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Abbé d`Aubignac: Pièces en prose

Èdition critique

0815
2012
978-3-8233-7748-1
978-3-8233-6748-2
Gunter Narr Verlag 
Bernard J. Bourque

Ce travail est la première édition critique de trois pièces en prose de l´abbé d´Aubignac. Les quelques exemplaires qui existent de ces tragedies, conservés à la bibliothèque nationale de France, à la bibliothèque de l´Arsenal et à la Bibliothèque Mazarine, sont ceux des éditions originales. On connait surtout d´Aubignac théoricien, auteur de La pratique du thátre, mais on ignore en général d´Aubignac dramaturge. L´édition critique a pour but de rendre les trois pièces de cet auteur plus facilement accessibles afin que tous les lecteurs, qu´ils soient amateurs ou spécialistes du théatre, puissent juger par eux-memes de leur valeur littéraire. de plus, une meilleure connaissance de ces ouvrages sert à éclaircir notre compréhension de d´Aubignac, nous permettant de comparer ses théories et sa pratique. L´édition comporte une introduction et plus de 600 notes.

BIBLIO 17 Abbé d’Aubignac Pièces en prose Édition critique par Bernard J. Bourque Pièces en prose BIBLIO 17 Volume 201 · 2012 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Abbé d’Aubignac Pièces en prose Édition critique par Bernard J. Bourque Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l'adresse http: / / dnb.dnb.de. © 2012 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikro verfilmungen und die Einspeiche rung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf chlorfrei gebleichtem und säurefreiem Werkdruck papier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6748-2 5 Table des matières 1. Introduction ................................................................................... 9 I. Raison d’être............................................................................ 9 II. François Hédelin, abbé d’Aubignac ....................................... 13 2. Bibliographie ................................................................................. 21 I. Œuvres de d’Aubignac ............................................................ 21 II. Ouvrages et articles sur d’Aubignac ...................................... 23 La Pucelle d’Orléans ......................................................................... 29 La Cyminde ou les deux victimes ..................................................... 135 Zénobie ............................................................................................ 213 329 Index des noms cités ........................................................................ 7 Remerciements Le présent ouvrage est le fruit du remaniement de la première partie d’une thèse de doctorat à l’Université de New England, Australie (2006). Je tiens à remercier en tout premier lieu mon directeur de thèse, Christopher Gossip, professeur honoraire à l’Université de New England, de ses encouragements constants et de ses conseils inappréciables pendant mes recherches. J’adresse ma gratitude également aux membres du jury: Hélène Baby (l’Université de Nice), William Brooks (l’Université de Bath) et Perry Gethner (l’Université d’Oklahoma State). Leurs nombreux conseils érudits m’ont été d’une valeur inestimable. Ma reconnaissance va aussi à Anna Cavallaro, enseignante d’italien à l’Université de New England, et à Greg Horsley, professeur de lettres classiques à la même institution, pour leur concours précieux en traduisant des extraits de textes italiens et latins. B.J.B. janvier 2012 8 Avertissement La date de publication qui suit le titre d’un ouvrage littéraire n’est précisée que lorsque le titre est cité pour la première fois dans le travail. Il en va de même pour les dates de naissance et de mort qui suivent les noms des principaux personnages littéraires ou historiques cités. Partout dans cet ouvrage, la date qui suit le titre d’une pièce de théâtre est celle de la publication et non celle de la première représentation. Le signe ~ qui précède une date signifie «avant l’ère chrétienne». L’abbréviation «v.» précédant une date veut dire «vers». 9 1. Introduction I. Raison d’être D’après Hélène Baby, dans l’introduction de son édition de La Pratique du théâtre, le courage est une qualité requise pour aborder la lecture des pièces de l’abbé d’Aubignac 1 . C’est l’opinion aussi de Charles Arnaud qui soutient que d’Aubignac théoricien n’avait pas tort en traitant légèrement d’Aubignac dramaturge 2 . Bien qu’il consacre plusieurs pages à l’analyse des pièces de d’Aubignac, Henry Carrington Lancaster conclut que La Cyminde ou les deux victimes n’offre aux spectateurs qu’une situation spectaculaire et que Zénobie démontre le manque d’imagination du dramaturge 3 . Un peu moins sévère dans sa critique de La Pucelle d’Orléans, Lancaster affirme que l’œuvre possède une certaine ardeur morale qui aurait produit une bonne pièce si l’auteur n’avait pas été tellement limité par son système dramaturgique 4 . Jacques Scherer reconnaît l’intérêt dramatique du spectacle et de l’angoisse dans La Cyminde ou les deux victimes 5 , mais déclare que d’Aubignac dramaturge est très inférieur à d’Aubignac penseur 6 . Pourquoi donc présenter une édition critique des tragédies en prose d’un auteur considéré aujourd’hui comme un dramaturge raté? Nous le faisons pour deux raisons. Premièrement, les pièces de d’Aubignac sont inconnues de la majorité des dix-septiémistes actuels, qui n’ont peut-être qu’une impression plutôt vague de la valeur dramatique de ces œuvres. Deuxièmement, nous le faisons parce que les pièces existent. Comme le dit Véronique Sternberg en parlant des 1 Hélène Baby, «Introduction», in Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris: Champion, 2001; réimpr. 2011, p. 15. 2 Charles Arnaud, Les Théories dramatiques au XVII e siècle: Étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac, Paris: 1887; réimprimé Genève: Slatkine, 1970, p. 272. 3 Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 vol., Baltimore: Johns Hopkins Press, 1929- 1942, t. II, vol. I, pp. 340, 368. 4 Ibid., pp. 358-359. 5 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris: Nizet, 1950; réimpr. 1964, p. 171. 6 Ibid., p. 429. 10 comédies des contemporains de Molière, «peu importe ici la question du mieux ou du moins bien» 7 . L’analyse des tragédies de d’Aubignac nous permet de mieux connaître d’Aubignac théoricien en témoignant du génie et des limites de son système dramaturgique. Les quelques exemplaires qui existent des tragédies en prose de d’Aubignac, conservés à la Bibliothèque nationale de France, à la Bibliothèque de l’Arsenal et à la Bibliothèque Mazarine, sont ceux des éditions originales 8 . Étant la première édition critique des tragédies en prose de l’auteur, ce travail a donc pour fonction de rendre ces œuvres plus facilement accessibles et d’offrir des explications et des commentaires afin de faciliter leur lecture. L’autre but est d’apporter un éclairage nouveau sur le système dramaturgique de d’Aubignac en le juxtaposant aux œuvres dans lesquelles il a tâché d’appliquer ses théories en développement. La tragédie Le Martyre de S te Catherine 9 ne fait pas partie de cette édition critique puisque l’œuvre conservée, qui est en vers, n’est 7 Véronique Sternberg, «La Comédie des contemporains de Molière: une production mineure? », Littératures Classiques, 51 (2004), pp. 171-185 (p. 182). 8 La Pucelle d’Orléans et Zénobie sont aussi accessibles sur Internet grâce à la bibliothèque numérique Gallica. 9 Cette pièce en vers fut publiée en 1649 à Lyon, chez Pierre Compagnon (in-4 0 ), et à Caen, chez Eleazar Mangeant (in-8 0 ). L’édition de Lyon est maintenant perdue. Nous savons qu’il s’agit de la même œuvre grâce au catalogue de Soleinne qui cite six vers de l’édition de Lyon (Bibliothèque dramatique de M. de Soleinne, catalogue rédigé par Paul Lacroix, 9 parties en 6 vol., Paris: Administration de l’Alliance des Arts, 1843-1845, § 1190, t. I, p. 264). Les catalogues de la Bibliothèque nationale de France identifient un exemplaire du Martyre de S te Catherine, publié à Caen, chez Mangeant, en 1640: cote 4-BL- 3583 (2,1), Arsenal. Cette date n’est pas exacte. Il s’agit plutôt d’une édition publiée en 1650, «Sur la copie Imprimée à Caen, chez ELEAZAR MANGEANT», in-4 0 . Plusieurs éditions de la tragédie parurent après 1650: Paris, E. Loyson, 1666, in-12 0 ; Rouen, J.-B. Besogne, 1700, in-12 0 ; Troyes, sur la copie imprimée à Rouen, chez J.-B. Besogne, 1700, in-12 0 ; Caen, J.-J. Godes, 1705, in-12 0 ; Troyes, Vve de Jacques Oudot, 1718, in-12 0 ; Troyes, Pierre Garnier, sans date, in-12 0 ; sans date ou lieu de publication, in-12 0 . La pièce fut publiée aussi chez G. de Luyne, à Paris en 1666, dans Recueil de tragédies saintes, contenant trois autres pièces: L’Illustre Olympie ou le Saint Alexis (1644 et 1645) par Nicholas-Marc Desfontaines (mort en 1652), Saint Eustache (1649) par Balthazar Baro (v. 1590-1650) et Saint Genest (1647) par Jean de Rotrou (1609-1650). 11 certainement pas le travail de d’Aubignac 10 . Arnaud affirme qu’elle est l’adaptation d’une pièce qui fut écrite en prose par notre auteur 11 , une conclusion soutenue par Baby 12 . Lancaster est d’un avis contraire, déclarant que la tragédie fut l’œuvre de quelque dramaturge provincial dont l’identité est inconnue et que la version en prose n’a sans doute jamais existé 13 . Scherer est silencieux à ce sujet. Bray affirme que d’Aubignac fut l’auteur de quatre tragédies sans identifier les titres 14 . Tenant compte du fait qu’une adaptation en vers d’une pièce de théâtre en prose comporte souvent des changements à part celui du 10 D’Aubignac ne reconnut jamais sa paternité d’une pièce en vers, même lorsque ses talents de versificateur furent remis en question par ses contemporains. Les catalogues de la Bibliothèque nationale de France attribuent Le Martyre de S te Catherine à d’Aubignac ou à M lle M. Cosnard. Il s’agit de Marthe Cosnard (1614-v. 1659) dont la seule œuvre certaine est Les Chastes martyrs, tragédie chrétienne, publiée en 1650. Une Sainte Catherine est attribuée à d’Aubignac et une autre à Saint-Germain par Maupoint (Bibliothèque des théâtres, Paris: Prault, 1733, p. 276) et par les frères Parfaict (Dictionnaire des théâtres de Paris, 7 vol., Paris: Rozet, 1767, t. II, p. 63). Selon le catalogue de Soleinne, l’auteur de la pièce publiée à Lyon est Saint-Germain: «M. de Saint-Germain la publia sans y mettre son nom, parce que ce nom était alors peu considéré, pour avoir figuré en tête d’une foule d’écrits de polémique en faveur de la reine mère et du cardinal Mazarin. L’auteur était un écrivain distingué qui eut le malheur de vendre sa plume», § 1190, t. I, p. 264. Saint-Germain est l’auteur du Grand Timoléon de Corinthe, tragi-comédie publiée en 1641. Cet écrivain est impossible à identifier avec certitude avec l’un des auteurs du dix-septième siècle du même nom. Maupoint parle aussi d’une troisième Sainte Catherine qui serait écrite par Nicolas-Marc Desfontaines (Bibliothèque des théâtres, p. 276). 11 Arnaud, Les Théories dramatiques, pp. 271-272. 12 Baby, «Introduction», in La Pratique du théâtre, p. 15. 13 Lancaster, A History, t. II, vol. II, pp. 668-669. Lancaster affirme: «As for d’Aubignac, he never admitted treating this subject and was not favorable to religious plays, while none of his contemporaries refers to it as his», ibid., p. 669. En fait, d’Aubignac fut d’avis que les pièces chrétiennes devraient seulement être lues et jamais représentées publiquement à cause des comédiens impies du théâtre français (La Pratique du théâtre, p. 457). Pourtant, sa Pucelle d’Orléans peut être considérée comme une pièce religieuse et politique. 14 René Bray, La Formation de la doctrine classique en France, Lausanne-Genève- Neuchâtel: Payot, 1931, p. 358. Le Catalogue du duc de La Vallière (1708-1780) indique l’existence d’un manuscrit d’une autre pièce de d’Aubignac, une «comédie en cinq actes, en vers», intitulée L’Heureux prodigue. La Vallière écrit: «[…] paraît original, de la main même d’Hédelin d’Aubignac; il vient de sa bibliothèque», cité par Arnaud, Les Théories dramatiques, p. 275n. Ce manuscrit n’a pas encore été retrouvé. 12 mode d’expression, il faut signaler qu’il y a trois similitudes saisissantes entre Le Martyre de S te Catherine et les trois pièces de d’Aubignac. En premier lieu, le rôle principal de chacune des tragédies est attribué à une femme dont le nom figure dans le titre de la pièce. Deuxièmement, le thème de l’amour est au centre des intrigues, l’héroïne de chaque pièce étant courtisée par son ennemi. En troisième lieu, le thème de la souveraineté masculine est présent dans les quatre œuvres. Il va de soi que ces composants communs ne constituent pas une preuve de la paternité de d’Aubignac à l’égard d’une pièce de martyre. Il y a, après tout, des dissemblances entre S te Catherine et les trois autres tragédies. La différence la plus frappante porte sur le dénouement, l’auteur de S te Catherine négligeant de répondre à l’attente du spectateur que Maximin sera puni pour ses crimes. Ce dénouement va à l’encontre de la pratique de d’Aubignac qui, dans les trois pièces en prose, se montre d’accord avec la croyance de La Mesnardière que les vices doivent être toujours punis 15 . Tout compte fait, nous devons conclure que l’existence d’une Sainte Catherine en prose écrite par d’Aubignac est invraisemblable. Ce présent ouvrage se limite donc aux trois pièces dont la paternité de d’Aubignac est certaine, avec l’espérance qu’un jour, l’édition devra être révisée grâce à la découverte d’une quatrième tragédie en prose 16 . Les pièces sont présentées par ordre de date de 15 Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique, Paris: Sommaville, 1639; réimpr. Genève: Slatkine, 1972, p. 107. 16 Dans sa Quatrième dissertation (1663), d’Aubignac parle d’avoir donné trois pièces en prose au Cardinal de Richelieu (1585-1642), «qui les fit mettre en vers», Quatrième dissertation concernant le poème dramatique, servant de réponse aux calomnies de M. Corneille, in Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter: University of Exeter Press, 1995, p. 138. La pièce mystérieuse est peut-être Zénobie, bien qu’une adaptation ne fût jamais écrite dans les années 1640, la tragédie n’ayant été imitée qu’en 1660 par Jean de Magnon (1620-1662). Selon Lancaster, il se peut que la pièce soit Palène (1640) ou La vraie Didon (1643) de François Le Métel, seigneur de Boisrobert (1592-1662), deux œuvres à la composition desquelles d’Aubignac aurait contribué. Lancaster soutient que si la pièce en question était Le Martyre de S te Catherine, elle n’aurait pas été publiée par des libraires inconnus à Lyon et à Caen (A History, t. II, vol. II, p. 669). Il faut noter, cependant, que la tragédie fut imprimée pendant la Fronde, les troubles qui agitèrent la France entre 1648 et 1652 ayant peut-être empêché sa publication à Paris. Dans sa lettre du 6 mars 1649 à Constantin Huygens, seigneur de Zuylichem (1596-1687), Corneille 13 publication, c’est-à-dire La Pucelle d’Orléans, achevée d’imprimer le 11 mars 1642, La Cyminde ou les deux victimes, le 13 mars 1642, et Zénobie, le 12 janvier 1647. Une section intitulée «Principes éditoriaux» précède chaque tragédie. II. François Hédelin, abbé d’Aubignac La vie de François Hédelin, abbé d’Aubignac est traitée dans plusieurs ouvrages dont cette vue d’ensemble est redevable, c’est-à-dire Précieux et précieuses (1860) de Ch.-L. Livet, Les Théories dramatiques au XVII e siècle: Étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac (1887) de Charles Arnaud, Propos de théâtre (1905) d’Émile Faguet et, plus récemment, l’introduction biographique d’Hélène Baby dans son édition de La Pratique du théâtre. Nous allons esquisser le portrait de notre auteur afin de présenter le contexte dans lequel ses trois pièces en prose furent écrites ainsi que la manière dont elles furent reçues par le monde littéraire de son temps. François Hédelin, un des douze enfants de Claude Hédelin et de Catherine Paré naquit à Paris le 4 août 1604. Son père, issu d’une famille noble, fut avocat au parlement. Sa mère fut la fille d’Ambroise Paré, le chirurgien de Charles IX. En 1610, Claude Hédelin s’installa avec sa famille à Nemours où il avait été nommé Lieutenant Général. Le jeune François se dévoua à la lecture d’Horace (~65-~8) et de Justin (II e siècle), acquérant la connaissance écrite et parlée du latin. Ayant repoussé tous ses maîtres, il étudia de lui-même «la langue Grecque et Italienne, la Rhétorique, la Poésie, la Cosmographie, la Géographie, l’Histoire, le Droit et la Théologie» 17 . Après des études en droit, il exerça la profession d’avocat en parlement à Paris. C’est durant ce temps qu’il fit publier, en 1627, son premier ouvrage, Des Satyres, brutes, monstres et démons, dédié au maréchal de Saint- Géran. Dans ce traité, Hédelin fait l’étude des monstres et des demiaffirme que la Fronde l’avait empêché de faire jouer ou de faire imprimer quoi que ce soit: «Les désordres de notre France […] ont réservé dans mon cabinet ce que je préparais à lui donner», Œuvres complètes, éd. Georges Couton, 3 vol., Paris: Gallimard, 1980, t. II, p. 625. 17 D’Aubignac, Quatrième dissertation, p. 125. 14 dieux de la mythologie grecque, concluant que les satyres ne sont que des singes. Hédelin décida d’abandonner la profession d’avocat pour devenir ecclésiastique et, en 1631, il obtint l’abbaye d’Aubignac dans le diocèse de Bourges. C’est aussi en cette année qu’il devint précepteur de Jean Armand de Maillé-Brézé (1619-1646), le neveu du Cardinal de Richelieu 18 . Devenu Duc de Fronsac en 1634, Brézé accorda dès sa majorité une rente de quatre mille livres à d’Aubignac, ce qui permit à l’abbé de fréquenter le grand monde à Paris ainsi que le monde parisien des Lettres 19 . En 1637, d’Aubignac accepta l’invitation de Richelieu d’accompagner sa nièce, Marie-Madeleine de Vignerot, duchesse d’Aiguillon (1604-1675), dans la visite que celle-ci voulait rendre aux «possédés» de Loudun. Après ce voyage, l’abbé écrivit Relation de M. Hédelin, sieur d’Aubignac, touchant les possédés de Loudun au mois de septembre 1637, texte qui ne circula qu’en manuscrit et qui condamna les supplices des exorcismes 20 . Pendant ces années, d’Aubignac devint réputé pour ses talents de prédicateur, de sorte qu’en 1641 il fut appelé pour prononcer l’oraison funèbre de Louis de Savoie, duc de Nemours (1620-1641), décédé à l’âge de vingt et un ans 21 . Vers 1640, influencé par les goûts de Richelieu, d’Aubignac commença à s’appliquer à l’art dramatique avec la composition de trois pièces. En 1642, François Targa imprima les tragédies La Pucelle d’Orléans et La Cyminde ou les deux victimes sans l’aveu de l’auteur. D’Aubignac fit saisir les exemplaires mais donna enfin son assentiment à la publication des pièces 22 . L’adaptation en vers de chacune de ces œuvres avait été jouée à Paris l’année précédente. Les 18 Selon Arnaud, le Cardinal de Richelieu lui-même joua un rôle-clé dans le choix de d’Aubignac comme précepteur (Les Théories dramatiques, pp. 15-16). 19 C’est à cette époque que d’Aubignac fit la connaissance de Jean Chapelain (1595-1674) qui fut impressionné par l’abbé (ibid., p. 38). 20 Déborah Blocker, «La Pucelle d’Orléans (1640-1642) de l’abbé d’Aubignac sur la scène de monarchie absolue naissante», in Images de Jeanne d’Arc, Actes du Colloque de Rouen (25, 26, 27 mai 1999), éd. Jean Maurice et Daniel Couty, Paris: Presses Universitaires de France, 2000, p. 167. 21 Selon Ch.-L. Livet, le jeune duc mourut «des fatigues qu’il avait supportées au siège d’Aire», Précieux et précieuses, caractères et mœurs littéraires du XVII e siècle, Paris: H. Welter, 1895, p. 161. 22 Voir La Pucelle d’Orléans, «Le Libraire au lecteur». 15 pièces en prose semblent avoir reçu peu d’attention du monde littéraire. Il est probable qu’elles ne furent jamais montées 23 . Pendant ces années, d’Aubignac collabora à la composition d’autres pièces, bien que sa contribution en prose ne semble pas avoir été appréciée par les poètes avec qui il travaillait 24 . Il élabora le plan de certains ouvrages dramatiques, mais toujours avec le même résultat 25 . C’est aussi à cette époque que d’Aubignac commença la rédaction de La Pratique du théâtre et du Projet pour le rétablissement du théâtre français. En 1647 parut la troisième tragédie en prose de d’Aubignac, Zénobie 26 . Il semble que la pièce avait été jouée à l’Hôtel de Bourgogne en 1640 et qu’elle fit partie du répertoire de la troupe royale à ce théâtre entre 1642 et 1646. La pièce fut imitée en vers par Magnon qui parle dans son «Au Lecteur» de Zénobie reine de Palmyre (1660) du «beau succès» de la tragédie en prose du «fameux Monsieur l’Abbé d’Aubignac» 27 . Malgré son assez belle carrière théâtrale, la pièce de d’Aubignac eut ses critiques. Le Grand Condé (1621-1686) aurait dit: Je sais bon gré à l’abbé d’Aubignac d’avoir si bien suivi les règles d’Aristote; mais je ne puis pardonner à Aristote d’avoir fait faire une aussi mauvaise tragédie à l’abbé d’Aubignac. 28 23 Voir La Pucelle d’Orléans, note 6. 24 Dans sa Quatrième dissertation, d’Aubignac écrit: «[...] j’ai d’autrefois fait en prose jusqu’à deux ou trois Actes, mais l’impatience des Poètes ne pouvant pas souffrir que j’y misse la dernière main, et se présumant être assez forts pour achever sans mon secours, y a tout gâté», p. 138. Selon Arnaud, il s’agit de Palène (1640) et de La Vraie Didon (1642) de François Le Métel, seigneur de Boisrobert (1592-1662), et de Manlius Torquatus (1662), tragi-comédie écrite par Marie-Catherine Desjardins (1640-1683) et jouée en 1662 (Les Théories dramatiques, p. 272). 25 Dans sa Quatrième dissertation, d’Aubignac déclare: «[...] on m’en a montré plusieurs dont j’ai dit mes sentiments qui n’ont pas été suivis; j’ai donné l’ouverture de quelques sujets que l’on a fort mal disposés», p. 138. 26 Les frères Parfaict consacrent quelques pages de leur Histoire du théâtre français à l’étude de cette pièce (François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu’à présent, 15 vol., Paris: André Morin, 1734-1749, t. VI, pp. 386-394). 27 Jean de Magnon, Zénobie reine de Palmire, Paris: Christophle Journel, 1660. 28 Cité par Baby, «Introduction», in La Pratique du théâtre, p. 15. Lancaster doute de l’authenticité de cette citation dont la source est l’Histoire du théâtre français des frères Parfaict (A History, t. II, vol. I, p. 338). 16 L’absence d’une préface de d’Aubignac dans l’édition originale est attribuée par les libraires à deux événements tragiques qui frappèrent l’auteur à cette époque, c’est-à-dire la mort de son protecteur, le Cardinal de Richelieu, en 1642, et celle du jeune Duc de Fronsac, en 1646. Le décès de Richelieu diminua l’influence de l’abbé dans le monde des Lettres. La publication tardive de La Pratique du théâtre fut attribuée par l’auteur à cet événement 29 . La mort de Brézé causa à d’Aubignac des ennuis financiers, l’obligeant de publier en 1647 sa Très humble requête à Mgr le Prince, dans laquelle il réclama le paiement de sa rente au prince de Condé, l’héritier de son ancien élève 30 . Les années 1640 témoignèrent aussi de la querelle de d’Aubignac avec Gilles Ménage (1613-1692) concernant la durée de l’action dans l’Heautontimoroumenos (Le Bourreau de lui-même) (~162) de Térence (v. ~190-~159). Une différence de cinq heures séparait les deux opinions 31 . La dispute allait durer près de cinquante ans 32 . Les années 1650 virent la publication de l’Histoire du temps, ou Relation du royaume de Coquetterie (1654), roman que Madeleine de Scudéry (1607-1701) prétendit être un plagiat de sa «Carte de Tendre» (1656) qui courait en manuscrit. En 1659, d’Aubignac fit publier sa 29 D’Aubignac écrit: «La mort de ce Grand Homme a fait avorter ces deux Ouvrages […]», La Pratique du théâtre, p. 53. 30 Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam, 2 vol., Paris: Gallimard, 1960, t. I, p. 323. Voir aussi l’œuvre de Jean-Pierre Niceron, Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres dans la république des lettres avec un catalogue raisonné de leurs ouvrages, 43 vol., Paris: Braisson, 1727-1745, t. IV, p. 122. Il est probable que la justice que demandait d’Aubignac lui fut éventuellement rendue (Arnaud, Les Théories dramatiques, p. 21). 31 Ménage soutint que l’action occupait au moins quinze heures; d’Aubignac fut d’avis que la durée n’était que de dix heures. Voir l’ouvrage d’Augustin Irailh, Querelles littéraires, ou mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la République des Lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours, 4 vol., Paris: Durand, 1761; réimpr. Genève: Slatkine, 1967, t. I, pp. 216-217. 32 La publication du Discours sur la troisième comédie de Térence de d’Aubignac, en 1640, fut suivie par celle de la Réponse au discours sur la comédie de Térence de Ménage la même année. Ce dernier fit publier une seconde édition de sa Réponse en 1650, ce qui provoqua la publication, en 1656, de Térence justifié de d’Aubignac. La troisième édition du discours de Ménage fut publiée en 1687, onze ans après la mort de l’abbé. 17 Lettre d’Ariste à Cléonte, contenant une apologie de son roman, à laquelle Mademoiselle de Scudéry décida de ne pas répondre. La Pratique du théâtre parut en 1657, ouvrage dans lequel Pierre Corneille se sentit critiqué malgré les remarques élogieuses que l’on y trouve plusieurs fois à son sujet 33 . Le dramaturge répliqua avec trois Discours 34 sans même citer l’abbé, préparant le terrain pour la «querelle de la Sophonisbe» 35 qui vit la publication, en 1663, de quatre dissertations de d’Aubignac contre Corneille 36 . C’est une dispute dont d’Aubignac sortit «ridiculisé et meurtri, du moins pour la postérité» 37 . L’abbé fut une cible facile pour ceux qui le voyaient comme un dramaturge raté en train de critiquer les pièces des auteurs à succès. L’attaque de Jean Donneau de Visé 38 (1638-1710) fut impitoyable. Dans sa Défense de la Sophonisbe (1663) il écrivit à propos de d’Aubignac: 33 Dans sa lettre du 25 août 1660 à l’abbé de Pure (1620-1680), Corneille écrit: «[Je] ne suis pas d’accord avec M. d’Aubignac de tout le bien même qu’il a dit de moi», Œuvres complètes, t. III, p. 7. 34 Il s’agit du Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, du Discours de la tragédie, et des moyens de la traiter, selon le vraisemblable ou le nécessaire et du Discours des trois unités, d’action, de jour, et de lieu. Chacun de ces Discours fut placé en tête des trois volumes de l’édition des Œuvres de Corneille en 1660. 35 Corneille prévit que ses Discours allaient lui causer des ennuis: «[…] bien que je contredise quelquefois M. d’Aubignac et me[ssieu]rs de l’Académie, je ne les nomme jamais, et ne parle non plus d’eux que s’ils n’avaient point parlé de moi. […] Derechef préparez-vous à être de mes protecteurs», lettre du 25 août 1660 à l’abbé de Pure, Œuvres complètes, t. III, p. 7. 36 Tallemant affirme que d’Aubignac se fâcha par suite de la critique de Corneille à l’égard de Manlius Torquatus de Marie-Catherine Desjardins (Historiettes, t. II, p. 905). L’abbé critiqua successivement Sophonisbe (1663), Sertorius (1662) et Œdipe (1659). La quatrième dissertation constitue une attaque contre la personnalité du grand dramaturge. Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Georges Couton, La Vieillesse de Corneille (1658-1684), Paris: Maloine, 1949. Voir aussi l’introduction de H. T. Barnwell dans son édition des Discours et des Examens de Corneille, Pierre Corneille: Writings on the Theatre, Oxford: Basil Blackwell, 1965. 37 Baby, «Introduction», in La Pratique du théâtre, p. 16. 38 Donneau de Visé fut critique, auteur de romans et de nombreuses pièces de théâtre, et admirateur de Corneille. En 1672, il fonda le journal Le Mercure galant. 18 il a donné des règles qui lui ont été inutiles; il n’a jamais su, ni faire de pièces achevées, ni en bien reprendre, ni même en faire faire à ceux qui ont pris de ses leçons. 39 Il continua ses moqueries dans sa Défense du Sertorius (1663): Vous ajoutez dans le même endroit, sans aucune autre nécessité, que celle que vous vous êtes imposé de vous louer, que feu Monsieur le Comte de Fiesque avait coutume d’appeler votre Zénobie la femme de Cinna. Ce Héros n’aurait pas voulu répudier Emilie, pour l’épouser, le Parti n’aurait pas été égal, et ce fameux Romain serait bientôt demeuré veuf. 40 L’année 1664 marqua la publication de Macarise, ou la Reine des Isles Fortunées, roman allégorique traitant de la philosophie morale des stoïques 41 . Cette œuvre ne fut acceptée ni par le public ni par le monde littéraire 42 . Quelques mois plus tard, d’Aubignac publia Aristandre, ou l’histoire interrompue, fragment de la suite de Macarise, qui engendra la même réaction du monde des Lettres et du public 43 . C’est aussi en 1663 que d’Aubignac créa son Académie des Belles-Lettres, n’ayant pas réussi à devenir membre de l’Académie française 44 . Son ambition d’obtenir des Lettres patentes pour 39 Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille, in Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et Racine, éd. François Granet, 2 vol. en 1 vol., Hildesheim: Georg Olms Verlag, 1975, t. I, p. 157. 40 Défense du Sertorius de Monsieur de Corneille, in Recueil de dissertations, t. I, p. 309. 41 Sur cette œuvre, voir l’article de Timothy Murray, «Philosophical Antibodies Grotesque Fantasy in a French Stoic Fiction», Yale French Studies, 86 (1994), pp. 143-163. 42 Livet, Précieux et précieuses, pp. 192-194. Selon Tallemant, d’Aubignac «obligea tous les jouvenceaux qui lui faisaient la cour à lui donner des vers pour mettre au-devant de son livre», cité par Baby, «Introduction», in La Pratique du théâtre, p. 16. Le mémorialiste affirme: «La moitié du premier volume est donc employée à ces éloges, et à cette allégorie, qui rebute tout le monde, et, ce qui est de pire, le roman est mal écrit, et la galanterie en est pitoyable», Historiettes, t. II, p. 905. 43 Livet, Précieux et précieuses, p. 196. 44 D’Aubignac s’était présenté en 1640, mais fut refusé soi-disant à cause de sa critique de Roxanne (1640) de Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1559-1676), «où il blâmait le goût de Son Éminence et de Mme d’Aiguillon qui l’avait estimée» (Jean Chapelain, lettre du 13 juillet 1640 à Balzac, Lettres de Jean Chapelain, 19 transformer son académie en Académie Royale ne fut pas réalisée 45 . L’Académie des Belles-Lettres, appelée «l’Académie allégorique» par certains contemporains de l’abbé, continua à se réunir même quelque temps après la mort de son fondateur 46 . Les années 1660 virent aussi la publication de trois ouvrages intitulés Les Portraits égarés (1660), Le Roman des lettres (1667) et Amelonde, Histoire de notre temps, où l’on voit qu’une honnête femme est heureuse quand elle suit un conseil sage et vertueux (1669). C’est aussi pendant ces années qu’il fit des modifications au texte de La Pratique du théâtre en vue d’une réédition, enlevant, dans les mots d’Augustin Irailh, «tous les endroits qui contenaient l’éloge d’un des plus grands ornements de la France [Corneille]» 47 . En 1666, d’Aubignac publia ses Conseils d’Ariste à Célimène, «traité de l’art de vivre en société» 48 , et son Discours sur la condamnation des théâtres dans laquelle il soutint que les représentations dramatiques ne devraient pas être condamnées pouvu qu’elles soient honnêtes et modestes. Ses Essais d’éloquence chrétienne, dédiés à l’archevêque de Paris, François de Harlay de Champvallon (1625-1695), furent publiés en 1671. Son œuvre Conjectures académiques ou Dissertations sur L’Iliade, qui met en doute l’existence d’Homère, ne fut publiée qu’en 1715, bien qu’elle fût probablement écrite vers 1664 49 . En 1665, d’Aubignac obtint l’abbaye de Meimac dans le diocèse de Limoges, ce qui augmenta son revenu de deux mille livres. Il démissionna de son abbaye d’Aubignac en 1669 et de son abbaye de publiées par Ph. Tamizey de Larroque, 2 vol., Paris: Imprimerie Nationale, 1880- 1883, t. I, p. 663). Selon Donneau de Visé, la pièce en question était Mirame (1641) (Défense du Sertorius, p. 372). 45 Son Discours au Roi pour l’établissement d’une seconde Académie dans la Ville de Paris fut publié en 1664. 46 Livet, Précieux et précieuses, p. 203; Émile Faguet, Propos de théâtre, 5 vol., Paris: Société Française d’Imprimerie et de Librairie, 1905, t. II, p. 48. Voir aussi les pages 775-778 de l’article de Josephine de Boer, «Men’s Literary Circles in Paris, 1610-1660», Publications of the Modern Language Association of America, 53 (1938), pp. 730-780. 47 Cité par Baby, «Introduction», in La Pratique du théâtre, p. 23. 48 Livet, Précieux et précieuses, p. 207. 49 Selon Livet, d’Aubignac donna l’ouvrage à Monsieur Charpentier de l’Académie française (ibid., p. 204). 20 Meimac l’année suivante 50 . La date de la mort de d’Aubignac est probablement le 25 juillet 1676, bien que les années 1672 et 1673 soient aussi proposées par certains auteurs 51 . Voilà donc les faits biographiques saillants de François Hédelin, abbé d’Aubignac, homme dont la vie «est presque toute dans ses nombreux ouvrages» 52 . Comme l’affirme Livet, «que n’avait-il pas fait pour se conserver dans le souvenir de la postérité! » 53 Ses trois tragédies en prose font partie intégrante de son ambition de devenir dictateur du théâtre français, l’abbé voulant sans doute démontrer qu’il était aussi bien capable de créer que de critiquer. Cependant, en essayant de s’exalter, il se vit rabaissé par le monde littéraire de son temps. Aujourd’hui, l’image que nous avons de ces pièces n’a pas changé depuis celle du dix-septième siècle, perpétuée en partie par les commentaires moqueurs de certains contemporains de d’Aubignac. Notre édition critique a pour but de rendre ces œuvres plus facilement accessibles afin que tous les lecteurs, qu’ils soient amateurs ou spécialistes du théâtre, puissent juger par eux-mêmes de leur valeur littéraire. De plus, une meilleure connaissance de ces pièces éclaircira notre compréhension de d’Aubignac théoricien, nous permettant de comparer les théories et la pratique de l’auteur. 50 Ibid., p. 208. 51 Livet écrit: «Chauffepié accuse d’erreur tous ceux qui placent la mort de l’abbé avant le 25 juillet 1676, et notamment la plupart des auteurs, qui rapportent sa mort à l’année 1673. La date 1672 que nous donnons néanmoins s’appuie sur un passage contemporain, emprunté au Mercure galant de 1672, t. VI, p. 65», ibid., p. 209n. 52 Ibid., p. 151. 53 Ibid., p. 210. 21 2. Bibliographie I. Œuvres de d’Aubignac Amelonde. Histoire de notre temps, où l’on voit qu’une honnête femme est heureuse quand elle suit un conseil sage et vertueux, Paris: Jean-Baptiste Loyson et Henry Loyson, 1669. Aristandre, ou l’Histoire interrompue, Paris: Jacques du Brueil, 1664. Conjectures académiques, ou Dissertation sur L’Iliade, Paris: François Fournier, 1715. Les Conseils d’Ariste à Célimène sur les moyens de conserver sa réputation, Paris: N. Pépingué, 1666. La Cyminde ou les deux victimes, tragédie en prose, Paris: François Targa, 1642. Deux dissertations concernant le poème dramatique, en forme de remarques sur deux tragedies de M. Corneille intitulées Sophonisbe et Sertorius. Envoyées à Madame le duchesse de R *** , Paris: Jacques du Brueil, 1663; in Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter: University of Exeter Press, 1995. Discours au Roi sur l’établissement d’une seconde académie dans la ville de Paris, Paris: Jacques du Brueil et Pierre Collet, 1664. Discours sur la troisième comédie de Térence intitulée Heautontimoroumenos, contre ceux qui pensent qu’elle n’est pas dans les règles anciennes du poème dramatique, Paris: Vve Camusat, 1640. Dissertation sur la condamnation des théâtres, Paris: N. Pépingué, 1666. Essais d’éloquence chrétienne, Paris: E. Couterot, 1671. Histoire du temps, ou Relation du royaume de Coquetterie, extraite du dernier voyage des Hollandais aux Indes du Levant, Paris: Charles Sercy, 1654. Lettre d’Ariste à Cléonte, contenant l’apologie de l’«Histoire du temps» ou la défense du «Royaume de Coquetterie», Paris: D. Langlois, 1659. Macarise, ou la Reine des Isles Fortunées, histoire allégorique contenant la philosophie morale des stoïques sous le voile de plusieurs aventures agréables en forme de roman, Paris: Jacques 22 du Brueil et Pierre Collet, 1664; réimpr. Genève: Slatkine Reprints, 1979. Nouvelle Histoire du temps, ou la Relation véritable du royaume de la Coquetterie, Paris: M. Le Ché, 1655. Panégyrique funèbre de Louis de Savoie, duc de Nemours, de Genevois et d’Aumale, Paris: J. Du Bray, 1641. Les Portraits égarés, Paris: P. Bienfait, 1660. La Pratique du théâtre, Paris: Antoine de Sommaville, 1657; éd. Hélène Baby, Paris: Champion, 2001; réimpr. 2011. La Pucelle d’Orléans, tragédie en prose, Paris: François Targa, 1642. Quatrième dissertation concernant le poème dramatique, servant de réponse aux calomnies de M. Corneille, in Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter: University of Exeter Press, 1995. Le Roman des lettres: dédié à son altesse royale Mademoiselle, Paris: Jean-Baptiste Loyson, 1667. Des Satyres, brutes, monstres et démons, de leur nature et adoration, Paris: Isidore Liseux, 1888. Térence justifié ou Deux dissertations concernant l’art du théâtre, Paris: Guillaume de Luynes, 1656. Très humble requête à Mgr le Prince, (S.l.), 1647. Troisième dissertation concernant le poème dramatique, en forme de remarques sur la tragédie de M. Corneille, intitulée l’Œdipe. Envoyée à Madame la duchesse de R***, in Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter: University of Exeter Press, 1995. Zénobie, tragédie. Où la vérité de l’Histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du Poème Dramatique, Paris: Augustin Courbé, 1647. 23 II. Ouvrages et articles sur d’Aubignac Arnaud, Charles, Les Théories dramatiques au XVII e siècle: étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac, Paris: 1887; réimpr. Genève: Slatkine, 1970. Biet, Christian, «Le Martyre de la sainte vraisemblance. Hédelin d’Aubignac et La Pucelle d’Orléans», in Mythe et histoire dans le théâtre classique. Hommage à Christian Delmas, éd. F. Népote-Desmarres et J.-Ph. Grosperrin, Toulouse: Société de Littératures Classiques, 2002, pp. 219-241. Blocker, Déborah, «La Pucelle d’Orléans (1640-1642) de l’abbé d’Aubignac sur la scène de monarchie absolue naissante», in Images de Jeanne d’Arc, Actes du Colloque de Rouen, 25, 26, 27 mai 1999, éd. Jean Maurice et Daniel Couty, Paris: Presses Universitaires de France, 2000, pp. 164-166. 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Édition originale LA/ PVCELLE/ D’ORLEANS,/ TRAGÉDIE EN PROSE./ Selon la vérité de l’histoire et les/ rigueurs du Théâtre./ À PARIS,/ Chez FRANÇOIS TARGA,/ au premier pilier de la grande/ Salle du Palais, au/ Soleil d’or. 1642./ Avec Privilège du Roi. In-12 0 , 167 pages. Exemplaires consultés: Paris, Bibliothèque nationale de France: RES-YF-3955, 8-RF-5370 (1) et 8-RF-87538. Les impressions de ces exemplaires sont identiques. II. Établissement du texte La présente édition respecte le texte de l’édition originale. Nous avons décidé de maintenir les notes marginales de l'auteur à la place où ils sont dans la première publication. L’orthographe du texte a été modernisée, y compris les conjugaisons et l’utilisation des accents. Par contre, nous n’avons fait aucune modification à l’orthographe des noms propres, d’où, par exemple, le surnom «PVCELLE», écrit en majuscules avec un «V», et le nom «Orleans», écrit sans «é». L’usage des majuscules à certains noms communs et l’emploi fréquent de lettres minuscules au commencement des phrases ont été respectés aussi. De la même façon, aucune modification n’a été apportée aux temps verbaux, ni à l’ordre syntaxique. Partout dans le texte, nous avons remplacé «&» par «et». Nous avons utilisé des crochets pour signaler la pagination de l’édition originale. Les pages non paginées du «Libraire au lecteur», de la «Préface», de l’«Extrait du Privilège du Roi» et de la liste des «Acteurs» ont été identifiées par des chiffres romains minuscules. Plusieurs fautes d’impression ont été corrigées. L’utilisation de «ses» est corrigée une fois dans la «Préface» lorsque l’adjectif démonstratif «ces» est demandé. À la scène I, 4, nous avons remplacé «en» par «est» pour rendre une phrase cohérente. Nous avons remplacé «fut» par «fût» une fois dans chacune des scènes II, 1 et II, 2. Dans une phrase de la scène IV, 2, nous avons changé la place du 32 mot «et» qui existe par erreur entre «nous» et «vengerons». En ce qui concerne quatre autres fautes d’impression, nous avons préféré utiliser des crochets pour indiquer les lettres ajoutées. Nous avons respecté la ponctuation de l’édition de Targa à l’exception de sept coquilles: l’emploi fautif d’un deux-points entre deux mots de la même phrase, dans la «Préface» et à chacune des scènes I, 4 et IV, 3, l’emploi fautif d’une virgule à la scène I, 7 et sur la liste des personnages au début de la scène III, 4, et le manque d’une virgule à la scène IV, 1 et à la scène V, 6. Nous avons décidé de ne pas modifier l’emploi, parfois suspect, de points-virgules, de deuxpoints, de points, de points d’interrogation et de points d’exclamation à la fin des phrases, préférant ne pas altérer l’intention possible de l’auteur 1 . Néanmoins, tous les cas de ponctuation discutable sont identifiés dans les notes en bas de page par le mot «sic». À la scène 1 H. Gaston Hall nous met en garde contre la modernisation de la ponctuation des éditions originales. On risque, selon lui, de changer le point de départ du lecteur. Parlant des pièces de Molière, Hall écrit: «On modernise en effet pour faciliter la lecture d’une pièce de théâtre comme s’il s’agissait d’un roman ou d’un essai. On éloigne d’autant le lecteur de l’imagination théâtrale de Molière», «Ponctuation et dramaturgie chez Molière», in La Bibliographie matérielle, éd. Roger Laufer, Paris: Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique 1983, p. 127. Georges Forestier exprime les mêmes idées à l’égard de la ponctuation dans les pièces de Jean Racine: «La ponctuation a donc une fonction essentiellement rythmique au XVII e siècle en général et chez Racine en particulier, et elle relève de règles stables. Moderniser la ponctuation, c’est abandonner sa fonction rythmique au profit de sa fonction moderne, qui est d’ordre syntaxique. C’est donc trahir les intentions explicites d’un auteur pour qui la ponctuation - à la différence de l’orthographe - jouait un rôle essentiel dans la lecture (et donc dans la composition) de ses vers», «Éditer Racine aujourd’hui: choix, enjeux, significations», in Racine et/ ou le classicisme. Actes du colloque conjointement organisé par la North American Society for Seventeenth-Century French Literature et la Société Racine, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre 1999, éd. Ronald W. Tobin, Tübingen: Narr 2001, p. 63. Étant donné les conditions matérielles de l’imprimerie des livres au dix-septième siècle, nous pouvons douter que la ponctuation originale représente nécessairement les intentions de l’auteur. Cependant, comme le souligne Michael Hawcroft, «il est clair que la ponctuation de l’époque a forcément plus de chances d’être plus proche des intentions de l’auteur et de posséder une plus grande dimension orale que la ponctuation que pourrait y substituer n’importe quel éditeur postérieur», «Points de suspension chez Racine: enjeux dramatiques, enjeux éditoriaux», Revue d’Histoire Littéraire de la France, 106 (2006), p. 320. 33 IV, 1, nous avons ajouté un point à la fin d’une phrase qui n’avait aucun signe de ponctuation. Les sources et les références savantes, appelées par des chiffres, sont traitées dans nos propres notes en bas de page. 35 LA PVCELLE D’ORLEANS, TRAGÉDIE EN PROSE. Selon la vérité de l’histoire et les rigueurs du Théâtre. [fleuron] À PARIS, Chez FRANÇOIS TARGA 1 , au premier pilier de la grande Salle du Palais, au Soleil d’or. 1642. Avec Privilège du Roi 1 François Targa entra en apprentissage chez Étienne Saussier le 8 mai 1613. Il fut reçu comme libraire avant 1618 et mourut en 1641 ou en 1642. Sa veuve exerça au moins jusqu’en 1650, suivie de ses fils, François II et Gabriel, qui furent reçus le 10 juillet 1653 (Philippe Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens, libraires et fondeurs de caractères en exercice à Paris au XVII e siècle, Paris: Jacques Laget, 1995, pp. 412-413). L’imprimeur de la pièce est Arnould II Cottinet, rue des Carmes. Cottinet fut reçu le 22 janvier 1637 et exerça jusqu’en 1662 au moins (Alain Riffaud, «Imprimeurs», in Le Théâtre imprimé 1630-1650, Le Mans: Matière à dire, 2006, section sur Cottinet [sur cédérom]). Quatorze cahiers, de trois feuillets chacun, forment La Pucelle d’Orléans. 36 [p. i] LE LIBRAIRE AU LECTEUR. L n’est point mal à propos, Ami Lecteur, de t’apprendre le destin de cette Tragédie, et par quelle extrême bonté j’ai eu droit de la faire voir au public, avec une autre sous le nom de Cyminde ou des deux Victimes 2 . Elles me tombèrent l’une et l’autre entre les mains, sans en savoir l’Auteur, et les montrant à quelqu’un de mes amis, j’appris que celles qui furent jouées l’année dernière sous ces deux titres, n’en sont en rien différentes, sinon que les unes sont [p. ii] en vers 3 , et les autres en prose, mais au reste toutes 4 semblables, soit au dessein, soit en l’économie ou aux pensées 5 . Le favorable succès qu’elles ont eu sur 2 La pièce est citée dans La Pratique du théâtre comme exemple de «Spectacle extraordinaire» (pp. 111-112). Jacques Scherer écrit: «La dernière [La Cyminde ou les deux victimes] est de l’abbé d’Aubignac lui-même, qui pourtant se cite rarement; c’est sans doute qu’il n’a pas pu trouver de meilleur exemple de «spectacle extraordinaire»», La Dramaturgie, p. 171. 3 La Cyminde, ou les deux victimes fut mise en vers par Guillaume Colletet (1598- 1659) et fut publiée à Paris en 1642, sous le titre de tragi-comédie, chez Sommaville et Courbé. C’est l’unique ouvrage dramatique de cet auteur. La Pucelle d’Orléans fut mise en vers par Isaac de Benserade (1612-1691) ou par Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière (1610-1663), et fut publiée à Paris en 1642, chez Sommaville et Courbé. Benserade est l’auteur des tragédies Cléopâtre (1636), La Mort d’Achille et la dispute de ses armes (1636) et Méléagre (1641), ainsi que de la tragi-comédie Gustaphe ou l’heureuse ambition (1637). La Mesnardière est connu pour son œuvre de critique littéraire La Poétique (1639), mais il est aussi l’auteur de la tragédie Alinde, publiée en 1643. Il n’est pas certain lequel de ces deux auteurs écrivit l’adaptation en vers de La Pucelle. Samuel Chappuzeau (1625-1701) tient pour La Mesnardière, tandis que Paul Boyer (né v. 1615) donne la pièce à Benserade (Maupoint, Bibliothèques des théâtres, p. 266). Lancaster déclare: «The fact that d’Aubignac and Benserade were both tutors to Brézé would indicate Benserade as the author, but a community of tastes also existed between d’Aubignac and La Mesnardière, for they composed the two chief works of dramatic criticism of their generation», A History, t. II, vol. I, p. 360. 4 Au dix-septième siècle, «tout» est adjectif même lorsqu’il est construit avec un adjectif. Claude Favre, seigneur de Vaugelas (1585-1650) demande l’accord seulement lorsqu’il s’agit d’un adjectif féminin, subtilité approuvée par Thomas Corneille (1625-1709) (A. Haase, Syntaxe française du XVII e siècle, 7 e éd., trad. M. Obert, Paris: Delagrave, 1969, § 46, pp. 99-100). 5 Bien que la Pucelle en vers suive de très près la pièce originale en prose, il y a tout de même des dissemblances entre les deux œuvres. L’auteur de la pièce en I 37 nos Théâtres 6 , me fit croire qu’elles ne pouvaient être mal reçues de cette sorte: car bien que la Poésie ait beaucoup plus d’agréments, elle a toujours la contrainte de la mesure et des rimes qui lui ôte beaucoup de rapport avec la vérité: et j’estime que la vraisemblance des choses représentées, ne donne pas moins de grâce et de force à la prose, que la justesse et la cadence aux vers 7 . Encore est-il certain que la Pucelle d’Orleans fut tellement défigurée en la représentation, que tu prendras plaisir à la considérer dans son état naturel, et sous ses propres ornements. Au moins n’en pourras-tu pas [p. iii] changer les termes, comme ont fait nos Comédiens en plusieurs endroits, pour ne savoir lire qu’à grande peine les rôles manuscrits. Les accents et la ponctuation que je me suis efforcé d’y faire bien observer, t’empêcheront d’en corrompre les sentiments et les figures, comme ont fait nos Comédiens, dont la plus grande part n’ayant aucune vers ne fait mention, à la première scène, ni du ciel qui s’ouvre ni de la machine élevée. De plus, il supprime toutes les notes marginales historiques de d’Aubignac. Quoiqu’il garde la didascalie «Le Théâtre se referme» à la fin du troisième acte, l’auteur passe sous silence la toile de devant. Lancaster affirme erronément que l’auteur de l’adaptation élimine un passage de la scène II, 3, alors que la scène en question est II, 2. Il écrit aussi que le personnage d’Aronte est supprimé (A History, t. II, v. I, pp. 360-361). Bien que ce nom ne figure pas sur la liste des personnages, au début de la pièce en vers, Aronte paraît à la scène I, 8, comme il le fait dans la pièce de d’Aubignac. 6 Les frères Parfaict indiquent que la Cyminde de Colletet fut représentée en 1642 (Dictionnaire des théâtres, t. II, p. 221). Selon Lancaster, la pièce fut jouée en 1641 au théâtre spécial de Richelieu, le Palais Cardinal, et La Pucelle en vers fut apparemment représentée à l’Hôtel de Bourgogne ou au Théâtre du Marais la même année. Lancaster soutient que La Cyminde en prose ne fut probablement jamais jouée et que La Pucelle en prose fut peut-être montée au Palais Cardinal puisque ce théâtre avait un rideau d’avant-scène que d’Aubignac mentionne dans une des indications scéniques de sa pièce (A History, t. II, vol. I, pp. 357, 359, 361, 367). Georges Védier affirme que seules les adaptations en vers furent représentées. Il fait remarquer que si La Pucelle en prose avait été également jouée, le libraire «n’aurait pas manqué de le dire» (Origine et évolution de la dramaturgie néo-classique, Paris: Presses Universitaires de France, 1955, pp. 115-116). Son hypothèse est soutenue par les frères Parfaict: «Pucelle (la) D’Orléans, Tragédie en prose de M. l’Abbé d’Aubignac, non représentée, in-12. Paris, Targa, 1642», Histoire du théâtre français, t. IV, p. 276. Antoine de Léris déclare: «[…] elle ne fut pas représentée», Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris: Jombert, 1763, p. 371. Il est probable donc que cette pièce subit le même sort que La Cyminde en prose. 7 Le libraire essaie de justifier l’emploi de la prose par d’Aubignac. 38 connaissance des bonnes Lettres, a fait souvent des exclamations pour des interrogeants ou des ironies, et criaillé quand il fallait modérer sa voix. Il te sera bien difficile, en lisant toi-même, d’altérer la force des raisonnements comme ont fait nos Comédiens, qui en ont coupé un en deux, pour n’en avoir pas bien compris l’étendue: et en ont confondu deux or trois en un, pour n’en avoir pas bien remarqué la distinction 8 . [p. iv] Et je puis croire même que ton imagination te représentera les décorations du Théâtre comme elles doivent être, et selon les intentions de l’Auteur, qui les explique partout assez intelligiblement: au lieu que les Comédiens ignorant l’art des machines, et refusant 9 par avarice d’en faire la dépense, s’en sont acquittés si mal, qu’ils ont rendu ridicules les plus beaux et les plus ingénieux ornements de cette pièce, et presque détruit tout un ouvrage, en ayant ruiné le fondement, qui devait soutenir ce qu’il avait de merveilleux et d’agréable 10 . Au lieu de faire paraître un Ange dans un grand Ciel, dont l’ouverture eut fait celle du Théâtre 11 , ils l’ont fait venir quelquefois à pied, et quelquefois dans une machine impertinemment faite, et impertinem- [p. v]ment conduite: Au lieu de faire voir dans le renfondrement 12 et en perspective, l’Image de la Pucelle au milieu d’un feu allumé et environné d’un grand peuple 13 , comme on leur en avait enseigné le moyen, ils firent peindre un méchant tableau sans art, sans raison, et 8 Le libraire exprime un jugement négatif sur la qualité des comédiens français de son temps. Au début du dix-septième siècle, la plupart des comédiens appartenaient au «bas peuple» et semblaient avoir peu de notions de la profession. Plus tard, la formation des écoles dramatiques, comme celle de Valleran le Conte, améliora la situation (S. Wilma Deierkauf-Holsboer, L’Histoire de la mise en scène dans le théâtre français à Paris de 1600 à 1673, Paris: Nizet, 1960, pp. 98-99). 9 Les auteurs du dix-septième siècle avaient tendance à faire l’accord des participes des verbes transitifs qui se rapportent à un substantif masculin au pluriel (Haase, Syntaxe française, § 91, p. 209). Dans l’édition de Targa, «ignorant» et «refusant» sont écrits «ignorants» et «refusans». 10 D’Aubignac est du même avis que le libraire. Il conseille au dramaturge de ne pas s’occuper souvent à écrire des pièces de théâtre à machines. Il explique que les comédiens ne sont ni assez riches ni assez habiles pour utiliser les machines d’une manière efficace (La Pratique du théâtre, p. 485). 11 Il s’agit de la première scène. L’ange n’apparaît qu’une fois dans la pièce. 12 C’est-à-dire «renfoncement», ce qui fait paraître une chose enfoncée et éloignée. 13 Il s’agit de la scène V, 4 qui ne demande aucune représentation de la mort de la Pucelle. Les détails de l’exécution sont rapportés par un des personnages. 39 tout contraire au sujet: et au lieu d’avoir une douzaine d’Acteurs sur le Théâtre pour représenter l’émotion des soldats contre le Conseil 14 , au jugement de son procès, ils y mirent deux simples gardes qui semblaient plutôt y être pour empêcher les pages et les laquais d’y monter 15 , que pour servir à la représentation d’une si notable circonstance de l’histoire. Tu n’aurais pas néanmoins, mon cher Lecteur, le plaisir de juger ici de toutes ces choses, si je n’avais [p. vi] trouvé grâce moi-même auprès de l’Auteur. Car cette pièce avec la Cyminde étant presque achevées d’imprimer, les exemplaires en furent saisis, et moi poursuivi sur la confiscation 16 . Je fus certes bien 14 Il s’agit de la scène V, 4 où Canchon décrit la réaction «d’une partie du peuple» au jugement du Conseil. Le libraire parle de «l’émotion des soldats», détail qui n’est pas précisé dans la scène. De toute façon, la pièce ne demande aucune représentation de cette partie de l’intrigue. 15 Le libraire fait allusion à la coutume des spectateurs d’observer la pièce assis sur la scène. Lancaster écrit: «[…] it suggests that the custom was as yet disapproved of by the actors and had not been generally adopted by the nobility», A History, t. II, vol. I, p. 360. Selon Deierkauf-Holsboer, cette habitude est représentée dans une gravure de la collection Rondel, illustrant le décor de L’Hypocondriaque (1628) de Jean de Rotrou (1609-1650). On y voit «des spectateurs sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne, debout d’un côté et assis de l’autre» (L’Histoire de la mise en scène, pp. 142-143). Barbara G. Mittman déclare que cette image date du dixneuvième siècle et que la coutume d’observer une pièce assis sur la scène ne serait introduite dans les théâtres parisiens qu’aux premières représentations du Cid (1637) de Corneille (Spectators on the Paris Stage in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, Ann Arbor: UMI Research Press, 1984, p. xiv). Cette pièce fut jouée pour la première fois au Théâtre du Marais, probablement en janvier 1637 (Lancaster, A History, t. II, vol. I, pp. 118-119). Au commencement, les places sur la scène furent choisies par des pages et des laquais, censément afin de s’échapper du désordre du parterre. Plus tard, les nobles s’y installèrent (Mittman, Spectators, p. 3). Ce comportement ne convenait pas à tout le monde, comme l’écrit Deierkauf-Holsboer: «L’abbé de Pure déclare qu’il faut «tenir le théâtre vide et n’y souffrir que les acteurs. Le monde qui s’y trouve ou qui survient, tandis qu’on joue, y fait des désordres, et des confusions insupportables. Combien de fois sur ces morceaux de vers: mais le voici … mais je le vois …, at-on pris pour un comédien et pour le personnage qu’on attendait, des hommes bien faits et bien mis qui entraient sur le théâtre, et qui cherchaient des places après même plusieurs scènes déjà exécutées», L’Histoire de la mise en scène, p. 143. 16 Cléagénor et Doristée (1634), la tragi-comédie de Jean de Rotrou, connut une situation analogue. Elle fut imprimée chez Antoine de Sommaville sans nom d’auteur, édition contestée par Rotrou qui intenta un procès au libraire (Alain Riffaud, «Édition critique et description matérielle: un enjeu mineur? L’Exemple 40 surpris de cet accident, mais un peu consolé pourtant d’avoir appris par ce moyen, que ces ouvrages étaient de Monsieur l’Abbé Hédelin, espérant que sa bonté excuserait une faute que j’avais faite par ignorance et sans dessein de le fâcher, et que son nom leur donnerait quelque cours avantageux: J’employai donc mes amis pour lui faire entendre la sincérité de mes intentions, et les avances où je m’étais engagé de bonne foi, et je fus assez heureux pour en obtenir le consentement que je désirais, et me sauver de la [p. vii] dépense que j’avais faite : mais ce fut à la charge qu’elles ne seraient point publiées sous son nom. En quoi je lui tiens parole, ce me semble, car je ne le nomme ici que par honneur, et pour le remercier publiquement de la faveur qu’il m’a faite 17 . Nous ne sommes pas dans un siècle où sa profession ait dû 18 l’empêcher absolument de donner quelques heures de son étude à des ouvrages de cette qualité 19 , et comme il les avait faits pour obéir à une personne de grande et éminente condition 20 , on ne considérera pas moins la puissance de cette cause que l’excellence des effets. Si je pouvais trouver autant de facilité auprès de ceux qui ont fait ces deux mêmes pièces en vers, et que je sais bien être personne[s] d’un mérite singulier, et d’-[p. viii]une estime générale 21 , je m’efforcerais de t’en faire un présent sans attendre leur aveu, cependant reçois de bonne part ce que je te donne de bon cœur. Adieu. de la ponctuation dans le théâtre imprimé», Littératures Classiques, 51 (2004), p. 21). «L’Extrait du Privilège du Roi» identifie les peines imposées aux contrevenants des lois de droit d’auteur: confiscation des exemplaires, paiement d’une amende et de «tous dépens dommages et intérêts». 