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Figurations de la ville-palimpseste

1004
2012
978-3-8233-7662-0
978-3-8233-6662-1
Gunter Narr Verlag 
Ursula Bähler
Peter Fröhlicher
Patrick Labarthe
Prof. Dr. Christina Vogel

Susceptible d'être définie par la superposition de différentes couches à la manière d'un palimpseste, la ville se donne à lire comme un espace complexe de significations renvoyant à une pluralité d'époques, de mythes et d'idéologies. Dans les textes littéraires, la ville ainsi configurée pose le problème du déchiffrement des discours qu'elle subsume et donne lieu en même temps à l'inscription de nouveaux contenus: les empreintes historiques et les traces des pratiques sociales dans le scénario urbain s'articulent en effet à diverses stratégies narratives et plus généralement énonciatives. Se dessinent ainsi les facettes d'une poétique de la ville-palimpseste entendue comme archive et lieu de mémoire, mais aussi comme source de contenus poétologiques inédits. Les contributions réunies dans ce volume se proposent d'étudier ces facettes dans des oeuvres du XIXe au XXIe siècle, de Victor Hugo et Charles Baudelaire à Marie NDiaye en passant par Marcel Proust, Blaise Cendrars et Jean-Marie Le Clézio pour ne citer que quelques noms.

<?page no="0"?> edition lendemains 26 Ursula Bähler / Peter Fröhlicher Patrick Labarthe / Christina Vogel (éds.) Figurations de la ville-palimpseste <?page no="1"?> Figurations de la ville-palimpseste <?page no="2"?> edition lendemains 26 herausgegeben von Wolfgang Asholt (Osnabrück), Hans Manfred Bock (Kassel) und Andreas Gelz (Freiburg) <?page no="3"?> Ursula Bähler / Peter Fröhlicher Patrick Labarthe / Christina Vogel (éds.) Figurations de la ville-palimpseste <?page no="4"?> Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. Umschlagabbildung: William Turner, Campo Vaccino (1839). J. Paul Getty Museum, Los Angeles. © 2012 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1861-3934 ISBN 978-3-8233-6662-1 <?page no="5"?> Sommaire Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Peter Fröhlicher (Université de Zurich) Du Bellay, Hugo, Modiano - trois figurations de la ville-palimpseste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 Patrick Labarthe (Université de Zurich) Baudelaire, Paris et le «palimpseste de la mémoire» . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 Martina Stemberger (Université de Vienne) Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste: l ’ imaginaire de Pétersbourg dans la littérature d ’ expression française . . . . . . . . . . . . . . 35 Cristina Nägeli et Reto Zöllner (Université de Zurich) Venise et Combray, le palimpseste de la ville chez Proust . . . . . . . . . . . . 63 Christina Vogel (Université de Zurich) Réenchanter le monde: Trois villes saintes de J.-M. G. Le Clézio . . . . . . . . 79 Christof Schöch (Université de Wurtzbourg) «Deux triangles inversés se faisant face par la pointe». Emboîtements, stratifications et superpositions dans Calvaire des chiens de François Bon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Sabine Narr (Université de la Sarre) Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar . . 101 Ursula Bähler (Université de Zurich) Topos et ethos. De Bruges à Bordeaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 Heidi Denzel de Tirado (Georgia State University) La ville comme carte biographique: l ’‹ hagéographie › et ses pèlerins littéraires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 <?page no="7"?> Présentation Le terme de palimpseste dans son acception métaphorique s ’ est propagé, on le sait, à une vitesse étonnante, après la publication, en 1822, par Angelo Mai, d ’ une copie du De re publica de Cicéron que le savant Jésuite avait découverte et déchiffrée, moyennant un procédé chimique à l ’ acide gallique, sous un texte des Psaumes de saint Augustin. 1 Cette publication frappa vivement les esprits de l ’ époque, et l ’ image du palimpseste fut accueillie avec enthousiasme pour représenter sinon penser les phénomènes humains, et avant tout la mémoire, comme une série de strates superposées, alliant succession historique et simultanéité, passé et présent, oubli et souvenir: Ludwig Börne, Heinrich Heine, Thomas de Quincey, Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, pour nous arrêter à l ’ auteur de la section «Le palimpseste» dans les «Visions d ’ Oxford» - autant d ’ écrivains et de poètes qui allaient utiliser la notion de palimpseste dans le sens allégorique, devenu, à leur suite, largement prévalent. À la fin du XIX e et tout au long du XX e siècle, le terme fit fortune dans le domaine des sciences humaines, en histoire, en psychologie, en histoire de l ’ art et, bien sûr, dans les études littéraires, où il s ’ apparentera jusqu ’ à s ’ y confondre aux notions d ’ intertextualité ou de transtextualité 2 , au risque d ’ y perdre une partie de sa spécificité qui tient, justement, dans l ’ idée d ’ une stratification de couches de significations inscrites dans le temps et (ré)actualisées par un sujet. Née d ’ une pénurie matérielle et économique, la technique du palimpseste s ’ est muée, dans le domaine littéraire, en une métaphore des plus riches, désignant toutes sortes de processus d ’ écriture et de lecture qui superposent des couches de textes et, partant, de significations en réalisant de multiples configurations. Il peut être utile de rappeler ici avec Odile Bombarde à quel point cet usage moderne du terme constitue la négation même de ce qui était visé dans l ’ application de la technique du palimpseste, à savoir l ’ effacement pur et simple de la première couche textuelle, qui, le plus souvent, n ’ avait 1 Pour un aperçu historique à la fois de la technique et de l ’ emploi métaphorique du palimpseste, on se référera à Joachim Jacob et Pascal Nicklas: «Einleitung: Der Palimpsest und seine Lesarten», in: id. (ed.): Palimpseste. Zur Erinnerung an Norbert Altenhofer, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2004, 7 - 30, ainsi qu ’ à Harald Weinrich: «Europäische Palimpseste», in: Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte/ Cahiers d ’ Histoire des Littératures Romanes, 30, 1/ 2, 2006, 1 - 10; signalons également la publication imminente d ’ un autre ouvrage consacré au palimpseste: Effacement et superposition. Entre palimpseste philologique et palimpseste poétique, Patricia Oster et Karlheinz Stierle (ed.), Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l ’ Homme. 2 Il suffit de citer ici l ’ ouvrage devenu classique de Gérard Genette: Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. <?page no="8"?> aucun rapport avec le texte second, jugé seul digne d ’ attention. 3 La métaphore du palimpseste littéraire, en revanche, ne prend sa valeur que dans la profondeur, dans une confrontation simultanée des différentes couches de sens pensées comme étalées dans le temps. La figure de la ville se prête particulièrement bien à une étude littéraire qui s ’ inspire du palimpseste, en ce que l ’ espace urbain, souvent perçu en termes de traces matérielles, architecturales, renvoyant à diverses époques historiques, semble être en général au service de la construction de parcours identitaires et esthétiques précis qui s ’ y voient ainsi indissociablement liés. C ’ est pour sonder ces potentialités de la notion de «ville-palimpseste» 4 dans des textes d ’ auteurs et d ’ époques différents que nous avions organisé une section intitulée «Figurations de la ville-palimpseste» lors du 7 e Congrès des Franco-Romanistes allemands qui s ’ est déroulé à Essen du 29 septembre au 2 octobre 2010. Les pages que nous proposons ici aux lecteurs réunissent quelques-unes des contributions qui ont été exposées et discutées lors de ces journées. Convoquée dans le champ littéraire, la métaphore de la «ville-palimpseste» invite à concevoir la dialectique entre le visible et l ’ invisible, entre des processus successifs d ’ effacement et de réapparition, et à construire l ’ espace de la ville - mais aussi l ’ espace de texte - comme un système où des opérations contradictoires s ’ organisent pour donner sens et valeur à des aspirations tant collectives qu ’ individuelles. Ce volume permet de saisir la diversité et la richesse des pratiques subsumées sous le concept de la «ville-palimpseste»: tantôt ce sont différentes couches d ’ une ‹ même › ville - Rome, Paris, Bruges, Saint-Pétersbourg - qui se superposent dans la pratique de la marche, dans la mémoire, le rêve et l ’ écriture, tantôt c ’ est l ’ immense espace urbain de Berlin qui se stratifie et s ’ emboîte avec le petit village de Ribandon. Chez Proust, Venise et Combray se combinent de telle sorte que leur saisie provoque un double mouvement dans le temps, tourné vers l ’ avant et vers l ’ arrière, et finit par suggérer la possible synthèse narrative des strates spatio-temporelles. Mythiques, fictifs ou réels, souvent dotés d ’ un pouvoir magique, les noms de ville - Chan Santa Cruz, Bordeaux, Oran - évoquent des souvenirs et déclenchent des parcours de quête qui se transforment en des récits de voyage et d ’ attente, en des histoires de vie et de mort. Rayées, supprimées, illisibles, les traces anciennes n ’ en continuent pas moins à orienter des projets d ’ écriture ou, 3 Voir Odile Bombarde: «Palimpseste et souvenir-écran dans Sylvie: la noyade du petit Parisien», in: Littérature, 158, 2010 (Nerval), 47 - 62, 48 - 49. 4 L ’ expression «ville-palimpseste» est également employée par Olivier Mongin: La Condition urbaine. La ville à l ’ heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2005, 50 - 51 à propos de la description de Tokyo fournie par Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques (1955). Le sociologue l ’ emprunte à son tour au grand théoricien d ’ architecture urbaine que fut André Corboz et qui, lui, avait lancé la métaphore du «territoire-palimpseste» (voir p. ex. Le Territoire comme palimpseste et autres essais, Besançon, Les Éditions de l ’ Imprimeur, 2001). 8 Présentation <?page no="9"?> plus précisément de réécriture, censés fonder l ’ identité précaire des sujets modernes. Rapprochée de procédures littéraires concurrentes, comme l ’ intertextualité ou l ’ intermédialité, la figure du palimpseste nous rend particulièrement sensibles aux transformations historiques de nos cultures qui ne cessent de modifier nos rapports au monde et à nous-mêmes, en laissant entrevoir en filigrane une profondeur existentielle aussi fascinante qu ’ inquiétante. Nous tenons à remercier les organisateurs du congrès d ’ Essen, ainsi que Patricia Oster Stierle, qui nous avait encouragés à participer à ces journées dans le but de revivifier la collaboration entre romanistes allemands, autrichiens et suisses, ce dont le présent volume porte une trace aussi modeste que sûre. Nous exprimons également toute notre gratitude aux directeurs de la collection «edition lendemains», en particulier Wolfgang Asholt, qui ont bien voulu y accueillir cet ouvrage, ainsi qu ’ à l ’ équipe éditoriale pour la collaboration aussi agréable qu ’ efficace. Présentation 9 <?page no="11"?> Peter Fröhlicher (Université de Zurich) Du Bellay, Hugo, Modiano - trois figurations de la ville-palimpseste Resümee: Peter Fröhlicher, Du Bellay, Hugo, Modiano - trois figurations de la villepalimpseste. Ausgehend von einem Modell der «ville-palimpseste», wonach der literarische Diskurs die verschütteten oder ausradierten Schichten von Stadträumen mit neuen Bedeutungen besetzt, werden drei Textbeispiele verschiedener Gattungen und Epochen auf die Beziehung zwischen Stadtbeschreibung und Handlung untersucht. Auf dieser Grundlage können unterschiedliche Ausprägungen einer Poetik der Erinnerung skizziert werden. So entsteht etwa aus den in Patrick Modianos Roman Dora Bruder beschriebenen architektonischen Veränderungen von Pariser Vierteln seit 1940 ein mémorial für die nach Auschwitz Deportierten. Défini comme le résultat d ’ un double processus de rature et de réécriture, le palimpseste est apte à rendre compte par métaphore des transformations qu ’ une ville subit au long de son histoire. Le concept de la ville-palimpseste, dont il s ’ agit de mettre à l ’ épreuve le caractère opératoire dans l ’ analyse de textes littéraires, implique, à travers l ’ analogie avec le parchemin ou la page, une saisie complexe de l ’ aire urbaine considérée, par hypothèse, comme un espace signifiant précisément en fonction des transformations qui l ’ affectent. Dans cette perspective, le concept de la ville-palimpseste focalise les significations qui résultent du contraste entre les différentes strates et les valeurs qui leur sont attribuées. Ainsi, les processus de destruction et de reconstruction de quartiers ou de bâtiments sont-ils aptes à produire des effets de signification spécifiques auxquels nous nous attacherons à travers l ’ étude d ’œ uvres littéraires appartenant à des époques différentes. 1 *** Une des premières œ uvres de la littérature française consacrées essentiellement à la description d ’ une ville, le recueil les Antiquitez de Joachim du Bellay, évoque la Rome du seizième siècle. Dans le troisième sonnet, qui s ’ inspire d ’ un 1 Dans un sens plus large, on peut ranger sous cette rubrique aussi les changements qui ne sont pas d ’ ordre proprement architectural, mais relèvent de la manière dont le sujet poétique perçoit ou réinterprète une ville. Ainsi dans «Arria Marcella» de Théophile Gautier, le protagoniste masculin, après avoir visité les ruines de Pompéi, croit faire une promenade fantastique dans la ville romaine encore intacte où il rencontre celle dont il a vu au musée le sein moulé. <?page no="12"?> poème latin de Vitalis, la Rome actuelle n ’ est plus qu ’ un écho, littéralement un souvenir sonore, de la Rome caput mundi désormais enterrée: «Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome / Et rien de Rome en Rome n ’ aperçois». 2 À la différence du «nouveau venu», le poète reconnaît, sous la terre et sous les décombres, les reflets de la splendeur de la ville antique. En mettant en rapport les couches superposées, celle, manifeste, de la Rome actuelle et celle, cachée, de la capitale de l ’ Empire romain, le poète fait revivre - en déplorant les effets néfastes du tempus edax - l ’ héritage d ’ une culture qui a cessé d ’ exister. Cette vision rétrospective est contrebalancée dans d ’ autres poèmes par l ’ avènement d ’ une nouvelle culture, tributaire de la Rome antique dans un sens bien matériel, dans la mesure où les ruines servent à construire les palais et les églises de la Rome papale: «Rome, fouillant son antique séjour, / Se rebâtit de tant d ’œ uvres divines». 3 Le recueil qui documente les transformations de la ville de Rome assume une valeur pragmatique précise. D ’ après le sonnetdédicace au roi, les poèmes se substituent aux ruines à la manière d ’ un tableau peint: les vestiges romains ne pouvant être - au dire du poète - transportés en France, c ’ est l ’œ uvre poétique qui assume cette fonction. S ’ engageant dans la translatio studii, le poète propose, sous forme de tableaux poétiques, un modèle de style dont le roi est censé s ’ inspirer pour faire ériger des palais qui deviendront à leur tour l ’ objet de l ’ écriture poétique: les nouvelles constructions à la manière romaine auront «une telle grandeur / Que je la voudrais bien peindre en votre langage». 4 Qu ’ elle reconnaisse dans les ruines de la Rome actuelle la grandeur des Romains, ou qu ’ elle fonde la nouvelle grandeur analogue, voire supérieure de la Rome française, la poésie donne sens et valeur aux configurations architecturales et à leur transformation. En effet, le poète réclame pour lui ces deux mérites: le premier, rétrospectif, est «d ’ avoir hors du tombeau / Tiré des vieux Romains les poudreuses reliques», le deuxième, d ’ avoir anticipé la gloire de la nouvelle architecture, de la future «monarchie un bienheureux présage». 5 La configuration de la ville-palimpseste articulant deux états, passé et présent, de la ville de Rome, prend son sens par rapport à un Paris futur. La poésie est mise au service d ’ une idéologie de la grandeur politique et culturelle et vise une gloire que le poète partage avec le roi. *** Du Paris virtuel esquissé par du Bellay, passons à des descriptions de la ville moderne telle qu ’ elles apparaissent dans un chapitre des Misérables de Victor 2 Joachim Du Bellay: Les Regrets. Les Antiquités de Rome, éd. par Samuel Silvestre de Sacy, Paris, Gallimard, «Poésie», 1996, 28. 3 Ibid., 44. 4 Ibid., 25. 5 Ibid. 12 Peter Fröhlicher (Université de Zurich) <?page no="13"?> Hugo et dans le roman Dora Bruder de Patrick Modiano. 6 Au XIX e et au XX e siècles, les descriptions de Paris foisonnent, on le sait, dans tous les genres littéraires. Les deux romans retenus ont ceci de particulier qu ’ ils sont reliés par un renvoi intertextuel qui ne peut se trouver bien sûr que dans le texte postérieur, publié en 1997. Mais, comme nous verrons, tout se passe comme si ce lien avait déjà été anticipé, de manière mystérieuse, par le narrateur des Misérables en 1862. La figure éponyme du roman de Modiano, une jeune fille, juive, a disparu pour quelques semaines du domicile familial. Le narrateur reproduit l ’ avis de recherche publié par ses parents en guise d ’ incipit: «Il y a huit ans, dans un vieux journal, Paris-Soir, qui datait du 31 décembre 1941, je suis tombé à la page trois sur une rubrique: ‹ D ’ hier à aujourd ’ hui › . Au bas de celle-ci, j ’ ai lu: ‹ PARIS On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux grismarron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris. › Ce quartier du boulevard Ornano, je le connais depuis longtemps.» 7 Le texte rend compte des recherches menées, un demi-siècle plus tard, par le narrateur qui, frappé par «[l] ’ extrême précision de quelques détails», 8 essaie de se rapprocher de la réalité historique de Dora. Il réussit à retrouver quelques documents, tels que l ’ acte de naissance, le registre de l ’ internat et, comme ultime trace, la liste des personnes déportées du camp de Drancy à Auschwitz le 18 septembre 1942. Plusieurs ‹ paratextes › confirment l ’ authenticité de ces sources ainsi que de l ’ avis de recherche. 9 Le roman de Modiano cherche donc à 6 On citera d ’ après les éditions suivantes: Victor Hugo: Les Misérables, éd. par Maurice Allem, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1951, et Patrick Modiano: Dora Bruder, Paris, Gallimard, 1997. 7 Patrick Modiano: Dora Bruder, 9. 8 Ibid., 54. 9 «J ’ ai retrouvé le nom de Dora Bruder dans le Mémorial de la déportation des Juifs de France qu ’ a publié Serge Klarsfeld en 1978. Elle était dans le convoi parti de Drancy le 18 septembre 1942. Seuls sont mentionnés son nom et son prénom. Bruder, Dora. Sans date de naissance. Puis celui qui devait être son père: Bruder Ernest. Date et lieu de naissance: 21. 5. 99, Vienne. Nationalité: apatride. Puis, dans le convoi du 11 février 1943: Bruder Cécile. Date et lieu de naissance: 17. 04. 07, Budapest. Nationalité: roumaine. Etait-ce sa mère? Ces parents et cette jeune fille qui se sont perdus la veille du jour de l ’ an 1942, et qui, plus tard, disparaissent tous les trois dans les convois vers Auschwitz ne cessent de me hanter. Grâce à Serge Klarsfeld, je saurai peut-être quelque chose de Dora Bruder» (extrait d ’ une page réalisée à l ’ occasion de l ’ émission «Un siècle d ’ écrivains» consacrée à Patrick Modiano le 7 février 1996 à 23h10 sur France 3, http: / / jeguel25.free.fr/ M/ Mo/ Modiano %20Patrick.php, consulté le 10 juillet 2012). Du Bellay, Hugo, Modiano - trois figurations de la ville-palimpseste 13 <?page no="14"?> documenter à la fois une réalité historique et une recherche littéraire. À défaut de documents plus parlants, le narrateur ne cesse de parcourir Paris se rendant à l ’ adresse du domicile de Dora, boulevard Ornano 41, ou à celle de son internat, 62, rue de Picpus, comme si les lieux pouvaient la rendre plus présente. C ’ est cette dernière adresse qui suggère le lien avec Les Misérables. En effet, le narrateur s ’ avise que cet internat est situé à la même adresse que le couvent où trouvent refuge Jean Valjean et Cosette, qui, traqués par Javert, traversent la ville de Paris. «On peut suivre sur un plan une partie de leur itinéraire [. . .] ils traversaient les vraies rues du Paris réel, et brusquement ils sont projetés dans le quartier d ’ un Paris imaginaire que Victor Hugo nomme le Petit Picpus. [. . .] Et voici ce qui me trouble: au terme de leur fuite, à travers ce quartier dont Hugo a inventé la topographie et les noms de rues, Cosette et Jean Valjean échappent de justesse à une patrouille de police en se laissant glisser derrière un mur. [. . .] C ’ est le jardin d ’ un couvent où ils se cacheront tous les deux et que Victor Hugo situe exactement au 62 de la rue du Petit- Picpus, la même adresse que le pensionnat du Saint-C œ ur-de-Marie où était Dora Bruder.» 10 Passons sur la différence minime entre l ’ adresse réelle de l ’ internat de Dora Bruder - rue de Picpus - laquelle existe encore aujourd ’ hui, et l ’ adresse du quartier inventé - le Petit-Picpus - qui n ’ a jamais existé et considérons d ’ un peu plus près ce quartier fantaisiste créé par Victor Hugo aux Livres cinquième et sixième (deuxième partie) des Misérables, notamment dans le chapitre intitulé «Petite rue Picpus, numéro 62». 11 Entre 1860 et 1862, Hugo retravaille la première version du roman Les Misères rédigée en 1847 - 48 en vue de sa publication sous le titre Les Misérables. Exilé depuis plusieurs années, l ’ auteur met en scène un narrateur qui évoque les transformations que Paris a subies entre-temps: «Par suite des démolitions et des reconstructions, le Paris de sa jeunesse, ce Paris qu ’ il a religieusement emporté dans sa mémoire, est à cette heure un Paris d ’ autrefois. Qu ’ on lui permette de parler de ce Paris-là comme s ’ il existait encore». 12 Néanmoins, Hugo demande à un admirateur du nom de Théophile Guérin des renseignements sur les changements de l ’ espace urbain et prie son correspondant de vérifier un certain nombre de détails - jusqu ’ à l ’ emplacement exact d ’ un certain réverbère près de la maison de Jean Valjean. 13 Vu ce souci d ’ exactitude réaliste, on s ’ étonne d ’ autant plus que le couvent où Jean Valjean et Cosette trouvent refuge ne soit plus situé, comme dans la version des Misères, au Quartier latin, mais précisément dans ce quartier fantaisiste, rive droite, appelé le Petit-Picpus (qui ne correspond ni à l ’ actuelle rue de Picpus ni au boulevard du même nom). 10 Patrick Modiano: Dora Bruder, 52 - 53. 11 Victor Hugo: Les Misérables, 519. 12 Ibid., 486. 13 Olin H. Moore: «Realism in Les Misérables», in: PMLA, 61/ 1, mars 1946, 211 - 228, 213. 14 Peter Fröhlicher (Université de Zurich) <?page no="15"?> Présenté comme une désignation populaire traditionnelle, le nom de ce quartier s ’ inscrit dans une longue énumération de toponymes anciens qui, à l ’ exception précisément du Petit-Picpus, sont tous authentiques: «[. . .] l ’ Arbre-de-Cracovie, la Petite-Pologne, le Petit-Picpus, ce sont les noms du vieux Paris surnageant dans le nouveau. La mémoire du peuple flotte sur ces épaves du passé». 14 Visiblement, le texte cherche à suggérer une relation nécessaire entre les toponymes et une conscience historique collective censée authentifier ce quartier qui n ’ a jamais existé. Pour étayer l ’ authenticité de ce quartier, le narrateur renvoie à un plan - pourtant fictif - de 1727. D ’ autre part, il admet que le Petit-Picpus «a existé à peine et n ’ a jamais été qu ’ une ébauche de quartier [. . .]. Les chemins étaient peu pavés, les rues étaient peu bâties». 15 Il ne surprend donc guère que ce quartier précaire n ’ existe plus dans le présent de l ’ écriture: «Il y a trente ans, ce quartier disparaissait sous la rature des constructions nouvelles. Aujourd ’ hui il est biffé tout à fait». 16 Notons que les métaphores dans ce passage - du quartier qui n ’ est qu ’ une «ébauche» jusqu ’ aux constructions nouvelles présentées comme la «rature» d ’ un quartier aujourd ’ hui «biffé» - fournissent une définition exacte de la ville-palimpseste. Dans la description du Petit-Picpus transparaît le quartier réel (rive gauche) des Misères, de sorte que la version définitive des Misérables se présente comme un palimpseste à la fois architectural et scriptural: le narrateur crée un quartier inédit en transférant des rues et des bâtiments réels de la rive gauche à la rive droite tout en prenant soin par la suite de démolir - ou raturer - ce quartier. Ces transformations de l ’ urbanisme fictif au niveau de l ’ énoncé vont de pair avec la réécriture partielle de la version antérieure: aux noms des rues authentiques du Quartier latin se substituent les toponymes inventés, comme la «petite rue de Picpus». Le processus de fictionnalisation n ’ affecte pas seulement l ’ emplacement du couvent, mais aussi son essence religieuse même: les Bénédictines de la première version deviennent, dans Les Misérables, des Bernardines-Bénédictines, ordre d ’ une sévérité extrême, tout aussi fantaisiste que le quartier où il se situe. Dans une note du 15 janvier 1862, Hugo écrit: «Aujourd ’ hui, vu le régime des tracasseries possibles, j ’ ai dû dépayser le couvent, en changer le nom et le transporter imaginairement quartier Saint-Antoine». 17 Que ce couvent particulièrement austère censé souligner le caractère obsolète des ordres monastiques au XIX e siècle puisse créer quelques difficultés à l ’ auteur, n ’ est pas exclu. Mais le narrateur semble brouiller les pistes non seulement pour des raisons politiques, mais aussi poétiques: ainsi, Jean Valjean et Cosette sont à jamais introuvables, non seulement pour Javert et ses agents, mais aussi pour les 14 Victor Hugo: Les Misérables, 492. 15 Ibid. 16 Ibid., 493. 17 Ibid., 1602 - 1603 (commentaire de M. Allem). Du Bellay, Hugo, Modiano - trois figurations de la ville-palimpseste 15 <?page no="16"?> lecteurs trop curieux qui prendraient le texte comme un document historique. Le narrateur ne les a-t-il pas mis en garde contre une attitude naïve face à la description réaliste: «Il est possible que là où l ’ auteur va conduire les lecteurs en disant: ‹ Dans telle rue il y a telle maison › , il n ’ y ait plus aujourd ’ hui ni maison ni rue. Les lecteurs vérifieront, s ’ ils veulent en prendre la peine»? Tout en respectant le pari d ’ un réalisme fidèle aux détails, le texte justifie moins le Paris ancien de l ’ auteur exilé qu ’ il n ’ attribue à la ville la fonction d ’ un lieu de mémoire dans une perspective non pas référentielle, mais proprement littéraire. L ’ évocation des états antérieurs de la ville à l ’ intention des anciens habitants d ’ un quartier «biffé», mais qui n ’ a jamais existé sous la forme décrite, préserve l ’ histoire narrée des contingences du temps et fait apparaître un lien fondamental entre les espaces décrits et les actions des personnages. C ’ est à propos du couvent situé au 62, petite rue de Picpus que le narrateur fait allusion aux vertus évocatrices des lieux et des bâtiments qui sont comme imprégnés des personnages et de leur destin: «Nous n ’ avons pu passer devant cette maison extraordinaire, inconnue, obscure, sans y entrer et sans y faire entrer les esprits qui nous accompagnent et qui nous écoutent raconter, pour l ’ utilité de quelques-uns peut-être, l ’ histoire mélancolique de Jean Valjean.» 18 Le narrateur hugolien associe les destinataires de son récit à la sensation étrange qu ’ il éprouve dans le couvent de la petite rue de Picpus comme s ’ il établissait entre lui et les futurs lecteurs une sorte de communauté ‹ spirituelle › à partir de la visite des lieux fréquentés par les personnages. Cette phrase est reprise par le narrateur de Dora Bruder qui y reconnaît une qualité essentielle des poètes, c ’ est-à-dire la voyance. 19 Loin d ’ être fortuite, la presque identité des deux adresses, celle, inventée, du couvent des Bernardines-Bénédictines - 62, petite rue Picpus - , et celle du pensionnat réel de Dora Bruder des S œ urs du Sacré C œ ur de Jésus - 62, rue de Picpus - serait l ’ expression d ’ une sensibilité particulière du génie hugolien anticipant de manière intuitive le sort de Dora dans le Paris de 1944. Cette poétique de la voyance, le narrateur modianesque la fait sienne. Loin d ’ être un «don», la voyance s ’ identifierait avec «les efforts d ’ imagination, nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur des points de détail - et cela de manière obsessionnelle». 20 Tout comme le «nous» hugolien, le narrateur de Dora Bruder est sensible au pouvoir évocateur des espaces où se déroule l ’ action narrée. L ’ adresse indiquée dans la note de Paris- 18 Ibid., 549. 19 Patrick Modiano: Dora Bruder, 53. Ces pages consacrées au roman de Modiano reprennent quelques éléments de notre article «Métafiction et intertextualité dans Dora Bruder de Patrick Modiano», in: Hans Felten et David Nelting (ed.), Contemporary European Literature, Proceedings of the Workshop at the University of Aachen, 5 - 6 December 1997, Frankfurt am Main, Lang, 1999, 69 - 73. 20 Patrick Modiano: Dora Bruder, 54. 16 Peter Fröhlicher (Université de Zurich) <?page no="17"?> Soir suscite chez le narrateur une série de souvenirs d ’ adolescence. Une des vertus mnémoniques des villes est liée aux toponymes évoquant des événements ou personnages importants de l ’ Histoire. Or le boulevard Ornano, rappelant le Maréchal de l ’ Empire et les transformations haussmanniennes de Paris, devient, dans ce roman, essentiellement l ’ adresse de la famille Bruder. De même, les autres toponymes parisiens articulant différentes strates de l ’ espace urbain marquent les points de repère d ’ une histoire fragmentaire, permettant de capter quelques reflets d ’ une existence évanescente. Les données de la topographie parisienne s ’ organisent en un scénario apte à inclure la biographie de Dora aussi bien que celle du narrateur lui-même. Mais ainsi que les archives dont quelques-unes restent inaccessibles ou, comme celles de la Police des Questions juives, ont été détruites intentionnellement, l ’ architecture n ’ est pas non plus une gardienne fidèle de la mémoire. Le roman évoque les transformations de la ville depuis les années quarante: le couvent où Dora a été en pension n ’ existe plus, la prison des Tourelles et le camp de Drancy, dernière étape de Dora en France, ont été profondément modifiés. Tout se passe comme si la description des lieux et des édifices devait pallier l ’ absence de témoins humains. Le Paris d ’ aujourd ’ hui se superpose à ses avatars antérieurs, à savoir la ville du début des années soixante, temps de l ’ adolescence du narrateur, et la ville sous l ’ occupation allemande qui est celle de la jeune Dora. Ainsi, Paris se présente-t-il comme un immense palimpseste dont le narrateur saisit quelquefois les états antérieurs: «la ville d ’ hier m ’ apparaît en reflets furtifs derrière celle d ’ aujourd ’ hui». 21 Dans cet espace continuellement remanié s ’ inscrivent les itinéraires des personnages. En suivant les trajets probables de Dora et de ses compagnes, le narrateur remémore et réactualise le passé, produisant luimême des traces qu ’ il documente dans son récit. Ses parcours qui répètent et se superposent à ceux, hypothétiques, de Dora dans le Paris des années 1940, sont à la fois des actes de lecture et d ’ écriture de la ville. Les noms de rues et de quartiers qui rythment le roman - boulevard Ornano, rue de Picpus, rue d ’ Hermel, rue de la Gare-de-Reuilly, Drancy - configurent le sort de Dora Bruder ainsi que la quête du narrateur. Vers la fin du roman, la vertu évocatrice de l ’ espace urbain s ’ étend au sort des milliers de personnes qui comme Dora ont été transportées de la prison des Tourelles au camp de Drancy d ’ où partaient les trains pour Auschwitz: «[Le convoi] suivit le chemin que l ’ on prend aujourd ’ hui pour aller à l ’ aéroport de Roissy. Plus de cinquante ans ont passé. On a construit une autoroute, rasé des pavillons, bouleversé le paysage de cette banlieue nord-est pour la rendre [. . .] aussi neutre et grise que possible. Mais sur le trajet vers l ’ aéroport, des plaques indicatrices bleues portent encore les noms anciens: DRANCY ou ROMAINVILLE. 21 Ibid., 52. Du Bellay, Hugo, Modiano - trois figurations de la ville-palimpseste 17 <?page no="18"?> Et en bordure même de l ’ autoroute, du côté de la porte de Bagnolet, est échouée une épave qui date de ce temps-là, un hangar de bois, que l ’ on a oublié et sur lequel est inscrit ce nom bien visible: DUREMORD.» 22 Rendue «neutre et grise» par l ’ élimination des constructions anciennes, la banlieue a fait l ’ objet d ’ un processus de désémantisation que le narrateur cherche à pallier par la réattribution de significations. Au trajet des déportés parisiens se mêle celui, actuel, des voyageurs se rendant à l ’ aéroport de Roissy. Le «hangar de bois, que l ’ on a oublié», seul témoin de l ’ architecture des années quarante ayant résisté à la neutralisation, fait pendant au commentaire historique lié aux toponymes. Avec son inscription «DUREMORD», il apparaît comme un véritable monument non seulement de l ’ époque dont il est un témoin, mais aussi du temps présent en suggérant une attitude morale actuelle envers les crimes des années quarante. Cette «épave» à l ’ inscription parlante qu ’ on a oublié de raturer devient une figure emblématique de la villepalimpseste. Si l ’ annonce de Paris-Soir vise à retrouver la jeune fille momentanément disparue de son domicile, le roman dans son ensemble tente de récupérer ce personnage qui a laissé peu de traces avant d ’ être envoyé à Auschwitz. Refaisant les itinéraires présumés de la jeune fille, le narrateur éprouve, face à cette présence illusoire et précaire, un vide qu ’ il ne réussit pas à combler. La tentative d ’ élaborer l ’ histoire de Dora à partir d ’ expériences prétendument similaires aboutit au constat d ’ une distance insurmontable. Dans le passage final qui, à l ’ instar de l ’ incipit, thématise la fugue de Dora, le narrateur avoue l ’ échec de ses recherches: «J ’ ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d ’ hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s ’ est échappée à nouveau. C ’ est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d ’ occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l ’ Histoire, le temps - tout ce qui vous souille et vous détruit - n ’ auront pas pu lui voler.» 23 La fin du roman implique une nouvelle définition paradoxale de l ’ écriture. Se souvenant, dans un autre passage du roman, de sa propre fugue à l ’ âge de 17 ans, le narrateur reconnaît dans cette expérience un moment d ’ authenticité, «l ’ une des rares occasions de ma vie où j ’ ai été vraiment moi-même et où j ’ ai marché à mon pas». 24 Tout comme la fugue de Dora, celle du narrateur reste dans l ’ obscurité. Il semble que ces expériences fondatrices de l ’ identité appartiennent à une sphère que l ’ écriture modianesque se contente de circonscrire. Seul élément exceptionnel de la vie de cette jeune fille, le «pauvre 22 Ibid., 143 - 144. 23 Ibid., 147. 24 Ibid., 80. 18 Peter Fröhlicher (Université de Zurich) <?page no="19"?> et précieux secret» résume, dans un syntagme oxymorique, le caractère ambigu et paradoxal du personnage. Dans l ’ explicit, le caractère fuyant de Dora n ’ est donc plus conçu comme un manque susceptible d ’ être pallié par des conjectures ou par une trame imaginée. Au terme de ses recherches, le narrateur, reconnaissant la distance qui le sépare à jamais de la jeune fille, valorise positivement son caractère insaisissable. Le manque de savoir et le vide qu ’ il éprouve se convertissent en un «secret» qui définit l ’ identité individuelle et unique de Dora. Le roman se présente ainsi comme un mémorial littéraire à la fois individuel et collectif, qui se construit à partir de la ville-palimpseste. Le Paris des années quarante, en partie biffé par les nouvelles constructions, le Paris du narrateur adolescent des années 1960 et celui du narrateur-écrivain des années 1990 se superposent et parfois se répondent. Ainsi, le narrateur, attentif aux moindres signaux se dégageant des rues et des bâtiments, constate que «sous cette couche épaisse d ’ amnésie, on sentait bien quelque chose, de temps en temps, un écho lointain, étouffé, mais on aurait été incapable de dire quoi, précisément». 25 *** À partir du modèle de la ville-palimpseste proposé au début, il nous est loisible de saisir les spécificités des trois configurations de la ville-palimpseste. La destruction des figures architecturales ou plus généralement urbaines - que l ’ on peut considérer comme un ‹ texte › - , va de pair avec un processus de désemantisation que l ’ écriture poétique vise à pallier. Ainsi, le poète se configure comme l ’ antagoniste par excellence des forces destructrices telles que le Temps ou l ’ Histoire. En focalisant une épave ou une strate disparue du palimpseste urbain, il redonne sens et valeur à ce qui a été raturé. Le poète bellaïen, qui cherche à raviver la Rome antique pour la transférer dans la France de la Renaissance, se réclame d ’ une idéologie de la gloire à la fois politique et poétique. En revanche, chez Hugo et chez Modiano, la villepalimpseste apparaît comme un scénario destiné à assurer la mémoire du sort dramatique ou tragique de personnages marginalisés - l ’ ancien forçat ou la jeune Juive qui s ’ est également enfuie à travers Paris. Si les bâtiments du quartier fantaisiste du Petit-Picpus préservent «l ’ histoire mélancolique» de Jean Valjean, les reflets architecturaux actuels du Paris des années 1940 sont empreints par le narrateur du souvenir de Dora Bruder disparue de l ’ Histoire. Selon des modalités différentes, les deux romans se rattachent à une poétique de la mémoire nouant narration et récit à des lieux privilégiés. D ’ après le narrateur des Misérables, l ’ émotion de son histoire que les lecteurs sont censés partager est due à l ’ ambiance particulière du couvent situé dans la fictive rue du Petit-Picpus. À la différence du genius loci hugolien purement littéraire, le roman de Modiano, sous-tendu par la croyance que «les lieux gardent une 25 Ibid., 133. Du Bellay, Hugo, Modiano - trois figurations de la ville-palimpseste 19 <?page no="20"?> légère empreinte des personnes qui les ont habités», 26 informe le Paris des années 1940 et le Paris actuel des traces d ’ une inconnue à l ’ intention de ceux qui prendront, par exemple, la route de l ’ aéroport de Roissy. 26 Ibid., 30. 20 Peter Fröhlicher (Université de Zurich) <?page no="21"?> Patrick Labarthe (Université de Zurich) Baudelaire, Paris et le «palimpseste de la mémoire» Resümee: Patrick Labarthe, Baudelaire, Paris und «das Palimpsest des Erinnerungsvermögens». Es gibt keine Erfindung, die nicht gleichzeitig Aufarbeitung beinhaltet, und keine Zukunft ohne zumindest einen kurzen Blick zurück. Baudelaires Dichtkunst ist deswegen so innovativ, weil sie mit einer noch nie dagewesenen Dramatik den topos der Stadt, den Großstadtraum, als Tiefe des Erinnerungsvermögens verinnerlicht. Wohl beerbt Baudelaire damit die Tradition des «Tableau de Paris», die Karlheinz Stierle nachgezeichnet hat; aber diese «Capitale infâme» macht er zum paradoxen Schauplatz einerseits einer der modernen Zeit angepassten Trauerform (die namentlich das Idyll beklagt), andererseits eines frischen Elans, den man als fertilité, Fruchtbarkeit des Erinnerungsvermögens, bezeichnen könnte. Dieses Paradox soll hier beschrieben werden: Paris als Schaubühne für den Verlust aller Ideale und gleichzeitig als Szene für die Umwandlung dieses Verlusts in dichterisches Gold («or poétique»). Die für das Palimpsest typische Überlagerung eines früheren gelöschten Textes durch einen neu vorliegenden ist besonders gut nachvollziehbar in der Baudelaireschen Koexistenz einer heidnischen und einer modernen Schicht, die unter dem Doppelzeichen der Zerrissenheit der Christenheit und der von Melancholie geprägten Reflexionsfähigkeit steht. Diese Dialektik wollen wir als zweites untersuchen und werden uns dabei vorwiegend auf «Delphine et Hippolyte» und die Racineschen Reminiszenzen im Wortschatz und in der Prosodie Baudelaires konzentrieren. Un «palimpseste immense et naturel» Étudiant, dans La Mesure du monde, les descriptiones civitatis jusqu ’ au XV e siècle, Paul Zumthor a montré ce que la construction d ’ un imaginaire de la ville en Occident devait à quatre modèles prévalents: celui de la Jérusalem céleste, terme de toute béatitude pour le chrétien; celui de Babylone, la maudite des chapitres 17 et 18 de l ’ Apocalypse; celui de Rome, source de l ’ autorité et de la connaissance; celui de Byzance enfin, merveille lointaine et réservoir de sacralité. Retraçant le parcours intérieur qui, de l ’ image idéale de la ville, permet de passer à la figuration d ’ une ville particulière, il en vient à fixer les traits qui, selon lui, déterminent l ’ imagination et la parole confrontées à la réalité urbaine jusqu ’ à l ’ aube de la Renaissance: la clôture, la solidité, la verticalité, trois signes de grandeur et de puissance, trois aspects sécurisants d ’ une unité vigoureusement resserrée sur l ’ idée de la ville comme un lieu matriciel, où circulerait, en vue de la paix des hommes, la grâce des analogies entre terre et ciel, lieu urbain et lieu du salut. «La ville se pose, seule, solide et <?page no="22"?> sûre», conclut-il. 1 Son intégrité a beau être atteinte par les bouleversements qui font souffrir et mourir les hommes, la ville reste «source de vie, promesse d ’ avenir, pourvoyeuse de valeurs» 2 . D ’ un mot, une identité faite d ’ unité organique et de richesse affective, comme en témoigne l ’ interpénétration heureuse du public et du privé, avant que n ’ aille s ’ effritant cette sorte de conscience sacrale de la ville, avec l ’ apparition progressive d ’ un espace profane pourvoyeur d ’ anxiété. Ce détour par l ’ imaginaire médiéval de la ville n ’ a d ’ autre sens que de faire saillir par contraste trois aspects du Paris post-révolutionnaire immédiatement repérables chez Baudelaire: non la clôture, mais l ’ ouverture sur le mode d ’ un foisonnement tant physique qu ’ onirique, ainsi dans le chiasme initial des «Sept Vieillards» («Fourmillante, cité, cité pleine de rêves»), Paris se faisant le théâtre d ’ une déréalisation des frontières, entre le jour et la nuit, la mort et la vie, l ’ espace sensible et l ’ espace intérieur. 3 Deuxièmement, non la solidité, mais la blessure qui apparie décor urbain et scène intérieure (ruinées dans leur corps à l ’ égal du lieu qui les disloque, les «petites vieilles» sont des «mères au c œ ur saignant» [ XCI , v. 63]). Troisièmement, l ’ horizontalité de la rue devient avec Baudelaire le site électif de la poésie, puisqu ’ aussi bien le flâneur s ’ en va «flairant dans tous les coins les hasards de la rime, / Trébuchant sur les mots comme sur les pavés» ( LXXXVII , v. 6 - 7). Trois aspects bien connus, mais si intensément retraduits qu ’ ils autorisent à parler, en ce moment 1850, d ’ une véritable invention de Paris. Or il n ’ est pas d ’ invention qui ne soit simultanément un travail de la mémoire, pas d ’ avenir qui n ’ enveloppe une rétrospection. La vision de la ville que proposent «Les Tableaux parisiens» et Le Spleen de Paris n ’ est si novatrice que de remotiver, avec un dramatisme sans précédent, le topos de la ville comme profondeur de mémoire. Sans doute, dans le prologue de la Vie de Henry Brulard (écrit en 1835 - 1836, publié en 1890), le panorama romain métaphorise-t-il, aux yeux de Stendhal, les strates d ’ une mémoire toute personnelle, dont l ’ autobiographe s ’ apprête à déployer l ’ inachevable tableau. 4 Mais le Paris de Baudelaire a ceci de spécifique qu ’ il est le 1 Paul Zumthor: La Mesure du monde, Paris, Seuil, 1993, 111 - 141. 2 Ibid., 130. 3 Charles Baudelaire: Les Fleurs du Mal, XC , in: Œ uvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois [désormais abrégé en OC], Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1975, 87. L ’ extrême réalité de l ’ aliénation et l ’ extrême irréalité coexistent, rapport que l ’ on peut penser sur le mode causal, le bain d ’ irréalité devenant la condition même d ’ une saisie de la ville dans sa brutalité. Avec la multiplication du spectre, l ’ apparition glisse vers «le fantastique réel», le cortège des sept sosies allégorisant le cycle hebdomadaire envahi par le mal (les sept péchés capitaux), la menace d ’ un infini négatif auquel le sujet ne trouve à répondre que par la rage impuissante. 4 Stendhal: Œ uvres intimes, édition établie par V. del Litto, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», t. II, 1982, 529 - 533. Semblablement, Freud verra en Rome l ’ équivalent architectural de ce psychisme dont il souhaite dresser la cartographie (Das Unbehagen in 22 Patrick Labarthe (Université de Zurich) <?page no="23"?> théâtre paradoxal à la fois d ’ un deuil propre à l ’ âge moderne, et d ’ une énergie nouvelle qu ’ on pourrait nommer la fertilité d ’ une mémoire. Le paradoxe de la mémoire consiste en ce que Paris, lieu de perte de tous les idéaux, grande métropole de la mélancolie, se fait simultanément le théâtre d ’ un travail de transformation de cette Douleur. Lieu d ’ un Irrémédiable certes, mais d ’ un Irrémédiable qui devient la condition et la substance même du chant poétique, d ’ un lyrisme où coexistent, en une dialectique sans résorption possible, la rupture et la fidélité. Cette poétique de la ville, rappelons qu ’ elle n ’ acquiert son relief que sur le fond de ces figurations de Paris auxquels Karlheinz Stierle a consacré, dans Der Mythos von Paris, une somme fondamentale. 5 Si pour Rousseau, avec lequel dialogue le poète du Spleen de Paris, il n ’ y a plus d ’ aisance à être parisien, à «foisonner» dans la ville à la façon du Diderot de la Réfutation d ’ Helvétius, porté à en traverser avec bonheur les milieux séparés, Sébastien Mercier, auquel Baudelaire médite de consacrer une étude pour Le Hibou philosophe (1852), dresse, quant à lui, la physionomie morale de la Ville, en capte les variables dans un reportage encyclopédique où Paris devient une réalité prise dans le Temps. 6 Cette rue à laquelle Mercier donne ses lettres de noblesse littéraire, il revient à Balzac, on le sait, d ’ en faire le foyer d ’ une ressaisie de la totalité urbaine comme autant de types grouillant sur un théâtre allégorique des vices et des vertus, selon le rythme d ’ un éros infernal qui meut et apparie les c œ urs - ainsi dans La Cousine Bette, Gobseck ou La Fille aux yeux d ’ or - , toutes cloisons sociales abolies. Quant à Hugo, majeure est, dans l ’ économie des Voix intérieures, cette ode «A l ’ Arc de Triomphe» dont Baudelaire cite quelques vers tant dans l ’ étude sur Gautier parue dans la Revue fantaisiste du 15 juillet 1861 que dans le Salon de 1859 7 : vision surplombante et futuriste d ’ un songeur «accoudé» au bord de Paris détruit, où ne subsisteraient que trois grands vestiges échoués (Notre-Dame, la colonne Vendôme, l ’ arc de Triomphe); d ’ un mot, l ’ expérience que la ville n ’ est, en son être profond, que la pâture du seul ogre absolu qui soit aussi le seul architecte éternel: ce tempus edax rerum qui, au jeu de l ’ Histoire, garde toujours la dernière main. Dans son schématisme der Kultur [1929], traduit par Ch. et J. Odier sous le titre: Malaise dans la civilisation, Paris, Presses universitaires de France, 1971, 12sqq.) 5 Karlheinz Stierle: Der Mythos von Paris. Zeichen und Bewusstsein der Stadt, traduit de l ’ allemand par Marianne Rocher-Jacquin sous le titre La Capitale des signes. Paris et son discours, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l ’ homme, 2001. 6 Denis Diderot: Réfutation d ’ Helvétius, in: Œ uvres, édition établie par Laurent Versini, Paris, Robert Laffont, 1994, tome I (Philosophie), 863. Sur le réalisme urbain de Mercier, voir les articles de Jean-Claude Bonnet, de Chantal Thomas, de Pierre Frantz et d ’ Anthony Vidler dans Louis-Sébastien Mercier. Un hérétique en littérature, Paris, Mercure de France, 1995, 9 - 79; 223 - 243. 7 Victor Hugo: Les Voix intérieures, IV , in: Œ uvres complètes. Poésie I, présentation de Claude Gély, Paris, Robert Laffont, 1985, 819 - 831; Baudelaire: OC, II, 151; 667. Baudelaire, Paris et le «palimpseste de la mémoire» 23 <?page no="24"?> cavalier, ce parcours n ’ a d ’ autre sens que de rappeler les strates bien connues du Paris de Baudelaire, et cela pour les abandonner aussitôt, car la critique les a très largement explorées. En quoi la notion de palimpseste peut-elle aider à lire autrement l ’ image baudelairienne de Paris? Dans le chapitre «Vision d ’ Oxford» d ’ Un mangeur d ’ opium, Baudelaire écrit du cerveau humain que c ’ est «un palimpseste immense et naturel» où s ’ étagent, sans qu ’ aucune ne soit perdue, les «couches superposées de sentiments défunts, mystérieusement embaumés dans ce que nous appelons l ’ oubli» 8 . S ’ il y a un «palimpseste de la mémoire», lequel serait, dit Baudelaire, «indestructible», ne peut-on dire de Paris, dont la forme «change plus vite, hélas! que le c œ ur d ’ un mortel» ( LXXXIX , «Le Cygne», v. 8), qu ’ il a lui aussi son hypotexte, c ’ est-à-dire les traces d ’ un écrit antérieur à la fois effacé et retrouvable, d ’ un oublié (ou dénié) à la fois proche et lointain, lisible quoique caché. Avec la logique du palimpseste, nous sommes ainsi dans une dialectique de l ’ effacement et de la réapparition, sauf à préciser que l ’ emploi du mot est ici hautement métaphorique, puisqu ’ au sens propre le palimpseste suppose un oubli volontaire aboutissant à un effacement imparfait. Qu ’ en est-il donc de Paris comme «palimpseste de la mémoire» 9 ? En quoi le texte lisible de la «vieille capitale» réveille-t-il les traces d ’ un texte second, supposé faire imparfaitement retour? Écriture de la Ville, écriture de la Mort Une première réponse consiste à souligner que Paris, chez Baudelaire, acquiert la profondeur temporelle de ce qu ’ il appelle, à propos des gravures de Meryon, «une capitale âgée et vieillie dans les gloires et les tribulations de la vie» 10 , ce qui revient à reconnaître en Paris le sortilège d ’ une séduction liée aux signes mêmes du Temps, un Temps dont la linéarité tragique tranche sur l ’ ordre cyclique de la Nature. Il faudrait ici relire la lettre d ’ envoi des «deux Crépuscules» à Fernand Desnoyers (fin de 1853) pour mesurer à quel point c ’ est sur le fond d ’ une religion panthéiste de la Nature (celle d ’ un Victor de Laprade) que s ’ enlève la pensée de la Ville: «Dans le fond des bois, enfermé sous ces voûtes semblables à celles des sacristies et des cathédrales, je pense à nos étonnantes villes, et la prodigieuse 8 Baudelaire: OC, I, 505sq. 9 Sur la notion de «palimpseste», voir ici même les contributions de Sabine Narr et de Christof Schöch, ainsi que le colloque de Sarrebruck de 2006 organisé par Patricia Oster- Stierle (Actes à paraître en 2012). 10 Baudelaire: OC, II, 666. 24 Patrick Labarthe (Université de Zurich) <?page no="25"?> musique qui roule sur les sommets me semble la traduction des lamentations humaines.» 11 De ce point de vue, l ’ on peut se reporter au «Crépuscule du soir» ( XCV ) qui ouvre, au centre des «Tableaux parisiens», une série de poèmes nocturnes que ferme «Le Crépuscule du matin» ( CIII ), lequel préside au cycle renouvelé de la souffrance diurne. 12 Du premier de ces poèmes, deux traits seulement nous retiendront ici: d ’ une part, la mention du «soir» (v. 1, 5 & 36) qui non seulement fait de Paris le théâtre d ’ un investissement par des forces diaboliques, mais autorise un prélèvement de figures allégoriques: le savant (v. 9), l ’ ouvrier (v. 10), la prostituée (v. 15), les voleurs (v. 25), les malades (v. 31). Or loin de n ’ être que les instruments d ’ un discours moraliste - dont la tentation se trahit notamment à l ’ accent biblique de «la cité de fange» (v. 19) - , ces figures acquièrent un poids des plus concrets, ne serait-ce qu ’ en raison de l ’ oxymore initial (le soir «charmant, ami du criminel»), et d ’ une unification des habitants sous la bannière d ’ un prolétariat largement animalisé (loup, bête fauve, fourmilière, ver, glapir, rugissement). D ’ autre part, fondamentale est l ’ injonction à soi du vers 29: «Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment». Au Dieu absent de la ville s ’ est comme substituée l ’ instance psychique d ’ un sujet: «mon âme», appelée au retrait réflexif, comme s ’ il s ’ agissait de ressaisir Paris pensivement, Paris comme capitale de la douleur de penser. Ainsi l ’ injonction du vers 30 à fermer l ’ oreille «à ce rugissement» implique-t-elle moins un déni qu ’ un essai de transformation de la frénésie urbaine: en témoignent le jeu des enjambements et un dynamisme métaphorique où prévaut le son sur le sens, comme dans la chaîne phonique du vers 13 («Et cognent en volant les volets et l ’ auvent»). La ville n ’ est plus totalisable que par un sujet capable de transmuer en «une prosodie mystérieuse et méconnue» la discordance des «lamentations humaines» 13 . Ainsi Paris existe-t-il à la manière d ’ un individu, sauf que le vieillissement de la ville, pour le citadin confronté aux bouleversements du plan Haussmann, excède largement celui de ses habitants («Le Cygne», v. 7 - 8). De là un premier constat: Paris est un palimpseste en ce que le texte des passions qui s ’ y donne à lire recouvre une écriture de la Mort. L ’ invention de Paris par Baudelaire est, de fait, dans l ’ alliance du vieux et de l ’ aliéné: tant le décor (vieux faubourgs, quais poudreux) que les êtres (négresse amaigrie et phtisique, vieillard en guenilles, petites vieilles, courtisanes vieillies) sont marqués au coin d ’ une caducité physique, autant socio-historique qu ’ ontologique. Un portrait de Paris en ville de vieux, d ’ ouvriers éternellement aliénés, et cela jusque dans le prolétariat 11 Charles Baudelaire: Correspondance (désormais abrégé en CPl), texte établi, présenté et annoté par Cl. Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», tome I, 1973, 248. 12 Baudelaire: OC, I, 94sq. 13 La référence à «une prosodie mystérieuse et méconnue» propre à la poésie française apparaît dans le troisième projet de préface aux Fleurs du Mal (Baudelaire: OC, I, 183). Baudelaire, Paris et le «palimpseste de la mémoire» 25 <?page no="26"?> besogneux de la fosse funèbre ( XCIV , «Le Squelette laboureur»), telle est l ’ une des inflexions majeures de cette écriture de la Ville. 14 Avec cette conséquence que le sujet lyrique s ’ en trouve épuisé, confronté qu ’ il est à l ’ infini d ’ une énigme: songeons aux «Aveugles» ( XCII ) dans l ’ opacité grimaçante desquels le Je reconnaît un double de lui-même, pantin «somnambule» de la grande cité moderne, tendu entre haut et bas, ciel et pavés, occultation et entrevision d ’ un lointain insituable. Toutefois un paradoxe s ’ impose: le je a beau se traîner au hasard d ’ une cité devenue, selon une image toute pascalienne, le théâtre du divertissement, il ne se rassemble pas moins dans l ’ énergie du questionnement final, d ’ autant plus héroïque - l ’ enjambement l ’ atteste - qu ’ est plus accusé le déficit des forces vitales: «mais, plus qu ’ eux hébété, / Je dis: Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles? » 15 Cette parole préserve ainsi l ’ élan d ’ une imploration, une volonté architecte soucieuse d ’ ériger une armature prosodique apte à contenir, mais aussi bien à traduire les chocs de la Ville. À ce titre, ne pourrait-on dire du sonnet qu ’ en sa structure si proche du syllogisme, il renvoie à un texte second, en deçà de toute forme, comme ruiné par le déficit de sens qu ’ induit la ville moderne? Dans l ’ animalité pataude du flâneur parisien s ’ obstine donc l ’ énergie d ’ une «hygiène», d ’ un travail susceptible de transmuter en «or» poétique et la «boue» de la réalité urbaine et la «triste misère» du sujet. En témoigne encore la dialectique lisible dans les statues de Paris, lesquelles, selon le chapitre sur la sculpture du Salon de 1859, se répartissent entre les statues féminines de la Mélancolie dont regorgent les jardins - sortes de ruisseaux de larmes pétrifiées - , et les figures masculines des places publiques (soldats, savants ou saints héroïsés), qui rappellent la dignité d ’ un devoir à la hauteur duquel le poète de Fusées s ’ enjoint d ’ accéder: «Vous traversez une grande ville vieillie dans la civilisation, une de celles qui contiennent les archives les plus importantes de la vie universelle, et vos yeux sont tirés en haut, sursum, ad sidera; car sur les places publiques, aux angles des carrefours, des personnages immobiles, plus grands que ceux qui passent à leurs yeux, vous racontent dans un langage muet les pompeuses légendes de la gloire, de la guerre, de la science et du martyre. [. . .] Fussiezvous le plus insouciant des hommes, le plus malheureux ou le plus vil, mendiant ou banquier, le fantôme de pierre s ’ empare de vous pendant quelques minutes, et vous commande, au nom du passé, de penser aux choses qui ne sont pas de la terre.» 