeil doré sur lequel était gravée la figure du jacobin qui tua Henri III, avec l’inscription « Saint-Jacques Clément », figure symbolique d’une double transgression politique et religieuse. Gondi, dès qu’il le vit, agit immédiatement avec autorité et fit rompre « publiquement » le hausse-cou « à coups de marteau sur l’enclume d’un maréchal » (p. 158) : l’éthos héroïque d’un chef de parti fidèle à Dieu et fidèle au Roi, véritable exterminateur du dragon ou de l’hydre populaire, était ainsi posé. Devant le Palais du Luxembourg encerclé, où se terrait Monsieur, Gondi sortit, alla droit aux séditieux en demandant qui était leur chef. « Un gueux d’entre eux, qui avait une vieille plume jaune, me répondit insolemment : « C’est moi. » Je me tournai du côté de la rue de Tournon, disant : « Gardes de la porte, que l’on me pende ce coquin à ces grilles ». Celui-ci lui fit alors une profonde révérence, puis un long discours d’allégeance, se disant son serviteur et prêt à mourir pour son service (p. 722). Ainsi se reconstruit dans le récit, un lien féodal symbolique fictionnel où l’idée même de partage ne peut être que hiérarchiquement pensée. Et plus importante encore, la supériorité d’esprit de Gondi comme de Retz, sur l’être populaire, fut mise en scène, dans l’événement et par la relation de celui-ci, lors d’un épisode des journées des barricades. A la Croix-du- Tiroir, un garçon d’apothicaire appuya un mousquet sur la tête de Retz, déjà <?page no="101"?> 101 Le peuple dans les Mémoires du Cardinal de Retz à terre, blessé d’une pierre au cou (p. 150). Le mémorialiste donne à voir l’intériorité de Gondi et sa présence d’esprit tout en usant d’une distance humoristique qui révèle son propre esprit : « Quoique je ne le connusse point du tout, je crus qu’il était bon de ne lui pas témoigner dans ce moment. » L’inversion, les tournures évoquant la politesse la plus honnête (en décalage avec l’urgence dramatique de la situation et avec la violence grossière du garçon), l’utilisation quasi farcesque du dialogue (« Ah ! malheureux ! si ton père te voyait »), la conséquence génialement prévue et hyperboliquement valorisée (« Il s’imagina que j’étais le meilleur ami de son père que je n’avais pourtant jamais vu »), le subterfuge narratif du renversement de point de vue (« mon habit lui frappa les yeux ») et le dénouement (« il cria : « Vive le Coadjuteur) : tout dans ce montage brillantissime symbolisait, par delà la politique, la supériorité essentielle et non accidentelle du Grand sur le petit, de l’esprit sur la matière, et, peut-on dire, de l’écriture sur le réel. La confrontation avec le peuple, loin d’être assimilation à la Beaufort ou compromission à la Condé, a ici valeur de révélation : elle est le miroir de ce qui lui manquera toujours, le génie, de l’acteur Gondi comme de l’auteur Retz. Conclusion Le peuple, que les Mémoires de Retz ont le mérite de faire parfois exister, à travers quelques images de foule ou quelques esquisses individuelles, reste bien évidemment en deçà, en dessous et à côté de l’histoire autobiographique de leur auteur et de l’Histoire de la France sur laquelle ils témoignent. Retz est persuadé que sur le théâtre politique seuls comptent en fait, par delà les soubresauts occasionnels d’une populace bien peu autonome, les acteurs principaux éclairés par les feux de la rampe, qui font le personnel dramatique essentiel de ses Mémoires, ceux qui sont les ombres portées de la mise en scène de son propre destin. Mais, paradoxalement, plus que par les rares évocations d’un concept socio-politique collectif (« les peuples »), lieu commun vide de présence réelle, c’est par l’animation de la part citadine de celui-ci (bourgeois, bouchers, gueux, harangères) qu’il a croisée au gré des événements, qu’il donne parfois à cet Autre de l’Histoire une présence vivante, à l’intérieur de ses propres obsessions politiques ou de ses fantasmes de gloire, par la médiation d’une écriture qui ne sait pas dire sans peindre, sans se peindre dans le miroir de l’autre, fût-il l’inverse du moi. <?page no="103"?> Biblio 17, 196 (2011) Retz autour de minuit ou la nuit dans les Mémoires F RANÇOIS R AVIEZ Université d’Artois « Déjà la nuit en son parc amassait/ Un grand troupeau d’étoiles vagabondes… ». Qu’il s’agisse de Du Bellay 1 , de Ronsard, de Saint-Amant, de Théophile de Viau dans l’admirable début de Pyrame et Thisbé 2 , le poète est un nocturne - et n’oublions pas les « coquecigrues » de Mme de Sévigné 3 . Nocturne, également, le cardinal de Retz, même s’il n’évoque pas une seule fois les étoiles dans ses Mémoires. La nuit, cependant, y occupe une place non négligeable : thème transversal 4 , assurément, mais qui permet de réunir des scènes et des personnages très divers, et surtout de donner à voir des images inattendues de leur héros. On constatera très vite que, quand le mémorialiste se fait le chroniqueur de la nuit parisienne, il nous parle de bien autre chose que de sa poésie ou de ses plaisirs : le thème est catalyseur, et sous couvert de scènes nocturnes, ce sont les coulisses de la Fronde que nous explorons avec lui. On tentera donc d’entendre ce qui se dit, ce qui se vit dans les ténèbres, du cœur de l’ombre aux petites heures du jour. Éliminons d’abord toute sentimentalité. Dans les premières pages du texte, les « galanteries » du cardinal de Richelieu ne laissent planer aucun doute sur la nature de ses amours ; en effet, écrit Retz, elles « ne répondaient en rien à la grandeur de ses actions, ni à l’éclat de sa vie ; car Marion de Lorme, qui était un peu moins qu’une prostituée, fut un des objets de son amour, et elle le sacrifia à Des Barreaux. Mme de Fruges, que vous voyez traînante dans les cabinets sous le nom de vieille femme, en fut un autre. La première venait chez lui la nuit ; il allait aussi la nuit chez la seconde, qui était déjà un reste de Bucking- 1 Dans L’Olive, sonnet 83. 2 « Ombres, où cachez-vous les yeux de ma maîtresse ? » demande Pyrame (Acte I, scène 1). 3 Dans la lettre à sa fille du 12 juin 1680. 4 Et cependant d’une richesse que révèlent les Actes du colloque Penser la nuit (XV e - XVII e siècle), sous la direction de Dominique Bertrand, Paris, Champion, 2003. <?page no="104"?> François Raviez 104 ham et de L’Épienne » (63) 5 . Dénigrer les dames, c’est dénigrer l’homme, et, pour le cardinal de Retz, donner par contraste à ses propres « galanteries » un éclat de donjuanisme que souligne, au début de la Seconde partie, la célèbre profession de foi libidino-épiscopale : « faire le mal - c’est-à-dire le mâle - par dessein » (p. 101), et concilier, sans hypocrisie, les « devoirs de [sa] profession » avec les exigences de son tempérament. Si Richelieu honore en catimini de vieilles maîtresses, Retz, qui a déjà « triomphé » de lui « dans un champ de bataille aussi beau que l’Arsenal » (p. 69), c’est-à-dire auprès de Mlle de La Meilleraie, se comporte en conquérant qui n’hésite pas, au terme de la scène nocturne des capucins noirs, à « hasarder quelque douceur » à Mlle de Vendôme : « Je lui dis donc : « L’on peut croire le diable et ne le craindre pas ; il y a des choses au monde plus terribles. - Et quoi ? reprit-elle. - Elles le sont si fort que l’on n’oserait même les nommer », lui répondis-je » (p. 92). Propos explicites dans leur implicite : Retz, en bon séducteur, sait user des circonstances, en particulier de l’obscurité. Richelieu avait Marion de Lorme, « un peu moins qu’une prostituée », mais c’est à la « petite-fille de Henri le Grand » que le jeune Retz fait des avances : le parallèle n’est pas à son désavantage. Il arrive cependant au futur mémorialiste d’être seul dans son lit, et même d’y dormir, en particulier la veille de la journée des Barricades, à un moment-clé de la sédition, alors que veillent dans Paris « des manteaux noirs sans armes, c’est-à-dire des bourgeois considérables » (p. 156). Quant à Retz, il se décrit « sur le point de [s’] endormir tranquillement » (p. 153). À « minuit sonnant » (p. 155), il est dans sa chambre, et non dans la rue ; il donne quelques ordres et s’endort au milieu de la poudrière, quelques heures avant cet « incendie subit et violent » (p. 158) qui va changer le cours de l’histoire. La nuit n’est donc pas le moment de l’émeute ; au contraire, elle montre la maîtrise de soi de ce séditieux majeur, mais aussi sa maîtrise de l’événement. S’agit-il là d’hybris ? d’une reconstitution compensatoire ? d’une provocation sur fond de topos ? Dormir avant la bataille est le privilège des plus grands. Avant celle de Rocroi, écrit Bossuet dans l’Oraison funèbre du prince de Condé, « il fallut réveiller d’un profond sommeil cet autre Alexandre », Alexandre qui lui-même, la veille de la bataille d’Arbèles, n’avait point connu l’insomnie. Le parallèle, à nouveau, n’est pas défavorable. On notera que, quand il sera emprisonné à Vincennes « dans une chambre grande comme une église » (p. 860), le cardinal n’en perdra pas pour autant le sommeil, mais pour des raisons qui peuvent sembler diamétralement opposées : « J’y dormis très bien, écrit-il, ce que l’on ne doit pas attribuer à fermeté, 5 On utilise ici l’édition des Mémoires parue dans la collection Folio classique, Gallimard, 2005. Pour chaque citation on se contentera d’indiquer la page entre parenthèses. <?page no="105"?> 105 Retz autour de minuit ou la nuit dans les Mémoires parce que le malheur fait naturellement cet effet en moi. J’ai éprouvé, en plus d’une occasion, qu’il m’éveille le jour et qu’il m’assoupit la nuit. Ce n’est pas force, et je l’ai connu après que je me suis bien examiné moi-même, parce que j’ai senti que ce sommeil ne vient que de l’abattement où je suis, dans les moments où la réflexion que je fais sur ce qui me chagrine n’est pas divertie par les efforts que je fais pour m’en garantir » (pp. 859-860). En réalité, le Frondeur s’endort quand il n’y a plus rien à faire : tout est en place pour le soulèvement de Paris, et, à Vincennes, il n’a plus qu’à subir, son destin lui échappe. L’insomnie ne le guette que lorsque l’événement reste en suspens, comme lorsqu’il est question d’organiser un faux attentat contre Joly, syndic des rentiers. Retz « confesse » alors que « cette résolution, toute la nuit, [lui] donna une telle inquiétude qu’ [il] n’en ferma pas l’œil » (p. 381). C’est qu’il n’est alors, ni le maître du jeu, ni hors-jeu, et que, malgré sa répugnance à organiser un tel subterfuge, il a dû se plier aux aléas de la volonté collective. Ce qui se dessine en creux, dans ces anecdotes, c’est l’autoportrait d’un homme d’action, sûr de sa force face à une femme ou à une ville. Sur le conseil de Mme de Chevreuse, et parce qu’elle lui aura appris que la Reine lui trouvait les dents belles, n’ira-t-il pas jusqu’à faire « le rêveur » en sa présence lors d’audiences secrètes (p. 646), conciliant, au moins par jeu, séduction et politique ? Une telle libido dominandi envahit la totalité des heures, et c’est du matin au soir, et du soir au matin suivant, que l’on voit ce diable d’homme penser, parler, aimer, agir. Les Mémoires ont leur tempo. Retz note souvent les dates, mais aussi, parfois, les heures, en particulier les heures nocturnes. Si les journées du coadjuteur sont réservées à l’officiel, ses nuits sont riches de rencontres, d’incidents, de conversations. Les horaires de l’Ancien Régime, on le sait, ne sont pas les nôtres : l’aristocrate aime la nuit, qui est le temps du jeu, de la danse et des médianoches, « terme espagnol, nous dit Littré, introduit par la reine Anne d’Autriche ; de media, au milieu, et noche, nuit ». Celle-ci est aussi le temps de l’intrigue, et c’est à la lueur des bougies et des flambeaux que l’on met en place, sous la Fronde, ses pièces pour la partie du lendemain. Une heure, entre toutes, s’impose, une heure qui n’est plus hier et qui n’est pas encore demain : minuit. Le milieu de la nuit est cet instant riche de tous les possibles où la journée de la veille s’abolit au profit d’une durée neuve, cet instant qui n’est pas désigné par un nombre, mais par un substantif : au-delà de la précision arithmétique de l’horloge, il s’enrichit de toutes les connotations que la tradition, la littérature, l’imaginaire lui confèrent 6 . 6 Sans oublier la grammaire : minuit peut en effet être considéré comme la ligne de partage entre le passé simple et le passé composé : « Car quand nous disons, j’ay parlé à lui, et luy ay faict reponse, cela s’entend avoir esté faict ce jour-là ; mais <?page no="106"?> François Raviez 106 Dans les Mémoires du cardinal de Retz, minuit est l’heure où s’abolissent les rôles officiels, le signal d’une latence, d’une ouverture des signes. C’est aussi l’heure du danger, par conséquent celle - ô Cendrillon - de l’urgence. Lors du mariage de la reine de Pologne, au début des Mémoires, c’est à minuit que Saintot, « maître des cérémonies », entre dans la chambre du jeune Retz, « avec une lettre de Monsieur l’Archevêque, qui m’ordonnait de ne m’opposer en rien aux prétentions de M. l’évêque de Varmie, et de lui laisser faire la cérémonie du mariage » dans la nef de Notre-Dame (p. 114). La réaction est immédiate : « J’envoyai quérir, un quart d’heure après, les principaux du chapitre, qui étaient tous dans ma disposition ». C’est à « minuit sonnant » que Retz déclare, péremptoire, à Laigue et à Montrésor : « Nous ne sommes pas si mal que vous vous le persuadez, Messieurs, et je serai, demain devant midi, maître de Paris » (p. 155), et d’ajouter aussitôt : « j’envoyai quérir à l’heure même Miron, maître des comptes, colonel du quartier de Saint- Germain de l’Auxerrois, homme de bien et de cœur, et qui avait beaucoup de crédit parmi le peuple ». Le même verbe revient : « quérir », autrement dit chercher, un verbe chargé de dynamisme et qui laisse entendre qu’à minuit, on n’est pas couché à Paris. On peut donc faire des visites : « Nous allâmes, entre minuit et une heure, M. de Longueville, le maréchal de La Mothe et moi, chez M. de Bouillon, qui était au lit avec la goutte, et qui, dans l’incertitude des choses, faisait grande difficulté de se déclarer. Nous lui fîmes voir notre plan et la facilité de l’exécution. Il la comprit, il y entra. Nous prîmes toutes nos mesures ; je donnai moi-même les ordres aux colonels et aux capitaines qui étaient de mes amis » (pp. 209-210) : où l’on voit que seule la maladie autorise d’être « au lit » à l’heure où tout se décide. C’est à minuit que l’on se projette dans le lendemain, comme si du mitan de la nuit les choses semblaient plus claires, la volonté plus affirmée. Retz est chez les Bouillon, « après souper », quand on apprend que l’armée a abandonné Turenne. « La contestation s’échauffant », note le mémorialiste, et la présence d’un émissaire espagnol ne facilitant pas le débat, « M. de Bellièvre proposa d’écrire ce qui se dirait de part et d’autre » (p. 321). Les deux pages que Retz cite alors sont un modèle de dynamisme stratégique : il n’est question que de « presser », d’« engager », d’« exécuter » ce qui a été résolu. Minuit est l’heure de la décision, c’est-à-dire de l’action en gestation. Personne ne dort, ou ne songe à dormir. Chacun, au contraire, semble sur le pied de quand on dit, je parlay à luy, et lui fei response, cecy ne s’entend avoir esté faict ce jour mesme auquel je raconte ceci, mais auparavant, sans toutesfois qu’on puisse juger combien de temps est passé depuis » (Henri Estienne, Traité de la conformité du langage français avec le grec, 1569, cité dans Nathalie Fournier, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998, p. 413). <?page no="107"?> 107 Retz autour de minuit ou la nuit dans les Mémoires guerre, dans une atmosphère d’excitation générale qui réduit les heures de sommeil. Le temps de la Fronde est celui de l’accélération, des coups portés vivement, sans repentir, un blitzkrieg qui rend le sommeil inutile, voire dangereux. « Je donnai mes ordres en deux paroles, et ils furent exécutés en deux moments » (p. 157). Minuit est aussi l’heure d’une femme : la Reine, heure par conséquent décisive, aléatoire et périlleuse. « L’on prit heure, et je me trouvai à minuit au cloître de Saint-Honoré, où Gabouri, portemanteau de la Reine, me vint prendre et me mena, par un escalier dérobé, au petit oratoire où elle était toute seule enfermée » (p. 405). Cet escalier dérobé - qui nous en rappelle un autre - nous introduit sur un théâtre de masques et d’ombres, où le naturel transparaît parfois dans le rôle, comme si entre Anne d’Autriche et son turbulent sujet s’établissaient des relations d’estime et d’autorité, de séduction et de violence contenue. Les rendez-vous qui vont suivre sont romanesques et officiels à la fois. On entend ainsi Retz demander au maréchal Du Plessis : « Quand me voulez-vous mener chez la Reine ? » Je n’ai jamais vu un homme plus surpris que le maréchal. Nous convînmes que je me trouverais à minuit dans le cloître Saint-Honoré. Je n’y manquai pas. Il me mena au petit oratoire, par un degré dérobé. La Reine y entra un quart d’heure après. Le maréchal sortit, et je demeurai seul avec elle ; elle n’oublia rien, pour me persuader de prendre le titre de ministre et l’appartement du Cardinal au Palais-Royal, que ce qui était précisément et uniquement nécessaire pour m’y résoudre, car je connus clairement qu’elle avait plus que jamais le Cardinal dans l’esprit et dans le cœur ; et quoiqu’elle affectât de me dire que, bien qu’elle l’estimât beaucoup et qu’elle l’aimât fort, elle ne voulait point perdre l’État pour lui, j’eus tout sujet de croire qu’elle y était plus disposée que jamais. Je fus convaincu, devant même que je sortisse de l’oratoire, que je ne me trompais pas dans mon jugement ; car aussitôt qu’elle eût vu que je ne me rendais pas sur le ministère, elle me montra le cardinalat, mais comme prix des efforts que je ferais, pour l’amour d’elle, me disait-elle, pour le rétablissement du Mazarin. Je crus qu’il était nécessaire que je m’ouvrisse, quoique le pas fût fort délicat. (pp. 543-544) Ces nuits en face d’une femme si proche et si lointaine, les paroles de l’une et les silences de l’autre, leurs jeux d’approche et de dérobade, ces comédies sur tous les tons que se jouent ces deux acteurs de leurs propres personnages qui n’oublient ni leur état, ni leur humanité, tout cela permet au mémorialiste d’écrire ses plus belles pages. Minuit est l’heure de l’ambiguïté, où l’on peut se révéler et se cacher à la fois, être sincère et profondément fourbe, jurer sans en croire un mot et croire tout en n’en jurant pas. C’est autour de minuit, pour emprunter au jazz un de ses plus beaux thèmes, que Retz est pleinement lui-même, ondoyant et virtuose, et vibrant d’une énergie que l’heure tardive <?page no="108"?> François Raviez 108 exacerbe. « Je fis supplier la Reine, par Gabouri, dès le soir même, de me permettre d’aller, à l’heure accoutumée, dans la petite galerie » (p. 572). Retz retranscrit alors une conversation d’une douzaine de pages qui s’achève aux aurores : « Il était presque jour quand je sortis du Palais-Royal » (584). Une précédente « conférence » s’était achevée à deux heures du matin. De toute évidence, au-delà ou en deçà des enjeux politiques, ces tête-à-tête nocturnes ne déplaisent pas aux deux interlocuteurs. Minuit est l’heure où l’on peut dépasser, sans cependant les oublier, les formes des relations diurnes ; minuit est l’heure des confidences et des calculs : n’est-ce pas, au fond, la même chose ? La nuit est aussi le temps d’une ville : Paris, et d’une noctambulation que rien ne lasse, comme si la ville appartenait à ceux qui ne dorment pas. On voit alors passer un « carrosse inconnu », dans lequel le coadjuteur mène, aux petites heures, Monsieur le Prince (p. 172). Plus loin, sortant de chez la Reine à l’aube, c’est dans un « carrosse gris » qu’il va rejoindre la Palatine qui l’attend, elle, dans un « carrosse de louage » (p. 584). Rappelons que, renonçant à l’ « épinglière » de quatorze ans, « qui était d’une beauté surprenante » et qu’il avait achetée « cent cinquante pistoles », Retz « attendi[t] la nuit pour la mettre dans [s]on carrosse », et non dans son lit, avant de poursuivre, pieusement : « je la menai à ma tante de Maignelais, qui la mit dans une religion, où elle mourut huit ou dix ans après en réputation de sainteté » (pp. 95-96). Que de mystères, mais aussi que d’ostentation quand la ville dort : après une nuit fort agitée, Retz apprend que le peuple ne veut pas laisser entrer dans Paris le prince de Conti et M. de Longueville : « Je m’habillai en diligence, j’allai prendre le bonhomme Broussel, je fis allumer huit ou dix flambeaux, et nous allâmes, en cet équipage, à la porte Saint-Honoré » (p. 205). Aussi discret que tapageur, le Cardinal échappe par miracle aux « soixante hommes » stipendiés par La Rochefoucauld pour l’enlever en plein Paris, lui qui « revenai[t] tous les soirs de l’hôtel de Chevreuse, entre minuit et une heure, avec dix ou douze gentilshommes seulement, en deux carrosses » (p. 671). Ainsi la nuit le cache ou le révèle, comme s’il voulait, par ses incessantes allées et venues, occuper tout l’espace et tout le temps urbains. Les heures nocturnes sont le temps de l’action, c’est-à-dire de la faction. Dans les Mémoires, on s’écrit, on se visite, on se parle avec plus de liberté quand il fait noir. Monsieur le Prince lui écrit « sur les onze heures, un petit billet par lequel il m’ordonnait de me trouver, le lendemain matin à quatre heures, chez lui avec Noirmoutier. Nous l’éveillâmes comme il nous l’avait mandé. Il nous parut d’abord assez embarrassé ; il nous dit qu’il ne pouvait se résoudre à faire la guerre civile » (pp. 373-374) : bonne pensée au saut du lit… L’enjeu est d’importance, mais l’entrevue n’a rien d’officiel ; il y entre même une part subtilement transgressive. La nuit, tous les princes sont hommes, et Retz peut ainsi « haranguer » Monsieur « de huit heures jusqu’à minuit <?page no="109"?> 109 Retz autour de minuit ou la nuit dans les Mémoires sonné » (p. 501), certainement la plus longue harangue de l’histoire de la rhétorique. On verra, plus loin, le même Monsieur jeter « avec émotion son chapeau sur une table, et il s’écria en jurant : « Vous êtes une grosse dupe ou je suis une grosse bête. Croyez-vous que la Reine veuille que Monsieur le Prince revienne à la cour ? » (p. 570). Le prince fera le même geste quelques pages plus loin, « dans le cabinet des livres » après avoir « ferm[é] la porte et les verrous lui-même » (p. 586). La Fronde, qui met en scène les plus grands personnages, est aussi une affaire d’individus, et, dans des lieux qui ne sont pas ceux du jour - un oratoire, une chambre, une bibliothèque -, la nuit permet de subtiles effractions à l’ordre et aux formes du monde. Nous sommes dans les loges de l’Histoire et nous emboîtons le pas à cette énergie faite homme qu’est le séditieux cardinal. Une question se pose, à la lecture des Mémoires : tiendrions-nous le rythme d’un tel homme ? Le personnage est toujours en mouvement, sans jamais manifester fatigue, ennui ou agacement. « Je courus toute la nuit » (p. 199), écrit-il. Parfois il se modère : « Après avoir couru la ville jusques à deux heures, je revins chez moi… » (p. 204) ; parfois il complique son périple : « Je courus toute la nuit, à pied et déguisé… » (ibid.). Ce mouvement perpétuel est certes celui de l’intrigue, mais aussi celui de l’écriture : « J’ai couru jusques ici à perdre haleine sur ces matières, quoique nécessaires à ce récit, explique-t-il, pour me trouver plus tôt sur une autre sans comparaison plus importante, et qui, comme je vous ai déjà dit ci-dessus, envenima toutes les autres » (p. 133). Ce galop du cardinal en fait une sorte de surhomme. En lui se mêlent l’orgueil, la conviction, l’enthousiasme du « téméraire », selon le mot de Richelieu (p. 65) et l’élan de l’« homme pressé », pour emprunter l’expression à Morand. À la fin de la Première partie, il s’accorde une pause de dix mots : « Mais il est temps de prendre un peu d’haleine » (p. 99). Le Seconde partie sera menée à un train d’enfer, si l’on ose employer une telle expression pour un ecclésiastique ; il est vrai qu’il se traite lui-même d’« enragé » après une entrevue avec la Reine, au moment de l’emprisonnement de Broussel. Il est vrai qu’Anne d’Autriche a osé lui dire, avec humour et sagacité : « Allez vous reposer, Monsieur ; vous avez bien travaillé » (p. 151). « Je ne me suis pas appliqué à faire mon apologie », écrit le Cardinal à sa correspondante. Mais il se reconnaît au moins une qualité : son « inclination », qui, dit-il, « me portait avec tant de rapidité et aux plaisirs et à la gloire, que le ministériat, qui trouble beaucoup ceux-là et qui rend toujours celleci odieuse, était encore moins à mon goût qu’à ma portée » (p. 756). Cette « rapidité » est d’essence héroïque en ce qu’elle fait du politique le prétexte à un dépassement permanent de l’humain. Le héros n’est jamais fatigué, car des forces supérieures l’animent : la « gloire », vertu aristocratique qui transcende l’intrigue et la sédition, mais aussi les « plaisirs ». Dans l’expression <?page no="110"?> François Raviez 110 « je courus toute la nuit », n’entend-on pas, en plus de la libido dominandi, une hypersexualité conquérante, un désir hyperbolique de posséder tout le monde ? Le Cardinal peut donc, pour emprunter l’expression à Saint-Simon, « percer la nuit » à de nombreuses reprises : le héros ne sera pas touché par les misères de notre condition. « Je vis mes amis toute la nuit », note-t-il, la veille de « ce fameux arrêt du 8 janvier 1649, par lequel le cardinal Mazarin fut déclaré ennemi du Roi et de l’État, perturbateur du repos public, et enjoint à tous les sujets du Roi de lui courir sus » (p. 200). D’où l’on conclut que les « amis », les « sujets du Roi », toute la France, et jusqu’au lecteur, est prié de « courir » avec lui. Plus encore : « je fis l’impossible toute la nuit » (p. 173). Tout Retz est dans cette hyperbole. Le héros ne se contente pas de se fixer des objectifs au-delà des moyens humains : il met tout en œuvre pour les réaliser, en particulier ce qui peut sembler irréalisable. « L’action politique de ce fait s’apparente bien souvent à un pari », écrit Frédéric Briot 7 . « S’il y a ainsi kaïros, occasion à saisir au vol, il doit y avoir rapidité de décision, et rapidité d’exécution. Si le coadjuteur est parfois embarrassé par certaines situations, on sait que la plupart du temps il prend sa décision en un quart d’heure, voire un demi-quart d’heure, et la formule sans balancer revient fréquemment ». « Balancer », en effet, c’est peser, prendre le temps d’examiner, par conséquent hésiter, et laisser du temps à l’adversaire. La vitesse est sans doute témérité, mais s’il s’agit là d’un défaut, on conviendra qu’il est rare, et qu’il est beau. S’agit-il d’une pose ? Dans cette surenchère nocturne que le texte permet et organise, il entre sans aucun doute une part de souvenir : les événements se bousculent, et il règne dans les esprits, comme dans les rues, une confusion jubilatoire. Les conversations, peut-on supposer, n’en sont que plus animées. L’Histoire est dans tous ses états. Beaucoup de scènes, par conséquent, ne sont pas improbables ; en sont-elles pour cela crédibles ? On conviendra en effet que la littérature entre pour une seconde part dans ces récits de cavalcade à plus d’heure. Le héros tragique n’est pas un somnolent, et c’est par « un prompt renfort » que, dans le récit de don Rodrigue, les cinq cents se virent trois mille « en arrivant au port 8 ». Même décantée par l’écriture, il y a, dans ce premier XVII e siècle, une fureur de vivre qui se retrouve dans les Mémoires de Retz. La règle des vingt-quatre heures, au théâtre, n’est-elle pas une incitation à hâter l’action et à faire courir la poste à l’intrigue ? De nuit en nuit, Retz galope vers le seul dénouement possible, et la loi d’entropie de l’univers 7 Frédéric Briot, Mémoires du cardinal de Retz, Neuilly, Collection Clefs-Concours, Atlande, 2005, p. 95. 8 Le Cid, acte IV, scène 3, vers 1259-1260. <?page no="111"?> 111 Retz autour de minuit ou la nuit dans les Mémoires s’applique enfin à ses Mémoires et à sa vie. À Vincennes, où il est emprisonné, le cardinal finit par s’immobiliser : l’exempt qui le garde, dit-il, « fit travailler à un petit jardin de deux ou trois toises, qui était dans la cour du donjon ; et comme je lui demandai ce qu’il en prétendait faire, il me répondit que son dessein était d’y planter des asperges : vous remarquerez qu’elles ne viennent qu’au bout de trois ans. Voilà l’une de ses plus grandes douceurs ; il y en avait tous les jours une vingtaine de cette force » (pp. 860-861). On notera enfin que c’est un vieil homme qui tient la plume : dans le portrait qu’il fait du frondeur qu’il était, il entre une part de nostalgie, et le souvenir des folles nuits de sa jeunesse l’aide peut-être à supporter le poids des ans. En même temps, en brossant de sa personne un autoportrait au vifargent, il transmet aux frondeurs futurs, aux rebelles glorieux de tous poils, aux séditieux en proie au désir et à l’histoire, un message d’énergie vitale dont, comme l’a montré Michel Delon, le XVIII e siècle se souviendra 9 . Déjà, dans La Conjuration de Fiesque, n’avait-il pas dépeint « Jean-Louis de Fiesque, comte de Lavagne » comme « ambitieux, hardi et entreprenant » et même « passionnément amoureux de la gloire » ? Une « force qui va », en quelque sorte, et qui, entrée en littérature pour cause de changement des temps, nous vaut La Vie du cardinal de Rais. Le mémorialiste n’est pas, on le voit, un poète de la nuit, mais c’est aux marges du jour que ce personnage officiel révèle les forces qui l’animent. Le jour est le temps des corps constitués : le Parlement 10 , l’armée, mais aussi le temps de la cour ou de la foule. La nuit est le temps de l’individu, par conséquent d’une liberté d’être et d’agir que ne permet pas la lumière. Invulnérable à la fatigue, Retz jouit, si l’on peut dire, d’un double quotidien, c’est-à-dire d’un temps sans solution de continuité, d’une durée où le même influx se propage sans la rupture du sommeil. La qualité du politique n’est pas l’agitation, mais la constance : « percer la nuit », c’est persister dans son projet, mais c’est aussi, aux douze coups de minuit, mieux entendre celui de l’adversaire, avec cette lucidité des « heures creuses de la nuit, pareilles, selon Julien Gracq 11 , à un voyage sur les os légers et pneumatiques d’un rapide ». Avant Rétif, avant Baudelaire, avant Céline et son Voyage, Retz fait entrer la nuit dans l’autobiographie : Saint-Simon et Chateaubriand, autres nocturnes, viendront hanter, après lui, les grands Mémoires sous la lune. 9 Michel Delon, L’Idée d’énergie au tournant des Lumières, Paris, PUF, 1988. 10 Qui se lève très tôt, pour siéger de bon matin. Le 21 août 1651, jour où le Cardinal manque périr, au Palais, en entrant dans le parquet des huissiers, « le cou pris entre les deux battants de la porte » (p. 637), commence dès l’aube : « Le lundi 21 d’août, écrit-il, tous les serviteurs de Monsieur le Prince se trouvèrent, à sept heures du matin, chez lui, et mes amis se trouvèrent chez moi, entre cinq et six » (p. 634). 11 « Le vent froid de la nuit », Liberté grande, Paris, José Corti, 1947. <?page no="113"?> Biblio 17, 196 (2011) La « Journée des barricades » (27 août 1648) dans les Mémoires de Retz : l’histoire comme expansion du « moi » M ARC H ERSANT Lyon III Les Mémoires 1 articulent de manières très différentes et difficiles à codifier leurs deux « matières » principales, à supposer que les mémorialistes les distinguent vraiment : destin d’un individu, destin d’une « collectivité » dans une dynamique historique. Jusqu’à l’invention très « moderne » et au fond assez étrange d’une « autobiographie » qui isole par l’artifice de la narration une aventure individuelle et « intérieure », « laïque » et fait de l’histoire du moi une nouvelle « réalité », les rapports entre le « moi » et le « monde » sont extraordinairement fluctuants et cette variable contribue à l’hétérogénéité formelle flagrante de ce que nous appelons « Mémoires », notion « englobante » forgée a posteriori et qui ne renvoie en rien à une unité formelle ou thématique claire pour les hommes de l’Ancien Régime. Il suffit de lire la « préface » des Mémoires du Jeune Brienne pour constater que bien des textes qu’il mentionne pour s’installer dans « une tradition » des « Mémoires » ne correspondent pas aux essais de définition d’un « genre » par la critique contemporaine, et Voltaire aussi bien que Saint-Simon parlent des Mémoires de Dangeau, où le « moi » n’a pas, c’est le moins que l’on puisse dire, une place centrale. Chez Saint-Simon, dont les Mémoires ne se présentent pas comme un récit unitaire, mais comme une juxtaposition sérielle de récits de toutes formes et de toutes dimensions, aux styles incroyablement divers, certains de ces récits sont purement « historiques », d’autres plus centrés sur la personne de l’auteur, mais aucun principe d’unité ne vient « harmoniser » le rapport entre moi et monde dans une œuvre on ne peut plus hétéroclite. Brienne consacre des centaines de pages de ses Mémoires à des épisodes de 1 On choisit ici de mettre une majuscule au mot qui désigne le « genre » : voir sur ce sujet l’argumentaire de Damien Zanone dans Ecrire son temps, les Mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2006. <?page no="114"?> Marc Hersant 114 l’histoire antérieurs à sa vie adulte, qu’il « reconstitue » passionnément par confrontation de sources. Chez Madame de Staal-Delaunay, l’histoire tend à s’éclipser dans une écriture « mineure » laissant la place par « soustraction » à ce qui n’est pas elle et que l’auteur déclare dans une lettre avoir découvert en prison : son « moi » 2 . Quant aux Mémoires de Retz, ils présentent une unité formelle et narrative certes fort imparfaite, notamment par le travail de semi-copie auquel l’auteur s’est livré dans certains passages, où le « moi » disparaît. Mais globalement, loin du morcellement narratif total des Mémoires de Saint-Simon qui contribuent à l’« effet monde » de l’œuvre, les Mémoires de Retz ont tout de même une unité réelle par une centration beaucoup plus systématique et « organisatrice » (d’un point de vue narratif) sur la personne de l’auteur, comme le titre manuscrit le signale sans ambiguïté. Chez Retz, le monde et le moi ne sont donc pas « posés » l’un à côté de l’autre, comme chez Saint-Simon, dans une solution de continuité faisant éclater toute possibilité de récit unitaire. Les rapports entretenus entre ce que nous pourrions appeler rétrospectivement et anachroniquement « autobiographie » et la dimension historique de l’œuvre sont d’une nature plus fusionnelle. D’une part, parce que pour Retz sa propre vie fait partie de la « grande histoire » sur le modèle des grandes biographies antiques : il est de ce point de vue moins autobiographe qu’ « historien de soi-même », distinction qui mériterait une plus longue méditation, et qui permettrait par exemple d’opposer polémiquement, au siècle suivant, le Commentaire historique de Voltaire à l’autobiographie naissante et notamment aux Confessions de Rousseau. D’autre part, parce que Retz prétend faire l’histoire de la Fronde à travers le rôle qu’il y a joué. Chez Saint-Simon, les récits d’histoire générale et les récits où l’auteur raconte des épisodes de sa vie sont donc simplement « posés » les uns à côté des autres, alors que chez Retz le récit pseudo autobiographique « à la première personne » et le récit « historique » à la « troisième personne » entretiennent souvent des rapports subtils et tissent des liens qui les installent dans une véritable interdépendance. Un des exemples les plus manifestes de cette tendance qui contribue à donner à l’œuvre son originalité se trouve dans le récit justement célèbre de la journée du 27 août 1648, un des points culminants de la Fronde comme expression et explosion du peuple parisien. Il commence, on le sait, par la grande méditation du coadjuteur prenant la décision théâtrale de devenir « chef de parti » et se poursuit par un récit apparemment purement « historique » de la journée : mais ces deux plans apparemment distincts sont reliés par un « dégradé » dans la présence de la 2 Voir sur ce point mon article « Les Mémoires de Mme de Staal-Delaunay et la tentation de l’insignifiance » (Actes à paraître du colloque international « Ecrire en mineur : un art de la tension », ENS LSH Lyon, octobre 2007). <?page no="115"?