17 La condition que le nom de l’auteur soit retenu ne fut apparemment pas sérieuse. Le libraire eut probablement la permission de d’Aubignac, même si elle ne fut qu’implicite, avant de révéler son nom. 18 C’est bien le passé du subjonctif qui est employé. 19 François Hédelin obtint l’abbaye d’Aubignac en 1631 (Livet, Précieux et précieuses, p. 158). 20 C’est probablement une allusion au Cardinal de Richelieu, né Armand Jean du Plessis. Il devint l’évêque de Luçon en 1606 et fut nommé cardinal par le pape Grégoire en 1622. Il devint secrétaire d’état de la France en 1616, responsable des affaires étrangères, et fut nommé Premier ministre en 1624. En 1631, d’Aubignac devint le précepteur de Jean Armand de Maillé-Brézé, neveu du Cardinal. Ce fut grâce à Richelieu que d’Aubignac commença à fréquenter le monde littéraire de Paris. 21 Malheureusement, le libraire n’identifie pas l’auteur de l’adaptation en vers de La Pucelle d’Orléans. 41 [p. ix] PRÉFACE, sur la Tragédie de la Pucelle. ’HISTOIRE de la Pucelle d’Orleans, est un grand et magnifique sujet pour un Poème héroïque 22 , car elle est pleine de beaucoup d’événements notables, qui se firent tous dans le cours d’une année 23 , qui est le temps nécessaire à ce Poème; et bien qu’elle fût un an prisonnière 24 , cette seconde année, n’ayant été considérable par aucune action importante, on peut avancer le temps de sa mort, et faire en peu de jours, ce que les Anglais ne firent qu’en plusieurs mois 25 : Mais pour un Poème dra-[p. x]matique, c’est à mon avis, un sujet bien difficile et peu capable du Théâtre. Car ce Poème ne pouvant représenter aux yeux des Spectateurs que ce qui s’est fait en huit heures, ou pour le plus en un demi-jour 26 , on n’en peut fonder le dessein que sur un des plus signalés accidents 27 ; et comme ils sont arrivés en divers temps et en divers lieux, sans que l’on puisse avancer les temps ni confondre les lieux, il faut que ses plus belles actions se fassent toutes par récit 28 . Or dans une histoire extrêmement 22 Il se peut que d’Aubignac fasse référence au poème épique, attendu depuis longtemps, de Jean Chapelain, intitulé La Pucelle ou la France délivrée. Les douze premiers livres furent publiés en 1656, alors que les livres XIII à XXIV restèrent manuscrits jusqu’à leur publication en 1882. 23 Jeanne entra à Orléans le 29 avril 1429 et fut capturée le 23 mai 1430. 24 D’Aubignac a encore raison. Jeanne fut prise le 23 mai 1430 et fut exécutée le 30 mai 1431. 25 Le procès de Jeanne commença le 9 janvier 1431 et se termina le 29 mai 1431. 26 Selon l’abbé, le concept du «tour d’un soleil», tel que conçu par Aristote (~384- ~322), signifie le «jour artificiel», c’est-à-dire la durée entre le lever du soleil et son coucher (La Pratique du théâtre, p. 181). Il justifie son interprétation en raisonnant que, puisque l’action théâtrale doit être continue, «les hommes n’agissent pas d’ordinaire plus longtemps sans se reposer» (Seconde dissertation concernant le poème dramatique, en forme de remarques sur la tragédie de M. Corneille, intitulée Sertorius. À Madame la duchesse de R***, in Dissertations contre Corneille, p. 44). 27 D’Aubignac affirme que le dramaturge doit choisir le jour où se trouve le «plus bel Événement de toute l’histoire», c’est-à-dire celui qui fait la catastrophe (La Pratique du théâtre, p. 189). 28 Selon d’Aubignac, toutes les narrations existent, soit pour éclairer la compréhension de l’intrigue, soit pour servir d’ornement à la pièce (ibid., p. 414). L 42 connue, les narrations n’ont point d’agrément, parce qu’elles n’ont point de nouveauté 29 , et en ce rencontre les Auditeurs prendraient les récits pour les écrits de Jean de Serre 30 ou de Nicole Gille 31 . Davantage la qualité de la Fille, qui est comme personne divine, [p. xi] sa mort rigoureuse, et les intérêts de deux grands États qui semblaient attachés à sa vie, demandent que ce Poème soit Tragique. Et pour le faire, il faut prendre le jour de sa mort. Or dans ce jour il n’y a rien de notable que son innocence, et la cruauté de ses Juges. On ne peut y introduire aucun Chevalier Français; car cela s’étant fait dans la ville de Roüen, et durant une grande guerre 32 , ils n’y pourraient entrer que déguisés, peu capables d’agir, et avec peu de vraisemblance: Et de les y mettre comme Ambassadeurs ou Députés, on ferait une violence publique à l’histoire, outre que ce sont d’ordinaire de très mauvais personnages sur le Théâtre 33 . Encore est-il vrai que cette histoire oblige à faire des Conseils sur le Théâtre, qui jusqu’ici n’ont [p. xii] guère bien réussi, les Juges étant tous mauvais Acteurs 34 , mal vêtus, portant d’ordinaire une 29 D’Aubignac identifie les défauts dans lesquels les dramaturges tombent souvent en employant les narrations: narrations embarrassées et narrations ennuyeuses (ibid., p. 415). 30 Jean de Serres (1540-1598) fut historien et théologien. En 1596, il devint historiographe du roi Henri IV (1553-1610). Ne pas confondre avec le dramaturge Jean Puget de La Serre (1600-1665). 31 Nicole Gilles (mort en 1503) fut contrôleur du Trésor Royal sous Charles VII (1403-1461). Il compléta les Grandes Chroniques de France en supprimant l’aspect légendaire. Imprimé en 1492 à Paris, son travail fut réédité plusieurs fois jusqu’en 1621. À première vue, d’Aubignac semble exprimer un jugement négatif au sujet du style de Serres et de Gilles, impliquant que leurs ouvrages sont ennuyeux et sans nouveauté. Son commentaire, cependant, n’est qu’une allusion aux différences entre les travaux historiques et les pièces de théâtre. 32 Il s’agit de la Guerre de Cent Ans (1337-1453) qui opposa les Plantagenets et les Capétiens. Ces deux grandes dynasties féodales luttèrent pour la possession du Royaume de France. Toute l’Angleterre et l’ouest de la France appartinrent à l’empire Plantagenet. 33 D’Aubignac essaie de justifier son choix de personnages qui, à part la Pucelle, sont soit Anglais, soit partisans des Anglais. Dans le paragraphe suivant, il explique que les juges font eux aussi mauvaise figure en scène. 34 Par «acteurs», d’Aubignac veut dire «personnages». Le premier chapitre du quatrième livre de sa Pratique du théâtre s’intitule «Des Personnages ou Acteurs, et ce que le Poète y doit observer» (pp. 391-406). La liste de personnages dans sa Pucelle d’Orléans s’intitule «Acteurs». Jacques Truchet écrit: «Dans la langue 43 image ridicule de Juges de village et ne paraissant que pour mal dire deux mauvais vers. Ajoutez que la Pucelle fut jugée par les Évêques de Beauuais 35 , Bayeux 36 , et autres Ecclésiastiques et Docteurs 37 , ce que le Théâtre ne peut souffrir: et qu’elle est seule parmi ses ennemis, sans que l’on y puisse introduire ni parents ni amis pour la plaindre ou pour la secourir 38 . Joint que sa mort ne pouvant être représentée, doit être récitée: et il y a grand peine à choisir qui doit faire ce récit 39 , à qui on le doit classique, acteur signifiait à la fois comédien et personnage. Cette confusion est révélatrice. La tendance à assimiler le comédien aux rôles qu’il jouait semble avoir caractérisé la mentalité des spectateurs, et celle des comédiens eux-mêmes, au moins jusqu’à la rupture tentée par Diderot avec son Paradoxe sur le comédien, et probablement bien au-delà», La Tragédie classique en France, Paris: Presses Universitaires de France, 1975, p. 61. 35 Il s’agit de Pierre Cauchon (1371-1442). Universitaire parisien et docteur en théologie, il fut nommé recteur de l’Université de Paris en 1403. Sur la recommandation d’Henri V d’Angleterre (1387-1422), il devint évêque de Beauvais en 1420. Il se réfugia à Rouen en raison de l’avance des troupes de Charles VII dans son diocèse. Il fut récompensé d’avoir poursuivi Jeanne la Pucelle par l’évêché de Lisieux en 1432. 36 D’Aubignac a tort. Selon l’histoire, le cardinal du titre romain de St-Eusèbe (appelé aussi le cardinal d’Angleterre), Henri de Beaufort (v. 1374-1447), assista au procès, ainsi que l’évêque de Thérouenne, Louis de Luxembourg, l’évêque de Coutances, Philibert de Montjeu, l’évêque de Lisieux, Zanon de Castiglione, l’évêque de Norwich, en Angleterre, William Alnwick, et l’évêque de Noyon, Jean de Mailly (V. Sackville-West, Saint Joan of Arc, Londres: Cobden- Sanderson, 1936, p. 402). 37 Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Sackville-West pour la liste complète de toutes les personnes qui participèrent au procès de Jeanne. Elle se compose d’un cardinal, six évêques, quatre docteurs en droit civil et canon, cinq docteurs en droit canon, trente-deux docteurs en théologie, seize bacheliers en théologie, sept médecins, et quatre-vingt-quatorze autres associés (ibid., pp. 398-404). Comme l’affirme Blocker, «[…] la Pucelle ne fut pas jugée par un tribunal anglais, mais bien par un aréopage d’universitaires parisiens à la solde des Bourguignons» (« La Pucelle d’Orléans », p. 164). 38 Cependant, deux personnages essaient de sauver la Pucelle de la mort, c’est-àdire le comte de Warwick et le baron de Talbot. Sur le rôle de ces personnages, voir l’article de Franchetti, « Rivisitazione seicentesca », pp. 130-134. 39 Le choix de d’Aubignac est le baron de Talbot (V, 5). 44 faire 40 , et quelle en peut être la suite pour donner quelque fin pathétique à la Tragédie 41 . Voici néanmoins comme j’ai pensé que l’on pouvait éviter tou-[p. xiii]tes ces difficultés. J’ai choisi le jour de sa mort comme le plus important événement de son histoire: et au lieu de faire de simples narrations de tout le passé, je l’ai fait entrer en raisons et en passions en divers endroits, selon qu’ils en pouvaient recevoir quelque beauté: tantôt en la bouche de ses ennemis, pour l’accuser ou pour donner quelque prétexte à leur Jugement; tantôt en sa bouche, ou pour reprocher leurs crimes, ou pour se justifier, ou autrement selon que je l’ai pensé nécessaire 42 . Pour y mettre une intrigue qui donnât le moyen de faire jouer le Théâtre, j’ai supposé que le Comte de Vvaruick en était amoureux, et sa femme jalouse: car bien que l’histoire n’en parle point, elle ne dit rien au contraire; de sorte que cela vraisemblablement [p. xiv] a pu être, les Historiens Français l’ayant ignoré, et les Anglais ne l’ayant pas voulu dire: outre qu’en la personne du Comte peut bien être représentée l’affection que quelques Anglais plus raisonnables pouvaient avoir pour elle, mais comme c’était une affection d’ennemis, elle n’était pas toute pure et désintéressée non plus que la passion de ce Comte: Et la jalousie de sa femme peut bien être la figure de l’envie des Anglais contre la Pucelle, jaloux de sa gloire et de sa bonne fortune 43 . Quant aux Conseils qui sont nécessaires pour faire paraître la calomnie de ses ennemis et son innocence, j’ai changé les assemblées du Clergé en Conseils de guerre, dont j’ai fait chef le Duc de Sommerset en la présence duquel elle fut interrogée publiquement par deux fois: et pour rendre ces deux [p. xv] Conseils divers et 40 Le récit se fait à la comtesse de Warwick en présence du comte de Warwick, du duc de Sommerset, de Canchon et d’un garde (V, 5). 41 Les quatre dernières scènes de la pièce montrent la punition de tous les juges de la Pucelle. 42 C’est une description précise du processus employé par d’Aubignac. De nombreuses références historiques dans toute la pièce servent à renseigner le lecteur sur les événements du passé. 43 D’Aubignac se sert donc d’une allégorie pour expliquer ces épisodes subordonnés à l’histoire principale. Comme l’écrit Déborah Blocker, «cette forme d’allégorisation est en vérité tout autant un procédé de politisation» (« La Pucelle d’Orléans », p. 164). 45 extraordinaires, dans le premier, au lieu de répondre comme accusée elle accuse les Anglais, et ses Juges, et leur prédit les malheurs qui leur doivent arriver 44 , dont ils sont effrayés de telle sorte, qu’ils abandonnent le Conseil 45 , sans savoir ce qu’ils ont fait ni ce qu’ils doivent faire: ce qui donne sujet à la Comtesse de Vvaruick de s’aigrir contre son mari, et de renouveler ses intrigues 46 . Et dans le second elle est justifiée pleinement et néanmoins condamnée, dont la Comtesse devient folle 47 . Or dans l’un et l’autre de ces conseils, toute l’histoire est déduite à l’avantage de la Pucelle, à la gloire des Français, et à la honte des Anglais: et les Juges étant tous agissants dans la Pièce, et parlant tous diversement dans les Con-[p. xvi]seils pour donner adroitement à la Pucelle l’occasion de dire des choses agréables, cela ressemble 48 plutôt un complot de persécuteurs qu’un Jugement 49 . Pour donner de la grâce et de la force au cinquième Acte, je fais que le Baron de Talbot, qui n’avait point été d’avis de sa mort, en vient faire le récit au Comte de Vvaruick extrêmement affligé, et à la Comtesse, que le remords de la conscience rend insensée 50 . Puis pour jeter sur le Théâtre la terreur qui doit clore cette Pièce, j’ai avancé le châtiment de trois de ses Juges 51 , dont l’un est chassé, l’autre meurt subitement, et le troisième frappé de lèpre comme elle leur avait prédit 52 . De sorte que la Pucelle paraît innocente en sa vie et 44 Il s’agit de la scène III, 2. 45 Les juges quittent leurs sièges aux scènes III, 2 et III, 3. 46 Il s’agit des scènes III, 5 et III, 6. 47 À partir de la scène IV, 3, la Comtesse exprime ses sentiments de remords et devient folle. 48 Ce verbe, intransitif aujourd’hui, était transitif au dix-septième siècle. Dans ses Remarques nouvelles de la langue française, Vaugelas condamne l’usage, surtout en prose. L’Académie française, dont Vaugelas fut membre, fut du même avis (Haase, Syntaxe française, § 59, p. 137). 49 Cette description du procès n’est pas complètement fausse, selon certaines interprétations de l’histoire. En juillet 1456, la condamnation de Jeanne fut annulée en raison de corruption et de pailles procédurales. 50 Le Baron s’adresse plutôt à la Comtesse, en présence du Comte. Son récit commence par les mots suivants: «Je vous puis tout dire, Madame, car j’ai tout vu» (V, 5). 51 La manifestation rapide de toutes ces punitions rend cette partie de la pièce un peu ridicule. Voir les scènes V, 5 et V, 6. 52 Il s’agit de la punition de Despinet, de Canchon et de Mide, respectivement. 46 généreuse en sa mort, ses ennemis coupables et [p. xvii] châtiés, et le Théâtre soutenu de diverses passions et violentes, comme sont l’amour et le désespoir du Comte 53 , la jalousie et la fureur de sa femme, la rage et la terreur des Anglais, et la constance de la Pucelle. 53 Ce sentiment de désespoir est la punition du Comte, comme prédite par la Pucelle. Voir la scène I, 4. 47 [p. xviii] Extrait du Privilège du Roi. AR grâce et Privilège du Roi, il est permis à FRANÇOIS TARGA, Marchand Libraire à Paris, d’Imprimer ou faire Imprimer un livre intitulé La Pucelle d’Orleans, Tragédie en Prose, Faisant défenses à tous Libraires, Imprimeurs et autres de quelque qualité et condition qu’ils soient, d’Imprimer ou faire Imprimer ledit Livre, le vendre, débiter ni distribuer par notre Royaume, durant le temps et espace de sept ans, sur peine aux contrevenants de quinze cents livres d’amende, de confiscation des exemplaires, [p. xix] et de tous dépens dommages et intérêts, comme il est contenu ès Lettres. Données à Paris le 10. de Mars 1642. Par le Roi en son Conseil. CONRAT 54 . Les Exemplaires ont été fournis ainsi qu’il est porté par le Privilège. ___________________________________________________ Achevé d’Imprimer le 11. Mars 1642. 54 Sic. Il s’agit de Valentin Conrart (1603-1675) qui fut conseiller et secrétaire du roi. Le petit cercle de lettrés qu’il réunit chez lui forma l’Académie française dont il fut le premier secrétaire. Conrart est l’auteur du Traité de l’action de l’orateur, ou de la prononciation et du geste (1637) et, avec Chapelain, des Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid (1638). Il retoucha Le Livre des Psaumes en vers français de Clément Marot (1496-1544) et de Théodore de Bèze (1519-1605), édition qui fut publiée en 1677. On a aussi conservé de lui des Mémoires, publiés en 1826, de nombreux manuscrits (Arsenal) et des lettres familières. P 48 [p. xx] ACTEURS. L’ANGE. IEANNE D’ARCQ, dite la Pucelle. EMOND, Duc de Sommerset. RICHARD, Comte de Vvaruick. LA COMTESSE de Vvaruick. IEAN DE TALBOT, Baron de Salopie. CANCHON, ) DESPINET, ( Juges. MIDE, ) ARONTE, Gentilhomme du Comte de Vvaruick. DALINDE, Suivante de la Comtesse. DEUX GARDES. Chœur des Soldats et du Peuple. 49 [p. 1 ] LA PVCELLE D’ORLEANS. ************************************************** ACTE PREMIER. SCÈNE I. L’ANGE, LA PVCELLE. Le Ciel s’ouvre par un grand éclair, et l’Ange paraît sur une Machine élevée. L’ANGE. Fille du Ciel, incomparable Pucelle 55 , puissant et miraculeux secours de ton Prince 56 , vois tes prisons qui s’ouvrent, et tes chaînes qui se brisent 57 , sors, sors à la [p. 2] faveur des divines 55 Dès le commencement de sa mission, Jeanne employa le surnom de « Pucelle » (Jules Quicherat, Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, dite la Pucelle, 5 vol., Paris, 1841-1849, réimpr. New York: Johnson, 1965, t. III, p. 91). Pendant son procès, elle expliqua qu’en sa Lorraine natale, on l’appelait Jhannette, et en France, Jhenne (R. P. Paul Doncœur, La Minute française de l’interrogatoire de Jeanne la Pucelle, Melun: Librairie d’Argences, 1952, p. 87). 56 Le prince est le Dauphin Charles de France. En concluant le Traité de Troyes (mai 1420), le roi Charles VI de France (1368-1422) déshérita son fils et institua pour son héritier le roi Henri V d’Angleterre. Ce dernier épousa Catherine, la sœur du Dauphin. Après la mort d’Henri V (août 1422) et de Charles VI (octobre 1422), le Dauphin considéra comme nul le déshéritement et se déclara roi de France (Charles VII). En même temps, le fils unique d’Henri V, âgé de neuf mois, devint Henri VI (1421-1471), prenant le double titre du roi de France et d’Angleterre. 57 Selon les historiens, Jeanne, en attendant son procès à Rouen, fut placée dans une cellule ordinaire plutôt que dans une prison ecclésiastique où elle aurait été traitée avec plus de dignité sous le soin des femmes. Selon certaines versions de l’histoire, ses pieds furent enchaînés et sa taille fut entourée d’une ceinture de fer reliée à un bloc de bois. On raconte aussi l’existence d’une cage de fer ayant été fabriquée expressément pour elle (Régine Pernoud, Vie et mort de Jeanne d’Arc: les témoignages du procès de réhabilitation 1450-1456, Paris: Hachette, 1953, pp. 201-202). 50 lumières qui t’environnent, et viens apprendre ici quel doit être le dernier acte de ta générosité, et le comble de ta gloire 58 . LA PVCELLE. Quels mouvements célestes délivrent mon corps de la captivité qui le presse, et donnent à mon âme une si sensible joie? Est-ce donc toi sacré Tutélaire de ma vie, Interprète secret des volontés du Dieu vivant? 59 parle seulement et j’obéis. L’ANGE. Jusqu’ici les ordres de l’Éternel m’ont obligé de te défendre dans les combats contre les usurpateurs de la France, et dans les prisons contre la rage de tes ennemis: mais il me reste encore à te fortifier aujourd’hui contre toi-[p. 3]même, contre ta propre faiblesse. C’est par cet ordre de Dieu que je t’ai tirée du fond des cavernes, d’une naissance inconnue, dans un âge faible, et un sexe timide, pour relever un Trône abattu 60 , et remettre sur la tête de ton Roi la couronne de tes Ancêtres 61 . Mais sache qu’il avait borné ta gloire dans le cours d’un 58 D’Aubignac écrit dans la marge: ‘L’histoire dit qu’elle eut plusieurs apparitions d’Anges en prison’. 59 D’Aubignac n’identifie pas ce visiteur divin. Jeanne commença à entendre ses Voix à l’âge de treize ans environ. Jeanne identifia son premier messager divin comme l’archange Michel qui la chargea de la mission de délivrer la France des Anglais et de faire couronner le Dauphin à Reims. Elle eut aussi des apparitions des saintes Catherine et Marguerite. Selon Sackville-West, Jeanne prétendit également avoir vu plusieurs centaines d’anges, y compris l’archange Gabriel (Saint Joan of Arc, p. 62). 60 D’Aubignac souligne le choix peu probable de Jeanne en tant que «sauveur» de la France. Elle naquit dans le petit village obscur de Domrémy, situé sur les frontières de la Champagne et du Barrois. Ses parents s’adonnèrent à cultiver la terre et à élever des animaux. D’Aubignac contraste, d’une façon efficace, la faiblesse de Jeanne et ses commencements humbles avec la mission impressionnante de reconstituer la couronne française. Jeanne Morgan Zarucchi déclare que La Pucelle d’Orléans véhicule la croyance du dramaturge en la souveraineté masculine et en l’infériorité des femmes («Sovereignty and Salic Law in La Pucelle d’Orléans», in Actes de Wake Forest, éd. Milorad R. Margitic et Byron R. Wells, Paris: Papers on French Seventeenth Century Literature, 1987, p. 127). 61 Les Anglais possédèrent presque tout le territoire situé au nord de la Loire, alors que le nord-est appartint aux Bourguignons. 51 Soleil, et les misères de ta prison dans un pareil temps: ton ministère est achevé, et cette journée y doit mettre la fin aussi bien qu’à ta vie. LA PVCELLE. Fasse 62 le Seigneur tout ce qu’il ordonne de moi. L’ANGE. Heureuse d’avoir été choisie pour cette mission extraordinaire. Mais pour t’assurer que le Dieu vivant ouvre les [p. 4] Cieux à ton âme, vois comme il t’ouvre les prisons par ma main, et qu’en bornant tes destins il ne borne pas ta félicité. Voici le lieu de ta condamnation, et je t’y fais venir afin que tu triomphe[s] miraculeusement de l’injustice, avant que l’autorité de tes ennemis triomphe injustement de ton innocence: tu ne craindras pas leur fureur, puisqu’il n’est pas plus difficile à ton Dieu de t’arracher à leurs yeux, que de te conduire ici malgré leurs soins, le nombre de tes gardes, et les portes de ta prison. Qu’il te souvienne que même devant qu’ils soient tes Juges tu les dois juger, tu les accuseras, et tu les condamneras dans leur propre Tribunal, et si ton ignorance paraît incapable de le faire, je soutiendrai dans [p. 5] ton esprit les vérités que tu leur dois annoncer, et je conduirai ta langue 63 . Que si puis après 64 tu viens à découvrir que mes faveurs te manquent au-dehors, et que je t’abandonne à l’iniquité de tes Juges, laisse agir les décrets du Ciel. Tu seras combattue, et vaincue en apparence, mais tes vertus intérieures se multiplieront, et te rendront victorieuse. La nature, ton âge 65 , et ton sexe te pourraient bien faire trembler aux approches de la mort : mais comme tu l’as vue sans peur dans les combats, tu l’envisageras constamment dans le supplice, tu ne feras rien en ta mort qui soit indigne de ta vie. Et pour y préparer ton âme, rends ta peine familière à tes yeux: en voilà 62 Le subjonctif dit de désir s’employait sans «que» au dix-septième siècle (Haase, Syntaxe française, § 73, A, pp. 172-173). 63 D’Aubignac conserve la vérité de l’histoire en montrant que Jeanne consulta ses Voix avant de répondre à certaines questions posées par ses interrogateurs (Robert Brasillach, Le Procès de Jeanne d’Arc, Paris: Gallimard, 1941, p. 105). 64 «Puis après» était en usage dans le moyen français et se trouve encore aujourd’hui dans la langue familière (Haase, Syntaxe française, § 96, p. 232). 65 Jeanne fut capturée par un homme d’armes bourguignon le 23 mai 1430, à peu près sept mois avant son dix-neuvième anniversaire. 52 l’image tracée dans [p. 6] le milieu des airs 66 . Endurcis ton cœur à ce spectacle, et rends-toi digne de cette confiance dont tu vois la peinture au milieu de ces flammes épurées. C’est la dernière épreuve de ta vertu, c’est le théâtre de ta gloire. LA PVCELLE. Flammes avantageuses qui m’ouvrez le Ciel, vous pouvez surprendre mes sens, non pas ma résolution. L’ANGE. Poursuis donc, trop heureuse fille, et considère le chemin que je vais faire devant tes yeux, c’est par où tu me dois suivre bientôt couronnée de gloire, et d’immortalité. Le Ciel se referme, l’Ange disparaît, et un Garde entre, demeure comme étonné. ************************************************** [p. 7] SCÈNE II. LA PVCELLE, UN GARDE. LA PVCELLE. Sacré chemin de la félicité, pourquoi faut-il que ce corps de chair et de sang, cette masse terrestre m’empêche de te suivre? avec combien de joie me verrai-je délivrée de cet insupportable fardeau. Je suis prête de partir, et de courir après toi, Ministre du Tout-Puissant? 67 empêche seulement que mon impatience dans le bonheur que tu me proposes, ne soit déréglée. Soutiens mes désirs aussi bien que mes craintes: car j’ai plus de sujet de précipiter cet heureux moment que [p. 8] de le retarder. 66 Dans la marge, d’Aubignac écrit: ‘Ici paraîtra dans le fonds du Théâtre en perspective une femme dans un feu allumé, et une foule de peuple à l’entour d’elle’. C’est la seule indication scénique en marge de la pièce. Toutes les autres didascalies sont introduites dans le texte même de l’œuvre. 67 Sic (point d’interrogation). Il se peut que ce point d’interrogation soit un pur signe d’intonation. Voir «Lire Racine» de Georges Forestier, in Racine, Œuvres complètes I, éd. G. Forestier, Paris: Gallimard, 1999, p. LXII. 53 LE GARDE. Quelle lumière si prompte m’a frappé les yeux? est-ce que le Soleil a marqué son midi dès le point du jour? Quelles épaisses ténèbres lui succèdent si soudainement? Est-ce point que cette prisonnière fait le jour pour elle afin de s’enfuir, et la nuit pour nous afin de nous empêcher de la suivre? Mais je la vois. Ha sorcière 68 , je te tiens, et tu ne fuiras plus. Le Comte de Vvaruick entre. ************************************************** SCÈNE III. LE GARDE, LA PVCELLE, LE COMTE DE VVARVICK. LE GARDE. Elle s’est échappée par un effet incroyable de sa [p. 9] magie: nous étions bien éveillés, et néanmoins nous ne l’avons point vue sortir, nous ne l’avons point ouïe briser ses fers ni rompre les portes, elle a trompé nos yeux et nos oreilles. LE COMTE 69 . Garde, retirez-vous 70 , et la laissez entre mes mains, je vous rappellerai si j’ai besoin de votre secours. LE GARDE. J’obéis, mais ses charmes sont bien puissants, elle vous échappera. 68 Les interrogateurs de Jeanne essayèrent d’établir un lien entre les visions et la sorcellerie. Les connaissances sensuelles des apparitions soutinrent la croyance que ces visions appartenaient au monde du diable (Brasillach, Le Procès, pp. 66, 116-117). 69 Le Comte a peu en commun avec le vrai Richard Beauchamp, comte de Warwick (1382-1439) qui fut, effectivement, le gouverneur du château de Rouen. Beauchamp fut d’avis que Jeanne devrait être brûlée sur le bûcher, tandis que le Warwick de la pièce est amoureux de la jeune fille et veut sauver sa vie. 70 Dans l’adaptation en vers de la pièce, Warwick tutoie le garde. 54 ************************************************** SCÈNE IV. LE COMTE DE VVARVICK, LA PVCELLE. LE COMTE. Aurez-vous toujours si peu de confiance en mes [p. 10] promesses, et faudra-t-il que mon affection vous soit non seulement suspecte, mais encore inutile? À quoi vous êtes-vous engagé[e] dedans ces vains efforts pour vous sauver, vous ne pouvez tromper les Gardes qui vous veillent de trop près, et pour être sortie de la prison vous n’êtes pas sortie de ce Château: mais je vous ai tant de fois offert la liberté, pourquoi ne l’avez-vous pas acceptée? doutez-vous de mon pouvoir ou de mon affection? LA PVCELLE. Comte, mes exploits n’ont pas été l’ouvrage d’une fille, et ma liberté n’est pas celui des hommes. Celui qui m’a voulu donner la prison pour épreuve à ma vertu, me donne ainsi, quand il lui plaît, la [p. 11] liberté pour consolation à mes misères, et un témoignage de sa protection. Non, non, ne crois pas que je me sois efforcée d’échapper à mes Gardes 71 . L’Ange qui prend soin de ma vie, m’a mis en l’état où tu 72 71 La Pucelle de la pièce ne s’intéresse aucunement à s’échapper de prison. Selon les historiens, cela est vrai si nous ne prenons en compte que son emprisonnement à Rouen. Au château de Beaulieu-les- Fontaines, où elle fut gardée par les Bourguignons, elle essaya de se glisser entre les planches désajustées du plancher. Elle se trouva à l’entrée principale du château avant d’être reprise. Peu après, de sa prison à Beaurevoir, elle sauta du haut de la tour, d’une hauteur de dix-huit mètres. Incroyablement, elle ne fut pas grièvement blessée. Cette tentative d’évasion, faite contre les commandements des Voix de Jeanne, fut interprétée par ses juges comme une tentative de suicide. Jeanne expliqua qu’elle voulait éviter d’être remise aux Anglais. D’Aubignac ne fait pas allusion à ces deux événements dans sa pièce, préférant dépeindre Jeanne comme une martyre qui accepte la mort afin d’accomplir son destin. 72 Dans cette scène, la Pucelle emploie «tu» en s’adressant au Comte, tandis que ce dernier vouvoie la jeune fille. De cette façon, d’Aubignac contraste les 55 me vois, pour m’apprendre que voici le jour de ma mort, et le lieu de ma condamnation; et toi-même, qui me viens ici parler d’amour, seras un de mes Juges assez tendre pour me vouloir du bien, mais trop lâche pour résister au crime 73 . LE COMTE. Ha! Trop aimable, et généreuse Pucelle, ne pensez pas si malheureusement de vous, ni si injustement de moi; acceptez le secours que je vous offre 74 , et que je puis bien vous donner; je suis maître dans [p. 12] ce Château, je vous en puis tirer, et vous conduire où vous voudrez: pourvu que vous me donniez quelque part en votre affection, vous pouvez tout espérer; ne vous ai-je pas rendu ma passion assez visible? 75 et n’ai-je pas tout employé pour vous plaire, et pour vous servir? mes soupirs ont tant de fois porté la flamme de mon cœur jusqu’à vous qui l’avez fait naître, et qui ne la pouvez ressentir: j’ai baigné vos mains avec des larmes de feu qui devraient bien vous sentiments de chaque personnage. Dans son article, «Three Images of Jeanne d’Arc in Seventeenth-Century French Literature», Ann Bleigh Powers se trompe en disant que les deux personnages se tutoient. Cependant, la conclusion qu’elle en tire est toujours appropriée: «Clearly the English nobleman is not speaking to a peasant prisoner, but to an equal», French Literature Series, 8 (1981), p. 8. La Pucelle, par contre, traite Warwick avec dédain. 73 L’auteur de l’adaptation en vers de la pièce emploie sept vers pour exprimer cette dernière phrase, l’exigence de créer des distiques conduisant à une répétition des pensées de la Pucelle. 74 Selon les historiens, la seule offre de liberté vint de Jean de Luxembourg, comte de Ligny. C’est lui qui livra Jeanne aux Anglais contre une rançon. Il rendit visite à Jeanne en prison à Rouen et lui offrit de payer sa rançon si elle promettait de ne jamais reprendre les armes. Jeanne refusa l’offre, se méfiant de la sincérité du comte. Même le roi Charles VII ne fit aucune tentative de sauver Jeanne, soit en payant une rançon, soit en échangeant la jeune fille contre un autre prisonnier. Ces deux procédés furent très courants à cette époque. 75 L’amour du comte de Warwick pour la Pucelle est une invention de la part de l’auteur. Dans sa «Préface», d’Aubignac justifie cet élément de l’intrigue en disant que «bien que l’histoire n’en parle point, elle ne dit rien au contraire; de sorte que cela vraisemblablement a pu être». Cependant, l’emploi par d’Aubignac du nom de Warwick rend cet amour improbable, compte tenu du désir de Beauchamp de voir Jeanne condamnée à la mort. Comprenant peut-être cette invraisemblance, d’Aubignac ajoute que l’amour de Warwick pourrait être symbolique, représentant «l’affection que quelques Anglais plus raisonnables pouvaient avoir pour elle». 56 échauffer le sein 76 : et sous prétexte de vous interroger en secret, ne vous ai-je pas rendu mes devoirs, ne vous ai-je pas découvert le fond de mon âme, et remis en votre disposition mon crédit, mon pouvoir, mes richesses, [p. 13] et ma vie? Et quoi, malgré les persécutions de vos ennemis n’ai-je pas engagé le Baron de Talbot 77 , ce fameux guerrier, dans votre protection? et si j’ai fait changer la mort qu’on vous préparait en une prison, c’était pour me donner l’occasion plus facile de travailler à votre salut; assurez-vous que les effets de mon affection ne seront bornés que par l’impossibilité. LA PVCELLE. J’avoue certes que tu m’aimes, et ton affection ne m’est pas inconnue: je la vois dans ton cœur, et non pas dans tes actions: je la vois dans son impureté, et non pas dans le déguisement de tes paroles; Crois-tu que celui qui m’a donné la force de vaincre tant [p. 14] de bataillons, ne m’ait pas donné des lumières pour lire dans l’âme de ceux qui m’approchent? Oui, Comte, tu m’aimes, mais c’est d’une flamme injurieuse, ton affection est criminelle, et si tu ne m’as pas jugée publiquement comme les autres sous le nom de sorcière, tu m’as traitée dans le secret de ton cœur comme une fille capable de pécher 78 : Ha que tes sentiments m’outragent. Quand je pense qu’ayant si longtemps vécu parmi les Français, dans la Cour d’un grand Roi au milieu de ses Princes, dans les armées au milieu de tant de braves guerriers, pas un d’entre eux n’a jamais conçu de pensée contre ma 76 Le langage figuré du feu employé par d’Aubignac pour décrire l’amour de Warwick évoque, d’une façon efficace, le choix que doit faire la Pucelle. Elle sera consumée, soit par le feu de la passion dans le compromis de ses principes et de sa mission divine, soit par le feu de son exécution. 77 Cela n’est pas historiquement correct. John Talbot (1373-1453), I er comte de Shrewsbury, fut le commandant anglais à Orléans. Il fut capturé à Patay le 18 juin 1429 et ne fut échangé que quatre ans plus tard contre un autre prisonnier, Xaintrailles. Il trouva la mort dans le champ de bataille de Castillon. Le Talbot de la pièce conspire avec Warwick pour protéger Jeanne. 78 Jeanne consacra à Dieu son état de virginité dès le commencement de ses visions à l’âge de treize ans. Selon la croyance de cette époque, le diable ne pouvait exercer aucune influence sur une vierge. Avant de recevoir l’autorisation d’aller à Orléans, Jeanne dut subir un examen physique pour vérifier son état de virginité. Cela eut lieu à Tours sous la surveillance de la belle-mère du Dauphin, la reine Yolande de Sicile (1379-1442). 57 vertu 79 : Ce vaillant Dunois 80 , Xaintrailles 81 , la Hire 82 , Baudricour 83 , et tant [p. 15] d’autres, dans la licence de la guerre, dans la solitude de leurs pavillons, et dans la faveur de la nuit, m’ont toujours respectée: ils n’ont jamais eu pour moi que des sentiments de révérence: ils 79 L’importance qu’accorde d’Aubignac à la vertu et à l’état de virginité de la Pucelle, en dépit de son association quotidienne avec des soldats, est en accord avec l’histoire. Jean d’Aulon (v. 1390-1458), le chevalier choisi par Charles VII pour veiller personnellement sur Jeanne, affirma: «Bien qu’elle fût jeune fille, belle et bien formée, et que plusieurs fois, tant en aidant à l’armer ou autrement, je lui aie vu les tétins, et quelquefois les jambes toutes nues, en la faisant appareiller de ses plaies; et que d’elle m’approchais souventes fois - et aussi que je fusse fort, jeune et en bonne puissance - toutefois jamais pour quelque vue ou attouchement que j’eus vers la Pucelle, ne s’émut mon corps à nul charnel désir envers elle, ni pareillement ne faisait nul autre quelconque de ses gens et écuyers, ainsi que je leur ai ouï dire et relater plusieurs fois», cité par Pernoud, Vie et mort de Jeanne d’Arc, p. 167. 80 Jean d’Orléans (1403-1468) fut commandant des Français à Orléans et prit part dans les campagnes de Jeanne. Il reçut le titre de comte de Dunois en 1439. Du roi Charles VII, il reçut le titre de comte de Longueville en 1443. Dunois fut le fils naturel de Louis, duc d’Orléans (1372-1407), donc le cousin germain du Dauphin. Il fut connu comme le bâtard d’Orléans. Ce titre ne fut pas péjoratif. David Potter écrit: «It is now clear that the fifteenth century was the golden age of aristocratic bastards. […] it seems that the late Middle Ages was a particularly favourable period for the illegitimate offspring of nobles for, although they could not inherit «apanages» or the «propres» of a family, no stigma attached to the bastard in higher noble circles», A History of France, 1460-1560: The Emergence of a Nation State, Basingstoke: Macmillan, 1995, p. 173). 81 Jean Poton de Xaintrailles (1400-1461) combattit pour le camp français et s’engagea dans les campagnes de Jeanne. Il fut capturé à Compiègne en même temps que la jeune fille. 82 La Hire fut le sobriquet d’Etienne de Vignolles (1390-1443). Il s’allia avec Xaintrailles à Poton en 1418 et peu après il combattit du côté de Jeanne dans ses campagnes. 83 Robert de Baudricourt (mort en 1454) fut le gouverneur de Vaucouleurs, petite ville de garnison près de Domrémy tenue au nom du Dauphin. Ce fut à Baudricourt que Jeanne, en obéissance à ses Voix, annonça sa mission divine et demanda d’être conduite à Chinon pour avoir une audience avec le Dauphin. Baudricourt la traita de folle et la renvoya chez elle. Grâce à la persévérance de Jeanne, cependant, il décida finalement de lui accorder une escorte armée. Après la capture de Jeanne, on allégua qu’elle avait été maîtresse de Baudricourt, mais cette accusation ne fut pas poursuivie durant le procès. D’Aubignac exprime son avis sur cette question en évoquant le nom de Baudricourt, sous un jour positif, dans le discours de la Pucelle. Ironiquement, Baudricourt fut appelé comme témoin à charge dans le procès de Jeanne. 58 m’ont regardée, ils m’ont admirée, ils m’ont estimée, mais avec cette louable passion qui fait aimer les choses saintes. Je ne puis dire que ma beauté ait la grâce de faire des innocents, puisqu’elle fait en toi un coupable, et j’ai sujet de croire que leur propre générosité n’a pu consentir à faire un outrage, non pas même de désirs, à l’innocente que Dieu leur envoyait pour libératrice; il n’y avait que mes ennemis capables de cette lâcheté 84 , ton crime est digne d’un Anglais, et je puis [p. 16] bien souffrir que parmi cette nation qui n’a pour moi que de la haine et de la rage, il se trouve un homme qui m’aime imparfaitement, et qui brûle pour moi d’une flamme illicite. LE COMTE. Pourquoi me faites-vous un reproche dont mes déportements ne vous peuvent donner aucun sujet? vous ai-je jamais parlé qu’avec respect? et vous ai-je jamais demandé autre chose qu’une simple reconnaissance du bien que je désirais vous procurer? aimer vos beautés n’est pas un crime, et servir l’objet qu’on aime est un devoir bien raisonnable. LA PVCELLE. Quoi? tu penses me tromper, et sous une parole feinte [p. 17] me cacher un cœur dont je vois tous les sentiments? ta conscience te tient le même langage que moi; il est vrai qu’en ton amour il y a quelque bonne inclination à ma faveur: ma misère te donne de la compassion, et par un effet nouveau, cette passion de chair et de sang qui d’ordinaire aveugle l’esprit, rend le tien plus clairvoyant: et ce feu malicieux contraire à mon honneur, te donne quelque lumière de mon innocence; tu connais bien que je ne suis ni Magicienne, ni coupable d’aucun forfait: et si tu pouvais sauver ma vie sans blesser ta grandeur, tu croirais avoir fait une action généreuse; Aussi de tous mes Juges seras-tu le moins coupable 85 , et peut-être le moins rigoureusement pu-[p. 18]ni. Peut-être n’auras-tu point d’autre 84 Selon l’histoire, Jeanne endura des conditions misérables en prison, y compris des tentatives de viol de la part de ses gardes anglais. D’Aubignac choisit ses mots soigneusement, impliquant le mauvais traitement sexuel de Jeanne sans offenser les sensibilités du public. 85 Selon l’histoire, Warwick ne fut pas l’un des juges de Jeanne, bien qu’il ait agressivement favorisé sa poursuite et sa condamnation. 59 supplice après ma mort que le regret de ma mort: peut-être que ta passion qui fait ton crime sera ta peine, et comme tu ne m’as outragée que dans toi-même, tu ne seras peut-être châtié qu’en toi-même. Meurs en repos comme les hommes, et non pas en fureur comme les criminels. LE COMTE. Je vous proteste, Généreuse Fille, à la vue du Ciel, que vos affaires ne sont pas en l’état que vous pensez, et depuis votre condamnation, on n’a point formé de dessein qui vous puisse faire craindre quelque nouveau malheur. LA PVCELLE. Tu n’as pas su toutes les secrètes intentions de mes en-[p. 19]nemis. Voici le Duc, et Despinet, qui tiendront bien un autre langage. ************************************************** SCÈNE V. LE DUC DE SOMMERSET, DESPINET, LE COMTE DE VVARVICK, LA PVCELLE, LE GARDE. LE DUC 86 . Et bien, Comte, aurez-vous encore des pensées favorables pour cette Magicienne? en douterez-vous maintenant que vous avez vu en nos Gardes les effets de son art? LE COMTE. Moi, Seigneur, je ne sais rien qui m’en puisse donner la croyance. 86 Edmund Beaufort (1406-1455), le deuxième duc de Sommerset, fut le cousin du roi Henri VI d’Angleterre et ne prit aucune part dans le procès de Jeanne. Dans sa «Préface», d’Aubignac écrit qu’il a changé les assemblées du clergé en «Conseils de guerre», avec le duc comme chef, sans doute pour ne pas offenser l’Église. Il écrit que Jeanne eut été publiquement interrogée deux fois en présence du duc. 60 LE DUC. [p. 20] Quoi, vous ne savez pas ce qui est arrivé à ce Garde quand il l’a cherchée? éblouir ses yeux par une fausse lumière, puis faire naître l’obscurité, disposer de la nuit et du jour comme il lui plaît, sont-ce pas des preuves assez fortes, qu’elle a pour ministres les Démons? LE COMTE. Est-ce quelque nouvelle accusation en laquelle on me veuille prendre pour faux témoin? LE GARDE. Ce que je vous ai dit, Seigneur, est véritable. LE COMTE. Vous arrêtez-vous au rapport d’un esprit imbécile: le bruit de cette Magie et la terreur de la nuit, lui ont trou-[p. 21]blé les sens, arrêté ses pas, et fait imaginer ce qui n’a point été: il n’y a que les âmes basses capables de ces visions chimériques; pour moi je n’ai rien vu, et ne croyez pas que j’invente des fantômes contre une fille que j’estime innocente. LE DUC. Les Juges qui l’ont condamnée à garder prison perpétuelle ne sont pas de votre avis 87 : Garde ramenez cette innocente, et la chargez de nouveaux fers, afin qu’elle n’échappe plus si facilement. LE GARDE. Pour moi, Seigneur, après ce qu’elle a fait je n’en saurais répondre. LA PVCELLE. Et moi, je te réponds de moi-même, je serai capti-[p. 22]ve volontairement comme je me trouve libre par l’ordre du Ciel. Un 87 Selon l’histoire, Jeanne fut condamnée à être brûlée vive, mais elle abjura ses révélations avant que la punition pût être effectuée. L’abjuration lui sauva la vie mais la condamna à prison en perpétuité. D’Aubignac ne fait pas allusion à l’abjuration, acte qui pourrait constituer un signe de faiblesse de la part de Jeanne, et donc à supprimer pour ne pas ternir sa réputation. 61 Ange m’avait tiré des fers pour me faire entendre les volontés de l’Eternel, et vous m’y renvoyez pour me cacher la résolution des hommes comme si je ne la savais pas devant vous. ************************************************** SCÈNE VI. LE DUC DE SOMMERSET, LE COMTE DE VVARVICK, DESPINET. LE DUC. Enfin, Comte, votre faveur envers cette sorcière éclate à mon avis un peu trop. LE COMTE. On ne saurait trop faire [p. 23] pour protéger l’innocence. LE DUC. Je crains bien qu’un autre sentiment vous y oblige: Il arrive souvent que nous agissons par une passion qui nous est inconnue, et nous attribuons à Justice ce que nous faisons par une inclination désordonnée. Les visites que vous lui avez rendues m’ont toujours été suspectes, elles n’ont jamais avancé la connaissance de ses crimes comme vous nous promettiez, vous êtes toujours sorti d’auprès d’elle plus passionné pour sa justification que pour le service de l’Angleterre, et le contentement de Bethfort 88 . LE COMTE. Je ne crains point que l’on me puisse jamais rien imputer con-[p. 24]tre mon devoir: il est vrai qu’après la sainteté de cette fille 88 Jean Plantagenet, duc de Bedford (1389-1435), fut l’oncle d’Henri VI, roi d’Angleterre et, en vertu du Traité de Troyes, roi de France. Bedford fut régent de la France pendant la minorité d’Henri qui succéda au royaume français à l’âge de onze mois en 1422. Ce fut à Bedford que Jeanne adressa une lettre, avant la bataille à Orléans, l’invitant à quitter la France. Bedford ne joua aucun rôle dans le procès de Jeanne, mais désira ardemment la condamnation de la jeune fille. 62 opprimée, il n’y a point d’innocent en sûreté. LE DUC. Osez-vous bien donner à cette infâme la qualité de sainte? et ne devriez-vous pas avoir un peu plus de force contre ses yeux, et contre ses charmes? Rentrez en vous-même, et considérez ce qu’elle vient de faire, se rendre invisible, sortir de ses fers, ouvrir tant de portes, et charmer ceux qui la poursuivaient, sont les œuvres du Démon qui vous trompe à son avantage; Ne voyez-vous pas la prédiction de Catine 89 , elle nous a dit souvent que cette sorcière échappera de ses prisons, et l’effort qu’elle en a fait inutilement est un avis que le Ciel [p. 25] nous donne pour nous décharger d’un garde si difficile, et si périlleux: Attendrons-nous que sur l’aile de ses Démons ou sur un balai charmé elle revole dans le camp des Français? 90 Attendrons-nous qu’elle amène ici le Comte de Dunois, ce grand Ministre de ses détestables entreprises, pour nous chasser de cette ville comme de nos Bastilles d’Orleans, de Jargeau, Mehung, et tant d’autres cités par eux reconquises? Attendrons-nous qu’elle aille affronter, et détruire la Cour et l’armée de notre Roi, comme elle a fait les troupes de ses 89 Dans la marge, d’Aubignac écrit: ‘Du Haillan la nomme Catherine de la Rochelle’. Catherine de La Rochelle fut contemporaine de Jeanne. Elle prétendit avoir des apparitions quotidiennes de la Sainte Vierge. Catherine déclara que sa mission était de voyager dans l’ensemble de la France et d’exiger que les gens remettent toute leur richesse au roi. Le peuple n’aurait aucun choix dans cette matière, car la dame blanche lui identifierait les trésors cachés et les parties coupables seraient alors remises aux autorités. Doutant de l’authenticité de ces déclarations, Jeanne consulta ses Voix qui l’informèrent que les paroles de Catherine étaient fausses. Après d’autres projets inachevés, Catherine se trouva à Paris et, suivant la capture de Jeanne, fut appelée pour expliquer son association avec la Pucelle. Catherine fut déclarée innocente par les magistrats parisiens. Elle leur dit, cependant, que Jeanne lui avait parlé de ses plans pour s’échapper de prison avec l’aide du diable. La source de d’Aubignac est Bernard de Girard, sieur du Haillan (1535-1610), l’auteur de l’État et succès des affaires de France (1570), considéré comme le premier récit publié en français de l’histoire du pays. En 1576, du Haillan publia L’Histoire de France. 90 Les événements de l’enfance de Jeanne furent considérés par ses défenseurs comme preuve de la faveur de Dieu. En revanche, ses adversaires jugèrent ces mêmes faits comme le résultat de la sorcellerie. 63 Généraux dans les champs de Patay? 91 Attendrons-nous qu’elle empêche le sacre et le couronnement de notre Souverain dans la ville de Pa-[p. 26]ris, comme a pu faire celui de Charles dans Rheims? 92 Ah plutôt perdrai-je ce glorieux titre de Chevalier Anglais, et cette illustre marque d’honneur, que je n’emploie tout mon pouvoir pour délivrer notre État d’une si pernicieuse personne. Ce qu’elle a fait maintenant est un heureux et puissant prétexte pour autoriser devant le peuple la résolution que nous prîmes sujet de nous en délivrer 93 , et sa mort ne sera pas seulement un effet de nos respects envers le Duc de Bethfort, qui nous la demande, mais encore de Justice pour le repos de l’État. Vous, Despinet 94 , qui jusqu’ici n’avez rien épargné pour mettre à chef une si importante affaire, continuez, et tandis que je donne-[p. 27]rai dans la ville les ordres nécessaires, prenez soin d’assembler le Conseil de guerre, il ne faut plus y mêler nos Docteurs, et nos Prélats 95 , nous sommes assez bien instruits sur tous les crimes dont il s’agit, je veux 91 Les batailles de Jargeau, de Meung-sur-Loire, de Beaugency et de Patay furent facilement gagnées par les Français au cours d’une période d’une semaine. 92 Cette phrase du texte semble manquer un mot. Nous proposons «comme on a pu faire celui de Charles dans Rheims». Charles VII fut couronné le 17 juillet 1429. Henri VI d’Angleterre fut couronné roi de France à Paris le 16 décembre 1431, presque sept mois après l’exécution de Jeanne. Selon la coutume, il aurait dû être couronné à Reims, mais la ville fut inaccessible. Le jeune roi revint en Angleterre deux mois plus tard après avoir passé presque deux ans en France dans un vain effort de se faire connaître à ses nouveaux sujets. 93 Il s’agit de leur intention d’exécuter la Pucelle. 94 Ce nom est une création de la part de d’Aubignac. Dans la pièce, Despinet est un des trois juges. En réalité, il y eut seulement deux juges, l’évêque Pierre Cauchon et Jean Lemaistre, député de l’inquisiteur en Normandie. Il y eut jusqu’à cent trente et un conseillers ou assesseurs, à titre consultatif, qui participèrent à une session ou à une autre, y compris plusieurs professeurs de théologie et de droit divin de Paris. Le promoteur de la cause fut Jean d’Estivet, nom qui ressemble à Despinet. Il fut chanoine de Beauvais et de Bayeux et élabora les soixante-dix articles d’accusation initiaux contre Jeanne. Puisque d’Estivet fut membre du clergé, d’Aubignac change le nom afin d’essayer de protéger l’Église du déshonneur ou de la critique. Le changement est aussi une tentative de la part de l’auteur d’angliciser le nom du personnage. Dans l’adaptation en vers de La Pucelle d’Orléans, Despinet s’appelle Destivet. 95 D’Aubignac explique la transformation de l’assemblée du clergé en Conseil de guerre. Comme l’écrit Kosta Loukovitch, «Cet abbé laïcise tout», L’Évolution de la tragédie religieuse classique en France, Paris: Droz, 1933, p. 204. 64 qu’en cette Cour on la juge publiquement, et que les soldats, et le peuple soient témoins de son insolence, et de notre intégrité. DESPINET. Seigneur, je n’y manquerai pas, et par ma diligence je ferai connaître l’affection que j’ai au bien de la couronne, et si j’avais été cru dès la première fois vous ne seriez pas en la peine de recommencer, on aurait guéri toutes les craintes de notre parti [p. 28] par la mort de cette criminelle 96 . LE DUC. Comte, vous y devez votre présence, et j’espère que vos conseils ne seront pas moins utiles à l’État que glorieux à votre personne. LE COMTE. N’en doutez point. ************************************************** SCÈNE VII. LE COMTE seul . Quoi? tu soupçonnes ma passion, et tu veux que je la trahisse! tu crois que j’aime la Pucelle, et tu me veux contraindre à la condamner! Ah plutôt le Ciel et la terre retourneront dans leurs premiers désordres: Et puis-[p. 29]que vous êtes assez barbares pour violer en sa perte l’innocence et l’amour, ne dois-je pas empêcher l’effet de l’injustice et de la haine par son salut? Oui mon Cœur, sois téméraire autant qu’amoureux, et rends libre celle qui te tient captif: ouvrons-lui les prisons, et la renvoyons parmi les Français: J’aime mieux qu’elle détruise nos armées par sa valeur, que de la voir détruite par un supplice de douleur, et de honte. Mais quel avantage en pourrais-je tirer? je ne la perdrais pas moins par sa liberté que par sa mort: et ne l’ayant pu vaincre tandis qu’elle était sous mon pouvoir et que je n’avais à combattre que sa propre pudeur, quel espoir de la posséder 96 L’assertion de Despinet, «et si j’avais été cru dès la première fois […]», est omise dans l’adaptation en vers de la pièce. 65 quand je n’au-[p. 30]rai plus d’autorité sur elle, et que tous nos ennemis la défendront? Il vaut mieux la faire passer en Guienne où je la pourrai suivre facilement 97 : mais c’est la tirer de prison sans la mettre en liberté, ce n’est que changer ses persécuteurs, et les Anglais de Bordeaux ne lui seront pas moins cruels que ceux de Roüen. (Il rêve un moment, puis il crie) Holà, qu’on me fasse venir Aronte, une meilleure pensée me vient à l’esprit, dont l’exécution me semble prompte et facile. ************************************************** SCÈNE VIII. LE COMTE, ARONTE. ARONTE. Seigneur, que désirez-vous? [p. 31] LE COMTE. Le plus obligeant service que tu me saurais jamais rendre, et que j’explique en peu de paroles. La mort de la Pucelle est résolue dans l’esprit du Duc: et toi qui sais mon affection, tu juges bien qu’il me faut tout entreprendre pour éviter ce malheur, voici donc ce que je commets à ta fidélité. Tu dois partir aujourd’hui dans ma chaloupe pour aller en Écosse, fais-la sortir du port, et approcher le plus que l’on pourra de cette petite porte du jardin qui donne sur le rivage: puis viens à la porte, et là j’y ferai conduire la Pucelle par un Garde affidé (car il m’est bien facile de la faire venir dans le jardin sous prétexte de l’entretenir comme j’ai souvent ac-[p. 32]coutumé.) Ce Garde qui aura ordre de t’obéir suffira pour t’aider à la porter dans la chaloupe 98 , quand même elle y ferait quelque résistance: et quand tu seras en 97 La confiscation de Guyenne par le roi de France, en mai 1337, fut le début de la Guerre de Cent Ans. À l’heure du procès de Jeanne, la Guyenne fut sous le commandement des Anglais. 98 L’auteur de l’adaptation en vers de la pièce emploie le mot «vaisseau». 66 Écosse tiens-la toujours cachée, jusqu’à tant que 99 tu m’apprennes de tes nouvelles, et que tu reçoives un nouvel ordre. ARONTE. Ce dessein paraît facile, mais je crains que l’on ne connaisse aisément que sa liberté soit un présent de votre affection, et que cela vous nuise. LE COMTE. Il la faut premièrement sauver, et puis après nous penserons au reste. La Magie dont on l’accuse, et dont le peuple la croit coupable nous donnera toujours assez de [p. 33] prétextes pour assurer qu’elle s’est sauvée sans aucun secours étranger par sa propre puissance, et pour nous excuser envers tout le monde. ARONTE. Ne doutez ni de mes soins, ni de ma fidélité, prenez seulement bien votre temps pour ne pas manquer à ce que vous avez à faire de votre part. FIN du premier Acte. 99 La locution «jusqu’à tant que», suivie du subjonctif, était d’un emploi assez général au dix-septième siècle, mais est aujourd’hui hors d’usage (Haase, Syntaxe française, § 137, 1 0 , Remarque I, p. 374). «Tant que», construit avec un subjonctif, était aussi fort usité pour signifier «jusqu’à ce que». Malherbe condamna cet usage, «bien qu’il l’ait employé lui-même» (ibid., § 137, 1 0 , p. 374). 67 [p. 34] ACTE II. ************************************************** SCÈNE I. LA COMTESSE DE VVARVICK, DALINDE. LA COMTESSE. Dalinde, ils n’y sont plus, j’ai perdu ma peine, ou bien cette Magicienne le dérobe avec elle à ma vue. Toi! ne les vois-tu point, ou bien quelque nuage dans lequel ils pourraient être enveloppés. DALINDE. Non, Madame, je ne vois rien, il fallait faire votre [p. 35] promenade droit dans la cour sans faire ce tour de jardin. LA COMTESSE. Mais, sais-tu bien qu’ils y sont venus? DALINDE. Oui, Madame, et qu’ils se sont entretenus fort longtemps à la faveur de la nuit; mais bien que le Comte soit amoureux, il ne laisse pas d’être bien avisé, et ne croyez pas qu’il ait attendu le grand jour pour faire retirer la Pucelle. LA COMTESSE. Il est vrai que les actions de cette qualité n’ont point de temps plus commode que la nuit pour tromper sa femme, et se rendre honteux à soi-même, il faut recourir aux ténèbres. Ah! Dalinde, suis-je [p. 36] pas bien infortunée, que les plaisirs innocents de mon mariage ne le puissent divertir de l’injure qu’il me fait, et de son crime? 100 Quel étrange aveuglement? aimer son ennemie au mépris de sa femme légitime? Que ne doit-il point craindre d’elle, et que ne doit-il point 100 D’Aubignac affirme dans sa «Préface» que les sentiments de la Comtesse pourraient symboliser la jalousie des Anglais à l’égard de la gloire et de la bonne fortune de Jeanne. 68 attendre de moi? Étant Française, et ayant commandé dans la guerre, at-elle pas droit de lui faire perdre la vie, comme aux Princes de Suffolch 101 , à ce vaillant Glacidas 102 et à tant d’autres Anglais? Je sais bien qu’ils sont morts en combattant contre elle 103 : mais en quelque état que l’on trouve son ennemi, il est permis de s’en défaire. Je crains tout; ses plus doux baisers, (mais peuvent-ils être doux étant [p. 37] criminels), ses baisers les plus libres, et ses caresses les plus amoureuses ne sont que des conspirations secrètes contre sa vie. Au moins, si c’était une personne dont la naissance glorieuse peut égaler la grandeur de sa débauche, la passion du Comte serait en quelque façon moins honteuse; mais est-il supportable que m’ayant choisie d’une des plus illustres familles d’Angleterre, il me préfère une fille de naissance abjecte, et simple bergère de la campagne? Oui, je souhaiterais pour la gloire de mon mari, de n’avoir aucun avantage sur elle: et comme elle en est mieux aimée, qu’elle fût plus aimable, et qu’elle me surpassât en mérite, en noblesse, et en dignité, comme elle [p. 38] me surpasse en bonne fortune. Mais quand elle serait pourvue de perfections sans exemple, sait-il pas que c’est une sorcière, le jouet des Démons, et le rebut du Sabbat? et ce qu’elle a de plus excellent est ce qui la rend plus odieuse. 101 Il s’agit de William de la Pole (1396-1450), comte de Suffolk, et de son frère, le sire de la Pole. Le comte fut co-commandant des forces anglaises au siège d’Orléans. Défait, lui et ses forces battirent en retraite à Jargeau où il demanda une trêve. Cela fut refusé par Jeanne en raison des craintes que les renforts anglais ne fussent sur le chemin. Le comte de Suffolk fut capturé et son frère fut tué. 102 Il s’agit de Sir William Glasdale (mort en 1429) qui fut le commandant anglais au fort des Tourelles. On raconta à Jeanne que Glasdale l’avait appelée une putain. 