Antoine Houdar de La Motte: Les Originaux, ou l`Italien
0613
2012
978-3-8233-7717-7
978-3-8233-6717-8
Gunter Narr Verlag
Francis Assaf
La première pièce d´Antoine Houdar de la Motte (1672 - 1731), Les Originaux ou l´Italien, fut représentée le 13 aout 1693, à l´Hotel de Bourgogne. L´auteur était alors agé de vingt et un ans. Ce fut un four si complet qu´il poussa Houdar, dit-on , à se retirer à la Trappe. Mais en est-ce vraiment là la raison? C´est ce que nous tentons d´élucider dans l´introduction à la présente édition critique. Pourtant, Les Originaux, qui contient nombre d´évocations du théatre de Molière et peut donc se considérer comme un hommage au grand comique, se révèle à la lecture fort divertissant, dans la tradition de la Commedia dell´arte, qui a fortement inspiré Molière, explicitement imité et loué avec chaleur et meme affection dans Les Originaux. Les personnages et les dialogues des scenes ecrites font rire, mais le texte parle aussi à l´imagination dans les scènes à canevas, en appelant le lecteur à imaginer le jeu et les paroles des acteurs et donc à participer à la production de la pièce. La boucle est bouclée, pour ainsi dire, avec la structure et la forme de la pièce de La Motte. Hommage à la fois au grand Poquelin et au genre italien, ce premier effort dramatique de notre auteur a peut- etre été traité injustement par l´histoire. Gageons qu´une production contemporaine en révélerait les attraits bien mieux qu´en 1693.
<?page no="0"?> BIBLIO 17 Antoine Houdar de La Motte Les Originaux ou L’Italien Édition établie par Francis B. Assaf <?page no="1"?> Les Originaux ou L’Italien <?page no="2"?> BIBLIO 17 Volume 198 · 2012 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser <?page no="3"?> Antoine Houdar de la Motte Les Originaux ou L’Italien Édition établie par Francis B. Assaf <?page no="4"?> © 2012 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6717-8 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.dnb.de. Image de couverture: Frontispice des Originaux. <?page no="5"?> Table des matières Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Les Originaux ou L’Italien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 Illustrations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 <?page no="7"?> Introduction Le 13 août 1693, les comédiens italiens jouent à l’Hôtel de Bourgogne une comédie en trois actes, prose et vers mêlés, Les Originaux, ou l’Italien, d’un jeune auteur de vingt et un ans. C’était la toute première pièce d’Antoine Houdar de La Motte (1672-1731). Voici ce qu’en dit son premier biographe (et l’un de ses grands amis), l’abbé Nicolas-Charles-Joseph Trublet (1697-1770), dans son Éloge historique de M. de La Motte (reproduction d’un article du dictionnaire de Louis Moréri, édition de 1759) 1 : Il n’avoit encore que 21 ans, lorsqu’en 1693, on représenta sa première pièce au théâtre Italien. C’est une comédie en trois actes, mêlée de prose et de vers, intitulée : Les Originaux, ou l’Italien ; elle se trouve dans le quatrième tome du Théâtre italien de Cherardi 2 . Soit que le peu de succès de cette piéce, où il y avoit pourtant de l’esprit & de la gayeté, eût dégoûté M. de La Motte, soit que des réflexions plus sérieuses lui eussent fait concevoir la frivolité, ou plutôt le danger de cet amusement, il renonça au théâtre et à tout ouvrage profane. Il fut même absolument dégoûté du monde, & se retira à la Trappe, avec un de ses amis. Mais le célèbre abbé de Rancé, les trouvant encore trop jeunes pour soutenir les austérités de la regle, les renvoya un ou deux mois après, & sans leur avoir donné l’habit (3-4). Son ouvrage théâtral suivant sera, en 1697, l’opéra-ballet de L’Europe galante, avec musique d’André Campra (1660-1744) et André Cardinal, dit Destouches (1672-1749). La première eut lieu le 24 octobre. Il connut un immense succès, avec 16 représentations, de 1697 à 1766, à Paris, Lille et Bruxelles et le livret fut imprimé 7 fois 3 . 1 Voir également, du même, Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de M. de Fontenelle. Amsterdam : Marc-Michel Rey et Paris : Desaint & Saillant, 1761. L’article sur La Motte est originairement de l’abbé Gouget. Il a été revu et augmenté par l’abbé Trublet. Nous n’avons pas réussi à trouver trace de cet abbé Gouget. 2 Évidemment une coquille. Il s’agit du théâtre italien d’Evaristo Gherardi (Prato, Toscane 1662 ? -Paris 1700). Première édition : Le Théâtre italien ou le recueil de toutes les scènes françoises qui ont esté jouées sur le théâtre italien de l’Hostel de Bourgogne. Paris : G. de Luyne, 1694. L’édition à laquelle nous avons accès date de 1721. Amsterdam : Michel Charles Le Cène. 3 Voir CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l’Ancien Régime et la Révolution). http : / / www.cesar.org.uk/ cesar2/ <?page no="8"?> 8 Introduction Dans sa biographie de 1898, Paul Dupont note que, comme bien des auteurs de l’époque, La Motte commence par faire des études de droit. Il faut noter le ton légèrement dédaigneux de Dupont : Comme tant de jeunes gens qui se croient la vocation d’écrivain, et que rien ne presse de prendre un parti, La Motte fit à l’école de droit son stage d’homme de lettres. Mais chez lui, Molière dut faire tort à Cujas. Tout jeune, il avait eu un goût marqué pour les spectacles et la déclamation : avec quelques amis il jouait la comédie (2). Bien qu’il se réfère aux Mémoires de Trublet (note supra), Dupont ne les cite pas exactement, mais y ajoute des jugements de valeur, chose peu surprenante pour son époque. L’important est de noter que, comme Trublet, il souligne le penchant qu’avait notre auteur pour la comédie, et plus spécifiquement pour Molière, chose qu’on verra mise en valeur dans la pièce. Ce qui surprend, tant chez Trublet que chez Dupont, c’est que ni l’un ni l’autre ne fait la moindre allusion à la Commedia dell’Arte dont se réclame Les Originaux. Comme La Motte n’a laissé ni préface ni autobiographie qui permette de se faire une idée des raisons pour lesquelles il aurait commencé sa carrière théâtrale par une pièce dans le goût italien, il faut avoir recours à d’autres sources et pour cela il convient de tracer à grands traits l’entrée de la Commedia dell’Arte en France. Delia Gambelli mentionne la présence d’une troupe italienne à Paris dès le 4 mars 1571 (129-130) : à cette date, dit-elle, l’ambassadeur d’Angleterre, Lord Buckhurst 4 , décrit à la reine Élisabeth I re une fête somptueuse donnée par le duc de Nevers (Louis IV de Gonzague, 1535-1595) 5 en l’honneur de Charles IX. Émile Campardon repousse cette date d’un an, disant dans son introduction : « C’est en 1570 qu’il est fait mention pour la première fois, d’une façon authentique, d’acteurs italiens réunis en troupe et donnant des représentations à Paris. » (v) Bien que H. Carrington Lancaster fasse remonter à l’année 1668 l’apparition du français dans le corpus des pièces écrites pour la Comédie-Italienne (599), ce ne sont, dit-il que des cas isolés à cette époque : l’introduction d’une chanson à boire en français dans Il Regallo delle damme et d’un panégyrique dans la même langue dans Il Teatro senza commedie. Ce n’est qu’en 1680, lorsque les comédiens italiens prennent possession de l’Hôtel de Bourgogne, qu’ils commencent à introduire systématiquement des scènes en français dans leurs prestations théâtrales. La part du français ira en 4 Vraisemblablement Thomas Sackville de Dorset (1536-1608). Grand trésorier d’Angleterre (1599-1608), poète et dramaturge (Tragédie de Gordolnie, 1561). http : / / fr.wikipedia.org/ wiki/ Thomas_Sackville. Interrogé le 21 mars 2011. 5 Le duc était frère du duc de Mantoue, patron des plus célèbres troupes de la Commedia dell’Arte. <?page no="9"?> 9 Introduction augmentant, jusqu’à éliminer entièrement l’italien. La BnF conserve l’édition de 1694 6 du théâtre italien de Gherardi (Paris : G. de Luyne) en trois exemplaires 7 . Il s’agit de toutes les pièces en français jouées à l’Hôtel de Bourgogne. Les Originaux ou l’Italien figure au tome IV. Alors que Lancaster laisse planer le doute sur l’auctorialité des Originaux en dépit de l’attribution à La Motte par Lintilhac (685 n. 1), Charles Mazouer invoque Paul Dupont pour déclarer que les initiales D.L.M. qui se trouvent en tête du titre de la pièce correspondent bien au nom de notre auteur (199). Quoi qu’il en soit, la paternité de la pièce n’a été attribuée avec succès à aucun autre auteur (encore que nous n’ayons pu trouver aucune recherche dans ce sens). Gustave Attinger consacre un court paragraphe aux Originaux, dans lequel il trouve les scènes françaises « plutôt mornes » (202), tout en critiquant les scènes en canevas pour leur manque de lazzis. Nous allons examiner plus avant dans notre introduction ces scènes, soit entièrement rédigées, soit en canevas, pour voir si vraiment elles sont aussi dépourvues d’intérêt qu’il le prétend. Commençons par le prologue. Les personnages en sont Thalie, Du Rimet, auteur de la pièce, Arlequin, Pierrot, Mezzetin et Cinthio. A part les personnages-types de la Commedia dell’Arte, notons le nom de l’auteur supposé de la pièce : du Rimet. L’onomastique dans la pièce est assez transparente, faisant ici allusion aux vers qui se mêlent à la prose tant dans le prologue que dans les scènes de la pièce proprement dite 8 . À ces personnages viennent s’ajouter ceux que l’on voit seulement dans la pièce proprement dite : Goguet, père de Colombine, Colombine elle-même, Marinette, servante de Goguet, Octave, amant de Colombine, Pasquariel et le Docteur 9,10 . Il est indéniable que le prologue est explicitement à la fois métathéâtral et intertextuel. D’abord, il porte directement sur la pièce qui doit le suivre et le décor de la scène représente précisément une scène. Ensuite, il est sciemment 6 Voir note supra. Le privilège accordé à Evariste Gherardi date du mois de mai de la même année (Lancaster 602). Voir Lancaster 603 pour les démêlés de ce dernier avec la troupe des comédiens italiens. 7 Deux au site Richelieu (Arts du spectacle) et un au site Tolbiac. 8 Lancaster mentionne que le nom avait déjà été utilisé par Pierre de Saint-Glas dans sa comédie en un acte Les Bouts-Rimez (1682) Dictionnaire Parfaict, 1767, T. 5, p. 13 (In CESAR). 9 Ch. Mazouer pense, avec Lancaster, que les rôles de du Rimet et du Docteur étaient joués par le même acteur, Jean-Baptiste Lolli (1622 ? -1702) (Campardon I, 294-295). Il aurait eu 71 ans lors de la représentation des Originaux. Il prit sa retraite l’année suivante. 10 Ajoutons-y Arlequin, dont le nom, curieusement, ne figure que dans le prologue. <?page no="10"?> 10 Introduction calqué sur la sc. 2 du premier intermède de La Princesse d’Elide, dont il constitue une évidente parodie 11 . Du Rimet fait directement allusion à Lyciscas en houspillant ses acteurs, qui dorment sur la scène : « Ignorent-ils qu’il n’est pas permis de s’alliter (sic) en plein Théâtre, & croyent-ils qu’Arlequin ait plus de droits que Lisiscas ? » Rappelons que Lyciscas est le personnage principal de la sc. 2 du premier intermède de La Princesse d’Elide, comédie-ballet représentée pour la première fois à Versailles, le 8 mai 1664 ; Molière tenait ce rôle. Notons également la phrase de du Rimet « Pour ma Piéce nouvelle il faut préparer tout », parodie évidente d’une phrase souvent répétée dans la scène : « Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout. » La Motte exploite cette intertextualité plus avant même dans la musique : la didascalie précédant le début du prologue précise : « Tous les Comédiens sont couchez sur le Théâtre, dormants. La Symphonie joue un Sommeil 12 , dans le goût de celuy d’Amadis 13 ». Molière n’est d’ailleurs pas le seul auteur dramatique invoqué dans le prologue. Après la tirade de du Rimet, les premières paroles d’Arlequin, suivi du reste des acteurs, sont exactement les mêmes que celles prononcées par Urgande et Alquif dans l’ouverture d’Amadis 14 . Du Rimet commente cela d’ailleurs en leur demandant s’ils répètent cette tragédie lyrique. 11 Voir la citation de Ch. Mazouer (207) infra sur l’hommage que rend le théâtre italien à Molière. 12 Un Sommeil est une scène de sommeil consistant en un prélude souvent suivi d’un air, qu’on trouve dans de nombreux spectacles en France aux 17e et 18e siècles. Lully en introduit la mode sur la scène française avec Les Amants Magnifiques (1670). La ritournelle « Dormez, dormez, beaux yeux » a clairement pour source le trio Dormite, belli occhi de l’Orfeo de Luigi Rossi, représenté à Paris en 1647. http : / / www.oxfordmusiconline.com.proxy-remote.galib.uga.edu/ subscriber/ article/ grove/ music/ 26181 ? q=sommeil&search=quick&source=omo_gmo&pos=1&_ start=1#firsthit. Interrogé le 14 mars 2011. L’édition de 1721, à laquelle nous avons accès, ne reproduit pas cette partition, bien que d’autres morceaux soient imprimés en fin du tome IV du Théâtre italien de Gherardi. 13 Amadis : tragédie en musique de Lully et Quinault, représentée pour la première fois au Palais-Royal, le 18 janvier 1684. Notons que La Motte composera lui-même une tragédie lyrique, Amadis de Grèce, avec musique d’André Cardinal, dit Destouches, qui sera représentée en mars 1699. Voir notre article : « Amadis de Grèce, ou la mise en fiction du pouvoir royal. » Seventeenth-Century French Studies, Vol. 31, No. 1, 2009 : 14-24. 14 A noter que les paroles du sommeil, qui doivent précéder l’ouverture « Ô tranquille sommeil… » ne figurent pas dans le livret tel qu’il est présenté sur le site Lully. http : / / sitelully.free.fr/ livretamadis.htm. Interrogé le 23 mars 2011. La seule indication est qu’un éclair et un coup de tonnerre réveillent Urgande et Alquif. Voir également Mazouer 219. <?page no="11"?> 11 Introduction Il convient à ce point de s’interroger sur l’opinion générale qui veut que le peu de succès des Originaux ait conduit La Motte à entrer à la Trappe. Comme le souligne Ch. Mazouer, la pièce avait été représentée en août, c’est-à-dire en pleine saison creuse. Le public, dit-il, désertait les théâtres parisiens (199). Néanmoins, La Motte devait le savoir d’avance (à moins qu’il n’ait rajouté le prologue juste avant que la pièce soit jouée, ce qui semble peu probable). Les paroles de du Rimet laissent peu de doute sur ce point : « Mais sur-tout, quelque succès qu’ait la Piéce, je m’en lave les mains ; ne vous en prenez qu’à la saison : car, voyez-vous, il en va d’une Comédie tout au rebours des autres productions de la Nature. En Eté rien de si morfondu, en Hiver, rien de si vif et de si chaud ; & souvent, telle Piéce agonisante dès la première représentation se remet sur pied et fleurit tout le cours d’un Hiver 15 ; qu’on n’auroit pas souffert quatre jours, si le sort moins favorable à l’Auteur eût reculé son exécution jusqu’aux vacances. » Aux paroles de Cinthio, qui suivent, du Rimet réplique que même si Molière ressuscité produisait un nouveau chef-d’œuvre, les jeunes officiers qui d’ordinaire affluent au théâtre (surtout pour lorgner les belles) ne viendraient pas, vu qu’ils se hâlent au soleil des Flandres, allusion ironique à la fois au climat flamand peu ensoleillé et à la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) qui faisait rage alors dans les Pays-Bas espagnols. Rappelons que, le 29 juillet, le maréchal duc de Luxembourg (François-Henri de Montmorency-Luxembourg, 1628-1695), avait gagné la bataille de Neerwinden sur Guillaume III d’Orange-Nassau (1650-1702) 16 (Cornette 405). La métathéâtralité du prologue s’étend aux personnages et à leurs capacités théâtrales. Du Rimet les présente l’un après l’autre, avec leurs « spécialités » respectives : Cinthio pour l’habileté, Octave pour la tendresse, Mezzetin pour la bouffonnerie, Pasquariel pour l’agilité, Pierrot pour la naïveté, Arlequin pour les bons mots et la souplesse d’esprit, Colombine pour la mémoire et Marinette pour le charme (Mazouer 214). Même à vingt et un ans, La Motte n’est pas dupe de ses propres talents et fait parler Cinthio dans ce sens : une pièce que son auteur estime géniale peut fort bien être méprisée du public. Cette réplique de Cinthio vient renforcer l’idée que le départ de La Motte pour la Trappe n’est peut-être pas forcément dû uniquement au manque de succès de la pièce, mais aussi à une flambée de vocation religieuse, loin d’être invraisemblable chez un jeune. Considérons par ailleurs ces mots de l’abbé 15 Pour un aperçu des pièces disponibles dans les théâtres au cours du terrible hiver de 1709, entre février et mai, voir notre article « L’Hiver de 1709 ». Cahiers du Dixseptième, Vol. XII No. 2, 2009 : 1-29. 16 Également roi d’Angleterre sous le nom de Guillaume III. <?page no="12"?> 12 Introduction Trublet qui, sans rejeter entièrement la thèse de la déception, fait remarquer ce qui suit : « Revenu à Paris [de la Trappe], sa dévotion se soutint encore assez longtemps, & il ne s’occupa qu’à lire des livres de piété, & à en composer lui-même. Il fit entr’autres, une Paraphrase (en prose) des pseaumes de la pénitence 17 , dont on conserve le manuscrit dans sa famille. » (4) Le prologue se termine sur une note optimiste par l’intervention de Thalie, qui descend dans une machine et encourage les acteurs à jouer sans se préoccuper des réactions du public. Encore un indice que La Motte se doutait que sa pièce n’aurait pas grand succès. Parlons à présent des acteurs des Originaux. Ch. Mazouer déclare qu’il faut toujours se référer au travail d’Émile Campardon 18 . Le fait est que c’est un ouvrage monumental, qui continue à faire autorité après plus d’un siècle. C’est essentiellement une encyclopédie des acteurs italiens qui permet ici de les rapporter aux rôles qu’ils auraient tenus dans la pièce de La Motte. Le rôle d’Arlequin était vraisemblablement tenu par Évariste Gherardi lui-même. Il commence sa carrière en 1689. Au tome I, pp. 240-242, Campardon présente une notice biographique de Gherardi, annonçant d’emblée qu’il tenait le rôle d’Arlequin dans les pièces italiennes. Né au Prato en Toscane vers 1666, il débute à la Comédie-Italienne, après de bonnes études classiques, le 1 er octobre 1689, dans une pièce à canevas intitulée Le Divorce forcé 19 . La pièce est de J.