16 14 La meilleure mise au point sur cette écriture de la Mort reste celle de John E. Jackson: La Mort Baudelaire. Essai sur Les Fleurs du Mal, Neuchâtel, À la Baconnière, «Études Baudelairiennes», X, 1982. 15 Baudelaire: OC, I, 92, v. 13 - 14. 16 Ibid., II, 670. L ’ expression sursum, ad sidera vient d ’ Ovide (Met., I, v. 86). 26 Patrick Labarthe (Université de Zurich) <?page no="27"?> Telle est en définitive la leçon de Paris, d ’ être une réalité dont la maîtrise ne semble possible que dans la distance pensive d ’ une création qui se fonde sur la perte même de toute maîtrise. Cette distance pensive peut se comprendre comme celle d ’ un lieu d ’ exil à partir duquel refonder le lyrisme, lieu qu ’ allégorise la forêt de l ’ épilogue du «Cygne»: «Ainsi dans la forêt où mon esprit s ’ exile Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor! Je pense aux matelots oubliés dans une île, Aux captifs, aux vaincus! . . . à bien d ’ autres encor! » (v. 41 - 52) 17 Ce Souvenir allégorisé en vieillard, mais doté d ’ une énergie propre à inverser, en un beau palindrome, la pesanteur mélancolique des «rocs» (v. 32) en un «cor» sonore 18 , n ’ est-ce pas comme une écriture enfouie dont la reviviscence vouerait le sujet lyrique à un chant de deuil, d ’ exil et de solitude? Et, pour peu que l ’ on soit sensible à la profondeur du palimpseste textuel, cette forêt n ’ estelle pas autant la selva oscura de Dante que celle d ’ As you like it, où Jacques le mélancolique égrène les rôles de sa vie, ou encore ce «fond des bois» où retentit le «son du Cor» de Vigny ou le cor d ’ Hernani? Plus le texte urbain se déchire, plus le texte effacé, littéraire et pluriel, tend à reparaître, comme si la dialectique des deux textes constituait le modèle même de l ’ écriture. L ’ hypotexte du paganisme La dialectique entre le visible et l ’ effacé propre au palimpseste serait donc à transposer dans un jeu entre un texte présent et un autre, antérieur. Ne peut-on aller plus loin et comprendre l ’ hypotexte de Paris d ’ un point de vue tout à la fois mythique et esthétique comme cet âge d ’ or dont l ’ élégie seule saurait recréer l ’ utopie? 19 Qu ’ est-ce à dire? Que l ’ élan qui porte le flâneur à se perdre dans les «plis sinueux» du vieux Paris lui fait déchiffrer les traces à la fois affectives et mythiques d ’ un texte préalable. Ce texte originel correspond à ce que Baudelaire nomme dans «Moesta et errabunda» ( LXII ) «le vert paradis des amours enfantines», lequel n ’ est évoqué, remarquons-le, que sur le mode interrogatif: 17 Ibid., I, 87. 18 Starobinski a souligné le palindrome dans La Mélancolie au miroir. Trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 1989, 78. 19 Il nous a été objecté que Paris n ’ était guère présent dans cette mise en évidence du texte de l ’ Idylle sous celui de la Ville moderne. Or Paris est moins présent dans cette œ uvre par le réalisme de la trivialité urbaine que par le retentissement des chocs urbains sur une sensibilité singulière (mot que Baudelaire affectionne autant que Stendhal). Cette blessure n ’ est peut-être jamais aussi vive que dans l ’ écart entre la strate du paganisme et celle d ’ un bric-à-brac urbain vouant le sujet aux tourments de «l ’ hystérie», et l ’ artiste au mélange des genres et des styles. Baudelaire, Paris et le «palimpseste de la mémoire» 27 <?page no="28"?> «Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs, Et l ’ animer encor d ’ une voix argentine, L ’ innocent paradis plein de plaisirs furtifs? » (v. 28 - 30) Dans Le Poème d ’ invitation, Jean Starobinski a souligné combien les êtres et objets interpellés dans ce poème (Agathe, le wagon, la frégate) n ’ avaient d ’ existence qu ’ au vocatif, le poème se déroulant entre cette «corne de détresse» qu ’ est le mot «loin» sept fois répété, et ce «bruit de la mémoire» que sont les chansons et les violons du cinquième quintil, autrement dit, entre la blessure présente de «l ’ immonde cité» (v. 2), et la voix plaintive et «argentine» des commencements (v. 29). Ce texte irrécupérable, nul doute qu ’ il ne se chante que dans la plainte d ’ une séparation. 20 Un tel exemple permet de mesurer ce qui, dans cette dialectique d ’ un texte visible (la ville en son âge d ’ airain) et d ’ un texte oublié (les cités de l ’ âge d ’ or) échappe à la stricte logique du palimpseste: d ’ une part, l ’ image d ’ un paradis antérieur, la poésie n ’ en recrée la précaire image que sur le mode de la nostalgie, donc de l ’ irretrouvable; d ’ autre part, si le palimpseste engage un discours du visuel, l ’ hypotexte est ici, nous y reviendrons en conclusion, de nature auditive. Sous l ’ âge d ’ airain auquel préside «le dieu de l ’ Utile», idole impitoyable du Paris moderne, se déchiffre l ’ écrit lointain de l ’ âge gréco-romain, lieu d ’ un Beau vécu, selon le poème V , comme l ’ accord de la religion et de l ’ art, de Ph œ bus et de Cybèle, de l ’ homme et la femme, de l ’ instinct et de la valeur. 21 Ce paganisme antérieur à l ’ inquiétude chrétienne, le libertin d ’ «Horreur sympathique» ( LXXXII ) l ’ évoque sous le nom de «paradis latin» - étrange oxymore où le mythe chrétien se conjoint à la Rome de la mythologie; or dans l ’ orgie froide de son c œ ur blessé, le voici qui dédaigne d ’ en chanter le deuil à la façon d ’ Ovide 22 : «Insatiablement avide De l ’ obscur et de l ’ incertain, 20 Baudelaire: OC, I, 63sq.; Jean Starobinski: Le Poème d ’ invitation, Genève, La Dogana, 2001, 66 - 88. Le lieu de Moesta et errabunda est au plus lointain des «années profondes», antérieur à ce lieu de lumière qu ’ est la maison du poème XCIX , quand le soleil du soir - métaphorique du père défunt - se répand «largement» sur la nappe domestique, non sans éveiller chez le sujet lyrique un remords lié à ce que Bonnefoy appelle «la tentation de l ’ oubli» (Sous le signe de Baudelaire, Paris, Gallimard, «Bibliothèque des Idées», 2011, 137 - 183). 21 L ’ allégorie du «dieu de l ’ Utile» apparaît au vers 23 du poème V des Fleurs du Mal. Sur les enjeux de l ’ expression, voir notre étude «Le Beau et le ‹ dieu de l ’ Utile › », in: La Littérature face à l ’ hégémonie de l ’ économique, sous la direction de Ursula Bähler et Patrick Labarthe, in: Versants, 58: 1, 2011, 25 - 41. 22 Baudelaire: OC, I, 77. Jean Starobinski a montré tout ce que la rime «vide»/ «avide» devait à la tradition patristique de l ’ acedia (voir «Les Rimes du vide», in: Nouvelle Revue de psychanalyse, 1975, 133 - 143; version remaniée dans Les Fleurs du Mal, actes du colloque de la Sorbonne des 10 et 11 janvier 2003, Paris, Presses de l ’ Université de Paris-Sorbonne, 2003, 269 - 280). 28 Patrick Labarthe (Université de Zurich) <?page no="29"?> Je ne geindrai pas comme Ovide Chassé du paradis latin.» (v. 5 - 8) Ce quatrain d ’ octosyllabes énonce un art poétique: ce ne sont point de nouveaux Tristes que chantera le poète des Fleurs du Mal, cet exilé des bords de la Seine, sans doute parce que l ’ effusion triste, dont la page du Salon de 1859 sur Ovide chez les Scythes de Delacroix fait la qualité maîtresse du chant ovidien, se mêle chez le libertin de Baudelaire à un refus glacé du gémissement narcissique, à l ’ avidité impatiente d ’ un absolu négatif, «de l ’ obscur et de l ’ incertain.» Tout en soulignant l ’ activité réflexive du sujet lyrique 23 , l ’ adjectif substantivé matérialise l ’ inapaisable faim du citadin moderne, exilé de l ’ Histoire, de la clarté, de l ’ univocité du sens, voué à l ’ indéterminé et à cette alchimie par laquelle le vide, rançon de l ’ avidité, se convertit en plénitude esthétique. Pour reprendre les trois instances allégorisées du «Cygne», la Douleur ne se transforme en Travail que par le relais du Souvenir 24 . Cependant, mesurons la complexité de l ’ hypotexte élégiaque. Si le libertin récuse l ’ effusion ovidienne, il n ’ en assume que plus opiniâtrement une réflexivité nostalgique donnée pour le signe même de la modernité. Tout se passe comme si l ’ infinie distance séparant de l ’ hypotexte du paganisme devenait le chiffre d ’ un infini subjectif qui s ’ ouvre au sujet blessé de 1850. L ’ ailleurs antérieur du «paradis latin» devient la figure d ’ un ailleurs intérieur. La profondeur historique s ’ intériorise en une profondeur mélancolique. Disons les choses autrement: le texte antérieur (la Rome antique sous le Paris moderne) n ’ est revivifié que pour ouvrir l ’ espace extérieur de la ville à l ’ espace de la rêverie, c ’ est-à-dire à cet infini spirituel qui, selon Baudelaire, fait la grandeur d ’ un Delacroix. Par le relais de l ’ hypotexte mythico-littéraire, la ville s ’ ouvre à une profondeur de signification, à une sorte d ’ infini intérieur. L ’ on comprend ainsi combien l ’ expérience urbaine relève de la logique du palimpseste, un palimpseste dont l ’ hypotexte serait saturé de littérature, dont il appartient au lecteur de déchiffrer les traces. Un seul exemple suffira: celui de «Delphine et Hippolyte» (Les Épaves, III ), composée dès 1845 - 1847, à l ’ excep- 23 Évoquant la phrase des Fleurs du Mal, Flaubert écrivait qu ’ elle «est toute bourrée par l ’ idée, à en craquer» (lettre à Baudelaire du 13 juillet 1857, Lettres à Baudelaire, éd. Cl. Pichois, in: Études Baudelairiennes, IV - V, 1973, 150). 24 La triade a été analysée par Victor Brombert dans «Le Cygne de Baudelaire: Douleur, Souvenir, Travail», in: Études Baudelairiennes, III, 1973, 254 - 261. Dans ce processus de métamorphose de la Douleur en Travail poétique, la répression de juin 1848 comme le Coup d ’ État du 2 Décembre 1851 ont joué le rôle d ’ exhiber «un abaissement dans la température morale» du pays (pour reprendre les mots d ’ Augustin dans Dominique de Fromentin), un vide historique où l ’ odieux le dispute à la farce, où le sens se trouve brouillé, opaque, illisible. Pour une interprétation politique de la «voirie» comme une «tentative de dépolluer la ville, socialement, politiquement», voir Steve Murphy, «La Dimension politique du Cygne», in: Mémoire et oubli dans le lyrisme européen. Hommage à John E. Jackson, dir. Patrick Labarthe et Dagmar Wieser, Paris, Champion, 2008, 102sqq. Baudelaire, Paris et le «palimpseste de la mémoire» 29 <?page no="30"?> tion des cinq derniers quatrains écrits, selon Poulet-Malassis, «avant l ’ intervention du Parquet». La critique n ’ a pas résolu la question du sous-titre: pourquoi «Delphine et Hippolyte»? 25 Notre hypothèse est que la raison de ce couple de prénoms est précisément dans l ’ écriture qu ’ ils recouvrent, les deux prénoms fonctionnant comme les indices d ’ une strate mythico-littéraire à revivifier. Reine des Amazones, Hippolyte donne naissance à ce fils de Thésée dont Phèdre s ’ éprend. Celui qui, étymologiquement, est un «délieur de chevaux» a pour destin de délier ce désir auquel, en serviteur de Diane, il se refuse. Or l ’ image citadine du «lourd attelage/ De chevaux [. . .] aux sabots sans pitié» (v. 33 - 34), par laquelle Delphine tente de conjurer en son amie le regret d ’ une étreinte virile, n ’ est pas sans rappeler les coursiers dans les rênes desquels s ’ entrave l ’ Hippolyte racinien, tout à son leurre d ’ une pastorale hors des atteintes du désir. Que l ’ Hippolyte baudelairienne soit, comme son double racinien, un être de «trouble» et d ’ «effroi», enfermée dans une Trézène réduite à la chambre de ses amours parisiennes, l ’ atteste son sentiment d ’ un «horizon sanglant» fermé «de toutes parts» (v. 48). Significative est au demeurant la tonalité racinienne du poème, non seulement dans les vers 11 - 12 («Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,/ Tout servait, tout parait sa fragile beauté») que Proust rapprochait du portrait de Junie en larmes à l ’ acte II de Britannicus, mais surtout dans l ’ alliance très racinienne du lamento et de l ’ argumentation. 26 Quant à Delphine, au lieu de chercher, comme le font les commentateurs, une référence littérale (M me de Staël ou Delphine de Girardin), pourquoi ne pas se fonder sur l ’ étymologie, et lire en Delphine le répondant moderne de delphinê, ce dragon qui gardait l ’ oracle de Delphes? N ’ est-il pas dit de Delphine qu ’ elle couve son amante «comme un animal fort qui surveille une proie, / Après l ’ avoir d ’ abord marquée avec les dents» (v. 15 - 16)? Lionne ou dragon, peu importe, l ’ essentiel étant l ’ alliance en elle du prédateur «à la crinière tragique» (v. 57) et de la magicienne, Médée ou Circé saphique: «Et je t ’ endormirai dans un rêve sans fin! » (v. 40). La référence delphique est confirmée par l ’ image du «trépied de fer» sur lequel «trépign[e]» cette sibylle parisienne, et plus encore, par le caractère oraculaire de sa parole, notamment 25 Baudelaire: OC, I, 152 - 155. La question du saphisme s ’ inscrit sur un fond littéraire qui va de La Religieuse à La Fille aux yeux d ’ or; ces couples féminins allégorisent une soif d ’ infini aussi frénétique qu ’ inassouvie, un éros réduit à son essence pure, d ’ être la coïncidence de l ’ absolu amoureux et d ’ un anti-naturalisme violemment rétif aux «hideurs de la fécondité». Là-dessus, voir notamment Jacques Dupont, «Sur un vers de ‹ Lesbos › », in: Histoires littéraires, 24, 2005, 19 - 22; Graham Robb: La Poésie de Baudelaire et la poésie française. 1838 - 1852, Paris, Aubier, 1993, 169 - 186; Strangers. Homosexual Love in the 19th Century, Londres, Picador, 2003, 197 - 232; Pierre Laforgue: Œ dipe à Lesbos, Paris, Eurédit, 2002, 177 - 201. 26 Marcel Proust, Essais et articles. Contre Sainte-Beuve, éd. Clarac-Sandre, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1971, 627: « . . . qu ’ il s ’ agisse de peindre Junie devant Néron, Racine parlerait-il autrement? » 30 Patrick Labarthe (Université de Zurich) <?page no="31"?> dans la réplique des vers 60 - 73 où - entre le furor d ’ un défi et la parodie d ’ une maxime évangélique («On ne peut ici-bas contenter qu ’ un seul maître! ») - trois quatrains dévident successivement une malédiction contre les moralisateurs de l ’ amour; une sentence sur «ce rouge soleil que l ’ on nomme l ’ amour»; une prédiction sur la violence du rapport hétérosexuel («Tu me rapporteras tes seins stigmatisés . . .»). En tant que médiatrice du dieu de Delphes, Delphine est ainsi le répondant du poète: dans sa jouissance pure, exempte des fins procréatrices, elle n ’ est pas seulement l ’ emblème d ’ une marginalité rebelle capable d ’ inverser en défi les aléas du désir, quitte à payer durement le prix de l ’ intolérance sociale. Elle est aussi l ’ incarnation théologico-poétique des apories de l ’ éros, d ’ être un mélange d ’ innocence et de savoir infernal, une soif sans apaisement possible. Aussi le poète se sent-il proche de ces «chercheuses d ’ infini» ( CXI , v. 23), lui qui se peint en veilleur «au sommet de Leucate» («Lesbos», v. 46), telle la sentinelle mythique au seuil de l ’ Agamemnon d ’ Eschyle, touched with pensiveness. 27 Ce Janus érotique peut s ’ interpréter enfin comme l ’ accord d ’ une Beauté «forte» et d ’ une Beauté «frêle», aux bras vaincus. Domination et douleur sont bien sûr l ’ avers et le revers d ’ une même médaille, l ’ alliance d ’ un rêve d ’ omnipotence et de sa retombée mélancolique. Or si Delphine incarne une sorte d ’ extremitas passionnelle et esthétique, il est hautement significatif que le dialogue s ’ ouvre et se ferme sur Hippolyte vaincue, sur une Beauté dont les stigmates sont ceux-là même d ’ un «Malheur» dont le modèle reste, selon Fusées X, le Satan de Milton. Ne pourrait-on formuler l ’ hypothèse qu ’ elles allégorisent une magnanimité perdue au sein de la Ville, une magnanimité en son visage double: impétueux et résigné, comme le sont, chez Lucain tant prisé par Baudelaire, César et Caton, le héros épique et le stoïcien mélancolique 28 ? Figures scindées et complices, les amantes ne seraient pas simplement des caractères au sens psychologique du terme, mais des figures allégoriques de l ’ épique et de l ’ élégiaque, dont la double tonalité viendrait se couler, se fondre dans la voix lyrique de l ’ épilogue, toute d ’ âpreté et de tendresse mêlées. Résonne ici la voix d ’ un moraliste lyrique, renvoyant ces «ombres folles» vers un recès intime, à la fois prison, gouffre ou caverne, lieu d ’ une errance affolée. Sous cette écriture d ’ une passion parisienne, le texte retrouvable est bien, par la voie d ’ un titre étrange, celui d ’ une mémoire hautement littéraire où voisineraient Eschyle et Racine; Lucain et Milton. Ainsi la pensée du palimpseste contient-elle la virtualité d ’ une palingénésie, comme s ’ il n ’ était pas de texte 27 L ’ expression de Thomas de Quincey se trouve au début d ’ Un mangeur d ’ opium (Baudelaire: OC, I, 444): elle s ’ applique à «un cerveau marqué par la rêverie fatale». 28 Sur Baudelaire lecteur de Lucain, nous renvoyons à notre étude: «Baudelaire, Lucain, Machiavel», in: Histoires littéraires, 24, 2005, 45 - 57. Sur la confrontation de César et de Caton dans la philosophie politique occidentale, voir Pierre Manent: Les Métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l ’ Occident, Paris, Flammarion, 2010, 66sq.; 178 - 184; 210 sq. Baudelaire, Paris et le «palimpseste de la mémoire» 31 <?page no="32"?> perdu qui ne puisse renaître, fût-ce imparfaitement, dans l ’ élan d ’ une mémoire tout à la fois personnelle et universelle. Le texte effacé de Racine Qu ’ avons-nous établi? - Que déambuler dans la Ville, c ’ est certes en épeler le texte visible, mais aussi en épeler le texte oublié, que ce soit cette élégie dont les traces hantent le lyrisme baudelairien, ou plus largement cette mémoire saturée de littérature, par le relais de laquelle le sujet déchiffre l ’ énigme d ’ une perte historique, Juin 1848 et décembre 1851 ayant comme descellé l ’ Histoire de tout sens assignable et confirmé l ’ évidence d ’ une immanence désolée. Mais ne peut-on parler, pour finir, d ’ un autre hypotexte, celui-là d ’ ordre lexical et prosodique? La question est la suivante: pourquoi Baudelaire inscrit-il dans la texture de ses vers cet état oublié de la langue que sont les archaïsmes? Pourquoi est-il à la fois le plus moderne et le plus «latin» des poètes? 29 Pourquoi enfin cette persistance de l ’ hypotexte racinien dans la figuration de la Ville? Que de fois voit-on le poète attentif à des mots de «vieille langue», qu ’ il défende auprès de Calonne la pertinence de «gouge» pour désigner la Mort à Paris ( XCVII , «Danse macabre», v. 45), ou emploie, comme Barbier, gueuser au sens transitif dans «À une mendiante rousse» ( LXXXVIII , v. 45), comme pour apparier cette figure de la misère citadine à la Macette de Régnier. Sans doute l ’ usage du latin renvoie-t-il à cette «grâce sauvage et baroque de l ’ enfance» évoquée dans la note de 1857 ajoutée à Franciscæ meæ laudes; sans doute relèvet-il de l ’ apologie, chez Baudelaire, de la décadence latine vue comme le creuset d ’ une Imagination en laquelle Nisard lit au même moment les prodromes d ’ une corruption stylistique propre au romantisme hugolien. 30 Il y a plus toutefois. Jamais, chez Baudelaire, cette strate enfouie qu ’ est l ’ étymologie - ne pensons qu ’ au «superbe Pyrrhus» du «Cygne» (v. 38) ou à telle petite vieille «par sa patrie au malheur exercée» ( XCI , v. 45) - n ’ est privilégiée à la façon de Nodier ou de Mérimée soucieux de remonter, eux, à un état linguistique antérieur à l ’ absolutisme centralisé. Nul besoin chez le poète des Fleurs du mal de «remuer» la langue à de grandes profondeurs, d ’ en laver la corruption par la réinvention d ’ une tradition nationale opposant au progressisme post- 29 «Baudelaire poète latin», tel est le titre d ’ un article particulièrement aigu de Corinne Saminadayar-Perrin, in: Romantisme, 113, 2001, 87 - 103. 30 Voir respectivement la lettre du 11 février 1859 à Alphonse de Calonne, CPl, I, 546sq.; Baudelaire: OC, I, 98 («Danse macabre»); 85 («A une mendiante rousse»); 940 (note de 1857 pour Franciscæ meæ laudes); Désiré Nisard: Etudes de m œ urs et de critique sur les poètes latins de la décadence, Paris, Hachette, 1834, 2 e éd. 1849. Les images du «cadavre» et de «l ’ être vivant» de la langue sont empruntées au Larousse universel du XIX e siècle (article: archaïsme). 32 Patrick Labarthe (Université de Zurich) <?page no="33"?> révolutionnaire la «barbarie» d ’ une langue-mère, telle celle des Bohémiens pour Mérimée. 31 Il s ’ agit pour Baudelaire de marquer le mot, et partant le vers, au coin d ’ une blessure historique et critique, de désigner une couche enfouie de la langue qui, à l ’ inverse de Hugo dont le retient, dans Les Travailleurs de la mer, le «Français baroque et archaïque», ne serve pas la harangue humanitaire. L ’ archaïsme est en effet compris par Hugo selon le schème organique d ’ un débris, d ’ un «cadavre» qui viendrait nourrir «l ’ être vivant» de la langue, en d ’ autres termes comme l ’ étape d ’ une régénération linguistique inséparable d ’ une régénération de la misère citadine, qu ’ elle prenne le visage, dans Les Contemplations, d ’ un «Moi universel [. . .] portant toutes les misères du monde, de la nature visible à Dieu invisible», ou dans Les Misérables, d ’ une épopée lyrique de la pitié. 32 Or comment répondre aux options esthétiques de Hugo, sinon par Racine? La référence racinienne, si sensible dans «Le Cygne» dédié à Hugo, rappelonsle, est précisément ce que refusait Nerval dans son Choix de Poésies du XVI e siècle (1830), et cela au profit d ’ une «versification énergique et brillante» accordée à une inspiration nationale, celle de Hugo et, en amont, de Ronsard donné par Sainte-Beuve, dans son Tableau de la poésie française au XVI e siècle (1826), pour le plus grand «Inventeur de rythmes» avant le poète des Orientales, et par Nerval, en dépit de réserves sur une poésie jugée trop savante, pour le restaurateur de l ’ odelette présentée comme le pendant français du lied allemand. 33 De renouer avec Racine ne revient pas, pour Baudelaire, à ranimer magiquement une sorte de classicisme perdu, mais à inscrire dans la langue le sceau même d ’ une historicité qui affecte la Ville. La strate racinienne trouve son corrélat dans les notes aigres de la modernité. Ainsi dans «Le Cygne» trouve-t-on, sous le prosaïsme de la voirie qui, par hypallage, «pousse un sombre ouragan dans l ’ air silencieux» (v. 16), l ’ hypotexte racinien sous la 31 Pour Nodier, voir Notions élémentaires de linguistique, ou d ’ histoire abrégée de la parole et de l ’ écriture pour servir d ’ introduction à l ’ alphabet, à la grammaire et au dictionnaire, in: Œ uvres complètes, Genève, Slatkine Reprints, t. XI-XII, 1998, 204; pour Mérimée, voir entre autres la note «scientifique» ajoutée à Carmen, et la magistrale synthèse de Michel Crouzet, «Mérimée, ethnologue et mythologue romantique», in: Préface aux Nouvelles, Paris, Imprimerie nationale, 1987, t. I, 9 - 50. 32 Baudelaire: OC, II, 244 (notes sur Les Travailleurs de la mer); sur Hugo, voir Bertrand Marchal: La Littérature française: dynamique et histoire, II, Paris, Gallimard, 2007, 412. 33 Gérard de Nerval: Introduction au choix des Poésies de Ronsard [. . .], in: Œ uvres complètes, éd. Cl. Pichois et Jean Guillaume, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», t. I, 1989, 281 - 301; et surtout l ’ édition d ’ Emmanuel Buron et Jean-Nicolas Illouz, Paris, Classiques Garnier, 2011; Sainte-Beuve: Tableau de la Poésie française au XVI e siècle, Paris, Alphonse Lemerre, 1876. Sur la redécouverte de Ronsard au XIX e siècle, voir Jean Céard: «Ronsard à l ’ Académie française, en 1828», in: Œ uvres & Critiques, VI, 2, 1981 - 82, 69 - 79; id., «La redécouverte de la Pléiade par les romantiques français», in: Romantismes européens et Romantisme français, dir. Pierre Brunel, Montpellier, Éditions espaces 34, 2000, 135 - 147; François Rigolot, «Les Ronsard de Sainte-Beuve», Œ uvres & Critiques, op. cit., 81 - 87. Baudelaire, Paris et le «palimpseste de la mémoire» 33 <?page no="34"?> forme du redoublement synonymique («A fécondé soudain ma mémoire fertile», v. 5). Lira-t-on cette tension entre prosaïsme urbain et archaïsme racinien comme l ’ emblème de la «double nature du Beau» tel que le définit Le Peintre de la vie moderne: «éternel» et «circonstanciel»? 34 Ce serait là simplifier, parce que la langue et la prosodie raciniennes constituent comme une mémoire interne au vers, non seulement le signe d ’ une vieillesse propre au lyrisme moderne, mais l ’ attestation que la poésie baudelairienne est, à l ’ instar de la poésie racinienne, une poésie de la Mémoire, et d ’ une Mémoire blessée. Gilles Declercq a montré combien le travail poétique de Racine est un travail sur la Douleur. La plainte y est inséparable de l ’ argumentation, en un «accord intime de la pensée et du sentiment» (Claudel). Chez les deux poètes, un oublié gît sous le vers, moins à lire peut-être qu ’ à écouter, celui d ’ un remords lié à la Parole: désigner la parole poétique, dans «La Béatrice» ( CXV ), en termes de «rôle» (v. 18) ou de «vieilles rubriques» (v. 21) endossées par un «histrion» sans grandeur (v. 17), n ’ est-ce pas retrouver, sous la maîtrise du vers, les signes d ’ une autre écriture: celle d ’ une philosophie pessimiste du langage, comme s ’ il n ’ était pas de parole heureuse, parce que parler revient à donner au Moi son tribut d ’ enchantements frauduleux, de «plaisirs clandestins» ( XCI , v. 76) qu ’ une Ironie criarde devra bientôt liquider. 35 Il est un dévoiement de la parole dont le poète des «Petites Vieilles», en cela racinien, ne cesse de mettre à nu les ruses coupables, au carrefour de l ’ esthétique et de l ’ éthique. Sous le texte de la Ville, ce qui se retrouve en fin de compte, c ’ est moins un autre écrit à restaurer dans sa fausse virginité, qu ’ un bruit à écouter: celui d ’ une dissonance morale liée à la capacité d ’ enchantement propre aux mots. Ce qui sous-tend la figuration de la Ville-palimpseste, ce serait alors moins un autre discours (que ce soit l ’ élégie ou plus largement les hypotextes littéraires au travers desquels le sujet lyrique construit son identité problématique), que l ’ expérience de l ’ impossibilité et du «mensonge», dans la ville moderne, d ’ un pouvoir alchimique de la poésie. 34 Baudelaire: OC, II, 685. 35 Gilles Declercq, « ‹ Alchimie de la douleur › : l ’ élégiaque dans Bérénice, ou la tragédie éthique», in: Littératures classiques, 26, 1996, 139 - 165; Paul Claudel: Œ uvres en prose, édition établie par Jacques Petit et Charles Galpérine, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1965, 459sq.; Baudelaire: OC, I, 116sq. («La Béatrice»). 34 Patrick Labarthe (Université de Zurich) <?page no="35"?> Martina Stemberger (Université de Vienne) Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste: l ’ imaginaire de Pétersbourg dans la littérature d ’ expression française . . . Saint-Pétersbourg, c ’ est un palimpseste . . . 1 Resümee: Martina Stemberger, Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste: l ’ imaginaire de Pétersbourg dans la littérature d ’ expression française analysiert ausgehend von einem umfangreichen Textcorpus, zusammengesetzt aus fiktionalen und autobiographisch inspirierten Werken (u. a. Cendrars, Kessel, Makine, Morand, Némirovsky, Salmon, Sarraute), Reiseberichten und Reportagen (u. a. Béraud, Custine, Gautier, Gide), Essais, Korrespondenzen (Diderot, Voltaire) und Pamphleten (Céline) die Transformationen des Petersburger Imaginariums in französischsprachigen Russland-Diskursen des 18. bis 21. Jahrhunderts. Petersburg (alias Sankt-Piter-Boerch, Sankt-Peterburg, Petrograd, Leningrad, Petropolis, Piter . . .), multiple, hochgradig (inter)textualisierte, literarisierte Stadt mit einer kurzen, jedoch umso bewegteren, von ihrer Mythologie untrennbaren Geschichte, lädt besonders zu einer Reflexion über die Stadt als Palimpsest ein, wobei die klassische Petersburger Symbolik (Petersburg als ‹ Geisterstadt › , als ‹ Theater › , als russisches ‹ Fenster nach Europa › etc.) in der französischsprachigen Literatur einige signifikante Variationen erfährt. Le ‹ texte de Pétersbourg › Si l ’ imaginaire occidental, plus ou moins stéréotypé, de la Russie et des Russes était traditionnellement marqué par une forte tendance à la littérarisation, 2 ceci vaut aussi et surtout pour Saint-Pétersbourg, ville entourée de mythes littéraires, d ’ un réseau intertextuel d ’ une extraordinaire densité («ville-livre» 3 donc au sens fort du terme). Pétersbourg, ville plurielle - baptisée d ’ abord, par son fondateur hollandophile, Sankt-Piter-Boerch, puis Saint-Pétersbourg, ville des tsars, Piter en langage familier, Petropolis pour les savants, Petrograd, ville 1 Elena Hellberg-Hirn [Chellberg-Chirn]: «Evropejskij fasad i rossijskie zadvorki: peterburgskaja tema», in: Pekki Pesonen, Gennadij Obatnin, Tomi Chuttunen (dir.): Evropa v Rossii, Moskva, Novoe literaturnoe obozrenie, 2010, 434 - 443, 440. Sauf indication contraire, toutes les citations russes ont été traduites par l ’ auteur de cet article. 2 Cf. Aage A. Hansen-Löve: «Zur Kritik der Vorurteilskraft: Rußlandbilder», in: Transit. Europäische Revue, 16, 1998/ 1999, 167 - 185, 180. 3 Olivier Mongin: La Condition urbaine. La ville à l ’ heure de la mondialisation, Paris, Seuil, 2007 [2005], 53. <?page no="36"?> de la révolution, Leningrad, ville de la terreur stalinienne, ‹ ville-héros › de la résistance au blocus, et, depuis 1991, encore Saint-Pétersbourg, métropole postsoviétique, ironiquement surnommée ‹ Leninburg › , 4 voire, plus récemment, ‹ Putinburg › 5 - , bref: Pétersbourg, ville à l ’ histoire courte mais mouvementée, inséparable de sa ‹ mythologie › , 6 invite tout particulièrement à une réflexion sur la ville comme «mécanisme sémiotique complexe». 7 «[V]illetexte», 8 «ville-citation», 9 Pétersbourg est aussi une ‹ ville-palimpseste › par excellence - «un lieu que rythme une multiplicité de strates historiques», 10 lieu tout «de stratifications, de temps et d ’ espaces cumulés, d ’ ordres faits et défaits». 11 En fait, la métaphore de la ville-palimpseste s ’ applique parfaitement à Pétersbourg à travers les âges: ville multiple, formée de diverses couches historiques, toponymiques, sémiotiques, voire superposition de diverses villes, témoignant de projets historiques, d ’ imaginaires urbains radicalement différents; ville inventée ex nihilo par son créateur, réinventée plusieurs fois par la suite, ville construite, déconstruite, reconstruite, ville écrite et réécrite au cours de son histoire, conservant à chaque fois les inscriptions, les traces des ‹ textes › urbains précédents. 12 Associée, tour à tour, à Amsterdam, à Venise, à Palmyre, Pétersbourg est définie non seulement par des comparaisons, mais peut-être encore plus par des contrastes - surtout le contraste avec Moscou, l ’ invention de Pétersbourg étant, dès le début, un projet anti-moscovite, 13 fondé sur le rejet de toute une vieille Russie dont Moscou était le symbole; ce n ’ est pas par hasard si le ‹ texte pétersbourgeois › de la littérature russe est paradoxalement centré sur Moscou. 14 La nouvelle capitale, dont l ’ image est conçue comme «anti-modèle mythologisé à Moscou», 15 est l ’ objet de maintes déclarations d ’ amour et de haine littéraires (souvent de la part d ’ un seul et même auteur), divinisée ou 4 Cf. Hellberg-Hirn: «Evropejskij fasad i rossijskie zadvorki», op. cit., 437. 5 Ibid., 443. 6 Ju.M. Lotman: «Simvolika Peterburga», in: Semiosfera, Sankt-Peterburg, Iskusstvo-SPB, 2000, 320 - 334, 326. 7 Ibid., 325. 8 Georges Nivat: «Pétersbourg: forme de ville, forme de texte», in: Magazine littéraire, 420, mai 2003 (Dossier: Écrivains de Saint-Pétersbourg), 22 - 30, 22 et 24. 9 Vladimir Kantor: «Vstuplenie: Peterburgskij pisatel ’ . Peterburg Dostoevskogo kak pograni č nyj gorod», in: ‹ Sudit ’ Bo ž’ ju tvar ’› : Proro č eskij pafos Dostoevskogo, Moskva, ROSSP Ė N, 2010, 7 - 20, 19. 10 Mongin: La Condition urbaine, op. cit., 50 (dans un chapitre consacré à «La ville palimpseste [les Tokyo de Claude Lévi-Strauss]»). 11 Ibid., 49. 12 «La ville, ce tissu narratif vécu au présent, n ’ en finit pas d ’ inventer sa fondation et de jouer avec son histoire» (ibid., 48). 13 Pétersbourg était, dans ce sens, «la sintesi del disprezzo e dell ’ odio per Mosca» (Ettore Lo Gatto: Il mito di Pietroburgo. Storia, leggenda, poesia, Milano, Feltrinelli, 1960, 152). 14 Cf. V. N. Toporov: Peterburgskij tekst, Moskva, Nauka, 2009, 657. 15 Cf. ibid., 656. 36 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="37"?> diabolisée comme création d ’ un tsar thaumaturge 16 ou bien d ’ un tsar Antéchrist. 17 Chez Gogol, co-fondateur avec Pouchkine du ‹ texte pétersbourgeois › , 18 Pétersbourg est «l ’ anti-Ville», un lieu essentiellement négatif, «placé sous le signe de la séparation, de la privation: décomposition, division, dédoublement, discordance, démembrement, défigurement, qui mènent à la déraison, au délire». 19 Dans ses Notes sur Pétersbourg comme dans ses Nouvelles de Pétersbourg, il développe l ’ imagerie de «Pietroburgo, città illusoria», 20 ville-mirage, ville-fantôme, ville-fiction, ville-mensonge; ainsi dans Nevskij prospekt (1835): «Oh! ne vous fiez pas à la perspective Nevski! [. . .] Elle ment à longueur de temps, cette perspective Nevski, mais surtout [. . .] quand le démon allume les réverbères uniquement pour tout montrer sous un aspect inauthentique.» 21 Gogol n ’ est pas le seul à concevoir Pétersbourg, «ville-bourreau», 22 comme une ville foncièrement destructrice. D ’ un côté, Pétersbourg, construite sur un sol marécageux, menacée par l ’ eau (l ’ inondation fatale constitue, non sans raison, un «vero leit-motiv» 23 du ‹ texte pétersbourgeois › , nourrissant des visions apocalyptiques de toute sorte), 24 est représentée comme une ville 16 . . . «stroitel ’ č udotvornyj» selon la célèbre formule de Pouchkine (A. S. Pu š kin: «Mednyj vsadnik. Peterburgskaja povest ’ » [1833], in: Izbrannoe, Moskva, Profizdat, 1993, 107 - 119, 118). 17 À propos de la dualité «Lo zar Anticristo e il Costruttore taumaturgo», cf. Lo Gatto: Il mito di Pietroburgo, op. cit., 30sqq. 18 Cf. Toporov: Peterburgskij tekst, op. cit., 660sq. 19 Michel Niqueux: «Gogol: La ville comme lieu de perdition», in: Magazine littéraire, 420, mai 2003 (Dossier: Écrivains de Saint-Pétersbourg), 42 - 44, 43sq. 20 Lo Gatto: Il mito di Pietroburgo, op. cit., 139. Cf., pour le passage en question, N. V. Gogol ’ , «Peterburgskie zapiski 1836 goda» [1837], in: Sobranie so č inenij v semi tomach, t. VI, Moskva, Chudo ž estvennaja literatura, 1967, 188 - 201, 200. 21 N[ikolaj V.] Gogol ’ : «Nevskij prospekt» (1835), in: Povesti. Mërtvye du š i, Moskva, AST Olimp, 1998, 90 - 127, 126sq.; trad. fr. cit. d ’ après Niqueux: «Gogol: La ville comme lieu de perdition», op. cit., 43. Le topos de Pétersbourg, «città fantasma» (Lo Gatto: Il mito di Pietroburgo, op. cit., 141), ville-fantôme faisant partie du «monde d ’ outre-tombe» (Andrej Belyj: Peterburg, Moskva, Nauka, 1981 [1913], 295sq.) - ou bien de la «Leningrad fantomatique» conjurée par Anna Akhmatova («Iz vosto č noj tetradi» [1959], in: Biblioteka po ė zii: Anna Achmatova, Sankt-Peterburg, Diamant, 1998, 301 - 302, 301) - survivra toutes les révolutions. 22 Nivat: «Pétersbourg: forme de ville, forme de texte», op. cit., 26. 23 Lo Gatto: Il mito di Pietroburgo, op. cit., 145; voir aussi Vladimir Kantor: «Tema peterburgskich navodnenij», in: Sankt-Peterburg: Rossijskaja imperija protiv rossijskogo chaosa. K probleme imperskogo soznanija v Rossii, Moskva, ROSSP Ė N, 2008, 93 - 95; Toporov: Peterburgskij tekst, op. cit., 678. 24 Cet imaginaire marque aussi la littérature française sur Pétersbourg; ainsi, Alexandre Dumas évoque une inondation pétersbourgeoise tournant à l ’ apocalypse biblique: «Des bières enlevées aux sépultures rendirent leurs ossements comme au jour du Jugement dernier [. . .] douze heures de plus, Saint-Pétersbourg et ses habitants disparaissaient de la Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 37 <?page no="38"?> «en perpétuel sursis». 25 D ’ un autre côté, Pétersbourg, anti-biotope des déstabilisés, des déracinés, 26 est vite catégorisée comme «ville de monomaniaques», 27 «ville des demi-fous» selon Svidrigaïlov dans Crime et châtiment. 28 Tout au long de sa courte histoire, Pétersbourg, dans la littérature russe, s ’ est vu reprocher son ‹ artificialité › , son ‹ inhumanité › . Pétersbourg, c ’ est avant tout «une ville programme», 29 «la ville la plus abstraite et la plus préméditée du monde», selon la célèbre formule de Dostoïevski, 30 «premier constructeur conscient du texte pétersbourgeois en tant que tel». 31 En tant qu ’ «utopie de la ville idéale de l ’ avenir, incarnation de la Raison», «ville artificielle idéale», 32 Pétersbourg joue un rôle particulier dans la philosophie urbaine des Lumières françaises. Voltaire chante Pétersbourg, cette «ville nouvelle, de type occidental [. . .] transplantée sur des terres vierges», comme «un progrès décisif de la ‹ civilisation › ». 33 Il est vrai qu ’ il s ’ agit d ’ un cas d ’ idéalisation à peine entravée par la réalité: «Point de choses vues, point de relation de voyage, point de contact réel. Ses évocations de Pétersbourg [. . .] relèvent davantage d ’ une vision que d ’ une description à proprement parler.» 34 Diderot, dans l ’ article ‹ Pétersbourg › (au tome XII de l ’ Encyclopédie), commence par louer «[l]a plus nouvelle et la plus belle ville de l ’ Empire de Russie» - à première vue, même «une des plus belles villes de l ’ Europe» - , tout en déclarant que l ’ on est «bien désabusé» quand on voit de près cette villemiracle, en fait, «un amas confus de toutes les nations du monde qui ne valent rien». 35 En bon centraliste français, il essaie de convaincre Catherine des inconvénients d ’ une capitale située à l ’ extrême périphérie de l ’ empire, en appelant encore aux Lumières de l ’ Impératrice éclairée: «Votre Majesté veut surface de la terre, comme au jour du Déluge les villes antiques» (Alexandre Dumas [père]: Le Maître d ’ armes, Paris, Syrtes, 2002 [1840], 94sq.) 25 Nivat: «Pétersbourg: forme de ville, forme de texte», op. cit., 26. 26 Cf. Kantor: «Vstuplenie: Peterburgskij pisatel ’ . Peterburg Dostoevskogo kak pograni č nyj gorod», op. cit., 10. 27 Nivat: «Pétersbourg: forme de ville, forme de texte», op. cit., 26. 28 F. M. Dostoevskij: Prestuplenie i nakazanie, Moskva, Chudo ž estvennaja literatura, 1978 [1866], 381. 29 Olga Medvedkova, Wladimir Berelowitch: «Le défi de Pierre le Grand», in: Magazine littéraire, 420, mai 2003 (Dossier: Écrivains de Saint-Pétersbourg), 30 - 32, 30. 30 F. M. Dostoevskij, «Zapiski iz podpol ’ ja», in: Polnoe sobranie so č inenij v tridcati tomach, t. V, Leningrad, Nauka, 1973, 99 - 179, 101. Cf. aussi Toporov: Peterburgskij tekst, op. cit., 665, 696. 31 Ibid., 661. 32 Cf. Lotman: «Simvolika Peterburga», op. cit., 324sq. 33 Christiane Mervaud, Michel Mervaud: «Voltaire: Le rêve d ’ une cité moderne», in: Magazine littéraire, 420, mai 2003 (Dossier: Écrivains de Saint-Pétersbourg), 33 - 34, 34. 34 Ibid., 33. 35 Cit. chez Michel Delon: «Diderot/ Joseph de Maistre: les illusions françaises», in: Magazine littéraire, 420, mai 2003 (Dossier: Écrivains de Saint-Pétersbourg), 35 - 38, 35. 38 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="39"?> éclairer un vaste appartement avec un seul flambeau? Où placera t ’ elle ce flambeau pour que tout l ’ espace environnant en soit éclairé avec le plus d ’ avantage? » 36 Pétersbourg, fenêtre sur l ’ Europe, fenêtre sur la Russie: la ville-palimpseste comme laboratoire d ’ identités Pétersbourg, cette ‹ fenêtre sur l ’ Europe › selon la formule introduite par Francesco Algarotti, 37 immortalisée par Pouchkine dans son poème Le Cavalier de bronze, 38 est une ville-symbole 39 à plus d ’ un point de vue. C ’ est à Pétersbourg, où la Russie se montre plus européenne que jamais, que se pose la question de l ’ européanité de la Russie, de l ’ appartenance ou de la non-appartenance de cette «Autre Europe» 40 à l ’ Europe tout court. À la différence de Moscou, représentant «l ’ Orient tel qu ’ on le rêvait», 41 beaucoup de voyageurs français (paradoxalement solidaires en ceci avec les slavophiles russes condamnant Pétersbourg pour son caractère européen, donc ‹ étranger › ) se montrent quelque peu irrités devant la nouvelle capitale à laquelle «cette originalité de physionomie moscovite qu ’ on aimerait à saisir, dès la première vue, dans une métropole russe» semble faire défaut. 42 Assez souvent, le désir est manifeste d ’ «orientaliser» à tout prix 43 aussi et surtout «cette cité, bien plus européenne que russe»; 44 de dénicher, derrière les belles façades, «la barbarie asiatique dont Pétersbourg est toujours assiégé». 45 Ainsi chez Astolphe de Custine, dans ses Lettres de Russie (référence classique de l ’ anti-russisme occidental), inspirées d ’ ailleurs en grande partie de sources 36 Denis Diderot: Mémoires pour Catherine II (novembre 1773), in: Correspondance, t. XIII (Juin 1773-Avril 1774), Paris, Minuit, 1966, 95sq. 37 Cf. Lo Gatto: Il mito di Pietroburgo, op. cit., 11, 25, 78. 38 Pu š kin: Mednyj vsadnik, op. cit., 107. 39 «[. . .] Pietroburgo s ’ era ridotta ad essere poco piú di un simbolo [. . .]» (Lo Gatto: Il mito di Pietroburgo, op. cit., 174, à propos du conflit entre slavophiles et occidentalistes russes). 40 Cf., p. ex., le titre de Luc Durtain: L ’ Autre Europe. Moscou et sa foi, Paris, Gallimard, 1928. Fernand Braudel, lui aussi, recourt au terme de l ’ «autre Europe» (Grammaire des Civilisations, Paris, Flammarion, 1993 [1963/ 1987], 551sqq.) 41 De Grève: Le Voyage en Russie, op. cit., 383 [Introduction: Troisième partie/ Moscou]. 42 Charles de Saint-Julien: Voyage pittoresque en Russie (1854), in: de Grève: Le Voyage en Russie, op. cit., 349. 43 Cf. Claude de Grève: «Astolphe de Custine/ Alexandre Dumas père: La magie des nuits blanches», in: Magazine littéraire, 420, mai 2003 (Dossier: Écrivains de Saint-Pétersbourg), 45 - 48, 46. 44 Xavier Marmier: Lettres sur la Russie, la Finlande et la Pologne (1843), in: de Grève: Le Voyage en Russie, op. cit., 269. 45 Astolphe de Custine: La Russie en 1839 (1843), in: ibid., 267. Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 39 <?page no="40"?> russes: 46 «Ils auront beau faire, la Moscovie tiendra toujours de l ’ Asie plus que de l ’ Europe. Le génie de l ’ Orient plane sur la Russie, qui abdique quand elle se met à marcher à la suite de l ’ Occident.» 47 C ’ est à Pétersbourg que Custine ne se lasse pas de ‹ découvrir › que les Russes ne sont que «des Chinois déguisés», 48 «des Tartares enrégimentés: rien de plus». 49 Nous retrouvons donc toute l ’ ambivalence de Pétersbourg dans les discours français sur la Russie; Pétersbourg, «la jeune et magnifique ville de Pierre I er » 50 ou bien «cette capitale factice de la Russie», témoignant de «ces magnifiques et tristes conquêtes d ’ une civilisation hâtive», 51 est l ’ «[o]bjet de polémiques au long des XVIII e et XIX e siècles». 52 Assez tôt, on assiste à la configuration d ’ une espèce de ‹ texte pétersbourgeois › dans la littérature française. 53 Cependant, dans un jeu de miroirs, jeu de réflexions entre les voyageurs/ écrivains français et une sémiotique urbaine dont la spécificité, selon Lotman, réside aussi dans le fait qu ’ elle prévoit, qu ’ elle prescrit un ‹ regard étranger › sur elle-même, 54 la classique mythologie pétersbourgeoise subit des réinterprétations significatives. Ainsi, la ‹ folie › pétersbourgeoise, associée dans la littérature russe au traumatisme de l ’ européanisation forcée de la Russie sous Pierre I er , est recatégorisée comme attribut obligatoire d ’ une russité très ‹ dostoïevskienne › ; l ’ inauthenticité, l ’ artificialité de Pétersbourg, équivalant à sa non-russité dans les discours russes anti-pétersbourgeois, se transforme en paradoxal trait national des Russes, acteurs ou ‹ imitateurs nés › . 55 La métaphore de la villethéâtre (classée par Toporov parmi les éléments de la «méta-description» du ‹ texte pétersbourgeois › ) 56 s ’ inscrit à son tour dans le contexte des discours français sur la (double) ‹ découverte › d ’ une Russie «royaume des façades», 57 pays potemkinien tout en décors et en coulisses. 46 Cf. Michel Cadot: La Russie dans la vie intellectuelle française, 1839 - 1856, Paris, Fayard, 1967, 198sqq. 47 [Astolphe de] Custine: Lettres de Russie. La Russie en 1839 (1843), Paris, Gallimard, 1985, 128. Cf., p. ex., aussi la description d ’ une fête à ‹ Péterhoff › : «[. . .] c ’ est l ’ Asie, non l ’ Asie réelle [. . .] mais la fabuleuse Bagdad des Mille et une Nuits, ou la plus fabuleuse Babylone de Sémiramis» (ibid., 186sq.) 48 Custine: Lettres de Russie, op. cit., 224. 49 Ibid., 120. 50 Charles-François Philibert Masson: Mémoires secrets sur la Russie (1800), in: de Grève, Le Voyage en Russie, op. cit., 335. 51 Jacques Ancelot: Six Mois en Russie (1827), in: ibid., 225. 52 De Grève: Le Voyage en Russie, op. cit., 201 (Introduction: Deuxième partie/ Saint- Pétersbourg). 53 Dès la fin du XIX e siècle, les voyageurs, semble-t-il, ne peuvent «plus que répéter leurs prédécesseurs» (ibid., 201). 54 Cf. Lotman: «Simvolika Peterburga», op. cit., 326. 55 «Tout Russe est né imitateur [. . .]» (Custine: Lettres de Russie, op. cit., 224). 56 Cf. Toporov: Peterburgskij tekst, op. cit., 695. 57 Custine: La Russie en 1839, in: de Grève: Le Voyage en Russie, op. cit., 1222. 40 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="41"?> «[L]a disparition de Pétersbourg peut se prévoir»: Astolphe de Custine Chez Custine, l ’ imaginaire théâtral, solidement implanté dans le discours français sur Pétersbourg dès le début du XIX e siècle, 58 est investi d ’ une fonction idéologique très particulière. Conscient de son rôle de représentant de «[n]ous autres hommes de l ’ Occident», 59 Custine se moque de «Pierre le Grand et ses successeurs [qui] ont pris leur capitale pour un théâtre»: 60 «Une horde de Calmoucks qui campent sous des baraques autour d ’ un amas de temples antiques, une ville grecque improvisée pour des Tartares comme une décoration de théâtre, décoration magnifique, mais sans goût [. . .] voilà ce qu ’ on aperçoit du premier coup-d ’œ il à Saint-Pétersbourg.» 61 Mais chez Custine, tout à sa tâche de démasquer la Russie, «grande mécanique à coulisses», théâtre peuplé de «marionnettes», et les Russes, «les premiers comédiens du monde», dont la vie sociale, interminable «comédie», 62 est «une conspiration permanente contre la vérité», 63 la découverte tourne au vertige ontologique: 64 l ’ horreur du vide 65 qui règne derrière les décors de la pseudo- 58 Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, dans ses Observations sur la Russie (1818), évoque «l ’ effet d ’ une décoration théâtrale» dont la «splendeur s ’ évanouit en s ’ approchant» (in: ibid., 209); Joseph de Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg (1821), parle de «ce superbe théâtre» (ibid., 371). Le protagoniste du Maître d ’ armes de Dumas, bien que «ravi, en extase» devant le panorama de Saint-Pétersbourg, remarque toutefois qu ’ «[a]u second coup d ’œ il, tous ces palais ressemblaient peut-être un peu trop à une décoration d ’ opéra» (Dumas: Le Maître d ’ armes, op. cit., 18). Dans son Voyage en Russie enfin accompli, l ’ auteur prend grand soin de distinguer ‹ être › et ‹ paraître › de la ville-simulacre: «[. . .] peu de capitales ont le grandiose aspect de Saint-Pétersbourg. Le grandiose aspect, entendonsnous bien: je ne dis pas la grandiose réalité» (Alexandre Dumas [père]: Voyage en Russie, Paris, Hermann, 1960 [Impressions de voyage en Russie, 1865 - 66], 155). 59 Custine: Lettres de Russie, op. cit., 102. 60 Ibid., 96. 61 Ibid., 167. 62 Custine: La Russie en 1839, in: de Grève: Le Voyage en Russie, op. cit., resp. 1222, 985, 1205, 1222. 63 Custine: Lettres de Russie, op. cit., 370. 64 Custine, en décrivant la Russie en général et Pétersbourg en particulier comme un espace du simulacre, aurait, selon l ’ interprétation de Mikhaïl Epstein, très bien saisi le «caractère postmoderne» avant la lettre de la civilisation russe et surtout de Pétersbourg en tant qu ’ «exemple d ’ éclectisme postmoderne» (M. N. Ė p š tejn: Postmodern v russkoj literature, Moskva, Vys š aja š kola, 2005, 105). À propos de la réception russe de cet ouvrage au XX e siècle, cf. aussi Viktor Erofeev: «Ni spasenija, ni kolbasy (Zametki o knige markiza de Kjustina ‹ Rossija v 1839 › )» (1990), in: Labirint Dva, Moskva, Ė KSMO-Press/ Zebra E, 2002, 402 - 417. 65 Dans ce sens, Custine renoue avec le discours des Lumières sur la Russie «as Europe ’ s other, a barbaric land of absence» (Ezequiel Adamovsky: Euro-Orientalism. Liberal Ideology and the Image of Russia in France [c. 1740 - 1880], Oxford/ NY etc., Peter Lang, 2006, 279). Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 41 <?page no="42"?> civilisation russe est manifeste dans ses évocations de Pétersbourg, villethéâtre dont les coulisses se perdent dans d ’ «immenses espaces vides», 66 villefantôme qui n ’ est peut-être «qu ’ une apparence, qu ’ un effet d ’ optique», ville hantée par «des ombres animées un instant par la lanterne magique qui leur prête une existence imaginaire»; 67 ville-mirage menacée à tout moment de disparition: «[. . .] le granit caché sous l ’ eau s ’ émiette [. . .] on prévoit telle guerre, tel revirement de la politique qui ferait disparaître cette création de Pierre I er , comme une bulle de savon sous un souffle. [. . .] la disparition de Pétersbourg peut se prévoir [. . .]». 68 «[L]a vraie Russie, qu ’ on est tenté d ’ oublier à Saint-Pétersbourg»: Théophile Gautier Théophile Gautier, dans son Voyage en Russie (1866), a consacré de nombreuses pages à la ‹ magie blanche › de Saint-Pétersbourg. Dans ce texte, dénué d ’ implications politiques au premier coup d ’œ il, la Russie est néanmoins ‹ orientalisée › avec autant d ’ insistance que chez Custine, même si à des fins poétiques. 69 Pétersbourg, «sortie complète du marécage [. . .] comme une décoration de théâtre au sifflet du machiniste», 70 est opposée à Moscou, «la vraie capitale russe», 71 symbole de «la vraie Russie, qu ’ on est tenté d ’ oublier à Saint-Pétersbourg» 72 - et surtout sur la Perspective Nevski, «[f]ashionable et marchande». 73 Si Gautier s ’ abandonne avec délices au «vertige du Nord» et «sa magique influence», 74 l ’ hiver a aussi le grand mérite de ‹ rerussifier › une métropole un peu trop européenne aux yeux de «nous autres Occidentaux»: 75 «La cathédrale de Notre-Dame-de-Kazan [. . .] s ’ était métamorphosée à son 66 Custine: Lettres de Russie, op. cit., 163. Cf. aussi ibid., 126: «[. . .] le vide qui règne ici partout fait paraître les monuments trop petits pour les lieux; ils se perdent dans l ’ immensité.» 67 Custine: La Russie en 1839, in: de Grève: Le Voyage en Russie, op. cit., 375. À propos de cette image, d ’ abord employée par A. V. Nikitenko, reprise par Gogol, cf. Lo Gatto: Il mito di Pietroburgo, op. cit., 134. 68 Custine: Lettres de Russie, op. cit., 104. 69 Le texte abonde en formules stéréotypées à la «comme en Orient», «en Russie comme en Orient», «Les Russes, comme les Orientaux»; cf., p. ex., Théophile Gautier: Voyage en Russie (t. I et II), Paris, Charpentier, 1867, resp. t. I, 136, 293; t. II, 199, 222. Cf. aussi la vision du Kremlin, plus ‹ oriental › que l ’ Alhambra lui-même: «[. . .] l ’ on a la sensation d ’ avoir devant soi, en réalité, une de ces villes féeriques, telles qu ’ en bâtit prodiguement l ’ imagination des conteurs arabes, une cristallisation architecturale des Mille et une Nuits» (ibid., t. II, 46). 70 Ibid., t. I, 123. 71 Ibid., t. II, 1. 72 Ibid., t. I, 214. 73 Ibid., t. I, 124. 74 Ibid., t. I, 185. 75 Ibid., t. I, 131. 42 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="43"?> avantage; elle avait coiffé sa coupole italienne d ’ un bonnet de neige russe [. . .]». 76 Face à une ville parcourue en tous sens par des traîneaux, Gautier, voyageur-poète à la recherche de la «couleur locale» et du «très-pittoresque», 77 s ’ extasie: «il semblait que du soir au lendemain la Russie, retournée à la civilisation la plus primitive, n ’ avait pas encore inventé l ’ usage des roues.» 78 Enfin l ’ exotisme tant attendu! Mais Saint-Pétersbourg fournit à Gautier (comme à nombre d ’ autres écrivains français) aussi l ’ occasion de diverses réflexions métalittéraires ou méta-artistiques. 79 Ainsi, au moment d ’ approcher la ville par le golfe de la Néva (cette dernière, «[d]e Xavier de Maistre à Théophile Gautier [. . .] a servi de prétexte à des exercices de style»), 80 Gautier se livre à une méditation extatique sur les (im)possibilités de décrire «le spectacle extraordinaire qui se déployait à nos regards»: «l ’ immense nappe du golfe», de «couleurs indescriptibles» et de nuances qu ’ on ne saurait saisir «par aucune palette, ni aucun vocabulaire», 81 se transforme en papier de luxe métaphorique face auquel hésite la plume sacrilège: «Le ton le plus frais du pinceau humain eût fait comme une tache de boue sur cette transparence idéale, et les mots que nous employons pour rendre cette lueur merveilleuse nous produisent l ’ effet de pâtés d ’ encre tombant d ’ une plume qui crache sur le plus beau vélin azuré.» 82 «La chambre noire de l ’ imagination»: Blaise Cendrars En 1904, un adolescent suisse arrive en Russie: Freddy Sauser, futur Blaise Cendrars. Après un bref séjour à Moscou, il gagne Pétersbourg - où il aurait été témoin du ‹ Dimanche sanglant › en janvier 1905. Dans Le Lotissement du ciel (1949), ses «Mémoires sans être des Mémoires», 83 l ’ écrivain se rappelle ces 76 Ibid., t. I, 153. Charles de Saint-Julien avait déjà constaté le même effet: «Patience! l ’ hiver va venir qui effacera bientôt ce qu ’ il a peut-être de trop européen dans la cité de Pierre le Grand, pour lui imprimer ce cachet éminemment national qu ’ elle pourrait alors disputer à l ’ antique Moscou elle-même» (in: de Grève: Le Voyage en Russie, op. cit., 349). 77 Gautier: Voyage en Russie, op. cit., t. I, 165. 78 Ibid., t. I, 155. 79 Ainsi, Alexandre Dumas situe sa propre description de Saint-Pétersbourg d ’ emblée sur fond de toute une tradition intertextuelle: « ‹ Saint-Pétersbourg, a dit Pouchkine, est une fenêtre ouverte sur l ’ Europe. › Ouvrons à coups de plume une fenêtre sur Saint- Pétersbourg» (Dumas: Voyage en Russie, op. cit., 99). 80 Cadot: La Russie dans la vie intellectuelle française, op. cit., 192. 81 Réflexion semblable chez Dumas, plume comme pinceau se voyant forcés de résigner face à la ‹ magie › de Saint-Pétersbourg: «Rien ne vous donnera, chers lecteurs, l ’ idée d ’ une nuit de juin à Saint-Pétersbourg; ni la plume, ni le pinceau. C ’ est quelque chose de magique» (Dumas: Voyage en Russie, op. cit., 164). 82 Gautier: Voyage en Russie, op. cit., t. I, 106sqq. 83 Claude Leroy: «Préface», in: Blaise Cendrars: Le Lotissement du ciel / La Banlieue de Paris, Paris, Denoël, 2005, IX-XXXI, XVIII. Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 43 <?page no="44"?> années de double apprentissage - en bijouterie et surtout en poésie: 84 «mes aventures et mes rencontres pétersbourgeoises avec L ’ Idiot de Dostoïevski, le cercle de Tchekhov, Alexandre Blok, l ’ opiomane, ma participation intérimaire mais active à la révolution par amour pour Lénotchka et aussi à la fondation du premier club de football dans la capitale [. . .]». 85 Enfermé dans sa chambre blindée, «chambre noire de l ’ imagination» 86 (située «au coin de la rue aux Pois et de la rue des Jardins, ougol Gorokhovaïa i Sadovaïa», 87 lieu éminemment dostoïevskien), 88 l ’ «apprenti bijoutier» 89 se livre «au jeu passionnant des pierres précieuses» 90 et à l ’ ivresse de la lecture, 91 vivant «en plein irréel», 92 au sein d ’ une ville en révolution: «Pas un bruit ne filtrait à travers les rideaux de fer. La ville était comme morte.» 93 Ces mêmes «temps troublés» 94 sont évoqués dans Moravagine (1926), où toute la Russie dégénère, aux yeux du narrateur, en «tableau clinique» grotesque - un véritable paradis pour le héros-psychopathe, parfaitement à l ’ aise dans un pays où «[t]out était détraqué» et où «partout on ne rencontrait que des monstres», «[d]es fous, des fous, des fous [. . .] Des fous furieux irresponsables». 95 Moravagine, en compagnie du narrateur, arrive à Saint- Pétersbourg le 11 juin (date fatale dans l ’œ uvre de Cendrars) 1907; 96 sur fond 84 « . . . non, il ne me serait jamais venu à l ’ idée que ces années d ’ apprentissage me seraient comptées comme années d ’ apprentissage en poésie! » (Cendrars: Le Lotissement du ciel, op. cit., 275). 85 Ibid., 279. 86 Cf. ibid., 272sqq. 87 Ibid., 273. Le narrateur de Moravagine et le protagoniste éponyme, à peine arrivés à Saint- Pétersbourg, tombent sur une barricade dans ce même endroit (Blaise Cendrars: Moravagine, Paris, Grasset, 2002 [1926], 133). 88 Dans L ’ Idiot, c ’ est dans ce même lieu que se situe la lugubre maison de Rogojine (cf. F. M. Dostoevskij, Idiot, Moskva, Sov. Rossija, 1981 [1868/ 69], 196sq.), ce «chef-d ’œ uvre de la maison de l ’ Assassinat dans Dostoïevski» évoqué aussi dans la Recherche proustienne (Marcel Proust: À la Recherche du temps perdu V: La Prisonnière, Paris, Gallimard, 1996 [1923], 364). Cendrars avait entrepris une traduction de L ’ Idiot; dans son œ uvre, les références intertextuelles à ce roman qu ’ il déclare lire «une fois par an» sont nombreuses (cf. Claude Leroy: «La chambre noire de l ’ imagination» [Dossier], in: Cendrars: Le Lotissement du ciel, op. cit., 472 - 474, 472sq.) 89 Cendrars: Le Lotissement du ciel, op. cit., 279. 