103 La Comtesse déclare que les «Princes de Suffolch» furent tués aux mains de Jeanne. Le comte de Suffolk lui-même fut capturé à Jargeau et fut emprisonné pendant trois ans. On paya sa rançon en 1431. Après son retour en Angleterre, il exerça beaucoup d’influence dans le gouvernement. Plus tard. on lui reprocha les défaites anglaises dans le nord de la France et il fut emprisonné dans la tour de Londres. Il fut banni pendant cinq ans mais lors de son voyage vers la France, son bateau fut arrêté et il fut exécuté. Comme déjà indiqué, c’est le frère du comte, le sire de la Pole, qui fut tué à Jargeau. Glasdale aussi perdit la vie en luttant contre les forces de Jeanne. Au siège d’Orléans, le pont du fort «les Tourelles» s’effondra et Glasdale et d’autres soldats anglais furent noyés dans la Loire. 69 DALINDE. Assurez-vous, Madame, qu’elle ne possède votre mari que par enchantement, et que son art fait tout son mérite. LA COMTESSE Je le crois, Dalinde, et c’est par cette raison que mon mal est sans remède. Si j’avais à disputer l’affection de mon mari par les traits et les grâces de la personne, j’aurais bien espérance de vaincre, et l’on trouverait, je m’assure, peu de beautés qui voulus-[p. 39]sent entreprendre cette dispute contre moi. Mais celle-ci confond les charmes de l’enfer avec les charmes de son visage: elle fait venir les Démons à l’aide de ses yeux: elle s’est formée dans son imagination pour le tromper, sous l’idée de la dernière perfection; et sans doute qu’elle me déguise devant ses yeux sous une apparence difforme, et digne d’en être haïe. Encore est-il vrai que je ne crains pas seulement pour lui, je crains encore pour moi-même: je crains que ses yeux ne m’apportent quelque poison qu’il ait reçu des regards de cette sorcière. Quand il me touche de la main je tremble, comme s’il avait reçu dans ses attouchements quelque qualité mortelle: et j’appréhende toujours que sur [p. 40] ma table elle n’ait épandu secrètement le sang de quelque dragon, ou le suc d’une herbe empoisonnée. Ha Dieu! faudra-t-il toujours vivre dans un si malheureux état? Combien de temps souffrirai-je ces mépris, ces craintes, et ce tourment? Que n’étais-je ici quand on l’a jugée, j’aurais bien empêché le Comte et le Baron de Talbot d’obtenir une si douce condamnation, et sous un prétexte de bien public, j’aurais sollicité tous ses Juges, je les aurais gagnés par importunité, j’aurais intéressé tous les gens de guerre dans ce procès, j’aurais suscité les clameurs du peuple, et j’aurais obtenu de Bethfort de plus grandes sommes d’argent pour achever mon intrigue, et son dessein. [p. 41] Mais que puis-je faire maintenant? je ne puis rompre ses charmes, et sa mort n’est plus en ma puissance. Ha! lâcheté de mon sexe, ou plutôt injurieuse vertu; devrais-je pas aller dans sa prison lui arracher le cœur, pour reprendre celui qu’elle m’a dérobé. DALINDE. Jusqu’ici, Madame, vous avez été si discrète en votre malheur, qu’il est inconnu: vous vous êtes contentée d’en avoir fait justement vos 70 plaintes à celui qui vous faisait l’injure, et qui la peut réparer: Prenez garde que vos gestes un peu violents, et que votre voix qui s’élève ne découvrent le trouble de votre esprit, et de votre maison. Remettezvous un peu devant ces Che-[p. 42]valiers qui viennent à vous. ************************************************** SCÈNE II. LE BARON DE TALBOT, CANCHON, MIDE, LA COMTESSE DE VVARVICK, DALINDE. CANCHON 104 . Enfin, Madame, pour guérir notre État d’une peste si dangereuse, le Duc est résolu de revoir son procès, et les efforts qu’elle a faits pour s’évader nous obligent de travailler diligemment à notre sûreté. LA COMTESSE. Que dites-vous, cette détestable a-t-elle commis quelque nouveau crime? [p. 43] MIDE 105 . Tant de villes qu’elle a reconquises par magie sur nos guerriers, et la mort de tant debraves gens sont des crimes qui dureront longtemps et que l’on devrait avoir déjà vengés par la mort. 104 Ce personnage est basé sur Pierre Cauchon, l’évêque de Beauvais, qui agit en tant qu’accusateur de Jeanne. De nouveau, d’Aubignac fait un léger changement à un nom dans une tentative symbolique de voiler l’origine ecclésiastique de la figure et de transformer le personnage en juge anglais. Blocker fait remarquer que le nom de Cauchon se mêle à celui de Guillaume Manchon, l’un des greffiers du procès, pour créer le Canchon de la pièce (« La Pucelle d’Orléans », p. 164). Un partisan des Anglais, Cauchon exigea et obtint le droit de juger Jeanne parce que c’était dans les limites de son diocèse qu’elle avait été capturée. On raconte qu’il fut motivé par l’ambition de devenir archevêque de Rouen, récompense qu’il espéra obtenir de la part des Anglais en échange de sa poursuite de Jeanne dans le procès ecclésiastique. 105 Ce juge est basé sur Nicolas Midi, chanoine de Rouen. En réalité il ne fut qu’un des nombreux assesseurs, bien qu’il ait joué un rôle important. Ancien recteur de l’Université de Paris, Midi fit le sermon à l’exécution de Jeanne. 71 LA COMTESSE. Il est bien vrai, mais je juge à votre discours que sa prison n’a pas arrêté ses méchancetés. CANCHON. Non, Madame, elle s’est rendue invisible, et quand on l’a cherchée elle a même ébloui le Garde qui la suivait. LA COMTESSE. Mais qu’a-t-elle dit en se voyant surprise? CANCHON. Ses révélations ordinaires, ses [p. 44] apparitions chimériques d’Anges et de Saints. LA COMTESSE. Voyez en quel péril la faiblesse de ses premiers Juges nous laisse. CANCHON. Pour moi, Madame, j’ai toujours été d’avis par la seule maxime d’État, qu’il la fallait faire mourir 106 . 106 D’Aubignac base cette réplique sur la caractérisation de Cauchon en tant que quelqu’un qui chercha implacablement l’exécution de Jeanne. On raconte que lorsque Warwick exprima son mécontentement au sujet de l’abjuration de la Pucelle, Cauchon déclara: «Monseigneur, ne vous inquiétez pas: nous la rattraperons bien», cité par Brasillach, Le Procès, p. 141. Sackville-West est d’un avis contraire. Elle attribue la remarque à quelqu’un qui essaya d’apaiser Warwick (Saint Joan of Arc, p. 359). Elle fait référence aux nombreuses occasions que Cauchon donna à Jeanne d’abjurer, à sa décision de ne pas la faire torturer et à sa patience avec elle durant le procès comme évidence de la contrainte de l’évêque (ibid., pp. 314, 319, 348, 350). Henri Guillemin semble partager la même opinion: «Cauchon n’est pas le pire de tous et sa réputation est surfaite, infortune qu’il doit à son nom», Jeanne dite «Jeanne d’Arc», Paris: Gallimard, 1970, p. 165. Pernoud cite Guillaume de Desert, un des assesseurs au procès: «Il y avait là un docteur anglais qui assistait à ce sermon et qui était mécontent de ce qu’on reçoive l’abjuration de Jeanne […] il dit à l’évêque de Beauvais, le juge, qu’il faisait mal d’admettre cette abjuration et que c’était une dérision. L’évêque, furieux, répondit qu’il mentait et qu’étant juge en cause de 72 MIDE. C’était mon sentiment, il fallait dès lors sacrifier cette victime à la terreur publique. LA COMTESSE. Heureux d’être encore en état de le faire, et heureux ceux qui par une si digne action pourront mériter les bonnes grâces du Roi, et l’affection de tous nos peuples. Jugez un peu quel sera le [p. 45] trouble de nos Provinces, si l’on vient à savoir ce dernier effet de son art. C’est une créance générale et que l’on tient bien certaine, que la Justice, comme Fille du Ciel, arrête la violence de la magie, maudite engeance de l’enfer, et que les Démons perdent leur pouvoir quand les Juges appliquent leur autorité contre leurs efforts. Mais quoi? cette barrière du Ciel n’est pas inviolable à la sorcière que vous tenez: les chaînes, les cachots, et la condamnation sont de trop faibles obstacles à ses charmes, et à sa rage. Si l’on vient à le découvrir, et qu’elle vive encore, quel orgueil élèvera le cœur des Français dans l’espérance de la revoir bientôt parmi eux? et quel effroi dans nos [p. 46] armées, si l’on croit qu’elle est plus forte que la Justice? LE BARON. Il y aurait sujet de croire que son secours lui vient du Ciel, puisque la Justice que les hommes administrent de la part de Dieu, n’est pas absolument maîtresse de sa personne: car jusqu’ici, on n’a point vu que les Magiciens aient charmé leurs Juges ni évité le supplice par l’assistance des Démons. LA COMTESSE. Si vous avez pourtant bien observé ce qui s’est fait entre les deux Partis depuis qu’elle s’est manifestée parmi les hommes, sa prison a été comme le terme de sa puissance; jusque là tout avait fait joug aux Français: mais depuis qu’elle a eu les mains liées, [p. 47] les événements de la guerre ne nous ont pas été moins avantageux qu’à nos ennemis, et la fortune a presque toujours fait un partage égal de ses faveurs: nous n’avons maintenant que des hommes à vaincre: Mais foi, il devait plutôt chercher son salut que sa mort», Vie et mort de Jeanne d’Arc, p. 229. 73 le cours impétueux de ses premières conquêtes, montrait bien que les Démons étaient du parti pour lequel elle était armée, et qu’elle les traînait à sa suite 107 . LE BARON. Je craindrais bien tout au contraire que sa mort fut 108 plus ruineuse à notre État que sa vie: et que la vengeance de son supplice ne nous coûtât plus de sang que ses victoires. Que si l’on veut bien conjecturer sur ce qu’elle a fait, il faut voir ce qu’elle avait pro[p. 48]mis. Elle a dit qu’elle était envoyée pour délivrer Orléans, et faire sacrer et couronner Charles en la ville de Rheims: a-t-elle pas fait l’un et l’autre malgré notre courage, et nos armées? a-t-elle trouvé quelque obstacle qu’elle n’ait rompu? elle nous a fait tomber les armes des mains: les remparts de tant de grandes Cités se sont abaissés devant elle: elle a tout attaqué, tout abattu, tout vaincu, tout chassé; elle a gagné le cœur des Français par amour, et fait retirer les nôtres par la terreur. Mais depuis ce Couronnement fatal à notre Empire, elle n’a plus rien fait de semblable, elle a manqué Paris, elle a été blessée, elle a été vaincue: elle a été prisonnière; et d’une [p. 49] personne auparavant toute miraculeuse, elle n’a plus été qu’une Fille, Généreuse à la vérité, mais toujours une fille. Est-ce point que Dieu qui se plaît à balancer les intérêts des hommes, ait voulu relever les affaires de Charles par un secours du Ciel dans son extrême nécessité, et que maintenant dans l’égalité de nos affaires, il laisse achever le reste aux plus vaillants? C’est pourtant un grand avantage qu’il nous donne sur nos ennemis, que d’avoir arraché de leurs mains cette fille qui faisait leurs meilleurs 107 Après la capture de Jeanne, l’espoir des Anglais se ralluma. D’ailleurs, la série d’événements désastreux contre eux s’arrêtèrent. Les deux côtés aboutirent alors à une impasse. Pour certains, comme pour la Comtesse de la pièce, ce fut une indication que les pouvoirs occultes de Jeanne furent diminués par la capture. 108 L’ancien emploi de l’indicatif après les verbes de crainte se trouve souvent chez les auteurs de la première moitié du dix-septième siècle. Cependant, il s’agit des expressions de crainte qui communiquent l’accomplissement positif d’une action sans l’idée de désir ou d’appréhension (Haase, Syntaxe française, § 77, p. 183). Dans ce cas, le Baron appréhende les conséquences de l’exécution de la Pucelle, de sorte que le verbe devrait être conjugué à l’imparfait du subjonctif, «fût», correspondant à «coutât» qui se trouve dans la deuxième partie de la phrase. Il est probable qu’il s’agit ici d’une faute d’impression. 74 destins. Contentons-nous de l’avoir 109 prisonnière de guerre par la faveur du Ciel, et gardons d’irriter sa colère par une mort qui ne serait pas raisonnable. Il faut craindre que [p. 50] Dieu ne venge son innocence outragée, comme il a rendu sa personne si glorieuse, et que pour une année de conquêtes qu’elle a faites sur nous, le châtiment ne dure plusieurs siècles. LA COMTESSE. Nous avons bien su que dans cette affaire vous n’avez jamais suivi les sentiments du Duc de Bethfort, ni des Juges affectionnés au bien de l’État. LE BARON. Vous savez bien aussi que le Comte de Vvaruick qui n’est pas mauvais Anglais, n’a pas témoigné jusqu’ici d’avoir une autre pensée. LA COMTESSE. Vous vous trompez en cela; sachez que c’est une adresse de Bethfort, pour découvrir [p. 51] au vrai le cœur de tous ceux qu’il emploie dans cette affaire; cette fille est l’épreuve de tous ses bons amis, et ce sera la pierre d’achoppement des mauvais serviteurs du Roi: mon mari n’a soin que de découvrir les secrètes intentions des autres, et si vous n’y prenez garde, cet artifice vous pourrait bien nuire à la Cour. LE BARON. Mais, Madame, sur quoi juger cette fille à la mort? LA COMTESSE. Quoi? la magie est-elle pas un crime capital? les lois du Ciel et de la terre, l’ont-elles pas prononcé devant vous? LE BARON. Jusqu’à présent cette accusation n’a point été vérifiée, et [p. 52] croyez qu’on ne l’eût pas traitée avec tant de douceur s’il y eût eu de quoi la convaincre; toutes les conjectures qu’on en peut avoir sont 109 Il semble manquer un mot entre «l’avoir» et «prisonnière», comme le participe passé du verbe «faire». 75 fondées sur quelques discours qu’elle a faits, mais qu’elle a pourtant bien expliqués. Cette épée de Fierbois qu’elle fit demander à Charles, en était le plus grand soupçon, mais l’on n’y a rien vu d’extraordinaire pour y croire de l’enchantement 110 . LA COMTESSE. Quand ce que vous dites serait véritable, vous avez encore assez de fondement pour la condamner: voyez-vous pas qu’elle a travaillé par charmes à son évasion? MIDE. C’est un grand crime contre les lois. [p. 53] LA COMTESSE. Mais encore, ses Juges lui firent-ils pas défense de plus alléguer les visions de Saints, et d’Esprits Célestes? et néanmoins vous voyez comme elle y contrevient. CANCHON. C’est faire outrage à ses Juges, et une impiété contre Dieu. LA COMTESSE. Et puis, ses habits d’homme qu’elle n’a jamais voulu quitter, contre le commandement qui lui en a été fait, est-ce pas un crime assez énorme? cacher ce qu’elle est, pour mettre sa débauche à couvert, estce pas un reproche qu’elle fait à la nature? est-ce pas une honte pour 110 Dans la marge de la pièce, d’Aubignac identifie ses sources: ‘Du Haillan. Pasquier.’ Sur du Haillan, voir la note 89 (I, 6). Avocat et politicien français, Estienne Pasquier (v. 1528-1615) est connu pour son ouvrage Les Recherches de la France, histoire du pays en dix volumes. Le premier volume fut publié en 1560 et le deuxième cinq ans après. Avant de partir pour Orléans, Jeanne demanda une épée qui fut enterrée derrière l’autel dans l’église Sainte Catherine à Fierbois. Bien que précédemment inconnue aux ecclésiastiques de l’église, l’épée fut trouvée et livrée à Jeanne. L’épée avait cinq croix en relief sur la lame près de la poignée. Sa présence dans l’église peut s’expliquer par le fait qu’après leur libération, les prisonniers français envoyaient à Fierbois leur harnais, de sorte que «cette chapelle avait fini par ressembler à une salle d’armes» (Gerd Krumeich, «Jeanne d’Arc et son épée», in Images de Jeanne d’Arc, pp. 67-75). 76 tout le sexe, et que chacune de nous devrait venger? est-ce pas une [p. 54] illusion publique, sujette à la plus rigoureuse censure des lois? 111 LE BARON. Toutes ces considérations me semblent bien légères, et cela pourrait bien la faire passer pour folle, et non pas pour criminelle 112 . LA COMTESSE. Ha! Baron, vous êtes à la vérité bien courageux, mais vous êtes fort peu raisonnable: et je vois bien que vous travaillez seulement pour votre gloire, et non pas pour le bien de l’État: je m’assure que ces Chevaliers ne seront jamais de votre sentiment; ils vengeront par sa mort la honte de nos armées défaites; ils obligeront Bethfort à leur procurer de grandes fortunes; ils mériteront les reconnaissan-[p. 111 Jeanne commença sa mission portant des vêtements masculins que les habitants de Vaucouleurs avaient faits pour elle. À son procès, Jeanne laissa entendre qu’elle avait été dirigée par ses Voix de porter ces vêtements pendant sa mission (Brasillach, Le Procès, pp. 51, 71). En prison, elle continua à porter l’habit masculin, bien qu’il ne soit pas clair pourquoi elle persista. Marina Warner écrit: «Her clothes were connected in her mind with her mission and held there an exalted place, above a mere practical measure», Joan of Arc: The Image of Female Heroism, New York: Alfred A. Knopf, 1981, p. 144. Jeanne expliqua, après son procès, qu’elle se sentit plus en sécurité en portant des vêtements masculins pendant qu’elle fut sous la garde des soldats anglais. Après son abjuration, l’utilisation continue des vêtements masculins incita un autre examen de son cas. Dans son article «Mapping Gender Transgressions? Representations of the Warrior Woman in Seventeenth-Century Tragedy (1642-1660)», Derval Conroy fait remarquer que d’Aubignac semble être mal à l’aise à propos de l’inversion des rôles sexuels qui est implicite dans l’histoire de Jeanne la Pucelle: «One of the manifestations of this perceived gender role reversal is female military activity, and the accompanying transvestism, which is clearly unfavourably viewed. […] Interestingly, as the feminine «chacune» indicates, the dramatist strengthens his criticism by giving it to a woman (the Countess of Warwick) to voice. In this way the playwright attempts both to distance the criticism from any implications of male misogynistic discourse, or alleged male jealousy that the prerogative of war is being usurped, and most importantly to imply that the warrior woman is largely rejected by her own sex», in La Femme au XVII e siècle. Actes de Vancouver, University of British Columbia, 5-7 octobre 2000, éd. Richard G. Hodgson, Tübingen: G. Narr, 2002, pp. 245, 246. 112 Dans cette scène, d’Aubignac emploie Talbot comme voix de la raison. 77 55]ces, et les éloges de tous les Anglais, pour les avoir délivrés d’une si détestable personne. CANCHON. Vous devriez certes vous rendre à toutes ces raisons, et quand je n’aurais pas été toujours de cet avis, je ne crois pas qu’on les puisse contredire. MIDE. Prenez garde, Baron, que cette opiniâtreté ne vous soit préjudiciable. LE BARON. Mais prenez garde vous-même que vous ne vous prépariez un précipice bien dangereux; un jour viendra, peut-être, que l’on recherchera les Juges de cette innocente, et que vos ennemis ayant la faveur et l’autorité de la Cour, prendront l’occasion de cette ini-[p. 56]quité pour vous perdre. LA COMTESSE. Et quoi? avez-vous pas tous une décharge secrète de la part du Roi? une assurance de n’être jamais recherchés pour cette condamnation? l’ai-je pas sollicitée moi-même dans la Cour? et qu’appréhendez-vous, après cette grâce que Bethfort vous a faite? 113 LE BARON. J’estime qu’il ne faut devoir sa sûreté qu’à son innocence, et quand les hommes n’auraient pas lieu de m’accuser, si ma conscience ne me justifie je ne serai jamais satisfait. 113 D’Aubignac indique sa source dans la marge de la pièce: ‘Duchesne, Histoire d’Angle. Par lettres patentes signées Cabot, Secrétaire d’État.’ André Duchesne (1584-1640) fut l’historiographe de Louis XIII. Son Histoire d’Angleterre fut publiée en 1614. Cette promesse de protection du roi est historiquement correcte. Certains des assesseurs appelés au procès de Jeanne craignaient les représailles des Français. En conséquence, le conseil d’Henri VI publia une assurance écrite, promettant de les protéger si n’importe qui essayait de les poursuivre pour leurs actions. Aucun d’eux ne fut poursuivi après l’abrogation du procès. Warner écrit: «Many enjoyed illustrious careers, after the French recovery, on the French side», Joan of Arc, p. 116. L’auteur de l’adaptation en vers de la pièce ne fait pas allusion à la promesse de protection du roi. 78 LA COMTESSE. Vous êtes donc résolu de l’absoudre. [p. 57] LE BARON. Non pas encore, mais bien d’examiner soigneusement la vérité, et de prendre mon avis comme je l’estimerai juste. CANCHON. Et moi, j’ai déjà le mien comme il est nécessaire à l’État. MIDE. Il n’y pas lieu de délibérer quand il faut sauver tout un peuple ou une accusée. LA COMTESSE. Montez en mon appartement pour attendre le Duc, recevoir ses ordres, et soutenir sa bonne résolution. ************************************************** [p. 58] SCÈNE III. LE COMTE seul . Eureux Amant, si mon entreprise s’achève comme elle est commencée; Elle est venue dans le jardin sans aucun soupçon et se laissant conduire vers la porte sous prétexte de me trouver de ce côtélà, j’estime qu’elle est maintenant en état de connaître son salut indubitable 114 : Quelle satisfaction, quand je pense que l’éloigner ainsi de moi, c’est la mettre entre mes bras! elle n’a jamais voulu répondre à mon affection, parce qu’elle craignait que ce fût un artifice pour 114 Dans l’adaptation en vers de la pièce, le Comte paraît plus passionné, appelant la Pucelle «ma Reine». Plus tard dans le monologue, il emploie les mots «ma Maîtresse» et «cette belle». H 79 éprouver sa vertu 115 : ou qu’elle jugeait bien que je [p. 59] n’osais pas ici lui faire violence. Mais quand elle sera toute à moi, et qu’il lui faudra volontairement ou par force obéir, elle quittera sans doute une résistance qui lui serait inutile: et puis sa liberté que je lui aurai procurée, et la vie que je lui aurai conservée, seront de fortes raisons pour lui persuader que je l’aime, et qu’elle doit m’aimer: encore y ajouterai-je tant de prières, tant de soupirs, tant de promesses, et tant de serments, qu’elle me donnera la félicité, que je pourrais prendre sans son consentement. ************************************************** [p. 60] SCÈNE IV. LE COMTE, UN GARDE, qui entre avec étonnement. LE COMTE. Et bien, a-t-elle pas accepté sans contredit le bien que vous lui avez proposé? LE GARDE. Seigneur, je l’ai conduite facilement jusqu’à la porte qu’Aronte tenait entr’ouverte, mais comme il s’est approché d’elle afin de lui faire entendre à quel heureux moment elle était venue pour se délivrer de ses ennemis, elle a sauté à mon épée, qu’elle m’a surprise, et nous écartant l’un et l’autre avec injures con-[p. 61]tre nous, et contre vous, elle a contraint Aronte de sortir par la même porte qu’il était entré: et pour éviter ses menaces, j’ai regagné celle-ci que j’ai rencontrée toute ouverte. LE COMTE. Ha! lâches au service de votre maître, ou perfides à son bonheur, deux hommes armés n’avoir pu se rendre maître d’une fille prisonnière. 115 La phrase «elle n’a jamais voulu répondre à mon affection, parce qu’elle craignait que ce fût un artifice pour éprouver sa vertu» est supprimée dans La Pucelle d’Orléans, tragédie en vers. 80 La Pucelle entre l’épée à la main. LE GARDE. Qu’elle vous conte elle-même la vérité, Seigneur, la voici. ************************************************** [p. 62] SCÈNE V. LA PVCELLE, LE COMTE, LE GARDE. LA PVCELLE. Esclaves de la fortune, Ministres du crime, pensez-vous que Dieu qui protégea ma vie contre vos escadrons 116 , abandonne mon honneur à l’insolence de votre maître? (En se tournant vers le garde 117 : ) Tiens ton épée, dont la Justice du Ciel t’avait armé pour moi contre toimême, et souviens-toi que ma prison ne m’en a pas fait oublier l’usage. (Puis se tournant au Comte 118 : ) Vraiment, Comte, tu fais des desseins bien cachés. [p. 63] Quand Dieu ne m’aurait point fait voir ton intention dans le cœur de tes ministres, n’était-il pas bien facile de la connaître? Je sors de prison par ton ordre: l’on me dit que c’est pour te parler, et je ne te trouve point: la liberté m’est offerte par les truchements de ton insolente passion, par ceux qui m’ont sollicitée cent fois de ta part contre mon devoir et contre le tien, et tu ne veux pas que je connaisse l’entreprise que tu fais sur ma virginité? Ne diras-tu point comme les autres, que j’ai deviné tes intentions par Magie? LE COMTE. Fille aimable à tout le monde, et cruelle à vous-même, pourquoi me blâmez-vous d’un dessein digne de remerciement, [p. 64] et d’estime? Il n’y a plus de salut pour vous qu’en la fuite, encore doit-elle être bien précipitée; vos ennemis ne vous donneront pas le temps de 116 Troupe de cavaliers armés. 117 Le lecteur peut s’interroger sur l’utilité de cette indication scénique puisqu’il est évident à qui la Pucelle s’adresse, le garde ayant relaté à la scène précédente que l’héroïne avait pris son épée. 118 Encore une fois, l’indication scénique a un caractère redondant. 81 délibérer davantage, retournez sur vos pas, et souffrez que ce Garde vous mette dans un vaisseau qui vous attend pour vous éloigner d’ici, ou plutôt d’une mort assurée; sauvez une si belle vie, sauvez une si parfaite personne, sauvez-vous pour le contentement de tout le monde, pour la gloire des Français, et pour vous-même. LA PVCELLE. Dis plutôt que je me sauve pour toi, ou pour mieux expliquer cette aventure, persuade-moi de me perdre pour satisfaire à la fureur de ta passion déréglée. Ne m’allègue [p. 65] point d’autres intérêts pour m’obliger à cette fuite, car tu n’as point d’autre motif que ton fol désir: et je m’assure que tu concevais déjà des espérances de te rendre maître de mon honneur en étant le maître de ma vie. LE COMTE. Je ne puis vous cacher ici mon affection, vous l’ayant tant de fois découverte: et je ne puis dénier qu’elle ne soit un des motifs qui me font entreprendre votre salut, car cela n’est que trop vraisemblable: Mais croyez que je n’ai pas moins de respect que d’amour, et que vous serez toujours l’arbitre des récompenses que vous penserez devoir à mes services: J’avoue que dans votre salut, j’y mêle la considération de mon conten-[p. 66]tement, non pas tel que vous l’imaginez, mais un contentement légitime que l’esprit d’un Amant reçoit du bonheur de la personne qui lui est chère, surtout quand il en est la cause. Quelle joie flatterait mon cœur passionné pour votre service, si je vous avais éloignée de la captivité qui vous presse, et de la cruelle mort qu’on vous prépare? 119 LA PVCELLE. Je ne m’étonne pas que tu sois fourbe et dissimulé, ayant l’âme impure, et te voyant convaincu d’un infâme ravissement: Mais sache que ton intention ne m’est pas moins connue que celle de mes ennemis, et que la tienne seule n’aura point d’effet; Dieu veut que je meure 120 , et que je [p. 67] conserve ma pureté; il permet que mes 119 Sic (point d’interrogation). 120 Les propres mots de Jeanne indiquent une croyance qu’elle serait par la suite délivrée de ses ravisseurs, soit en étant libérée de la prison, soit en étant mise en 82 ennemis exécutent ce premier décret, mais il ne permettra jamais que tu violentes ma vertu contre ma volonté. Mais quand Dieu n’aurait pas un soin particulier de ma conduite, me croirais-tu bien capable de cette faute? Non, non, la crainte de la mort ne me fera jamais hasarder l’honneur, et si l’on a vu des filles s’arracher la vie pour ne le pas laisser à leurs ennemis, apprends que je les imiterais hardiment dans une pareille extrémité 121 . Mais plus heureuse en l’état où je suis, pourvu que je ne fasse rien, je n’ai rien à craindre; pourvu que je garde ma volonté, ma virginité ne court point fortune; Tu disputes ma personne avec mes [p. 68] ennemis, eux pour m’ôter la vie, et toi pour m’ôter l’honneur; conseille-moi toi-même ce que je dois faire; je veux bien en consulter ta générosité, mais non pas ta passion; quand j’aurais conservé ma vie, ce ne serait que pour un temps, et quand j’aurai conservé mon honneur, il ne périra jamais 122 : il est donc juste que je sois du parti de mes ennemis qui me doivent laisser un bien immortel, et non pas du tien puisque tu ne m’en saurais laisser qu’un de peu de durée. Encore est-il vrai que la vie qui reste sans honneur est si violemment agitée par les troubles de la conscience, et tellement environnée des ténèbres de l’infamie, qu’elle est plutôt une mort sensible, voire même [p. 69] un enfer insupportable. Hé! que diraient les Français en qui j’ai rétabli la gloire d’être invincibles, si tu m’avais si lâchement vaincue? Quel opprobre à tant de Chevaliers que j’ai toujours entretenus dans le respect et la modestie, si le Comte de Vvaruick triomphait maintenant de moi? Mais n’aurais-je pas encore avancé la calomnie plus que toutes les impostures et ne rendrais-je pas liberté au moyen de certaines perturbations. Suivant son abjuration et sa rechute, elle se rendit compte qu’elle serait en fait mise à mort. 121 Il se peut que d’Aubignac fasse allusion à la tentative de suicide de la part de Jeanne du haut de la tour de Beaurevoir. Au procès, lorsqu’on lui demanda d’expliquer ses actions, elle donna deux raisons: premièrement, elle avait entendu que chez Compiègne chacun au-dessus de l’âge de sept ans serait tué dans le siège de Bourgogne et qu’elle avait préféré mourir plutôt que vivre après une telle destruction; deuxièmement, puisqu’elle savait qu’elle allait être vendue aux Anglais, elle avait préféré mourir plutôt que de tomber entre leurs mains (Brasillach, Le Procès, pp. 79, 96). 122 D’Aubignac est en accord avec l’histoire en dépeignant Jeanne en tant que quelqu’un qui protégea sa virginité avec zèle. On raconte qu’elle repoussa, verbalement ou par des moyens physiques, un certain nombre d’assauts sexuels pendant le temps qu’elle fut en prison. 83 ma première condamnation raisonnable? Que si ton fol amour ne peut souffrir que je meure cruellement, préviens mon supplice si tu le peux: dérobe ma vie à mes ennemis, et me laisse ma vertu: triomphe de ma personne en me faisant triompher ainsi de mes ennemis, de mes tourments, et [p. 70] de toi-même. Oui, corrupteur de ma gloire, ouvre-moi le sein d’un coup de poignard, fais couler mon sang, arrache-moi le cœur 123 , c’est ainsi que tu me dois obliger à te rendre grâces: et non pas en m’engageant par force dans une action qui me rendrait coupable devant le Ciel, injurieuse à ma nation, justement condamnée par mes ennemis, odieuse à toute la terre, et diffamée dans tous les siècles à venir. LE COMTE. Quoi? votre dureté ne pourra-t-elle jamais fléchir à votre propre conservation 124 . LA PVCELLE. Non, méchant, ne m’en parle plus; renvoie-moi seulement dans la prison avant que Sommerset retourne, et que [p. 71] le peuple arrive ici. LE COMTE. Mais plutôt acceptez la liberté devant qu’il me réduise au point de ne vous pouvoir plus servir. LA PVCELLE. Ne diffère pas davantage, et garde qu’en m’irritant je ne lui découvre la vérité de ses soupçons. 123 Ces détails horribles sont omis dans l’adaptation en vers de la pièce, la Pucelle déclarant simplement: «Laisse-moi mon honneur, dérobe leur ma vie.» Scherer fait remarquer que le théâtre pré-classique ne prescrit pas l’évocation des spectacles sanguinaires. En revanche, dans la deuxième moitié du XVII e siècle «les détails horribles sont bannis du dialogue aussi bien que de la représentation» (Scherer, La Dramaturgie, pp. 416-417). 124 Sic (point). Il est possible que ce point indique la nature purement informative de la question. Voir la page LXII de «Lire Racine» de Forestier. 84 LE COMTE. Garde, faites ce qu’elle désire, et non pas ce que je commande, accompagnez-la dans la prison où elle veut retourner. Tout ce qui me reste à faire est d’assister au Conseil, pour protéger son innocence autant qu’il me sera possible. FIN du second Acte. 85 [p. 72] ACTE III. ************************************************** SCÈNE I LE DUC DE SOMMERSET, LE COMTE DE VVARVICK. LE COMTE. Ce Conseil que nous allons tenir importe extrêmement à l’opinion qu’on a de notre Justice. LE DUC. Oui, nous devons montrer que nous la savons rendre hardiment pour le bien de l’Angleterre. LE COMTE. Nous prendrons garde à la ren-[p. 73]dre aussi pour nous-mêmes. LE DUC. C’est faire pour soi, quand on fait pour l’État. LE COMTE. Souvent en pensant faire un coup d’État, on agit contre l’État et contre soi-même. LE DUC. Nous n’avons rien à craindre en ce rencontre que le retardement. LE COMTE. Qui fait Justice avec précipitation ne rend pas Justice. LE DUC. La précipitation est une Justice nécessaire quand il est périlleux de la différer. LE COMTE. Souvent qui se hâte trop pour éviter un péril imaginaire, tombe dans un véritable malheur. 86 [p. 74] LE DUC. Appelez-vous imaginaire, le péril où nous réduit cette Magicienne, de laquelle on doit tout craindre. LE COMTE. On prend souvent de vaines terreurs pour n’en pas examiner la cause. LE DUC. Quand on guérit toutes les craintes d’un État on ne saurait faillir. LE COMTE. Quand on les pense guérir par une injustice, on les augmente par la vengeance qui d’ordinaire la suit 125 . LE DUC. Enfin, Comte, vous me voudriez persuader que cette infâme est innocente, mais vos sentiments avanceront aussi peu sa justification devant ses [p. 75] Juges, que vos affaires à la Cour. Durant cet entretien, Talbot, Canchon, Mide et Despinet, entrent par divers endroits, et prennent leurs places dans le Tribunal, où le Duc monte aussi. La Pucelle entre avec deux Gardes. LE COMTE, En soi-même 126 . Puisque ma charité ne lui saurait être utile, il ne faut pas qu’elle me soit ruineuse. Ha! pauvre innocente; tu ne viens pas devant tes Juges, mais devant tes ennemis, ne cherche point de raisons pour te défendre, mais demande seulement à Dieu de la constance pour souffrir ta condamnation. Il prend sa place au Tribunal 127 . 125 Il y a un total de neuf sentences présentées dans ce bref échange entre le Duc et le Comte. Ce dialogue, composé de courtes répliques, est un exemple d’un procédé analogue à la stichomythie que l’on trouve dans les pièces de théâtre en vers. 126 C’est le seul aparté qui se trouve dans la pièce. 127 D’Aubignac change les détails des procès de Jeanne. Selon l’histoire, le premier procès et le réexamen suivant furent conduits par les mêmes juges et par la plupart des mêmes assesseurs. Dans la pièce, le premier procès semble avoir été 87 ************************************************** [p. 76] SCÈNE II. LE DUC DE SOMMERSET, LE COMTE DE VVARVICK, LE BARON DE TALBOT, CANCHON, DESPINET, MIDE, LA PVCELLE, PLUSIEURS GARDES. LE DUC. Ardes, faites avancer cette Criminelle, un moment que l’on perd, lui pourrait donner assez de loisir pour faire bien du mal? 128 Est-il pas bien étrange que ta première condamnation ne t’ait pas rendue sage, ou du moins plus retenue, et que ta prison ne t’ait pas fait craindre un plus rigoureux supplice? Est-ce [p. 77] pas un aveuglement extraordinaire, d’avoir irrité la colère de tes Juges, quand tu devais penser à mériter quelque faveur de leur compassion? Parle, parle, ton silence ne fait pas ta justification. LA PVCELLE. Oui, je parle, Sommerset, mais non pas pour te répondre, un autre mouvement plus miraculeux m’ouvre la bouche, et vous commande de m’écouter. Je sais bien que voici le jour de ma mort, mais sachez que vous n’avez pas encore atteint l’heure de ma condamnation; il faut qu’auparavant Dieu vous accuse par ma bouche des crimes que vous avez commis, et qui sont écrits en lettre de sang dans les Registres de la Justice Éternelle. Il faut que [p. 78] vous entendiez l’Arrêt qu’il en a décerné contre vous: je serai votre Juge avant que d’être votre criminelle: et comme j’aurai la liberté de répondre à la calomnie, pour me justifier, il vous est permis de me répondre, afin que vous demeuriez justement convaincus. conduit par des personnes différentes. À la deuxième scène de l’acte II, la Comtesse fait référence à «la faiblesse de ses premiers juges», dans une réplique à Canchon et à Mide. 128 Sic (point d’interrogation). G 88 LE DUC. Quelle insolence? 129 et néanmoins je me sens pressé de lui demander quels crimes nous avons commis 130 . CANCHON. Dis, malheureuse, en quoi sommes-nous coupables? LA PVCELLE. Le premier de vos crimes vous est commun avec toute l’Angleterre. Pouvez-vous être innocents après tant d’iniquités que vous avez com- [p. 79]mises, pour usurper un État qui ne vous appartenait pas? le pillage de tant de Provinces, l’embrasement de tant de villes, les sacrilèges, les perfidies, les meurtres, et tant d’abominations qui ont suivi l’injustice de vos armes, ne vous doivent-ils pas être justement imputés? LE DUC. Non, mais bien au refus de recevoir notre Roi pour votre Souverain légitime; n’est-il pas le premier, et seul héritier de cette Monarchie? pourquoi lui dénier le droit que la nature lui donne, et que le sang de tant de filles de France, dont il est descendu, a fait passer en sa personne? 131 LA PVCELLE. Injurieux prétexte contre la fermeté de nos lois, ou plu-[p. 80]tôt contre les ordres du Ciel; Vous savez bien qu’il n’appartient qu’à Dieu seul d’élever, et de renverser les Trônes, quand, et comment il lui plaît. Or quand il jette les fondements d’un nouvel État, il inspire dans l’âme des législateurs, le droit sous lequel il doit être gouverné: ces 129 Sic (point d’interrogation). 130 D’Aubignac essaie de dépeindre les effets sur les juges des mots d’inspiration divine prononcés par Jeanne. Les positions s’inversent: d’accusée, la Pucelle devient accusatrice. 131 La justification héréditaire fut l’une des manières dont les rois anglais essayèrent de réclamer le trône français. Une grande partie de la France fut sous le commandement des rois d’Angleterre comme héritiers de Guillaume le Conquérant (v. 1027-1087), par le mariage de la petite-fille de Guillaume à Geoffrey d’Anjou et par le mariage du futur roi d’Angleterre Henri II (1133- 1189) à Aliénor d’Aquitaine (v. 1122-1204), l’ancienne épouse de Louis VII de France (1120-1180). 89 premières lois ne sont pas des pensées des hommes, mais des décrets de Dieu qui les établit selon qu’il connaît parfaitement l’humeur de ce nouveau peuple, et selon l’ordre qu’il prépare aux bons ou mauvais succès de cet Empire naissant. Et c’est pour cela qu’elles sont inviolables, y contrevenir c’est une impiété, c’est s’attaquer à Dieu même: et voilà quelle est la qualité de votre forfait; car dans [p. 81] l’établissement de notre Monarchie, Dieu qui pourvut les Français d’un cœur absolument incapable de souffrir la domination des femmes, leur inspira cette fameuse loi Salique 132 , qui n’admet que les hommes à la succession de la Couronne: loi toute sainte dans son principe, vénérable à tous les autres Princes alliés, et pour jamais inviolable. On ne verra point, comme on ne l’a point encore vu, que les Filles même prétendent la moindre part en la Couronne de leurs Pères 133 . Ne jugez pas de la générosité des Français par votre faiblesse; il n’appartient qu’à vous de pouvoir être les esclaves d’une femme, et de porter le joug d’une insolente domination, où d’ordinaire la pas-[p. 82]sion fait toute la suffisance, et le caprice toutes les règles du gouvernement; vous l’éprouverez quelque jour, et la main d’une femme vous fera gémir sous la ruine des autels, et l’oppression de la 132 La loi Salique est parfois décrite comme de la fiction légale (Milton Waldman, Joan of Arc, Londres: Longman, 1935, p. 56). Elle fut à l’origine un code de procédure et un code pénal des Francs Saliens. Ce recueil de coutumes fut publié en 508 sous le roi Clovis (v. 466-511). Cette loi exclut les femmes de la succession à la «terra salica». Cependant, elle fut employée pour exclure la règle de la succession féminine faute d’un héritier masculin. La loi fut invoquée en 1316 afin de renforcer la légitimité de Philippe V (1294-1322) en tant que roi de France, comme l’écrit Édouard Perroy: «[…] ils proclamèrent, pour légitimer l’usurpation manifeste du comte de Poitiers, que «femme ne succède pas au royaume de France». Une règle de droit se trouvait ainsi définie, sur laquelle il n’y avait plus à revenir», La Guerre de Cent Ans, Paris: Gallimard, 1945, p. 52. Zarucchi fait remarquer que la voix de la Pucelle, appuyant la loi Salique, est vraiment celle de d’Aubignac (« Sovereignty and Salic Law », p. 123). La question de la loi Salique occupe une place importante dans la littérature française pendant la régence d’Anne d’Autriche. Voir l’ouvrage d’Ian Maclean, Woman Triumphant: Feminism in French Literature 1610-1652, Oxford: Clarendon Press, 1977, pp. 58-61. 133 C’est une allusion à la réclamation anglaise au trône français basée sur le sang maternel. 90 Justice 134 . Mais cependant écoutez la peine que Dieu prépare à l’usurpation criminelle que vous avez entreprise. Jusqu’ici nous avons souffert pour l’expiation de nos propres iniquités, et Dieu s’est servi de votre ambition déréglée comme d’un ministère commode à sa Justice. Mais enfin nous sommes au bout de nos souffrances, et le sang de ce grand Duc de Bourgogne répandu par les mains de notre Roi, ne crie plus contre nous; son fils est satisfait aussi bien que le Ciel, et la récon-[p. 83]ciliation de ces deux Princes vous fera bientôt voir la fin de vos conquêtes, et le commencement de vos supplices 135 . Dans peu de temps vous serez chassés de Paris 136 , mais avec honte; et par une révolution inespérée après avoir été la terreur de nos Princes quand Dieu les a châtiés, vous deviendrez la risée de la populace quand il vous punira. LE DUC. Voyez un peu, je vous prie, quelle extravagante menace, ne seronsnous point encore chassés de Londres? 137 LA PVCELLE. Écoute, et ne m’interromps point? 138 C’est peu que l’on vous arrache des mains les Provinces que vous avez injustement prétendues; votre supplice ira plus avant, et vous per-[p. 84]drez encore celles que vous pouviez conserver avec quelque apparence de droit; vous serez 134 Il s’agit d’Élizabeth I re (1533-1603), la reine protestante d’Angleterre qui vint au trône en 1558. Une nouvelle fois, d’Aubignac exprime sa croyance en la souveraineté masculine. 135 D’Aubignac fait allusion au meurtre du duc de Bourgogne, Jean sans Peur (1371- 1419), par des membres de l’entourage du Dauphin. Il fut tué pour venger le meurtre de l’oncle du Dauphin, Louis duc d’Orléans, douze ans plus tôt. L’assassinat de Jean sans Peur eut comme conséquence la dissolution de l’alliance de la Bourgogne avec la France. Comme prévu par la Pucelle, les Bourguignons s’allièrent de nouveau avec le trône français par le Traité d’Arras en 1435, préparant le terrain pour la victoire finale de la France. 136 D’Aubignac base cette assertion sur la prévision de Jeanne selon laquelle, dans un délai de sept ans, l’Angleterre perdrait un plus grand prix qu’Orléans. Paris fut pris aux Anglais cinq ans après. 137 Dans cette phrase, les deuxième et troisième virgules semblent remplacer des points d’exclamation. 138 Sic (point d’interrogation). 91 contraints de repasser la mer, et de vous renfermer dans ces murs de sable, et dans ces limites de flots et d’orages, dont la nature vous sépare d’avec nous 139 . Oui, généreux Dunois, tu n’es qu’au commencement de tes victoires, bien que ta gloire soit presque incomparable. Je te vois, je te vois d’un bras invincible replanter les Lys dans les champs de Guyenne, et de Normandie, et les arroser du sang de tes ennemis. Oui, la Hire, et Xaintrailles, je vous vois marcher sur ses pas, et travailler avec lui dans un ouvrage qu’il ne peut faire tout seul. Oui, fameux Brezé 140 , je te vois le premier à main ar-[p. 85]mée entrer en cette ville 141 pour en chasser Sommerset, et remettre en l’obéissance de ton Prince vingt villes dans le cours d’un Soleil 142 . Enfin vaillants Princes, Comtes, et Chevaliers, je vous vois suivre les élans de votre courage, et prendre part à tant de lauriers. Charles on te verra glorieux dans le trône de tes ancêtres, et goûter avec ton peuple le repos que tu lui dois assurer par ta valeur, comme Dieu te l’a fait espérer par ma bouche, et par les essais de ma main. LE DUC. Cette fureur m’étonne, et soit qu’elle vienne d’enfer ou d’ailleurs, mon âme en redoute les présages 143 . CANCHON. Quelle stupidité nous obli-[p. 86]ge à souffrir ces outrages. 139 Dieppe et Harfleur tombèrent aux Français en 1435. La reddition du Maine eut lieu en 1448 et les Anglais furent chassés de la Normandie en 1450. Les Français prirent Bordeaux en 1453, marquant la fin de la Guerre de Cent Ans. 140 Pierre de Brézé (v. 1410-1465) fut un des conseillers de Charles VII. 141 La ville est Rouen, la capitale normande, dans laquelle Charles fit une entrée triomphale le 20 novembre 1449. Sommerset s’enfuit de son château et se sauva à Caen. 142 Il s’agit de la chute de la Normandie qui eut lieu en douze mois. La campagne prit la forme de sièges de certaines villes, y compris Pont-Audemer, Pontl’Évêque, Lisieux, Verneuil, Mantes, Vernon, Argentan, Coutances, Carentan, Saint-Lô, Valognes et Fougères. 143 De nouveau, d’Aubignac essaie de souligner l’impression profonde faite sur le Duc par les mots de Jeanne. 92 LA PVCELLE. Je n’ai pas encore fait et je m’adresse maintenant à vous injustes persécuteurs de ma vie, lâches fauteurs du tyran qui se dit Régent de la France 144 : vous n’êtes pas assemblés pour examiner mes actions, mais pour me condamner, et sous le nom de mes Juges, vous êtes mes bourreaux: vous n’avez point d’yeux pour voir le Ciel, ni d’oreilles pour ouïr ma justification: la crainte de déplaire à Bethfort vous fait appréhender mon salut, et les feux de votre ambition allument déjà ceux de mon trépas 145 . Poursuivez cette entreprise funeste, établissez votre fortune sur mes cendres, et cherchez à vous agrandir par la [p. 87] destruction d’une infortunée: c’est une œuvre digne d’un peuple conquérant. Voulez-vous savoir quel sera le fruit de vos voyages de deçà la mer, et ce qui vous restera de tant de combats? La honte que vous avez reçue par votre défaite, sous mes commandements, et celle que vous allez vous procurer par votre propre crime. Mais pensezvous que les innocents opprimés demeurent sans vengeance, bien qu’ils paraissent sans protection? Non, non, ce grand Juge de ceux qui n’en ont point, vengera ma gloire et ma vie; le feu qui me va consommer ne consommera pas votre iniquité, et ne croyez pas que pour épandre mes cendres au vent vous puissiez effacer la mé-[p. 88]moire de ce que je suis, et de ce que vous aurez fait: cette poussière parlera contre vous, si mon sang ne le peut faire, et publiant votre infamie, elle publiera ma vertu que vous ne sauriez étouffer. Voyezvous point déjà la bronze et le marbre qui portent en mon Image les marques sensibles de mon innocence, et de votre lâche barbarie? 146 Voyez-vous pas déjà dans la place où je dois mourir, un Temple qui 144 Il s’agit du duc de Bedford. Voir la note 88 (I, 6). 145 Comme à la scène I, 4, d’Aubignac emploie efficacement le langage figuré du feu. Le feu de l’amour de Warwick est maintenant remplacé par le feu de l’ambition des juges. 146 Il y a de nombreuses statues de Jeanne qui existent aujourd’hui, y compris celles des sculpteurs du dix-neuvième siècle André Allar, Denis Foyatier, Gois fils, Antonin Mercié et Marie d’Orléans. Une des statues les plus anciennes se trouve dans le musée à Domrémy. Selon la tradition locale, elle faisait partie de l’hommage de Louis XI à Jeanne en tant que libératrice de la France. Il se peut que cette sculpture, montrant Jeanne à genoux et habillée de son armure, soit une reproduction d’un groupe de statues érigées au pont à Orléans en 1456. Voir l’article de Françoise Michaud-Fréjaville, «Images de Jeanne d’Arc: de l’orante à la sainte», in Images de Jeanne d’Arc, pp. 243-251. 93 s’élève à vos dépens au nom de l’Ange qui veille pour ma conduite 147 , et à la conservation de ma gloire? 148 Mais encore parce que les plus superbes monuments, les métaux et les pierres rencontrent quelquefois leurs chutes, et leurs destinées, à peine deux siècles seront-ils écou-[p. 89]lés, qu’un Prince illustre, digne héritier du nom et des vertus héroïques de ce vaillant Dunois, établira l’immortalité de ma gloire par un ouvrage immortel, où se conservera pour jamais l’histoire de ma vie et de votre défaite, de ma mort et de votre crime 149 . Oui, certes, bien que je ne sois plus au monde, je triompherai de vous par ce moyen dans la ville de Paris, où votre tyrannie règne pour quelque temps, et de là mon triomphe s’épandra par tout le monde 150 . 147 Il s’agit de l’archange Michel. Nous rappelons la note 59 (I, 1). 148 Dans la marge, d’Aubignac identifie sa source: ‘Iac. Phi. Bergemensis.’ Il s’agit de Jacopo Filippo Foresti de Bergame (1434-1520). Son ouvrage Opus de claris selectisque plurimis mulieribus (Pour ce qui concerne beaucoup de femmes célèbres et choisies) fut publié à Ferrare en 1497. Foresti fut aussi l’auteur d’une chronique du monde, publiée en 1483. 149 Lancaster écrit que «le Prince illustre» est le duc de Longueville (1595-1663), gouverneur de la Normandie et descendant de Dunois (A History, t. II, vol. I, p. 359). Henri II d’Orléans, duc de Longueville et d’Estouteville, et comte de Dunois, fut le protecteur de Jean Chapelain, l’auteur du poème épique La Pucelle ou la France délivrée. Le succès du travail fut, dans les mots d’Alfred Hunter, «de courte durée» («Introduction», Opuscules critiques, Paris: Droz, 1936, p. 19). Après la publication des douze premiers livres en 1656, le duc de Longueville exprima sa satisfaction avec le travail en doublant la pension de Chapelain. La Pucelle décrit le poème épique de Chapelain en tant qu’«un ouvrage immortel», malgré le fait que le travail parut quatorze ans après la publication de la pièce de d’Aubignac. Sur le poème épique de Chapelain, voir l’article de Claudine Poulouin, «La Pucelle de Chapelain: bergère et fille du ciel», in Images de Jeanne d’Arc, pp. 179-187. 150 En 1450, Charles VII commanda une enquête sur la validité du procès de Jeanne. Six ans passèrent avant que la décision fût prise. Elle fut lue par l’archevêque de Reims et annula la condamnation de Jeanne en raison de corruption et de pailles procédurales. Cependant, ce ne fut pas une proclamation de la sainteté de la Pucelle, le procès de réhabilitation n’ayant été ouvert que pour des raisons purement politiques. Les seizième et dix-septième siècles témoignèrent d’un intérêt rallumé pour Jeanne, commencé par ceux qui voulaient établir leur réclamation à la noblesse. Jeanne devint la matière de l’art et de la littérature, symbole de l’héroïsme féminin dans le contexte de la politique et de la religion. En France au dix-septième siècle, elle fut le sujet de sept biographies, un recueil de poésie, un poème épique et trois tragédies (Powers, «Three Images of Jeanne d’Arc», p. 1). Ce ne fut qu’à la fin du dix-neuvième siècle que le culte 94 LE DUC. Vaine espérance qu’un Démon trompeur lui suggère, pour la consoler de ce qu’il lui a manqué de promesse durant sa vie. DESPINET. Un sentiment secret, et dont [p. 90] je ne connais point la cause, me persuade que cela pourrait bien arriver 151 . MIDE. C’est un faux pronostic, dont ces Démons flattent sa misère, sa douleur, et son opprobre. LA PVCELLE. Mais il arrivera de vous bien autrement, prêtez l’oreille aux supplices que le Ciel vous ordonne 152 . Toi, Sommerset, étendras la main irritée du Tout-Puissant jusque sur tes enfants qui mourront sous la main d’un infâme bourreau 153 . Quelle sera ta honte et ta misère, Despinet, johannique prit des traits plus sérieux, ayant pour résultat sa canonisation en mai 1920. Même là, la politique de la religion semble avoir joué un rôle crucial, les papes Léon XIII (1810-1903) et Pie X (1835-1914) se rendant compte de l’importance d’employer Jeanne «as a rallying point to reclaim French souls straying toward socialism and atheism» (Warner, Joan of Arc, p. 264). Voir l’article de Jacques Dalarun, «Le Troisième procès de Jeanne d’Arc», in Images de Jeanne d’Arc, pp. 53-65. 151 C’est maintenant le tour de Despinet d’évoquer la puissance sur les juges des paroles de Jeanne. 152 D’Aubignac identifie ses sources dans la marge: ‘Polydo. Vergillius lib. 24. Iac. Phi. Bergomensis de claris mulieribus pag. 138. Varan. lib. 4. Duches. Hist d’Angl.’. Polydore Vergil (1470-1555) fut un ecclésiastique italien vivant en Angleterre. Il est l’auteur de Historiae anglicae Libri XXVI (1534), commandé par Henri VII (1457-1509). Sur Jacopo Filippo Foresti de Bergame, voir la note 148 (III, 2). Le poète latin Valerand de La Varanne (dit Valarandus ou Varanus) naquit à Abbeville dans la seconde moitié du XV e siècle. Son ouvrage De Gestis Joannae, virginis Francae, egregiae bellatricis libri quatuor fut publié vers 1516. Sur André Duchesne, voir la note 113 (II, 2). 153 Deux des fils d’Edmund Beaufort furent exécutés pendant la guerre des Deux- Roses. Henri Beaufort (1436-1464), le troisième duc de Somerset, fut défait à la bataille de Hexham en mai 1464 et fut décapité. Le frère d’Henri, Edmund Beaufort (1435-1471), le quatrième duc de Somerset, fut exécuté après la bataille de Tewkesbury. Puisque le frère cadet, Jean Beaufort, avait été tué à la même bataille, la ligne légitime de Beaufort finit avec l’exécution d’Edmund. 95 quand tu seras chassé de cette ville par tes complices? 154 Ton corps, Mide, sera frappé d’une lèpre infâme, qui te fera porter les caractères de ton crime jusque [p. 91] dans ton sang: et Canchon perdra la vie devant les yeux de ses confidents, sans qu’ils aient le temps de le secourir, ni qu’ils sachent la cause de sa mort 155 . Enfin pas un de vous n’échappera devant la colère de Dieu 156 , et la sépulture même ne vous servira pas d’asile. Du haut des Cieux j’en verrai deux purifier par leurs cendres l’Élément du feu que vous aurez contaminé par les miennes: et les ossements de deux autres seront arrachés du tombeau, pour achever dans les flammes l’ouvrage de la corruption 157 . Craignez tout, puisque vous offensez tout: craignez le Ciel et la terre, les hommes et les Anges, les foudres de l’air, et les foudres de Rome, votre conscience commencera bien-[p. 92]tôt votre peine, mon Prince y mettra la main, et Dieu l’achèvera. La Pucelle retourne d’elle-même en la prison, et le Théâtre demeure effrayé. Le Comte de Vvaruick, 154 Selon l’histoire, d’Estivet disparut et son corps fut trouvé plus tard dans un égout au-delà de la porte de Rouen. Cela confirme que le personnage de Despinet est basé sur le d’Estivet du procès de Jeanne. 155 Midi contracta la lèpre alors que Cauchon mourut soudainement pendant qu’on lui faisait la barbe. 156 Selon l’histoire, la seule occasion où Jeanne avertit ses juges retors de leur punition vint d’un échange avec Cauchon pendant le procès: «Vous dites que vous êtes mon juge, je ne sais si vous l’êtes; mais avisez-vous bien que vous ne me jugiez mal, que vous vous mettriez en grand danger. Et je vous en avertis, afin que, si Notre-Seigneur vous en châtie, j’aie fait mon devoir de vous le dire», cité par Brasillach, Le Procès, p. 99. Dans sa «Préface», d’Aubignac écrit qu’il a introduit la prévision de la Pucelle concernant le destin de Sommerset et des trois juges «[…] pour rendre ces deux Conseils divers et extraordinaires». 157 La Pucelle prévoit ce qui arrivera aux quatre hommes après leur décès: deux d’entre eux seront incinérés, alors que les deux autres seront exhumés et jetés dans le feu. Il n’y a aucune preuve pour justifier ces affirmations. Sommerset fut tué à St. Albans pendant la première bataille de la guerre des Deux-Roses en 1455. Il fut enterré dans l’abbaye de St. Albans. L’histoire est silencieuse au sujet de Midi et de d’Estivet après leur décès. On raconte qu’après le procès en réhabilitation de Jeanne, le corps de Pierre Cauchon fut exhumé et fut jeté dans l’égout. Il est probable que cette version de l’histoire fut crue au dix-septième siècle. Elle se trouve même dans la 11 e édition (1911) de l’Encyclopédie Britannica. Cependant, selon une autre source, la pierre tombale de Cauchon fut détruite en 1783 pour laisser la place à la sépulture de l’évêque Condorcet, mais le cercueil ne fut pas endommagé. En avril 1931, la tombe de Cauchon fut fouillée et l’on y trouva sa squelette (Journal de Rouen du 9 mai 1931). 96 et Talbot quittent leurs sièges, et ceux qui pouvaient représenter les Soldats et le peuple, sortent avec confusion, désordre, et étonnement. ************************************************** SCÈNE III. LE COMTE DE VVARVICK, LE DUC DE SOMMERSET, LE BARON DE TALBOT, CANCHON, DESPINET, MIDE. LE COMTE. J’ai, ce me semble, des lumières divines dans le sein, que le visage ou l’inno-[p. 93] cence de cette jeune fille m’a données. LE BARON. Je ne puis vous dire en quel état je suis, mais parmi l’étonnement qui m’a surpris, je goûte au fond du cœur une certaine satisfaction que je ne saurais expliquer. LE DUC. En sortant de son siège avec les autres Juges. Quelle prodigieuse puissance? charmer ses Juges jusque dans le Tribunal? CANCHON. Je tremble, et je ne connais point d’autre péril que les folles menaces de cette enragée. DESPINET. Une Secrète horreur me fait frémir jusqu’au fond des os. Cette sorcière nous a fasciné les yeux, et lié la langue: je [p. 94] l’ai vue toute autre qu’elle n’est pas, et je n’ai jamais osé lui répondre. MIDE. Une terreur inconnue agite tout mon sang, et m’ôte la connaissance de moi-même. Ces trois derniers sortent du Théâtre en désordre, et avec quelque sorte de confusion. 97 LE DUC. Je sens bien que la force de l’enchantement est passée. Ah! Comte, pourquoi avez-vous rompu le Conseil? cette vapeur infernale qui nous avait assoupis, ne pouvait pas durer longtemps, j’ai maintenant l’esprit libre, et les sens ouverts. Mais quoi, ses Juges se sont déjà retirés, et tout le peuple s’est écoulé? Il ne faut pas néanmoins que [p. 95] cette criminelle demeure impunie, voilà peut-être le dernier effort de ses charmes, il faut délivrer l’état d’une si damnable personne. ************************************************** SCÈNE IV. LE DUC DE SOMMERSET, LE BARON DE TALBOT, LE COMTE DE VVARVICK, LA COMTESSE DE VVARVICK. LA COMTESSE. D’où vient, Seigneur, le trouble de cette assemblée 158 . LE DUC. Les Démons ont fait triompher cette sorcière de tous ses Juges. [p. 96] LE BARON. Le Ciel a fait triompher l’innocente de tous ses ennemis. LE DUC. Il faut pourtant achever par un Conseil bien prompt, et plus généreux. Ils sortent. ************************************************** SCÈNE V. LE COMTE DE VVARVICK, LA COMTESSE. LA COMTESSE. Vous acquérez certes aujourd’hui bien de la gloire, et vous avez fait une action bien digne d’un Chevalier fidèle à son Prince. Rompre un 158 Sic (point). 