-F. Regnard (1655-1709). Voici ce qu’on en trouve d’après Antoine de Léris (1723-1795) dans son Dictionnaire portatif des théâtres (Paris : Jombert, 1763, pp. 147-148, In CESAR) : Le DIVORCE, Com. en 3 Ac. en pro. avec un Prolog. par Regnard, jouée sur l’ancien Thé. Ital. le 17 Mars 1688. Une observation à faire sur cette piece, est que n’ayant pas réussi entre les mains du célebre Dominique, elle avoit été rayée du Catalogue des pieces qu’on reprenoit de tems en tems ; cependant Gherardi l’a choisi pour son coup d’essai en Octobre 1689, & elle eut tant de bonheur entre ses mains, qu’elle plut généralement, & fut extraordinairement suivie. Pour ce qui est de Mezzetin, son rôle était tenu par Angelo Constantini (1654-1729), (Campardon, II, 18). Voici ce qu’en dit Antoine d’Origny (1734-1798) dans ses Annales du Théâtre italien (Paris, 1788, T. I, pp. 20-21, In CESAR) : 17 54 psaumes en tout, qu’on trouve dans l’édition Prault de 1754, T. I, pp. 337-358 de la réimpression Slatkine. 18 P. 200, n. 5. 19 L’exemplaire de la BnF donne simplement comme titre Le Divorce. <?page no="13"?> 13 Introduction Angelo Constantini, de Vérone, se rendit à Paris, sur la fin de l’année 1681, & y remplit, à la satisfaction des connoisseurs, le rôle d’Arlequin, qu’il avoit adopté dès sa jeunesse. Sa réception suivit de près son début. Il fut destiné à doubler Dominique ; mais celui-ci, fort appliqué, lui laissoit peu d’occupation. Constantini, à qui l’oisiveté pesoit toujours, commença par demander des rôles détachés ; ensuite il prit l’emploi & le caractere de Scapin, qui manquoit alors, sans en conserver néanmoins, ni le costume, ni le nom. Pour faire ce personnage, qu’il appella Mezzetin, il préféra de porter une petite veste, une culotte & un manteau d’étoffe rayée de différentes couleurs, avec une fraise & un bonnet. Pasquariel était incarné par Joseph Tortoriti (Campardon, II, 165-169). Voici une remarque de d’Origny (T. I, p. 22, In CESAR) : Joseph Tortoriti fut goûté au mois de Mars 1685, dans le personnage de Pascariel. Il avoit du feu, de la souplesse & de l’agilité. En 1694, il prit le rôle de Scaramouche, après avoir joué long-tems celui de Capitan. Quand les Comédiens 20 furent congédiés, il se fit Directeur de Troupe. Cette entreprise le ruina au point qu’il mourut de faim & de misere. Marc-Antoine Romagnesi (1633-1706) jouait Cinthio (Campardon I, 112 et II, 107) et probablement le Docteur 21 (de Sénécasse) (Campardon I, 184). Jean-Baptiste Constantini (16 ? ? -1720) jouait Octave (Campardon I, 139- 140). Il débute à la Comédie-Italienne le 2 novembre 1688. Campardon dit qu’il était bon danseur et musicien habile, jouant de plusieurs instruments. Colombine était vraisemblablement jouée par Catherine Biancolelli (1665-1716) (Campardon I, 64-65), fille du célèbre Dominique Biancolelli (1640-1688). Voici ce qu’en dit Maupoint (Bibliothèque des théâtres, Paris : Prault, 1733, p. 76) : « L’actrice qui joüoit ce rolle sur l’ancien Théâtre Italien, se nommoit Catherine Biancolelly femme du sieur de la Torillère Comedien François, elle étoit fille du celebre Dominique & sœur du sieur Dominique 22 d’aujourd’hui. » C’est sans doute Angélique Toscano qui incarnait Marinette. Elle était femme de Joseph Tortoriti (v. Pasquariel). La base CESAR fournit une liste des acteurs de la pièce. Les deux premières scènes du premier acte sont en canevas. Il faut noter que dans la première, contrairement à l’opinion d’Attinger, Arlequin et Mezzetin « font les plaisans » en donnant des conseils (sans doute sous forme de 20 Les Comédiens-Italiens. La troupe fut abolie en 1697. 21 Voir note supra à propos de Lolli. 22 Pierre-François Biancolelli, dit Dominique comme son père. 1680-1734. Campardon I, 65-67. <?page no="14"?> 14 Introduction lazzis) à Octave dans sa quête de l’amour de Colombine. Il faut noter aussi ce qui doit être une assez longue improvisation entre Arlequin et Mezzetin, probablement fort burlesque, sur la guerre (ils en parlent « à tort et à travers »). On peut donc penser que la scène ne manque pas de comique. Dans la scène suivante, le rapport de Pasquariel à Octave est ambigu : le premier est-il rival ou entremetteur du second ? La scène rapporte que Goguet destine Colombine à un riche Italien, mais qu’il lui laisse la liberté de voir d’autres hommes, au cas où l’Italien n’arriverait pas en France, afin qu’elle ne manque pas de bons partis. Mais ensuite, il ajoute « Qu’il [Pasquariel] jouyroit luy-même de cette liberté, s’il n’avoit pas été surpris dans le Jardin avec Colombine à une heure indue, mais que malgré cela il [Octave] n’a qu’à écrire un billet à Colombine, & qu’il se charge de le faire tenir. » À partir de ce point, Pasquariel servira les amours d’Octave, mais il n’est pas clair pourquoi La Motte a jugé bon de le présenter d’abord comme un rival potentiel. La scène III reprend un thème du prologue : le sommeil intempestif, mettant le seul Pierrot en cause, cette fois-ci. Mais ce qui est plus important c’est qu’elle représente aussi Colombine en auteur dramatique. On pense immédiatement à Mme de Villedieu (Marie-Catherine Desjardins, 1640- 1683), auteur de trois pièces de théâtre 23 (bien qu’elle ne soit pas la seule dramaturge du XVII e siècle, tant s’en faut). Sans chercher à établir des rapports improuvables, il faut quand même mentionner que la pièce de La Motte fut représentée précisément dix ans après la mort de Marie-Catherine. Coïncidence ? Notons cependant que la scène écrite par Colombine n’a rien à voir avec le théâtre de Mme de Villedieu. Fait-elle vraiment le bel esprit, comme le dit Ch. Mazouer (204) 24 ? Celui-ci saisit très bien le « décalage burlesque » entre les essais dramatiques de Colombine et les protestations ensommeillées de Pierrot, mais il faudrait se pencher de plus près sur la substance de ce qu’a écrit Colombine, c’est-à-dire La Motte lui-même. Bien sûr, il s’agit d’un badinage entre une coquette et un officier prêt à aller se battre. Par le canal de Colombine, La Motte déplore la guerre, mais c’est surtout comme un obstacle à l’amour. Le dialogue contient une allusion à un jeune auteur médiocre « qui s’est acquis le droit de se veautrer sur le Théâtre Italien, par une piéce digne d’être piloriée au Parnasse, comme l’opprobre de la Republique des Lettres, qu’en ferez vous ? », selon l’Officier. La Coquette répond qu’il sera « toujours notre La Couture, par ses extravagances rimées, & ses galanteries de Collége ». 23 Manlius, tragi-comédie en 5 actes, Paris, Claude Barbin, 1662. Nitétis, tragédie en 5 actes, Paris, Claude Barbin, 1664. Le Favori, tragi-comédie en 5 actes, Paris, L. Billaine, 1665. 24 L’expression est de Goguet, à la sc. 4. <?page no="15"?> 15 Introduction La base CESAR identifie un certain La Couture 25 comme chef de deux troupes dans les années 50 et 60, mais sans donner de détails. Il est donc impossible de déterminer à qui La Motte fait allusion dans cette réplique. L’idée que ce soit La Motte qui se moque de lui-même est difficile à soutenir, vu sa répugnance bien connue pour les critiques. Il est vrai, comme le souligne Ch. Mazouer, que la culture de Colombine contraste fortement avec le terre-à-terre de Pierrot, mais ce serait une erreur de considérer ce dernier comme inculte. Notons la remarque de Colombine au début de la scène : « Il ne me reste plus qu’à en demander l’avis à Pierrot. La nature doit toujours être la première critique de nos ouvrages. » Cela signifierait que Pierrot, sans forcément être l’égal intellectuel de Colombine, a un jugement « naïf », c’est-à-dire naturel et spontané. Bien sûr, ses « remarques sur Vaugelas » sont employées ici comme une forme de farce, mais si on se reporte au début de la scène, on note que Pierrot faisait un rêve, provoqué sans doute par la lecture de romans héroïques ou de relations historiques touchant les conflits entre la Chrétienté et l’empire ottoman. Il rêve qu’il pourfendait les armées du Grand Turc, qu’il décrit de façon bouffonne comme « deux fois haut comme notre maison ». Cette réplique fait penser aux vantardises du capitan Matamore, de L’Illusion comique (1636). En tout cas, tout rustique qu’il est, Pierrot n’est donc pas forcément un lourdaud inculte. D’ailleurs, s’il était tel, pourquoi Colombine (qui semble bien le connaître) lui demanderait-elle son avis sur une scène de théâtre ? L’optimisme de La Motte concernant sa propre pièce peut se voir dans le dialogue entre Goguet et Pierrot à la scène suivante. Goguet évoque un certain nombre d’auteurs dramatiques qui n’ont pas réussi, afin d’amener sa fille à préférer le mariage à une carrière dans le théâtre, ce à quoi Colombine résiste. Ici, on peut la considérer à la fois comme la porte-parole de La Motte, dans ce sens qu’elle repousse avec horreur les prétendants que lui propose son père, lesquels peuvent se considérer comme autant de métaphores d’une alternative malheureuse à une carrière dramatique - c’est-à-dire l’adoption par une femme d’un rôle conventionnel - mais aussi comme une femme moderne, qui veut choisir elle-même celui qui sera son compagnon dans la vie. Il faut dire que ces prétendants, Cotignac, de Sénécasse (le médecin bien nommé) et de La Gamme (musicien, bien entendu) sont grotesques à souhait, comme on le verra dans les scènes suivantes. Cela est voulu, bien entendu : il ne faut jamais perdre de vue le fait que deux de ces trois personnages de farce sont en fait Arlequin et Mezzetin déguisés. Sénécasse est joué 25 Ni Campardon, ni Carrington, ni Attinger, ni Mazouer ne font mention de La Couture ni de ses deux troupes. <?page no="16"?> 16 Introduction par le Docteur, qui ne participe pas vraiment à l’intrigue et est inséré dans la pièce pour qu’elle se conforme aux critères de la comédie italienne. Notons en passant que Colombine n’a rien de l’Armande des Femmes Savantes ; autrement dit, c’est une véritable intellectuelle et non un basbleu 26 . L’humour qui se dégage à la scène précédente du dialogue entre l’officier et la coquette le fait bien voir. Ch. Mazouer est fort conscient des sentiments de la jeune fille ; il en parle en détail dans son analyse de la pièce (205). La Motte fait déclarer explicitement à Colombine que le mariage est (souvent) pour la vie ; il faut donc laisser à la femme la liberté de choisir celui avec qui elle la passera (II, 2) : Cruauté ! qu’il faille être victimes de l’avarice de nos parents ! Helas ! puisque souvent pour toute la vie il ne nous est permis d’avoir qu’un homme, il étoit bien juste de nous en laisser le choix. Cela fait immédiatement penser à ce que dit Angélique à Béline dans la sc. 6 de l’Acte II du Malade imaginaire : Chacun a son but en se mariant. Pour moi, qui ne veux un mari que pour l’aimer véritablement, et qui prétends en faire tout l’attachement de ma vie, je vous avoue que j’y cherche quelque précaution. Il y en a d’aucunes qui prennent des maris seulement pour se tirer de la contrainte de leurs parents, et se mettre en état de faire tout ce qu’elles voudront. Il y en a d’autres, Madame, qui font du mariage un commerce de pur intérêt ; qui ne se marient que pour gagner des douaires ; que pour s’enrichir par la mort de ceux qu’elles épousent, et courent sans scrupule de mari en mari, pour s’approprier leurs dépouilles. Ces personnes-là à la vérité n’y cherchent pas tant de façons, et regardent peu la personne. Ce qui est aussi fort intéressant, c’est de noter que Colombine, sans rejeter les plaisirs physiques que procure le mariage, privilégie ceux de l’esprit, arguant que, lorsque les sens s’assagissent avec l’âge, il doit rester une attraction intellectuelle et psychologique qui continue de rendre le mariage un plaisir et non un fardeau. Revenons aux noms des prétendants que propose Goguet à sa fille. Le premier a un nom qui se termine en -ac. On sait d’autre part que Cotignac est un village de Provence et aussi que le cotignac est une confiserie à base de coings, originaire d’Orléans au XVI e siècle. Quelle acception La Motte favorise-t-il, le village provençal ou la confiserie 27 ? Mentionnons que le cotignac 26 Ch. Mazouer fait des remarques très intéressantes sur l’avatar de Colombine créé par La Motte. Il cite notamment un article de François Moureau sur le sujet (205 n. 14). 27 A moins qu’il n’ait choisi le nom simplement pour sa consonance gasconne… <?page no="17"?> 17 Introduction a des vertus apéritives et digestives, ce dernier aspect semblant présenter une sorte d’affinité avec le nom d’un autre prétendant, le médecin de Sénécasse. La cassia (Cassia angustifolia) a des vertus purgatives, ce qui reviendrait à assimiler ce praticien au Purgon du Malade imaginaire, dont fait ailleurs mention Colombine. Mais si Cotignac (tout Gascon qu’est le personnage d’accent et de manières) se réfère au village provençal, cela reviendrait à aller s’enterrer dans un petit trou de province, loin des plaisirs que procure Paris. Pour ce qui est du nom du musicien, il va de soi. On voit donc que Colombine a rejeté d’avance des individus qui ne sauraient lui procurer la vraie satisfaction qu’elle recherche dans le mariage, celle de l’esprit et du cœur. Certainement, les prouesses (ou plutôt les vantardises) militaires et amoureuses de Cotignac (sc. 5) ne l’émeuvent pas. Il faut noter que dans cette scène, elle demeure presque entièrement muette, n’y ayant que trois répliques. La conversation se poursuit entre Cotignac, Goguet et Pierrot pour la plupart. On peut cependant mettre en contraste le laconisme plein d’ironie de Colombine avec la crédulité effusive de Goguet, motivée principalement par le désir de marier sa fille. C’est ce contraste, joint aux vantardises de Cotignac, qui constitue le comique de la scène. Elle présente aussi un intérêt historique avec les détails de la « vaillance » de Cotignac durant les batailles de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Même à ce jeune âge, La Motte était conscient qu’il fallait faire preuve de pertinence, fût-ce dans une comédie. La tragédie lyrique d’Amadis de Grèce, qu’il composera à vingt-sept ans, démontrera cette même conscience des événements contemporains. Ch. Mazouer commente pertinemment ce réalisme, en ce qui concerne le théâtre comique en général et italien en particulier : Tout le théâtre comique joué en France de la mort de Molière à la fin du siècle, et au-delà, est dominé par la peinture sans indulgence de la réalité contemporaine. C’est le triomphe de la comédie de mœurs, traitée d’ailleurs avec une gaieté et une fantaisie particulières. Le phénomène touche autant les comédies écrites pour les comédiens italiens que celles destinées aux comédiens français. C’est Fatouville 28 , seul dramaturge français des Italiens de 1681 à 1687, qui introduisit chez eux la satire : allusions à l’actualité et critique de la société contemporaine ; la satire des mœurs l’emportera bientôt à l’Hôtel de Bourgogne. Au demeurant, les Italiens, comme les Français, s’autorisent de l’exemple de Molière à qui un culte est rendu. Les Originaux mentionnent précisément le grand modèle, « le charmant Molière », dont Colombine bel esprit fait ses plus chères délices (207). 28 Anne Mauduit de Fatouville (16 ? ? -1715). http : / / fr.wikipedia.org/ wiki/ Anne_Mauduit_de_Fatouville. Interrogé le 1 er avril 2011. <?page no="18"?> 18 Introduction Le premier acte finit sur une sérénade puis une mousquetade. La sérénade est donnée par La Gamme, qui se prétend amant de Colombine. Le coup de mousquet est tiré par Pierrot (sans faire de mal à personne). Que penser de la première scène de l’Acte II ? Colombine, seule, se lamente de ne pouvoir être à Octave. Toutes ses affirmations d’aimer le bel esprit sont-elles annulées par la phrase « Je feins un entêtement pour l’esprit, afin que si l’Italien qu’on me destine n’en est pas bien partagé, comme il y a de l’apparence, j’aye une répugnance toute prête pour opposer à notre mariage. » ? Il y a ici une ambiguïté qu’il faut résoudre. Ch. Mazouer reconnaît la situation, disant : « Elle feint d’être un bel esprit, une femme de lettres, plus précisément dramaturge, et qui médite continuellement son modèle : Molière. » (206). Mais si Colombine ne faisait que feindre l’intellectualisme, pourquoi justement demanderait-elle à Pierrot de juger cette scène (I, 3) ? Que lui importe si Pierrot la juge bel esprit ou non ? Y aurait-il contradiction dans le texte de Mazouer entre ces deux déclarations : celle citée plus haut et celle-ci : « Les Originaux mentionnent précisément le grand modèle, le ‘charmant Molière’, dont Colombine bel esprit fait ses plus chères délices. » (207) ? En fait, Mazouer ne se contredit pas. A la page précédente, il reconnaît l’intellectualisme de Colombine : « Le bel esprit de la jeune fille est dénué de pédantisme, tempéré d’humour et somme toute de fort bonne compagnie. » (206) Avec lui, nous pensons que Colombine est effectivement un bel esprit, c’est-à-dire quelqu’un qui prend réellement plaisir à la lecture et à l’écriture, en attendant de pouvoir épouser Octave. L’évocation du Tartuffe, du Malade imaginaire et du Bourgeois gentilhomme non seulement fait voir les qualités d’esprit de Colombine mais vient aussi renforcer l’intertextualité de la pièce, qui débute avec le prologue évoquant fortement La Princesse d’Elide 29 . Cela ne laisse aucun doute sur l’admiration que ressentait La Motte pour Molière, comme ses autres confrères du théâtre italien. Celui-là se montre d’ailleurs prophétique (par le canal de Colombine) en regrettant que Molière n’ait pas traité des partisans (II, 2). On ne peut que se demander quelle aurait pu être sa réaction à Turcaret. A notre connaissance il n’en fait mention nulle part. En 1708, il composait ses odes. L’allusion aux partisans pourrait toutefois se rapporter à ce qu’en dit La Bruyère dans le chapitre VI (« Des biens de fortune ») dans Les Caractères, dont la parution (1688) est bien postérieure à la mort de Molière. On peut se reporter à la citation ci-dessus pour confirmer la peinture des mœurs contemporaines dans le théâtre comique. 