90 Ibid., 280. 91 Ibid., 276. 92 Ibid., 288. 93 Ibid., 286. 94 Ibid., 280. 95 Cendrars: Moravagine, op. cit., 68sqq. 96 Ibid., 132. À propos du 11 juin cendrarsien, «date fatidique», cf. Claude Leroy: «Cendrars: D ’ une pierre l ’ autre», in: Magazine littéraire, 420, mai 2003 (Dossier: Écrivains de Saint- Pétersbourg), 54 - 55, 55. 44 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="45"?> d ’ émeutes et de répressions se déploie le panorama d ’ une ville sombre et cauchemardesque: «Saint-Pétersbourg était tout noir.» 97 Tout autre est la Pétersbourg où Cendrars situe la partie initiale de son Dan Yack (1929/ 1946) et où le héros éponyme mène une vie de «fêtard célèbre», 98 entre extase urbaine et dépit amoureux, ayant, dans ses moments d ’ euphorie, «l ’ impression de danser sur le rythme même de la ville». 99 Cendrars varie, à son tour, le classique imaginaire pétersbourgeois, de «ces longues nuits blanches [. . .] où tout Saint-Pétersbourg est dehors, boit, se débauche, a la fièvre», 100 jusqu ’ à la Perspective Nevski matinale avec «le premier tram grelott[ant]», 101 la Néva elle-même, «grand corps» en convulsions, donnant naissance au soleil, «bien constitué et rougeaud», d ’ un nouveau jour; 102 le fameux cabaret littéraire Le Chien errant (Brodja č aja sobaka), 103 sous sa plume, se métamorphose en étrange monde sous-marin, «aquarium» décadent où les client(e)s se liquéfient à vue d ’œ il, parmi les servantes, «algues silencieuses». 104 «[J] ’ ai promis des histoires mêlées à une histoire par-dessus mon histoire»: 105 André Salmon Du Dan Yack cendrarsien, passons à un autre scénario ‹ orgiaque › . En 1925, André Salmon publie son Orgie à Saint-Pétersbourg, évocation parodique d ’ une «soirée de débauche» 106 qui refuse de tourner à l ’ orgie authentique dans un monde où «[l]e faux se multiplie sans qu ’ on y songe seulement»; 107 un roman - qui refuse d ’ être un roman 108 - d ’ inspiration autobiographique, d ’ une sensibilité métalittéraire aiguë et plein de références intertextuelles (Gogol, Tourgueniev, mais surtout Dostoïevski, le «cher Fedor» 109 ou bien «Dosto»); 110 une 97 Cendrars: Moravagine, op. cit., 133. 98 Blaise Cendrars: Dan Yack (1946, réunissant en un volume Le Plan de l ’ Aiguille (Dan Yack) [1929] et Les Confessions de Dan Yack [1929]), Paris, Denoël, 2002, 11. 99 Ibid., 10. 100 Cendrars: Dan Yack, op. cit., 18. 101 Ibid., 10. 102 Ibid. 103 Anachronisme relevé par Claude Leroy, se référant aux mémoires du poète futuriste russe Benedikt Liv š ic: Dan Yack visite en 1904 cet établissement qui pourtant ne fut ouvert qu ’ à la Noël 1911; Cendrars lui-même, ayant quitté Pétersbourg en novembre 1911, ne connaissait la Brodja č aja sobaka que par ouï-dire (cf. Dan Yack, op. cit., «Dossier», 300). 104 Cendrars: Dan Yack, op. cit., 14sq. 105 André Salmon: Une Orgie à Saint-Pétersbourg, Paris, Éd. du Sagittaire, 1925, 18. 106 Ibid., 189. 107 Ibid., 228. 108 «Ce n ’ est pas ici un roman./ Ce n ’ est rien qu ’ un rapport de police, seulement/ je fais ma police moi-même» (ibid., épigraphe). 109 Ibid., 176. 110 Cf., p. ex., ibid., 105sq., 113, 129, 176, 202. Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 45 <?page no="46"?> réflexion ironique sur le genre stéréotypé du ‹ roman russe › , sur les défauts de la littérature de voyage, 111 sur le caractère narratif de l ’ identité, et enfin sur le ‹ palimpseste › de Pétersbourg - ville dont Salmon esquisse un «tableau physique et politique, poétiquement brouillé». 112 Salmon parle, anachronisme conscient, de ‹ Saint-Pétersbourg › au lieu de ‹ Pétrograd › (qui, au moment de la publication du livre, a eu le temps de se transformer en ‹ Leningrad › ): «C ’ est que je ne sais rien de Pétrograd. J ’ ai connu la vieille Russie des Tsars et pas une autre.» 113 Ce qui est remarquable sur fond du classique ‹ texte pétersbourgeois › , c ’ est que Salmon conçoit Pétersbourg comme centre paradoxal d ’ une Russie excentrique au double sens du terme: «Promène-toi de minuit à deux heures du matin sur la Perspective Newsky [. . .] Alors tu auras une chance de comprendre quelque chose à la Russie. La Russie entière, du moins celle qui peut t ’ intéresser, et qui, quoi qu ’ on dise, aboutit bien à Saint-Pétersbourg, sur la Perspective. À Moscou tu n ’ y entendrais rien du tout.» 114 «La terreur, la rapacité, la misère et la corruption»: 115 Petrograd selon Joseph Kessel Par contre, c ’ est à ‹ Petrograd › que Joseph Kessel situe une partie de ses visions de La Steppe rouge (1922), titre qui en dit long sur les prémisses idéologiques de l ’ auteur. Dans ses textes ‹ petrogradois › , eux aussi propagande littéraire selon toutes les règles de l ’ art, Kessel a recours aux mythologèmes liés à l ’ ancienne Saint-Pétersbourg. Petrograd, ville-fantôme, ville-folie, ville-maladie, chez Kessel, est le lieu où les représentants du vieux monde périssent misérablement, «pitoyables ombres, timides et affamées». 116 Ainsi, dans la nouvelle Au marché, il décrit, avec une précision presque clinique, la dégénérescence d ’ une ci-devant, d ’ une ancienne bourgeoise, abandonnée de tous, finalement complètement déshumanisée par la faim et le désespoir. Littérature et politique: Pétersbourg/ Leningrad dans les récits de voyage de l ’ entre-deux-guerres Dans les reportages et les récits de voyage de l ’ époque, l ’ ancienne capitale fait encore figure de symbole surdéterminé. Leningrad, à l ’ instar de Pétersbourg, 111 Ibid., 3. 112 Ibid., 56. 113 Ibid., 13. 114 Ibid., 127. 115 Joseph Kessel: «Au marché», in: La Steppe rouge, Paris, Gallimard, 2000 [1922], 103 - 116, 109. 116 Ibid., 107. 46 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="47"?> reste une ville (inter)textualisée, littérarisée à l ’ extrême. 117 Le ‹ voyage de Pétersbourg › est toujours déjà une entreprise éminemment littéraire; les explorateurs de cette ville sont, en général, des ‹ lecteurs › - dans le sens de Barthes 118 - très conscients de vivre une aventure sémiologique. 119 C ’ est ce que montre à merveille un petit passage du récit de voyage franco-soviétique probablement le plus célèbre de l ’ entre-deux-guerres, «prototype» de tout un genre: 120 le Retour de l ’ URSS (1936) d ’ André Gide. «Là tout n ’ est qu ’ ordre et beauté»: André Gide Gide commence par détacher les strates historiques et sémiotiques de la villepalimpseste: «Ce que j ’ admire en Leningrad, c ’ est Saint-Pétersbourg.» 121 S ’ il déclare explicitement avoir «peu vu les quartiers nouveaux» de Leningrad, 122 Saint-Pétersbourg, dans son évocation, apparaît comme une ville rêvée à partir de lectures, d ’ expériences artistiques, sa (très courte) description affichant son caractère littéraire, foncièrement citationnel. Choses vues, choses lues? Dans le passage suivant - montage de citations poétiques, véritable treillis surtout de références baudelairiennes (très à propos dans le contexte de l ’ imaginaire de Pétersbourg comme ville-artifice) - , la ville, en quelques phrases, se métamorphose en Gesamtkunstwerk poétique, musical, architectural: «Je ne connais pas de ville plus belle; pas de plus harmonieuses fiançailles de la pierre, du métal et de l ’ eau. On la dirait rêvée par Pouchkine ou par Baudelaire. Parfois, aussi elle rappelle des peintures de Chirico. Les monuments y sont de proportions parfaites, comme les thèmes dans une symphonie de Mozart. ‹ Là tout n ’ est qu ’ ordre et beauté. › L ’ esprit s ’ y meut avec aisance et joie.» 123 117 Ainsi - pour ne citer qu ’ un seul parmi de très nombreux exemples - Élisabeth de Gramont reprend les topoi d ’ une ville hantée par des fantômes éminemment littéraires, dans un nouveau contexte politique: «Saint-Pétersbourg devint Léningrad. La capitale de la Russie des Tzars n ’ est plus qu ’ une ville provinciale abandonnée [. . .] Dans la Perspective Newsky n ’ errent plus que des fantômes. J ’ imagine voir passer les héros de Gogol, les fonctionnaires et les généraux de Dostoiewsky» (Élisabeth de Gramont: Le Chemin de l ’ U. R. S. S., Paris, Rieder, 1933, 46sq.) 118 Roland Barthes: «Sémiologie et urbanisme» (1967), in: L ’ Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, 261 - 271, 268. 119 Leurs lectures, leurs ré-écritures de Pétersbourg, partant, constituent aussi un objet de choix pour une analyse du récit de voyage en tant que genre «frictionnel» (cf. Ottmar Ette: Literatur in Bewegung. Raum und Dynamik grenzüberschreitenden Schreibens in Europa und Amerika, Weilerswist, Velbrück, 2001, 43 - 48). 120 Cf. Jacques Derrida: Rückkehr aus Moskau, Wien, Passagen, 2005, 54sq. 121 André Gide: Voyage au Congo/ Le retour du Tchad/ Retour de l ’ U. R. S. S./ Retouches à mon Retour de l ’ U. R. S. S./ Carnets d ’ Égypte, Paris, Gallimard, 1992, 419. 122 Ibid. 123 Ibid. Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 47 <?page no="48"?> Invitation au voyage, merveilleux Rêve pétersbourgeois - ces lignes esquissent un double déplacement: de Leningrad, nous retournons à Saint-Pétersbourg; sur fond de la réalité contemporaine d ’ une grande ville soviétique, nous suivons un mouvement d ’ Élévation spirituelle vers le domaine de la poésie, de l ’ art et de la musique (tout pour l ’œ il, mais pourtant aussi, au moins par voie d ’ association, quelque chose pour les oreilles: la Saint-Pétersbourg de rêve évoquée par Gide se transforme en événement synesthétique, aux consonances et aux correspondances magiques). En fait, une esthétique de vague inspiration baudelairienne semble sous-tendre ce passage: forme artistique et beauté artificielle, en contraste avec l ’ informe, la laideur - certes dynamique et captivante - du naturel et du vivant. Villeœ uvre d ’ art onirique, figée dans sa beauté irréelle, ville du passé, Pétersbourg est encore opposée à Moscou, «ville en formation» dont la «disgrâce» étonne le voyageur («En revenant de Leningrad, la disgrâce de Moscou frappe plus encore»), mais qui le fascine par sa vitalité puissante. 124 Moscou reste ainsi, «malgré sa laideur, une ville attachante entre toutes», 125 ville de l ’ avenir («l ’ on y respire partout le devenir» 126 ), ville éminemment vivante et où le visiteur se livre à l ’ expérience euphorisante du «bain d ’ humanité» dans la foule soviétique 127 - extase indicible, ‹ océanique › au sens freudien du terme. 128 Mais c ’ est surtout sa méditation sur Pétersbourg qui s ’ inscrit dans un métadiscours poétologique: Gide renoue avec toute une tradition de l ’ évocation littéraire des beautés indescriptibles de Pétersbourg, ville-prodige, ville superlative à tous égards, ville où la langue se heurte sans cesse aux limites du dicible: «Je ne suis guère en humeur de parler du prodigieux musée de l ’ Ermitage; tout ce que j ’ en pourrais dire me paraîtrait insuffisant.» 129 Confronté à la ville-palimpseste - indescriptible non seulement parce que trop belle, mais aussi (ou surtout) parce que trop souvent, trop bien décrite, fût-ce dans son ‹ indescriptibilité › même - , l ’ auteur recourt, à son tour, à une stratégie d ’ écriture palimpsestique, l ’ accumulation de citations ou d ’ allusions littéraires et de références artistiques servant de (seule? ) technique de description adéquate face à une ‹ ville-citation › hyper-textualisée. 124 Ibid. 125 Ibid. 126 Ibid. 127 Ibid., 420. 128 À propos de la communication, de la communion humaine immédiate comme l ’ un des paradigmes de l ’ expérience soviétique d ’ André Gide, cf., p. ex., ibid., 411sq., 416. 129 Ibid., 419. 48 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="49"?> «Léningrad, capitale déchue»: la face cachée du beau nouveau monde soviétique La dichotomie traditionnelle Pétersbourg/ Moscou, pendant l ’ entre-deuxguerres, subit une re-politisation massive. Leningrad, la «capitale déchue», 130 est systématiquement confrontée à Moscou, capitale de l ’ avenir communiste. Tandis que les adeptes du nouveau régime, sans exception, centrent leurs récits sur Moscou, s ’ épanchant en évocations panégyriques d ’ une ville jeune, dynamique, vivante, les écrivains/ reporters antibolcheviques mettent souvent l ’ accent sur les descriptions d ’ une Leningrad en pleine décadence, face cachée du beau nouveau monde soviétique. Ainsi, après avoir exprimé sa déception face à la «fameuse perspective Newski, aujourd ’ hui Perspective du 25-Octobre», «une longue avenue, sans arbres, sale», à la «réputation [. . .] surfaite», Pierre Delhommé, ennemi juré des Soviets, évoque le spectacle d ’ un «défilé des Jeunes Pionniers, en loques, nu-pieds, faméliques, dans le décor somptueux» de la ville. 131 «Cette ‹ fenêtre sur l ’ Europe › , personne n ’ en nettoyait plus les carreaux»: 132 Paul Morand Paul Morand, lui-même descendant de Français installés en Russie, 133 avait, dès la première moitié des années 1920, effectué plusieurs brèves missions diplomatiques en Russie soviétique, 134 lui permettant une exploration sommaire de cette nouvelle terra incognita - bien avant la grande vogue du ‹ tourisme révolutionnaire › . Dans son Europe galante, cet écrivain disposant de très réelles connaissances de la Russie nouvelle, nous en offre une version fictionnalisée des plus remarquables: si la fameuse nouvelle Je brûle Moscou mérite d ’ être considérée comme un chef d ’œ uvre de propagande antisovié- 130 Cf., p. ex., Andrée Viollis: «Leningrad, capitale déchue», in: Seule en Russie - de la Baltique à la Caspienne, Paris, Gallimard, 1927, 262sqq.; Géo London: «Ce qu ’ on montre, et ce qu ’ on ne montre pas à Léningrad, capitale déchue», in: Elle a dix ans, la Russie rouge! , Paris, Fayard, 1927, 137sqq.; ou Ella Maillart: «Vers la capitale déchue», in: Parmi la jeunesse russe, Paris, Payot, 1997 [1932], 206sqq.; ou encore Hélène Gosset à propos de Leningrad, pas si ‹ déchue › que cela: «les rues sont animées [. . .] je ne m ’ attendais pas à y trouver tant de monde, car on m ’ avait beaucoup parlé de la capitale ‹ déchue › , je la croyais un désert» (Hélène Gosset: Nitchevo! L ’ Amour en Russie Soviétique, Paris, Éd. de la ‹ Revue mondiale › , 1929, 265). 131 Pierre Delhommé: Ce que j ’ ai vu en Union soviétique, Paris, Champrosay, 1937, 31sq. 132 Paul Morand: «Le Musée Rogatkine» (1925), in: Nouvelles complètes I, éd. par Michel Collomb, Paris, Gallimard, 1994 [1991], 322 - 327, 324. 133 Cf. Paul Morand: «Interview donné[e] à Frédéric Lefèvre» (1923/ 1924), in: Papiers d ’ identité, Paris, Grasset, 1931, 19 - 28, 23sq. 134 Cf. Michel Collomb: «Je brûle Moscou/ Notice», in: Morand: Nouvelles complètes I, op. cit., 993 - 995, 994. Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 49 <?page no="50"?> tique littéraire, ceci vaut aussi pour la nouvelle ‹ léningradoise › Le Musée Rogatkine. De la confrontation avec la Russie bolchevique se dégage l ’ identité et l ’ unité de la grande ‹ famille › occidentale. 135 Dans ses variations sur Pétersbourg, cette ‹ fenêtre sur l ’ Europe › désormais tristement négligée, Morand, sur un mode ironique, cite à son tour les motifs classiques, décrivant une ville-fantôme hantée par des «ombres silencieuses à base de caoutchouc». 136 Le narrateur et son compagnon déambulent à travers une ville mourante, comparée à Ravenne, à Paestum, à Babylone. 137 La description de Pétersbourg, dans ce texte, est de bout en bout marquée par la désagrégation, la pourriture, la liquéfaction universelle; la beauté du décor architectural ne fait qu ’ accentuer l ’ étendue du désastre: «Sous l ’ influence d ’ un vent baltique, il dégelait; l ’ eau suintait au long des murs, tombait des toits. Le sol se liquéfiait, et la débâcle ajoutait encore à l ’ immense abandon de cette ville, peut-être la plus belle d ’ Europe. [. . .] Lentement, on sentait pourrir sur ses cent mille pilotis, comme avaient pourri les cent mille ouvriers que Pierre le Grand y avait sacrifiés, cette ville suppliciée, s ’ effondrant dans la tombe boueuse du delta.» 138 Sur fond de ce paysage urbain assez déprimant, les protagonistes, preuves tirées de la Pravda et des Izvestija à la main, s ’ entretiennent des extravagances idéologiques de la Russie soviétique, du renouveau d ’ un mysticisme moyenâgeux, voire «du retour au paganisme de certaines régions de l ’ U. R. S. S.» 139 Entre autres anecdotes, Boulard raconte l ’ histoire d ’ Apollinaire Rogatkine, déporté en Sibérie après s ’ être livré, en compagnie de sa gouvernante, à des activités antibolcheviques sous forme de grotesques orgies satanistes, dans sa maison pétersbourgeoise. 140 Toute cette nouvelle, petit exorcisme narratif, semble destinée à remettre en place la soi-disant ‹ nouvelle Russie › , univers anachronique et barbare, en proie aux croyances et aux pratiques fétichistes les plus bizarres, tout juste bonnes à inspirer de nouvelles recherches de «Sir James Frazer», spécialiste du Rameau d ’ or. 141 135 Morand: «Le Musée Rogatkine», op. cit., 322. 136 Ibid., 323. 137 Ibid., 324. 138 Ibid., 323sq. Le Musée Rogatkine (comme d ’ autres textes de Paul Morand) a d ’ emblée retenu l ’ attention des critiques russes émigrés; la nouvelle fut traduite en russe dès 1925. Guéorgui Adamovitch, même s ’ il constate que face aux «impressions russes» de Morand, il est quelquefois «difficile de retenir un sourire», admire néanmoins sa «description merveilleuse de Pétersbourg» (cf. Georgij Adamovi č : « ‹ Muzej Rogatkina › Polja Morana», in: Literaturnye besedy, t. 1 («Zveno», 1923 - 1926), Sankt-Peterburg, Aletejja, 1998, 210 - 211). 139 Morand: «Le Musée Rogatkine», op. cit., 325. 140 Ibid., 326sq. 141 Ibid., 325. 50 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="51"?> «Leningrad, Petrograd? [. . .] Petersbourg n ’ est plus»: Henri Béraud Les textes de Paul Morand exercent à leur tour une influence non négligeable sur l ’ image française de la Russie pendant l ’ entre-deux-guerres, surtout pendant les années vingt. Ainsi, Henri Béraud, témoin oculaire paradoxal, semble avoir écrit son célèbre reportage Ce que j ’ ai vu à Moscou (1925) les nouvelles ‹ russes › de l ’ Europe galante à la main. 142 Sur les traces de Morand, il titre «Petersbourg, la ville qui meurt». Le reste du texte ne fait qu ’ expliciter cette constatation inaugurale, Pétersbourg symbolisant encore la face cachée du pseudo-paradis bolchevique: «Elle n ’ a même plus de nom, Leningrad, Petrograd? [. . .] Ce qui meurt, en vérité, c ’ est Petersbourg [. . .] Petersbourg n ’ est plus. [. . .] À Moscou, on voit un pays neuf, hardi, têtu [. . .] À Petersbourg, on voit expirer la Russie.» 143 L ’ ouvrage de Béraud provoqua une violente réfutation par Paul Vaillant- Couturier: Un mois dans Moscou la Rouge. La vérité sur l ’ «enfer» bolchevik (1925 - 1926). Si Béraud se moque de la prétendue ‹ renaissance › de Pétersbourg sous le régime bolchevique («Appelle-t-on cela renaître? Si l ’ on veut»), 144 Vaillant-Couturier, chantre d ’ une nouvelle ‹ virilité › communiste, lui oppose sa vision d ’ une ville ‹ saine › , «purifiée du relent des orgies de Raspoutine». 145 «Une horreur [. . .] Tout bluff et tyrannie»: Louis-Ferdinand Céline Mais c ’ est chez un autre voyageur férocement antisoviétique que l ’ imaginaire (très politisé) d ’ une Leningrad ‹ malade › , ‹ mourante › , atteint son apogée abject: Louis-Ferdinand Céline qui s ’ est aventuré au pays des Soviets en septembre 1936. Céline (qui, à l ’ époque, n ’ était pas un inconnu en URSS; la traduction de son Voyage au bout de la nuit avait eu un retentissement considérable parmi le public russe) 146 n ’ a pas rédigé de récit de voyage officiel; à part sa correspondance privée où il ne lésine pas sur les invectives à l ’ adresse de la Russie 142 Il s ’ y réfère explicitement à propos d ’ un détail pittoresque, le portier de l ’ hôtel Savoy «qui a l ’ air d ’ un sénateur vénitien» (Paul Morand: «Je brûle Moscou» [1925], in: Nouvelles complètes I, op. cit., 390 - 410, 405; cf. Henri Béraud: Ce que j ’ ai vu à Moscou, Paris, Éd. de France, 1925, 21). 143 Ibid., 90sqq. 144 Ibid., 95. 145 Paul Vaillant-Couturier: Un mois dans Moscou la Rouge. La vérité sur l ’ «enfer» bolchevik, Paris, Éd. L ’ Humanité, 1925 - 1926, 2 (Avant-propos). 146 Cf. Marusja Klimova: «Selin v Rossii», in: M. Klimova (ed.): Selin v Rossii. Materialy i issledovanija, Sankt-Peterburg, Ob šč estvo Druzej Selina, 2000; texte disponible en ligne: Mitin ž urnal, http: / / www.mitin.com/ people/ celine/ cr-klimova.shtml (site consulté le 22/ 01/ 2011). Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 51 <?page no="52"?> soviétique, cet «affreux pays», 147 «une ordure monstrueuse», 148 il aborde le sujet de son voyage dans ses pamphlets Mea culpa (1936) et Bagatelles pour un massacre (1937). Dans Mea culpa, c ’ est en URSS, laboratoire géant de l ’ humanité, que «l ’ Homme» est enfin amputé de sa majuscule imméritée; une fois le masque humaniste tombé, il n ’ en reste qu ’ un «fumier». 149 Dans Bagatelles pour un massacre, Leningrad - ville «superbe», mais en pleine désagrégation faute aux « ‹ guépouistes › à Staline», incapables de l ’ entretenir - se présente encore comme un bizarre «théâtre pour cyclopes». 150 Ses visions d ’ horreur léningradoises gravitent autour d ’ un lieu aussi symbolique qu ’ extravagant, «assez peu visité par les pèlerins de l ’‹ Intourist › »: à savoir, la grande clinique vénérologique avec son personnel affamé et malade, son manque total du matériel et de l ’ hygiène les plus élémentaires. Le visiteur, dégoûté et fasciné en même temps, observe un confrère soviétique, ironiquement surnommé ‹ Toutvabienovitch › (alias ‹ Touvabienovich › ou ‹ Touvabienovitch › ) et qui, mains nues et sales, fouille «des douzaines de vulves», en faisant sortir «un jus bien épais, bien lié» - tout en débitant, automate ubuesque, son discours officiel: «[. . .] Tout va Très Bien! [. . .] Nous sommes tous ici, Très Bien! [. . .] Tout va Très Bien! . . . Nous sommes Très Bien Ici! [. . .] Tout va Bien! [. . .] Tout va Bien! » 151 C ’ est dans la visite à cet «hôpital dont les ruines valent certainement pour le décor les simulacres de Potemkine . . . quant à l ’ illusionnisme . . . le semblant, la frime . . . », 152 que culmine la découverte de la ‹ grande imposture › soviétique. Dans une ville où «[t]outes les rues sont effondrées, toutes les façades tombent en miettes . . .», 153 s ’ écroulent aussi les coulisses de propagande du soi-disant ‹ paradis rouge › : «J ’ ai été à Leningrad pendant un mois. Tout cela est abject, effroyable, inconcevablement infect. [. . .] Une horreur. Sale, pauvre - hideux. [. . .] Tout bluff et tyrannie.» 154 Après ce bref survol du rôle de Pétersbourg dans la littérature de voyage (au sens le plus large du terme) pendant l ’ entre-deux-guerres, revenons à quelques textes de fiction de l ’ époque, lesquels permettent de renouer avec ces fantasmes d ’ une Pétersbourg ‹ abjecte › , souvent aussi éminemment sexualisée, plus ou moins subtilement féminisée. 155 147 Lettre inédite de Céline à John Marks, 30 septembre 1936, cit. chez François Gibault: Céline (II). Délires et persécutions (1932 - 1944), Paris, Mercure de France, 1985, 142. 148 Lettre de Céline à John Marks, sans date, cit. ibid. 149 Louis-Ferdinand Céline: Mea culpa. Suivi de La vie et l ’œ uvre de Semmelweis, Paris, Denoël & Steele, 1937 [1936], 25. 150 Louis-Ferdinand Céline: Bagatelles pour un massacre, Paris, Denoël, 1937, 278. 151 Ibid., 100sqq. 152 Ibid., 99. 153 Ibid., 278. 154 Lettre de Céline à Karen Marie Jensen, 15 [octobre(? ) 1936], Cahiers Céline, 5, Paris, Gallimard, 1979, 238, cit. chez Gibault: Céline. Délires et persécutions, op. cit., 143. 155 Tandis que, dans la littérature russe, ‹ Peterburg › (masculin en russe) est souvent opposé, en tant que ‹ jeune cavalier › européen, à la ‹ Moskva › féminine, vieille ‹ mère › russe 52 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="53"?> «Cette ville est une horreur»: Irène Némirovsky Le Vin de solitude (1935), «autobiographie romancée à la Dickens» d ’ Irène Némirovsky, 156 retrace le parcours interculturel de l ’ héroïne Hélène: de Kiev à Paris, en passant par Pétersbourg, la Finlande et la Suède. L ’ étape pétersbourgeoise constitue non seulement une phase-clé de ce roman de formation féminin; elle est aussi particulièrement riche en références intertextuelles (russes comme occidentales). Chez Némirovsky (qui a passé plusieurs années de sa vie à Pétersbourg; la famille, munie d ’ une autorisation spéciale, s ’ y était installée en 1914 pour y rester jusqu ’ au moment de la Révolution d ’ octobre), l ’ ambivalence traditionnelle de Pétersbourg glisse vers la négative pure et simple: 157 «Cette ville est une horreur» - c ’ est ainsi que l ’ héroïne résume ses impressions lors de son arrivée. 158 Pétersbourg, dans Le Vin de solitude, représente aussi et surtout l ’ espace maternel; l ’ association est étroite entre cette ville et une mère maléfique qui écrase sa fille, l ’ asphyxiant tout comme «cette fade odeur des canaux de Pétersbourg» qui semble à Hélène «l ’ haleine même de la ville». 159 Pétersbourg, ville-fantôme, habitée par des êtres à leur tour fantomatiques, à la «teinte verdâtre, cadavérique» 160 (on notera la contamination métonymique entre espace de la ville et corps humain), Pétersbourg, confrontée à Paris (sphère de la lumière et du bonheur), 161 est aussi le lieu de la folie, de la déréalisation, de la perte de soi, d ’ une érosion insidieuse non seulement des («Moscou est de genre féminin, Pétersbourg - masculin», déclare Gogol dans ses Notes sur Pétersbourg [«Peterburgskie zapiski 1836 goda», op. cit., 189]; cf. Lo Gatto: Il mito di Pietroburgo, op. cit., 153sq.; Toporov: Peterburgskij tekst, op. cit., 652sq., 711), dans la littérature française, Pétersbourg est fréquemment représentée par des allégories féminines; dans les récits de voyage de l ’ entre-deux-guerres, abondent les images ‹ médicales › de la dégénération du corps féminin de la ville, «corps momifié dont l ’ âme a disparu» (Viollis: Seule en Russie, op. cit., 264). London évoque une Pétersbourg mourante après avoir «enfanté dans la douleur et dans des flots de sang le régime bolchevique» (Elle a dix ans, la Russie rouge! , op. cit., 138); Louis-Charles Royer métaphorise la ville comme «aristocrate» agonisante, «grande dame» littéralement ‹ vampirisée › par la jeune et dynamique Moscou (L ’ Amour chez les Soviets, Paris, Éd. de France, 1932, 244sq.) 156 Cf. Olivier Philipponnat: «Préface: Dans les fils du destin», in: Irène Némirovsky: Les Vierges et autres nouvelles, Paris, Denoël, 2009, 7 - 20, 9. 157 Avec de très rares exceptions: dans la nouvelle «La confidence» (1938), une institutrice française vieillissante se rappelle avec enthousiasme ses années de jeunesse en Russie (dont aussi son séjour à Pétersbourg) et son ‹ roman › privé avec un prince charmant russe (cf. Irène Némirovsky: Destinées et autres nouvelles, Pin-Balma, Sables, 2004, 35 - 62, 52sqq.) 158 Irène Némirovsky: Le Vin de solitude, Paris, Albin Michel, 1988 [1935], 96. 159 Ibid., 151. 160 Ibid., 106. 161 Ibid., 96. Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 53 <?page no="54"?> murs, mais aussi du sujet humain. Dans un passage qui condense toute l ’ atmosphère cauchemardesque de la Pétersbourg némirovskienne, la petite Hélène et sa gouvernante, dont l ’ aliénation secrète vire tout d ’ un coup au délire manifeste, errent, un jour sombre d ’ hiver, à travers la ville en révolution, labyrinthe terrifiant: «L ’ air était jaune et s ’ épaississait d ’ instant en instant. Par moments, la rue devenait tellement sombre qu ’ Hélène ne voyait plus Mlle Rose que comme un corps sans épaisseur perdu dans le brouillard [. . .] Dans l ’ ombre montait l ’ odeur empoisonnée des canaux [. . .] sous le poids des eaux, la ville se désagrégeait, s ’ effondrait lentement, ville de fumées, de songe et de brouillard, qui retournait au néant.» 162 Mais c ’ est aussi à Pétersbourg, lieu de rassemblement de tous les ‹ pouvoirs de l ’ horreur › imaginables, que l ’ héroïne découvre les joies dangereuses de l ’ écriture, arme efficace dans sa lutte contre une mère haïe et le royaume du faux-semblant dont celle-ci est la reine. 163 Si, dans Le Vin de solitude, les troubles révolutionnaires contribuent à l ’ inquiétante étrangeté de la ville, l ’ imaginaire de Pétersbourg est investi de significations politiques bien plus évidentes dans un autre roman de Némirovsky: L ’ Affaire Courilof (1933), texte dans la tradition des mémoires fictifs (anti-)révolutionnaires (à l ’ instar des Mémoires d ’ un commissaire du peuple de Joseph Kessel, publiés en 1925). Le protagoniste, fils d ’ exilés politiques, ayant grandi dans le milieu des révolutionnaires russes en Suisse, appartenant donc «au parti par [s]a naissance», 164 terroriste presque malgré lui, est envoyé à Pétersbourg pour «exécuter le ministre de l ’ Instruction Publique», 165 Courilof, «universellement détesté». 166 Cette funeste mission donne lieu à des descriptions d ’ une ville «d ’ une admirable beauté», 167 pourtant sinistre et angoissante: ville-folie, ville-fantôme où les êtres humains eux-mêmes, dans l ’ «éclairage étrange des nuits d ’ été», ont «une apparence de mort, de songe»; 168 mais aussi ville où germe la révolution, théâtre sanglant d ’ attentats, de grèves, de 162 Ibid., 143. . . . «ville de fumées, de songe et de brouillard, qui retournait au néant»: la formule n ’ est pas sans rappeler le poème pétersbourgeois de Rainer Maria Rilke, «Nächtliche Fahrt. Sankt Petersburg» (cf. Valeria Jäger, Erich Klein: Europa erlesen: Sankt Petersburg, Klagenfurt, Wieser, 1998, 124). Dans son autobiographie imaginaire de Némirovsky, Élisabeth Gille reprend le topos de Pétersbourg, «ville fantomatique et brumeuse» (Le Mirador. Mémoires rêvés, Paris, Stock, 2000 [1992], 187), désamorçant toutefois l ’ inquiétante étrangeté de la métropole-mirage par de nombreuses références érudites à l ’ histoire littéraire. 163 Némirovsky: Le Vin de solitude, op. cit., 133sqq. 164 Irène Némirovsky: L ’ Affaire Courilof, Paris, Grasset, 1990 [1933], 39. 165 Ibid., 41. 166 Ibid., 49. 167 Ibid., 67. 168 Ibid., 219. 54 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="55"?> massacres d ’ élèves et d ’ étudiants. 169 Assis au bord de la Néva, le héros écoute les leçons meurtrières de sa camarade terroriste: «[. . .] toute cette nuit était semblable à un cauchemar, et ses paroles se confondaient dans une fantasmagorie de rêve et de fièvre.» 170 Pétersbourg, métaphorisée comme un théâtre funèbre, menace à tout moment de s ’ effondrer pour de bon; sur «un sol spongieux», au-dessus d ’ un abîme rempli d ’ «une eau noire, croupissante», 171 «la Palmyre du Nord» 172 se décompose à vue d ’œ il; tout comme Courilof lui-même, corps allégorique au masculin, dont le visage, en public, ressemble à un «bloc de marbre», 173 mais dont la chair molle, friable, pourrit derrière les façades, dévorée par un cancer qu ’ aucun médecin n ’ ose opérer. «La ville où je suis arrivée se nomme Pétersbourg»: Nathalie Sarraute D ’ Irène Némirovsky, passons à un autre auteur franco-russe, Nathalie Sarraute. Dans son autobiographie Enfance (1983), Pétersbourg n ’ est pas seulement le lieu d ’ une confrontation difficile avec la mère ‹ divorcée › , mais aussi le lieu où une autre petite fille s ’ initie à l ’ écriture, les deux complexes thématiques étant étroitement liés (tout comme chez Némirovsky). La ville, pas encore nommée, apparaît d ’ abord comme un rêve baudelairien fait de verre, de glace et de pierre. Ce n ’ est qu ’ après-coup que le nom de ‹ Pétersbourg › vient se poser sur ce microcosme magique, glissant, sur lequel il n ’ adhère pas tout à fait: «La ville où je suis arrivée se nomme Pétersbourg.» 174 Le texte sarrautien, lui aussi, porte les traces de l ’ imaginaire traditionnel de Pétersbourg, ville-fantôme, 175 ville artificielle, intimidante dans sa perfection cristalline, qui a pourtant une face cachée et abjecte. 176 Mais Pétersbourg est surtout un lieu hautement littérarisé - à tous les niveaux. L ’ enfant passe ses soirées à jouer au «quatuor des écrivains» avec les bonnes de la famille; 177 dans une maison bourrée de livres, elle s ’ adonne aux plaisirs presque voluptueux de la lecture. 178 Cepen- 169 Ibid., 254sqq. 170 Ibid., 73. 171 Ibid., 87. 172 Ibid., 130. 173 Ibid., 85. 174 Nathalie Sarraute: Enfance, Paris, Gallimard, 2002 [1983], 69. 175 Cf., p. ex., la scène de la «procession de fantômes» que l ’ héroïne croit voir sortir d ’ un tableau dans sa chambre (ibid., 89). 176 Les murs de la maison que la petite fille habite à Pétersbourg sont «sombres, toujours un peu suintants»; d ’ abord effrayée, elle observe la surface ‹ vivante › d ’ une porte, toute recouverte de cafards (ibid., 70). 177 Ibid., 70sq. 178 Ibid., 81sq. Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 55 <?page no="56"?> dant, cette petite fille est aussi écrivain - et un écrivain assez tourmenté. Dans cette ville glaciale, les mots, eux aussi, apparaissent «rigides et lisses, glacés [. . .] leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent . . . ils sont comme ensorcelés.» 179 D ’ un côté, traumatisme littéraire; 180 d ’ autre côté, traumatisme familial provoquant une névrose enfantine, voire une «véritable folie», 181 explicitement associée à la sphère russe/ pétersbourgeoise, 182 ne disparaissant qu ’ avec le départ pour Paris. Ville maternelle, Pétersbourg viendra remplacer, métonymiquement, la mère elle-même. Une fois retournée en France, Natacha reste en correspondance avec sa mère, désignée, par pudeur et par prudence (le père s ’ étant remarié), par le chiffre de ‹ Pétersbourg › : « ‹ As-tu écrit à Pétersbourg? › ‹ Tu as une lettre de Pétersbourg. › Les mots ‹ ta mère › qu ’ il employait autrefois, maintenant, je ne sais pourquoi, ne peuvent plus lui passer les lèvres.» 183 Enfin, le père informe Natacha de ce «qu ’ il a écrit à Pétersbourg pour demander si on comptait toujours me reprendre»; 184 or à cette question délicate, ‹ Pétersbourg › ne répond plus. C ’ est à ce moment que la petite fille commence à souffrir de troubles singuliers - et très symboliques - de l ’ écriture. Face au silence du double ‹ Pétersbourg › , elle devient incapable de produire une ligne lisible. Au sens le plus littéral du terme, elle doit réapprendre à écrire, à conjurer les «fantômes» des lettres. 185 «[À] Leni . . . à Saint-Pétersbourg»: Andreï Makine Pour compléter ce petit panorama de l ’ imaginaire de Pétersbourg dans la littérature de langue française, je voudrais ajouter quelques réflexions sur les métamorphoses du ‹ palimpseste pétersbourgeois › dans l ’œ uvre d ’ un écrivain franco-russe contemporain: Andreï Makine, connu pour fabriquer une Russie stéréotypée sur mesure, conforme aux attentes de son public français, avec une certaine dose de distance ironique. Makine, qui a vécu quelques années de sa jeunesse à Leningrad - «une magnifique construction intellectuelle que les 179 Ibid., 88. 180 Sa mère ayant exhorté Nathalie à montrer le «roman» qu ’ elle est en train d ’ écrire à un monsieur ou bien un «oncle» inconnu (Korolenko, très probablement), ce dernier lui rend son ouvrage avec un commentaire lapidaire: «Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l ’ orthographe . . .» (ibid., 83sqq.) 181 Ibid., 101. 182 Cf. la référence aux «domovoï» (ibid., 99). 183 Ibid., 127sq. 184 Ibid., 133. 185 Ibid., 133sq. 56 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="57"?> gens essaient d ’ habiter» 186 - , retravaille aussi la mythologie pétersbourgeoise à l ’ usage de son public. 187 Dans son deuxième roman, Confession d ’ un porte-drapeau déchu (1992), il inclut un récit métadiégétique, intitulé «La maison du Blocus (une vieille histoire)». 188 Cette excursion dans la période la plus sinistre de l ’ histoire de Leningrad vient décidément à l ’ encontre de son goût pour le dramatique, le macabre (y compris le cannibalisme, pratiqué, en outre, par une jolie prostituée au grand c œ ur). 189 Dans Au temps du fleuve Amour (1994), Leningrad, pour le protagoniste fuyant son village natal en Sibérie afin d ’ entamer des études de cinéma dans «cette ville brumeuse à l ’ autre bout du monde», 190 «l ’ unique ville véritablement occidentale de l ’ Empire» (par opposition à Moscou, «ville orientale»), 191 est à la fois une zone de transition vers l ’ Occident et un espace du simulacre. La Femme qui attendait (2004) esquisse encore une autre vision de la Leningrad des années soixante-dix, triste ‹ théâtre › où des dissidents déprimés et/ ou alcooliques essaient d ’ imiter un Occident douteux. 192 Dans le récit de l ’ héroïne qui a préféré quitter la métropole pour s ’ ensevelir dans son village natal Mirnoïe (c ’ est-à-dire ‹ le paisible › ) près de la Mer Blanche, nous retrouvons le motif de la ville artificielle, fausse, politiquement actualisé. 193 La Leningrad du blocus fait une brève réapparition dans L ’ Amour humain (2006), 194 pour fournir, trois ans plus tard, l ’ une des trames principales du sujet de La Vie d ’ un homme inconnu (2009). Le protagoniste du roman, écrivain russe installé à Paris, au nom symbolique de ‹Š utov › ( š ut, c ’ est le clown, le bouffon en russe), 195 plein de fiel contre les Français en général et contre le milieu littéraire parisien en particulier, plein aussi de nostalgie ironique d ’ un «bon vieux temps» où l ’ on pouvait encore écrire «[s]ans Freud, sans post-modernisme, sans sexe à tout bout de phrase», 196 part à la recherche de sa Russie imaginaire, son Atlantide personnelle, et d ’ une jeune fille aimée autrefois. On l ’ aura déjà deviné: une assez cruelle déception l ’ attend à Saint-Pétersbourg. Dans ce roman, c ’ est ‹ Leningrad › qui fait figure de ville-rêve, ville de l ’ amour et de la poésie, par opposition à ‹ Saint-Pétersbourg › , métropole postsoviétique prosaïque. La Vie d ’ un homme inconnu est le récit d ’ un voyage 186 Andreï Makine: «Un poème pétrifié» (propos recueillis par Aliette Armel), in: Magazine littéraire, 420, mai 2003 (Dossier: Écrivains de Saint-Pétersbourg), 47. 187 Cf. aussi le volume que Makine, en collaboration avec le photographe Ferrante Ferranti, a consacré à Saint-Pétersbourg, Paris, Éd. du Chêne, 2002. 188 Andreï Makine: Confession d ’ un porte-drapeau déchu, Paris, Gallimard, 1996 [1992], 137sqq. 189 Ibid., 145sq. 190 Andreï Makine: Au temps du fleuve Amour, Paris, Gallimard, 1998 [1994], 237. 191 Ibid., 242. 192 Andreï Makine: La Femme qui attendait, Paris, Seuil, 2005 [2004], 30sqq. 193 Ibid., 114. 194 Andreï Makine: L ’ Amour humain, Paris, Seuil, 2007 [2006], 257. 195 Andreï Makine: La Vie d ’ un homme inconnu, Paris, Seuil, 2010 [2009], 17. 196 Ibid., 10. Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 57 <?page no="58"?> ‹ toponymique › de Leningrad à Saint-Pétersbourg (l ’ écrivain russe Mikhaïl Kouraev a publié, en 1996, un livre sous ce même titre, Voyage de Leningrad à Saint-Pétersbourg; 197 Anatoli Sobtchak, premier maire de la Saint-Pétersbourg postsoviétique, lui emboîtant le pas, en 1999, avec son propre voyage Iz Leningrada v Peterburg). 198 Le décalage des diverses couches historiques du palimpseste ‹ Pétersbourg › , chez Makine, se fait sentir tout au long du texte. Après avoir été informé de ce que Iana «est retournée à Leningrad, enfin à Pétersbourg», 199 Choutov lui annonce sa visite, hésitant, très significativement, sur le but de son voyage: «Tu sais, j ’ arrive aujourd ’ hui à Leni . . . à Saint- Pétersbourg.» 200 Toute l ’ expérience pétersbourgeoise du protagoniste sera fondée sur un double problème d ’ identification: Choutov qui, sacrifiant à un topos établi, amalgame ‹ sa › ville et ‹ sa › femme, Iana et Leningrad, lieu romantique de leurs amours, ne reconnaît ni l ’ une ni l ’ autre. La muse poétique de sa jeunesse léningradoise est désormais l ’ épouse d ’ un magnat du pétrole, femme d ’ affaires elle-même, conforme au cliché d ’ une ‹ nouvelle Russe › (Makine, dans ce roman, montre encore son aptitude extraordinaire à adapter des stéréotypes anciens et nouveaux, de l ’ imaginaire classique de Pétersbourg jusqu ’ aux nouveaux riches - alias nuvori š - , en passant par une image de même assez stéréotypée des horreurs de l ’ époque stalinienne). 201 Déconcerté devant le fait que cette nouvelle Pétersbourg a su recréer cette même «quintessence occidentale que lui n ’ a pas vraiment connue en Occident», 202 Choutov erre à travers le luxueux appartement de Iana, labyrinthe plein d ’ objets étrangers, 203 microversion d ’ une ville inquiétante qu ’ il ne réussit plus à déchiffrer (cette scène n ’ est pas sans rappeler l ’ arrivée de la petite Hélène Karol chez Némirovsky, dans Le Vin de solitude, à Pétersbourg, elle aussi égarée dans la résidence somptueuse de ses parents, nouveaux riches d ’ un autre temps). Choutov se rend aussi compte (et là, le ‹ texte pétersbourgeois › makinien rejoint, entre autres, celui de Sarraute) que ses mots n ’ adhèrent plus à la réalité de cette ville, qu ’ à tout moment son russe, tout imprégné encore de ‹ soviétismes › , le trahit: «Les mots russes lui manquent pour traduire cette nouvelle réalité.» 204 197 Michail Kuraev, Pute š estvie iz Leningrada v Sankt-Peterburg. Putevye zametki, in: Novyj mir, 10, 1996. 198 Cf. A[natolij] A. Sob č ak, Iz Leningrada v Peterburg. Pute š estvie vo vremeni i prostranstve, Sankt-Peterburg, Kontrfors, 1999. 199 Makine: La Vie d ’ un homme inconnu, op. cit., 54. 200 Ibid., 56. 201 Dès 1998, Tat ’ jana Tolstaja, dans une lecture critique de l ’œ uvre de Makine, ironise sur ses éternels ‹ Sibérie, Staline, Beria, Goulag › , le tout en «papier mâché». Cf. Tat ’ jana Tolstaja: Russkij č elovek na randevu, in: Znamja, 6, 1998, disponible sur http: / / magazines.russ.ru/ znamia/ 1998/ 6/ tolst.html (site consulté le 22/ 01/ 2011). 202 Makine, La Vie d ’ un homme inconnu, op. cit., 70. 203 Ibid., 90. 204 Ibid., 62. 58 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="59"?> Le fait qu ’ il soit tombé tout droit au milieu des célébrations du tricentenaire de la ville auquel, oubli significatif, il n ’ avait pas pensé, n ’ arrange pas vraiment les choses. Sous ses yeux, la ville en fête se transforme encore en un extravagant laboratoire d ’ identités (Makine parle explicitement de «carnaval», 205 dans un sens assez bakhtinien). «Venu en pèlerin nostalgique», à la recherche d ’ une Russie du passé, Choutov assiste au spectacle «d ’ une modernité en délire»; 206 il observe «une procession de sosies de Pierre le Grand», dont «aussi des petits et même une femme habillée en tsar», 207 ainsi que la mise en scène carnavalesque de la ‹ décapitation › du maire de la ville, 208 le tout reflétant ses propres troubles identitaires. Par l ’ intermédiaire de son protagoniste, Makine se livre à des méditations sur l ’ histoire russe, telle que concentrée dans le palimpseste Saint- Pétersbourg - Petrograd - Leningrad - Saint-Pétersbourg; sur la façon dont la Russie contemporaine cherche à renouer avec un passé pré-soviétique, la Saint-Pétersbourg du troisième millénaire retrouvant à maints égards, pardelà les strates historiques de Leningrad et de Petrograd, des traditions de la Saint-Pétersbourg d ’ antan, des allures d ’ une ère impériale. 209 Aux yeux de Choutov, ex-homo sovieticus 210 douloureusement dépaysé, une parenthèse historique est en train de se refermer, l ’ exilant, lui et ses semblables, définitivement d ’ une ex-patrie devenue radicalement étrangère et où il lui est impossible de se reconnaître, d ’ arriver dans un sens non-trivial du terme: « ‹ J ’ ai eu tort de venir . . . › , se dit-il. Mais est-il vraiment arrivé quelque part? » 211 Pourtant, au tréfonds du magnifique appartement nuvori š de Iana, le protagoniste découvre des fragments de ce qu ’ était sa Russie à lui: une bibliothèque de livres classiques, 212 mais surtout un récit vivant. 213 Presque tout le reste du roman consiste dans une vaste analepse, consacrée à la biographie de Guéorgui Lvovitch Volski, incarnation de toute une époque de l ’ histoire de Leningrad où il a vécu la catastrophe de la guerre et du siège. Ingénieusement, Makine se sert de l ’ imaginaire traditionnel pétersbourgeois 205 Ibid., 94sq., 102, 106. 206 Ibid., 100. 207 Ibid., 75. À propos du double comme motif du ‹ texte pétersbourgeois › , faisant quelquefois aussi figure d ’ élément méta-descriptif, cf. Toporov: Peterburgskij tekst, op. cit., 676, 695. 208 Makine: La Vie d ’ un homme inconnu, op. cit., 76. 209 «À leur droite [. . .] se dessine la ligne de l ’ enceinte de la ‹ Résidence Palatine › (Excelsior, Trianon . . . se souvient Choutov)» (ibid., 257). 210 Cf. la réflexion à propos de ce concept (forgé par le dissident Aleksandr Zinov ’ ev dans son livre éponyme) chez Andreï Makine: La Musique d ’ une vie, Paris, Seuil, 2004 [2001], 23sq. 211 Makine: La Vie d ’ un homme inconnu, op. cit., 93. 212 Ibid., 71. 213 Pour former cette résidence à dimensions royales, plusieurs appartements communautaires ont été réunis; un seul vieillard reste encore sur place, n ’ attendant que d ’ être déplacé pour de bon. L ’ étrange cohabitant qui se fait passer, par dépit, pour muet devant Iana et les siens, se met à raconter toute sa ‹ vie d ’ homme inconnu › à Choutov, flairant un compagnon de malheur, de même marginalisé dans la nouvelle Russie (ibid., 104sqq.) Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 59 <?page no="60"?> pour évoquer l ’ horreur du blocus; tout le répertoire des motifs établis - Pétersbourg, ville-théâtre, ville-folie, ville-fantôme - est conjuré ici pour décrire «le cauchemar d ’ une Leningrad affamée», 214 «ville morte», 215 «immense cimetière», «monde fantomatique» sous un soleil étrange qui fait «penser à une planète inconnue», 216 piège meurtrier pour «deux millions d ’ êtres humains qui attendaient la mort dans une ville à l ’ architecture féerique». 217 Une autre fois, Pétersbourg/ Leningrad «échapp[e] aux mots qui, récemment encore, aidaient à penser sa glaciale agonie», donnant lieu à des réflexions philosophiques sur l ’ incapacité du langage humain de dire l ’ indicible: «Ils ne parlaient presque plus. Les mots adhéraient mal à ce qu ’ ils vivaient. Il aurait fallu appeler ‹ maisons › ces blocs de pierre abritant des cadavres. Et ‹ habitants › ces croquis humains flous, anguleux. La ‹ nourriture › signifiait le cuir bouilli, la colle des papiers peints diluée dans l ’ eau.» 218 Le récit du vieillard, obsédé par «la peur de placer son histoire face à de grandes sagas qui ont épuisé le sujet», 219 finit dans le silence. Volski et Choutov se retrouvent face à face, figés dans une vision simultanée du passé et du présent d ’ une ville, inextricablement liée à leurs biographies respectives. C ’ est grâce à Volski que Choutov, conscient de sa responsabilité de témoin, 220 a enfin l ’ impression d ’ avoir réussi son voyage: Leningrad - Pétersbourg (et retour), voyage qu ’ il fallait, c ’ est ce qu ’ il comprend maintenant, entreprendre non pas dans l ’ espace, mais surtout dans le temps. Conclusion Pétersbourg, ville-symbole, ville-texte, palimpseste formé de multiples couches historiques, sémiotiques, (inter)textuelles, «chaudron de textes et de codes [. . .] hétérogènes», 221 reste une véritable «machine à mythes»; 222 l ’œ uvre d ’ Andreï Makine illustre l ’ actualité de la mythologie pétersbourgeoise jusque dans la littérature de l ’ extrême-contemporain. Texte et métatexte en même 214 Ibid., 135. 215 Ibid., 123. 216 Ibid., 127. Chez Iosif Brodski, Pétersbourg est métaphorisée comme «miroir d ’ une planète solitaire» (cit. chez Karl Schlögel: Petersburg. Das Laboratorium der Moderne. 1909 - 1921, Frankfurt a. M., Fischer, 2009 [2002], 24). 217 Makine: La Vie d ’ un homme inconnu, op. cit., 168. Le fait que les deux protagonistes de cette tragédie léningradoise, Volski et Mila, soient des acteurs professionnels, vient fort à propos pour réactualiser l ’ imaginaire de Pétersbourg comme ville-théâtre, la métropole assiégée se transformant en ‹ scène › funèbre. 218 Ibid., 125sq. 219 Ibid., 233. 220 Ibid., 258. 221 Lotman: «Simvolika Peterburga», op. cit., 325. 222 Cf. Schlögel: Petersburg, op. cit., 638. 60 Martina Stemberger (Université de Vienne) <?page no="61"?> temps, Pétersbourg a donné et continue à donner lieu à des réflexions métalinguistiques et métalittéraires, voire philosophiques sur les limites du dicible et du scriptible; mais aussi à des réflexions politiques et historiques: en fait, dans le palimpseste Pétersbourg - Petrograd - Leningrad - Pétersbourg se déchiffre, sous forme concentrée, une histoire de l ’ Europe au XX e siècle. Entre poésie et politique, russophilie et russophobie, l ’ imaginaire de la Pétersbourg ‹ française › est, au fil des temps, investi de significations et fonctions symboliques diverses. Pétersbourg, c ’ est ce que montrent ces textes, ne fait pas seulement figure de ‹ fenêtre sur l ’ Europe › , mais aussi de ‹ fenêtre sur la Russie › , 223 de miroir où, dans un jeu singulier de regards croisés et recroisés, se mire une Europe à la recherche de sa propre identité. 223 Cf. Ewa Bérard (dir.): Saint-Pétersbourg: une fenêtre sur la Russie. Ville, modernisation, modernité, 1900 - 1935, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l ’ homme, 2000. Ville-fantôme, ville-théâtre, ville-palimpseste 61 <?page no="63"?> Cristina Nägeli et Reto Zöllner (Université de Zurich) Venise et Combray, le palimpseste de la ville chez Proust Resümee: Reto Zöllner und Cristina Nägeli, Venise et Combray, le palimpseste de la ville chez Proust. Im Kapitel III von Albertine disparue präsentiert der Erzähler Marcel Venedig und Combray als Stadt-Palimpsest. Die Lagunenstadt kann in der Tat nicht unabhängig von den von ihr hervorgerufenen Erinnerungen an die Geburtsstadt gefasst werden. Der klar geführte Parallelismus, basierend auf zahlreichen Vergleichen der beiden Räume, schafft Entsprechungen auf verschiedenen Ebenen. Bezeichnenderweise treten die Unterschiede erst aufgrund ihrer Analogien hervor: So wird z. B. die eigentliche Stadt Venedig mit Wasser und der Farbe Blau, das ländliche Combray jedoch mit der Erde und ihrem Braunton assoziiert. Gleich einem Palimpsest überlagern sich die beiden Räume in der Erinnerung. Venedig, das sich aus der Imagination Combrays und künstlerischen Darstellungen speist, markiert den Aufbruch in eine schriftstellerische Karriere, symbolisch angedeutet durch den Tagesanfang zu Beginn des Kapitels. Dans son étude fondatrice L ’ Espace proustien, Georges Poulet démontre le lien intrinsèque entre les catégories du temps et de l ’ espace dans À la Recherche du temps perdu. Il affirme à ce propos que «l ’ auteur a exactement transposé dans le domaine de l ’ espace, cette victoire sur les forces destructives du temps, que précisément dans son essence le roman constitue». 1 Dans ce sillage, Michel Leiris souligne, lui aussi, à quel point chez Proust «l ’ expérience temporelle est montrée comme étroitement liée à une expérience spatiale» 2 - et, pourrait-on peut-être ajouter, c ’ est dans la conscience du sujet même qu ’ elle est saisie. Malgré ces constats, la critique proustienne s ’ est surtout concentrée sur les aspects temporels dans La Recherche négligeant la question des lieux, 3 comme l ’ a souligné Angelika Corbineau-Hoffmann il y a quelques années dans un ouvrage collectif intitulé Marcel Proust. Orte und Räume. Le mouvement d ’ intériorisation des lieux au sein d ’ une conscience singulière se repère à plusieurs reprises dans La Recherche. Dans Le Côté de Guermantes, par exemple, le narrateur le précise explicitement en ces termes: «Les lieux fixes, contemporains d ’ années différentes, c ’ est en nous-mêmes qu ’ il 1 Georges Poulet: L ’ Espace proustien, Paris, Gallimard, 1963, 22. 2 Michel Leiris: «Notes sur Proust», in: Magazine Littéraire, 350, janv. 1997, 55 - 62, 58. 3 Angelika Corbineau-Hoffmann: «Reflexionen über Räume der Recherche», in: id. (ed.): Marcel Proust. Orte und Räume, Frankfurt am Main, Insel, 2003, 8. <?page no="64"?> vaut mieux les trouver». 4 Les lieux rassemblent en eux plusieurs étapes de vie faisant s ’ opposer constamment souvenir et réalité vécue. La subjectivité proustienne ne saurait se concevoir autrement. En l ’ occurrence, au début du Temps retrouvé, le narrateur, accompagné de Gilberte devenue Madame de Saint-Loup, revit Combray différemment par rapport à ses promenades juvéniles du côté de Méséglise. Le même principe s ’ applique également à la perception des lieux lors des divers séjours à Balbec. Venise et Combray, villes relatives à deux phases de vie bien distinctes de Marcel, montrent l ’ expérience du temps qui prend son origine dans l ’ espace. Le temps, abstrait per se, se concrétise grâce à la confrontation entre le présent d ’ un lieu et le souvenir d ’ un autre. C ’ est sous forme de palimpseste - telle est notre hypothèse - que se conçoit la double correspondance, qui se déploie au début du chapitre III d ’ Albertine disparue, entre les deux temps et lieux représentés par Venise et Combray. Dans «Proust palimpseste», Gérard Genette associe cette figure textuelle, on le sait, au fonctionnement par analogies de la mémoire: «Le trait le plus caractéristique de la représentation proustienne [est] cette superposition d ’ objets simultanément perçus». 5 Cette superposition est, selon lui, à la fois celle du temps et celle de l ’ espace. 6 Dans une étude postérieure à Figures I, intitulée «Combray-Venise-Combray», Genette retrace le fonctionnement général de l ’ analogie entre Combray et Venise en énumérant les diverses correspondances entre ces deux lieux. Ainsi, un lieu de mémoire soutient et complète l ’ autre. On peut, d ’ une part, insister sur les analogies entre Venise et Combray; mais, d ’ autre part, et comme le texte proustien lui-même le suggère, ces analogies ne ressortent que sur la base des singularités des deux espaces. S ’ il y a palimpseste, les deux strates urbaines n ’ en sont pas moins différentes. Ainsi, Genette parle d ’ une «analogie avec transposition entre ces deux pôles symboliques» que forment les deux villes. 7 Dans cette optique, Roderich Billermann évoque la notion du «palimpseste supplémentaire» («supplementäres Palimpsest»), qui met l ’ accent sur les particularités propres aux deux 4 Marcel Proust: Le Côté de Guermantes I, 390. Nous citons À la Recherche du temps perdu dans les quatre tomes de l ’ édition de la «Bibliothèque de la Pléiade», éd. par Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, 1987 - 1989. 5 Gérard Genette: «Proust palimpseste», in: Figures I, Paris, Éditions du Seuil, 1966, 39 - 68, 49. 6 Ibid., 51. 7 Gérard Genette: «Combray-Venise-Combray», in: Stirling Haig (ed.), Resonant Themes. Literature, History and the Arts in Nineteenth and Twentieth Century Europe, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1999, 157 - 174, 172. 64 Cristina Nägeli et Reto Zöllner (Université de Zurich) <?page no="65"?> lieux. 8 Chacun des deux espaces ajouterait une couche supplémentaire à l ’ autre, ce qui ferait ressortir leur individualité respective de manière d ’ autant plus distincte. À partir de ces études, plusieurs questions se posent, d ’ abord d ’ ordre typologique: comment les éléments concrets que Genette recense d ’ une manière détaillée peuvent-ils être hiérarchisés ou classés? Des questions, ensuite, se rapportant plus concrètement à la structure de l ’œ uvre et à l ’ analyse de texte: comment cette scène doit-elle être située dans l ’ ensemble de La Recherche? Et, en particulier, quelle est son importance pour le parcours (littéraire) du narrateur homodiégétique? - Pour pouvoir répondre à ces interrogations, nous proposons de partir d ’ une analyse du début du troisième chapitre d ’ Albertine disparue (voir l ’ extrait reproduit en annexe). 9 Dans ce passage, le projet du séjour à Venise, conçu dans l ’ enfance du narrateur, mais sans cesse différé, se réalise enfin. Si Combray contient en germe l ’ amour de Gilberte, Venise est la ville de la mort avec la disparition d ’ Albertine, personnage que les lieux ne cessent de réactualiser. 10 Gravitant encore autour des souvenirs liés à la jeune fille, sujet de La Prisonnière, l ’ extrait marque un point de départ vers une nouvelle phase de la vie du narrateur. L ’ ouverture du chapitre se situe donc à un point culminant de La Recherche. Venise-Combray Dans le passage choisi, le grand espace du dehors que Marcel contemple, l ’ espace vénitien, se configure par rapport au petit espace clos qu ’ est la chambre d ’ où il est perçu. La fenêtre, de par sa qualité liminaire, permet la communication entre le grand et le petit monde. Ce dispositif visuel reprend, entre autres, une scène dans À l ’ ombre des jeunes filles en fleur où Marcel, avant de sortir du Grand-Hôtel de Balbec, retourne «près de la fenêtre jeter encore un regard sur ce vaste cirque éblouissant et montagneux et sur les sommets neigeux de ses vagues en pierre d ’ émeraude [. . .]». 