98 Conseil pour empêcher la punition d’une infâme Démoniaque, si je ne l’avais [p. 97] vu moi-même de mon cabinet, je ne le pourrais croire; au moins, si vous eussiez attendu qu’un autre se fût levé le premier, vous auriez mieux caché votre dessein, et l’ayant fait par exemple, on ne dirait pas que vous l’avez fait par affection. LE COMTE. Madame, il n’y en a pas un qui vous puisse dire la raison pourquoi il a quitté le Conseil: nous en avons été chassés par une puissance inconnue: et pour moi, je n’ai point d’autre dessein que de rendre justice. LA COMTESSE. Comte, le déguisement vous est désormais inutile, et votre passion s’est portée trop avant pour me la cacher davantage. Tant que je l’ai con-[p. 98]nue seule, le respect que je vous porte a retenu mes plaintes: mais maintenant qu’elle s’est rendue visible à tout un peuple, mon silence me pourrait rendre suspecte de l’intelligence que vous avez avec cette méchante contre le bien de l’État. LE COMTE. N’alléguez point ici le bien de l’État, ce n’est pas un si grand ressort qui vous fait parler: il y a longtemps qu’une jalouse frénésie vous possède, et que vous m’accusez secrètement de faire par Amour ce que je fais par Justice. LA COMTESSE. Tandis que vous m’avez seule offensée dans cette folle inclination j’ai souffert avec patience, mais maintenant que vous blessez les intérêts [p. 99] de l’État, et que vous engagez toute votre maison dans la ruine, je serais mauvaise Anglaise, mauvaise femme, et mauvaise mère, si je ne m’efforçais d’y apporter quelque remède. Comte, réveillez un peu ce grand jugement qui dort, n’endurez pas qu’une Magicienne vous aveugle plus longtemps, ni qu’une simple fille emmène captif dans ses yeux chez les ennemis, ce grand cœur qu’ils n’ont jamais pu vaincre: songez que sa vie traîne après soi la honte et la perte, de vous, des vôtres et de votre pays. LE COMTE. Mais vous, Madame, songez que ce transport qui vous agite, met en péril le bruit de votre sagesse qui vous rend [p. 100] si vénérable parmi les 99 Anglais, et que les sollicitations que vous avez faites contre cette malheureuse étrangère, peuvent engager votre innocence dans la complicité de ses persécuteurs. Pour moi, ma conscience m’oblige de ne la point abandonner tant que je ne verrai point d’autres preuves de ses crimes. Le Comte sort. ************************************************** SCÈNE VI. LA COMTESSE seule . Et moi, je suis résolue de venger l’outrage que tu me fais par la perte de celle qui t’oblige à me mépriser: j’éteindrai ce fol [p. 101] amour dans les flammes qui la consommeront. Encourageons Sommerset, et les autres, pressons-les de tenir un nouveau Conseil 159 , et faisons qu’ils reviennent pour la condamner, et non plus pour l’entendre. Le théâtre se ferme avec la toile de devant 160 . FIN du troisième Acte. 159 Ce deuxième Conseil est la tentative de d’Aubignac de suivre en apparence l’exactitude historique. Le procès et l’abjuration de Jeanne furent suivis d’un réexamen de son cas. Dans un procès organisé à la hâte, Jeanne fut déclarée hérétique relapse. Elle ne fut pas présente pendant ce procès et fut interrogée dans sa cellule au sujet de sa rechute par Cauchon, Lemaistre et plusieurs assesseurs avant la décision finale. 160 Selon Lancaster, cette didascalie indique que La Pucelle fut sans doute jouée au Palais Cardinal, probablement la première salle à installer un rideau cachant tout le plateau (A History, t. II, vol. I, p. 359). Néanmoins, comme nous l’avons déjà dit, il est probable que La Pucelle en prose ne fut jamais jouée. Dans sa Pratique du théâtre, d’Aubignac décrit le lieu de la scène, dans l’intervalle d’un acte, comme «ouvert et exposé aux yeux des Spectateurs» (p. 353). Dans sa note en bas de page, Baby écrit: «On a ici confirmation de l’absence du rideau entre les actes», idée soutenue en 1950 par Scherer dans sa Dramaturgie classique en France. Ce dernier déclare que «le rideau, quand rideau il y a, ne vient point cacher la scène pendant les entr’actes» (pp. 173-174). D’Aubignac prend ses désirs pour des réalités, destinant sa pièce, semble-t-il, au théâtre du Palais Cardinal qui avait un rideau d’avant-scène (Védier, Origine, p. 115). 100 [p. 102] ACTE IV. ************************************************** SCÈNE I. On ouvre le Théâtre, les Juges se trouvent assis, et la Pucelle debout, qui commence à parler. LA PVCELLE, LE DUC DE SOMMERSET, LE COMTE DE VVARVICK, LE BARON DE TALBOT, CANCHON, DESPINET, MIDE. LA PVCELLE. C’est maintenant que vous avez autorité sur ma personne, et que les décrets de l’Éternel souffrent que votre iniquité soit la [p. 103] maîtresse de ma vie: me voici pour être accusée, outragée, condamnée; enfin l’heure est venue que l’injustice a tout pouvoir, et que l’innocence lui doit être soumise. Mais parce que vous portez le nom de Juges, vous êtes obligés de souffrir que je me justifie, non pas pour éviter votre rigueur, mais pour vous montrer que les supplices dont Dieu vous a menacés par ma bouche, vous sont justement ordonnés: c’est la cause du Ciel que je plaide en soutenant mon innocence: et je vais détruire vos calomnies, non pour me sauver, mais pour autoriser la juste sévérité de votre condamnation. Parlez donc hardiment, et me dites de quel crime je suis diffamée. [p. 104] LE DUC. Es-tu dans une si étrange méconnaissance de toi-même, que tu puisses ignorer ce que tu es, et ce qu’on estime de toi? faut-il que l’on te remette devant les yeux ta vie passée, pour t’apprendre que ta Magie, qui te fait redouter partout, est le plus signalé des crimes qui nous obligent à te punir? Entretenir familièrement les Démons, et fréquenter cette infâme école du Sabbat pour te rendre savante à mal faire, sont-ce des actions que les lois puissent tolérer? LA PVCELLE. Comment pouvais-je prévoir une accusation si peu vraisemblable, et déjà terminée? Pour donner quelque fondement à ma condamnation, [p. 105] vous deviez pour le moins avoir suscité quelques faux 101 témoins. Car de me nommer Magicienne, et d’en demeurer là, c’est me dire une injure, non pas m’accuser. Que n’avez-vous instruit de vos Satellites pour soutenir qu’ils m’ont vue souvent au milieu des ténèbres, courir toute échevelée, et sans ceinture, fouiller dans les sépultures des morts, couper en murmurant des herbes empoisonnées, chercher des serpents sous les ruines des vieux Palais, obscurcir le teint de la Lune, et mettre toute la nature dans le trouble et l’effroi? Au moins devriez-vous dire qu’étant bergère, j’ai fait mourir les troupeaux de mes voisins, et qu’étant guerrière je n’ai vaincu que par [p. 106] des terreurs Paniques suscitées par enchantement? Que n’avez-vous ici, contre moi, cette Catine endiablée 161 , et cet infâme Jean de Meung 162 , dont vous avez cru que les charmes pouvaient rendre votre parti plus fort? 163 ceux-là peut-être diraient vraisemblablement qu’ils m’auraient vue dans leurs assemblées infernales, depuis quand j’y suis enrôlée, quel rang j’y tenais, et quel Démon était mon esclave. Mais voyez comme Dieu permet que l’iniquité soit aveugle ou impuissante, car ou vous n’avez pas connu que vous deviez ainsi vous servir de vos propres sorciers, ou vous n’avez pas eu droit de les faire parler contre la vérité. [p. 107] LE DUC. Voyez qu’elle est savante en cet art détestable, et comment elle fait paraître en son discours, quelle est sa suffisance et sa pratique? 164 Sa bouche parle contre elle-même, et sa défense la rend coupable. Mais n’avons-nous pas appris quel est cet arbre des Fées 165 , si fameux en 161 Il s’agit de Catherine de la Rochelle. Voir la note 89 (I, 6). 162 De toute évidence, il s’agit de quelqu’un qui témoigna contre la Pucelle. Il est fort douteux que l’héroïne parle du poète français Jean Chopinel, connu sous le nom de Jean de Meung (v. 1240-v. 1305). Il compléta, en 1280, le poème allégorique commencé par Guillaume de Lorris (né v. 1210), Roman de la rose (v. 1236). 163 D’Aubignac identifie sa source dans la marge: ‘Hist. de Norm. p. 181’. Il s’agit de l’ouvrage Histoire générale de Normandie (1631) écrit par Polydore Vergil. Voir la note 152 (III, 2). 164 Sic (point d’interrogation). 165 Il s’agit de l’Arbre des Dames ou Le Beau May, grand arbre de hêtre dans le village natal de Jeanne, Domrémy. On raconte que les fées y tinrent la conversation et que l’eau de la fontaine voisine eut des puissances curatives. En réponse aux interrogateurs, Jeanne déclara qu’elle connaissait cet arbre et que 102 ton pays, et parmi ceux de ta Cabale? 166 C’est là que tu t’es rendue si savante, et que faisant l’enragée avec les Démons, tu as perdu la honte qui te défendait la familiarité des hommes. LA PVCELLE. Quoi? vous êtes réduits à prendre les Fées pour fonder l’oppression d’une innocente? et pour me faire mourir, vous alléguez les fables de ma [p. 108] nourrice, et les imaginations frivoles dont on se sert pour mettre les enfants dans le silence et dans le sommeil? Dites que ces Fées ont charmé les cris de mon enfance, et que je les ai fait venir à mon secours quand dans un âge plus avancé j’en ai voulu charmer d’autres 167 . C’est une pensée digne du Conseil Anglais, c’est un crime que les flammes doivent expier, c’est un magnifique prétexte à Bethfort pour couvrir sa barbarie. LE DUC. Ce n’est pas devant tes Juges qu’il faut parler de la sorte; réponds sérieusement. Quand je repasse en mon esprit l’Image des choses passées, et que je regarde l’état présent de nos affaires, la fureur m’emporte, et je ne sais ce qui me [p. 107 = p. 109] retient 168 que je tout enfant, elle y avait accroché des guirlandes. Comme dans le vrai procès, les juges dans la pièce de d’Aubignac essaient d’associer Jeanne aux traditions magiques de son village. 166 D’Aubignac écrit dans la marge: ‘Ce fut une des principales accusations bien que ridicule. Du Haill-, Pasq.’ Sur du Haillan et Pasquier, voir les notes 89 (I, 6) et 110 (II, 2), respectivement. Les soixante-dix articles de d’Estivet contenus dans l’acte d’accusation comportent des descriptions de Jeanne en tant que sorcière, amateur dans la magie et une personne qui invoque les démons. Ils furent réduits plus tard à douze articles, traitant principalement la nature des voix, le port des vêtements masculins et la soumission à l’église. 167 Selon l’histoire, une recherche fut effectuée à Domrémy pour recueillir des renseignements sur la réputation de Jeanne. Cette enquête, conduite par Nicholas Bailly et Gérard Petit, ne trouva rien de sinistre au sujet de son comportement. Sackville-West écrit: «Children who had to scrub and dig and drive animals into the fields deserved a holiday every now and then, and if invented beings such as fairies were supposed to play a part in the day’s outing, no sinister motive could be adduced, beyond the usual legends of folk-lore. Jeanne went for fun with the rest», Saint Joan of Arc, pp. 42-43. 168 Dans l’édition de Targa, il y a une erreur dans les paginations à partir du mot «retient» (p. 108). La page suivante est numérotée 107 et l’erreur persiste jusqu’à 103 n’extermine de ma propre main cette détestable 169 , la seule cause de nos désastres, et le juste objet de notre haine. Qu’était-ce que 170 de la France, lorsque cette Magicienne était encore cachée dans les ténèbres de sa vie, ou plutôt dans la honte de ses crimes, Nos conquêtes déjà s’étaient étendues sur le bord de la Loire 171 , et le bruit de nos armes qui portait notre gloire dans tous les coins de la France, achevait bientôt le reste de nos victoires par la seule terreur de nos ennemis. Charles était un Roi vagabond, sans Province, et presque sans sujets, et son Empire était limité par les murs de la seule ville de Bourge 172 . Mais aussitôt que cette Insolente a pa-[p. 108 = p. 110]ru sur le Théâtre du monde, tout s’est changé, les Démons qu’elle avait à sa suite, ont combattu pour les Français avec elle, elle a fait comme sortir de terre de nouvelles armées, elle a remis son Prince dans le Trône, elle nous a chassés honteusement de toutes nos places, et réduits presque à la nécessité de défendre la Normandie. Dis malheureuse, combien as-tu fait de choses dont l’entreprise seule était contre la raison, et le pouvoir des hommes? Faire lever le siège d’Orleans, étaitce une chose possible au jugement de Charles, qui l’abandonnait pour se retirer dans les montagnes? Le voyage de Rheims pour le faire sacrer, avait-il pas semblé ridicule à son Conseil? et pou-[p. 109 = p. 111]vait-on le persuader sans enchantement? Avoir épouvanté les la page 118. La page suivante est numérotée 121, ce qui corrige l’erreur pour le reste du texte. 169 D’Aubignac invente la menace de violence du Duc envers Jeanne. L’idée fut probablement inspirée par un incident faisant participer le comte de Stafford qui, irrité contre l’arrogance de la jeune fille, sortit son poignard pour la frapper. Ce fut en réponse à la déclaration de Jeanne selon laquelle les Anglais ne gagneraient jamais le royaume de France indépendamment du nombre de soldats combattant pour la cause de l’Angleterre. 170 La locution «être que de» est mentionnée dans Le Français classique de Gaston Cayrou mais seulement dans le contexte de l’exemple «si j’étais que de», signifiant «être à la place de». (Paris: Didier, 1948, p. 364). 171 Dans l’adaptation en vers de la pièce, «Loire» est employé comme nom masculin, sans doute afin de conserver les six syllabes de l’hémistiche: «Et nos armes faisaient sur les rives du Loire.» 172 Le Duc fait référence au royaume de Charles VII qui ne couvrait pas une grande partie des secteurs du nord et du nord-est du pays. Ces territoires furent commandés par les Anglais ou par les Bourguignons. Le surnom de roi de Bourges fut employé par les ennemis de Charles pour dénoter sa puissance limitée. 104 nôtres par ta présence, nous avoir envoyé dans les champs de Patay un Cerf charmé, qui nous mit en désordre, et commença la défaite d’une si grande armée 173 , sont-ce pas les effets du Démon qui te servait? LA PVCELLE. Si vous alléguez mes victoires pour des preuves de Magie, vous ne devez pas oublier ce généreux Dunois, car c’est à lui que la plus grande gloire en est due: c’est lui qui commandait les armées et qui rompait vos bataillons 174 . Il portait dans votre Camp l’effroi, la honte et la mort, selon vos maximes il est un grand Magicien. Mais ce charme ne sera pas fini par ma mort, vous [p. 110 = p. 112] verrez bien d’autres effets de son pouvoir, et vous en sentirez bien d’autres efforts, et d’autres pertes. Faites-lui donc son procès comme à moi, mais faites-le encore à tous nos Chevaliers, à tous nos soldats, à tous nos Français, car ils seront tous Magiciens contre vous: ce que j’ai fait n’est qu’un échantillon de ce qu’ils feront. Mais après tout, pourquoi reprendre une accusation que vous n’avez pu vérifier? 175 et quand j’aurais été coupable de Magie, c’est un crime éteint, ou du moins satisfait par la prison à laquelle vous m’avez condamnée. 173 La bataille de Patay eut lieu le 18 juin 1429. Le Duc attribue à la sorcellerie ce qui fut vraiment négligence de la part des Anglais. Ne connaissant pas l’endroit de l’armée ennemie, les soldats français libérèrent un cerf qui courut directement dans les lignes anglaises. La réaction bruyante de la part de certains des soldats anglais trahit leur cachette et l’armée française réussit à les défaire facilement. 174 Il est peu clair quel rôle Jeanne joua réellement pendant les diverses batailles auxquelles elle participa - soldat, commandant, porteur de standard, messager miraculeux? À Patay, elle ne fut pas en tête de l’attaque. Cependant, dans cette bataille et dans d’autres, ses ordres et ses conseils furent habituellement suivis, quoiqu’ils n’aient pas été toujours cherchés par Dunois et les autres commandants. Warner écrit: «How important was Joan herself? She was keen; she was brave; she was inspiring. She gave living breath to the saying that she put the fear of God into her enemies. […] whether or not Joan played a key part in the military manœuvres fades into insignificance beside the historical truth that her contemporaries, on both sides, thought that she had», Joan of Arc, pp. 67-69. 175 L’accusation de la sorcellerie ne fut pas poursuivie vigoureusement au procès de Jeanne. En fait, elle ne forma la base d’aucun des douze articles qui furent présentés contre elle. 105 DESPINET. Mais n’est-ce pas inutilement que cette prison t’est ordonnée? as-tu pas fait effort pour [p. 111 = p. 113] en sortir? et le captif qui travaille à son évasion mérite-t-il pas une plus dure peine? LA PVCELLE. Le désir de la liberté est un mouvement naturel, non seulement aux hommes, mais encore à tous les animaux, et vous n’en pouvez faire un crime sans accuser la nature, la raison et les lois 176 ; Il est vrai que pour vous, il n’y a point de droit inviolable. Mais pour cette évasion que vous m’imputez, qu’ai-je fait? je me suis trouvée déchargée de mes fers sans les avoir rompus, et libre sans briser mes cachots, je ne me suis pas mise en état de sauter les murs, ni forcer les portes de ce Château: mais ce n’est pas moi qui vous en dois répondre. Fai-[p. 112 = p. 114]tes revenir du Ciel, si vous pouvez, l’Ange qui m’avait mise en liberté, faites-lui rendre compte des ordres qu’il est venu m’apporter de la part de Dieu, et puis vous jugerez si l’obéissance que je lui ai rendue est criminelle 177 . CANCHON. Ha! quel blasphème, et quelle insolence contre son premier Jugement? On lui a défendu de plus alléguer ses révélations fantastiques, de prétendre aucune société avec les Esprits Célestes, et vous voyez avec quelle audace elle y contrevient 178 . 176 Pendant son procès, Jeanne déclara que c’était le droit d’un prisonnier d’essayer de s’échapper. Cauchon la conseilla que, selon un décret, même la pensée de vouloir échapper à la garde de l’Église fut un crime (Waldman, Joan of Arc, p. 249). 177 Ces énoncés sont conformes aux déclarations de Jeanne pendant son procès. Elle exprima sa croyance que, si les portes de sa prison étaient ouvertes et si ses gardes étaient incapables de l’arrêter, ce serait un signe que Dieu même lui envoyait du secours (Brasillach, Le Procès, p. 104). 178 Cela est conforme à l’histoire. Quelques jours après avoir signé l’acte d’abjuration, Jeanne renia sa rétractation, réaffirmant l’authenticité de ces apparitions et de ces révélations divines. Ce fut la base de sa condamnation comme relapse. 106 LA PVCELLE. Insensés que vous êtes, est-il en ma puissance d’avoir ces révélations du Ciel ou de ne les avoir pas? et quand je les ai reçues, suis-je pas obligée [p. 113 = p. 115] de les déclarer autant qu’il est nécessaire? Les lumières de la nature ne sont pas même en notre choix, il n’est pas en nous de les prendre ou de les refuser quand nous naissons: et celles de Dieu sont encore moins en notre disposition, car nous ne les pouvons prétendre ni par droit ni par mérite. Quand un sacré Messager du Ciel me commanda de secourir mon Prince, qu’il me le fit connaître malgré son déguisement 179 , et me lui fit promettre son Couronnement; quand il m’assura de la prise de vos Bastilles, de votre défaite à Patay, de la reddition de Troye 180 , je n’en avais pas importuné le Ciel, et je n’en connus point les moyens que dans l’exécution: mais aurais-je pas offensé le [p. 114 = p. 116] Ciel et mon pays, si je n’avais tout manifesté lorsqu’il en était besoin. MIDE. Ne vous ennuierez-vous point des vanités de cette discoureuse? et quelle nécessité de chercher en sa bouche ni de ses témoins, un sujet suffisant pour la condamner? porte-t-elle pas son crime sur son propre corps? ces restes d’habit d’homme dont elle est encore vêtue contre la 179 Selon les historiens, le Dauphin mit Jeanne à l’épreuve, se déguisant et se cachant dans la foule lorsqu’elle alla le voir dans la Grande Salle du Château du Milieu à Chinon. La jeune fille ne fut pas trompée et le reconnut tout de suite. Cependant, certains historiens ne sont pas convaincus de la source divine de son inspiration, comme l’écrit W. S. Scott: «This may have been considered a sign of supernatural powers, but it must be admitted that it would have required some feebleness of intellect not to have recognized Charles with his bulbous nose, pendulous lip, and general appearance proper to the «ugliest man in Christendom», Jeanne d’Arc, Londres: George G. Harrap, 1974, p. 40. Waldman est du même avis: «And having gathered her information she would have had to be blind not to pick out, from three hundred men or three thousand, the pallid face, the heavy eyes, long overhanging nose, skinny body and twisted legs of Charles of Valois. Nor was it very remarkable, considering the mentality of the age, that when she saw those features suddenly and in such circumstances, she should have attributed the recognition to inspiration rather than to a subtle process of preparation in her own brain», Joan of Arc, p. 65. 180 La ville de Troyes se rendit sans combat et le Dauphin y fit son entrée royale le 9 juillet 1429. 107 défense qui lui en est faite, ne peut recevoir d’excuses, et si nous ne sommes aveugles, nous ne l’en pouvons absoudre 181 . LA PVCELLE. Quoi? vous m’imputez un crime que vous m’avez contrainte de faire par force? et pour exécuter le commandement [p. 115 = p. 117] que vous m’avez fait de prendre des habillements de mon sexe, avez-vous souffert que l’on m’en ait envoyés 182 dans la prison? Mais quand vous l’auriez fait, ne croyez pas que je vous eusse obéi 183 . Si Dieu m’avait envoyée comme Judith 184 , pour surprendre nos tyrans à la faveur des ténèbres du vin et du sommeil, j’aurais pris un équipage semblable au sien, je me serais vêtue d’ornements précieux, j’aurais relevé les attraits de ma beauté par les poudres, les eaux et les parfums, j’aurais employé tous ces mêmes artifices, et comme elle, je me serais servie des grâces de mes yeux pour me servir avantageusement de ma main; mais je suis sortie de ma grotte et de ma bassesse pour vous chas-[p. 116 = p. 118]ser à force ouverte, et remettre nos guerriers sur les traces de leur première générosité. Ma mission était armée, et pour cela mon ordre était de quitter les apparences de mon sexe sans en 181 Le port de l’habit masculin, renoncé auparavant par Jeanne dans son acte d’abjuration, précipita un réexamen de son cas. 182 Au dix-septième siècle, on faisait souvent l’accord du participe avec «en». Aujourd’hui, l’accord se fait seulement lorsque le pronom «en» est accompagné d’un adverbe de quantité qui sert de complément direct au participe (Haase, Syntaxe française, § 91, Remarque III, p. 220). 183 Selon certaines versions de l’histoire, Jeanne fut forcée par ses gardes de porter les habits d’homme. Cependant, elle déclara à ses accusés qu’elle seule en était responsable et qu’elle préférait porter l’habit masculin pour ne pas inciter ses gardes à de coupables désirs. Elle expliqua aussi que sa tenue masculine était sa réponse au manque d’adoucissement des rigueurs de sa prison (Brasillach, Le Procès, p. 143). 184 Il s’agit de l’histoire de Judith de l’Ancien Testament. Pour se venger de l’attaque contre la ville de Béthulie par les Assyriens, la veuve Judith, vêtue de ses habits les plus attrayants, entra dans le camp du lieutenant Holofernés et lui promit de l’aider à conquérir toute la Judée. Judith reçut d’Holofernés un saufconduit afin de retourner à Béthulie pour prier son Dieu. Holofernés fut séduit par la beauté de Judith et lui demanda de coucher avec elle. Pendant la nuit, tirant profit de l’état ivre du tyran, Judith réussit à le décapiter. Elle retourna à Béthulie en utilisant le sauf-conduit. À son arrivée, elle fit exposer la tête d’Holofernés et inspira la ville à lancer une attaque contre les Assyriens. L’ennemi se retira finalement et Judith fut honorée à cause de la victoire. 108 quitter la pudeur: et de changer toutes les marques de notre faiblesse en appareil de guerre, et de victoires 185 . MIDE. Voilà certes un prétexte bien spécieux pour couvrir ta débauche, qui t’a fait démentir ton propre sexe. LA PVCELLE. Et pourquoi m’imputer une débauche dont vous n’avez ni preuve ni conjecture? Pour connaître ma vie, il ne fallait pas s’arrêter aux calomniateurs que vous avez apostés; et si le témoignage [p. 117 = p. 119] des Français vous était suspect, que ne vous en êtes-vous enquis de la Princesse de Luxembourg, cette illustre personne de la noble Maison de Bethunes? 186 Depuis que je fus la prisonnière de son mari jusqu’à tant que vous m’eussiez tirée de ses mains avec tant de menaces et d’effort, et pendant plusieurs mois qu’elle m’a tenue auprès d’elle dans le Château de Beaurevoir, elle a soigneusement observé toutes mes actions; apprenez d’elle quels sont mes sentiments sur la Religion, et si mes connaissances extraordinaires me viennent d’ailleurs que du Ciel? 187 qu’elle vous conte les épreuves qu’elle a faites de ma constance et de ma pudicité 188 ; vous la croiriez peut-[p. 118 = p. 120]être, si elle vous avait déclaré quelle certitude elle a de 185 D’Aubignac compare, d’une façon efficace, l’histoire de Judith avec celle de Jeanne, évoquant les similitudes et les différences entre les deux héroïnes. 186 La Pucelle fait allusion à Jeanne de Béthune, femme de Jean de Luxembourg. Avant d’être vendue aux Anglais, Jeanne fut gardée au château de Jean de Luxembourg à Beaurevoir. Elle fut placée sous le soin de trois femmes, appelées elles aussi Jeanne: Jeanne de Luxembourg, tante de Jean, Jeanne de Béthune, femme de Jean, et Jeanne de Bar, belle-fille de Jean. Dans la marge, d’Aubignac identifie ses sources: ‘Du Tillet. Varanius et Du Haillan’. Jean Dutillet, sieur de la Bussère (mort en 1570), fut greffier civil au Parlement de Paris. Il est l’auteur des Mémoires et Recherches […] pour l’intelligence de l’État et des affaires de France (1577). Ce même ouvrage fut publié en 1577 sous le titre de Recueil des Rois de France. Du Tillet fut chargé par le roi François II de la réorganisation des archives royales. Sur La Varanne et du Haillan, voir les notes 152 (III, 2) et 89 (I, 6), respectivement. 187 Sic (point d’interrogation). 188 D’Aubignac identifie sa source dans la marge: ‘Ioan. C-dela apud Ord. 75’. Giovanni Candela est l’auteur de l’ouvrage L’Excellence et bonheur du bien de l’état de virginité et continence (1622), traduit de l’original italien (1613). 109 l’innocence de mes mœurs, et de l’intégrité de ma personne 189 : Mais vous n’êtes pas ici pour voir la vérité, il vous suffit que l’on m’accuse pour me condamner. CANCHON. Faut-il pas 190 confesser qu’ayant porté les armes contre nous, et étant notre ennemie et notre prisonnière, nous avons droit de disposer de ta vie? LA PVCELLE. Oui, certes, je ne le veux pas nier, vous pouvez me donner ici la mort comme vous l’avez pu dans les combats; et pour éviter la haine des nations et les châtiments de votre crime, vous devriez m’ouvrir le sein d’un coup de [p. 121] trait ou de poignard: commandez à vos Soldats d’achever ce que mes blessures d’Orleans et de Paris avaient commencé 191 . Ce serait bien un acte de votre cruauté, mais on le pourrait couvrir en quelque façon de nom d’hostilité, c’est tout le droit que vous avez sur ma personne. Car de vouloir rechercher ma vie, et me traiter comme criminelle, est-ce pas contre le droit des nations? Ma naissance ou la grâce de votre Prince m’a-t-elle soumise à votre Juridiction? je suis votre ennemie, mais vous n’êtes pas mes Juges. Si j’étais coupable en mon pays, si j’avais empoisonné mon père, égorgé ma mère, commis toutes sortes de trahisons, d’assassins 192 , et de [p. 122] brûlements, devrais-je pas trouver mon asile dans vos terres? et ne me laisseriez-vous pas vivre parmi vous comme innocente, bien que je fusse noircie de crimes parmi les miens? c’est un ordre établi 189 Au Château de Beaurevoir, Jeanne fut traitée avec beaucoup de gentillesse par les trois dames. Elles furent impressionnées par la piété de la jeune fille et essayèrent de convaincre Jean de Luxembourg de ne pas la vendre aux Anglais. 190 L’emploi de «pas» sans la particule «ne», dans l’interrogation directe, était très fréquent au dix-septième siècle, surtout dans les pièces en vers (Haase, Syntaxe française, § 101, A, pp. 252-253). 191 Cela est conforme à l’histoire. À Orléans, le 7 mai 1429, elle fut atteinte au sein gauche par un trait d’arbalète, blessure qu’elle avait prédite elle-même. On raconte qu’elle enleva la flèche et qu’après un repos de quelques minutes, elle rejoignit la bataille. À Paris, le 8 septembre 1429, elle fut blessée par une flèche à la cuisse. Ses soldats l’enlevèrent du champ de bataille en dépit de ses protestations. 192 C’est bien le mot qui paraît dans l’édition de Targa, et non «assassinats». 110 parmi tous les peuples 193 . Mais pour m’immoler par complaisance à la rage de Bethfort, vous vous rendez insensibles aux mouvements de la nature, et sourds aux lois générales du monde. LE DUC. C’est bien inutilement que tu nous allègues toutes ces raisons, ta vie est en nos mains, et nous avons trop fait de grâce à notre ennemie que de lui avoir permis de se défendre. Gardes, qu’on la ramène, et qu’on la veille de près. ************************************************** [p. 123] SCÈNE II. LE DUC DE SOMMERSET, LE BARON DE TALBOT, LE COMTE DE VVARVICK, CANCHON, MIDE, DESPINET. LE DUC. C’est à vous, fidèles Chevaliers, d’apporter le remède nécessaire au plus grand mal de notre Empire: vous jugez bien déjà par la différence de ce Conseil, à celui dont nous sommes sortis il y a peu de temps, combien l’art de cette Magicienne est devenu faible contre l’autorité de la Justice. Nous sommes libres maintenant, notre langue est déliée, et notre esprit dans son assiette naturelle, [p. 124] et dans une lumière sans nuage, je connais bien que cette méchante est digne de mort. LE BARON. Si notre esprit est libre, nos avis le doivent être pareillement. LE DUC. Oui, nous sommes libres, et nous vengerons en la personne de cette Sorcière, la honte générale de notre nation; Il faut que son sang épandu par l’ordre de la Justice, lave celui qu’elle a répandu à l’aide 193 La Pucelle fait allusion à l’absence de traités d’extradition entre les pays au Moyen Âge. Selon les principes du droit pénal, un état n’applique pas ses statuts pénaux aux actes commis en dehors de ses frontières, excepté dans le cas des traités d’extradition. 111 de ses Démons: encore est-ce bien peu de satisfaction que d’immoler cette seule victime chargée de ses blasphèmes, et des exécrations du peuple, aux Mânes de tant de nobles Chevaliers, et de tant de braves Soldats qu’elle nous a ravis; à peine le sang de dix [p. 125] mille comme elle, pourrait-il essuyer les pleurs qu’elle a fait couler des yeux de tant de malheureux innocents 194 . LE BARON. Il vaudrait mieux s’efforcer de réparer nos pertes par de nouvelles conquêtes, et d’effacer notre honte par quelque illustre victoire. Quoi? venger les outrages de tout un peuple par la mort d’une pauvre Fille, et les affronts de la guerre par la main d’un bourreau? c’est se faire à soi-même une seconde injure, et peut-être se rendre criminels par l’oppression de son innocence, après avoir été défaits par sa valeur. Elle est notre prisonnière par le hasard de la guerre, et nous n’avons point plus de droit sur sa personne, qu’elle en avait elle-[p. 126]même sur la mienne, quand je fus pris avec tant d’autres en cette fameuse bataille qu’elle gagna contre nous 195 . Notre plus grande rigueur ne lui peut ordonner d’autre peine que sa prison 196 . LE COMTE. C’est tout ce que nous pouvons faire contre elle avec Justice. Alors il se doit faire un grand cri par ceux qui représenteront les Soldats et le peuple, dont l’un parlera. UN SOLDAT. Ha! perfides au bien de l’État. 194 Selon Jeanne, elle ne tua, de ses propres mains, aucun soldat ennemi. Dans la bataille, avec ou sans armes, elle tint toujours son étendard personnel afin d’éviter de tuer qui que ce soit (Quicherat, Procès, t. I, p. 77). Sur son étendard furent peints l’image de Dieu, celle des archanges Michel et Gabriel, et le globe terrestre. 195 Il s’agit de la bataille de Patay (18 juin 1429) où Talbot fut capturé par les Français. Encore une fois, le Talbot de d’Aubignac se montre bien disposé au sort de la Pucelle, ce qui n’est pas du tout conforme à l’histoire. 196 D’Aubignac écrit dans la marge: ‘Stph. Forcatulus lib. 7. de Gallorum. Imperio dit que Talbot opinant pour elle les Soldats se soulevèrent contre lui le Conseil tenant, et qu’il persévéra’. La source citée est De Gallorum imperio et philosophia libri septem (1579) d’Etienne Forcadel (1534-1573). 112 UN AUTRE SOLDAT. Traîtres, vous vous entendez avec nos ennemis. UN AUTRE. Lâches, qui refusez de couvrir notre honte, et notre fuite. [p. 127] Un autre cri se doit encore faire ici. LE BARON 197 . Et quoi, Seigneur, souffrez-vous que ce peuple et ses Soldats prennent part à votre Conseil? avez-vous jeté vos suppôts dans cette assemblée pour exciter ces clameurs, et violenter nos sentiments par leur fureur émue? 198 LE DUC. Votre propre indiscrétion fait tout ce que vous m’imputez, et vous n’auriez pas sujet de craindre ce peuple, si vous leur rendiez la sûreté que vous leur devez. Sauvez-les du danger où cette Sorcière les retient, et vous ne serez pas en danger avec eux 199 . Perdez une criminelle, afin qu’ils ne perdent pas un brave Chevalier. [p. 128] LE COMTE. Il faut céder à la violence, et souffrir que l’on détruise une vie que nous ne pouvons conserver. 197 Dans l’adaptation en vers de la pièce, cette réplique est dite par le Comte. 198 Selon les historiens, les interrogatoires de Jeanne commencèrent le 21 février 1431 dans la séance publique à l’intérieur de la chapelle du Château à Rouen. Après le 10 mars, toutes les séances, y compris celle du procès de relapse, continuèrent au château même, en dehors de la vue publique. 199 D’Aubignac s’inspire peut-être des histoires des menaces de violence contre les assesseurs par les soldats anglais. La haine contre Jeanne et même contre les ecclésiastiques français qui la jugèrent fut grande: «Le dimanche de la Trinité, les juges apprirent que Jeanne avait repris l’habit d’homme. Ils vinrent au château, sans Cauchon, mais une centaine d’Anglais les empêcha de passer, leur criant que les gens d’Église étaient faux, menteurs et traîtres. Ils réussirent à s’échapper», Brasillach, Le Procès, p. 142. 113 CANCHON. Je n’estime pas que la mort suffise pour punir son forfait, si ce n’est par le feu. DESPINET. J’ajoute qu’elle doit être brûlée toute vive 200 . MIDE. Dites encore qu’il en faut jeter les cendres au vent. Oui, Seigneurs, et si l’on en peut éteindre la mémoire, je crois que nous le devons 201 . LE DUC. Persistez en vos opinions, si bon vous semble, la Justice a l’avantage par-dessus votre passion et votre brigue. Vous, Canchon, ayez soin de lui [p. 129] faire entendre son arrêt, et qu’on l’exécute promptement. CANCHON. Reposez-vous sur mes soins, et vous assurez que je ne manquerai point à tous vos ordres. Il sort avec Despinet et Mide. 200 La punition d’être brûlé vif fut réservée aux hérétiques qui refusèrent d’abjurer et aux hérétiques condamnés comme relaps. Le coupable fut livré au bras séculier pour l’administration de la peine capitale, l’Église se lavant les mains de toute autre responsabilité. On choisit le feu comme moyen d’exécution, paraît-il, à cause de son association avec l’enfer. L’intention fut d’impressionner et de terroriser (Edward Burman, The Inquisition, the Hammer of Heresy, Wellingborough: Aquarian, 1984, pp. 72-74). 201 Ce fut la pratique de rassembler les cendres de l’hérétique et de les lancer dans une rivière ou dans un ruisseau. Dans le cas de Jeanne, les cendres et quelques restes furent jetés dans la Seine afin d’empêcher les gens de les prendre et de les garder comme reliques. 114 ************************************************** SCÈNE III. LE DUC DE SOMMERSET, LE COMTE DE VVARVICK, LE BARON DE TALBOT, LA COMTESSE, DALINDE. LA COMTESSE. Ne vous séparez pas encore, équitables Chevaliers. [p. 130] DALINDE. Ha! Madame, pensez où vous êtes, et ce que vous faites. LA COMTESSE. Ha! Seigneur, ne condamnez pas la Pucelle, j’implore sa grâce avec les soupirs et les larmes, et si j’ai bien eu le pouvoir de vous faire résoudre à ce second Conseil, ne le terminez pas sans m’ouïr. LE DUC. Quel changement si soudain vous fait agir de la sorte? Vous priez en vain, Madame, et sa condamnation ne se peut plus révoquer. LA COMTESSE. Ha! Barbares, savez-vous pas qu’elle est innocente? c’est moi qui suis coupable, ouvrez mon cœur, et vous verrez sa mort écrite sans raison dans mes intentions: ma fu-[p. 131]reur m’en a rendue complice, tout le peuple en a frémi d’horreur, et jeté des cris épouvantables vers le Ciel, les avez-vous pas entendus? 202 LE COMTE. Bon Dieu, elle extravague; Dalinde, depuis quand est-elle en cet état? 202 D’Aubignac nous présente les sentiments de remords de la Comtesse ainsi que la manifestation de sa punition divine, c’est-à-dire la folie. 115 DALINDE. Depuis un moment; Elle était à la fenêtre toute pensive, et tout soudainement aux clameurs de cette assemblée elle s’est mise à deux genoux, elle a fait des discours extravagants, et des actions déréglées; puis elle est accourue dans cette place. LE DUC. Ces cris dont vous parlez, Madame, ont été les témoignages du jugement du peuple qui l’a condamnée devant nous. [p. 132] LA COMTESSE. Mais voyez-vous pas tout ce peuple qui revient en foule et les larmes aux yeux, pour me solliciter de vous demander sa grâce? Entendezvous pas vos Soldats qui publient tout haut sa généreuse vie, et la grandeur de ses exploits? Au moins prêtez l’oreille au récit qu’ils font de ce qu’ils ont vu de merveilleux en cette Fille. LE DUC. Comte, voilà sans doute un artifice que vous faites jouer pour effrayer ce peuple, et divertir une exécution si nécessaire. LE COMTE. C’est plutôt une vengeance du Ciel, qui par cette folie publique, en punit une autre secrète qui la faisait agir [p. 133] avec tant d’ardeur 203 . LA COMTESSE. Que vous donnez de rudes secousses à ma conscience, agréables truchements de la vérité oppressée? 204 Mais pourquoi cette foule importune à l’entour de moi? pourquoi m’accabler de la sorte en me suppliant? Ha! quel étrange changement? 205 tout ce peuple devient comme des Lutins et des Démons effroyables, ce ne sont plus que des furies d’Enfer qui me pressent 206 . Ha les voilà qui s’approchent, elles 203 Cette punition divine n’est pas prédite par la Pucelle. 204 Sic (point d’interrogation). 205 Sic (point d’interrogation). 206 En évoquant ces images de l’enfer, il se peut que d’Aubignac fasse allusion à la punition qui attend ceux qui viennent de condamner la Pucelle. Le mot «Enfer» évoque aussi les flammes qui vont bientôt dévorer la jeune fille. 116 me touchent, elles me blessent, elles me déchirent. Ha! Fille sainte 207 , si vous me pardonnez, j’en serai bientôt délivrée. Prononcez en ma faveur, et ne considérez point que je les ai fait prononcer contre vous: lisez dans le [p. 134] fond de mon âme, et comptez les tourments de ma conscience, soyez satisfaite de mes douleurs secrètes sans m’abandonner à la rigueur dont je suis persécutée. Quoi? vous ne parlez point. Elle tombe sur les bras de Dalinde. LE DUC. Voilà sans doute encore un ouvrage de cette sorcière, hâtez sa mort, et qu’on ne diffère pas d’un moment. ************************************************** SCÈNE IV. LE DUC DE SOMMERSET, LE COMTE DE VVARVICK, LE BARON DE TALBOT. LE COMTE. Enfin, l’ardeur de son extravagance est assoupie, et cette pâmoison vous donne le moyen de la faire emporter. [p. 135] LE BARON. Souffrez que je ne vous quitte point en ce rencontre. LE COMTE. Pour m’obliger, laissez-moi seul. 207 L’idée de la sainteté de Jeanne ne fut accentuée qu’à partir du dix-neuvième siècle. Avant cela, Jeanne fut l’héroïne de la Guerre de Cent Ans et le symbole moral du changement de la fortune de la France. Il est vrai qu’à Orléans, au quinzième siècle, la mémoire de Jeanne en tant que «fille de Dieu» fut répandue. Mais bien plus importante en France fut l’idée de sa noblesse. Warner écrit: «Joan of Arc was remembered by men who wished to assert the justice of their claim to nobility through descent from someone who enjoyed an unimpeachable right to the title, in its social and its moral value» (Joan of Arc, p. 194). En l’appelant «Fille sainte», d’Aubignac souligne l’aspect divin de la Pucelle plutôt que sa noblesse militaire ou politique. 117 LE BARON. Seigneur fais-nous connaître autrement que par ta vengeance la vérité d’une si prodigieuse aventure. Il sort. ************************************************** SCÈNE V. DALINDE. En emportant la Comtesse. Étrange accident d’une âme blessée par une extravagante jalousie, et par une conscience criminelle. Le Théâtre se referme 208 . FIN du quatrième Acte. 208 Voir la note 160 (II, 6). Cette didascalie est absente de la fin des actes I et II. 118 [p. 136] ACTE V. ************************************************** SCÈNE I. LA PVCELLE, CANCHON, MIDE, LES GARDES. LA PVCELLE 209 . E touche enfin l’heureux moment d’une entière liberté, puisque je sors de prison pour sortir du monde; et mes chaînes commencent d’être légères à mon corps, comme elles l’ont toujours été à mon âme 210 . Après avoir été glorieuse à la guerre, et malheureuse dans ma captivité, je suis at-[p. 137]tendue dans une paix de gloire, et une félicité toujours libre: Et je sens bien que le sacré Conducteur de ma vie, est encore alentour de moi. Cette espérance qui m’élève au Ciel, et ce mépris absolu qui me sépare avec joie des choses terrestres, en sont des preuves sensibles à ma faiblesse. Non, Seigneur, sans le secours de votre Ministre je ne verrais pas allumer les flammes de mon tourment avec la même indifférence que j’en ai vu l’Image; sans lui, je serais morte de frayeur à la peinture du feu qui me va dévorer: et sans lui, que deviendrais-je aux approches d’un embrasement véritable? mes yeux se fermeraient, mes pieds deviendraient immobiles, et tous mes sens épouvantés [p. 138] laisseraient échapper mon âme avant le temps: Mais faites, ô Dieu Tout-puissant, que cette victime qui vous est immolée par l’injustice et la haine, devienne une victime de satisfaction et d’humilité: que je sois l’offrande de moimême, non pas de mes ennemis: et que mon obéissance à vos décrets, 209 Dans l’adaptation en vers de la pièce, ce monologue se compose de stances. D’Aubignac exige que les stances ne pèchent pas contre la vraisemblance: «[…] il faut que le Poète donne du temps à son Acteur pour faire des vers, ou qu’il trouve une raison extraordinaire, mais probable, pour en composer sur le champ», La Pratique du théâtre, p. 287. 210 La Pucelle de d’Aubignac accepte son destin beaucoup plus passivement que Jeanne. Selon les historiens, Jeanne se mit à pleurer piteusement lorsqu’elle apprit les nouvelles de sa punition. Elle eut toujours peur du feu et déclara sa préférence d’être décapitée sept fois plutôt que d’être brûlée vive (Pernoud, Vie et mort de Jeanne d’Arc, pp. 234-235). J 119 fasse un sacrifice religieux du meurtre que l’impiété va commettre contre vos lois et celles des hommes. Acceptez mon tourment pour le repos de la France que vous punissez: que ma mort soit le dernier coup de votre rigueur: et quand mes flammes seront éteintes, éteignez celles qui consomment cet Empire désolé. CANCHON. Vœux inutiles qui ne font que [p. 139] retarder ses pas et le contentement de tout le peuple: tu n’es plus en état de nous forcer d’entendre tes vains propos, et tout ce qui te reste à faire, est de marcher promptement au supplice de tes crimes, sans nous importuner de tes plaintes: sois modeste devant tes Juges, et par ton silence montre que tu souffres patiemment. LA PVCELLE. Ce n’est pas de ta bouche, Barbare, que j’attends le Conseil de ma patience. Quoi? tu me veux ôter la parole devant que je perde la vie? Sache qu’il n’est pas encore temps que je me taise: Écoute auparavant le testament que je fais. Je donne mon corps au feu, et rends mon âme à celui qui me l’a donnée: [p. 140] je laisse à ceux de mon sang la révérence et l’amour du monde: aux Français, pour les consoler du regret de ma perte, des lauriers toujours verts, une prospérité glorieuse, et une tranquillité que vous ne leur ravirez jamais; et à vous, pour rabattre la vaine joie que vous avez à me perdre, je vous laisse des Cyprès emmoncelés, une ruine sans ressource, et une terreur générale 211 . La Pucelle sort, et le Comte entre. MIDE. Cette hardiesse m’étonne, et bien que son discours me semble ridicule, je ne laisse pas d’en appréhender le présage. 211 Le langage imagé de la nature employé par d’Aubignac contraste, d’une façon efficace, le destin des Français et celui des Anglais prévus par la Pucelle. À la fin de la Guerre de Cent Ans, les Anglais furent chassés de la France, à l’exception seulement de Calais et du comté de Guines. L’économie de la France s’améliora et le pays témoigna d’une période de stabilité et de paix. L’Angleterre, par contre, se trouva bientôt embrouillée dans un grand conflit domestique, la guerre des Deux-Roses. 120 ************************************************** [p. 141] SCÈNE II. LE COMTE DE VVARVICK. Quelle rage anime ce peuple insensé? à peine ai-je tourné des yeux l’étendue de cette cour, qu’il n’y est pas resté une seule personne, ils ont devancé tous ou suivi cette innocente infortunée pour être témoins d’un crime si détestable 212 . Hé! quoi? en fais-je pas autant de l’esprit? ce qu’ils font par compassion, par haine, ou par curiosité, je le fais par amour. Oui, je sens que mon âme m’abandonne, elle la suit, elle court après, elle est à ses côtés; et je vois, ce me semble, déjà qu’on l’at-[p. 142]tache au-dessus du bûcher préparé pour sa mort, on l’allume, elle brûle, elle souffre, elle meurt, et la plus aimable personne du monde n’est plus qu’un peu de cendre 213 . Lâche, et peu digne d’aimer, as-tu donc vu cet orage se former au-dessus de sa tête, sans la garantir? astu souffert qu’on l’ait jugée, qu’on l’ait condamnée, qu’on l’ait menée à la mort? savais-tu pas bien que sa valeur et sa beauté t’obligeaient de tout entreprendre? et ne sentais-tu pas bien que ta passion t’exposerait à ce désespoir si tu la voyais périr? Mais ai-je pas tenté son salut et par la force, et par l’artifice? L’un m’a été impossible, et son opiniâtreté a toujours empêché l’autre; Pour la sau-[p. 143]ver sans sa volonté, je n’en avais pas le pouvoir: et de la sauver avec sa volonté, sa pudeur ne l’a pu souffrir; je le pouvais néanmoins si mes désirs n’eussent point été partagés: mais je désirais tout ensemble ma satisfaction et son salut, et je ne l’ai jamais considérée seule, et sans mon intérêt: j’ai bien travaillé pour la sauver, mais toujours avec dessein de me la 212 D’Aubignac explique la raison pour laquelle le Comte se trouve seul sur le théâtre: tous les autres personnages sont allés assister à l’exécution de la Pucelle. Ces paroles nous semblent forcées puisqu’elles n’existent que pour justifier le monologue. Dans sa Pratique du théâtre, d’Aubignac écrit: «J’avoue qu’il est quelquefois bien agréable sur le Théâtre de voir un homme seul ouvrir le fond de son âme […] mais certes il n’est pas toujours bien facile de le faire avec vraisemblance», p. 368. 213 Ces paroles évoquent, d’une façon efficace, la nature provisoire de la vie humaine. D’Aubignac met en contraste l’image de «la plus aimable personne du monde» avec celle du «peu de cendre» qui reste après sa mort. De plus, le choix des trois verbes, «brûle», «souffre» et «meurt», réussit à présenter la réalité de l’exécution sans choquer les sensibilités du public. 121 conserver ou par amour ou par puissance. Aveugle en mon dessein, devais-je pas juger que sa vertu n’était pas capable de se relâcher; et puisque je ne la pouvais laisser parmi nous sans mettre sa vie en péril, je lui devais procurer la sûreté toute entière; je ne l’aurais pas possédée, mais je ne l’aurais pas per-[p. 144]due: et mon affection aurait été louable, bien qu’infructueuse 214 . Doux sentiments de mon cœur qui m’avez tant de fois persuadé que je l’aimais, je m’aperçois bien maintenant que vous étiez des imposteurs, vous ne me donniez point d’amour que pour moi-même, je n’aimais que mon propre contentement, je courais après les délices de sa possession, et parce que mon propre bien était en sa personne je me suis faussement imaginé que j’aimais sa personne. Car s’il eut été vrai, je lui aurais donné la liberté sans réserve, et je lui aurais conservé la vie comme le présent d’une affection désintéressée. Encore est-il vrai que je ne me suis pas bien aimé moi-même: car en divertis-[p. 145]sant son malheur j’aurais évité le mien: j’aurais eu pitié de mon propre cœur, et en la sauvant, je me serais sauvé de la douleur de sa perte. Et des deux maux qui m’outragent, pour la voir sans vie, et moi sans elle, j’aurais épargné le premier, et son salut m’eut été une douce consolation à son absence. C’est donc moi qui l’ai livrée à ses ennemis, puisque j’ai pu l’en garantir, et que je l’ai dû faire; c’est moi qui l’ai trahie, puisque mes intérêts ont été un obstacle à sa vie et à sa liberté. Oui, de tous ses Juges il n’y a que moi de coupable, car ils ne le seraient pas, si je ne l’avais point été. Reviens donc mon Amour, mais non plus avec ces flammes [p. 146] qui m’ont si longtemps flatté: apporte des flambeaux de désespoir et de rage, et mesure mon tourment à ce qu’elle endure: Reviens mon Amour, non plus avec les traits dont tu m’as fait tant d’agréables blessures, mais avec des glaives qui m’ouvrent le cœur en mille endroits par des plaies incurables: Il faut que ma passion soit mon bourreau, puisqu’elle me l’a prédit, et que c’est ma passion qui la laisse périr. 214 Cette pensée que la Pucelle aurait accepté la liberté, sans compromettre ses principes, n’est pas invraisemblable. Selon les historiens, Jeanne crut qu’elle serait un jour libérée de prison. 122 ************************************************** [p. 147] SCÈNE III. LE COMTE DE VVARVICK, LA COMTESSE, DALINDE. LE COMTE. Oici l’autre sujet vivant de ma douleur, l’une m’afflige par la perte de sa vie, et celle-ci par l’égarement de sa raison. Si je pense à celle que je n’ai plus, mon amour me tourmente: et si je regarde celle que j’ai, mon devoir me reproche son malheur. DALINDE. Mais, Madame, pourquoi vous dérobez-vous de nos mains avec tant d’effort 215 . [p. 148] LA COMTESSE. Vos soins me deviennent importuns, et je les prendrai même à la fin pour des désobéissances et des injures; Après ce long assoupissement, je trouve que la fraîcheur rappelle un peu ma première vigueur, et puis ne dois-je pas soupirer et pleurer dans cette place fatale où je me suis employée si malheureusement à la ruine d’une autre et de moimême? 216 LE COMTE. Dalinde, en quel état l’avez-vous trouvée à son réveil 217 . DALINDE. Son esprit est plus calme, et ses actions plus modérées, mais son discours ressent encore quelque chose de la frénésie. 215 Sic (point). 216 Dans sa «Préface», d’Aubignac identifie la Comtesse comme symbole de jalousie. En même temps, elle représente les sentiments de remords que les Anglais auraient dû éprouver, selon l’auteur, pour avoir tué la Pucelle. 217 Sic (point). V 123 [p. 149] LA COMTESSE. Peut-être que la cruauté de ses Juges n’aura pas été jusqu’à la mort, mais peut-être aussi que suivant les premiers mouvements que je leur ai donnés, ils croiront me complaire en achevant cette barbarie. Dalinde qu’en dites-vous, et qu’en avez-vous appris? DALINDE. Madame, je n’en sais rien, car je ne vous ai point quittée. LA COMTESSE. Je vous avais pourtant commandé de la suivre, et de prier le Duc de la remettre en ma garde jusqu’à tant qu’il eût eu nouvelle de Bethfort. [p. 150] DALINDE. Voilà son esprit qui s’égare. LA COMTESSE. N’ont-ils pas vu le nouvel ordre que j’ai reçu de la Cour, de ne la point encore exécuter 218 . Allez trouver Canchon, et lui dites que s’il n’obéit volontairement, je sais bien le moyen de l’y contraindre, je ferai venir ici les Français pour la sauver. DALINDE. Je crains qu’elle retourne à sa première fureur, car tout ce discours n’a pour objet que des vaines imaginations. LE COMTE. D’où vient ce grand bruit à la porte du Château? cette injuste mort aurait-elle [p. 151] point causé quelque émotion populaire? 218 Sic (point). Cet ordre est une invention de la part de d’Aubignac ou de la part de l’esprit fou de la Comtesse. Les prochaines paroles de Dalinde nous incitent à croire que les illusions de la Comtesse en sont la cause. 124 ************************************************** SCÈNE IV. LE DUC DE SOMMERSET, LE COMTE DE VVARVICK, LA COMTESSE, CANCHON, DESPINET, UN GARDE. LE DUC. Entrez, et me contez à loisir le trouble qui vous émeut. CANCHON. Tirez ce perfide, traînez ce séditieux. LA COMTESSE. Ha! quelle extrême joie, les voilà sans doute qui nous ramènent la Pucelle. [p. 152] CANCHON. Certainement je vous ai rencontré bien à propos devant le Château, et sans votre présence le peuple qui commençait à s’émouvoir l’aurait peut-être fait évader: mais maintenant qu’elle est en sûreté, je vous puis dire un accident qui vous doit bien surprendre. Sur le point qu’on devait exécuter votre Arrêt contre cette Sorcière, on a vu ce lâche percer la foule pour s’approcher d’elle: et le peuple serré dans la place ne pouvant que malaisément s’ouvrir, et voyant le feu prendre au bûcher, il s’est à haute voix écrié qu’elle tournât les yeux vers lui, et qu’elle prêtât l’oreille à sa reconnaissance: qu’il la con-[p. 153]fessait innocente des crimes dont on l’avait accusée, que ses Juges étaient des criminels, et qu’il recevait un déplaisir très sensible de ne pouvoir aller jusqu’à ses pieds pour lui demander pardon de sa faute 219 ; Alors une partie du peuple, dont le cœur mol compatit aisément aux infortunes d’autrui sans en regarder la cause, a tourné l’œil sur lui; et touché de ses clameurs, murmurait déjà contre votre Jugement, et se 219 Nous apprenons plus tard dans la scène qu’il s’agit de Despinet. L’incident est une invention de la part de d’Aubignac. D’Estivet est dépeint par les historiens comme ayant été malveillant dans sa poursuite de Jeanne. Il insulta la jeune fille, l’appelant «putain» et «paillarde». 125 disposait à des agitations séditieuses, si je n’eusse envoyé promptement des Gardes pour l’éloigner de leur vue et le conduire au Château, afin de savoir ce que vous en ordonnerez. [p. 154] LE DUC. Quoi, Despinet, de Juge que vous étiez, vous êtes devenu bientôt complice? après avoir rendu tant de bons services à l’Angleterre, fallait-il vous démentir vous-même par cette lâcheté? DESPINET. Pensez et faites de moi tout ce que vous voudrez, je ne puis avoir un sentiment plus raisonnable, et l’innocence de cette Fille mérite bien d’avoir ses Juges pour témoins: je crains bien que la satisfaction dont j’ai voulu m’acquitter publiquement, ne soit pas suffisante, et que l’ayant faite trop tard elle demeure imparfaite et inutile. LE COMTE. Juste ressentiment; hé que [p. 155] ne doit point faire celui qui n’était pas seulement son Juge, mais son Amant? 220 qui n’était pas obligé seulement de ne la pas condamner, mais encore de la sauver? LA COMTESSE. Je ne dois pas différer plus longtemps à lui demander pardon, Dalinde, marchez devant, et m’ouvrez le passage si le peuple est trop serré. DALINDE 221 . Madame, où courez-vous inutilement, apprenez devant en quel état est cette affaire: le Baron de Talbot vous en pourra dire quelque chose. 220 C’est la première fois dans la pièce que le Comte avoue publiquement son amour pour la Pucelle. 221 Ce personnage n’est pas annoncé sur la liste des «Acteurs» au début de la scène. 126 ************************************************** [p. 156] SCÈNE V. LE COMTE DE VVARVICK, LA COMTESSE, LE DUC DE SOMMERSET, LE BARON DE TALBOT, CANCHON, UN GARDE 222 . LA COMTESSE. Et bien, que savez-vous de la Pucelle, et qu’en saurai-je de votre bouche? LE BARON. Je vous puis tout dire, Madame, car j’ai tout vu, et mon âme est encore toute émue de compassion pour sa peine, d’admiration pour sa vertu, et d’étonnement pour les miracles qui l’ont suivie; la connaissance par-[p. 157]ticulière que j’avais de sa valeur, m’a donné le désir de voir sa mort, pour découvrir si sa générosité n’était point un déguisement, ou une stupidité. Mais elle a bien montré que c’était une vertu toute héroïque; la couleur de son visage n’a point changé devant le bûcher et le feu qui l’attendaient, son corps n’a point frémi, et n’en a détourné les yeux que pour regarder le Ciel, et lui adresser des prières qui ont touché de pitié l’âme de ceux qui les ont ouïes, et fait couler des larmes de leurs yeux 223 ; les sentiments du peuple paraissaient bien divers dans les propos que chacun tenait, mais tous demeuraient d’accord que son supplice était bien rigoureux. [p. 158] Au point de l’exécution, je les ai vu tous pâlir, ils ont tremblé, ils ont tourné la tête et jeté des soupirs et des cris effroyables que la tendresse a tirés du fond de leur cœur; et à juger des personnes par la contenance extérieure, on eût pu croire que tout le peuple était coupable, et qu’elle seule en considérait le supplice. Cependant la flamme ayant gagné l’artifice et les poudres ensoufrées qui l’environnaient, en peu de temps sa vie s’est éteinte dans le feu, et son corps s’est confondu dans les cendres de son bûcher sans aucun reste 222 Cette liste de personnages ne comporte pas le nom de Despinet. 223 Cette description de la réaction de la foule après avoir entendu les prières de la Pucelle est conforme à l’histoire. 127 apparent 224 . Mais quand on a voulu jeter ses cendres au vent, on a découvert un prodige bien épouvantable; [p. 159] on a trouvé son cœur tout entier plein de sang et sans aucune trace du feu qui venait de consommer son corps; je l’ai vu, Madame, et la plus grand[e] part du peuple l’a vu aussi bien que moi, de sorte qu’il a fallu le remettre dans un second brasier pour le détruire 225 . LE DUC. Que les Démons ont eu de peine à céder à la Justice, et à quitter ce cœur détestable qui servait de trône à leur malice et à leur rage 226 . LE COMTE. Dites plutôt que ce cœur invincible à tant de malheurs, avait reçu du Ciel cette grâce de survivre à son sup-[p. 160]plice, et que ce miracle est un ouvrage de Dieu pour manifester son innocence. DESPINET. Ha! je n’en doute plus, nous l’avons condamnée, mais Dieu la justifie. Cruels ministres de l’iniquité, pourquoi avez-vous empêché l’effet de mes ressentiments, et le respect que je m’efforçais de lui rendre? au moins ne m’empêcherez-vous pas de publier votre crime et le mien, et 224 Selon le témoignage de Jean Riquier, le bourreau fut commandé d’écarter les flammes et de montrer le corps de Jeanne toujours accroché sur le bûcher. (Régine Pernoud, Réhabilitation de Jeanne d’Arc, Reconquête de la France, Paris: Jean-Paul Bertrand, 1995, p. 11). Les Anglais voulurent dissiper tout le doute qu’elle fût morte, craignant une rumeur d’évasion. 225 Selon quelques témoignages, une fois que le corps fut brûlé et réduit en cendres, le cœur de Jeanne resta intact et plein de sang. En dépit du pétrole, du soufre, et du charbon de bois que le bourreau appliqua aux entrailles et au cœur, il ne put les ramener aux cendres (Pernoud, Vie et mort de Jeanne d’Arc, p. 270). L’auteur de l’adaptation en vers de la pièce ne fait pas mention du second brasier. 