29 On pourrait avancer l’argument que l’absence des Femmes savantes dans la nomenclature de Colombine signale qu’elle est loin de la pédanterie de Philaminte, de Bélise et d’Armande. <?page no="19"?> 19 Introduction Les vantardises de Cotignac, à la sc. 3, font contraste au scepticisme ironique de Colombine. Ce qui fait l’intérêt de cette scène, c’est la mise en valeur de l’intellect de la jeune fille, comme dans la scène précédente, à propos de laquelle il faut dire quelques mots. Elle est fortement évocatrice de L’Avare (I, 4), avec un important décalage : dans la pièce de Molière, l’échange entre Harpagon et Élise est plutôt violent, Élise menaçant de se tuer si Harpagon donne suite à son projet de la donner au seigneur Anselme et Harpagon insistant avec la même intensité qu’elle l’épousera. D’autre part, l’esprit et le goût des lettres n’y entrent pas en ligne de compte (L’Avare ne comporte aucune référence littéraire, comme on le sait). La Motte apporte sa propre perspective à l’échange père-fille. Goguet est d’un naturel beaucoup moins dur qu’Harpagon, alors que Colombine énonce clairement ce qu’Élise ne fait jamais, c’est-à-dire qu’elle considère que la première qualité d’un mari est d’avoir de l’esprit et d’être intellectuellement son égal. Rien de semblable entre Valère et Élise. On peut cependant rapprocher Goguet d’Harpagon (toutes proportions gardées) par la dernière réplique de la scène, qui est de Colombine : « Cruauté ! qu’il faille être victimes de l’avarice de nos parents ! Helas ! puisque souvent pour toute la vie il ne nous est permis d’avoir qu’un homme, il étoit bien juste de nous en laisser le choix. » Revenons à la sc. 3, qui se passe entièrement entre Cotignac et Colombine. Cette dernière ne se départit pas de son attitude envers son prétendant, dont elle perce à jour les contradictions (voulues, car c’est vraiment Arlequin déguisé, rappelons-le), comme on peut le voir dans l’échange suivant : COTIGNAC. Le croirirez-vous ? on a voulu tenter ma confiance. On me jette à la tête la Veuve d’un des plus gros Seigneurs du Royaume, qui a dix bonnes mille livres de rente. COLOMBINE. Comment, Monsieur ? La Veuve d’un gros Seigneur n’a que dix mille livres de rente ? COTIGNAC. Vous n’appellez cela rien, vous ? C’est un homme qui laisse après luy plus de vingt Veuves à partager : Vous voyez bien qu’il falloit que le morceau fût gros. Le comique de cette scène est produit par la froideur et la lucidité de Colombine en contraste avec à la fois la (feinte) agitation de Cotignac et sa grotesque exagération, et bien sûr son inconscience affichée et le fait qu’il se donne pour un parti à attraper d’urgence. L’intérêt principal de la scène suivante, avec Cotignac, Colombine et La Gamme réside dans le commentaire que fait Colombine sur les spectacles. Il <?page no="20"?> 20 Introduction contient une critique de la monotonie des opéras, que La Gamme attribue aux paroles, comme on peut le voir ci-dessous : COLOMBINE. A propos, Monsieur de la Gamme, dites-nous un peu des nouvelles de nos Spectacles. Je m’y intéresse fort, & je ne vois qu’à regret, que le siècle soit en train d’être en Operas, comme les Espagnols sont en habits, toujours les mêmes. LA GAMME. C’est la faute des Poëtes. La Musique fait toujours de bonne sausse, mais que sert-elle avec de méchant poisson ? La, la, la. (Il fredonne.) On peut examiner les opéras français représentés entre 1690 30 et 1693 pour tenter de vérifier si La Motte a raison. Il faudrait faire une comparaison serrée entre les livrets, ce qui dépasserait le cadre de cette étude. Néanmoins, voyons quels éclaircissements le Magazine de l’opéra baroque 31 , publication en ligne, peut apporter pour soutenir le propos de La Motte sur la monotonie des opéras. On constate que les thèmes tirés de la mythologie gréco-latine dominent, avec des exceptions. On peut voir le détail de ces opéras dans l’appendice. Avec la scène suivante (sc. 5), La Motte soulève une question à la fois onomastique et théâtrale fort intéressante. Nous avons mentionné plus haut la vertu purgative de la cassia-séné. Dans cette scène, La Motte va plus loin, si on peut dire, que Molière dans Le Malade imaginaire. Celui-ci donne aux médecins de la pièce des noms explicites, Purgon et Diafoirus, qui tous deux se rapportent clairement aux fonctions excrétoires. Si le nom de Sénécasse évoque la purgation, il faut cependant noter qu’il est clairement métathéâtralisé par rapport à l’appellation générique de Docteur : « C’est un nom que j’ay fait à plaisir. Mon Pere ne m’en a point laissé, il a bien falu m’en trouver un moy-même. N’est-il pas vray qu’il dénote merveilleusement bien ma profession ? », mettant ainsi en relief l’artificialité non seulement des noms de personnages mais, par extension, de toute l’entreprise théâtrale. Et si Purgon menace Argan de toutes sortes d’horribles complications digestives menant à la mort parce qu’il refusé de prendre un clystère (III, 5), Sénécasse se fâche lorsque Cotignac (Arlequin) suggère qu’il pratique une médecine excrémentielle. Notons aussi que la scène se termine par une didascalie qui est en partie un canevas, prélude sans doute à la scène suivante, qui l’est entièrement. La scène 7, dernière de l’acte, articule deux parties qui semblent à première vue entièrement différentes. La première porte sur Octave, qui s’insinue 30 A cette date, La Motte a dix-huit ans. 31 http : / / operabaroque.fr/ <?page no="21"?> 21 Introduction dans l’appartement de Colombine caché à l’intérieur d’une bibliothèque portée par Mezzetin. Ce dernier présente le meuble comme contenant un livre que Colombine ne peut manquer d’apprécier. La métaphore filée fait appel aux intérêts littéraires de Colombine. En même temps, la première réplique de Mezzetin (« Je connois votre goût… ») ne fait qu’affirmer ce que l’on sait déjà : Colombine préfère le véritable amour aux plaisirs désincarnés de l’esprit, sans dédaigner toutefois ceux-ci. Il faut cependant examiner l’identification de cet amour à un livre. Notons d’emblée la confusion volontaire qu’effectue La Motte entre la jeunesse d’Octave (« Il ne voit le jour que depuis vingt ans… ») et la supériorité des Modernes sur les Anciens (« Aristote, Platon, Cicéron, Virgile, tout cela n’est que de la poussiére au prix de luy. »). On est encore loin de 1714 et de sa querelle avec Madame Dacier, mais si La Motte aimait jouer la comédie et en particulier Molière durant son temps d’étudiant, il a très bien pu se souvenir de cette réplique d’Angélique à Thomas Diafoirus dans Le Malade imaginaire (II, 6) : THOMAS DIAFOIRUS. - Nous lisons, des anciens, Mademoiselle, que leur coutume était d’enlever par force de la maison des pères les filles qu’on menait marier, afin qu’il ne semblât pas que ce fût de leur consentement, qu’elles convolaient dans les bras d’un homme. ANGÉLIQUE. - Les anciens, Monsieur, sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle, et quand un mariage nous plaît, nous savons fort bien y aller, sans qu’on nous y traîne. Donnez-vous patience ; si vous m’aimez, Monsieur, vous devez vouloir tout ce que je veux. Bien entendu, les circonstances sont tout à fait différentes et ce n’est pas Colombine qui met à plat les Anciens ; il n’en reste pas moins qu’un Octave jeune et bien vivant est fort préférable, selon ce que connaît d’elle Mezzetin, à Virgile, Platon et au reste. Notons néanmoins cette métaphorisation qui identifie la relation amoureuse à un acte de lecture (Octave est le livre, Colombine la lectrice). Cela signifie que l’esprit a autant de place que le cœur dans un rapport amoureux. Il faut relever le contraste frappant avec les diverses conceptions de l’amour qu’ont Cotignac (entreprise militaire), Sénécasse (examen médical) et La Gamme (partition musicale). La deuxième partie de la scène relève du théâtre à machines et le ton change considérablement. C’est un divertissement paysan, avec le vocabulaire approprié. Relevons le terme « regaudissons-nous », qui ne se trouve pas dans l’index de Kirkness, mais qui signifie sans nul doute « réjouissons-nous » (du latin gaudere). Quel rapport avec Octave et Colombine ? Le rapport est évident : l’amour entre les deux jeunes gens n’est ni plus ni moins légitime que celui entre les paysans Coline et Lucas et doit occasionner les mêmes sortes de réjouissances. Si on ne peut pas vraiment parler d’intermède, disons <?page no="22"?> 22 Introduction que cette façon de terminer la scène proclame l’universalité de l’amour et sa légitimité par rapport aux mariages arrangés, tel que le voudrait Goguet. On verra néanmoins que les réjouissances qui terminent la pièce sont beaucoup plus relevées de ton. A la sc. 1 de l’Acte III, Pierrot exprime son désespoir de ne pas être aimé de Marinette. Ce désespoir n’est en fait qu’une farce : les différentes formes de suicide évoquées par le personnage sont successivement écartées de façon burlesque, qui fait suite aux manifestations de détresse de Pierrot. S’il s’arrache les cheveux quand elle danse, cette pénible impression est immédiatement effacée par son exclamation « je suis devenu chauve depuis que je l’aime ». La juxtaposition de la calvitie, élément comique, avec l’élément tragique du désespoir amoureux crée une situation burlesque renforcée par la lâcheté évidente de Pierrot, qui craint d’abord de perdre tout son sang en se donnant un coup de couteau dans le ventre, puis, mélange comique du métaphorique et du littéral, rejette l’idée de se tirer une balle dans le front, de peur qu’on dise de lui qu’il a du plomb dans la tête. Enfin, il contemple la mort de Lucrèce la Romaine, qu’il imiterait bien, s’il y avait moyen de le faire sans se poignarder. Notons qu’il lisait avant l’histoire de Lucrèce, ce qui vient confirmer le fait qu’il possède une certaine culture, comme sa déclaration à la sc. 3 qu’il aurait mieux fait d’apprendre à parler d’amour que de lire Quinte-Curce. Le jeu théâtral dans cette dernière scène repose sur une « leçon d’amour » qu’Arlequin veut donner à Pierrot, amoureux de Marinette mais ne possédant pas la faconde nécessaire pour la séduire. Essentiellement, la sc. 2 (canevas) résume cela, servant de prélude à la scène suivante. Les métaphores dont se sert Arlequin pour séduire Marinette, se rapportant à l’archerie et à la pêche (flèche, filet de l’amour), servent par leur nature conventionnelle à mettre en relief la naïveté de Pierrot, qui manifeste sa surprise de ne les avoir jamais entendues. Devant la coquetterie de Marinette, Arlequin redouble d’éloquence, glissant même dans son discours une note discrète d’érotisme, comme on peut le voir à la fin de la réplique : Ah, ma Belle ! je suis prêt à faire telle épreuve qu’il vous plaira. (à Pierrot) Donne-toi patience. (à Marinette) Ouy, ma Charmante, je me sens tout amour de pied en cap. Mon sang bouillonne, mon cerveau s’échauffe, mes yeux s’allument, mon cœur palpite…. mon…. Dispensez-moi, s’il vous plaît, d’achever le portrait de ma situation ; il y en auroit trop à dire. (à Pierrot) Remarques-tu le geste, le ton ? Il faut noter la sagacité de Marinette, qui d’abord ne croit pas trop aux fleurettes que lui conte Arlequin. Ce dont elle ne semble pas consciente non plus, c’est qu’Arlequin lui raconte toutes ces douceurs au bénéfice (apparent) de Pierrot, à moins qu’elle ne s’en rende compte mais n’y accorde aucune im- <?page no="23"?> 23 Introduction portance, du moment qu’elle préfère Arlequin. Notons également que Pierrot ne semble pas trop dupe des actions de celui-ci et de son altruisme. En guise de récompense, il lui promet ironiquement des cadeaux dérisoires : Va, je t’assure que je n’en seray pas ingrat. Je veux que nous partagions ensemble le revenant bon 32 de mon amour. Tu auras toutes les enveloppes des lettres que Marinette m’écrira, toutes les bourses où elle m’envoyera de l’argent, & je te promets le récit mot pour mot de tout… ce que… l’idée m’en chatouille seulement. Cette réplique montre que Pierrot est à la fois naïf et rusé. Naïf en ce qui concerne les femmes et l’amour, rusé dans ses rapports avec Arlequin, qui est fort conscient de l’ironie et y répond en conséquence. Le dialogue de cette scène est presque entièrement entre Marinette et Arlequin (sauf quelques remarques de ce dernier à Pierrot), ce qui renforce l’idée que l’amoureux transi est « laissé pour compte », ce que va confirmer la fin de la scène, lorsque Marinette le rejette dédaigneusement quand il cherche à « pratiquer » sur elle ce que vient de démontrer Arlequin. Son costume doit le présenter comme chauve, puisque Marinette dit, s’adressant à Arlequin : « Viens, mon cher, & laissons ce vilain pelé s’entretenir tout seul. » Elle et Arlequin quittent la scène, laissant Pierrot seul à ruminer sa vengeance. La sc. 4 en canevas prépare la sc. 6, mais la sc. 5 est purement théâtrale, fournissant un intermède farcesque entre La Gamme et Sénécasse qui en veulent à Cotignac mais finissent par se battre ensemble, ne le trouvant pas. Elle n’a certainement aucune relation avec la suivante, où s’entretiennent Arlequin et Colombine. Il n’est plus vidame de Cotignac, comme à l’Acte II, sc. 3, mais est vêtu en cavalier et prétend qu’il continue de chercher une riche veuve, malgré ses déceptions dans ce domaine. Il détaille ses exploits amoureux imaginaires à Colombine, qui n’en est pas trop dupe. S’il se livre à une classification des femmes, c’est pour éprouver Colombine. On voit par là qu’il est particulièrement dévoué à Octave. Il raconte à Colombine qu’il existe quatre espèces de femmes : celles qui ne répondent qu’à l’argent, celles qui recherchent un homme qui sache garder le secret d’une relation amoureuse, celles qui recherchent les hommes ayant la réputation d’aimables, c’est-à-dire qui sont connus pour être galants et sans doute habiles dans l’art d’aimer, enfin les indépendantes, qui ne se fient qu’à leur propre jugement en ce qui concerne les hommes. Les répliques de Colombine à ces descriptions taxinomiques témoignent de sa finesse. Sans rejeter de front les définitions d’Arlequin, qui juge les femmes exclusivement d’un point de vue masculin, elle lui répond point par point, notant par exemple qu’il est presque impossible qu’un amant français garde 32 Profit casuel provenant d’un marché, d’une charge, etc. <?page no="24"?> 24 Introduction longtemps le secret d’une liaison. Dans ces répliques, La Motte fait preuve d’une remarquable connaissance du cœur humain pour quelqu’un d’aussi jeune. Il démontre également une conception tout à fait intéressante du personnage de Colombine, qui a la pudeur de ses sentiments et refuse de révéler à Arlequin qu’elle aime Octave jusqu’au moment où Arlequin est forcé de passer aux aveux. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle consent à répondre au billet d’Octave. Pour ne pas tomber dans le sentimentalisme ou plutôt pour maintenir la tension comique, La Motte fait entrer Goguet à ce moment-là (ce qui aurait dû donner lieu à un changement de scène) et sortir provisoirement Colombine. La conversation se déroule donc entre lui et Arlequin, sauf à la fin de la scène où Colombine revient, rapportant les tablettes d’Octave sur lesquelles elle vient de rédiger sa réponse à celui-ci. La scène contient une importante implication : Colombine n’est peut-être pas fille de Goguet, ce qui expliquerait ses inclinations intellectuelles contrastant si fortement avec le terre-àterre de celui-ci. Elle ne se doute probablement pas de cette situation, que La Motte introduit dans la scène soit pour rendre Goguet encore plus ridicule, soit pour justifier les penchants intellectuels de Colombine (soit les deux) : GOGUET. - Il est vray que Colombine a d’une sorte d’esprit qui fait plaisir. Elle ressemble fort à un Academicien qui nous affectionnoit fort ma femme & moy, dans les premiéres années de notre mariage. ARLEQUIN. - Preuve qu’il fait toujours bon hanter les gens d’esprit ! L’air en est contagieux, cela se gagne comme la galle & la rougeolle. GOGUET. - Oh ! je n’ay jamais fait société qu’avec des gens de mérite. Je me flatte que ma famille n’y a pas perdu. ARLEQUIN. - Comment diable, perdu ? Au contraire, c’est une éducation prématurée que cela, & l’on ne sçauroit travailler à sa postérité sur de trop bons modèles. Adieu, Monsieur. Bon jour, Mademoiselle. Vous voulez bien que de temps en temps je vienne faire assaut d’esprit avec vous ? La Motte fait voir sa subtilité coutumière en faisant mentionner à Goguet ses accointances avec l’académicien avant la naissance de Colombine, ce qui permet au lecteur/ spectateur de tirer ses propres conclusions. Noter les remarques d’Arlequin, qui semblent bien confirmer la non-paternité de Goguet et le nom de celui-ci, dont la consonance fait penser à « cocu ». Les scs. 7 et 8 sont en canevas. La sc. 8 est d’une grande importance, parce qu’elle détermine ce qui va se passer par la suite, tout en identifiant pour la première fois l’Italien du titre, dont le nom est Cornalini. Nous avons déjà vu la verve onomastique de La Motte s’exercer aux dépens de La Gamme, de Cotignac et de Sénécasse. Cornalini n’est pas différent. La cornaline est une pierre semi-précieuse dont le nom évoque (du moins pour La Motte) la corne. Il signifie donc que l’épouseur putatif de Colombine est un cocu <?page no="25"?