11 À travers un croisement de deux espaces naturels, les «vagues» écumeuses sont conçues métaphoriquement en tant que «sommets neigeux». Au début de La Prisonnière, pour prendre un deuxième exemple, le sens auditif prend le relais du sens visuel. Le narrateur pressent de l ’ intérieur le monde extérieur, en devinant, par les 8 Roderich Billermann: Die «métaphore» bei Marcel Proust. Ihre Wurzeln bei Novalis, Heine und Baudelaire, ihre Theorie und Praxis, München, Fink, 2000, 338. Le même auteur discute le concept genettien de la mémoire-palimpseste chez Proust dans: «Prousts (falsche) Palimpseste», in: Proustiana, XXIII, 2005, 44 - 92. 9 Marcel Proust: Albertine disparue, 202 - 203. 10 Sophie Bertho: «Proust und die Steine von Venedig», in: Corbineau-Hoffmann (ed.): Marcel Proust. Orte und Räume, op. cit., 179 - 200, 191. 11 Marcel Proust: À l ’ ombre des jeunes filles en fleurs, 33. Venise et Combray, le palimpseste de la ville chez Proust 65 <?page no="66"?> bruits qui lui viennent à travers les stores, autre figure liminaire, le temps qu ’ il fait. N ’ affirme-t-il pas que la perception de l ’ espace extérieur (ici parisien) est déterminée par le filtre de l ’ huis-clos de la chambre à coucher? 12 Dans la suite de notre extrait, le texte mentionnera la chambre de la tante Léonie et contribuera par là, sans renvoyer explicitement à la fenêtre de l ’ hôtel vénitien, à créer un autre rapport au sein de l ’ analogie fondamentale entre Venise et Combray. La fenêtre (et avec elle la perspective du narrateurobservateur qui s ’ ouvre sur un espace citadin ou marin) apparaît comme un élément figuratif qui rapproche les deux lieux. La première phrase du chapitre III d ’ Albertine disparue met en place le scénario - le déplacement spatial véhicule toutes les indications nécessaires d ’ un début de récit littéraire: personnages, temps, espace - et sert à introduire le parallélisme entre Venise et Combray, placé d ’ emblée sous le signe d ’ une expérience sensorielle, ici proprement gustative. Accompagné de sa mère, le narrateur séjourne à Venise et réalise un rêve depuis longtemps couvé: «Ma mère m ’ avait emmené passer quelques semaines à Venise et - comme il peut y avoir de la beauté, aussi bien que dans les choses les plus humbles, dans les plus précieuses - j ’ y goûtais des impressions analogues à celles que j ’ avais si souvent ressenties autrefois à Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus riche.» 13 Les «impressions analogues» à celles de Combray que le narrateur ressent à Venise mettent d ’ abord les deux espaces sur un même plan. Un premier «mais» ne tarde pas à détruire aussitôt cet effet pour accentuer les différences: il s ’ agit d ’ une transposition qui rend les impressions à Venise «différent[es]» et surtout «plus riche[s]». Le croisement entre analogie et transposition contribue à rendre les impressions plus intenses, plus évocatrices, et engendre, pour les deux espaces, un type de perception inédit. Regardons plus en détail la configuration des deux espaces à l ’ aide d ’ un schéma qui met en évidence une série de figures locatives et urbaines dans deux phases successives de leur apparition (respectivement T[emps] 1 et T[emps] 2) et qui propose d ’ organiser ces éléments en fonction de ce que l ’ on pourrait appeler un tertium comparationis, à savoir des figures à partir desquelles les analogies entre Combray et Venise peuvent être construites. 12 L ’ enfermement dans l ’ espace clos de la chambre annonce la prison d ’ Albertine: «Ce fut du reste surtout de ma chambre que je perçus la vie extérieure pendant cette période» (Marcel Proust: La Prisonnière, 519). 13 Marcel Proust: Albertine disparue, 202 (nous soulignons). 66 Cristina Nägeli et Reto Zöllner (Université de Zurich) <?page no="67"?> Tertium comparationis Combray (humble) Venise (précieux) Initiation T 1 «dès le premier matin» a) tour d ’ église (clocher) «de Saint- Hilaire» «ardoises» à «marbre noir» «campanile de Saint-Marc» «Ange d ’ or» b) place devant l ’ église «place de l ’ Église» «boutiques» «Piazzetta» Développement T 2 «dès le second jour» c) rue et sorties matinales «rue en fête» (en terre/ pierre) «rue [. . .] en une eau de saphir» d) bâtiments alignés (maisons/ boutiques) «palais de porphyre et de jaspe» e) porte «marteau» «tête d ’ un dieu barbu» f) ombre «brun du sol» (+ foncé) «bleu de l ’ eau» (+ foncé) «toile du magasin de nouveautés» «enseigne du coiffeur» «façade Renaissance» g) stores baissés (fenêtres) «quadrilobes et [. . .] rinceaux de fenêtres gothiques» C ’ est par sa construction même que la première phrase du chapitre illustre le rapport particulier entre les deux espaces. Le croisement sémantique des villes et de leur qualité respective rencontre un chiasme syntaxique construit autour du nom des villes et des adjectifs épithètes. 14 Autrement dit, la construction syntaxique de la première phrase sous-tend la vision en palimpseste des deux villes. Sont ainsi mises en scène deux esthétiques différentes: un style humble (sermo humilis) pour les beautés combraisiennes, la préciosité pour Venise (sermo gravis). Après la première mention de Venise, l ’ incise souligne d ’ abord la beauté des choses «humbles», tandis que l ’ attribut «précieuses» est suivi de la première mention de Combray. Seulement dans la suite de la lecture, on se rend compte que le premier adjectif se réfère en réalité à Combray alors que le second doit être associé à Venise. Cette phrase peut être considérée comme une sorte de clef de lecture pour la conception des deux espaces et de leur rapport 14 Voir la première phrase de l ’ annexe: «Ma mère m ’ avait emmené passer quelques semaines à Venise et - comme il peut y avoir de la beauté, aussi bien que dans les choses les plus humbles, dans les plus précieuses - j ’ y goûtais des impressions analogues à celles que j ’ avais si souvent ressenties autrefois à Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus riche» (Marcel Proust: Albertine disparue, 202 [nous soulignons]). Venise et Combray, le palimpseste de la ville chez Proust 67 <?page no="68"?> d ’ interdépendance. Dans la suite du passage, la dialectique entre ressemblance et différence (ce que le texte appelle «les impressions analogues [. . .], mais transposées») est reprise au niveau de la construction syntaxique. Les conjonctions «comme» (à Combray) et «mais» (à Venise) se suivent à intervalles réguliers et rythment quasiment le texte. Le passage choisi est enserré par un parallélisme qui réunit deux éléments fondateurs de l ’ univers proustien: «ma mère» et «autrefois à Combray», placés au début, se retrouvent tels quels à la fin de l ’ extrait. 15 Ce parallélisme sert, d ’ un côté, à différencier les deux moments du passé à Combray et du présent à Venise, de l ’ autre côté, il s ’ inscrit, à travers la présence de la mère, dans le réseau complexe des relations intersubjectives développé ultérieurement dans le roman. La mère, en ce sens, est l ’ élément concret qui, par sa présence dans les deux espaces, permet de les rapprocher. Or ce début de chapitre se construit autour de deux moments marqués par une indication temporelle, «dès le premier matin» et «dès le second jour», qui correspondent à la préparation et au développement de la construction en palimpseste de la ville maritime. Pendant le premier jour (T1, «dès le premier matin», selon le tableau), la vue du campanile de Saint-Marc déclenche le souvenir du clocher de Saint-Hilaire à Combray, une église catholique appelant l ’ autre. L ’ Ange d ’ or - autre élément qui relève du champ sémantique de la religion - devient le lieu d ’ inscription d ’ un dialogisme des valeurs: à la promesse de joie faite «jadis» aux croyants et qui se matérialisera au moment du jugement dernier annoncé en creux dans la même phrase, vient s ’ opposer, dans l ’ espace immanent de l ’ observateur, celle de l ’ avènement de l ’ écriture à travers laquelle Marcel se réappropriera le temps perdu. Le développement de l ’ opposition entre le premier et le deuxième jour (T2, «dès le second jour») ne devient possible que grâce à la superposition de deux souvenirs: la première sortie à Venise et celle, jadis coutumière, à Combray. Il est révélateur que le souvenir des boutiques de Combray, le premier jour, reste délibérément vague, sans avoir de correspondant précis dans l ’ univers vénitien («Je pensai aux boutiques de Combray»). À vrai dire, ce n ’ est qu ’ à partir du deuxième jour que se construit effectivement le palimpseste à travers l ’ éventail des analogies. De fait, l ’ association indéterminée se concrétise pour renvoyer aux palais de porphyre. De même la paille du marché ne trouve son écho que dans l ’ «eau de saphir» à laquelle ressemblent pour le narrateur les rues de Venise: le rural se conçoit par le biais du maritime. Comme le texte le 15 Les deux éléments au début du passage («Ma mère m ’ avait emmené passer quelques semaines à Venise et [. . .] j ’ y goûtais des impressions analogues à celles que j ’ avais si souvent ressenties autrefois à Combray») sont repris à la fin de l ’ extrait: «[. . .] ma mère m ’ attendait en regardant le canal avec une patience qu ’ elle n ’ eût peut-être pas montrée autrefois à Combray [. . .]» (ibid., 202 - 203 [nous soulignons]). 68 Cristina Nägeli et Reto Zöllner (Université de Zurich) <?page no="69"?> précise, ce sont les yeux de Marcel qui saisissent l ’ espace de cette manière et lui donnent une forme toute personnelle, celle, en dernier lieu, de la transcription artistique qui réorganise l ’ espace perçu. Reste que le canal ne devient pas uniquement rue ou vice versa, il est aussi associé à une pierre précieuse, le saphir. Le processus d ’ embellissement, de surcharge esthétique s ’ applique également aux palais, qui, construits en matériaux nobles - porphyre et jaspe - , remplacent à Venise les simples boutiques de Combray. 16 De même, le marteau commun d ’ une porte quelconque à Combray, limité à sa fonction purement pratique, acquiert une valeur esthétique à Venise: un dieu barbu orne ici une porte cintrée. Nous retrouvons un élément structural du début de l ’ extrait, c ’ est-à-dire le chiasme qui opère un croisement de l ’ analogie transposée entre les deux ‹ villes-palimpsestes › . Si les Vénitiens, autant que les Combraisiens, sortent de bâtiments alignés, il ne s ’ agit plus de «bonnes gens», mais d ’ honorables «habitants». L ’ effet de l ’ ombre projetée par les deux types de bâtiments fait également l ’ objet d ’ une transformation, toujours à la base d ’ un parallélisme: dans les deux cas, l ’ ombre rend plus foncé; mais, en leur associant une couleur différente, elle ne contribue qu ’ à souligner davantage les différences entre les deux espaces. À Combray c ’ est le brun du sol qui change de nuance, à Venise c ’ est le bleu de l ’ eau se reflétant sur le dallage. Ainsi, l ’ eau et le sol vénitiens se confondent à nouveau - tel qu ’ ils l ’ ont fait dans le cas de l ’ assimilation canal-rue un peu plus haut. De surcroît, la qualité de l ’ ombre est différente. Tandis qu ’ à Combray elle provient de la toile du magasin de nouveautés et de l ’ enseigne du coiffeur, à Venise le relief d ’ une façade Renaissance fait naître de petites fleurs bleues sur les dalles. Le rural, une fois de plus, cède le pas à l ’ artistique. 17 Avec les stores qu ’ on est obligé de baisser à Combray comme à Venise, nous revenons au point de départ, les fenêtres, quoique sous une forme différente. Les stores de Venise sont tendus entre les quadrilobes et les rinceaux de fenêtres gothiques, ceux de Combray entre les deux côtés asymétriques du châssis. Ces stores forment précisément une des «humbles particularités qui faisaient individuelle» (nous soulignons) la fenêtre de la tante Léonie à Combray. 18 La boucle est bouclée: la fenêtre de Venise ne peut se concevoir que par comparaison à celle de Combray, du drame du coucher, de la scène voyeuriste avec Mlle Vinteuil. 16 Dans Du coté de chez Swann, le matériau qui s ’ oppose au jaspe et au porphyre est la pierre caractéristique de la région combraisienne. Ainsi, la lumière vénitienne contraste avec la noirceur de Combray et «les maisons construites en pierres noirâtres du pays [. . .]» (Marcel Proust: Du coté de chez Swann, 48). 17 On songera à l ’ expérience précoce des nymphéas vécue au bord de la Vivonne. Le rappel de cette évocation esthétique à Venise établit un nouveau parallèle entre les deux lieux. 18 Marcel Proust: Albertine disparue, 204. Venise et Combray, le palimpseste de la ville chez Proust 69 <?page no="70"?> En guise de synthèse, on pourrait relever les catégories en jeu dans ce processus d ’ analogie transposée. Alors que Venise se place sous le signe de l ’ eau et de la couleur bleue, Combray, associé au brun, se présente chtonien. Le caractère rural du village est d ’ ailleurs renforcé par l ’ odeur de la paille que le soleil déjà chaud intensifie. Comme le montre cet exemple, un rôle important revient à la lumière, au soleil. Ses rayons viennent à transformer les ardoises de Saint- Hilaire en marbre noir: les ardoises rustiques sont rehaussées en matière noble et artistique. Il n ’ est pas anodin que Proust insère dans le contexte artistique et vénitien ce jeu particulier de chiaroscuro. Souvenons-nous: c ’ est le jeu du clairobscur qui oppose l ’ artisanat de Combray et de sa bourgeoisie à l ’ art noble de Venise. Le soleil a également un effet sur l ’ Ange d ’ or du campanile de Saint- Marc, car la statue est presque «impossible à fixer» tant la réfraction de la lumière est forte. Il semble que le soleil soit à l ’ origine de l ’ impression du mouvement et contribue à l ’ illusion d ’ optique selon laquelle l ’ ange fait signe au narrateur. Le palimpseste tel qu ’ il se présente dans ce passage repose sur une expérience spatio-temporelle, une contemporanéité de deux espaces similairement perçus, une coexistence de deux temps simultanément vécus. Le palimpseste spatial ne saurait se comprendre sans le temporel, comme l ’ indique in nuce la figure du cadran solaire qui opère le passage de T1 à T2, du simple souvenir au palimpseste. Sur ce chronomètre, temporalité équivaut à spatialité, le temps n ’ étant déchiffrable qu ’ à partir d ’ un déplacement de l ’ ombre. Il en résulte le croisement de deux lieux associés à deux époques distantes de la vie du narrateur. Le cadran solaire devient, à proprement parler, une métaphore de l ’ expérience des analogies transposées: s ’ il y a une saisie temporelle de l ’ espace (l ’ espace qui change avec le temps), il y a ici une saisie spatiale du temps. Venise et l ’ initiation à l ’ écriture Qui dit palimpseste dit aussi écriture dans la mesure où, selon sa définition, on retrouve (par hasard) un deuxième texte qui transparaît au-dessous du premier. La lecture du premier texte peut coïncider avec la découverte d ’ un écrit antérieur, éventuellement d ’ un autre scribe. C ’ est aux palimpsestes du Moyen Âge, en l ’ occurrence, que nous devons la redécouverte de certains textes classiques. Insistons pourtant avec Odile Bombarde sur la valeur inverse que recouvre a priori le terme en question: «A-t-on remarqué que privilégier, dans le sens du mot ‹ palimpseste › , la fonction de conservation du passé est un fait relativement récent? Dans son principe, l ’ objet nommé palimpseste depuis l ’ Antiquité, un manuscrit de papyrus puis de parchemin sur lequel on a gratté la (ou les) première(s) écritures afin d ’ écrire un 70 Cristina Nägeli et Reto Zöllner (Université de Zurich) <?page no="71"?> nouveau texte, suggère exactement le contraire. S ’ il garde des traces du passé, c ’ est malgré lui.» 19 Étymologiquement, ‹ palimpseste › renvoie en effet à l ’ action de ‹ gratter de nouveau › . 20 Le scribe efface un premier texte pour en écrire un nouveau sur le même support. Chez Proust, le souvenir de Combray n ’ est pas supplanté par l ’ image de Venise qui concourt, au contraire, à réactualiser l ’ espace combraisien. Ce processus est à rapprocher de ce qu ’ Odile Bombarde nomme «la fonction de conservation du passé». «Garder les traces du passé malgré lui», c ’ est ainsi que le palimpseste reproduit le fonctionnement de la mémoire involontaire. Le palimpseste est la figure qui rend tangible le temps: une strate ancienne, sous-jacente à une nouvelle, se donne soudainement à voir. La valeur heuristique et temporelle persiste chez Proust, mais le palimpseste urbain gagne une valeur supplémentaire, celle d ’ un rapport d ’ interdépendance et de réciprocité entre les deux couches. Aussi le fonctionnement temporel se révèle-t-il plus complexe que ne le traduit la métaphore traditionnelle du palimpseste. Cette relation nécessaire est évidemment absente dans le palimpseste disons scriptural où les deux textes sont bien indépendants l ’ un de l ’ autre. Ils coexistent certes sur le même support matériel, mais sans se déterminer réciproquement comme c ’ est le cas pour l ’ imbrication entre Combray et Venise. L ’ immédiateté dans les rapports ressort d ’ autant plus si l ’ on songe à une autre métaphore au début de La Recherche, le kaléidoscope. Si cet appareil optique fait se succéder chronologiquement les diverses images qu ’ il configure, en l ’ occurrence celles de la chambre et des contours des meubles plongés dans une demi-obscurité, la figure du palimpseste, en revanche, crée la simultanéité de ces moments. Tandis que, pour le kaléidoscope, la simultanéité est carrément impossible - chaque image détruit celle qui précède - le palimpseste admet la coexistence, la concomitance de deux évocations. À la saisie chronologique du kaléidoscope répond la présence simultanée des textes du palimpseste. Conçu de la sorte, le palimpseste fait voir synchroniquement deux textes de nature diachronique, appartenant à deux temps d ’ écriture différents. Dans l ’ analogie avec transposition entre Venise et Combray, le narrateur expérimente la présence simultanée de deux espaces, de deux temps à un moment précis - étape esthétique décisive pour Marcel à la recherche du temps perdu. In fine, le lecteur-flâneur de la ville devient lui-même scribe du palimpseste. En tant que moyen de faire resurgir les souvenirs, de les rendre présents dans le hic et nunc, le palimpseste se révèle une métaphore de 19 Odile Bombarde: «Palimpseste et souvenir-écran dans Sylvie: la noyade du petit Parisien», in: Littérature, 158, juin 2010 (Nerval), 47 - 62, 48. 20 Le terme est composé de πάλιν ‹ de nouveau › et de ψάω ‹ gratter/ racler › . Venise et Combray, le palimpseste de la ville chez Proust 71 <?page no="72"?> l ’ écriture qui renvoie au Temps retrouvé et à l ’ expérience de la dernière matinée chez la princesse de Guermantes. Comme le narrateur rapproche, à l ’ occasion de cette réception mondaine, les invités, fantoches pâles sous les masques de la vieillesse ou de leur nouveaux titres et statuts sociaux, des personnes qu ’ il a connues jadis, il confronte ici les multiples moi qui le composent - et composent tout sujet proustien. À l ’ instar des deux lieux, le moi de Combray et celui de Venise confluent vers un point unique. Initialement conçue sous le signe de l ’ aventure sentimentale, d ’ un voyage dans l ’ inconscient, Venise renaît, par sa valeur artistique, des cendres où l ’ a condamnée la mort d ’ Albertine. Semblable en ceci au projet d ’ écriture, Venise est, durant toute La Recherche, le lieu dont la visite est constamment remise. Victime de la procrastination, Marcel ne peut pas plus réaliser ce voyage qu ’ il ne peut commencer à écrire. Dans La Prisonnière, pour ne citer qu ’ un exemple, le narrateur rapproche explicitement ces deux types de procrastination lorsqu ’ il énumère tous les désirs remis à plus tard. 21 Les empêchements sont dans les deux cas moins d ’ ordre matériel que de nature psychologique, essentiellement construits, intérieurs, solipsistes. La ville artistique par excellence qu ’ est Venise ne réduit pas Combray au stade d ’ un site rural insignifiant. Au contraire. Par leur présence conjointe, le narrateur vit dans la ville des Arts la valeur artistique de l ’ humble, du quotidien de son Combray chéri, esthétiquement chargé en raison même de la superposition avec Venise. En créant un lieu complexe, la superposition des couches (temporelles et spatiales), en tant que principe poétique, transforme le quotidien en une matière d ’ art et d ’ écriture précieuse. 22 Que cette expérience spatio-temporelle soit essentielle est souligné par la présence du clocher. Le clocher, depuis Combray, est lié au premier moment de vocation et se révèle un signe symbolique d ’ initiation à l ’ écriture. En effet, le premier texte du jeune Marcel tourne autour de deux clochers, ceux de Martinville, vus de différentes perspectives et à plusieurs reprises pendant un trajet en voiture. Le signe d ’ invitation que l ’ ange semble lui lancer peut être interprété comme un appel à suivre sa vocation, caractérisée d ’ abord en tant que «vocation invisible». Si la joie qu ’ il lui promet est d ’ abord l ’ expérience sensuelle de la promenade et des canaux qui attend Marcel après son lever, il gagne une dimension existentielle. L ’ Ange d ’ or lui promet le bonheur, et plus précisément un succès d ’ écrivain, vocation qui se dessine alors. Bien que le Campanile soit encore, comme le projet de l ’ écriture, «impossible à fixer», les éléments du programme esthétique commencent à se cristalliser. La transposition de Saint-Hilaire à Saint-Marc est alors d ’ autant plus importante 21 Marcel Proust: La Prisonnière, 594. 22 Corbineau-Hoffmann: «Marcel Prousts Topographia Veneziana: der Raum als (Ré-) Écriture», in: id. (ed.): Marcel Proust. Orte und Räume, op. cit., 201 - 219, 206. 72 Cristina Nägeli et Reto Zöllner (Université de Zurich) <?page no="73"?> qu ’ elle a trait, par la figure du clocher, au processus créateur même. L ’ analogie entre les deux espaces se décline jusqu ’ au niveau de la mémoire involontaire, déclenchée par une sensation esthésique: le goût des «Petites Madeleines» à Combray annonce, dans la série d ’ épiphanies bouleversantes, le trébuchement sur les dalles inégales de Saint-Marc. Un passage du Temps retrouvé est tout à fait clair à ce sujet. Posant le pied sur le pavé de l ’ hôtel de Guermantes, le narrateur éprouve la même plénitude, dit-il, qu ’ à la vue des clochers de Martinville ou qu ’ à la saveur de la madeleine. La sensation du pavé inégal à Paris fait ressusciter le passé du séjour vénitien: «Et presque tout de suite, je la reconnus, c ’ était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m ’ avaient jamais rien dit, et que la sensation que j ’ avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m ’ avait rendue avec toutes les autres les sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là et qui étaient restées dans l ’ attente, à leur rang, d ’ où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés.» 23 Grâce au souvenir de Venise éveillé par le pavé inégal, Marcel arrive à synthétiser les différentes impressions associées d ’ abord à plusieurs lieux différents. La difficulté à décrire Venise par un décret de la mémoire volontaire disparaît dès que l ’ expérience sensuelle suscite la mémoire involontaire. La conscience du sujet est dès lors capable de réunir tous ces espaces et moments perdus et d ’ en faire la matière même d ’ un livre à venir. Temps et espace se retrouvent: l ’ expérience spatiale, c ’ est-à-dire le fait de percevoir deux espaces simultanément, permet au narrateur, comme il le dira en guise de synthèse dans le Temps retrouvé, de «faire empiéter le passé sur le présent», de le «faire hésiter à savoir dans lequel des deux» il se trouve. 24 Indexé par le sémantisme spatial du verbe ‹ empiéter › , et avec un clin d ’œ il au trébuchement de Marcel sur les dalles, le rapprochement entre temps et lieu est finement insinué. L ’ aboutissement du parcours temporel est inextricablement noué à ces deux espaces: le monde rustique et réaliste de Combray et celui, maritime et mythique, de Venise. L ’ analogie transposée, tirant son origine de la catégorie de l ’ espace, se comprend par rapport aux thèmes nodaux de La Recherche: la mémoire et la vocation littéraire. L ’ annonciation faite à Venise Si l ’ espace vénitien laisse transparaître en palimpseste celui de Combray, les images de Venise au début de La Recherche, éveillant le désir vague pour cette ville qui accompagnera le narrateur durant tout le roman, ne peuvent être comprises que par rapport à Combray. C ’ est ainsi que Venise tient lieu d ’ un 23 Marcel Proust: Le Temps retrouvé, 446. 24 Ibid., 451. Venise et Combray, le palimpseste de la ville chez Proust 73 <?page no="74"?> miroir qui permet de mieux saisir l ’ espace français, surtout combraisien, et la psyché du narrateur. 25 Ou, en changeant de perspective, de Combray et de ses alentours naissent les images mythiques de Venise, cette source intarissable de chimères. Si l ’ on peut, d ’ un point de vue chronologique, distinguer les trois étapes que sont le passage «du rêve à la vision mentale, puis à la vue réelle» 26 , il est vrai que l ’ image de Venise ne se confine pas à une stricte linéarité. Encore dans Albertine disparue, la ville de la lagune reste tributaire de l ’ imagination, nourrie par l ’ onirique qui l ’ emporte sur la réalité. Au même titre que Balbec, l ’ espace vénitien ne pourra jamais réaliser ce que Marcel appelle à la dernière page de La Prisonnière le «rêve ineffable». 27 L ’ image de Venise est créée en premier lieu par le biais des œ uvres d ’ art, littéraires et picturales. D ’ une part, ce sont les Stones of Venise de John Ruskin qui marquent cette image virtuelle; d ’ autre part, c ’ est à travers les gravures du Titien, reçues en cadeau de Swann, et les photographies de Giotto, que le narrateur connaît Venise, une Venise qui - il le pressent déjà - n ’ a pas beaucoup à voir avec la Venise réelle. 28 Dans ce processus de construction mentale, le peintre Elstir joue également un rôle central. Suit-on les analyses de Daniela Boccassini, l ’ imaginaire vénitien en train d ’ éclore doit sa majeure partie à la découverte de la peinture d ’ Elstir; aux jeux de lumière, à l ’ eau, à l ’ architecture gothique qu ’ elle montre: «Nell ’ arsenale artistico del grande pittore di Balbec Marcel aveva infatti ritrovato, intatti e trasfigurati, tutti i maggiori temi del suo immaginario veneziano». 29 Venise correspond à un passage clé où se joue un double revirement: le renoncement forcé à Albertine et le retour à la mère. La ville est finalement dépourvue de la connotation amoureuse que le narrateur lui avait conférée avant cette première visite. Un exemple serait le rapprochement 25 «Venedig ist eine Art Spiegel, in dem sich das Subjekt und die französische Wirklichkeit (Combray, Paris) deutlicher bestimmen lassen» (Alberto Beretta Anguissola: «Venedig», in: Luzius Keller [ed.]: Marcel Proust Enzyklopädie. Handbuch zu Leben, Werk, Wirkung und Deutung, Hamburg, Hoffmann und Campe, 2009, 902 - 903). 26 Nina Arabadjieva-Baquey: «Venise dans La Recherche. Le référent rêvé», in: Marcel Proust aujourd ’ hui, 2, 2004, 171. 27 Marcel Proust: La Prisonnière, 915. 28 Explicitement, le narrateur oppose la photographie au tableau, la représentation fidèle de la réalité à la transposition qu ’ opère l ’ art: «Elle demandait à Swann si l ’œ uvre n ’ avait pas été gravée, préférant, quand c ’ était possible, des gravures anciennes et ayant encore un intérêt au-delà d ’ elles-mêmes, par exemple celles qui représentent un chef-d ’œ uvre dans un état où nous ne pouvons plus le voir aujourd ’ hui (comme la gravure de la Cène de Léonard avant sa dégradation, par Morghen). Il faut dire que les résultats de cette manière de comprendre l ’ art de faire un cadeau ne furent pas toujours très brillants. L ’ idée que je pris de Venise d ’ après un dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la lagune, était certainement beaucoup moins exacte que celle que m ’ eussent donnée de simples photographies» (Marcel Proust: Du côté de chez Swann, 40). 29 Daniela Boccassini: «L ’ immagine di Venezia: trasfigurazioni proustiane di un mito», in: Journées Proust III. La Recherche tra Apocalisse e Salvezza, Fasano, Schena editore, 2005, 69 - 94, 76. 74 Cristina Nägeli et Reto Zöllner (Université de Zurich) <?page no="75"?> de l ’ aventure amoureuse et du voyage à Venise tel qu ’ il se cristallise dans un passage de La Prisonnière. Sur le même mode de comparaison que dans notre passage (le petit extrait ne comprend pas moins de cinq «comme»), le texte associe la robe de Fortuny bleu profond, dont Marcel a fait cadeau à son amie, à l ’ univers aquatique et aérien de Venise. Les robes de Fortuny, commente Luc Fraisse, sont autant «de fragments vestimentaires de la ville fragmentaire» 30 , c ’ est-à-dire que les petits détails de la robe mettent en abyme des mosaïques de la ville: «La robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme l ’ ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie d ’ ornementation arabe comme Venise, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierre, comme les reliures de la bibliothèque Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie, se répétaient dans le miroitement de l ’ étoffe, d ’ un bleu profond [. . .].» 31 Grâce à ce qu ’ on pourrait appeler une véritable ekphrasis de la robe, l ’ invisible Venise devient visible, accessible à l ’œ il intérieur du narrateur - comme à travers le voile, «étoffe-palimpseste», que mentionne le texte. Dans un jeu complexe de renvois entre ville et robe, le miroitement de l ’ étoffe figure par exemple le reflet de lumières sur les vagues marines. L ’ érotisme de l ’ étoffe tourne en érotisme de la ville. Albertine est vue comme une sultane (vénitienne). L ’ exotisme (arabe) déploie tous ses charmes, surtout au niveau esthétique où les ornementations de la robe renvoient à celles des bâtiments de Venise. Que ces ornementations rappellent des oiseaux représentant alternativement la vie et la mort va s ’ éclairer d ’ une signification profonde. La ville symbolise pour le narrateur autant le deuil d ’ Albertine que le début de son épanouissement personnel comme écrivain. Par la mort d ’ Albertine, Venise perd tout support érotique et glisse vers la nostalgie du passé combraisien. Dès lors, Venise se comprend face à Combray, face à l ’ enfance et au désir maternel, la mère étant la figure clé à Venise. Sa présence massive est manifeste également au début du troisième chapitre d ’ Albertine disparue qui commence, nous l ’ avons vu, avec «Ma mère» et qui relate la rencontre avec elle au canal et plus tard sur la Piazzetta. Dans ce sens, le sourire de l ’ ogive à Venise est comparé textuellement au sourire de la mère, ce qui contribue à l ’ assimilation de plus en plus libre entre l ’ espace inanimé, artistique et les figures féminines. La séparation d ’ avec elle, le soir à Combray, rendue supportable par un baiser de vademecum, se mire, à la fin d ’ Albertine disparue, dans les adieux de la mère à Venise. Marcel refuse de quitter la ville avec elle et s ’ obstine à rester. Le départ de la mère transforme Venise en une double figure de perte (après la 30 Luc Fraisse: Le Processus de la création chez Marcel Proust. Le fragment expérimental, Paris, José Corti, 1988, 185. 31 Marcel Proust: La Prisonnière, 895 - 896. Venise et Combray, le palimpseste de la ville chez Proust 75 <?page no="76"?> mort d ’ Albertine), une perte qui fait que la ville lui paraît «étrangère»; le O sole mio, qui accompagne ces adieux, acquiert le caractère symbolique d ’ un hymne nostalgique; Venise devient, au dire du narrateur, un espace de «déploration». 32 Vaincu finalement par l ’ indescriptible tristesse de la séparation, Marcel rejoint sa mère au dernier moment à la gare et ils font ensemble ce trajet lourd de conséquences où deux lettres leur révèlent le mariage de Gilberte avec Saint- Loup et celui de la nièce de Jupien avec le jeune Cambremer. Nous sommes d ’ accord avec Carles Besa quand il affirme: «L ’ exploration vertigineuse de Venise établit donc à la fois la puissance du maternel et la tentative échouée de s ’ en débarrasser». 33 Passant en revue les trois espaces clés chez Proust, on peut constater qu ’ ils sont régis chacun par une figure maternelle dominante. Combray est le lieu du drame du coucher et du baiser dérobé à la mère; Balbec celui de la mort et du souvenir de la grand-mère; Venise, enfin, après la crise de jalousie avec l ’ amante, se place de nouveau sous le signe de la mère. Tout se passe comme si la grand-mère d ’ abord, Albertine ensuite, étaient remplacées dans les deux espaces en dehors de Combray par la mère. Pour être plus précis: à Combray, il est question d ’ une mère pleine d ’ impatience, persuadée qu ’ un glorieux avenir attend son fils; à Venise, immédiatement après notre passage, elle cèdera le pas à une figure maternelle où la tendresse s ’ est substituée à l ’ espérance. La figure du palimpseste affecte la ville en tant qu ’ unité générique dans son ensemble: tantôt l ’ espace et les bâtiments, tantôt les personnages, conçus en analogie avec les sites urbains. *** Venise se construit non seulement par rapport, mais également dans l ’ espace de Combray, ce qui donne naissance à un palimpseste pour ainsi dire inverse par rapport à celui, vénitien, que nous venons de décrire. La relation entre Combray et Venise nous confronte à un double palimpseste, une fois axé sur le souvenir (Combray évoqué à Venise), l ’ autre sur la projection (Venise imaginée à Combray). Ainsi se touchent l ’ imagination (Venise imaginée) et la mémoire (Combray rappelé à travers Venise). Ce processus mental va de pair avec un double mouvement temporel: en arrière, en ce sens que Venise se lit sur le fond des projections antérieures, des images tout intérieures que le narrateur esquisse de Venise à Combray et lesquelles ne peuvent provoquer qu ’ un cuisant désenchantement face à la réalité vénitienne; mais aussi en avant, dans la mesure où l ’ expérience intime à Venise, nous l ’ avons vu, dessine en creux les éléments de l ’ esthétique dans Le Temps retrouvé au terme du roman d ’ éducation où la vocation est enfin trouvée. 32 Marcel Proust: Albertine disparue, 232. 33 Carles Besa: «Proust du côté de Venise ou l ’ âme en deuil», in: Bulletin Marcel Proust, 43, 1993, 103 - 111, 109. 76 Cristina Nägeli et Reto Zöllner (Université de Zurich) <?page no="77"?> Annexe Albertine disparue III, in: À la Recherche du temps perdu IV, éd. Jean-Yves Tadié et al., Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1989, 202 - 203. Ma mère m ’ avait emmené passer quelques semaines à Venise et - comme il peut y avoir de la beauté, aussi bien que dans les choses les plus humbles, dans les plus précieuses - j ’ y goûtais des impressions analogues à celles que j ’ avais si souvent ressenties autrefois à Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus riche. Quand à 10 heures du matin on venait ouvrir mes volets, je voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenaient en resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l ’ Ange d ’ or du campanile de Saint-Marc. Rutilant d ’ un soleil qui le rendait presque impossible à fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais une demi-heure plus tard sur la Piazzetta, une promesse de joie plus certaine que celle qu ’ il put être jadis chargé d ’ annoncer aux hommes de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui, tant que j ’ étais couché, mais comme le monde n ’ est qu ’ un vaste cadran solaire où un seul segment ensoleillé nous permet de voir l ’ heure qu ’ il est, dès le premier matin je pensai aux boutiques de Combray, sur la place de l ’ Église, qui le dimanche, étaient sur le point de fermer quand j ’ arrivais à la messe, tandis que la paille du marché sentait fort sous le soleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis en m ’ éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s ’ était substitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs de Combray), ce furent les impressions de ma première sortie du matin à Venise, à Venise où la vie quotidienne n ’ était pas moins réelle qu ’ à Combray, où, comme à Combray le dimanche matin on avait bien le plaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue était toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d ’ une couleur si résistante que mes yeux fatigués pouvaient, pour se détendre et sans craindre qu ’ elle fléchît, y appuyer leurs regards. Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l ’ Oiseau, dans cette nouvelle ville aussi les habitants sortaient bien des maisons alignées l ’ une à côté de l ’ autre dans la grande rue; mais ce rôle de maisons projetant un peu d ’ ombre à leurs pieds était, à Venise, confié à des palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels la tête d ’ un dieu barbu (en dépassant l ’ alignement, comme le marteau d ’ une porte à Combray) avait pour résultat de rendre plus foncé par son reflet, non le brun du sol, mais le bleu splendide de l ’ eau. Sur la Piazza l ’ ombre qu ’ eussent développée à Combray la toile du magasin de nouveautés et l ’ enseigne du coiffeur, c ’ étaient les petites fleurs bleues que sème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le relief d ’ une façade Renaissance, non pas que quand le soleil tapait fort on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser, au bord du canal, des stores. Mais ils étaient tendus entre les quadrilobes et les rinceaux de fenêtres gothiques. J ’ en dirai autant de celle de notre hôtel, devant les balustres de laquelle ma mère Venise et Combray, le palimpseste de la ville chez Proust 77 <?page no="78"?> m ’ attendait en regardant le canal avec une patience qu ’ elle n ’ eût peut-être pas montrée autrefois à Combray en ce temps où mettant en moi des espérances qui depuis n ’ avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas me laisser voir combien elle m ’ aimait. Maintenant elle sentait bien que sa froideur apparente n ’ eût plus rien changé, et la tendresse qu ’ elle me prodiguait était comme ces aliments défendus qu ’ on ne refuse plus aux malades, quand il est assuré qu ’ ils ne peuvent guérir. 78 Cristina Nägeli et Reto Zöllner (Université de Zurich) <?page no="79"?> Christina Vogel (Université de Zurich) Réenchanter le monde: Trois villes saintes de J.-M. G. Le Clézio Resümee: Christina Vogel, Réenchanter le monde: Trois villes saintes de J.-M. G. Le Clézio zeigt, dass Jean-Marie Gustave Le Clézio in diesem kurzen poetischen Prosatext nicht allein die Suche nach den Spuren der versunkenen Stadt Chan Santa Cruz und nach den heiligen, längst zerstörten Stätten des präkolumbischen Amerikas erzählt, sondern vielmehr die traumwandlerische Reise ins Zentrum einer mythischen Welt, in der die unsichtbaren, definitiv verschwundenen Orte immer noch als gegenwärtige Orientierungspunkte in der modernen Urbanität zu wirken vermögen. Voraussetzung einer erfolgreichen Sinnstiftung und Identitätsfindung ist ein Subjekt, das dank seines kulturellen Gedächtnisses, seiner Einbildungskraft und seiner konzentrierten Erwartungshaltung imaginäre Verbindungen zwischen den sich in Zeit und Raum überlagernden Kulturen zu knüpfen vermag. Palimpsest und Gewebe sind die sprachlichen Bilder, denen es trotz der Verwerfungen der herrschenden Zivilisation und der zersplitterten Konsumgesellschaft gelingt, die Welt neu zu verzaubern und als eine vielschichtige, ganzheitliche Ordnung einsichtig zu machen. Chancah, Tixcacal, Chun Pom, les parties qui composent Trois villes saintes, 1 se donnent à lire comme les stations d ’ un récit de quête. Elles sont aussi des chants d ’ initiation et découvrent un espace secret qui coexiste avec celui d ’ une expérience sans mystères. D ’ emblée, la quête crée un espace stratifié, fondé sur l ’ image du lieu palimpseste. Suivant cette représentation métaphorique, «les vraies villes saintes» 2 ont été abrasées et recouvertes par la vie mensongère des villes modernes. Mais malgré ou plutôt à cause de leur absence, elles continuent à être présentes. Bien qu ’ elles ne se voient plus et qu ’ elles semblent oubliées, elles parviennent à mettre en route un sujet soucieux de révéler ce qui n ’ est plus et de dire «du visible ses invisibles identités», comme l ’ exprime si pertinemment Michel de Certeau. 3 Or comment procéder pour mettre au jour des lieux effacés dont il ne reste plus aucune trace? Comment arriver à rejoindre, par là même, «le lieu de la naissance»? 4 Car Trois villes saintes est encore un récit d ’ origine ou, plus exactement, un rêve d ’ origine. L ’ objectif de notre analyse est de comprendre à quelles conditions la recherche des villes saintes, c ’ est-à-dire des origines, peut réussir. Quelles 1 Jean-Marie Gustave Le Clézio: Trois villes saintes, Paris, Gallimard, 1980. 2 Ibid., 11 - 12. 3 Michel de Certeau: L ’ Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, folio/ essais, 1990, 162. 4 J.-M. G. Le Clézio: Trois villes saintes, op. cit., 11. <?page no="80"?> stratégies discursives sont déployées par le texte, bref et succinct, de J.-M. G. Le Clézio afin de concevoir un univers qui ne se voit plus, afin de donner une voix à un monde voué à la disparition et au silence? Nous chercherons à vérifier l ’ hypothèse directrice selon laquelle la réussite du projet dépend de la force d ’ imagination, puisque les villes rasées sont définitivement soustraites tant à la visibilité qu ’ à la lisibilité. Pour réapparaître, elles doivent être inventées de nouveau, doivent être rêvées. Trois villes saintes nous introduit dans un espace fictif qui fait appel à des actions compensatoires. Pénétrer dans l ’ espace et le temps La partie initiale, Chancah, est rythmée par la répétition du syntagme «on avance». Elle raconte la marche d ’ un acteur impersonnel. Non orientée au début, ni par le but ni par le point de départ, la pratique de la marche ouvre un espace dont les caractéristiques apparemment contradictoires se comprennent dès lors que nous les attribuons à deux milieux à la fois opposés et coprésents. Le contraste le plus frappant, souligné à plusieurs reprises, est celui entre un silence total et un bruit infernal. À côté des bruits produits par les moteurs d ’ autobus et de camions, se dresse le silence des arbres serrés d ’ une forêt. Sous l ’ effet de la marche, qui structure l ’ espace, le sens du parcours émerge progressivement et se précise. Tout en plaçant l ’ aventure sous le signe de l ’ incertitude - «on marche sur cette route, peut-être, pour trouver le lieu de la naissance» 5 - le sujet de l ’ énonciation évoque - sur un mode interrogatif - la cible, le point d ’ arrivée: Chan Santa Cruz. La question «où est-elle? » signale d ’ entrée de jeu que cette ville ne se trouve plus inscrite sur nos cartes actuelles. Comme d ’ autres «villes saintes», elle a été supprimée, rayée non seulement de l ’ espace visible, mais encore de la représentation. Seule la pratique de la marche semble à même de découvrir l ’ invisible, pourvu qu ’ elle soit conçue comme une quête des origines. Pénétrer dans l ’ épaisseur de l ’ espace afin de rencontrer des lieux qui sont «comme des présences d ’ absences» 6 s ’ avère corrélé, dans le premier volet du récit, avec un voyage dans le temps. Et c ’ est grâce à l ’ introduction de la dimension temporelle que l ’ opposition superficielle - au sens littéral où cette opposition se manifeste à la surface de l ’ espace de quête - entre des lieux bruyants et des lieux silencieux se modifie et se lit comme l ’ opposition entre les vraies villes saintes d ’ autrefois et les villes modernes d ’ aujourd ’ hui. On n ’ avance pas seulement sur une route où le vacarme des autos et le mutisme des arbres se dressent l ’ un contre l ’ autre, on avance aussi sur l ’ axe du temps, ce qui ne manque pas de compliquer le dispositif spatial. Car l ’ espace du silence se 5 Ibid. (C ’ est nous qui soulignons.) 6 M. de Certeau: L ’ Invention du quotidien. 1. Arts de faire, op. cit., 162. 80 Christina Vogel (Université de Zurich) <?page no="81"?> révèle comparable, lui aussi, à un lieu palimpseste composé de couches qui se recouvrent; celle du silence cache une couche que la perspective temporelle permet d ’ identifier comme plus ancienne. Paradoxalement, c ’ est la strate visible qui se trouve privée d ’ un sens intelligible, alors que celle qu ’ elle masque était, autrefois du moins, riche de paroles signifiantes: «les dieux qui savaient parler se sont tus». 7 Du coup, une nouvelle division se dessine: «le bruit des voix secrètes» 8 contraste avec celui des moteurs. Mais alors que les moteurs «rugissent» ici et maintenant, au moment même où le récit-voyage se développe, les paroles divines sont projetées dans le temps mythique des légendes. Par ce tour, l ’ objectif du parcours s ’ énonce plus clairement: il importe d ’ arriver aux «vraies villes saintes» dans le but de rejoindre un espace où les dieux parlent toujours. Mais comment s ’ orienter sans l ’ aide d ’ aucune trace et d ’ aucun souvenir? Comment retrouver ce qui n ’ est plus qu ’ un «point blanc dans le temps»? 9 Le pouvoir magique des noms En l ’ absence des villes saintes, dont ne témoigne plus aucun indice observable, ce sont des noms propres qui désignent l ’ imperceptible présence des lieux disparus. Sans que l ’ on sache tout de suite d ’ où ils surgissent et à quelle mémoire ils appartiennent, des noms de lieux et d ’ arbres sont appelés à guider ceux qui sont à la recherche des paroles sacrées. À l ’ exemple d ’ un texte raturé, le monde englouti se devine grâce au pouvoir magique de mots dont la trace se retrouve. Néanmoins: loin de composer un ensemble complet, loin de suggérer une carte géographique, les noms proférés sont les repères disséminés d ’ un récit qui tâtonne d ’ une référence singulière à l ’ autre. Détachés d ’ un langage qui n ’ existe plus, les noms convoqués par l ’ instance d ’ énonciation proviennent du monde des légendes, des mythes et des prophéties, partiellement sauvés de la destruction générale de l ’ ancien univers de discours. Dans ce contexte, nommer est un acte performatif et ne signifie rien moins que donner un sens - à la fois direction et signification - à l ’ aventure initiatique. Alors, l ’ évocation de «Chan Santa Cruz» transforme l ’ errance en une trajectoire orientée et permet de lire la quête comme la reconquête de l ’ univers perdu. Or la magie des noms ne suffit pas pour atteindre les villes et les paroles sacrées. Fragments d ’ une mémoire culturelle dont la totalité dispersée ne se reconstruit plus, les noms de lieux demandent à être reliés entre eux par l ’ intervention du rêve: «On avance, lentement, entre les murs des arbres, on suit les traces, on reconnaît l ’ itinéraire du rêve.» 10 C ’ est dans un songe qu ’ il 7 Le Clézio: Trois villes saintes, op. cit., 11. 8 Ibid., 22. 9 Ibid., 12. 10 Ibid., 16. Réenchanter le monde: Trois villes saintes de J.-M. G. Le Clézio 81 <?page no="82"?> s ’ agit d ’ entrer si l ’ on aspire à rejoindre la dernière capitale du dernier royaume maya dont Le Clézio nous apprendra, dans un de ses essais, qu ’ elle «fut rasée en 1901 par les troupes du général Bravo». 11 L ’ imagination des mythes et des légendes doit être mobilisée par celui qui tente de faire renaître les villes, les cultures, les civilisations qui furent rayées, non seulement de la surface du monde, mais encore de nos cadres de mémoire. 12 À condition que l ’ on réinvente les villes défaites, on arrive à inscrire les appellations isolées dans un système de signes cohérent. C ’ est la vision onirique qui opère la distinction entre deux catégories: elle sépare les noms publicitaires des noms saints et traverse ceux, opaques et agressifs, de Fanta, Pepsi, Carta Blanca, «pleins de mépris et de haine», 13 en vue de prononcer à leur place Vega, Cocom, Tusik, Chanchen. 14 Créatrice d ’ un univers articulé, elle ouvre l ’ accès à la ville absente Chan Santa Cruz, ignorée du pouvoir dominant, éliminée du savoir actuel, recouverte par les affiches omniprésentes. Le centre rêvé Le désir de pénétrer dans la ville défaite est couronné de succès: «on arrive» 15 dans un lieu qui, clairement délimité, présente tous les attributs d ’ un espace de genèse. Occupant une position centrale, il est entouré de cercles concentriques. Au milieu d ’ une clairière, située elle-même au milieu de la forêt, se trouvent trois maisons dont la plus grande est celle du prophète-jaguar. C ’ est le point intérieur du rêve capable de discerner un temple sous les aspects d ’ une église, car nous savons, grâce à d ’ autres sources, qu ’ en 1901, lorsque les troupes conquérantes du général Bravo détruirent Chan Santa Cruz, l ’ ancien lieu de culte Balam Na, «fut transformé en église». 16 Par ailleurs, la ville rêvée se manifeste sous la forme d ’ un petit cosmos. Dotée de qualités positives - telles que «la force silencieuse, la volonté, l ’ espoir, la liberté» 17 - elle a le pouvoir de renverser les réalités. Celui qui arrive au centre rêvé oublie le monde alentour, condamne à l ’ inexistence les lieux de départ. Les cités bruyantes, où dominent les noms profanes de la publicité, s ’ éloignent et tombent dans l ’ oubli des choses insignifiantes. Elles n ’ ont plus de réalité. Retournement total: ce qui était, 11 J.-M. G. Le Clézio: La Fête chantée et autres essais de thème amérindien, Paris, Gallimard, 1997, 33. 12 J ’ emprunte le concept de cadre de mémoire à Maurice Halbwachs: La Mémoire collective, éd. critique établie par Gérard Namer, Paris, Albin Michel, Bibliothèque de l ’ Évolution de l ’ Humanité, 1997 ( 1 1950). 13 Le Clézio: Trois villes saintes, op. cit., 18. 14 Ibid., 20 - 21. 15 Ibid., 23. 16 Le Clézio: La Fête chantée et autres essais de thème amérindien, op. cit.,33. 17 Le Clézio: Trois villes saintes, op. cit., 26. 82 Christina Vogel (Université de Zurich) <?page no="83"?> au commencement, l ’ ailleurs, le non-lieu, est devenu l ’ ici, vécu comme le lieu réel qui fait sens pour le sujet parti à la recherche d ’ une nouvelle naissance. Les lieux inconnus forment le présent d ’ un récit de voyage, en vouant, simultanément, les lieux connus à la disparition et à l ’ absence. La vision onirique identifie et affirme: «oui, ici, l ’ un des lieux les plus sacrés de la terre, insensible et invisible au centre de l ’ étendue grise et verte». 18 Apte à traverser les strates du temps et de l ’ espace, elle fait coexister, en ce c œ ur désiré du monde, les hommes et les dieux de telle sorte que tous les règnes - minéral, végétal, animal, humain et divin - s ’ interpénètrent et qu ’ il y a continuité entre les ordres naturel et surnaturel. C ’ est le repas commun, narré à la fin de la première partie, qui tente d ’ actualiser la communication universelle, en instaurant une communauté par delà les frontières temporelles ou spatiales. Faute d ’ un langage commun, la nourriture - les tortillas, la soupe de haricots, le pain de maïs - ainsi que la boisson unissent dans le silence Chan Santa Cruz à Chancah, le temple Balam Na à l ’ église, les insurgés d ’ autrefois aux hommes d ’ aujourd ’ hui. L ’ étape initiale du récit s ’ interprète donc comme le rêve de vivre en accord avec tous les domaines de la nature et de la culture. Toutefois, une chose fait encore défaut, prolongeant le rêve: ce sont les paroles sacrées, c ’ est le langage ancien, symbolisé par l ’ eau qui ne tombe toujours pas, qui se fait toujours attendre et prier. Ainsi, le volet initial des Trois villes saintes se referme sur un monde en attente. Tixcacal ou le centre de la vigilance Après la marche, c ’ est l ’ arrêt, la station debout au milieu de la vraie ville rêvée. Le second volet invoque, sans discontinuer, la présence de ce lieu central autour duquel gravitent, concentriquement, tous les lieux parcourus par le sujet préoccupé de rejoindre l ’ origine de l ’ univers. Tout se passe comme si le présent de ce sujet de quête coïncidait, et avec celui de l ’ instance d ’ énonciation, et avec le présent immémorial découvert au bout du voyage. L ’ Ici, défini tantôt comme «le centre de l ’ empire», 19 tantôt comme «le centre de la conscience» 20 ou encore comme «la vraie parole», 21 est omniprésent, omnipuissant, rejetant les villes modernes vers un Ailleurs jugé matérialiste, criminel, mensonger. La seule opération effectuée, dans l ’ Ici et Maintenant du lieu central, c ’ est celle de veiller. La veille attentive ou, autrement dit, l ’ attention vigilante, est l ’ attitude qui convient à cet espace destiné à assurer la communication entre les différentes périodes de l ’ histoire, entre les multiples couches de l ’ espace, entre les innombrables modes du croire et du savoir. Considéré comme «le lieu le 18 Le Clézio: Trois villes saintes, op. cit., 33. 19 Ibid., 40. 20 Ibid., 42. 21 Ibid., 44. Réenchanter le monde: Trois villes saintes de J.-M. G. Le Clézio 83 <?page no="84"?> plus vigilant de la terre», 22 le centre impose aux hommes et aux femmes de ne faire qu ’ une chose: guetter. Guetter les signes avant-coureurs de la pluie, c ’ està-dire guetter les paroles du langage sacré. L ’ enjeu est d ’ entendre les mots qui puissent réveiller les voix anciennes, en transformant le silence en un discours intelligible et en garantissant, par là même, la continuité entre le présent d ’ autrefois et celui d ’ aujourd ’ hui. Annoncée à la fin de la première partie, l ’ attente domine entièrement la deuxième partie de l ’ ouvrage Trois villes saintes. Tixcacal se lit comme la célébration d ’ une attention active «non agissante», 23 munie du pouvoir illimité d ’ un regard qui fait advenir ce que l ’ on attend, car «ce que l ’ on attend finit toujours par venir». 24 Tout est suspendu à un regard-vision habile à franchir les limites et à transcender les mondes possibles. La transfiguration À la fin de la troisième partie, située sous le nom Chun Pom, c ’ est la délivrance, le soulagement: «les premières gouttes d ’ eau froide tombent». 25 La pluie tant attendue arrive. Synonyme de l ’ ancien langage perdu, elle signifie la réalisation du rêve, la clôture du récit d ’ initiation. Le sujet a retrouvé les paroles oubliées, il entre au c œ ur de la ville sainte et participe aux pratiques rituelles. Les prières et les chants répondent au silence et au bruit qui dominaient le début du parcours initiatique. Mais ce n ’ est pas seulement un vide, un manque, qui se trouve comblé, c ’ est encore la transformation, voire la transfiguration du sujet qui s ’ accomplit. Tout à coup, le On impersonnel fait place à un nouvel acteur Nous. Or ce Nous, qui apparaît au moment où la pluie est imminente, s ’ avère doué d ’ un œ il divin et ses dimensions dépassent les limites du domaine humain. Nous, cette instance personnelle qui surgit à la fin du récit Trois villes saintes, est tout ensemble une puissance naturelle, la pluie, et une puissance surnaturelle dont la manifestation coïncide avec la révélation des lieux cachés. Tout porte à penser que le sujet de la quête, initialement seul et sans identité déterminée, se transforme à l ’ instant même où il fait partie intégrante des chants et des prières. Il devient une figure collective qui réunit en elle les sujets individuels dispersés, favorisant la communication entre le passé et le présent, la cohésion entre l ’ ici et l ’ ailleurs. Jouissant du don de l ’ ubiquité, Nous dit la continuité des règnes et abolit les manières de voir et de croire qui érigent des barrières entre les couches imbriquées de l ’ espace. Résultat d ’ une véritable transfiguration, 22 Ibid., 41. 23 À rapprocher de la notion weilienne de l ’ attente, conçue comme une action non agissante. Voir à ce sujet l ’ étude de Joël Janiaud: Simone Weil. L ’ attention et l ’ action, Paris, PUF, 2002. 24 Le Clézio: Trois villes saintes, op. cit., 26. 25 Ibid., 82. 84 Christina Vogel (Université de Zurich) <?page no="85"?> Nous est le regard qui perce les ressemblances des différentes civilisations, la mémoire qui rappelle la permanence de l ’ univers et, enfin, le destinateur garant d ’ un discours qui unit les hommes et les dieux. Au-delà des distinctions, des changements et de la multitude des langues, qui ne sont point niés, Nous assure la coexistence des strates hétérogènes et la co-lisibilité des textes qui forment nos cultures et nos religions. Entre la ville-palimpseste et la ville-tissage Bien qu ’ ils représentent un référent assez vague, les noms propres et les hiéroglyphes inscrits dans le récit initiatique parlent: ils situent la relation de voyage dans le monde précolombien. Le sujet est à la recherche des civilisations amérindiennes, détruites au XVI e siècle par les conquérants européens. Et pourtant, la narration, qui est au présent, omet toute indication temporelle, toute localisation précise. «On avance» dans un espace-temps qui ne se laisse pas enfermer dans un cadre - historique, géographique, politique - déterminé. Contrairement aux nombreux essais où Le Clézio développe des thèmes amérindiens, 26 Trois villes saintes se lit comme une tentative, non pas de parler sur les cultures et les croyances disparues du Nouveau Monde, mais de faire parler ces cultures en entrant dans leur vision du monde et de l ’ homme. Trois villes saintes n ’ est pas un discours savant sur les pratiques des peuples de l ’ Amérique indienne - Incas, Mayas, Aztèques - c ’ est une évocation poétique qui essaie de franchir la distance entre les civilisations défaites et le monde moderne. Dans ce récit très bref, Le Clézio nous fait entrer dans l ’ univers fabuleux de la pensée mythique. En opposition avec celui de la pensée rationnelle, l ’ univers évoqué n ’ est pas l ’ espace d ’ une aventure individuelle où un sujet-héros s ’ affirme, mais correspond à un ordre cosmologique soustrait aux volontés particulières. Dès lors, il n ’ est pas surprenant qu ’ aucun ego ne s ’ énonce dans ce texte dominé par le ton impersonnel des traditions collectives. Cependant, l ’ énonciation n ’ est pas décrochée de notre monde et vit, tout au contraire, de la confrontation des sociétés de consommation actuelles avec les sociétés anciennes, du contraste aussi entre la raison technicienne et la rationalité mythique, de l ’ incompatibilité entre la logique cartésienne et la force de l ’ imagination et du rêve. D ’ où le constat d ’ une tension inhérente à l ’ écriture le clézienne qui traduit, d ’ un côté, la nostalgie d ’ une «culture originelle», 27 d ’ un paradis perdu, et réinscrit, de l ’ autre, les civilisations précolombiennes dans l ’ histoire contemporaine. 