226 Ce que les autres personnages interprètent comme signe de divinité est compris par le Duc comme évidence de la nature diabolique de Jeanne. D’Aubignac emploie le vocabulaire de l’exorcisme, évoquant des images de démons qui quittent à contrecœur le corps d la jeune fille. La croyance que le feu fut parfois le seul moyen de débarrasser le corps des démons fut très répandue à l’époque. Voir l’ouvrage de Burman, The Inquisition, pp. 72-74. 128 pour satisfaire le Ciel, je confesse à tout le monde qu’elle est morte innocente, et que nous avons été les esclaves de la tyrannie 227 . LE DUC. Retirez d’ici ce lâche im-[p. 161]portun, et sans nous donner la peine de juger sa perfidie, qu’on le chasse hors de la ville sans suite et sans aucun secours, et que son désespoir dans un général abandonnement lui conseille sa propre mort, ou quelque chose de pire. On tire Despinet dehors en disant. DESPINET. Considérez au moins, Barbares, que c’est la peine dont j’avais été menacé par la Pucelle. ************************************************** [p. 162] SCÈNE VI. LE DUC, CANCHON, LE COMTE DE VVARVICK, LA COMTESSE, DALINDE, UN SOLDAT. LE SOLDAT. Prodigieux événement. Hé! Dieu qu’ai-je vu? LE DUC. D’où vient cet effroi? Parle sans différer. LE SOLDAT. Seigneur, au milieu de la place Mide vient d’être frappé d’une horrible maladie; le visage, les mains et tout le corps lui ont blanchi soudainement, mais avec une difformité si étrange que [p. 163] chacun s’en est facilement aperçu: tous ceux qui l’environnaient s’en sont écartés avec grands cris; et une secrète horreur qu’il semble 227 Dans l’adaptation en vers de la pièce, Destivet parle des «beaux yeux mourants» de la Pucelle, détail qui est absent de l’œuvre en prose. 129 porter avec lui, le fait abandonner de tout le monde, comme s’il avait la peste, et qu’il la put donner avec les regards 228 . LA COMTESSE. Vengeance du Ciel contre les persécuteurs de cette sainte Fille: mais que ferai-je pour l’éviter, moi qui suis la plus coupable? Ah je ne le puis, je sens dans toutes mes veines un trait de feu qui s’y glisse avec mon sang: les flammes de son trépas sont éteintes, et celles de mon tourment s’allument. DALINDE. Madame, revenez à vous. [p. 164] LA COMTESSE. Ne me touchez pas Dalinde, et gardez de vous embraser en m’approchant: puis-je trouver quelque remède au mal qui me dévore? non certes, car il est dans mon propre cœur, ma conscience le produit par ses remords, je ne m’en puis séparer. Quels monstres hideux viennent de sortir de mon sein? quels serpents me poursuivent? Quelle horreur m’environne? 229 Ha! cherchons à mourir pour satisfaire la Justice divine qui me presse. Elle sort en fureur. 228 En réalité, naturellement, Midi développa la lèpre sur une plus longue période et par la suite mourut de la maladie. Le dénouement rapide est une exigence de d’Aubignac qui déconseille au dramaturge «d’ajouter à la Catastrophe des Discours inutiles, et des actions superflus qui ne servent de rien au Dénouement, que les Spectateurs n’attendent point, et même qu’ils ne veulent pas entendre» (La Pratique du théâtre, p. 208). Scherer affirme qu’à partir de 1640 environ, les dramaturges français recherchent «la plus grande rapidité possible dans les dénouements» (La Dramaturgie, p. 134). Par contraste, les contemporains d’Alexandre Hardy (v. 1570v. 1632) «se complaisaient à des dénouements lentement déroulés, parfois même artificiellement prolongés» (ibid., p. 133). 229 D’Aubignac se sert d’un langage imagé saisissant pour évoquer la folie de la Comtesse. La nature effrénée de chacun des personnages dans cette scène est le résultat du dénouement rapide exigé par l’auteur. Bien que l’adaptation en vers de la pièce fasse mention des monstres et des serpents, la réplique de la Comtesse est plus courte et moins frénétique. 130 LE COMTE. Dalinde, suivez-la de près, ne la quittez point, et la faites conduire en son appartement, je m’y rendrai bientôt. ************************************************** [p. 165] SCÈNE VII. LE DUC DE SOMMERSET, LE COMTE DE VVARVICK, CANCHON. CANCHON. Bon Dieu, je suis mort, un trait invisible me vient de percer le cœur. Il tombe. LE COMTE. Prompts et merveilleux effets des prédictions de la Pucelle 230 . LE DUC. Il a sans doute perdu la vie. LE COMTE. Craignez maintenant pour vous et pour vos enfants 231 . [p. 166] LE DUC. Ha! Comte, je vois bien que nous avons failli, et que pour les feux de joie que nous fîmes dans Paris à la prise de cette Fille, sa mort allumera bien des flambeaux funèbres dans toutes nos Provinces. Ce spectacle me fait trembler, et pour empêcher l’horreur qu’il me donne, je suis contraint de fuir sa présence. Il sort. 230 La mort subite de Canchon est un peu moins brusque dans l’adaptation en vers de la pièce, la réplique du personnage étant plus longue. 231 Nous rappelons la note 153 (III, 2). 131 ************************************************** SCÈNE VIII. LE BARON DE TALBOT, LE COMTE DE VVARVICK. LE BARON. Prenez en votre main tutélaire, ô Dieu Tout-puissant, l’Empire des Anglais, [p. 167] et retenez la fureur de votre bras qui le menace. Il sort. LE COMTE. Puisse le Ciel être satisfait des secrets tourments de mon âme, et me préserver de tous les malheurs qui nous ont été prédits. FIN. 132 Ouvrages et articles cités sur la vie de Jeanne d’Arc Brasillach, Robert, Le Procès de Jeanne d’Arc, Paris: Gallimard, 1941. Burman, Edward, The Inquisition, the Hammer of Heresy, Wellingborough: Aquarian, 1984. Dalarun, Jacques, «Le Troisième procès de Jeanne d’Arc», dans Images de Jeanne d’Arc, Actes du Colloque de Rouen (25, 26, 27 mai 1999), éd. Jean Maurice et Daniel Couty, Paris: Presses Universitaires de France, 2000, pp. 53-65. Doncoeur, R. P. Paul, La Minute française de l’interrogatoire de Jeanne la Pucelle, d’après le réquisitoire de Jean d’Estivet et les manuscrits de d’Urfé et d’Orléans, Melun: Librairie d’Argences, 1952. Guillemin, Henri, Jeanne dite «Jeanne d’Arc», Paris: Gallimard, 1970. Krumeich, Gerd, «Jeanne d’Arc et son épée», in Images de Jeanne d’Arc, Actes du Colloque de Rouen (25, 26, 27 mai 1999), Paris: Presses Universitaires de France, 2000, pp. 67-75. Michaud-Fréjaville, Françoise, «Images de Jeanne d’Arc: de l’orante à la sainte», in Images de Jeanne d’Arc, Actes du Colloque de Rouen (25, 26, 27 mai 1999), éd. Jean Maurice et Daniel Couty, Paris: Presses Universitaires de France, 2000, pp. 243-251. Pernoud, Régine, Réhabilitation de Jeanne d’Arc, reconquête de la France, Paris: Jean-Paul Bertrand, 1995. - Vie et mort de Jeanne d’Arc: les témoignages du procès de réhabilitation 1450-1456, Paris: Hachette, 1953. Perroy, Édouard, La Guerre de Cent Ans, 2 e éd., Paris: Gallimard, 1945. Potter, David, A History of France 1460-1560: The Emergence of a Nation State, Basingstoke: Macmillan, 1995. Poulouin, Claudine, «La Pucelle de Chapelain: bergère et fille du ciel», in Images de Jeanne d’Arc, Actes du Colloque de Rouen (25, 26, 27 mai 1999), éd. Jean Maurice et Daniel Couty, Paris: Presses Universitaires de France, 2000, pp. 179-187. Quicherat, Jules (éd.), Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, dite la Pucelle, publiés pour la première fois d’après les manuscrits de la Bibliothèque royale, 5 vol., Paris: 1841-1849; réimpr. New York: Johnson, 1965. 133 Sackville-West, V., Saint Joan of Arc, Londres: Cobden-Sanderson, 1936. Scott, W. S., Jeanne d’Arc, Londres: George G. Harrap, 1974. Waldman, Milton, Joan of Arc, Londres: Longman, 1935. Warner, Marina, Joan of Arc: The Image of Female Heroism, New York: Alfred A. Knopf, 1981. La Cyminde ou les deux victimes 137 Principes éditoriaux I. Édition originale LA/ CYMINDE/ OU LES DEUX/ VICTIMES./ TRAGÉDIE EN PROSE./ À PARIS,/ Chez FRANÇOIS TARGA,/ au premier pilier de la grande/ Salle du Palais, au/ Soleil d’or. 1642./ Avec Privilège du Roi. In-16 0 , 132 pages. Exemplaire consulté: Paris, Bibliothèque de l’Arsenal: 8-BL- 13899. C’est l’exemplaire unique indiqué dans les catalogues de la Bibliothèque nationale de France 1 . Il comporte une note manuscrite qui indique, juste au-dessus de la marque de l’imprimeur, «Par le Sr D’Aubignac». II. Établissement du texte La présente édition respecte le texte de l’édition originale. Comme pour La Pucelle d’Orléans, l’orthographe du texte de La Cyminde a été modernisée, y compris les conjugaisons et l’utilisation des accents. En revanche, aucune modification n’a été apportée à l’orthographe des noms propres, ainsi qu’à l’usage des majuscules à certains noms communs. Nous avons de la même façon respecté l’emploi fréquent de lettres minuscules au commencement des phrases. D’ailleurs, aucune modification n’a été faite aux temps verbaux, ni à l’ordre syntaxique. Partout dans le texte, nous avons remplacé «&» par «et». Nous avons utilisé des crochets pour signaler la pagination de l’édition originale. Les pages non paginées du «Libraire au lecteur», de l’«Extrait du Privilège du Roi» et de la liste des «Acteurs» ont été identifiées par des chiffres romains minuscules. 1 La cote indiquée par Baby dans la bibliographie (p. 723) de son édition de La Pratique du théâtre, Ars.Rf.5370 (2e pièce), correspond à un exemplaire de l’adaptation en vers par Colletet. Cet exemplaire est identifié dans les catalogues de la Bibliothèque nationale de France par la cote 8-RF-5370 (2) (Richelieu - Arts du spectacle magasin). 138 Plusieurs fautes d’impression ont été corrigées. Dans une phrase de la scène I, 1, nous avons changé l’adjectif «inquiète» à sa forme masculine. Nous avons remplacé «ce» par le pronom personnel réfléchi «se» une fois à la scène II, 3. Nous avons substitué «ou» à «où» une fois à chacune des scènes II, 3 et III, 6. Nous avons aussi remplacé «IV» par «VI» à la scène III, 6 puisque la scène est identifiée erronément dans l’édition de Targa. En ce qui concerne la correction du mot «fasses» à la scène III, 6, nous avons préféré utiliser des crochets pour indiquer la lettre ajoutée. Nous avons respecté la ponctuation de l’édition de Targa, à l’exception de deux coquilles, c’est-à-dire l’emploi fautif d’une virgule à la fin d’une phrase à la scène II, 3 et le manque d’une virgule à la scène II, 1. Préférant ne pas altérer l’intention possible de l’auteur 2 , nous avons décidé de ne pas modifier l’emploi, parfois suspect, de points-virgules, de deux-points, de points, de points d’interrogation et de points d’exclamation à la fin des phrases. Comme dans La Pucelle d’Orléans, tous les cas de ponctuation contestable sont identifiés dans les notes en bas de page par le mot «sic». Les sources et les références savantes, appelées par des chiffres, sont traitées dans nos propres notes en bas de page. 2 Voir la note 1 des « Principes éditoriaux » de La Pucelle d’Orléans. 139 LA CYMINDE OU LES DEUX VICTIMES. TRAGÉDIE EN PROSE. [fleuron] À PARIS, Chez FRANÇOIS TARGA 3 , au premier pilier de la grande Salle du Palais, au Soleil d’or. 1642. Avec Privilège du Roi. 3 Voir La Pucelle d’Orléans, note 1. L’imprimeur de La Cyminde ou les deux victimes est Arnould II Cottinet, rue des Carmes (Riffaud, «Imprimeurs», Théâtre, section sur Cottinet). Sur Cottinet, voir La Pucelle d’Orléans, note 1. Onze cahiers, de trois feuillets chacun, forment La Cyminde ou les deux victimes. 140 [p. i] LE LIBRAIRE AU LECTEUR. Cette Tragédie 4 du même Auteur que la Pucelle d’Orléans, a couru même fortune entre mes mains 5 : et n’ayant pas reçu de nos Comédiens un meilleur traitement je pourrais bien avec raison répéter ici beaucoup de choses que j’ai dites ailleurs 6 . Mais il suffira de t’avertir que les Acteurs, outre toutes les fautes du récit, les omissions et le changement de plusieurs paroles très importantes, la représentèrent avec beaucoup de négligence 7 . Car au lieu de découvrir la mer dès le 4 L’adaptation en vers de La Cyminde ou les deux victimes par Guillaume Colletet est appelée une tragi-comédie à cause de la fin heureuse de la pièce. D’Aubignac consacre le chapitre X du deuxième livre de sa Pratique du théâtre au sujet de ce genre de poème dramatique. Il est contre l’utilisation de «ce nouveau terme» (p. 209). S’inspirant des tragédies d’Euripide, d’Aubignac soutient qu’une pièce de théâtre dont les personnages sont héroïques est une tragédie quel que soit le dénouement. Il conseille aux dramaturges d’abandonner l’emploi du terme de tragi-comédie «afin d’empêcher que d’abord les Spectateurs ne découvrent l’événement de leurs intrigues» (ibid., p. 240). Sur cette forme dramatique, voir l’article d’Hélène Baby, «De la légitimation paradoxale: la tragi-comédie au temps de Richelieu», Littératures Classiques, 51 (2004), pp. 287-303, et celui d’Antoine Soare, «Du Cid à Horace en passant par la tragi-comédie», Papers on French Seventeenth Century Literature, 29 (2002), pp. 65-102. Grâce à la protection de Richelieu, Colletet devint un des premiers membres de l’Académie française. En plus de sa Cyminde, il est l’auteur de deux ballets et de quatre recueils de poésie. On lui attribue deux romans signés par Jean de Lannel, historien et romancier du XVII e siècle dont nous ne connaissons ni la date de naissance ni celle de mort. Avec Boisrobert, Corneille, Rotrou et Claude de l’Estoile (1597-1651), Colletet collabora à la tragi-comédie L’Aveugle de Smyrne (1638) et à La Comédie des Tuileries (1638). 5 Dans son édition de La Pucelle d’Orléans, le libraire explique que ces deux pièces «me tombèrent l’une et l’autre entre les mains, sans en savoir l’Auteur» et que «les exemplaires en furent saisis, et moi poursuivi sur la confiscation». En fin de compte, le libraire obtint la permission de publier les deux œuvres à condition d’omettre le nom de d’Aubignac. 6 Selon le libraire, La Pucelle d’Orléans fut «défigurée en la représentation», les comédiens changeant les termes, corrompant «les sentiments et les figures», faisant souvent «des exclamations pour des interrogeants» et criaillant «quand il fallait modérer la voix». 7 Il semble que La Cyminde, ou les deux victimes de d’Aubignac n’ait jamais été représentée. L’adaptation en vers de la pièce fut probablement jouée en 1641 au théâtre aménagé par Richelieu dans son Palais Cardinal et inauguré au mois de janvier de cette année-là (Lancaster, A History, t. II, vol. I, p. 367). Les 141 premier Acte, afin d’imprimer dans l’esprit des spectateurs la croyance de la [p. ii] mort d’Arincidas ou de Cyminde, par les préparatifs de ce Sacrifice 8 dont l’image leur serait toujours présente, ils ne l’ont jamais fait paraître qu’au quatrième, si bien que non seulement ils ont détruit l’unité du lieu malgré tous les soins de l’Auteur 9 , mais encore ont-ils perdu l’effet d’un beau spectacle, et qui d’ailleurs n’était pas trop mal disposé. Outre que le discours le plus pathétique de Cyminde, est celui qu’elle fait auprès du corps de son mari, quand elle le tient demi-mort sur le rivage, et néanmoins il fut faible, et sans grâce dans la représentation, parce que l’Actrice était debout, ne pouvant ou ne voulant pas se baisser comme il était nécessaire en ce rencontre 10 où la douleur la doit rendre languissante, et lui faire examiner de près, si celui qu’el-[p. iii]le aime et qu’elle pleure, est véritablement mort ou vif: Aussi lors les spectateurs se fâchaient contre l’Actrice qui faisait si mal son personnage 11 , et différences majeures entre La Cyminde, ou les deux victimes de d’Aubignac et l’adaptation en vers sont les suivantes: le changement du nom du héros Arincidas à Lisidas, le changement du nom du royaume de Coracie à Sarmacie, le changement du nom d’Eryone à Hesione, l’élimination du personnage de Dorcas, l’addition d’un page qui paraît aux scènes V, 5 et V, 6, la suppression de quelques indications scéniques et l’identification des deux bourgeois Licaste et Erymant. Lancaster affirme erronément que ce dernier est un page (ibid., p. 368). D’autres changements qui se trouvent sur la liste des personnages sont les suivants: «Cyminde, Demoiselle d’Albanie, depuis peu femme de Lisidas», dans l’adaptation en vers, plutôt que «Cyminde, Damoiselle d’Albanie femme d’Arincidas» et «Deux troupes de Bourgeois», plutôt que «Troupe de Citoyens d’Astur». 8 Il s’agit de la scène IV, 2. 9 Dans la pièce, d’Aubignac spécifie que la scène est «en la ville d’Astur, sur la place entre le Palais et le temple, et qui regarde la mer» («Acteurs»). 10 Il s’agit de la scène V, 4. Au dix-septième siècle, le mot «rencontre» pouvait encore être du genre masculin, surtout dans la locution «en ce rencontre». 11 Au dix-septième siècle, les habitués du théâtre parlaient tout haut pendant les représentations et, très souvent, persiflaient les comédiens, comme l’écrit Barbara Mittman: «A running dialogue was frequently carried on between spectators on the stage and spectators in the parterre. Much of the time, the play that was being performed was overshadowed by the by-play which surrounded it. Indeed, the theatre represented not so much an aesthetic experience as a social event, like a salon, a ball, an outing or even a cabaret», Spectators, p. 27. Larry F. Norman fait remarquer que la visibilité non seulement des acteurs mais aussi des spectateurs contribua à créer cette ambiance bruyante: «The presence of seated spectators on 142 perdaient cependant le contentement qu’ils devaient recevoir de ses plaintes. C’est comme il en arrive à la plupart des Pièces de Théâtre, que les Acteurs rendent bonnes ou mauvaises dans les représentations selon leur caprice et la portée de leur suffisance 12 : Juge donc de celleci librement et avec plaisir. the stage itself allowed the performance very little «isolation» from the lay audience. Furthermore, though the actors were «illuminated», so was the audience, on whom the lights were not dimmed for almost another two centuries; spectator and actor were equally visible. All of which created an atmosphere where […] the audience provided a performance of equal interest to that on the stage», «Dramatic Distance and French Classical Comedy: D’Aubignac’s Theory of the Spectacle», Romance Languages Annual, 8 (1997), pp. 91-96 (p. 91). 12 Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de S. Wilma Deierkauf-Holsboer, L’Histoire de la mise en scène, pp. 98-99, au sujet de la qualité des comédiens français au dix-septième siècle. Voir La Pucelle d’Orléans, note 8. 143 [p. iv] Extrait du Privilège du Roi. AR grâce et Privilège du Roi, il est permis à FRANÇOIS TARGA, Marchand Libraire à Paris, d’Imprimer ou faire Imprimer un livre intitulé La Cyminde ou les deux Victimes, Tragédie en Prose, Faisant défenses à tous Libraires, Imprimeurs et autres de quelque qualité et condition qu’ils soient, d’Imprimer ou faire Imprimer ledit Livre, le vendre, débiter ni distribuer par notre Royaume, durant le temps et espace de sept ans, sur peine aux contrevenants de quinze cents livres d’amende, de confiscation des exemplaires, [p. v] et de tous dépens dommages et intérêts, comme il est contenu ès Lettres. Données à Paris le 10. de Mars 1642. Par le Roi en son Conseil. CONRAT 13 . Les Exemplaires ont été fournis ainsi qu’il est porté par le Privilège. Achevé d’Imprimer le 13. Mars 1642. 13 Sic. Il s’agit de Conrart. Voir La Pucelle d’Orléans, note 54. P 144 [p. vi] ACTEURS 14 . ARBANE, Roi de Coracie. ARINCIDAS, Prince de Carimbe. CYMINDE, Damoiselle d’Albanie femme d’Arincidas. ERYONE, Dame d’honneur de Cyminde. SEYLE. Fille d’honneur de Cyminde. OSTANE, Prince de Coracie. DORCAS, Citoyen d’Astur. ZORASTE, grand Prêtre. DERBIS, Ministre du Temple. CALIONTE, Seigneur Coracien. Troupe de Citoyens d’Astur. La Scène est en la ville d’Astur, sur la place entre le Palais et le temple, et qui regarde la mer 15 . 14 Aucun des acteurs n’est basé sur un personnage historique. 15 Dans l’adaptation en vers de Cyminde, Colletet est moins spécifique dans sa description du lieu de la pièce: «La scène est dans Astur, ville de la Sarmacie Asiatique, sur les bords de la mer Caspie». La Sarmatie orientale s’étendait du Tanaïs (aujourd’hui le fleuve Don) au-delà de la Caspienne. La ville d’Astur est une invention de la part de d’Aubignac. 145 [p. 1] CYMINDE, OU LES DEUX VICTIMES. ************************************************** ACTE PREMIER. SCÈNE I. CYMINDE, ERYONE, SEYLE. Elles sortent du Palais. CYMINDE. Que vos paroles me donnent de crainte, et d’impatience; je ne puis attendre dans le Palais les nouvelles de cette fu-[p. 2]neste cérémonie. Allons jusqu’à la porte du Temple pour en apprendre l’événement par la bouche du premier qui sortira. Mais est-il possible, Eryone, que les Princes ne soient pas exempts du sort 16 , et qu’ils soient exposés au danger d’être immolés aussi bien que le plus simple d’entre le peuple? ERYONE. Oui, Madame, et le Roi seul en est exempt 17 . CYMINDE. Ah! Dieux, que mes appréhensions me travaillent, il me semble que toute cette assemblée n’est faite que pour m’ôter Arincidas 18 , il me 16 Il s’agit d’un tirage au sort par lequel une victime est choisie pour être sacrifiée à Neptune. Le sujet de la pièce est donc fondé sur «un spectacle extraordinaire» (D’Aubignac, La Pratique du théâtre, pp. 111-112). Il se peut que d’Aubignac fût inspiré par l’histoire d’Alceste et d’Admète, déjà traitée par Euripide, ou par la tragi-comédie Clarionte ou le sacrifice sanglant (1637) de Gautier de Costes, sieur de La Calprenède (1609-1663). 17 Plus tard dans la scène, Eryone cite l’oracle de Neptune qui exige une victime du sacrifice tous les trois ans, «Sans distinguer le peuple ni les Princes». 18 Dans l’adaptation en vers de la pièce, Colletet nomme ce personnage Lisidas, sans doute, comme le remarque Lancaster, parce que le nom est plus facile à employer dans un alexandrin (A History, t. II, vol. 1, p. 368). 146 semble que le sort ne cherche que sa vie, et comme s’il était seul menacé, il me semble que je suis la seule femme qui doive trembler 19 . [p. 3] SEYLE. C’est un effet de votre amour, et vous devez mieux espérer de la bonté des Dieux, qui jusqu’à présent ont pris tant de soin de conserver ce Héros 20 au bien du Royaume. CYMINDE. Je ne sais si c’est l’amour qui me donne ces craintes, ou quelque pressentiment d’un malheur extrême; mais j’ai l’esprit plus inquiet 21 que de coutume, et je ne saurais flatter ces mauvaises pensées par aucune espérance. Il y a certes bien de la dureté de confondre en ce péril la maison Royale avec le menu peuple. ERYONE. L’impiété de tout le Royaume, et la vengeance d’une Divinité courroucée, nous y ont obligés avec peu d’espérance d’en être jamais délivrés. [p. 4] CYMINDE. Comment? j’avais pensé que ce Sacrifice n’avait point d’autre raison que ceux de tous vos voisins, qui d’ordinaire immolent des hommes à leurs Dieux: ainsi même que je l’ai vu pratiquer souvent en Albanie 22 , où les plus saints de nos Prêtres se donnent volontairement en Victimes d’expiation pour le peuple 23 . Et de là vient que je ne me suis 19 Cette remarque de Cyminde sert de présage aux événements à venir. Dans sa réplique suivante, elle parle de «quelque pressentiment d’un malheur extrême». 20 À la scène suivante, Arincidas est décrit comme «le plus grand Protecteur du Royaume», ayant mené l’armée coracienne au combat à maintes reprises. 21 Dans l’édition de Targa, cet adjectif est écrit à la forme féminine. 22 Située dans la péninsule balkanique, l’Albanie fut peuplée par les Grecs à partir du septième siècle avant notre ère et appartint aux royaumes d’Épire et de Macédoine et ensuite à l’Empire romain. 23 Le rite expiatoire, dans le contexte du sacrifice humain, a son origine dans l’idée que le mal de l’homme peut être détruit ou chassé en tuant un individu auquel ce mal a été transféré. Dans certaines sociétés anciennes, comme la Grèce antique, le sacrifice humain fut parfois offert au dieu dans la personne de son prêtre (R. 147 pas enquise plus particulièrement de cette assemblée, et si vous ne m’aviez point dit que les Princes y courent fortune de la vie, je n’y aurais pas seulement pensé. SEYLE. Tout bas en soi-même. Pourquoi lui parler d’une chose qu’on avait résolue de lui cacher? ERYONE. Il est vrai, Madame, que parmi les peuples de la Scythie 24 et de la [p. 5] Sarmatie 25 , les Sacrifices d’hommes sont assez fréquents, soit qu’on en prenne les Victimes, de leur zèle, du sort, du naufrage, ou de la guerre; Parmi les Taures 26 , les Massagetes 27 , et même dans votre pays 28 cette dévotion n’est pas inconnue: mais il y a cette différence de leurs sacrifices aux nôtres, qu’ils font par les mouvements d’une haute Religion, ce que nous faisons ici par la crainte de Neptune 29 . CYMINDE. Cette différence me donne la curiosité d’en savoir la cause 30 . Money-Kyrle The Meaning of Sacrifice, New York: Johnson, 1965, pp. 120-121, 184). 24 La Scythie est un pays situé dans les steppes au nord de la mer Noire dont le peuple est d’origine iranienne et se compose de plusieurs tribus nomades. Les Scythes furent le principal représentant de «l’art des steppes» pendant six siècles avant l’ère chrétienne. 25 La Sarmatie est une contrée située au nord du Pont-Euxin, de la Baltique à la mer Caspienne. Son peuple nomade, comprenant plusieurs tribus, fut submergé par les Goths, les Huns et les Vandales au deuxième siècle. 26 Les Taurois furent les habitants de la Tauride ou la Chersonèse Taurique, l’ancien nom de la Crimée. Les Grecs les considérèrent comme des barbares qui immolaient les étrangers. 27 Il s’agit d’une population scythe établie vers le huitième siècle avant notre ère, entre les fleuves Amou-Daria et Syr-Daria. Quatre siècles plus tard, les Massagètes furent conquis par Alexandre le Grand. 28 Il s’agit de l’Albanie. 29 Dieu romain identifié avec Poséidon, Neptune est le dieu grec des mers et de l’élément liquide en général. S’intéressant aux affaires des humains, il est souvent vengeur, provoquant des calamités marines et des tremblements de terre. 30 Cette remarque permet à d’Aubignac de respecter sa deuxième règle sur l’emploi des narrations. Dans sa Pratique du théâtre, l’auteur exige que le personnage qui raconte une histoire doive avoir «une raison puissante pour la raconter, soit par la 148 SEYLE. Cet entretien divertira même un peu votre inquiétude. ERYONE. Je ne sais, Madame, si j’en aurai bien le temps 31 . Mais pour vous obéir, il y a bien un siècle entier qu’un jour consacré à Neptune, [p. 6] un vent impétueux venant du côté de la mer, en poussait les ondes contre le cours de la rivière de Theriode 32 qu’elle arrêta quelque temps dans son lit: mais enfin l’abondance des eaux ayant fait passer ce fleuve au delà des bornes de la nature, il prend la liberté des campagnes, et fait comme un étang de cette Île 33 et de toutes les autres qu’il a formées par les divers canaux qui portent son tribut à la mer. Au commencement le peuple se retira dans la ville, mais les flots qui les suivaient partout, les contraignirent de chercher leur refuge dans les plus hauts endroits où l’on n’avait jusque-là redouté la mort que par la chute du Tonnerre. En cet état ils voyaient flotter sur les eaux les forêts entières toutes déracinées, et les arbres chargés de fruits à moitié mûrs: [p. 7] Le Laboureur soupirait après les travaux et l’espérance de la moisson prochaine, dont la perte était irréparable. Et les vignerons désespérés regardaient la ruine de plusieurs années dans les pampres 34 et les raisins périssant avec le sep 35 qui les portait. D’un côté les troupeaux des bêtes nécessaires à l’homme étaient emportés à la vue de leurs maîtres qui ne les pouvaient secourir, et les bêtes farouches qui s’y trouvaient mêlées, perdaient le désir de leur mal nécessité d’en avertir la personne intéressée, soit par sa curiosité raisonnable, soit par son autorité sur celui qui doit parler, et autres semblables considérations» (p. 426). 31 D’Aubignac prévient les spectateurs de la longueur de la narration qui va suivre. Elle se compose de mille cinq cent dix-sept mots et comporte quatre parties. Dans sa Pratique du théâtre, l’auteur conseille aux dramaturges d’éviter les narrations trop longues: «[…] elles pèsent à l’esprit et déplaisent par leur propre poids; les Spectateurs, dont la plupart ne sont pas d’un grand génie, ne peuvent concevoir tant de choses à la fois, et en troublent facilement toutes les idées», p. 416. 32 Ce nom est une création de la part de d’Aubignac. 33 C’est-à-dire l’île de Coracie. Ce nom est une invention de la part de d’Aubignac. 34 Le jeune bois de l’année que pousse la vigne. 35 Le pied de vigne. Richelet préfère l’orthographe «cep». Furetière affirme: «On écrit ordinairement sep, par abus, ou autrement». 149 faire dans ce péril commun. D’autre part, on voyait de petites maisons marcher sur les eaux comme par magie, et peu à peu les murs et le comble venant à se détacher et à tomber, ceux qui y avaient été surpris étaient accablés, et tout ensemble submergés, sans qu’on eût pu dire de quelle sorte ils perdaient la vie. Les uns [p. 8] s’attachaient à quelque pièce de ce débris à laquelle ils se laissaient emporter, et d’autres après avoir nagé quelque temps se laissaient mourir sans aucun effort, comme s’ils eussent été lassés de vivre. Ceux qui purent gagner la cime des montagnes, le haut de quelque arbre, ou les derniers étages de leurs demeures, furent souvent touchés d’une extrême douleur voyant passer devant leurs yeux, sans espoir de secours, non seulement les riches ornements des Palais, et les précieuses reliques des Temples, mais encore leurs meilleurs amis, et leurs plus proches parents. La femme y voyait son mari que ce débordement avait prévenu; la sœur y voyait son frère, et le père ses enfants qu’une violence inévitable menait à la mort. Et dans ce désespoir ils craignaient de sou-[p. 9]pirer et de pleurer, comme si les soupirs et les larmes eussent augmenté les vents, et les eaux qui causaient tous ces désordres et ces malheurs 36 . CYMINDE. Ah! Dieux, que ce récit est funeste: ce ravage fut sans doute bien effroyable, puisque la peinture seulement m’en fait trembler. SEYLE. Pour moi, Madame, je n’en aurais pas vu la fin, car je serais morte au premier objet de tant d’infortunes. ERYONE. Ce n’est pourtant là que le premier degré de ce désastre, et la suite en fut bien plus rigoureuse 37 . 36 Voilà du meilleur d’Aubignac. L’auteur décrit, d’une façon efficace, les effets catastrophiques de l’inondation, réussissant à évoquer l’angoisse des habitants. 37 D’Aubignac coupe la narration d’Eryone en y introduisant quelques paroles de la part de Cyminde et de Seyle qui soulignent le visuel («peinture»; «objet», c’està-dire spectacle, image). C’est une technique qui lui permet de respecter, dans une certaine mesure, sa règle concernant la longueur des récits. 150 CYMINDE. Bons Dieux! vous me faites frémir. Mais continuez. [p. 10] ERYONE. Au bout de trois jours le vent cesse, et les eaux commencent à baisser, la mer retourne dans les bornes qu’elle avait passées, et le fleuve reprend son cours avec sa première liberté dans le chemin qu’il s’est fait à soi-même. Peu à peu l’on découvre avec le pied des montagnes, les plaines dénuées de tous leurs ornements; tout y était renversé, tout y était confondu, et tout ce que l’on y pouvait remarquer était l’image d’une ruine inconcevable: encore était-ce peu, mais le limon et cette humeur gluante que les eaux avaient laissée contre les murs, contre les arbres, et sur la terre, venant à se corrompre aux premiers rayons du Soleil, l’air s’infecte partout, et tout ce que l’on respirait n’était rien qu’une vapeur empestée: Les corps des [p. 11] hommes et des animaux noyés que la retraite des eaux avait abandonnés çà et là dans les champs, augmentèrent de beaucoup cette corruption: De sorte qu’un mal contagieux peu connu des Médecins, et peu capable de remèdes, s’épandit incontinent par toute cette Île, dont le peuple en fut travaillé près d’une année entière: et pour cela quand la fête 38 de Neptune approcha, il fut résolu par un consentement général du peuple qu’on n’en ferait point la solennité. Il y eut même de nos Princes qui se laissèrent emporter à cette irrévérence: et au lieu d’apaiser le courroux de ce Dieu s’il nous avait envoyé ce malheur, ou d’invoquer son aide si quelque dérèglement de la nature en était cause, ce jour fut estimé malheureux, et l’on changea le Sa-[p. 12]crifice et les prières, en plaintes et en blasphèmes contre sa divinité. Mais que les Dieux sont jaloux de leur gloire, et que l’homme est insensé quand il s’attaque à ces puissances, dont il doit espérer toutes sortes de biens, et craindre toutes sortes de maux. CYMINDE. Hélas! j’appréhende quelque étrange aventure, et je frémis déjà de ce que je ne sais pas encore. 38 À l’époque d’Auguste, la fête de Neptune fut célébrée le 23 juillet. 151 ERYONE. La peste qui semblait être apaisée se rallume en peu de jours, mais bien plus outrageuse qu’auparavant, et sa rigueur nous fit bien connaître qu’elle fut au commencement l’effet d’une cause naturelle, mais qu’elle était lors la vengeance d’un Dieu courroucé; car non seulement les remèdes étaient impuissants, mais [p. 13] encore n’y avait-il rien qui ne fut capable de donner la peste. La terre l’avait inspirée dans les herbes et les fleurs, toutes les plantes étaient autant de poisons, et la rose était aussi mortelle que l’aconit. Toutes les eaux des plus agréables fontaines n’étaient pas moins dangereuses que les breuvages composés par la main de quelque infâme Sorcière. Jugez de là ce qui pouvait arriver des animaux: à peine avaient-ils brouté l’herbe, qu’aussitôt ils mouraient, ou pour le moins ils en recevaient un esprit de mort qu’ils communiquaient aux hommes au lieu d’entretenir leur vie: La campagne était couverte de corps morts ou mourants, sans que les loups ni les corbeaux en osassent approcher, tant ils étaient capables de donner la mort après qu’ils n’étaient plus capables de [p. 14] la recevoir. Enfin il semblait que la nature fût près de finir, car tous ses ouvrages, et les Éléments mêmes n’étaient que des instruments de mort, tout mourait, et tout faisait mourir. La grandeur de ce mal ne s’arrêta pas dans les champs, et cette superbe ville d’Astur devint bientôt un théâtre de désolation, et le reste de l’État en ressentit même quelques malheureux effets. Hélas! combien de gens voyait-on lors dans les Temples faire inutilement des vœux pour ceux qu’ils aimaient, ou même perdre la vie au milieu de leurs prières, sans voir consommer l’encens 39 qu’ils venaient de jeter au feu. C’est peu que les Victimes mouraient sans attendre le coup du Sacrificateur, car le Sacrificateur lui-même tombait aux pieds de l’Autel sans pouvoir achever la [p. 15] cérémonie. Les morts étaient en si grand nombre, qu’il y en eut plusieurs qui ne reçurent aucune larme, parce qu’ils finissaient ou bien ensevelissaient avec eux leur famille. L’excès d’une si prodigieuse désolation continua deux années entières, de sorte que cette Île se trouva ruinée par un déluge, et réduite par cette contagion comme un désert effroyable, sans culture et presque sans habitants. Ceux qui restaient néanmoins connurent bien 39 Dans le monde antique, beaucoup de religions brûlèrent de l’encens pour faire honneur aux dieux. 152 que le mépris qu’on avait fait de la divinité de Neptune avait attiré ce châtiment sur leurs têtes, et par l’ordre du Roi Orondates 40 , qui s’était retiré dans un coin de son État, ils envoyèrent à l’Oracle 41 de ce Dieu pour rentrer en grâce avec lui, et savoir par quel sacrifice ils pourraient expier leur crime, et ré-[p. 16]tablir leur pays. Voici la réponse qu’ils en reçurent. Pour finir les malheurs de ces tristes Provinces, Sans distinguer le peuple ni les Princes, Abandonnez à mon courroux Une fois en trois ans un homme que le zèle Ou le sort immole pour tous. Et je rendrai ma rigueur éternelle, S’il n’advient que le crime un jour M’oblige à refuser deux Victimes d’Amour 42 . CYMINDE. Hélas! est-il possible que les Dieux soient capables d’une colère si dangereuse, et qu’ils ne se veuillent réconcilier avec les hommes que par la perte des hommes? 43 40 Ce nom est une création de la part de d’Aubignac. Il s’agit du roi de Coracie qui, selon la pièce, fut sur le trône un siècle avant le règne d’Arbane, le roi actuel. 41 Dans l’Antiquité, on consulta souvent les dieux pour des affaires politiques, militaires et personnelles. Pour certains oracles, comme celui de Dodone, des prêtres rédigèrent les réponses de la divinité en observant et en interprétant des signes naturels pour en tirer des présages. D’autres oracles, comme celui de Delphes, se servirent d’une pythie, prêtresse qui entrait en transe et dont les cris furent interprétés par les prêtres du temple pour rédiger les réponses du dieu (H. W. Parke, The Oracles of Zeus: Dodona, Olympia, Amnon, Oxford: Basil Blackwell, 1967, pp. 164, 256). 42 Ce dernier vers sert de présage aux événements à venir. À cause du titre de la pièce, il y a très peu de doute quant à l’identité des «deux Victimes d’Amour». 43 L’ouvrage de E. O. James, Sacrifice and Sacrament, Londres: Thames and Hudson, 1962, pp. 77-103, et celui de R. Money-Kyrle, The Meaning of Sacrifice, pp. 73-164, contiennent des analyses détaillées au sujet du sacrifice humain. Dans certaines sociétés, le mécontentement d’un dieu, provoqué par une offense de la part des hommes, devait être apaisé par le sacrifice humain. Ce déplaisir se manifesta souvent par la famine, la peste et d’autres désastres. 153 [p. 17] ERYONE. Cette réponse, bien que rigoureuse, fut reçue de tous avec joie: car la cause du mal et le remède étant connus, on espéra de voir bientôt finir tant de malheurs. C’était à qui se donnerait volontairement pour le bien du public. Le premier néanmoins qui s’offrit fut un nommé Dorcas 44 , dont le nom s’est toujours conservé par honneur dans sa famille, et lequel après quelques cérémonies fut mené par le Grand Prêtre 45 au bord de la mer. On le mit dans un petit esquif seul, sans voiles, sans rames, et sans cordages, et conduit ainsi dans la haute mer, où étant abandonné au courroux de Neptune, à peine ceux qui l’avaient conduit l’avaient-ils quitté, qu’un orage soudainement ému abîma dans les eaux et l’esquif et la Victime 46 . Le Sa-[p. 18] crifice fut à la vérité bien cruel, mais il fut bien salutaire, car aussitôt la peste cessa, ceux qui languissaient guérirent, les Éléments furent purifiés, et cette Île remise en peu de temps en sa première splendeur. Or tandis que la mémoire de nos blasphèmes, de nos châtiments, et de ce miracle était récente, l’ardeur de la dévotion faisait trouver assez de Victimes volontaires pour entretenir ce Sacrifice de trois en trois ans: Mais comme on s’éloigne de l’origine des merveilles, la croyance devient plus faible et la dévotion plus froide, si bien qu’à présent on n’a plus de Victimes que par le sort, et c’est pour cela que le peuple est assemblé dès le point du jour, et que ces vaisseaux sont préparés sur le rivage: et considérez que la Cour et le Palais sont désar-[p. 19] més, afin que l’on ne puisse résister aux Dieux. 44 Il ne s’agit pas d’un personnage historique, ni du personnage de la pièce. 45 Dans l’Antiquité, le grand prêtre commandait le reste du clergé et était responsable des sacrifices, des prières et des cérémonies. Il est probable que les Égyptiens furent les premiers instituteurs des cérémonies religieuses, les prêtres étant, après le roi, les premiers de l’État. En Éthiopie, le clergé choisissait le roi dans l’ordre des prêtres. Dans les sociétés grecque et romaine, la charge de prêtre était généralement civile, chaque père de famille honorant les dieux à sa manière. 46 Cette forme de sacrifice humain dans l’Antiquité fut rare sinon inexistante. Cependant, il y a des cas où les victimes, ou leurs cendres, furent jetées d’une falaise dans la mer. Au sixième siècle avant notre ère, en temps de famine, de peste ou d’autres désastres, les Grecs en Asie Mineure choisirent comme victime l’homme le plus laid des environs. On jeta ses cendres dans la mer après l’avoir brûlé vif. 154 CYMINDE. Mais la fureur de Neptune n’a-t-elle épargné jamais aucune Victime? ERYONE. Non, Madame, et quoique la mer Caspie soit de tous côtés environnée de terre 47 , on n’a jamais ouï dire que pas un de ceux qu’on a Sacrifiés de la sorte, ait évité la mort. Mais pour les personnes de condition éminente il y a cela de favorable 48 . ************************************************** [p. 20] SCÈNE II. UN BOURGEOIS D’ASTUR, CYMINDE, ERYONE, SEYLE. LE BOURGEOIS. Ha quel malheur! CYMINDE. Cet homme qui sort du Temple avec une contenance effrayée renouvelle mes appréhensions. LE BOURGEOIS. Nous perdons aujourd’hui le plus grand Protecteur du Royaume. SEYLE. Mon ami, quel sujet avez-vous de vous tourmenter de la sorte? CYMINDE. Ah je tremble! ah je meurs! 47 La Caspienne est la plus vaste mer fermée du monde, ses côtes touchant l’Iran et quelques pays de l’ex-Union soviétique. 48 Cette phrase, laissée en suspens, signale une interruption. Nous trouvons la suite de la phrase à la scène I, 4: «[…] cette cérémonie, quoique rigoureuse, a cela néanmoins de favorable que la Victime du sort peut être aisément rachetée par une Victime volontaire.» 155 [p. 21] LE BOURGEOIS. Il faut qu’Arincidas soit immolé pour le peuple, c’est la Victime que Neptune demande. CYMINDE. Quoi? le sort est tombé sur la personne d’Arincidas? LE BOURGEOIS. Oui, Madame: de la maison Royale, il est venu sur sa famille et de là, sur sa personne. CYMINDE. Ah! Seyle, que ma crainte était bien un présage de mon infortune? 49 Quoi? c’est aujourd’hui que le salut public me doit ravir tout mon bonheur? Crève-toi mon sein, ouvre-toi mon cœur, laisse échapper mon âme par la douleur avant que cette perte m’oblige à mourir plus cruellement 50 . Soutenez-moi, Seyle, une secrète langueur m’ôte la force et la parole. [p. 22] SEYLE. Madame, ne vous abandonnez pas de la sorte à ce ressentiment, contraignez-vous au moins en la présence du Roi, et regardez Arincidas qui vient à vous. Ils sortent du Temple 51 . 49 Sic (point d’interrogation). Voir La Pucelle d’Orléans, note 67. 50 C’est une allusion au suicide. Malgré sa violation de la morale chrétienne, ce sujet n’est pas banni par le théâtre du dix-septième siècle. «En définitive, la seule personne que le héros puisse tuer avec honneur, c’est lui-même. La Mesnardière, distinguant dans sa Poétique différentes sortes de meurtres, n’admettait que les meurtres «généreux»: ils se réduisent en fait au suicide», Scherer, La Dramaturgie, p. 419. 51 Cette didascalie concerne les personnages de la scène suivante qui arrivent sur le théâtre. 156 ************************************************** SCÈNE III. LE ROI, ARINCIDAS, CYMINDE, SEYLE, ERYONE. CYMINDE. ’Est donc pour la dernière fois que mes yeux ont droit de vous voir, ô mon cher époux? 52 C’est donc aujourd’hui que nous devons être pour jamais séparés: Voici le dernier jour auquel il me sera permis de prendre ce glorieux nom de votre [p. 23] femme, désormais je ne serai plus que votre veuve? Est-ce de vous que je me dois plaindre, ô grand Roi, qui n’avez pas excepté du malheur de votre État un Prince si nécessaire à votre service? ou plutôt de vous, trop sévères Divinités? Si vous connaissez la fureur de mon ressentiment, pouvez-vous bien m’abandonner à cette douleur? ou si vous en êtes les auteurs, pouvezvous bien être Dieux étant impitoyables? ô Ciel trop rigoureux, Loi trop cruelle, Sort détestable, Sacrifice impie, Femme infortunée. ARINCIDAS. Ô Dieux! faites-moi promptement mourir, ou ne me faites point mourir: ôtez-lui sa douleur, ou me mettez en état de ne la pouvoir plus reconnaître ni la ressentir. [p. 24] CYMINDE. N’aurai-je donc été Princesse que pour être la veuve d’un Prince? ne serai-je élevée au-dessus de ma naissance que pour soupirer avec plus d’éclat et plus d’effort, que pour verser des larmes plus nobles et plus amères? n’aurai-je épousé le plus généreux 53 homme de la terre, que pour regretter une perte sans comparaison et sans ressource? Ne seraije venue, Sire, dans vos États que pour y rencontrer ce malheur extrême? Que me sert d’avoir été Souveraine de l’Île de Carimbe par 52 Dans l’adaptation en vers, le roi, Lisidas et Scyle ont chacun des paroles avant la réplique de Cyminde. 53 Le mot «généreux» est employé quatre fois de plus dans la pièce pour décrire Arincidas. Cyminde parle du «généreux Arincidas» (IV, 2) et du «désespoir trop généreux» (V, 5) de son mari. Aux scènes III, 4 et V, 6, le roi appelle le prince «généreux Arincidas». C 157 votre faveur, si je ne puis jouir de cette félicité? Que la fortune est bientôt lasse de me favoriser, et que vous vous rendez bien, Sire, complice de sa trahison, si vous consentez qu’elle nous sépare après six mois. Mais si vous y consentez, fendez-[p. 25]moi le cœur en deux parts, et mon tourment sera moindre: Séparez mon âme de mon corps et je sentirai moins de quoi me plaindre? Oui, certes Arincidas, vous êtes plus que la moitié de mon cœur, et je vous suis plus étroitement attachée qu’à moi-même. La grandeur de votre condition a fait les premiers nœuds qui joignent nos âmes, votre vertu les a serrés et redoublés, et mon amour les a rendus indissolubles 54 . Ostane sort du Temple. ************************************************** [p. 26] SCÈNE IV. OSTANE, LE ROI, ARINCIDAS, CYMINDE, SEYLE, ERYONE. OSTANE. Ire, tout le peuple murmure de ce que vous avez enlevé du Temple la Victime que Neptune a choisie pour le repos de votre État. Les crimes et les châtiments de leurs ancêtres donnent de la terreur à leur mémoire: et la crainte de retomber en ces anciens malheurs est une excuse bien légitime à leurs sollicitations importunes. CYMINDE. Ha Barbare! tu es donc le persécuteur de ma vie? 55 N’es-tu pas [p. 27] content de m’avoir outragée par un amour lâche et peu digne de ta 54 Ce discours est un moyen d’exposition d’événements passés, permettant à d’Aubignac de faire mieux connaître l’héroïne de la pièce. Nous apprenons qu’elle vient d’une famille de noblesse mineure, sinon commune, qu’elle est la femme d’Arincidas depuis six mois et qu’elle est maintenant princesse de Carimbe où elle et son mari sont souverains, titre qui leur a été accordé par le roi. 55 D’Aubignac fait une allusion à peine voilée au rôle d’Ostane dans le complot d’éliminer Arincidas. De sa part, Cyminde semble soupçonner Ostane d’un acte criminel à cause de la jalousie de ce dernier envers le prince. S 158 qualité au voyage que tu fis en Albanie? 56 N’es-tu pas content d’avoir empêché si longtemps notre mariage sous le prétexte de ma naissance inégale à celle d’Arincidas? Ta haine ne se doit-elle borner que par la mort de celui que j’aime, parce qu’il en était digne en m’aimant plus dignement que toi? LE ROI 57 . Cette affection, Ostane, pour le repos de mon état, ne m’est pas fort agréable, et les larmes de Cyminde ne me plaisent pas moins qu’elles sont passionnées. Si je n’en ai pas arrêté le cours, c’était pour laisser paraître aux yeux d’Arincidas un amour si tendre: car l’impatience de mon peuple, et votre douleur, Madame, peuvent être satisfaites par un [p. 28] même moyen. Sachez, Madame, et vous le savez bien, Ostane, que cette cérémonie, quoique rigoureuse, a cela néanmoins de favorable que la Victime du sort peut être aisément rachetée par une Victime volontaire. Et si des gens, bien moins qu’Arincidas, ont trouvé des esclaves 58 , voire même des hommes libres qui se sont offerts pour eux à ce Sacrifice, ne croyez pas qu’il me soit difficile de trouver une personne qui prenne aujourd’hui sa place; Il m’a rendu d’assez grands services, et assez obligé tous mes sujets pour croire que l’on ne manquera pas de Victimes pour nous le conserver. Tandis que j’en prendrai le soin, faites-le savoir à mon peuple, Ostane, et retenez-le vous-même dans le respect. [p. 29] CYMINDE. Ah Sire! est-ce point une adresse de votre bonté pour flatter ma douleur 59 . 56 À la scène III, 3, nous apprenons qu’Ostane voulut épouser Cyminde mais ne le fit pas parce qu’elle n’était pas princesse. 57 Le roi est un personnage fréquent dans le théâtre français du dix-septième siècle, surtout dans le genre sérieux. Scherer fait remarquer que ce personnage est naturel dans une monarchie et «satisfait en outre le goût de la «pompe» des contemporains de Louis XIII et de Louis XIV» (La Dramaturgie, p. 30). 58 Le choix d’un esclave comme victime du sacrifice fut assez commun dans le monde antique. À Athènes, des esclaves furent maintenus aux frais de l’État afin d’être sacrifiés quand un malheur arrivait à la ville. 59 Sic (point). 159 LE ROI. Non, Madame, suivez-moi seulement, et vous en verrez bientôt l’effet. ARINCIDAS. Bons Dieux, que deviendrai-je entre les soins du Roi, les ressentiments de ma femme et le murmure de ce peuple? ma vie ou ma générosité courent 60 fortune, les désirs de ma femme et les craintes de tout le peuple partagent mon esprit entre mon amour et la nécessité du sort. LE ROI. Suivez-moi donc, Arincidas, et ne me quittez point sans ordre. Ils rentrent dans le Palais. ************************************************** [p. 30] SCÈNE V. OSTANE seul 61 . Que le crime est aveugle! Et que me sert tout ce que j’ai fait jusqu’à présent? Pourquoi ne m’est-il pas souvenu que jusqu’ici les Grands ont toujours été rachetés de ce Sacrifice par quelque Victime volontaire qu’ils ont donnée pour eux? 62 Quoi, faudra-til qu’Arincidas ne meure point après l’avoir fait tomber dans un précipice que j’estimais inévitable? Certes j’en ai trop fait pour ne pas achever, il me faut suivre le Roi de près pour divertir par 60 Au dix-septième siècle, le verbe «courir» se mettait au pluriel lorsque «avec», «comme», «ainsi que», etc. réunissaient plusieurs sujets singuliers du même verbe (Haase, Syntaxe française, § 64, A, pp. 153-154). 61 C’est le premier des trois monologues prononcés par Ostane. Les deux autres se trouvent aux scènes II, 6 et V, 1. Il y a un total de neuf exemples de ce procédé dramatique dans la pièce, représentant le plus grand nombre de monologues des trois tragédies en prose de d’Aubignac. 62 Le personnage pose la question avant que le lecteur ou le spectateur n’ait l’occasion de le faire. D’Aubignac essaie d’éviter la critique que l’intrigue de sa pièce est mal ficelée. 160 raisons ou par présents tous ceux qui se pourront offrir en la place de mon ennemi 63 . Il entre dans le Palais. FIN du premier Acte. 63 Ce monologue sert à identifier Ostane comme le personnage le plus méchant de la pièce. Dans ses trois monologues, Ostane exprime ses sentiments secrets, révélant son rôle dans le complot pour supprimer Arincidas. 161 [p. 31] ACTE II. ************************************************** SCÈNE I. LE ROI, ARINCIDAS 64 . Ils sortent du Palais. LE ROI. Vous m’alléguez en vain toutes ces raisons. Je ne souffrirai jamais que vous mouriez pour des âmes si méconnaissantes. Votre générosité vous porte à ce glorieux mépris de la vie, mais mon amitié se trouve obligée de vous la conserver. Fut-il jamais une ingratitude pareille à celle de mon peuple? Que je [p. 32] ne trouve pas un homme qui s’offre pour vous, et tout ensemble pour mon État? que pas un ne réponde aux publications qui s’en sont faites de ma part dans le Temple, dans le Palais, et par toute la ville? Que la gloire d’avoir une Statue parmi celles de votre famille n’en puisse émouvoir aucun d’eux? Quand j’y pense j’entre en fureur contre mes propres sujets, comme contre mes ennemis. Voilà certes, un effet bien notable du destin des Grands qui travaillent incessamment pour les peuples soumis à leur ministère. Ils souffrent infiniment dans la presse des affaires publiques, ils se consomment dans les fatigues de la guerre, ils exposent cent fois leur vie dans les combats pour le bien d’un État: et si puis après ils ont besoin du peuple, on ne connaît [p. 33] plus leurs noms, leurs vertus, ni leurs exploits. Il s’imagine que les Princes lui doivent tout, et qu’il ne leur doit rien qu’un hommage inutile 65 . Que vous sert maintenant d’avoir défendu mon État tant de fois contre tant d’ennemis? d’avoir sollicité mes grâces pour tant de personnes? d’avoir embrassé toutes les occasions de faire du bien à tous mes sujets? Voici la seule journée qu’ils vous peuvent être nécessaires, et ces lâches vous abandonnent, ou plutôt ils m’abandonnent, ils 64 Dans l’adaptation en vers, Lisidas est «en habit déguisé». 65 C’est sans doute d’Aubignac lui-même qui parle, homme qui fréquenta le «grand monde» et qui bénéficia de la protection de Richelieu. Hélène Baby parle de son «intuition de courtisan» («Introduction», in La Pratique du théâtre, p. 11). 162 s’abandonnent eux-mêmes. Ces ingrats ne rachèteront pas votre vie? Ils ne donneront pas un homme pour tant de femmes que vous avez conservées? une femme pour tant de maris? un enfant pour tant de pères, un père pour tant d’enfants. Quoi? pas un esclave pour [p. 34] un Empire entier qui vous doit tant de fois son salut? ARINCIDAS. Ces ressentiments de votre affection, Sire, valent plus que tous les services que je vous ai jamais rendus; et votre colère en est une récompense très avantageuse. Quoi que votre peuple voulût faire pour moi, je n’en aurai jamais tant de gloire que de ce que vous dites maintenant. Son ingratitude ne me saurait déplaire puisqu’elle fait éclater hautement l’affection dont vous m’honorez, et l’estime que vous faites de moi. Ai-je pas assez vécu, puisque je suis venu jusqu’au point qu’un si grand Roi me mette en balance avec tout son État? LE ROI. Dites plutôt que je vous préfère à tout mon État. Oui cer-[p. 35]tes, n’en doutez point, je souffrirai plutôt qu’ils retombent dans leurs anciennes calamités que de vous perdre de la sorte 66 . Oui, que les eaux de la mer et du Theriode ravagent encore une fois cette Île, que la peste y revienne avec la douleur, la mort et la désolation, pour moissonner tous ces ingrats: je les verrai tous périr sans pitié, ce châtiment me semblera juste; pour apaiser mon courroux, je veux qu’ils me donnent une Victime aussi bien qu’à Neptune. ARINCIDAS. Vous devez, Sire, pardonner à la faiblesse de ce peuple, il n’est pas capable de connaître quel bien c’est à l’homme qu’une mort glorieuse. Ils n’en ressentent point de plus grand que la vie, et pour cela ne la peuvent-ils abandonner 67 . 66 L’amour qu’éprouve Arbane pour Arincidas est absolu. Le roi fait face au choix de perdre soit son royaume, soit le prince envers qui il a des sentiments paternels, dilemme destiné à toucher la corde sensible du public du dix-septième siècle. 67 Scherer fait remarquer que chez le héros classique le courage st étroitement lié à la noblesse du sang: «[...] le XVII e siècle ne conçoit pas l’un sans l’autre», La Dramaturgie, p. 22. 163 [p. 36] LE ROI. Voyons-nous pas dans les actes de cette cérémonie, qu’autrefois un nommé Theon s’offrit pour le vaillant Andronyme 68 son Protecteur, et la jeune Barcyne pour Clymonte 69 qui l’avait sauvée peu auparavant de la main des Pirates? 70 en voit-on pas encore les Statues avec l’histoire de leur générosité parmi celles de ces deux familles Illustres, dans lesquelles ils se sont fait adopter par leur mort? La vie était-elle moins agréable en ce temps-là? et mon peuple vous est-il pas redevable de toutes ses prospérités? ARINCIDAS. Souffrez donc, Sire, qu’il me soit redevable de son repos: et qu’après en avoir diverti la fureur de ses ennemis, j’en divertisse maintenant la colère des Dieux. [p. 37] Je n’ai jamais rien plus désiré que de mourir pour votre État, et c’est la gloire qui me doit revenir de ce Sacrifice. Combien de fois vous-même avez-vous exposé ma personne dans les périls de la guerre, de jour et de nuit sur terre et sur mer, dans les sièges, dans les surprises et dans les batailles? Et pourquoi vous opposez-vous maintenant à ma mort, que les Dieux demandent pour la conservation de tous vos sujets. LE ROI. Il est vrai que j’ai moi-même souvent précipité votre vie en des extrêmes dangers, mais votre courage me donnait l’espérance de vous en voir retourner glorieux. Et ne croyez pas que je vous abandonne au point où le secours des hommes et de votre propre vertu ne vous pourrait [p. 38] servir, où votre générosité serait bien avec vous, mais sans aucun effet. Et si mes sujets nous connaissaient bien l’un et l’autre, ils verraient bien que si j’empêche votre mort: ce n’est pas pour vous laisser une vie inutile à leur protection. Ils en doivent chercher d’autres qui meurent ici pour eux, car c’est à vous à vivre pour eux. 68 Il est nommé Alcidor dans l’adaptation en vers de la pièce. 69 Colletet les nomme Alsinoé et Acate, ce dernier nom pour faire rimer avec «Pirate». 70 Encore une fois, il ne s’agit pas de personnages historiques. 164 ARINCIDAS. Mais les Dieux ne le veulent pas, et le sort dont ils ont été les conducteurs, en a autrement déterminé. Ne vous opposez pas à leurs décrets: Ils sont vos Rois, et vous êtes autant obligé de leur obéir que le moindre de vos sujets. Craignez, Sire, que le courroux de Neptune, qui dans sa plus grande rigueur a toujours épargné la tête de nos Rois, ne s’attaque maintenant à vous 71 . Pour moi, je le crains, et si vous [p. 39] ne pouvez souffrir que je meure pour des sujets ingrats, souffrez que je meure pour vous qui me témoignez tant d’affection. LE ROI. Que la raison et la piété combattent contre vous, mon amitié seule est capable de vous défendre 72 . Que les Dieux m’affligent pourvu que je vous possède, je m’y résoudrai plutôt que d’être heureux en vous perdant. C’est cette amitié qui ne vous permet plus de contester, elle vous ferme la bouche, elle vous commande absolument de vous retirer chez Calionte 73 , et de vous déguiser 74 promptement pour passer en l’Île de Carymbe, vous en êtes Seigneur, et vous n’avez pas sujet d’appréhender qu’on vous y fasse la guerre. J’y ferai passer incontinent Cyminde, craignant qu’elle fût 75 retenue par ce [p. 40] peuple, comme un gage pour vous faire retourner. ARINCIDAS. Ah! Sire, ne me contraignez point à cette lâcheté. Quoi, prendre la fuite pour éviter la mort? me dérober au bien de votre État? me soustraire au commandement des Dieux? le dois-je faire, et le puis-je 71 Dans les civilisations anciennes du Proche-Orient, le roi fut souvent la victime du sacrifice lorsqu’il se trouva à la fin de sa période assignée de souveraineté ou lorsque sa virilité commença à s’amoindrir. Le régicide fut donc le moyen d’assurer l’existence d’un roi fort et robuste, homme capable de maintenir la prospérité et le bien-être du pays (James, Sacrifice and Sacrament, pp. 63-66). 