> 25 Introduction en puissance, puisqu’il est imposé à Colombine par Goguet. Bien entendu, il n’est pas possible de juger si cela est vrai ou non, vu que le vrai Cornalini ne viendra jamais à Paris, mais le fait que Goguet cherche à marier sa fille à un gendre dont la seule vertu serait d’être riche est une raison suffisante pour attribuer potentiellement des cornes à Monsieur Cornalini. On peut s’appuyer sur une réplique de Pierrot à Goguet à la sc. 9 pour soutenir cette idée : « Vous avez raison. Mais, Monsieur, quand j’y pense, que ce Monsieur Cornalini sera heureux d’épouser Colombine ! Il faut assurément que cet homme-là soit né coiffé. » Bien sûr, « né coiffé » veut dire chanceux, mais ici l’expression est ambiguë, pouvant tout aussi bien se référer aux cornes des cocus. La scène met l’accent sur la divergence de vues de Pierrot et de Goguet, dont l’inconscience et la monomanie contrastent fortement avec la lucidité discrète de Pierrot. La scène suivante entre Goguet et Colombine, très courte, sert à souligner la répugnance de cette dernière à se soumettre aux volontés de son père. La Motte a recours à un procédé scénique très simple, mais très efficace, qui consiste à faire répéter à Colombine, à chaque fois que son père lui parle de l’arrivée de Cornalini « Aujourd’huy, mon Pere ? », ce qui ne fait qu’augmenter l’exaspération de Goguet. Colombine termine la scène sur une remarque insolente. Malheureusement, il n’existe ni réplique de Goguet, ni didascalie pour indiquer sa réaction. Effectivement, « Cornalini » arrive à la sc. 12 et dernière de la pièce (la sc. 11 n’occupe qu’une ligne). Mais ce n’est qu’Arlequin déguisé. Immédiatement, il impose son discours par son outrance, outrance qu’il faut mettre en contraste non seulement avec le discours mesuré et raisonnable de Colombine, mais aussi avec celui de Goguet, dont les yeux se dessillent immédiatement en constatant que l’attitude culturelle et morale du faux Cornalini se révèle totalement incompatible avec les valeurs culturelles françaises. La réplique de Goguet est significative. En réponse à une diatribe cinglante de « Cornalini », qui fustige la liberté des hommes et des femmes en France, Goguet se contente de répondre : « Vous êtes ennemi de la société, à ce que je vois ? » La Motte continue de faire parler « Cornalini » avec une véhémence croissante contre la liberté de mœurs française. A chacune de ses tirades, Goguet ou Colombine fait une réplique ironique. Noter que dans toutes ses divagations francophones, « Cornalini » évoque une réalité historique : le Pont-Neuf était flanqué de bateaux servant d’établissements de bains, et ce jusque dans le XIX e siècle. A une époque où les femmes en France revendiquaient l’égalité intellectuelle et affective avec les hommes et se mêlaient librement à eux dans les salons et les ruelles, une réplique telle que la suivante devait paraître particulièrement odieuse aux spectateurs : <?page no="26"?> 26 Introduction Oh, oh, quelle Police ? Celle qu’on devroit faire garder à toutes les femmes du monde. Elles n’ont ny livres pour étudier l’amour, ny promenades pour le pratiquer, ny jeux pour y risquer notre honneur, ny visites pour prétexter leurs intrigues, ny argent pour se faire des créatures, ny toute cette parure de coquette, qui semble être un étalage pour attirer les Marchands. Enfin, l’amour ne peut entrer chez nous que par la cheminée. Il est intéressant de noter le revirement soudain de Goguet. Il ne s’intéresse plus à l’argent de ce supposé Italien, mais lui fait des remontrances sur ses idées arriérées concernant la vertu et la liberté des femmes. A partir de ce point, Goguet et Colombine semblent se faire assaut de libéralisme et d’ouverture d’esprit pour contrer les arguments de « Cornalini ». Le dénouement arrive brusquement, lorsque débouchent sur scène plusieurs femmes et Octave, tous masqués, qui chantent en chœur un hymne célébrant la liberté, ce qui met Goguet en colère. Curieusement, Cornalini- Arlequin conserve son calme. C’est parce que lui et Octave, qui se donne pour son fils, jouent la comédie à Goguet. Arlequin fait semblant de céder Colombine à Octave. La pièce se terminera sur un concert des quatre parties du monde, qui rappelle le Ballet des Nations du Bourgeois gentilhomme, en beaucoup plus réduit. Le ballet de Molière est bien plus élaboré, mais on ne peut se défendre de rapprocher les deux, qui ont en commun le thème de l’amour, encore que traité de façon différente. Chez La Motte, les quatre parties du monde : Asie, Amérique, Afrique, Europe (c’est-à-dire la France glorieuse dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg), prodiguent des conseils aux amants pour vivre heureux au sein du mariage. Le Ballet des Nations, métathéâtral dans sa première entrée, comporte des passages en espagnol, italien et français, alors que le ballet qui termine Les Originaux est entièrement en français. Il faut noter aussi le dernier passage, chanté par les masques accompagnant Octave et rejetant la jalousie des maris. Les douze derniers vers comprennent de fortes allusions sexuelles, comme on peut le voir ci-dessous : L’Amour viendra toûjours à bout Des jaloux et de leurs mesures. Il n’est point de bonnes serrures Dont il n’ait le passe par-tout. En vain à boucher chaque trou, Un Mary jaloux se tourmente. Il reste toûjours quelque fente, Et par là l’Amour fait son coup. Maris, ne soyez point jaloux, Ne renfermez jamais vos Belles ; Car souvent les plus infidelles Seroient sages sans les verroux. <?page no="27"?> 27 Introduction On ne trouve rien de pareil dans le ballet de Molière, où l’amour est représenté sous un jour plus idéalisé, voire plus anonyme, alors que le ballet des Originaux s’adresse spécifiquement à Octave et à Colombine. Comme le dit Ch. Mazouer, la pièce ne manque pas d’agréments. Elle établit aussi une filiation directe de Molière à La Motte, à plus d’un niveau. A ce titre, même si elle est loin d’être un chef-d’œuvre, elle possède suffisamment de mérite pour être lue attentivement et même portée à la scène et non pas seulement à titre de curiosité. Il ne reste qu’à souhaiter une production contemporaine. Gageons qu’elle aura plus de succès que la représentation du 13 août 1693. On montre en appendice le frontispice et un fragment de la musique (celui disponible dans l’édition de 1721). La présente édition Elle est basée sur la pièce telle qu’elle apparaît dans le tome IV du Théâtre italien de Gherardi, édition de 1721 (Amsterdam : Michel Charles Le Cène). L’orthographe, la ponctuation et (dans la mesure du possible et de la compatibilité avec le logiciel de traitement de texte utilisé) la disposition typographique ont été scrupuleusement respectées. Les illustrations sont également tirées du tome IV du théâtre de Gherardi, avec la permission de la bibliothèque Hargrett de l’université de Géorgie (livres anciens et manuscrits). <?page no="28"?> 28 Appendice Appendice Opéras français représentés entre 1690 et 1693 : 1690 : Orphée, musique de Louis Lully et J.-B. Lully fils 1 , sur un livret de Michel du Boulay, secrétaire de M. de Vendôme, Grand Prieur de France. Représentée, sans succès, le 21 février 1690. Des incidents eurent lieu dans la salle, et des sifflets visèrent le librettiste et les compositeurs. La police dut interdire les sifflets. C’était la première création depuis que le roi avait consenti à Jean-Nicolas de Francine 2 le renouvellement pour dix ans du privilège, le 1 er mars 1689. La partition fut éditée chez Christophe Ballard en 1690, qui dut intenter une action en justice pour obtenir le remboursement des frais d’impression de cinq cents livrets. Il n’y eut pas de reprise. Énée et Lavinie, tragédie en musique, partition de Pascal Colasse (ou Collasse, 1649-1709), livret de Fontenelle. Création à l’Académie royale de musique le 16 décembre 1690, avec une distribution réunissant : Mlle Moreau (Vénus), Dun (Latinus), Marthe Le Rochois (Lavinie, fille de Latinus), Mlle Desmatins (Junon), Du Mesny (Enée), Moreau (Turnus). 1691 : Astrée (supra), tragédie lyrique ; musique de Colasse, livret de La Fontaine. Représentée à l’Académie royale de musique, le 28 novembre 1691. Le Magazine de l’opéra baroque rapporte que La Fontaine assista à la première représentation et, s’ennuyant, sortit après le premier acte, et s’en alla au café Marion où il s’endormit. Athalie, musique de Jean-Baptiste Moreau (1656-1733), paroles de Jean Racine. Représentée pour la première fois à St-Cyr en présence de Louis XIV, le 5 janvier, sans décors ni costumes. Notons que dans ce dernier cas, il ne s’agit pas à proprement parler d’un opéra, en dépit de l’importance de la musique de Moreau. 1692 : Le Ballet de Villeneuve-Saint-Georges. Musique de Pascal Colasse, sur un livret de Banzy. Représenté à Villeneuve-St-Georges, devant la Cour et le Dauphin, le 1 er septembre 1692, puis à l’Académie royale de musique en novembre de la même année, précédé du Carnaval Mascarade. Repris une fois, en 1703, au château de Beauregard. 1693 : Didon, tragédie lyrique. Musique de Henri Desmarest (1661-1741). Prologue et cinq actes, sur un livret de Mme Louise-Geneviève de Gillot de Saintonge (1650-1718, auteur de recueils de poésies), d’après l’Énéide de 1 Louis Lully : 1664-1734 ; Jean-Baptiste Lully fils : 1665-1743. 2 Jean-Nicolas de Francine (1662-1735) fut directeur de l’Académie royale de musique entre 1687 et 1704, puis entre 1712 et 1728. Il épouse en 1684 Catherine-Madeleine Lully, fille aînée de J.-B. Lully. http : / / fr.wikipedia.org/ wiki/ Jean- Nicolas_de_Francine. Interrogé le 1 er avril 2011. <?page no="29"?> 29 Appendice Virgile. Elle fut représentée, avec succès, à l’Académie royale de musique le 5 juin 1693, avec une distribution réunissant Mlle Le Rochois (Didon), Mlle Moreau (Anne), Mlle Maupin (La Magicienne), Dumesny (Enée), Dun (Iarbe), Moreau (Achate), Desvoyes (Une Furie). Le Dauphin assista à la représentation du 15 septembre. Médée, tragédie lyrique. Musique de Marc-Antoine Charpentier, livret de Thomas Corneille. Tragédie lyrique en cinq actes (H 491), avec un prologue, représentée à l’Académie royale de musique le 4 décembre 1693, sous la direction de Pascal Colasse, dans une mise en scène de Jean Bérain, avec dans les rôles principaux, la grande cantatrice Marthe Le Rochois (Médée), Fanchon Moreau (Créuse), Du Mesny (Jason) et J. Dun (Créon). L’ouvrage fut accueilli avec faveur dès la première représentation à laquelle assistaient le Roi, le Dauphin et Monsieur, et il fut édité par Christophe Ballard en 1694. Charpentier le dédia à Louis XIV qui se borna à répondre qu’Elle était persuadée qu’il était un habile homme et qu’Elle savait qu’il y avait de très belles choses dans son opéra. Alcide, ou le triomphe d’Hercule. Tragédie lyrique en un prologue et cinq actes. Musique de Louis Lully et de Marin Marais (1656-1728), livret de Jean Galbert de Campistron (1656-1723). L’œuvre fut créée à l’Académie royale de musique, le 31 mars 1693 sous le titre Alcide, puis Alcide ou le Triomphe d’Hercule. Le Dauphin assista à la représentation du 17 avril, avec la princesse de Conti. Quoique le livret en fût peu apprécié, l’œuvre se maintint plusieurs mois. Notons cette dernière remarque. On peut la rapporter à celle de La Gamme dans la scène 4 de l’acte II des Originaux : « C’est la faute des Poëtes. La Musique fait toujours de bonne sausse, mais que sert-elle avec de méchant poisson ? La, la, la. » A notre connaissance, on ne possède pas de preuve que La Motte y eût assisté, mais il serait fort probable qu’il a été au courant de la réaction publique. Pour une pièce au succès relativement mitigé, les frères Parfaict lui consacrent un peu plus de trois pages de leur dictionnaire (39-42). <?page no="30"?> Les ORIGINAUX ou L’ITALIEN COMÉDIE EN TROIS ACTES MISE AU THEATRE par Monsieur D.L.M. Et représentée pour la première fois par les Comédiens Italiens du Roy, dans leur Hôtel de Bourgogne, Le treizième jour d’Août 1693. <?page no="31"?> 31 Les Originaux ou L’Italien ACTEURS DU PROLOGUE THALIE. DU RIMET, Autheur ARLEQUIN. PIERROT. MEZZETIN. Comédiens CINTHIO. ACTEURS DE LA PIECE GOGUET, Pere de Colombine. COLOMBINE, PIERROT, MARINETTE, Domestiques de Goguet OCTAVE, Amant de Colombine. PASQUARIEL, MEZZETIN, Valets d’Octave. LE VIDAME DE COTIGNAC, Arlequin. DE LA GAMME, Musicien, Mezzetin. DE SENECASSE, Medecin, Le Docteur. La Scène est à Paris. <?page no="32"?> 32 Les Originaux ou L’Italien LES ORIGINAUX OU L’ITALIEN. PROLOGUE. Tous les Comédiens sont couchez sur le Théâtre, dormants. La Symphonie joue un Sommeil, dans le goût de celuy d’Amadis. DU RIMET, en robe. O U diable sont donc ces Messieurs ? Il y a plus d’une heure que je me fatigue inutilement à les chercher. Il me semble pourtant à l’heure qu’il est que ce doit être icy leur gîte. Que vois-je ? Quel beau spectacle est-ce donc que cecy ? Voilà de tout à fait plaisantes figures. Hola ho, Messieurs hola ho ? Est-il donc temps de dormir ? De bout, de bout, promptement, de bout. Pour ma Piéce nouvelle il faut préparer tout. Ignorent-ils qu’il n’est pas permis de s’alliter en plein Théâtre, & croyent-ils qu’Arlequin ait plus de droits que Lisiscas ? Hola ho, de bout, de bout, promptement de bout, Pour ma Piéce nouvelle il faut préparer tout. Peste des Ronfleurs ! Je déserte le Barreau pour les servir de toute l’étenduë de mes talents ; & les Ingrats me laissent égosiller sans répondre. Hola, hola de bout ? Et mot de tous côtez. Quoy ? Pas un ne secouera l’oreille ? Morbleu j’enrage, & je seray contraint de siffler ces animaux-là. Je croy que le sifflet & l’argent sont les seuls éperons qui les hâtent d’aller. De bout… (Il va leur siffler aux oreilles pendant qu’on répète le Sommeil) ARLEQUIN. (chante en se réveillant.) Ah ! j’entends un bruit qui nous presse De nous rassembler tous Le charme cesse Eveillons-nous. TOUS. Le charme cesse Eveillons-nous. <?page no="33"?> 33 Les Originaux ou L’Italien DU RIMET. Qu’est-ce donc, Messieurs, quelle Momerie ? Feriez-vous une Repetition d’Amadis ? ARLEQUIN. Un mot d’éclaircissement, s’il vous plaît, mon cher Monsieur du Rimet. Notre sommeil est de gens qui ne sçavoient rien de mieux à faire. Suivant le résultat de la dernière Diéte de l’Hôtel de Bourgogne, cet assoupissement devoit tenir en léthargie nos chagrins & nos talents, jusqu’à ce qu’un jour plus favorable eût rempli les vuides de notre Théâtre. Car enfin, comme dit excellemment Aristote, Natura abhorret vacuum, & encore plus Comedia. Pour en venir à l’execution, nous prîmes chacun à notre gré un remède des plus soporatifs. Le seigneur Cinthio fut le premier endormi, grâce à la moitié du prologue d’Astrée 1 , qui en fit l’opération. PIERROT. Pour moi, Monsieur, je n’ay point pris d’autre Somnifère que le Rôle que vous m’aviez donné. DU RIMET. En vous remerciant, Monsieur Pierrot. Bien de l’honneur pour mon ouvrage. OCTAVE. Pour moi, je l’avoueray, il m’a fallu prendre du jus de pavot. DU RIMET. Je n’en doute point, Seigneur Octave. C’est l’Emetique de l’insomnie ; & une tête amoureuse comme la vôtre, ne se tranquilise guère à moins. MEZZETIN. Pour moy plus fin qu’eux tous, je me suis fait bercer par Bacchus (Il chante.) C’est à toy Que je doy Les plus longs sommeils de ma vie. ARLEQUIN. Je me suis servi de la même recette. DU RIMET. Alte-là, de grâce. Il m’importe peu de quelle maniére vous vous soyez livré au sommeil ; il s’agit maintenant de jouer ma Piéce, d’y donner tout 1 La pastorale du même titre, inspirée par l’œuvre d’Honoré d’Urfé. Livret de La Fontaine, musique de Pascal ( ? ) Colasse. Représentée le 25 novembre 1691 (CESAR : calendrier électronique des spectacles sous l’Ancien Régime et sous la révolution ; magazine de l’opéra baroque : http : / / operabaroque.fr/ Cadre_baroque.htm. Interrogé le 15 mars 2011). Voir aussi l’introduction (Appendice). <?page no="34"?> 34 Les Originaux ou L’Italien l’agrément que j’attends de vous, de joindre au sel de l’expression, s’il en est, l’échalote & la muscade d’un jeu naturel & divertissant. Mais sur-tout, quelque succès qu’ait la Piéce, je m’en lave les mains ; ne vous en prenez qu’à la saison : car, voyez-vous, il en va d’une Comédie tout au rebours des autres productions de la Nature. En Eté rien de si morfondu, en Hiver, rien de si vif et de si chaud ; & souvent, telle Piéce agonisante dès la première représentation se remet sur pied et fleurit tout le cours d’un Hiver ; qu’on n’auroit pas souffert quatre jours, si le sort moins favorable à l’Auteur eût reculé son exécution jusqu’aux vacances. CINTHIO. Vous avez vos raisons pour nous prévenir, Monsieur du Rimet. Vous craignez peut-être que quelque désobligeante Symphonie ne condamne votre Piéce au Cabinet… DU RIMET. La saison. CINTHIO. Et qu’un vuide fâcheux ne se rempare demain de notre Théâtre. DU RIMET. La saison. Car après tout, Moliére luy-même ressuscitât-il avec un chefd’œuvre nouveau, dites-moy, je vous prie, pourroit-il rassembler pour le voir tant de jeunes Guerriers qui se hâlent au soleil de Flandres ? Tant de Femmes affligées de la perte d’un Sous-mary, qui vont passer en Récluses, dans une Maison de campagne, le fâcheux intérim qui les éloigne d’un jeune Officier ? Vaincroit-il le scrupule de ces Femmes délicates, qui croiroient commettre un attentat contre leur santé, de venir à la Comédie sans manchon ? Redresseroit-il les travers du goût de ces jeunes gens, qui ne viennent icy que pour lorgner les Beautez des Loges, & qu’on n’y voit jamais quand ils desesperent de trouver matiére à leur œillades ? Arracheroit-il enfin des genoux de leurs Belles tant de Conseillers & de Financiers, qui ne songent qu’à profiter du temps qu’ils ont à soupirer avec espoir ? PIERROT. Jarniguoy, vous jasez tout comme une Comedie ! DU RIMET. Mais c’est trop s’amuser à la moutarde 2 , mettez-vous en état d’officier ma Piéce. Je me repose de ses intérêts sur l’habileté du seigneur Cinthio, le tendre du seigneur Octave, le bouffon de Mezzetin, l’agilité de Pasquariel, le 2 Le Dictionnaire de l’Académie française, édition de 1778, donne pour cette expression « On dit proverbialement, figurément, S’amuser à la moutarde, pour dire, S’amuser à des choses inutiles. Vous vous êtes amusé à la moutarde, tandis que les autres faisoient leurs affaires. » T. II, p. 129. <?page no="35"?