> 115 La « Journée des barricades » (27 août 1648) première personne et son élimination progressive qui mérite une certaine attention. L’analyse de cet épisode pourrait ainsi contribuer à une réflexion encore à faire sur les rapports du moi et du monde comme générateurs de formes discursives et narratives, qui nourrirait les débats sur le récit factuel et le récit fictionnel sous l’Ancien Régime et permettrait peut-être de poser sur de nouvelles bases l’irritante question faussement « générique » des rapports entre Mémoires et autobiographie. Le « récit de grand jour » est, remarquons-le au passage, une espèce de « sous-genre » en soi du récit historique dont on trouve plusieurs exemples mémorables dans les Mémoires de Retz : on peut citer celui du 21 août 1651, où Retz se montre défiant Condé au Parlement, ou celui, un peu moins brillant, du 2 juillet 1652, date du célèbre combat du faubourg Saint-Antoine qui vit Mademoiselle de Montpensier sauver Condé des troupes royales en faisant tirer sur elles le canon. Mais en ce genre, les pages consacrées dans l’œuvre à la « journée des barricades » du 27 août 1648 figurent parmi ses plus célèbres, en même temps que la journée elle-même est une des plus fameuses de toute la Fronde, et on a, en toute rigueur, un peu de mal à savoir si c’est l’œuvre qui a, au moins en partie, dans une logique quasi barthésienne, créé l’événement, ou si c’est l’événement qui « électrise » l’œuvre et la porte, dans l’ émotion de la remémoration, à un de ses sommets. Dans les pages qui précèdent, Retz, après le grand tableau qu’il a proposé des causes profondes de la Fronde, couronné par le double portrait, aussi majestueux qu’ironique, de Richelieu et de Mazarin, s’est lancé dans ce qu’il appelle le « détail » 3 , un récit échevelé des origines immédiates du mouvement dont il ne fut pour l’essentiel que le spectateur : comme il le dit bientôt à sa destinataire, il court alors « à perte d’haleine » 4 sur la fronde parlementaire contre la politique fiscale et les premiers soubresauts parisiens, et, recopiant à moitié ici ou là des passages du Journal du Parlement, semble peiner à trouver un équilibre entre la chronique historique et l’autobiographie politique. Nous sommes ici dans le « triomphe » de la « non-personne », bien loin de l’harmonieuse fusion que nous nous apprêtons à souligner. Retz explique aussi pour quelles raisons il a, à plusieurs reprises, repoussé le moment de devenir une figure de premier plan dans la révolte ; et l’humiliation que lui fait subir la cour le 26 août sert de détonateur. De manière impressionnante, et c’est le texte qui va particulièrement m’occuper, Retz présente alors à la fois son « entrée dans l’histoire » par sa décision de devenir chef de parti et le récit fracassant d’une journée « historique » dont il se donne comme le créateur ou le chef d’orchestre dans 3 Mémoires, éd. Simone Bertière, Paris, La Pochothèque-Classiques Garnier, 1998, p. 308. 4 p. 314. <?page no="116"?> Marc Hersant 116 l’ordre des événements en même temps qu’il en est, plus certainement, le (re) créateur et le chef d’orchestre dans l’ordre de l’écriture. Sans crier trop vite à l’affabulation, on notera tout de même que, dans le très remarquable récit par Mme de Motteville des événements qui vont nous occuper 5 , le « coadjuteur de Paris » dont elle a en revanche raconté l’humiliation à la cour 6 (humiliation que Retz donne comme une des causes de sa décision), n’est même pas nommé parmi les acteurs, principaux ou secondaires de la « journée des barricades ». Exemple saisissant de l’ambiguïté du « genre » tout entier des Mémoires, ou plutôt de son impossibilité, le récit de la journée des barricades semble hésiter entre « personne » et « non-personne », entre le récit autobiographique d’un épisode de la « vie du cardinal de Retz » et le récit historique d’un épisode de l’histoire de la France et de Paris. Plus précisément, le récit à la première personne laisse progressivement, dans les pages qui nous occupent, la place au récit à la troisième personne ; et l’autobiographie, centrée sur des actions secrètes, au récit historique d’événements célèbres. La logique de cette succession est cependant profonde et en réalité le récit historique apparaît comme une conséquence directe du récit « autobiographique », de même que les événements les plus publics semblent le résultat d’une décision secrète du coadjuteur. Le glissement du « je » au « il » met ce dernier dans l’orbite du « je » qui le contrôle et le domine : cet épisode de l’histoire est, d’une certaine manière, donné comme une pure création de la volonté rationnelle d’un homme supérieur et en même temps, moins explicitement, comme la manifestation prodigieuse de sa vengeance. Si on observe en effet la place du « je » dans ce récit, de la décision nocturne du coadjuteur aux concessions d’Anne d’Autriche, on fait l’histoire d’une disparition progressive, car le rôle du coadjuteur est du côté des coulisses, de la partie invisible de l’événement révélée par le récit des Mémoires, de l’impulsion initiale secrète sans laquelle l’événement, qui prend ensuite une sorte d’apparente autonomie, n’aurait pas eu lieu. Création du coadjuteur autant que du mémorialiste qui « reconstruit » après coup le grand jour, et, disons-le, dans une espèce de délire de grandeur et de vengeance qui semble intact au moment de l’énonciation mémoriale, la journée des barricades apparaît comme une extension formidable et monstrueuse de son 5 pp. 91-98 de l’édition (partielle) du « Temps retrouvé », Mercure de France, intitulé par ses éditeurs Chronique de la Fronde. Une édition moderne intégrale de ce grand texte manque à l’appel… 6 Qui est aussi brièvement évoquée par La Rochefoucauld : ce qui a frappé les contemporains, ce n’est pas le triomphe d’un Retz « auteur » de la journée des barricades mais sa retentissante humiliation de la veille. <?page no="117"?> 117 La « Journée des barricades » (27 août 1648) « moi ». Le texte qui nous occupe commence ainsi par le récit d’une « méditation » qui ne cède en rien en grandeur symbolique à celle de Saint-Lazare qui ouvre la seconde partie de l’œuvre, et apparaît comme son double purement « politique ». A Saint-Lazare, Retz déterminait la forme de son « être public » ecclésiastique. Ici, c’est de son entrée fracassante en politique qu’il est question, de sa décision grandiose et magnifiée de devenir « chef de parti ». Mais de cette « crise intérieure » semble jaillir la folie de la journée historique tout entière. Il est tout à fait significatif que la « méditation » du grand homme s’arrête en un « minuit » plus probablement symbolique que réel (comme les six jours de Saint Lazare…) qui apparaît comme le début et l’origine de cette journée d’histoire et le lieu d’une pensée et d’une parole hyper-théâtralisées comme dans cette espèce de tirade mégalomaniaque et shakespearienne adressée à des « complices » médusés : Vous savez que je crains les apologies ; mais vous allez voir que je ne crains pas les manifestes. Toute la cour me sera témoin de la manière dont on m’a traité depuis un an au Palais-Royal ; c’est au public de défendre mon honneur ; mais on veut perdre le public, et c’est à moi de le défendre de l’oppression 7 . Retz donne à cet épisode un relief sans égal : laissé seul sur la scène par des compagnons réduits au statut de comparses comme pour un grand monologue tragique, il exhibe une seconde fois 8 à sa destinataire le spectacle d’une intériorité grandiose, déchirée entre les rêves de grandeur et l’impératif moral. La « pulsion » héroïque, malgré tous les efforts faits pour montrer comment la situation justifie son épanouissement, semble être libérée comme une force incontrôlable, à l’image du torrent qui va bientôt emporter Paris. Dans un deuxième temps, le « je », qui continue à être le moteur du récit, mais désormais sur le plan de l’action et de la stratégie concrète, est montré dans son « orchestration » du réel. Omniprésent, ce « je » cède parfois avec une modestie un peu suspecte la place à un « nous » qui semble inclure ses comparses et leur donner un rôle dans les décisions, en particulier Miron. 9 . En réalité, Retz se donne comme un stratège de génie utilisant la surface entière de la capitale comme un échiquier où disposer ses « pièces » et ces « nous » ne sont qu’une concession superficielle à l’existence d’autres instances de décision que la sienne : seul maître de tout, il laisse Montrésor et Laigue stupéfaits, eux qui, à l’en croire, n’ont rien compris à la grandeur de sa décision 7 Mémoires, éd. Simone Bertière, Paris, La Pochothèque-Classiques Garnier, 1998, pp. 337-338. 8 Après le récit de la « conversion » de Saint Lazare. 9 On note ainsi : « Nous exécutâmes notre projet » p. 338, « Nous crûmes qu’il ne serait pas mal à propos », p. 339, etc. <?page no="118"?> Marc Hersant 118 et croient qu’il a « perdu l’esprit », ce qui ne contribue pas peu à donner à Retz une stature bien supérieure à ces « spécialistes », à ses yeux médiocres, de la conspiration de basse cuisine. Cœur et principe du récit, la première personne se voit attribuer toutes les décisions, toutes les initiatives qui comptent vraiment : « Je ne les écoutai pas », « Je lui exposai », « Je donnai ordre », « Je donnai mes ordres », etc. Dans tout ce récit, le mémorialiste semble même transférer son « omniscience » au personnage qui semble être partout à la fois et dominer par l’esprit et par la parole l’espace de la capitale comme une instance surplombante qui aurait la totalité du territoire parisien sous son regard « transcendant ». Surtout, l’action supposée mettre le « feu aux poudres » et fonctionner comme le détonateur de la journée tout entière est l’œuvre pure et simple de la volonté du coadjuteur : le « moment fatal » qui voit basculer la ville dans la folie est l’œuvre d’un homme qui, avec une autorité quasi surnaturelle (je vais y revenir), donne ses ordres « en deux paroles » et se voit obéi « en deux moments ». Tout est prêt pour que le « je » qui avait jusque-là la première place puisse s’éclipser : il a donné l’impulsion initiale à l’événement qui va, à partir de là, prendre une apparente autonomie. Son avant-dernière apparition importante le voit jouer un rôle de modérateur : conformément à son souci initial de compromis entre la position de chef de parti et l’intégrité morale, il apparaît comme le « régulateur » de l’événement dans l’épisode clef de la destruction publique du hausse-cou : Comme je fus obligé de sortir un moment, pour apaiser un tumulte qui était arrivé, par le malentendu de deux officiers du quartier, dans la rue Neuve-Notre-Dame, je vis entre autres une lance, traînée plutôt que portée par un petit garçon de huit ou dix ans, qui était assurément de l’ancienne guerre des Anglais. Mais j’y vis encore quelque chose de plus curieux : M. de Brissac me fit remarquer un hausse-cou, de vermeil doré, sur lequel la figure du jacobin qui tua Henri III était gravée, avec cette inscription : « Saint Jacques-Clément » je fis une réprimande à l’officier qui le portait, et je fis rompre le hausse-cou à coups de marteau, publiquement, sur l’enclume d’un maréchal 10 . Retz est donc à la fois celui qui provoque et déchaîne la violence et celui qui l’empêche de perdre son sens et de se dénaturer en explosion criminelle : les limites entre l’événement et la Ligue, d’une part, et surtout, moins explicitement mais non moins profondément, la révolution anglaise, sont soigneusement installées et le narrateur manifeste le souci de distinguer le « jour historique » qu’il donne comme sa création et les « monstruosités » d’un Cromwell, qu’il dénoncera avec une extraordinaire éloquence dans sa Remontrance au roi de 1657. 10 pp. 340-341. <?page no="119"?> 119 La « Journée des barricades » (27 août 1648) Dans ce paragraphe important, cœur de tout le texte, qui décrit la révolte populaire, le « je » ne fait son apparition que dans un deuxième temps, et adopte au moins partiellement une position de témoin, mais n’a pas encore disparu. A partir de l’intervention du Parlement, une demi-page plus loin, il s’efface durablement pour laisser la place aux faits les plus connus de la journée historique, où il n’est pas plus présent en fait que chez Mme de Motteville ou chez La Rochefoucauld, qui ne le citent guère parmi les acteurs vraiment importants de la journée : nous sommes entrés dans un régime de récit historique « à la troisième personne » d’événements publics retentissants et qui, pour la plupart, figurent tout aussi bien, avec des nuances, dans les récits de la journée sous la plume par d’autres témoins. Mais le « je », si on peut dire, cessant d’intervenir comme personnage, ne cesse d’« irriguer » le texte et de lui donner un sens qui rattache cette deuxième partie à la première. Il se « difracte » à la fois dans l’énonciation par l’omniprésence de l’instance commentante du mémorialiste en tant que tel (qui prend en quelque sorte le « relais ») et dans la diégèse par la mise au premier plan de Molé qui, d’une certaine manière, fonctionne comme substitut héroïque de Retz lui-même. Les événements, cessant d’être son œuvre immédiate, sont dans la continuité logique de sa décision initiale et apparaissent comme le « développement » sur la scène publique d’une intrigue dont il a été l’auteur secret. Ainsi, les Mémoires sont ici aussi, comme ceux de Saint-Simon, et comme on l’a souvent noté, une œuvre de dévoilement : les informations « secrètes » révélées dans la première partie du récit donnent un sens tout différent à sa seconde partie et aux événements beaucoup plus connus qu’elle rapporte. La « célèbre » journée des barricades apparaît en fait comme le résultat grandiose d’une prise de décision mise, avec la référence à Plutarque, sur le plan des plus grands modèles de l’antiquité. D’un point de vue strictement historique c’est une cause majeure de l’événement qui apparaît donc en pleine lumière alors qu’elle était jusque-là inconnue. Mais surtout, et d’un point de vue cette fois-ci narratif, le lien entre le récit « personnel » et le récit « historique » est aussi serré que possible et parvient à un équilibre magistral dont les pages sur les origines immédiates de la Fronde, on l’a vu, semblaient manquer. Cette œuvre de maîtrise et de volonté est aussi un drame de la vengeance aux proportions géantes. Ce qui fut alors connu des contemporains, comme je l’ai déjà signalé, ce n’est pas le machiavélisme stratégique de Retz dont il se targue ici, mais son humiliation retentissante à la cour que rapportent aussi bien Mme de Motteville que La Rochefoucauld. La terrible blessure narcissique de cette humiliation publique est au cœur du récit qui nous occupe et explique peut-être le caractère mégalomaniaque presque démentiel de son affabulation. Le « ridicule » qui préoccupe tant l’auteur et qui est ce qu’il <?page no="120"?> Marc Hersant 120 craint le plus 11 l’a frappé de plein fouet et le récit des Mémoires est en soi la continuation d’une vengeance qu’il prétend avoir été éclatante dès le jour des événements. Retz ne dissimule absolument pas sa souffrance : déjà « enragé » 12 à la sortie du Palais Royal, il apprend de Laigue qu’il a été « tourné en ridicule » 13 en son absence à la cour. Comme il a le souci de ne pas attribuer directement la « grande décision qui suit » à une vengeance purement passionnelle, il insiste alors sur le fait que son sens moral « incorruptible » a alors résisté à la tentation de la révolte. Mais, lors du récit de la méditation initiale, l’humiliation n’est pas oubliée, loin de là : il en est question dès le début de manière allusive par « la manière dont j’étais poussé » 14 et de manière plus explicite à la fin par l’évocation du « souper de la reine » où on s’est moqué de lui. La grande tirade qu’il sert à Montrésor et à Laigue juste après sa méditation n’aborde pas la question frontalement mais « la manière dont on [l’]’a traité depuis plus d’un an au Palais Royal » 15 étouffe un peu sous sa généralité la blessure précise qui vient d’être subie. La question de « l’honneur » que le public doit défendre renvoie à la valeur par excellence de l’être aristocratique de Retz atteint par cette injure spectaculaire. La solennité presque comique à force d’être délirante de l’affirmation de maîtrise qui étonne (en fait, à juste titre…) Laigue et Montrésor : « Je serai, demain devant midi, maître de Paris », fait mesurer par l’éclat de la revanche désirée la profondeur de la douleur vécue et point encore « digérée », de toute évidence, par un mémorialiste qui a besoin d’écrire ces quelques pages prodigieuses pour tenter une fois de plus d’en venir à bout. C’est encore ici que le coadjuteur et le mémorialiste se rejoignent comme « auteurs », comme « créateurs » de l’événement : le présent de l’énonciation mémoriale semble encore complètement habité par le besoin de vengeance dont est affamé le personnage, et l’attribution de la « journée des barricades » à la volonté de Retz paraît moins une fiction « gratuite » qu’une affabulation compensatrice passant par un grandissement presque hallucinatoire de la figure du coadjuteur. Le récit se conclut donc logiquement et conformément aux faits par une humiliation de la cour qui est obligée de céder et de relâcher Broussel : bien sûr, Retz n’intervient plus en tant que personnage dans le récit, mais celui-ci a bien eu pour logique profonde d’aller d’une humiliation à l’autre, du « ridicule » de Retz à celui de la reine et de Mazarin. Molé, qui 11 Jean Garapon a étudié l’importance de cette notion dans les Mémoires : voir « Le ridicule, une notion clé des Mémoires du cardinal de Retz », Cahiers d’histoire culturelle de l’Université de Tours n° 13, 2003. 12 p. 333. 13 p. 335. 14 p. 337. 15 p. 337. <?page no="121"?> 121 La « Journée des barricades » (27 août 1648) obtient leur « abdication » et la libération de Broussel, est symboliquement chargé par Retz des valeurs héroïques dont il s’affuble et devient alors son « porte-parole » fantasmatique. Mazarin est montré plaisamment dans sa peur de la foule parisienne en furie alors que Molé lui-même vient de l’affronter et de lui tenir tête avec un courage sublime et que Retz y a en quelque sorte « nagé » toute la journée ; la reine se voit attribuer une réplique inconsistante et dérisoire, elle qui n’a même pas le courage de reconnaître son échec, offrant ainsi un saisissant contraste avec le grandiose cornélien que Retz attribue à ses propres discours directs au début du passage, mais aussi avec le discours superbe prêté au Premier Président. La fin de la crise coïncide avec la réparation symbolique de la blessure initiale. Mais dans le dernier passage où il s’attribue un rôle, Retz avait déjà veillé à mettre en scène sa vengeance à un niveau plus étroitement personnel : l’ironie ambiguë de sa réponse à l’argentier de la reine manifeste une ivresse de puissance réparatrice (avec le génial « j’eusse été très fâché qu’il l’eût été de mon impuissance ») qui rend humiliation pour humiliation et amène Retz à conclure par un des moments de réflexion générale les plus profonds de toute son œuvre sur la dégénérescence de la monarchie dans un « formalisme » du respect réciproque que se doivent le roi et les sujets : la revanche de Retz est la terrible réponse du second formalisme au premier et laisse à l’espace parisien le soin de faire momentanément disparaître même la forme qu’en tant que figure publique il conserve avec ironie. On peut donc rétroactivement lire la violence de Paris comme une extériorisation monstrueuse, géante, de la colère et de la soif de vengeance du coadjuteur. Ici encore il faut citer sa grande réplique « tragique » : le peuple de Paris y apparaît comme celui qui doit « défendre l’honneur » du coadjuteur et le lien entre Paris et son coadjuteur est affirmé comme si l’un était le substitut de l’autre, comme s’ils n’étaient que les deux visages d’un même « être ». La fureur de Paris « armé et enragé » est à l’image de celle du coadjuteur qui est son âme et son protecteur et, dans une sorte de vision à la fois grandiose et délirante, l’événement historique tout entier de la journée des barricades devient un immense « règlement de comptes ». Les poignards aux mains des enfants que leur donnent leurs mères expriment la violence « primitive » d’une passion de vengeance aussi élémentaire et absolue qu’inconsciente. L’ « incendie » subit, au cœur brûlant de notre passage, est aussi profondément celui de la rage grandiose du coadjuteur que de la ville avec laquelle il se confond symboliquement. Si les Mémoires racontent un échec, certains récits pris isolément donnent l’impression, comme le remarque Picon, que « tout nous parle de triomphe ». Il ne faut pas oublier que la blessure infligée le 26 août 1648 à Retz par Mazarin et Anne d’Autriche n’est pas, loin de là, son seul grief à leur égard : <?page no="122"?> Marc Hersant 122 il leur devra un long emprisonnement, la nécessité d’une fuite tragique de ce château 16 liée à une éprouvante blessure du corps, une errance traquée de plusieurs années et, finalement, l’obligation douloureuse après des années de résistance courageuse de renoncer à son titre chéri d’archevêque de Paris. Le jour du 27 août 1648, éternisé par Retz dans les Mémoires comme celui du lit de justice de 1718 chez Saint-Simon et pour les mêmes raisons profondes, devient, suspendu hors du temps, le lieu d’une vengeance provisoire (sur le moment) et définitive (dans l’écriture) du mémorialiste. La mondanité délicate et ironique de la « conversation galante » des Mémoires, identifiée par Marc Fumaroli, a laissé la place à une « scène intérieure » d’une poignante solitude et, comme Saint-Simon, Retz est ici, peut-être, le principal lecteur de lui-même. Les mémorialistes parlent donc, c’est une cause « entendue », d’euxmêmes, et du monde historique plus vaste où leur existence s’est déroulée : on a cru trouver dans cette « hybridité » qui n’a de sens qu’à partir de la délimitation claire de « catégories » inventées après coup (et notamment celle de l’autobiographie), de quoi fabriquer un « genre ». Mais où et comment ces différents « objets » de l’œuvre trouvent-ils leur existence « discursive » ? Quel lien (ou quelle absence de lien) peut-on penser entre les parties des œuvres qui leur sont consacrées ? En quoi la nature de ces liens contribue-t-elle à l’invention de formes et de formats narratifs et, plus concrètement, au surgissement d’œuvres aussi extraordinairement diverses que celles d’un Nicolas Fontaine, d’un Dangeau, d’un Saint-Simon, d’un Rousseau ou d’un Retz ? Le type de rapport entretenu par l’individu à l’histoire, qui peut être interrogé à sa racine anthropologique, voire psychanalytique, peut apparaître comme générateur de formes, au-delà d’une « intertextualité » devenue 17 un des piliers théoriques du formalisme. 16 Nantes. 17 Bien loin de la pensée bakhtinienne du dialogisme. <?page no="123"?> Biblio 17, 196 (2011) Curiosité et écriture dans les Mémoires du cardinal de Retz Nantes La passion de curiosité 1 - c’est un rappel d’évidence - alimente tout au long du XVII e siècle, comme de nos jours encore, le goût des lecteurs pour les Mémoires. Il s’agit d’une curiosité très questionnante, non conformiste et presque insolente dans ses attentes, qui porte principalement sur la révélation des mystères d’Etat 2 . Pour emblème, le lecteur de mémoires pourrait arborer le personnage de Psyché 3 , d’une Psyché qui ne se satisfait pas du genre historique tel que cherche à l’imposer à l’époque (sans beaucoup de succès à vrai dire) le pouvoir royal, avec ses conventions de style et de soumission à la monarchie, d’une Psyché qui ne rêve au contraire que d’arracher pareil masque pour toucher du doigt la vérité historique. Le mode de communication le plus fréquent des Mémoires, la lecture en manuscrit de textes par nature libérés de toute idée de publication, offre dans une certaine mesure le charme de la littérature clandestine, et avive encore la curiosité du lecteur, la puissance de révélation de ces textes confidentiels. Il est bien clair que ce mode de lecture pressentie influe sur l’écriture du mémorialiste, et que celui-ci, conscient des secrets à peu près uniques dont il est dépositaire, prend en compte l’attente curieuse de son lecteur, joue sur ce qu’il sait être la saveur révélante de son écriture. Entre beaucoup d’exemples de mémorialistes, c’est Retz qui a retenu mon attention, pour le rapport à la fois très varié et très 1 Cette communication a initialement été donnée lors du colloque sur « La Curiosité au XVII e siècle » organisé en 2004 à l’Université de Clermont II par Emmanuelle Lesne-Jaffro. Nous remercions vivement notre collègue de nous permettre de reproduire ce texte inédit. 2 Sur ce thème, voir le livre de F. Charbonneau, Les Silences de l’histoire, Les mémoires français du XVII e siècle, Les Presses de l’Université Laval, 2001, en particulier les chapitres 10 et 11. 3 Voir le bel article de B. Beugnot, « de la curiosité » , in Paragraphes, Université de Montréal, vol. 1, 1989, pp. 73-89. J EAN G ARAPON <?page no="124"?> Jean Garapon 124 passionné que ses Mémoires entretiennent avec la notion de curiosité, curiosité du lecteur, constamment présente à l’esprit du narrateur et entretenue par lui, curiosité du narrateur lui-même, metteur en scène des secrets de son personnage central, de son intimité héroïque, de ses observations curieuses. D’une façon générale, les Mémoires de Retz, comme tout livre de mémoires, ressemblent à un cabinet de curiosités, dont le guide maîtriserait soigneusement le parcours du visiteur, de la visiteuse devrais-je dire, ménageant son attention, cherchant en permanence par la variété des objets et des éclairages à la maintenir en alerte ; à un cabinet dont les vitrines recèlent des joyaux d’expérience déclinés en scènes, en formules qui toutes renvoient à une manière d’être héroïque, à une observation humaine recueillie en des temps d’exception. En vérité - et la remarque est importante - c’est d’une humanité à la fois proche dans le temps et à peu près engloutie, engloutie par la mort des principaux témoins ou par le silence officiel sur la Fronde, que Retz, lorsqu’il prend la plume en 1675, va entretenir la visiteuse de son cabinet de mémoires. Seuls l’intéressent en effet les hommes et les femmes de la Fronde, l’exceptionnel « voyage en humanité » pourrait-on dire qu’ils ont permis et permettent toujours à un bon observateur, qui n’en finit pas de les regarder et par contraste de se regarder, de s’offrir à sa propre admiration et à celle de sa première lectrice. Retz va donc satisfaire simultanémént la curiosité de celle-ci sur une période où l’histoire officielle est inexistante, la Fronde, mais aussi sur une personnalité à la fois prestigieuse et sulfureuse, pourrait-on dire, celle d’un grand disgracié de la génération précédente à l’univers moral radicalement original, nanti grâce à ses aventures d’un capital d’observation sans égal. Retz, en 1675, a clairement conscience d’être un personnage unique, certes définitivement éloigné de la cour et de tout rôle officiel, mais enveloppé dans l’opinion mondaine d’un parfum de merveilleux, celui d’un survivant de la génération des « glorieux », d’un ancien opposant à Mazarin, d’un virtuose de la conversation, encore grandi par sa retraite dans le désert de Commercy. De cette curiosité collective, Mme de Sévigné s’était faite l’écho, se donnant comme le porte-parole du groupe amical qui pressait Retz « de s’occuper et s’amuser à faire écrire son histoire 4 . » Aussi peut-on établir comme principe esthétique qui gouverne l’écriture des Mémoires de Retz la permanente prise en compte d’une curiosité à satisfaire, celle d’une femme contemporaine du narrateur et isue du même monde que lui, informée en gros des principaux événements de la Fronde sans en connaître le détail secret, avide surtout, sur cette période devenue lointaine, des révéla- 4 Mme de Sévigné, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1974, t. II, p. 3. <?page no="125"?> 125 Curiosité et écriture dans les Mémoires du cardinal de Retz tions les plus franches autorisées par l’amitié et le caractère confidentiel du récit. 5 La curiosité multiforme de la lectrice, véritable horizon de l’écriture pour Retz, est à la source de cette nébuleuse de genres littéraires que sont les Mémoires, mixte d’histoire et de roman, de traité politique et de recueil de moraliste, de formes théâtrales variées, l’ensemble de ce récit hétérogène étant unifié, de façon très dynamique, par l’omniprésence d’une première personne, celle d’un héros-narrateur qui se sait le centre de toute curiosité et met en scène la suite de ses révélations. Témoin et acteur de l’Histoire, le narrateur garde présent à l’esprit le modèle narratif des Vies de Plutarque 6 , qu’il modernise pourrait-on dire, adapte au goût mondain, réactive par l’emploi de la première personne. On sait que le modèle de Plutarque, lu avec passion et sur un mode romanesque par les contemporains, associait l’exemplarité d’un destin personnel au prestige de la grande histoire, en un mixte qui faisait du héros un acteur décisif de l’histoire et une sorte de mythe vivant, en affinité avec le surnaturel. Retz de la même manière va nous conter le récit d’un grand destin, d’un être hors norme, criblé de dons et tenaillé par l’ambition, à l’évidence destiné à monter un jour sur le théâtre de la grande histoire pour y jouer un rôle à sa mesure. Bien vite, ce début de récit en forme de Vie héroïque s’enrichit des inflexions sentimentales du roman, comme des accents, très différents de ton du traité historique et politique. Arrivé à la narration des débuts de la Fronde 7 , Retz suspend en effet son récit au profit de longues considérations sur l’histoire de la monarchie, qui prônent la nécessité d’une pratique modérée du pouvoir royal, à l’image des vues de Montesquieu au siècle suivant : le texte se fait ainsi polyphonique, associant un imaginaire de la fiction à l’horizon spéculatif des considérations politiques, lestant les récits séditieux qui vont suivre d’une justification théorique, ou du moins cherchant à le faire. On devine en filigrane, présentes à l’esprit du mémorialiste, les facettes diverses d’une même curiosité, celles de la destinataire du texte, avec sa culture de fiction et sa demande de réflexion historique et politique, avec son attente, qui sera bientôt satisfaite, de révélations décisives sur les grands acteurs de la Fronde et leurs motivations réelles, sur le sens profond des événements, la logique enfin qui a mené à la victoire de Mazarin. La constante variété dans la succession des formes utilisées par le narrateur, d’un narrateur très au fait de la culture mondaine de son temps, éprise - nous le savons - d’alliances souples entre les genres littéraires, 5 Cf. pour ce qui suit l’Introduction à l’édition des Mémoires due à S. Bertière, Paris, La Pochothèque-Classiques Garnier, 1998, pp. 68-69. Nos citations renvoient à cette édition. 6 Voir la thèse d’A. Bertière, Le cardinal de Retz mémorialiste, Paris, Klincksieck, 1977, p. 326 et sv. 7 Mémoires, p. 298 et sv. <?page no="126"?> Jean Garapon 126 d’un narrateur très soucieux de reposer l’attention de sa lectrice, et d’égayer régulièrement le sérieux par le plaisant et l’agréable, fait du récit dans son ensemble un fondu-enchaîné permanent pourrait-on dire d’inflexions vers des genres différents, une vaste promenade dans une culture littéraire, source d’enchantement constant. Reste que fondamentalement, l’imaginaire de référence dans lequel s’inscrivent le narrateur et son héros, source de complicité avec la destinataire, ressortit au domaine de la fiction : un héros de tragi-comédie, de roman plus encore, s’inscrivant au centre d’une narration qui proclame bien haut son ambition à l’Histoire, tel est le paradoxe central des Mémoires de Retz, la conciliation éblouissante qu’ils tentent, intenable à l’évidence pour une conscience moderne, mais autorisée à l’époque par la fragilité des ouvrages des historiens, et leur maigre renom, encouragée aussi par l’imprégnation plutarquienne et romanesque de l’ancien frondeur. Retz se présente à nous comme un être d’ambition et de sentiment, au magnétisme irrésistible, à la parole, privée ou publique, toujours étincelante ; comme un conspirateur et comme un chef de parti, c’est-à-dire comme un « grand homme » intolérant aux impostures et apte à renverser le cours de l’Histoire par sa seule énergie ; comme un homme en affinité avec l’extraordinaire, un être d’audace et de risque, enveloppé d’une atmosphère fabuleuse. Pour bien apprécier le charme propre de pareille création littéraire, en 1675 (c’est bien de création qu’il s’agit), sans doute faut-il garder présent à l’esprit le climat d’ordre et d’autorité rétabli par la monarchie de Louis XIV. Le mémorialiste évoque une époque de suspension de l’autorité et de libération des ambitions, où l’homme d’Eglise qu’il est échappe à des tentatives d’assassinat en plein Parlement, traverse à plusieurs reprises Paris de nuit et déguisé 8 (on rêve de voir la scène) pour se rendre à des entrevues secrètes, au Louvre, avec Anne d’Autriche et Mazarin, arrêté s’évade de prison pour se lancer dans un long voyage, etc… Pour le mémorialiste, le passé retrouvé devient roman d’aventure, création de soi au sein d’une Histoire tant bien que mal respectée, au fond refusée dans sa sanction finale, création fondamentalement rêvée. Les Mémoires, ou le roman d’un grand homme dans l’Histoire. Artiste multiforme, homme de lettres-orchestre pourrait-on dire, Retz ne fait pas qu’offrir une image romancée de son passé. Il entend éblouir la destinataire de sa maîtrise très diversifiée des genres littéraires appréciés par les mondains. Entre ces très nombreux genres, que je ne peux ici qu’effleurer, je pourrais évoquer celui du portrait dont la réunion en « galerie », au début des récits de la Fronde, évoque irrésistiblement la comparaison avec un cabinet de curiosités, comme le souligne le narrateur lui-même à l’adresse de sa lectrice : « Je sais que vous aimez les portraits - écrit-il […] … dans ce 8 p. 390 (entre plusieurs exemples). <?page no="127"?> 127 Curiosité et écriture dans les Mémoires du cardinal de Retz vestibule dont vous venez de sortir, vous n’avez vu que des peintures légères des préalables de la guerre civile. Voici la galerie où […] je vous présenterai les tableaux des personnages que vous verrez plus avant dans l’action 9 . » Et la galerie qui suit, réunion de morceaux de bravoure construits en majeure partie sur le modèle de l’épigramme, grave avec férocité les traits moraux des grands acteurs de la Fronde, emprisonnés, à quelques exceptions près, dans une condamnation sans appel. Curiosités, ces portraits le sont car ils fixent la suite prestigieuse des premiers rôles de la Fronde, très présents dans la mémoire collective mais à peu près tous disparus à l’heure où Retz prend la plume ; l’écriture les rappelle à la vie, les fixe dans leur dimension morale, mais pour mieux mettre en valeur, par contraste, l’univers héroïque qui est celui du peintre. De même que le cabinet de curiosités dresse le portrait du collectionneur, la galerie brossée ici par Retz se met au service de l’autoportrait. Autres curiosités de ces Mémoires : leurs maximes, joyaux d’observation, mais toujours portées par la logique vivante d’un récit qu’elles viennent couronner de leur splendeur minérale, à la fois isolables de ce récit, mais substantiellement unies à lui (« auprès des princes, il est aussi dangereux et presque aussi criminel de pouvoir le bien que de vouloir le mal » 10 , écrit par exemple Retz à l’issue de la narration des premières journées de la Fronde) : ces maximes retiennent l’attention du lecteur, et appellent sa réflexion. Elles peuvent également, comme on l’a fait à date récente 11 , être extraites du texte et réunies en un recueil s’offrant comme bréviaire d’action héroïque à l’usage des chefs de parti : curiosités sulfureuses en 1675, qui font mesurer au lecteur actuel la richesse de ce mode de communication confidentielle qu’est l’écriture des mémoires. Dernier genre, et non des moindres, dont le récit de Retz fait un fréquent usage, et qui mériterait à lui seul toute une étude : l’anecdote, elle aussi isolable du récit, et donnant matière à florilège possible. Retz la désigne indifféremment aussi sous les noms d’historiette ou de conte 12 . Intégrée avec soin à une stratégie narrative, cette brève unité du récit est fréquemment soulignée lors de son insertion dans le texte par un commentaire initial qui en annonce le caractère extraordinaire, la puissance signifiante, ou encore la vertu récréative. On peut ainsi parler chez notre mémorialiste d’une véritable mise en scène de l’anecdote, perceptible à une désignation initiale, accompagnées d’indications de registre (le plus souvent plaisant ou léger), à une 9 p. 407 et sv. 10 p. 326. 11 Sur les maximes des Mémoires, cf. A. Bertière, op. cit., pp. 493-507, et le recueil dû à S. Bertière, Cardinal de Retz, Maximes et réflexions tirées des Mémoires, Paris, Editions de Fallois, Paris, 1991. 12 Ainsi. pp. 292, 659, 828 etc. <?page no="128"?