72 En dépit des raisons politiques données par Arbane, ce sont ses sentiments «paternels» qui l’obligent à s’opposer au choix du sort. 73 Seigneur coracien. 74 Dans l’adaptation en vers, Lisidas est déjà déguisé. 75 C’est bien l’imparfait du subjonctif qui est employé. Au dix-septième siècle, l’imparfait du subjonctif remplaçait souvent le présent ou le passé du subjonctif pour exprimer le caractère hypothétique d’un énoncé (Haase, Syntaxe française, § 67, B, p. 163). 165 faire, et quand votre peuple ne me poursuivra pas, où me puis-je cacher à la vengeance de Neptune? 76 LE ROI. Faudra-t-il que ma puissance vienne au secours de mon amitié? et me faut-il employer la qualité de Roi contre mon ami? 77 Pensez, Arincidas, aux services que vous m’avez rendus, et à ceux que vous me pouvez rendre, que tout mon État repose sur votre conduite et votre valeur, que mes ennemis vous redoutent plus [p. 41] que moi, que votre personne empêche les mauvais desseins d’Ostane contre la mienne. Pensez qu’en vous perdant je perds toute la douceur de ma vie, je ne sais plus avec qui partager le fardeau de ma couronne, je vois ce me semble tous mes ennemis entreprendre sur mes États, et Ostane 78 faire mille conjurations contre ma vie, pour avancer la succession d’une couronne qui vous est due 79 devant lui. Enfin pensez qu’avec vous je puis acquérir de nouveaux Royaumes, et que sans vous il m’est bien difficile de conserver celui que je possède. ARINCIDAS. Vous avez, Sire, une infinité de gens qui se trouveront plus capables des grandes choses que moi, et sur qui je n’ai point eu d’autre avantage que l’honneur [p. 42] de votre bienveillance. Et puis, vous 76 Lancaster déclare que les personnages de d’Aubignac dans sa Cyminde n’ont pas de conflits moraux à résoudre: «[…] his characters are so hopelessly good or bad that they have no inner problems to solve», A History, t. II, vol. I, p. 368. Cela n’est certainement pas le cas ici, le héros étant tiraillé entre son sentiment du devoir envers son roi et son sentiment de l’honneur. 77 Au dix-septième siècle, le pouvoir du père et celui du roi sont absolus. Très souvent dans le théâtre classique, les volontés du héros sont opposées par les décisions prises par ces deux sortes de personnages (Scherer, La Dramaturgie, pp. 30-33). Bien que les liens de parenté entre Arbane et Arincidas ne soient pas précisés dans La Cyminde, nous percevons que le roi a des sentiments paternels envers le prince. Arbane est donc un double obstacle pour le héros dont les sentiments de l’honneur et de la gloire s’opposent au pouvoir «paternel» et au pouvoir royal. 78 Sur la liste des «Acteurs», Ostane est identifié comme «Prince de Coracie» bien que ses liens de parenté avec Arbane ou Arincidas ne soient pas précisés dans la pièce. 79 Le mot est écrit «deuë» dans l’édition de Targa. Selon Furetière et Richelet, l’adjectif est «deu» ou «deuë», c’est-à-dire ce qu’on doit. 166 n’avez jamais eu besoin dans la paix ni dans la guerre, que de vousmême. LE ROI. Vous résistez encore, et vous pensez me vaincre? faut-il que ma colère vous oblige à respecter ma puissance et mon affection? faut-il exiger de vous par un commandement de Souverain, ce que vous refusez aux prières d’un ami? Il le faut certes, et je vous sauverai malgré vous, je vous parle maintenant en Roi, et je ne veux être ni contredit ni désobéi. Retirez-vous selon les ordres que je vous ai donnés, et ne différez pas d’un moment. Partez. ARINCIDAS. J’obéis, Mais je proteste à la vue du Ciel que c’est par force. Puissent les Dieux méprisés borner [p. 43] leur vengeance en ma seule personne. Il sort par une rue du Théâtre. ************************************************** SCÈNE II. LE ROI. Oilà certes le plus agréable effet de ma Souveraineté, et je n’aurai jamais plus de contentement ni plus d’avantage du pouvoir que le sceptre me donne. C’est maintenant que je suis Roi, puisque j’ai pu sauver Arincidas: un ami de moindre condition ne l’aurait pas fait. Il fallait être ce que je suis plus que lui, pour le contraindre à violenter de la sorte sa propre générosité. Je sais bien qu’Ostane qui vient à moi, n’aura pas grand [p. 44] contentement de cette résolution 80 . 80 Ce monologue est nécessité par la sortie d’Arincidas et l’entrée d’Ostane, servant de passage de transition entre les deux scènes. Le monologue se termine par l’annonce de l’arrivée d’Ostane suivie d’une réflexion que le roi se fait à propos du nouveau personnage. «Ces courts passages sont toujours placés par les éditions du XVII e siècle dans la scène de monologue, et non dans la scène de dialogue suivante, à laquelle il semble qu’ils pourraient aussi bien appartenir», Scherer, La Dramaturgie, p. 253. Dans l’adaptation de Cyminde, ce monologue ne constitue pas une scène séparée et se trouve à la fin de la scène II, 1. V Il sort du Temple 81 . 81 Cette didascalie ne concerne pas le Roi mais Ostane qui arrive et ouvre la scène. 167 ************************************************** SCÈNE III. LE ROI, OSTANE. OSTANE. E reviens, Sire, avertir votre Majesté que le peuple commence à se mutiner. Ils demandent la Victime que les Dieux ont destinée pour leur salut, et puisqu’il ne s’est présenté personne pour Arincidas, ils sont résolus de l’avoir. LE ROI. Osent-ils bien proférer ce nom sans avoir en la mémoire les obligations qu’ils ont à sa vertu? et peut-il bien leur souvenir de ce [p. 45] qu’il a fait pour eux, sans lui conserver la vie. OSTANE. Ils ont certes, un grand déplaisir de ce que le sort 82 est tombé sur lui, mais quand ils pensent à la colère de Neptune, ils ne peuvent souffrir qu’on les mette au point de se voir engagés dans les malheurs de leurs ancêtres. Il leur semble déjà que les eaux débordées les persécutent, et que la peste les chasse de leur pays, ou les y tue. LE ROI. Il leur est bien facile de guérir ces appréhensions; qu’ils s’accordent entre eux d’une autre Victime volontaire. Que les plus courageux ou les plus timides sauvent tous les autres en se donnant pour Arincidas. 82 Dans l’Antiquité, l’emploi du sort pour choisir la victime du sacrifice parmi le peuple fut rare sinon inexistant. On choisit surtout des prisonniers de guerre, des criminels ou des esclaves. Parfois, la victime fut même le roi, le fils du roi ou le prêtre de la divinité . J 168 OSTANE. Ah! Sire, vous avez été jusqu’i-[p. 46]ci trop équitable, et trop bon Prince pour contraindre pas un de vos sujets à mourir sans crime ou sans dévotion. LE ROI. Ils sont tous criminels 83 de consentir qu’Arincidas perde la vie, et les moins Religieux doivent avoir assez de dévotion pour le sauver. OSTANE. Il faudrait donc premièrement accuser les Dieux qui l’ont choisi 84 . Irez-vous contre l’ordre du Ciel, contre les lois du sort, contre une cérémonie si sainte et si nécessaire? Neptune condamne Arincidas à la mort, pouvez-vous bien lui résister? LE ROI. Mais pensez-vous, Ostane, sous des feintes paroles me cacher un cœur dont tous les mouvements me sont connus par tant d’a-[p. 47]ctions? 85 Confessez que vous êtes ravi de voir en ce péril un Prince qui vous éloigne de ma couronne, et que la haine secrète que vous lui portez, donne à votre âme une bien sensible joie. OSTANE. Nos brouilleries, Sire, n’ont jamais été jusqu’au désir de la mort, et je vous parle seulement par la considération de votre État et du respect que nous devons aux Dieux. Croyez-moi, Sire, ce peuple crie si haut 83 Dans cette scène, le roi est moins impétueux que le personnage homologue de la pièce de Colletet. Dans l’adaptation en vers, le roi appelle le peuple «cette Hydre à cent chefs» et «ce monstre à cent bouches». 84 Comme nous le voyons dans la pièce, l’emploi des oracles dans le monde antique présenta des risques d’abus. Money-Kyrle nous raconte qu’en Éthiopie, les prêtres envoyèrent un messager au roi, quand il leur plaisait, prétendant que c’était la volonté des dieux qu’il meure. Ce commandement fut obéi jusqu’au règne d’Ergaménès qui décida d’entrer dans le temple avec un groupe de soldats et tua tous les prêtres (The Meaning of Sacrifice, p. 153). 85 Les seules «actions» identifiées dans la pièce consistent en un voyage que fit Ostane en Albanie trois ans plus tôt, où il tomba amoureux de Cyminde, et l’opposition d’Ostane au mariage entre Cyminde et Arincidas. Voir les scènes I, 4 et III, 3. 169 que vous devez craindre de vous voir enlever des mains, et par force celui que vous ne pouvez désormais sauver sans vous mettre en peine vous-même: Le peuple est redoutable quand la Religion est le motif de sa violence. LE ROI. Sans pénétrer plus avant dans vos intentions ni dans vos Con-[p. 48]seils, sachez qu’Arincidas ne mourra point. C’est une résolution dont je ne me départirai jamais, et j’en veux assurer Cyminde en votre présence. C’est ainsi que je veux arrêter ses larmes et guérir toutes ses douleurs. Elle sort du Temple avec sa suite et Derbis 86 . ************************************************** SCÈNE IV. CYMINDE, LE ROI, OSTANE, SEYLE, DERBIS. CYMINDE 87 . Enfin, Sire, mes soins ont été plus heureux que les vôtres, j’ai trouvé pour Arincidas, une Victime volontaire qui se donne avec joie. [p. 49] LE ROI. Ah! Madame, que cette nouvelle me donne de contentement. J’en suis ravi. Je puis maintenant le faire paraître sans crainte: mais quelle est cette Victime? CYMINDE. Moi, Sire. LE ROI. Vous, Madame? 86 Cette didascalie concerne Cyminde qui arrive et ouvre la scène suivante. 87 L'entrée en scène de Cyminde, juste après l'annonce du roi qu'il veut parler à la princesse, nous paraît invraisemblable. 170 CYMINDE. Oui moi 88 , qui mets toute ma gloire et ma félicité dans ce Sacrifice. LE ROI. Vous, Madame, qui faites la plus belle partie d’Arincidas? non, non, je ne souffrirai point qu’il meure pour mon peuple, ni vous pour lui. CYMINDE. Vous ne pouvez sauver Arincidas qu’en exposant votre État à la ruine, et vous ne pouvez me [p. 50] sauver qu’en exposant Arincidas à ce cruel Sacrifice, mais je puis sauver Arincidas votre État et vousmême: Quelle était la disposition de votre peuple quand je suis entrée dans le Temple? tout y était en cris, en confusion et en larmes. On ne parlait que de venir à main armée dans votre Palais, pour en tirer la Victime du salut public, et l’on avait déjà résolu que de vous déplaire pour obéir aux Dieux, était une action de piété que vous ne pourriez condamner. Hélas tous leurs cris et toutes leurs paroles étaient autant de coups de trait qui me perçaient le sein, et tous leurs préparatifs pour immoler Arincidas ne me semblaient autre chose que des menaces contre ma vie: et j’ai cru que de demander la mort d’Arincidas en ma présence, c’était [p. 51] m’obliger à mourir; Je me suis condamnée moi-même: et sitôt que je me suis inscrite parmi les Victimes volontaires, ce peuple a perdu toutes ses craintes, ils ont apaisé leurs cris, et changé leurs plaintes contre vous et contre Arincidas en actions de grâces qu’ils m’ont rendues. Ils m’ont révérée comme un obstacle sacré qui s’opposait au débordement de la mer, et comme un remède céleste contre cette funeste maladie dont ils appréhendent le renouvellement. Ne croyez pas que cette joie publique ait produit en mon âme quelque mouvement contraire, le torrent de mes larmes s’est arrêté, et ma douleur a fait place aux sentiments de la gloire qui m’en doit revenir. À quoi puis-je être utile à votre État quand je vivrais plusieurs siècles? No-[p. 52]tre sexe est banni du gouvernement des 88 Lancaster fait remarquer que cet élément de l’intrigue ressemble à Alcestis (Alceste) (~438) du poète tragique grec Euripide, dans laquelle une femme est prête à mourir à la place de son mari (A History, t. II, vol. I, pp. 367-368). Cependant, les circonstances de cette générosité en sont différentes. Dans Alceste, Admète, le roi de Phères, essaie de trouver un membre de sa famille qui consentira à mourir pour lui. Personne n’accepte sauf sa femme, Alceste. 171 affaires, et des commandements de la guerre. Nous sommes condamnées partout aux ténèbres et au silence 89 . Les femmes les mieux connues sont celles que l’on n’a point connues 90 durant leur vie, leur plus belle réputation c’est de n’en avoir point, elles sont vertueuses quand on ne les voit point, et que l’on n’en parle point: c’est assez que l’on sache leur nom quand elles meurent. Si donc il y a quelque moyen de paraître sur le théâtre du monde, il faut que ce soit en mourant, et l’on peut tout croire et tout dire de la générosité d’une femme quand le jour de sa mort éclaire toute sa vie. Quand donc j’aurai délivré votre peuple des menaces d’une divinité courroucée, quand j’aurai multiplié les années de mon [p. 53] mari par le retranchement des miennes, quand je vous aurai laissé un serviteur si fidèle et si nécessaire. Quand j’aurai donné mon sang pour arrêter l’impétuosité des eaux, et qu’en ma mort j’aurai prévenu la peste de vos Provinces, on dira que j’étais digne 91 de la Souveraineté que vous m’avez donnée pour l’épouser, digne d’être Princesse en votre Royaume, digne d’être la femme d’un si grand homme, digne de toutes les grâces que vous m’avez faites. On pourra dire que j’aimais et que j’étais aimée, voire même que je suis morte par un excès d’amour. Que sera-ce quand un jour on verra mon Image parmi celles de la famille d’Arincidas, non point comme sa femme, mais comme sa libératrice? On ne dira pas seulement que j’aurai vé-[p. 54]cu comme la moitié de lui-même, mais que je serai morte comme un autre luimême. Que sera-ce quand parmi tant de Princes qui viendront de son sang, on lira ce que j’aurai fait. Ils croiront tous me devoir la vie, parce qu’Arincidas me l’aura due, et je serai glorieusement estimée la mère des enfants qu’un autre lui aura donnés, et de toute sa postérité. Mais que sera-ce quand sous vos ordres Arincidas ajoutera de 89 C’est un commentaire sur la condition des femmes non seulement dans l’Antiquité mais aussi au dix-septième siècle. Voir l’ouvrage de Claude Dulong, La Vie quotidienne des femmes au grand siècle, Paris: Hachette, 1984. 90 Le mot est écrit «connu» dans l’édition originale. Très souvent au dix-septième siècle, le participe passé construit avec le verbe «avoir» ne s’accordait pas avec le complément à l’accusatif qui le précédait (Haase, Syntaxe française, § 92, p. 213). Cependant, cet accord est fait ailleurs dans la pièce. 91 Cyminde emploie le mot «digne» quatre fois dans ce discours. Le désir du mérite semble être une obsession pour ce personnage qui a été élevé au-dessus de sa naissance pour devenir princesse. 172 nouvelles Provinces à votre Empire? quand on admirera les victoires qu’il remportera sur vos ennemis, on dira que Cyminde aura fait toutes ces belles actions en mourant 92 . Oui Sire, dès ce jour, en conservant mon mari, j’assure votre couronne, je vous gagne des batailles, et j’oblige vos ennemis à vous [p. 55] redouter. Ce n’est pas, Sire, que vous ne puissiez beaucoup faire tout seul, mais il faut un second tel qu’Arincidas pour tout faire. LE ROI. Je l’avoue, Madame, et pour cela je ne puis consentir à le perdre. Mais je le veux conserver tout entier. C’est le perdre sans doute que de le perdre à moitié. Sans vous, Madame, Arincidas ne me peut demeurer, car sans vous je sais bien qu’il ne peut vivre: et le conserver en vous perdant, c’est l’obliger à vivre après lui avoir arraché le cœur. CYMINDE. En vain, Sire, pensez-vous me divertir de ce dessein, la nécessité vous ôte le pouvoir d’exécuter ce que votre bonté vous dicte, j’ai fermé l’âme et l’oreil-[p. 56]le à toutes sortes de raisons, et permettez-moi seulement d’aller prendre congé de la Reine, 93 et de rendre compte de ma mort, à qui je devais la meilleure part de ma vie 94 . Elle rentre dans le Palais, et Seyle la suit incontinent 95 . 92 La générosité de Cyminde comporte un élément d’égoïsme. Son désir d’être digne de l’amour d’Arincidas la conduit à vouloir éprouver une mort glorieuse qui sera commémorée pour toujours à travers le royaume. 93 La reine n’est pas un personnage de la pièce. Contrairement au théâtre préclassique qui avait le goût pour des personnages secondaires nombreux, le classicisme limite le nombre d’acteurs dans un ouvrage dramatique. La première pièce de Jean Mairet (1604-1686), Chryséide et Arimand (1630), comporte dixsept personnages. L’Heureux naufrage (1637) de Jean de Rotrou en a au moins vingt. Nous voyons dans les pièces de d’Aubignac un plus petit nombre de personnages secondaires. 94 Cyminde affirme qu’elle est redevable à la reine, probablement des bienfaits qui lui ont été accordés après l’arrivée de la princesse en Coracie. 95 Pourtant, Seyle reste en scène. Dans l’adaptation versifiée, ce personnage ne sort pas à la fin de la scène 4, mais s’absente pendant la scène suivante après quelques vers. 173 ************************************************** SCÈNE V. LE ROI, SEYLE, OSTANE. SEYLE. Ah! Sire, empêchez la perte d’une femme si généreuse 96 . LE ROI. Suivez-la seulement, et ne croyez pas qu’elle retourne au Temple, je donnerai bon ordre qu’elle ne sorte point du Palais. Pour vous Ostane, faites savoir au peuple tout ce que vous voyez [p. 57] de mon dessein; s’ils craignent le courroux de Neptune, qu’ils fassent un peu d’effort pour trouver parmi eux une Victime qui les en puisse garantir. Il rentre au Palais. ************************************************** SCÈNE VI. OSTANE seul . Que cet entretien m’a fait souffrir, et tant que le Roi m’a soulagé de s’être opiniâtré contre elle: sa fureur néanmoins m’étonne 97 , et me fait craindre qu’en perdant Arincidas, il me soit difficile de la posséder. Le désir pourtant de conserver la dignité de Princesse qui ne lui est pas acquise par sa naissance, et le temps qui la consolera de la mort [p. 58] d’Arincidas me doivent faire tout espérer: l’ambition rend une femme capable de tout faire, et le deuil de son âme ne dure jamais tant que celui de ses vêtements. Achevons donc la sédition que le peuple avait méditée, faisons-lui entendre qu’on lui cache Arincidas dans le Palais, afin de les obliger à faire périr l’un de ceux que le sort des Dieux a préservés. Que cet échange de Victime est une illusion faite 96 Le mot s’emploie deux fois de plus pour décrire Cyminde. À la scène III, 6, elle est appelée «la plus généreuse femme du monde». Plus tard dans la même scène, Cyminde elle-même emploie l’adjectif pour décrire sa mort. 97 Le référent du déterminant possessif «sa» ne va pas de soi. 174 au bien du peuple, et que sans blesser le respect que l’on doit au Roi on peut chercher Arincidas par tout le Palais le traîner au Temple, et l’immoler par force 98 . Il retourne au Temple. FIN du second Acte. 98 Dans l’adaptation en vers de la pièce, le ton du monologue est plus passionné. Ostane déclare: «J’obéis. Ô Cyminde! ô courage fidèle! / Ô divine Princesse, aussi sage que belle! / Hélas! Que vos discours ont mon cœur affligé! / Et qu’en vous résistant le Roi m’a soulagé! / Vous souhaitez la mort, et malgré votre ennui/ On n’épargnera rien pour vous sauver la vie.» 175 [p. 59] ACTE III. ************************************************** SCÈNE I 99 . UN BOURGEOIS D’ASTUR. Il sort du Temple, et passe au Palais. C’est en cette occasion que la sédition est un œuvre 100 de piété, et pour obéir aux Dieux on peut faire un peu de violence, et tandis qu’ils forcent le Palais par l’autre avenue entrons par celle-ci. ************************************************** [p. 60] SCÈNE II. UN AUTRE BOURGEOIS. Il sort du Temple, et passe au Palais. J’ai honte d’être demeuré le dernier au Temple, je m’assure qu’ils sont déjà tous entrés dans le Palais, je n’aurai part à cette action religieuse que par la volonté 101 . 99 Ce quatrième monologue de la pièce ne comporte que trente-six mots. Commencer un acte par un monologue est un procédé commun dans les pièces au début du dix-septième siècle. Très souvent, on emploie le monologue pour déclencher la pièce et même toute scène importante (Scherer, La Dramaturgie, p. 257). 100 Au dix-septième siècle, le substantif «œuvre» était d’un genre incertain (Cayrou). À la scène III, 6, d’Aubignac l’emploie comme nom féminin. 101 Ce deuxième monologue de la part d’un bourgeois d’Astur est le plus court de la pièce, contenant vingt-neuf mots. D’Aubignac en fait une scène séparée à cause du changement de personnages. Cependant, nous pouvons nous interroger sur l’utilité de cette scène, puisqu’elle n’ajoute rien à l’intrigue. 176 ************************************************** [p. 61] SCÈNE III. OSTANE, DERBIS. Ils sortent du Palais. OSTANE. ’Avoue, Derbis, que votre présence a beaucoup fait. Je vous suis bien redevable d’avoir fait tomber le sort adroitement sur Arincidas 102 , et d’avoir assisté le peuple qui le demande jusque dans le Palais. DERBIS 103 . Je ne vous ai rendu qu’une partie de ce que je vous dois, car ayant eu la charge de second Ministre du Temple par votre moyen, je suis obligé d’y faire tout pour votre service 104 . [p. 62] OSTANE. Il faut certes, que votre industrie passe plus avant: Arincidas n’est point dans le Palais, le Roi l’a fait retirer, et Cyminde se trouve seule entre les mains du peuple qui veut l’emmener au Sacrifice malgré le Roi. DERBIS. Hé bien! laissez-les faire, et à la première Fête de Neptune il se faudra défaire d’Arincidas. OSTANE. Laisser périr Cyminde? Ha! Derbis, sachez que tout ce que j’ai fait jusqu’ici n’est que pour la posséder. Je l’aimai dès le voyage que je fis 102 La participation d’Ostane dans le complot pour éliminer Arincidas est révélée. Le choix du prince de Carimbe comme victime du sacrifice était un coup monté. 103 Derbis est le ministre du temple. 104 À part cette allusion au quid pro quo entre Derbis et Ostane, d’Aubignac n’explique pas comment les autres ministres ont été convaincus d’accepter le choix d’Arincidas, comme l’écrit Lancaster: «[…] he fails to reveal the process by which his fellow churchmen were persuaded in the play to stuff the ballot-box and subsequently to accept a change of victims», A History, t. II, vol. I, p. 368. J 177 en Albanie il y a trois ans, et ne pus néanmoins me résoudre à l’épouser, parce qu’elle n’était pas Princesse. Mais depuis que le Roi l’eut faite Souveraine de l’Île de Carymbe en faveur d’Arincidas qui l’ai-[p. 63]ma depuis, tout a réveillé mon amour, toutes choses l’ont irrité, le dépit, la jalousie, ses mépris, et sa vertu même qui la rend invincible à mes poursuites: La haine que j’avais pour Arincidas en est devenue plus forte, et pour posséder sa femme, et m’approcher d’un degré en la succession de la couronne, j’ai tout entrepris pour le perdre, mais inutilement. Que si je t’ai fait sortir de ton Désert pour te faire obtenir la seconde Prêtrise de notre Religion, ne permets pas que ce soit en vain. Souviens-toi que tu m’as tout promis. Il faut achever, et ne pas abandonner Cyminde en ce péril. Cherche donc un remède au mal qui me presse, sauve-la, Derbis, puisque c’est me sauver moimême. DERBIS. Je ne crois pas, Seigneur, que [p. 64] vous ayez un autre remède que la violence. Il vous faut résoudre à quelque chose de pire que tout ce que nous avons fait. N’en doutez point, la violence seule la peut sauver. OSTANE. Et pourquoi cela? DERBIS. Parmi les lois de notre Sacrifice, mais voici le Roi 105 , et sa présence m’empêche de vous en dire davantage, mais sachez qu’il faut vous résoudre à quelque grand effort, employez vos amis, prenez les armes, entrez à main armée dans le Temple, arrachez-la de l’Autel par force, c’est tout ce qui vous reste, vous en saurez la raison plus à loisir, mais ne différez pas 106 . Ostane se retire par une rue du Théâtre. 105 Ce discours interrompu, signalé par une syntaxe coupée, est complété à la scène IV, 1 par Calionte, puis à la scène IV, 2 par Zoraste. Il s’agit donc d’une double suspension, à la fois syntaxique et dramatique, construite par le dramaturge. 106 La raison qui nécessite la violence n’est jamais expliquée bien clairement dans la pièce. Nous conjecturons que les lois du sacrifice ne permettaient aucune substitution après l’identification d’une victime volontaire. Le seul moyen de sauver cette personne serait donc par la simple force. 178 ************************************************** [p. 65] SCÈNE IV. LE ROI, DERBIS. Le Roi sort du Palais. LE ROI. Que la fureur populaire est un dangereux précipice, et que les motifs de la Religion sont puissants. Mon peuple qui ne s’est jamais séparé de son devoir, a bien osé prendre les armes contre moi. Ils ont forcé mon Palais, ils sont venus jusque dans ma chambre enlever Cyminde: mes gardes désarmés, en cette solennité m’ont abandonné plus par faiblesse que par dévotion, mes domestiques n’ont fait aucun effort; ils ont tous cru que pour être fidèles aux [p. 66] Dieux, ils pouvaient être perfides à leur Roi 107 . Ô Généreux Arincidas, je connais bien que vous m’êtes absolument nécessaire, vous n’êtes point capable de cette lâcheté. Pourquoi faut-il que j’aie précipité votre retraite? Que n’étiezvous dans mon Palais? vous auriez vengé sans doute l’honneur de votre Prince, et garanti la vie de votre femme? Il ne fallait que vous seul pour retenir mon peuple dans le respect 108 . 107 Les civilisations anciennes du Proche-Orient considéraient le roi comme un personnage cérémoniel responsable du bien-être de la société, du contrôle du temps et de la productivité de la récolte. 108 Bien que le roi ne soit pas seul sur la scène, il parle comme dans un véritable monologue, surtout lorsqu’il s’adresse à Arincidas. D’habitude, ces «monologues» se font devant un confident dont le héros oublie la présence et parle comme s’il était seul (Scherer, La Dramaturgie, pp. 252-255). 179 ************************************************** [p. 67] SCÈNE V. ARINCIDAS, TROIS BOURGEOIS D’ASTUR, LE ROI, DERBIS, CALIONTE. Ils viennent par une rue du Théâtre. UN BOURGEOIS. Archons et renfermons ce meurtrier dans une étroite prison; il faut en faire une Victime de la Justice, quand on aura sacrifié celle de notre repos. LE ROI. Bons Dieux! ils tiennent Arincidas sans le reconnaître. Insolents où avez-vous pris cet homme? qu’en voulez-vous faire? UN BOURGEOIS. Comment, Sire, il est sorti de [p. 68] la maison de Calionte l’épée à la main, et s’est jeté comme un lion furieux parmi ceux qui tenaient le derrière du Palais, il en a renversé une partie, frappé, tué jusqu’à tant que le nombre s’opposant à sa rage, nous l’avons pris et lié pour en faire faire la Justice. CALIONTE. Oui, Sire, au lieu de monter sur un vaisseau, prêt à faire voile, il a couru vers le Palais au bruit de cette sédition, et son courage a fléchi sous le nombre de vos rebelles. LE ROI. Digne certes, d’être aimé de ton Roi, digne que ton Roi laisse périr tout son État pour te sauver 109 . Remettez Arincidas en liberté. 109 Une nouvelle fois, le roi s’adresse à Arincidas malgré l’absence de ce dernier sur la scène. Ce «monologue déguisé en dialogue» se distingue d’un aparté puisque le roi n’essaie pas de dissimuler ses paroles. M 180 LE BOURGEOIS. Sire, il est trop criminel. Cyminde sort du Palais avec sa suite, liée et conduite par les Bourgeois. ************************************************** [p. 69] SCÈNE VI. CYMINDE, TROIS BOURGEOIS, ARINCIDAS, TROIS AUTRES BOURGEOIS, LE ROI, DERBIS, SEYLE, CALIONTE. LE ROI. Ô Roi trop malheureux! ou trop faible, faudra-t-il qu’en les voulant sauver tous deux, tu les fasse[s] périr tous deux? ARINCIDAS. Ah! Madame, en quel état êtes-vous? et quel outrage vous fait cette infâme populace de vous tenir en ces chaînes? 110 CYMINDE. Mais vous, Arincidas, quel cruel Démon vous a remis entre les mains de ces Barbares? [p. 70] ARINCIDAS. Cyminde liée par des mains insolentes? CYMINDE. Arincidas, prisonnier de ces lâches? ARINCIDAS. Sire, commandez-leur d’ôter ces liens honteux qui serrent indignement le corps de Cyminde. 110 C’est le commencement d’une succession de six courtes répliques, procédé analogue à la stichomythie que l’on trouve dans les pièces de théâtre en vers. 181 CYMINDE. Sire, faites qu’Arincidas obéisse aux ordres que vous lui avez donnés, et qu’il se retire comme vous lui avez commandé. LE ROI En soi-même 111 . Que puis-je faire contre ce peuple, et que puis-je résoudre dans le trouble où je suis? ARINCIDAS. Ces liens me sont dus 112 , et non pas à vous: je suis moins le prison-[p. 71]nier de ce peuple que des Dieux. C’est Neptune qui m’arrête, et qui me conduit à la mort, ils n’en sont que les Ministres. CYMINDE. Mais vous n’êtes plus sa Victime, une autre s’est donnée volontairement pour vous. ARINCIDAS. Jusqu’ici pourtant je n’en ai rien appris. CYMINDE. Vous n’en devez pas douter, puisque c’est moi qui vous en assure. ARINCIDAS. Mon salut vous est assez cher pour m’avoir procuré cette grâce, mais faites-moi savoir à qui j’ai cette obligation. CYMINDE. À une personne qui vous doit tout, et qui ferait encore davantage pour vous, s’il se pouvait. 111 C’est le premier des quatre apartés prononcés par le roi dans cette scène. Ces apartés sont absents de la Cyminde de Colletet, les répliques du roi étant prononcées ouvertement. 112 Ce mot est écrit «deubs» dans l’édition de Targa. 182 [p. 72] ARINCIDAS. Ah! je tremble, une horreur secrète me glace le sang dans les veines, dites-moi son nom je vous prie, et ne différez point. LE ROI. En soi-même. Ah! malheureux, que veux-tu savoir, tu vas mourir si elle ouvre la bouche 113 . ARINCIDAS. Quoi, vous ne parlez point, vous détournez vos yeux, et vous répandez des larmes? LE BOURGEOIS. Jugez-vous pas bien que c’est elle-même qui s’est offerte pour vous? glorifiez-vous d’avoir la plus généreuse femme du monde 114 . ARINCIDAS. Que je me glorifie de l’avoir, quand je la perds? ah! Madame, à quel excès portez-vous votre affection et ma honte? 115 puis-je [p. 73] souffrir que vous ayez plus d’amour et de courage que moi? 116 CYMINDE. Non, mon cher Arincidas, je ne prétends de vous surpasser ni en l’un ni en l’autre, mais j’estime vous être assez redevable pour m’acquitter de la sorte. Vous m’avez aimée sans le mériter, vous m’avez fait être la femme d’un Prince à quoi mes espérances et mes souhaits ne m’avaient pas élevée: dans tout le cours de ma vie, je n’ai point été digne de vous, permettez-moi de l’être par ma mort. Je n’ai pas trouvé 113 D’Aubignac coupe à intervalles le long dialogue entre Cyminde et Arincidas en y glissant des apartés prononcés par le roi. C’est un procédé utilisé par plusieurs dramaturges français au dix-septième siècle, servant soit à souligner le dialogue, soit à fournir un «antidote de la tirade» (Scherer, La Dramaturgie, p. 263). 114 La réplique du bourgeois joue le même rôle dans cette scène que les apartés du roi, servant à couper le long dialogue entre Cyminde et son mari. 115 Arincidas emploie le mot «honte» ou «honteux» quatre fois dans la pièce pour décrire son déshonneur face à la décision de Cyminde de se sacrifier. 116 C’est le commencement d’une succession de répliques où Arincidas et Cyminde se disputent à propos du choix de la victime du sacrifice. 183 dans mon berceau les qualités de votre épouse, mais je les puis trouver dans la sépulture; et si je ne suis pas née Princesse comme vous, je mourrai généreuse comme vous. Il vous importe que je meure pour vous, car c’est justifier votre amour [p. 74] et le mien, c’est faire voir à tout le monde que vous m’avez aimée par mérite, et non par caprice: et que je n’ai pas suivi votre grandeur par les sentiments de la vanité, mais bien votre vertu par l’estime de votre personne. C’est convaincre ceux qui vous ont blâmé de ma recherche, et montrer que je vous étais nécessaire: une autre femme qui vous aurait égalé de naissance et de mérite, aurait laissé faire le reste à la fortune. Il fallait vous devoir autant que moi pour être obligé de vous donner ma vie, et avoir autant de courage que moi pour s’y résoudre. Considérez encore combien il m’est désavantageux de vous survivre. Je resterai comme bannie de mon pays, sans autre marque d’avoir été votre femme, que le nom de mon infortune, et la mémoire de ma félicité [p. 75] passée. Il me souviendrait bien d’avoir été vôtre, quand il me souviendrait de vous avoir perdu: et la mémoire de votre perte serait une raison qui solliciterait continuellement mon désespoir. Il vaut mieux que je meure en vous sauvant qu’après vous avoir perdu, ou pour mieux dire, il vaut mieux que je meure seule que de mourir avec vous. Non, non! ne croyez pas que je vive un moment avec le titre de votre veuve: je vous aurai suivi dans le tombeau devant que l’on puisse me donner ce titre malheureux. Souffrez donc que je vous sauve, afin de ne pas mourir tous deux: souffrez que je meure glorieuse, afin que je ne meure pas infortunée. Ce n’est point pour vous que je veux mourir, mais pour moi-même. Je meurs pour faire éclater l’excès [p. 76] d’une affection légitime, pour acquérir une gloire incomparable, pour satisfaire à ce que je vous dois, et pour éviter la fureur de mes transports si vous me laissiez après vous. LE ROI. En soi-même. Effet prodigieux d’une vertu sans exemple. ARINCIDAS. Que les sentiments de votre cœur me sont agréables, mais que votre dessein m’est rigoureux. J’espère de revivre en vous par l’affection que vous me témoignez, et je crains d’avancer l’heure de ce Sacrifice par la douleur dont vous me troublez l’âme et les sens. Vous m’avez 184 été jusqu’ici comme une Divinité que j’ai révérée, et qui me rendait heureux: prenez garde que par vos discours vous ne [p. 77] me soyez comme une de ces Déesses qui portent à la fureur et au désespoir. Pensez-vous que je n’aie pas un cœur à qui la mort soit indifférente? Pensez-vous que je n’aie pas un cœur dont l’Amour soit capable de tout entreprendre? Quelle injure serait-ce à ma vie passée? Est-ce la pensée que vous devez avoir d’Arincidas? avez-vous perdu la mémoire de ce qu’il a fait? avez-vous douté de l’affection qu’il vous a jurée? Si j’étais capable de la lâcheté que vous voulez exiger de moi, j’aurais bien été certes indigne de vous posséder, et je ne mériterais pas que vous mourussiez pour moi, si je pouvais y consentir. C’est à moi, Madame, de paraître ici digne de vous. Il n’y avait point de naissance, de dignité, ni de fortune, qui ne fussent beaucoup moins [p. 78] que vos mérites, et vous ne deviez être donnée qu’à celui qui ne vous pourrait survivre. Que s’il faut justifier mon amour, est-ce pas moi qui le dois faire? C’est en cette occasion que le monde doit apprendre que j’ai chéri votre personne pour l’amour de vous-même, non pas pour l’amour de moi. Mais il n’y a pas lieu de disputer à qui doit mourir de nous deux, les Dieux en ont prononcé l’arrêt contre moi. Est-ce pas sur ma tête que le sort est tombé? Est-ce pas ma vie que Neptune demande? C’est à lui que vous vous opposez, et je crains que votre intention vous rende coupable d’irrévérence. Vous voulez lui ravir une Victime qu’il a choisie pour lui en présenter une autre qu’il ne désire pas 117 ; ma mort est une obéissance aux décrets du Ciel, [p. 79] et la vôtre offenserait les Dieux, la nature, et les hommes: ma mort est de nécessité, et la vôtre ne serait qu’un transport de votre amour. Ce peuple n’en pourrait pas être satisfait: car au lieu d’être la Victime de son salut, vous ne seriez que celle de votre douleur. Ah! Sire 118 , que vous avez bien pensé me perdre deux fois en me voulant sauver, et combien dois-je de remerciement à la secrète puissance qui m’a fait revenir? Je fusse 119 mort après elle comme un lâche, comme 117 Arincidas a tort. À la scène IV, 1, Calionte explique au roi la raison pour laquelle les lois préfèrent les victimes volontaires à celles du sort. 118 Arincidas s’adresse au roi. Cependant, ce dernier n’est qu’un spectateur dans cette scène, ne s’exprimant que par l’entremise des apartés ou des «monologues déguisés en dialogues». 119 C’est bien l’imparfait du subjonctif qui est employé. Au dix-septième siècle, l’emploi de ce temps, avec l’acception du conditionnel présent d’aujourd’hui, 185 un criminel, comme un furieux, comme un homme odieux au Ciel et à la terre. Et trop heureux que je suis, me voilà de retour pour rendre ma vie à qui je l’ai promise par amour, et à qui je la dois maintenant par Justice. Encore faudra-t-il que je meure votre redevable, car je ne mour-[p. 80]rai, ni pour vous, ni pour reconnaître ce que vous avez fait pour moi. Ah! que ne puis-je mourir deux fois, afin que je pusse satisfaire aux droits de la Religion, et paraître digne de ce que vous avez fait? Que ne puis-je au moins partager ma vie, et vous montrer que je ne vous donne pas moins qu’aux Dieux? Mais il faut mourir tout entier pour ce peuple, et je n’ai rien à vous donner que le regret de n’avoir rien à vous donner que mes désirs et les sentiments de ma reconnaissance. Enfin, Madame, les Dieux veulent que je meure, et que vous viviez: ma piété veut que j’obéisse, et votre vertu que vous vous consoliez. Les Dieux mêmes prendront soin de vous dans cette séparation, puisque ce sont eux qui nous séparent. [p. 81] LE ROI. En soi-même. Prodigieux effet d’un amour incomparable. CYMINDE. Ce ne sont point les Dieux qui nous séparent, puisqu’ils nous ont conjoints: un sort aveugle avait résolu votre mort, et mon devoir a trouvé les moyens de l’empêcher. ARINCIDAS. Dites que le sort est conduit par la main des Dieux, et ce que vous appelez devoir n’est qu’un aveuglement d’amour. CYMINDE. Ne faites point d’injure à mon Amour, car c’est lui qui me fait connaître jusqu’à quel point je vous dois révérer. était fréquent avec les verbes «avoir», «être» et «devoir» (Haase, Syntaxe française, § 66, A, pp. 158-159). 186 ARINCIDAS. Étant si clairvoyant, il a dû vous apprendre en quel État [p. 82] vous êtes dans mon cœur. CYMINDE. Je le sais bien, et c’est ce qui m’oblige à ce que je fais. ARINCIDAS. S’il est vrai que vous sachiez combien je vous aime, vous savez bien que je ne puis souffrir ce que vous désirez faire. CYMINDE. Plus vous résistez, plus vous affermissez ma résolution, et je serais moins opiniâtre si vous ne l’étiez pas tant. ARINCIDAS. Vos larmes contredisent vos paroles: et la tendresse de votre cœur qui vous fait pleurer, fait bien voir de quelle violence vous usez contre vous-même. CYMINDE. Mes pleurs et mes soupirs sont les enfants de mon amour, et non pas de ma faiblesse. [p. 83] ARINCIDAS. J’avouerai bien qu’Amour les a conçus, mais confessez que la faiblesse les enfante. CYMINDE. Je pleure pour vous et non pas pour moi. Je pleure la résolution que vous avez à vous perdre, et non pas celle que j’ai faite pour vous sauver. ARINCIDAS. Quoi donc, Madame, vous pensez que je sois capable de me rendre? proposez-moi les feux, les fers, les poisons, les tortures, les tourments de l’esprit et du corps, je m’y précipiterai plus librement que de demeurer plus longtemps dans l’État où vous me réduisez. 187 CYMINDE. Mais pensez-vous me faire changer de dessein? pensez-vous que je me sois offerte par vanité? Pen-[p. 84]sez-vous que je me sois donnée pour me reprendre? vous n’êtes plus la Victime du peuple, c’est moi que les Dieux ont agréée 120 par l’acceptation du Grand Prêtre, et ma volonté m’a soumise aux destins que le hasard vous avait préparés. ARINCIDAS. Le sort est une ordonnance du Ciel, qui doit être immuable: et votre volonté ne s’accorde pas avec celle des Dieux ni avec la mienne: et vous ne pouvez me laisser la vie, si je ne consens que l’on vous donne la mort. On commettrait un meurtre horrible en votre personne, et l’on doit faire en la mienne un Sacrifice d’expiation: Mais que différezvous Peuple qui nous écoutez? que ne me conduisez-vous promptement au milieu de la mer? que n’abandonnez-vous à la colère [p. 85] de Neptune celui pour qui les abîmes des eaux sont ouverts 121 si vous êtes soigneux de votre salut ne différez point. Les larmes que Cyminde répand me sont plus funestes que les flots de la mer. Prévenez la douleur que j’ai de la voir souffrir. Hâtez-vous de me rendre la Victime de votre piété ou je serai bientôt celle de mon ressentiment. UN BOURGEOIS. Il faut aller au Temple où le Grand Prêtre jugera leur dispute, et ordonnera du Sacrifice. Derbis, c’est à vous à les conduire, prenez-les en votre charge, nous vous assisterons jusqu’à la fin. UN AUTRE BOURGEOIS. Allons, et ne retardons plus une œuvre si nécessaire à notre conservation. Ils vont au Temple. 120 Le mot est écrit «aggreé» dans l’édition de Targa. 121 Le mot «abîme» était d’un genre incertain au dix-septième siècle bien que le masculin fut le plus souvent usité (Dubois et Lagane). 188 LE ROI 122 . Admirable contestation d’amour, [p. 86] incroyable combat où le prix du vainqueur est une mort épouvantable, où le vaincu ne peut recevoir plus de honte que de vivre. Que ne puis-je me dépouiller de ma dignité pour entrer en cette dispute. Vous verriez, ô Cyminde, combien Arincidas m’est cher, et que je n’ai pas moins d’amitié pour lui que vous d’amour. Suivez-les Calionte, et voyez s’il ne se présentera point quelque occasion pour les sauver, et m’avertissez de tout l’événement 123 . CALIONTE. Sire, je n’y manquerai pas. Il va au Temple, et le Roi en son Palais. FIN du troisième Acte. 122 Une nouvelle fois, le roi parle comme dans un véritable monologue malgré le fait qu’il n’est pas seul sur la scène. L’existence du monologue devant le confident remonte aux premières années du dix-septième siècle (Scherer, La Dramaturgie, p. 255). 123 Dans cette dernière phrase, le roi montre qu’il n’ignore pas la présence de Calionte en s’adressant à lui. C’est un procédé que l’on retrouve dans plusieurs pièces du début du dix-septième siècle. 189 [p. 87] ACTE IV. ************************************************** SCÈNE I. LE ROI, CALIONTE. Ils sortent du Palais. LE ROI. OUS m’apportez une étrange nouvelle: Arincidas ne mourra point? Jusque-là vous aviez guéri toutes mes impatiences et mes inquiétudes: mais il faut que Cyminde soit immolée pour lui? C’est changer ma crainte, et non pas la dissiper. Je craignais pour lui les abîmes [p. 88] de la mer, et je crains maintenant les outrages de sa propre main 124 , et que son désespoir l’abandonne au Sacrifice dont nos saintes Lois l’ont exempté. Mais vous avez oublié de me dire pourquoi cette Loi préfère les Victimes volontaires à celles du sort. CALIONTE. Sire, voici ce que le Grand Prêtre en a dit tout haut: Celui qui s’est une fois soustrait au Sacrifice, et qui donne occasion à un autre de s’exposer pour lui, a témoigné quelque répugnance au décret des Dieux: mais celui qui s’y donne volontairement, y porte une obéissance entière et sans réserve. Or les Dieux préfèrent toujours la Victime obéissante, à celle qui résiste et qui fuit de l’autel, parce que la dernière n’est pas bien disposée à satisfai-[p. 89]re les Dieux, et ainsi elle est peu capable de l’expiation qu’elle doit faire en faveur de ceux qui l’offrent. LE ROI. Tout cela véritablement s’accorde avec mes souhaits, car dans la nécessité de choisir j’aurais préféré le salut d’Arincidas à celui d’une femme 125 : mais pensant combien il aime Cyminde, il me semble que 124 C’est la deuxième allusion au suicide dans la pièce. 125 Est-ce d’Aubignac qui parle? En dépit de sa passion pour l’héroïsme féminin, l’auteur fait toujours savoir que la femme est inférieure à l’homme. V 190 je le dois perdre avec elle. Son amour me fait tout appréhender de sa douleur. Ah! Prince malheureux qui n’ai pas le pouvoir de rendre le contentement et la vie à qui m’a tant obligé. Pourquoi faut-il qu’une religieuse révérence m’ait désarmé et tienne mon peuple armé contre moi-même 126 . Ostane 127 , auteur de ce désordre, vous avez pu faire qu’en un jour de ma vie, je n’ai pas été Roi: mais la fête cessera [p. 90] bientôt, et mon peuple rentrant dans l’obéissance me laissera rentrer en mon autorité: et vous verrez lors comme il en prend à ceux qui donnent à leur Prince un juste sujet d’indignation. La haine que vous avez contre Arincidas vous a fait prendre cette occasion pour lui procurer ce déplaisir: Mais la haine que vous extorquez de ma bonté vous fera connaître que je sais bien punir les insolents 128 . Ah! pourquoi faut-il que Cyminde ait travaillé elle-même à ce malheur? Arincidas était sur le point de se sauver, et l’offrande qu’elle a faite de sa personne a été bien précipitée. CALIONTE. Mais, Sire, en cette extrémité ne paraissez pas moins généreux que bon ami, il est temps que vous vous rendiez au rivage [p. 91] pour assister à cette cérémonie. LE ROI. Ma présence n’y est pas nécessaire. CALIONTE. Le peuple sort du Temple, et vous allez bientôt voir les Victimes sur l’autel. LE ROI. Que vois-je, Calionte? tous deux! et comment? les faut-il sacrifier l’un et l’autre. 126 Sic (point). 127 Le roi s’adresse à Ostane malgré l’absence de ce dernier sur la scène. Nous renvoyons le lecteur à la scène III, 4 où nous voyons une situation semblable. 128 Le roi parle comme s’il connaissait déjà les détails du complot contre Arincidas. De toute façon, il semble certain de la culpabilité d’Ostane. Invraisemblablement, il ne fait que tempêter et n’essaie pas de redresser la situation. 191 CALIONTE. Non, Sire, mais le Grand Prêtre a dit, qu’il fallait retenir Arincidas pour le conduire jusqu’au bord de la mer, montrer à Neptune qu’on ne lui veut pas soustraire la Victime qu’il a demandée, et le prier de trouver bon que son destin se transporte en celle qui s’est volontairement donnée. [p. 92] LE ROI. Je vous entends, mais prenez garde à la fin de la cérémonie qu’Arincidas ne fasse quelque coup de désespéré. Je ne puis être présent à ce cruel spectacle. Le Roi se retire au Palais. ************************************************* SCÈNE II. CALIONTE, ARINCIDAS, CYMINDE, SEYLE, ZORASTE, DERBIS, QUELQUES BOURGEOIS ARMÉS. Ils sortent du Temple. Arincidas et Cyminde sont liés sur un autel roulant 129 . ARINCIDAS 130 . Ce n’est donc pas assez qu’elle meure, il faut que je la voie mourir? et pour empêcher que mon absence m’éloigne de ce funeste spectacle, ou que [p. 93] mon devoir en prévienne la douleur, vous me tenez comme un esclave, vous m’ôtez l’usage des pieds et des mains: Âmes lâches, me redoutez-vous sans armes? Mais pensez-vous que je cherche à venger mes malheurs par votre ruine? Je ne cherche pas seulement à la sauver, puisqu’elle a voulu mourir elle-même. Je vous veux donner 129 D’Aubignac donne du mouvement dramatique à sa pièce à l’aide de cet «autel roulant» (Scherer, La Dramaturgie, p. 171). 130 C’est le début d’un long entretien entre Arincidas et Cyminde concernant le choix approprié de la victime du sacrifice, constituant un concours de générosité. La gloire de la princesse en se sacrifiant deviendra la honte de son mari, tandis que la mort d’Arincidas rendra inutile la vie de Cyminde. C’est un exemple de ce que Scherer appelle la «tyrannie de la tirade», caractéristique du théâtre français du dix-septième siècle qui nous semble aujourd’hui invraisemblable (ibid., p. 225). 192 plus que vous ne demandez. Et je suis prêt 131 d’ajouter une seconde Victime à celle que votre Dieu demande. Un Dieu, non, mais une Furie d’enfer, un Démon d’horreur et de carnage, une Divinité de destruction et de barbarie, un Dieu à qui pour des autels il ne faut dresser que des tombeaux, pour des Prêtres il ne faut que des assassins, et pour Victimes des innocents abîmés. [p. 94] CYMINDE. Hé quoi, Généreux Arincidas, retournez-vous à vos premiers blasphèmes? avant ce jour vous n’aviez pas été moins religieux que vaillant. Quelle nécessité de paraître impie pour me témoigner votre amour? ARINCIDAS. Pourquoi craindre d’irriter Neptune si je n’ai plus rien à perdre? Il vous arrache d’entre mes bras, il me fait éprouver d’un seul coup tout ce que le courroux du Ciel et la rage de l’enfer peuvent avoir de tourments, et vous voulez que je le révère? Que s’il me reste quelques souhaits à faire maintenant, c’est d’encourir sa disgrâce, afin qu’il me perde promptement. Que ne le puis-je irriter au point qu’il me fasse mourir avant que je vous voie mourir? Il m’épargnerait [p. 95] toutes les douleurs que vous me préparez: il me sauverait de toutes les fureurs qui m’attendent au point de notre séparation. Ce serait un coup de bonté digne d’un Dieu. Je l’adore s’il me veut traiter ainsi, et j’avoue sa divinité s’il me veut faire cette grâce. CYMINDE. Hélas! si vous m’aimez tant, pensez un peu à moi. Que deviendrais-je si Neptune m’était si cruel, et moi qui meurs pour vous avec joie, quelle serait ma douleur si je vous voyais mourir devant moi? Divinité Puissante à qui je me donne, conservez celui pour qui je me donne, écoutez ma prière, et fermez l’oreille à sa plainte. Pardonnez à son amour tous ces transports violents, et ne permettez pas que mon Sacrifice me soit infru-[p. 96]ctueux. Si pour expier ses blasphèmes il 131 Au dix-septième siècle, on envisageait le complément de certains verbes comme une cause, le construisant avec «de» (Haase, Syntaxe française, § 112, 2 0 , B, pp. 287-289). 193 faut une offrande, vous la trouvez en moi, et si vous le désirez punir, voici ma tête exposée à tout ce que vous pouvez demander à mon mari. ARINCIDAS. Ha! cruelle vertu qui renouvelez ma peine, ne serez-vous jamais lasse de me tourmenter par tant d’effets signalés de votre générosité 132 . Vous peuple qui voyez le bien que je perds, et dont toutes les paroles en augmentent le prix, ayez pitié de moi, ne me laissez pas vivre, ne m’abandonnez pas au regret éternel qui me doit accompagner. CYMINDE. Mais vous-même, mon cher époux, troublerez-vous toujours le contentement que j’ai de vous avoir témoigné ce que je vous dois? voulez-vous être l’ennemi [p. 97] de celle qui n’a rien de plus cher que vous. Souffrez que je meure puisqu’il est nécessaire pour vous, mais souffrez que je meure en repos. Si votre esprit était un peu plus calme, et que votre raison peut écouter les miennes, je vous prierais de me laisser mourir avec gloire. N’enviez point l’honneur que je mérite de la postérité. Au lieu d’une femme de chair et de sang, je vous laisse une femme toute de splendeur et de gloire, une femme qui sera vénérable à toutes les autres, une femme que l’on estimera dans votre famille comme une Déesse, une femme qui n’aura plus aucune faiblesse de son sexe, et qui conservera des avantages que les autres ne pourront peut-être jamais obtenir. Puisque vous m’aimez, aimezmoi glorieuse et immortelle dans la [p. 98] bouche des hommes, étendez votre amour dans les siècles à venir où je serai toujours vivante: Mais encore puisque vous vivez, sachez que je ne meurs point, la meilleure partie de mon âme est dans votre sein. Modérez donc votre douleur, et laissez luire votre amour tout entier en votre cœur, afin que j’y vive toujours: et ne vous opposez pas à la gloire que j’acquiers, et à la belle vie que vous me donnez. 132 Sic (point). 194 ARINCIDAS. Nouvelles agitations de ma fureur, donnez-moi le temps de parler, soutenez un peu les troubles de mon esprit afin que je réponde 133 . Pensez, ô trop aimable Cyminde, que la gloire dont vous couronnez votre nom, est la honte d’Arincidas; vous me [p. 99] conservez la vie, mais c’est avec un reproche éternel de m’être efforcé de fuir pour éviter la mort. Voilà celui, dira-t-on, que sa femme a sauvé du trépas 134 , et qui n’eut pas assez de cœur pour la devancer. Honteux reproche dont je ne me saurais garantir qu’en vous suivant; et n’ayant pu satisfaire à mon amour, il faudra que je satisfasse à mon devoir. Pensez à ce que vous êtes, et à ce que vous faites. Pensez que vous êtes la plus belle, la plus vertueuse, et la plus parfaite personne du monde, et que vous confesserez que le regret de votre perte est un plus grand mal que la mort. Je serai plus heureux de mourir après vous, que de vivre et vous regretter. Si vous voulez que je vive sans vous, emportez avec vous la mémoire de vos beautés et de vos vertus, [p. 100] arrachez-moi de l’âme toute ma félicité passée, effacez de mon esprit ce que vous faites pour moi, et ce que je devais faire pour vous. Mais hélas! quel moyen de m’ôter un souvenir si doux? Non, non, revenez devant mes yeux sacrés charmes de ma vie, agréables ressentiments de cette riche possession, revenez grâces de Cyminde, attraits, douceurs, ravissements, vertus, mérites. Faites connaître à ma mémoire les richesses que j’ai possédées, et que je vais perdre. Parlez à mon cœur, et s’il n’a pas assez de générosité pour ne pas survivre à mon bien, échauffez-le d’une nouvelle ardeur, et faites par un transport furieux ce que ma main devrait avoir fait. Non, Madame, ne vous flattez pas de l’espoir de revivre avec moi, car je mourrai sans doute [p. 101] avec vous, et selon que l’abîme des eaux rendra votre mort prompte ou lente, on me verra finir sur le rivage dans les mêmes moments. 133 Scherer identifie ce discours comme un exemple de la «primauté de la rhétorique sur la passion» (La Dramaturgie, p. 226). Le désespoir d’Arincidas est tout de suite remplacé par un esprit logique qui lui permet de prononcer un discours clair et muni d’un bon ordre. 134 Les sentiments de honte d’Arincidas reflètent les opinions de d’Aubignac et de ses contemporains concernant la supériorité de l’homme dont le rôle est de protéger «le sexe faible». 195 ZORASTE 135 . Enfin arrivés au bord de la mer, nous offrons à Neptune la Victime que nous lui devons, et comme la fumée de cet encens porte son odeur agréable au milieu de l’air, puisse sa bonté en empêcher la corruption, et nous préserver du mal dont il affligea l’irrévérence de nos ancêtres 136 . À toi donc Divinité Puissante des flots, et qui dans le partage du monde reçus l’Empire de la mer 137 , accepte pour nous cette Victime qui s’offre volontairement à ta Grandeur, approuve l’échange qu’elle nous oblige de faire, et reçois en sa personne le sort et la desti- [p. 102]née de celui pour qui maintenant elle se donne 138 . ARINCIDAS. Vous ne pouvez ainsi transporter mon malheur sans mon consentement, je retiens ma destinée sur ma tête, je ne veux communiquer à personne la nécessité de mon sort, on a fait cet échange sans moi, et c’était me trahir en mon absence: je reprends le mal qu’on voulait m’ôter, car le bien qu’on me laisse m’est plus insupportable. ZORASTE. Ce discours est inutile, et l’empêchement que vous formez ne peut rien contre l’autorité de nos Lois et l’ordre de nos Sacrifices. ARINCIDAS. Quoi, vous défaites ses liens, et vous me laissez encore ceux qui me serrent. Ha! Sire, où êtes-[p. 103]vous pour tant de services que je vous ai rendus, et pour tant de sang répandu au bien de votre État, je vous demande un moment de liberté. Souffrirez-vous que devant votre Palais on me traite en esclave, et qu’après avoir eu la conduite de vos armées, ce peuple me retienne dans les chaînes comme un criminel. Rendez-moi la mort que vous m’avez dérobée quand vous avez voulu me sauver, ayez pour moi la même bonté, mais non pas le même effet. 135 Zoraste est le grand prêtre. 136 Voir le récit d’Eryone (I, 1). 137 Avec ses frères Zeus et Hadès, Poséidon (Neptune) est un des trois maîtres de l’univers. Son palais est au fond de la mer. 138 Dans l’adaptation en vers de la pièce, la réplique de Zoraste est plus verbeuse que celle du personnage de d’Aubignac. 196 Votre pitié a eu soin de ma vie, il faut maintenant qu’elle modère mes tourments. Prévenez, ô grands Dieux! la rigueur de notre séparation, sauvez-moi de la douleur, des transports, des désespoirs et de la rage où ce coup funeste me doit précipiter. Ce n’est plus Arincidas que vous conser-[p. 104]vez. C’est un homme insensé, désolé, furieux, un homme qui hait le jour, qui hait le Ciel et la terre, qui hait tous ceux qui lui veulent du bien, qui se hait soi-même. Quoi, personne ne parle. CALIONTE. Ah! que l’état où je le vois réduit, m’afflige, ne l’écartons point, et veillons toujours sur sa personne. ARINCIDAS. Bons Dieux! que vois-je? Cyminde dans le vaisseau prêt à partir, cruel sentiment de mon cœur. Impitoyables fureurs qui me travaillez tant, étouffez-moi promptement, et ne différez plus le bien que je souhaite! que si vous ne pouvez m’ôter la vie en sa présence, et que ses yeux retiennent le dernier coup de ma douleur, contraignez-vous devant tout ce peuple, modérez vos ef-[p. 105]forts, et permettez-moi de dissimuler jusqu’à tant que je puisse disposer de moi-même. Troubles, désespoirs, tourments, demeurez dans mon cœur, et n’éclatez pas davantage au dehors. ZORASTE. Allez sainte Victime, où le Dieu des flots vous appelle, et consommant en votre personne tout le malheur de cet Empire, passez heureuse et glorieuse dans les champs Elysées 139 , pour y trouver la récompense que votre vertu, votre amour, et votre piété méritent. Qu’il vous souvienne qu’en quittant la terre, il faut fermer les yeux et le cœur à tout ce qu’elle a d’agréable. CYMINDE. Plût aux Dieux, mon Père, de [p. 106] verser dans l’âme d’Arincidas une aussi profonde obéissance à leurs décrets, et qu’il eût autant de joie de ma gloire que j’en ai de sa conservation. 139 Dans la mythologie grecque et latine, c’est le séjour des âmes des héros et des hommes vertueux aux Enfers. 197 ARINCIDAS. N’en doutez point, Madame, une secrète 140 inspiration des Dieux me fait approuver votre dessein et votre générosité. Puis en lui-même 141 , mais je la saurai bien imiter, puis tout haut. Je veux bien vivre puisque vous le désirez. Puis en lui-même: mais seulement afin d’avoir la liberté de mourir, puis tout haut. Je suis content de devoir la vie à qui je voulais bien devoir tout. Puis en lui-même, et à qui je sais bien que je dois encore ma mort. CYMINDE. C’est maintenant que je meurs avec la dernière satisfaction que [p. 107] je pouvais espérer: la peine qui me restait dans l’esprit, c’était de voir que j’étais la cause de la vôtre, et j’avais quelque douleur en vous sauvant la vie, parce que vous y résistiez avec tant de douleur. Ce n’est pas que je ne souffre beaucoup en vous perdant, mais j’en suis bien consolée, quand je pense que je ne puis vous sauver autrement. Ne trouvez pas étrange de voir ici couler mes larmes; je ne les ai retenues que pour ne pas irriter les vôtres. Si je ne vous ai point fait paraître les rigoureux sentiments de mon âme, c’est que j’avais peur de rendre les vôtres encore plus furieux. Mais puisque vous cédez aux Dieux, permettez-moi de céder à la tendresse de mon sexe 142 , et à la violence de [p. 108] mon amour: Mais c’est aux Dieux à qui je dois adresser ces paroles, car je vois bien que je suis déjà trop loin de terre pour y être entendue. ARINCIDAS. Que ce vaisseau fuit avec une grande vitesse, et que les Dieux ont hâte de me ravir ma félicité. Enfin je la perds de vue, et mon âme ne la va 140 Le mot «secrète» semble être un des favoris de d’Aubignac dans cette pièce. À la scène I, 2, Cyminde parle d’une «secrète langueur» qui lui «ôte la force et la parole». S’adressant à Ostane à la scène II, 3, le roi fait mention de «la haine secrète que vous lui [à Arincidas] portez». Arincidas emploie l’adjectif deux fois à la scène III, 6. Il affirme: «une horreur secrète me glace le sang dans les veines». Plus tard, il parle de «la secrète puissance qui m’a fait revenir». 