26 Cf.J.-M. G. Le Clézio: Le Rêve mexicain ou la pensée interrompue, Paris, Gallimard, 1988; La Fête chantée et autres essais de thème amérindien, op. cit. 27 Je renvoie à la contribution «L ’ île perdue: entre invisibilité et nostalgie» de Jean-Xavier Ridon, in: Le Clézio, passeur des arts et des cultures, sous la dir. de Thierry Léger, Isabelle Roussel-Gillet et Marina Salles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, 87. Réenchanter le monde: Trois villes saintes de J.-M. G. Le Clézio 85 <?page no="86"?> Le début de ce récit s ’ articule sur la métaphore de la ville-palimpseste, puisque les «vraies villes saintes» semblent ensevelies sous les villes modernes. Totalement abrasées, elles correspondent à une couche disparue, effacée par des couches plus récentes. Inscrite dans une représentation axiologique, l ’ image de la ville-palimpseste, faite de strates superposées, suggère d ’ emblée que la couche recouverte est celle qui se trouve chargée de sens, d ’ émotion et de valeur. Par là, Le Clézio partage une conception bien connue de la figure du palimpseste. 28 Cependant, cette figure a ses limites puisque la couche inférieure - le scriptum inferius 29 - est si radicalement éliminée de la carte du monde que plus aucune trace ne désigne ce qui fut anéanti une fois pour toutes. En l ’ absence de traces perceptibles, c ’ est alors l ’ imagination et le rêve qui guident celui qui est à la recherche des villes oubliées. Or cette imagination est mise en mouvement par les noms de lieux qui ont été préservés de l ’ amnésie. De surcroît, l ’ instance d ’ énonciation intègre dans la trame de l ’ histoire des extraits de texte, notamment des passages tirés de prophéties, qui aident le sujet à s ’ orienter dans l ’ espace exploré. C ’ est donc la stratégie discursive de l ’ intertextualité qui comble la lacune créée par la disparition totale du lieu effacé. Du moment que seule la couche supérieure - le scriptum superius des villes modernes - subsiste, il importe de savoir citer des paroles qui ont le pouvoir de médiatiser entre les villes qui n ’ existent plus et celles des sociétés présentes, qui assurent le lien entre le monde amérindien détruit et le monde moderne. Que les livres d ’ histoire et de prophéties - le Codex Florentinus, la Relation du Michoacan, les Livres du Chilam Balam et d ’ autres ouvrages - soient des sources inestimables auxquelles Le Clézio se réfère constamment, surtout dans ses essais sur les peuples amérindiens, nous autorise à comprendre que Trois villes saintes superpose à la métaphore de la ville-palimpseste celle de la ville-tissage, bricolée de différents fils textiles et de voix hétérogènes qui s ’ entrelacent. Les paroles prophétiques, inscrites dans le récit, sont autant de repères-n œ uds qui rapprochent le passé de l ’ avenir et découvrent ce que les cultures et les religions, apparemment inconciliables, ont en commun. Avec l ’ image des univers de discours entretissés, avec le concept de l ’ intertexte polyphonique, nous entrons finalement dans une logique de l ’ entre-deux qui atténue l ’ opposition verticale et le choc des cultures, exploités au commencement de Trois villes saintes. L ’ idée d ’ un entrelacement horizontal, d ’ une interpénétration des espaces et des temps permet d ’ entrevoir l ’ actualité permanente de nos aspirations et de nos interrogations. Nous percevons la 28 Dans l ’ introduction à l ’ ouvrage Palimpseste. Zur Erinnerung an Norbert Altenhofer, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2004, 14, Joachim Jacob und Pascal Nicklas, les éditeurs, soulignent: «Das Verdeckte ist das eigentlich Wertvolle». 29 Ibid., 23. 86 Christina Vogel (Université de Zurich) <?page no="87"?> possibilité de participer à une même civilisation - aussi disparates et fragmentaires que ses composantes puissent nous apparaître. La conception de la ville-palimpseste, avec sa dynamique entre disparition et redécouverte, n ’ est pas totalement effacée, mais complétée et contrebalancée par une représentation qui assure la jonction entre les divers mondes possibles. Une telle manière de voir le monde et les hommes suppose toutefois que nous acceptions d ’ entrer dans le paysage onirique d ’ un récit de genèse, dans l ’ utopie d ’ une communauté transparente, dans l ’ indécision entre altérité et identité, produits par la prose poétique de Jean-Marie Gustave Le Clézio qui oscille entre le constat pessimiste de la rupture et l ’ espoir renaissant de la réconciliation. Réenchanter le monde: Trois villes saintes de J.-M. G. Le Clézio 87 <?page no="89"?> Christof Schöch (Université de Wurtzbourg) «Deux triangles inversés se faisant face par la pointe». Emboîtements, stratifications et superpositions dans Calvaire des chiens de François Bon «La langue est cassée devant la ville.» - François Bon 1 Resümee: Christof Schöch, «Deux triangles inversés se faisant face par la pointe». Emboîtements, stratifications et superpositions dans Calvaire des chiens de François Bon befasst sich mit räumlichen Prinzipien und palimpsestartigen Strukturen in François Bons selbstreflexivem, den Roman dekonstruierenden, deutsch-französischen Film-Roman Calvaire des chiens. Der Beitrag zeigt, dass Strukturen der Verschachtelung, der Schichtung und der Überlagerung nicht nur in unterschiedlicher Weise die Beschreibung von Berlin und des französischen Dörfchens Ribandon prägen, sondern auch die Repräsentation der Musik, des Films und des Schreibens im Roman, was sich nicht zuletzt auch in der Form des Romans selbst niederschlägt. La ville, comme espace géographique et social, comme idée mentale et comme métaphore, tient dans l ’œ uvre de François Bon une place grandissante au fil des ans. Grande absente-présente du premier roman, Sortie d ’ usine, la ville forme le cadre de l ’ intrigue dans Limite, avant de devenir le point de départ et le centre, sous la forme des ‹ tours › d ’ une banlieue parisienne, dans Décor ciment. Dans un entretien paru en 1987, François Bon explique qu ’ il écrit «avec l ’ idée, depuis bientôt dix ans, que tout ça prendrait place ensemble dans une sorte de dessin de la ville d ’ aujourd ’ hui, avec ses circulations, ses niveaux, et que l ’ arrière-fond, cette ville pas nommée qui se construit de livre en livre, pourrait en fin de compte être mon chemin à moi de cet effet cathédrale qui fascinait Proust chez Balzac.» 2 Depuis, la ville est effectivement devenue chez François Bon une véritable figure récurrente, lieu de l ’ isolement et de la marginalité, lieu représenté sous des angles multiples et lieu d ’ interrogation de la représentation, mais lieu aussi où surgissent des paroles toujours à découvrir, chaque texte proposant une nouvelle version de cette «idée de la ville» qui au fond, reste toujours la même. 3 1 François Bon: «Écrire la ville: l ’ homme des foules», in: Écritures, 7, 1995, 32 - 36, 34. 2 François Bon: «Côtés cuisines», entretien avec Sonia Nowoselsky-Müller, in: L ’ Infini, 19, 1987, 55 - 62, 59. 3 Comme le dit Dominique Viart, dans un chapitre consacré à «La ‹ ville › comme figure» dans lequel il montre l ’ importance de la ville, sous différentes perspectives, dans l ’œ uvre <?page no="90"?> Calvaire des chiens est le cinquième roman de François Bon, écrit à la suite d ’ un séjour d ’ un an à Berlin et paru en 1990. 4 La ville de Berlin jamais nommée et son faux double, un petit village français appelé Ribandon, y sont au premier plan. C ’ est l ’ histoire d ’ une équipe trinationale de cinéastes basés à Berlin qui, juste avant la chute du mur, se rend dans un village perdu des Cévennes, pour des repérages. Le scénario de film que Barbin, le protagoniste, et Andreas, son coéquipier allemand, ont esquissé à Berlin, se trouve confronté aux personnages et au drame humain qu ’ ils découvrent peu à peu dans le village cévenol. Au centre de ce drame est Raymond, qui organisait dans le village abandonné une pension de chiens dont le contrôle lui a bientôt échappé. Dans cette double intrigue, l ’ histoire de Ribandon est découverte «à travers le prisme des repérages» de l ’ équipe berlinoise, pour reprendre une image optique de Dominique Viart. Cela produit un effet de distanciation et de réflexion critique, tant littéraire que social. 5 Ainsi, Calvaire des chiens se présente dès le début comme un texte auto-réflexif, un véritable roman de la mise en abîme: parlant de l ’ écriture d ’ un scénario de film, le roman introduit dans la formule du ‹ roman dans le roman › un léger décalage, et il met en exergue, en permanence, l ’ acte de raconter, le narrateur principal n ’ étant là que pour écouter et relayer le récit de Barbin qui lui raconte les événements vécus et les témoignages multiples entendus à Berlin et à Ribandon. Par là, comme l ’ a montré récemment Wolfgang Asholt, Calvaire des chiens devient une «critique et une déconstruction du roman par le roman même» et représente une étape décisive dans «le processus de transformation du roman vers le récit» qui de François Bon: «[il] conçoit ainsi la ville comme une véritable métaphore de l ’ esprit et de la condition humaine, où se cristallisent les errements et les failles de l ’ homme, ses désirs et ses aliénations» (Dominique Viart: François Bon. Étude de l ’œ uvre, Paris, Bordas, 2008, 59 - 69, 67). 4 L ’ auteur s ’ explique sur la genèse du roman dans une note de son site web (voir François Bon: «Calvaire du roman avant l ’ âge blog. Une réponse à Wolfgang Asholt à propos de Calvaire des Chiens», in Le Tiers livre, 24. 03. 2007, http: / / www.tierslivre.net/ spip/ spip. php? article789). Selon lui, Calvaire des chiens résulte de la volonté de mettre ensemble plusieurs éléments: les «notes prises sur les paysages urbains berlinois» (et publiés sous le titre «Berlin, l ’ île sans murs», in: Désordre.net, [s. d.], http: / / www.desordre.net/ photographie/ berlin/ ile_sans_mur.htm) pendant un séjour d ’ un an, d ’ avril 1987 à avril 1988, dans le cadre du Berliner Künstlerprogramm du DAAD, à Berlin, «cette ville toute horizontale et cernée de son mur»; l ’ intuition ou l ’ idée pour un «récit avec des images pour moi rémanentes d ’ un village perché verticalement en montagne»; enfin, les personnages de «parleurs» rencontrés à Damvix, où il s ’ était installé pendant quelques mois après le séjour à Berlin. 5 Dominique Viart note: «La façon même dont l ’ histoire est présentée, à travers le prisme du repérage et du projet de transposition cinématographique, conduit en effet à porter sur elle un regard particulier, qui interroge toute perception et toute intellection du réel» (Dominique Viart: « ‹ Théâtre d ’ images › », art. cit., 105). 90 Christof Schöch (Université de Wurtzbourg) <?page no="91"?> marque l ’œ uvre de François Bon. 6 Dans ce texte des doubles et de la mise en abîme, la ville est bien plus qu ’ un lieu où se manifesterait une crise de l ’ homme moderne. La ville entretient, pour François Bon, par les paroles qui y surgissent, par la tradition des textes urbains qu ’ elle transporte, et par les écritures qu ’ elle ne cesse de susciter, un rapport privilégié à la forme littéraire, rapport sur lequel François Bon s ’ interroge dans un bref article publié en 1995 et intitulé «Écrire la ville». 7 Quoique pour lui, un troisième élément entre en jeu, à savoir le sujet moderne, tout est déterminé en fin de compte par cette puissance anonyme qu ’ est la ville, puissance qui soumet hommes et littérature à sa loi, et qui est au c œ ur des effets d ’ analogie et de miroitement entre «formes de la ville et formes du récit» que François Bon constate dans l ’ histoire littéraire de Rabelais à Proust en passant par «L ’ homme des foules» d ’ Edgar Allan Poe. Comment la ville apparaît-elle donc dans Calvaire des chiens, et comment peut-on y envisager la relation entre «formes de la ville et formes du récit»? On constate dans un premier temps qu ’ une image spatiale est employée à plusieurs reprises par Barbin pour expliquer comment il envisage la relation entre Berlin et Ribandon: «D ’ un côté B., la ville et le cinéaste, les acteurs; de l ’ autre, comme deux triangles inversés se font face par la pointe, tu vois bien, dit Barbin en opposant doigt sur doigt ses deux mains, les Cévennes et les chiens.» La relation figurée par l ’ image des triangles est complexe: la forme identique des deux triangles suggère une sorte de rapport d ’ analogie; que les triangles soient inversés introduit cependant le doute: l ’ un n ’ est-il pas plutôt le reflet inversé de l ’ autre, comme dans un miroir? Quelle est la part d ’ analogie, quelle est la part d ’ opposition, entre les deux domaines? L ’ image optique et spatiale des deux triangles inversés suggère en tout cas que des principes spatiaux de structuration jouent un rôle important dans le texte; en effet, une chaîne d ’ analogies se tisse entre la représentation des espaces urbains, les arts évoqués dans le roman et l ’ écriture du roman; chaîne qui montre que la ville dans Calvaire des chiens devient finalement, comme le cinéma ou la musique, une image de l ’ écriture et un modèle du livre lui-même. La structuration spatiale du texte à différents niveaux, dans laquelle le principe de la superposition de plusieurs couches est central, évoque enfin le palimpseste, défini à un permier niveau comme un parchemin dont le texte a été raturé et recouvert d ’ une nouvelle écriture sous laquelle on devine encore le ou les textes antérieurs. À partir de cette pratique matérielle de la rature et de la réécriture et des écritures multiples se superposant les unes aux autres dans un 6 Wolfgang Asholt, «Calvaire des chiens, un dernier roman? », in: Dominique Viart et Jean- Bernard Vray (ed.), François Bon, éclats de réalité, Saint-Étienne, Publications de l ’ Univ. Saint-Étienne, 2010, 283 - 292, 292, 284. 7 «La ville a-t-elle force propre sur les formes de la littérature, auxquelles elle commanderait? Ou bien faut-il remonter à une disposition qui aurait poids sur les deux ensemble, et qui serait, par dessous ce qui relie forme de la ville et formes du récit, la médiation déterminante? » (François Bon: «Écrire la ville: l ’ homme des foules», art. cit., 32). «Deux triangles inversés se faisant face par la pointe» 91 <?page no="92"?> même espace, une pensée du palimpseste s ’ est développée qui le conçoit comme un emblème porteur d ’ un principe abstrait: ce principe est fait de cette conjonction d ’ un anéantissement jamais total avec un renouvellement partiel, d ’ un mouvement en arrière qui propulse vers un nouveau départ, mais également d ’ une découverte après coup de ce qui a été caché par des couches plus récentes. Sur ce fond commun, le palimpseste a pu devenir l ’ image de la mémoire et de l ’ oubli, des couches multiples de l ’ inconscient, des origines et du présent historiques, enfin du processus littéraire qu ’ est l ’ intertextualité. 8 Appliquée à la ville et au texte urbain, l ’ image du palimpseste peut être comprise comme opérant à plusieurs niveaux: au niveau de la topographie urbaine matérielle, l ’ idée du palimpseste implique une certaine manière d ’ envisager l ’ espace urbain comme étant fait de strates horizontales superposées; lorsqu ’ on y ajoute la dimension temporelle, le palimpseste devient le lieu d ’ une dialectique concrète de la démolition et de la construction, ainsi que de l ’ éventuelle reconstitution ultérieure de ce qui avait été partiellement démoli. Une telle dimension temporelle implique également une certaine épaisseur historique dont l ’ espace urbain est porteur, aussi bien à travers l ’ histoire de chaque bâtiment et de chaque rue qu ’ à travers les souvenirs des habitants et du travail de mémoire qu ’ ils effectuent. Enfin, au niveau textuel, l ’ idée du palimpseste évoque l ’ ensemble des textes qui se sont accumulés autour d ’ une ville donnée et qui se font écho. À tous ces niveaux, comme le souligne Peter Fröhlicher, la pensée du palimpseste est caractérisée par une dialectique de la désémantisation (par l ’ action du temps et de l ’ oubli) et de la resémantisation (par le travail de la mémoire et de l ’ écriture). 9 L ’ on se demandera donc si l ’ on peut dire que la ville apparaît comme un palimpseste, dans Calvaire des chiens, et si l ’ écriture du roman répond elle-même au principe du palimpseste. * * * Dans un premier temps, l ’ image des deux triangles ne concerne que la relation, conjuguant analogies et contrastes, entre deux espaces: la grande ville allemande, Berlin, et le petit village français, Ribandon. Pour Barbin, Berlin est une «ville gigogne», structurée comme une poupée russe. Il a fait à Berlin la visite d ’ une ancienne salle d ’ exécution installée par les nazis, devenue depuis un mémorial et qui se trouve sur le site de l ’ actuelle prison pour mineurs de Plötzensee. Il note: «[. . .] comme si la mémoire se suffisait de si peu de place, pouvait se laisser reléguer en si petite place de la ville, pas plus que cette grange dans une cour au beau milieu de la vieille prison de briques, le couloir sans toit 8 Pour une brève synthèse de l ’ histoire de la notion de palimpseste, voir Harald Weinrich: «Europäische Palimpseste», in: Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte/ Cahiers d ’ histoire littéraire de la France, 30, 1/ 2, 2006, 1 - 10. 9 Voir ici même la contribution de Peter Fröhlicher. 92 Christof Schöch (Université de Wurtzbourg) <?page no="93"?> pour y atteindre entre deux murs trop hauts et les bruits qu ’ on entendait, les haut-parleurs et l ’ odeur aigre; la prison accotée pour les mineurs d ’ un bâtiment blanc pour lequel, dans la ville gigogne et encore close de miradors, un architecte avait dessiné tout autour d ’ autres miradors, mais ‹ design › : courbures inversées et glaces teintées, projecteurs profilés je n ’ exagère rien, dit Barbin.» 10 Berlin donc, entouré du mur et de miradors, contient la prison, également entourée de murs et de miradors, et qui contient à son tour le mémorial. Cette structure est emblématique de la manière dont l ’ espace berlinois est envisagé, comme un espace clos sur l ’ extérieur qui contient d ’ autres espaces clos: c ’ est le cas encore d ’ une installation de l ’ armée française à Berlin, avec cimetière et musée, ainsi que d ’ un hôpital avec toute son infrastructure, décrite à l ’ intérieur d ’ une parenthèse significative: «(dans la ville close encore une suite d ’ immenses enceintes soigneusement bouclées, disait Barbin, l ’ hôpital encore comme une ville résumant l ’ autre, un jeu de symboles gigognes)» (Calvaire, 10). Ces emboîtements multiples impliquent également que Berlin soit, pour Barbin, structuré dans la direction de l ’ horizontale plus que dans la direction de la verticale, ce que souligne encore la multiplicité des lignes qui strient dans tous les sens l ’ espace de Berlin, les routes, ponts, canaux, chemins de fers que Barbin, toujours en déplacement, utilise et décrit. Le Berlin tel que Barbin l ’ a connu est celui de l ’ époque juste avant la chute du mur, mais il en parle après, ce qui inscrit dès le départ une tension temporelle dans la représentation de la ville. Le ‹ Berlin d ’ avant la chute du mur › , unique par son isolation, sa clôture, sa fracture même, aurait tout simplement disparu, sans avoir été préservé, comme l ’ affirme Barbin à plusieurs reprises. 11 Il le regrette d ’ autant plus que pour lui, dit-il, «rien ne compte que cette mémoire des lieux» (Calvaire, 57), mémoire historique fortement liée, que ce soit dans le cas du mémorial à Plötzensee ou encore dans une longue promenade du pont de Glienicke jusqu ’ au Teufelsberg, à l ’ actualité de la fiction. 12 Dans la description de la prison de Plötzensee, Barbin mêle par ailleurs des éléments de plusieurs lieux réels: le mémorial est bien inséré en quelque sorte dans la prison pour mineurs, mais le bâtiment avec les miradors ‹ design › est une prison de femmes qui se trouve de l ’ autre côté de la rue. À plusieurs reprises, Barbin opère dans la représentation des espaces berlinois un tel amalgame ou une telle superposition de deux lieux pour n ’ en 10 François Bon: Calvaire des chiens, Paris, Minuit, 1990, 175 (dorénavant: Calvaire). 11 «Je parle d ’ une ville qui a disparu», répète Barbin à plusieurs reprises (voir Calvaire, 60, 83, 188). 12 La longue promenade dans l ’ ouest de Berlin fait passer les personnages d ’ un restaurant chic localisé dans ce que Barbin nomme une «ancienne orangerie de Schinkel» au pont de Glienicke, «Brücke der Einheit» où seraient passés Humboldt, mais aussi Hegel et Schopenhauer, puis à l ’ enclave de Dreilinden, l ’ ancienne base militaire du Teufelsberg et maintenant domaine de loisirs, situé en réalité à Grunewald (Calvaire, 188 - 195). «Deux triangles inversés se faisant face par la pointe» 93 <?page no="94"?> faire qu ’ un, sorte de lieu composite qui, bien que composé d ’ éléments bien réels, en acquiert une qualité fantastique. De l ’ autre côté des triangles se trouve Ribandon. Quand Barbin et ses coéquipiers y arrivent, ils découvrent un village abandonné dans lequel ne vit plus, de toute évidence, qu ’ un jeune homme taciturne, Raymond, qui a organisé dans le village la pension de chiens. Sans avoir, évidemment, la taille de Berlin, le village leur semble compliqué et enchevêtré, rappelant au cinéaste «la complexité de la ville médiévale» (Calvaire, 52): «À peine un hameau, vu depuis le calvaire, tant il était resserré et dans les fausses perspectives de la pente abrupte où il se retenait, le village les écrasait maintenant, compliqué, abritant des passages avec des marches creusées à même le sol, sous les voûtes de restes fortifiés, enchevêtrées avec les toits des maisons plus bas, et de grands murs droits qui surgissaient là pour planter très haut les fentes étroites et rares de leurs fenêtres» (Calvaire, 51). Contrairement à Berlin, Ribandon est décrit avec des enchevêtrements désordonnés et des lignes verticales. Dans le village situé sur une «pente abrupte», les maisons ont toutes de profondes caves qui, suite à des éboulements, se trouvent connectées. Les nombreux chiens qui peuplent encore la plus grande partie du village y circulent, produisant toute une «vie souterraine» en dessous des maisons (Calvaire, 164). Les maisons elles-mêmes sont structurées à la verticale: elles sont dites collées contre la pente; leurs murs s ’ entassent en escaladant la pente, et les fenêtres ne sont que des «fentes étroites». Une des maisons est dite «étroite et toute en hauteur», comptant sept étages, combles et caves compris, le tout surplombant directement la rivière (Calvaire, 176). Le village se situe par ailleurs dans le paysage montagneux des Cévennes, entrecoupé de vallées abruptes, et troué partout d ’ avens, de galeries souterraines et de larges grottes, «gouffres de calcaire» difficiles d ’ accès (Calvaire, 181). Ribandon a une histoire bien plus simple que Berlin, bien sûr, mais puisqu ’ il est décrit avec quelque précision, le village acquiert une certaine profondeur temporelle. Le village, dont le nom annonce le double abandon dont il a fait l ’ objet, commence comme une ville moyenâgeuse mais se trouve peu à peu réduit à un hameau (Calvaire, 159 - 160). Puis il est «abandonné lors d ’ une des dernières épidémies de choléra remontées d ’ Espagne», au début du XX e siècle, ce dont témoignent encore les papiers administratifs que Raymond a trouvés dans les maisons. Plus tard, le village est occupé par des soixantehuitards en quête d ’ harmonie qui abandonnent bientôt à nouveau le village (Calvaire, 28). Berlin et Ribandon s ’ opposent clairement parce que le premier est structuré par des emboîtements dans la direction de l ’ horizontale et le second par une stratification verticale. Mais ils apparaissent également comme des reflets l ’ un de l ’ autre. Le motif des chiens lie, tout particulièrement, les deux lieux. Quand l ’ équipe de cinéma y arrive, presque tout le village est peuplé de chiens. Les chiens, que les gens ne récupéraient plus, se sont multipliés. Raymond a donc 94 Christof Schöch (Université de Wurtzbourg) <?page no="95"?> commencé à en tuer les plus dangereux, puis quand il a remarqué que les chiens mangent de la viande de chien, il s ’ est mis à les nourrir de cette manière, ce qui représente une concrétisation bien sombre du principe de la mise en abîme. À Berlin également, Barbin est frappé par la présence de chiens: les chiens domestiques sont si nombreux qu ’ ils lui apparaissent comme un véritable fléau; et les chiens de garde à la frontière intérieure allemande sont enfermés comme les chiens du village, courant de long en large pour surveiller leur secteur de la frontière. Le fin mot de l ’ histoire, enfin, concerne encore les chiens. Monika, l ’ actrice qui avait accompagné l ’ équipe et qui devait tenir un rôle important dans le film, finit par refuser le rôle: «c ’ est nous les chiens», dit-elle (Calvaire, 189), comparant le projet de film aux chiens du village se nourrissant d ’ autres chiens, comme si le projet de film ne vivait que par la vie des autres, en une sorte de relation anthropophage et malsaine. Cette image donne un éclairage autrement plus cruel à la relation entre le projet de film et la réalité, entre Berlin et Ribandon, que celui de l ’ image géométrique et propre des deux triangles inversés. * * * Sur fond de la mise en relation de Berlin et de Ribandon, d ’ autres analogies se présentent: d ’ abord celle entre les arts présents dans le roman, c ’ est-à-dire la musique et le cinéma, d ’ une part, et l ’ écriture du scénario de film, d ’ autre part; ces arts sont représentés comme étant régis eux-aussi par des principes de structuration spatiaux. L ’ évocation de la musique, associée à Berlin, est très condensée et figurative. À Berlin, pendant que Barbin et Andreas travaillent, le soir, sur leur scénario, un compositeur estonien nommé Dahlsjö, vivant dans la même maison, fait chanter à un ch œ ur d ’ hommes les compositions du jour. Barbin décrit cette musique avec autant d ’ humour que d ’ admiration: «Les premières secondes que chez le compositeur en dessous ils mettaient leurs voix ensemble, dit Barbin, ça ressemblait plus au bruit approchant d ’ un gros camion, tellement ils partaient d ’ un son de ventre, bas et grave. Puis cela s ’ ordonnait, et chaque voix commençait de grimper sur les autres pour constituer des sortes de blocs d ’ accords instables, qui peu à peu s ’ élançaient eux-mêmes en nappes plus fluides: cela, alors, devenait vraiment la musique de l ’ Estonien. Dahlsjö restait fidèle aux traditions vocales de son église; c ’ était son matériau à lui, la pâte que chaque soir il brassait jusqu ’ à l ’ élever dans ces architectures d ’ un instant, complexes mais comme déployées et tranquillement mouvantes, avec la simplicité parfois d ’ un orgue des rues.» (Calvaire, 85 - 86) Pour décrire comment les cinq voix s ’ ordonnent, Barbin utilise des images spatiales associées cependant toujours à une certaine mobilité: «blocs d ’ accords» qui «grimpent» les uns sur les autres, «nappes fluides» qui s ’ élancent, culminant dans les «architectures d ’ un instant». Cette musique est l ’ image d ’ un art qui transforme l ’ amorphe et l ’ instable non pas en une mélodie qui lie les sons dans le temps, ni en une polyphonie qui donnerait une impression de «Deux triangles inversés se faisant face par la pointe» 95 <?page no="96"?> désordre, mais en une configuration spatiale structurée. Quand Dahlsjö joue du piano, note Barbin d ’ ailleurs, il enlève les pans extérieurs du piano, laissant ainsi «nue la machine vive de cordes et de bois» (Calvaire, 100). C ’ est une mise en image concrète d ’ un art qui, au lieu de les gommer, met en avant le mécanisme qui le produit et les principes de sa construction. Plus soutenue que la référence à la musique, la référence au cinéma est également, dans Calvaire des chiens, plus différenciée. Barbin et Andreas critiquent durement (et un peu platement) le cinéma de consommation, la lecture de livres leur paraissant bien supérieure et le cinéma expressionniste allemand trouvant seul leur assentiment (Calvaire, 30, 34). 13 Et bien sûr, Barbin évoque à plusieurs reprises la pratique artistique du cinéaste exilé qui dirige le projet de film. Dans les Cévennes (et cela nous fait à nouveau passer de l ’ autre côté du triangle), le cinéaste filme par exemple les gens dans une petite ville touchée par une inondation. Barbin explique: «ses films, avec la précision d ’ artisan qui l ’ avait rendu ailleurs célèbre, mélangeaient ensuite aux scènes tournées, les superposant en fond ou glissant sur elles, ces images de la vie réelle pour rebâtir de l ’ intérieur son récit de fantasme» (Calvaire 63). La pratique du cinéaste est décrite comme joignant des prises de vue «de la vie réelle» avec des séquences fictionnelles, non pas sous la forme d ’ un montage alternatif et successif, mais sur le mode de «superpositions», surimpressions de plusieurs prises de vue dans un même espace visuel. 14 De plus, le cinéaste filme également l ’ équipe de cinéma et leur matériel, lampes, écrans, micros et caméras, comme s ’ il voulait, comme le dit Barbin, «mettre dans le film son appareillage même» (Calvaire, 166). On voit déjà les ressemblances, entre cinéma et musique, dans le principe de la superposition et de la mise en abîme. Le troisième art décrit dans le roman est encore plus proche du roman luimême, puisqu ’ il concerne l ’ écriture du scénario de film par Barbin. Plus que d ’ une écriture, il s ’ agit en fait de toute une série d ’ étapes d ’ élaboration du scénario, Barbin recueillant et intégrant en quelque sorte, à chacune de ces étapes, des idées, observations et paroles supplémentaires. Une fois que Barbin et Andreas ont écrit à Berlin un premier scénario en quelques «traits épais» (Calvaire, 117) comme dit Barbin, toute l ’ équipe se rend à Ribandon, pour recueillir des témoignages: Barbin prend des notes sur des feuilles volantes qu ’ il intercale dans une édition de E. T. A. Hoffmann qu ’ il porte avec lui, ou encore écrit dans les marges du carnet qui contient le scénario. Ils enregistrent 13 Voir cependant la position de Wolfgang Asholt (art. cit., 288), qui suggère qu ’ il ne convient pas d ’ opposer ainsi cinéma de consommation et film expressionniste, dans Calvaire des chiens. Voir également Viart: « ‹ Théâtre d ’ images › », art. cit., qui montre à quel point le cinéma expressionniste est une référence importante dans l ’œ uvre de François Bon. 14 Le résultat de ce procédé, dit Barbin plus loin, sont des «tableaux [. . .] recouvrant l ’ écran d ’ une composition alors d ’ autant plus singulière que chaque élément en restait proche et déchiffrable» (Calvaire, 165). 96 Christof Schöch (Université de Wurtzbourg) <?page no="97"?> également sur une bande magnétique le témoignage de Raymond, accompagné des commentaires énigmatiques du personnage d ’ Étienne Hozier: «On avait enregistré tout ce qui avait été possible, et en plus j ’ avais mes notes, mais tout cela tellement mélangé», note Barbin (Calvaire, 197). Le soir, Monika s ’ imagine l ’ histoire de Raymond et de sa copine comme dans un «film intérieur» (Calvaire, 116); ce film, elle le verbalise en une histoire qu ’ elle raconte à Barbin, en adoptant la perspective de la copine de Raymond. Barbin ajoute les déclarations, réelles, de Raymond et celles, imaginaires, de sa copine aux notes en marge du scénario; de plus, le récit de Monika lui fait imaginer des «pans entiers d ’ esquisse» qu ’ il ajoute également au scénario (Calvaire, 117). De retour à Berlin, Barbin cherche à déchiffrer la bande magnétique et raconte les repérages à Andreas pour qu ’ ils puissent, ensemble, reprendre encore le scénario (Calvaire, 136). Ces différentes étapes de l ’ écriture se succèdent certes dans le temps; mais, comme dans le cas de la musique et du cinéma, l ’ espace prime: sur la bande magnétique, les deux voix s ’ enchevêtrent et se superposent jusqu ’ à la limite de l ’ intelligibilité; dans l ’ espace du carnet de Barbin, les notes diverses se déposent et s ’ accumulent dans les marges du scénario; dans l ’ édition d ’ E. T. A. Hoffmann, les fiches avec les notes s ’ intercalent entre les pages imprimées, en une stratification de couches horizontales. Encore une fois, c ’ est moins la succession temporelle qui compte que l ’ accumulation spatiale de couches d ’ écriture multiples. * * * Cette manière particulière dont le scénario s ’ élabore, ainsi qu ’ une remarque de Barbin invitent, enfin, à comparer les procédés qui structurent les espaces décrits ou les arts évoqués dans le roman à la forme du roman lui-même. Barbin explique au narrateur comment, lorsqu ’ il était de retour à Berlin, et racontait à Andreas comment s ’ étaient déroulés les repérages à Ribandon, son récit avait pris une forme particulière, mêlant différents moments de ces trois jours: «non, je ne pouvais pas en tenir récit autrement que dans cet emboîtement où de soi-même cela se superposait, dit Barbin, et comme si l ’ inondation du troisième jour recouvrait et cernait tout le voyage, pareil que le fleuve noyait la basse ville» (Calvaire, 87). Avec cette explication, Barbin suggère que l ’ expérience du lieu l ’ aurait contraint à «tenir récit» d ’ une certaine manière, position rappelant la théorie de l ’ auteur quant à la relation entre sujet, ville et forme littéraire. En même temps, son propos décrit ici assez précisément, et en une mise en abîme en décalage, la structure et l ’ effet de lecture du second chapitre du roman. Dans quelle mesure peut-on donc dire que l ’ écriture du roman est elle-même faite d ’ emboîtements et de superpositions? Les multiples effets d ’ auto-réflexivité et de mise en abîme dans l ’ écriture du roman s ’ inscrivent certes dans une logique de l ’ emboîtement. Mais ce n ’ est pas ce niveau que je voudrais reprendre ici, mais plutôt des aspects plus concrets encore de la mise en forme du texte. Ce qui frappe dès l ’ abord du texte, c ’ est «Deux triangles inversés se faisant face par la pointe» 97 <?page no="98"?> l ’ alternance des différents épisodes dans chacun des chapitres du roman: les différentes étapes du début du projet de film à Berlin, puis les trois jours de repérages passés à Ribandon, enfin l ’ éviction de Barbin du projet qu ’ il apprend à son retour à Berlin, sont mêlés les uns aux autres, produisant davantage que des effets de «retour en arrière», un mélange et un aller-retour permanents entre Berlin et Ribandon. Passant d ’ un côté des triangles à l ’ autre, Barbin voit Ribandon à travers le «prisme» de Berlin et se remémore Berlin à partir de Ribandon: «En plein c œ ur des Cévennes, c ’ est B. qui me tenait», explique-t-il au narrateur (Calvaire, 152). En effet, les deux intrigues principales sont, plutôt que simplement alternantes, emboîtées: l ’ histoire de Raymond et de l ’ asile de chiens est révélée progressivement à travers l ’ histoire des repérages préparant le film; Barbin les raconte tous deux, à son tour, au narrateur; enfin, son récit n ’ est qu ’ un préliminaire au livre qu ’ il imagine ou à la pièce de théâtre qu ’ il voudrait en tirer. Cet emboîtement structurel est occulté, quelque peu, par l ’ apparence de polyphonie produite par la multiplicité des personnages qui prennent la parole, et par l ’ aller-retour temporel entre les épisodes. Mais le principe de l ’ emboîtement se retrouve dans l ’ énonciation narrative: quasiment toutes les déclarations se trouvent prises en des dépendances syntaxiques et énonciatives multiples. En lisant ce texte, on ne peut jamais oublier son cadre narratif, son «cadrage» particulier, et la précarité ontologique de l ’ histoire. 15 C ’ est ce qui est rappelé en permanence par les incises sur le modèle de «insistait Barbin» ou de « . . . disait Hozier, rapportait Barbin» qui, de temps à autre, sont même davantage mises en relief, les enchâssements se multipliant, culminant dans des constructions comme la suivante: « ‹ Au début j ’ amenais des granulés. Camions, plein sacs, oh travail et peine du dos [. . .] › , disait le chauffeur, comme Barbin, qui me le répétait, l ’ avait dit à Andreas le soir de son retour à B.» (Calvaire, 148). Le principe de l ’ emboîtement syntaxique multiple rappelle bien les multiples instances de médiation ou de couches de discours qui interviennent entre la réalité ‹ brute › et le récit ‹ final › . Jusqu ’ au niveau de la syntaxe, on constate un curieux emploi de constructions qui décalent ou interrompent l ’ ordre linéaire des mots, que ce soit par cataphore, hypallage, inversion ou incise. Les cataphores reviennent souvent: «Une actrice française devait avec Heerbrand en partager l ’ affiche: un film comme ça, disait Barbin, tu comprends, tout repose sur le nom de la fille» (Calvaire, 10). Quoiqu ’ il ait déjà été question du film deux pages plus haut, le «en» reste en quelque sorte en l ’ air, jusqu ’ à ce que «film» lui attache une signification. Un peu plus loin, il est question d ’ une «ville petitement moyenne» (Calvaire, 15), hypallage reposant sur un déplacement du morphème «-ment» et sur l ’ inversion des adjectifs, ce qui déplace en même temps 15 Voir Dominique Viart: « ‹ Théâtre d ’ images › », art. cit., 109. 98 Christof Schöch (Université de Wurtzbourg) <?page no="99"?> la signification de la formule, dans laquelle la médiocrité est encore rapetissée. Le roman affectionne également les inversions, comme celle décrivant les maisons à Ribandon: «De quelques rares maisons seulement, autour de la place, on avait rafistolé les ouvertures» (Calvaire, 50). Enfin, lorsqu ’ ils arrivent à Ribandon, Barbin est frappé par l ’ église en ruine du village: «[. . .] les corneilles, folles au couchant, hurlaient en tournant sur les toits, revenant en nuage s ’ abattre sur la moitié de clocher qui restait, c ’ est-à-dire une élévation du mur avec en haut ces deux échancrures ouvragées et reprenant en découpe (comme on retrouve dans telle de ses phrases l ’ architecture et le rythme de tout un livre) la ligne du fronton, précisait Barbin» (Calvaire, 50 - 51). On s ’ imagine donc le fronton de l ’ église avec des échancrures multiples, et les deux échancrures du clocher qui les reprennent. L ’ incise de la parenthèse découpe ici la phrase, comme une échancrure un mur, la forme de la phrase reprenant le principe décrit dans la phrase. Enfin, ce principe de l ’ insertion est bien une forme d ’ emboîtement tel qu ’ il marque le livre entier, forme et contenu de la parenthèse fonctionnant donc comme une mise en abîme du roman. La structure phrastique et le principe de structuration du livre se rejoignent. * * * Qu ’ en est-il donc des relations entre l ’ écriture d ’ un côté, et la représentation des espaces, des arts et de l ’ écriture, de l ’ autre? Les principes qui structurent ces trois domaines semblent être, de manière assez claire, des principes spatiaux: le principe de la stratification verticale qui mène à des effets de superposition caractérise la représentation du village, la musique de Dahlsjö, le cinéma de l ’ exilé, et l ’ écriture du scénario; le principe de l ’ emboîtement et de la mise en abîme caractérise la représentation de Berlin, le cinéma de l ’ exilé à nouveau et, de manière très appuyée et à différents niveaux, le roman luimême. Vues à ce niveau d ’ abstraction, les relations figurées par l ’ image des «triangles inversées se faisant face par la point» semblent davantage marquées par les analogies que par des oppositions. Et à travers ces analogies, l ’ espace urbain dans Calvaire des chiens apparaît bien comme une image de l ’ écriture et un modèle du livre lui-même. Ces principes de la stratification et de la superposition, même s ’ ils marquent de manière si appuyée aussi bien la représentation des espaces que la forme de cette représentation, ne constituent cependant que partiellement une structure de palimpseste: s ’ il y a bien une multiplication de couches superposées, et si les éléments de la profondeur temporelle et de la mémoire des lieux sont bien présents, il n ’ y a pas dans l ’ écriture de Calvaire des chiens, pas plus que dans celle d ’ autres œ uvres de François Bon, cette dialectique de ratures et de réécritures, de désémantisation et de resémantisation, qui est la marque du palimpseste; en revanche, l ’ écriture apparaît comme un processus marqué par des ajouts, des précisions et des commentaires permanents, procédant uniquement par accumulation et n ’ avouant pas les ratures, et porté «Deux triangles inversés se faisant face par la pointe» 99 <?page no="100"?> par un mouvement allant toujours vers l ’ avant plutôt que de se tourner vers l ’ arrière. 16 Cependant, la dimension intertextuelle du ‹ palimpseste › est bien présente dans Calvaire des chiens. Pour ma lecture du roman, la référence centrale n ’ est cependant pas tant E. T. A. Hoffmann, référence en effet omniprésente dans le roman et dont Dominique Viart a montré les enjeux pour les questions du fantastique et de la fiction. 17 Plutôt que de penser à Hoffmann, il faudrait se tourner du côté de Rabelais, non pas en tant que tel, mais tel que François Bon l ’ a lu; autrement dit, tel qu ’ il apparaît dans un essai personnel et assez polémique intitulé La Folie Rabelais que François Bon a publié la même année que Calvaire des chiens. 18 Pour l ’ auteur, l ’œ uvre de Rabelais est marquée par une auto-réflexivité permanente, par la manifestation d ’ un sujet non encore constitué, et par les conventions romanesques non encore en place. Tout ceci rapprocherait Rabelais de l ’ époque contemporaine, époque des conventions romanesques déconstruites et du sujet défait ou multiple. 19 Ainsi, François Bon explique sa vision du Pantagruel par le biais de la célèbre gravure d ’ Albrecht Dürer intitulée Ritter, Tod und Teufel: «Le cavalier, le diable et la mort, d ’ Albrecht Dürer, dix-neuf ans avant le Pantagruel, peut nous introduire exactement à ce procès narratif qui ne va pas encore à la manière linéaire, et dont la juxtaposition de figures doit plutôt être lue comme suite de superpositions. [. . .] C ’ est ainsi qu ’ on pourrait lire Rabelais, et trouver une organisation qui respecte et ses strates et ses plans, son fantastique et son invention comme sa réflexion la plus blanche.» 20 C ’ est en m ’ intéressant à une telle «topographie narrative», comme dit encore François Bon, 21 topographie faite d ’ emboîtements et de superpositions, que j ’ ai cherché à lire Calvaire des chiens. 16 C ’ est encore le cas, de manière affichée quoique ce soit désavoué dans la pratique, dans Paysage fer, Lagrasse, Verdier, 1999. 17 Dominique Viart: « ‹ Théâtre d ’ images › », art. cit. 18 Au niveau textuel, le rapprochement est fait par Paul Smith: «François Bon: Rabelaisien», in: Michèle Ammouche-Kremers & Henk Hillenaar (ed.), Jeunes auteurs de Minuit, CRIN, 24, 1994, 103 - 116. Pour un compte rendu très critique de l ’ essai, écrit du point de vue de l ’ establishment universitaire, voir Guy Demerson: «François Bon, La Folie Rabelais», in: Bulletin de l ’ Association d ’ étude sur l ’ humanisme, la réforme et la renaissance, 34, 1, 1992, 122 - 123. François Bon évoque son rapport à Rabelais dans un entretien: «François Bon, ascendant Rabelais», propos recueillis par Jean-Luc Terradillos, repris in: L ’ Actualité Poitou-Charente, hors-série, 1997, 74 - 79. 19 François Bon: La Folie Rabelais. L ’ invention du Pantagruel, Paris, Minuit, 1990. 20 Ibid., 12 et 16. 21 Ibid., 32. 100 Christof Schöch (Université de Wurtzbourg) <?page no="101"?> Sabine Narr (Université de la Sarre) Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar Resümee: Sabine Narr, Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar analysiert die Funktion des Stadtdiskurses sowie die Frage nach der Stadt als einem Erinnerungsraum des kulturellen Gedächtnisses in Djebars Novelle Oran, langue morte (1997) und Sebbars Roman La Seine était rouge. Paris, octobre 1961 (1999). Sowohl Djebar als auch Sebbar inszenieren in ihren Fiktionen Momente gewaltvoller Auseinandersetzungen der französisch-algerischen Geschichte, so daß sich die Stadt als ein Erinnerungsort nationaler und subjektiver Geschichte erweist. Bei beiden Autorinnen kommt dabei eine Poetik des Palimpsests zur Anschauung, die die Zeichenwelt der Stadt in ihrer Vielschichtigkeit lesbar macht. In unterschiedlicher Akzentuierung des Palimpsestbegriffs zeigen Djebar und Sebbar das Freilegen verloren geglaubter und Be- Schreiben neuer (Erinnerungs)Schichten auf, wobei sie stets das Medium des Textes betonen, das zum sichtbaren Zeichen gegen Schweigen, Vergessen und verbale Unterdrückung wird. Les écritures d ’ Assia Djebar et de Leïla Sebbar constituent deux paradigmes de la génération d ’ écrivains contemporains qui s ’ engagent à mettre en scène les rapports complexes entre la France et l ’ Algérie. Dans leurs fictions, ces auteurs retracent la vie en Algérie avant et après la guerre d ’ Indépendance, en France ou bien entre ces deux pays. Le lieu, et plus particulièrement la ville, prend souvent une place privilégiée dans l ’ histoire à tel point qu ’ elle est non seulement intimement liée au destin individuel d ’ un personnage, mais qu ’ elle devient également un lieu symbolique de l ’ Histoire franco-algérienne. 1 Dans 1 À maintes reprises, les titres des romans annoncent déjà la fonction programmatique de la ville, comme c ’ est le cas dans les textes suivants d ’ Assia Djebar: dans son recueil Femmes d ’ Alger dans leur appartement (1980), Djebar donne la parole aux femmes à Alger, ces femmes restées muettes dans le tableau du même titre d ’ Eugène Delacroix. On peut aussi penser à Loin de Médine (1991), Les Nuits de Strasbourg (1997) ou encore Oran, langue morte (1997). Dans d ’ autres textes, la référence à la ville se fait de façon plus générale ou plus vague, comme dans son roman Vaste est la prison (1995), qui fait partie du «Quatuor algérien» ou du ‹ Quatuor d ’ Alger › comme on pourrait également le nommer; il faut souligner que le lieu peut également être nié ou représenter un blanc, comme dans La Femme sans sépulture (2002), ou encore dans Nulle part dans la maison de mon père (2007). Dans son article «Les villes transfrontalières d ’ Assia Djebar», Wolfgang Asholt évoque également une partie des exemples que nous mentionnons (in: Mireille Calle-Gruber [ed.]: Assia Djebar. Nomade entre les murs . . .: pour une poétique transfrontalière, Paris, Maisonneuve & Larose, 2005, 147 - 159, 147). Les titres des romans de Sebbar mentionnent plutôt des lieux qui restent moins précis, comme Fatima ou les Algériennes au square (1981), Le Silence <?page no="102"?> leurs textes, Djebar et Sebbar ont recours à un procédé stylistique qui permet de lire la sémiotique urbaine dans une nouvelle perspective, à savoir une écriture palimpsestique de la ville. 2 À mesure que les protagonistes se déplacent dans la ville - à la recherche de leur identité, de leurs souvenirs et leur histoire - , les multiples strates historiques, culturelles et identitaires de la ville sont mises à nu. Les textes proposent ainsi une réflexion complexe sur la ville qui oscille entre faits et fiction, entre affirmation et négation du lieu, entre lieu de mémoire, lieu identitaire et «non-lieu». 3 Deux textes relativement récents de Djebar et de Sebbar mettent en scène de façon programmatique cette écriture palimpsestique de la ville. Dans la nouvelle Oran, langue morte (1997) de Djebar, la ville d ’ Oran se situe au c œ ur du récit d ’ une jeune femme qui est à la recherche du souvenir de ses parents assassinés. Deux ans plus tard, Sebbar publie le roman La Seine était rouge. Paris, octobre 1961 (1999) qui fait ressusciter les affrontements violents dans la capitale de l ’ année 1961. Avec Paris en toile de fond, les deux textes évoquent ainsi un chapitre douloureux de l ’ histoire franco-algérienne. Il peut sembler surprenant que deux auteurs différents aient recours au même processus conceptuel, celui du palimpseste, afin de (d)écrire la ville. 4 Il faut alors se demander dans quelle mesure cette écriture palimpsestique est liée à la thématique de la ville et de la mémoire. Par ailleurs, l ’ écriture palimpsestique est-elle susceptible de témoigner de la situation postcoloniale? La figuration de la ville-palimpseste est-elle comparable dans les deux textes? Notre étude vise donc à montrer à quel point la poétique de Djebar et de Sebbar est déterminée par une écriture palimpsestique, vue comme le procédé essentiel d ’ un nouveau discours complexe sur la ville et la mémoire. des rives (1993), Le Chinois vert d ’ Afrique (2002), Les Femmes au bain (2006). Dans son roman La Seine était rouge (1999), le fleuve représente de façon métonymique la capitale française. 2 Les deux écrivains ont déjà fait l ’ objet d ’ études communes, mais la perspective de l ’ écriture palimpsestique n ’ a pas été retenue comme un point de convergence. Voir surtout les études de Rafika Merini: Two Major Francophone Women Writers, Assia Djébar [sic] and Leïla Sebbar. A Thematic Study of Their Works, New York et alii, Peter Lang, 1999, et Soheila Kian: Écritures et transgressions d ’ Assia Djebar et de Leïla Sebbar. Les traversées des frontières, Paris, L ’ Harmattan, 2009. 3 Sur le terme des «lieux de mémoire», voir Pierre Nora (ed.): Les Lieux de mémoire, 7 vols., Paris, Gallimard, 1984 - 92. Le terme de «non-lieu» est employé dans le sens de Marc Augé: Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil, 1992. 4 Nous avons affaire à deux auteurs qui représentent la perspective féminine sur la situation postcoloniale, mais elles s ’ adressent à des publics différents. Par ailleurs, Assia Djebar se place entre le français, l ’ arabe et le berbère, tandis que Sebbar se caractérise ellemême comme «une croisée» et n ’ a que le français comme langue maternelle (cf. Anne Donadey: Recasting Postcolonialism. Women Writing Between Worlds, Portsmouth, Heinemann, 2001, xix-xx). 102 Sabine Narr (Université de la Sarre) <?page no="103"?> L ’ écriture palimpsestique implique plusieurs facettes du terme de palimpseste qui, étymologiquement, signifie «raclé pour [un] nouvel usage» 5 . Ainsi, dans l ’ Antiquité, le terme renvoie au processus qui consiste à réutiliser un matériau précieux - un parchemin ou bien une tablette en cire - pour l ’ écriture d ’ un nouveau texte. Ce processus implique un certain acte de violence à l ’ égard du premier texte. Cette signification du mot palimpseste est amplifiée au XIX e siècle quand le terme connaît une renaissance suite à la découverte du père Angelo Mai qui avait détecté dans un manuscrit sur parchemin le texte cicéronien De re publica caché sous un commentaire de saint Augustin. Le terme de palimpseste fait, à partir de ce moment, surtout référence au phénomène de cette ‹ double écriture › , aux deux couches de textes superposées et visibles. 6 Une autre dimension s ’ ajoute à la première: celle du ‹ profane › et du ‹ sacré › , puisque dans le cas de De re publica un texte païen a été raturé pour permettre la réinscription d ’ un texte chrétien. Parmi les premiers auteurs français à employer la notion dans un sens métaphorique, on retrouve Charles Baudelaire, qui, à la suite de Thomas de Quincey, décrit le cerveau humain comme «un palimpseste immense et naturel» 7 . Il explique: «Des couches innombrables d ’ idées, d ’ images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n ’ a péri.» 8 À certains moments, ces couches deviennent visibles puisque «[d]ans le spirituel non plus que dans le matériel, rien ne se perd. [. . .] Le palimpseste de la mémoire est indestructible.» 9 Dans cette réflexion baudelairienne, l ’ aspect du raclage est relégué au second plan en faveur d ’ une superposition multiple qui est, selon le poète, ineffaçable. Celui-ci poursuit en appliquant le terme au domaine littéraire: «On croit que la tragédie grecque a été chassée et remplacée par la légende du moine, la légende du moine par le roman de chevalerie; mais cela n ’ est pas.» 10 Selon lui, «les profondes tragédies de l ’ enfance [. . .] vivent toujours cachées, sous les autres légendes du palimpseste.» 11 Tout comme les genres 5 Harald Weinrich: «Les temps qui rongent, les textes qui restent. Esquisse d ’ une palimpsestologie européenne», in: Patricia Oster/ Karlheinz Stierle (ed.): Effacement et superposition. Entre palimpseste philologique et palimpseste poétique, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l ’ Homme (à paraître). 6 Pour d ’ autres détails sur la découverte du père jésuite Angelo Mai, voir l ’ article de Harald Weinrich cité dans la note précédente qui retrace l ’ histoire du terme ‹ palimpseste › et esquisse les principes d ’ une discipline dite ‹ palimpsestologie › . 7 Charles Baudelaire: «Les Paradis artificiels: VIII. Visions d ’ Oxford», in: id: Œ uvres complètes, éd. par Claude Pichois, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», t. 1, 1975, 505 - 515, 505. Pour une étude du palimpseste chez Baudelaire voir l ’ article de Patrick Labarthe dans ce volume. 8 Charles Baudelaire: «Les Paradis artificiels: VIII. Visions d ’ Oxford», op. cit., 505. 9 Ibid. 10 Ibid., 507. 11 Ibid. Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar 103 <?page no="104"?> littéraires évoluent et se superposent, la mémoire humaine représente elle aussi un palimpseste de légendes. 12 En jouant sur la signification du terme ‹ legenda › qui implique étymologiquement la lecture, Baudelaire anticipe l ’ interprétation du palimpseste en tant que modèle pour l ’ intertextualité. C ’ est dans cette perspective des relations transtextuelles dans la littérature que Gérard Genette s ’ est consacré au palimpseste dans son étude du même nom, Palimpsestes. La littérature au second degré. 13 Il faut ajouter un dernier aspect qui est particulièrement important dans le cadre qui nous occupe: dans son étude sur La Capitale des signes. Paris et son discours, Karlheinz Stierle souligne que «[l]a grande ville est l ’ espace sémiotique où aucune matérialité ne reste non sémiotisée.» 14 Sous cet angle, tous les signes de la ville deviennent lisibles à tel point que l ’ histoire de la ville rappelle la «stratification de textes» 15 comme on la trouve dans un palimpseste. De par le discours sur Paris, une nouvelle strate est ajoutée à la capitale. Ainsi, pour Karlheinz Stierle, «Baudelaire rencontre la ville avec le regard du lecteur dans la conscience duquel se superposent, selon le principe du palimpseste, de multiples lectures, de multiples souvenirs de lecture.» 16 Or «la ville devient lisible sur l ’ horizon des lectures condensées en figures du souvenir. Mais les deux - souvenirs d ’œ uvres artistiques et poétiques, et perception de la ville - sont les dimensions d ’ une lisibilité dans lesquelles le moi se déchiffre lui-même et s ’ objective en même temps.» 17 C ’ est donc la poésie baudelairienne qui lie intimement le concept du palimpseste à la ville de Paris et au flâneur. Avec leurs protagonistes qui se promènent dans Paris, Djebar et Sebbar s ’ inscrivent également dans ce discours sur la capitale. 12 Baudelaire joue ici sur le terme de «légende» qui implique une lecture textuelle, ‹ legenda › signifiant ‹ ce qui doit être lu › . Sur la relation entre légende et palimpseste, voir notre étude sur la légende comme forme d ’ art: Die Legende als Kunstform. Hugo, Flaubert, Zola, München, Fink, 2010, surtout 130 - 159 et 406ss. Sur le palimpseste chez De Quincey et Baudelaire voir Karlheinz Stierle: La Capitale des signes. Paris et son discours, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l ’ homme, 2001, surtout 434 - 436. 13 Gérard Genette: Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Édition du Seuil, 1982, surtout 451ss. Depuis, le concept du palimpseste a été introduit dans différents contextes. Voir surtout les études suivantes: Roland S. Kamzelak (ed.): «Historische Gedächtnisse sind Palimpseste». Hermeneutik, Historismus, new historicism, cultural studies. Festschrift zum 70. Geburtstag von Gotthart Wunberg, Paderborn, Mentis, 2001; Friedrich Wolfzettel: Le Conte en palimpseste. Studien zur Funktion von Märchen und Mythos im französischen Mittelalter, Stuttgart, Steiner, 2005 et Patricia Oster/ Karlheinz Stierle (ed.), La Poétique du palimpseste, op. cit. 14 Karlheinz Stierle: La Capitale des signes, op. cit., 3. 