> Jean Garapon 128 jubilation narrative dans le corps du récit, à la force des lignes conclusives qui soulignent le sens et diffusent à la lecture une vibration d’émotion. Ainsi la fameuse anecdote des pénitents noirs 13 , qui occupe deux pages au début du récit, « curiosité » qui étend son ombre portée sur le récit entier, et sonne pour nous comme une pétition de principe du mémorialiste sur une question aussi essentielle que celle de la vérité historique. Rappelons les faits : Retz et Turenne, partageant le même carrosse, se trouvent surpris en pleine nuit parce que leurs compagnons apeurés perçoivent comme des esprits sataniques, qui bloquent la route : chacun des deux descend alors du carrosse, l’épée au poing, pour s’apercevoir bientôt que les esprits en question ne sont que des « diables d’imagination », en réalité des pères capucins eux-mêmes terrorisés par Retz et Turenne…. L’important, outre l’orchestration savoureuse de la scène, réside dans les réflexions que les deux héros échangent, dans les jours qui suivent, sur leurs réactions secrètes face au danger, où chacun en réalité se trompait du tout au tout sur le compte de l’autre. « Qui peut donc écrire la vérité, que ceux qui l’ont sentie ? » conclut le mémorialiste, affirmant du même coup le rapport intime et décisif au vrai qu’entretient le témoin direct de l’événement, et balayant le travail des historiens de métier. Sous des formes toujours renouvelées, et en des raccourcis saisissants, dont l’autonomie est clairement soulignée par le récit, l’anecdote annonce, récapitule, met en abîme le texte entier, prend valeur exemplaire : elle emprunte à l’art dramatique, en marquant fortement les postures des personnages et la théâtralité des mots qu’ils prononcent, et - par une adresse insistante à l’interlocutrice - souligne en un effet de parole la présence forte du mémorialiste, la saveur vécue de la scène observée qu’il nous livre. En somme, ces temps forts du récit, véritables joyaux narratifs, jalonnent un des itinéraires possibles dans le vaste massif des Mémoires. Une autre marque distinctive de l’anecdote serait sa polysémie, son scintillement de significations différentes, ou encore ce que l’on pourrait appeler sa puissance poétique, rare sous la plume d’un mémorialiste plutôt homme d’action. Je pense à la scène saisissante, en 1649, où l’on voit la reine d’Angleterre exilée et démunie de tout, incapable de chauffer la chambre glaciale du Louvre où elle est logée, et réduite à laisser la journée entière dans son lit sa fille Henriette, la future Madame 14 , ou encore à ces scènes à grand spectacle qu’offrait souvent la Fronde, sans doute stylisées par la mémoire, et qui évoquent irrésistiblement des tableaux de romans ; ainsi à l’Hôtel de Ville en 1649, qui reçoit triomphalement Mme de Longueville au milieu des officiers frondeurs en tenue de guerre : « Ce mélange d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons, qui étaient 13 pp. 262-265. 14 pp. 411-412. <?page no="129"?> 129 Curiosité et écriture dans les Mémoires du cardinal de Retz dans la salle, de trompettes qui étaient dans la place, donnait un spectacle qui se voit plus souvent dans les romans qu’ailleurs 15 . » La Fronde avait bel et bien correspondu à cette libération d’un imaginaire romanesque exalté, à cette tragi-comédie à l’échelle d’un royaume entier dont Retz, comme un de ses derniers témoins, restitue la saveur évanouie. Si à présent l’on entre plus avant dans l’intimité héroïque du personnage central, dans la sagesse supérieure qu’il a élaborée pendant les années de la Fronde, méditée et ciselée en formules frappantes tout au long de son exil, on mesure combien elle tranche résolument avec les valeurs en cours sous l’absolutisme triomphant, réactualisant pour ainsi dire l’opposition cornélienne du héros et de l’Etat, soulignant la solitude glorieuse ou désenchantée du premier. C’est peu de dire qu’il s’agit d’une sagesse non conformiste : c’est d’individualisme exacerbé qu’il faut parler, puisé dans l’Antiquité et la Renaissance, étranger à la montée en puissance de l’Etat moderne, autonome en fait, sans l’avouer jamais, face au pouvoir royal et à la personne des rois. Retz décrit avec jubilation cette identité héroïque et glorieuse qui est la sienne, cette appartenance à une lignée qui plonge ses racines dans l’imaginaire historique et littéraire, et que seule fait encore exister l’écriture des Mémoires, en dépit du démenti cinglant des faits : c’est même la raison d’être de cette écriture. Le mémorialiste s’affirme résolument comme une « curiosité », pourrait-on dire, soulignant l’altérité absolue qui sépare le héros de l’humanité commune, et introduisant sa destinataire - là réside le charme de la lecture - dans le cercle inaccessible des grandes âmes qui ont poursuivi à date récente la lignée des personnages de Plutarque, en premier lieu de César ; notons que cette rare élite ne recouvre aucunement aux yeux de Retz l’aristocratie française, pas même celle des princes, à part Turenne et Condé. Ses valeurs de prédilection ? l’aptitude au jugement héroïque, qui distingue « l’extraordinaire de l’impossible » 16 , en rapport avec l’imagination , et qui suppose une affinité avec l’instant, aussitôt traduite en acte, et éclairée par une vision subjuguante de l’avenir (le temps du héros n’est pas celui des autres hommes, et ne se réduit aucunement au présent) ; la résolution 17 , soigneusement distinguée de la simple vaillance, vertu soldatesque ; la sincérité aussi, signe d’héroïsme, et dont l’écriture sans interdit des Mémoires est l’illustration. Ces qualités d’exception se monnaient en préceptes d’action, qui prennent en compte de façon très neuve ce que nous appellerions la communication politique. Notons qu’en soi tournées vers l’assouvissement d’une ambition personnelle, hors de toute 15 p. 400. 16 p. 246. 17 Ibid. Cf. aussi le portrait de La Rochefoucauld, p. 405 : « Il n’a jamais été guerrier, quoique il fût très soldat. » <?page no="130"?> Jean Garapon 130 considération du bien commun, ces valeurs sont peu à peu gagnées dans le texte par une sorte d’indifférence aux événements, de soumission stoïcienne au destin, à la manière du dernier Corneille, qui les met à l’abri de l’échec 18 . C’est en elle-même, et plus tard grâce au relais de l’écriture, que la grande âme trouve ses satisfactions les plus intimes, inaccessibles aux âmes basses. Pour nourrir ce sentiment d’appartenance à une lignée d’exception, Retz, d’une façon plus recevable pour nous en toute objectivité historique (reconnaissons-le) souligne le caractère tout à fait unique de son expérience de l’histoire en direct, expérience malaisément transmissible, et dont il essaye de transmettre le souvenir encore incandescent. On trouve chez lui une vraie jubilation de la mémoire historique qui l’apparente à Saint-Simon et à Chateaubriand, développant à distance en lui, devant les tableaux de la Fronde qu’il ressuscite, un triple sentiment : fierté de les porter encore en soi, effroi devant la fragilité et la violence des hommes, et en arrière-fond conscience discrète de la vanité universelle. Le mémorialiste a fait l’expérience « des torrents qui courent, dans ces sortes de temps, avec une impétuosité qui agitait les hommes, en un même moment, de différents côtés » 19 , ou encore de ces paroxysmes d’agitation collective qui marquent à jamais son regard : « Il n’est pas étrange que les hommes ne se connaissent pas : il y a des temps où l’on peut dire qu’ils ne se sentent point 20 . »La conscience héroïque du mémorialiste se conjugue ici (c’est un rapprochement paradoxal que l’on peut établir avec La Rochefoucauld) avec un augustinisme très général qui insiste sur la faiblesse des hommes, leur mauvaise foi, leur soumission aux préjugés, à l’amour-propre, leur opacité profonde : de là chez Retz l’idée récurrente de la quasi-impossibilité du genre historique, conviction qui par contrecoup fait à ses yeux toute la valeur de ses Mémoires : comment clarifier pour la postérité, sans le déformer, le sens d’événements qui n’étaient aucunement clairs pour les témoins eux-mêmes, et où le hasard, le poids des impondérables parfois cocasses ont joué un rôle essentiel ? Observateur prodigieusement sensible des grandes scènes de la Fronde, Retz conserve lorsqu’il les évoque le sens aigu du fourmillement des possibles au cœur de chaque instant, souligne le rôle majeur des détails les plus infimes et la versatilité imprévisible des êtres. Au fond, il n’en finit pas d’interroger les événements tels qu’ils se sont effectivement écoulés, de les rejouer en imagination, de les gonfler de virtualités nouvelles : sous sa plume, la lointaine Fronde a de l’avenir, pourrait-on dire, puisqu’elle est l’occasion d’une réflexion générale et permanente sur les hommes avec leur passions, leur comédie et leur folie, sur la vérité 18 pp. 1088-1100, passim. 19 p. 913. 20 p. 1004. <?page no="131"?> 131 Curiosité et écriture dans les Mémoires du cardinal de Retz historique aussi, que seuls peuvent tout juste entrevoir les témoins des faits. Beaucoup d’événements de la Fronde en réalité résistent à l’interprétation, et demeurent comme des points aveugles, notamment dans le comportement de Turenne ou de Condé : tout n’est pas réductible en termes de raison dans l’histoire, surtout lorsqu’il s’agit des « grandes âmes » 21 . Les Mémoires offrent à leur lecteur une précieuse collection d’énigmes 22 qui jalonnent la narration, comme autant de curiosités qui stimulent l’attention du lecteur et attestent aux yeux de Retz l’honnêteté supérieure de son récit. Au-delà de ce florilège infiniment varié d’observations historiques et de ce partage d’héroïsme, il est un ultime aspect des « curiosités » qu’offrent les Mémoires, constitué des trouvailles d’observation morale, des fines synthèses d’expérience, des découvertes d’introspection, qui font de Retz un entomologiste, un inventeur de terres nouvelles, à situer avec son originalité propre entre les Essais, dont l’influence jamais avouée est probable, et les futurs Caractères. Retz se montre ainsi tout particulièrement sensible au comique involontaire des êtres dans la vie courante, à leur soumission au préjugé ou à l’amour-propre, lorsque par exemple chacun, dans une conversation, répond davantage à ses propres pensées qu’à la question qu’on lui pose, permettant de la sorte au bon observateur de lire en lui à livre ouvert : l’observation se retrouve chez La Rochefoucauld ou La Bruyère 23 . Par sa préoccupation de moraliste, Retz double le récit de son passé d’une éducation permanente de son lecteur à la curiosité. Autre exemple : « La plupart des hommes examinent moins les raisons de ce que l’on leur propose contre leurs sentiments que celles qui peuvent obliger celui qui les propose à s’en servir. Ce défaut est très commun, et il est grand 24 » : c’est ici l’universel procès d’intention, qui empoisonne le dialogue … Pour ne pas multiplier à l’infini les exemples, je m’en tiendrai à quelques regroupements possibles de ces observations : autour d’abord du thème de la faiblesse morale, et de la peur, envers de l’héroïsme ; l’humanité contrastée des Mémoires, en une période mouvante, offre 21 pp. 777-778. 22 Par exemple pp. 748-749 (les raisons, à jamais obscures pour Retz, de la rupture du mariage projeté entre Conti et Mlle de Chevreuse), p. 856 (un affrontement sanglant en plein Parlement miraculeusement évité), etc… 23 p. 497, à propos de frondeurs de mauvaise foi « Nous eûmes… le plaisir de remarquer qu’ils répondaient à leurs pensées plutôt qu’à ce que l’on leur disait : ce qui ne manque presque jamais en ceux qui savent que l’on leur peut reprocher quelque chose avec justice. » On comparera avec la maxime 139 de La Rochefoucauld (« … il n’y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu’il veut dire qu’à répondre précisément à ce qu’on lui dit. », et avec la remarque 67 du chapitre « de la société et de la conversation » des Caractères. 24 p. 497. <?page no="132"?> Jean Garapon 132 à côté des rares grandes âmes d’innombrables exemples de cette médiocrité universelle face à la nécessité du choix, face au danger. La source d’inspiration intarissable de Retz, c’est ici Monsieur, Gaston d’Orléans, vrai personnage de comédie, avec ses contorsions à n’en plus finir, son incurable irrésolution : « Dans la faiblesse de Monsieur, il y avait bien des étages. Il y avait très loin de la velléité à la volonté, de la volonté à la résolution, de la résolution au choix des moyens, du choix des moyens à l’application. Mais, ce qui était de plus extraordinaire il arrivait même assez souvent qu’il demeurait tout court au milieu de l’application 25 . »Retz au travers de Monsieur dresse le procès de toute l’aristocratie frondeuse ; mais sans qu’il s’en rende peut-être compte, son livre va plus loin, qui souligne l’indignité morale d’un Fils de France par ces temps de catastrophe pour le royaume : les Mémoires, et leur étonnante liberté de plume… L’autre grand thème moral et psychologique du livre, domaine où Retz se montre peut-être le plus inventif, c’est celui de la psychologie collective, celle du peuple de Paris, ou encore celle de son Parlement, sans grande différence aux yeux du mémorialiste, avec leur versatilité, la toute-puissance en eux de l’émotion et de l’imagination qui les rend si fragiles à la manipulation et dociles à une parole habile, l’inconscience avec laquelle ils passent d’un extrême à l’autre. On note chez Retz, ancien tribun populaire, une fascination très neuve, mêlée de condescendance aristocratique mais aussi de fierté, pour cette psychologie des peuples, dont il a eprouvé la radicale singularité, comme les dangers 26 . « Le malheur, dit-il à Condé, est que la force des peuples consiste dans leur imagination (…), et l’on peut dire avec vérité qu’à la différence de toutes les autres sortes de puissance, ils peuvent, quand ils sont arrivés à un certain point, tout ce qu’ils croient pouvoir 27 . » A côté de ces observations d’expérience politique, on trouve enfin dans les Mémoires à la manière de Montaigne, des curiosités d’introspection, comme échappées à l’autoportrait d’un homme public, et qui évoquent la moderne autobiographie : Retz sonde le fonctionnement de sa mémoire au fil de l’écriture, observe ses propres réminiscences, confie fréquemment à sa destinataire la joie libératoire qu’il éprouve à lui révéler ses fautes 28 . Découvrant la prison au Château de Vincennes, il note avec étonnement la vigueur 25 p. 694. 26 Cette expérience de la psychologie collective chez Retz, dans sa spécificité, appellerait de plus longs développements. Rare à l’époque, elle s’enracine dans la culture antique du mémorialiste et s’appuie sur son expérience sans égale d’orateur populaire. 27 pp. 368-369. 28 Voir respectivement p. 269 (Retz observe en lui, au fil de la plume, une expérience de réminiscence), pp. 244, 265, 1096 etc… (il confie fréquemment à sa destinataire sa joie de l’aveu). <?page no="133"?> 133 Curiosité et écriture dans les Mémoires du cardinal de Retz de réaction de son organisme 29 , le sursaut défensif de toute sa personne au moment où ses lectures développent en lui un détachement stoïcien. Pour conclure, je partirai d’un phrase révélatrice des Mémoires, où le mémorialiste met en scène une de ses nombreuses entrevues avec Monsieur, Gaston d’Orléans, au Palais du Luxembourg : « Il me mena dans le cabinet des livres, il ferma la porte et les verrous lui-même, il jeta son chapeau sur la table, puis il me dit 30 … » De ce cabinet des livres fameux 31 , dont nous avons ailleurs que chez Retz des descriptions somptueuses (Monsieur était bibliophile, amateur de curiosités, grand collectionneur), nous n’aurons pas la moindre évocation détaillée. Retz n’a de curiosité que pour les hommes en action, les acteurs de l’histoire de préférence, et dans la mesure où il les a rencontrés ou combattus. Les choses, si curieuses soient-elles, il ne les évoque que dans la mesure où elles lui permettent de mieux faire revivre les hommes. Sa curiosité est prioritairement orientée vers l’action. Il a eu la chance de vivre la parenthèse pour lui si exaltante de la Fronde, suspension provisoire de l’absolutisme, multiplication vertigineuse des possibles politiques, qui a rendu un temps l’extraordinaire réel. De cette expérience-limite de l’action politique, acquise par temps de fureur, et devenue très étrangère dans le climat de l’après-Fronde mais aussi d’autant plus exaltante, il tire un capital d’observations uniques, enrichi par la longue maturation du souvenir et du rêve, de la culture antique aussi, et présenté sous la variété séduisante d’une forme neuve, celle des Mémoires, de ces Mémoires qui certes répondent à la curiosité de la destinataire, mais aussi - c’est la conception que se fait Retz du mystère irréductible des grands événements - n’ont pas fini de l’inquiéter. 29 p. 1096. 30 p. 802. 31 Cf. le Journal de John Evelyn, relatif à son voyage en France de 1643 à 1652 (édité en 1818). Sur les collections de ce prince, à Paris et à Blois, cf. l’ouvrage de Georges Dethan, La Vie de Gaston d’Orléans, Paris, Editions de Fallois, Paris, 1992, notamment les pp. 227-237 (« Le cabinet des livres »). <?page no="135"?> Biblio 17, 196 (2011) Retz et La Rochefoucauld : le duel des cyniques, ou deux façons de tuer le héros G EORGES M INOIS Saint-Brieuc Le cardinal de Retz et le duc François de La Rochefoucauld ont tous deux rédigé leurs Mémoires dans les années 1660-1680, alors que, retirés des affaires politiques, ils ont autour de la soixantaine. En cela, ils sont très représentatifs d’une époque, d’une classe sociale et d’un trait de mentalité nationale. Les Mémoires prolifèrent dans la seconde moitié du XVII e siècle. D’après Chateaubriand - un connaisseur en la matière! -, écrire ses mémoires est un trait typiquement français, en tant que manifestation d’amour-propre. Mélange de chronique historique et d’autobiographie, les Mémoires permettent de se mettre en scène, de montrer qu’on a été acteur des événements, acteur clairvoyant, de rationaliser son passé, de porter des jugements, de régler ses comptes. Dans les années 1660-1680 s’y ajoute une raison conjoncturelle: les acteurs de la Fronde sont vieillissants; retirés, oisifs et aigris pour la plupart, ils sont à l’heure du bilan et tentent de se justifier par un dernier plaidoyer. Qui, parmi les principaux acteurs de la Fronde, hommes et femmes, n’a pas écrit ses Mémoires, ou laissé un récit équivalent? La tonalité dominante de ces œuvres est souvent le cynisme, qui correspond à une sorte de revanche de tous ces personnages: ils assument totalement leurs actes, et revendiquent, de façon provocatrice parfois, leur attitude immorale. Alors que pendant les événements ils se sont conduits avec la plus grande hypocrisie, ils tiennent maintenant à montrer qu’ils n’étaient pas dupes, mais au contraire parfaitement lucides. Le modèle du genre, ce sont les Mémoires de Gourville, qui raconte son ascension sociale et son amoralité avec une candeur dont on peut se demander si elle est feinte ou réelle. Le cynisme, dans ces écrits, est affiché comme étant l’inverse de l’hypocrisie, et donc comme une qualité de lucidité qui caractérise l’homme fort, ce qui fera dire à Nietzsche: «le cynisme est ce qui peut être atteint de plus haut sur la terre; il faut, pour le conquérir, les poings les plus hardis, et les doigts les plus délicats.» <?page no="136"?> Georges Minois 136 Et de ce cynisme, Retz et La Rochefoucauld ne manquent pas. Mais ils l’utilisent de façon différente: alors que Retz l’étale sans vergogne dans ses Mémoires, La Rochefoucauld est plus ambigu: hypocrite dans les Mémoires, et cynique dans les Maximes, qu’il nous faut ici bien évidemment prendre en considération, car à bien des égards les Mémoires de Retz en sont comme l’illustration. De la confrontation entre les deux hommes, on peut tirer deux types de renseignements. Des renseignements concernant leur personnalité tout d’abord. Nous avons affaire à deux adversaires politiques et à deux caractères opposés, mais qui se rejoignent dans leur vision pessimiste de la nature humaine. Des renseignements concernant l’évolution culturelle de leur époque ensuite, et en particulier sur la destruction de l’idée et de l’image du héros. C’est pourquoi nous dirons dans un premier temps quelques mots sur cette dévalorisation du héros, qui marque le contexte culturel de l’affrontement entre les deux hommes. Nous passerons ensuite à l’étude rapide de leur confrontation, avant de voir comment, par un usage différent du cynisme, ils contribuent pour leur part à la dévalorisation du héros. * La première moitié du XVII e siècle a été l’époque de l’exaltation du héros, un héros qui était la synthèse du Prince de Machiavel et du saint médiéval, c’est-à-dire un être hybride difficilement viable car incarnant des vertus contradictoires. Balthazar Gracian, dans Le Héros, de 1630, en a fait la théorie: courageux, cherchant honneur et gloire, toujours maître de lui, le héros est un chef légitime, dont le modèle est le «magnanime» d’Aristote. Son premier devoir «est de bien connaître son propre fonds». En 1637, Corneille en produit le prototype: le Cid, bien né, vertueux, courageux, capable de trancher lorsqu’il est confronté aux conflits de valeurs. Ce modèle est diffusé par l’enseignement des jésuites, dont l’optimisme humaniste affirme la possibilité de concilier vertus humaines et divines. Alexandre est la référence, et certains voudraient en voir la réplique dans le Prince de Condé. A travers les romans, les oraisons funèbres, la statuaire, le culte du héros se propage. La tendance se renverse vers le milieu du siècle. La figure du héros commence à être contestée à la fois par l’évolution religieuse, par l’évolution littéraire, et par l’évolution politique. Le jansénisme envahissant dans les couches supérieures de la société colporte l’image de l’homme déchu, irrémédiablement mauvais, incapable d’authentiques actions vertueuses. Les libertins, qui ne voient dans la société qu’une vaste tromperie, dont les acteurs ne sont que des pantins dirigés par leurs préjugés, partagent ce pessimisme. Les courants littéraires à la mode, le burlesque, le picaresque, le macaronique, qui <?page no="137"?> 137 Retz et La Rochefoucauld expriment un humanisme déçu, ne voient plus dans le héros qu’un pauvre Don Quichotte. Quevedo, Aleman, Scarron, Furetière ridiculisent les héros antiques et contemporains, tandis que moralistes et prédicateurs fustigent l’orgueil, la vanité, la recherche de la gloire, marques typiques du héros classique. Pascal est un impitoyable démasqueur de héros. A la même époque, la vogue des portraits littéraires, qui culmine en 1659 avec la publication de 59 portraits sous la direction de la Grande Mademoiselle, passe de l’éloge au dénigrement. Les progrès de l’étude psychologique lèvent le voile sur les contradictions, les bassesses, les lâchetés qui se cachent derrière la grandeur; l’image du héros se désintègre sous les projecteurs de ces explorateurs de l’esprit humain qui, comme La Rochefoucauld, arrivent jusqu’aux frontières de l’inconscient. Enfin, l’évolution politique confirme la débâcle. La Fronde, c’est le naufrage des héros. Les grands, traînés dans la boue par les mazarinades et les pamphlets de toutes sortes, sombrent dans le ridicule. Face à l’éthique du glorieux dont ils se targuaient et qui apparaît comme de plus en plus désuète, se dresse maintenant l’éthique du sérieux, avec la montée des gens de robe et de la bourgeoisie. Dans ce jeu de massacre du héros, Retz et La Rochefoucauld jouent un rôle essentiel. Leurs rapports illustrent le passage de l’illusion héroïque à la lucidité cynique, mais ils ont chacun leur manière propre de le faire, comme l’illustre leur confrontation. Entre les deux hommes, il y a de nombreuses similitudes. Ce sont d’exacts contemporains, nés à cinq jours d’intervalle, en 1613, et morts à sept mois de distance, âgés de soixante-sept ans. Tous deux viennent de l’Ouest: pays de Retz et Saintonge; ils appartiennent au même milieu social, celui de la grande aristocratie des ducs et pairs. Ils ont tous deux des ambitions politiques personnelles, qu’ils poursuivent sans le moindre scrupule. Là commence la différence: au cours de la Fronde, ils se trouvent dans des camps opposés, Retz menant un jeu strictement personnel, et La Rochefoucauld travaillant au service de Condé. Cela les amène à des confrontations physiques directes, qui révèlent leurs différences de tempérament: face à un Retz à la fois cynique et généreux, on trouve un La Rochefoucauld plus dissimulé et plus mesquin. Leur affrontement a plusieurs fois frisé le drame: La Rochefoucauld accuse Retz d’avoir à trois reprises tenté de le faire assassiner; en 1651, le premier tente de faire kidnapper le second. L’opération est confiée à Gourville, qui soudoie une petite troupe financée par le produit d’un hold-up sur la recette fiscale. Le projet était de capturer le coadjuteur lorsqu’il sortirait de chez une de ses maîtresses. Le piège est déjoué, et Retz s’en tire avec panache et humour, en allant tout simplement chez une autre maîtresse. <?page no="138"?> Georges Minois 138 Et puis, il y a le fameux affrontement du 21 août 1651 au Parlement, où le coadjuteur, coincé entre les deux battants d’une porte, entre deux salles où se pressent, armés jusqu’aux dents et prêts à en découdre, d’un côté, ses partisans, de l’autre, ses ennemis, La Rochefoucauld en tête. Retz faillit bien être tué. Finalement libéré de sa position inconfortable, il apostrophe son adversaire, comme il le rapporte dans ses Mémoires: «Tout beau, mon ami La Franchise, vous êtes un poltron et moi un prêtre, c’est pourquoi nous ne nous ferons pas grand mal.» L’anecdote est révélatrice: ce surnom de La Franchise indique que pour Retz La Rochefoucauld est un naïf, passionné et candide. Retz apparaît comme un homme plus lucide, cynique et moqueur. Vingt ans plus tard, alors que les deux vieux frondeurs devenus goutteux traînent leur misère dans les salons parisiens en racontant leurs exploits passés, Retz tentera encore vainement de faire avouer à La Rochefoucauld qu’il avait voulu le tuer. Le contraste entre les deux hommes se retrouve dans les deux portraits croisés qu’ils rédigent l’un de l’autre en 1675. Dans ses Mémoires, Retz fait de La Rochefoucauld le type de l’anti-héros: un homme indécis, manquant de largeur de vue, un hypocrite cherchant à se présenter sous un jour favorable: Il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de La Rochefoucauld,… il n’a jamais été capable d’aucune affaire…Sa vue n’était pas assez étendue… Il a toujours eu une irrésolution habituelle…Il n’a jamais été guerrier, quoiqu’il fût très soldat; il n’a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu’il ait eu toujours bonne intention de l’être; il n’a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile, s’était tourné, dans les affaires, en air d’apologie; il croyait toujours en avoir besoin: ce qui, joint à ses Maximes, qui ne marquent pas assez de foi en la vertu, et à sa pratique, qui a toujours été à sortir des affaires avec autant d’impatience qu’il y était entré, me fait conclure qu’il eût beaucoup mieux fait de se connaître, et de se réduire à passer, comme il l’eût pu, pour le courtisan le plus poli qui eût paru dans son siècle. Retz fait bien ressortir les traits dominants de la psychologie de La Rochefoucauld, en particulier le besoin qu’éprouve celui-ci de se présenter sous un jour flatteur. Que ce soit dans son Apologie de 1649, dans son autoportrait de 1659, ou dans ses Mémoires, le duc s’attribue toujours le beau rôle, celui de l’ami fidèle, de l’amoureux désintéressé, du grand cœur. Le contraste est saisissant avec la peinture sombre qu’il donne de la nature humaine dans ses Maximes, comme s’il refusait d’assumer sa condition, s’érigeant en exception vertueuse. En revanche, dans le portrait qu’il rédige de Retz en 1675, il fait de ce dernier une parfaite illustration de la condition humaine déchue telle qu’il <?page no="139"?> 139 Retz et La Rochefoucauld la décrit dans ses Maximes: Retz, dit-il, est exclusivement guidé par l’amourpropre, et ses défauts principaux sont la vanité, l’orgueil et la paresse, qui pour La Rochefoucauld est l’un des vices essentiels de l’homme: Paul de Gondi, cardinal de Retz, a beaucoup d’élévation, d’étendue d’esprit, et plus d’ostentation que de vraie grandeur de courage…La paresse l’a soutenu avec gloire, durant plusieurs années, dans l’obscurité d’une vie errante et cachée…Sa pente naturelle est l’oisiveté; il travaille néanmoins avec activité dans les affaires qui le pressent, et il se repose avec nonchalance quand elles sont finies…Il aime à raconter; il veut éblouir indifféremment tous ceux qui l’écoutent par des aventures extraordinaires, et souvent son imagination lui fournit plus que sa mémoire. Il est faux dans la plupart de ses qualités, et ce qui a le plus contribué à sa réputation est de savoir donner un beau jour à ses défauts. Il est insensible à la haine et à l’amitié, quelques soins qu’il ait pris de paraître occupé de l’une ou de l’autre. Ce portrait, qui n’était pas destiné à la publication, nous est connu par Madame de Sévigné, qui connaît bien les deux hommes. Lorsqu’elle le montre à Retz, ce dernier ne s’en offusque pas: «Son Eminence, écrit la marquise, trouva le même plaisir que moi à voir que c’était ainsi que la vérité forçait à parler de lui, quand on ne l’aimait guère et qu’on croyait qu’on ne le saurait jamais.» Il assume donc son rôle, contrairement à La Rochefoucauld, et ses Mémoires, rédigés à la même époque, contiennent des aveux d’un cynisme confondant: «Je pris, après six jours de réflexion, le parti de faire le mal par dessein, ce qui est sans comparaison le plus criminel devant Dieu, mais ce qui est sans doute le plus sage devant le monde, …voilà la sainte disposition avec laquelle je sortis de Saint-Lazare.»; «Ma conduite me réussit, au point qu’en vérité je fus fort à la mode parmi les gens de ma profession, et que les dévots même disaient, après M. Vincent, qui m’avait appliqué ce mot de l’Evangile: que je n’avais pas assez de piété, mais que je n’étais pas trop éloigné du royaume de Dieu.»; «J’embrassai le crime, qui me parut consacré par de grands exemples, justifié et honoré par de grands périls.» Il expose sans fard ses tentatives d’assassinat, son utilisation des femmes uniquement pour le sexe - «je n’ai jamais pu me passer de galanterie» -, et affiche son mépris pour ses maîtresses, comme Mademoiselle de Chevreuse, «sotte jusqu’au ridicule.» Seule Madame de Montbazon a droit à un compliment, plutôt douteux, car, dit-il, «je n’ai jamais vu personne qui eût conservé dans le vice si peu de respect pour la vertu.» * Retz et La Rochefoucauld, qui ne s’estiment guère, participent pourtant à une œuvre commune: la dévalorisation du héros ou son démasquage. Mettre <?page no="140"?> Georges Minois 140 bas les masques est un des thèmes à la mode à cette époque. Mais ils le font de façon complémentaire: dans ses Mémoires, Retz se démasque lui-même, étalant sans pudeur les véritables motifs de ses actions, alors que La Rochefoucauld démasque l’homme en général, en vertu de sa maxime d’après laquelle «il est plus aisé de connaître l’homme en général que de connaître un homme en particulier.» De telle sorte qu’on pourrait dire que les Mémoires de Retz sont les illustrations, les travaux pratiques des Maximes de La Rochefoucauld. Ce dernier affirme que les vertus ne sont que des vices déguisés, ce que Retz confirme en parlant de lui-même et de ses connaissances. Les exemples abondent. Ainsi, quand La Rochefoucauld écrit que «l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu», Retz raconte comment il s’est fait passer pour un dévot afin de séduire une demoiselle: «Je couvris très bien mon jeu,… je fis l’ecclésiastique et le dévot pendant tout le voyage,…je soupirais devant la belle,…elle m’écouta.» La Rochefoucauld écrit: «On peut trouver des femmes qui n’ont jamais eu de galanterie, mais il est rare d’en trouver une qui n’en ai jamais eu qu’une»; Retz confirme: voyez Mademoiselle de Chevreuse; elle «traitait ses amants comme ses jupes: elle les mettait dans son lit quand elles lui plaisaient; elle les brûlait par pure aversion deux jours après.» Ce schéma s’applique parfaitement à l’étude des héros, que La Rochefoucauld démolit en général, tandis que Retz les démolit en particulier. «Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts», dit le duc. En effet, répond Retz en écho; regardez le Prince de Conti, ce n’ «était qu’un zéro, qui ne multipliait que parce qu’il était prince du sang». Le duc: «Les grands noms abaissent au lieu d’élever ceux qui ne les savent pas soutenir»; Retz: le duc d’Orléans «n’avait rien, sans exception, de tout ce qui peut distinguer un grand homme». Le duc: «A une grande vanité près, les héros sont faits comme les autres hommes»; Retz: Condé, «avec le cœur d’Alexandre, n’a pas été, non plus que lui, exempt de faiblesse.» Le duc: «Quelques grands avantages que la nature donne, ce n’est pas elle seule, mais la fortune avec elle qui fait les héros». Retz: Richelieu «aimait la gloire beaucoup plus que la morale ne le permet…, tous ses vices ont été de ceux que la grande fortune rend aisément illustres.» Nous avons donc affaire à une entreprise, non concertée mais complémentaire, de démythification des héros, en gros et en détail. Mais curieusement, Retz critique les Maximes de La Rochefoucauld qui, dit-il, «ne marquent pas assez de foi en la vertu.» Voilà une remarque bien étrange de la part d’un gredin qui affiche dans ses Mémoires l’amoralisme le plus complet. Il semblerait même par là se ranger à l’avis de Bossuet, qui estimait que La Rochefoucauld était «un mauvais auteur», c’est-à-dire un auteur pernicieux. En fait, la cardinal débauché et l’austère évêque pensent tous deux que <?page no="141"?> 141 Retz et La Rochefoucauld toute vérité n’est pas bonne à dire. Pour Bossuet, «il ne faut pas permettre à l’homme de se mépriser tout entier, de peur que, croyant avec les impies que notre vie n’est qu’un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans conduite au gré de ses aveugles désirs.» L’homme découragé se laisserait aller à la débauche. Ce n’est pas vraiment ce que craint Retz, mais pour lui il convient de ne pas lever «le voile qui doit couvrir tout ce que l’on peut dire, tout ce que l’on peut croire.» Si le peuple ne croit plus en la vertu, comment va-t-on le contrôler? Pour lui, «le droit des peuples et celui des rois ne s’accordent jamais si bien ensemble que dans le silence», et c’est pourquoi le camarade «La Franchise» ferait mieux de se taire. La franchise, voire le cynisme, on peut les utiliser dans les Mémoires, qui sont des œuvres privées, non destinées à la publication. Mais dans les œuvres vendues au public, il faut s’en tenir à la plus stricte hypocrisie sur les questions de morale. * Il n’en reste pas moins que les deux hommes ont œuvré, chacun à sa manière, à la dévalorisation du héros, par un amusant chassé-croisé: La Rochefoucauld, hypocrite dans ses Mémoires, est cynique dans ses Maximes; Retz, cynique dans ses Mémoires, est hypocrite dans ses déclarations publiques. Attitudes complémentaires qui leur permettent de faire une œuvre salutaire de lucidité et qui, en détruisant l’image du héros, préparent l’avènement du «grand homme». Qu’est-ce en effet que ce dernier, sinon le héros débarrassé de son clinquant et de ses fausses qualités? Bientôt, La Bruyère, qui est l’héritier de Retz et de La Rochefoucauld, établira la distinction entre héros et grands hommes, ouvrant la porte au culte de ces derniers qui va marquer le XVIII e siècle. Bibliographie P. Benichou, Morales du Grand Siècle, Paris, 1948. A. Jouanna, Le Devoir de révolte: la noblesse française et la gestation de l’Etat moderne (1559-1661), Paris, 1989. G. Minois, Le Culte des grands hommes. Des héros homériques au star system, Paris, 2005. G. Minois, La Rochefoucauld, Paris, 2007. <?page no="143"?> Biblio 17, 196 (2011) L’évasion de Retz vue de Rome par l’abbé Charrier J ACQUES D ELON Paris Dès la nouvelle de l’emprisonnement du Cardinal au château de Vincennes, ses amis examinèrent comment lui venir en aide, afin d’obtenir au plus tôt sa libération. On décida, entre autres dispositions, que l’abbé Charrier, son secrétaire, se rendrait au Saint-Siège pour y solliciter l’intervention du pape. L’abbé partit pour Rome au début de janvier 1653 1 . Au cours de ce séjour en Italie, il prit soin de consigner scrupuleusement toutes ses démarches, entre février 1653 et mars 1655, d’abord pour tenter de faire sortir le Cardinal de prison, ensuite pour organiser le séjour de celui-ci à Rome après son évasion, et enfin pour le servir en qualité de conclaviste 2 . S’agissant des deux dernières périodes, son Journal inédit s’accorde avec les Mémoires de Retz, et les complète ; en revanche, pour la première, antérieure à l’évasion, il les contredit sur plusieurs points. D’où l’intérêt, en premier lieu, de confronter les deux récits. Le 30 mars 1654, deux jours après avoir accepté de se démettre de l’archevêché de Paris, pour prix de sa liberté, le Cardinal fut transféré à Nantes, comme l’on sait, sous la garde du maréchal de La Meilleraye. Il espérait que le pape, Innocent X Pamfili, voudrait bien ratifier sa démission. Il déclare dans ses Mémoires que, devant le refus de ce dernier, dont les dépêches de Charrier l’avaient informé, il conçut le projet de s’évader pour éviter d’être incarcéré dans une prison plus rude. À cette fin, précise-t-il, il avait envoyé son écuyer 1 Retz, Mémoires, éd. Pléiade, 1984, pp. 938, 988. Charrier connaissait bien la cour pontificale, pour y avoir séjourné peu de temps auparavant, d’octobre 1651 à mars 1652, afin de hâter la promotion du Coadjuteur. Cf. Retz, Œuvres complètes, éd. H. Champion, 2005, t. III, Affaire du cardinalat. 