141 Arincidas prononce trois apartés dans cette réplique, modifiant le volume de sa voix à chaque reprise. C’est un procédé qui nous paraît peu naturel. L’emploi répété des indications scéniques «puis en luimême» et «puis tout haut» crée un effet comique pour le public moderne. 142 Elle parle de ses larmes. 198 pas chercher. Sors mon cœur, quitte-moi promptement, cours après elle: mais il faut un peu retenir ce transport 143 . ************************************************** [p. 109] SCÈNE III. ZORASTE, LE ROI 144 , ARINCIDAS, CALIONTE. ZORASTE. Ous voilà maintenant libre, Arincidas, la cérémonie est achevée, souffrez ce que les Dieux ordonnent de vous, vivez pour le bien de l’État, puisqu’ils le veulent ainsi 145 . ARINCIDAS. Je vivrai, mon Père 146 , mais seulement afin que la mer puisse achever de me faire mourir. CALIONTE. Où courez-vous ainsi, Arincidas 147 . ARINCIDAS. Pourquoi m’arrêter, Calionte, [p. 110] en vain vous vous efforcez de me retenir. CALIONTE. Quelle fureur vous emporte, Arincidas 148 . Quoi, jusqu’à mon épée. 143 Malgré la présence de plusieurs autres personnages, Arincidas s’adresse à luimême, parlant comme dans un véritable monologue. 144 Cette didascalie liminaire est étonnante pour ce qui concerne le Roi, étant donné qu’il ne parle pas dans la scène et qu’il avait déclaré à la fin de la scène IV, 1 qu’il n’allait pas assister au supplice. 145 Les scènes IV, 2 et IV, 3 correspondent à la scène IV, 2 dans la pièce de Colletet. Le découpage des scènes est ici plus naturel que dans l’adaptation en vers, puisque Cyminde est dans la barque, hors de vue et hors de portée de voix, à partir de cette réplique de Zoraste. 146 D’Aubignac se trompe-t-il de religion? L’emploi de ce titre d’honneur n’est pas conforme à l’histoire. 147 Sic (point). V 199 ARINCIDAS. La douleur ne me laisse ni raison ni civilité. ZORASTE. Allez-vous ainsi contre la volonté des Dieux 149 . ARINCIDAS. Je cherche la mort puisqu’ils me l’ont ordonnée par celle de Cyminde. ZORASTE. Puisque vous le tenez, emportez-le, ou traînez-le dans le Palais. CALIONTE. Hélas! à quels soins, et à quelles consolations l’état auquel il est, me doit-il obliger? Calionte et Arincidas vont au Palais, et les autres au Temple. FIN du quatrième Acte. 148 Sic (point). 149 Sic (point). 200 [p. 111] ACTE V 150 . ************************************************** SCÈNE I. OSTANE seul 151 . Il entre par une rue du Théâtre. N vain donc j’aurai travaillé pour perdre Arincidas, en vain j’aurai travaillé pour sauver Cyminde? Et tous mes soins n’auront tourné qu’à ma ruine et à ma confusion? un sort favorable m’aura trahi, et mes amis m’auront dénié leur assistance dans une occasion si précipitée? ils auront délibéré s’ils devaient s’opposer à cette cruelle religion, et sans me vouloir servir, ils m’auront laissé consom-[p. 112]mer le temps de son salut en de vaines excuses? Dès lors qu’ils ont douté, devais-je pas venir aux pieds de l’Autel confesser mon crime, révéler notre sacrilège, et par ma mort la sauver du précipice où je l’avais exposée? Tu reviens, Ostane 152 , mais trop tard tu reviens en ce lieu funeste où l’on t’a perdu en ton absence, où l’on t’a condamné à la mort par celle d’une autre. J’y reviens, mais c’est pour vous dire, ô Cyminde! que votre mort sera vengée, et mon crime puni: et si ma voix n’est pas assez forte pour aller jusqu’à vous, les vents ou les flots aideront sa faiblesse: Soit que vous viviez ou que vous soyez déjà morte, vous saurez que ma main aura satisfait à la Justice publique. Mais dois-je douter que vous soyez morte? Cet orage soudainement ému [p. 113] depuis votre départ, montre bien que les abîmes ont ouvert leur sein pour vous engloutir, et que la mer vous a déjà livrée à la cruauté de son Dieu. Allons donc aux pieds du Roi, lui conter cette tragique méchanceté. Mettons au jour une détestation que les ténèbres devraient cacher éternellement, mêlons notre sang aux larmes 150 Ce dernier acte comporte quatre monologues prononcés l’un après l’autre, dont les trois premiers constituent des scènes séparées. 151 Le monologue conduit à la décision de la part d’Ostane de se suicider. Ce genre de monologue sert à faire avancer l’action d’une pièce, constituant «un élément de l’intrigue au même titre qu’une scène d’action dialoguée», comme le dit Scherer (La Dramaturgie, p. 247). 152 Ostane s’adresse à lui-même, comme l’a fait le roi à la scène III, 6. Cette fois, cependant, le personnage est seul sur la scène. E 201 d’Arincidas, et faisons une action de Justice au moins en mourant. Hâte-toi perfide, la foudre du Ciel tombera sur ta tête, la terre crèvera sous tes pieds, les flots sortiront de leur lit pour te persécuter, et pour peu que tu diffères, tu ne pourras pas témoigner en mourant le regret de ton impiété: tu perdras ton supplice: et ton sang n’aura pas lavé ta honte ni ton crime, s’il ne paraît que tu le répands volontairement. Venge [p. 114] l’innocence de Cyminde, venge l’impiété de ce Sacrifice, venge le Ciel et la mer, venge les Dieux et les hommes, venge ton crime et ton amour. Il entre dans le Palais. ************************************************** SCÈNE II. DERBIS seul . Il vient par la même rue qu’Ostane. Es discours d’Ostane m’ont bien surpris 153 , et son transport me fait craindre qu’il découvre ce que j’ai fait pour l’obliger: ses démarches tiennent quelque chose d’un forcené 154 , et je le veux suivre de près pour l’empêcher par ma présence ou par mon industrie de nous perdre l’un et l’autre. Il va au Palais. ************************************************** [p. 115] SCÈNE III. ARINCIDAS seul . Il sort par la porte plus proche du Palais. Attendez-moi, Cyminde, et ne me laissez pas plus longtemps le regret et la honte de vous survivre. Il ne faut pas que votre amour vous fasse 153 Le monologue d’Ostane a été entendu par Derbis. C’est un procédé que l’on voit assez souvent dans le théâtre pré-classique, sa fonction étant de faire évoluer les situations dans une pièce. 154 Furetière blâme l’orthographe du mot avec un «c»: «Quelques-uns escrivent ce mot avec un c, mais mal à propos, car il est évident qu’il vient de sens, comme qui diroit, hors de sens.» L 202 marcher devant moi, puisque c’est moi qui commençai de 155 vous aimer. Pardonnez à la violence qui m’a retenu, ce que je fais pour vous suivre est digne de ce que vous avez fait pour me devancer 156 . Il se jette dans la mer. ************************************************** [p. 116] SCÈNE IV. CYMINDE en sa barque 157 . Quelle étrange merveille? cet orage qui devrait déjà m’avoir abîmée dans les eaux, semble me reconduire au lieu d’où je suis partie 158 . Tristes lieux où j’ai laissé ma plus grande richesse, où je me suis laissée moi-même. Terre fortunée de jouir encore d’Arincidas, conserve le bien qui me fut si cher et qui t’est si nécessaire: ce que j’ai fait pour toi t’oblige de satisfaire à mes derniers vœux. Mais quel objet se présente à mes yeux mouvant à travers les flots? hélas! c’est un homme qui achève les restes de sa vie, et que je ne puis [p. 117] secourir. Quel est ce secret des Dieux? ils pardonnent à la Victime qui leur est due, et ravissent un malheureux qui devait vivre. Ah! mes yeux, me trompez-vous? non sans doute: c’est Arincidas qui périt, son visage et son habit me le font assez reconnaître. Mais hélas! je le reconnais mieux encore à son désespoir. Funestes rochers, qui me dérobiez à ses yeux 159 , vous avez sans doute avancé son désastre, et l’empêchant de découvrir que je vivais encore, il a cru ma perte assurée, et que l’heure de la sienne était venue. Moments infortunés, cruelle destinée, rigueur insupportable de mon sort, Ciel impitoyable, 155 Bien que Vaugelas exige «à» après le verbe «commencer», Ménage, Dominique Bouhours (1628-1702), Richelet et l’Académie française approuvent l’usage de «à» et de «de» (Haase, Syntaxe française, § 112, 4 0 , Remarque II, p. 295). 156 Ce monologue est moins verbeux que celui de Lisidas dans la pièce de Colletet. 157 D’Aubignac n’indique pas la présence d’Arincidas, tandis que Colletet annonce les deux personnages au début de la scène. L’auteur de l’adaptation en vers ajoute aussi la didascalie «La Barque sort de derrière un grand rocher», ce qui est superflu dans la pièce de d’Aubignac grâce au découpage des scènes. 158 D’Aubignac respecte la règle de l’unité de lieu en montrant Cyminde près du rivage. 159 Soucieux des vraisemblances, d’Aubignac explique pourquoi Arincidas n’a pas pu voir que Cyminde était toujours vivante. 203 flots outrageux, n’avez-vous différé ma mort que pour faire perdre devant mes yeux celui pour le salut duquel je cherchais la mort? [p. 118] Je ne suis plus votre Victime, ô Grand Dieu de la mer, puisque vous avez repris celle que vous m’aviez rendue. Et je ne saurais plus être immolée par zèle ni par amour, mais seulement par la douleur: Mais quoi! dira-t-on, Arincidas, que m’étant offerte à mourir devant vous, je ne meurs qu’après vous. Non, vous devez jouir au moins un moment, de l’avantage que ma mort vous devait procurer: En quelque état que vous soyez, vous me devez survivre: et mon Sacrifice n’aura point d’effet, si je n’avance l’ouvrage des Dieux, si je ne le précipite. Mais ce corps approche, ce me semble. Est-ce que mon désir me le persuade ou que les Dieux me veulent mettre en état de le secourir? Mais comment le puis-je espérer? où puis-je conduire cette barque sans voi-[p. 119]les, et sans rames? que puis-je faire abandonnée comme je suis des hommes et des Dieux? Amour! le salut d’Arincidas doit être l’ouvrage de ta main: pousse ma barque, toi qui fais rouler tout le monde: change mes soupirs en vents favorables, fais des rames de mes mains, et des voiles de mes cheveux épars 160 : fais que mon affection me tienne lieu de force et d’industrie. Approchez Arincidas, c’est Cyminde qui vous appelle, c’est Cyminde qui revient encore ici pour vous sauver. Ô vent trop faible! ô vagues trop lâchement émues achevez la grâce que vous commencez: Que vous nous serez favorables si vous devenez plus impétueux: donnez-moi le moyen de sauver celui qui ne doit point mourir. Je ne veux rien dérober à Neptune: Arincidas n’est pas sa [p. 120] Victime. Mais il approche de la terre. Elle sort de sa barque, et le tire sur le rivage. Je le touche, encore un peu d’effort, et je le puis secourir. C’est à toi, mon Amour, d’égaler mes forces à la grandeur de mes désirs et de ma passion. Enfin, grâces aux Dieux immortels, je l’ai tiré du précipice malgré son désespoir, mais je crains bien qu’il demeure entre les bras de la mort malgré mon secours. Reprenez ô puissante Divinité de la mer, toutes les eaux qu’il vous avait dérobées dans ce malheureux état, donnez un peu de liberté au feu de son amour, et celui de sa vie sera bientôt 160 D’Aubignac essaie d’évoquer le désespoir de Cyminde. Cependant, pour le public moderne, c’est une image comique qui est créée. 204 rallumé. Il ouvre déjà les yeux, son cœur se meut avec moins de contrainte, et je le sens ranimer peu à peu 161 . [p. 121] ARINCIDAS. Où suis-je, bons Dieux! CYMINDE. Sa bouche s’est bientôt refermée, et ses yeux mêmes semblent avoir peur de la lumière. Parlez encore, Arincidas, et me regardez. Si la lumière du monde vous donne peine, celle de mes yeux ne vous déplaira pas, et si vous ne pouvez voir le Soleil, voyez Cyminde. L’eau qui mouille votre visage n’est plus celle de la mer, ce sont les larmes de Cyminde, vous n’êtes plus au milieu des flots, vous êtes entre les bras de Cyminde. ARINCIDAS. Cyminde, hélas qu’ai-je entendu? CYMINDE. La voix de Cyminde, qui vous parle et qui vous touche. ARINCIDAS. Cyminde, hélas! que vois-je, où [p. 122] suis-je? Est-ce vous chère moitié de mon âme? faveur des Dieux que j’avais demandée, nous passons le Styx 162 dans une même barque, et en même temps: mon amour est content, puisque je vous ai rejointe sur le chemin du trépas. 161 Il s’agit du discours décrit par le libraire comme «faible et sans grâce dans la représentation». La comédienne qui joua le rôle de Cyminde «était debout, ne pouvant ou ne voulant pas se baisser comme il était nécessaire en ce rencontre où la douleur la doit rendre languissante, et lui faire examiner de près, si celui qu’elle aime et qu’elle pleure, est véritablement mort ou vif.» Dans l’adaptation de Colletet, ce monologue se compose de 96,5 vers, une longueur démesurée selon Scherer (La Dramaturgie, p. 256). 162 Dans la mythologie grecque et romaine, le Styx est le fleuve qui entoure les Enfers. À l’origine, Styx fut le nom d’une des Océanides, filles d’Océan et de Téthys. 205 CYMINDE. Sortez de ce mortel assoupissement, sachez que nous sommes vivants au monde, et non pas dans les enfers: vous êtes sur le rivage de la mer d’Astur, et non pas sur le Styx: vous êtes auprès la barque de Cyminde, et non pas dans celle de Caron 163 . ARINCIDAS. Quelle injurieuse fatalité m’a rendu la vie? les Dieux souffrent-ils qu’un misérable retourne encore au monde? CYMINDE. Refusez-vous un bien que je vous [p. 123] rends? et vous plaignezvous des Dieux qui m’ont conduite auprès de vous, pour empêcher votre mort? ARINCIDAS. Ah! Cyminde, que vous m’êtes cruelle en m’obligeant de la sorte, que vous me tourmentez en me faisant du bien! Est-ce vivre que de me réduire au point de vous voir mourir? si vous me donnez deux fois la vie, c’est afin que je vous doive deux fois la mort. Au moins, suis-je heureux que vous ayez connu la vérité de mes paroles et de mon affection. Vous croirez bien que je ne vous survivrai pas, puisque je m’étais mis en état de vous prévenir. Que vous sert de m’avoir rendu la vie? vous ne pouvez vous exempter du trépas, et je ne vivrai jamais sans vous: Mais plus heureux que je ne pensais, nous [p. 124] mourrons ensemble, et je rends grâces aux Dieux, de rejoindre dans le malheur, deux âmes qui doivent être à jamais inséparables. CYMINDE. Mais ne voyez-vous pas que je meurs inutilement si vous mourez avec moi? l’un de nous deux est une Victime superflue, et les saintes Lois qui m’ont condamnée, vous ont commandé de vivre. 163 Charon est le nocher des Enfers de la mythologie grecque et romaine. Pour entrer au royaume d’Hadès, les âmes des morts traversaient le fleuve des Enfers, au prix d’une obole, sur la barque de Charon. Ceux qui n’avaient pas cette monnaie entre les dents ou qui n’avaient pas de sépulture se voyaient refuser ce transport. 206 ************************************************** SCÈNE V. LE ROI, CALIONTE, DORCAS, DEUX BOURGEOIS, CYMINDE, ARINCIDAS. Ils viennent tous du Palais. LE ROI. Rodigieux effet de la conscience! je suis tout couvert [p. 125] ce me semble, du sang de ce misérable. Mais aussi fut-il jamais un crime si détestable, et qui méritait mieux qu’un homme fut le bourreau de soimême? 164 Ostane est mort comme devait mourir un coupable, mais Arincidas s’est échappé pour mourir comme un désespéré. CALIONTE. Sire, les destins voulaient qu’Ostane vous fit 165 perdre Arincidas, car le désordre et le trouble du Palais à l’arrivée de ce criminel, a fait négliger pour un moment la garde de ce Prince, et ce moment lui a donné le moyen de se dérober 166 . LE ROI. Il fallait envoyer droit au bord de la mer, car il aura voulu sans doute se précipiter au même endroit où Cyminde l’a quitté. [p. 126] DORCAS. Ne voyez-vous point, Sire, la barque de Cyminde? et si je ne me trompe, elle est au bord de la mer, mais elle n’y est pas seule. 164 Le suicide d’Ostane n’est pas présenté devant les spectateurs. La place éminente donnée au suicide dans le théâtre français du dix-septième siècle est réservée pour les meurtres «généreux». Dans ce cas, il s’agit de la punition d’un malfaiteur plutôt que l’acte courageux d’un héros. 165 Au dix-septième siècle, «vouloir», dans l’acception de «affirmer», n’exigeait pas le subjonctif (Haase, Syntaxe française, § 76, Remarque I, p. 182). 166 Toujours soucieux des vraisemblances, d’Aubignac explique comment Arincidas a réussi à s’évader de ses gardes. P 207 LE ROI. D’où vient cette merveille inespérée? Arincidas est avec elle. CALIONTE. C’est lui-même sans doute. LE ROI. Comment n’est-elle point abîmée? jamais Victime n’avait été si longtemps sur la mer sans périr, et comment Arincidas a-t-il pu se trouver auprès d’elle? Il y a du mystère aussi bien que du miracle: Allez au-devant de 167 Zoraste, et faites qu’il se hâte. CYMINDE. Courage Cyminde 168 , je vois des gens sur le rivage qui pourront secourir Arincidas. [p. 127] ARINCIDAS. Me secourir? Il n’y a personne qui l’osât entreprendre ni qui le pût exécuter. CYMINDE. Le Roi, pourtant, que je reconnais dans la foule ne vous laissera pas périr. Quelle nouvelle joie s’épand dans mon âme. ARINCIDAS. N’espérez point, Madame, que je sois si lâche de vous survivre, voyez comment je sais bien prévenir votre mort, et l’assistance du Roi. Il s’efforce de se jeter dans la mer. CYMINDE. Ah! désespoir trop généreux. Pensez-vous m’échapper si facilement? et puisque j’ai eu la force de vous tirer auprès de moi, j’en aurai bien 167 «Au-devant de» est recommandé par Vaugelas qui blâme «il lui est allé au devant». L’Académie française est du même avis (Haase, Syntaxe française, § 130, Remarque II, p. 356). 168 Malgré la présence d’Arincidas, Cyminde s’adresse à elle-même, parlant comme dans un véritable monologue. 208 encore assez pour vous y retenir 169 : vous m’emporterez avec vous, ou bien [p. 128] vous demeurerez avec moi. Voyez ce que les Dieux veulent faire de vous, il vous sera toujours loisible de mourir si vous voulez. ARINCIDAS. Différer un devoir si nécessaire, c’est un crime: et vous obéir, est une lâcheté 170 . CYMINDE. C’est un crime dont je veux bien être coupable, et votre générosité le saura bien réparer quand je n’y serai plus. LE ROI. Sans m’enquérir de cet événement, Arincidas, j’en remercie les Dieux, et je veux achever votre salut avant que de savoir comment la Fortune l’a commencé. Approchez, Calionte, et lui donnez la main, car il me semble pâle, et chargé de ses habits tous pleins d’eau, mais ne touchez pas à Cyminde que Zoraste ne soit venu, c’est une Victime dé-[p. 129]vouée, séquestrée de tout le commerce des hommes, vous ne la pouvez toucher sans offenser les Dieux, et sans la profaner. CALIONTE. Venez, Arincidas, puisque le Roi vous le commande. ARINCIDAS. Ha! Madame, je ne vous quitte point, et mes attouchements ne peuvent être profanes, vous êtes à moi avant que d’être aux Dieux, nous sommes unis par une Loi toute sainte, avant que celle du Sacrifice nous ait voulu séparer. 169 D’Aubignac essaie de rendre vraisemblable la capacité physique de Cyminde d’empêcher son mari de se rejeter dans la mer. 170 Arincidas emploie le mot «lâche» ou «lâcheté» cinq fois dans la pièce pour décrire l’acte de se laisser sauver par Cyminde. 209 CYMINDE. Allez, mon cher Arincidas, allez où le Roi vous désire, et vivez heureux. ARINCIDAS. Je ne vais point où vous n’êtes pas, si ce n’est pour mourir: et si je vous quitte, je retourne dans ces abîmes, et non pas sur la terre 171 . ************************************************** [p. 130] SCÈNE VI. ZORASTE, UN GARDE, LE ROI, CALIONTE, DORCAS, ARINCIDAS, CYMINDE. Zoraste vient du Temple. CALIONTE. Ire, voici Zoraste qui vient à grands pas. LE ROI. Je m’en réjouis, car nous saurons bientôt ce que nous devons attendre de ces prodiges. ZORASTE. Je viens, Sire, avec une plus grande diligence que mon âge ne me peut permettre, mais c’est pour vous annoncer une merveille que les Dieux seuls ont prévue comme ils l’ont seuls opérée. J’ai su que Derbis avait abusé du sort à la ruine d’Arincidas avec autant d’industrie que d’impiété, et que vous l’avez condamné justement à la mort. J’ai su qu’Ostane auteur de ce sacrilège a-[p. 131]vait satisfait à la Justice des Dieux par sa propre main, et je vois qu’Arincidas et Cyminde sont vivants, et que les vents et les flots nous les ont rendus. Voyez-vous pas l’Oracle accompli, le courroux de Neptune apaisé, et votre Empire délivré pour jamais des craintes qui l’obligeaient à ce cruel Sacrifice? Je rendrai ma rigueur éternelle, nous dit Neptune, s’il n’advient que 171 Dans l’adaptation en vers de la pièce, Lisidas élève ses protestations auprès du roi. S 210 le crime un jour m’oblige à refuser deux Victimes d’Amour: c’est ce que nous voyons; le crime d’Ostane et de Derbis a fait horreur au Ciel; et l’innocence de ces deux chastes Amants a mérité leur conservation 172 : Neptune a rendu ces deux Victimes d’Amour, parce que l’impiété de ces deux autres coupables les lui avait données. Revenez donc chastes époux, revenez Ministres secrets de notre félicité publique, recevez du Roi les caresses qu’il doit à vos [p. 132] vertus, et de tout le peuple la reconnaissance de ce bienfait. LE ROI. Ha! généreux Arincidas, que je vous embrasse avec une sensible joie. Ha! trop aimable Cyminde, que je vous revois pleine de gloire. ARINCIDAS. Ha! Sire, qui l’eût jamais pensé? j’ai pu vivre en croyant Cyminde morte, et je ne suis pas mort dans les flots où je la voulais suivre? elle m’a sauvé du Sacrifice par sa générosité, et des abîmes de la mer par sa bonne fortune. CYMINDE. Ce que j’ai fait ne mérite pas cette gloire: Allons rendre grâces aux Dieux qui m’ont donné sujet de faire pour vous, et pour moi, une partie de ce que je devais. LE ROI. Allons, et vivez désormais dans la félicité que vous procurez aux autres 173 . FIN. 172 D’Aubignac se montre d’accord avec La Mesnardière qui croit que tous les personnages d’une tragédie doivent être récompensés selon leur vertu ou leur vice (La Poétique, p. 107). 173 Dans l’adaptation en vers de La Cyminde, le roi s’adresse directement au peuple: «Peuple, qui fis aux Dieux tant de vœux légitimes,/ Souviens-toi que leurs soins ont sauvé Deux Victimes; / Et qu’en les obligeant d’un traitement si doux,/ Ils conservent l’État, et nous conservent tous.» 211 Ouvrages cités sur le thème du sacrifice James, E. O., Sacrifice and Sacrament, Londres: Thames and Hudson, 1962. Money-Kyrle, R., The Meaning of Sacrifice, New York: Johnson, 1965. Parke, H. W., The Oracles of Apollo in Asia Minor, Londres: Croom Helm, 1985. - The Oracles of Zeus: Dodona, Olympia, Amnon, Oxford: Basil Blackwell, 1967. Zénobie 215 Principes éditoriaux I. Édition originale ZENOBIE/ TRAGÉDIE./ Où la vérité de l’Histoire est conservée dans/ l’observation des plus rigoureuses règles/ du Poème Dramatique./ À PARIS,/ Chez AVGVSTIN COVRBÉ, dans la Galerie/ du Palais, à la Palme./ M. DC. XLVII./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. In-4 0 , 142 [c’est-à-dire 143] pages. Exemplaires consultés: Paris, Bibliothèque nationale de France: RES-YF-329 et RES-YF-491; Paris, Bibliothèque Mazarine: 4 0 10918 3-5 Res. Les impressions de ces exemplaires sont identiques. L’exemplaire RES-YF-329 comporte une note manuscrite qui indique, juste au-dessus de la marque de l’imprimeur, «(Par l’abbé d’Aubignac)». II. Établissement du texte La présente édition respecte le texte de l’édition originale. Comme pour les deux autres tragédies en prose de d’Aubignac, nous avons décidé de moderniser l’orthographe de la pièce. En revanche, nous n’avons fait aucun changement à l’orthographe des noms propres, d’où, par exemple, le nom «Zenobie», écrit sans «é», et le nom «AVRELIAN», plutôt que «AURÉLIEN». De la même façon, nous avons respecté l’usage des majuscules à certains noms communs et l’emploi fréquent de lettres minuscules au début des phrases. Les temps verbaux et l’ordre syntaxique du texte n’ont pas été modifiés. Partout dans le texte, nous avons remplacé «&» par «et». Nous avons utilisé des crochets pour signaler la pagination de l’édition originale. Les pages non paginées de l’«Avis des libraires au lecteur», du «Privilège du Roi» et de la liste des «Acteurs» ont été identifiées par des chiffres romains minuscules. Dans le «Privilège du Roi», nous avons corrigé une faute d’impression en remplaçant «ils» par «il». À la scène II, 1, nous avons remplacé une fois «à» par «a». L’utilisation de «ou» est corrigée une fois à la scène II, 5 lorsque l’adverbe «où» est demandé. À la scène II, 216 5, «où» est remplacé une fois par la conjonction «ou». Nous avons corrigé une faute d’impression à la scène IV, 2 en supprimant un des deux «dans» qui paraissent dans l’édition de Courbé. À la scène V, 1, «une» est remplacé une fois par «un». Pour deux autres fautes d’impression, nous avons préféré utiliser des crochets pour indiquer les lettres ajoutées. La ponctuation de l’édition originale a été respectée à l’exception de quatre coquilles: l’emploi fautif d’un point d’interrogation entre deux mots de la même phrase, à la scène II, 5, le manque d’une virgule à la scène IV, 6, l’emploi erroné d’une virgule entre les deux mots de l’expression «afin qu’ils», à la scène V, 5, et la répétition d’une virgule à la scène V, 6. Nous avons décidé de ne pas modifier les signes de ponctuation à la fin des phrases 1 . Le mot «sic» est employé dans les notes en bas de page pour signaler tous les cas de ponctuation discutable. Dans chacune des scènes II, 5 et III, 7, nous avons ajouté un point à la fin d’une phrase qui n’avait aucun signe de ponctuation. Les sources et les références savantes, appelées par des chiffres, sont traitées dans nos propres notes en bas de page. 1 Voir la note 1 des « Principes éditoriaux » de La Pucelle d’Orléans. 217 ZENOBIE TRAGÉDIE. Où la vérité de l’Histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du Poème Dramatique. [fleuron] À PARIS, Chez AVGVSTIN COVRBÉ 2 , dans la Galerie du Palais, à la Palme. ______________________ M. DC. XLVII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. 2 Augustin Courbé entra en apprentissage chez Jean Gesselin le 11 juin 1613 et fut reçu comme libraire le 5 octobre 1623. Il exerça au moins jusqu’en 1668. Sa veuve lui succéda et exerça jusqu’en 1709 au moins (Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens, p. 102). L’imprimeur de Zénobie est Arnould II Cottinet, rue des Carmes, et Jean Bessin, rue de Reims. Sur Cottinet, voir La Pucelle d’Orléans, note 1. Bessin fut reçu le 30 juin 1621 et exerça jusqu’en 1659 au moins. (Riffaud, «Imprimeurs», Théâtre, section sur Bessin). Dix-huit cahiers, de trois feuillets chacun, forment Zénobie. 218 [p. i] AVIS DES LIBRAIRES AU LECTEUR. ETTE pièce 3 avait été faite par le commandement d’un des plus glorieux Ministres d’État 4 qui jamais ait conduit les affaires de nos Rois, et dont les plaisirs innocents ont engagé plusieurs grands hommes en des travaux d’esprit dont ils se pouvaient dispenser, ou par leur condition, ou par leur profession; et depuis elle fut mise sous la presse pour plaire à l’un des plus illustres Amiraux 5 , qui jamais ait porté les armes et les trophées de ce Royaume sur l’une et l’autre de nos Mers, et à qui l’Auteur ne pouvait rien refuser. Mais la mauvaise issue d’une longue maladie ravit au premier 6 les divertissements qu’il avait attendus de sa représentation 7 ; et une mort très funeste 8 , quoique très glorieuse, n’a pas permis au second 9 de voir son nom 3 Zénobie fut la seule pièce dont d’Aubignac reconnut la propriété. Dans sa Quatrième dissertation, il écrit: «C’est la seule pièce que j’avoue», p. 138. 4 C’est une allusion au Cardinal de Richelieu. Dans sa Quatrième dissertation, d’Aubignac affirme qu’il n’aurait jamais écrit Zénobie «sans l’exprès commandement de cet incomparable Ministre, à qui les Rois et toute l’Europe n’ont pu résister» (p. 138). 5 Il s’agit de Jean Armand de Maillé-Brézé, fils de la sœur du Cardinal de Richelieu, Nicole du Plessis-Richelieu. D’Aubignac devint précepteur du jeune Brézé en 1631. Devenu duc de Fronsac en 1634, Brézé accorda dès sa majorité une rente de quatre mille livres à d’Aubignac. 6 Richelieu mourut d’une pleurésie le 4 décembre 1642 à Paris. Même sur son lit de mort, il continua à travailler, donnant des ordres aux secrétaires d’état qui furent assis à côté de son lit (Robert Knecht, Richelieu, Londres: Longman, 1991, p. 211). 7 Dans une lettre du 6 avril 1640 à François de Mainard (1582-1646), Jean Chapelain fait mention d’avoir vu Zénobie au théâtre: «Monsieur, j’ay veu vostre lettre en allant à Zénobie […]», Lettres, t. I, p. 598. Selon Lancaster, la tragédie doit être celle de d’Aubignac puisqu’elle fut la seule pièce avec ce titre vers 1640 (A History, t. II, vol. I, p. 338). Elle fut jouée à l’Hôtel de Bourgogne. Malheureusement, l’identité de la troupe qui la représenta est inconnue (S. Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, 2 vol., Paris: Nizet, 1970, t. II, p. 29). 8 Dans l’édition de Courbé, les mots «très» et «funeste» sont unis par un trait d’union, selon l’usage du Dictionnaire de l’Académie française. Plus loin dans «L’Avis», nous trouvons «très-glorieuse», «très-agréable», «très-subtiles» et «très-judicieuses». Ce trait d’union fut supprimé par l’Académie en 1877. 9 Devenu amiral à l’âge de vingt ans, de Maillé-Brézé gagna trois victoires remarquables: Cadix (juillet 1640), Barcelone (juillet 1642) et Cap de Gata C 219 protéger une Reine qu’il avait cent fois admirée 10 . C’est pourquoi l’Auteur frappé de deux événements si tragiques, avait condamné cet Ouvrage aux ténèbres éternelles, comme s’il y avait quelque chose de sinistre, aussi bien pour lui que pour cette infortunée Zenobie; et si l’impression n’en eut été absolument achevée, il nous aurait ôté la [p. ii] liberté de le donner au public. Si tu n’y trouves point d’Épître, de Préface ni d’Argument, qui d’ordinaire accompagnent les pièces de cette sorte 11 , et dont souvent elles reçoivent autant de lumière et de grâce que de leur propre mérite, c’est un effet de son extrême douleur: Un père en grand deuil ne pouvait pas s’amuser à faire des guirlandes et des chaînes de fleurs pour ajuster un enfant qu’il abandonne, et nous n’avons pas estimé raisonnable de souffrir qu’aucun autre y mît la main. Tu l’accepteras donc tel que nous sommes capables de te le donner. Il a reçu trop d’applaudissements dans les Théâtres 12 pour croire qu’il puisse être mal venu dans les cabinets: et comme il a charmé toute la Cour, nous nous persuadons qu’il pourra bien charmer toute la France. L’Histoire en est véritable 13 et toute éclatante, la fabrique ingénieuse et très agréable; (septembre 1643). Il succéda à son oncle, le Cardinal de Richelieu, comme grand maître et surintendant de la marine. Il mourut quatre ans plus tard, en 1646, à l’âge de vingt-sept ans. 10 C’est une allusion à Zénobie. 11 La Pucelle d’Orléans de d’Aubignac contient une préface, ce qui n’est pas le cas pour sa Cyminde ou les deux victimes. L’usage d’inclure un argument, c’est-àdire un abrégé, avec la publication d’une pièce fut abandonné avant 1647. Furetière écrit: «On a perdu l’usage de faire des Prologues, qui contenoient l’Argument de la Comedie.» L’argument est jugé inutile par d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre (p. 248). 12 Même Donneau de Visé avoua que Zénobie réussit «en quelque façon» sur le théâtre (Défense de la Sophonisbe, p. 157). Selon Lancaster, la pièce fit partie du répertoire de la troupe royale à l’Hôtel de Bourgogne en 1646-1647 (A History, t. II, vol. I, p. 340). Deierkauf-Holsboer n’accepte pas ces dates, soutenant que la seconde partie du Mémoire de Mahelot n’est qu’un relevé des pièces représentées à l’Hôtel de Bourgogne entre 1642 et 1647. La Zénobie de d’Aubignac, que Deierkauf-Holsboer appelle erronément tragi-comédie, fit partie des reprises de pièces données par la troupe royale durant ces cinq années (Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, t. II, pp. 47-51). 13 D’Aubignac n’introduit aucune note marginale dans cette pièce comme moyen d’identifier ses sources historiques. À cet égard, Zénobie se distingue de La Pucelle d’Orléans qui comporte plusieurs références aux historiens consultés par 220 Si tu connais l’art, tu pourras y remarquer des délicatesses très subtiles et très judicieuses: et quand tu ne le connaîtrais point, tu ne laisseras pas d’en ressentir les effets. Il est vrai que tu pourras attribuer à la beauté du sujet plusieurs choses qui procèdent entièrement de la conduite, mais ton plaisir n’en sera pas moindre, pour ne savoir pas à qui tu le dois. Plains seulement la perte que tu fais d’un Avant-Propos qui contenait les raisons des augmentations, et des changements faits en l’Histoire de [p. iii] cette Tragédie, et l’Apologie de la Prose contre les Vers 14 , avec beaucoup de règles peu communes pour la construction du Poème Dramatique. Si nous le pouvons tirer des mains de l’Auteur avec la PRATIQUE DU THÉÂTRE 15 achevée depuis longtemps, nous ne refuserons pas nos soins pour en enrichir le public. l’auteur. Il est certain que d’Aubignac se servit de l’Histoire Auguste. Sur cette source littéraire, voir la note 30 (I, 1). 14 Cette Apologie ne fut jamais publiée. Par contraste avec La Pucelle d’Orléans et La Cyminde et les deux victimes, Zénobie ne fut pas mise en vers, d’Aubignac affirmant qu’elle fut la seule pièce «dont j’ai été le maître, au sujet, en la conduite et au discours» (Quatrième dissertation, p. 138). Cependant, elle fut imitée en vers par Jean de Magnon qui publia, en 1660, Zénobie reine de Palmire. 15 La Pratique du théâtre ne fut publiée qu’en 1657. Malheureusement, la préface dont parle le libraire ne fut jamais imprimée. 221 [p. iv] PRIVILÈGE DU ROI. OVYS par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre: À nos aimés et féaux Conseillers les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maître des Requêtes Ordinaires de notre Hôtel 16 , Baillis 17 , Sénéchaux 18 , Prévôts 19 , leurs Lieutenants, et tous autres de nos Justiciers et Officiers qu’il appartiendra, Salut. Notre bien aimé AVGVSTIN COVRBÉ Libraire à Paris, Nous a fait remontrer qu’il désirerait imprimer une Tragédie, intitulée Zenobie, s’il avait sur ce nos Lettres nécessaires; lesquelles il nous a très humblement supplié de lui accorder: À CES CAUSES, nous avons permis et permettons à l’exposant, d’imprimer, vendre et débiter en tous lieux de notre obéissance ladite Tragédie, en telles marges, en tels caractères et autant de fois qu’il voudra durant l’espace de cinq ans entiers et accomplis, à compter du jour qu’elle sera parachevée d’imprimer pour la première fois; Et faisons défenses à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’ils soient, de l’imprimer ni faire imprimer, vendre ni distribuer en aucun endroit de ce Royaume, durant ledit temps, sous prétexte d’augmentation, correction, changement de titre ou autrement, en quelque sorte et manière que ce soit, à peine de quinze cents livres d’amende, payables sans dépôts par chacun des contrevenants, et applicables un tiers à Nous, un tiers à l’Hôtel Dieu de Paris, et l’autre tiers à l’Exposant, de confiscation des 16 Il s’agit des membres du Conseil d’État chargés de rapporter les requêtes au roi et à son Conseil. F. C. Green décrit le rôle de ces officiers: «The office of maître des requêtes goes back to the origins of the French monarchy when the king used to dispense summary justice in person. As the numbers of petitions increased, he had to employ legal experts to sift out these requêtes. In time, the maîtres became an institution and were granted privileges. They had, for example, the right of jurisdiction over all the officers of the King’s Household and sat in rotation each quarter in a special royal court called les requêtes de l’hôtel», The Ancien Regime: A Manual of French Institutions and Social Classes, Édimbourg: Edinburgh University Press, 1958, p. 6. 17 Vers le début de la monarchie française, les provinces furent administrées par des seigneurs nommés «baillis» qui rendaient la justice au nom du roi. Pendant le règne de Louis XIV (1638-1715; roi de France de 1643 à 1715), leur pouvoir fut amoindri (ibid., pp. 10-11). 18 Dans certaines provinces françaises, les sénéchaux exerçaient les mêmes fonctions que les baillis (ibid., p. 25). 19 Il s’agit des seigneurs qui administraient eux-mêmes la justice dans les tribunaux civils appelés «prévôtés» (ibid.). L 222 exemplaires contrefaits, et de tous dépens, dommages et intérêts; à condition qu’il en sera mis deux exemplaires en notre Bibliothèque publique, et un [p. v] en celle de notre très cher et féal le sieur Seguier, Chancelier de France 20 , avant que de l’exposer en vente, à peine de nullité des présentes; Du contenu desquelles, Nous vous mandons que vous fassiez jouir pleinement et paisiblement l’Exposant, et ceux qui auront droit d’icelui, sans qu’il leur soit fait aucun trouble ni empêchement. Voulons aussi qu’en mettant au commencement ou à la fin de ladite Tragédie un bref Extrait des présentes, elles soient tenues pour dûment signifiées, et que foi y soit ajoutée, et aux copies d’icelles collationnées par l’un de nos aimés et féaux Conseillers et Secrétaires, comme à l’Original. Mandons aussi au premier notre Huissier ou Sergent sur ce requis, faire pour l’exécution des présentes, tous exploits nécessaires sans demander autre permission; CAR tel est notre plaisir, nonobstant oppositions ou appellations quelconques, et sans préjudice d’icelles, Clameur de Haro 21 , Chartre Normande 22 , et autres Lettres à ce contraire 23 . DONNÉ à Paris le huitième jour de Janvier mil six cent quarante-six; Et de notre Règne le troisième. Signé par le Roi en son Conseil, CONRART. Et scellé. 20 Le Chancelier fut le premier officier de la Couronne à l’égard de la justice. D’habitude, il eut aussi la garde et la disposition du sceau de France (ibid., p. 8). 21 Formule qui donnait à chacun le droit d’arrêter le coupable. 22 Furetière donne la définition suivante de Chartre Normande: «[...] un titre fort ancien contenant plusieurs privileges & concessions accordez aux habitans de Normandie par les Rois Jean, Philippes & Charles dés l’année 1461. mais le titre originaire & primitif est du 19. Mars 1313. qui a été accordé par le Roy Louïs X. dit Hutin. Il y en a une confirmation par le Roy Henry III au mois d’Avril 1579.» De 1694 à 1878, le Dictionnaire de l’Académie française admet parallèlement «chartre» ou «charte». En 1878, il indique que «chartre» a vieilli. Le Dictionnaire de 1932 n’enregistre plus cette ancienne forme du mot. 23 Furetière affirme: «Dans les Lettres de Chancelerie on met, Nonobstant clameur de haro, Chartre Normande & autres Lettres à ce contraires.» 223 Achevé d’imprimer pour la première fois le 12. Janvier 1647. Les Exemplaires ont été fournis 24 . 24 Ce «Privilège» est très détaillé. Chacune des deux autres pièces de d’Aubignac, La Pucelle d’Orléans et La Cyminde ou les deux victimes, ne contient qu’un «Extrait du Privilège du Roi». Et ledit Courbé consent et accorde que Antoine de Sommauille, auss Marchand Libraire à Paris, jouisse par moitié du Privilège ci-dessus daté, conformément à l’accord fait entre eux. ___________________________________________________ 224 [p. vi] ACTEURS. ZENOBIE, Reine de Palmyre, veuve du Roi Odenat. TIMOLAVS, ) et ( Ses enfants. HERENNIAN, ) ILEONE, Dame d’honneur. DIOREE, Fille d’Ileone. ZABAS, Prince Arabe ) Généraux des armées de Zenobie TIMAGENE, Prince Égyptien ) CLEADE, Capitaine Palmyrenien. AVRELIAN, Empereur Romain. MARCELLIN, Général de la Cavalerie Romaine. RVTILE, Capitaine des Gardes d’Aurelian. VALERE, ) Officiers de l’armée Romaine, et ( IVLE, ) Personnages muets. La Scène est dans la Chambre de Zenobie, au Palais de Palmyre 25 . 25 D’Aubignac applique étroitement la règle de l’unité de lieu dans Zénobie. Toute l’intrigue se passe dans une seule salle. D’Aubignac fut un des premiers dramaturges à limiter le lieu d’une pièce de théâtre si considérablement. Pierre Corneille fit la même chose dans Horace (1641) dont «La Scène est à Rome dans une Salle de la maison d’Horace» (Corneille, Œuvres complètes, t. I, p. 844). Dans son adaptation en vers de Zénobie, Magnon indique que «La Scène est à Palmire dans le Palais Royal» (Zénobie reine de Palmire, «Les Noms des Acteurs»). 225 [p. 1] ZENOBIE. TRAGÉDIE. ************************************************** ACTE I. SCÈNE PREMIÈRE. ZABAS 26 , TIMAGENE 27 . ZABAS. Bien que je vous aie prévenu je n’ai pas néanmoins encore vu la Reine 28 , son ordre est de vous attendre. TIMAGENE. Zabas, à la porte de son cabinet? ZABAS. Elle écrit et les lettres qu’elle vient de rece-[p. 2]voir de l’Empereur des Romains 29 pourraient bien la tenir ainsi renfermée. 26 Ce personnage est basé sur Septimius Zabdas (mort v. 272), le général en chef de l’armée de Zénobie. Ne pas confondre avec Zabbai qui fut le commandant des forces palmyréniennes en Asie. 27 En 269, un Égyptien nommé Timagène invita Zénobie à prendre le pays. La reine envoya une armée de soixante-dix mille soldats sous le commandement de Zabdas. Après la défaite romaine, Zénobie retira ses troupes et laissa une garnison de cinq mille hommes. Le général romain Tenagino Probus réussit facilement à expulser les Palmyréniens. Par la suite, Zabdas et Timagène retournèrent en Égypte et reprirent le pays. Probus se suicida. 28 Zénobie (v. 241-272) naquit à Palmyre, son nom paraissant dans les inscriptions palmyréniennes comme Bat-Zabbai. Elle épousa le veuf Septimius Odenat (mort en 267) qui devint roi de Palmyre. Lorsque le roi et son fils Hérodien furent assassinés, le jeune Vaballathus, fils d’Odenat et de Zénobie, succéda au trône. Zénobie exerça la régence au nom de son fils. Désirant établir son indépendance de Rome, elle s’empara de toute la province syrienne et, en 269, elle envahit l’Égypte. Elle eut ensuite des desseins sur l’Asie Mineure. L’empereur Claude (219-270) lança, sans succès, une contre-attaque en Égypte. À son successeur, Aurélien (v. 214-275), fut laissée la tâche de réprimer la révolte palmyrénienne. 226 TIMAGENE. Des lettres 30 de cette qualité, non plus que toutes ses autres affaires n’ont jamais eu de secret pour vous ni pour moi. ZABAS. Nous ne devons pas exiger d’elle une confidence jusqu’au point qu’elle n’ait rien de particulier. Elle est femme, elle est maîtresse. TIMAGENE. Mais ne vouloir pas vous parler qu’en ma présence, cela me surprend. Serait-ce point? Mais, non! ZABAS. Quoi? poursuivez. TIMAGENE. Je ne sais quel soupçon me vient d’entrer en l’esprit, mais la crainte de vous fâcher m’oblige à le taire, et même à le perdre. 29 Il s’agit de Lucius Domitius Aurelianus qui devint empereur romain en 270. Il naquit en septembre 214 ou 215, dans la région danubienne de Moesia ou à Sirmium dans la province de Pannonie. Il poursuivit une carrière militaire et obtint le rang de «dux» sous le règne de Gordian III. Lorsque l’empereur Claude mourut de la peste à Sirmium en 270, son frère Quintillus (mort en 270) succéda au trône mais le nouvel empereur fut assassiné (ou se suicida) deux mois plus tard. Par la suite, Aurélien, âgé de cinquante-cinq ans, fut nommé empereur. Il se dévoua à la reconstruction du pouvoir et de l’autorité de Rome pendant un règne qui ne dura que quatre ans. Il fut assassiné en 275. 30 L’échange de lettres entre Aurélien et Zénobie est une invention de la part de l’auteur de l’Histoire Auguste. Cet ouvrage décrit le règne de chaque empereur romain depuis Adrien (76-138) jusqu’à Numérien (II e siècle) et aurait été écrit au quatrième siècle par plusieurs auteurs dont l’identité est maintenant inconnue. Alaric Watson affirme que l’ouvrage est la création d’une seule personne et qu’il fut écrit au cinquième siècle. De plus, il souligne que cette source littéraire n’est pas exacte: «The anonymous writer was a rogue who deliberately set out to mislead. He clearly valued jokes above veracity and never hesitated to insert extraneous material to give his text more colour», Aurelian and the Third Century, Londres: Routledge, 1999, p. 209. 227 ZABAS. Parlez, parlez Timagene, il n’en faut pas venir à [p. 3] ce point avec ses amis pour les laisser dans le scrupule. Vous ne deviez pas ouvrir la bouche, ou bien il faut encore ouvrir votre cœur. Notre amitié ne ressemble pas à la faveur de la Reine. Nous cessons d’être amis si nous avons quelque secret. Si vous me cachez quelqu’une de vos pensées, vous tenez en réserve une partie de votre cœur, et votre amitié n’est pas parfaite. TIMAGENE. Contraignez-vous notre amitié de vous montrer jusqu’aux légères impressions qu’un faux soupçon a jeté dans l’âme? ZABAS. Oui, je vous en conjure. TIMAGENE. C’est donc avec cette protestation que je crois tout faux 31 . Vous aimez la Reine. ZABAS. Et vous aussi 32 . Notre amitié n’en a pas fait un mystère pour nous, mais seulement pour elle. TIMAGENE. Après cette funeste bataille que nous perdîmes [p. 4] dans les plaines d’Emese 33 vous la conduisîtes jusqu’ici 34 , tandis que je faisais ferme 31 Timagène essaie de minimiser l’importance de son soupçon en déclarant qu’il croit faux tout ce qu’il va dire. 32 L’amour exprimé par les deux généraux pour Zénobie est une invention. Il est probable que l’auteur introduit ces sentiments amoureux dans la pièce, comme il le fait dans sa Pucelle d’Orléans, «pour y mettre une intrigue qui donna le moyen de faire jouer le Théâtre» (La Pucelle d’Orléans, «Préface»). Dans la pièce en vers de Magnon, Zabas est amoureux de la reine, tandis que Timagène aime la princesse Odénie (I, 1). 33 Il s’agit de la bataille d’Émèse, gagnée facilement par Aurélien. Émèse, nommée aujourd’hui Homs, fut une principauté indépendante située à l’intérieur de la province syrienne de l’Empire romain. 228 avec le reste de notre Cavalerie contre Aurelian, et je n’arrivai qu’hier dans cette ville, et longtemps après vous. ZABAS. Plût aux Dieux que cela n’eût point été, ou que la Reine et vousmême ne m’eussiez point engagé de me retirer avec elle: j’aurais combattu comme vous, et peut-être comme vous arrêté la victoire des Ennemis pour faciliter sa retraite 35 . TIMAGENE. Mais durant ce voyage et mon absence, Parlez franchement, Avez-vous point ouvert la bouche? ZABAS. Pour dire 36 , TIMAGENE. Que vous l’aimez. ZABAS. Ah! jamais. 34 Cette fuite de Zénobie de la ville d’Émèse est conforme à l’histoire. En 272, la reine, accompagnée d’une armée de soixante-dix mille soldats, attendit Aurélien près de la ville d’Antioche. Les forces palmyréniennes, menées par Zabdas, battirent en retraite jusqu’à Émèse où elles furent défaites par l’armée romaine. Aurélien entra dans la ville et prit possession des trésors de Zénobie. La reine s’enfuit à Palmyre. 35 Selon l’histoire, Zabdas fut le général en chef des forces palmyréniennes. Ce titre ne lui est pas accordé par d’Aubignac, Zabas et Timagène étant du même grade dans la pièce. 36 C’est le début d’une succession de neuf courtes répliques, procédé analogue à la stichomythie que l’on trouve dans les pièces de théâtre en vers. Scherer dit qu’il y a trois autres passages semblables dans Zénobie (p. 311). Deux de ces passages se trouvent à la scène I, 3 et le troisième à la scène II, 2. Un autre passage, à la scène IV, 3, peut être placé dans cette même catégorie. La Zénobie de Magnon comporte trois exemples de stichomythies. Ils se trouvent aux scènes II, 1 (neuf répliques), III, 5 (vingt-neuf répliques) et IV, 4 (treize répliques). 229 [p. 5] TIMAGENE. Vous n’avez point soupiré. ZABAS. Cent fois pour son infortune. TIMAGENE. Et pour votre amour. ZABAS. Jamais, au moins en sa présence. TIMAGENE. Vous ne l’avez point regardée d’un œil languissant? ZABAS. Non; mais bien d’un œil de désespoir pour nous voir défaits, et elle en fuite. TIMAGENE. L’occasion néanmoins était bien favorable; Quand une femme est dans la douleur, on dit qu’il est aisé de lui faire entendre les sentiments de l’amour parmi ceux de la compassion; et qu’ils lui sont d’autant moins désagréables que [p. 6] cette compassion lors est reçue pour un effet et pour un témoignage de l’amour 37 . ZABAS. Quoi? Timagene vous avez donc oublié les serments que j’ai faits à nos Dieux avec vous? Vous aviez raison de dire que ce soupçon me pourrait fâcher. Vous me soupçonnez d’avoir pu violer tout ensemble 37 D’Aubignac crut s’y connaître en la psychologie des femmes. Ses Conseils d’Ariste à Célimène sur les moyens de conserver sa réputation élaborent le comportement approprié d’une femme dans la société française du dix-septième siècle. Un thème semblable se trouve dans ses romans Histoire du temps, ou relation du royaume de Coquetterie, extraite du dernier voyage des Hollandais aux Indes du Levant et Amelonde. Histoire de notre temps, où l’on voit qu’une honnête femme est heureuse quand elle suit un conseil sage et vertueux. 230 la Religion, et ma foi; l’amitié que je vous ai promise, et le respect que je dois à la Reine 38 . TIMAGENE. Nous n’avons pas absolument juré de ne lui en parler jamais. ZABAS. Non; mais le temps n’en est pas encore venu 39 . Il faut auparavant affermir son trône, et la rétablir dans sa gloire passée. Il faut, Timagene, il faut parler aux Romains qui nous pressent, avant que de parler à la Reine. Notre amour est obligé de dormir en nos cœurs, tandis que Mars est en fureur devant les portes de Palmire 40 . TIMAGENE. Quelquefois nous voulons être heureux plus [p. 7] tôt que nous ne devons. ZABAS. Bons dieux! Est-ce Timagene qui parle à Zabas? Que j’aie pris mon avantage des misères de ma Reine et de l’absence de mon ami? Vous souvient-il comment j’ai combattu mes ennemis? Leur ai-je dérobé jamais aucune victoire contre les lois de la générosité? Mais pouvezvous l’oublier puisque je n’ai jamais combattu qu’avec vous ou comme vous? Jugez donc comment j’ai dû me gouverner dans les intérêts de mon ami après avoir juré sur les Autels. 38 Ce dialogue entre Zabas et Timagène présente les quatre thèmes principaux de la pièce: le devoir, l’honneur, l’amitié et l’amour. Ces deux personnages sont remarquables par leur sentiment du devoir envers leur royaume et leur reine, leur dignité morale, l’amitié extraordinaire qu’ils partagent et l’amour pur qu’ils éprouvent pour Zénobie. 39 À la scène I, 3, nous apprenons que Zabas et Timagène cachent l’amour qu’ils éprouvent pour Zénobie depuis une période de six ans. 40 Le mot «Palmyre» est écrit avec un «i», c’est-à-dire «Palmire», douze fois dans la pièce: une fois à chacune des scènes I, 1, I, 2 et I, 3, deux fois à chacune des scènes II, 2 et II, 5, trois fois à IV, 3 et une fois à chacune des scènes V, 4 et V, 5. Par contre, le mot «Palmyre» paraît deux fois sur la liste des «Acteurs». Nous avons respecté l’orthographe fluctuante de ce mot. 231 TIMAGENE. L’amour n’a rien de semblable aux autres vertus: il a ses lois particulières, et son pouvoir ne se règle pas selon les maximes de la Religion commune. ZABAS. Ce discours serait supportable dans une âme basse, et qui ne saurait aimer que par l’usage et le commerce des sens, mais en l’esprit de Timagene, Dieux le puis-je croire? Nous aimons la Reine, mais nous nous aimons aussi, notre amitié a vu naître notre amour, et de crainte qu’il se [p. 8] rendît le maître, aussitôt elle lui donna des lois. Cette vertu plus ancienne que cette passion, confirmée par un si long temps 41 , et soutenue de tant de notables services que nous avons reçus l’un de l’autre, règne souverainement dans mon âme, et dans la vôtre aussi que je crois. Mais quelle apparence peut avoir ce soupçon? Depuis ce malheureux voyage que j’ai fait avec la Reine ai-je changé de vie? vous ai-je manqué d’affection et de sincérité? mes sentiments vous ont-ils paru moins fermes que de coutume, et mes caresses 42 plus froides? La Reine vous a-t-elle traité moins honorablement? vous a-telle regardé d’un œil indifférent à votre retour? votre faveur est-elle diminuée? vos dignités altérées? TIMAGENE. Non, mais n’étant pas entré dans son cabinet, et ne voulant pas nous parler qu’ensemble, vous jugez bien qu’il y a quelque chose d’extraordinaire, et j’avoue que ce soupçon m’a touché l’esprit: je me suis imaginé d’abord, ou qu’elle avait résolu de vous en faire quelque reproche, ou qu’elle ne voulait plus vous permettre dans les conseils secrets de l’approcher qu’en ma présence. 41 Au dix-septième siècle, «longtemps» n’était pas adverbe et avait la valeur d’un substantif (Haase, Syntaxe française, § 96, p. 230). 42 Zabas et Timagène partagent une amitié intense qui dépasse les sentiments d’un rapport amical ordinaire. L’emploi du mot «caresses» pourrait évoquer chez le public moderne des pensées d’un rapport quasi sexuel entre les deux hommes, ce qui n’est pas l’intention de l’auteur. Selon Furetière, le mot peut aussi signifier une démonstration d’affection ou de bienveillance par la parole ou le geste. 232 [p. 9] ZABAS. Ah! c’est trop! vous me deviendrez suspect si je vous le suis davantage. Seriez-vous point tombé vous-même dans la faiblesse que vous m’imputez? Non, non, cela ne peut être: et jugez de Zabas par Timagene: pour connaître mes sentiments, faites réflexion sur les vôtres; Oui, je veux bien vous ressembler, et je suis tellement assuré de votre vertu, que je vous permets de croire de moi tout ce que vous voulez bien que je croie de vous. En un mot, êtes-vous capable de violer votre parole et votre amitié? 43 TIMAGENE. Plutôt les Dieux du Ciel et des Enfers arment leur indignation contre moi que jamais ce reproche me puisse être fait justement; mais pourquoi m’avez-vous pressé de vous expliquer une pensée qui n’avait fait que paraître en mon esprit? elle y était morte en naissant, et vous m’avez obligé de la ressusciter. Je vous ai juré d’abord que je n’en croyais rien, et je le répète. Votre vertu m’est plus vénérable que la mienne, et je me défierai plutôt de mes forces que de vos promesses. Enfin Zabas, quittons cette vaine dispute, et ne pensons qu’aux Romains; met-[p. 10]tons notre amour en dépôt entre les mains de la Paix. Vengeons la Reine, délivrons-la des oppressions d’Aurelian, et quand après la guerre cette divine maîtresse de nos fortunes et de nos cœurs sera chargée de nos lauriers, nous pourrons disputer le myrte devant ses yeux, en lui découvrant le plus grand secret qu’elle ignore 44 . Mais la voici. 43 Il faut avouer que les sentiments exprimés ne sont pas ceux que l’on prête traditionnellement aux guerriers. 44 Lancaster affirme que les personnages de Zénobie démontrent une politesse qui confine à l’absurde, soutenant que le dialogue est ennuyeux et d’un style ampoulé (A History, t. II, vol. I, p. 340). Cela est certainement le cas dans cet échange, les deux généraux parlant comme des philosophes plutôt que des guerriers qui se trouvent dans une situation critique. 233 ************************************************** SCÈNE II. ZENOBIE, ILEONE, TIMAGENE, ZABAS. ZENOBIE. Chers et glorieux confidents en mes adversités présentes aussi bien qu’en mes prospérités passées, si jamais votre générosité fut utile à ma grandeur, elle est nécessaire à mon salut; Il ne faut point ici vous dépeindre quelle je fus autrefois et quelle je suis maintenant, vous avez fait une partie de ma bonne fortune, et souffert avec moi toutes mes disgrâces. Hélas! je ne suis plus cette illustre Zenobie 45 digne épouse du grand Odenat 46 , et digne vengeresse de sa mort 47 . [p. 11] Je ne suis plus cette Reine que vous avez admirée cent fois par ses combats achever les victoires de son mari, soutenir la gloire de ses armes, et porter jusqu’aux extrémités de l’Asie les bornes de son Empire. Vous me voyez dépouillée de toutes mes conquêtes, et réduite à défendre la dernière ville de mon héritage; Tout a suivi la fortune, la valeur, ou la tyrannie des Romains. Ancyre 48 , Thiane 49 , Emese 50 , 45 Le nom signifie dans sa forme arabique, Al-Zabba, «celle avec les beaux cheveux longs». Selon une légende arabe, les «cheveux longs» furent une allusion aux poils du pubis de Zénobie (Richard Stoneman, Palmyra and its Empire: Zenobia’s Revolt against Rome, Ann Arbor: University of Michigan Press, 1992, pp. 111, 157). 46 Lorsque Septimius Odenat épousa Zénobie, il fut chef de tous les cheiks de Palmyre. Après avoir repoussé une attaque des Perses, il fut reconnu comme le sauveur de l’Empire romain, recevant les titres de «dux Romanorum» et de «restitutor totius Orientis». Par la suite, Odenat commença à utiliser le titre de roi ou de seigneur. 47 On soupçonna Zénobie d’être responsable de l’assassinat de son mari et de son beau-fils pour assurer la succession de son propre fils, Vaballathus, au trône de Palmyre. Stoneman écrit: «There were those who were ready to accuse her of this, though more pointed the finger at Rome. […] The motive for the crime is there; but the shaky evidence points the other way», Palmyra and its Empire, pp. 115-117. D’Aubignac ne fait pas allusion à cette rumeur dans la pièce. 48 Ancyre, en grec Agkura, et aujourd’hui Ankara, fut la capitale de la province romaine de Galatie en Asie Mineure. 49 La ville de Tyane fit partie de la Cappadoce, devenue province romaine sous Tibère en l’an 17 et appartient aujourd’hui à la Turquie. Selon l’Histoire Auguste, 234 Aretuse 51 , Apamée 52 , Larice 53 et même Antioche 54 ont fléchi sous la captivité d’un fier et nouveau Conquérant. De tout ce que j’ai possédé dans la Syrie, dans la Perse, dans l’Égypte 55 , et dans les Provinces du Pont-Euxin 56 , Palmire 57 seule me reste: à peine encore ai-je pu conserver assez de terre alentour de ses murailles 58 pour loger mon armée. Mais pour comble de mon désastre, déjà cet Ambitieux et cruel Aurelian me croit tenir captive. Il s’imagine que sa Fortune tient la Victoire enchaînée dans son camp, et que j’y suis déjà moi-même Aurélien trouva les portes de Tyane fermées lorsqu’il arriva devant la ville. Fâché par cet acte de défi des habitants, l’empereur promit de ne pas laisser vivre même un seul chien de la ville. Après la conquête, Aurélien décida de ne pas exécuter les citoyens et arriva à une solution de compromis en tuant tous les chiens de la ville comme il avait promis (Histoire Auguste, trad. François Paschoud, Paris: Les Belles Lettres, 2001, t. V, II e partie, Le Divin Aurélien: 22.5 et 23.2). 50 À la scène I, 1, «Émèse» s’écrit avec un «i», c’est-à-dire «Emise». Ailleurs dans la pièce (I, 2; II, 5 et IV, 2), l’écrivain l’épelle «Emese». Nous avons respecté cette orthographe variable. 51 Aréthuse, en grec Arethousa, se situe en Syrie. 52 Apamée, en grec Apameia, est une ville de l’Orient antique située en Syrie. 53 Lárissa est une ville de la Thessalie en Grèce. Cette région fut annexée à la province romaine de Macédonie en ~146. 