15 C ’ est la formulation de Victor Hugo qui parle de la différence entre le «Paris actuel» et «l ’ ancien Paris» (cité dans ibid., 131). 16 Sur Baudelaire en tant que «lecteur de la ville», voir le chapitre «Un lecteur dans la ville: Charles Baudelaire», dans ibid., 409 - 543, 445. 17 Ibid., 447. 104 Sabine Narr (Université de la Sarre) <?page no="105"?> Écrire contre l ’ oubli dans une langue morte Dans son recueil Oran, langue morte, Assia Djebar focalise son attention sur la vie de plusieurs femmes qui doivent faire face à la violence en Algérie, en France ou bien encore celle qui s ’ opère entre les deux pays dans les années 1990. Elle donne une voix à ces personnes de la communauté algérienne qui doivent - le plus souvent - se taire. La nouvelle Oran, langue morte est programmatique pour l ’ interprétation du recueil entier puisqu ’ elle n ’ a pas seulement donné son titre au recueil entier, elle en est aussi la première nouvelle. Il s ’ agit d ’ un titre non dénué de paradoxes: comment une ville peutelle être, ou avoir, ou bien encore représenter une langue morte? Dans la nouvelle, la narratrice précise qu ’ elle souhaite «[é]crire Oran en creux dans une langue muette, rendue enfin au silence. Écrire Oran, ma langue morte.» 18 La corrélation entre ville et parole, entre ville et silence ou négation linguistique, entre ville et écriture est ainsi à la base de la nouvelle ainsi que du livre djebarien. Comme le titre Oran, langue morte le souligne, Oran est un emblème de la parole qui résiste à la mort (malgré les assassinats) et qui s ’ exprime à travers une langue morte. D ’ un côté, Oran est niée en tant que ville et espace sémiotique: elle est synonyme d ’ une langue morte, d ’ une langue qui s ’ y meurt; de l ’ autre, elle devient un ‹ générateur de texte › comme elle est à l ’ origine d ’ une production textuelle. Ce double mouvement d ’ une écriture de la ville et d ’ un effacement de la ville qui se fait dans une «langue morte» annonce déjà le caractère palimpsestique du texte. La ville d ’ Oran pourrait revêtir d ’ autres significations. Ainsi Mireille Calle-Gruber rappelle qu ’ Oran «est la cité d ’ Abdelkader Alloula, le poète du théâtre des langues assassiné le 11 mars 1993» et qu ’ elle «devient emblème mortifère». 19 De plus, la ville d ’ Oran renvoie à un autre roman dans lequel elle était déjà le lieu d ’ une histoire tragique: La Peste de Camus. On pourrait alors décrire ce «souvenir de lecture» 20 comme une référence enfouie dans la mémoire du lecteur. La dialectique du titre se retrouve dans la nouvelle djebarienne dans un double mouvement: d ’ une part, elle trouve une correspondance formelle au niveau du ‹ discours I › 21 qui oscille entre dialogue épistolaire (entre la narratrice et son amie Olivia), conversation (entre elle et sa tante) et monologue 18 Assia Djebar, Oran, langue morte, Arles, Actes Sud, 1997, 48. Par la suite, les références à cette édition sont données dans le texte, précédées du sigle OLM. 19 Mireille Calle-Gruber: «Refaire les contes dans la langue adverse», in: Ernstpeter Ruhe (ed.), Assia Djebar, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2001, 157 - 167, 157. 20 Je reprends la formulation de Karlheinz Stierle, qui se réfère à Baudelaire (La Capitale des signes, op. cit., 445). 21 Voir Karlheinz Stierle, «Geschehen, Geschichte, Text der Geschichte (1971)», in: Helmut Brackert/ Eberhard Lämmert (ed.): Reader zum Funk-Kolleg, t. 1, Frankfurt a. M., Fischer, 1976, 210 - 216. Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar 105 <?page no="106"?> intérieur. 22 Le récit sur le passé et le présent est ainsi dédoublé, l ’ instance narrative alternant entre le «erinnerndes Ich», le je qui se souvient et qui raconte, et le «erinnertes Ich», ‹ le je qui fait l ’ expérience › . 23 D ’ autre part, la dialectique du titre se retrouve au niveau du ‹ discours II › par des oppositions qui se font jour à travers les champs sémantiques de vie et de mort, de silence et de parole - des isotopies qui sont également à intégrer dans le contexte du palimpseste. 24 Examinons à présent le texte de plus près pour concrétiser nos hypothèses. Oran, langue morte raconte l ’ histoire, dans les années 1990, d ’ une jeune femme qui vit à Paris et qui rentre à Oran pour revoir sa tante maternelle moribonde. Lors de ce séjour dans sa ville natale, elle revit les événements violents de la mort de ses parents, abattus par des Français extrémistes dans un hôpital où son père se remettait d ’ une opération. La protagoniste avait dix ans quand ces assassinats ont eu lieu et elle a été élevée par sa tante maternelle. À dix-huit ans, elle est partie vivre à Paris où ses parents avaient également brièvement vécu. Le ‹ retour au pays natal › réveille en elle le souvenir des expériences traumatisantes qui l ’ ont rendue orpheline. L ’ histoire est racontée sur le fond de ses promenades à Paris et à Oran, au cours desquelles elle essaie 22 Wolfgang Asholt souligne également la complexité narrative et souligne que l ’ «[o]n peut distinguer au moins cinq strates temporelles liées à des instances narratives différentes» («Narration et mémoire immédiate», in: Wolfgang Asholt/ Mireille Calle-Gruber/ Dominique Combe [ed.]: Assia Djebar. Littérature et transmission, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2010, 81 - 93, 87). 23 C ’ est la terminologie de Hans Robert Jauß qui - en reprenant les réflexions de Leo Spitzer - se réfère à La Recherche de Proust. Voir le chapitre sur le «Doppelspiel von erinnerndem und erinnertem Ich», in: Hans Robert Jauß: Zeit und Erinnerung in Marcel Prousts ‹ À la recherche du temps perdu › . Ein Beitrag zur Theorie des Romans [Temps et mémoire dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Une contribution à la théorie romanesque], Heidelberg, Winter, 1955, 98 et suiv. 24 Dans d ’ autres textes du recueil Oran, langue morte, on peut identifier une référence différente au concept du palimpseste. Dans le conte La Femme en morceaux, par exemple, on pourrait appliquer ce terme à la réécriture d ’ un des contes des Mille et Une Nuits. La critique a souligné cet aspect dans d ’ autres romans. Anne Donadey en parle par rapport à L ’ Amour, la fantasia dans lequel elle trouve une «relation en palimpseste entre la récriture des archives de la colonisation française et l ’ utilisation de la tradition orale féminine» (« ‹ Elle a rallumé le vif du passé › . L ’ écriture-palimpseste d ’ Assia Djebar», in: Alfred Hornung/ Ernstpeter Ruhe (ed.): Postcolonialisme et autobiographie. Albert Memmi, Assia Djebar, Daniel Maximim, Amsterdam, Rodopi, 1998, 101 - 115, 103). Dans la discussion qui suit la communication d ’ Anne Donadey, Djebar s ’ exprime en faveur du terme de palimpseste et explique qu ’ elle est «comme au Moyen Age où les gens sont à court de parchemin», ce qui implique pour elle qu ’ elle n ’ a qu ’ une seule langue d ’ écriture à sa disposition, le français écrit, et un arabe oral (179 - 186, 180). Dans son étude Recasting Postcolonialism, Anne Donadey constate cet effet de palimpseste historique dans plusieurs textes de Djebar et de Sebbar: «Djebar ’ s and Sebbar ’ s novels function as historical palimpsests in which they reconstruct their history through the blanks of the Other ’ s discourse (be it the colonizer ’ s or that of the patriarchal tradition)» (Recasting Postcolonialism, op. cit., XX). 106 Sabine Narr (Université de la Sarre) <?page no="107"?> de retrouver la trace de ses parents. Le texte djebarien s ’ inscrit ainsi à sa manière dans la tradition du discours sur la ville de Paris: la narratrice n ’ en devient pas pour autant une lectrice de la ville, et ses promenades sont loin de celles du flâneur baudelairien. En effet elle est à la recherche des traces de ses parents et en cela, elle ressemble plutôt au protagoniste de W ou le souvenir d ’ enfance de Georges Perec. Pour elle, Paris ressemble à un labyrinthe stérile et déclenche en elle la décision de partir en Algérie; dans une autoréflexion, elle écrit: «J ’ erre, en ce début des chaleurs de juin, j ’ erre dans les rues de Paris et j ’ ai décidé: je rentre» (OLM, 11). Il s ’ avère que, malgré les années, les grandes rues de la capitale sont privées de sens; si bien qu ’ on peut avancer que l ’ anonymat des rues parisiennes évoque chez la narratrice le désir de reconstituer son identité, de partir dans une autre ville, de retourner à sa ville natale. Autrement dit, le blanc du discours sur Paris rend possible le discours sur la ville d ’ Oran. Il est important de noter que ce discours est lié à une remise en question de la langue même. Ainsi, son errance à Paris est-elle liée à une incapacité de prononcer à voix haute sa décision: «Je rentre, Olivia. . . ‹ Où donc? › demanderas-tu. Je te l ’ écris; je n ’ ose te le dire de vive voix. [. . .] Je rentre, Olivia. Je te le dirai demain, ou après-demain. Ou je te l ’ écrirai» (OLM, 11 - 12). La décision de partir se fait à travers le médium de l ’ écriture. De la même façon, le séjour à Oran sera transmis par l ’ écriture. Ainsi l ’ écriture d ’ une ville et de son histoire est-elle caractérisée par la tentative de trouver un discours. Dans la description d ’ Oran, le discours oscille entre négation et affirmation des traces historiques. D ’ un côté, la ville semble être une constante négation de l ’ histoire nationale, de l ’ autre, elle devient un lieu de mémoire de l ’ histoire individuelle, celui de la narratrice: «À Oran, on oublie. Oubli sur oubli. Ville lessivée; mémoire blanchie. Après l ’ indépendance, dix ans, ils ont laissé dix ans entiers le c œ ur de la cité, déserté - exception faite de quelques bureaux, sièges de deux ou trois sociétés d ’ Etat. / Bien sûr, la vague des commerçants kabyles et celle des Tlemceniens nantis a fini par refluer ensuite jusque-là. La concurrence s ’ installant entre les deux groupes, en deux ou trois mois, ils ont rattrapé le temps perdu. Le vide alors s ’ est peuplé, s ’ est surpeuplé, s ’ est encombré! / Auparavant, Oran, toutes ces années soixante, a maintenu son c œ ur ravagé. Ses façades tatouées de nostalgie, embrumées de mélancolie. Magasins aux rideaux métalliques tombés; immeubles du début du siècle, aux balcons élégants mais fermés et éteints, par étages entiers; rues longues et étroites dépouillées des cris d ’ enfants, d ’ appels de mères de famille gouailleuses. Pas un mendiant même aveugle ne se hasardait d ’ El Hamri jusque-là! / Certes, quelques cafés étaient fréquentés, à des carrefours. Deux ou trois hôtels repeints, se voulant ‹ chics › , rouvraient: ils appartenaient à des notables de la capitale venus là placer leur argent, pour plus tard. . . Pour quand Oran enfin se réveillerait, qu ’ elle se réveillerait ‹ joyeuse › , tout comme par le passé: sa renommée n ’ était qu ’ en veilleuse. . . Dockers, ouvriers, et même mauvais garçons [. . .] - tout ce monde hantait précautionneusement les lieux autrefois si populeux, comme s ’ il craignait les échos des absents, qui n ’ étaient pas vraiment absents. . . / Au centre-ville, longtemps après 1962, la Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar 107 <?page no="108"?> quotidienneté se figea, fantomatique. / / Oui, dans ma ville, tous oublient. Après trois jours, disons trois mois. [. . .] / Oubli immergé dans ces lieux. Dès que j ’ ai pu, j ’ ai quitté ma cité où s ’ arase le souvenir, où se dissolvent jusqu ’ aux fureurs de l ’ âme. [. . .] / J ’ ai embarqué enfin, et pour la France. [. . .] Pour mes études, a cru ma mère, enfin, ma tante maternelle. Pour toujours, ai-je décidé. Contre le reniement des gens, des lieux, des choses elles-mêmes.» (OLM, 13 - 16) Dans la description d ’ Oran, l ’ écriture palimpsestique de la ville se manifeste à plusieurs niveaux. Les différentes couches de l ’ histoire de la ville sont comme un système de signes permettant une lecture de la ville. 25 Ainsi la physionomie de la ville symbolise-t-elle l ’ Histoire avant et après l ’ Indépendance. Malgré les efforts d ’ oublier, de nier, de ‹ raturer › ces couches du passé, elles sont présentes et se manifestent à travers une description synesthésique de la ville. En outre, le palimpseste est évoqué au niveau sémantique par des champs lexicaux qui soulignent à la fois le clair et l ’ obscur ainsi que le vide et l ’ accumulation (dans le sens de ‹ superposition › ): le texte parle tantôt de «lessivée», «blanchie» versus «tatouées», «embrumées», tantôt de «déserté», «vide», «s ’ arase», «dépouillées» versus «s ’ est peuplé, s ’ est surpeuplé, s ’ est encombré», «éteints», «repeints». Or ces lexèmes rappellent les nuances en blanc et noir de la texture du texte, mais également la blancheur du papier sur lequel les couches superposées de l ’ écriture palimpsestique s ’ effectuent. La narratrice ne mentionne pourtant aucun détail des affrontements violents. 26 Ce blanc de la description est programmatique pour le blanc dans la mémoire d ’ Oran et des Oraniens. En même temps, la mémoire résiste à la toute-puissance de l ’ oubli, à l ’ amnésie quasi-totale face à l ’ histoire de la ville. «Le palimpseste de la mémoire est indestructible» 27 comme nous le rappelait déjà Baudelaire - et c ’ est ainsi qu ’ Oran reste un espace qui n ’ est pas tout à fait vidé puisque «tout ce monde hantait [. . .] les lieux autrefois si populeux, [. . .] les échos des absents [. . .] n ’ étaient pas vraiment absents». C ’ est ainsi que la ville, décrite à travers une personnification continue, reste vivante, «Oran enfin se réveillerait, [. . .] elle se réveillerait ‹ joyeuse › ». Cette dimension active de la ville est également soulignée par un champ lexical de la fluidité qui implique les mouvements de la marée («vague», «refluer», «immergé», «se dissolvent»). La description d ’ Oran est évoquée sur le fond du tableau parisien, qui, lui, ne représente qu ’ un blanc à cet instant de l ’ histoire; or, le 25 Pour Dominique D. Fisher, Oran «n ’ a ni histoire, ni langue» (Écrire l ’ urgence. Assia Djebar et Tahar Djaout, Paris, L ’ Harmattan, 2007, 111). 26 Dans le quatrième chapitre, la narratrice fait une allusion aux événements dramatiques qui se sont déroulés autour du massacre du 5 juillet 1962, quand elle raconte que la meilleure amie de sa mère a dû quitter le pays: «En juillet 1962, au moment du terrible exode des ‹ petits Blancs › , elle est partie, elle aussi [. . .]» (OLM, 42). À propos des incidents dans la ville d ’ Oran et du massacre, voir Benjamin Stora: Les Mots de la Guerre de l ’ Algérie, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2005, 44 - 45 et 91 - 92. 27 Baudelaire: «Les Paradis artificiels: VIII. Visions d ’ Oxford», op. cit., 507. 108 Sabine Narr (Université de la Sarre) <?page no="109"?> tableau oranien apparaît comme une nouvelle couche du palimpseste dans l ’ écriture de la ville, une couche qui est pourtant à la fois translucide et opaque. L ’ évocation d ’ Oran en tant que «[v]ille lessivée» annonce la suite du texte; elle sera associée au destin individuel de la narratrice. C ’ est sur ce blanc d ’ Oran qu ’ une nouvelle couche de mémoire commence à prendre forme et à se superposer: d ’ abord, le souvenir semble être impossible et la narratrice doit constater: «Hélas, je ne trouve quasiment rien de mes parents à Oran. Cette ville est opaque, Olivia. Oran m ’ est devenu [sic] mémoire gelée, et langue morte» (OLM, 33). Mais sur ce blanc de la ville, sur la couche de la «mémoire gelée», une autre couche de mémoire est évoquée: celle d ’ «une promenade sans but» (OLM, 32) à Paris au cours de laquelle elle s ’ est retrouvée tout d ’ un coup dans la rue du Faubourg Saint-Antoine, rue où ses parents ont logé pendant leur exil. Ainsi, le discours sur Paris remplace celui sur Oran qui n ’ est plus que «langue morte». La narratrice qui «se retrouve en face de l ’ hôpital Saint-Antoine», commence à observer les gens: «De là [une terrasse de brasserie], j ’ épie les gens qui sortent, qui entrent sous le porche aux vantaux largement ouverts; un soleil printanier éclaire la scène. Je suis fascinée. / Car l ’ illusion opère: je vais bientôt apercevoir la silhouette de ma mère [. . .]: elle avait tant de fois accompagné dans cet hôpital mon père déjà malade. Dans un instant, certes oui, je verrai leur couple, si jeune, inquiet peut-être, mais vivant! . . . / Je t ’ en parle à présent, Olivia, à Oran. Je cherche ici, comme à Paris: je quête leurs traces, leurs ombres, je scrute les rues où ils ont circulé, plus souvent encore qu ’ à Paris. Je voudrais flairer leurs espoirs, leur peur aussi caracolant dans ces avenues surpeuplées, ces places bruyantes, désertées de la foule des ‹ pieds-noirs › qu ’ ils côtoyaient, où se trouvaient certains de leurs collègues, quelques-uns de leurs amis, et bien sûr le groupe des trois assassins du 2 février! » (OLM, 32 - 33) Il est évident que la description de cette promenade à Paris au XX e siècle est d ’ une tout autre nature que celle du flâneur au XIX e siècle. Dans l ’ espoir de retrouver les traces de ses parents, la narratrice évoque des scènes qui oscillent entre mémoire involontaire et volontaire, entre souvenir et imagination. Dans la description de la scène à Paris, c ’ est un vocabulaire théâtral et cinématographique qui domine: «les gens [. . .] sortent [. . .] [et] entrent sous le porche», elle parle de son souvenir en tant que «scène» qui est éclairée comme par une lumière, à tel point qu ’ elle pense que «l ’ illusion opère», qu ’ elle croit «apercevoir la silhouette de [s]a mère». Il faut souligner que ces images mentales sont des images mouvementées. Cet effet est renforcé par le temps utilisé; comme au cinéma, qui est un média caractérisé par le présent, le temps du présent est utilisé pour l ’ écriture de ces souvenirs. Ainsi, la scène parisienne qui fait référence à un moment dans le passé et la scène oranienne qui fait référence au présent immédiat de la narratrice semblent être présentes en même temps, elles semblent se superposer comme dans un palimpseste. En évoquant les deux descriptions/ moments tout en étant à Oran, la narratrice souligne que le Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar 109 <?page no="110"?> souvenir qu ’ elle a de ses parents oscille entre Paris et Oran, entre deux cultures et deux religions. C ’ est ainsi que le lieu de la scène parisienne gagne en signification: la rue du Faubourg Saint-Antoine est exactement la limite invisible entre deux arrondissements (le 11 e et le 12 e ), tout comme saint Antoine représente un saint entre l ’ Orient et l ’ Occident, étant né en Égypte et adoré en Occident - et surtout en France où ses reliques sont conservées. 28 De surcroît, la rue du Faubourg Saint-Antoine relie également deux places qui sont chargées d ’ histoire: la Place de la Nation et la Place de la Bastille. La Place de la Bastille ne constitue pas seulement un lieu de mémoire symbolique dans l ’ histoire française, mais également dans l ’ histoire franco-algérienne; c ’ est la place sur laquelle les manifestants voulaient se rassembler le 8 février 1962 afin de s ’ engager pour la paix en Algérie, contre l ’ OAS. 29 Ne trouvant aucun souvenir de ses parents dans les lieux, la jeune femme se lance alors à la recherche d ’ objets leur ayant appartenu. Mais la seule chose qui lui reste de ses parents, ce sont les deux plaques qui furent remises au «cou des deux assassinés[,] [a]vec leur sang séché» (OLM, 25) et que sa tante a conservées pour elle. Les plaques ne semblent être que les témoins silencieux du crime, de la mort, mais il faut leur attribuer une autre signification dans le contexte du recueil Oran, langue morte, dans la mesure où la postface porte le titre: «Le sang ne sèche pas dans la langue». 30 Dans cette postface, Djebar évoque le pouvoir de la parole et de l ’ écriture, son «désir d ’ atteindre ce ‹ lecteur absolu › - c ’ est-à-dire celui qui, par sa lecture de silence et de solidarité, permet que l ’ écriture de la pourchasse ou du meurtre libère au moins son ombre qui palpiterait jusqu ’ à l ’ horizon. . .» (OLM, 378). Dans la nouvelle Oran, langue morte, la parole écrite et la parole orale jouent bien le rôle d ’ une écriture contre vents et marées, d ’ une écriture dans une langue qui résiste et qui est devenue une langue morte. L ’ ambiguïté de la parole se manifeste dans le texte à travers le concept du palimpseste qui essaie de réinscrire une histoire là où cela ne semble plus être possible, où tout semble ‹ raturé › et devenu page blanche. Cette ambiguïté apparaît dans le texte même, à travers l ’ opposition du médium textuel au médium visuel: 28 Sur la légende de saint Antoine voir Jacques de Voragine: La Légende dorée, préface de Jacques Le Goff, éd. par Alain Boureau et alii, Paris, Gallimard, 2004, «Bibliothèque de la Pléiade», 128 - 132. 29 La manifestation s ’ est achevée tragiquement et la station de métro Charonne figure depuis comme un lieu de mémoire pour la guerre d ’ Algérie. Voir l ’ entrée «Charonne» dans: Benjamin Stora: Les Mots de la Guerre de l ’ Algérie, op. cit., 34 - 35. Dans son article sur les lieux de mémoire à Paris, Maurice Agulhon souligne que tous les monuments centraux pour la Gauche, dont la Place de la Bastille, se trouvent à l ’ est de Paris, sur la rive gauche («Paris. La traversée d ’ est en ouest», in: Pierre Nora [ed.]: Les Lieux de mémoire. Vol. III. Les France. 3. De l ’ archive à l ’ emblème, Paris, Gallimard, 1992, 869 - 909). 30 OLM, 367. Ici, Djebar se cite elle-même, en l ’ occurrence l ’ épigraphe de sa postface: «Le sang ne sèche pas, simplement il s ’ éteint. A. Djebar, Vaste est la prison» (OLM, 367). 110 Sabine Narr (Université de la Sarre) <?page no="111"?> «Des années après, à Paris, une scène au ralenti hante mes nuits, mes siestes, mes réveils gris de l ’ hiver. Elle revient des jours et des jours; elle s ’ efface d ’ un coup. Pour réapparaître, une saison après. / La scène au ralenti, je la connais par c œ ur. Je n ’ ai pas su qui me l ’ a racontée, en arabe ou en français. Peut-être que je l ’ ai lue, un jour, plus tard, dans un journal. Un récit imprimé de témoignages sur ‹ l ’ OAS à Oran › , sur les meurtres à Oran, sur. . . J ’ ai même vu un jour, en ouvrant un livre de grand format, avec photographies, j ’ ai vu l ’ image de mes parents en plein centre d ’ une page: jeunes et beaux dans la rue - une rue d ’ Oran. Ils souriaient. Ils semblaient heureux. Ils venaient, peut-être, de se marier. Ou bien, était-ce un peu plus tard, sans doute, après ma naissance. / J ’ ai fixé la photo, sans avancer les doigts pour la toucher. Mon c œ ur s ’ est vidé. Je me suis forcée à lire la légende: ‹ Un jeune couple de militants martyrs. › Suivaient leurs noms et prénoms. [. . .] / J ’ ai refermé la page. J ’ ai rangé le livre. Je ne l ’ ai plus ouvert. Un ami l ’ avait offert à ma tante, croyant lui faire plaisir. [. . .] / Mais la scène de leur mort dans la chambre de la clinique, c ’ est à Paris qu ’ elle m ’ a habitée. Des années après. / Si bien que je la vois, je la revis. Je me crois témoin invisible, omniprésente, alors que ce fut Mme Darmon, l ’ amie la plus proche de Maman les derniers temps, qui, assistant au drame, le raconta ensuite: à la police, à la famille, à qui d ’ autre encore? [. . .] / À la place de Mme Darmon, c ’ est moi donc qui rallume la scène. Qui l ’ écris, pour qu ’ enfin je puisse, une fois pour toutes, l ’ annihiler. [. . .] / La scène, ai-je dit, se déroule au ralenti, juste avant que le corps de Maman ne soit fusillé. . . / [. . .] / La scène au ralenti? Muette, toutefois. / C ’ est étrange, tandis que je l ’ inscris pour en être tout à fait délivrée, chère Olivia, les bruits reviennent, les dialogues, le vacarme, et les pleurs parfois, ainsi que, désormais, l ’ infinie plainte inaudible des survivants.» (OLM, 40 - 42, 45 - 46, nos italiques) Dans la description, la différence entre la documentation historique des événements et le souvenir individuel apparaît pleinement. Au niveau du discours, l ’ aposiopèse souligne que la commémoration des parents reste un blanc dans l ’ Histoire officielle du pays: «Un récit [. . .] sur les meurtres à Oran, sur. . .». 31 Ce blanc semble symboliser le ‹ raclage › dans le texte et accentue ainsi un nouvel aspect de l ’ écriture palimpsestique puisque c ’ est sur ce blanc, sur l ’ indicible, que la narratrice essaie de fixer une trace de ce qui peut résister à l ’ acte de violence. Quant à la photographie, le médium prétendu de la documentation ‹ réelle › , elle aussi, reste vague («peut-être», «[o]u bien», «sans doute»). Dans la contemplation de la photographie, le «studium» et le «punctum» 32 sont présents, mais pour la jeune narratrice, c ’ est la fonction du 31 Sur la signification de l ’ Histoire chez Assia Djebar, voir l ’ étude de Jeanne-Marie Clerc: Assia Djebar. Écrire, transgresser, résister, Paris, L ’ Harmattan, 1997 et l ’ article de Elisabeth Arendt: «Dekonstruktion und ReKonstruktion von Historie im Erzählwerk Assia Djebars», in: Henning Krauß et alii (ed.): Psyche und Epochennorm. Festschrift für Heinz Thoma zum 60. Geburtstag, Heidelberg, Winter, 2005, 485 - 497. 32 Dans son étude La Chambre claire, Roland Barthes distingue ces deux aspects d ’ une photographie (La Chambre claire. Note sur la photographie [1980], in: id.: Œ uvres complètes, t. III, 1974 - 1980, édition établie et présentée par Éric Marty, Paris, Éditions du Seuil, 1995, 1105 - 1200, 1126). Il est intéressant de noter que Barthes fait cette réflexion en se référant aux photographies du reporter Koen Wessing qui, elles aussi, documentent la violence et Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar 111 <?page no="112"?> «punctum» qui domine dans la photographie du livre documentaire; la photo figure - dans un sens très concret - comme «petit trou, [. . .] petite coupure». 33 Ni le récit documentaire, ni la photographie ne semblent être des médias adéquats pour commémorer le souvenir de ses parents. Ce qui domine c ’ est un autre médium: ce sont les images mentales, la suite d ’ images mouvementées, «[l]a scène» qu ’ elle décrit dans son récit. Tandis qu ’ un vocabulaire théâtral dominait dans la scène précédente, où elle imaginait ses parents à Paris, c ’ est un champ lexical filmique qui souligne l ’ intensité avec laquelle elle se remémore ce souvenir et les images qui l ’ accompagnent. Par les projections et un quiproquo, la narratrice devient ainsi un témoin immédiat des événements. C ’ est à travers une écriture qui se veut filmique que la scène de leur mort devient de plus en plus vivante, qu ’ elle est «rallum[ée]» et non plus «muette», s ’ enrichissant ainsi de lumière et d ’ une bande sonore («les bruits reviennent, les dialogues, le vacarme, et les pleurs parfois»). La scène est d ’ autant plus intense que les images mentales passent «au ralenti». En fixant la scène à l ’ écrit, elle espère s ’ en libérer, «pour qu ’ enfin [. . .] [elle] puisse, une fois pour toutes, l ’ annihiler». Le médium du texte prend donc la fonction du ‹ raturage › , qui se greffe sur la couche des images (mentales), sur les couches du souvenir. C ’ est ainsi que la référence au concept de palimpseste prend une nouvelle fois sa place au centre de l ’ écriture djebarienne. Enfin, comme l ’ acte de réception est dédoublé - la narratrice s ’ adressant à la fois à Olivia et au lecteur - le souvenir en est intensifié. Dans le palimpseste de son souvenir, la narratrice se remémore une autre scène qui s ’ est déroulée à l ’ hôpital, après l ’ assassinat. Ainsi une nouvelle scène est-elle projetée sur la première: lorsqu ’ elle a voulu rendre visite à ses parents en compagnie de sa tante maternelle, elle a dû affronter la nouvelle affreuse de la mort de ses parents. 34 C ’ est cette scène qu ’ elle commence à revivre en étant à Oran. Tout comme elle ne trouvait pas de traces de ses parents dans la ville, le trajet vers l ’ hôpital est, lui aussi, caractérisé par des trous de mémoire, des blancs dans le souvenir palimpsestique. «Je les revois, ces couloirs où tant de monde va et vient [. . .]. / Aujourd ’ hui est le 2 février. On nous a prévenues, ‹ Mma › et moi. [. . .] / Est-ce que nous avons toutes deux couru? Marché à grands pas? Bousculé la foule? Traversé la ‹ ville neuve › , ou comme on la nomme en français, ‹ le village nègre › ? Peut-être que la mort. Voir la photographie «Parents découvrant le cadavre de leur enfant, 1979» (ibid., 1125) à laquelle Barthes renvoie quand il explique les termes de «studium» et «punctum». Même si, dans Oran, langue morte, la photo des parents n ’ est pas violente en soi, elle est à voir dans le même contexte de documentation. 33 Ibid., 1126. 34 Dans la description de cette scène, la divergence des langues souligne la douleur de la narratrice. En effet, elle a été forcée par l ’ infirmière de s ’ adresser à elle par «Madame», ce qui renforce en elle le traumatisme (voir Oran, langue morte, 39 - 40). 112 Sabine Narr (Université de la Sarre) <?page no="113"?> nous avons hélé un taxi. Je ne me souviens de rien; que de mes yeux figés qui boivent les images défilant lentement ou en accéléré: les immeubles aux balcons en fer forgé qui fuient en diagonale, les terrasses des brasseries aux foules endimanchées, je revois même une seconde, celle du café à la mode, Le Continental. / Ai-je traversé le centre-ville, main dans la main de Khalti? Me suis-je précipitée, ai-je enjambé des rampes de trottoirs, escaladé des escaliers en enfilade, à moins qu ’ au contraire, accroupie dans le taxi et sur les genoux maternels, j ’ ai intercepté du dehors, les images mouvantes d ’ un autre monde, d ’ un mirage.» (OLM, 37 - 38) L ’ écriture filmique de cette ‹ scène › est renforcée par l ’ emploi du présent («revois», «va et vient», «Aujourd ’ hui est»). La suite des questions, au passé composé, accentue encore l ’ incertitude avec laquelle la narratrice évoque ses souvenirs. 35 Elle se rappelle vaguement les «images défilant lentement ou en accéléré» ou bien «une seconde», mais les espaces de la ville semblent vidés de sens pour elle. Autrement dit, les signes de la ville ne sont pas déchiffrables pour elle: ils représentent simplement des «images mouvantes d ’ un autre monde, d ’ un mirage». Ainsi, la ville d ’ Oran est devenue un endroit qui dispose de signifiants, mais ceux-ci semblent privés de signifié. Il n ’ y a qu ’ un seul lieu que la narratrice puisse ‹ saisir › dans son souvenir et c ’ est l ’ hôpital d ’ Oran. Elle se rappelle précisément le moment où elle a reçu l ’ information de la mort de ses parents: «Alors seulement, moi, fillette à Oran, j ’ ai hurlé. J ’ ai couru et j ’ ai hurlé: - Assassins! Vous l ’ avez tuée! Assassins, vous êtes tous des assassins! J ’ ai hurlé. Je hurle encore, dans ce couloir de l ’ hôpital, à Oran» (OLM, 40). Le hurlement renvoie à une citation d ’ Hélène Cixous qui figure en épigraphe de la nouvelle Oran, langue morte: «J ’ ai appris à lire, à écrire, à hurler, à vomir en Algérie.» 36 Cette citation met en relief l ’ ambivalence entre le bonheur et la violence, entre la reconnaissance et l ’ horreur éprouvées envers ce pays natal. Djebar la reprend à sa manière quand elle nomme la première partie de son recueil «Algérie, entre désir et mort» (OLM, 9) - partie dans laquelle la nouvelle Oran, langue morte est insérée. Dans la scène à l ’ hôpital, la narratrice semble éprouver exactement ce déchirement fondamental, qui se manifeste justement, à travers la langue: elle hurle en français, la langue qui est non seulement celle du colonisateur, mais aussi celle de l ’ OAS qui a assassiné ses parents. 37 Et pourtant, c ’ est paradoxalement cette langue qui lui permet d ’ exprimer et d ’ écrire ses souvenirs, sa douleur et son deuil. Le changement des temps 35 La divergence des langues est encore soulignée dans cette description: tandis que le quartier est appelé «ville neuve» en arabe, il ne devient qu ’ un «village» en français. Le mot «nègre» qui est contrasté avec «neuve» démontre à la fois le racisme dans la langue des colonisateurs et la dévalorisation de certains quartiers dans leur perspective. 36 Oran, langue morte, 11. La citation est tirée de La Jeune Née. 37 Le français apparaît comme une langue cruelle et traumatisante dans son récit, comme les dialogues avec les deux infirmières le confirment. Voir Oran, langue morte, 38 - 40. Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar 113 <?page no="114"?> verbaux, du passé composé au présent («J ’ ai hurlé. Je hurle encore [. . .]») souligne la projection des images et de la mémoire, toutes deux évoquées par les deux instances narratives, c ’ est-à-dire le «erinnerndes Ich» et le «erinnertes Ich», soit la perspective de la narratrice - du ‹ je qui se souvient et qui parle › - et la perspective de la fillette - du ‹ je qui fait l ’ expérience › . Dans la description, les deux instances narratives semblent ainsi coïncider à travers le hurlement et l ’ accusation des assassins. La persistance de la scène à l ’ hôpital est intensifiée à la fin de la nouvelle quand la narratrice apprend qu ’ un nouvel attentat a eu lieu dans les alentours: un professeur d ’ université a été fusillé en sortant de chez lui pendant qu ’ un de ses petits-enfants était à ses côtés. Quand la narratrice apprend que le corps a été «transporté à l ’ hôpital» (OLM, 47), elle s ’ imagine la suite des événements: «La suite, je sais la suite. Qu ’ on ne me dise plus rien du présent de cette ville. Qu ’ on me cache la haine, la folie, les victimes! / Dans le couloir, à l ’ hôpital, je vois un enfant, fillette ou garçon, qui apprend la mort du maître, son père ou son grand-père. Qui hurle: ‹ Assassins! Vous l ’ avez tué! › / Qu ’ on ne me dise plus rien. ‹ Mma › - Khalti - s ’ est éteinte, paisible. Dans une rue, tout à côté, la mort, gueule ouverte, a découvert ses crocs. / Et l ’ enfant dans le couloir: il hurle, il ne s ’ arrête pas! Moi, je partirai demain ou après-demain. Déjà, je n ’ entends plus ni les cris, ni les chants. Ma mémoire ne coule plus, ni ne scintille. / Je pars car je ne veux plus rien voir, Olivia. Ne plus rien dire: seulement écrire. Ecrire Oran en creux dans une langue muette, rendue enfin au silence. / Ecrire Oran ma langue morte.» (OLM, 47 - 48) Le récit se termine sur la narratrice qui se détourne d ’ Oran. La ville est devenue un symbole de violence, de deuil et de mort; elle s ’ est transformée en monstre mortifère avec une «gueule ouverte» qui laisse apparaître les «crocs», avalant des innocents dans la rue. Dans cette scène finale, la narratrice superpose l ’ expérience qu ’ elle a faite jeune fille à celle de l ’ enfant qui subit une situation semblable. Les parallèles entre les deux scènes - la scène vécue et la scène imaginée - sont évidentes: «père ou [. . .] grand-père», le hurlement, les accusations qui sont quasiment répétées mot à mot, l ’ emploi du présent dans les deux descriptions. La projection des deux scènes crée de cette manière un palimpseste visuel dans l ’ imaginaire de la narratrice (ainsi que dans celui d ’ Olivia et du lecteur) et un palimpseste textuel dans le récit qu ’ elle livre à Olivia. À travers l ’ écriture des différentes scènes que la narratrice a évoquées, différentes couches de mémoire, d ’ images mentales et de projections sont superposées comme dans un palimpseste. La projection finale ne concerne plus seulement ses couches de mémoire, mais s ’ arrête dans l ’ évocation d ’ un palimpseste ravivé par l ’ écriture. Comme elle nous le rappelle dans l ’ excipit de la nouvelle, sa «mémoire ne coule plus, ni ne scintille.» Le champ sémantique de la fluidité, de la mer qui était présent dans la description initiale d ’ Oran est ainsi repris. Mais cette fois, elle refuse de voir, d ’ écouter la ville et les scènes de sa mémoire. Le refoulement de la scène finale trouve un équivalent dans la 114 Sabine Narr (Université de la Sarre) <?page no="115"?> négation de la ville, qui est devenue une ville vidée de sens et de mots, une ville «en creux». En même temps, c ’ est paradoxalement la négation de la ville qui rend possible une écriture d ’ Oran, une écriture qui est pourtant elle-même caractérisée par la négation, puisqu ’ elle se fait «dans une langue muette, rendue enfin au silence». La fin de la nouvelle montre d ’ une part que la violence continuera et d ’ autre part que l ’ histoire de la protagoniste ne représente pas un destin individuel et subjectif, mais plutôt une histoire quasi universelle, au-delà d ’ un destin féminin. 38 Pour la narratrice, l ’ hôpital est le point final dans la recherche de sa mémoire, c ’ est le lieu du souvenir le plus fort à Oran. La ville semble ainsi se matérialiser dans l ’ hôpital qui est devenu emblématique d ’ Oran. On peut alors considérer l ’ hôpital comme un «non-lieu» au sens de l ’ anthropologue Marc Augé, pour qui un tel lieu représente «un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique». 39 Si l ’ on estime, comme Augé, que la «surmodernité» est caractérisée par des nonlieux, il faut se demander quelle est la fonction de l ’ hôpital à l ’ intérieur de cette nouvelle. Comme nous l ’ avons vu, c ’ est à travers les projections sur le fond de l ’ hôpital Saint-Antoine à Paris et de l ’ hôpital à Oran que la narratrice crée un palimpseste de mémoire. Puisque ce palimpseste est intimement lié à cet espace public et urbain, le non-lieu devient un lieu anthropologique, c ’ est-àdire un lieu de mémoire pour la narratrice et pour l ’ histoire franco-algérienne. C ’ est pourquoi l ’ on pourrait interpréter ce lieu engendré par le palimpseste textuel comme un espace d ’ un autre ordre, un troisième espace, un «third space» 40 comme Homi K. Bhabha l ’ a nommé dans son étude sur Les Lieux de la culture. À travers cet espace de troisième ordre, un système de signes s ’ établit: celui-ci devient lisible à travers les différentes couches du palimpseste que la narratrice évoque. L ’ hybridité culturelle du ‹ je › suscite ainsi un monde qui oscille entre la France et l ’ Algérie, entre un hôpital parisien et un hôpital oranais, entre deux cultures et deux langues, une langue écrite et une langue morte. De cette façon, la narratrice devient témoin de la violence quotidienne qui dominait l ’ Algérie postcoloniale des années 1990. Le mot de témoignage est particulièrement important dans ce contexte puisque Oran, langue morte, 38 Sur la relation entre langue et subjectivité, voir Claudia Gronemann, qui examine cette question dans le contexte de la double autobiographie: Postmoderne, postkoloniale Konzepte der Autobiographie in der französischen und maghrebinischen Literatur. Autofiction - Nouvelle Autobiographie - Double Autobiographie - Aventure du texte, Hildesheim et alii, Olms, 2002, surtout 148 - 152. 39 Marc Augé: Non-lieux, op. cit., 100. 40 Homi K. Bhabha: The Location of Culture, London et alii, Routledge 1994, surtout 53. La traduction française n ’ est parue qu ’ en 2007, sous le titre de Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot. Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar 115 <?page no="116"?> auquel Assia Djebar se sent particulièrement attachée, est un recueil de nouvelles-documentaires, d ’ histoires qu ’ on lui a racontées. 41 Écrire contre l ’ oubli dans un langage filmique On retrouve ces questions de la transmission de l ’ Histoire et de la mémoire ainsi que de l ’ hybridité culturelle dans le roman de Leïla Sebbar La Seine était rouge. Paris, octobre 1961 (1999). L ’ auteur a recours elle aussi à une écriture palimpsestique de Paris afin de décrire un chapitre négligé de l ’ histoire francoalgérienne. 42 Bien que ce roman se déroule dans les années soixante et dans un contexte différent d ’ Oran, langue morte, les textes de Djebar et de Sebbar peuvent être rapprochés autour de moments cruciaux. Le texte de Sebbar porte essentiellement sur les événements du 17 octobre 1961 qui eurent lieu à Paris, quand la police réprima violemment la manifestation contre le couvre-feu, décrété par le préfet de police, Maurice Papon. Le titre du roman fait explicitement référence à l ’ épisode durant lequel des manifestants algériens furent noyés dans la Seine. 43 Comme chez Djebar, le thème antinomique de la parole et du silence est au centre du roman puisque les événements de 1961 furent entièrement passés sous silence dans les médias. On ne commença à aborder le sujet que quarante ans plus tard. Absents des livres d ’ histoire et de la mémoire collective, les événements du mois d ’ octobre sont présents dans le roman sebbarien à travers la perspective de la jeune génération des immigrants algériens qui se met en quête de témoins ayant vécu ces événements. 44 41 Lors d ’ un séjour à Paris, l ’ écrivain a rencontré des femmes qui ont témoigné. Dans un entretien, elle explique: «Oran, langue morte is the book I ’ m most personally attached to, because all seven of its novellas are documentary. All of them, except the earlier story of Annie and Fatima, are about the violence [of the 1990 s], but they remain documentary in origin. Nearly all the facts related in the novellas are true. I wrote them immediately after having heard them orally in the street, during chance meetings, after short teaching stints. . . all or nearly all of them about the violence of the 1990 s. They originated as firsthand retellings, then, from chance encounters during my stay in Paris in summer 1996» («A Brief Conversation with Assia Djebar. March 2006. Translation from the French by Daniel Simon», in: World Literature Today. A Literary Quarterly of the University of Oklahoma, juillet/ août 2006, vol. 80, n°4, 15). 42 Sur la signification de la ville de Paris pour Sebbar, voir ses réponses dans une entrevue dans Soheila Kian: Écritures et transgressions d ’ Assia Djebar et de Leïla Sebbar, op. cit., 160. 43 Le FLN avait appelé à manifester contre le couvre-feu, décrété par Maurice Papon. Les chiffres des morts et blessés divergèrent considérablement selon les sources: tandis que la police française parlait officiellement de 2 morts, le FLN dénombrait jusqu ’ à 200 morts. Pour une documentation détaillée des événements, voir Jean-Luc Einaudi: La Bataille de Paris: 17 octobre 1961, Paris, Éditions du Seuil, 1991. 44 De plus, le roman mentionne que les voix des femmes ne pouvaient pas se faire entendre pendant la guerre d ’ Algérie et qu ’ elles trouvaient seulement un porte-parole dans un article qu ’ Omer a écrit. Voir Leïla Sebbar: La Seine était rouge. Paris, octobre 1961, Paris, 116 Sabine Narr (Université de la Sarre) <?page no="117"?> C ’ est la première fois qu ’ une fiction aborde les événements du 17 octobre. Le texte sebbarien témoigne non seulement d ’ un moment dramatique de l ’ histoire franco-algérienne, mais il aborde également une question centrale, à savoir: comment peut-on commémorer l ’ Histoire, ou entretenir le souvenir des événements historiques? et comment faire en sorte que la jeune génération entre dans un dialogue avec la génération des parents sur ces événements? Le moyen que Sebbar choisit renvoie à la complexité de la documentation et de l ’ hétérogénéité des voix opprimées jusqu ’ alors. La Seine était rouge se déroule à Paris en octobre 1996, donc 35 ans après les incidents tragiques. Il s ’ agit d ’ un ‹ roman-film › dans lequel les personnages principaux, Amel (16 ans, née à Nanterre) et Omer (journaliste algérien réfugié de 27 ans), vont sur les traces des lieux de Paris que leur ami Louis a mis en scène dans son film documentaire sur les événements du 17 octobre. À travers leurs discussions sur le film, d ’ autres voix se font entendre: des témoins algériens et français qui ont vécu les incidents, un harki, ou bien la mère d ’ Amel qui raconte son arrivée dans le bidonville de Nanterre et comment son père avait participé à l ’ organisation de la manifestation du 17 octobre. 45 Il y a aussi les voix des femmes qui ne pouvaient pas se faire entendre pendant la guerre d ’ Algérie «ni là-bas ni ici» (SER, 53) et qui ont trouvé un porte-parole dans les articles écrits par Omer. La polyphonie permet de donner une perspective multiple à l ’ histoire, et unit les impressions et opinions de plusieurs générations, que ce soit des Algériens vivant en France ou dans leur pays. C ’ est ainsi que le texte oscille entre récit et interviews, entre description du film documentaire et dialogues sur le film, entre roman et roman-film qui se déplace dans différents lieux (à Paris, à Nanterre et à Alexandrie) comme un road-movie. Le style du texte est caractérisé par une langue parlée, une langue qui est encore plus proche de l ’ argot que celle de la nouvelle djebarienne - un aspect dû en partie à la transcription des interviews qui figurent dans le film. La complexité de la structure narrative rapproche ce texte de la nouvelle de Djebar. Dans les deux cas, cette complexité semble renvoyer à celle de la relation franco-algérienne. De même que la narratrice d ’ Oran, langue morte se promène dans la ville de Paris et d ’ Oran afin de retrouver des traces et des souvenirs de ses parents, Amel et Omer se promènent à Paris et cherchent les lieux du 17 octobre 1961. Ils deviennent ainsi des lecteurs de la ville, lisant les signes de la capitale dans un nouveau contexte, redécouvrant les lieux dans une perspective algérienne. La description de la ville se révèle alors comme un palimpseste dont les différentes couches historiques, qui étaient restées inaperçues jusqu ’ alors, sont mises au jour. Tout comme Djebar s ’ inscrit dans le discours sur la ville de Paris (et d ’ Oran) en ajoutant de nouvelles Éditions Thierry Magnier, 2003, 53. Par la suite, les références à cette édition sont données dans le texte, précédé du sigle SER. 45 Voir son récit: SER, 33 - 35. Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar 117 <?page no="118"?> couches de mémoire, Sebbar initie un discours sur la capitale en thématisant les incidents de 1961. Dans l ’ écriture palimpsestique de la ville, on peut trouver des parallèles importantes. Dans les deux cas, il s ’ agit d ’ une reconstruction de la mémoire individuelle qui se révèle comme étant une mémoire collective. 46 Ainsi l ’ incipit de La Seine était rouge souligne-t-il le silence par les multiples négations: «Sa mère ne lui a rien dit ni la mère de sa mère» (SER, 15). En omettant les prénoms dans cette première phrase du texte, le narrateur accentue le fait qu ’ il s ’ agit d ’ un silence qui n ’ est pas restreint à l ’ histoire d ’ Amel, mais qui est quasiuniversel. La reconstruction de la mémoire s ’ avère pourtant difficile puisque le temps travaille contre les personnages. Dans les entretiens avec les témoins, l ’ oubli est toujours présent: «On était en 1958 ou en 1959. . . déjà j ’ oublie les dates. . . la mémoire est faible» (SER, 96). Dans les textes de Djebar et Sebbar, les souvenirs sont évoqués en dépit du décalage temporel ou plutôt contre ce décalage, contre l ’ oubli. Dans La Seine était rouge le roman et le film documentaire sont représentés comme des moyens pour reconstruire cette mémoire, ou bien pour la reconstituer, puisque la mémoire est caractérisée par des incertitudes, des blancs, à tel point que les couches du palimpseste n ’ existent qu ’ à l ’ état de fragments. Le cinéaste Louis doit donc travailler comme un ‹ palimpsestologue › et rétablir l ’ ordre dans les couches textuelles de ses entretiens quand la mère d ’ Amel lui dit: «J ’ ai oublié de te dire. . . Louis, quand on raconte, on oublie, tout vient dans le désordre, je ne peux plus dire exactement l ’ emploi du temps de ce soir-là, tu demanderas à Lalla, il faudra que tu remontes ton film dans l ’ ordre chronologique, si tu en trouves un [. . .]». 47 Ayant visionné le film de Louis, Amel et Omer se promènent sur les traces des lieux mentionnés dans le film: «Ils [Amel et Omer] traversent l ’ esplanade de La Défense. [. . .] ‹ Tu sais que de l ’ obélisque de la Concorde, on voit l ’ arche de La Défense? › ‹ Non. Et alors? › ‹ Alors. . . Si tu as vraiment regardé le film de Louis, tu sais qu ’ à La Défense, au rond-point de La Défense, au pont de Neuilly, à la Concorde, la police française et les harkis de Papon ont raflé, frappé, tué des Algériens, le 17 octobre 1961. [. . .] › / Ils s ’ asseyent au café de France. La statue de Marianne est visible, de loin. [. . .] ‹ L ’ histoire de la guerre de libération, l ’ histoire officielle algérienne, je la connais pas c œ ur, et elle m ’ éc œ ure, tu comprends? › ‹ Mais là, c ’ est pas l ’ histoire officielle, justement. Le film de Louis, les archives, les témoignages. . . Je savais rien, rien du tout. . . › [. . .] / Amel se lève, se dirige vers la statue de Marianne. Une femme géante, debout, comme dressée face à l ’ ennemi, courageuse. Elle tient un drapeau, l ’ étendard de la victoire? De la défaite? 46 Anne Donadey souligne également la «dialectique de l ’ histoire et de la mémoire», sans préciser pourtant le sens qu ’ elle attribue au terme de mémoire («Retour sur mémoire: La Seine était rouge de Leïla Sebbar», in: Michel Laronde (ed.): Leïla Sebbar, Paris, L ’ Harmattan, 2003, 187 - 198, 187). 47 SER, 103. Cette incertitude se trouve à plusieurs reprises. Voir par exemple également sa remarque: «Tu demanderas à Flora ou à ma mère» (SER, 118). 118 Sabine Narr (Université de la Sarre) <?page no="119"?> Sur le côté, une longue épée dans son fourreau, dans la main droite, une épée nue. Elle s ’ appuie sur un canon. À ses pieds un jeune homme assis, avec un long fusil en travers des cuisses. Amel lit la plaque à Omer qui ne l ’ écoute pas. Elle lit vite, en sautant des mots, des noms . . . ‹ La statue LA DÉFENSE DE PARIS inaugurée . . . afin de rappeler le courage des Parisiens pendant le terrible siège de 1870 - 1871. A été réinstallée à son emplacement initial . . . Elle a été inaugurée le 21 septembre 1983 . . . › Omer l ’ interrompt: ‹ Pourquoi tu me lis ça? › ‹ D ’ abord parce que les Parisiens, le peuple de Paris a résisté à l ’ ennemi, tu as entendu parler de la Commune de Paris? Ensuite, parce que la statue a été le point de rendez-vous des Algériens le 17 octobre 1961. Qui les a défendus quand les flics ont chargé au pont de Neuilly? Tu les a entendus les récits, la panique, les corps piétinés, les blessés, les morts . . . [. . .] › » (SER, 51 - 53) Amel et Omer commencent à ‹ lire › les signes de la ville dans une nouvelle perspective. Les lieux mentionnés sont tous non seulement porteurs de noms significatifs, mais surtout profondément ancrés dans l ’ histoire nationale de la France. Comme c ’ était déjà le cas dans le texte de Djebar, l ’ acte de réception est dédoublé: Amel s ’ adresse à Omer, mais une adresse directe au lecteur est également impliquée puisque ses explications sont rendues au discours direct. L ’ extrait est emblématique de la manière dont les différentes couches de l ’ histoire sont révélées: ainsi Amel rappelle-t-elle d ’ abord la signification de certains lieux et monuments pour l ’ histoire française, afin d ’ ajouter une nouvelle couche d ’ information concernant l ’ histoire franco-algérienne et les événements de 1961. Certes, ces lieux peuvent être associés à d ’ autres moments de l ’ histoire française: la place de la Concorde avec son obélisque, par exemple, rappelle également les moments de la Révolution française quand la guillotine y était placée; l ’ obélisque n ’ est pas seulement à voir comme un cadeau pour les mérites de Jean-François Champollion, mais fait également penser à la campagne de Napoléon, point de départ d ’ une relation complexe entre les deux pays et qui eut des conséquences significatives pour le Maghreb. En outre, la place rappelle bien sûr le défilé militaire annuel du 14 juillet. Ces différentes couches d ’ histoire qui sont rappelées par la description des places déclenchent une réflexion sur l ’ histoire de la ville et la manière dont elle est représentée dans l ’ espace public. Dans la conversation des protagonistes émerge la différence entre «l ’ histoire officielle» et l ’ histoire dissimulée. C ’ est par le film de Louis qu ’ ils ont eu connaissance de ce moment de l ’ histoire franco-algérienne. Le roman décrit ainsi des scènes du film, mais rend également les interviews, comme par exemple les conversations entre la mère d ’ Amel et Louis qui sont également montrées dans le film. Ainsi, Amel en apprend beaucoup sur l ’ histoire de sa propre mère qui lui était Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar 119 <?page no="120"?> inconnue jusqu ’ alors. Le roman met alors en scène la ‹ mémoire communicative › 48 . À cette couche de mémoire sont ajoutées les traces repérables dans la ville de Paris. Dans la description minutieuse de la statue «La Défense de Paris», l ’ ambiguïté des symboles est avérée: l ’ étendard est-il un signe «de la victoire» ou bien «[d]e la défaite? » Le texte de la plaque qui est donné en alinéa individuel souligne que le monument ne représente pas l ’ histoire complète du lieu. Tout comme Amel omet des noms en lisant la plaque, la plaque contient des blancs, elle ne donne pas d ’ information sur la signification du lieu dans le contexte du 17 octobre 1961. Le concept du palimpseste est ainsi employé pour faire apparaître de nouvelles couches historiques dans l ’ imaginaire d ’ Omer et du lecteur. Tandis que celles-ci sont ajoutées par le discours d ’ Amel dans cet exemple, elles sont superposées visuellement dans d ’ autres lieux de Paris. Quand Amel et Omer visitent la fontaine Saint-Michel, l ’ inscription est de nouveau incomplète. Cette fois-ci, c ’ est Omer qui est debout devant la plaque, ce qui l ’ empêche de lire le texte entier: « ‹ À LA MÉMOIRE DES SOLDATS DES FORCES FRANÇAISES DE L ’ INTÉRIEUR ET DES HABITANTS DES V e ET ARRONDISSEMENT QUI SUR CES LIEUX LA MORT EN COMBATTANT › Sur un rocher, saint Michel en guerrier ailé, l ’ épée à la main, terrasse le dragon, un homme avec une tête de diable. / Louis a filmé la fontaine. / Amel entend la voix de sa mère.» (SER, 101) L ’ inscription de la plaque existe véritablement et le lecteur/ promeneur peut aisément y retrouver les mots «VI e » et «trouvèrent» qui sont absents à la troisième et à la cinquième ligne. Les blancs de l ’ inscription sont significatifs: au niveau du discours, deux focalisations s ’ amalgament - d ’ un côté, une description de la conversation entre Amel et Omer; de l ’ autre, les explications de sa mère qu ’ Amel entend en regardant la fontaine. Les souvenirs de la mère sont rendus dans le chapitre qui suit cet épisode. 49 Dans la description, la focalisation interne souligne que les omissions dans le texte sont ‹ remplies › par 48 Sur la différence entre mémoire culturelle et mémoire communicative, voir Jan Assmann: Das kulturelle Gedächtnis. Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen, München, Beck, 5 2005, 56. 49 Le souvenir maternel de la fontaine Saint-Michel est marqué d ’ une ambivalence. D ’ un côté, la fontaine représente un blanc dans son souvenir; de l ’ autre, elle symbolise une sorte d ’ admiration pour la ville de Paris et un point précis de son souvenir, puisqu ’ à l ’ époque elle lui fait penser à sa ville natale: «J ’ ai oublié la fameuse fontaine Saint-Michel. [. . .] La fontaine, je l ’ ai vue, je t ’ ai déjà dit que Paris, que je voyais pour la première fois, je ne l ’ ai pas vu ce jour-là, mais la fontaine, oui, parce que j ’ ai pensé à notre fontaine du bidonville, un point d ’ eau minuscule, ridicule. Je l ’ ai trouvée majestueuse, même si j ’ ai à peine eu le temps de le regarder. La police a chargé. . .» (SER, 103). D ’ autres récits de témoignages mentionnent également la fontaine Saint-Michel (voir par exemple ibid., 110). 120 Sabine Narr (Université de la Sarre) <?page no="121"?> les paroles de la mère. Cette technique narrative évoque ainsi un palimpseste qui est à la fois imaginaire et textuel, comme deux couches de textes qui se superposent: au niveau de l ’ histoire, Amel lit l ’ inscription et pense aux mots de sa mère; au niveau du discours, le texte concret de l ’ inscription et la transcription de l ’ interview se croisent. Dans l ’ imaginaire du lecteur, deux scènes sont également dépeintes au même temps: d ’ un côté, la description d ’ Amel et d ’ Omer devant la fontaine; de l ’ autre, les images du film de Louis. Au niveau sémantique, la description de la fontaine Saint-Michel est densifiée par l ’ évocation du «boulevard Saint-Michel» (SER, 104), du «quai Saint-Michel» (SER, 107) et du «pont Saint-Michel» (SER, 110) dans les chapitres qui suivent. Même si ces lieux représentent les véritables lieux historiques du 17 octobre, le contenu symbolique de saint Michel est souligné dans la description de la fontaine: le saint qui terrasse le dragon, représentant la victoire du bien sur le mal. Il est évident que ce symbolisme du ‹ bien › et du ‹ mal › paraît trop simplifié face au contexte des événements historiques du 17 octobre 1961 dans lequel il est évoqué. Il semble commenter de façon sarcastique les couches jusqu ’ alors restées illisibles de la ville-palimpseste. Dans son film documentaire, Louis ajoute de nouvelles couches textuelles aux images de la capitale. Ainsi les inscriptions filmées des monuments se superposent-elles à des projections en couleur rouge, une couleur significative qui peut également être interprétée comme faisant référence au titre du roman 50 : «Quelques jours plus tard, Louis filme sur le quai Saint-Michel les lettres rouges: ‹ ICI DES ALGÉRIENS SONT TOMBÉS POUR L ’ INDÉPEN- DANCE DE L ’ ALGÉRIE LE 17 OCTOBRE 1961 › ». 