2 Charrier, Manuscrit inédit, Journal, Bibliothèque de l’Institut, Ms. 7720 (2-3). Nous nous sommes déjà référé à ce document, dans Retz, Œuvres complètes, éd. H. Champion, ibid., t. IV, Lettres épiscopales. Néanmoins, il ne nous a pas semblé inutile, à propos de l’évasion de Retz, d’en mettre au jour plusieurs indications encore inédites. <?page no="144"?> Jacques Delon 144 Malclerc à Rome, muni de consignes précises, pour intervenir avec Charrier auprès d’Innocent X 3 . Son messager ne partit pas seul. À Paris, la cour lui avait adjoint Gaumont, chargé de porter l’original de la démission au cardinal d’Este, protecteur des intérêts français, avec ordre de la solliciter auprès de lui, en l’absence d’un ambassadeur de France à Rome 4 . Les deux hommes se séparèrent à Lyon. Malclerc emprunta l’itinéraire alpin. Gaumont, préféra celui de la mer, moins fatigant, mais plus long ; il confia ingénument à son collègue l’original de l’acte afin qu’il parvînt plus rapidement à son destinataire. Gaumont, comme le note Charrier dans son Journal, arriva à Rome, le 30 avril 5 . Ce qui confirme bien qu’il avait quitté Paris, avec son compagnon, dans les tout premiers jours du mois : un tel voyage, aux beaux jours, via Marseille, prenait environ quatre semaines 6 . Malclerc, censé arriver le premier, ne parvint à destination que deux mois plus tard, le 29 juin 7 . Il avait en outre subtilisé l’original de la démission dans le paquet destiné au cardinal d’Este. Sans nul doute, il s’était conformé en cela aux instructions de Retz pour faire durer le plus longtemps possible les négociations. Celui-ci se plaît à le souligner dans ses Mémoires : Ce contretemps donna lieu au Pape de laisser en doute le cardinal d’Este, si l’inaction de Rome procédait ou de la mauvaise volonté de Sa Sainteté envers la cour, ou du défaut de l’original de la démission. Malclerc avait ordre de supplier le Pape, en mon nom, en cas qu’il ne la voulût pas admettre, d’amuser le tapis afin de me donner le temps de me sauver. Il lui en donna de plus, comme vous voyez, un beau prétexte. Le cardinal d’Este, qui fut amusé lui-même, amusa aussi lui-même le Mazarin. Les instances de celui-ci vers le Maréchal, pour me remettre entre les mains du Roi, en furent moins fréquentes et moins vives, et j’eus la satisfaction de devoir au zèle et à l’esprit de deux de mes gens (car l’abbé Charrier eut aussi part à cette intrigue) le temps, que j’eus, par ce moyen, tout entier, de songer et de pourvoir à ma liberté 8 . 3 Retz, Mémoires, éd. Pléiade, pp. 961-962 : « Aussitôt que l’abbé Charrier m’eut mandé que le Pape refusait d’admettre ma démission, je dépêchai Malclerc pour en solliciter l’agrément ». 4 Mémoire envoyé à Rome au cardinal d’Este, chargé des affaires de France en l’absence d’un ambassadeur, daté du 30 mars 1654, et porté par M. de Gaumont qui agira d’accord avec Este. B.N., ms. fr. 20666, f°43 et suiv. 5 Charrier, Manuscrit inédit (3) Journal, 1 er mai 1654, f°14. 6 À titre de comparaison, pour le conclave de Clément VII, Retz partit de Commercy au début d’avril 1667, pour arriver au Saint-Siège, par le même itinéraire maritime, le 8 mai. 7 Charrier, Manuscrit inédit (3) Journal, 29 juin 1654, f°54. 8 Retz, Mémoires, éd. Pléiade, p. 962. <?page no="145"?> 145 L’évasion de Retz vue de Rome par l’abbé Charrier Ce brillant scénario se heurte toutefois à un problème de date qui met en évidence une première contradiction. Car, contrairement à ce qu’il avance dans ses Mémoires, Retz n’avait pu recevoir, avant que son écuyer ne prenne le chemin de Rome, début avril, une dépêche de Charrier lui annonçant le refus d’Innocent X. Pour la simple raison que ni le pape, ni Charrier, à cette date, ne pouvait avoir eu connaissance des circonstances du traité conclu entre Mazarin et Retz, le 28 mars. L’aller et retour des dépêches, entre Paris et Rome, même en exprès, prenait au minimum vingt jours 9 , et davantage entre Rome et Nantes. Certes le souverain pontife s’était toujours indigné jusque-là à l’idée d’une démission imposée, mais dans une conjoncture où le Coadjuteur lui-même s’y était catégoriquement opposé, l’année précédente, à Vincennes, en présence du nonce. Or la situation avait changé : le Cardinal venait de conclure un accord avec Mazarin, cautionné par Bellièvre, Premier président du Parlement de Paris. C’est sur les circonstances et les modalités de cet accord, qu’il ignorait évidemment au début d’avril, que le pape devait se prononcer. Le Journal de Charrier fait apparaître une seconde contradiction par rapport aux Mémoires, concernant cette fois les objectifs que Retz aurait confiés à son messager, comme à ses autres agents, au début d’avril. Ses consignes furent sans doute moins claires qu’il ne le laisse entendre. Avant d’arriver à Nantes, le 12 avril, il avait fait parvenir à Charrier, une dépêche datée du Pont-de-Cé, le 10. En réalité, comme l’attestent les indications du Journal de l’abbé, c’était le duplicata d’une lettre dictée par la cour. 10 Mazarin s’était entouré de garanties : Retz ne serait libre que lorsque le pape aurait ratifié sa démission par un bref, ou des bulles pour son successeur. La lettre avait été expédiée d’une localité située sur l’itinéraire afin qu’elle ne parût pas être écrite sous la contrainte, dans une prison. Le duplicata de la lettre du Cardinal, du 10 avril, parvint à Charrier le 23 du même mois 11 . Son authenticité est confirmée une semaine après, par l’arrivée à Rome de Gaumont. Avec les dépêches dont celui-ci était porteur, « il y en avait une, note Charrier, d’un ami qui m’instruisait de l’état des choses, mais assez délicatement car il y avait matière de doute, s’il fallait ou presser ou ménager et délayer » 12 . Le même jour, l’abbé avouait être en possession d’autres informations secrètes, mais tout aussi vagues. Parlant de son entretien avec le cardinal chancelier François Barberini, il avoue : 9 En suivant l’itinéraire montagnard, l’acheminement des dépêches entre Paris et Rome nécessitait une dizaine de jours par exprès, et une vingtaine par l’ordinaire, avec d’importantes variations selon les saisons. 10 Retz, Œuvres complètes, éd. H. Champion, t. IV, Textes et notices, n° 5. 11 Charrier, Manuscrit inédit (3) Journal, 23 avril, f°9-10. 12 C’est-à-dire, remettre à plus tard. Ibid., 1er mai 1654, f°14. <?page no="146"?> Jacques Delon 146 Je ne crus pas lui devoir confier les avis que j’avais et qui me faisaient conjecturer (plutôt que connaître bien distinctement) de quelle sorte on voulait que je me conduisisse 13 . Ni Malclerc, ni Charrier n’avaient reçu, à cette époque, l’ordre formel d’agir auprès du pape en vue d’une évasion. Guy Joly le confirme : il explique qu’il se rendit à Nantes, au début du mois de mai, trois semaines après que le Cardinal y fut arrivé, et il précise que ce n’est qu’après discussion avec lui et Caumartin que Retz commença à convenir « avec eux des moyens de se sauver du château de Nantes, quand ils jugeraient qu’il en serait temps, et si la cour entreprenait de le transférer ailleurs » 14 . Les dépêches envoyées auparavant à Charrier l’invitaient seulement à « presser ou ménager », avec une finalité somme toute assez logique, et moins contradictoire qu’il n’y paraît au premier abord. Pour retarder un éventuel déplacement vers un obscur cachot de province, le captif chercha d’abord à maintenir en l’état les conditions libérales de sa détention à Nantes. Dans l’immédiat, l’objectif à court terme consistait donc à éviter une rupture des négociations, aux conséquences imprévisibles. L’important était donc de gagner du temps, sans plus. Charrier resta jusqu’à la fin juin dans l’expectative. Le pape, en raison de son état de santé, se reposait presque entièrement sur son secrétaire d’État, le cardinal Fabio Chigi (futur Alexandre VII). Il avait toutefois fini par accorder une audience à l’abbé, le 25 mai, au cours de laquelle il lui demanda s’il n’avait point reçu, après la lettre du Pont-de-Cé, une autre dépêche de Retz, ou de ses parents, depuis l’arrivée de celui-ci à Nantes : Je lui dis la vérité et l’assurai que non. Il m’en témoigna étonnement et me dit que c’était un mauvais signe, c’est-à-dire, comme il l’interpréta, que sa liberté n’était pas assurée. Il approuva néanmoins la conduite de S. Ém. de n’avoir point écrit, car selon son avis, le courrier qui eût été chargé de la dépêche aurait été dévalisé à mi-chemin. 15 Sans consignes précises, Charrier s’en tint à son propre jugement et aux conseils des amis de Retz, comme Bellièvre à Paris, à savoir qu’il fallait d’abord obtenir une libération effective, pour se mettre à couvert de tout 13 Ibid., f°13. 14 Guy Joly remarque plus loin que les instances de l’abbé Fouquet auprès de Mazarin pour l’avertir que le Cardinal cherchait les moyens de s’évader, n’était alors nullement fondées, puisque ce dessein « n’était encore qu’en idée », et conditionné uniquement par une menace de transfert. Guy Joly, Mémoires, éd. M.P. (Michault Poujoulat), pp. 97-98. 15 Charrier, Manuscrit inédit (3) Journal, 25 mai 1654, f°34. <?page no="147"?> 147 L’évasion de Retz vue de Rome par l’abbé Charrier danger. Quitte à réfuter ensuite la démission, en alléguant la nullité d’un accord passé en prison, contraire au droit romain. Dans cette optique, il était primordial que le pape, dans un premier temps, ratifiât l’acte de démission, mais sans trop s’engager, de manière à pouvoir l’annuler ensuite, après plus ample informé. Cette option nécessitait l’invention de quelque « expédient » 16 pour tromper Mazarin. Guy Joly, qui ne voyait pas d’autre alternative à l’évasion qu’une démission pure et simple, souligne que « Charrier sollicitait sérieusement à Rome » 17 , ignorant complètement que l’abbé était alors à la recherche d’un faux semblant. Innocent X refusa de se prêter au jeu, qualifiant Charrier de « franche dupe » 18 s’il croyait que le Premier ministre se laisserait ainsi manœuvrer. Le prisonnier ne fut vraisemblablement informé de cette réponse que dans la première quinzaine de juin. Charrier ne connut véritablement l’état d’esprit du Cardinal qu’avec l’arrivée de Malclerc à Rome, le 29 juin, détenteur de consignes très nettes, cette fois. Elles ne correspondaient pas à ce que Retz en dit dans ses Mémoires. Troisième contradiction : il n’y était pas question d’évasion. Encore moins « d’amuser le tapis » pour induire en erreur la cour de France. Le messager avait certes tout fait pour allonger la durée de son voyage, il avait gardé sous le coude l’original de la démission. Toutefois, après avoir probablement reçu, sur le trajet, de nouvelles instructions, il informa Charrier des intentions du prisonnier « plus distinctement qu’elles n’avaient paru, et avec des instances les plus pressantes qu’il était possible ». Il insistait sur « le grand désir et l’impatience qu’avait S.Ém. d’obtenir sa liberté ». Charrier en avisa le cardinal Chigi qui remarqua que le souhait était « fort précis et fort pressant dans le billet signé de Retz. C’était, en réalité, un blanc-seing que l’habile secrétaire avait rempli d’après les instructions dont Malclerc était porteur 19 . Guy Joly, note que Retz avait longtemps résisté, « jusqu’à l’extrémité », aux exhortations de ses amis qui, en raison des sollicitations continuelles de l’abbé Fouquet pour le transférer à Brest, lui conseillaient vivement de s’évader. Il avait préféré faire demander au pape, par l’intermédiaire de Malclerc, en « termes très pressants », d’accepter sa démission. Guy Joly impute à faiblesse la prudence de Retz, sa volonté de ne recourir à la fuite qu’en dernier recours ; il insinue qu’il ne s’y résolut qu’au dernier moment, sous la pression de son entourage 20 . 16 C’est le terme qui revient constamment sous la plume de Charrier. 17 Guy Joly, Mémoires, M.P., p. 98. 18 Charrier, Manuscrit inédit (3) Journal, 25 mai 1654, f°33. 19 Ibid., 29 juin 1654, f°54 ; 55 ; 30 juin, f°60. 20 Guy Joly, Mémoires, M.P., p. 98. <?page no="148"?> Jacques Delon 148 Avant l’arrivée de l’écuyer du Cardinal, Charrier avait tenté de faire accepter par le pape toute solution susceptible de permettre au captif de quitter Nantes pour Rome. Au sortir de l’audience du 25 mai, l’abbé ne désespérait pas d’obtenir, à défaut du bref exigé par la cour, du moins quelque expédient correspondant à un « équivalent ». Par exemple une promesse verbale, que le pape ferait au cardinal d’Este, ou qui serait transmise à Mazarin par le nonce 21 . Après l’arrivée de Malclerc, quatrième contradiction : l’application que Charrier mit à multiplier ses instances, ne laisse à aucun moment penser qu’il ne cherchait qu’à gagner du temps, pour masquer un autre objectif, celui de l’évasion. Il proposa sans répit d’autres expédients 22 , malgré les railleries de Chigi sur le bref « rétractable », déclarant que « ce serait une belle affaire que de tirer un cardinal de prison avec un morceau de parchemin 23 ». Charrier observait en outre que si ces propositions n’agréaient point au pape, Retz « renoncerait volontiers à tout pour sa liberté » 24 , autrement dit : il n’insisterait pas pour faire annuler par la suite sa démission. Devant les refus répétés d’Innocent X, l’abbé s’employa non moins activement à justifier une démission pure et simple. Elle pourrait être judicieusement présentée, non pas comme une punition infligée par la cour mais plutôt comme une décision motivée du Cardinal : « celui-ci souhaitant faire séjour à Rome pour le service du roi et de la couronne, il ne le pouvait pas, demeurant archevêque de Paris, à cause de son obligation à la résidence ». Charrier invoqua l’exemple du cardinal Pimentel qui se démit de son archevêché pour aller résider à Rome au service du roi d’Espagne. Cette solution ne manquait pas de pertinence ; elle pouvait enfin fléchir le pape en ménageant sa dignité. Azzolini, l’influent secrétaire aux brefs, « approuva fort » cette argumentation et promit de seconder Chigi auprès du pape en ce sens. Les deux cardinaux étaient d’autant plus enclins à écouter les sollicitations de Charrier que celui-ci leur promettait habilement le concours efficace de Retz, 21 Charrier, Manuscrit inédit (3) Journal, 25 mai 1654, f°34. 22 Après l’annonce des intentions de Louis XIV de « resserrer » davantage le Cardinal et de lui faire son procès, Charrier persista néanmoins dans son idée de bref révocable. Lors d’une nouvelle entrevue avec Innocent X, il invoqua un exemple emprunté à l’Histoire ecclésiastique, et l’utilisation, jadis, d’une procédure identique par le pape Pascal II. Il insistait sur l’opportunité de profiter des difficultés rencontrées par Mazarin, aux prises avec les deux sièges d’Arras et de Stenay. Ibid., 10-11 août 1654, f°89-90 ; 16 août, f°103. 23 Ibid., 15 août 1654, f°97. Cf. la monnaie en « feuilles de chêne », conseillée par Bellièvre, lors de son entretien avec Retz, à la prison de Vincennes. Retz, Mémoires, éd. Pléiade, p. 947. Le Cardinal avait-il vraiment cru à la possibilité d’user d’un tel subterfuge ? 24 Ibid., 2 juillet 1654, f°63 ; 65-66. 3 juillet, f°66-67. <?page no="149"?> 149 L’évasion de Retz vue de Rome par l’abbé Charrier lorsqu’il serait à Rome, pour défendre leurs intérêts, et ceux de la maison Pamfili, dans la perspective d’un prochain conclave 25 . Un tel expédient aurait pu porter ses fruits… si le Cardinal ne s’était pas déjà échappé. La confrontation des Mémoires de Retz avec le Journal de Charrier, met en évidence une cinquième contradiction concernant une éventuelle complicité du pape dans l’évasion du Cardinal. À Rome, on était persuadé que le Premier ministre ne voulait pas réellement libérer le prisonnier 26 , qu’il multipliait à dessein des conditions inacceptables, des obstacles et des mesures dilatoires, de manière à garder indéfiniment le Cardinal en prison, quand bien même le pape eût ratifié sa démission 27 . Innocent X, de surcroît, ne faisait pas confiance à La Meilleraye, pour l’application des clauses du traité 28 . La suite des événements lui donna raison. Bosquet, l’évêque de Lodève, envoyé par Mazarin à Rome, laissa clairement entendre à Charrier que Retz ne serait pas libéré de si tôt, dans plusieurs mois, ou peut-être jamais 29 . Il est certain, qu’au moins à cette époque, la cour de France n’envisageait pas sans crainte la liberté de Retz : on savait qu’à Rome Innocent X prendrait sa défense ; d’autre part, la proximité d’un conclave faisait appréhender que Retz, se trouvant à Rome, n’intriguât pour faire élire un nouveau pape hostile à Mazarin. Dans une telle conjoncture, le prisonnier n’avait pas d’autre solution que de se résigner à dépérir dans un obscur cachot, ou de s’évader. Innocent X avait-il accepté, comme Retz le prétend, de lui prêter indirectement son concours en laissant volontairement traîner en longueur les négociations, afin de lui permettre de préparer tranquillement les moyens de se sauver ? Les Archives de la correspondance entre Rome et Paris, à cette époque, prouvent le contraire. Aussitôt prévenu des modalités du traité de Vincennes, le pape réagit vigoureusement, et sans tergiverser. Thévenot, agent de Mazarin, écrivit de Rome, à son maître, dès le 13 avril, pour lui dire qu’Innocent X ne ratifierait la démission que si le Cardinal venait lui-même la lui demander librement 30 . Ce qui revenait à le libérer sans conditions. D’autres lettres, dans 25 Ibid., 18-19 août 1654, f°104-105. 26 Le bruit courait que le roi allait choisir le cardinal Antoine Barberini - qui n’avait pas la faveur d’Innocent X -, pour succéder à Retz. 27 C’est ce que déclarent le pape, Manuscrit inédit (3) Journal, f°32) ainsi que son entourage : Chigi (Ibid., f°36, 69), Azzolini, qui ajoute avec une perspicacité prémonitoire que La Meilleraye « pour fidèle et notre ami qu’il fût, ne ferait et n’oserait faire que ce que le roi lui commanderait ». (Ibid., f°50-52, 62), et François Barberini, qui croit que Mazarin ne veut point la liberté de Retz parce qu’il le craint trop. (Ibid., f°76) 28 Ibid., 30 juin 1654, f°57. 29 Manuscrit inédit (2) Journal, avril 1654, f°352. 30 Lettre de Thévenot à Mazarin, de Rome, le 13 avril 1654, Archives du Ministère des Affaires étrangères, Rome, 125, f°113. Voir également, du même au même, 27 avril 1654, Ibid., 126, f°197. <?page no="150"?> Jacques Delon 150 le même dossier des Affaires étrangères, confirment cette intransigeance. À la fin de l’année, Louis XIV se plaignait au pape de la « dureté » qu’il avait manifestée en cette occasion 31 . Devant l’opposition inébranlable de Rome, Mazarin fit l’étonné, comme s’il ne s’attendait pas à une telle réaction 32 . Il s’affaira, pendant plusieurs semaines, faisant mine de vouloir infléchir la politique vaticane 33 . De sorte que c’est lui, plutôt qu’Innocent X, qui fit durer la négociation. En fait, il cherchait à ménager l’opinion publique en France, et surtout le clergé parisien. Le refus du pape confortait sa véritable intention qui était d’envoyer finalement le captif dans une forteresse lointaine, comme le gouvernement l’avait prévu dès son arrestation 34 , en attendant un hypothétique procès. La poursuite de tractations lui permettait de faire accroire qu’il souhaitait sincèrement quant à lui la libération du Cardinal, moyennant sa démission, mais que c’était Charrier qui, obéissant à des ordres secrets de Retz, incitait en sous main Innocent X à la refuser 35 . À Paris on savait que l’abbé recevait de France des courriers extraordinaires, et que le pape et surtout son secrétaire d’État, Chigi, lui accordaient de longues audiences 36 . De là, à imaginer quelque secrète machination, il n’y avait qu’un pas. Mazarin ne prit le parti de mettre un terme aux négociations avec Rome qu’en juillet 1654 37 . La Meilleraye ayant déclaré qu’il ne ferait pas la guerre au roi pour défendre son prisonnier, de toute part, on exhorta celui-ci à s’enfuir 38 . 31 Lettre de Louis XIV au pape, du 12 décembre 1654, B.N., ms. fr., 20666, f°157 v°. 32 Lettre de Mazarin à l’évêque de Lodève, du 22 mai 1654, éd. Chéruel, t. VI, p. 168. 33 Lettre de Brienne à Thévenot du 22 mai 1654, Archives des Affaires étrangères, Rome, 124, f°134. Lettres de l’évêque de Lodève à Mazarin, de Rome, 8 et 15 juin 1654, ibid., 125, f°220 et 235. 34 Voir Retz, Œuvres complètes, éd. Champion, t. IV, Lettres épiscopales, Documents annexes, n°5, Lettre de Le Tellier à Mazarin, dans laquelle sont énumérées toutes les forteresses où le prisonnier pourrait être transféré, parce qu’il serait bon selon la cour, de l’éloigner de Paris où il est toujours « capable de réveiller les factieux ». 35 Accusations reprises par le cardinal d’Este, Manuscrit inédit, (3) Journal, f°22, 30. 36 Voir la lettre de Thévenot à Mazarin du 27 avril 1654, citée plus haut. 37 Lettre de Brienne à Thévenot du 21 juillet 1654, Archives du Ministère des Affaires étrangères, Rome, 124, f°163 : « S.M. lassée des poursuites qu’elle a toujours faites pour obtenir une chose qui ne devait être refusée,… mande qu’on se désiste d’en parler au Pape ». 38 Voir Guy Joly, Mémoires, M.P., pp. 98-99. Godefroi Hermant, Histoire ecclésiastique, II, p. 571 et suiv. ; Lettre du fils de La Meilleraye, Armand-Charles, à Mazarin, dans Cosnac, Mazarin et Colbert, t. I, p. 453 ; Lettre de Le Tellier à La Meilleraye, Archives des Affaires étrangères, fr. 893 bis, f°125-126 ; Lettre d’un conseiller de Nantes à son ami, sur l’évasion de M. le cardinal de Retz, Retz, Œuvres, G.E.F., t. VI, Pièces justificatives, pp. 516-524. <?page no="151"?> 151 L’évasion de Retz vue de Rome par l’abbé Charrier Il y parvint, comme l’on sait, le 8 août, en descendant le long des remparts du château au bout d’une corde, selon un dispositif plutôt rudimentaire, après en avoir successivement annulé deux autres en hâte 39 , par manque de concertation préalable. Il n’apparaît pas qu’il s’y préparait à loisir depuis plusieurs mois grâce à de prétendues lenteurs calculées de la part d’Innocent X. Il est fort peu probable, en outre, que celui-ci l’ait incité à le faire, comme le prétend Guy Joly. Le pape, on l’a dit, souhaitait que Retz vînt à Rome pour s’y expliquer, en toute liberté. À partir de là, Guy Joly n’hésite pas à broder, comme à son ordinaire, sans doute d’après les rumeurs suscitées par les longs entretiens de l’abbé au palais pontifical, et les accusations du cardinal d’Este, comme on le verra plus loin, et il en déduit abusivement qu’Innocent X pressait Charrier d’écrire à son maître de s’évader 40 . Le Journal de Charrier corrige sur ce point les Mémoires de Guy Joly. Lorsque Charrier et Malclerc, le 30 juin étaient venus faire part au souverain pontife du vif désir que le Cardinal avait de recouvrer à n’importe quel prix sa liberté, il leur avait répondu fermement que le captif n’avait pas d’autre solution que prendre son mal en patience, comme s’il eût été « prisonnier des Turcs », ajoutant « que si lui était en même condition, il s’y résoudrait » et « traita ce chapitre, poursuit Charrier, comme les César, les Caton, voire saint Pierre l’auraient pu faire » 41 . Conformément à son ministère, plutôt que participer à une intrigue aventureuse, le pape assignait au prisonnier un destin de martyr. De son côté, Charrier ne parle de cette évasion qu’après qu’elle a eu lieu. À supposer qu’il l’ait préparée de longue date avec le pape et le secrétaire d’État, il est impossible que rien n’en ait transpiré dans son Journal. Sa relation est un document à usage strictement personnel, dans lequel il pratique volontiers l’art du sous-entendu. Sur les sujets les plus délicats, il lui arrive même d’écrire des passages dans un chiffre qu’il croyait inviolable. Or, rien n’y laisse percer quelque secrète entente avec Innocent X, en vue de donner au prisonnier le temps et les moyens de se sauver. Si le pape ne prit aucune part à l’évasion, il n’en manifesta pas moins, ainsi que les cardinaux du palais, une grande satisfaction. Elle les délivrait 39 Une malle percée d’un trou ou un déguisement féminin. Retz, Mémoires, Pléiade, p. 954. Guy Joly, Mémoires, M.P., pp. 99-101. Abbé Antoine Arnauld, Mémoires, M.P., p. 539. 40 Guy Joly, Mémoires, M.P., p. 98. 41 Charrier, Manuscrit inédit (3) Journal, 30 juin 1654, f°56-57. Innocent X avait déjà tenu ce genre de propos, dans une audience accordée à l’évêque de Lodève, le 2 janvier 1654, en déclarant que le Cardinal mourrait dans son cachot, s’il le fallait, plutôt que de démissionner, Archives des Affaires étrangères, Rome, 126, f°8. Sur ce point, Guy Joly se contredit, Mémoires, M.P., p. 98. <?page no="152"?> Jacques Delon 152 « d’un grand embarras » 42 . Charrier se plaît à décrire leurs premières réactions. Son Journal s’accorde mieux dès lors avec les Mémoires de Retz. C’est dans la nuit du 21 août qu’il reçut la dépêche l’informant de la fuite du Cardinal, « sans l’instruire d’autre particularité ni du lieu de sa retraite ». Il se précipita aussitôt pour aller en aviser Chigi et Azzolini, au chevet d’Innocent X, souffrant et très affaibli par l’âge. Le secrétaire d’État, averti en premier, murmura rempli d’émotion : Te Deum laudamus ! Il rentra aussitôt dans la chambre du malade d’où il ressortit peu après en compagnie d’Azzolini. « Ils me dirent tous deux, poursuit Charrier, que le pape avait été ravi de cette bonne nouvelle, qu’il me mandait que c’était le meilleur rafraîchissement qu’il eût pu recevoir pour le faire bien dormir pendant la nuit ». Quant à eux, ils étaient si réjouis « qu’à peine pouvaient-ils parler » 43 . Inversement, les cardinaux de la faction française 44 et les agents de Mazarin ne savaient que penser. Décontenancé, Este crut d’abord, ou feignit de croire, comme le cardinal des Ursins, que la sortie de Retz du château de Nantes, n’était qu’un usage de la liberté qu’on lui avait accordée, et que la cour de France y avait pris part pour se délivrer de l’embarras des négociations avec le pape 45 . Gaumont déclarait formellement « qu’on savait bien que le mariage de Mlle de Retz avec M. le grand-maître [fils de La Meilleraye], avait aidé à cette évasion », et autres « sottises semblables » 46 , note l’abbé, amusé. L’évêque de Lodève, qui publiait partout, peu de temps auparavant, que le Cardinal ne serait peut-être jamais libéré, affichait à présent une grande satisfaction : « Je trouvai un homme extraordinairement réjoui et d’une manière pourtant assez basse, observe Charrier, c’est chose étrange les compliments qu’il me fit ; il dauba terriblement le Mazarin sur tous les prisonniers qui lui avaient échappé » 47 , le plus illustre, le duc de Beaufort, s’étant évadé en 1648 du donjon de Vincennes, suspendu lui aussi au bout d’une corde. Le P. Duneau se montrait encore plus complaisant : « Il m’aborda gaiement et me dit qu’enfin notre bon Cardinal était libre. Je trouvai le mot un peu gaillard pour un espion du Mazarin, et me contentai de lui 42 Charrier, Manuscrit inédit (3) Journal, 25 août 1654, f°115. 43 Charrier, Manuscrit inédit (3) Journal, 22 août 1654, f°107. 44 D’Este, Grimaldi, Bichi, Antoine Barberini, et des Ursins. 45 Charrier, Manuscrit inédit (3) Journal, 22 août 1654, f°108, 110. 46 Ibid., f°110. Marie-Catherine de Gondi avait alors sept ans. Elle mourut supérieure du Calvaire. Armand-Charles de La Meilleraye, grand-maître de l’artillerie en 1648, épousa Hortense Mancini en 1661, devint duc de Mazarin. Le Premier ministre qui en fit son principal légataire, avait commencé à négocier cette union, entre le grand-maître et sa nièce, dès mars 1654, si l’on en croit une lettre de Loret du 7 mars de cette année-là (p. 473). D’où les rumeurs incontrôlées. 47 Ibid., f°109. <?page no="153"?> 153 L’évasion de Retz vue de Rome par l’abbé Charrier répondre bonnement qu’il avait trouvé l’heure favorable lorsque moins on y pensait » 48 . S’étant mieux informé, Este qui craignait la venue du Cardinal à Rome « comme la mort » 49 , écrit Charrier, changea bientôt de discours. Son amabilité affectée se mua en aigreur. Rencontrant Chigi, il lui avoua qu’il ne croyait plus, loin de là, que Retz fût sorti de Nantes en accord avec Mazarin. Il menaça même le secrétaire d’État de quelque ressentiment contre le refus d’Innocent X de ratifier la démission. Par dépit, il lui échappa de dire que l’évasion était « un effet des conseils de Rome », en insinuant que Charrier l’avait concertée avec le pape, ou avec lui, Chigi. Accusations auxquelles ce dernier déclare avoir répondu « froidement et quasi avec mépris », par un sourire moqueur 50 . Les insinuations du cardinal d’Este, relayées à la cour de France, assaisonnées à la mode mazarine, sont à l’origine de la thèse impliquant Charrier, Chigi et le pape dans la préparation de la fuite du Cardinal, reprise par Retz lui-même, et Guy Joly, avec des motivations différentes, on l’a vu. Parti de Paris dans la nuit du 13 au 14 août, Chevalier, frère du grand vicaire de Retz, apporta à Charrier, le 24, une lettre du fugitif au pape révoquant sa démission, une procuration pour agir en son nom, et toutes les informations relatives à sa sortie de Nantes, en particulier sa chute de cheval qui lui avait brisé l’épaule, et l’avait empêché de partir à la conquête de Paris, comme il l’avait projeté 51 . Trois questions restaient en suspens : où le proscrit pourrait-il trouver refuge, muni de quels moyens financiers, et dans quelles intentions quant à un éventuel accommodement avec la cour ? Seule la première question, directement consécutive à l’évasion, nous retiendra brièvement ici. L’abbé avait d’abord écrit à Retz pour lui conseiller de demeurer si possible en Bretagne, soutenu par sa famille, afin de faire valoir plus efficacement ses droits sur l’archevêché de Paris. Renoncer au combat en France revenait à reconnaître son échec au plan politique 52 . Lorsque, poursuivi par les troupes royales, le proscrit n’eut pas d’autre choix que l’exil, Charrier et les cardinaux du palais, l’invitèrent à se réfugier à Rome, pour y défendre sa cause, sur le plan ecclésiastique, en y associant celle du clergé parisien et de toute l’Église. La perspective d’un changement de pontificat s’avéra tout aussi déterminante dans leur prise de position 53 . Les parents d’Innocent X étaient 48 Ibid., 25 août 1654, f°111. 49 Ibid., 7 septembre 1654, f°123. 50 Ibid., 24 août 1654, f°111. 51 Ibid., 27 août 1654, f°113. 52 Ibid., 11 septembre, f°128 ; 16 septembre, f°133. 53 Charrier, ainsi que le cardinal Chigi, estimèrent, dans un premier temps, qu’en cas d’ouverture imminente d’un conclave, Retz devrait s’attarder en chemin pour ne <?page no="154"?> Jacques Delon 154 profondément divisés sur le choix d’un successeur susceptible de garantir la pérennité de leurs avantages. François Barberini était convaincu que pour lutter contre leurs dissensions, et les réunir contre leurs ennemis, il fallait les détacher des influences françaises et espagnoles. Chigi et Azzolini se rallièrent rapidement à son opinion 54 , formant ainsi l’ébauche de la faction indépendante des couronnes que l’on appellera plus tard l’Escadron volant. Retz, par sa situation, tant à l’égard de l’Espagne que de la France, avait partie liée avec eux 55 . Candidat à la tiare, Chigi l’avait bien compris qui lui sera redevable de son élection. Guy Joly se trompe en anticipant sur les démêlés ultérieurs entre Retz et Alexandre VII 56 . Pour l’heure, Chigi avait trop intérêt à s’allier avec le Cardinal ; il se souciait peu de ménager la faction française où tout le monde voulant être chef, « il n’y avait que des têtes, disait-il, et point de queue » 57 . Le Journal de Charrier contribue à la recherche de la vérité historique dans la mesure où il rapporte spontanément des faits bruts, pris dans le déroulement de la trame du temps, à l’inverse des reconstitutions étudiées propres aux mémorialistes, et sujettes à tous les trafics. Il souligne la propension de Retz à embellir subtilement la réalité à son profit : la façon dont il prétend avoir réglé les modalités de son évasion en constitue un bel exemple. À partir de dispositions, somme toute improvisées, il compose après coup un chef d’œuvre de stratégie. Faisant fi des dates, exploitant habilement les faux bruits, il attribue à la bienveillance complice du pape la longueur de négociations rendues en réalité compliquées par la lenteur des moyens de communication et les manœuvres de Mazarin. Tout semble s’agencer merveilleusement selon ses calculs. Sa façon de procéder, sur ce point, illustre le jugement de La Rochefoucauld : « Il sait tellement tourner à son avantage les occasions que la fortune lui présente, qu’il semble qu’il les ait prévues ou désirées ». Afin de faire prévaloir sa version des faits, comme pour la prétendue révocation de sa promotion au cardinalat 58 , il ne craint pas de contredire sciemment les informations qu’il tenait de son secrétaire, ignorant probablement que pas y participer, n’étant pas suffisamment instruit de l’état des différentes factions, Ibid., 24 août, f°111 (ce terme, comme l’on sait, n’était alors chargé d’aucune connotation péjorative). François Barberini, au contraire, connaissant les qualités de Retz, souhaitait vivement sa participation à la future élection pontificale, pour y soutenir les intérêts de la maison Pamfili, Ibid., 5 septembre, f°121. 54 Ibid., 21 septembre, f°139 ; 27 septembre, f°144-145. 55 Ibid., 23 septembre, f°143. 56 Guy Joly, Mémoires, M.P., p. 113. 57 Charrier, Manuscrit inédit (3) Journal, 18 août 1654, f°104. 58 Retz, Œuvres complètes, éd. H. Champion, t. III, Affaire du cardinalat, Introduction, III. <?page no="155"?> 155 L’évasion de Retz vue de Rome par l’abbé Charrier celui-ci les avait consignées dans un journal, ou ne soupçonnant pas le moins du monde qu’elles fussent un jour accessibles au public. La volonté de ne pas être dupe en lisant les Mémoires finit toutefois par éveiller une autre aspiration, bien plus prégnante, celle d’essayer de comprendre la genèse de l’œuvre. Une telle démarche, si elle conduit à débusquer les mensonges de l’auteur, vise essentiellement, non pas à les dénoncer, mais à étudier le talent qu’il déploie pour les inventer, pour les construire, et pour les intégrer à la mise en scène de son propre personnage. Cette perspective, à la fois littéraire et dépendante des données de l’Histoire, met en évidence ici, comme dans toutes les œuvres de Retz, un art consommé de la persuasion - que les Anciens appelaient Rhétorique - emblématique de l’extraordinaire virtuosité avec laquelle il parvient à manier les effets et les causes, pour composer, devant la postérité, l’Histoire de sa vie. Le Journal de Charrier permet aussi de comprendre, contrairement aux illusions du mémorialiste, combien sa chute à la sortie de Nantes fut pour lui une véritable bénédiction. Elle le préserva d’une aventure politique aléatoire, périlleuse, voire funeste. En revanche, elle lui ouvrait une voie qui, sans être un chemin de Damas, le conduisait vers une grande carrière diplomatique, encore trop méconnue en France, marquée par sa participation à quatre conclaves, et son implication dans les grandes questions religieuses de son temps, comme l’infaillibilité pontificale, le jansénisme, et la réforme de Cîteaux, au côté de Rancé. L’abondante correspondance qui en résulte témoigne de son incomparable génie de l’écriture. <?page no="157"?> Biblio 17, 196 (2011) Les lettres d’évasion du cardinal de Retz M YRIAM T SIMBIDY Rouen Le coadjuteur a été l’un des principaux protagonistes de la Fronde parisienne. Il a su monnayer son influence pour obtenir le chapeau de cardinal le 19 février 1652 et fonder ainsi plus solidement encore ses ambitions, mais la situation politique s’est inversée rapidement : le 19 décembre de la même année, le cardinal a été arrêté sur ordre du roi. De ce jour et jusqu’en août 1654, Retz a connu la prison ou plutôt les prisons : Vincennes, d’abord, puis Nantes. Il n’a donc pas manqué de temps pour méditer, lire et même rédiger. A-t-il pourtant pensé à autre chose qu’à préparer sa libération ? L’expérience de la détention n’a guère laissé de témoignages immédiats dans l’œuvre du prélat. Les textes composés à l’occasion de son évasion n’en revêtent que plus de prix. La correspondance tenue durant cette période est une des formes d’« expériences limites de l’épistolaire » 1 . Le destinateur sait que ses lettres sont interdites : un arrêt du conseil du 20 août 1654, suivi de nombreuses ordonnances, défend formellement tout contact « directement ou indirectement » avec le fugitif et il stipule que personne ne doit recevoir « aucunes lettres, messages, ni ordres venant de sa part, ni d’exécuter aucun desdits ordres, à peine de punition exemplaire » 2 . Aussi ses messages peuvent-ils être interceptés, lus par d’autres puis retournés contre lui, enfin, ils mettent en danger ses destinataires car le simple fait de leur écrire les rend suspects. Ces circonstances ont-elles eu une influence sur l’écriture du prélat ? Pour répondre à cette question nous avons voulu examiner les lettres d’évasion. Ces textes écrits à l’occasion de sa fuite et jusqu’à son arrivée à Rome le 30 novembre 1654 sont composés dans des conditions extrêmes : le cardinal 1 Expériences limites de l’épistolaire : lettres d’exil, d’enfermement, de folie, André Magnan éd., Paris, Champion, 1993, 460 p. 2 Ordonnance du 20 août 1654, Œuvres du cardinal de Retz, A. Feillet, J. Gourdault et R. Chantelauze éd., Paris, Hachette, coll. des « Grands Ecrivains de France », 1870-1896, 10 vol, t. VI, p. 528. <?page no="158"?