> 35 Les Originaux ou L’Italien naïf de Pierrot, les bons mots & la souplesse d’esprit d’Arlequin, la mémoire ingénieuse de Colombine, & l’agrément de Marinette ; je vous suis caution que si tout fait son devoir, les sifflets n’y mettront point leur nez. CINTHIO. Méchante caution, ne vous en déplaise. Nous avons, nous autres Hommes, des sentiments de Pere pour nos productions, qui nous fascinent extraordinairement les yeux. Nous n’y voyons qu’or et que pierreries, quand les autres n’y voyent que paille & que fumier. Croyez-moy, nous le savons par expérience, chaque Auteur croit sa Piéce un Phenix, ne fût-elle seulement pas digne du nom de Chauve-souris. DU RIMET. J’en demeure d’accord, mais c’est à vous à n’en pas être les duppes, & à ne pas déshonorer le Théâtre par les heures perduës d’un fat, qui cousant bout à bout cinq ou six méchans dialogues, s’imagine construire une Comédie insifflable. CINTHIO. Mon Dieu ! Nous n’avons pas tant de tort que l’on pense. L’exécution devient souvent l’écueil d’un Ouvrage qu’à la lecture on auroit pris pour quelque chose. Tenez, ce sont de ces tableaux du premier jour de May : Chefd’œuvre dans la Chambre, moins qu’apprentissage au Parvis. THALIE. (descend dans une Machine.) Acteurs, reconnoissez Thalie, La Muse de la Comédie. Ne craignez point des spectateurs lassez L’harmonieuse colére ; Jouez en paix, ce vous doit être assez Que du succès je me fasse une affaire. Des sifflets mon pouvoir saura vous garantir, Et je conjure le parterre, De ne me point faire mentir. TOUS. Nous conjurons tous le Parterre De ne la point faire mentir. Fin du Prologue. <?page no="36"?> 36 Les Originaux ou L’Italien ACTE I. SCENE I. OCTAVE, ARLEQUIN. O Ctave parle de la difficulté qu’il trouve à obtenir Colombine, avec Arlequin et Mezzetin, qui font les plaisans, en lui donnant des conseils. Octave leur donne de l’argent pour les engager à le servir, & se retire. Au lieu de songer à luy, ils s’enyvrent, & parlent de la guerre à tort et à travers. Octave revient, qui de colère tire l’épée contre eux pour les frapper.) SCENE II. PASQUARIEL, OCTAVE. P Asquariel arrive, qui arrête Octave, & donne lieu à Arlequin et à Mezzetin de s’enfuir. Il apprend d’Octave la cause de son emportement, & luy promet de le servir. Il luy dit que Goguet a destiné Colombine à un Italien riche ; mais que dans l’incertitude qu’il vienne en France, il luy a laissé la liberté de voir le monde, afin qu’en tout cas elle ne manque pas de bons partis : Qu’il jouyroit luy-même de cette liberté, s’il n’avoit pas été surpris dans le Jardin avec Colombine à une heure indue, mais que malgré cela il n’a qu’à écrire un billet à Colombine, & qu’il se charge de le faire tenir. Ils sortent.) SCENE III. (LE THÉÂTRE REPRESENTE L’APPARTEMENT DE COLOMBINE.) COLOMBINE (écrivant sur une table.) PIERROT (assoupi sur une chaise.) COLOMBINE. B On, je m’en suis tirée, ce me semble, assez à mon honneur. La Scène est du temps, les caractères sont copiés sur des Originaux assez bien mangeans. Il n’en faut pas davantage, le siècle est en goût de satyre. Il ne me reste plus qu’à en demander l’avis à Pierrot. La nature doit toujours être la première critique de nos ouvrages. Pierrot ? Pierrot ? Allons donc, tu te désœuvres à toute heure par des assoupissemens hors de saison. PIERROT (baaillant.) Jarniguoy… morguoy… j’enrage. Voyez que vla qu’est beau de m’éveiller ! J’allois, sans vous, achever le plus beau fait d’armes qui se soit jamais vû. COLOMBINE. Comment, Pierrot ? Le Dieu Morphée te régaloit-il de quelque belle chimère ? <?page no="37"?> 37 Les Originaux ou L’Italien PIERROT. Tenez, voyez un peu ce que c’est que de lire de beaux livres ! je m’imaginois être à la tête de quatre cent mille hommes. Voyez si j’avois bonne mine ! J’arrangeois mon monde tout comme vous arrangez vos livres ; et puis je marchois tête baissée contre le Grand Turc, qui guidoit une populace comme la mienne. Oh, dame ; luy, il est bien nommé ; il étoit deux fois haut comme notre maison. J’avois déjà estramaçonné la moitié de ses troupes, & j’avois le bras levé sur luy, quand vous avez détourné le coup en m’éveillant. COLOMBINE. C’est dommage, Pierrot ; c’étoit de quoy t’éterniser. PIERROT. Mais, pour parler franchement, j’ay encore plus de regret à mon somme qu’à mon rêve. Je ne repose icy non plus qu’un jaloux. Il faut que Pierrot soit le camarade de vos veilles, & je sçay ce qu’il m’en coûte : J’en ay un peu plus d’esprit, mais j’en suis quatre fois plus maigre. COLOMBINE. Quoy, Pierrot, te lasserois-tu de te décrasser la conception, & ne te sens-tu pas un tout autre homme, depuis que tu es avec moy ? PIERROT. Il est vray que quand je vins icy, je disois par fois un mot pour l’autre ; mais je ne prenois pas dix pour vingt : & à présent, j’ay l’esprit embaboüiné de tant de vetilles, que je pourrois bien m’y tromper, oüy. Au moins, je vous en avertis, ne me payez point mes gages quand je travaille à mes Remarques sur Vaugelas 3 . Je ne sçay non plus ce que je fais dans ce temps-là, que votre père quand il a ses vapeurs. COLOMBINE. Oh ça, Pierrot, écoute-moi à ton tour. Je te veux demander ton sentiment sur une Scène qui vient de m’échapper. 3 Claude Favre de Vaugelas (1585-1650) publie à Paris en 1647 ses Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire. En 1690, l’avocat grenoblois Louis-Augustin Alemand (1643-1728) fait publier à Paris (chez Guillaume Desprez) des notes rassemblées par Vaugelas en vue d’une suite aux Remarques, sous le titre Nouvelles remarques de M. Vaugelas sur la langue françoise, ouvrage posthume, avec des observations de M. H*****, Avocat au Parlement. C’est sans doute à cet ouvrage que se réfère La Motte, lorsqu’il attribue de façon comique à Pierrot une glose fictive sur cet ouvrage. http : / / fr.wikisource.org/ wiki/ Biographie_universelle_ancienne_et_moderne_(1843)/ Tome_1#ALEMAND_.28Louis-Augustin.2. Interrogé le 23 juin 2011. <?page no="38"?> 38 Les Originaux ou L’Italien PIERROT (prenant une chaise.) Attendez donc que je me mette à mon aise ; il faut être rassis pour bien juger de quelque chose. Ça 4 , parlez à présent ; je vous défie de faire perdre contenance à ma censure. COLOMBINE. Tiens, Pierrot, imagine-toy un jeune Officier déhanché cavalièrement, débraillé avec appareil, surmonté d’une plume blanche, qui fait la moitié de son mérite ; entrant d’une langueur riante dans la chambre de sa Maîtresse. Enfin, ma Reine, c’est à ce coup que la gloire exile ma tendresse sur les frontières, & qu’il faut laisser flétrir les myrtes, pour aller cueillir des lauriers. PIERROT. Je n’aurais pas mieux débutté. COLOMBINE 5 . Fais-toy à present l’idée de quelque belle Brune, raisonnablement coquette, qui ne permet à son cœur que des amours d’amusement, où pour un grain de raison, il entre ordinairement un gros de caprice. C’en est donc fait, Chevalier, me voilà veuve jusqu’au quartier d’hiver ? Helas ! les mechans hommes quand j’y pense, qui ont été les premiers assez fous pour s’aller battre en cérémonie, contre des gens qu’ils ne connaissent pas ! En vérité, Chevalier, je ne regrette jamais tant les utilitez de la Paix que dans l’instant fâcheux de nos desunions. L’Officier. J’ay pourtant de terribles secousses de jalousie, mon Aimable. Je m’imagine que vous avez fait provision d’Adorateurs pour la Campagne, & je ne parts pas bien rassuré contre les visites du prodigue Boisset, & de l’Amoureux Magistrat. La Coquette. Fy donc, Chevalier ! Le premier n’est bon que dans une Conférence, & l’on s’ennuye du second au bout d’un quart d’heure. Tu sçais que je ne m’engage que par des maniéres amusantes, & hors quelques Abbez qui s’en escriment un peu, les seuls gens d’Epée ont droit d’y réussir. L’Officier. C’est à dire, mon Aimable, que c’est l’Académicien petit collet 6 , qui battra l’alarme pour mon cœur. La Coquette. A quoi songe tu, Chevalier ? C’est le plus faux mérite que je connoisse, & en deux ans il ne m’a été bon qu’à me défaire de quelques accens de ma Province. Et ce jeune homme d’Auteur, qui s’est acquis le droit de se veautrer sur le Théâtre Italien, par une piéce digne d’être piloriée au Parnasse, comme l’opprobre de la Republique des Lettres, qu’en ferez vous ? 4 Dans l’original : C’a. 5 Bien qu’il n’y ait pas de didascalie, il est logique d’imaginer que l’actrice qui joue Colombine doit changer de ton pour faire ressortir l’alternance entre les personnages de la coquette et de l’officier. Elle reprendrait alors son ton de voix normal vers la fin de cette longue réplique lorsqu’elle s’adresse à Pierrot. 6 C’est-à-dire étant entré dans les ordres. <?page no="39"?> 39 Les Originaux ou L’Italien La Coquette. Il sera toujours notre La Couture, par ses extravagances rimées, & ses galanteries de Collége. Enfin, ma Belle, vous me promettez neutralité pour toutes sortes d’objets ! …. En peux tu douter sans outrage ? ... C’est assez, je parts le plus heureux des hommes…. Adieu Chevalier, ménage bien ton sang, & sur tout ton tein…. Adieu, ma Belle, ménagez bien vos appas, & sur tout votre argent. Va va, avant que de rien confier au sort, je te réponds de deux Lettres de Change du même stile que l’année passée. Adieu, donc, ma Belle, je vous quitte sur la bonne bouche. (A Pierrot.) Hé bien, Pierrot ? (elle va le réveiller) L’animal ! Pierrot ? PIERROT (baaillant.) Ah, ah ! Il y a là de beaux endroits, sur tout cet Officier… que vous piloriez… à cause de la neutralité. Continuez… Il n’y a pas le mot à dire. COLOMBINE. Leve-toy, Maraut. Je te montreray à recevoir si mal l’honneur qu’on te fait ! PIERROT. Dame, Mademoiselle, c’est de votre faute. Je ne dors pas icy la moitié de ma refection, & le sommeil ne veut rien perdre de ses droits ; quand on luy rabat de la nuit, il se récompense sur le jour. Ma mere m’avoit pourtant recommandé de ne jamais m’endormir devant les filles. COLOMBINE. De tout autre que ta Mere l’avis seroit ridicule, & je ne voy pas qu’aucune de tes postures… PIERROT. Hé pargué, pourquoy non ? Je me suis bien senti moy… là…comme une révolution d’humeur, en voyant dormir Marinette. Est-ce pas queusi queumi ? COLOMBINE. Tais-toy. PIERROT. Tenez, voilà votre Pere qui vient vous rendre visite. SCENE IV. GOGUET, COLOMBINE, PIERROT. GOGUET. H E bien, ma Fille, toujours dans le bel esprit ? sans cesse entêtée d’ouvrages dramatiques ; & il n’y a pas moyen de te mettre en goût de mariage ? PIERROT. Ma foy, Monsieur, les filles s’y mettent assez d’elles-mêmes. COLOMBINE. Je vous avoueray, mon Pere, que le seul Bel-esprit m’enchante, & comme le mariage est pour toute la vie, je croy qu’il est bon de se choisir un Epoux <?page no="40"?> 40 Les Originaux ou L’Italien dont l’agrément soit à l’épreuve des années. Car enfin ne demeurerez-vous pas d’accord que c’est un grand charme de trouver dans un Mary même matière à sa tendresse, & de voir sur le débris d’une jeunesse aimable s’élever un mérite encore plus charmant ? autrement, mon Pere, l’aversion vient en poste troubler un naissant ménage, & l’on se veut un mal mortel d’avoir cru ses sens, quand le seul remède est de prendre patience. PIERROT (à Goguet.) Au moins, ce petit bout de fille-là nous dame le pion à tous deux. GOGUET. Hé bien soit, ma Fille. L’esprit est agréable, je ne le conteste pas : mais fait-il fortune au siécle où nous sommes ? Va, va, crois-moy, le Parnasse est à cent mille lieues du Pérou, & cent exemples journaliers ne prouvent que trop cette Géographie. Compte un peu les pistoles de ce Crasseux malgré luy, qui n’a jamais pu que coudre un cinquiéme Acte aux Freres mal unis. Songe à ce Colimaçon renfermé, qui des Pyramides de Rome s’est réfugié chez Porphirogénète, & qu’on a fait taire à la fin, pour trop montrer les cornes aux gens ? PIERROT. C’est un plaisant Colimaçon. Il montroit les cornes sans sortir de sa coquille. GOGUET. Vois la catastrophe de ce fameux Phaëton, qui s’est élevé si haut dans une Piéce, pour tomber si bas dans l’autre ? Songe à ce Poupin ingénieux, qui faisant bonne figure tant qu’il est resté à Paris, s’est allé faire donner le coup de dague à Venise ? Vois enfin cet Acteur vétéran tant regretté, dont le second Tome n’a jamais pu parvenir à l’impression ? PIERROT. Mais, Monsieur, sans aller plus loin, fais-je fortune, moy qui regorge de Talens ? COLOMBINE. Enfin, mon Pere… GOGUET. Enfin, ma Fille, il faut descendre haut de ton génie, au choix d’un Epoux. J’attends de jour en jour l’Italien que je te destine. Mais jusqu’à ce que ton devoir fixe ton inclination, pour qui d’entre tous ceux que tu vois te sentirois-tu quelque penchant ? Le Vidame de Cotignac ? COLOMBINE. Vous moquez-vous, mon Pere ? Suis-je Fille à me payer de fanfaronnade ? GOGUET. Que dis-tu donc du Musicien Monsieur de la Gamme ? COLOMBINE. Je me paye encore moins de chansons. <?page no="41"?> 41 Les Originaux ou L’Italien GOGUET. Et du Médecin Monsieur de Sénécasse ? COLOMBINE. C’est mon horreur. GOGUET. Horreur tant qu’il vous plaira, ma Fille ? je vois bien que vous rêvassez encore à cet Octave. Mais tréve d’entêtement. Il n’est pas assez riche, pour être votre fait ; & gardez-vous sur les yeux de votre tête…. UN LAQUAIS. Monsieur, c’est Monsieur le Vidame de Cotignac. GOGUET. Qu’il entre. PIERROT. Le plaisant personnage que ce Monsieur le Vidame ! SCENE V. COTIGNAC, GOGUET, COLOMBINE, PIERROT. COTIGNAC à Colombine (prononçant en Gascon) B On jour, ma Belle. (en frappant sur l’épaule de Goguet) Serviteur, bon homme. Je viens vous accommoder de mon après-souper. La Lune n’est point belle, il souffle un vent de côtes ; vous serez ma promenade de ce soir. GOGUET. Je ressens, Monsieur, tout le plaisir possible de l’honneur…. COTIGNAC. Sans compliments, Bon homme. (à Pierrot) Hola hé, l’homme en blanc, chercher quelqu’un de tes Camarades, qu’on aille dire au premier de mes gens qu’il me vienne donner un siége. PIERROT. Dites-moy auparavant, Monsieur, de quelle couleur sont vos gens ? COTIGNAC. De quelle couleur, dis-tu ? PIERROT. Ouy. COTIGNAC. Ils sont, mon Ami…. Hé, morbleu, de quoy te mets-tu en peine ? Sçais-tu qu’un valet curieux est mon aversion ? Ouy, le Diable m’emporte, si un Domestique s’offrant à moy osoit s’informer de ses gages, je luy répondrois par un geste de pied ou de main, dont il se souviendroit quelques quart d’heures. <?page no="42"?> 42 Les Originaux ou L’Italien COLOMBINE. Vous êtes prompt, Monsieur de Cotignac. COTIGNAC. Comme un éclair. PIERROT. Il fait l’entendu, à cause qu’il est entr’eux deux. COLOMBINE. Donne des siéges, Pierrot, sans marmotter. COTIGNAC. Un Fauteuil pour moy, mon Amy. Je n’ay de l’esprit que quand je m’allonge. (en s’asseyant) Ah ! je ne suis jamais si fatigué que quand je soupe à l’Auberge. J’ay quatre Etrangers à ma table, au diable si pas un s’entend, ou se peut faire entendre. GOGUET. Vous êtes bien simple ! Que ne cherchez-vous quelque compagnie où vous ayez plus d’agrément ? COTIGNAC. Bon, c’est bien la peine ! Je n’y soupe qu’une fois par jour. COLOMBINE. C’est être trop sobre de la moitié, pour un homme de vos Cantons. COTIGNAC (à Goguet.) Pour vous, toujours frais et gaillard ? Ma foy, tant vous avez l’air jeune, vous me paroissez retombé dans le plus reculé de votre enfance. GOGUET. Tout le monde me fait le même compliment. COTIGNAC (à Colombine.) Et vous, la Belle, depuis notre derniére entreveuë, mon mérite a-t-il bien plaidé ma cause, et votre cœur est-il dans la résolution de me faire meilleur visage que de coutume ? COLOMBINE. Monsieur, mon cœur a toujours été dans une situation indifférente, que vous n’avez point encore altérée. COTIGNAC. Ecoutez, je ne suis point accoutumé aux longs siéges, & je n’ay point encore attaqué de cœur assez fanfaron, qui ne battît la chamade 7 avant quinzaine. 7 À l’origine, il s’agissait d’un signal sonore produit par le battement d’un tambour (battre la chamade) ou par le son d’une trompette (sonner la chamade) afin de prévenir la partie adverse qu’une trêve des hostilités est demandée dans l’intention d’entrer en négociations. http : / / fr.wiktionary.org/ wiki/ battre_la_chamade. Interrogé le 26 juin 2011. <?page no="43"?