51 Cette projection du film est reproduite dans le texte du roman par des majuscules, donc comme les inscriptions des monuments parisiens étaient reproduites. Le palimpseste du film est alors créé au niveau textuel du roman: une image filmée de Paris, potentiellement l ’ image d ’ un monument avec une inscription dont les lettres rouges font saillie. Par cette description de Paris, le roman-film essaie d ’ ajouter une nouvelle couche de mémoire dans l ’ imaginaire du lecteur afin de permettre une nouvelle lecture de l ’ espace de la ville, des places et monuments parisiens. Le discours initié par le roman de Sebbar corrobore ce que Karlheinz Stierle a relevé dans son étude sur Paris: «[l]a grande ville est l ’ espace sémiotique où aucune matérialité ne reste non sémiotisée.» 52 Quand Sebbar réinterprète l ’ espace parisien dans La Seine était rouge, les signes de la ville deviennent lisibles sur un mode nouveau. Par les projections imaginaires dans le roman et les souvenirs évoqués à propos de certaines places, rues etc., le 50 D ’ ailleurs, le titre du roman est repris à travers maintes variations dans les récits des témoins oculaires. Ainsi le «flic de Clichy» raconte-t-il, par exemple: «La Seine, à cet endroit était rouge, je suis sûr, même si on voyait mal, il faisait nuit, il pleuvait» (SER, 122). 51 SER, 107. 52 Karlheinz Stierle: La Capitale des signes, op. cit., 3. Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar 121 <?page no="122"?> roman crée un nouveau discours sur la ville. Il paraît évident que ce discours est engendré dans l ’ espoir qu ’ un jour cette mémoire pourra se manifester ‹ réellement › , au-delà de plaques posées dans Paris. 53 Les récits de l ’ année 1961 qui sont exprimés dans le cadre de la fiction font partie d ’ un savoir qui demeure inconnu aux protagonistes de la jeune génération. Par le film et les discussions que celui-ci déclenche, ils découvrent ce chapitre de l ’ histoire jusqu ’ alors ‹ non-officielle › , entendent les souvenirs personnels de leurs proches et échangent leurs impressions avec la génération de leurs parents. La Seine était rouge démontre que la frontière entre fiction et faits est fragile et que la littérature peut inciter au dialogue entre les générations - du moins est-ce là l ’ un des effets du roman, comme l ’ a expliqué Leïla Sebbar dans un entretien. 54 Longtemps, les événements du 17 octobre 1961 ne furent transmis qu ’ oralement, ne formant donc qu ’ une ‹ mémoire communicative › . La mémoire communicative est caractérisée par une ‹ parole de proximité › («Sprache der Nähe») comme Wolfgang Raible l ’ a souligné en reprenant la terminologie des linguistes Peter Koch et Wulf Oesterreicher. 55 C ’ est exactement à cette mémoire que Sebbar fait référence dans son roman; les récits de témoignage sont rendus dans un langage familier qui porte les signes de la langue parlée. La ‹ parole de distance › («Sprache der Distanz») qui caractérise la mémoire culturelle est présente, elle, dans les inscriptions des monuments 53 Deux ans avant la publication du roman La Seine était rouge, une première plaque commémorative a été installée. Ce n ’ est donc que quarante ans après les événements de 1961 que le maire de Paris, Bertrand Delanoë, inaugure une plaque commémorative au pont Saint-Michel, le 17 octobre 2001. 54 «J ’ ai rencontré, après la publication de ce livre, des femmes qui avaient 40 ans, et qui disaient qu ’ il avait fallu l ’ agitation autour de l ’ apposition de la plaque commémorative par Delanoé [sic] à Paris, et tout ce qu ’ on a pu dire à ce moment de la responsabilité de Papon, pour que leurs mères leur racontent qu ’ elles avaient participé à cette manifestation en étant enceintes d ’ elles. . . Il aura fallu que, quarante ans après, la parole familiale individuelle soit précédée de la parole publique, collective et politique. Les familles n ’ avaient pas pu prendre la responsabilité de l ’ émergence de cette parole» («La langue de Leïla Sebbar.» Une interview menée par Nelly Bourgeois et publiée en mars 2003 dans Citrouille, 14. 11. 2007, <http: / / lsj.hautetfort.com/ archive/ 2007/ 11/ 14/ la-langue-de-leila-sebbar.html> [dernière consultation: 3. 7. 2011]). 55 Voir Wolfgang Raible: «Zwischen Festtag und Alltag. Zehn Beiträge zum Thema ‹ Mündlichkeit und Schriftlichkeit › », in: id. (ed.): Zwischen Festtag und Alltag. Zehn Beiträge zum Thema ‹ Mündlichkeit und Schriftlichkeit › , Tübingen, Narr, 1988, 7 - 24, surtout 9. À propos de la différence entre la parole de proximité et la parole de distance, Raible cite l ’ article paradigmatique de Peter Koch et Wulf Oesterreicher: «Sprache der Nähe - Sprache der Distanz. Mündlichkeit und Schriftlichkeit im Spannungsfeld von Sprachtheorie und Sprachgeschichte», Romanistisches Jahrbuch, 36, 1985, 16 - 43. Le concept d ’ oralité est également important dans Oran, langue morte. La parole orale y est représentée par Mma, la tante maternelle de la narratrice. Dominique D. Fisher souligne également cette oralité: «L ’ histoire de cet épisode de la guerre d ’ Algérie n ’ a pas de place dans l ’ histoire officielle et il ne peut se dire que dans l ’ intimité de l ’ oralité. La langue de Mma est tantôt associée au silence, tantôt au cri» (D. D. Fisher: Écrire l ’ urgence, op. cit., 119). 122 Sabine Narr (Université de la Sarre) <?page no="123"?> officiels à Paris. Ces deux mémoires sont nécessaires pour former la mémoire collective, comme l ’ ont montré Aleida et Jan Assmann. 56 Nous avons vu que l ’ acte de réception est dédoublé dans La Seine était rouge; le rapport des incidents vise donc également les lecteurs. Cet aspect renforce l ’ intention de l ’ écrivain: en fixant les incidents d ’ octobre 1961 par écrit, Sebbar contribue à inscrire ces événements dans le discours de la mémoire culturelle. La littérature essaie ainsi de créer une conscience du poids de l ’ Histoire, la nécessité d ’ un engagement intellectuel pour perpétuer la mémoire. Sebbar confirme que son écriture est considérablement déterminée par cette portée: «Histoire individuelle, singulière et familiale et histoire collective étroitement mêlées, lien ou dé-lien entre histoire minuscule et Histoire majuscule. . . Voilà effectivement ce qui m ’ intéresse dans les conflits. . . La fiction peut tenir compte de l ’ Histoire, sans qu ’ on ait affaire pour autant à un roman historique.» 57 Les deux textes de Djebar et de Sebbar représentent des paradigmes centraux de l ’ écriture palimpsestique de la ville. Bien que décrivant des moments historiques différents, ces romans font de la ville un espace complexe qui permet aux protagonistes de (re)construire leur identité, leur histoire et leur mémoire. Au fur et à mesure que la ville devient lisible et déchiffrable, que la pluralité des strates est mise à nu, elle se transforme en miroir, à la fois du passé et du présent. En même temps, la ville est l ’ espace de l ’ imaginaire. Dans Oran, langue morte, les villes de Paris et d ’ Oran deviennent des écrans sur lesquels la narratrice peut projeter des ‹ scènes › de la vie de ses parents et de sa propre vie, mais également des scènes du futur. Dans La Seine était rouge, la capitale devient un véritable écran pour un film documentaire: c ’ est dans l ’ imaginaire des protagonistes et du lecteur que ces images-textes de Paris se forment sous le signe des monuments officiels aux sous-titres commémoratifs. Est-ce un hasard si les deux textes mettent en scène cet imaginaire à travers une écriture filmique? En aucune manière - puisque la ville en tant que mémoire culturelle devient un lieu de la mémoire communicative; et dans notre contexte, ce terme est à prendre à la lettre car la communication contemporaine est fondamentalement marquée par l ’ image-mouvement. 58 C ’ est en reliant ces deux strates de discours urbain et de discours mémoriel que les textes forgent alors la base d ’ un nouveau discours; le discours sur les histoires subjectives et individuelles se veut une littérature qui contribue à la mémoire collective franco-algérienne. Dans l ’ écriture de la ville, Djebar et Sebbar ont recours à toutes les nuances du concept de palimpseste - que ce soit l ’ idée de raclage ou de superposition - 56 Sur la relation entre écriture et mémoire culturelle, voir: Aleida et Jan Assmann, «Schrift, Tradition und Kultur», in: Wolfgang Raible (ed.): Zwischen Festtag und Alltag, op. cit., 25 - 49. 57 Leïla Sebbar, in: «La langue de Leïla Sebbar», art. cit. 58 Je fais référence au terme de Gilles Deleuze dans son étude sur le cinéma: Cinéma. 1. L ’ image-mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1991. Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar 123 <?page no="124"?> et cela au niveau de l ’ histoire et du discours. Ce mouvement oscille dans les textes entre le silence et la prise de parole, la négation et l ’ affirmation, la mort et la vie, mais également le non-lieu et le lieu anthropologique. Ce n ’ est pas un hasard si ce ‹ travail de restauration › , impliqué par le travail du palimpsestologue, est également perceptible d ’ une autre manière: dans les deux romans, les protagonistes sont toujours en route, non pas en tant que flâneurs, mais en tant qu ’ enquêteurs, en l ’ occurrence à la recherche de strates cachées. Ce mouvement correspond à leur propre recherche d ’ un lieu entre deux pays 59 , entre deux langues, mais également à cet espace d ’ un troisième ordre. Dans son essai Ces voix qui m ’ assiègent, Djebar a souligné cette corrélation entre l ’ espace et la langue qui vaut pour elle. 60 Dans le chapitre «La langue dans l ’ espace ou l ’ espace dans la langue», 61 elle parle d ’ un «entre-deux-langues», d ’ «[u]n aller-retour entre France et Algérie et vice versa, sans savoir finalement où est l ’ aller, vers où aller, vers quelle langue, vers quelle source, vers quels arrières, sans non plus savoir où se situerait le retour [. . .] un retour à venir, un retour-horizon qui à nouveau vous expulse.» 62 Un peu plus loin, elle explique encore: «[. . .] je me suis définitivement installée donc dans cet entre-Nord/ Sud, c ’ est-à-dire pour moi entre deux rives de la Méditerranée, entre deux territoires, entre deux langues; également entre deux mémoires.» 63 Elle se voit dans un «aller-retour» continuel quand elle se met à «[é]crire à la fois celle [la mémoire] de la colonisation d ’ hier et celle de la post-colonisation, ou plutôt de la décolonisation dans la langue précisément du colonisateur d ’ hier». 64 C ’ est dans la littérature d ’ Assia Djebar et de Leïla Sebbar que cet espace de la 59 Cet aspect d ’ «entre-deux» se manifeste chez Djebar également dans le titre de la première partie du recueil, partie qui contient la nouvelle Oran, langue morte: en effet, la ville d ’ Oran représente «[l ’ ]Algérie, entre désir et mort» (OLM, 9). Sur d ’ autres figures de l ’ hybridité dans la littérature maghrébine, voir: Alfonso de Toro/ Charles Bonn (ed.): Le Maghreb writes back. Figures de l ’ hybridité dans la culture et la littérature maghrébines, Hildesheim, Georg Olms, 2009. 60 La situation linguistique de Sebbar est différente puisqu ’ elle n ’ a jamais appris l ’ arabe, la langue de son père. Voir ses explications dans: Leïla Sebbar/ Nancy Huston: Lettres parisiennes, Autopsie de l ’ exil, Paris, J ’ ai lu, 1986, 20 - 21. Elle affirme que ses livres sont le signe de son «histoire de croisée, de métisse [. . .] obsédée [. . .] par le croisement contre nature et lyrique de la terre et de la ville, [. . .] de la tradition et de la modernité, de l ’ Orient et de l ’ Occident» (in: Lettres parisiennes, cité par Michel Laronde: Autour du roman beur. Immigration et identité, Paris, L ’ Harmattan, 1993, 166). Cornelia Ruhe souligne également le rôle de l ’ exil dans l ’ écriture de Sebbar (La Cité des poètes. Interkulturalität und urbaner Raum, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2004, 131). 61 Assia Djebar, Ces voix qui m ’ assiègent. . . en marge de ma francophonie, Paris, Albin Michel, 1999, 51. 62 Ibid. 63 Ibid., 206. 64 Ibid. 124 Sabine Narr (Université de la Sarre) <?page no="125"?> mémoire et cet espace de la langue se cristallisent: Oran, langue morte et La Seine était rouge révèlent une poétique qui fait osciller les différentes écritures du palimpseste. Écriture palimpsestique de la ville chez Assia Djebar et Leïla Sebbar 125 <?page no="127"?> Ursula Bähler (Université de Zurich) Topos et ethos. 1 De Bruges à Bordeaux Resümee: Ursula Bähler, Topos et ethos. De Bruges à Bordeaux analysiert zwei Romane, die unterschiedlicher nicht sein könnten und doch in ihrem Kern ein durchaus vergleichbares Szenario entfalten: sowohl in Bruges-la-Morte von Georges Rodenbach als auch in Mon c œ ur à l ’ étroit von Marie NDiaye tritt uns die Stadt als ein Ort ethischer Werte entgegen, wobei die Einschreibung der Wertedimension in den urbanen Raum in beiden Werken als ein Prozess verstanden werden kann, der, gleich einem Palimpsest, zwei inkompatible Lektüren der Stadt übereinanderlegt. Ausgehend von diesem Grundschema arbeitet der Beitrag die Parallelen und Unterschiede der beiden Texte heraus. Dabei liegt das besondere Augenmerk auf der Beschaffenheit der je verschiedenen ethischen Diskurse und deren Verknüpfung mit der jeweiligen Erzählsituation. Deux romans, deux siècles, deux villes, un scénario comparable: dans Brugesla-Morte de Georges Rodenbach tout comme dans Mon c œ ur à l ’ étroit de Marie NDiaye, la ville est mise en scène comme un lieu investi de valeurs éthiques. Dans les deux cas, cet investissement se construit à la manière d ’ un palimpseste se fondant sur deux couches de lecture incompatibles de l ’ espace citadin. Sur la base de ces similitudes, les différences entre les deux ouvrages, inscrits chacun dans un univers esthétique et axiologique bien défini, ressortent avec d ’ autant plus de netteté. Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte (1892) Dans l ’ «Avertissement» de l ’ édition illustrée de Bruges-la-Morte, parue en 1892, chez Flammarion, 2 l ’ auteur affiche ses intentions en ces termes: «Dans cette étude passionnelle, nous avons voulu aussi et principalement évoquer une Ville, la Ville comme un personnage essentiel, associé aux états d ’ âme, qui conseille, dissuade, détermine à agir. / Ainsi, dans la réalité, cette Bruges, qu ’ il nous a plu d ’ élire, apparaît presque humaine . . . Un ascendant s ’ établit d ’ elle sur ceux qui y séjournent. / Elle les façonne selon ses rites et ses cloches. / Voilà ce que nous 1 Le titre s ’ inspire de celui de l ’ article de Michael Sheringham: «Mon c œ ur à l ’ étroit: espace et éthique», in: Andrew Asibong et Shirley Jordan (ed.): Marie NDiaye: l ’ étrangeté à l ’œ uvre, in: Revue des sciences humaines, 293, janvier-mars 2009, 171 - 186. 2 Le roman avait d ’ abord paru en feuilleton dans Le Figaro, du 4 au 14 février 1892. L ’ «Avertissement» de l ’ auteur n ’ y figurait pas encore, il ne sera rédigé qu ’ après coup pour précéder l ’ édition illustrée du livre (voir aussi note suivante). <?page no="128"?> avons souhaité de suggérer: la Ville orientant une action; ses paysages urbains, non plus seulement comme des toiles de fond, comme des thèmes descriptifs un peu arbitrairement choisis, mais liés à l ’ événement même du livre. / C ’ est pourquoi il importe, puisque ces décors de Bruges collaborent aux péripéties, de les reproduire également ici, intercalés entre les pages: 3 quais, rues désertes, vieilles demeures, canaux, béguinage, églises, orfèvrerie du culte, beffroi, afin que ceux qui nous liront subissent aussi la présence et l ’ influence de la Ville, éprouvent la contagion des eaux mieux voisines, sentent à leur tour l ’ ombre des hautes tours allongée sur le texte.» ([15]) 4 Le projet semble clairement défini: il s ’ agit de faire de Bruges un personnage romanesque à part entière, une Ville - avec majuscule donc - «presque humaine. . .» Nous aurons à revenir à plusieurs reprises sur ce texte, qui, malgré son caractère hautement explicite, d ’ une part, ne dit pas tout et, d ’ autre part, ne recevra sa pleine signification qu ’ à travers la lecture du roman dont il constitue l ’ avant-texte. L ’ énonciation du roman lui-même est déléguée par l ’ auteur à un narrateur omniscient, de facture classique, qui adopte la perspective et souvent aussi le point de vue du personnage principal, Hugues Viane, qu ’ il s ’ agisse de peindre ses pensées, ses émotions et ses perceptions ou de lui donner la parole, sous forme de discours direct ou, plus fréquemment, moyennant le discours indirect libre - source, on le sait, d ’ une certaine marge d ’ insécurité, construite à dessein, concernant l ’ attribution et la prise en charge des propos énoncés. Il y a eu une époque reculée où Bruges avait été vivante, florissante, «aimée et belle», où «la grande pulsation de la mer» avait battu dans les «artères» de ses canaux (26). Au moment de l ’ action relatée, cependant, la ville est dite morte depuis bien longtemps, elle est «Bruges-la-Morte». C ’ est le narrateur qui 3 L ’ auteur fait ici référence aux 35 photographies insérées dans le livre (voir l ’ édition de Jean-Pierre Bertrand et Daniel Grojnowski, Rodenbach: Bruges-la-Morte, Paris, GF Flammarion, 1998) sur le choix desquelles l ’ auteur ne semble jamais s ’ être expliqué. Dans l ’ analyse qui suit nous ne tiendrons pas compte des détails de cette dimension intermédiale de l ’œ uvre, à laquelle Rodenbach lui-même ne semble avoir attribué qu ’ une place accessoire: «Certes l ’ idée de faire l ’ illustration d ’ un roman par la photographie est ingénieuse, sinon qu ’ un lecteur un peu subtil aimera toujours mieux s ’ imaginer par luimême les personnages, puisqu ’ un livre n ’ est qu ’ un point de départ, un prétexte pour un canevas à rêves. Pourtant dans les romans de vie moderne, ce sera un élément de réalité, un document de plus: et si le sujet est galant, les illustrations représentatives d ’ attitudes et de gestes intimes, il y aura une secrète excitation à savoir que tels beaux bras, tel visage voluptueux, telle gorge entrevue, existent réellement quelque part. . . [. . .] / Quant à moi, vous comprendrez que je m ’ intéresse principalement au texte [. . .]» (réponse de Rodenbach à une «Enquête sur le roman illustré par la photographie» réalisée par Le Mercure de France en janvier 1898, citée dans ibid., 331 - 332). 4 Toutes les indications de pages sans autre référence se rapportent à Georges Rodenbach: Bruges-la-Morte, éd. par Christian Berg, Bruxelles, Labor, 1986. 128 Ursula Bähler (Université de Zurich) <?page no="129"?> inscrit le destin de la ville dans le temps, biologique beaucoup plus qu ’ historique, et qui fait de la cité un acteur aux traits essentiellement féminins qui l ’ apparenteront tout naturellement à la femme défunte d ’ Hugues. C ’ est sous la responsabilité du narrateur encore que «Bruges-la-Morte» est décrite dans des termes qui s ’ inscrivent systématiquement dans les registres du continu, du terminatif et du dysphorique; le continu: c ’ est l ’ eau qui coule dans les canaux, la fine pluie qui tombe sur la ville, le brouillard qui s ’ y installe ou encore, dans l ’ ordre chromatique, la présence dominante de la couleur grise. . .; le terminatif: c ’ est la mort, le soir, l ’ automne, les vieilles femmes qui seules peuplent les rues. . .; le dysphorique: c ’ est la présence de la mort, la tristesse et la mélancolie qui règnent presque d ’ un bout à l ’ autre sur Bruges. . . L ’ espace urbain ainsi mis en scène incarne de façon exemplaire, faut-il le souligner, l ’ atmosphère ‹ décadente › qui règne dans nombre d ’œ uvres symbolistes. La nouvelle identité et le nouveau nom que lui impose le narrateur viennent se superposer à ce qu ’ avait été la ville autrefois. Tel un palimpseste, «Bruges-la-Morte» mise en texte par le narrateur recouvre jusqu ’ à la faire disparaître l ’ ancienne Bruges, ‹ Bruges-la-Vivante › . Tout en étant morte, la ville garde cependant son statut d ’ acteur autonome, elle continue à vivre, à agir, tel un être fantastique pour qui les frontières traditionnelles entre vie et mort sont abolies. C ’ est dans sa qualité complexe d ’ acteur mort-vivant que la ville exercera son «ascendant» ([15]) sur Hugues, le saluant de l ’ au-delà tout en lui imposant une certaine conduite, nous le verrons, dans l ’ ici-bas. Si Hugues Viane est venu habiter la ville de Bruges après la mort de sa femme, c ’ est parce qu ’ il avait senti une ressemblance, une «analogie», entre son propre état d ’ âme et celui de cette cité. L ’ extrait suivant nous montre à quel point les traits mentionnés qui caractérisent la ville - le continu, le terminatif, le dysphorique - déterminent également le physique et le comportement du personnage principal, dont l ’ identité dépend, elle aussi, du seul pouvoir fictionnel du narrateur: «Hugues recommençait chaque soir le même itinéraire, suivant la ligne des quais, d ’ une marche indécise, un peu voûté déjà, quoiqu ’ il eût seulement quarante ans. Mais le veuvage avait été pour lui un automne précoce. Les tempes étaient dégarnies, les cheveux pleins de cendre grise. Ses yeux fanés regardaient loin, très loin, au-delà de la vie. / Et comme Bruges aussi était triste en ces fins d ’ après-midi! Il l ’ aimait ainsi! / C ’ est pour sa tristesse même qu ’ il l ’ avait choisie et y était venu vivre après le grand désastre. Jadis, dans les temps de bonheur, quand il voyageait avec sa femme, vivant à sa fantaisie, d ’ une existence un peu cosmopolite, à Paris, en pays étranger, au bord de la mer, il y était venu avec elle, en passant, sans que la grande mélancolie d ’ ici pût influencer leur joie. Mais plus tard, resté seul, il s ’ était ressouvenu de Bruges et avait eu l ’ intuition instantanée qu ’ il fallait s ’ y fixer désormais. Une équation mystérieuse s ’ établissait. À l ’ épouse morte devait correspondre une ville morte. Son grand deuil exigeait un tel décor. La vie ne lui serait supportable qu ’ ici. Il y était venu d ’ instinct. Topos et ethos. De Bruges à Bordeaux 129 <?page no="130"?> Que le monde, ailleurs, s ’ agite, bruisse, allume ses fêtes, tresse ses mille rumeurs. Il avait besoin de silence infini et d ’ une existence si monotone qu ’ elle ne lui donnerait presque plus la sensation de vivre.» (25) 5 L ’ identité de Bruges, c ’ est ce que l ’ on voit bien dans cet extrait, ne dépend pas de la perception d ’ Hugues, mais a un statut quasi ontologique, non influençable par le personnage, dont la perception peut ou non coïncider avec le caractère de la ville, posé comme étant immuable. En effet, à un moment donné de l ’ histoire, quand il s ’ épanouit dans sa relation avec la danseuse Jane, le protagoniste porte un nouveau regard sur la ville: «Comme, à présent, elles lui furent moins douloureuses, ces promenades au crépuscule! [. . .] / Et le trop-plein des gouttières avait beau dégouliner, le tunnel des ponts suinter des larmes froides, les peupliers du bord de l ’ eau frémir comme la plainte d ’ une frêle source inconsolable, Hugues n ’ entendait plus cette douleur des choses; il ne voyait plus la ville rigide et comme emmaillotée dans les mille bandelettes de ces canaux. / La ville d ’ autrefois, cette Bruges-la-Morte, dont il semblait aussi le veuf, ne l ’ effleurait plus qu ’ à peine d ’ un glacis de mélancolie; et il marchait, consolé, à travers son silence, comme si Bruges aussi avait surgi de son tombeau et s ’ offrait telle qu ’ une ville neuve qui ressemblerait à l ’ ancienne.» (46 - 47) Cette tentative de changer de regard et, partant, de changer l ’ identité de la ville à travers une nouvelle perception, de gratter la couche apparente du palimpseste pour faire reparaître ‹ Bruges-la-Vivante › , sera cependant vouée à l ’ échec, car Bruges restera bien «Bruges-la-Morte». Elle ne se laissera pas ressusciter, pas plus que la femme morte. L ’ identité - la nouvelle identité - de la ville est définie une fois pour toutes par le narrateur. C ’ est sa lecture de la ville, et cette lecture ne tolère pas d ’ interprétation divergente, ni de la part d ’ un personnage du texte, ni davantage de la part du lecteur, ce dernier, on se rappelle, étant censé lui aussi subir «la présence et l ’ influence de la Ville, éprouve[r] la contagion des eaux mieux voisines, sent[ir] [. . .] l ’ ombre des hautes tours allongée sur le texte» ([15]) - et, devra-t-on ajouter, sur son «âme», ainsi que le suggère un autre passage du texte en écho direct à l ’ «Avertissement» que nous venons de citer: «Il semblait qu ’ une ombre s ’ allongeât des tours sur son âme [i. e. d ’ Hugues]» (26). À partir de cette lecture de la ville, on peut dégager trois grandes «analogies» ou «ressemblances» - le narrateur semble employer ces deux expressions de manière indistincte - qui, procédé typique de l ’ esthétique symboliste, sous-tendent le texte à travers un réseau de correspondances 5 C ’ est nous qui soulignons. 130 Ursula Bähler (Université de Zurich) <?page no="131"?> extrêmement serré, frôlant constamment, en l ’ occurrence, les limites de la sursaturation: 6 1° Il y a, d ’ abord, la ressemblance entre l ’ état d ’ âme d ’ Hugues, imprégné du deuil, et l ’ identité de Bruges, ville morte. Comme nous l ’ avons vu, Hugues est dit avoir choisi la ville de Bruges pour les analogies qu ’ elle présente avec son propre état après la mort de sa femme. Ces analogies vivement ressenties par le veuf - doté de «ce que l ’ on pourrait appeler ‹ le sens de la ressemblance › , un sens supplémentaire, frêle et souffreteux, qui rattachait par mille liens ténus les choses entre elles» (50) - ont un effet apaisant, «lénifiant» (75) sur lui; sa mélancolie reste entière tout en se dotant de qualités sensuelles complexes, non dénuées d ’ une certaine euphorie (les échos baudelairiens et verlainiens sont bien audibles ici). Les analogies vécues diminuent ainsi les peines d ’ Hugues sans les effacer pour autant, mais elles attirent également, irrésistiblement, vers la mort, incarnée (épithète à peine métaphorique, en l ’ occurrence) par la ville; Hugues y mène une «existence si monotone qu ’ elle ne lui donn[e] presque plus la sensation de vivre» (25). 2° La deuxième analogie postulée par le texte et vécue par Hugues est celle entre la ville morte et la femme morte, analogie qui enrichit d ’ un sens supplémentaire l ’ appellation de «Bruges-la-Morte»: «La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets. Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s ’ unifiait en une destinée pareille. C ’ était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froidies de ses canaux, quand avait cessé d ’ y battre la grande pulsation de la mer» (26). Par cette analogie, Hugues devient aussi le ‹ veuf de la ville › (47). 3° La troisième ressemblance, finalement, n ’ est d ’ abord pas directement liée à la ville, mais elle le sera très vite et très étroitement en raison même des deux autres analogies mentionnées; c ’ est celle, établie par Hugues, entre la femme morte et Jane. Ce qui déclenche le dynamisme énonciatif et diégétique du roman est le fait que cette troisième analogie est en contradiction ou, mieux, en concurrence avec les deux premières. La ressemblance perçue par Hugues entre Jane et la femme morte provoque un changement dans l ’ état d ’ âme du protagoniste. Celui-ci n ’ est plus dominé par le deuil ni par la pensée de la mort, mais recommence à vivre, il redevient un sujet de la passion amoureuse et, nous l ’ avons dit, commence à voir Bruges sous un autre angle: à la ‹ résurrection › de la femme morte correspond, dans la perception d ’ Hugues, la réapparition de ‹ Bruges-la- Vivante › . Or cette analogie établie par Hugues et orientée vers la vie menace les deux autres analogies, dirigées, elles, vers la mort, et, surtout, elle menace la puissance de la ville statuée par le narrateur. Et c ’ est ainsi que la ressemblance entre Jane et la femme défunte et le comportement d ’ Hugues qui en découle se 6 Voir la «Lecture» de Christian Berg dans l ’ édition citée de Bruges-la-Morte, 117 - 138, 112 - 114. Topos et ethos. De Bruges à Bordeaux 131 <?page no="132"?> voient inscrits dans un discours éthique, plus précisément catholique, dont la ville se révélera être la garante sévère, voire proprement écrasante. Contrairement aux deux premières analogies, la troisième est en effet jugée d ’ emblée «diabolique» (36) 7 par le narrateur, et Hugues lui-même développera peu à peu la conscience d ’ une faute morale, d ’ un «péché mortel, c ’ est-à-dire celui qui fait de la mort la vraie mort, sans délivrance ni recouvrance d ’ êtres chers» (81) - double péché, en réalité: celui d ’ avoir voulu «éluder la mort» à travers une confusion des identités des deux femmes, 8 et celui, plus banal, d ’ un commerce charnel hors mariage. 9 La conscience de sa culpabilité morale se précisera au fur et à mesure que l ’ analogie entre les deux femmes disparaîtra au profit d ’ une pure substitution physique de la vivante à la morte. La ville, jalouse, pourraiton dire, de Jane - et le scénario n ’ est alors pas sans rappeler La Vénus d ’ Ille 10 - va reprendre peu à peu son pouvoir, regagner successivement son emprise sur Hugues et rétablir ainsi l ’ ordre des choses, qui est l ’ ordre des analogies de départ. «Bruges-la-Morte» va réexercer son «ascendant» ([15]) sur le protagoniste. Elle va tout faire pour que Hugues reste un ‹ veuf fidèle › , à la morte comme à la ville: «À mesure que Hugues sentait son touchant mensonge lui échapper, à mesure aussi il se retourna vers la Ville, raccordant son âme avec elle [. . .]. / Il sortait presque toute la journée, au hasard, désemparé, incertain de Jane et de son propre sentiment pour elle. / L ’ aimait-il vraiment? Et elle-même, quelle indifférence ou quelle trahison dissimulait-elle! Tristes fins des après-midi d ’ hiver abrégées! Brume flottante qui s ’ agglomère! Il sentait le brouillard contagieux lui entrer dans l ’ âme aussi, et toutes ses pensées estompées, noyées, dans une léthargie grise. Ah! cette Bruges en hiver, le soir! L ’ influence de la ville sur lui recommençait: leçon de silence venue des canaux immobiles, à qui leur calme vaut la présence de nobles cygnes; exemple de résignation offert par les quais taciturnes; conseil surtout de piété et d ’ austérité tombant des hauts clochers de Notre-Dame et de Saint-Sauveur, toujours au bout de la perspective. [. . .] Les villes surtout ont ainsi une personnalité, un esprit autonome, un caractère presque extériorisé qui correspond à la joie, à l ’ amour nouveau, au renoncement, au veuvage. / / XI. Or la Ville a surtout un visage de Croyante. Ce sont des conseils de foi et de renoncement qui émanent d ’ elle, de ses murs d ’ hospices et de couvents, de ses fréquentes églises à genoux dans des rochets de pierre. Elle recommença à gouverner Hugues et à imposer son obédience. Elle redevint un 7 Le narrateur parle aussi, toujours et exclusivement à propos de cette troisième analogie, d ’ un «sortilège de la ressemblance» (40) et, en référence à Mallarmé, du «démon de l ’ Analogie» (39); nous y reviendrons. 8 «Il avait voulu éluder la Mort, en triompher et la narguer par le spécieux artifice d ’ une ressemblance. La Mort peut-être se vengera.» (74) 9 «Oui! il était en état de péché mortel! Il avait eu beau se leurrer sur son coupable amour et invoquer vis-à-vis de lui-même cette justification de la ressemblance. Il accomplissait l ’œ uvre de chair. Il faisait ce que l ’ Église a toujours réprouvé le plus sévèrement: il vivait en une sorte de concubinage.» (81) 10 Pour des rapprochements avec d ’ autres contes fantastiques, voir Claude de Grève: Georges Rodenbach, Bruxelles, Labor, 1987, 51 - 52. 132 Ursula Bähler (Université de Zurich) <?page no="133"?> Personnage, le principal interlocuteur de sa vie, qui impressionne, dissuade, commande, d ’ après lequel on s ’ oriente et d ’ où l ’ on tire toutes ses raisons d ’ agir. / Hugues se retrouva bientôt conquis par cette face mystique de la Ville, maintenant qu ’ il échappait un peu à la figure de sexe et de mensonge de la Femme. Il écoutait moins celle-ci; et, à mesure, il entendit d ’ avantage les cloches.» (73 - 77) Menacée d ’ être ravalée par Hugues au rang d ’ un simple «décor» ([15]), d ’ une «toile de fond» ([15]) pour un bonheur passagèrement retrouvé, la ville redevient acteur, ré-accomplissant ainsi le rôle qui lui est dévolu dans l ’ «Avertissement». De manière générale, ces passages, on l ’ aura remarqué, reprennent les déclarations de l ’ avant-texte tout en les précisant: Bruges est présentée non seulement comme un personnage, mais comme une véritable figure de Destinateur, définissant des valeurs et, par là même, un programme narratif et, partant, identitaire pour Hugues. Or ces valeurs, encore une fois, le narrateur ne laisse pas le moindre doute là-dessus, sont celles du discours catholique. Bruges - dans ses deux dimensions, horizontale (les rues, les canaux) et verticale (les maisons, les églises, les tours, mais également le reflet des bâtiments dans les canaux) - est la garante des valeurs traditionnelles de la fidélité conjugale au-delà de la mort, de la résignation dans le deuil et de la foi en un au-delà qui récompensera les souffrances endurées dans l ’ ici-bas et réunira ceux qui s ’ aiment (cet espoir est la raison même qui empêche Hugues de se suicider, ainsi qu ’ on le lit au début du roman). 11 Tout ce qui va contre ces valeurs se voit sévèrement puni: en instaurant et en vivant une analogie inédite entre Jane et celle qu ’ il avait perdue, Hugues semble échapper momentanément aux valeurs du discours religieux et partant à l ’ «ascendant» ([15]) de la ville. La sanction de ce péché, non seulement éthico-religieux, mais aussi et peut-être avant tout ‹ analogique › - l ’ expression «démon de l ’ Analogie» (39) réunit bien ces deux aspects, au-delà de la référence directe à Mallarmé 12 - sera impitoyable: s ’ étant rallié peu à peu, sous l ’ influence de Bruges, au discours catholique, Hugues finira par tuer Jane, péché capital, cette fois-ci, et qui, ironie cruelle, ensevelira définitivement tout espoir en un au-delà qui exaucerait ses v œ ux de retrouvailles. La situation s ’ est singulièrement aggravée depuis le début . . . Ville contre Femme, c ’ est la première qui sort vainqueur. Au pouvoir prédicatif du narrateur omniscient correspond ainsi la force manipulatrice d ’ une ville toute-puissante, d ’ une ville Destinateur, non pas «presque humaine» ([15]) comme le dit l ’ «Avertissement», mais proprement 11 «S ’ il avait résisté à ses idées fixes de suicide, c ’ est encore pour elle [la femme défunte]. Son fond d ’ enfance religieuse lui était remonté avec la lie de sa douleur. Mystique, il espérait que le néant n ’ était pas l ’ aboutissement de la vie et qu ’ il la reverrait un jour. La religion lui défendait la mort volontaire. C ’ eût été s ’ exiler du sein de Dieu et s ’ ôter la vague possibilité de la revoir.» (27) 12 Voir p. ex. Christian Angelet: «Bruges-la-Morte comme carrefour intertextuel», in: Jean- Pierre Bertrand (ed.): Le Monde de Rodenbach, Bruxelles, Labor, 1999, 135 - 145, 143. Topos et ethos. De Bruges à Bordeaux 133 <?page no="134"?> surhumaine, liée à un univers de croire spécifique, catholique. Dans ce sens, le texte accomplit les intentions affichées par l ’ avant-texte tout en les surpassant. La fin du roman remet donc en place les analogies posées au départ, d ’ une part, entre Hugues et «Bruges-la-Morte» et, d ’ autre part, entre cette dernière et la femme morte, voire les deux femmes mortes, qui, pour le veuf, ne font plus qu ’ une - «[l]es deux femmes s ’ étaient identifiées en une seule. Si ressemblantes dans la vie, plus ressemblantes dans la mort» (105) - , ce qui souligne la force d ’ attraction non seulement de la ville, mais de l ’ analogie posée par le narrateur. Bruges-la-Morte se révèle ainsi constituer un palimpseste au sens premier, original du terme. En effet, comme le rappelle Odile Bombarde: «A-t-on remarqué que privilégier, dans le sens du mot ‹ palimpseste › , la fonction de conservation du passé est un fait relativement récent? Dans son principe, l ’ objet nommé palimpseste depuis l ’ Antiquité, un manuscrit de papyrus puis de parchemin sur lequel on a gratté la (ou les) première(s) écriture(s) afin d ’ écrire un nouveau texte, suggère exactement le contraire. S ’ il garde les traces du passé, c ’ est malgré lui: il a été remis à neuf pour envoyer au pilon, si l ’ on peut dire, les textes du passé, pour écrire un texte du jour après avoir fait disparaître un texte devenu inactuel. [. . .] l ’ essence première du palimpseste n ’ est pas de superposer des textes les uns aux autres, elle est de permettre l ’ écriture». 13 «Bruges-la-Morte», qui est en même temps ‹ Bruges-la-Croyante › , supplante de manière définitive et complète ‹ Bruges-la-Vivante › avec toutes ses potentialités axiologiques autres que religieuses. Toute tentative de gratter le palimpseste se voit sévèrement punie par cette ville même qui, sous la plume du narrateur, est devenue un acteur spatial tout-puissant, accédant au statut d ’ un Destinateur à caractère à la fois immanent et transcendant qui, à la fin, semble anéantir jusqu ’ à l ’ identité même d ’ Hugues, sombrant, ce dernier, dans la folie: «Et Hugues continûment répétait: ‹ Morte . . . morte . . . Bruges-la-Morte . . . › d ’ un air machinal, d ’ une voix détendue, essayant de s ’ accorder: ‹ Morte . . . morte . . . Brugesla-Morte . . . › avec la cadence des dernières cloches, lasses, lentes, petites vieilles exténuées qui avaient l ’ air - est-ce sur la ville, est-ce sur une tombe? - d ’ effeuiller languissamment des fleurs de fer.» (106) En accordant son rythme à celui de la cloche, métonymie de l ’ univers de croire à la fois incarné et pétrifié dans la ville, Hugues semble devenir lui-même une partie de l ’ espace urbain: Bruges est bien devenue sa «tombe», tout comme elle est celle de ‹ Bruges-la-Vivante › et celle des deux femmes. 14 13 Odile Bombarde: «Palimpseste et souvenir-écran dans Sylvie: la noyade du petit Parisien», in: Littérature, 158, 2010 (Nerval), 47 - 62, 48 - 49. Pour un aperçu historique de la notion de palimpseste, voir Harald Weinrich: «Europäische Palimpseste», in: Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte / Cahiers d ’ Histoire des Littératures Romanes, 30, 1/ 2, 2006, 1 - 10. 14 Pour ce qui est de l ’ impact idéologique du roman, notre lecture rejoint celles de Sylvie Rozé: «Sur le catholicisme de Bruges-La-Morte», in: Nord, 21, juin 1993 (numéro consacré à 134 Ursula Bähler (Université de Zurich) <?page no="135"?> L ’ identité de Bruges telle qu ’ elle est mise en place par le roman transcendera très vite le texte littéraire pour entrer dans l ’ imaginaire collectif. «Bruges-la- Morte» est «devenue l ’ image mythique de la Flandre», 15 et cette mythification opéra un effet de ‹ remimétisation › de la ville. L ’ image littéraire devint réalité. C ’ est aussi ce qui ressort de la lecture de J.-K. Huysmans, autre figure éminente du «catholicisme esthétique» et dont les œ uvres, À rebours notamment, ont laissé de nombreuses traces dans le roman de Rodenbach: 16 «Je relisais, ces jours-ci, Bruges-la-Morte de Rodenbach et les souvenirs de cette ville dont il a très habilement rendu le premier aspect se levaient en foule. ‹ Tous les jours y ont l ’ air de la Toussaint › , dit-il; cette remarque est exacte et il a si bien peint son ciel d ’ étain, son ‹ eau sensitive, au silence ambigu › , moirée par les palmes remuées des cygnes, dégagé le fumet de cire mal éteinte et d ’ encens qu ’ exhale son béguinage endormi sur une pelouse, derrière un fossé qu ’ enjambe un petit pont, que Bruges semble pour jamais fixée en une délicate et véridique image.» 17 C ’ est ici que les photos intercalées dans l ’œ uvre semblent remplir un rôle essentiel, car celles-ci n ’ obtiennent leur pleine signification qu ’ à travers le texte, précisément, dont elles visualisent désormais le caractère catholique et funèbre, Georges Rodenbach), 89 - 98, et de Ulrich Prill et Reinhard Kiefer: «Georges Rodenbach: Bruges-la-Morte. Die moralisierte Décadence? », in: Hans Felten, Hans-Joachim Lope (ed.): Literatur im französischsprachigen Belgien. Akten der Belgiensektion des Deutschen Romanistentages, Aachen (25.-27. 9. 1989), Frankfurt a. M. et al., 1990, 11 - 17, 11: «In Bruges-la- Morte findet keinesfalls eine Ablösung vom Katholizismus statt, vielmehr wird die katholische Moral als das wesentliche Strukturmoment des narrativen Prozesses eingesetzt. Im Existenzkonflikt des Helden der Erzählung konkretisiert sich der Katholizismus als strukturgebendes Element.» Les arguments avancés par Paul Gorceix: Georges Rodenbach, Paris, Champion, 2006, 148 - 149 en faveur d ’ une lecture critique voire subversive du dogme catholique ne nous semblent pas suffisamment étayés par le texte. Sans doute, on peut admettre une critique implicite du comportement dénonciateur de la société ‹ bien pensante › de Bruges ou encore de la naïveté obéissante de la servante Barbe, mais il nous semble difficile d ’ en arriver à la conclusion suivante: «Nul doute que Rodenbach ne fustige [. . .] les déviations, les excès d ’ une religion mal comprise, la ‹ contagion d ’ un catholicisme › , qu ’ il rend en partie responsable de la chute d ’ Hugues et indirectement de la décadence de la ville» (ibid., 149). La lecture ‹ dogmatique › se voit également confirmée par le fait que la structure temporelle et spatiale de la narration est entièrement déterminée par le calendrier et la topographie religieux (voir Rozé: «Sur le catholicisme de Bruges-La-Morte», op. cit., 90 - 92). Disons-le autrement: s ’ il est possible que l ’ auteur Rodenbach ait voulu critiquer les «déviations» du dogme catholique, le texte tel qu ’ il se présente ne permet pas une telle conclusion. Pour adopter la position de Gorceix il faut se placer à un autre niveau de lecture, qui transcende le roman vers les intentions extratextuelles de l ’ auteur présupposées par un lecteur qui quitte à son tour sa position de sujet de l ’ énonciation implicite construite par le texte. Telle n ’ est pas notre approche. 15 Gorceix: Georges Rodenbach, op. cit., 150. 16 Voir Rozé, «Sur le catholicisme de Bruges-La-Morte», op. cit., 89. 17 Cité par J.-P. Bertrand et D. Grojnowski dans leur édition de Bruges-la-Morte, op. cit., 302 (notre mise en relief). Topos et ethos. De Bruges à Bordeaux 135 <?page no="136"?> lui conférant ainsi, par un effet de retour référentialisant, un statut ‹ réel › . Cette même impression est par ailleurs créée par le fait que la description littéraire de Bruges respecte fidèlement les données géographiques de la cité de l ’ époque, en sorte qu ’ il est possible de reconstruire et de suivre les itinéraires des personnages. 18 Ce double «effet de réel» déploiera très rapidement, nous l ’ avons dit, son pouvoir dans l ’ imaginaire collectif, et, au-delà, dans cette autre réalité qu ’ est la pratique sociale: «Bruges-la-Morte en France a favorisé, pour une large part, la vogue des touristes parisiens qui découvraient dans la ville et ses musées, l ’ exotisme du Nord, très proche de la capitale». 19 Cette lecture de la ville était loin de plaire à tout le monde: «Le succès même de Bruges-la-Morte provoqua de vives protestations de la part de nombreux Brugeois, qui n ’ avaient pas accepté l ’ épithète de ‹ morte › appliquée à leur ville. Ils réclamèrent à cor et à cri la construction d ’ un nouveau port, pour que la ville retrouve son activité d ’ autrefois». 20 À première vue, le palimpseste rodenbachien semble avoir été gratté avec succès: «On sait ce qu ’ il advint. Les Brugeois obtinrent Zeebrugge [en 1907]. Quant à la ville, elle a subi le sort inéluctable de ville touristique. . .». 21 Il n ’ empêche que l ’ image de ville funèbre, de ville catholique, continua à exercer son pouvoir. Le palimpseste rodenbachien se révéla bien durable. Marie NDiaye, Mon c œ ur à l ’ étroit (2007) Mon c œ ur à l ’ étroit raconte, du seul point de vue du personnage principal, Nadia, la narratrice autodiégétique du roman, une prise de conscience successive de nature éthique dont il s ’ agira de spécifier le contenu et le dynamisme propre. Au cours de son existence, la protagoniste, quinquagénaire, institutrice tout comme son mari Ange, s ’ est forgée une identité qui, au moment de l ’ énonciation du récit, s ’ avérera de plus en plus instable et qui est fondée essentiellement sur l ’ idée de différence: différence vis-à-vis de sa famille, mais aussi, plus généralement, différence vis-à-vis des autres, vis-à-vis des gens dits, ‹ ordinaires › . Cette posture de différence, qui est en même temps une posture de supériorité morale, adoptée par Nadia et également, du moins d ’ après le récit de celle-ci, par Ange, relève d ’ un véritable acte d ’ hybris qui implique, en fin de compte, la négation des autres, voire leur mise à mort sémiotique par un manque absolu d ’ attention et de reconnaissance au sens 18 Voir le chapitre «Les lieux» dans le «Dossier documentaire» qui accompagne l ’ édition de Bertrand et Grojnowski, op. cit., 311 - 315. 19 Gorceix: Georges Rodenbach, op. cit., 150. 20 Ibid., 151. 21 Pour d ’ autres critiques contemporaines de l ’ image rodenbachienne de Bruges, voir Annie Bodson-Thomas: L ’ Esthétique de Georges Rodenbach, Liège, H. Vaillant-Carmanne, 1942, 110 - 111. 136 Ursula Bähler (Université de Zurich) <?page no="137"?> profond du terme: ‹ je te vois et je te reconnais tel que tu es › ; c ’ est ainsi, par exemple, que Nadia, à un certain moment de sa vie, avait déclaré ses parents morts, alors que ceux-ci continuaient à vivre leur existence pénible dans la cité des Aubiers, en banlieue bordelaise (184, 271). 22 De cette sorte, l ’ identité de la protagoniste va de pair avec une déshumanisation du monde qui l ’ entoure et, dans son propre corps, avec un rétrécissement du c œ ur, incapable de s ’ épanouir dans une relation adéquate, bienfaisante, aux autres, et dénué de toute compassion: «mon c œ ur à l ’ étroit». À la place étroite du c œ ur correspond, de manière compensatrice, la largeur du corps, la «chair excessivement abondante» (75) de Nadia qui va prendre des dimensions encore plus amples au cours du récit. Or cette identité, nous l ’ avons dit, se fissurera peu à peu au cours de la narration, qui, elle, est déclenchée par un changement du comportement de l ’ entourage des deux instituteurs: 23 «depuis quelque temps, lisons-nous sur la quatrième de couverture, le couple est l ’ objet d ’ une vindicte générale, harcelante et inexplicable. Personne ne les regarde plus en face, personne n ’ accepte d ’ entendre le son de leurs voix, les enfants ont peur d ’ eux . . .» Tout au début du récit, Ange reçoit, dans des circonstances mystérieuses, une blessure au flanc droit et doit s ’ aliter. Toute guérison semble impossible. Les certitudes de Nadia se dissolvent peu à peu. Le roman est construit autour de deux centres géographiques, dont le premier est clairement identifié, il s ’ agit, en effet, de la ville de Bordeaux, et dont le deuxième est laissé dans le vague: si le village où joue la deuxième partie du livre (à partir du chapitre 27) s ’ appelle bien San Augusto, toute identification extralittéraire de cet endroit est cependant rendue impossible; on trouve, certes, une ville de ce nom en Équateur, mais la région où le village en question se situe dans le récit semble être l ’ Afrique du Nord ou la Corse (on trouve aussi l ’ initiale C. pour désigner la contrée en question). La catégorie déterminé vs indéterminé qui est ici mise à l ’œ uvre sera également pertinente pour d ’ autres aspects du roman. Dans ce qui suit, nous nous intéresserons plus particulièrement à la ville de Bordeaux telle qu ’ elle figure dans la première partie du roman. Ce Bordeaux peut bien être dit une ville-palimpseste, dans la mesure où l ’ espace urbain qu ’ il circonscrit constitue le lieu de plusieurs couches de lectures superposées. Tout comme c ’ est le cas de Bruges dans le roman de Georges Rodenbach, la représentation littéraire de Bordeaux dans Mon c œ ur à l ’ étroit respecte fidèlement, sur le plan géographique, les données extralittéraires (disposition et noms des rues, des quartiers, etc.), créant ainsi une impression de réel qui 22 Toutes les indications de pages sans autre référence se rapportent à Marie NDiaye: Mon c œ ur à l ’ étroit, Paris, Gallimard, 2007. 23 Est-ce le fait que le comportement de Nadia et d ’ Ange leur reflète le paroxysme de leur propre système de valeurs qui pousse les habitants de Bordeaux à se ‹ venger › d ’ eux? Il y a là un problème à creuser. Topos et ethos. De Bruges à Bordeaux 137 <?page no="138"?> renforce la véracité de la fiction mise en scène, seule réalité, faut-il le souligner, qui saura nous intéresser ici. Sur le fond de cette représentation référentielle de la ville, y compris sa banlieue immédiate, une première couche de lecture, la plus profonde, pense l ’ espace urbain selon une structure socioet ethnotopologique tout à fait traditionnelle: au centre-ville, habité par une population bourgeoise constituée avant tout de Bordelais de souche, s ’ oppose l ’ espace périphérique, «au-delà des barrières» (177) - on se rappelle l ’ organisation de l ’ espace parisien dans L ’ Assommoir - , figuré par la cité des Aubiers, où vivent des gens défavorisés et majoritairement non français. Cette structuration de l ’ espace est le produit du discours social dominant: les mécanismes d ’ intégration, de marginalisation et d ’ exclusion sociales se voient inscrits et pérennisés dans l ’ espace ‹ objectif › . La citation suivante nous montre à quel degré cette construction de l ’ espace est intériorisée par les protagonistes, Ange, en l ’ occurrence: «[Ange] a été élevé rue Vital-Carles et tire de sa qualité de ‹ vrai Bordelais › une fierté pleine de naturel, évidente, indéracinable. Je me suis gardée d ’ emmener Ange aux Aubiers et le fait est qu ’ il ne me l ’ a jamais demandé. Ce quartier n ’ existe tout bonnement pas pour lui, de la même façon que ne saurait prétendre faire partie de Bordeaux ce qui se situe au-delà des barrières, et cette conviction a pour Ange l ’ inflexibilité béate, confiante de la foi [. . .]» (177 - 178) Une deuxième strate de lecture dynamise, tout en la confirmant, cette structure de base en y inscrivant le parcours de vie individuel de la narratrice. En effet, Nadia s ’ est assimilée complètement les valeurs et, partant, la logique d ’ inclusion et d ’ exclusion sociales du discours dominant, en les portant à un paroxysme dont le prix à payer est ce ‹ rétrécissement du c œ ur › , précisément, qui fournit le titre au roman: jeune étudiante, Nadia a quitté une fois pour toutes la cité des Aubiers, elle a renié ses parents et ses origines jusqu ’ à les (faire) oublier, et s ’ est rapprochée successivement du centre-ville; elle a d ’ abord vécu rue Fondaudège, avec son premier mari, qui avait grandi, lui aussi, dans la cité, puis, avec Ange, son deuxième mari, elle habite, au moment de l ’ énonciation du texte, rue Esprit-des-lois, en plein centre. Tout comme le lieu de San Augusto, l ’ origine ethnique de Nadia est de sa famille est impossible à déterminer avec précision. Le but de cette stratégie d ’ équivoque semble clair: ce qui est en jeu, ce n ’ est pas telle ou telle ethnie, mais l ’ existence même de différentes ethnies. En tout état de cause, le parcours esquissé marque la volonté de Nadia de se distancier toujours plus de ses racines et reflète en même temps son ascension sociale. Ces deux couches de lecture - qui n ’ en forment qu ’ une pour ce qui est des valeurs éthiques qu ’ elles véhiculent - correspondent à l ’ axiologie du discours social dominant et expliquent le parcours de Nadia et la construction de son identité, en même temps qu ’ elles transcendent, de par leur ancrage dans un espace socioet ethno-topologique immuable, le destin individuel vers une 138 Ursula Bähler (Université de Zurich) <?page no="139"?> direction collective: il y a probablement bien d ’ autres Nadia dans cette ville. De par sa rigidité même, la ville ‹ objective › et doxique, figure les contraintes sociales et ethniques qui pèsent sur les individus et desquelles Nadia a essayé de se libérer au moyen d ’ efforts qui l ’ ont conduite à la construction d ’ une nouvelle identité, tout aussi voire plus rigide encore. C ’ est dans ce contexte que le nom de la rue Esprit-des-lois prend tout son sens. Au début du récit, Nadia s ’ adresse ainsi à son mari, grièvement blessé: «Tu vois, tu vois, dis-je, aussi bas que je le peux, la voix comme rouillée, flétrie, nous sommes, ô chéri, des gens respectueux et il est un fait, oui, que nous n ’ avons su nous empêcher d ’ éprouver du respect même pour les outrages dont nous étions l ’ objet [. . .] car nous, dès lors qu ’ il y a une loi générale ou l ’ apparence d ’ une loi générale, oui, voilà, nous la respectons, et si cette apparence de loi nous contrarie, si elle nous attaque et nous déplaît, nous nous disons que la loi n ’ est pas faite pour satisfaire absolument et nécessairement tout le monde [. . .]» (35) Et Michael Sheringham de mettre ces affirmations dans un rapport dialogique avec la pensée de Montesquieu: «Aux principes de la justice naturelle, cet ‹ esprit des lois › qui, selon Montesquieu doit être le fondement éthique de l ’ autorité de la loi, Nadia reconnaît avoir préféré la lettre de la loi. Le ‹ respect › de la loi affichée dans ce passage désolé et désolant n ’ a rien à voir avec la justice. Il justifie plutôt l ’ inégalité, la hiérarchie et surtout l ’ exclusion, et donne ainsi raison à celui ou celle qui, acceptant cet ordre des choses, s ’ efforce de le tourner à son avantage. Dans cette optique, la loi n ’ est pas l ’ arme ou l ’ expression de la justice; elle entérine plutôt un état de fait qui, en l ’ occurrence, fait subir des ‹ outrages › à ceux qui sont relégués aux marges de la société.» 24 La moralité profondément amorale qui se cache derrière cette attitude ‹ légaliste › se montre également quand Nadia réfléchit au sort de son premier mari, électricien au chômage, qui vit dans le dénuement, et qu ’ elle aurait pu aider plus qu ’ elle ne l ’ a fait: «Oh, le pauvre type, me dis-je parfois, émue et gênée. Mais aussi: Après tout, qu ’ ai-je fait de mal? Aucune loi que j ’ aie bafouée, aucune obligation que je n ’ aie scrupuleusement respectée.» (120) Cependant, l ’ identité rigide et impitoyable de la protagoniste, nous l ’ avons dit, se fêle au rythme même que progresse la narration. Et c ’ est dans le cadre de ce processus de transformation qu ’ aux deux couches de lecture décrites de Bordeaux, s ’ en ajoute une troisième, qui relève d ’ une perception purement subjective de la ville par Nadia. Dans cette perception, l ’ espace citadin connu et statique se mue en un espace inconnu et mouvant, et, par là même, profondément déstabilisant. L ’ atmosphère météorologique - «[c]haque jour, 24 Sheringham, «Mon C œ ur à l ’ étroit: espace et éthique», op. cit., 180 - 181. Topos et ethos. De Bruges à Bordeaux 139 <?page no="140"?> depuis de longues semaines, la brume qui monte du fleuve s ’ appesantit sur la ville jusqu ’ au soir, emplissant les rues d ’ une odeur de vase» (102) 25 - vient souligner, sur le mode allégorique, la perte de repères identitaires et l ’ angoisse existentielle à effet nauséabond - comment ne pas penser au premier roman de Sartre 26 - qui en résulte pour Nadia. 27 La nouvelle lecture de la ville de Bordeaux, amorcée dès le début, se densifie au chapitre 14, intitulé «Ma ville déloyale». Il nous semble indispensable d ’ en citer ici un long extrait, sur lequel nous reviendrons à plusieurs reprises. À la sortie d ’ une visite au commissariat de la Rousselle où elle a revu l ’ inspecteur Lanton, l ’ ex-amant de son fils Ralph, Nadia n ’ arrive plus à retrouver le chemin du retour: «Je ne peux me défaire de cette impression que la ville entière me surveille. Et mon c œ ur est aux abois, cerné par la meute, et il cogne contre ma poitrine et voudrait bondir hors de sa cage exiguë, mon pauvre c œ ur vieillissant, mon c œ ur tremblant. Moi qui suis née à Bordeaux, dans le quartier des Aubiers, qui ai passé toute mon existence dans cette ville, je l ’ aime d ’ une tendresse fraternelle, comme mon semblable humain. Et voilà pourtant que Bordeaux se dérobe et se soustrait à mon amitié d ’ une étrange manière, voilà que ses rues me paraissent avoir changé de profil et de direction (n ’ est-ce que le brouillard? me dis-je) [. . .] / [. . .] N ’ est-ce que le brouillard? Il est impossible que je m ’ égare alors que j ’ arpente le c œ ur de la ville, son vieux c œ ur noir, son vieux c œ ur froid, depuis un demi-siècle maintenant. / Il est impossible que je m ’ égare, me dis-je, concentrée sur la nécessité de me montrer objective. C ’ est donc que la ville elle-même cherche à me fourvoyer, ma chère ville dont je croyais la fidélité irréductible. Et moi, à quoi ou à qui suis-je infidèle, si tant est que j ’ aie bien compris la parole de ce type à la casquette? 