> Myriam Tsimbidy 158 est accusé de « crime de lèse majesté » 3 , et il voit l’efficacité de son réseau de fidèles fort compromise : selon l’ordonnance du 22 août, ses domestiques et affidés ont dû s’éloigner de vingt lieues de Paris. Jusqu’au 1 er décembre, le cardinal n’est sûr de rien. Les manœuvres de Mazarin à la cour de Rome peuvent influencer Innocent X. Certes, l’on sait que dès le 1 er décembre, Retz est accueilli par le souverain pontife qui lui remettra officiellement son chapeau six jours plus tard. Fort de sa qualité d’archevêque et de cardinal, Retz, protégé par le pape, se lancera alors dans une campagne de propagande qui durera jusqu’en 1659. Cependant d’août à novembre 1654, le statut de Retz est loin d’être aussi clair, l’archevêque de Paris est avant tout un homme en fuite, courtisé par les Espagnols 4 , traqué par la police du roi et susceptible à tout moment d’être repris et réincarcéré. La spécificité des textes écrits durant cette période est effacée par les choix des éditeurs. Les lettres d’évasion qui se trouvent pour la plupart dans le tome XI de la collection des Grands Ecrivains de France, ont été découvertes par Claude Cochin et publiées en 1920 5 . Chantelauze ne les avaient donc pas incluses dans son tome VI des Œuvres du cardinal de Retz consacré aux lettres épiscopales, terme qui désigne tous les écrits publiés entre 1654 et 1661 qui « ont pour principal objet l’archevêché de Paris » 6 . Plus récemment, Jacques Delon, dans un souci de cohérence chronologique, les a intégrées au volume IV de son édition des Œuvres complètes du cardinal de Retz, intitulé Lettres épiscopales. Cette catégorisation, qui désigne les lettres que Retz compose en qualité d’archevêque de Paris et qui ont pour but de défendre ses droits au trône épiscopal, présuppose cependant que les lettres d’évasion n’ont eu que cette visée. Pourquoi écarter d’emblée la possibilité d’un geste politique, d’un nouveau développement de la Fronde ? Pourquoi également occulter l’éventualité d’une correspondance d’ordre privé qui aurait d’autres enjeux ? Les lettres d’évasion offrent la possibilité de mieux comprendre la situation et les choix de Retz au second semestre 1654, à un moment où chacun, y compris Mazarin, a conscience de la fragilité de la victoire du pouvoir monar- 3 Commission du roi et arrêt du parlement pour informer contre le cardinal de Retz, 21 et 22 septembre 1654, ibid., p. 549. 4 Sur les liens entre Retz et l’Espagne voir Simone Bertière, « Retz face à la guerre franco-espagnole », Littératures classiques, « Cardinal de Retz, Mémoires », Jean Garapon dir., n° 57, 2006, pp. 41-53 ; Myriam Tsimbidy, « les représentations du conflit-franco espagnol dans les Mémoires du cardinal de Retz » dans Histoire et conflits, Frédéric Charbonneau éd., coll. « les cahiers du CIERL » n° 3, Presses Université de Laval, 2007, pp. 45-64. 5 Six lettres sont recensées dans ce tome (Œuvres du cardinal de Retz, Paris, Hachette, coll. G.E.F., 1920, t. XI, pp. 25-32). 6 Avertissement, G.E.F., t. VI, p. I. <?page no="159"?> 159 Les lettres d’évasion du cardinal de Retz chique. Elles constituent en outre une remarquable introduction au corpus épistolaire de Retz dans la mesure où les circonstances même de leur écriture et les conditions de leur diffusion peuvent apparenter certaines d’entre elles à des libelles. Il convient par conséquent de définir très précisément la composition du groupe des lettres d’évasion puis de les distinguer en fonction de leur nature de lettres-missives ou de lettres ouvertes. C’est pourquoi nous nous efforcerons d’abord de procéder à un inventaire des lettres d’évasion et d’en établir la chronologie. Nous considérerons ensuite les lettres ouvertes : à qui sont-elles adressées et comment sont-elles diffusées ? Nous nous pencherons alors sur les lettres-missives : quels sont leurs destinataires et quelle est leur fonction ? Il sera alors possible de déterminer si cette production présente une cohérence autre que circonstancielle et si elle enrichit notre lecture des Mémoires. Des groupements textuels La première caractéristique des lettres d’évasion est de rompre l’étrange silence que le cardinal semble s’être imposé, et ce dans des conditions qui n’avaient pas été prévues. Cela explique très largement l’organisation des lettres d’évasion en trois groupements textuels. Comment proclamer la clandestinité Nous savons par divers témoignages, dont les Mémoires ne sont pas le moindre, que Retz a beaucoup écrit durant ses années de prison. N’aurait-il pas composé « un étude particulier de la langue latine » 7 , une Consolation de Théologie à l’imitation de Boëce ainsi que le Partus Vincennarum, compilé d’après les actes des archevêques Borromée et destiné au diocèse de Paris ? Si cet ouvrage convient particulièrement à un prélat, il n’en est pas de même pour cette histoire des « troubles de Paris et de ses propres aventures » qu’évoque Guy Joly 8 . S’y ajoutent toute une correspondance clandestine, 7 Cf. Œuvres, Marie-Thérèse Hipp et Michel Pernot éd., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984, Mémoires, p. 934. Toutes les références aux Mémoires du cardinal de Retz renvoient à cette édition sauf indication contraire. Retz se conforme à l’usage de Malherbe qui rappelle que étude, pour le travail d’étudier, est au masculin. 8 Le cardinal « tâchait de faire croire au monde qu’il s’occupait d’une autre chose qui lui avait fait honneur dans le monde […] c’était d’écrire soi même en latin l’histoire des troubles de Paris et de ses propres aventures » (Guy Joly, Mémoires, coll. Michaud et Poujoulat, 3ème série, t. II, Paris, 1838, p. 151). <?page no="160"?> Myriam Tsimbidy 160 dont il n’a de cesse de parler dans ses Mémoires, et au moins un libelle, La réponse au Nonce 9 . Or, ce pamphlet excepté, tous ces textes ont disparu. Parmi eux, seul le Partus Vincennarum semble avoir laissé une trace : il pourrait avoir été à la genèse des Lettres épiscopales, voire avoir nourri les Mémoires. Il faut souligner que Retz avait bel et bien la possibilité d’écrire en prison, et qu’il en a usé. Le mémorialiste rapporte que durant son séjour à Vincennes, qui a duré quinze mois, il a entretenu deux fois par semaine « un commerce jamais interrompu avec Mme de Pommereux, et MM de Caumartin et d’Hacqueville » 10 . Leurs lettres « tendaient toutes à ma liberté », écrit le prélat. S’ensuit même un premier plan d’évasion inspiré par celle de Beaufort. En effet, le cardinal ne manque pas de raconter comment il avait préparé la sienne 11 et il se plaît à imaginer à quel point son retour à Paris au moment où Condé pouvait vaincre l’armée du roi à Arras aurait bouleversé la donne politique : Mon projet était de n’entrer à Paris qu’avec toutes les apparences d’un esprit de paix, de déclarer, et au Parlement et à l’Hôtel de Ville, que je n’y allais que pour prendre possession de mon archevêché ; de prendre effectivement cette possession dans mon église ; de voir ce que ces spectacles produiraient dans l’esprit d’un peuple échauffé par l’état des choses ; car Arras était assiégé par Monsieur le Prince. Le Roi, qui m’eût vu dans Paris, n’eût pas apparemment fait attaquer les lignes comme il fit ; les serviteurs de Monsieur le Prince, qui étaient en bon nombre dans la ville, se seraient certainement joints à mes amis ; la fuite de Monsieur le Chancelier et de M. Servien aurait fait perdre coeur aux mazarins. 12 Cette évasion n’est que la phase initiale d’un plus vaste dessein, d’un « projet » destiné à replacer Retz au cœur du jeu politique autant qu’à lui 9 La réponse de Mgr le cardinal de Retz faite à Monsieur le nonce du Pape et Messieurs de Brienne et le Tellier Secrétaires d’Etat, s.l.n.d., 1654, 8 p., [3402], Mazarine, M 10274. 10 Mémoires, p. 936. Il en est de même à Nantes ; La Meilleraye laisse au cardinal de Retz une grande liberté : ce dernier charge Malclerc « d’une lettre par laquelle, écrit le mémorialiste, j’expliquais au Pape mes véritables intérêts » (Mémoires, p. 952). Le prisonnier reçoit également des billets et des lettres que ce soit d’une dame de Nantes (ibid., p. 954), ou du vicomte de Lamet (ibid., p. 958). 11 A Vincennes, Vacherot lui suggère de descendre du troisième étage du donjon par une espèce de machine qui aurait été attachée à une fenêtre dont on aurait limé la grille (Mémoires, p. 936) ; Retz pense se cacher dans un trou ménagé dans la tour et connu d’aucun des gardes, pendant ce temps Carpentier devait faire croire à l’évasion du cardinal qui aurait imité celle de Beaufort…la garde se serait relâchée et il aurait pu alors sortir déguisé « en femme, en moine » (ibid., p. 938). A Nantes, il envisage de s’évader dans un coffre apporté par M. de Brissac et dans lequel on aurait fait un trou (ibid., p. 954). 12 Mémoires, p. 957. <?page no="161"?> 161 Les lettres d’évasion du cardinal de Retz rendre sa liberté. On sait comment son itinéraire avait été préparé, on se rappelle également qu’il devait rentrer dans son diocèse sous la protection de nobles convoqués à cet effet. Le prisonnier avait écrit au président de Bellièvre pour lui en annoncer la date, et à Annery et Laillevaux pour « préparer les quarantedeux relais posés entre Nantes et Paris » et convenir « du lieu où la noblesse du Vexin [le] devait joindre pour entrer avec [lui] dans Paris » 13 . De tout ce commerce épistolaire, de ces lettres liées à l’évasion du cardinal, il ne reste, semble-t-il, que le souvenir qu’en conservent les Mémoires. Les premières lettres d’évasion sont datées du 8 août 1654, « près Beaupréau ». Deux d’entre elles, l’une adressée aux curés de Paris, l’autre au doyen, chanoines et chapitre de l’église de Paris 14 ont été imprimées et diffusées dans Paris. Les deux autres étaient destinées au jeune roi et à la reine régente ; elles ont disparu. La lettre au roi est attestée par celle du 14 décembre. Il convient en revanche de remarquer que le cardinal ne dit rien de la lettre du 8 août à la reine, dont l’existence est révélée par Guy Joly 15 . Nous ne connaissons le texte des deux premières que parce que leurs destinataires les ont retranscrites dans leurs registres avant que le Conseil du roi n’en exige la communication. Sa chute à cheval près des murs de Nantes a empêché le cardinal d’entamer la marche qu’il espérait triomphale vers Paris. Il lui a donc fallu bouleverser ses plans et rester caché dans une botte de foin pendant toute une journée. On en a déduit que les lettres au chapitre et au curé de Paris étaient antidatées. Qu’elles soient datées des environs de Beaupréau trahit en tout cas une improvisation. Mais aucun texte n’avait-il été préparé avant l’évasion et qu’en a-t-il été des lettres aux souverains ? La logique des groupements textuels invite à associer aux lettres du 8 août la révocation de la démission de l’archevêché de Paris : Nous, Jean François Paul de Gondy, Cardinal de Retz, Archevêque de Paris, déclarons qu’encore que la violence qui a été exercée contre notre personne soit assez publique, et les mauvais traitements que nous avons reçus pendant notre détention au bois de Vincennes ne puissent être ignorés de personne ; et que par ces raisons, il ne soit nécessaire de protester contre une démission, qui, de sa nature, est nulle, comme ayant été de nous 13 Ibid., p. 959. 14 Parvenue à Paris le 13 août, elle a été insérée dans les registres capitulaires. 15 La missive du 14 décembre ne parle que d’une lettre adressée au roi, mais la régularité avec laquelle Retz adresse ensuite systématiquement une lettre au roi et une autre à la reine laisse supposer qu’il avait écrit également à cette dernière. Notre hypothèse est confortée par le témoignage de Guy Joly qui rapporte que Caumartin « avait fait deux lettres, un au roi et l’autre à la reine, sur les blancs signés de Son Eminence » (Guy Joly, Mémoires, op. cit., p. 106). <?page no="162"?> Myriam Tsimbidy 162 extorquée par force et violence, et dans la prison du donjon de Vincennes, ainsi qu’il apparaît par sa date ; néanmoins nous avons, […] icelle démission révoqué(e). Huit autres lettres ou projets de lettres sont restés manuscrits. Deux correspondent au séjour de Retz à Belle-Isle, où il se repose en attendant de trouver les moyens de quitter le royaume. Le premier, découvert par Jacques Delon est daté du 30 août et destiné à Messieurs les Doyen, chanoines, et Chapitre de l’Eglise de Paris. Il s’agit de la copie manuscrite d’un texte qui n’a pas été reçu (il ne se trouve pas dans les registres capitulaires). La seconde est d’une nature très différente car, écrite le 4 septembre au baron de Vatteville, elle est partiellement chiffrée. Les six autres retracent le périple du cardinal à travers l’Italie durant le mois de novembre : trois sont destinées à Ferdinand II (5, 15 et 22 novembre), une au bailli de Gondi (début novembre 1654), une au prince Léopold de Toscane (11 novembre 1654) et la dernière à Charles de Médicis (23 novembre 1654). Les enjeux d’une correspondance Au total, douze lettres, qui forment trois groupements cohérents. Les deux premières publient l’évasion ; les deux suivantes, un mois plus tard, tentent de reprendre le contrôle des événements, les six dernières sont semées sur la route de Rome. Le bilan serait bien maigre si l’on n’incluait les lettres attestées, à commencer par les lettres du 8 août aux souverains. A ces lettres connues, il faut ajouter des lettres disparues mais dont on trouve des témoignages dans la correspondance elle-même. La lettre adressée au bailli de Gondi s’accompagne d’une missive à l’abbé Charrier 16 , Retz suppliant « le bailli, d’envoyer la lettre qu’[il écrit] à l’abbé Charrier en grande diligence ». Les Mémoires de Retz ou de Claude Joly complètent encore ce corpus. En effet, le cardinal nous apprend qu’alors qu’il se trouvait encore à Saint Sébastien, il aurait confié à Boisguérin une lettre pour le roi d’Espagne 17 « pour le supplier de [lui] me permettre de passer par ses Etats pour aller à Rome » 18 . La chronologie des lettres missives est extrêmement révélatrice. Au soir de son évasion, Retz se tourne vers son clergé, vers son diocèse, vers Paris. Il s’adresse aussi à la Cour, mais de cela nous n’avons que des témoignages 16 Cardinal de Retz, Œuvres complètes, Jacques Delon éd., Paris, Honoré Champion, 2005-, 9 vol., t. IV, p. 257. 17 Philippe IV de Habsbourg. 18 Selon Guy Joly, aurait écrit également à don Louis de Haro (Guy Joly, Mémoires, op. cit., p. 108). <?page no="163"?> 163 Les lettres d’évasion du cardinal de Retz indirects. Les lettres d’évasion sont d’abord celles d’un prélat. Mais celui se tait aussitôt : à peine un projet de lettre à la fin du mois et, immédiatement après une lettre plus politique, destinée à un ministre espagnol, comme une première lettre d’exil. Et c’est bien d’exil qu’il s’agit tandis que le cardinal s’achemine vers Rome. Son errance prendra même une dimension biblique, dans la dernière lettre épiscopale. En avril 1660, Retz admet avoir donné la triste image d’un Cardinal et d’un Archevêque de la Capitale du premier Royaume du monde, obligé d’errer de pays en pays et de ville en ville ; exposé, comme dit Saint Paul de lui-même, au péril des chemins, des voleurs et des domestiques corrompus et infidèles, environné de maux et de traverses au dehors et au dedans. 19 L’errance débouche sur ce que le mémorialiste considère comme un triomphe : le 1 er décembre le pape le reçoit en privé, le 3 officiellement et le 7 décembre, le Saint Père lui remet le chapeau de cardinal. Retz cesse d’être un fugitif en prenant place à la Curie. Ce n’est qu’après, le 14 décembre, qu’intervient la lettre aux archevêques et évêques de France 20 , qui constitue le véritable modèle des lettres épiscopales et qui sera condamnée et brûlée. Les lettres d’évasion correspondent à un échec du cardinal : loin de reprendre pied à Paris, comme ses premières lettres en marquaient encore la volonté, il est contraint à une fuite peu glorieuse. Leur premier enjeu est donc de rendre compte des raisons de ce changement de statut. Le second enjeu est d’expliquer comment un homme qui entretenait une correspondance aussi régulière durant ses années de prison, a si peu profité de sa liberté pour écrire. Ses missives ont-elles été supprimées ? Mais alors pourquoi dresserait-il avec un tel luxe de détails le récit de son évasion et de sa route vers Rome ? Il faut, pour répondre à ces questions, considérer la réception des premières lettres. L’écho d’une évasion Improvisées après des semaines de préparation, antidatées, peut-être, les lettres du 8 août n’en ont pas moins eu un énorme retentissement. Si elles ont mobilisé les partisans du cardinal, elles ont surtout obligé la Cour à réagir vigoureusement à son évasion. 19 Lettre du 24 avril 1660, G.E.F., t. VI, p. 345. 20 Lettre de Monseigneur l’Eminentissime cardinal de Retz, Archevêque de Paris, à Messieurs les archevêques et évêques de l’Eglise de France, G.E.F., t. VI, pp. 25-71. <?page no="164"?> Myriam Tsimbidy 164 La réception des premières missives Les deux premières lettres d’évasion sont de véritables lettres-missives, dûment parvenues à leurs destinataires, qui les ont reproduites dans leurs registres. Cela représente déjà une victoire puisque tous les efforts de la Cour avaient tendu d’abord à l’obliger à renoncer à la succession de son oncle, l’archevêque de Paris, puis à l’empêcher d’en prendre possession et, enfin, à rompre toute relation entre lui et son diocèse. L’enregistrement de ses missives par le chapitre de Notre-Dame et par les curés de Paris confirme que Retz est bien le légitime archevêque et qu’il exerce dans son diocèse l’autorité conséquente. A l’annonce de son évasion, le chapitre célèbre même un Te Deum et allume un feu de joie sur le parvis de Notre-Dame. Il ne fait en la circonstance que confirmer l’engagement affiché lors de la disparition de Jean-François de Gondi 21 . L’oraison prononcée par Mazure le 19 juin 1654 en l’église Saint-Paul et imprimée le 27 juillet (à la veille de l’évasion de son successeur) constitue une véritable action de propagande 22 . Elle se conclut par un éloge dithyrambique de : son neveu très savant, son neveu docteur en Sorbonne, son neveu puissant en œuvre et en paroles, son neveu cardinal de l’Eglise romaine, son neveu la lumière de la vérité, l’appui de la doctrine évangélique, enfin son neveu le protecteur de la hiérarchie » 23 . Le contenu des deux premières lettres est succinct mais efficace. Retz réaffirme sa volonté de rester jusqu’à sa mort l’archevêque de Paris 24 . Il remercie ses destinataires pour leur fidélité, et exprime sa reconnaissance à laquelle se mêlent des encouragements à poursuivre les actions entreprises 25 . Le mémorialiste rapporte en effet que le chapitre de Notre Dame a fait « chanter tous les jours une antienne publique et expresse pour sa liberté ». 21 Le 21 mars 1654. 22 Richard M. Golden montre d’ailleurs comment la cause de l’archevêque de Paris se trouve principalement défendue par les curés jansénistes qui apprécient sa neutralité bienveillante, due peut-être à son éloignement (Richard M. Golden, The Godly Rebellion, The University of North Carolina, Press Chapel Hill, 1981, chap. 1, “The problem of Retz and the curés” pp. 18-68). 23 Oraison funèbre de feu messire Jean François de Gondi premier archevêque de Paris, 19 juin 1654, Paris, Guillaume Desprez., 34 p., p. 27. 24 « Je veux aussi vivre et mourir avec vous en cette même qualité » (Lettre au doyen du 8 août 1654) ; « Je passerai inséparablement le reste de mes jours avec un Clergé que j’aurai toujours aussi cher que je l’ai expérimenté généreux » (Lettre aux curés du 8 août 1654). 25 Mémoires, p. 933. <?page no="165"?> 165 Les lettres d’évasion du cardinal de Retz Il signe sa lettre aux curés dans « l’espérance » qu’[ils] vous continuer[ont] toujours leurs bons offices » et sa lettre au doyen et aux chanoines dans l’espérance que leurs « affections iront toujours s’augmentant ». Le clergé parisien continue de prendre fait et cause pour son prélat. Et l’événement reçoit une large publicité. Les deux lettres de Retz font l’objet d’une impression, dont on ne peut déterminer la date exacte. La Lettre de Monseigneur l’éminentissime cardinal de Retz, archevêque de Paris, écrite à Messieurs les doyen, chanoines et chapitre de l’Eglise de Paris et la Lettre de Monseigneur l’éminentissime cardinal de Retz archevêque de Paris, écrite à Messieurs les curés de Paris connaissent une assez large diffusion, qu’accroît encore une circulation manuscrite 26 . De surcroît, la réponse du chapitre de Notre-Dame circule également, assurant une plus grande publicité aux manifestations de joie qui accompagnent l’évasion du cardinal. L’affaire est particulièrement grave pour la Cour car la lettre au chapitre, arrivée le 13 août, se double de la révocation de la démission de l’archevêché, donnée à Vincennes, le 28 mars 1654. Quoique cette révocation soit également datée du 8 août, elle ne parvient au chapitre que le 19 par l’intermédiaire de Beauchêne, gentilhomme dépêché par le prélat. S’organise ainsi une forme de crescendo : les lettres et les manifestations qui les accompagnent, leur diffusion sous forme imprimée, puis la révocation de la démission, qui, elle, ne bénéficie pas des honneurs de l’impression. Tout se passe comme si les deux lettres initiales au clergé de Paris ignoraient superbement tout ce qui s’était passé depuis l’arrestation du prélat et qu’elles produisaient leur plein effet alors qu’il n’est pas en situation d’en profiter. La révocation de la démission, quant à elle, constitue une forme de justification à usage interne, un acte destiné à conforter sa position et à surmonter les premières oppositions suscitées par la Cour. Violence, mauvais traitement, extorsion d’une signature par la force suffisent à invalider l’acte de résignation en accusant le pouvoir en place. La mise en scène voulue par le cardinal masque ce que ses lettres avaient d’artificiel : alors qu’il pouvait communiquer avec l’extérieur comme le prouvent La réponse de Mgr le cardinal de Retz faite à Monsieur le nonce, libelle diffusé par Caumartin après la visite du Nonce 27 , mais aussi les Mémoires, Retz n’a jamais écrit ni à son diocèse ni à ses curés avant le 8 août 1654. Il ne prend officiellement contact avec eux que plus de vingt mois après son arrestation. Les missives étaient manuscrites et destinées à son diocèse : le 8 août 1654, 26 Hubert Carrier signale l’incessante circulation de mazarinades sous forme manuscrite à Paris et en province (Hubert Carrier, La presse de la Fronde : Les Mazarinades, 1989, 1991, Genève, Droz, 2 vol., t. I, pp. 465-466). 27 Op. cit. <?page no="166"?> Myriam Tsimbidy 166 elles ne sont pas officiellement interdites. Elles ont été transformées en textes de combat par leurs destinataires qui, suivant peut-être les conseils du cardinal, les ont fait imprimer pour mieux les diffuser dans Paris. Le statut des premières lettres épiscopales a évolué en quelques jours : après l’interdiction, le 20 août, de toute correspondance avec le cardinal exilé, ces missives sont devenues des libelles. Elles posent ainsi les premiers jalons de ce qui deviendra une véritable action de propagande. On voit mal, en revanche, comment les lettres au roi et à la reine pouvaient s’insérer dans ce dispositif et quel effet pouvait en attendre un fugitif. S’agissait-il en renouvelant ses affirmations de fidélité au roi de rappeler qu’il ne désobéissait qu’aux ordres de son ministre ? La genèse de la correspondance épiscopale du cardinal de Retz en fait en tout cas une œuvre polémique comme le révèlent les réactions de la Cour. La réaction de la Cour S’il est aisé de faire disparaître les missives adressées aux souverains, il est impossible d’ignorer l’impression des deux autres lettres. Alors que durant sa détention, il n’y avait pas eu « une seule ombre de formalité observée » 28 contre lui, Retz devient officiellement ennemi de l’Etat après son évasion comme il le constate en 1660 dans une de ses lettres épiscopales : J’ai donc été innocent tant que j’ai été prisonnier, et l’on n’a parlé, durant tout ce temps-là, ni d’accusation ni de procès. Mais je suis devenu coupable aussitôt que Dieu m’eut rendu ma liberté 29 . En effet, le 20 août 1654 30 , c’est-à-dire le lendemain de la réception de la révocation de la démission, la Cour déclare Retz « ennemi public », interdit toute communication avec lui 31 , et commence à faire rédiger des mémoires qui, alimentés par les informations fournies par les espions, deviennent de plus en plus accablants. Le 7 septembre, les députés du chapitre remettent au roi les actes et lettres du cardinal de Retz. Le 22 septembre, une commission s’appuyant sur le fait que le fugitif a séjourné à Saint-Sébastien l’accuse de « crime de lèse-majesté ». Tous les faits servent à alimenter le réquisitoire. 28 Mémoires, p. 957. 29 Lettre du 24 avril 1660, G.E.F., t. VI, p. 332. 30 Ordonnances du roi pour faire arrêter le cardinal de Retz, après sa fuite du château de Nantes, G.E.F., t. VI, p. 526. 31 Un autre arrêt ordonne au chapitre de livrer au chancelier tous les actes et toutes les lettres qu’il aurait reçus de lui (Arrêt du 22 août 1654, extrait des registres du Conseil d’Etat, pièce justificative n° 25*, G.E.F., t. VI, pp. 534-535). <?page no="167"?> 167 Les lettres d’évasion du cardinal de Retz Ainsi l’évasion du cardinal de Retz justifie rétroactivement son emprisonnement et les lettres qu’il a envoyées, dès qu’il a été libre, prouvent ses mauvais desseins. Les suites de cette évasion ont bien fait connaître que sa détention était aussi juste que nécessaire au bien de notre bonne ville de Paris car les premiers moments de sa liberté ont été employés à écrire diverses lettres en notre dite ville, générales et particulières, à tous ceux sur lesquels il a cru avoir quelque autorité, pour exiger d’eux des actions contre le respect qui nous est dû, afin de n’omettre rien de ce qu’il a jugé propre à jeter les fondements des nouvelles confusions qu’il projetait. 32 Par-delà les accusations que Mazarin s’efforce de construire avec le concours de Marca assisté de Bourzeis, Lionne et Servien 33 , la Cour ne change pas de stratégie : elle se refuse à reconnaître Retz comme légitime archevêque de Paris, et elle le prive de moyens d’action en confisquant les revenus de son bénéfice et en lui interdisant de le gouverner. Retz avait entendu réaliser un coup, une opération politique ; Mazarin lui oppose une guerre d’usure, et parvient systématiquement à empêcher son adversaire de récolter les fruits de ses victoires - car Retz en emporte. Il n’en est pas moins tenu de revoir tous ses plans, ainsi qu’en témoignent les lettres closes. De discrètes lettres de voyage ? Les lettres privées participent-elles à construire l’image de Retz comme ennemi de l’Etat ? Elles disent d’abord toute la difficulté que Retz éprouve à s’adapter à sa nouvelle situation : même s’il est gravement blessé à l’épaule, faut-il vraiment quatre mois pour passer de Belle-Isle en Italie ? Ce délai s’explique aussi par les contraintes que le prélat s’impose. Retz doit voyager incognito, éviter d’avoir des contacts avec l’Espagne qui pourraient être compromettants, et surtout éviter de tomber sur des gens qui s’empresseraient de le remettre à la justice du roi. En septembre 1654, le chevalier de Sévigné et le duc de Brissac proposant au cardinal de « passer en Hollande, sur un vaisseau de Hambourg » se heurtent à son refus : « je ne crus pas, écrit le mémorialiste, que je dusse confier ma personne à un inconnu qui me connaissait, et qui me 32 Commission du roi et arrêt du parlement pour informer contre le cardinal de Retz 21 et 22 septembre 1654, G.E.F., t. VI, p. 547. 33 Les Articles contre M. le cardinal de Retz envoyés à M de Lionne, juillet 1655, G.E.F., t. VI, pp. 578-581. Mémoire des crimes sur lesquels le procès doit être fait au cardinal de Retz étant présent à Rome, octobre 1656, id., pp. 623-631. <?page no="168"?> Myriam Tsimbidy 168 pouvait mener à Nantes comme en Hollande » 34 . Cette méfiance explique, semble-t-il, une correspondance rare, discrète et parfois ambiguë. Un soupçon de trahison La lettre adressée à Vatteville 35 est unique en son genre parce qu’elle est codée et adressée à un représentant du monarque espagnol dont Condé conduit les armées. Elle est un exemple de ce que Jacques Delon appelle une « manœuvre diplomatique », parce qu’elle illustre cet art de laisser entendre sans s’engager outre mesure. En effet, l’on peut apprécier cette façon d’annoncer une possible réunion avec le prince tout en posant adroitement son impossibilité. Le début de la lettre semble en effet signifier une telle réunion : Je m’en sens si parfaitement obligé qu’il y a peu de choses dans lesquelles je n’eusse beaucoup de disposition de suivre vos sentiments, et je vous avoue que c’est avec une extrême facilité que je tombe dans ceux que vous me proposez et qui tendent 36 à une réunion avec M. le Prince. 37 La suite de la lettre démontre pourtant l’impossibilité pour Retz de lui offrir « ses services avec bienséance », en raison de l’état dans lequel l’a laissé la « persécution de ses ennemis ». L’ambiguïté, voire l’habileté de ces propos n’a échappé à personne. Retz se trouve dans une situation inextricable, il doit s’appuyer sur des alliés de l’Espagne pour gagner Rome, et il sait que ses ennemis le lui reprocheront. Dès le 14 décembre, le cardinal exilé constate d’ailleurs que son passage par l’Espagne a donné lieu à de « fausses inductions » 38 . Ces détracteurs soutiennent que le trajet adopté par le fugitif est un « crime de lèse-majesté » 39 : Au lieu de passer de Belle-Isle en Hollande, et de là par l’Allemagne à Rome, comme il eût été facile pour vous, aussi sûr et beaucoup plus honnête, vous avez pris votre route, et cherché votre premier asile chez nos ennemis déclarés 40 . 34 Mémoires, p. 966. 35 Le baron Charles de Vatteville, gouverneur de Saint-Sébastien, était aussi un des chefs de l’armée espagnole : il commandait en 1653 les vaisseaux espagnols à Bordeaux. 36 A partir de ce mot, la lettre est chiffrée et le déchiffrement a été inséré dans l’interligne. 37 Christophe Blanquie et Myriam Tsimbidy, « Retz et Vatteville », French Studies Bulletin, 2007, n° 28, pp. 54-56. 38 Lettre au Roi du 14 décembre 1654, G.E.F., pp. 7-8. 39 Lettre du 14 décembre 1654, p. 65. 40 Lettre écrite à M. le cardinal de Retz par un de ses confidents de Paris, dont la copie a été envoyée à Rome, 1655, 61 p., p. 4. <?page no="169"?> 169 Les lettres d’évasion du cardinal de Retz Certes, Retz a beau jeu de souligner qu’un passage par l’Angleterre lui aurait valu une accusation d’impiété 41 . Mais l’argument n’a pas désarmé ses adversaires. Retz se trouve durant son voyage dans une position complexe ; il lui faut concilier l’inconciliable : il se trouve obligé de demander une autorisation de passage au roi d’Espagne (ce qu’il déclare dans ses Mémoires) et de remercier ses hôtes, tout en veillant à sauvegarder les apparences afin de continuer à affirmer son inébranlable fidélité au roi et à la régente. L’ambiguïté se renouvelle en Toscane, puisqu’il doit y séjourner sans s’y arrêter trop longtemps pour ne pas déplaire à Barberini et à l’entourage du pape Innocent X qui aurait pu craindre une alliance avec les Médicis 42 . Le choix de la discrétion Les Mémoires révèlent toutes les étapes de son itinéraire et nomment la plupart de ceux qui l’ont reçu : le duc de Montéléon à Saragosse 43 , le gouverneur espagnol à Porto Longone, le commandeur Grifonni à Porto Ferrare, le vice-roi de Majorque... Les Mémoires évoquent encore des lettres ou des gestes de soutien. A Vinaros, don Fernand lui remet ainsi une lettre de don Juan d’Autriche, « aussi belle et aussi galante que j’en aie jamais vu », lettre qui lui propose de choisir entre une galère presque désarmée ou une frégate de Dunkerque pour traverser le golfe de Léon. Don Cristoval vient encore lui proposer l’hospitalité et l’aide du duc de Montalte 44 . Ces nombreux témoignages de bienveillance ont pu inspirer autant de lettres de remerciements que Retz n’a pas dû manquer d’écrire et qui ont disparu. Nous ne possédons en effet pour cette période que très peu de lettresmissives. Ce sont toutes des remerciements ou des compliments adressés à ses hôtes : Ferdinand II, grand duc de Toscane ; le prince Léopold de Toscane, son frère ; le bailli de Gondi, son secrétaire d’Etat ; le cardinal Charles de Médicis, 41 « Ils avaient essayé par toutes sortes de voies de me bloquer dans un lieu, où ils me pussent obliger, par la nécessité d’une défense naturelle, à donner des apparences de désobéissance aux ordres du Roi. Ils eussent désiré sans doute, que j’eusse pris des retraites, qu’ils eussent rendu suspectes par la force des places, et par le voisinage de la frontière quoiqu’elles ne dussent pas être en effet, eu égard à la fidélité et à la probité des gouverneurs. Ils avaient peut-être espéré que le hasard, qui me pourrait offrir quelque occasion pour passer en Hollande, et prendre la route d’Italie par l’Allemagne, me pourrait faire toucher en Angleterre, ce qui est presque inévitable dans ce chemin et ce qui leur eût donné facilement prétexte de m’accuser d’intelligence avec les ennemis de l’Eglise (Lettre du 14 décembre, G.E.F., t. VI, p. 67). 42 Cardinal de Retz, Œuvres complètes, Jacques Delon éd., Paris, Honoré Champion, 2005-, 9 vol., t. IV, p. 256, note 154. 43 Mémoires, p. 973. 44 Vice-roi de Valence. <?page no="170"?> Myriam Tsimbidy 170 son oncle qui dirigeait la faction espagnole à Rome. La plupart des destinataires des lettres missives ont des rapports privilégiés avec l’Espagne sans être pour autant des ennemis de la France. Et toute lettre du fugitif établissant des liens avec l’Espagne ou ses alliés pouvant devenir une arme entre les mains de ses adversaires, l’on comprend le caractère conventionnel de la plupart d’entre elles. Ainsi le 5 novembre, il remercie Ferdinand II de l’accueillir : Ce m’est, Monsieur, une joie très sensible dans mes disgrâces d’en trouver la fin dans les pays de Votre Altesse, et cette conjoncture redouble encore en moi les sentiments que je dois à toutes les bontés que vous m’avez témoignées et la passion avec laquelle je serai éternellement, Monsieur, de Votre Altesse Sérénissime, le très affectionné et très obligé serviteur. Le cardinal de Rets 45 Le 11 novembre, il renouvelle son offre de servir le prince Léopold. Vers le 15 novembre, il remercie Ferdinand II pour son accueil, en lui envoyant une missive et un gentilhomme : J’envoie ce gentilhomme à Votre Altesse pour prévenir en quelque sorte les remerciements que je lui dois de toutes les courtoisies que j’ai reçues et que je reçois journellement par ses ordres […] aussi mon ressentiment et ma reconnaissance sont-elles au point que l’exige de moi la passion avec laquelle je suis et je serai toute ma vie parfaitement, Monsieur, de Votre Altesse Sérénissime, le très affectionné et très obligé serviteur. Le cardinal de Rets 46 Le 22, il lui envoie une lettre de compliments : Il ne convient pas, je pense, de quitter la demeure et les Etats de Votre Altesse sans manifester une nouvelle fois ma soumission à Votre Altesse et mon désir de la servir 47 . Seule une lettre, écrite vers le 5 novembre et adressée au bailli de Gondi, apporte des informations sur ses contacts, sur les procédés utilisés par le cardinal pour informer ses amis, ainsi que sur les difficiles conditions de sa fuite. 45 Œuvres complètes, Jacques Delon éd., t. IV, pp. 254-255. 46 Ibid., p. 258. 47 Ibid., p. 259 (billet en italien). <?page no="171"?