> 43 Les Originaux ou L’Italien COLOMBINE. Je me propose pourtant de me deffendre un peu davantage, & je ne vous croy pas assez bien muni pour faire si-tôt bréche à mon cœur. COTIGNAC. Bon ! pour des novices qui begayent encore une déclaration, & qui ont besoin de l’aveu d’une femme pour l’entendre ! Mais moy, cadedis 8 , dont le plus simple aspect prêche l’amour, vous prétendriez me faire soupirer comme un Benêt, sans sçavoir à quoy m’en tenir ? Nenny, de par tous les Diables, nenny. (à Goguet) Me le conseilleriez-vous, Bon homme ? GOGUET. En effet, Monsieur, les priviléges des gens de votre sorte doivent s’étendre un peu loin, & quand on est de bonne maison comme vous êtes…. COTIGNAC. Qu’appelez-vous, de bonne maison ? Je suis le Doyen de la Noblesse de mon Pays, moy, & les racines de mon arbre Généalogique ont gagné terre si avant dans les siécles passez, qu’il est absolument impossible de les déterrer. GOGUET. D’ailleurs, la Noblesse étant étayée d’un mérite personnel…. COTIGNAC. Encore pis. J’y suis grec sur le mérite personnel, & il n’est point de climat si dépeuplé d’Armes & de Belles, où je n’aie été chercher le gloire & les bonnes fortunes. Champion de Mars, Champion d’Amour, tout a succombé sous mes coups. COLOMBINE. Je trouve, monsieur, dans vos maniéres de parler beaucoup d’accent du pays. COTIGNAC. Accent du pays ? Fort bien ! Vous me voulez rompre en visiére ? Tel est le destin de ma vie, que tout y paroît inventé. Mais je vous réponds, sur ma parole, que je n’outre pas d’un atôme. COLOMBINE. Vous savez que l’on se défie volontiers de l’amour propre d’un Gascon. 8 Vieux juron gascon, signifiant « tête de Dieu ». http : / / fr.wiktionary.org/ wiki/ cad%C3%A9dis. Interrogé le 26 juin 2011. <?page no="44"?> 44 Les Originaux ou L’Italien COTIGNAC 9 . Je n’y donne point, moy. Tenez, voicy la gloire. A Vienne 10 je déloge le Turc d’un bastion ; à Philipsbourg 11 , je force un Retranchement ; à Mons 12 j’emporte un Ouvrage ; & à Fleurus 13 j’enfonce moy seul cinq ou six Bataillons. GOGUET. A ce compte, Monsieur, malheureux le party dont vous n’êtes pas ! COTIGNAC. Voicy l’Amour. Je viens à Paris ; une belle me voit et m’aime, l’un suit de l’autre. Elle se trouve de mon goût, je me rends tous les jours chez elle à certaine heure, le manége dure quelque temps, elle s’enjalouse, nous rompons. Moy je renvoye généreusement le portrait & les lettres, ne réservant pour moy qu’une écharpe et quatre cent pistoles, seulement pour me souvenir d’elle. N’est-ce pas agir en brave homme, cela ? COLOMBINE. Tout à fait, c’est à vous d’avoir des intrigues. COTIGNAC. Allez, allez, vous en verrez bien d’autres, mes mémoires sont sous la presse. GOGUET. Quoy, Monsieur, vous donnez au public un détail de toutes vos aventures ? COTIGNAC. Ouy, je fais encore cela pour luy. Cela fera pourtant un meuble d’arriéreboutique ; car il est dans le cours de ma vie des particularitez qui importent terriblement aux couronnes. PIERROT (par dessus le fauteuil.) Dites donc, Monsieur le Vidame, vous ne vous mouchez pas du pied, à ce que je vois ? 9 Toutes les batailles évoquées par le « vidame de Cotignac » (sauf celle de Vienne) se rapportent à la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697). 10 12 septembre 1683. Cette bataille ne fait pas partie de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. 11 Philipsbourg capitule le 29 octobre 1688. 12 Mons tombe le 17 mars 1692. 13 La bataille de Fleurus eut lieu le 1er juillet 1690. Ce fut une victoire pour l’armée française commandée par le maréchal de Luxembourg contre les armées d’une coalition rassemblant les Provinces-Unies, les Impériaux, l’Espagne et l’Angleterre commandées par le général allemand Waldeck. La France a perdu 4000 hommes, alors que les Alliés en ont perdu 20000. <?page no="45"?> 45 Les Originaux ou L’Italien COTIGNAC. Quoy ? Tu as l’effronterie de m’écouter, Maraut ? PIERROT. Vrayment, j’écoute bien quelquefois ramager la linotte de notre savetier ! COTIGNAC (tirant son épée.) Ah ! tu jases ? J’en suis bien aise ! Il ne t’en coûtera qu’un tronçon de nez. Je te montreray à encanailler ma conversation. PIERROT. A moy ? (Il court après Pierrot ; & Goguet & Colombine courent pour l’arrêter.) (La chambre se referme) SCENE VI P Asquariel reçoit une lettre d’Octave, & promet de la faire tenir à Colombine. Il luy dit qu’il attend un Musicien nommé La Gamme, & ses violons, pour donner sa sérénade. SCENE VII A Rlequin d’un côté, Pierrot de l’autre, Pasquariel au milieu, font une Scêne de nuit. Pierrot rentre dans la maison de Goguet. Pasquariel dit à Arlequin d’éviter la colére d’Octave. Arlequin le prie de faire sa paix, & s’en va. SCENE VIII LA GAMME (après plusieurs lazzi reconnoît Pasquariel. La sérénade se donne, & La Gamme chante cecy : ) H Autbois, à mes tendres chansons, Joignez la douceur de vos sons ; Portez jusqu’au lit de ma Belle La tendresse & l’amour que je ressens pour elle Redoublez vos accords, Hautbois, efforcez-vous De servir mon amour extrême. Eveillez la beauté que j’aime, Et laissez dormir les jaloux. PASQUARIEL (donne la lettre à Marinette qui paroît à la fenêtre.) OCTAVE (veut payer la Gamme, & le remercie de la sérénade qu’il a donnée à Colombine. La Gamme, au nom de Colombine change de ton, & dit qu’elle est sa maitresse. Octave tire l’épée ; Goguet paroît à la fenêtre en bonnet de nuit ; Pierrot sort avec un Mousqueton qu’il tire, et le premier Acte finit.) <?page no="46"?> 46 Les Originaux ou L’Italien ACTE II SCENE I (Le Théâtre represente l’Appartement de Colombine) COLOMBINE (seule.) O Mon cher Octave, faut-il que je voye si peu de jour à notre bonheur ? Faut-il qu’avec le desespoir de n’être jamais à toi, j’aye encore le déplaisir de ne te pas voir ? Au moins m’est-ce une consolation de ne rien avoir à me reprocher. Je feins un entêtement pour l’esprit, afin que si l’Italien qu’on me destine n’en est pas bien partagé, comme il y a de l’apparence, j’aye une répugnance toute prête pour opposer à notre mariage. Mais j’entends mon pere. Il faut changer de ton. (Elle prend un Moliére). O charmant Moliére ! mes plus chéres délices ! auteur cent fois inimitable ! ah, qu’un Epoux comme toi seroit l’objet de mes desirs ! SCENE II GOGUET, COLOMBINE. GOGUET. E Nfin le sort est jetté, on ne trouvera jamais Colombine sans un Moliére à la main ; c’est son épée de chevet. COLOMBINE. Pourriez-vous bien m’en savoir mauvais gré ? Alexandre dormoit moins noblement sur Homére, que je ne veille avec cet aimable Auteur. Quel plaisir, en lisant ses charmantes copies, de promener son idée sur mille Originaux Posthumes, qui sont tous les jours les pièces justificatives de ses caractères ! GOGUET. Ouy, ma fille, c’est un fort habile homme : mais il est temps pour tout. L’amusement ne doit point marcher devant le nécessaire, & tu devrois me seconder dans le dessein que j’ay de t’établir. COLOMBINE. Quel plaisir de voir dans ses œuvres le portrait prophétique d’un tartuffe abusant de la confiance des plus honnêtes gens, qui ne lève le masque qu’au dommage de ses trop credules bienfaicteurs ! GOGUET. Encor un coup, je n’ay que faire de tes applications, & tu me ferois bien plus de plaisir… COLOMBINE. Tantôt je m’y remets ce valetudinaire chimerique, qu’on ne retrouve jamais qu’avec un boüillon dans le corps, de l’une ou de l’autre espèce. Tantôt <?page no="47"?> 47 Les Originaux ou L’Italien je m’y remets ce Bourgeois entêté de Gentilhommerie, qui friponne à toutes jambes, pour acheter en bref une charge de Secretaire du Roy, & transposer insolemment son enseigne de sa Boutique à son Carrosse. GOGUET. En vérité, ma Fille, ton bel esprit dégénére en entêtement. COLOMBINE. Tenez, il n’a manqué que le portrait de ces Partisans, qu’on ne voit manier l’argent qu’avec des mains de gomme, & qui savent distribuer à tous les états de la vie cinq ou six enfants gros Seigneurs. GOGUET. Est-ce donc fait, Colombine ? Ne parleras-tu jamais que de ce qu’on ne te demande pas ? Quitte ton Livre, songe que Goguet ton Pere t’interroge, écoute-moy. Tu me parois d’un grand sérieux, pour être si près de ta noce. Je ne te soupçonne pas de craindre cette sorte d’engagement ; tu serois la première fille qui eût peur d’un mary. COLOMBINE. Je n’ay peur, mon Pere, que de ne le trouver pas assez aimable, & je ne repondrois pas de pouvoir me soumettre à vos ordres, s’il manquoit du côté de l’esprit. GOGUET. Bon, si tu le voulois faire remplir quelque place d’Académie ; mais c’est un mary qu’il te faut, & ce n’est pas de beau génie dont ils ont le plus de besoin. COLOMBINE. Vous mocquez-vous, mon Pere ? Je sais bien que si j’avois fait des Loix, moy, la premiére & la plus valable cause d’un divorce 14 auroit été l’impuissance d’esprit. GOGUET. Il est peu de femmes de ton goût, Colombine ; & c’est bien avisé au Ciel de ne t’avoir point posté (sic) dans le monde en Législatrice, tout ton sexe auroit fulminé contre. Mais je te laisse. Je n’ay que deux mots à te dire : songe à te faire d’avance quelque penchant pour l’Italien, ou tu l’épouseras contre vent & marée. Adieu. COLOMBINE (seule.) Cruauté ! qu’il faille être victimes de l’avarice de nos parents ! Helas ! puisque souvent pour toute la vie il ne nous est permis d’avoir qu’un homme, il étoit bien juste de nous en laisser le choix. 14 Le Dictionnaire de l’Académie française définit ainsi le terme : « Rupture de mariage. Le divorce étoit en usage parmi les Juifs et les Romains. Le divorce n’est point permis dans le Christianisme. Il se prend quelquefois pour les simples dissentions qui naissent dans le mariage. Ce mari & cette femme sont dans un continuel divorce. » T. I, p. 385. <?page no="48"?> 48 Les Originaux ou L’Italien SCENE III LE VIDAME DE COTIGNAC (dans une chaise à porteurs,) COLOMBINE. COTIGNAC. A Rrêtez donc, Porteurs, arrêtez. (sortant de la Chaise.) Pardon, ma Belle. Parce qu’au Louvre, les Marauts me portent jusques dans la Cour d’honneur, ils ont cru qu’icy ce n’étoit pas trop d’entrer dans la Salle. (vers les Porteurs.) Hé morbleu, Marauts, ne se retranche-t-on pas de ses droits, quand on aime ? UN PORTEUR. Ma foy, Monsieur, c’est bien par votre ordre que nous avons entré jusqu’icy. COTIGNAC. Les Anes, Mademoiselle, qui ne se connoissent point en ironie ! Ma Chaise, allez m’attendre dans la cour, je suis à vous dans un moment. (Les Porteurs s’en vont.) COLOMBINE. Hé bien, Monsieur, depuis hier au soir quelle révolution dans votre petit Monde ? COTIGNAC. Le croiriez-vous ? on a voulu tenter ma confiance. On me jette à la tête la Veuve d’un des plus gros Seigneurs du Royaume, qui a dix bonnes mille livres de rente. COLOMBINE. Comment, Monsieur ? La Veuve d’un gros Seigneur n’a que dix mille livres de rente ? COTIGNAC. Vous n’appellez cela rien, vous ? C’est un homme qui laisse après luy plus de vingt Veuves à partager : Vous voyez bien qu’il falloit que le morceau fût gros. COLOMBINE. Ah, ah, je vous entends. Je ne donnois pas d’abord dans le vray de la chose. COTIGNAC. D’ailleurs, comme c’est une tout à fait belle personne, je ne comprends pas dans les dix mille livres le Casuel, qui monte encore à davantage. COLOMBINE. Je crois qu’en effet vous vous apercevriez de l’ascendance du Casuel. COTIGNAC. Vous vous jouez des mots, Friponne ; qu’importe, à vous permis, vous vous jouez bien de nos libertez. Ecoutez pourtant, je vous avertis qu’il n’y a point de temps à perdre ; ma tendresse est en un état violent. <?page no="49"?> 49 Les Originaux ou L’Italien SCENE IV LA GAMME, COLOMBINE, COTIGNAC. LA GAMME (entre, & chante ce qui suit.) Q Ue j’entre avec plaisir, dans ce lieu plein d’appas ! Tout m’y plaît, tout m’y va à ravir. (vers Cotignac) Pardon, Monsieur, je ne vous voyois pas. COTIGNAC. De quel Pays est cet accent-là ? LA GAMME. De l’ancienne Thrace, Monsieur. Mais audience, s’il vous plaît, pour mon Compliment. (vers Colombine) Mademoiselle, le port de vos beautez impose une tenuë à ma flamme, qui me fait sans cesse solfier des demis soupirs, ou des soupirs 15 complets : & le mode de mon amour, posé sur la clef de vos charmes, m’inspire des roulemens de desirs, & des transports qui ne finiront que par la cadence de vos bontez. Ouy, Mademoiselle, je ne pensois qu’en b carre, avant que votre aimable presence eût noté mon cœur d’une double croche amoureuse. Mais depuis que vous m’avez fait detonner de mon indifference, je ne pense, & je n’agis plus qu’en b mol. La, la, la (il fredonne sur le b mol.) COLOMBINE. Monsieur de la Gamme, voilà un Compliment tout à fait bien tourné. Vous aviez raison de demander audience. LA GAMME. Bien de l’honneur, Mademoiselle. (il continue de fredonner.) COTIGNAC. J’ay quelque teinture de Chiromancie, moy. (vers la Gamme) Donnezmoy la main. Je gagerois ma fortune que vous sçavez la Musique. Avoüez la dette. LA GAMME. Ouy, Monsieur, je suis Professeur Royal du Chant dans toutes ses parties. Je sors presentement de chez une Belle, à qui je montre pour ses bonnes graces. Je suis toujours payé d’avance. COTIGNAC. Touchez-là, Monsieur de la Gamme, vous êtes mon homme, je vous arrête. La premiére leçon à demain. Marché fait, n’est-ce pas ? (il le baise.) Ma maison, ruë dépeuplée. Je loge par le bas, cave, salle, cuisine, tout de plein pied. Je vous attens demain à mon petit levé. 15 Soupir : Signe qui marque l’endroit où l’on doit observer un silence équivalent à une noire. http : / / fr.wiktionary.org/ wiki/ soupir. Interrogé le 26 juin 2011. <?page no="50"?> 50 Les Originaux ou L’Italien LA GAMME. Je vous déclare, Monsieur, que vos bonnes graces sont de la fausse monnoye pour moy en comparaison de celles du Sexe (Il fredonne.) La, la, la. COTIGNAC. Cadedis, tant pis pour toy, si tu ne vogue pas quand je te souffle le vent en poupe. LA GAMME (fredonnant.) La, la, la. COTIGNAC. Peste du braillard ! COLOMBINE. A propos, Monsieur de la Gamme, dites-nous un peu des nouvelles de nos Spectacles. Je m’y intéresse fort, & je ne vois qu’à regret, que le siècle soit en train d’être en Operas, comme les Espagnols sont en habits, toujours les mêmes. LA GAMME. C’est la faute des Poëtes. La Musique fait toujours de bonne sausse, mais que sert-elle avec de méchant poisson ? La, la, la. (Il fredonne.) COTIGNAC. Monsieur de la Sausse, vous ne me paroissez pas un Juge competant sur l’article, & je ne vous crois partagé de talent qu’à léche-doigts 16 . LA GAMME. Vous en direz ce qu’il vous plaira, j’ay pourtant fait une autre Astrée 17 . COLOMBINE. Oh, oh, voila de quoy vous donner du relief dans le monde. COTIGNAC. Bon, Astrée ? C’est une Publique qui m’a coûté onze francs, elle m’ennuya pour mon argent. LA GAMME. C’est un Phenix qui veut renaître de sa cendre ; & le Public sera plus le Celadon de la seconde que de la premiére. En voicy un Air. (Il chante.) Ouy dans vos fers, je me sens arrêté. Je croyois que ce fût un songe : Mais auprès de votre beauté, La vérité devient mensonge, Et le mensonge vérité. 16 Le Dictionnaire de l’Académie française dit à propos de cette expression : « Façon de parler proverbiale & familière, qui se dit en parlant des choses à manger, qu’on ne donne qu’en petite quantité. Il nous a donné d’assez bonnes choses, mais il n’y en avoit qu’à lèche doigts. » 17 Cf. n. 1 (supra). <?page no="51"?> 51 Les Originaux ou L’Italien COTIGNAC. Voila de fort beau galimathias ! UN LAQUAIS C’est Monsieur de Sénécasse. COLOMBINE. Qu’il entre. SCENE V. SENECASSE. (Les Acteurs de la Scène précedente.) Q Ue je ne dérange personne, au moins ? Il n’appartient pas à ma presence de remuer les humeurs de qui que ce soit. COTIGNAC. C’est donc à votre nom, Monsieur de Sénécasse ; & si on l’articule encore deux fois, je me cautionne purgé rubis-sur-l’ongle. LA GAMME. C’est un nom que j’ay fait à plaisir. Mon Pere ne m’en a point laissé, il a bien falu m’en trouver un moy-même. N’est-il pas vray qu’il dénote merveilleusement bien ma profession ? LA GAMME. Assurément. (à part.) Voila un Médecin de bonne famille ! SENECASSE (va tâter le poux de Colombine après luy avoir fait une grande révérence.) LA GAMME. Que faites-vous là, Monsieur ? LA GAMME. Je m’informe de la santé de Mademoiselle. COLOMBINE. Il est vray que c’est le Compliment qui méne le branle. COTIGNAC. Oh, vous n’y êtes pas encore ! Un Médecin qui sçait son métier, quand il s’agit de s’informer de la santé d’une personne, après luy avoir tâté le poux, ne manque jamais de luy tâter le ventre, pour sçavoir si elle ne l’a point dur ; & pour faire les choses dans la derniére circonspection, il met après cela le nez dans ses matiéres. (à Colombine) Mademoiselle, faites apporter votre Bassin à Monsieur ? SENECASSE (se fâche, la Gamme prend le parti de Cotignac, ils se battent, & s’en vont. Colombine rentre.) <?page no="52"?> 52 Les Originaux ou L’Italien SCENE VI. P Ierrot, (& Pasquariel font une Scêne de Jeu à leur fantaisie.) SCENE VII. COLOMBINE, MEZZETIN (en noir.) OCTAVE (dans une Bibliotèque.) COLOMBINE. V Ous m’apportez, ditez-vous, une Bibliotèque, dont vous êtes seur que je m’accommoderay ? MEZZETIN. Ouy, Mademoiselle, je ne m’en assure point à faux, je connois votre goût comme si je l’avois fait, & je vous jure qu’on a rassemblé là-dedans tout ce qui peut vous plaire. COLOMBINE. En quelle quantité sont les livres ? MEZZETIN. Ils sont, Mademoiselle, au nombre d’un. COLOMBINE. Vous vous mocquez, un livre ? MEZZETIN. Non de par tous les diables, mais c’est un livre d’or qui touche à vue d’œil. Il ne voit le jour que depuis vingt ans, mais tout moderne qu’il est, Aristote, Platon, Cicéron, Virgile, tout cela n’est que de la poussiére au prix de luy. COLOMBINE. De quoy traite-t-il ? MEZZETIN. D’amour, Mademoiselle, & vous n’aurez pas plus tôt jetté les yeux dessus, que vous serez Docteur de la Faculté de Cupidon. COLOMBINE. Est-ce en prose ou en vers ? MEZZETIN. Ny l’un ny l’autre. C’est un stile anonime. COLOMBINE. Oh, voila qui est extraordinaire, & qui inspire de la curiosité ! Est-ce un manuscrit ou un imprimé ? MEZZETIN. Ny l’un ny l’autre encore. C’est un caractére original. COLOMBINE. En connais-tu l’Auteur ? <?page no="53"?