28 Je n ’ ai manqué à personne volontairement, je me suis toujours sentie outrageusement comptable de mes actes et pensées, voire de ceux des autres. Alors? Si ma ville me trahit, dans son vieux c œ ur sombre et ingrat, je n ’ aurai plus confiance en quiconque, pas même en mon mari. / [. . .] Il me semble que la ville se contorsionne sous mes yeux - là, une rue se déploie et s ’ affine, à côté le boulevard s ’ élargit et multiplie ses virages. C ’ est le brouillard, me dis-je, ce sont ces longues bandes blanches mouvantes qui dénaturent les perspectives. N ’ est-ce que le brouillard, vraiment? / Mon Dieu, qui viendra à mon aide? Suis-je punie pour avoir mis toujours un point d ’ honneur à ne demander le secours de personne? / Je m ’ approche prudemment d ’ un kiosque à journaux, seul commerce ouvert dans la rue. Je jette un coup d ’œ il à la femme assise près de la 25 Voir également 75, 111, 122, 138, 147. 26 Pour d ’ autres rapports intertextuels que l ’ on peut trouver dans le roman, voir Sheringham, «Mon C œ ur à l ’ étroit: espace et éthique», op. cit. 27 Alors que la présence persistante du brouillard dans Bruges-La-Morte sert essentiellement à créer une atmosphère mélancolique, elle a donc une autre fonction dans Mon c œ ur à l ’ étroit, exprimant avant tout le brouillage des repères d ’ orientation, à la fois spatiaux et éthiques. 28 Cette remarque se réfère au passage suivant: «Je m ’ éloigne lentement du commissariat, la gorge serrée, le souffle court - l ’ effet du brouillard, sans doute, qui enveloppe la ville d ’ une odeur de fer. Soudain un homme me dépasse à grands pas, en me frôlant, et je reconnais l ’ un de ceux qui attendaient de voir Lanton, il porte une casquette américaine violette, à longue visière transparente. / - Infidèle! souffle-t-il à mon oreille» (119). 140 Ursula Bähler (Université de Zurich) <?page no="141"?> caisse. Une gêne m ’ envahit, plus puissante que le désarroi, et je m ’ éloigne aussi vite que je peux. J ’ ai eu l ’ impression, comme tout à l ’ heure au commissariat, que cette femme et moi étions pareilles, en tout cas de la même sorte, du même genre humain, contrairement aux passants ou à Lanton, contrairement à mes collègues ou à Noget qui, je le sens à présent secrètement, sont différents. Mais comment? Je ne le sais pas encore. C ’ est quelque chose dans l ’ expression du visage, dans ce que l ’ âme reflète d ’ elle-même sur les traits. / J ’ en éprouve un vague dégoût, quoiqu ’ il n ’ y ait rien précisément de laid dans ce que j ’ entrevois. [. . .] / [. . .] Je croyais pourtant connaître Bordeaux intimement et voilà que des morceaux étrangers de ce grand corps si familier osent, en quelque sorte, paraître au-devant de la scène. [. . .] C ’ est à cause de cet affreux brouillard, dis-je à toute vitesse, rien ne ressemble à son vrai visage, Bordeaux n ’ est plus du tout Bordeaux. . .» (122 - 126) Cet extrait est rythmé par plusieurs ‹ refrains › - notamment autour des mots «c œ ur» et «brouillard» - qui créent un effet de mélopée voire de complainte tout à fait caractéristique du style de Marie NDiaye. Les italiques, que l ’ on trouve tout au long du texte, sont difficiles à comprendre dans leur globalité et semblent remplir différentes fonctions: bien souvent, et cela paraît être le cas ici, ils marquent l ’ émergence d ’ une deuxième voix de Nadia, qui exprime une couche de conscience plus lucide, et, par là même, plus vraie et plus ‹ morale › de la narratrice. 29 Tant que la ville était immuable et rigide, elle était l ’ «amie» de Nadia - sa seule amie en dehors d ’ Ange - et même sa s œ ur (qu ’ elle aimait de «tendresse fraternelle»); ‹ Bordeaux-la-Ségrégative › était son amie et sa s œ ur parce ce que c ’ est elle, précisément, qui avait déterminé son parcours identitaire. Les deux «c œ urs», celui de la ville et celui de Nadia, battaient à l ’ unisson, étaient dans un rapport de «loyauté», se déterminaient mutuellement dans leur fixité, leur étroitesse et leur intolérance, tous deux «noirs» et «froids». Or cette complicité est, justement, en train de se perdre. Nadia n ’ arrive plus à s ’ orienter dans la ville, elle ne retrouve plus le chemin du retour qui devrait la ramener chez elle, rue Esprit-des-lois, au centre-ville, où se situe en quelque sorte le noyau, le ‹ c œ ur › de son identité (notons en passant que Hugues Viane habite lui aussi le centre-ville, Quai du Rosaire, lieu, de par son nom même, de la rigidité catholique, alors que la maison de Jane est située vers la périphérie, qui devient ainsi, pour une courte durée, le lieu de contre-valeurs). 30 L ’ espace urbain se déconstruit pour Nadia au rythme même que se déconstruisent ses certitudes, alors que pour tous les autres la ville reste la même: 29 Voir aussi Sheringham, «Mon C œ ur à l ’ étroit: espace et éthique», op. cit., 180. 30 L ’ organisation topologique est néanmoins plus compliquée dans le cas de «Bruges-La- Morte», dans la mesure où le Béguinage, haut lieu du culte catholique s ’ il en est, se situe également vers la périphérie. Deux espaces liminaires à valeurs opposées entourent ainsi le centre-ville (voir aussi Ginette Michaux: «La logique du meurtre dans Bruges-La-Morte», in: Les Lettres romanes, 40, 3 - 4, 1986, 227 - 233, 230). Topos et ethos. De Bruges à Bordeaux 141 <?page no="142"?> «Mon ex-mari laisse échapper un tout petit rire étonné. / - Vraiment, dit-il, je ne comprends pas que tu aies pu te perdre. Regarde, nous voilà déjà place de Tourny, il n ’ y a rien de changé. / - C ’ est parce que tu es là, dis-je avec force. La géographie des lieux ne se modifie que lorsque je suis seule. C ’ est bien logique, n ’ est-ce pas, s ’ il s ’ agit de signes qui me sont adressés. Mais je ne les déchiffre pas.» (154 - 155) L ’ espace de la solidarité se meut en espace de la trahison. «Bordeaux n ’ est plus du tout Bordeaux. . .», lisait-on à la fin du long passage cité, et, pouvons-nous ajouter: Nadia n ’ est plus du tout Nadia. Or à la différence de ce qui se passe dans Bruges-la-Morte, la ville de Bordeaux, toute personnifiée qu ’ elle est pour Nadia - il suffit de relire le même passage pour s ’ en convaincre - ne fonctionne pas en tant que Destinateur extérieur, mais représente une instance destinatrice intériorisée. Ce n ’ est pas la ville, comme chez Rodenbach, qui détermine la prise de conscience d ’ une faute, mais c ’ est cette prise de conscience même, encore indécise et floue, qui détermine la perception, également changeante et floue, de l ’ espace urbain. Les aspects fantastiques de la ville que l ’ on trouve dans les deux romans - c ’ est là, en effet, un autre trait qui les rapproche - , sont de nature très différente: émanant d ’ une sphère ‹ objective › chez Rodenbach, ils sont le résultat d ’ une vision altérée du personnage chez NDiaye. Les «signes» envoyés par la ville et leur déchiffrement difficile par Nadia sont le résultat d ’ un processus intérieur initié en dernière instance par la protagoniste ellemême en réaction au comportement des autres, qui, lui, a réellement changé. Non seulement les habitants, mais la ville elle-même semblent désormais vouloir expulser Nadia et son mari: «Même la ville, ai-je poursuivi [vis-à-vis d ’ Ange], tu verras, fais l ’ expérience, même la ville ne veut plus de nous. Soit, comment t ’ expliquer ça, elle se contracte pour nous expulser, soit elle se dilate monstrueusement pour nous perdre, soit, je l ’ ai vu de mes yeux, elle se transforme pour qu ’ on ne la reconnaisse pas.» (172) «Je ne veux plus vivre dans cette ville. Elle m ’ épouvante, elle me tue à petit feu. Que je puisse au moins la quitter sans qu ’ elle s ’ accroche à mes pieds pour me faire sombrer.» (191) Pour se construire une nouvelle existence et partant une nouvelle identité, il n ’ y a désormais plus qu ’ une issue pour Nadia: quitter cette ville carcan, qui est maintenant perçue comme un piège, pour aller sur les lieux de ses origines. Dès le voyage en train vers Marseille, l ’ annonce du changement se voit inscrite dans le registre météorologique, la vue dégagée prenant le relais de l ’ éternel brouillard bordelais: «Peu avant Agen, nous dit la narratrice, je revois le ciel pour la première fois depuis des mois» (196). Parler d ’ une nouvelle identité est cependant aller trop loin. En réalité, il ne s ’ agit que d ’ un début. Tout comme c ’ est le cas dans d ’ autres textes de Marie NDiaye, Mon c œ ur à l ’ étroit ne finit pas sur des certitudes axiologiques, mais met en place les conditions minimales, pourrait-on dire, pour la construction d ’ un nouvel horizon de valeurs 142 Ursula Bähler (Université de Zurich) <?page no="143"?> identitaires. 31 Il est bien vrai que Nadia va rejoindre son fils Ralph et ses parents, qui, entre-temps, se sont tous installés à San Augusto (ses parents d ’ ailleurs l ’ accueilleront dans la joie, telle une fille prodigue); il est vrai aussi qu ’ elle va entrer en relation avec Souhar, la fille de son fils qu ’ elle a voulu répudier sur le seul fait de son prénom à consonance étrangère - «Dieu veuille que ce prénom ne signe pas son malheur, me dis-je parfois, accablée, ne signe pas, même, son arrêt de mort» (121) - et de laquelle elle semble s ’ occuper à la fin, mais le texte ne va pas plus loin, et beaucoup de choses, notamment tout ce qui touche au rapport difficile entre Nadia et son fils et à la résurrection miraculeuse d ’ Ange, sont laissées dans l ’ incertitude la plus complète. Le roman finit sur une chanson indigène que Nadia chante à sa petite-fille: «Maman, que de problèmes, / Certains connaissent des choses, / Je ne connais rien, / Que de problèmes, maman! » Rien donc n ’ est définitivement résolu, rien donc n ’ est définitivement acquis. Revenons un instant à ce qu ’ il faut bien appeler la faute de Nadia, qui a ceci de particulier que la protagoniste en soupçonne très vite l ’ existence sans pourtant en saisir la nature exacte. Le lecteur est à peu près dans la même situation, étant donné qu ’ il n ’ a accès à la ‹ réalité › qu ’ à travers la perspective de Nadia. Cette faute, nous l ’ avons dit, a trait au fait que la narratrice, pour se construire son identité bordelaise, a renié sa famille et ses origines et s ’ est installée dans l ’ idée d ’ une autarcie existentielle et d ’ une perfection morale fondamentalement amorale, fondée sur l ’ exclusion de l ’ autre, y compris son propre fils. À la question que Nadia formule dans le long extrait cité: «Et moi, à quoi ou à qui suis-je infidèle? » - , question suivie immédiatement d ’ une affirmation orgueilleuse et, dans ce sens, auto-performative: «Je n ’ ai manqué à personne volontairement, je me suis toujours sentie outrageusement comptable de mes actes et pensées, voire de ceux des autres» - on peut répondre: à ses parents, à son fils, à son premier mari, aux gens de sa culture d ’ origine, mais également, en fin de compte, à tous ceux qui l ’ entourent, à ses «semblables humains», et, bien sûr, à elle-même. Tout comme c ’ est le cas de la découverte de la contingence existentielle par Roquentin, la reconnaissance, par Nadia, de sa ressemblance avec ceux mêmes qu ’ elle a niés pendant si longtemps passe à travers un sentiment de nausée (voir, dans le long extrait cité, les expressions «gêne» et «vague dégoût»). Cette impression l ’ avait déjà saisie dans la salle d ’ attente du commissariat: «Du reste, personne ne fait attention à moi et c ’ est sans doute en raison de cette familiarité avec la figure des autres que chacun a ici. Mais une telle ressemblance me dégoûte. Comme je les méprise soudain, tous autant qu ’ ils sont, là, avec leur front soucieux, leur regard traqué - tous ces embêtements, ces peurs qui suintent des 31 Voir nos réflexions dans «Retour à l ’ homme: Marie N ’ Diaye et Pascale Kramer», in: Wolfgang Asholt, Marc Dambre (ed.), Un retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaines, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, 293 - 310. Topos et ethos. De Bruges à Bordeaux 143 <?page no="144"?> peaux brillantes. Est-ce que j ’ ai, moi aussi, une telle peau luisante, grasse de fatigue et d ’ effroi? » (105) Au cours de son cheminement d ’ expiation du passé et d ’ initiation à une nouvelle forme d ’ existence, Nadia réapprendra peu à peu, de façon bien hésitante, à s ’ incliner devant les autres, à voir les autres, à compatir avec les autres et à avoir besoin des autres. Et c ’ est ainsi, notamment, qu ’ elle s ’ agenouillera, «lentement, et avec peine», devant Nathalie - une femme rencontrée dans le train qui venait de perdre son mari et sa fille dans un incendie et à laquelle elle avait d ’ abord refusé toute forme de pitié - , posant «[s]on front sur ses cuisses» (266). Le parcours identitaire est cependant loin d ’ être accompli: le «vieux c œ ur», «noir» et «froid» comme l ’ avait été celui de ‹ Bordeaux-la- Ségrégative › , ne disparaît pas encore, mais il cohabite désormais avec un ‹ nouveau c œ ur › : «mon c œ ur plus si vieux, mon vieux c œ ur empreint d ’ une nouvelle jeunesse et battant sottement à l ’ unisson de quel c œ ur inhumain» (263). Alors que le c œ ur s ’ élargit peu à peu, le corps de Nadia - et ce n ’ est qu ’ un des nombreux signaux de clôture du texte - , accouche d ’ un ‹ monstre › - d ’ une «chose noire et luisante» (295) qui avait grandi tout au long du récit - pendant neuf mois? - , comme pour donner plus de poids à tout ce que Nadia avait refoulé pour construire son identité bordelaise. 32 La voilà donc, enfin, dans un corps proportionné au c œ ur. *** Une grande homologation spatio-éthique structure ainsi Mon c œ ur à l ’ étroit: la ville de Bordeaux est au village de San Augusto ce que l ’ espace de la construction puis de la déconstruction d ’ une première identité, étriquée et éthiquement problématique, fondée sur la différence et la distance, est à l ’ espace de la construction, toute fragile encore, d ’ une nouvelle identité, basée, celle-ci, sur le sentiment d ’ appartenance et de ressemblance, à la famille et à la culture d ’ origine, certes, mais aussi aux hommes en général, lesquels pourront alors prendre la place qu ’ avait eue, pour Nadia, la ville de Bordeaux en tant que «semblable humain». La troisième couche de lecture de la ville, purement subjective celle-ci, et qui se superpose aux deux autres, correspond, de cette manière, à l ’ émergence d ’ un discours individuel autre qui, tel un palimpseste, recouvrira en les remplaçant les valeurs doxiques pétrifiées dans ‹ Bordeaux-la- Ségrégative › . La lecture de la ville de Bordeaux en palimpseste déclenche ainsi un dialogisme des valeurs salvateur pour le sujet, alors que celle de Bruges est au service de l ’ affirmation d ’ un monologisme dogmatique, catholique, qui 32 C ’ est encore une autre dimension fantastique qui se fait jour ici, tous les effets d ’ irréalisation ne semblant pas imputables à la perception de Nadia. Mais c ’ est là un problème que nous ne pourrons pas aborder ici, voir p. ex. Dominique Rabaté: Marie NDiaye, Paris, Culturesfrance / Textuel, 2008, 9 - 23 dont l ’ analyse, par ailleurs, rejoint à plusieurs égards celle que nous proposons ici. 144 Ursula Bähler (Université de Zurich) <?page no="145"?> l ’ enterre. Les fragments du discours chrétien qui parsèment Mon c œ ur à l ’ étroit tout comme d ’ autres textes de Marie NDiaye - le nom d ’ Ange, sa plaie au flanc droit, sa résurrection miraculeuse etc. - , loin de ramener la problématique éthique à un croire défini, lui confère, au contraire, une dimension universelle, allant dans le sens d ’ une morale humaine élémentaire, christique bien plus que chrétienne. «Bruges-la-Morte» recouvre ‹ Bruges-la-Vivante › en devenant l ’ espace d ’ un discours éthique traditionnel et rigide, lié à une situation énonciative tout aussi traditionnelle et fortement hiérarchisée, et ce palimpseste déshumanise en fin de compte le monde mis en scène. La ville devient tombeau. Dans Mon c œ ur à l ’ étroit, la situation est exactement inverse: la lecture subjective de Bordeaux par Nadia se superpose avec succès à la lecture doxique qui fait de la ville un espace étroit et ségrégatif et initie ainsi un parcours d ’ humanisation du monde et une réflexion axiologique ouverte. La ville se transforme en point de départ. Topos et ethos. De Bruges à Bordeaux 145 <?page no="147"?> Heidi Denzel de Tirado (Georgia State University) La ville comme carte biographique: l ’‹ hagéographie › et ses pèlerins littéraires Resümee: Heidi Denzel de Tirado, La ville comme carte biographique: l ’‹ hagéographie › et ses pèlerins littéraires untersucht Städte als literarische Erinnerungsorte. Anhand metabiographischer Texte und Theorien von Michel Foucault und Marc Augé wird analysiert, wie Schriftsteller versuchen, literarische Schichten von Paris und Sankt Petersburg zu lesen, um Details über die Biographie von Denis Diderot zu entziffern. Zur Analyse wird ein neues Raumkonzept eingeführt: Die ‹ Hageographie › , terminologisch und inhaltlich eine Anspielung auf das Genre der Hagiographie und auf die Wissenschaft der räumlichen Entwicklung der Erdoberfläche, die Geographie. Die ‹ Hageographie › bezeichnet Räume, die in besonderer Weise Bezüge zum Leben und Werk einer Person reflektieren. Indem die Biographen diese geographischen Räume aufsuchen und zum Angelpunkt ihrer Erzählungen machen, schreiben sie sich selbst in das Palimpsest der Stadt ein und bilden somit die oberste Schicht in den sich kontinuierlich erneuernden Stadtplänen der Literatur. Pendant les dernières années, les tours littéraires reviennent à la mode et les bibliophiles peuvent suivre les pas de leurs écrivains préférés. La plupart des grandes villes offrent des géographies littéraires multiples et le visiteur est confronté à plusieurs endroits qui rappellent la vie ou l ’œ uvre des écrivains. Les traces littéraires sont souvent visibles sous forme de plaques commémoratives, de statues, ou suite à la transformation de la maison natale de l ’ écrivain en musée. Les traces invisibles peuvent être détectées à l ’ aide de guides littéraires ou de balades organisées. L ’ offre est énorme et les touristes littéraires peuvent «découvrir la littérature par les lieux, des plus prestigieux aux plus insolites». 1 La majorité de ces tours et balades suivent «les pas des écrivains» et retracent les lieux où les auteurs sont nés, où ils ont travaillé, où ils ont vécu et 1 Le site d ’ internet http: / / www.terresdecrivains.com offre plusieurs catégories comme «lectures et guides littéraires», «hôtels-cafés-restos littéraires» et «idées de balades littéraires». Un autre site d ’ internet intéressant - http: / / www.litterature-lieux.com - a pour objet de préserver l ’ existence et «le rayonnement culturel de maisons d ’ écrivains, de lieux ou collections, publics ou privés, liés à des écrivains et à l ’œ uvre écrite d ’ hommes célèbres de toutes cultures.» Dans ce but ce site offre «l ’ organisation de travaux de recherche et de réflexion sur les lieux, les œ uvres, les personnes, la mise en place de manifestations et d ’ actions de formation, les échanges et les coopérations entre les adhérents . . .» <?page no="148"?> où ils sont morts. 2 Le tourisme littéraire connaît une très longue tradition, on pourrait même dire que la littérature a été à l ’ origine du tourisme, comme le grand tour était souvent une sorte de pèlerinage aux maisons des écrivains renommés de l ’ époque. 3 Des récits de la quête d ’ un biographe-protagoniste sur les pas d ’ un écrivain réunissent des caractéristiques chronotopiques du roman urbain et du roman policier. La ville n ’ est plus un décor, mais une survivante, qui peut fournir des informations importantes au biographe. Cet article vise à étudier comment les biographes transforment une ville en une ‹ hagéographie › , c ’ est-à-dire en lieu sacré, capable de connecter le pèlerin littéraire au grand écrivain défunt. Comment la ville sert-elle de texte lisible? Quel est le sens exact des rapports spatio-temporels? Comment les principales techniques du roman urbain et de la biographie fictionnelle sont-elles entrelacées? Comment la ville devient-elle un personnage atemporel ancré à la fois dans le réel et dans l ’ imaginaire? Les biographies métatextuelles et le concept de l ’‹ hagéographie › Les lieux associés à la vie et l ’œ uvre d ’ un auteur vénéré qui sont visités pour se rapprocher de l ’ inspiration et de l ’ esprit du défunt, seront appelés des «hagéographies». Ce terme évoque à la fois une association à la géographie comme l ’ étude des relations entre l ’ Homme et son environnement et au genre de l ’ hagiographie, la description très favorable de la vie d ’ une personne. L ’‹ hagéographie › désigne un lieu particulier où les pèlerins littéraires ont la possibilité de participer à une réalité autre que la réalité profane. Elle peut être dédiée à la vie et l ’œ uvre d ’ un écrivain singulier, telle que la Maison de Balzac qui fut aménagée en musée en 1949 et qui est exclusivement consacrée aux manuscrits et aux objets personnels de ce romancier. 4 2 Voir par exemple les 22 livres qui offrent des balades par région de la collection Sur les pas des écrivains des Éditions Alexandrines: «Ces Balades sur les pas des écrivains [. . .] nous dévoilent une région, une contrée de France, de manière originale et intime. Ici l ’ élément personnel est primordial. On y découvre, certes de manière détournée, les monuments et les sites touristiques; mais ce sont les signes de vie et de création qui sont traqués pour nous, et racontés dans de savoureuses biographies des auteurs de ces ‹ pays › . Ces Balades ont inventé des nouveaux chemins pour nous perdre en France avec bonheur» (http: / / www.editions-alexandrines.fr/ boutique/ 5-sur-les-pas-des-ecrivains, consulté le 4 juillet 2012). 3 ‹ L ’ attraction littéraire vivante › la plus populaire du grand tour était certainement Voltaire qui se décrivait lui-même comme «l ’ aubergiste de l ’ Europe» (Jean-Claude Bonnet: La Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998, 223 - 255). 4 Cf. le site d ’ internet de la ville de Paris sur la Maison de Balzac: http: / / www.paris.fr/ loisirs/ musees-expos/ maison-de-balzac/ p6837, consulté le 4 juillet 2012). 148 Heidi Denzel de Tirado (Georgia State University) <?page no="149"?> Mais l ’‹ hagéographie › peut se vouer aussi à plusieurs personnes. Au château de Vincennes, ancienne prison d ’ État de Paris, on peut apprendre qu ’ y furent internés Denis Diderot, Voltaire, le Marquis de Sade et Mirabeau. Mais ici le touriste ne reçoit aucune information plus détaillée. Ainsi les traces littéraires sont seulement reconnaissables pour ceux qui connaissent déjà la vie et l ’œ uvre des écrivains mentionnés. L ’‹ hagéographie › des balades littéraires, qui suivent les pas des écrivains, se manifeste comme une sorte de biographisme topographique, c ’ est-à-dire comme la superposition du lieu, de l ’ homme et de l ’œ uvre. Le pèlerin littéraire sait déjà que le lieu cache une sorte de texte, mais ne sait pas encore sous quelle forme. Dans le cas des biographies métatextuelles, c ’ est une double superposition du lieu, de l ’ homme et de l ’œ uvre: d ’ une part le lecteur découvre des détails sur la relation entre un lieu concret et la vie et l ’œ uvre de l ’ écrivain défunt vénéré par le pèlerin littéraire et protagoniste principal. D ’ autre part - en devenant un ‹ hagéographe › - le biographe se construit également par la découverte successive des traces littéraires anciennes et s ’ inscrit dans l ’ espace. Pour le lecteur, l ’‹ hagéographie › de l ’ écrivain vénéré se présente comme un parchemin, et le passage du lieu du biographe ‹ hagéographe › recouvre le passage de son prédécesseur. Plusieurs espaces et temps incompatibles s ’ inscrivent, en se superposant, dans un lieu singulier et réel: l ’‹ hagéographie › devient un palimpseste. 5 Le philosophe et écrivain Denis Diderot a inspiré plusieurs textes dans lesquels les narrateurs sont à la recherche de Denis Diderot et visitent des lieux qui lui sont associés: le roman Diderot dans l ’ autobus de l ’ année 2001 raconte la quête de Diderot effectuée par la sociologue Evelyne Sullerot à Paris, la biographie métatextuelle To the Hermitage de Malcolm Bradbury, parue en 2000, se situe à Saint-Pétersbourg, et «Une heure avec . . . Diderot», une entrevue anachronique en forme d ’ article de Michel Perrin, publié en 1963, se localise à Saint-Pétersbourg et à Paris. L ’‹ hagéographie › de Diderot à Paris: Diderot dans l ’ autobus et «Une heure avec . . . Diderot» La première phrase de Diderot dans l ’ autobus est très révélatrice du rôle de la ville et de ses lieux de mémoire: «Si je prenais le métro, sans doute n ’ aurais-je pas vu le fantôme de Diderot franchir le seuil de sa dernière demeure, ni invité le fantasme de Diderot à s ’ asseoir face à moi dans l ’ autobus.» 6 Evelyne Sullerot 5 Le palimpseste est selon Gérard Genette la «duplicité de l ’ objet, dans l ’ ordre des relations textuelles [. . .] où l ’ on voit, sur le même parchemin, un texte se superposer à un autre qu ’ il ne dissimule pas tout à fait, mais qu ’ il laisse voir par transparence» (Gérard Genette: Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, 451). 6 Evelyne Sullerot: Diderot dans l ’ autobus, Paris, Fayard, 2001, 9. La ville comme carte biographique: l ’‹ hagéographie › et ses pèlerins littéraires 149 <?page no="150"?> aime le bus parce qu ’ on «peut s ’ asseoir, regarder au-dehors, et penser» 7 . Contrairement au voyageur dans le métro, le passager du bus a la possibilité de voir des édifices, des parcs et des statues historiques, ce qui lui permet de se souvenir de leur histoire, des époques différentes et ainsi de voyager dans le temps: «La ville a toujours eu une existence temporelle, qui doublait son existence spatiale et lui donnait son relief [. . .] Quant à la ville souvenir, la ville dont on se souvient ou qui éveille la mémoire, elle est éminemment variable . . . Centres historiques, monuments, d ’ un côté; itinéraires de la mémoire individuelle et flânerie, de l ’ autre: ce mixte fait de la ville un archétype du lieu, où se mêlent repères collectifs et inscriptions individuelles, histoire et mémoire.» 8 Evelyne Sullerot exprime très explicitement qu ’ elle est «en quête d ’ illustres morts à consulter». 9 Elle regarde dehors et nous raconte qu ’ elle veut trouver des éléments de réponse avant sa mort à toutes les questions de morale qu ’ elle se pose et dont on ne parle plus. Pendant cette recherche d ’ un interlocuteur adéquat, Sullerot nous invite à faire un tour culturel de Paris dans le bus et nous familiarise avec plusieurs couches religieuses, politiques et littéraires de Paris, en nous donnant des informations sur des lieux associés à des œ uvres et des personnages historiques. En regardant le Café Le Cardinal et le Café Le Cambiste, elle nous parle du Cardinal Richelieu, en passant près de l ’ ancien Opéra, elle nous donne des informations sur le Duc de Berry, en lisant une plaque blanche en face de la vieille Bibliothèque Nationale, qui annonce qu ’ ici vécut Stendhal, elle nous parle de lui et de François-René de Chateaubriand. Bien qu ’ enthousiaste dans ses explications sur ces personnages historiques, elle constate qu ’ elle n ’ a pas envie de perdre son temps avec eux. Par contre, en face de la façade du 39, rue de Richelieu, la maison mortuaire de Denis Diderot, elle est tout de suite absolument certaine que c ’ est lui son interlocuteur défunt idéal. Puis elle nous donne des informations sur la vie et l ’œ uvre de Diderot et compare ses idées avec ses propres œ uvres, mentionnant notamment Quels pères, quels fils? et La Crise de la famille. 10 Après 120 pages d ’ informations biographiques et bibliographiques sur Denis Diderot, elle a envie d ’ entrer dans la maison mortuaire de ce philosophe. Elle descend de son bus et appuie sur plusieurs boutons de l ’ interphone, mais la porte reste fermée. Déçue, Evelyne Sullerot va à la vieille bibliothèque pour se sentir plus près de Diderot. Quand elle veut remonter dans son autobus après sa visite de la bibliothèque, la porte cochère du bus s ’ ouvre, et en sort un Diderot non seulement ressuscité, mais rajeuni, «époque Van Loo» 11 , comme 7 Ibid. 8 Marc Augé: Pour une anthropologie de la mobilité, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2009, 74sq. 9 Sullerot: Diderot dans l ’ autobus, op. cit., 10. 10 Sullerot: Quels pères? Quels fils? , Paris, Fayard, 1992; Sullerot: La Crise de la famille, Paris, Hachette-Littératures, 2000. 11 Sullerot: Diderot dans l ’ autobus, op. cit., 122. 150 Heidi Denzel de Tirado (Georgia State University) <?page no="151"?> elle constate: «Je le saisis par le bras [. . .]. Le temps de fermer mon parapluie, et nous voici tous deux dans le véhicule, bientôt assis l ’ un en face de l ’ autre, lui serré contre un Noir aux jambes interminables. C ’ est sa statue du boulevard Saint-Germain qui lui ressemble le plus [. . .] ne serait-ce que parce que je ne passe jamais auprès d ’ elle sans la saluer avec une déférente affection.» 12 Puis les deux discutent des sujets du XX e siècle, comme l ’ homosexualité, le PACS etc. Le philosophe du XVIII e siècle est très intéressé, veut tout savoir, se penche vers Sullerot, abat sa main maculée d ’ encre sur son genou, y laisse des bleus, et a toujours «le même feu dans la conversation». 13 Quand elle arrive au terminus, elle a un dilemme: «Vais-je me retourner pour donner la main à Diderot et l ’ aider à débarquer sur l ’ asphalte de notre rive gauche, afin de continuer la conversation? Je sais bien que ce ne sera pas possible.» 14 Quand elle est descendue du bus, elle regarde encore une fois la «voiture publique» et voit «qu ’ à la place de Diderot est assise une grosse femme [. . .] l ’ a-t-elle écrasé ou s ’ est-il de lui-même évaporé pour rendre une visite de plus à son amante Mlle Volland? » 15 Le texte d ’ Evelyne Sullerot ressemble au genre des dialogues des morts, parce que la conversation avec le fantôme de Diderot sert surtout à discuter des questions du XX e siècle. Dans ce genre littéraire - particulièrement populaire au XVII e et XVIII e siècle, rendu célèbre par Bernard le Bovier de Fontenelle et Fénelon - des intellectuels, contemporains ou non, anciens ou modernes, se rencontrent aux enfers et discutent des sujets tant de politique que de m œ urs qui font l ’ actualité du moment. Apparemment, Evelyne Sullerot suit la structure des dialogues des morts, mais ressuscite le fantôme de l ’ encyclopédiste du XVIII e siècle à travers des lieux qui lui sont associés. Ce qui est curieux dans la matérialisation du fantôme de Diderot est qu ’ il est apparemment restreint à l ’ espace de l ’ autobus. Selon Marc Augé, l ’ autobus est - comme tous les moyens de transport - un non-lieu; c ’ est-à-dire un espace interchangeable où l ’ être humain reste anonyme. L ’ homme ne vit pas ces espaces, ne se les approprie pas. Il a plutôt une relation de consommation avec eux. Mais en même temps, ce non-lieu peut aussi être considéré comme un carrefour des relations humaines. 16 Un lieu qui peut se définir comme identitaire, relationnel et historique est appelé un lieu anthropologique, selon Augé. 17 La maison de Denis Diderot, par exemple. Mais ce n ’ est pas la visite du lieu anthropologique - la maison 12 Ibid., 123. 13 Ibid., 186. 14 Ibid., 196. 15 Ibid., 197. 16 Marc Augé: Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, 100. 17 «Nous réserverons le terme de ‹ lieu anthropologique › à cette construction concrète et symbolique de l ’ espace [. . .] à laquelle se réfèrent tous ceux à qui elle assigne une place [. . .] La ville comme carte biographique: l ’‹ hagéographie › et ses pèlerins littéraires 151 <?page no="152"?> mortuaire de Diderot - qui fait renaître ce philosophe. Son fantôme arrive après la visite de la bibliothèque. Selon Michel Foucault la bibliothèque est une hétérotopie; c ’ est-à-dire une localisation physique, réelle et concrète de l ’ utopie. Il s ’ agit d ’ un espace concret qui héberge l ’ imaginaire, d ’ un espace qui peut «juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces incompatibles dans l ’ espace réel». 18 Les hétérotopies sont des lieux réels qui sont «hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables». 19 Les bibliothèques - comme les musées - sont aussi des hétérochronies, c ’ està-dire un lieu où l ’ on est «en rupture par rapport au temps traditionnel» 20 à cause d ’ une accumulation de livres et d ’ objets de tous les temps. Ainsi constituent-ils un «lieu de tous les temps qui est lui-même hors du temps». 21 Michel Perrin, journaliste aux Nouvelles littéraires, suit un parcours un peu différent de la quête d ’ Evelyne Sullerot: «Depuis des mois, je le cherchais, de Langres au Palais-Royal et de Saint-Germain-des-Prés à Saint-Pétersbourg. Mais où trouver ce diable d ’ homme qui n ’ a jamais suivi d ’ autre fil que celui de ses idées.» 22 Il le trouve finalement au théâtre de la Michodière pendant une représentation du Neveu de Rameau, «humant la gloire de son nez fort, son grand front offert au laurier, il s ’ applaudissait de bon c œ ur dans Le Neveu de Rameau.» 23 Les deux vont au café préféré de Diderot, le Café Procope. Là-bas, l ’ écrivain du XVIII e siècle se sent chez lui - on a même donné son nom à une salle qu ’ on a décorée avec une copie de la peinture de Charles Amédée Philippe van Loo. Dans ce contexte, Michel Perrin et son interlocuteur défunt prennent un verre ensemble et discutent des sujets de l ’ art, de la morale et de la politique du XX e siècle. Lors de cette entrevue également, Diderot n ’ est pas plus surpris de voir un journaliste que de revoir le jour; il est un interlocuteur engagé et tape sur les cuisses du journaliste - comme quelques contemporains du XVIII e siècle l ’ ont décrit dans plusieurs textes. Le théâtre est - comme la bibliothèque - une hétérotopie selon Michel Foucault, un lieu capable de produire les surimpressions des temps et des espaces. Dans le cas analysé ici, la trace littéraire est très concrète et palpable. Elle se concrétise pendant la représentation de la pièce de théâtre, Le Neveu de Rameau, une adaptation d ’ un dialogue entre le neveu de Rameau et MOI. Mais le reporter est très explicite sur le fait que son Diderot n ’ est pas un acteur, il dit que Denis Diderot est parmi l ’ audience et s ’ applaudit lui-même. Encore une fois, ce n ’ est pas seulement l ’ esprit abstrait diderotien qui est présent au [L]e lieu anthropologique [. . .] est simultanément principe de sens pour ceux qui l ’ habitent et principe d ’ intelligibilité pour celui qui l ’ observe» (ibid., 68). 18 Michel Foucault: «Des espaces autres», in: Empan, 54, 2004, 12 - 19, 16. 19 Ibid. 20 Ibid. 21 Ibid., 18. 22 Michel Perrin: «Une heure avec . . . Diderot», in: Les Nouvelles littéraires, 1894, 1963, 4. 23 Ibid. 152 Heidi Denzel de Tirado (Georgia State University) <?page no="153"?> théâtre, mais un vrai fantôme palpable, matérialisé totalement. Rien ne le distingue d ’ un être ordinaire et ainsi il est capable de boire et d ’ infliger des hématomes. Saint-Pétersbourg, «le grand rouleau là-haut» et la trace littéraire comme surimpression des temps et des espaces: To the Hermitage de Malcolm Bradbury Le roman de Malcom Bradbury suit une autre stratégie narrative. To the Hermitage se divise en deux parties, «Maintenant» et «Autrefois». «Maintenant», c ’ est le mois d ’ octobre de l ’ année 1993, juste au moment du putsch contre le président Boris Eltsine à Saint-Pétersbourg: une équipe d ’ environ huit personnes du «Diderot-Project» en provenance de Stockholm se rend à Saint-Pétersbourg dans le but, philosophique, de ramener l ’ Âge des Lumières en Russie. «Autrefois», c ’ est le mois d ’ octobre de l ’ année 1773, au moment de la rébellion de Pougatchev contre Catherine II: Denis Diderot est le conseiller de Catherine II à Saint-Pétersbourg et sa mission est, elle aussi, d ’ ordre civilisateur, il veut propager les Lumières en Russie, par l ’ intermédiaire de Catherine II. L ’ intrigue de «Maintenant» est la suivante: les participants du «Diderot- Project», qui se font appeler les «pèlerins de Diderot», passent leur temps à échanger des points de vue sur l ’ écrivain philosophe. Mais comme ils ne sont pas des experts de ce philosophe du XVIII e siècle, celui-ci devient toujours un prétexte pour parler d ’ autres érudits et d ’ autres idées. Une fois arrivés à Saint- Pétersbourg, ils se lancent immédiatement dans leur «pèlerinage Diderot». Leur guide est Galina Solange Staronova, qui a été, pendant quarante ans, la responsable de la section des livres français de la bibliothèque Saltykov- Chtchédrine. Elle parle français avec tout le monde dans la ville, même avec ses compatriotes, et déclare que Saint-Pétersbourg n ’ a jamais cessé d ’ être une ville française, même si Galina a été témoin de l ’ ère stalinienne, de la grande guerre nationale et du siège de Leningrad. Les pèlerins sont très motivés par la découverte de la ville. Mais après leur première visite de l ’ Hermitage, ils estiment cependant avoir vu l ’ essentiel et se désintéressent de l ’ encyclopédiste, lui préférant des intérêts personnels. Seul le narrateur, l ’ écrivain anglais, résiste avec ardeur à toutes les distractions de la ville. Il ne se laisse pas séduire par la géographie littéraire de Saint-Pétersbourg et la ville ne manque pas de lieux littéraires comme le montre l ’ article de Martina Stemberger ici même. Notre pèlerin ne se laisse pas tenter par la visite des appartements-musées de Pouchkine, Dostoïevski, Lermontov et Gontcharov. Mais malgré ce réseau intertextuel extraordinaire et le long séjour de Diderot à Saint-Pétersbourg, il n ’ est pas facile de trouver des lieux littéraires associés à Diderot. Galina montre à notre pèlerin la fameuse statue équestre de Pierre le Grand, dite Le Cavalier de La ville comme carte biographique: l ’‹ hagéographie › et ses pèlerins littéraires 153 <?page no="154"?> bronze sur la place des Décembristes. Elle fut réalisée par l ’ ami de Diderot, le sculpteur Falconet et il y a tout un volume de la correspondance entre Falconet et Diderot sur l ’ idée, la symbolique et la production de cette statue. Mais la statue est devenue un des symboles les plus importants de la ville et a inspiré le long poème narratif très célèbre « Медный всадник », «Le Cavalier de bronze», d ’ Alexandre Pouchkine. C ’ est pourquoi personne ne pense plus à Diderot en regardant la statue. Tous les textes de Diderot sur «Le Cavalier de bronze» paraissent oubliés, ses longs passages sur cette statue sont recouverts par les vers de Pouchkine, la trace littéraire appartient à lui et à Eugène, le protagoniste malheureux de ce conte fantastique. À la demande répétée de notre pèlerin, Galina lui montre «la bibliothèque de Diderot». 24 Mais la bibliothèque est une grande déception pour le pèlerin: incomplète et oubliée, elle se trouve dans un état lamentable. Les déménagements constants résultant des révolutions et des réformes politiques successives ont laissé des traces, et notre pèlerin constate de surprenantes lacunes: les livres ne sont pas catalogués et sont dispersés parmi d ’ autres ouvrages. La bibliothécaire Galina Solange Staronova fond en larmes et confesse qu ’ elle est comme Saint-Pétersbourg, une vieille dame ridicule qui s ’ est voulue élégante et parisienne toute sa vie, mais qui est devenue lasse de défendre la culture et la raison pendant ces temps de crise. Comme Galina, son guide dans la quête littéraire, ne peut plus l ’ aider, notre pèlerin n ’ a pas la capacité de faire apparaître les textes de son écrivain vénéré. Malgré tout, on a aussi dans To the Hermitage encore une fois l ’ idée de la bibliothèque comme une hétérotopie, c ’ est-à-dire un lieu entendu comme une localisation physique de l ’ utopie. Mais comme la bibliothèque de Diderot à Saint-Pétersbourg n ’ est pas un édifice, pas un lieu concret et consiste seulement en quelques livres, qu ’ on a déménagés plusieurs fois, notre protagoniste de To the Hermitage ne fait pas l ’ expérience de cette fameuse «juxtaposition en un seul lieu de plusieurs espaces incompatibles dans l ’ espace réel». 25 Il ne se trouve pas «hors de tous les lieux» 26 , il se trouve dans la réalité normale, et il est bien déçu. Cette déception du pèlerin biographe est également devenue un topos bien connu dans la métafiction postmoderne. Le cas le plus fameux est certainement le livre de Julian Barnes, Flaubert ’ s Parrot, dans lequel le protagoniste Geoffrey Braithwaite est constamment déçu des résultats de sa quête biographique fervente sur les pas de Flaubert. 24 En 1765 Catherine II fit l ’ acquisition de la bibliothèque de Diderot, tout en lui permettant d ’ en garder l ’ usage jusqu ’ à sa mort. Après le décès de l ’ encyclopédiste, la bibliothèque prit sa place à côté de celle de Voltaire au Palais d ’ Hiver de Catherine II. Pourtant, la bibliothèque de Diderot ne fut pas préservée en tant que fonds particulier et ses volumes furent dispersés au début du XIXe siècle. Depuis le XXe siècle, on a essayé d ’ en retrouver les traces. 25 Foucault: «Des espaces autres», op. cit., 18. 26 Ibid. 154 Heidi Denzel de Tirado (Georgia State University) <?page no="155"?> Mais retournons à l ’ histoire du XVIII e siècle de To the Hermitage: Diderot est fasciné par l ’ espace vierge et les possibilités utopiques de Saint-Pétersbourg - nous nous souvenons, Pierre le Grand l ’ avait fondé récemment, ainsi c ’ est une ville nouvelle, aussi ambitieuse que les idées de Diderot et aussi résolument tournée vers le futur et la postérité que lui-même le fut. Diderot veut contribuer à la civilisation de Saint-Pétersbourg et il est sûr qu ’ il peut marquer cette nouvelle capitale de la Russie - qui lui paraît comme une page blanche - de son empreinte. Souvent, la narration place Diderot et ses pèlerins exactement dans les mêmes lieux. Seulement, les pèlerins d ’ aujourd ’ hui sont totalement subjugués par leur densité significative: l ’ Hermitage, le palais de Catherine, autrefois espace privé et exclusif, est maintenant un espace public, un musée ouvert à tous. Невский проспект - la perspective Nevski - autrefois avenue nouvellement construite, est maintenant une sorte de parc thématique, un lieu de mémoire pour d ’ innombrables événements et épisodes littéraires. 27 Ce sont les mêmes lieux, mais il y a toujours plus de 200 ans de distance entre les deux histoires et une multitude de couches historiques, politiques et littéraires. Cette situation est typique des biographies de quête. C ’ est un défi compliqué et mystérieux: le biographe - obsédé par sa recherche de vérité - fait tout pour retrouver toutes les traces de la vie de son biographié. Il a souvent l ’ avidité de l ’ archéologue ou du détective et l ’ enquête prend des airs, en réalité surtout des effets, de roman policier. Une fois un biographème trouvé, toute la vie d ’ autrefois se déroule dans la tête du biographe et évidemment devant nous, lecteurs. La trace - souvent découverte dans un lieu ancien du biographié - produit une surimpression des temps et des espaces. Le temps du biographe et le temps du biographié s ’ entrelacent et s ’ entrecoupent, donnant une impression de simultanéité. Dans To the Hermitage c ’ est un peu différent. Comme nous l ’ avons mentionné plus haut, dès le début on a une structure binaire comme axe principal du récit, une sorte de montage parallèle: d ’ un côté, dans le «Maintenant», un narrateur explicite, écrivain anglais, participant au «Diderot- Project», qui raconte à la première personne, et de l ’ autre, dans l ’ «Autrefois», un narrateur implicite qui nous raconte l ’ histoire assez véridique de la vie de Diderot à Saint-Pétersbourg. Il n ’ y a pas de surimpression des temps et des espaces, mais l ’ enchaînement des deux histoires s ’ effectue souvent à travers la spatialité. Ainsi, Diderot rêve à la façon dont cette ville et ses édifices pourraient se développer et se concrétiser dans le futur, alors que son homologue du XX e siècle essaye d ’ imaginer comment la ville pourrait avoir été il y a 200 ans. On pourrait maintenant étudier les différents éléments 27 Parmi de nombreux autres écrivains, la perspective fameuse est décrite par Pouchkine, Dostoïevski, Nekrassov, Gontcharov et Bonin. Nicolaï Gogol a dédié une de ses Nouvelles de Pétersbourg à l ’ avenue connue. La ville comme carte biographique: l ’‹ hagéographie › et ses pèlerins littéraires 155 <?page no="156"?> spatiaux qui témoignent du lien entre le XX e siècle et le XVIII e siècle, mais l ’ analyse de ce qui se passe dans le creux du texte même de cette biographie métatextuelle paraît encore plus intéressante. Pour cette raison, il vaut la peine d ’ étudier la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, c ’ est-à-dire le chronotope du texte même. L ’ écrivain du XX e siècle parle surtout d ’ un livre de Diderot, qu ’ il recommande constamment à tous les autres participants du «Diderot-Project». Il s ’ agit de Jacques le fataliste et son maître. Si l ’ on connaît ce livre, on se rend compte immédiatement qu ’ il y a une grande similitude entre ce livre de Diderot et le livre qu ’ on analyse ici, To the Hermitage. Le but affiché des deux romans est le thème de voyage, mais l ’ action véritable réside plutôt dans la prolifération d ’ autres récits annexes. Le narrateur explicite de Jacques le fataliste qui raconte à la première personne ce qui se passe dans sa vie et dans celle de son maître est souvent interrompu par les parenthèses qu ’ y insère l ’ auteur. Beaucoup de critiques pensent qu ’ on a affaire à une voix autobiographique et que c ’ est Diderot lui-même qui raconte. C ’ est aussi l ’ impression que l ’ on a dans le livre de Bradbury, qui commente d ’ ailleurs cette analogie dans la préface de son roman. Dans les deux textes, le narrateur raconte au lecteur qu ’ il a édité, corrigé, complété et modifié l ’ histoire de la narration diégétique. Celle-ci, déjà passée au moment de la narration, est focalisée dans les deux cas sur le présent. Il s ’ agit - pour reprendre une expression de Jean Terrasse - d ’ un « éternel présent», d ’ un «présent passé, temps révolu au moment de l ’ établissement du texte». 28 À la fin de To the Hermitage, Galina Solange Staronova, la responsable russe de la bibliothèque de Diderot à Saint-Pétersbourg, donne un cadeau à notre pèlerin. C ’ est un livre de la bibliothèque de Diderot, la copie de Diderot du roman The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman de Laurence Sterne avec plusieurs annotations manuscrites du philosophe français. En ouvrant ce livre, notre pèlerin littéraire découvre les premières phrases de Jacques le Fataliste, écrites à la main par Diderot: «Comment s ’ étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s ’ appelaient-ils? Que vous importe? Où allaient-ils? Est-ce que l ’ on sait où l ’ on va? » 29 Ainsi trouve-t-il la preuve de sa théorie, qu ’ il a exprimée plusieurs fois dans le roman: le texte de Diderot est un hypertexte de Tristram Shandy, qui est considéré, de son côté, comme un hypertexte des textes de Rabelais, de 28 Jean Terrasse: Le Temps et l ’ espace dans les romans de Diderot, Oxford, Voltaire Foundation, 1999, 124. 29 Denis Diderot: Jacques le Fataliste et son maître, éd. par Yvon Belaval, Paris, Gallimard, 1973, 35. Plusieurs écrits de Diderot circulaient uniquement sous forme manuscrite et furent copiés seulement durant les dernières années. Ces manuscrits furent corrigés par luimême et comportent ainsi souvent les dernières versions de ses textes. Redécouverts surtout au XXe siècle à Saint Petersburg, ces manuscrits sont conservés aujourd ’ hui à la Bibliothèque Nationale de Russie, appelée Bibliothèque M. E. Saltykov-Chtchédrine jusqu ’ en 1992. 156 Heidi Denzel de Tirado (Georgia State University) <?page no="157"?> Cervantès, de Montaigne et de John Locke. 30 Bradbury est aussi très explicite sur le fait que To the Hermitage était inspiré par Jacques le Fataliste. Le leitmotiv du fatalisme de ce livre - le grand rouleau là-haut «où tout est écrit» - est aussi le leitmotiv de To the Hermitage. La bibliothécaire Galina Solange Staronova de To the Hermitage le formule ainsi: «Didro is not a French writer, he is British and German and Russian, too . . . He made the journey to Russia, he learned the mystery of our city. He looked in its mirror, he invented the double. He influenced Pushkin, who influenced Gogol, who influenced everyone. Yes, monsieur, it ’ s just like those dolls you carry [elle parle des poupées russes, des matrioshkas].» 31 Comme la métaphore des poupées russes, toujours recélant à l ’ intérieur une figurine similaire mais plus petite, les textes renferment eux-mêmes un autre texte, et ainsi de suite, selon Palimpsestes. La littérature au second degré de Gérard Genette. Comme nous l ’ avons dit, To the Hermitage est influencé par Jacques le Fataliste. Mais To the Hermitage transcende les caractéristiques de l ’ hypertextualité. En mentionnant plusieurs fois que «tout est déjà écrit dans le grand rouleau là-haut» 32 , Malcolm Bradbury nous donne l ’ idée que c ’ est la vie même qui est une sorte de palimpseste. En suivant la biographie de Diderot, ce roman nous donne toujours des passages sur ce philosophe du XVIII e siècle pour le «recouvrir» ensuite avec des passages sur l ’ écrivain anglais du XX e siècle qui sont évidemment inspirés par l ’ auteur ancien. Ou serait-ce plutôt le contraire? Ne serait-ce pas par le relais des expériences de l ’ écrivain anglais que la vie de Diderot serait encore une fois lisible? «L ’ oubli n ’ est autre chose qu ’ un palimpseste. Qu ’ un accident survienne, et tous les effacements revivent dans les interlignes de la mémoire étonnée.» 33 Les grandes villes et le voyage «entre un texte à venir et un texte advenu Ce qui distingue le touriste de l ’ ethnologue, selon Marc Augé, c ’ est sa manière de voyager: même lorsque le touriste est ailleurs, il reste chez lui. L ’ ethnologue de son côté, cherche «un dépaysement qui ne se limite pas au paysage» et 30 Par opposition au métatexte, l ’ hypertexte est une œ uvre littéraire fictionnelle, dérivé d ’ une autre œ uvre de fiction: «J ’ entends par là toute relation unissant un texte B (que j ’ appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j ’ appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d ’ une manière qui n ’ est pas celle du commentaire» (Genette: Palimpsestes, op. cit., 144). Quant à l ’ hypertextualité de Jacques le Fataliste, voir Pedro Javier Pardo: «Cervantes, Sterne, Diderot. Les paradoxes du roman, le roman des paradoxes», in: Exemplaria. Revista de Literatura Comparada, 3, 1999, 51 - 92. 31 Malcolm Bradbury: To the Hermitage, Oxford, Picador, 2000, 321 - 322. 32 Diderot: Jacques le Fataliste, op. cit., 330. 33 Victor Hugo, L ’ Homme qui rit, Paris, Librairie Internationale, 1869, t. 2, 163. La ville comme carte biographique: l ’‹ hagéographie › et ses pèlerins littéraires 157 <?page no="158"?> «soumet lui-même son identité à l ’ épreuve des autres.» 34 Il fait plutôt un voyage de l ’ intérieur: «Il voyage entre deux états d ’ âme, entre deux états d ’ esprit, entre un texte à venir et un texte advenu, entre un avant et un après.» 35 Ce qui est vrai pour l ’ ethnologue est a fortiori vrai pour le pèlerin littéraire: aussi l ’‹ hagéographe › trouve un accès particulier à la ville qui devient, selon Augé, «à la fois une illusion et une allusion, au même titre que l ’ architecture qui en édifie les monuments les plus représentatifs». 36 Les textes qui suivent les pas de Denis Diderot s ’ inspirent des nombreuses couches historiques de lieux et de personnes inscrits en elles. Ainsi font-ils penser à des romans à tiroirs, à de véritables kaléidoscopes où les histoires, les lieux et les temps se mêlent et s ’ interrompent continuellement. Les protagonistes s ’ écrivent en lisant les inscriptions et ajoutent à leur tour une nouvelle couche littéraire au palimpseste de la ville. Les pèlerins littéraires cherchent des traces du philosophe seulement dans les grandes villes connues: Paris et Saint-Pétersbourg paraissent beaucoup plus intéressantes que la ville natale de Diderot, Langres, ou le village de Grandval, où il a passé ses étés. 37 Ainsi les récits réunissent-ils des caractéristiques chronotopiques du roman urbain et se concentrent-ils sur des lieux suffisamment célèbres et connus par le public. La géographie de Paris n ’ est-elle plus un décor, mais plutôt un témoin, un parchemin avec plusieurs textes survivants. On ne trouve pas une tombe connue, ou un musée dédié à ce philosophe à Paris; les seules traces littéraires explicites se localisent ici surtout sous forme de sa statue au Boulevard Saint Germain et dans la Salle Diderot au Café Procope. Mais dans ces lieux, explicitement liés à Diderot, ni Sullerot ni Perrin ne rencontrent une ‹ hagéographie › de Diderot, c ’ est-à-dire un lieu sacré spécifique, capable de mettre en contact un pèlerin littéraire avec son guide spirituel et sa forme de pensée. La quête d ’ Evelyne Sullerot reste aussi infructueuse en face de la maison natale de Diderot. Elle rencontre le philosophe près de la vieille bibliothèque nationale. Michel Perrin le voit tout à coup dans un théâtre à Paris. Les deux espaces sont des hétérotopies où se produit - selon la définition de Michel Foucault - une surimpression des espaces: le temps des biographes et le temps de Diderot s ’ entrelacent et s ’ entrecoupent et le résultat est plus qu ’ une impression de simultanéité, c ’ est une conversation entre deux personnes de deux siècles différents. Les dialogues servent à lier les nouveaux 34 Augé: Pour une anthropologie de la mobilité, op. cit., 61sq. 35 Ibid., 68. 36 Ibid., 76. 37 On ne peut pas visiter la maison natale de Diderot qui se trouve à Langres, 6 place Diderot. De Grandval ne reste aujourd ’ hui que la ferme du château, qui est devenue le Centre culturel de Sucy-en-Brie, cf. Albert Fournier: Demeures du temps retrouvé, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1971; cf. aussi: Georges Viard: «Denis Diderot au Grandval», in: Viard, Georges (ed.): Balade sur les pas des écrivains en Val-de-Marne, Paris, Éditions Alexandrines, 2000. 158 Heidi Denzel de Tirado (Georgia State University) <?page no="159"?> textes d ’ Evelyne Sullerot - La crise de la famille, Quels pères, quels fils? - aux textes redécouverts de Diderot. En les lisant, Evelyne Sullerot commence un dialogue entre les temps et les textes et s ’ inscrit dans le palimpseste de la ville. Mais, le roman transcende les caractéristiques de la métatextualité qui «unit un texte à un autre texte dont il parle» 38 . L ’ esprit du texte prend vie et se présente comme un interlocuteur enthousiaste. À Saint-Pétersbourg cette surimpression des temps et des espaces n ’ a pas lieu. La quête de Michel Perrin reste infructueuse en Russie tout comme la quête du protagoniste principal du roman To the Hermitage. Au XX e siècle, il y a trop de couches des traces littéraires d ’ autres auteurs. La ville ne peut plus servir de texte lisible pour retracer la vie et l ’œ uvre de Diderot et il est devenu impossible de trouver une ‹ hagéographie › de Diderot à Saint-Pétersbourg. Mais ce n ’ est pas seulement que la ville a trop de couches littéraires. Même la visite de la bibliothèque en Russie ne se transforme pas en une expérience de l ’‹ hagéographie › ou de l ’ hétérotopie, parce qu ’ il n ’ y a pas de ‹ lieu sacré › , aucun point symbolique dédié à Diderot, même pas sur une étagère à livres. Ainsi la seule corrélation essentielle des rapports spatio-temporels qui se produise dans le cas de To the Hermitage se concrétise-t-elle en ce livre original de la bibliothèque de Diderot: The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman de Laurence Sterne. C ’ est à ce moment qu ’ un petit café de Saint-Pétersbourg se transforme en lieu sacré où notre pèlerin peut participer à cette réalité autre que la réalité profane, ce qui est bien le but de tous les pèlerinages. Conclusion La ville ne sert pas d ’‹ hagéographie › pour Diderot. C ’ est toujours le texte original - soit en forme de livre comme chez Evelyne Sullerot et Malcolm Bradbury, soit en forme de pièce de théâtre chez Perrin - qui met en contact le pèlerin littéraire avec son écrivain vénéré. De plus, la relation est toujours établie dans un non-lieu: chez Sullerot c ’ est dans un bus, chez Perrin c ’ est au théâtre, chez Malcolm Bradbury c ’ est dans un café anonyme, tandis que la quête auprès des ‹ lieux de mémoire › de Diderot - sa maison natale, sa statue, sa bibliothèque etc. - reste infructueuse. Mais en visitant des lieux qui sont associés à leur écrivain vénéré, Diderot, les écrivains Evelyne Sullerot, Malcolm Bradbury et Michel Perrin s ’ inscrivent - en lisant les traces littéraires de ce philosophe - dans la topographie de Paris et de Saint-Pétersbourg. Ainsi, ils ajoutent une nouvelle strate au palimpseste littéraire de ces villes et si l ’ on veut aussi une nouvelle couche textuelle au grand rouleau là-haut «où tout est écrit». 38 Genette: Palimpsestes, op. cit., 142. La ville comme carte biographique: l ’‹ hagéographie › et ses pèlerins littéraires 159 <?page no="160"?>