> 171 Les lettres d’évasion du cardinal de Retz L’on apprend tout d’abord que le bailli jouait en 1654 le rôle d’intermédiaire puisque Retz, après avoir accusé réception d’une lettre de Charrier reçue par son entremise, l’invite à lui faire parvenir « en grande diligence » 48 sa réponse. La lettre annonce également la venue d’un messager pour exposer de vive voix au bailli les raisons de son empressement à partir pour Rome 49 : Je vous supplie, Monsieur, s’il se peut que je vous envoie quelqu’un pour vous entretenir sur toutes ces choses. Je m’imagine que celui qui ira vous trouver peut le faire d’une manière qu’il ne donnera point d’alarme, la chose pouvant être secrète et, par conséquent, sans inconvénient 50 . Cette lettre révèle encore les difficiles conditions de son voyage puisqu’il prie son correspondant de lui « envoyer ici un tailleur avec des étoffes pour des habits pour moi et pour trois gentilshommes et deux valets qui sont avec moi » et de commenter : « vous pouvez juger dans quel état sont des gens qui depuis trois mois se sauvent en grand désordre » 51 . Ce sont les seules phrases qui font état explicitement de sa situation matérielle. Il se contente en s’adressant à la même époque à Ferdinand II d’une simple allusion au dénuement dans lequel il se trouve : « Votre Altesse juge bien les raisons qui m’ont empêché de faire un plus long séjour à Piombin. » 52 Ainsi la majeure partie des lettres privées conservées ne parlent pas de l’évasion du cardinal, et très peu des conditions dans lesquelles il a été accueilli ; elles multiplient en revanche les remerciements et déploient des formules que la bienséance exige sans engager vraiment le destinateur. Le prisme des Mémoires Comparer les lettres d’évasion avec le récit qu’en donnent les Mémoires 53 montre un net changement de perspective. Retz ne mentionne aucune lettre écrite durant cette période, exception faite de la lettre envoyée au roi d’Espagne, qui n’a pas été retrouvée. Il révèle cependant avec une rare précision l’itinéraire, les noms de ceux qui l’ont aidé, voire la durée des étapes. Ces procédés propres à créer un effet de réel se mêlent à des développements qui ont tout d’un roman d’aventure. André Bertière considère d’ailleurs que ce 48 Ibid., p. 257. 49 Il s’agit de déjouer les manœuvres de Mazarin auprès de Sacré Collège (cf. Œuvres, Jacques Delon éd., t. IV, p. 256, note 154). 50 Ibid., p. 256. 51 Ibid., p. 257. 52 Ibid., p. 254. 53 L’épisode commence par le récit de l’évasion proprement dite et s’arrête au moment de son arrivée à Piombino, fin de la seconde partie (Mémoires, pp. 958 à 986). <?page no="172"?> Myriam Tsimbidy 172 passage constitue une digression dans laquelle il s’est laissé emporter 54 , et Marie-Thérèse Hipp y voit l’un des épisodes les plus romancés des Mémoires 55 . Retz aurait désiré fixer la saveur de l’instant en relevant toutes les « circonstances curieuses » propres à colorer son récit, que ce soit l’évocation de jolies femmes et de promenades à Majorque, celle d’un repas de coquillages à Port- Mahon 56 , ou le célèbre récit de la tempête dans lequel le tragique se mêle au ridicule. Le récit de sa fuite devient une sorte de parenthèse dans laquelle tous les hommages dus à son rang lui auraient été rendus : le prélat est prolixe pour décrire les somptueux cadeaux du roi d’Espagne et l’accueil qui lui a été réservé. Ainsi le vice-roi de Majorque vient l’accueillir : (…) sur le môle avec cent ou six-vingts carrosses pleins de noblesse, et la mieux faite qui soit en Espagne. Il me mena à la messe au Seo (l’on appelle de ce nom les cathédrales en ce pays-là), où je vis trente ou quarante femmes de qualité, plus belles l’une que l’autre, et ce qui est de merveilleux est qu’il n’y en a point de laides dans toute l’île ; au moins elles y sont très rares 57 . Ce moment privilégié coïncide avec une suspension de toute correspondance : les lettres ont-elles été perdues ? Les conditions du voyage empêchaient-elles toute relation épistolaire ? Après tout le cardinal, qui voyageait incognito sous le nom de marquis de Saint Florent, ne devait-il pas être discret ? Retz écrit juste après s’être évadé, puis une fois arrivé à Piombino, c’est à dire lorsqu’il est sous la protection des Gondi puis du grand duc de Toscane. Ce hiatus dans la correspondance - entre le 4 septembre et le 5 novembre - coïncide avec cette période idyllique racontée par le mémorialiste. Moment, en dehors du temps, et hors norme puisque Retz, voyageant sous un nom d’emprunt est à la fois poursuivi pour crime de lèse-majesté, et manifestement reconnu et reçu avec honneur comme un grand personnage. La correspondance témoigne également d’une étrange distanciation narrative. Les lettres adressées à ses hôtes ne laissent aucune place à la narration événementielle. Elles servent avant tout à conforter et à entretenir des liens. Exactement comme Retz emprisonné ne pensait qu’à son évasion, le fugitif ne pense qu’aux étapes qui jalonnent son itinéraire jusqu’à Rome 58 . Ce point de vue narratif et épistolaire décidément orienté vers l’avenir explique 54 André Bertière, Le Cardinal de Retz mémorialiste, Paris, Klincksieck, 1977, 680 p., p. 436. 55 Marie-Thérèse Hipp, Mythes et réalités, enquête sur le roman et les Mémoires (1660- 1700), Paris, Klincksieck, 1976, 585 p., pp. 283-284. 56 Mémoires, p. 978. 57 Mémoires, pp. 976-977. 58 Comme l’indique le contenu de la lettre adressée à Charrier. <?page no="173"?> 173 Les lettres d’évasion du cardinal de Retz le silence gardé sur des événements qui se révèleront pourtant déterminants par la suite. Retz ne mentionnera que beaucoup plus loin les réactions de la Cour ainsi que les ordonnances royales du 20 et du 22 août 1654 59 . Ces dernières déclarent son siège vacant et la discrète place qui leur est réservée dans les Mémoires contraste avec l’utilisation qu’en fait le polémiste dans l’économie des Lettres épiscopales, où elles valent arguments et forment un thème déterminant, voire obsédant 60 . Une telle réserve s’explique par la volonté de minimiser le pouvoir de ses adversaires 61 , mais aussi de séduire son lecteur et ses destinataires. L’épistolier remercie, ne parle qu’avec discrétion de ses difficultés financières, ne dit pas un mot de sa blessure à l’épaule. Le mémorialiste visite, voyage, se plaît à admirer les paysages et se moque des pouvoirs de Mazarin : « rien ne put être plus ridicule », confie le mémorialiste 62 , que les menaces de rupture brandies par le ministre contre Ferdinand II s’il lui donnait passage dans ses Etats. Les Mémoires et la correspondance reconstruisent ainsi une réalité différente mais toujours conditionnée par l’aptum 63 . Les lettres d’évasion découvrent d’autres portraits du cardinal de Retz. C’est le politique qui est prêt à marcher sur Paris pour reprendre son combat contre Mazarin et qui joue aussi de son titre et de sa fonction pour lancer dans Paris avec ses lettres du 8 août de « véritables machines de guerre » selon une formule utilisée par ses détracteurs. C’est encore le fugitif poursuivi par des espions du ministre qui avait en revanche tout intérêt à effacer les traces de son voyage vers Rome. Ainsi au portrait d’un archevêque déterminé à défendre ses intérêts, s’oppose le portrait d’un aristocrate italien correspondant avec sa parentèle florentine. A comparer cette correspondance aux Mémoires, force est de constater l’étonnante capacité du cardinal à contrôler sa réputation. 59 Mémoires, p. 1038. Ces ordonnances seront des arguments développés dans Les Lettres épiscopales : lettre du 14 décembre 1654, p. 29, p. 41, p. 42, pp. 47-50, pp. 52, 54, 63 ; lettre au clergé du 22 mai 1655, p. 94, p. 95 ; lettre du 24 avril 1660, p. 405. 60 Cf. Lettre du 14 décembre 1654, p. 29, p. 41, p. 42, pp. 47-50, pp. 52, 54, 63 ; lettre au clergé du 22 mai 1655, p. 94, p. 95 ; lettre du 24 avril 1660, p. 405. 61 Ce voyage s’inscrit en contrepoint avec un moment d’intense polémique et on peut se demander si ce décalage n’est pas une forme de provocation. Cf. Myriam Tsimbidy, Le cardinal de Retz polémiste, Presses de l’Université de Saint-Etienne, Renaissance et Age Classique, 2005, 533 p. 62 Ibid., p. 985. 63 L’aptum, convenance entre l’auteur du discours, le discours, son destinataire, les circonstances est un des concepts fondamentaux de la rhétorique. Voir Marc Fumaroli, Héros et orateurs, Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Droz, Genève, 1996, p. 378, note 160. <?page no="174"?> Myriam Tsimbidy 174 En effet, les Mémoires transforment l’exploit séditieux en récit d’aventure et offrent une nouvelle image du prélat. Retz n’est plus le politique que son ambition conduisait vers Paris ; il n’est plus l’exilé obligé de prendre des contacts pour organiser sa fuite : voici le cardinal, archevêque de Paris, tenant un carnet de voyage pour relater des scènes pittoresques, et transformant ainsi sa fuite en une succession d’étapes parfois rocambolesques, parfois dangereuses mais toujours dignes d’une destinée hors du commun. Les lettres d’évasion, elles, bien que très différentes par leur propos et leurs enjeux obéissent à une même dynamique, car elles sont orientées vers l’avenir. Retz ne mentionne ni les épreuves traversées ni les événements politiques ; il remercie, promet son éternelle reconnaissance à ceux qui l’ont aidé. Il y a les silences habiles du mémorialiste 64 ; il y aussi les silences élégants et diplomatiques de l’épistolier. Mémoires et correspondance mettent donc en lumière la profonde cohérence d’une écriture toujours désireuse de séduire son destinataire. 65 64 Frédéric Charbonneau, Les Silences de l’histoire, les mémoires français du XVII e siècle, Les Presses de l’Université Laval, 2001, 299 p. 65 Les lettres mentionnées en italique ont été perdues. Annexe : Les lettres écrites entre le 8 août et le 30 novembre 1654 Dates Itinéraire Lettres citées dans les Mémoires Correspondance date et lieu lettres Evasion le 8 août 1654 Nantes 9 août Beaupréau 8 août 1654 Proche Beaupréau - lettre aux curés - lettre à Messieurs les doyen chanoines et chapitre de l’église de Paris - lettre au roi 65 - lettre à la reine 11 août au 14 août Machecoul <?page no="175"?> 175 Les lettres d’évasion du cardinal de Retz 66 66 Lettre qui n’a pas été envoyée. Dates Itinéraire Lettres citées dans les Mémoires Correspondance Du 17 août au 9 septembre Belle-Isle 30 août 4 septembre lettre à Messieurs les doyen chanoines et chapitre de l’église de Paris 66 - lettre chiffrée à Vatteville Du 12 sept au 1 er octobre Saint-Sébastien - lettre au roi d’Espagne - lettre à don Louis de Haro (Guy Joly) En Navarre Tulède Cortes En Aragon Saragosse 14 octobre Vinaros 3 novembre (selon Guy Joly) Majorque Port Mahon Porto Vecchio Porte longone En Toscane Piombin Volterre 5 novembre lettre à Ferdinand II ? lettre au bailli de Gondi contenant une lettre destinée à Charrier <?page no="176"?> Myriam Tsimbidy 176 67 Bibliographie Mémoires Œuvres, Marie-Thérèse Hipp et Michel Pernot éd., Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984 Cardinal de Retz, Œuvres complètes, Jacques Delon éd., Paris, Honoré Champion, 2005- ? , 9 vol. Œuvres du cardinal de Retz, A. Feillet, J. Gourdault et R. Chantelauze éd., Paris, Hachette, coll. des « Grands Ecrivains de France », 1870-1896, 10 vol. Œuvres du cardinal de Retz, Supplément à la correspondance, Claude Cochin, Paris, Hachette, 1920. Joly Guy, Mémoires, coll. Michaud et Poujoulat, 3 ème série, t. II, Paris, 1838. Pamphlets du cardinal de Retz, Myriam Tsimbidy éd., éditions du Sandre, 2009, 436 p. Libelles La réponse de Mgr le cardinal de Retz faite à Monsieur le nonce du Pape et Messieurs de Brienne et le Tellier Secrétaires d’Etat, s.l.n.d., 1654, 8 p., [3402], Mazarine, M 10274. Oraison funèbre de feu messire Jean François de Gondi premier archevêque de Paris, 19 juin 1654, Paris, Guillaume Desprez, 34 p. 67 Résidence de Ferdinand II. Dates Itinéraire Lettres citées dans les Mémoires Correspondance 11 novembre lettre au prince Léopold Camogliane Ambrosiane 67 22 novembre lettre à Ferdinand II Florence 23 novembre lettre à Charles de Médicis Etats de l’église Sienne 30 novembre Rome <?page no="177"?> 177 Les lettres d’évasion du cardinal de Retz Ouvrages critiques Bertière, André, Le Cardinal de Retz mémorialiste, Paris, Klincksieck, 1977, 680 p. Bertière, Simone, La vie du cardinal de Retz, Paris, éditions de Fallois, 1990, 644 p. Carrier, Hubert, La presse de la Fronde : Les Mazarinades, 1989, 1991, Genève, Droz, 2 vol. Golden, Richard M., The Godly Rebellion, The University of North Carolina, Press Chapel Hill, 1981. Hipp, Marie-Thérèse, Mythes et réalités, enquête sur le roman et les Mémoires (1660- 1700), Paris, Klincksieck, 1976, 585 p. Tsimbidy, Myriam, Le cardinal de Retz polémiste, Presses de Saint-Etienne, Renaissance et Age Classique, 2005, 533 p. Expériences limites de l’épistolaire : lettres d’exil, d’enfermement, de folie, Magnan, André éd., Paris, Champion, 1993, 460 p. Articles Bertière, Simone, « Retz face à la guerre franco-espagnole », Littératures classiques, cardinal de Retz Mémoires, Jean Garapon dir., n° 57, 2006, pp. 41-53. Blanquié, Christophe et Tsimbidy Myriam, « Retz et Vatteville », French Studies Bulletin, 2007, n° 28, pp. 54-56. Tsimbidy, Myriam « Les représentations du conflit-franco espagnol dans les Mémoires du cardinal de Retz », dans Histoire et conflits, Frédéric Charbonneau éd., coll. « les cahiers du CIERL » n° 3, Presses de l’Université de Laval, 2007, pp. 45-64. <?page no="179"?> Biblio 17, 196 (2011) « À tous les enfants de l’Eglise » : l’action des lettres épiscopales de Retz M ALINA S TEFANOVSKA University of California, Los Angeles A sa manière, Retz n’a jamais cessé d’affirmer, de penser et de mettre en scène et en écriture le lien social. Mais alors que ses actes pendant la Fronde consistaient à le penser à partir de cette fraction du social qu’est la faction politique, ils atteignent une autre dimension dans le domaine ecclésiastique où il prend la posture de celui qui resserre les liens mutuels des fidèles dans l’Église. Ce fonctionnement symbolique est à mettre au jour dans ses lettres épiscopales qui illustrent sa capacité politique d’agir à distance, par l’intermédiaire d’autrui. Le statut d’homme d’Église, mis au premier plan par ses défenseurs, y prime sur la conduite et le caractère personnel de Retz. Sa personne assume la figure impersonnelle d’une cause, celle de l’Église persécutée et sa voix qui y est dorénavant subordonnée retentit, « impersonnifiée », selon l’expression mallarméenne, dans l’espace de la cité. Toutes différences gardées, on retrouvera dans ce que le poète nommait « sa disparition élocutoire » un geste qui aura pour effet la réaffirmation du lien ecclésiastique. C’est ce lien que Retz a en vue lorsqu’il soutient « que toutes les puissances ne peuvent rien contre la réputation d’un homme qui la conserve dans son corps ». 1 L’emprisonnement de Retz, le coup d’éclat par lequel il prend possession de l’Archevêché, sont aussi connus que son évasion, la révocation qu’il fait de sa démission, et les tribulations qui s’ensuivent. La lutte engagée pour le déposséder de son titre de coadjuteur entraîna entre 1654 et 1661 ce que certains historiens ont appelé la Fronde Ecclésiastique ou la Fronde des curés. Mais tandis que la parole du mémorialiste tarit sur cette période, celle de l’archevêque retentit d’autant plus fort. En d’autres termes, les missives, révocations et envois fonctionnent comme des chambres d’échos de la dispute que 1 Jean-François-Paul Gondi, cardinal de Retz, Œuvres, Paris, Gallimard, 1984, p. 190. Toutes les citations de cette source sont en italiques. <?page no="180"?> Malina Stefanovska 180 leur circulation crée et amplifie et dont on peut saisir quelques résonances à partir des lettres elles-mêmes et des témoignages contemporains 2 . Les lettres épiscopales de Retz dont la première est datée du jour de son évasion, le 8 août 1654, et la dernière du 24 avril 1660, exposent toutes plus ou moins longuement ses malheurs et les injustices que « la puissance séculière » a commises contre l’Église en sa personne. L’auteur y souligne les inconsistances dans la conduite d’ennemis qu’il ne nomme jamais et qu’il prend soin de distinguer du roi, présenté comme entouré de flatteurs ou mal informé. Tout en fournissant un réquisitoire en forme contre les abus des autorités et une justification de leur auteur, ces lettres ont aussi un autre objectif, non moins important : rallier le clergé et l’opinion publique autour de ce conflit qui est présenté comme le leur. De nombreux moyens sont utilisés à cet effet : une argumentation serrée, un ton solennel, plein de dignité, admiré par Balzac et Racine, des références qui placent la persécution de Retz dans une histoire ecclésiastique de longue durée et qui soulignent son statut de haut dignitaire, apte à rassembler diverses opinions à l’intérieur de l’Église. Sagement, il y enjoint à ses confrères de ne pas considérer en lui « les défauts de la personne mais l’éminence de la dignité », les incluant dans ce qu’il présente non comme un conflit personnel, mais comme une lutte commune pour préserver les libertés de l’Église. Il exhorte le clergé à rester uni avec son archevêque dans ces temps de persécution, félicite ceux qui lui sont restés fidèles, et justifie en termes conciliants ceux qui n’ont pas osé le faire. Il cite de nombreux exemples, dont Richelieu lui-même qui pendant sa disgrâce avait continué à exercer ses fonctions, de son exil. Il accuse « la puissance séculière de se rendre maîtresse absolue de toute l’Église Gallicane » et reproche aux autorités d’avoir fulminé contre lui une excommunication politique. Toutes les formulations soulignent également le lien étroit qui unit entre eux les membres du clergé. La lettre du 8 mai 1656 proclame ainsi : « si les membres du corps humain conspirent ensemble pour se prêter réciproquement un même secours, et ressentir les mêmes injures, les précieux membres du corps de Jésus-Christ doivent être d’autant plus inviolablement attachés à la défense de leurs mêmes intérêts, qu’ils sont joints entre eux par des chaînes toutes sacrées et toutes divines ». Par des formules comme « on savait combien vous étiez éloignés de mauvaises décisions », ou « Voilà votre véritable position », Retz pose ses destinataires en alliés malgré les apparences extérieures, parlant comme un agent unificateur. Les dissensions internes des autorités séculières y sont soulignées 2 Cf. Jean-François-Paul de Gondi, cardinal de Retz, Œuvres Complètes, Paris, Champion, 2005, t. I-IV, tome IV, ainsi que l’introduction détaillée de Jacques Delon qui me sert de source d’information. Les lettres citées ci-dessous à partir de cette édition sont marquées par leur date. Les citations sont en italiques. <?page no="181"?> 181 « À tous les enfants de l’Eglise » dans leur contraste avec l’unanimité du clergé, unanimité - comme on le sait - d’ailleurs largement imaginaire. Car ces épîtres sont performatives : leur argument et leur stratégie d’énonciation accomplissent le lien en même temps qu’elles le postulent. Il en est ainsi, par exemple, des deux brèves missives qui accompagnent la révocation de la démission de Retz et sa première épître du 8 août 1654. Ces « envois » dont l’un s’adresse au doyen, aux chanoines et au chapitre du diocèse et l’autre aux curés de Paris, visent à resserrer textuellement le lien de l’auteur avec ses destinataires. Retz leur exprime « ses remerciements », et revendique entre eux des liens « d’amour, de reconnaissance, de générosité, de gratitude », caractérisés des deux côtés par « le bonheur, les obligations » et « l’affection mutuelle ». La profusion de tels termes dans de simples envois témoigne que leur but premier est de les signifier aux destinataires ainsi qu’au public. Il en est de même avec les notes adressées au roi et à la reine, qui accompagnent chaque épître et dans lesquelles Retz professe sa fidélité, son obéissance et son amour. Dans la guerre qui se déroule à travers les lettres épiscopales de Retz, ainsi qu’à travers les nombreux mandements, révocations formelles, notes d’envoi, et protestations de fidélité qui les accompagnent, une part très importante revient également à leur stratégie de divulgation qui, par une action amplificatrice circulaire, s’énonce dans leur périgraphie même (l’adresse, le lieu d’impression, la signature etc.). Dès son emprisonnement, Retz avait établi une correspondance régulière avec ses vicaires généraux, ainsi qu’une prompte impression et distribution de ses messages à travers Paris qui rappelle la « Fronde des mots » analysée magistralement par Christian Jouhaud 3 . Ce qui distingue cette Fronde ecclésiastique, en revanche, est l’incapacité du prélat de soutenir les affirmations énoncées dans ses missives « sur le pavé ». Et pourtant, son absence physique contribue à amplifier sa parole : plus Retz se trouve dans l’impossibilité d’agir directement sur les fidèles, plus ses lettres y suppléent en énonçant sa position et en portant sa voix dans la cité. Plusieurs aspects de cette action médiatique y sont mis en scène : tout d’abord, un élargissement progressif de l’auditoire virtuel qu’elles convoquent. Ainsi, alors que la première et la troisième s’adressent « à Messieurs les Doyens, Chanoine, et Chapitre de l’église de Paris », la seconde vise plus large : « à Messieurs les archevêques et évêques de l’Église de France », de même que celle du 15 septembre 1656 : « à MM les cardinaux, archevêques, évêques et autres députés de l’Assemblée Générale du Clergé de France ». Enfin, dans un geste grandiose et désespéré, la dernière en date porte l’adresse suivante : « À tous les évêques, prêtres et enfants de l’Église ». La posture, bien que rhétorique, n’est pas entièrement simulée, car cette lettre, publiée en français et en latin, fut véritable- 3 Christian Jouhaud, Mazarinades : La Fronde des mots, Paris, Aubier Montaigne, 1985. <?page no="182"?> Malina Stefanovska 182 ment envoyée par Guy Joly aux évêques d’Italie, d’Allemagne, d’Espagne et de Pologne. En revanche, cet horizon de plus en plus large visé par les lettres s’accompagne d’un secret absolu en ce qui concerne leur origine. La date, le lieu d’où s’exprime leur auteur, et celui de leur impression restent volontairement indéterminés ou cachés. Déjà, l’épître du 14 décembre 1654, bien qu’elle ait été écrite et imprimée à Rome selon le mémorialiste, ne porte aucune indication à cet effet. Après en avoir signé quelques autres qui indiquent le lieu d’impression, Retz quitte les États pontificaux et laisse régner le mystère sur sa situation. La lettre du 15 septembre 1656 porte l’inscription provocante : « Du lieu de ma retraite que vous jugerez bien Messieurs, que je ne puis nommer ». Les suivantes, adressées pourtant à tout le clergé de France et de caractère hautement public, restent tout aussi discrètes sur leur origine, portant simplement au bas du texte la note : « du lieu de ma retraite ». Selon les contemporains, la lettre du 31 octobre 1656 inquiéta particulièrement Mazarin qui crut que le cardinal était revenu dans son diocèse, peut-être même à Paris. Tout comme plusieurs autres de cette période, elle indique comme son lieu de provenance « du Plessis », nom de localité très courant dans la région parisienne que Retz insère « malicieusement » selon Jacques Delon afin de cacher ses traces et mimer un échange régulier. La dernière épître, du 24 avril 1660, adressée « À tous les enfants de l’Église », n’indique aucune provenance. Il va sans dire, enfin, que pas une seule d’entre elles ne porte de nom d’imprimeur, quoique toutes soient sous forme d’imprimés. L’effet devait être assez déconcertant : on ne pouvait être certain ni de leur origine, ni de leur date, ni même que Retz les ait véritablement composées, la datation ne correspondant pas nécessairement au jour où elles étaient apostées, certaines paraissant répondre aux arrêts royaux dès le lendemain de leur publication, etc. C’est en vain que Mazarin tenta de retrouver Retz d’après leurs traces et le rythme de leur parution. Des rumeurs circulaient que le cardinal avait laissé sa signature, qu’elles étaient rédigées par ses vicaires, par Arnauld ou d’autres jansénistes, ou même qu’il les écrivait de sa cachette dans les tours de Notre-Dame à Paris. Ces imprécisions rendaient leur dissémination presque de l’ordre du miraculeux. Godefroi Hermant, témoin et auteur d’une histoire ecclésiastique détaillée de son temps, atteste que tous les destinataires de la circulaire adressée « À tous les évêques et archevêques de France » la reçurent, « les uns par les soins de M. le nonce, et les autres par d’autres voies » 4 . Elle fut également affichée à travers la ville, de même que toutes les suivantes. La riposte royale, dure et tout aussi prompte, amplifie le scandale : il fut défendu de garder 4 Godefroi Hermant, Mémoires sur l’histoire ecclésiastique du XVII e siècle (1630-1663), édités par A. Gazier, Paris, Plon, 1905, tome II, p. 620. <?page no="183"?> 183 « À tous les enfants de l’Eglise » cette circulaire ou de la débiter sous peine de mort, on rechercha les imprimeurs et les libraires qui auraient aidé à sa diffusion, on fit brûler en place de Grève tous les exemplaires trouvés, on imprima et distribua plusieurs pamphlets injurieux contre Retz, inspirés par Mazarin. Entre l’archevêque et le ministre s’installe ainsi une correspondance assez singulière qui - en même temps secrète et publique, véritable et feinte - enserre dans ses maillons la capitale. Par exemple, le 28 juin 1655, une circulaire de Retz est affichée en une nuit dans toutes les églises de Paris, une trentaine au nombre, de même qu’à toutes les places publiques et carrefours. Mazarin, furieux, réplique par un décret interdisant sous peine de mort sa diffusion ou même sa simple possession et ordonnant de la faire brûler par le bourreau après une lecture publique. Les fouilles systématiques pour trouver l’imprimeur et détruire d’éventuelles copies cachées, de même que le décret contre Retz, également affiché et « crié à son de trompe », et six pamphlets violents contre lui, distribués à la population, nourrissent et augmentent le tumulte. Un peu plus tard, une lettre et un mandement de Retz accompagnant la bulle papale du Jubilé sont collés clandestinement aux portes des églises de Paris, et la cathédrale de Notre-Dame en est tapissée de deux en deux piliers. Lorsque Mazarin saisit le revenu de l’archevêché prétextant que Retz n’a pas prêté le serment de fidélité, ce dernier envoie de Rome un serment au roi qu’il fait imprimer et afficher aux carrefours de Paris le 8 juillet 1656. Hermant note : Ce jour-là même, dès cinq heures du matin, un ecclésiastique s’étant présenté à la porte de M. le Chancelier, lui signifia cet acte. Et ce chef de la justice en fut tellement alarmé qu’il envoya aussitôt un exempt du Prévot de l’île pour en faire arracher les placards par les carrefours. Mais cela ne se fit pas sans contradiction de la part du peuple, les bourgeois ayant maltraité en un endroit quelques archers qui voulaient les empêcher de lire ces affiches au coin d’une rue 5 . Une conséquence de cette réaction en chaîne est de créer, conformément aux désirs de Retz et malgré les craintes de la couronne, un instrument de diffusion remarquable du scandale qui entoure sa persécution. Le peuple qui se rassemble aux coins des rues pour voir les décrets affichés contre son archevêque, la lecture publique du bourreau, l’affront des fouilles, et jusqu’aux pamphlets injurieux eux-mêmes, tout ce dispositif sert à mieux amplifier sa voix et son statut de victime. Les pamphlets commandés par Mazarin confirment que les épîtres étaient lues partout à Paris, dans les assemblées, les académies, les salons, les marchés et les boutiques des artisans. L’un d’eux va jusqu’à affirmer que la lettre de Retz a survécu aux flammes du bourreau comme le Phœnix, et que de ses cendres naissent maints autres pamphlets sé- 5 Hermant, op. cit., tome III, p. 103. <?page no="184"?> Malina Stefanovska 184 ditieux. Ces répercussions publiques donnent à la voix de Retz un statut fantasmatique, légendaire, quasi mythique. La stratégie qu’il recommande dans ses Mémoires et qui consiste à répandre une information en utilisant la forme du secret est ici à l’œuvre dans une affaire que Mazarin désirait certainement cacher au regard public. En dépit des manœuvres du ministre, un dialogue sans entraves, pratiquement instantané, semble s’instaurer dans la cité entre l’archevêque absent et ses ouailles. Ce commerce virtuel se prolonge et se redouble dans la correspondance qu’entretiennent avec le public les vicaires de Retz, eux-mêmes cachés ou en fuite, puis leurs suppléants. Tel mandement épiscopal qui défend aux fidèles d’obéir à tout autre qu’aux grands vicaires porte au bas une confirmation signée par le vicaire qui prend un nouveau sens lorsqu’on sait que le vicaire en question, Chassebras, est lui-même en fuite et introuvable. Les messages qui apparaissent mystérieusement pendant la nuit arborent pourtant soigneusement toutes les marques d’authenticité. Ainsi, l’acte par lequel Retz révoque du Saussay, son vicaire qui s’avère « Mazarin », est marqué de son sceau et contresigné par son secrétaire en présence de deux prélats, le tout se déroulant (selon indication précise) « hors la porte de Rome appelée Flaminia ». Ces missives fonctionnent simultanément comme interdites et sacrées. Provenant de nulle part, disséminées mystérieusement à Paris ou dans l’Europe chrétienne, adressées à tous par un archevêque qui s’incarne toujours en de nouveaux vicaires, accompagnées de leur cortège de protestations, de mandements, d’envois, d’ordonnances, elles prolifèrent dans l’espace public. Tout comme le coadjuteur circulait de nuit dans la capitale pour redessiner la communauté virtuelle des frondeurs, ses lettres enserrent la ville dans leurs filets symboliques, sur un registre qui se veut dépouillé de tout intérêt particulier et de toute politique. De mystérieux paquets sont remis en main propre à l’Assemblée du clergé, souvent par un ecclésiastique inconnu, et on va jusqu’à faire délivrer le Serment de fidélité au roi du 1 er mai 1656 au concierge du Chancelier par un témoin qui le contresigne : L’acte ci-dessus a été par moi, Antoine Ragot, prêtre du diocèse d’Angers, signifié à Monseigneur le Chancelier en parlant à un de ses portiers trouvé en sa maison à Paris, à ce qu’il n’en prétende cause d’ignorance 6 . Il est difficile d’imaginer un geste plus audacieux, plus proche du crime de lèse-majesté, que d’assaillir ainsi les représentants réticents du pouvoir. Le mystère de l’origine, ainsi que le spectacle de la diffusion ne font qu’augmenter à mesure que le conflit s’aggrave. Malgré les espions de Mazarin, le refuge de Retz demeure mystérieux. L’illusion que ces lettres « tombent du 6 Jacques Delon, Introduction, in Jean-François-Paul de Gondi, cardinal de Retz, Œuvres Complètes, Paris, Champion, 2005, tome IV, p. 180. <?page no="185"?> 185 « À tous les enfants de l’Eglise » ciel », d’autant plus forte qu’on murmure que leur auteur se cache dans les tours de la cathédrale, n’empêche pas qu’elles soient acheminées et signifiées de la manière la plus formelle, comme celle citée ci-dessus, ou celle du 12 décembre 1656, servie publiquement par le vicaire de Retz à l’Assemblée du clergé en session. Dans ce dernier cas, l’efficacité de la mise en scène est telle que les accusations de persécution de l’Église semblent se confirmer d’ellesmêmes. Ainsi, lorsque l’évêque de Sens exige que la missive de Retz soit incluse dans le procès-verbal, Mazarin, présent, l’accuse d’ingratitude, à quoi celui-ci répond en lui rendant sur le champ une abbaye récemment reçue de lui. Les témoins de l’époque relèvent l’atmosphère tendue, les craintes du ministre, la pléthore d’ordonnances royales qu’on ne cesse de crier dans les rues et qui répètent tous l’ordre d’arrêter Retz, l’interdiction sous peine de mort d’entretenir un commerce avec lui, d’imprimer ses pamphlets ou de l’aider. Ainsi, l’arrêt daté du 14 septembre 1656 redouble celui du 28 mai 1656, qui réitère celui du 16 avril 1655, qui n’est que la répétition intégrale de celui du 20 août 1654. Hermant rapporte que la diligence de Mazarin à trouver le cardinal en fuite « ne servit qu’à faire éclater l’inquiétude de celui qui les avait envoyés » et conclut : « Mais les plus grandes précautions politiques se trouvent quelquefois courtes, et en travaillant à faire des misérables, on travaille à leur acquérir des personnes inconnues qui ont de la compassion pour leurs maux 7 . » Paradoxalement donc, les efforts des autorités pour imposer silence à l’auteur ne font qu’augmenter la portée de sa voix. Toujours rediffusée, rendue publique, oblitérée en vain des registres officiels pour renaître dans de nouveaux commentaires, sa parole ne cesse de hanter la couronne. Son message est diffusé à travers la colère de la populace contre les gardes qui arrachent les placards pour en empêcher la lecture, dans les procès-verbaux de l’Assemblée du clergé qui le notent systématiquement, par le fait même qu’on le déclare scandaleux, qu’on le fait lire par le bourreau, qu’on disperse les foules qui s’attroupent pour l’entendre. Plus les épîtres sont publiées plus le statut symbolique de leur auteur s’en voit rehaussé. Il ne s’agit plus d’une présence physique mais d’une parole désincarnée, qui s’élève de partout et de nulle part, dûment amplifiée par son grand vicaire, Chassebras, « cet homme invisible » - selon les termes de Claude Joly - qui, caché dans le clocher de Saint-Jean en Grève, fait miraculeusement carillonner le message de Retz et laisse « tomber du ciel » ses lettres sur l’autel l’une après l’autre. L’Assemblée générale de 1656-1657 diffuse parmi tout le clergé de France ce différend dont les manifestations balancent entre le drame et la comédie. On y discute longuement, par exemple, de la procédure à suivre à l’égard des lettres de Retz qui lui sont servies par divers émissaires : doit-on les lire ou 7 Hermant, op. cit., tome III, p. 161. <?page no="186"?> Malina Stefanovska 186 non devant les délégués ? Les inclure ou pas dans les procès-verbaux ? Comment distinguer les lettres autorisées, portant sur le spirituel, de celles, interdites parce qu’elles touchent au temporel ? Le tout se reproduit au niveau hiérarchique des grands vicaires dont les missives parviennent à l’Assemblée avec la même régularité. En effet, le conflit se rejoue sur plusieurs séries de suppléants : 1. les grands vicaires désignés par Retz, Chevalier et Ladvocat, que la cour persécute ; 2. les vicaires que la cour force le chapitre à nommer, mais que le clergé refuse 8 ; 3. les suppléants nommés par Retz, Hodencq et Chassebras, qui assument la fonction après l’exil ou l’emprisonnement des premiers ; 4. le vicaire du Saussay que Retz désigne sur une liste présentée par la cour, puis révoque pour désobéissance ; 5. Chevalier encore, qui reprend ses fonctions une fois libéré, seulement pour être de nouveau reconduit à la Bastille. Puis le tout se reproduit intégralement chez les curés Loisel, Mazure et de Bry, exilés ou destitués de leurs fonctions pour avoir fait chanter le Te Deum lors de la fuite de Retz. Et lorsque le curé de Saint-Merry, reçoit à son tour la lettre de cachet pour l’avoir défendu dans son sermon, la populace s’attroupe devant sa demeure pour recevoir sa bénédiction. En un mois, les curés tiennent quatre assemblées extraordinaires, défiant ouvertement l’interdiction royale de se réunir. Comme pour Retz, l’Assemblée du clergé amplifie le scandale en prétendant le couvrir : ainsi, le 3 juillet 1656, lorsque Ladvocat lui fait remettre une lettre (qu’il imprime et diffuse ensuite), demandant protection pour lui-même et pour son confrère, on l’ouvre décrétant que la correspondance avec le grand vicaire ne tombe pas sous l’interdiction de communiquer avec l’archevêque, et on l’inclut dans le procès verbal. 9 La chaîne semble infinie : mêmes arrêts royaux, mêmes arrestations et exils, mêmes « placards » affichés la nuit, mêmes attroupements pour les lire, mêmes protestations du clergé, même dilemme pour Mazarin qui doit reconnaître l’autorité épiscopale de l’insurgé pour obtenir des vicaires plus dociles. Le secret prescrit par le pouvoir est sans cesse bafoué bien qu’on prétende le contraire. En théorie prohibées, scellées, presque intouchables mais toujours soigneusement enregistrées, les lettres de Retz et de ses vicaires n’arrêtent pas de refaire surface minant la volonté royale. Servies par des inconnus, déposées sur le bureau, transmises de main en main, elles se fraient un chemin jusqu’à leur destinataire ultime, le monarque en personne, qui se 8 L. Batiffol, Biographie du cardinal de Retz, note que Claude Auvry, évêque de Coutances et Cohon, ancien évêque de Dol, qui avaient célébré les offices à Notre-Dame sur l’ordre de la cour, furent déclarés en suspens par Retz avec le soutien de l’Assemblée. L’archevêque de Rouen censura l’évêque de Coutances, qui l’excommunia en retour. « Le trouble était complet » note-t-il. 9 Hermant, op. cit., tome III, p. 100. <?page no="187"?