> 53 Les Originaux ou L’Italien MEZZETIN. Ils sont deux, Mademoiselle. Un homme en a formé l’idée, & une femme a donné le tour à l’ouvrage. COLOMBINE. Et dis-m’en le titre. MEZZETIN. Vous le sçavez, Mademoiselle. COLOMBINE. Ne me fais point languir. MEZZETIN. Vous le sçavez, vos dis-je, foy de Bibliothequaire d’honneur. OCTAVE (sort de la Bibliotèque.) COLOMBINE (surprise.) Ah ! Octave ! MEZZETIN. Ne vous avois-je pas bien dit que vous sçaviez ce titre-là par cœur ? OCTAVE. Helas, Colombine, peut-être ne suis-je plus que dans votre mémoire ? Parmi tous ceux qui vous voyent, peut-être en est-il quelqu’un qui vous coûte une infidélité ? COLOMBINE. Que vous êtes cruel, Octave ! Faut-il que vos premiéres paroles soient des reproches ? Ne pouvez-vous me faire voir votre tendresse que par des soupçons de la mienne ? Hé croyez moy, ne donnez pas à votre malheur plus d’étendue qu’il n’en a. Plaignez-vous, si vous voulez, de ne me point voir, mais ne pensez pas vous en plaindre tout seul. OCTAVE. Que je serois heureux si je pouvois vous croire ! Mais helas, Colombine, vous êtes trop belle pour ne pas être contente. COLOMBINE. C’est à votre presence que je dois ma satisfaction, & c’est vous assurément qui me fardez. MEZZETIN. Parlez donc, Monsieur le Livre, & vous Madame la Lectrice, vous imaginez vous que je vous aye menagé cette entrevue à la sueur de mon corps, pour donner carrière à vos fleurettes ? Hé morbleu, prenez-moy de bonnes mesures pour vous mettre en état de quelque chose de plus réel. OCTAVE. Excuse, Mezzetin. Les moindres bagatelles sont sérieuses pour les Amans. Ouy Colombine, je suis jaloux de tout ce qui vous approche, & vos sentimens pour ceux qui vous voyent m’inquiétent mortellement. <?page no="54"?> 54 Les Originaux ou L’Italien COLOMBINE. Bon ! je ne vois que des Originaux, que mon sort me choisit exprès, je crois, pour m’ôter l’honneur d’une constance plus méritoire. Mais j’entens mon Pere. Que deviendrons-nous ? MEZZETIN. J’ay pourvu à tout. (à Octave.) Rentrez dans la Bibliotèque, & me laissez faire. (Goguet survient. Mezzetin luy dit qu’il venoit demander à Colombine son avis sur une machine de sa façon. En même temps, la Bibliothèque s’ouvre, & se change en un Cabaret de village, d’où sort une Mariée & plusieurs Bergers, qui forment une danse, & chantent les paroles qui suivent.) LE CHŒUR. Coline et Lucas, pour prix de leur flamme Sont femme & mary, sont mary & femme. LE MARIÉ & LA MARIEE. Morgué, chassons loin l’ennuy, Regaudissons-nous ensemble Et commençons dès aujourd’huy Un fieux qui nous ressemble. LE CHŒUR (repète.) Coline & Lucas, &c. UN PASTRE. Que qui voudra fasse la presse Près de Perrette ou de Margot. Pour moy j’en dis du mirlitot, La Tonne est ma seule Maîtresse. UNE BERGERE. La bonne chose qu’un Amant, Quand on aime la Compagnie ! Heureuse celle qu’on marie ! Le plaisir luy vient en dormant. LE CHŒUR. Suivons l’Amour, suivons Bacchus. Aimons, buvons, jusqu’à n’en pouvoir plus. Fin du second acte. <?page no="55"?> 55 Les Originaux ou L’Italien ACTE III SCENE I PIERROT (seul.) A Llons, mon pauvre Pierrot, courage. Crois-moy, c’est assez faire honneur à la vie, mourons. Mourons, dites-vous ? Ouy, mon pauvre Pierrot ; qui te retient ? Quel charme trouves-tu dans le monde ? La Fortune nous laisse un habit de toile sur le corps, l’Amour nous laisse croupir les désirs dans le cœur. Quand nous pleurons, Marinette rit ; elle danse quand nous nous arrachons les cheveux. J’enrage quand j’y pense ; je suis devenu chauve depuis que je l’aime. Allons, c’en est fait, mourons, donnons-nous un coup de couteau dans le ventre. Quelque niais ! je perdrois tout mon sang. Et bien, tirons-nous un coup de pistolet dans le front. Encore pis ; on diroit après cela que j’ai du plomb dans la tête. Que faire ? Ah ! chien d’Amour ! Je lisois tantôt l’histoire de Lucrèce. S’il y avoit moyen de mourir comme elle, au coup de poignard près ! SCENE II A Rlequin (arrive, qui apprend le desespoir de Pierrot, parce qu’il n’est pas aimé de Marinette. Arlequin luy dit qu’apparemment c’est sa faute, & luy demande s’il n’a jamais appris à faire l’amour. Pierrot dit que non. Arlequin se charge de le luy montrer, appelle Marinette, & dit à Pierrot de le regarder faire.) SCENE III ARLEQUIN, MARINETTE, PIERROT. ARLEQUIN. E Nfin, ma chére Marinette, j’ay résolu de te décocher une déclaration d’amour des plus rapides. Je vise droit à ton cœur. Heureux, & dix millions de fois heureux, si je touche au but que je me propose ! MARINETTE. Ecoute, Arlequin, le but est bien près de l’Archer, & tu serois bien maladroit, si tu ne donnois juste au milieu. ARLEQUIN. Vois-tu, Pierrot ? A toy ? PIERROT. Fort bien ! Continuez. Peste ! j’aurois bien mieux fait d’apprendre cela, que de lire Quint-Curce. ARLEQUIN (a Marinette.) Ouy, ma Charmante, vous avez servi d’hameçon pour m’attirer dans les filets de l’Amour ; ou, pour mieux dire, votre beauté, comme un fier oiseau <?page no="56"?> 56 Les Originaux ou L’Italien de proye, a fondu sur ma foible liberté qu’elle a trouvée sans défense ; & mon cœur enchanté d’être dans vos serres, ne gémit que de n’en être pas serré assez étroitement. (à Pierrot) Etudie bien ta leçon, Pierrot. PIERROT. Je n’en perds pas un mot. MARINETTE. Comment, Arlequin, tu n’en fais pas à deux fois ? Ton premier coup porteroit si je ne mettois ma raison au devant. Mais je n’ay garde d’être ta duppe ; je sçay trop que tu ne penses pas le quart de ce que tu dis. PIERROT. Fy ! ARLEQUIN. Ah, ma Belle ! je suis prêt à faire telle épreuve qu’il vous plaira. (à Pierrot) Donne-toi patience. (à Marinette) Ouy, ma Charmante, je me sens tout amour de pied en cap. Mon sang bouillonne, mon cerveau s’échauffe, mes yeux s’allument, mon cœur palpite…. mon…. Dispensez-moi, s’il vous plaît, d’achever le portrait de ma situation ; il y en auroit trop à dire. (à Pierrot) Remarques-tu le geste, le ton ? PIERROT. Oh Diable, je fais mon profit de tout. MARINETTE. Mais dis-moy, Arlequin, posé le cas que tu m’aimes, ce ne peut être que d’un amour de passage ; car vous autres hommes, vous êtes en possession de légéreté, comme nous d’entêtement : & je t’avoue que je n’y trouverois pas mon compte. Car, vois-tu, si j’aimois, je n’aimerois que par compagnie, & je serois au desespoir après cela, s’il me falloit soupirer toute seule. ARLEQUIN (à Pierrot.) Remarque comme je la vais rassurer ? (à Marinette) Ah ! ma chére Marinette, désabuse-toy. Je te jure de par tous les Amours, pourvû que tu veuilles être de moitié de constance avec moy ; je te jure, dis-je, que notre attelage amoureux ne se découplera que par la mort de l’un ou de l’autre. (à Pierrot) Voilà la bonne méthode. PIERROT. Oh ! je ne m’étonne pas. Je m’y prenois tout autrement. ARLEQUIN. A quoi songes-tu, Marinette ? MARINETTE. Je me mords les lévres pour ne te pas croire. On m’a dit qu’il y a déjà du temps, que les Amans ressembloient à des Almanachs, ils promettent tous les mêmes choses, & ne tiennent pas plus les uns que les autres. <?page no="57"?> 57 Les Originaux ou L’Italien ARLEQUIN. Fy ! que cela est vilain, de croire à la volée comme tu fais ! J’au lû moy dans un Auteur, qu’une Fille ressembloit à un qui pro quo d’Apotiquaire ; on prend la potion, disoit-il, à titre de salutaire, & l’on est tout étonné qu’on créve. Vois un peu où en seroient nos amours, si je donnois dans le sens de ce cerveau creux d’Auteur ? MARINETTE. Ah, Arlequin, donne-toy bien de garde de le croire. PIERROT (à Arlequin.) Au fait au fait. C’est ce que je veux sçavoir. ARLEQUIN. Ah, Marinette ! je ne suis pas si sot. (à Pierrot) J’y viens au fait. (à Marinette) Mais dis-moy, vuidons d’affaire. M’aimes-tu ? MARINETTE. Pourquoy m’obliger à te dire cela ? Ce sont de ces choses qui se font sans le dire. PIERROT (à Arlequin.) C’est à moy que cela s’adresse, au moins ? ARLEQUIN (à Pierrot.) Hé, ouy. (à Marinette.) Vois-tu, c’est qu’il est bon de ne point s’équivoquer. Spécifions le troc, s’il vous plaît. Donne-moy ton cœur, je te donneray le mien. MARINETTE. Taupe. PIERROT (à Arlequin.) Ouy, mais cela en est-il ? ARLEQUIN (à Pierrot.) C’est l’essentiel. (à Marinette) Mets la main dedans, Marinette. Nous nous livrerons les marchandises à la première occasion. MARINETTE. Adieu, Arlequin. ARLEQUIN. Adieu, Marinette. Comme si les Notaires y avoient passé, au moins (Marinette rentre 18 .) PIERROT. C’est une chose bien dite, qu’il faut apprendre pour sçavoir. Je suis sûr que j’ai manqué plus de vingt Filles, faute de méthode. 18 En termes de théâtre, le mot signifiait sortir, c’est-à-dire rentrer dans le compartiment praticable. Il signifie la salle commune où se rassemblent les acteurs et les actrices lorsqu’ils ne sont pas sur scène. <?page no="58"?> 58 Les Originaux ou L’Italien ARLEQUIN. Sans doute, & il faut vous aimer comme je fais, Monsieur Pierrot, pour vous découvrir si franchement le pot aux roses. PIERROT. Va, je t’assure que je n’en seray pas ingrat. Je veux que nous partagions ensemble le revenant bon de mon amour. Tu auras toutes les enveloppes des lettres que Marinette m’écrira, toutes les bourses où elle m’envoyera de l’argent, & je te promets le récit mot pour mot de tout …ce que… l’idée m’en chatouille seulement. ARLEQUIN. Ah c’en est trop, Monsieur Pierrot, vous outrez la reconnoissance. PIERROT. Je suis comme ça, moy. Mais attens, je m’en vais faire venir Marinette, & mettre en œuvre mon nouveau talent. (Il va heurter, & appelle Marinette.) MARINETTE (revenant.) Ah, c’est Pierrot. PIERROT. Luy-même. MARINETTE. Hé bien, que me veux-tu, grand Flandrin ? PIERROT. Patience, patience ; nous vous allons bien faire changer de ton. J’en ay appris bien long, ouy, depuis que je vous ai vuë. (à Arlequin) Elle ne s’attend pas à ça. ARLEQUIN. C’est le drôle. MARINETTE. Veux-tu point encore me parler de ton chifon d’amour ? Je t’ay déjà dit que c’est mon aversion, ainsi ne te mets point en frais de fleurettes. PIERROT. Hé là, là, ne vous effarouchez pas, nous en avons de marquées au bon coin. Silence seulement. Enfin, ma chére Marinette. MARINETTE. Oh, va te promener avec ta harangue, je ne suis point en goût de t’écouter. PIERROT. Comment donc, Arlequin ? ARLEQUIN. Plus haut. PIERROT. Enfin, ma chére Marinette… <?page no="59"?> 59 Les Originaux ou L’Italien MARINETTE. Ah, tu m’étourdis, je quitte la place. ARLEQUIN (à Pierrot.) Plus bas. PIERROT (d’un ton fort bas.) Enfin, ma chére Marinette… MARINETTE. Je ne t’entends, ny ne veux t’entendre. En deux mots, j’aime Arlequin. (Appercevant Arlequin) Ah le voilà… Viens, mon cher, & laissons-là ce vilain pelé s’entretenir tout seul. PIERROT. Oh, oh ! ARLEQUIN. Allons, ma chére, (à Pierrot.) nous ferons quelque chose de vous, Monsieur Pierrot, cela n’est pas mal pour une premiére leçon. PIERROT. Ah, ah ! traîtres, vous me joüez ? Mais j’en jure le Stix, je me vengeray, ou j’y perdray mon Latin. SCENE IV PASQUARIEL, ARLEQUIN. P Asquariel cherche Arlequin qui sort de la maison, & qui dit que Pierrot l’a menacé d’aller avertir Monsieur Goguet ; qu’il n’a pas eu le temps de parler d’Octave. Pasquariel le concerte, pour s’introduire en homme du monde chez Colombine, & luy donne les tablettes d’Octave pour les luy faire tenir, Arlequin sort. SCENE V LA GAMME, LA GAMME. L ’Un & l’autre viennent armez pour chercher Monsieur de Cotignac, & ne le trouvant pas, veulent se battre eux-mêmes, parce qu’ils sont rivaux. Pasquariel les sépare. SCENE VI (Le Théâtre represente l’Appartement de Colombine.) ARLEQUIN (EN CAVALIER,) COLOMBINE. M Ademoiselle, mon visage vous est encore étranger, mais je suis un Petit- Collet reformé, que vous ne serez pas fâché (sic) de connoître. COLOMBINE. Comment, Monsieur, un Petit-Collet reformé ? <?page no="60"?> 60 Les Originaux ou L’Italien ARLEQUIN. Ouy, Mademoiselle, Petit-Collet cassé ; ou pour parler plus crûment, c’est qu’on a jetté un dévolu sur mon Bénéfice. COLOMBINE. Il est assez extraordinaire, Monsieur, de s’annoncer sous un titre négatif. ARLEQUIN. J’en demeure d’accord. Mais la cause de ma dégradation me doit tenir lieu de mérite auprès des Dames. COLOMBINE. Vous sçavez, Monsieur, qu’en tout pays l’argent sert d’introducteur au mérite ; & il doit y avoir du déchet à vos agrémens, à proportion de celui qui se fait à vos revenus. ARLEQUIN. De ce côté-là, franchement je n’y perds pas. COLOMBINE. Cela m’étonne. ARLEQUIN. Je ne suis guères accoutumé à recevoir d’affront de la fortune, qu’il ne s’ensuive pour l’ordinaire une réparation d’honneur. Par exemple, j’étois Capitaine d’Infanterie ; on me cassa sous pretexte que ne pensois pas assez à ma Compagnie ; en effet, c’est bien à un homme de ma qualité, à s’embarrasser de Marauts comme le sont nos soldats ! Et bien, je ne restay pas long-temps sans employ, & je me regularisay moyennant quatre mille livres de rente. Ces quatre mille livres ne m’appartiennent plus : je recherche en mariage une riche Veuve, qui me paye mon douaire par avance. Vous voyez que je ne manque point encore de ce mérite qui se couche. COLOMBINE. J’entends, j’entends, vous vous retranchez dans la coquetterie ? ARLEQUIN. C’est où je triomphe. Mais ce que je trouve de chagrinant, c’est que Paris n’ait plus rien de nouveau pour moy. C’est à parler franc, il n’y a guéres de femme avec qui je n’aye eu un amour contradictoire. COLOMBINE. C’est pousser un peu loin l’hyperbole. ARLEQUIN. Sans hyperbole, Mademoiselle, j’en aimois cinq ou six à la fois sous des noms différents : chez l’une, Marquis ; chez l’autre, Comte ; chez celle-ci Chevalier, chez celle-là Baron, quelquefois même Prince Etranger, selon la duppe. Au bout de quinze jours autre demie douzaine. Vous voyez bien que de ce train-là il n’est point de Serrail que l’on n’épuise en très peu de temps ? <?page no="61"?> 61 Les Originaux ou L’Italien COLOMBINE. A ce compte, Monsieur, vous seriez rompu dans la galanterie, & vous connoîtriez le fort & le foible d’une femme, comme un Notaire celuy d’une bourse ? ARLEQUIN. Aussi ne m’y trompé-je pas, j’en ay trouvé de quatre espèces dans le monde. Il n’y en a qu’on ne rend sensibles que par un épanchement de monnoye. COLOMBINE. C’est le caractére général, cela ; & les Poëtes, en donnant des fléches d’or à l’Amour, ne nous ont pas voulu faire entendre autre chose. ARLEQUIN. Il y en a d’autres qui ne trouvent rien de si charmant dans un homme, qu’une retention de sécret bien continuée. COLOMBINE. Ces femmes-là me paroissent d’un très bon sens ; elles veulent avoir le plaisir d’aimer, sans en avoir la honte : mais tout franc, elles ont beau le vouloir, ce seroit un prodige qu’un François mourût avec son sécret. Il faut que l’aposthume crève tôt ou tard. ARLEQUIN. On en voit de certaines qui ne s’attachent qu’à ceux qui ont déjà la réputation d’aimables. COLOMBINE. Elles sont donc comme un troupeau de Brebis. Où l’une se noye, tout le troupeau se perd. ARLEQUIN. Et enfin, celles de la quatriéme espèce sont celles qui n’en croyent qu’elles-mêmes, & qui s’attachent à ce qui leur plaît, indépendamment de toute autre circonstance. C’est se laisser aller au courant sans rames & sans voiles. COLOMBINE. Voila une anatomie du cœur humain tout à fait merveilleuse ! ARLEQUIN. N’y auroit-il point trop de curiosité à vous demander de quelle espèce vous êtes ? COLOMBINE. Pour moy, je n’aime point encore, & je fais profession d’insensibilité jusqu’à nouvel ordre. ARLEQUIN. Certain Octave de par le monde ne fait pourtant pas son compte làdessus. <?page no="62"?> 62 Les Originaux ou L’Italien COLOMBINE. Que dites-vous d’Octave ? ARLEQUIN. Attendez, ne sommes-nous point écoutez ? COLOMBINE. Non. ARLEQUIN. Hé, que ne disiez vous cela plutôt ? Je n’aurois pas tant battu la campagne. Comme tout trouve accès icy, hors Octave & ses gens, je m’y suis introduit sous le caractére que je viens de feindre ; mais je ne suis rien plus qu’Arlequin, valet d’Octave. Vous avez eu une de ses lettres tantôt, dont il n’a point reçu de réponse. Il a écrit ses sentimens sur ses tablettes, je m’en suis chargé, & j’ay risqué le paquet comme vous voyez. Lisez. COLOMBINE (lit.) (Enfin, Colombine, il n’y a plus moyen de vivre sans vous voir. Vous attendez un Italien qui me donnera la mort, si vous y consentez, & jusqu’à ce moment fatal, tout le monde jouit de votre veue, qu’on n’interdit qu’à moy seul. Jugez dans quel état je suis. Il ne me reste plus de force pour y resister. Rendez-la moy par une résolution favorable. C’est celle de quitter votre Pere, & de me suivre dans un lieu, d’où nous le résoudrons plus aisément à nous unir.) GOGUET (en dedans.) Colombine ? COLOMBINE. Voilà mon Pere. Entretiens-le pendant que je vais effacer la lettre d’Octave & y substituer ma réponse. GOGUET (arrive.) ARLEQUIN. Monsieur, vous & Mademoiselle votre fille, rendez la renommée si babillarde, que j’ay crû que vous étiez tous deux une chose à voir. GOGUET. Il est vray que Colombine a d’une sorte d’esprit qui fait plaisir. Elle ressemble fort à un Academicien qui nous affectionnoit fort ma femme & moy, dans les premiéres années de notre mariage. ARLEQUIN. Preuve qu’il fait toujours bon hanter les gens d’esprit ! L’air en est contagieux, cela se gagne comme la galle & la rougeolle. GOGUET. Oh ! je n’ay jamais fait société qu’avec des gens de mérite. Je me flatte que ma famille n’y a pas perdu. <?page no="63"?