> 187 « À tous les enfants de l’Eglise » voit forcé sinon de les lire, du moins d’en accuser réception devant témoins, parfois même de les prendre en main personnellement. Puis elles refont le chemin en sens inverse : on les rend aux députés, on permet aux évêques suffragants de les lire car « n’étant que deux ou trois, le secret des choses mauvaises pouvait être aisément gardé » 10 . Le plus souvent ces tentatives de les ensevelir dans le silence ne marchent pas : le 18 septembre 1656, par exemple, l’Assemblée reçoit un paquet de Retz qu’elle donne à lire aux évêques désignés. Le rapport que ceux-ci lui en font, censé informer uniquement du spirituel, récapitule toutes les plaintes de l’archevêque. L’Assemblée non seulement en informe le roi, mais lui envoie immédiatement une copie de cette lettre dont le monarque ne voulait rien savoir 11 . Autre épisode : lorsque le chancelier se résigne à réinstaller Hodencq comme grand vicaire, celui-ci exige qu’on lui permette de communiquer avec l’archevêque en fuite 12 . De son côté, son confrère Chevalier, relâché entre temps, apporte à l’Assemblée une lettre de Retz reçue d’un ecclésiastique inconnu, et déclare qu’il ne le ferait jamais s’il savait qu’elle contînt autre chose que le spirituel 13 . Rassurée, la compagnie ouvre la lettre et la fait lire. Or, qu’y trouve-t-on ? La déclaration de Retz qu’il ne se plaindra pas de ses longues souffrances, qu’il ne parlera point de l’union inviolable qui doit régner entre les évêques, qu’il dépose entièrement ses intérêts dans leur confiance, etc. L’assemblée l’insère sans plus tarder dans le procès-verbal dont elle n’avait pas hésité à exclure auparavant une lettre du roi, jugée trop sévère. La scène rappelle étrangement celle du héraut de la reine que le parlement refuse de recevoir. Inutile de dire qu’elle frôle le comique ! Autre exemple : le 19 juin 1656 un ecclésiastique inconnu se présente devant l’Assemblée sous le nom d’abbé Saint-Jean et demande à lui communiquer une affaire d’une grande importance. Quoiqu’il s’avère qu’il est un agent de Retz, on délibère et on décide de le recevoir, mais comme il a disparu pendant ces délibérations, l’Assemblée ajourne la session. Toutefois, lorsque le lendemain comme on pouvait s’y attendre le gouverneur de la Bastille et ses gardes investissent la salle avec ordre d’arrêter l’émissaire et de ne laisser personne sortir, la compagnie se déclare choquée par cet acte qui « viole sa liberté », le note au procès-verbal et se dirige sur le champ chez le roi pour s’en plaindre. Deux semaines plus tard, l’événement se répète, ce qui n’empêche pas les députés, sommés de se justifier, de déclarer « qu’ils n’entendaient point avoir aucun commerce politique avec M. le cardinal de Retz ; mais que pour ce 10 Hermant, ibid., p. 111. 11 Hermant, ibid., tome III, p. 163. 12 Hermant, ibid., tome III, p. 168. 13 Hermant, ibid., tome III, p. 192. <?page no="188"?> Malina Stefanovska 188 qui regardait les ecclésiastiques, ils ne s’en pouvaient jamais séparer que dans le cas de l’excommunication » 14 . Des instances se succèdent. Peu à peu, à travers cette diffusion miraculeuse et cette infinie prolifération de lettres, affiches, et procès verbaux, Retz en vient à incarner la voix même de l’Église qui retentit de partout et s’adresse à tous. Assumant le rôle historique de l’évêque persécuté, se réappropriant la figure de prédécesseurs illustres, absent, incognito, il devient l’exemplum auquel se rallie une grande partie du clergé. Ainsi que le démontre l’historien Richard Golden, il sert même de point focal permettant aux curés de se constituer en corps lors de la Fronde ecclésiastique 15 . Dans cette lutte, le personnage s’estompe, et sa figure devient un site contesté, un nom pour désigner désormais le litige - appelé à durer - entre le pouvoir temporel et l’église. C’est en ce sens qu’on peut parler de sa disparition élocutoire dans un acte dont l’horizon et la mise en scène relèvent de l’absolu et miment la voix divine. Le sens ultime de « re-ligio » est enfin atteint dans ce geste qui produit symboliquement du lien. Ainsi, tout en échouant « dans l’ordre de l’événement », comme Retz le dit dans ses Mémoires, peut-être a-t-il remporté la lutte symbolique. Après avoir dirigé la faction, construire la figure de celui qui relie « tous les enfants de l’Eglise » ne serait-ce pas tout compte fait le secret du véritable politique ? 14 Hermant, ibid., tome III, p. 109. 15 Richard Golden, The Godly Rebellion : Parisian Curés and the Religious Fronde, 1652- 1662, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1981. <?page no="189"?> Biblio 17, 196 (2011) Stendhal lecteur des Mémoires du Cardinal de Retz : de la lecture à l’inspiration A LAIN C HANTREAU Nantes Lorsque Stendhal commence à s’intéresser à la lecture des Mémoires du cardinal de Retz il n’est encore qu’un tout jeune homme qui vient d’avoir 20 ans. Mais alors qu’il a eu à Grenoble une enfance et une adolescence relativement protégées dans une ville qui eut peu à souffrir de la Révolution, il vient de vivre des événements politiques importants. Arrivé à Paris en novembre 1799, quelques jours après le 18 brumaire, il a travaillé au ministère de la guerre sous les ordres de son cousin Pierre Daru et il a participé à la campagne d’Italie de 1800 comme sous-lieutenant de dragons. Rentré en France en 1802 il a démissionné de son emploi de sous-lieutenant et s’est installé à Paris où il mène une vie très libre. Il est amoureux, il fréquente le théâtre, il ambitionne d’écrire des comédies et il entreprend de perfectionner sa culture. En juin 1803 il part pour un long séjour à Grenoble au cours duquel il poursuit ses lectures. C’est au cours de ce séjour dans sa ville natale qu’il a noté sur une feuille volante à la date du 5 fructidor an XI (23 août 1803) « pensées extraites des Mémoires du C(ardinal) de Retz ». Del Litto a pu identifier cet ouvrage que Stendhal avait sans doute rapporté de Paris après en avoir commencé la lecture. Il s’agissait de l’édition d’Amsterdam, chez Henri Desbordes, de 1774, en 3 volumes in-12. Stendhal cite un passage qui l’intéresse et qui concerne la faiblesse de caractère de Monsieur. C’est le début d’une longue fréquentation de Stendhal avec les Mémoires du cardinal de Retz 1 . Avant d’en noter les étapes à travers les écrits de Stendhal il convient de se demander quelles sont les raisons qui l’ont amené à s’intéresser à Retz. 1 Journal littéraire, in Œuvres complètes, édition du Cercle du Bibliophile, tome 33, Genève, 1970, p. 233. Cf. V. Del Litto, La Vie intellectuelle de Stendhal, Paris, Presses Universitaires de France, 1962, p. 129, note 76. <?page no="190"?> Alain Chantreau 190 Dans sa jeunesse le jeune Henri Beyle, le futur Stendhal, avait bénéficié pour sa formation de circonstances exceptionnellement favorables grâce à sa famille. Son grand-père maternel, le docteur Gagnon, était un homme des Lumières, à l’origine de tout ce qui s’était fait à Grenoble dans le domaine des sciences, des lettres et des arts : une bibliothèque, un musée, une académie qui existe encore, l’enseignement. Il possédait une bibliothèque bien fournie. Il avait été reçu par Voltaire à Ferney et il avait accueilli Rousseau à Grenoble. Il aimait conseiller des auteurs à son petit-fils et en discuter avec lui, lui communiquant ainsi un peu de sa sagesse, la « connaissance du cœur humain » grâce principalement à la lecture des livres d’histoire. Le père de Stendhal, Chérubin Beyle, avocat au parlement de Grenoble, plus réservé et plus secret que le docteur Gagnon, avait une culture étendue et ouverte, comme en témoigne également sa bibliothèque où son fils a pu découvrir l’Encyclopédie, les œuvres de Voltaire en quarante volumes, et La Nouvelle Héloïse. Mais ce fut son passage à l’Ecole centrale de Grenoble qui marqua le plus durablement le jeune Henri Beyle de 1796 à 1799. Ces écoles dues à deux anciens oratoriens, Daunou et Lakanal, sont peut-être la tentative la plus originale pour réformer l’enseignement secondaire en France dominé alors par le système des collèges des Jésuites. Elles étaient destinées à former les cadres de la société nouvelle issue de la Révolution, administrateurs, magistrats, militaires, ingénieurs. Stendhal a toujours reconnu ce qu’il doit à l’Ecole centrale de Grenoble et à certains de ses professeurs. Dubois-Fontanelle titulaire du cours de belleslettres lui a donné le goût non seulement de la littérature française, mais aussi des littératures anciennes et étrangères. L’abbé Gattel, un ancien sulpicien, assurait le cours de grammaire générale, un cours original influencé par le sensualisme de Condillac et un nouveau courant philosophique, l’idéologie. C’était à la fois un art d’écrire et un art de penser. Stendhal en a retenu la leçon que la clarté du style est le signe de la justesse de la pensée. A la date à laquelle nous trouvons la première mention des Mémoires du cardinal de Retz, le 23 août 1803, Stendhal a l’ambition de devenir un auteur de pièces de théâtre et il a besoin pour cela d’approfondir sa connaissance de l’homme et des passions. Aussi se tourne-t-il vers les livres d’histoire et plus précisément vers les Mémoires car à cette époque il est à la recherche d’exemples, ce qu’il appellera plus tard les petits faits vrais, grâce auxquels il pourra enrichir son étude du cœur humain qui lui avait été recommandée par son grand-père. Outre les Mémoires de Saint-Simon dont lui avait peut-être déjà parlé son grand-père il va découvrir plusieurs auteurs de Mémoires signalés par la presse à cette époque, Marmontel, Bésenval, Duclos et Chamfort, et en premier lieu le cardinal de Retz dont les Mémoires avaient fait l’objet d’un <?page no="191"?> 191 Stendhal lecteur des Mémoires du Cardinal de Retz compte rendu élogieux de La Harpe quelques années plus tôt dans Le Lycée publié en 1799. Cet ouvrage y est loué « pour la connaissance des hommes et des affaires, pour le talent d’écrire (qui en font) le monument le plus précieux qui nous reste du siècle passé ». C’est le professeur de belles-lettres de l’Ecole centrale de Grenoble, Dubois-Fontanelle, qui avait dû recommander à ses élèves La Harpe qu’il connaissait personnellement 2 . A partir de cette date du 23 août 1803 Stendhal continuera à lire les Mémoires du cardinal de Retz comme en en témoignent son Journal qu’il avait commencé à rédiger le 18 avril 1801 et sa Correspondance avec sa sœur Pauline restée à Grenoble. Pendant une première période qui couvre les années 1804 et 1805 Stendhal tente un essai dans une maison de commerce de Marseille. Avant de quitter Paris il pense à se munir de livres pour poursuivre sa formation de futur auteur dramatique. La liste est intéressante : « Molière, Corneille, Voltaire, La Fontaine, Rousseau, Gil Blas, 1 er et 3 ème Retz 3 ». Cette notation elliptique indique que Stendhal a toujours en mains l’édition d’Amsterdam en trois volumes. Il en fait sa méditation régulière et passionnée. Il note dans son Journal à la date du 12 septembre 1805 : « J’ai lu en le sentant très bien la moitié du premier volume du cardinal de Retz » 4 . Et il écrit à sa sœur à la même date : « Relis Retz dont je suis toujours plus enthousiaste… à la première occasion envoie-moi le deuxième volume de Retz » 5 . Quelques jours plus tôt il lui avait cité un long passage concernant l’affaire Chavigny, secrétaire d’Etat de Richelieu, qui montrait qu’on pouvait influer sur les décisions de quelqu’un contre son caractère. Et il avait donné la référence du passage, ce qui nous permet d’identifier l’édition : « Retz, tome I, page 199 de l’édition que je t’ai apportée » 6 . Un mois plus tard il tient à lui expliquer l’influence de Retz sur son caractère : « Lisais-je Retz ? j’étais conspirateur ; Saint-Simon ? courtisan ambitieux » 7 . Et le 26 janvier 1806, ce sera sa dernière mention de Retz dans le courrier adressé à sa sœur qui souffre de l’ennui, de la tristesse et des chagrins, il lui conseille pour « guérir de cette maladie… de supporter les écrivains penseurs profonds comme Retz, Tacite, Saint-Simon, Machiavel » 8 . Pendant les années de la fin de l’Empire Stendhal est trop occupé pour 2 V. Del Litto, op. cit., pp. 294-296. 3 Journal, 30 avril 1805, in Œuvres intimes, tome I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1981, p. 328. 4 Journal, 13 septembre 1805, in Œuvres intimes, op. cit., p. 343. 5 Correspondance, 9-13 septembre 1805, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, Gallimard, 1962, pp. 225-226. 6 Correspondance, 22 août 1805, op. cit., p. 216. 7 Correspondance, 23 octobre 1805, op. cit., p. 242. 8 Correspondance, 26 janvier 1806, op. cit., p. 272. <?page no="192"?> Alain Chantreau 192 se livrer à l’étude : il prend part aux campagnes d’Allemagne et d’Autriche comme adjoint au commissaire des guerres, puis il est nommé auditeur au Conseil d’Etat (sections de la marine puis de la guerre), et ensuite inspecteur du mobilier et des bâtiments de la Couronne. Il reprendra du service pour participer à la campagne de Russie puis à une nouvelle campagne en Allemagne. Il a une vie officielle, souvent brillante. Mais il n’oublie pas le cardinal de Retz. Il fait appel à son souvenir pour surmonter une passe difficile lorsqu’il s’interroge sur la suite à donner à son amour pour sa cousine la comtesse Daru. Il note dans son Journal à la date du 16 juin 1811 : « Il me faudrait un cardinal de Retz pour ami » 9 . La chute de Napoléon ruine les espoirs de carrière formés par Stendhal. Il est en demi-solde et il exècre le régime de la Restauration. Aussi voyage-t-il en Italie, sa patrie morale, et compose-t-il ses premiers ouvrages par goût d’écrire et d’exprimer ses idées et aussi pour accroître ses revenus. Le souvenir de Retz apparaît dans deux œuvres de voyages en Italie parues sous la Restauration. Dans Rome, Naples et Florence (1826), dont la première édition de 1817 est la première œuvre où l’auteur est désigné par le célèbre pseudonyme Stendhal, le voyageur vient à aborder la question du type de beauté féminine que l’on rencontre dans les portraits réalisés par les peintres milanais. Comme il se rend compte que certains portraits lui rappellent les madones des peintres de la Renaissance Stendhal commente : « L’apparence de la jeunesse et de la force animée par une âme violente, passionnée et intrigante comme le cardinal de Retz, c’est-à-dire sans ménagement ni prudence 10 », montrant ainsi que l’impression ressentie dans sa jeunesse à la lecture des Mémoires reste vive. Dans les Promenades dans Rome (1829) qui fourmille d’anecdotes, Stendhal relate un épisode de la carrière d’un cardinal de la curie romaine qui lui rappelle une situation analogue soulignée par une citation latine qu’il a pu lire dans les Mémoires du cardinal de Retz : Devenu vieux, les passions mondaines se calmèrent, la peur de l’enfer resta, et le cardinal Acquaviva voulut faire publiquement amende honorable des rigueurs salutaires qui avaient rempli sa vie ; mais le Sacré Collège s’y opposa comme il avait fait pour le cardinal de Retz, ob reverentiam purpurae 11 . 9 Journal, 16 juin 1811, in Œuvres intimes, op. cit., p. 697. 10 Rome, Naples et Florence (1826), in « Voyages en Italie », Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1973, p. 354. 11 Promenades dans Rome, in « Voyages en Italie », op. cit., p. 907. <?page no="193"?> 193 Stendhal lecteur des Mémoires du Cardinal de Retz A la fin de la Restauration Stendhal publia anonymement dans les journaux anglais des chroniques sur les livres qui paraissaient en France et sur l’état de la société française. Il pouvait y exprimer ses opinions plus librement qu’il ne l’aurait fait dans les journaux français. Plusieurs chroniques y rappellent l’intérêt qu’il a gardé pour les Mémoires du cardinal de Retz. En annonçant la parution d’une Histoire de la Fronde du comte de Sainte-Aulaire, il donne son avis sur le personnage du cardinal de Retz, sur les qualités de ses Mémoires, le style et le romanesque, et sur ce qu’on disait de la manière dont ces Mémoires avaient été transmis : Le cardinal de Retz, homme d’un génie éminemment français et par conséquent fait pour plaire au génie français, a laissé des Mémoires admirablement écrits qui contiennent un récit de la Fronde, l’événement le plus burlesque de l’histoire de France, ou peut-être de celle de tous les pays… Le cardinal, qui dans sa jeunesse avait mené une vie fort déréglée, était devenu extrêmement dévot dans sa vieillesse. Il écrivit ses Mémoires pour plaire à sa dernière maîtresse, peu avant qu’il ne fut saisi par cet accès de piété. Il ne put trouver le courage de brûler le manuscrit et le donna à l’abbesse d’un couvent. Les religieuses, scandalisées par ce qu’avait écrit un prince de l’Eglise, effacèrent tout ce qui leur semblait inconvenant ; aussi sommes-nous privés de tout ce qui touche aux galanteries du cardinal, car les Mémoires ont été publiés d’après une copie du manuscrit expurgé. On sait que le manuscrit original existait encore en 1789. Il avait été prêté à Rewbell, l’un des directeurs de la République française qui, semble-t-il l’a perdu. Du moins c’est ce que l’on raconte 12 . En mai 1828 dans le même journal il confirme son opinion sur les Mémoires : A ce propos, ces Mémoires sont un chef-d’œuvre auquel il n’y a rien de comparable dans aucune autre littérature 13 . Et dans le numéro de juillet 1828 du même journal il rapporte une anecdote plaisante : L’ironie, lorsqu’elle est parfaite comme celle de Voltaire, procure un vif plaisir à l’esprit ; mais on ne saurait le comparer à ce plaisir profitable qu’engendre un récit mûri et pittoresque comme celui que donne le cardinal de Retz dans ses Mémoires où il dépeint la terreur qui s’empara de lui 12 Esquisses de la société parisienne, de la politique et de la littérature. Esquisse XIII, Paris le 18 novembre 1826. Inséré dans la Revue britannique de novembre 1826, publié dans le New Monthly Magazine de janvier 1827. Renée Dénier, Paris Londres, Paris, Stock 1997, p. 790. 13 Esquisse XVIII, Paris le 20 avril 1828. Publié dans le New Monthly Magazine de mai 1828, op. cit., p. 854. <?page no="194"?> Alain Chantreau 194 et de Turenne quand, rentrant de la campagne à l’aube, ils virent au loin trois cents capucins qui s’avançaient pour se baigner dans la Seine. Dans l’obscurité ils prirent les moines pour une légion de démons venus pour les emporter 14 . Dans Le Rouge et le Noir publié en 1830 qui annonce par certains épisodes la fin du régime de la Restauration, le héros Julien Sorel partagé entre l’armée et l’Eglise rappelle ainsi le personnage du cardinal de Retz dont il partage l’énergie qui fait défaut aux Français depuis la chute de Napoléon. Et sa maîtresse Mathilde de la Mole qui appartient à la haute aristocratie parisienne cultive le souvenir de son ancêtre Boniface de la Mole qui avait été à l’époque des guerres de Religion un conspirateur comme Retz. Le nom de Retz donné à un personnage de l’aristocratie dont le modèle a été par ailleurs bien identifié est une sorte de clin d’œil à l’auteur des Mémoires. L’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe qui aurait pu satisfaire Stendhal le déçoit. Lui qui aurait pu espérer obtenir une préfecture doit se contenter d’un consulat à Trieste puis à Civita-Vecchia dans les Etats pontificaux. Il s’absente souvent de cette ville où il s’ennuie, il voyage en Italie et réside souvent à Rome, et il profite de longs congés en France. Et il se réfugie dans l’écriture. Il se lance dans l’autobiographie : les Souvenirs d’Egotisme, puis La Vie de Henry Brulard, qui est le récit de son enfance grenobloise. Il entreprend aussi la rédaction d’un roman resté à l’état de brouillon, Lucien Leuwen, qui est une dénonciation du régime de Louis-Philippe « le plus fripon des kings » et dont le héros, fils d’un banquier proche du pouvoir, est un libéral qui se lance à contrecœur dans la politique. Dans ce roman à caractère politique c’est par l’intermédiaire des personnages que Stendhal exprime son opinion sur le cardinal de Retz et ses Mémoires. C’est madame Grandet à qui Lucien Leuwen fait la cour qui en est chargée le plus souvent : Elle lisait souvent les Mémoires du cardinal de Retz ; ils avaient pour elle le charme qu’elle cherchait vainement dans les romans. Le rôle politique de Mmes de Longueville et de Chevreuse était pour elle ce que sont les aventures de tendresse et de danger pour un jeune homme de dix-huit ans 15 . Les noms de ces deux dames reviendront dans les réflexions de Mme Grandet et dans une conversation avec Lucien Leuwen, ce qui souligne le caractère romanesque que Stendhal entendait donner à son roman puisque l’amour 14 Esquisse XX, Paris le 30 juin 1828. Publié dans le New Monthly Magazine de juillet 1828, op. cit., pp. 872-873. 15 Lucien Leuwen, in Œuvres complètes, édition du Cercle du Bibliophile, op. cit., tome XI, p. 269. Cf. tome XII, p. 259. <?page no="195"?> 195 Stendhal lecteur des Mémoires du Cardinal de Retz se développait ici dans une période de guerre civile, la Fronde, propice aux actions héroïques. On pourrait rapprocher l’attitude de Mme Grandet de celle de Mathilde de la Mole dans Le Rouge et le Noir qui rêve des époques héroïques des guerres de Religion. Un autre personnage sans éclat, un certain Coffe, qui accompagne Leuwen dans une tournée électorale en faveur du candidat gouvernemental au cours de laquelle la foule les a pris à partie, lui donne des conseils de sagesse et lui demande de se souvenir du : … cardinal de Retz qui avait le cœur si haut, l’homme de France auquel on a vu peut-être le plus de courage, un homme comparable aux anciens, et qui dans une circonstance analogue a pu surmonter une humiliation : Or aurez-vous bien le caractère de mépriser le jugement de la société au milieu de laquelle vous êtes né ? Lord Byron n’a pas eu cette force, le cardinal de Retz lui-même ne l’a pas eue, Napoléon, qui se croyait noble, a frémi devant l’opinion du faubourg Saint-Germain 16 . Le cardinal de Retz apparaît ainsi à Stendhal sous un aspect nouveau. Ce n’est plus seulement l’écrivain des Mémoires, c’est l’homme politique avec ses qualités morales, sa capacité de dominer les événements. On a remarqué dans ce roman Lucien Leuwen un nom de personnage que Stendhal a pu emprunter aux Mémoires de Retz : Hocquincourt. Et dans le roman Lamiel, auquel il travailla quelques années plus tard, on trouve le nom de Miossens emprunté vraisemblablement aussi aux Mémoires de Retz. En 1836 Stendhal obtient un long congé qui va durer trois ans. Ce congé sera très fécond. Il publiera des nouvelles tirées de manuscrits italiens, le compte rendu d’un voyage en France, les Mémoires d’un touriste, et un grand roman, La Chartreuse de Parme. Au cours de ses voyages il avait fait deux séjours à Nantes, le premier du 2 au 9 juin 1837, que nous connaissons bien grâce à ses notes personnelles et à la magnifique relation d’une soixantaine de pages qu’il en a donnée dans les Mémoires d’un touriste parus en, juin 1838, le second du 15 au 22 octobre 1838 dont nous connaissons peu de choses par ses notes personnelles sinon qu’il a pu revoir le musée et la cathédrale avec le tombeau des ducs de Bretagne, peut-être aussi le château, et qu’il est allé à Clisson qu’il avait regretté de n’avoir pas pu visiter l’année précédente. En venant à Nantes en juin 1837, Stendhal avait l’intention de découvrir une grande ville qu’il ne connaissait pas et d’y recueillir les souvenirs de la guerre de Vendée et de l’équipée toute récente de la duchesse de Berry. Il s’était fait livrer à Tours un ouvrage sur l’histoire de la guerre de Vendée. Contrairement à ce que l’on pourrait penser d’un républicain anticlérical, il 16 Lucien Leuwen, op. cit., tome XII, pp. 34-35 et 39. <?page no="196"?> Alain Chantreau 196 admire les combattants de la guerre de Vendée pour leur courage, leur énergie, valeur éminemment stendhalienne, et aussi la duchesse de Berry, « l’héroïque princesse », dont il visite la cachette située en face du château. L’intérêt qu’il porte au cardinal de Retz est du même ordre. Il admire en lui un héros qui a développé son énergie au cours d’une époque troublée. Aussi l’évoque-t-il longuement : Je suis monté à la promenade qui est tout près, et qui domine la citadelle et le cours de la Loire. Le coup d’œil est assez bien. Assis sur un banc voisin du grand escalier qui descend vers le cours de la Loire, je me rappelais les incidents de la longue prison que subit en ce lieu le fameux cardinal de Retz, l’homme de France qui, à tout prendre, a eu le plus d’esprit. On ne sent pas comme chez Voltaire des idées courtes, et il ose dire les choses difficiles à exprimer. Je me rappelais son projet d’enlever sa cousine, la belle Marguerite de Retz : il voulait passer avec elle en Hollande, qui était alors le refuge contre le pouvoir absolu du roi de France. « Mademoiselle de Retz avait les plus beaux yeux du monde, dit le cardinal (en note : page 17 édition 1837) ; mais ils n’étaient jamais si beaux que quand ils mouraient, et je n’en ai jamais vu à qui la langueur donnât tant de grâces. Un jour que nous dînions ensemble chez une dame du pays, en se regardant dans un miroir qui était dans la ruelle, elle montra tout ce que la morbidezza des Italiennes a de plus tendre, de plus animé et de plus touchant. Mais par malheur elle ne prit pas garde que Palluau, qui a été depuis maréchal de Clérambault, était au point du miroir, etc. » Ce regard si tendre observé par un homme d’esprit donna des soupçons si décisifs, car ce regard ne pouvait pas être un original, que le père du futur cardinal se hâta de l’enlever et le ramena à Paris. J’ai passé deux heures sur cette colline 17 . Un autre jour il note : Je suis revenu en courant chez moi, pour me consoler de tant d’admiration par la lecture des Mémoires de Retz en un volume que j’ai découvert ce matin en passant devant un libraire 18 . Au cours du voyage en diligence de Nantes à Vannes il raconte : A Nantes j’ai fait découdre le gros volume des Mémoires du cardinal de Retz, de façon à l’avoir en feuilles, et je mets deux ou trois de ces feuilles dans un portefeuille fort mince que l’on cache sous les coussins de la voiture. Je vois pages 65 à 90 qu’en 1648, sous la minorité de Louis XIV, la France se trouva vis-à-vis du gouvernement actuel : les impôts délibérés par une assemblée de quatre cents membres suffisamment instruits, et la plupart non nobles. Cette assemblée refusait l’impôt au premier ministre. 17 Mémoires d’un touriste, in Voyages en France, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, pp. 234-235. 18 Ibid., p. 276. <?page no="197"?> 197 Stendhal lecteur des Mémoires du Cardinal de Retz Elle exigeait que personne ne pût être retenu en prison plus de trois jours sans être interrogé, et la Cour était obligée d’y souscrire. La liberté de la presse était suffisante, voir Marigny. La Fronde eût bien pu amener l’établissement de ce régime. Mazarin ne connaissait que le despotisme tel qu’il l’avait vu à la cour des petits princes d’Italie. Il l’emporta, le grand Condé et le cardinal de Retz furent jetés en prison, et quelques années plus tard Louis XIV réalisa ce pouvoir italien… pouvoir absolu 19 . On trouve la même idée dans Voyage en France : Lyon 1837 : Chose singulière, en 1648, lors des barricades de la révolte de Paris dirigée par le célèbre cardinal de Retz, alors coadjuteur contre le Mazarin, nous avons été à deux doigts du gouvernement où il n’y a pas de budget exécutoire sans l’approbation d’une assemblée 20 . Le séjour de Stendhal à Nantes a été l’occasion pour lui d’une longue relecture des passages des Mémoires du cardinal de Retz relatifs à ses aventures nantaises. Il en goûte toujours le caractère romanesque : le rôle des femmes, la conspiration, le mépris du danger au cours d’épisodes à rebondissement. Mais on voit apparaître un intérêt nouveau : les Mémoires lui permettent d’interpréter la politique de la Monarchie de juillet. C’est ce qu’il avait déjà fait dans le roman Lucien Leuwen à travers une trame romanesque contemporaine. C’est aussi ce qu’il se prépare à faire dans une fiction romanesque, La Chartreuse de Parme, dont le cadre évoque la situation politique de l’Italie après l’époque napoléonienne et dont le héros paraît inspiré par le cardinal de Retz. Les pages nantaises des Mémoires d’un touriste et le roman La Chartreuse de Parme sont le dernier témoin et l’aboutissement de la fréquentation de Stendhal avec les Mémoires du cardinal de Retz. Mais Stendhal n’avait pas oublié celui qui l’avait accompagné tout au long de sa vie intellectuelle, puisqu’il avait laissé à Rome, où il était revenu après la publication de La Chartreuse de Parme, une riche bibliothèque confiée à son ami l’antiquaire Donato Bucci où figurait une édition des Mémoires du Cardinal de Retz (Ledoux, 1817, in 12). Une source nantaise de La Chartreuse de Parme Depuis longtemps les lecteurs de La Chartreuse de Parme avaient fait des rapprochements entre la personnalité et les aventures de Fabrice del Dongo, le héros du roman de Stendhal, et celles de Paul de Gondi, cardinal de Retz. 19 Mémoires d’un touriste, Voyages en France, op. cit., pp. 283-284. 20 « Voyage en France », in Voyages en France, op. cit., p. 482. <?page no="198"?> Alain Chantreau 198 Certes il n’est pas question de remettre en cause les sources de ce roman que Stendhal avait lui-même indiquées. Et tout d’abord la source Farnèse. On sait que Stendhal avait recueilli dans des bibliothèques romaines de vieux récits dont il espérait tirer des nouvelles et qu’il avait commencé à publier. Or quelques semaines avant qu’il ne commence la rédaction de La Chartreuse de Parme, le 16 août 1838, il retrouve l’un de ces vieux récits intitulé Origine des grandeurs de la famille Farnèse et il note en marge : « To make of this sketch a romanzetto » : faire de cette esquisse un petit roman. On y racontait que la belle Vandozza maîtresse de Roderic Borgia, le futur pape Alexandre VI, avait fait la fortune de son neveu Alexandre Farnèse. Celui-ci emprisonné au château Saint-Ange pour avoir enlevé une jeune romaine réussit à s’évader et obtint le chapeau de cardinal. Plus tard il s’éprit d’une jeune fille noble, Cleria, dont il eut plusieurs enfants. Il accéda au pontificat sous le nom de Paul III, le pape qui décida la convocation du concile de Trente, et qui attribua à son fils les principautés de Parme et de Plaisance qui appartenaient à l’Eglise. Stendhal recueillit d’autres renseignements sur les aventures d’Alexandre Farnèse, notamment qu’il avait tué un homme au cours d’une rixe auprès d’un lieu de fouilles et qu’il s’évada du château Saint-Ange à l’aide d’une corde que sa famille lui avait procurée. Ce récit naïf comportait quelques erreurs historiques, notamment que la belle Vandozza n’était pas la tante d’Alexandre Farnèse, mais que la maîtresse de Roderic Borgia était sa sœur Julie Farnèse 21 . Ce récit sur la Rome du XVI e siècle, Stendhal va le transposer au début du XIX e siècle pour dénoncer le retour de l’absolutisme et la perte de liberté dans les principautés italiennes comme Parme et Modène après la chute de Napoléon. Ce basculement va s’opérer grâce à un récit de la bataille de Waterloo que Stendhal avait rédigé à l’intention des deux filles de la comtesse de Montijo, Paca et Eugénia, la future impératrice. Alexandre Farnèse est devenu Fabrice del Dongo, un héros moderne, héros sans le savoir de la bataille qui a changé la face du monde. D’autres sources vont intervenir pour enrichir ce projet de roman dont Stendhal lui-même ignore où ses souvenirs et son imagination vont le mener. Les stendhaliens ont mis du temps à se rendre compte que Stendhal a pu être influencé par l’intérêt très vif qu’il a toujours porté aux Mémoires du cardinal de Retz, particulièrement dans ce qu’on pourrait appeler sa période nantaise, au cours de son séjour dans notre ville en 1837 et lors de la rédaction des pages nantaises des Mémoires d’un touriste, fin 1837. C’est, semble-t-il, Lucien Fabre qui, le premier, en 1945, avait vu dans le cardinal de Retz le modèle de 21 La Chartreuse de Parme, édition Henri Martineau, Paris, Classiques Garnier, 1950, Appendice, pp. 481-496. Et note 1158, pp. 677-678. <?page no="199"?> 199 Stendhal lecteur des Mémoires du Cardinal de Retz Fabrice del Dongo 22 . Son hypothèse sera reprise en 1950 par Henri Martineau dans son édition de La Chartreuse de Parme, puis par Del Litto, en 1962, dans La Vie intellectuelle de Stendhal 23 , où nous avons puisé la plupart des renseignements sur l’intérêt porté par Stendhal à Retz dans sa période de formation. François Michel avait noté dans son fichier qui a été publié après sa mort, en 196 : la malice anagrammatique de Dongo et Gondi, l’ordination sans vocation, les amours, les sermons des deux héros, les émeutes de Parme et la Fronde, Mazarin et le prince régnant, la Chevreuse et la Sanseverina, toute une Chartreuse en un mot retrouvée aux pages de Retz 24 . Enfin une démonstration convaincante en a été faite par le professeur Luigi Magnani de l’Université de Rome au Congrès International Stendhalien qui s’est tenu à Nantes en mai 1971. Sa communication intitulée Un héros stendhalien à Nantes a été publiée dans les actes du congrès en 1978 25 et un résumé en a paru dans Stendhal et Nantes en 1983 26 . D’origine noble, Paul de Gondi et Fabrice del Dongo s’engagent dans une carrière ecclésiastique sans véritable vocation, pour des raisons d’ambition familiale, puisque en ce qui concerne les Gondi, « l’archevêché de Paris était dans la maison » le siège ayant été occupé successivement par trois membres la famille, ce qui sera également le cas pour Fabrice, puisque trois membres de sa famille ont déjà été archevêques de Parme. Tous les deux sont trouvés trop jeunes et ils commenceront leur carrière en étant coadjuteurs. S’il y a un obstacle à leur nomination, il est d’ordre politique. Gondi s’est signalé par un péché de jeunesse en publiant la Conjuration de Fiesque, qui l’a fait considérer par Richelieu comme « un dangereux esprit ». Fabrice lui aussi s’était attiré la méfiance du souverain de Parme, Ranuce Ernest IV, par son aventure napoléonienne qui le faisait soupçonner d’être « susceptible d’enthousiasme ». L’un et l’autre s’acquitteront de leurs fonctions épiscopales de coadjuteurs avec un zèle qui leur attire la jalousie du titulaire du siège. L’oncle de Retz, qui mène une vie scandaleuse, s’inquiète des réformes entreprises par son jeune coadjuteur qui, dès son entrée en fonction, essaie d’administrer le dio- 22 Lucien Fabre, Gondi et Dongo, in Les Nouvelles Littéraires, 2 août 1945. 23 Ed. Henri Martineau, op. cit., note 944, p. 652. V. Del Litto, La Vie intellectuelle de Stendhal, op. cit., note 107, pp. 295-296. 24 François Michel, Fichier stendhalien, Boston, G.K. Hall & Co, 1964, tome III, p. 243. 25 Luigi Magnani, Un héros stendhalien à Nantes, in La Province dans le Roman, Actes du VIII e Congrès International Stendhalien, Nantes, 27-29 mai 1971, Nantes, Société nantaise d’études littéraires, 1978, pp. 107-114. 26 Alain Chantreau, « Une source nantaise de La Chartreuse de Parme », in Stendhal et Nantes, Nantes, Société nantaise d’études littéraires, 1983, pp. 107-109. <?page no="200"?> Alain Chantreau 200 cèse, visite les couvents et soumet les membres du clergé à des commissions chargées d’examiner leurs connaissances, mettant ainsi en application les principes de Vincent de Paul pour réformer le clergé. L’archevêque Landriani témoin de la popularité de Fabrice lui fait une scène violente. Le cardinal de Retz a connu dès ses débuts de grands succès dans la prédication qu’il mentionne avec complaisance dans ses Mémoires, notamment dans les couvents. Fabrice attire les foules lors de ses sermons au couvent de la Visitation. Malgré les obligations de leur état, le cardinal de Retz et Fabrice se signalent par leurs aventures amoureuses. Le cardinal de Retz était un grand séducteur, au point que ses biographes, qui lui reconnaissent un grand nombre de maîtresses, ont renoncé à les identifier toutes. Fabrice toujours séduit par la beauté féminine sait se contenter de liaisons plus ancillaires avec de jeunes actrices, mais il a trouvé le grand amour, un amour entouré de mystère, avec Clelia Conti, la fille du gouverneur de la prison. Mais la suite d’événements qui nous invite à rapprocher le modèle de son double romanesque, c’est évidemment ce qui nous réunit dans ce lieu, la captivité du cardinal de Retz dans ce château de Nantes et son évasion en se laissant glisser à l’aide d’une corde le long des murs. Ces péripéties romanesques ont manifestement inspiré à Stendhal l’incarcération de Fabrice dans la forteresse de la tour Farnèse et son évasion à l’aide d’une corde. Certes Stendhal avait trouvé dans les documents de la source Farnèse l’incarcération d’Alexandre Farnèse au Château Saint-Ange de Rome et son évasion à l’aide d’une corde, mais les événements nantais évoqués précisément à Nantes un an avant la rédaction du roman comportent trop de détails convergents pour qu’on ne puisse pas admettre qu’il y eut plus que ce que nous appelons dans notre jargon stendhalien, des pilotis. On peut ici parler de source. Evidemment Stendhal ne l’a jamais reconnu, laissant planer le doute sur la mystérieuse alchimie de sa création, ce qui est d’ailleurs le cas pour ses autres romans, notamment pour Le Rouge et le Noir où la source du séminariste Berthet tirant sur sa maîtresse dans l’église de Brangues est évidente 27 . Essayons de mettre en parallèle ces détails, ces « petits faits vrais » qui se répondent. Retz a été incarcéré dans la forteresse royale de Vincennes sur ordre de Louis XIV, puis dans celle de Nantes sur décision de Mazarin. Fabrice a été arrêté sur ordre du prince qui avait approuvé la sentence du tribunal le condamnant à vingt ans de forteresse et l’avait fait transférer à la prison de la tour Farnèse après avoir commué sa peine en douze ans de forteresse. Les deux prisonniers sont sous la garde de personnages qui tremblent devant l’autorité, le maréchal de la Meilleraye à Nantes et le général Fabio Conti 27 La Chartreuse de Parme, édition Pierre-Georges Castex, Paris, Classiques Garnier, 1999, Introduction, VI, L’aventure criminelle, pp. LVIII-LXV. <?page no="201"?> 201 Stendhal lecteur des Mémoires du Cardinal de Retz à Parme. Mais les deux prisonniers ont la consolation de rencontrer des femmes qui leur manifestent de la tendresse et leur permettent de rester en contact avec l’extérieur, pour Retz, ce sont Mme de Pommereux, à Vincennes, et Mlle de la Vergne, la future Mme de la Fayette, à Nantes, et pour Fabrice, c’est la fille de son geôlier, Clélia Conti, tandis que sa tante la duchesse de Sanseverina qui l’aime a préparé son évasion. On a tout prévu des deux côtés. On a fait boire les gardiens et on a disposé des hommes en bas des forteresses. Les deux prisonniers se blessent au cours de l’évasion, Retz par une chute de cheval, Fabrice en tombant de l’acacia où il s’était pris. Au cours de leur fuite tous deux doivent traverser l’un la « rivière de Loire », l’autre le Pô. Tandis que les deux responsables des forteresses sont malades, à Paris on fête l’évasion du cardinal archevêque par des feux de joie, et la Sanseverina fait illuminer son château de Sacca pour célébrer l’évasion de son neveu. Le sort final de nos deux héros coïncide, si tant est qu’on peut connaître le dénouement que Stendhal avait prévu pour son roman avant de le réduire sensiblement, mais pour Retz, il ne s’agit plus de ses Mémoires, mais de sa biographie. Tous les deux rachètent dans un monastère leur vie de désordre peu conforme à leur état ecclésiastique et finissent leur vie, Retz après être passé dans son abbaye de Saint-Denis où il fut pris de la maladie qui devait l’emporter, Fabrice dans la désormais célèbre « Chartreuse » de Parme. On a pu aussi rapprocher les deux noms de Paul de Gondi et de Fabrice del Dongo, en qualifiant l’inversion des syllabes d’anagramme ou de métathèse. Si Retz a acquis une sorte d’immortalité littéraire et romanesque par ses Mémoires, on peut dire aussi qu’il participe à la célébrité de La Chartreuse de Parme qu’il a pu inspirer à Stendhal par ses aventures nantaises. Conclusion Nous avons suivi tout au long de la carrière de Stendhal l’intérêt qu’il a toujours porté aux Mémoires du cardinal de Retz, un intérêt que nous avons vu évoluer et s’approfondir. Encore tout jeune, ce qu’il cherche dans ces Mémoires, comme dans d’autres œuvres comparables, se souvenant des recommandations de son grand-père et de son professeur de Belles Lettres, ce sont des exemples vécus qui lui permettront d’enrichir sa « connaissance du cœur humain », indispensable pour un futur auteur de pièces de théâtre. Très vite il va se rendre compte qu’il peut aussi utiliser cette connaissance pour sa conduite personnelle et en faire profiter sa jeune sœur à qui il veut faire partager son admiration pour le cardinal de Retz. <?page no="202"?> Alain Chantreau 202 Sous la Restauration, alors qu’il commence sa carrière d’auteur en publiant des œuvres où il manifeste un talent de conteur, il s’intéresse de plus en plus aux qualités romanesques et littéraires des Mémoires. En même temps, on voit apparaître dans ses romans l’influence des situations sociales et politiques analysées par le cardinal de Retz. Sous la monarchie de Juillet, un régime qu’il sert tout en le réprouvant, le personnage du cardinal de Retz lui servira à mener une satire politique masquée d’abord dans le roman Lucien Leuwen, et exprimée enfin avec plus d’insistance dans La Chartreuse de Parme avec en plus l’emprunt d’un schéma romanesque aux aventures nantaises du cardinal longuement rappelées et commentées dans les Mémoires d’un touriste. <?page no="203"?> Biblio 17, 196 (2011) Le voyage imaginaire du cardinal de Retz au pays des Magyars : la réception des Mémoires du cardinal de Retz en Hongrie F ERENC T ÓTH Szombathely et Budapest Le cardinal de Retz, homme habile et remarquablement informé sur son époque n’ignorait certainement pas les événements célèbres qui se déroulaient dans les pays d’Europe centrale et orientale, notamment en Hongrie où les guerres turques et les révoltes contre la maison des Habsbourg ne demeuraient pas sans écho. Néanmoins, le texte des Mémoires du cardinal de Retz comporte peu d’éléments concernant la Hongrie. Mise à part une seule mention du prince de Transylvanie, Georges I er Rákóczi 1 , le pays des Magyars n’apparaît guère dans cet ouvrage qui a pourtant fait assez rapidement ses joyeuses entrées dans la culture vivante des élites hongroises dès le XVIII e siècle. Le livre du cardinal, publié pour la première fois en 1717, devint rapidement un ouvrage de référence, voire un modèle pour les écrivains de l’époque. La présence de ce livre dans les bibliothèques hongroises permet d’évaluer son impact sur les intellectuels hongrois de l’époque des Lumières. L’influence littéraire des Mémoires du cardinal de Retz, certes moins visible que le témoignage incontestable des catalogues des bibliothèques, est également bien palpable dans les textes autobiographiques de l’époque moderne. Dans notre étude, nous nous proposons de parcourir les catalogues des grandes bibliothèques de la Hongrie du siècle des Lumières pour tenter de montrer l’influence des Mémoires du cardinal de Retz sur les ouvrages attribués aux célèbres mémorialistes de l’époque ; et en dernier lieu, de nous interroger sur le sens et la portée des traductions hongroises du texte au XX e siècle. 1 « Croissi était un conseiller du parlement de Paris, qui s’était beaucoup intrigué dans les affaires du temps, comme vous avez vu dans les autres volumes de cet ouvrage. Il avait été à Münster avec M. d’Avaux ; il avait même été envoyé par lui vers Ragotski, prince de Transylvanie. » Cardinal de Retz, Œuvres, éd. Marie-Thérèse Hipp et Michel Pernot, Paris, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1984, p. 1022. <?page no="204"?> Ferenc Toth 204 Le témoignage des bibliothèques hongroises de l’époque moderne Les exemplaires des Mémoires du cardinal de Retz sont quasi omniprésents dans les bibliothèques hongroises. On retrouve cet ouvrage dans les grandes collections nationales et universitaires. La Bibliothèque Nationale Széchenyi, la Bibliothèque de l’Académie des Sciences en possèdent plusieurs exemplaires en plusieurs langues. Comme ces grandes bibliothèques se composent de différentes collections, la présence des exemplaires ne reflète pas forcément une influence caractéristique. L’exemple de la Bibliothèque Universitaire de Budapest est à bien des égards intéressant. Cette bibliothèque provient de l’ancienne université des Jésuites de Nagyszombat (aujourd’hui Trnava en Slovaquie) transférée ensuite à Buda et à Pest après l’abolition de l’ordre en Hongrie en 1773. 2 Cette collection est par conséquent plus ancienne que la Bibliothèque Nationale fondée en 1802 par le comte Ferenc Széchenyi, et que celle de l’Académie des Sciences fondée une vingtaine d’années après, en 1825, par son fils István Széchenyi. De cette manière, la bibliothèque universitaire constitue une riche collection historique qui montre dans sa continuité une évolution dans les études et recherches, notamment dans celles qui concernent l’histoire de la Hongrie. 3 D’après nos recherches, effectuées dans la série de livres anciens de cette bibliothèque, les ouvrages du cardinal de Retz occupent une place privilégiée dans cette collection. Nous y trouvons dix éditions différentes, surtout des éditions françaises, en particulier la toute première de 1717, et plusieurs ouvrages relatifs à l’activité du cardinal de Retz. Le catalogue comporte encore quelques ouvrages du quinzième général de la Société de Jésus, maladroitement classés parmi ceux du cardinal français. Il s’agit d’ailleurs d’un certain François Retz, célèbre jésuite pragois né en 1673 et décédé en 1750 à qui nous devons d’ailleurs l’introduction de l’histoire dans le programme pédagogique des établissements jésuites. 4 Même si cette confusion bibliographique qui a été commise ultérieurement, probablement au début du XX e siècle, peut causer de graves erreurs historiques, elle ne semble pas influencer les lecteurs des ouvrages du cardinal de 2 Voir sur l’histoire de la Bibliothèque Universitaire de Budapest : Bisztray Jules de, La Bibliothèque de l’Université de Budapest, et le Bureau Central Bibliographique des Bibliothèques Publiques de Hongrie, H. Champion, Paris, 1931. Cf. Farkas Gábor Farkas, « Il fondo antico della Biblioteca dell’Universita Eötvös Lóránd di Budapest », in La Bibliofilía n° 105 (2003), pp. 49-76. 3 Voir à ce sujet : Tóth Ferenc, « La naissance de l’historiographie moderne en Hongrie à l’époque des Lumières », in Chantal Grell (dir.), Les historiographes en Europe de la fin du Moyen Âge à la Révolution, Paris, PUPS, 2006, pp. 187-199. 4 William V. Bangert, A jezsuiták története (Histoire des jésuites), Budapest, Osiris, 2002, pp. 271-274. <?page no="205"?> 205 Le voyage imaginaire du cardinal de Retz Retz, ceux-ci restent marqués par l’étiquette de l’histoire universelle, et leur caractère littéraire s’efface dans l’ancien système de catalogage. Par ailleurs, nous constatons que dans les premières bibliothèques publiques hongroises les ouvrages du cardinal de Retz étaient déjà bien représentés. Les grandes bibliothèques ecclésiastiques reflètent souvent une image ambiguë de la politique religieuse des évêques et archevêques hongrois. Les chercheurs du début du XX e siècle étaient déjà frappés par la grande variété thématique des ouvrages présents dans ces collections. Une série de mémoires s’occupaient en particulier des ouvrages français des bibliothèques diocésaines. Les cas de Szombathely ou de Pécs montrent bien que le haut clergé de l’église catholique hongroise était très ouvert aux idées françaises de l’époque moderne, y compris le jansénisme tardif, voire les idées des Lumières. Dans les bibliothèques privées des évêques ou archevêques, nous trouvons souvent des ouvrages interdits aux membres du bas clergé. L’intérêt des Mémoires du cardinal de Retz est double dans ces bibliothèques. D’une part, ils constituent une histoire authentique de la France à l’époque de la Fronde, d’autre part, ils donnent un exemple de la résistance ecclésiastique au pouvoir royal à une époque où l’église catholique hongroise était souvent confrontée à la politique centralisatrice de Marie-Thérèse et de Joseph II. Il serait intéressant d’examiner ce que fut le lectorat exact des Mémoires, qui reçut l’autorisation de les lire. Bien entendu, pour une vue globale, des recherches supplémentaires sont nécessaires. Un autre domaine privilégié serait l’étude des bibliothèques aristocratiques hongroises. Sans avoir la prétention d’embrasser la totalité de ces grandes bibliothèques, comme il s’agit d’un corpus gigantesque, nous avons choisi quelques cas de figure représentatifs qui illustrent l’intérêt pour les livres français des grands magnats hongrois. La difficulté de telles recherches réside dans le fait que la plupart de ces bibliothèques ont été depuis détruites ou dispersées et bien souvent nous n’avons que des listes et catalogues de l’époque qui nous renseignent sur leur composition au XVIII e siècle. Les travaux de reconstruction nous permettent néanmoins d’avoir une idée assez précise sur la composition de quelques grandes bibliothèques aristocratiques. La bibliothèque de la famille Batthyány à Körmend constitua une splendide collection d’ouvrages et manuscrits jusqu’à l’arrivée de l’armée rouge en 1945. La bibliothèque survécut difficilement aux déprédations et bientôt fut transférée au Musée des Arts Décoratifs de Budapest, où elle est ensevelie actuellement dans un oubli quasi intégral. 5 Cette famille qui donna naguère 5 Voir sur la bibliothèque : Dobri Mária : A körmendi Batthyány-Strattmann könyvtár (La bibliothèque Batthyány-Strattmann de Körmend), in Nagy Zoltán (dir.), A Batthyányak évszázadai (Les siècles des Batthyány), Körmend-Szombathely, 2006, pp. 325-330. <?page no="206"?> Ferenc Toth 206 tant de diplomates et hauts fonctionnaires au royaume de Hongrie s’intéressait très logiquement aux questions politiques et historiques en collectionnant des ouvrages et manuscrits sur ces sujets. Naturellement, les Mémoires du cardinal de Retz ne pouvaient échapper à la fureur de lire des comtes Batthyány, grands collectionneurs, et nous y retrouvons l’édition de Genève datée de 1751, une édition particulièrement populaire en Hongrie, dont le quatrième tome a été brutalement mutilé : la reliure en cuir a été déchirée. Habent sua fata libelli… D’autres bibliothèques ont eu plus de chance, en survivant aux périodes difficiles de l’histoire du XX e siècle : la superbe bibliothèque des comtes Festetich conservée dans leur château de Keszthely passe pour l’une des plus belles collections de livres anciens en Hongrie. Les mémoires du cardinal n’y manquent pas et sont classés dans la section Historia universalis. 6 L’influence du style : quelques cas de mémorialistes hongrois Le genre des mémoires occupe une place importante dans la littérature hongroise. La mode des mémoires apparut en Hongrie à la fin du XVII e et au début du XVIII e siècle. L’influence du style baroque et de la littérature française est incontestable et les principales histoires de la littérature hongroise insistent souvent sur cet aspect. 7 Les modèles étrangers tels les mémoires du duc de Saint-Simon et du cardinal de Retz furent souvent à l’origine de l’apparition du genre en Hongrie, même si les auteurs retournaient souvent à la tradition des Confessions de saint Augustin, comme le cas du prince François II Rákóczi l’illustre bien. Ces hésitations contribuaient également à l’émergence des formes nouvelles des mémoires romanesques et des romansmémoires. 8 Le premier ouvrage mémorable dans la série des mémoires est indubitablement les Mémoires du comte Miklós Bethlen (1642-1716). Ce jeune aristocrate transylvain fit un long voyage en Europe entre 1661 et 1664 et passa des séjours en Hollande, en Angleterre avant d’arriver en France où il fut reçu par Turenne et Colbert. A son retour, il joua un rôle d’intermédiaire entre les Malcontents transylvains et le gouvernement français. Il fut 6 Mémoires du cardinal de Retz, Paris, 1817. (Hist. Univ. 2314) Cf. Kustán Lászlóné, Les livres français de la bibliothèque du château Festetics de Keszthely (La section “Historia Universalis”), Mémoire de fin d’études sous la direction de Ferenc Tóth, Szombathely, 2000, p. 61. 7 Klaniczay Tibor : Histoire de la littérature hongroise des origines à nos jours, Budapest, Éd. Corvina, 1980, pp. 96-101. 8 Szávai János, The Autobiography, in Studies in Modern Philology 1, Budapest, Éd. Akadémiai, 1984, pp. 33-34. <?page no="207"?> 207 Le voyage imaginaire du cardinal de Retz l’introducteur des styles français dans son pays et passa pour un francophile et francophone zélé à son époque. Dans ses mémoires, il raconte exclusivement sa vie privée et ses voyages à l’étranger. Il emploie avec virtuosité le nouveau style des mémorialistes du XVII e siècle qui consistait en une série de documents psychologiques insérés dans la narration des événements de sa vie. Comme le duc de Saint-Simon ou le cardinal de Retz, il représente les hommes de son époque dans une optique d’analyse « cartésienne », sans la galanterie précieuse des écrivains français. Il cite comme modèles d’écriture les ouvrages de saint Augustin, Pétrarque et Jacques-Auguste de Thou. 9 Les mémoires du comte Miklós Bethlen ont été publiés au XIX e siècle. Néanmoins, le public français doit connaître son nom grâce à un autre ouvrage intitulé Mémoires historiques du comte Bethlen Niklos, publié à Amsterdam en 1736. Selon les recherches philologiques du professeur Béla Köpeczi, qui font autorité, nous savons qu’il s’agit véritablement des faux mémoires, c’est à dire d’un ouvrage attribué à l’abbé Dominique Révérend, un agent français envoyé en Transylvanie en 1767, date à laquelle il rencontra le comte Bethlen. 10 Comme dans le cas des Mémoires du cardinal de Retz, le texte est adressé à une dame anonyme qui avait sollicité son auteur. Les nombreuses histoires galantes, racontées à la manière des mémorialistes français, montrent une influence directe du style, mais les fautes et imprécisions rendent cet ouvrage moins intéressant comme livre d’histoire. Néanmoins, avec quelques coupures, le texte sera reproduit dans l’Histoire des Révolutions de Hongrie, en 1739 à La Haye. Ce dernier ouvrage collectif comportait d’ailleurs également la première édition des Mémoires du prince Rákóczi. Les ouvrages autobiographiques du prince François II Rákóczi peuvent également présenter des points communs avec les Mémoires du cardinal de Retz. Même si les Confessions du prince se rapprochent davantage du livre de saint Augustin, certains passages s’inspirent à l’évidence du texte même du cardinal. Notamment le récit de l’évasion du prince de la forteresse de Wiener Neustadt occupe une place aussi importante dans cet ouvrage que celui de Retz dans ses propres mémoires. Rákóczi commença la rédaction de ses Confessions pendant son exil en France, dans le monastère de Grosbois à Noël en 1716, presque à la même année où la première édition des Mémoires de Retz vit le jour. Nous pouvons supposer que le prince Rákóczi s’est inspiré de la lecture du livre du cardinal de Retz pendant son séjour en France ou en 9 Szávai János, Magyar emlékírók (Mémorialistes hongrois), Budapest, 1988, pp. 85- 87. 10 Köpeczi Béla, « Un roman galant et des mémoires historiques », in Köpeczi Béla, Hongrois et Français. De Louis XIV à la Révolution française, Budapest, 1983, pp. 63- 80. <?page no="208"?> Ferenc Toth 208 Turquie. Par ailleurs, par d’autres sources également, il devait être au courant de l’évasion célèbre et de l’histoire aventureuse du cardinal. Notons ici que son célèbre agent diplomatique et secrétaire, Dominique Brenner, avait fait ses études chez les oratoriens à Nantes à proximité du château des ducs de Bretagne. 11 Ce passage de ses Confessions décrivant les premiers moments de sa fuite particulièrement périlleuse nous permet d’évaluer cette influence de style : Monté sur mon cheval dans une ville inconnue, j’avançai croyant gagner la porte ; je me trompai, en sorte que j’errais de rue en rue, si bien que j’arrivai à une rue où le voisinage des maisons rendait le passage si étroit qu’il n’était pas possible aux voitures d’y passer. Je reconnus assez tard mon erreur ; je revins sur mes pas et j’enfilai une autre rue qui me reconduisait droit à la citadelle. Je n’osais demander mon chemin aux passants, de peur de donner des soupçons sur mon compte. Je me mis donc à feindre l’homme ivre, je me laissais aller à droite et à gauche sur mon cheval, comme un homme qui va tomber, à chanter ou plutôt à marmotter d’une voix enrouée à la manière des ivrognes des chansonnettes vulgaires. En jetant le monde dans cette erreur, je comptais me préparer un prétexte de demander le chemin de la porte. Mais les choses tournèrent encore plus heureusement que je ne m’y attendais. Je rencontrai le jeune Leman qui, imprudemment retournait à la citadelle raconter à son frère le succès de mon évasion. Me voyant venir sans que je fisse attention à lui, il m’avertit par un coup de sifflet que c’était lui et me montra de la main le chemin ; j’éperonnais vigoureusement mon cheval, je n’arrivai à la porte qu’au moment où selon l’usage les gardes couraient aux armes et où l’un d’eux tirait la poutre hérissée qui devait servir à verrouiller. Au premier abord j’eusse été frappé et j’eusse cru que c’était pour m’empêcher de passer qu’on faisait ces diligences, si un des sentinelles, m’adressant la parole, ne m’avait demandé si ne n’étais pas du régiment de Castelli ; sur la réponse affirmative que je lui fis avec mon tour d’ivrogne et en lui montrant mon habit, il me dit que mon capitaine les avait priés de m’avertir qu’il était devant, il leva la barre et me laissa passer. Ainsi sortis-je de cet embarras 12 . Y a-t-il une preuve de la lecture des Mémoires de Retz par le prince ? Même si cet ouvrage ne figure pas parmi les livres de sa bibliothèque, nous savons que son chambellan et secrétaire, Clément Mikes, un autre mémorialiste 11 Voir sur la vie de Dominique Brenner : Köpeczi Béla, Brenner Domokos, a Rákócziszabadságharc és a bujdosás diplomatája és publicistája (Dominique Brenner, le diplomate et publiciste de la guerre d’indépendance et de l’émigration), Budapest, Éd. Akadémiai, 1996. 12 L’autobiographie d’un prince rebelle. Confession et Mémoires de François II Rákóczi (éd. par Béla Köpeczi), Budapest, 1977, pp. 198-199. <?page no="209"?> 209 Le voyage imaginaire du cardinal de Retz intéressant, empruntait souvent des ouvrages des bibliothèques ecclésiastiques de Constantinople. Les preuves les plus évidentes de ses emprunts sont les passages de traductions d’ouvrages français insérés dans son ouvrage autobiographique, un journal épistolaire intitulé Lettres de Turquie. Grâce aux recherches de Lajos Hopp, nous pouvons même identifier la plupart des ouvrages dont les passages avaient été tirés. 13 Toutefois, jusqu’à nos jours, il n’y avait pas de preuves évidentes de l’existence de ces ouvrages dans les environs de la résidence du prince Rákóczi. Nos recherches récentes dans les Archives Diplomatiques de Nantes ont démontré que ces ouvrages étaient présents dans la bibliothèque de l’ambassadeur français, Jean-Baptiste d’Andrezel. Cet ambassadeur entretenait d’ailleurs une relation fort étroite avec le prince de Transylvanie aussi bien en France qu’en Turquie. 14 Après la mort de l’ambassadeur, ces ouvrages ont été vendus et placés pour la plupart dans les bibliothèques des monastères catholiques de Constantinople. Parmi les ouvrages majoritairement historiques et à caractère diplomatique, il y avait un exemplaire des Mémoires du cardinal de Retz, probablement une des premières éditions. L’influence de ce livre sur les ouvrages autobiographiques de Rákóczi, et de Mikes surtout, dut être immense. En effet, ce dernier adresse ses lettres à une dame anonyme et raconte des anecdotes dans le genre de celles des Mémoires du cardinal, source vraisemblable et jusqu’à présent peu étudiée de son écriture. De nombreux émigrés hongrois issus de la guerre d’indépendance du prince Rákóczi s’installèrent en France où ils s’enracinèrent dans les nouveaux régiments de hussards de l’armée royale française. L’élite de cette immigration hongroise s’adapta très rapidement, du point de vue de la culture à celle de leur nouvelle patrie, s’habituant aux manières de vie et aux coutumes littéraires des aristocrates et grands bourgeois français. La rédaction des mémoires s’inscrivit dans cette lignée de tradition littéraire et nous connaissons plusieurs mémoires très originaux des officiers hongrois au service de la France à l’époque des Lumières. La rédaction littéraire nécessitait naturellement un travail préalable de documentation et de lecture en quête de modèles littéraires. L’étude des listes d’ouvrages des bibliothèques des officiers supérieurs d’origine hongroise confisquées sous la Révolution française nous renseigne bien sur leurs lectures. Le comte de Berchény possédait une superbe bibliothèque dans son château de Luzancy. Si nous ne connaissons 13 Voir Hopp Lajos, A fordító Mikes Kelemen (Le traducteur Kelemen Mikes), Budapest, Éd. Universitas, 2002, pp. 385-401. 14 Voir à ce sujet : Köpeczi Béla (dir.), D’Andrezel vicomte és Rákóczi levelezése (La correspondance entre le vicomte d’Adrezel et Rákóczi), in Folia Rákócziana n° 7, Vaja 1984. <?page no="210"?> Ferenc Toth 210 pas le texte de ses mémoires, disparus dans l’émigration révolutionnaire, nous avons une vue très détaillée de sa bibliothèque grâce au catalogue conservé dans la bibliothèque municipale de Meaux, issu de la décision de l‘Assemblée Nationale de vendre les biens séquestrés des émigrés. Une belle collection de peintures et la superbe bibliothèque du feu maréchal furent liquidées lors de la vente aux enchères des 8 et 9 Floréal de l‘an III de la République. 15 Parmi les ouvrages de cette famille aristocratique franco-hongroise, nous ne nous étonnons pas de retrouver les Mémoires du cardinal de Retz. 16 Cela est d’autant plus notoire que cette bibliothèque était très certainement fréquentée par les émigrés hongrois en France, notamment les officiers de hussards du régiment Berchény. Outre les membres de la famille Berchény, le futur mémorialiste Ladislas Valentin Esterhazy, orphelin et élevé dans le château de Lusancy, pouvait également bénéficier de la lecture de ses livres. Le baron de Tott était certainement le plus illustre des mémorialistes d’origine hongroise de cette époque. Les recherches récentes ont découvert différents aspects de sa vie ainsi que ceux de la genèse de son ouvrage principal intitulé Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares. 17 Néanmoins, faute de références exactes, nous avons souvent du mal à identifier les sources bibliographiques de sa production littéraire. Une récente découverte d’un petit imprimé contenant un catalogue de livres mis en vente dans sa maison peu après son départ 18 définitif pour l’étranger peut nous éclairer 15 « Catalogue des livres de la bibliothèque de Berchény de Luzanci » in Forster Gyula, Utóhang gróf Berchényi László Franciaország marsallja történetéhez (Postface à l’histoire du comte Ladislas Berchény, maréchal de France), Budapest, Egyetemi Nyomda, 1929, pp. 89-116. 16 Mémoires du cardinal de Retz, Nancy-Cusson, 1717. 1 vol. in 8°, idem, p. 100. 17 Farnaud, Christophe : Culture et politique : la mission secrète du baron de Tott au Levant (1776-1779), Mémoire de maîtrise préparé sous la direction de Jean Meyer, Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), 1988 ; Virginia Aksan : Breaking the Spell of the Baron de Tott : Reframing the Question of Military Reform in the Ottoman Empire, 1760-1830, in The International History Review, XXIV. 2, June 2002, p. 259 ; Antoine Lévêque, Entre orientalisme et interventionnisme : La mission du baron de Tott vue à travers le journal de bord du chirurgien Hollande, Mémoire de maîtrise préparé sous la direction de Jean-Pierre Bois et Ferenc Tóth, Université de Nantes, 2004 ; Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares, Maestricht, 1785. Texte édité par Ferenc Tóth, Paris, Honoré Champion, 2004. 18 Catalogue de livre en tout genre, dont la vente se fera le Vendredi, 10 de Septembre 1790, & jours suivans, neuf’heures du matin & trois heures précises de relevée, en l’Hôtel de M. de Tott, rue Saint Julien. Les catalogues se distribuent à Douay Chez Simon, libraire sur la grand’Place. 1790. Cf. Tóth Ferenc, « La bibliothèque d’un voyageur du XVIII e siècle », in Cultivateur de son jardin, Mélanges offerts à Monsieur le Professeur Imre Vörös, Budapest, 2006, pp. 223-244. <?page no="211"?> 211 Le voyage imaginaire du cardinal de Retz sur les origines intellectuelles de sa carrière polyvalente. D’après la composition de cette bibliothèque, nous pouvons retrouver au moins une partie des origines intellectuelles de son développement ainsi que certaines sources bibliographiques de ses activités. La lecture d’une édition populaire genevoise des Mémoires du cardinal de Retz, 19 bien présente dans cette bibliothèque abandonnée et disparue à jamais dans les jours tumultueux de la Révolution française, joua certainement un rôle important dans le travail de rédaction de l’ouvrage qui devint très rapidement un best-seller en Europe. Le passé dans le présent : une traduction tardive A notre connaissance, la seule traduction hongroise des Mémoires de Retz est un recueil de textes choisis qui a été publié à Budapest en 1966. Certes, il s’agit d’une publication tardive et située dans une époque où l’édition des ouvrages en langue étrangère était soumise à un contrôle idéologique sévère, voire à une censure politique très surveillée. Pourquoi la publication hongroise des Mémoires de Retz a-t-elle lieu à cette époque ? Dix ans après l’échec de la Révolution de 1956, la Hongrie vécut une période difficile de dictature qui commença à s’assouplir vers 1968. Une partie de l’intelligentsia hongroise quitta le pays en 1956, tandis que ceux qui restaient se détournaient des questions de la politique immédiate. Les littéraires se réfugièrent alors dans les études classiques, et la littérature française offrait un champ d’investigation privilégié. 20 Pourtant Budapest était une grande ville cosmopolite et en partie francophone. Le linguiste Aurélien Sauvageot remarqua vers 1937, que selon les statistiques de l’époque « on risquait de trouver une personne sur vingt ayant des notions de français ». 21 Grâce aux relations culturelles florissantes des années d’entre les deux guerres se constitua une élite budapestoise francophone et francophile, notamment des anciens boursiers du gouvernement français, surtout les élèves du fameux Collège Eötvös de Budapest, établissement partenaire de l’Ecole Normale Supérieure de Paris. Parmi ces anciens boursiers, nous trouvons aussi bien des dissidents, par exemple István Lelkes, ancien directeur de l’Institut Hongrois de Paris, comme des communistes convaincus, tel Béla Köpeczi ministre de la culture et grand spécialiste de l’histoire commune des deux nations. D’autres, comme le poète et écrivain Gyula Illyés, jouaient un rôle d’intermédiaire symbolique entre 19 Mémoires du Cardinal de Retz, Genève, 1751. 4 vol., idem, p. 407. 20 Miklós Molnár, Histoire de la Hongrie, Paris, 1996, pp. 414-423. 21 Sauvageot, Aurélien, Découverte de la Hongrie, Paris, 1937, p. 15. <?page no="212"?> Ferenc Toth 212 intellectuels hongrois et français, notamment avec Paul Éluard, profitant des rapports culturels favorables entre la France et la Hongrie. Le regain de faveur des études françaises classiques encourageait les traductions d’ouvrages jusqu’alors inaccessibles en langue hongroise. Les intellectuels francophones hongrois, privés de la possibilité de faire des voyages fréquents et de bénéficier des livres et revues français, hormis ceux qui étaient autorisés par les mandarins du régime, pouvaient émigrer dans la lecture et la traduction des pensées d’auteurs classiques. Les textes classiques, grâce à leur sens spirituel universel, offraient d’excellents moyens de communication pour exprimer des problèmes d’actualité dans un langage codé, secret difficilement déchiffrable par les lecteurs non avertis. La production extraordinaire d’ouvrages classiques, signifie moins la réussite d’une révolution culturelle à la hongroise qu’une manifestation de l’énergie développée par les intellectuels privés d’engagement politique, réduits dans leur capacité de communication, mais en même temps disposant d’une large culture qu’ils transmettaient aux lecteurs en y ajoutant un message à décrypter. La première édition hongroise des Mémoires du cardinal de Retz se situe dans ce milieu politique et socio-culturel. La date de l’édition est sans équivoque : le dixième anniversaire de la révolution de 1956. Les rues de Budapest sont encore marquées par les ravages des combats, l’exécution des principaux chefs n’est pas oubliée et le cardinal de Mindszenty, le primat de Hongrie et une des personnalités les plus en vue pendant la révolution de 1956 fut exilé en plein centre ville de Budapest, jusqu’en 1971, à l’ambassade des Etats-Unis. 22 Le parallélisme de la carrière politique de ce dernier avec le cardinal de Retz est difficile à ignorer, malgré leurs différences de caractère tout à fait évidentes. Le petit livre qu’est cette traduction partielle des Mémoires serait en quelque sorte une allusion historique dont le sens n’est pas à démontrer. La préface du livre ne fait qu’augmenter nos soupçons. L’auteur de la préface, György Rónay, est un homme de haute culture littéraire, et un responsable politique distingué du parti démocrate-chrétien après la deuxième guerre mondiale. Sa grande culture française lui procure une aisance dans la rédaction, et en même temps, une richesse de renseignements sur la vie et l’époque du cardinal de Retz. Il décrit d’une manière pittoresque les circonstances de la Fronde et nous présente un tableau historique de la France de cette période. Malgré la difficulté de trouver des sources historiques sur l’histoire de France en Hongrie, il sait tirer un profit maximum de la docu- 22 Voir sur sa vie : Mindszenty József, Emlékirataim (Mémoires), Vaduz, 1988. Cf. Mindszenty József, Mémoires : des prisons d’Hitler et de Staline à l’exil, Genève, 1975. <?page no="213"?> 213 Le voyage imaginaire du cardinal de Retz mentation disponible, il exploite bien le livre de Boris Porchniev 23 qui était bien loin de l’historiographie stalinienne stérile des années 1950. Appuyé sur la thèse de l’historien russe, selon laquelle la Fronde peut être considérée comme une « tentative de révolution appuyé par une insurrection populaire », il élabore la figure du cardinal frondeur comme le prototype du révolté contre la tyrannie. Malgré les critiques portant sur la vie privée du cardinal, Rónay se sert bien du langage codé des intellectuels de l’époque. Comme l’ouvrage paraît au moment du 10 e anniversaire de la révolution de 1956, le lecteur peut bien y retrouver le sens caché, en raison de la similitude des deux personnages et deux situations historiques semblables. Si les allusions ne sont pas toujours évidentes, la figure d’un ecclésiastique opposé au pouvoir royal revêt une valeur symbolique très audacieuse au moment même où se durcit le régime politique. Si le livre n’a pas exercé une forte influence sur les lecteurs hongrois, nous pouvons néanmoins constater un certain regain de faveur de la littérature classique française ainsi que l’apparition de nombreuses éditions modernes des Mémoires du cardinal de Retz dans les grandes bibliothèques hongroises. 24 Les citations du grand écrivain apparaissent souvent dans les ouvrages littéraires et le cardinal de Retz entre de nouveau dans la littérature hongroise, cette fois-ci accessible à un public plus large. Malgré la présence considérable de ses œuvres dans les bibliothèques hongroises, le cardinal de Retz reste une figure mal connue ou mystérieuse, donc un outil favorable pour exprimer des non-dits et des secrets cachés. Son influence apparaît aussi comme une rivière souterraine, invisible mais qui rejaillit de temps en temps aux endroits différents. Ce livre reste, malgré tout, une lecture passionnante, nécessitant un travail intellectuel incontestable pour décrypter certains sens codés. C’est ainsi que les lecteurs hongrois du XX e siècle se trouvent dans une situation comparable à celle de leurs homologues français du XVII e siècle en feuilletant les pages de la Conjuration de Fiesque rédigées par le cardinal de Retz. 23 Porchniev, Boris F., Soulèvements en France sous Colbert, Paris, 1954. 24 Une liste complète de ces ouvrages nous a été communiquée par la Bibliothèque Nationale Széchenyi de Budapest. <?page no="215"?> Biblio 17 - Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Narr Francke Attempto Verlag Postf. 2567 · D-72015 Tübingen · Fax (0 70 71) 7 52 88 Internet: www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Sylvia P. Vance The Memoirs of the Cardinal de Retz Biblio 17, Bd. 158, 2005, 343 Seiten, € 58,-/ SFr 98,- ISBN 3-8233-6150- A quarter century after his participation in the mid-seventeenth-century Fronde rebellion, the cardinal de Retz, undertook the writing of his memoirs, recalling the days when he - then coadjutor-archbishop of Paris - blended ecclesiastical duties with the concerns of an ambitious Frondeur chef de parti. Retz several times slowed his narrative to elaborate on certain events which he helped to shape in attempting to „serve the best interests of the monarchy.“ The Memoirs of the Cardinal de Retz evokes the historical context of these passages, along with an examination of certain narrative procedures Retz employed. 3 9 8 7 - <?page no="216"?> Biblio 17 - Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Narr Francke Attempto Verlag Postf. 2567 · D-72015 Tübingen · Fax (0 70 71) 7 52 88 Internet: www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Jean Garapon (éd.) Armées, guerre et société dans la France du XVII e siècle Actes du VIII e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle Biblio 17, Bd. 167, 2006, 336 Seiten, € [D] 68,-/ SFr 115,- ISBN 3-8233-6222- Dans la France du XVII e siècle comme dans l’Europe entière, la guerre est un fait de société universel, touchant à tous les domaines de la vie privée et publique, imprégnant les mentalités, marquant de son empreinte les Lettres et les Arts. Ce fait majeur de la vie collective à l’âge classique n’avait fait le sujet d’aucun colloque à date récente. Ici, vingt spécialistes de nombreux pays confrontent leurs points de vue, dans une suite d’analyses novatrices et touchant par exemple à l’histoire de la mentalité aristocratique, avec son idéologie et ses livres de chevet, à l’histoire de la littérature, au théâtre musical, à l’histoire de la sculpture et du décor peint. 9 8 7 - 7