> 63 Les Originaux ou L’Italien ARLEQUIN. Comment diable, perdu ? Au contraire, c’est une éducation prématurée que cela, & l’on ne sçauroit travailler à sa postérité sur de trop bons modèles. Adieu, Monsieur. Bon jour, Mademoiselle. Vous voulez bien que de temps en temps je vienne faire assaut d’esprit avec vous ? COLOMBINE. La fin de votre conversation m’a trop plû, Monsieur, pour ne pas recidiver. (faisant semblant de ramasser les tablettes) Mais n’est-ce pas à vous cela ? ARLEQUIN (ramassant les tablettes.) Ouy, vraiment, ce sont mes tablettes. Je serois au desespoir de les avoir laissées. Il y a des ouvrages que je ne voudrois pas que vous vissiez pour vingt pistoles. Materiam superabat opus. Adieu. (La chambre se referme.) SCENE VII PASQUARIEL, OCTAVE, ARLEQUIN. ARLEQUIN. P Asquariel dit à Octave qu’il a donné ses tablettes à Arlequin, qui doit les faire tenir à Colombine. Arlequin vient encore tout déguisé les apporter. Octave lit, dit que Colombine consent à toutes sortes de stratagèmes, mais que sa vertu ne sçauroit résoudre à l’enlèvement. Il prie Arlequin & Pasquariel de trouver quelque invention. SCENE VIII UN VALET (Les Acteurs de la Scêne precedente.) U N Valet botté, le fouet à la main, cherche Monsieur Goguet. Pasquariel l’arrête & l’interroge. Le valet dit qu’il vient de la part de Monsieur Cornalini qui venoit à Paris pour épouser Colombine, mais qu’il est tombé malade en chemin, & qu’il n’y peut pas venir. Pasquariel luy dit que Monsieur Goguet est à la campagne, & retient la lettre. Le valet s’en va, Octave sort après que Pasquariel luy a parlé à l’oreille. Il reste avec Arlequin qu’il concerte pour faire cet Italien, & ils sortent. SCENE IX (Le Théâtre represente l’Appartement de Goguet.) GOGUET, PIERROT. GOGUET. O Ça 19 , Pierrot, y a-t-il moyen de raisonner avec toy ? 19 C’a dans l’original. <?page no="64"?> 64 Les Originaux ou L’Italien PIERROT. Pour qui me prenez vous donc ? Tenez regardez-moy cette tête-là. Elle est bien grosse, & si c’est tout esprit. GOGUET. Je viens de recevoir une lettre de Monsieur Cornalini. Il y a quinze jours qu’elle devoit m’avoir été rendue ; mais n’importe. Selon le calcul que j’en fais, c’est aujourd’huy précisément qu’il arrive. PIERROT. Ah, ah, tant mieux. Et quand prendra-t-il possession de Mademoiselle votre Fille ? GOGUET. Les choses traîneront le moins que je pourray. Je ne suis point de ces Peres qui laissent trop long-temps deux Amans en presence. Vois-tu, ils s’escarmouchent souvent sur-&-tant-moins du combat. PIERROT. Vous avez raison. Mais, Monsieur, quand j’y pense, que ce Monsieur Cornalini sera heureux d’épouser Colombine ! Il faut assurément que cet homme-là soit né coiffé. GOGUET. Tu me réjouis, Pierrot, & tu ne me plais jamais davantage que dans tes instans de zèle pour Colombine. Je t’embrasserois volontiers (Il l’embrasse.) PIERROT. Bien de l’honneur, Monsieur. Elle a un petit esprit qui me vilvoûte 20 par fois l’imagination. Ouy, sur la vie, j’ay été tenté je ne sçay combien de fois d’être votre Gendre. GOGUET. APPELLE COLOMBINE. PIERROT. La voilà. Je trouve tout sous ma patte (Il s’en va.) SCENE X GOGUET, COLOMBINE. GOGUET. E Nfin, ma Fille, il faut faire maison nette, congedier Musique, Gascogne, Médecine, Parnasse, & tout le trio. Ton futur Epoux arrive aujourd’huy. COLOMBINE. Aujourd’huy, mon Pere ? 20 Variante de virevolter, à l’origine virevouster (XVI e s). V. Kirkness 320, 382. Il dit que c’est une création burlesque. <?page no="65"?> 65 Les Originaux ou L’Italien GOGUET. Ouy, ma Fille, aujourd’huy. Je te recommande sur tout de le recevoir comme un homme, qui desormais doit avoir le pas dans ton cœur au dessus de moy-même. COLOMBINE. Aujourd’huy, mon Pere ? GOGUET. Ouy, vous dis-je, aujourd’huy. Pourquoi cette surprise ? (à part) Presage de rebellion (haut) Ecoutez, Colombine, je ne force personne, mais je pretends qu’on m’obéïsse. COLOMBINE. Aujourd’huy, mon Pere ? GOGUET. Oh qu’est-ce que cecy ? Vous voilà bien en peine de la datte ! Ouy, aujourd’huy, encore aujourd’huy, pour la centiéme fois aujourd’huy ; êtes-vous contente ? COLOMBINE. Il fait bien de venir, mon Pere, je ne l’irois pas querir. SCENE XI M EZZETIN (déguisé en valet de Chambre, dit à Monsieur Goguet que Monsieur Cornalini est arrivé, & qu’il vient.) SCENE XII ARLEQUIN (EN ITALIEN 21 ), GOGUET, COLOMBINE. ARLEQUIN. S Erviteur à Vosignorie. Si j’en crois les apparences ; vous, Monsieur, vous êtes le tronc pourry de la Famille où je m’incorpore, & vous, Mademoiselle, vous en êtes la Maitresse branche. Les choses en cet état, j’espere qu’en m’entant sur la tige de vos charmes, nous verrons bientôt pousser de ces fruits équivoques, dont on ne connoît jamais bien les véritables producteurs. GOGUET. N’est-il pas vrai, Monsieur, que ma Fille est à votre goût ? Oh, vous n’êtes pas le seul, & tout le monde la prise ce qu’elle vaut. 21 Déguisé en Italien. <?page no="66"?> 66 Les Originaux ou L’Italien ARLEQUIN. Tant pis, tant pis, de par tous les Diables ! Méchante marchandise qu’une fille prisée par tant de monde ! le mary en paye souvent la folle enchére. (à Colombine) C’a franchement, la Belle, ce cœur est il encore à vous ? car en France ils ne sont pas meurs qu’on les cueille. COLOMBINE. Oh, Monsieur, vous connoissez mal la France, & vous prenez la liberté à gauche. ARLEQUIN. Hé croyez-moy, j’en parle avec connoissance de cause ; & après ce que j’ay vû dans mon voyage, j’aimerois autant dire une Coquette née native, qu’une Françoise ; ces deux mots sont synonimes. COLOMBINE. Ne vous seriez-vous point laissé persuader par quelque Renegat François, qui vous auroit peint nos maniéres d’une encre un peu maligne ? ARLEQUIN. Non non, morbleu, voilà mes deux témoins. (Il touche ses yeux) Comment Diable ? A peine j’entray sur vos Frontiéres, que je pensay être dans un autre monde. Tout y respire déjà un air de liberté scandaleuse. Les hommes & les femmes se parlent en pleine rue, les fenêtres ne sont qu’à double chassis, & les portes ne ferment qu’à une serrure ! Quelle horrible chose ! GOGUET. Vous êtes ennemi de la société, à ce que je vois ? COLOMBINE. Je crois que s’il tenoit à Monsieur, il relegueroit toutes les femmes aux Antipodes, crainte de communication. ARLEQUIN. Non pas, non pas, s’il vous plaît : le remède seroit pire que le mal. Mais il y a un temperament. On peut bien verrouiller, bien cadenasser les portes ; bien griller les fenêtres ; & ne se saluer que simplement, comme nous faisons, & qu’à portée de Mousquet. GOGUET. Les femmes ne sont pas chez vous en odeur de fidélité. ARLEQUIN. Voyez si j’ai tort ? Quand je fus à Lyon, je vis un grand monde assemblé devant une porte, je m’informe de ce que c’est, on me dit qu’il se donne là un beau spectacle ; Le prix ? trente sols, je les donne. J’entre. La salle étoit si obscure, que je n’entrevis d’abord les objets que confusément. Mais que je fus surpris, quand on leva la toile, de voir que c’étoient des hommes & des femmes dans des Logettes, qui ne rougissoient pas d’avoir été ensemble pendant l’obscurité ! je voulois croire pour l’honneur de la Contrée, que c’étoit <?page no="67"?> 67 Les Originaux ou L’Italien des maris. Mais le caquet de la jeunesse qui m’entouroit, ne m’apprit que trop que c’étoit des Amans. O tempora ! o mores ! GOGUET. Je ne vois rien là d’extraordinaire. COLOMBINE. Monsieur s’offense d’un divertissement. ARLEQUIN. Le spectacle fini, je sors, & à cent pas de là autre decoration. Je découvre une grande enfilade de l’un & de l’autre sexe, se promenant deux à deux, bras dessus bras dessous, ny plus ny moins que des accollades de lapreaux. Oh, ma foy, je vous défie de mettre une bonne emplâtre là dessus. COLOMBINE. Ce seroit dommage de vous interrompre, continuez votre voyage, & puis après laissez faire. GOGUET. Que dites-vous de Paris ? ARLEQUIN. Je dis que c’est un lieu de galanterie. Jamais je ne me suis senty tant d’étonnement qu’en entrant dans cette ville. Portes & fenêtres ouvertes, les ruës pavées d’amans transis, les boutiques bordées de cajolleurs. Là je vois deux chevaux, un Cocher, quatre Laquais, & au milieu de tout cela Monsieur le Commandeur & sa Commanderesse. Icy même équipage, autre tête - à tête ; enfin j’en vis tant, que je crus que la devise de Paris étoit : Unus & una. GOGUET. Vous avez déjà bien fait des découvertes pour un nouveau venu ? ARLEQUIN. Voicy bien autre chose ! en passant sur le Pont Neuf, j’avise deux batteaux couverts d’un drap blanc. Je demande leur usage, on me dit que l’un est le bain des hommes, & l’autre le bain des femmes. Hé morbleu, m’écriay-je, il n’y a qu’un travers de doigt de l’un à l’autre ! Voyez si je n’ai pas tous les sujets d’indignation contre votre maudite France ! COLOMBINE. Quelle Police gardent donc vos Italiennes, puisque vous souffrez si impatiemment la liberté de nos Françoises ? ARLEQUIN. Oh, oh, quelle Police ? Celle qu’on devroit faire garder à toutes les femmes du monde. Elles n’ont ny livres pour étudier l’amour, ny promenades pour le pratiquer, ny jeux pour y risquer notre honneur, ny visites pour prétexter leurs intrigues, ny argent pour se faire des créatures, ny toute cette parure de coquette, qui semble être un étalage pour attirer les Marchands. Enfin, l’amour ne peut entrer chez nous que par la cheminée. <?page no="68"?> 68 Les Originaux ou L’Italien COLOMBINE. Il n’en faut pas davantage. GOGUET. Hé, Monsieur, toutes ces précautions sont éprouvées inutiles depuis qu’il y a des jaloux et des coquettes. Une femme n’est jamais bien gardée que par elle-même. ARLEQUIN. Par elle-même ? C’est à dire qu’il faut confier son bien aux voleurs. Oh, parbleu, Beau-pere, je ne prendray pas de vos Almanachs. COLOMBINE. Je craindrois fort à la place d’un Italien marié, que ma femme ne portât pas sa vengeance plus loin qu’à la première sortie. ARLEQUIN. Quand elles sortent, nous leur donnons des Gardes du corps, que nous gageons exprès pour cela. COLOMBINE. Mais dites-nous, s’il vous plaît, qui garde les Gardes ? GOGUET. Ouy ; car ils sont du bois dont on fait les corruptibles & les corrupteurs. ARLEQUIN. Je vous avouë que c’est une chose à quoy nous n’avons pas encore pourvü. COLOMBINE. Et à quoy vous ne pourvoirez jamais. Allez, allez, en cas de femmes, la confiance est la mere de sûreté ; & l’amour tire cent fois plus de tribut sur vos prisons que sur nos cercles & sur nos ruelles. ARLEQUIN. Morbleu, vous avez beau dire, l’oiseau qu’on tient en cage ne prend point son essor. COLOMBINE. L’oiseau apprivoisé le prend encore moins. L’un peut ce qu’il ne veut pas, & l’autre veut ce qu’il trouve occasion de pouvoir tôt ou tard. ARLEQUIN. Comme si les femmes étoient des oiseaux, qu’un mary pût apprivoiser ! COLOMBINE. Plus qu’aucun autre. GOGUET. Ouy dea, ouy dea. Sa maman par exemple avoit toute la liberté possible, & si, je puis dire, quelque loin qu’elle allât, elle revenoit toûjours à la maison. (Plusieurs femmes masquées, & Octave aussi masqué, entrent & chantent.) <?page no="69"?> 69 Les Originaux ou L’Italien LE CHŒUR. Liberté, liberté. GOGUET. Qu’est-ce que cecy ? Quelle mascarade ? Qui vous envoye ? LE CHŒUR, Liberté, liberté. GOGUET. Parlez donc, répondez, que voulez-vous ? LE CHŒUR. Liberté, liberté. S’il est un plaisir dans la vie, C’est la liberté. GOGUET. Expliquez-vous donc ? Quelle insolence ? Est-il permis de venir baladiner ainsi dans la maison d’un Bourgeois ? UNE FEMME (masquée.) Quand un bizarre Epoux nous retient sous la clé, Punissons sa folie. Tous les jaloux n’ont que trop mérité Le châtiment des maris d’Italie. LE CHŒUR. S’il est un plaisir dans la vie, C’est la liberté. Liberté, liberté, liberté. ARLEQUIN. Morbleu, c’est trop entendre, ce chien de refrein là. Maudite Région ! Maudit Logis, où tout s’égosille à crier, liberté ! GOGUET. Ma fille, ne seroit-ce point ce jeune fol d’Octave, qui sçachant que je te vais marier avec un autre, me joüe cette piéce ? Voyons (Il va pour découvrir le visage à un masque.) ARLEQUIN (l’arrêtant.) Attendez. Que marmottez-vous d’Octave ? J’ay un fils à Paris de ce nom-là. OCTAVE (se démasque.) GOGUET (à Arlequin.) Tenez, Monsieur, le voilà. ARLEQUIN. Justement, c’est luy même. Ah, mon fils, embrasse-moy. A quels transports de joye ta presence ne me livre t-elle pas ? <?page no="70"?> 70 Les Originaux ou L’Italien OCTAVE. Ah, mon pere ! le plaisir & le chagrin se confondent dans mon cœur. Seroit-il possible que vous fussiez mon rival ? ARLEQUIN. Non, mon fils. Je ne sens déjà que trop de dégoût pour les maniéres Françoises. Tu viens à propos pour dégager ma parole. (à Goguet.) Ouy, Monsieur, si vous voulez qu’il me remplace auprès de Colombine, je luy donne tout mon bien. GOGUET. Volontiers. ARLEQUIN. J’avois fait préparer un divertissement pour moy. Il servira pour mon fils. OCTAVE. J’en avois aussi prémédité un contre la jalousie & les Jaloux : mais… ARLEQUIN. Il n’y a rien de perdu. Commençons par le mien, & nous finirons par le tien. (aux Violons) Allons, Messieurs, commencez. (Plusieurs Violons sortent & s’arrangent sur le Théâtre en jouant une marche ; après quoy la Ferme 22 s’ouvre. On voit un grand Globe terrestre, qui tourne sur son pivot. Les quatre parties du Monde paroissent peintes autour du Globe. MARI- NETTE dans une posture amoureuse, represente l’Asie. MEZZETIN ensuite, couvert d’un manteau fourré, represente l’Amerique. PASQUARIEL en More, represente l’Afrique ; & UN CHANTEUR en François, represente l’Europe. Les Violons jouent une Ritournelle fort tendre, après quoy l’Asie s’avance, & chante ce qui suit.) La Poligamie est chez moy Une loy. Jeunes Epoux, gardez-vous de la suivre. Ne partagez point votre ardeur. Contentez-vous du cœur Que l’Hymen aujourd’huy vous livre. LE CHŒUR. Vivez, vivez, heureux Amans Prenez toûjours du bon temps. QUATRE AMERIQUAINS. (dansent une entrée qui exprime le froid. Après quoy l’Amerique s’avance & chante.) 22 Terme de théâtre. Décoration montée sur un châssis et qui se détache de la toile du fond. Les fermes représentent une colonnade, un arbre, etc. On appelle ferme, dans toutes les circonstances, une décoration qui s’élève de dessous, au lieu de descendre du cintre ou de rouler par les coulisses. http : / / francois.gannaz.free.fr/ Littre/ xmlittre.php ? requete=f714. Interrogé le 23 juin 2011. <?page no="71"?> 71 Les Originaux ou L’Italien Je suis gelé par les frimas. Je grelotte de froid, je tremble, je frissonne. Jeunes Epoux, ne m’imitez pas. Une Beauté malaisément pardonne L’outrageante froideur qu’on fait à ses appas. LE CHŒUR. Vivez, vivez &c. QUATRE AFRIQUAINS. (dansent une entrée de postures, après laquelle l’Afrique s’avance, & chante.) Le Soleil me brûle sans cesse, J’en ressens l’ardeur chaque jour. Qu’Octave près de sa Maitresse Brûle sans cesse aussi d’Amour. LE CHŒUR. Vivez, vivez &c. QUATRE FRANÇOIS. (dansent une entrée, après quoy le Chanteur s’avance, & chante.) Toute l’Europe sent les cruautés de Mars. La France sous ses Etendars, Sçait seule ranger la victoire. Couple heureux, voulez-vous jouir d’un sort charmant ? Aimez-vous aussi constamment Que la France aimera la gloire. LE CHŒUR. Vivez, vivez &c. (Les Violons jouent un petit air gay, après quoy les Masques qui étoient entrez avec Octave, chantent l’un après l’autre les couplets suivans.) C’est ouvrir la porte à l’Amant, Que de la fermer à sa femme : En pensant éteindre la flamme, On augmente l’embrasement. L’Amour viendra toûjours à bout Des jaloux et de leurs mesures. Il n’est point de bonnes serrures Dont il n’ait le passe par-tout. En vain à boucher chaque trou, Un Mary jaloux se tourmente. Il reste toûjours quelque fente, Et par là l’Amour fait son coup. Maris, ne soyez point jaloux, Ne renfermez jamais vos Belles ; Car souvent les plus infidelles Seroient sages sans les verroux. Fin de la Comédie. <?page no="72"?> Illustrations <?page no="73"?> 73 Illustrations <?page no="74"?> 74 Illustrations <?page no="75"?> 75 Illustrations <?page no="76"?> Bibliographie Attinger, Gustave. L’Esprit de la Commedia dell’arte dans le théâtre français. Paris : Librairie théâtrale, 1950. Campardon, Émile. Les comédiens du roi de la troupe italienne pendant les deux derniers siècles : documents recueillis aux archives nationales. 2 tomes reliés en un seul. Genève : Slatkine Reprints, 1970 (Réimpression de l’édition de Paris, 1880). CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l’Ancien Régime et la Révolution). http : / / cesar.org.uk. Cornette, Joël. Chronique du règne de Louis XIV. Paris : SEDES, 1997. Dictionnaire de l’Académie française. Nîmes, Pierre Beaume, 1778. Dupont, Paul. Un poète-philosophe au commencement du dix-huitième siècle : Houdar de La Motte (1672-1731). Genève : Slatkine Reprints, 1971 (Réimpression de l’édition de Paris, 1898). Gambelli, Delia. Arlecchino a Parigi. T. I : Dall’inferno alla corte del Re Sole. Roma : Bulzoni Editore, 1993. Kirkness, W. John. Le Français du Théâtre italien d’après le Recueil de Gherardi, 1681-1697. Contribution à l’étude du vocabulaire français à la fin du 17 e siècle. Genève : Droz, 1971. La Bruyère, Jean de. Les Caractères. Paris : Bookking International, 1993. La Motte, Antoine Houdar de. Les Originaux, ou l’Italien. In Le théâtre italien de Gherardi ; ou, Le recueil general de toutes les comédies & scènes françoises joüées par les Comédiens italiens du roy. Avec tous les airs qu’on y a chantez. T. IV. Amsterdam : Michel Charles Le Cène, 1721. Lancaster, Henry Carrington. A History of French dramatic literature in the seventeenth century. T. IV, 2 e partie. Baltimore, Md. : The John Hopkins Press ; Paris : Les Presses Universitaires, 1929-42. Mazouer, Charles. Le Théâtre d’Arlequin : comédies et comédiens italiens en France au XVII e siècle. Fasano : Schena Editore ; Paris : Presses de l’université de Paris- Sorbonne, 2002. Molinari, Cesare. La Commedia dell’arte/ scelta e introduzione di Cesare Molinari ; apparati di Renzo Guardenti. Roma : Istituto poligrafico e Zecca dello Stato, c1999. Trublet, Nicolas-Charles-Joseph, Abbé. Éloge historique de Monsieur de La Motte, par M. L’Abbé Trublet, tiré du dictionnaire de Moréri, Édition de 1759.