54 Antioche, aujourd’hui Antakya, fut la perle de toutes les villes de l’empire de l’est, située dans la province romaine de Phrygie. Zénobie s’empara de la ville en 270. Antioche fut reprise par Aurélien deux ans plus tard. 55 Après la conquête d’Égypte en 269-270, le fils de Zénobie prit le titre d’Auguste, c’est-à-dire «semi-divin». Aurélien ne put tolérer ce défi à son autorité et envoya Probus (232-282), le futur empereur, en Égypte. Vers la fin de 271, Probus réussit à reprendre le pays. En même temps, Aurélien partit de Rome pour conquérir Palmyre. 56 En grec Euxeinos Pontos, ce nom fut donné dans l’Antiquité à l’actuelle mer Noire. Le nom signifie «mer hospitalière», et fut donné par antiphrase à cause du brouillard qui rendit la navigation difficile. 57 La ville de Palmyre se situe à deux cent trente kilomètres environ au nord-est de Damas sur les rives de l’Euphrate. Elle fit partie de l’ancienne route de commerce entre Émèse et Dura-Europos. Du temps de Zénobie, Palmyre appartenait à la province syrienne de l’Empire romain depuis deux siècles. La Syrie fut de grande importance aux Romains à cause de son lien avec le commerce luxueux des épices et de la soie. 58 Zénobie fit construire des murs à l’intérieur de Palmyre pour se défendre contre l’attaque d’Aurélien. Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage d’Iain Browning, Palmyra, Londres: Chatto & Windus, 1979, pp. 211-213, pour une excellente description de ces murs, accompagnée de photos. 235 chargée de fers. Il vous souvient que peu de temps après la mort d’Odenat il m’écrivit pour tenter mon veuvage 59 , et se rendre le maître de mes états, en se faisant agréer pour maître de ma personne, mais en quels termes ses lettres étaient-elles conçues? Vous remarquâtes bien l’un et l’autre, que l’ambition parlait, et non pas l’amour. Aussi de ma [p. 12] part sans considérer la bassesse de sa naissance 60 , ni les faibles dignités dont lors il voulait tirer avantage, son humeur impérieuse me fit rejeter cette recherche: Il m’écrit aujourd’hui, et jugez par la différence des temps et de nos fortunes ce qu’il me peut dire. Lisez ses lettres, elles s’adressent à vous comme à moi, vous y devez prendre intérêt: et considérez si je ne dois pas tout craindre de cet insolent, et si vous ne devez pas tout faire pour m’en délivrer. ZABAS. Lettre d’Aurelian à Zenobie. Aurelian Empereur des Romains et Maître de l’Orient, à Zenobie et aux Princes de son parti. Vous devriez avoir déjà fait ce que je vous ordonne par mes lettres. Je vous commande donc de vous rendre et je vous donne la vie. Mais à condition que toi Zenobie avec les tiens finiras tes jours aux lieux que j’assignerai par l’avis du Sénat, et que toutes tes richesses seront mises dans le trésor de l’Empire. Quant aux Palmireniens 61 , je veux bien les maintenir dans leurs privilèges 62 . 59 L’existence d’un intérêt amoureux entre Zénobie et Aurélien est douteuse, en dépit de certaines sources littéraires. On raconte que Zénobie rêva d’épouser Aurélien afin de partager la souveraineté de tout l’empire (Stoneman, Palmyra and its Empire, p. 118). Dans la Zénobie de Magnon, l’empereur romain est amoureux de la fille de Zénobie, Odénie (II, 1). 60 Aurélien ne fut que soldat tandis que Zénobie prétendit être descendante de la famille des Ptolémées et des Cléopâtres, les souverains macédoniens de l’Égypte (Scriptores Historiae Augustae, trad. David Magie, 3 vol., Londres: William Heinemann, 1932, t. III, Tyranni Triginta: 30.2). Selon Lucy Hughes-Hallett, la prétention d’un lien généalogique avec Cléopâtre (~69-~30) fut fausse: «Zenobia claimed (untruthfully) to be descended from Cleopatra, and even took Cleopatra’s name. No doubt she was eager to claim kinship with a powerful female ruler, one whose kingdom she herself was intent on conquering. Like Cleopatra, Zenobia had a Roman partner, her husband Odenathus who was Rome’s representative in Asia», Cleopatra, Londres: Bloomsbury, 1990, p. 297. 61 L’orthographe du mot «Palmyrénien» est fluctuante dans la pièce. Il est écrit «Palmirenien» quatre fois: une fois à la scène I, 2, une fois à III, 1 et deux fois à 236 TIMAGENE. Quelle audace d’un Romain qui vous a voulu persuader autrefois qu’il vous aimait? [p. 13] ZABAS. La dignité d’Aurelian n’a pas changé son humeur austère et presque barbare 63 . ZENOBIE. Voyez s’il me traite en Reine ou en Esclave? s’il parle comme un Ennemi qui vient combattre ou comme un vainqueur? Mais je ne suis pas vaincue, puisque Timagene et Zabas sont encore vivants. Leur affection et leur valeur me font espérer le retour de ma bonne fortune et la vengeance du Tyran qui m’opprime. TIMAGENE. L’audace d’Aurelian passe les termes de la générosité Romaine. Il n’est plus l’Ennemi de vos États, c’est celui de votre personne; ses menaces préviennent sa victoire, mais le châtiment, si les Dieux sont justes, démentira son espérance. III, 2. Le mot est écrit avec un «y», c’est-à-dire «Palmyrenien», deux fois dans la pièce: une fois sur la liste des «Acteurs» et une fois à la scène II, 5. Nous avons respecté cette orthographe variable. 62 La lettre est presque mot pour mot ce que l’on trouve dans l’Histoire Auguste, fournissant la preuve que d’Aubignac consulta cette source littéraire: «Aurélien, empereur du monde romain, redevenu maître de l’Orient, à Zénobie et à tous les autres membres de son alliance militaire. Vous eussiez dû faire spontanément ce que je vous impose maintenant par cette lettre; je vous ordonne en effet de vous rendre, en vous offrant la vie sauve à la condition, Zénobie, que tu résideras avec les tiens à l’endroit que je t’aurai désigné conformément à la décision du très honorable Sénat. Que les pierres précieuses, l’or, l’argent, la soie, les chevaux, les chameaux, soient remis au trésor romain; les Palmyréniens conserveront leurs droits», Aurélien: 26.7-9. Dans l’adaptation en vers de la pièce, Magnon ne fait pas allusion à l’échange de lettres entre Zénobie et Aurélien. 63 Aurélien eut la réputation d’être cruel, ce qui lui permit de maintenir la discipline parmi ses troupes. 237 ZABAS. Il ne faut pas agir maintenant comme lui par ce noble sentiment qui mène les guerriers au combat, il y faut porter la colère et la haine, et non pas le désir de la gloire. Ce n’est pas un point [p. 14] d’honneur que de s’armer pour la défense de sa Reine offensée, mais le juste devoir de deux sujets passionnés à son service. ZENOBIE. Incomparables et généreux protecteurs d’une Princesse affligée; Si les Dieux n’ont absolument juré ma perte, vous relèverez sans doute mon trône abattu. Je ne me prends de mes disgrâces qu’aux Cieux qui semblent être devenus mes Ennemis. Je vous ai vu combattre, et j’ai combattu moi-même avec vous; Nous avons été défaits ensemble, ou pour mieux dire, mon mauvais sort que je traînais partout avec moi vous a seul empêché de vaincre, et nous a procuré ces malheurs. Mais éprouvons si la fortune cessera de m’affliger quand je cesserai d’agir. Vous Zabas allez à mon armée qui vous attend, et puisque nous sommes engagés à la bataille, avant que le secours de Perse et d’Armenie 64 ait passé l’Euphrate, faites tout ce que vous jugerez le plus avantageux pour vaincre Aurelian, et mes destins s’il est possible. Et vous Timagene, prenez le soin de la ville et de ma personne, défendez-nous des surprises et de la force. Voilà le partage que je fais de ma puissance, et je mets entre vos mains les restes de ma gloire, de mes États, et de ma [p. 15] vie. C’est le dernier ordre que je donne. Agissez maintenant et faites les Rois avec autant de cœur et d’adresse que vous avez fait les Lieutenants de Zenobie. Vous êtes les mêmes qui m’avez conquis l’Égypte après deux batailles fameuses, qui m’avez rendue maîtresse des peuples de la Galatie 65 , qui m’avez soumis les Bithiniens 66 , et porté mes armes avec la terreur jusqu’aux 64 Plus tard, les alliés arméniens passèrent du côté des Romains. Ce fut une indication que les puissances voisines considéraient la cause des Palmyréniens perdue. 65 Cette région de l’Asie Mineure fut annexée par l’Empire romain en ~25 et devint la province de Galatie. Zénobie s’empara de la province en 269. 66 Bithynie est une ancienne région du nord-est de l’Asie Mineure. Elle devint province romaine en ~74 et fut conquise par Zénobie en 269. La Bithynie appartient aujourd’hui à la Turquie. 238 murailles de Chalcedoine 67 et de Bizance 68 . Après tant de merveilleux exploits pour la gloire de mon nom, que ne puis-je espérer pour le salut de ma personne? Si vous avez quelque désir de me rendre un jour tous les biens que vous m’aviez acquis, et que la fortune me ravit, commencez par me rendre à moi-même, et pour conserver ma Couronne il faut commencer par ma vie. ZABAS. Il semble, Madame, que vous ayez quelque défiance de nous, puisque vous ajoutez à vos ordres tant de considérations pour nous émouvoir. Nous n’avons pas accoutumé d’attendre des raisons pour obéir, quand Zenobie commande. TIMAGENE. Non, Madame, et quand nous avons pu prévoir vos volontés, vous n’avez pas eu la peine de [p. 16] nous les faire entendre, épargnez des raisons à des serviteurs qui vous ont quelquefois épargné jusqu’aux paroles. Notre zèle n’a pas besoin de motifs étrangers pour l’échauffer. Notre affection parle assez pour vous, et notre cœur se trouve offensé d’être ému par des discours, puissants à la vérité, mais bien plus faibles que ses propres sentiments. La passion dont nous vous servons n’est pas commune, elle est composée de toutes celles qui peuvent naître à la présence de la plus vertueuse Reine de la terre, de la plus infortunée qui vive, et de la plus aimable personne du monde 69 . 67 Chalcédoine, en grec Khalkêdôn, est une ville antique de la province romaine de Bithynie. 68 Byzance, en grec Byzantion, est une ville de la Thrace ancienne. Elle fut conquise par l’empereur romain Septime Sévère en 196. En 330, elle devint la capitale de l’Empire romain sous le nom de Constantinople, puis la capitale de l’Empire ottoman, sous le nom d’Istanbul, en 1453. 69 La situation critique où se trouve Palmyre rend la réplique de Timagène quelque peu déplacée. Zabas s’en rend compte et déclare: «Mais c’est trop discourir.» Il semble que d’Aubignac voulait accentuer les sentiments du devoir de Timagène et, en même temps, se sentait obligé de reconnaître, dans la pièce même, qu’ils compromettaient les vraisemblances. 239 ZABAS. Mais c’est trop discourir. Allons, Timagene, où le devoir nous appelle selon les ordres de la Reine, j’aurai soin de la bataille, prenez garde à la ville. ZENOBIE. J’oubliais, Zabas, à 70 vous montrer la réponse que je fais aux lettres d’Aurelian, voyez-la tous deux, et si vous la trouvez digne de Zenobie, fermez mes lettres, et les faire tenir à l’Empereur devant la bataille, je veux qu’il connaisse le cœur de celle qui lui résiste, et que quand il aurait [p. 17] surmonté ma fortune, ma vertu demeurerait toujours invincible. ************************************************** SCÈNE III. ZENOBIE, ILEONE. ZENOBIE. Encore ai-je sujet de me consoler puisque ces deux guerriers me restent. ILEONE. Oui certes, Madame, mais si vous aviez pénétré comme moi jusque dans le fond de leur âme, vous y verriez un sentiment d’honneur incroyable, une amitié que le siècle des fables n’a point connue. ZENOBIE. Après leur avoir fait part de tous mes secrets, ont-ils quelque réserve pour moi? Et des Sujets ferment-ils le cœur à leur Reine qui leur ouvre le sien? 70 Généralement, au dix-septième siècle, «à» précédait un infinitif après le verbe «oublier» (Haase, Syntaxe française, § 124, pp. 327-328). 240 [p. 18] ILEONE. C’est une merveille dont ils n’ont jamais donné connaissance qu’aux Dieux et à moi 71 . ZENOBIE. Pourquoi me la tenir cachée? 72 ILEONE. C’est en quoi vous les pourriez admirer. ZENOBIE. Apprenez-la-moi donc, et ne leur dérobez pas mon estime. Qu’est-ce? ILEONE. Rien, Madame, et j’en ai peut-être déjà trop dit. ZENOBIE. Ah parlez! et me tirez de peine. ILEONE. J’obéis 73 , mais vous leur en parleriez après, et je serais perdue. 71 Dans cette scène, Iléone joue le rôle de la suivante qui se mêle de la vie sentimentale de sa maîtresse. Dans sa dissertation sur Sophonisbe, d’Aubignac déclare que «le meilleur avis que l’on pourrait donner à nos Poètes, ce serait de suivre en cela l’exemple des anciens, et de ne point faire parler leurs Suivantes, si elles ne se trouvent engagées dans les affaires de la Scène, et qu’elles ne soient des Actrices nécessaires» (Première dissertation concernant le poème dramatique, en forme de remarques sur la tragédie de M. Corneille, intitulée Sophonisbe. À Madame la duchesse de R***, in Dissertations contre Corneille, p. 9). Cela soulève la question de la convenance du comportement d’Iléone puisque ce personnage n’est que la dame d’honneur de la reine. Dans la Zénobie de Magnon, Iléone ne joue pas le rôle de confidente de la reine, grâce à la présence sur scène d’Odénie. 72 C’est le début du deuxième passage de la pièce qui se compose d’une succession de neuf courtes répliques. 73 Ingénieusement, Iléone rejette la responsabilité de son indiscrétion sur la reine puisqu’elle ne fait que lui obéir. 241 ZENOBIE. Doutez-vous de ma discrétion? [p. 19] ILEONE. Promettez-la-moi donc, Madame, par les Dieux que vous adorez. ZENOBIE. Oui, je vous le jure Ileone. ILEONE. Je parle, Madame, mais c’est après votre serment. Il y a bien six ans que Timagene et Zabas s’étant rencontrés seuls dans le parc de votre palais attachés l’un et l’autre à quelque profonde pensée, ils s’engagèrent au nom de leur amitié de se déclarer franchement le sujet de cette solitude, et de leur rêverie. D’abord ils furent bien étonnés d’apprendre que c’était l’amour, et plus encore sachant qu’ils aimaient la même personne. ZENOBIE. Et qui? ILEONE. Elle était lors dans les premières années de son veuvage 74 , et les intérêts de leur gloire étaient mêlés à ceux de sa prospérité. [p. 20] ZENOBIE. Mais son nom? 75 ILEONE. Vous en seriez peut-être bien surprise. ZENOBIE. Est-ce qu’elle n’en est pas digne? 74 Zénobie devint veuve en 267, vers l’âge de vingt-six ans. 75 C’est le début du troisième passage qui se compose d’une succession de courtes répliques. C’est le plus long des quatre passages semblables de Zénobie, comportant treize répliques. 242 ILEONE. Sa vertu n’a point d’exemple, ni sa beauté de comparaison. ZENOBIE. Nommez-la donc. ILEONE. Devinez-la par vous-même 76 . ZENOBIE. Et comment le puis-je faire? ILEONE. Par quel mouvement pensez-vous qu’ils vous servent? [p. 21] ZENOBIE. Par la fidélité qu’ils me doivent. ILEONE. Tous vos sujets y sont obligés. ZENOBIE. Par la reconnaissance de mes bienfaits. ILEONE. Ce serait un crime que d’y manquer. ZENOBIE. Mais avec une haute générosité. ILEONE. Ils en font ainsi pour tout le monde. Croyez-vous, Madame, que par ces sentiments ordinaires ils eussent tant fait pour votre gloire, et tant souffert dans vos déplaisirs. Toutes leurs victoires ont été des tributs 76 Nous nous demandons si l’impertinence apparente d’Iléone rend ce personnage invraisemblable. Après tout, d’Aubignac fut partisan de la théorie aristotélicienne de la convenance des mœurs, principe dont La Mesnardière se fit le champion. 243 qu’ils rendaient à celle qui les avait déjà vaincus secrètement, et quand ils ont soupiré vos malheurs, la générosité les eût rendus incapables de ces tendresses, si l’amour ne les eût données 77 . [p. 22] ZENOBIE. Que m’avez-vous dit, Ileone? ILEONE. Rien qui vous doive 78 offenser, Madame. ZENOBIE. Ah! me voilà tombée dans le dernier précipice où la fortune me pouvait engager. Qu’on les rappelle, & qu’ils sachent comment je dois ressentir l’outrage qu’ils me font; Qu’ils rendent leurs charges & leurs dignités, je ne veux point de leur service. Faut-il les voir maintenant, ni souffrir qu’ils me voient? Qu’ils sortent de Palmire, la guerre a bien raccourci leur bannissement, qu’ils en aillent remercier les Romains 79 . ILEONE. Vous voulez donc perdre tout sans ressource? ZENOBIE. J’y suis contrainte, Ileone, puisque mon désastre est à ce point, il vaut mieux périr par sa vertu qu’en adhérant au crime d’autrui. [p. 23] ILEONE. Hé! sont-ils criminels? 77 À la scène III, 2, nous apprenons qu’Iléone donna sa parole d’honneur à Zabas et à Timagène de ne pas révéler les sentiments qu’ils ont pour Zénobie. Dans la pièce de Magnon, c’est Odénie qui divulgue le secret à sa mère (I, 4). 78 Au dix-septième siècle, «rien» s’employait souvent avec un verbe sans la particule «ne» (Haase, Syntae française, § 51 A, p. 108). 79 La réaction de Zénobie accentue son caractère vertueux, la reine de Palmyre étant connue pour sa chasteté. On raconte qu’elle ne se soumit aux rapports sexuels que dans le but de la conception (Scriptores, Tyranni: 30.12-13). La Zénobie de Magnon exprime les mêmes sentiments (I, 4). 244 ZENOBIE. S’ils le sont? oui puisqu’ils attentent à la liberté de leur Reine. Hélas! Aurelian attaque mon Empire, et eux le défendent, mais ils en veulent tous trois à ma personne. Aurelian veut triompher de moi dans Rome, et mes Généraux dans l’Asie. Lui par force et durant un jour seulement; mais ils veulent que je consente à leur triomphe, et qu’il dure toute ma vie. Quoi? mes Sujets avoir cette témérité? mais tous deux? ILEONE. Ils sont Princes, Madame. ZENOBIE. Mais des Princes vassaux de Zenobie? ILEONE. Quand il vous plaira vous ferez bien que l’un d’eux ne sera plus vassal. ZENOBIE. Oui bien si je le veux accepter pour Maître 80 . La [p. 24] servitude volontaire doit être appuyée sur les avantages de celui qui commande, autrement il n’y a point d’honneur, et c’est une lâcheté que de se soumettre. La femme courageuse qui peut consentir d’avoir un maître, ne le doit pas faire, mais le choisir: et la grandeur de la fortune aussi bien que du mérite doit l’en rendre digne auparavant. Le mari qui n’a rien que le nom d’homme au-dessus de sa femme n’en devrait être que l’esclave. Et si la nature oblige notre sexe à fléchir, il faut que cent qualités éminentes autorisent et réparent la nécessité de ce malheur 81 . 80 Pour Zénobie, le mariage signifie une diminution de son pouvoir, «mari» et «maître» étant synonymes dans son esprit. À cet égard, une comparaison peut se faire entre Zénobie et la reine Élisabeth I re d’Angleterre qui, elle aussi, résista aux offres de mariage en partie pour des raisons politiques. 81 Pour son temps, Zénobie exprime des idées féministes concernant le mariage, préconisant le droit de la femme de choisir de se soumettre plutôt que d’accepter comme acquise la notion de «mari/ maître». 245 ILEONE. Serez-vous pas toujours l’arbitre de leurs prétentions? ZENOBIE. Oui certes, j’en serai l’arbitre, mais il faudra choisir. Ils me laisseront libre, mais à condition que je serai l’esclave de l’un des deux. Ce sont mes deux Tyrans 82 . Ils me destinent à celui qui sera quelque jour le plus fort, ou le plus audacieux 83 . ILEONE. Vous en jugeriez mieux, Madame, si je vous avais tout dit: souffrez que j’achève, et vous con-[p. 25]fesserez qu’une Déesse, fût-elle Diane 84 , ou Minerve 85 ne serait pas offensée d’être aimée de cette sorte. C’est la plus noble, la plus respectueuse, et la plus obligeante passion qui fût jamais. ZENOBIE. Hé bien achève: après ce que je sais déjà, le reste est peu considérable. ILEONE. En ce rencontre donc où j’avais commencé cette histoire, ils s’avouèrent sans déguisement l’un à l’autre la cause de leur inquiétude, mais au nom d’amour et de Zenobie, leur amitié trembla. Ils crurent que cette passion impérieuse ne souffrirait jamais cette vertu dans un même cœur: mais ne pouvant condamner ni leur amitié ni leur amour, ils résolurent que l’amitié serait la première vertu dont ils feraient profession, et que dans l’extrémité, l’amour lui rendrait 82 À la scène I, 2, Zénobie emploie ce même mot, «Tyran», pour décrire Aurélien. 83 Zénobie se voit comme un trophée aux yeux de ses deux généraux, objet qui attestera la victoire pour un des concurrents. 84 Déesse italique et romaine, Diane fut connue par les Grecs sous le nom d’Artémis. Elle est déesse de la lune. Vierge et chaste, elle a un caractère vindicatif. D’Aubignac fait une comparaison efficace entre Diane et la reine de Palmyre. 85 Déesse romaine identifiée à la déesse grecque Athéna, Minerve est à la fois déesse guerrière et déesse de la raison. Elle aida son père Zeus à vaincre les géants et, à cause de sa sagesse et de son ingéniosité, devint la conseillère des dieux et des mortels. Le caractère de Minerve ressemble de façon frappante à celui de Zénobie. 246 hommage. Qu’ils demeureraient rivaux sans être jaloux, favoris de leur Reine sans être envieux, Amis dans la cour sans être fourbes, Surtout que jamais ils ne vous découvriraient leur passion qu’après avoir assuré votre Empire et votre gloire 86 , et que dans votre choix et la nécessité de ne pouvoir obtenir tous deux ce [p. 26] qu’ils désiraient, le malheureux demeurerait dans le Ministère de l’état sans se plaindre, et que régnant sur le trouble de son âme il ferait paraître qu’il était digne de régner sur de grandes Provinces 87 . ZENOBIE. Vaines et téméraires pensées de deux esprits abandonnés à la lâcheté de leur passion. ILEONE. Ils jugèrent bien, Madame, que vos mérites porteraient leur amour jusqu’à l’excès, et que leur vertu courait fortune de succomber. Mais ils l’ont soutenue par l’inviolable sainteté de la Religion. Ils firent un Sacrifice secret dans le Sanctuaire, et jurèrent sur les victimes immolées toutes ces lois extraordinaires d’un amour si généreux. Le grand prêtre fut le dépositaire de leur serment, et j’y fus appelée comme témoin. ZENOBIE. Ce n’est donc pas assez que leur cœur m’ait fait cet outrage, ils l’ont voulu publier au ciel et à la terre, aux Dieux et aux hommes? mais à quoi bon vous introduire à ce mystère? 86 Ce discours rend l’essence des quatre thèmes récurrents de la pièce: le devoir, l’honneur, l’amitié et l’amour. De ces quatre sentiments, le devoir, l’honneur et l’amitié sont de premier ordre, tandis que l’amour est d’une importance secondaire. 87 C’est sans doute un exemple du langage ennuyeux et ampoulé («tedious and rhetorical») auquel Lancaster fait allusion dans son commentaire sur Zénobie (A History, t. II, vol. I, p. 340). 247 [p. 27] ILEONE. Afin, Madame, qu’ils eussent auprès de vous une personne de créance qui pût éclairer leurs actions, et leur reprocher hautement leur perfidie, s’ils manquaient à leur parole 88 . ZENOBIE. Ha pourquoi faut-il que cet injurieux secret ne soit pas au moins demeuré dans le sanctuaire, après être sorti de leur cœur? Que n’avezvous attendu pour en parler qu’ils fussent morts, ou moi tout à fait perdue? vous n’avez rien fait pour eux, Ileone, que de leur avoir procuré mon aversion. ILEONE. Vous avez juré les Dieux de ne leur en parler jamais. ZENOBIE. Hé bien je les punirai sans leur rien dire. ILEONE. Dans la puissance qu’ils ont acquise, et que vous leur avez donnée ne les désobligez pas. [p. 28] ZENOBIE. Vous deviez bien m’en avertir dans une meilleure saison, je les aurais punis sans les craindre. ILEONE. Je ne l’ai jamais pu faire, Madame, sans mettre en péril vos états ou vos conquêtes. ZENOBIE. Et dans l’extrémité de mes affaires en fallait-il parler? 89 88 La décision des généraux de cacher leur amour pour Zénobie ne semble pas en accord avec la participation d’Iléone dans la cérémonie au sanctuaire, en dépit de l’explication de la dame d’honneur. D’Aubignac a dû justifier cette invraisemblance afin de permettre à Iléone de révéler le secret à la reine. 89 C’est une excellente question puisque la situation critique où se trouve la reine rend la révélation d’Iléone quelque peu déplacée. Encore une fois, d’Aubignac 248 ILEONE. Après votre commandement absolu, pouvais-je me taire sans crime? Et puis dans l’autorité qu’ils ont, il faut assurer votre esprit en vous montrant quelle confiance vous devez prendre en leur vertu. ZENOBIE. Hélas en l’état où je suis, il en faut attendre tout [p. 29] mon bonheur et toute ma gloire, il les faut souffrir encore quelque temps malgré moi. Il faut faire maintenant des vœux pour leurs victoires, et solliciter les Dieux en leur faveur. Après j’en userai comme je dois. Cependant ne leur faites pas connaître mes sentiments, vous péririez la première 90 . Fin du Premier Acte. choisit de reconnaître cette attaque contre les vraisemblances par l’entremise d’un personnage de sa pièce. 90 Comme la déesse Diane, Zénobie se montre vindicative et sans scrupules. 249 [p. 30] ACTE II. ************************************************** SCÈNE PREMIÈRE. DIOREE seule 91 . Quel spectacle de confusion de carnage et d’horreur? 92 Dieux qu’une bataille est bien l’image des Enfers? 93 que de bruit, que de poudre, que de sang, que d’hommes renversés, coupés en pièces, égorgés et massacrés, étouffés sous les chevaux et les chariots? 94 j’en tremble encore, j’en frémis, tous ceux que j’ai vu tomber sous les armes m’ont fait pitié, la crainte m’a persuadé que tous les traits qu’on tirait venaient jusqu’à nous, et je n’ai pas cru que nous fussions en sûreté dans le haut du Palais contre les javelots et les épées. Mais quel nouveau sujet de douleur a la [p. 31] Reine? nos gens sont défaits, je les ai vus vainqueurs, et puis vaincus: on ne voit plus rien dans la plaine que les aigles des Romains, le camp de Zabas est même attaqué, et peut-être que déjà les Ennemis en sont les maîtres. Je pense qu’ils ont déjà pris la ville, qu’ils entrent dans le Palais avec les armes et la fureur, j’entends du bruit. Ah! je suis morte! que deviendrai-je? où fuiras-tu Diorée? Mais c’est la Reine 95 . 91 C’est le premier des deux monologues de la pièce, le deuxième se trouvant à la scène V, 4. Le monologue de Diorée est une narration de la conquête d’Aurélien, moyen d’exposition d’événements ne pouvant être présentés directement. La représentation des batailles sur scène est rare sous Richelieu, particulièrement à cause des limitations du théâtre. Par contre, l’évocation des détails sanglants par le dialogue, comme dans ce récit, est très fréquente. Dans la dernière moitié du dix-septième siècle, ces détails seront bannis eu théâtre français (Scherer, La Dramaturgie, pp. 411, 416-417). Les monologues sont absents de la Zénobie de Magnon. 92 Sic (point d’interrogation). Voir La Pucelle d’Orléans, note 67. 93 Sic (point d’interrogation). 94 Sic (point d’interrogation). 95 Le choix de Diorée comme narratrice est surprenant, étant donné les affirmations de l’auteur au sujet du rôle des suivantes. 250 ************************************************** SCÈNE II. ZENOBIE, ILEONE, DIOREE. ZENOBIE. Fut-il jamais sur la terre une personne contre qui les Dieux aient fait paraître tant de courroux? Quels signes effroyables dans les victimes, et quels funestes effets de tous ces présages? Admirez je vous prie la force du génie d’Aurelian, j’ai vaincu tous les autres à qui j’ai fait la guerre, et je suis toujours vaincue par cet heureux insolent 96 . Que sont devenus les Dieux qui m’étaient si favorables? ou [p. 32] quels autres Dieux Aurelian a-t-il pu rencontrer plus forts que les miens? Depuis qu’il a commencé de m’attaquer, il semble que la victoire m’ait absolument abandonnée, et que ma bonne fortune rende un hommage irrévocable à sa tyrannie. Il n’a point assiégé de place qu’il n’ait prise, point combattu d’armée qu’il n’ait mise en route. Les Persans tant de fois vainqueurs des Romains. Les Arméniens, les Sarrazins 97 et tous ceux qui m’ont pu donner quelque secours ont participé malheureusement à ma destinée. Il n’est pas vrai, j’en suis maintenant bien certaine, il n’est pas vrai que cette grande réputation qu’un mérite assez léger m’avait donnée ait inspiré dans l’âme d’Aurelian quelques sentiments d’affection pour moi. Si j’avais eu cet avantage sur son cœur j’en aurais eu quelqu’un sur sa fortune. Les armes d’un amant ne seraient pas toujours victorieuses contre celle qui pourrait être nommée sa maîtresse. Ah j’entends bien quel est le secret des destins, Ils n’en veulent pas à mon Empire, ils en veulent à ma vie. Hé bien mourons, apaisons le courroux du Ciel. Que le sang d’une Reine coule pour son peuple. Que la mère soit la victime qui rachète les Enfants. 96 Les forces romaines reprirent tous les territoires conquis par Zénobie, y compris l’Égypte. 97 Au Moyen Âge. les Occidentaux donnèrent le nom de «Sarrasins» aux musulmans d’Orient, d’Afrique et d’Espagne. Dans une perspective historique, l’emploi de ce mot par Zénobie en 272 est donc inexacte. 251 Sans doute après ma mort mes peuples auront la paix, et mes Enfants ma couronne 98 . [p. 33] ILEONE. Quel étrange discours, Madame, qu’est devenu votre courage? oubliez-vous que vous êtes Zenobie? Perdez-vous si tôt l’espérance que vous avez fondée sur la valeur de Zabas et de Timagene? sont-ils pas encore vivants? ZENOBIE. Hélas en quel état? Pour Zabas je le crois mort, et tous ceux qui sont revenus n’en disent rien d’assuré. Et que peut faire Timagene? a-t-il assez de gens pour défendre cette place contre des victorieux, et en si grand nombre? contre Aurelian tout furieux? Il est temps que je meure, Ileone 99 . ILEONE. Le temps n’en est pas encore venu, puisque Timagene et Zabas ne sont pas morts. 98 Après la conquête de Palmyre, Aurélien installa Marcellinus comme commandant de la ville avec une garnison de six cents soldats. Sous la direction de Septimius Apsaeus, les Palmyréniens se révoltèrent pour une seconde fois et choisirent comme roi Septimius Antiochus, parent de Zénobie. Les troupes de garnison furent massacrées. Aurélien retourna rapidement à Palmyre avec son armée et rasa la ville. Violaine Vanoyeke écrit: «Achilleus [Antiochus] tremblant attendait la mort avec détermination mais Aurélien refusa de considérer seulement son existence. Il laissa debout quelques rares monuments de Palmyre et permit à un petit nombre de paysans de demeurer dans ce qui n’était plus qu’un hameau sans prestige. La chaleur et les couleurs du mois d’août 272 ne doraient plus les colonnes prestigieuses de la riche ville syrienne. Palmyre n’était plus que ruines au milieu du désert. Seuls les nomades vivant non loin de la ville avaient gardé leur vie d’autrefois», Zénobie: l’héritière de Cléopâtre, Neuillysur-Seine: Michel Lafon, 2002, p. 274. 99 Dans sa dissertation sur Sophonisbe, d’Aubignac déclare: «[] il n’est pas vraisemblable que des Reines que l’on fait assez éclairées, s’amusent à prôner leur bonne ou mauvaise fortune à de simples Suivantes, et qu’elles en fassent tout leur conseil en des extrémités où les plus sages n’en pourraient donner qu’avec bien des précautions», Première dissertation, pp. 8-9. C’est exactement ce que fait Zénobie ici. 252 ZENOBIE. Voulez-vous que je reçoive cette disgrâce? C’est le dernier malheur dont le ciel me puisse accabler. J’en suis menacée, mais je le veux prévenir. Je me doute bien que Zabas est mort dans l’armée, mais je ne veux pas attendre que l’on [p. 34] m’en vienne conter la nouvelle. Je vois bien que Timagene périra dans cette place, mais je ne veux pas attendre qu’il tombe à mes pieds. Je me veux épargner ces douleurs. C’est braver nos mauvais destins que de se soustraire généreusement au mal qu’ils nous préparent, nous n’en souffrons que la moitié quand nous l’avons prévenu 100 . ILEONE. Que devez-vous craindre du vainqueur? ZENOBIE. Tout, une honteuse mort, l’opprobre du triomphe, le massacre de mes enfants, la désolation de Palmire, la servitude de mon peuple. ILEONE. D’un homme qui vous a désirée pour épouse? 101 ZENOBIE. D’un homme que j’ai méprisé dans ce vain projet, comme un indigne villageois de la Pannonie 102 . ILEONE. D’un homme qui verra Zenobie? 100 Cette phrase constitue une sentence, dont nous en comptons six dans la pièce. La deuxième se trouve à la scène V, 1 et les quatre dernières sont prononcées à la scène V, 2. 101 Voici le début du quatrième passage de la pièce contenant une succession de courtes répliques. C’est le plus court des cinq passages semblables qui se trouvent dans Zénobie, n’ayant que sept répliques. 102 La Pannonie est une ancienne région de l’Europe centrale qui fut conquise par les Romains entre ~35 et ~9, correspondant à l’ouest de l’actuelle Hongrie. L’Histoire Auguste indique que la Pannonie fut la région natale d’Aurélien (Aurélien: 3.1). 253 [p. 35] ZENOBIE. D’un homme qui porte un cœur de Barbare. ILEONE. D’un Romain? ZENOBIE. D’Aurelian. ILEONE. D’un Empereur? ZENOBIE. D’un tigre altéré de sang! a-t-il épargné celui des Sénateurs Romains? 103 a-t-il pas répandu celui du malheureux Heracleon qui lui mit entre les mains la ville de Thyane 104 . ILEONE. C’était un traître que les Dieux ont puni justement par son ministère. 103 En 271, Aurélien fut obligé de réprimer une série d’émeutes à Rome. Par la suite, les participants, dont quelques sénateurs, furent exécutés. L’Histoire Auguste nous dit que le règne d’Aurélien lui valut l’épitaphe suivante: «Le peuple romain l’aima, le Sénat, en outre, le craignit» (Aurélien: 50.5). Nous aurions tort, cependant, de déduire que l’empereur fut toujours en mauvais termes avec le Sénat, comme l’écrit Watson: «There is no evidence to suggest that a purge of the kind Aurelian apparently conducted in 271 was ever repeated during the rest of his reign. Nor is there any reason to believe in a smouldering hostility between the emperor and the senate for the duration of his reign. On the contrary, other evidence clearly demonstrates that Aurelian maintained a good working relationship with an important sector of the senatorial élite», Aurelian and the Third Century, p. 163. 104 Selon l’Histoire Auguste, Tyane fut trahi par un de ses citoyens, Heraclammon, qui laissa entrer Aurélien dans la ville. Ironiquement, Heraclammon fut le seul citoyen de Tyane exécuté par l’empereur, en raison de l’opinion que l’on ne peut jamais faire confiance à un traître. Aurélien déclara: «J’ai souffert que fût tué celui grâce à qui pour ainsi dire j’ai repris Tyane; de fait, en ce qui me concerne, je n’ai pu me prendre d’affection pour un traître, et j’ai admis volontiers que les soldats le missent à mort, car un homme qui n’a pas épargné sa patrie n’aurait pas pu me conserver sa fidélité», Aurélien: 23.4. 254 ZENOBIE. S’il est le ministre des Dieux courroucés contre les crimes, il est encore le ministre des mêmes Dieux, jaloux de la grandeur de Zenobie. Mais [p. 36] que fera-t-il maintenant qu’une indignation particulière irrite encore sa mauvaise humeur contre moi? ILEONE. Que vous êtes ingénieuse à trouver des prétextes pour le craindre. Aurelian, selon mon avis, doit avoir de meilleurs sentiments pour vous. ZENOBIE. Vous souvient-il pas qu’au dernier combat que j’ai fait en personne, il fut blessé d’un trait qui presque a terminé ses conquêtes avec sa vie. Il croit qu’il est parti de ma main, et cela pourrait bien être 105 . Mais cet orgueilleux qui ne distingue pas Zenobie d’avec mon sexe, se tient déshonoré d’avoir été frappé par une femme 106 : la grandeur de la plaie, la violence de la douleur, et la longueur de la maladie font qu’il ne pense à moi qu’en fureur, il n’en parle qu’avec outrage, et ne s’en propose que des vengeances extraordinaires. Il veut du sang pour du sang, et puisque celui de soixante mille hommes, de tant de Capitaines et de Zabas même ne le peut contenter, il lui faut donner le mien: mais il lui faut ravir la gloire de le répandre; qu’il ait [p. 37] ce qu’il demande, et qu’il ne soit pas vengé, qu’il apprenne que la main qui fera mourir Zenobie n’était pas indigne de blesser un Empereur 107 . 105 Selon l’Histoire Auguste, Aurélien fut blessé par un trait lorsqu’il traversa le désert syrien en direction de Palmyre (Aurélien: 26.1). Cependant, il n’y a aucune indication que Zénobie elle-même lui causa cette blessure ou même qu’elle prit part à cette bataille. 106 À la scène IV, 3, Zénobie répète ce message à Aurélien, déclarant: «Tyran de mon sexe autant que de Zenobie.» 107 D’Aubignac présente le sujet du suicide qui fait partie du thème de l’honneur dans la pièce. Dans l’acte II, il y a un total de quatre discours prononcés par Zénobie au sujet du suicide, ces paroles servant de présages aux événements à venir. La Zénobie de Magnon ne fait allusion au suicide qu’à la scène V, 4: «La vie étant aux Dieux, et la grandeur au fort,/ J’ai du moins le pouvoir de me donner la mort.» 255 ILEONE. Revenez à vous, Madame, vous êtes Reine, vous êtes mère. Le sort de votre peuple et de vos enfants est renfermé dans votre personne, tout périt, si vous périssez. ZENOBIE. Il faut abandonner aux Dieux, mon peuple et mes Enfants, et sauver ma gloire; Si je diffère plus longtemps à mourir, je ne mourrai qu’Esclave. Bien que mon État soit borné maintenant des murailles de Palmire, et mes armées réduites à deux mille hommes qui la défendent, je suis néanmoins encore Reine, ma qualité me reste toute entière, je suis dans le trône, j’ai le sceptre à la main, j’ai des Sujets qui me révèrent, et des gens de guerre qui m’obéissent. Faisons donc un coup de Reine par la main de Zenobie : Puisque nous le pouvons encore, Mourons souveraine 108 . [p. 38] ILEONE. Demeurez, Madame, et voyez Timagene qui vient. ************************************************** SCÈNE III. ZENOBIE, ILEONE, DIOREE, TIMAGENE, CLEADE. ZENOBIE. Hé que me saurait-il dire? TIMAGENE. Une aventure qui vous doit bien consoler, Madame, l’Empereur des Romains est votre prisonnier. ZENOBIE. Serait-il possible! ô grands Dieux? 108 Zénobie se rend compte que la seule manière de mourir souveraine est de se suicider. C’est sa deuxième allusion au suicide dans cet acte. 256 [p. 39] CLEADE 109 . Oui, Madame, et je vous en apporte la nouvelle. ZENOBIE. Comment cela, puisque nous sommes défaits? CLEADE. Le commencement de la bataille n’a pas été peu glorieux aux vôtres, ni la fin peu favorable à Votre Majesté. Mais entre ces deux moments à la vérité vos troupes ont été malheureuses; d’abord nous avons vaincu, La Cavalerie des Ennemis a plié, et leur Infanterie n’a pu soutenir nos efforts. Partout où Zabas voyait quelque résistance il s’y présentait. Et comme s’il eût tenu le foudre en ses mains, il y portait la victoire. Tout a fait joug sous vos armes. Les Ennemis ont fui de tous côtés, et chacun des vôtres même contre les ordres de Zabas a voulu prendre part à la gloire. Mais qu’il est dangereux de désobéir à son Général. Il découvre sur une éminence un gros de Cavalerie Gauloise 110 et d’Infanterie Romaine qui n’avait pas branlé, et jugeant que sa victoire n’était pas encore assurée, il s’efforce de rallier les siens, et com-[p. 40]mande à tous ses Chefs d’y travailler, mais inutilement. L’ardeur du combat, et le gain du pillage ne le permettent pas 111 ; Cependant ce corps de réserve descend dans la plaine: Zabas le soutient avec ceux qu’il avait ramassés, mais le nombre l’accable. Il en rallie quelques autres, mais ils y succombent tous; Il en fait de même plusieurs fois, et plusieurs fois la valeur des vôtres est 109 Cléade est capitaine dans l’armée palmyrénienne. Nous ne le voyons que dans cette scène où son rôle est de faire le récit de la défaite de l’armée et de la capture d’un homme identifié comme Aurélien. Cette narration est nécessitée, en partie, par les exigences de l’unité de lieu. Les détails de guerre seraient, en plus, difficiles à représenter au théâtre français du dix-septième siècle sans choquer les spectateurs. Cléade ne figure pas dans la Zénobie de Magnon. 110 Cela n’est pas conforme à l’histoire. La Gaule se révolta en 258 pour former l’Empire gaulois indépendant. Ce ne fut qu’après la conquête de Palmyre, en 273, qu’Aurélien vainquit Tétricas, l’empereur des Gaules. 111 La raison donnée pour la défaite de l’armée palmyrénienne, c’est-à-dire le manque de discipline des troupes, est une invention de la part de d’Aubignac. Selon l’histoire, les Romains utilisèrent une variété de machines pour bombarder les murs de la ville. Palmyre capitula tout de suite après la capture de Zénobie. 257 opprimée. Il est vrai que si chacun eût pu faire autant que lui vous eussiez pu vaincre avec peu de gens. ZENOBIE. Est-il encore vivant? CLEADE. Oui, Madame. ZENOBIE. Ah! j’en doute. CLEADE. Si vous l’aviez donc vu combattre vous le croiriez bien moins. Mais il y a des moments qu’un désespéré ne saurait mourir, et le caprice du sort qui perd souvent les généreux contre la [p. 41] raison, les sauve quelquefois contre leur volonté. ZENOBIE. Les Dieux en soient loués. Achève. CLEADE. Enfin, Madame, nous avons été défaits l’un après l’autre, et nous ne le pouvions être sous un tel Chef autrement. Les Romains et les Gaulois nous ont fait tout le mal, comme si tant d’autres nations n’étaient venues dans l’armée d’Aurelian que pour être vaincues par la vôtre, et ces deux-là seulement pour la vaincre. Alors Zabas se jette dans le camp pour le défendre, et je le suis. L’humeur impatiente et précipitée d’Aurelian l’y pousse des premiers après nous. Je le reconnais, j’y cours avec ceux qui m’accompagnaient, et nous le prenons. J’en fis épandre aussitôt la nouvelle partout. Les nôtres en jettent des cris de joie. Et les Ennemis tous pleins d’effroi ne sachant que faire se retirent du camp. Je le mène à Zabas qui lui fait donner les marques Impériales: Car il avait [p. 42] perdu les siennes dans le combat, et le met entre les mains de ses gardes pour le conduire ici. Zabas les suit, et je les ai devancés pour en publier l’aventure dans la ville. 258 ZENOBIE. Admirable changement des affaires du monde! Incompréhensibles Destins? Aurelian prisonnier? Mais le connais-tu bien. CLEADE. Oui, Madame. ZENOBIE. Et quand l’as-tu vu? CLEADE. Ce matin dans sa tente en lui portant les lettres dont vous aviez chargé Zabas 112 . ZENOBIE. Retournes-y Cleade et veille ce prisonnier, cet honneur t’appartient, puisque tu l’as pris. ************************************************** [p. 43] SCÈNE IV. ZENOBIE, ILEONE, DIOREE. TIMAGENE. ILEONE. Hé bien, ils ont vaincu notre armée, et nous avons vaincu leur Empereur. Ce Prisonnier vaut mieux que tout ce que nous avons perdu. ZABAS. Il n’en vaut pas seulement un de ceux que j’ai vu mourir à mes pieds. ZENOBIE. Que dites-vous Zabas? Aurelian. 112 Le contenu de la lettre de Zénobie est révélé à la scène III, 7. 259 ZABAS. Ce n’est pas lui, Madame, Hélas ce n’est que [p. 45] son ombre, son image, un fantôme. Cleade qui ne l’a jamais vu que ce matin, s’est abusé grossièrement à la rencontre d’un simple Romain qu’il a pris pour lui 113 . Il lui ressemble assez bien d’âge, de taille et de poil, mais il n’en a rien que ces apparences. J’ai vu trop souvent Aurelian, et l’ai trop souvent entretenu dans ces gouvernements, et depuis qu’il est Empereur pour m’y tromper. J’ai favorisé néanmoins cette erreur en donnant à ce Romain les marques de cette fausse dignité, car il n’en avait aucune: aussi ne la veut-il pas accepter: mais cela passe pour artifice. Or tandis que toute cette ville est en joie dans cette créance, et que les Romains ne sont pas encore bien revenus de cette fausse nouvelle, Il vous faut sauver, Madame, et promptement, avant que la place soit investie 114 . Car si l’Empereur l’attaque de force, comme il le fera sans doute, vous courez fortune de tomber entre ses mains, et je ne vous dis point le reste. Rome vous attend. ZENOBIE. Ha Reine trop infortunée, tes maux seront donc en effet, et tes biens en apparence? Si Rome nous attend, il faut nous mettre au point de [p. 46] n’y pouvoir être portée qu’avec gloire. Si je ne suis pas en sûreté dans Palmire, je le serai moins encore à la campagne. J’ai déjà fait retraite une fois devant Aurelian, c’est assez 115 . Palmire est la dernière ville de mon État, ce sera mon dernier refuge; Et puisque les Dieux n’en veulent pas faire mon asile, j’en ferai mon tombeau 116 . 113 D’Aubignac introduit deux autres cas d’erreur d’identité aux scènes III, 4 et IV, 2 mais là, il s’agit de Zénobie. Dans la tragédie de Magnon, le faux Aurélien, Martian, paraît aux scènes II, 3 et II, 4. C’est Zénobie elle-même qui le capture (II, 2). 114 Ces événements ne sont pas tout à fait conformes à l’histoire. Selon le chroniqueur byzantin Zosime (V e siècle), après la bataille d’Antioche, Zabdas et ses forces battirent en retraite dans la ville. Craignant la réaction des habitants à la nouvelle de sa défaite, Zabdas trouva un homme ressemblant à Aurélien et prétendit avoir capturé l’empereur. Les habitants de la ville crurent cette ruse. Par la suite, Zabdas s’enfuit pendant la nuit à Émèse avec Zénobie et le reste de son armée. 115 Il s’agit de la retraite qu’elle fit d’Antioche à Émèse. 116 C’est la troisième allusion au suicide faite par Zénobie dans cet acte. 260 ZABAS. Ah! Madame. TIMAGENE. Hélas que dites-vous? ZENOBIE. Ne me résistez point: l’heure est venue, que je ne dois plus écouter vos conseils s’ils ne sont d’accord avec mon infortune, et ma résolution. Aurelian n’en veut qu’à ma personne. Il lui faut ôter cette proie, et sa fureur cessera quand elle n’aura plus où se prendre. Il faut que je meure, et puis vous ferez votre paix 117 . Quelle gloire pour lui d’acquérir à l’Empire Romain deux guerriers comme vous? Je vous recommande seulement mes enfants 118 . Je vous en fais [p. 47] les Tuteurs en qualité, comme vous les avez été toujours en effet. Traitez en sorte qu’ils ne perdent ni la vie ni la liberté, ou s’ils ont à perdre la liberté, qu’ils perdent la vie 119 . ZABAS. S’il ne s’agit, Madame, que de faire un coup de désespoir, nous en saurons bien un pour vous sauver, et Timagene n’y contredira pas. 117 Voici le quatrième (et le dernier) discours de Zénobie dans cet acte où elle parle de son intention de se suicider. 118 Dans la pièce, Zénobie a deux enfants, Timolaus et Herennian. D’Aubignac prend ce renseignement de l’Histoire Auguste (Scriptores, Tyranni: 27.1). Cette source littéraire fait mention aussi de Vabalat (Wahballath) dont l’existence est attestée par la monnaie qui fut frappée à son nom après la mort d’Odenat: «Je crois qu’il entre aussi dans mon sujet de dire que c’est au nom de son fils Vabalat, et nullement en celui de Timolaus et d’Hérennianus que Zénobie détint comme elle le fit le pouvoir» (Aurélien: 38.1). Il y eut aussi un autre fils, Herodianus, attesté par une épigraphe qui l’associe à Zénobie. Selon Stoneman, il se peut que «Timolaus» soit une version latine de «Thaimallat», doublet de «Wahballath», et que «Herennian» soit une forme approximative de «Herodianus» (Palmyra and its Empire, pp. 114-116). 119 Cette phrase incarne la conviction de l’héroïne concernant l’importance de l’honneur et de la liberté. 261 TIMAGENE. Expliquez-vous Zabas, et je consens à tout ce que vous pensez de plus étrange. ZABAS. Il faut nous remettre tous deux entre les mains d’Aurelian pour disposer de nous à sa discrétion: Si deux Princes vainqueurs de l’Égypte, et de l’Asie, peuvent contenter son ambition, qu’il nous charge de fers, qu’il nous attache à son char de triomphe 120 , et qu’il nous couvre de honte et de mépris à la vue de la populace Romaine: ou s’il faut de sang à sa barbarie, qu’il fasse de nous cent fois pis que de ses Sénateurs, qu’il nous fasse égorger à ses yeux, qu’il épuise nos veines goutte à goutte, qu’il [p. 48] nous oblige même à nous arracher le cœur l’un de l’autre. Nous sommes prêts à tout, pourvu, Madame, qu’il vous laisse vivante, et libre dans Palmire avec vos enfants. Vous n’êtes pas moins capable de regagner vos États que vous avez été généreuse pour les conquérir. TIMAGENE. Allons, Zabas, et lui faisons promptement cette proposition de paix 121 . ZENOBIE. Quoi vous m’abandonnez? Quelle fureur vous aveugle et vous transporte? vous mettre entre les mains d’Aurelian pour me sauver? le puis-je, ni le dois-je souffrir? Quelle récompense de vos services? Et quand j’aurais assez de faiblesse pour y consentir, qui pourrait empêcher ma perte quand je vous aurai perdus? Cette paix lui donnerait plus d’avantage sur moi que la guerre. Moi Reine sans vous avoir cela ne peut être. J’aime bien mieux encore une fois me retirer. Oui, gagnons l’Euphrate où l’armée des Perses et des Arméniens s’est avancée, et revenons dans peu de jours ici, pour éprouver ce que peut 120 Ce fut la coutume romaine de célébrer une conquête avec un défilé de triomphe à Rome où les vaincus furent exhibés au public. Par la suite, les prisonniers furent exécutés au Temple de Jupiter Capitolinus. 121 Zabas et Timagène démontrent une générosité extraordinaire à cause de leurs sentiments idéalistes du devoir et de l’honneur. 262 le dernier effort d’une grande fortune dé-[p. 49]sespérée 122 . J’y suis résolue, et me voilà toute prête. Mais avec qui 123 . TIMAGENE. Avec Zabas. ZABAS. Ce sera, Madame, avec Timagene. TIMAGENE. Dans le partage que la Reine nous a fait de sa puissance, vous avez eu l’armée, et moi la ville, vous avez fait votre devoir, laissez-moi faire le mien. ZABAS. Ha Timagene, que vous êtes injurieux à votre ami. J’ai commandé l’armée, mais je suis vaincu: permettez que je répare ma défaite en défendant cette place, ou que je lave ma honte dans mon sang. TIMAGENE. La défaite n’est jamais honteuse qu’à celui qui [p. 50] combat lâchement, la victoire est l’effet de la bonne fortune, et peu souvent de la valeur. Vous peut-on imputer quelque chose contre la prudence d’un Général, ou contre le devoir d’un homme de cœur? ZABAS. Ma conscience ne me reproche rien, mais comme la victoire est toujours glorieuse par quelque moyen qu’elle arrive, la perte d’une bataille laisse toujours au vaincu sinon quelque tache, au moins un 122 Cette fuite de Zénobie vers la Perse pour demander de l’aide à l’empereur Sapor (mort en 271) est conforme à l’histoire. Ironiquement, ce fut Sapor que le mari de Zénobie battit en 262, comme le souligne Vanoyeke: «Sapor n’aurait sans doute pas accepté d’aider Zénobie. Il ne pouvait oublier les prises de position d’Odenat. Il n’avait pas non plus autant de pouvoir qu’avant. En outre, il arrivait à la fin de sa vie» (Zénobie, p. 254). Sapor (ou Shahpuhr) régna de 238 à 271. En ce qui concerne les Arméniens, ils décidèrent de prendre parti pour Aurélien. 123 Selon l’histoire, ni Zabas ni Timagène n’accompagnèrent Zénobie dans sa fuite vers la Perse. 263 sensible regret. Souffrez donc que je m’en console par l’avantage que je puis avoir dans cette place: Si vous y résistez vous n’êtes plus mon ami. TIMAGENE. Cette parole me ferme la bouche, mais vous n’en serez pas cru, la Reine en jugera 124 . ZENOBIE. Quoi vous disputez à qui s’éloignera de moi? [p. 51] TIMAGENE. Nous contestons, Madame, sur la manière de vous servir. ZABAS. Et moi je demande une occasion qui presse la fortune à me rendre l’honneur qu’elle vient de m’arracher des mains. ZENOBIE. De quel nouveau zèle êtes-vous transportés l’un et l’autre, j’avais pensé que vous approcher de moi était le plus grand de vos souhaits, et la plus haute faveur où vous aspiriez. Ah! quel étrange sort est le mien, si c’est un acte de générosité que de m’abandonner. TIMAGENE. Les véritables serviteurs n’affectent point d’être vus de leurs Maîtres ou de leurs Maîtresses, ils servent par la nécessité de leur ministère, et selon les ordres qu’ils ont reçus. [p. 52] ZABAS. Ne prévenez point le jugement de la Reine, qu’elle demeure libre en ses sentiments. 124 Zabas et Timagène se disputent l’honneur de rester à Palmyre pour défendre la ville jusqu’à la mort. Encore une fois, leur générosité et leurs sentiments du devoir sont remarquables. 264 ZENOBIE. Pour moi qui n’ai jamais eu la peine de vous accorder, je ne veux pas vous juger ici par autorité. Je vous dirai seulement ma pensée. Quand je me sauvai d’Emese ce fut avec Zabas, or s’il y a quelque gloire de fuir avec sa Reine, vous la devez partager également. Et s’il y a quelque disgrâce il n’est pas juste ce me semble que personne s’en excuse. C’est mon avis 125 . ZABAS. C’est donc à vous, Timagene, à suivre la Reine dans cette retraite, allez prendre votre part de l’honneur ou du déplaisir qui doit accompagner cette aventure. TIMAGENE. J’obéis à la Reine, et à vous: mais qu’il vous [p. 53] souvienne, Zabas, que nous entreprenons sur 126 la charge l’un de l’autre. ZABAS. Qu’il vous souvienne que vous serez seul avec la Reine, et que je combattrai nos Ennemis. ZENOBIE. Mais comment assurer, et cacher cette retraite? TIMAGENE. Voyez votre cabinet Madame, ce que vous voulez emporter de plus précieux, j’aurai soin du reste. Pourvu que durant quelques jours on cache votre absence aux Palmyreniens, ils attendront avec patience le retour de leur Reine qu’ils verront en état de les secourir avec avantage, et promptement. 125 La Zénobie de Magnon prend la même décision: «Et bien sans intérêt, et sans autorité,/ Je prétends vous juger par la seule équité./ Zabas m’accompagna dans ma première fuite,/ Timagène à son tour doit prendre ma conduite [...].» (III, 1) 126 La locution «entreprendre sur» signifie «empiéter sur». 265 ZENOBIE. Disposez de tout et j’exécute; Je ne suis pas en état d’en prendre le soin. [p. 54] ZABAS. Et moi je vais m’instruire de ce que font les Ennemis. Puissent les Dieux être plus favorables à la Reine dans cette retraite que dans nos derniers combats. Fin du second Acte. 266 [p. 55] ACTE III. ************************************************** SCÈNE PREMIÈRE 127 . DIOREE, ILEONE DIOREE. Ha! Madame, sauvez-vous avec la Reine, et me sauvez avec vous s’il est possible. ILEONE. Ma fille, périssez avec moi s’il le faut, pour contribuer à son salut: nous avons seules la connaissance de cet important secret, et nous pouvons favoriser sa retraite par le silence 128 ; en lui rendant ce service, que nous peut-il arriver qui ne soit glorieux? [p. 56] DIOREE. Madame, puisqu’elle est sortie, que ne la suivons-nous? ILEONE. Diorée puisque vous êtes ma fille, suivez-moi partout, au moins à la gloire. DIOREE. Mais vous courez à la mort. ILEONE. Suivez-moi donc à la mort: Quelle faiblesse, Diorée? Dans la nécessité de demeurer ici, nous pouvons faire une action de devoir et de courage, et vous pleurez? vous êtes au désespoir? 127 Cette scène contraste l’attitude de Diorée, qui veut s’enfuir avant l’arrivée des Romains, avec les sentiments du devoir de sa mère qui est prête à mourir pour rendre service à la reine. Dans la Zénobie de Magnon, Diorée n’a qu’une seule réplique, un demi-vers (III, 2). 128 Iléone et Diorée étaient présentes à la scène II, 5. 267 DIOREE. Est-ce pas un désespoir à vous-même de vous précipiter ainsi dans un malheur extrême, et tout certain? ILEONE. En servant une autre Reine, il suffirait de lui friser les cheveux, ou tenir un miroir devant elle: [p. 57] la suivre au bal, et dans les vaines pompes de la Cour. Mais Zenobie doit recevoir de nous des services plus convenables à sa vertu. Il faudrait prendre les armes avec elle, il la faudrait suivre dans le combat avec autant de zèle qu’elle a de générosité 129 . DIOREE. Il la faudrait plutôt suivre dans sa retraite. La grandeur des Princes doit faire la félicité de ceux qui les approchent, et si l’on doit participer à leurs disgrâces, il faut que ce soit auprès de leurs personnes 130 . Car ils ne sont jamais entièrement malheureux. ILEONE. Pouvait-elle sortir de la ville sans se cacher au peuple? Et comment se cacher si nous l’eussions accompagnée? Vous avez vu qu’elle n’a pas seulement osé mener ses enfants avec elle. Mais fasse le Ciel qu’ils soient cachés aux yeux d’Aurelian comme aux rayons du Soleil. DIOREE. Cachez-vous donc aussi, Madame, aux Ennemis de la Reine, ils sont les vôtres. On disait [p. 58] maintenant parmi les Gardes du Palais 129 Selon l’Histoire Auguste, Zénobie avait l’habitude de marcher au combat avec ses soldats (Aurélien: 26.5). Scherer remarque que la littérature dramatique avant 1650 n’interdit pas aux femmes de se battre à la guerre (La Dramaturgie, pp. 413-414). 130 La réaction de Diorée au danger imminent est beaucoup moins héroïque que celle de sa mère. La jeune fille prétend vouloir servir la reine en la suivant dans la retraite, mais en réalité elle ne veut que sauver sa propre vie. Le personnage de Diorée représente donc la nature humaine tandis que celui d’Iléone incarne les qualités surhumaines de l’héroïsme et de la générosité. C’est le seul exemple du conflit des générations dans les tragédies en prose de d’Aubignac. 268 qu’Aurelian s’était avancé vers la porte d’Égypte en personne 131 , et qu’il avait détrompé le peuple de la fausse créance qu’il fût prisonnier: on ajoutait qu’il prépare un grand effort de ce côté-là. S’il entre dans la ville les armes à la main, que deviendrons-nous? La richesse du Palais attirera tous les soldats ici. Et plût aux Dieux qu’ils se voulussent contenter du pillage 132 : Mais, Madame, m’avez-vous donné l’honneur et la vie pour abandonner l’un et l’autre à leur violence? ILEONE. Pensez-vous que les Souverains portent seulement sur le visage les caractères d’une divinité sensible? toutes les choses qui les touchent sont vénérables. Leur nom seul inspire le respect, et leurs domestiques sont partout révérés, leurs Palais sont comme des temples qui demeurent inviolables même dans la dernière désolation d’un État. Personne n’y doit entrer que le Chef des vainqueurs, ou par son ordre exprès, et toujours avec respect 133 . [p. 59] DIOREE. Et quand Aurelian viendra lui-même qu’en espérez-vous? après ce que j’en ai souvent ouï dire, je le redoute plus que toute l’armée 134 . ILEONE. Apprenez que Mars ne s’approche jamais de notre sexe avec la fureur, ou bien il ne la garde pas longtemps. Et les Romains traiteraient-ils des femmes avec indignité? DIOREE. Si vous eussiez vu ce matin comme ils massacraient les nôtres, vous n’en auriez pas moins de crainte, et d’horreur que moi 135 . 131 D’Aubignac s’arrange avec la vérité historique. Ce fut Probus, le futur empereur, qui reprit l’Égypte en 271, en même temps qu’Aurélien s’avança vers Palmyre. Aurélien n’entra en Égypte qu’en 273 pour écraser une révolte dirigée par Firmus (mort v. 273), marchand grec. Aurélien força Firmus de se suicider. 132 C’est une allusion à la possibilité du viol. 133 En tant que général et, plus tard, en tant qu’empereur, Aurélien obtint toujours de ses soldats une obéissance entière. 134 Aurélien eut le sobriquet de «manu ad ferrum», ce qui signifie «main à l’épée» (Histoire Auguste, Aurélien: 6.2). 269 ILEONE. C’étaient des hommes armés, et qui les combattaient. DIOREE. Ils en ont fait mourir plus de cent qui ne se défendaient plus. [p. 60] ILEONE. Hé bien, mourons comme eux. DIOREE. Ha Dieux! ILEONE. Il ne faut point vous flatter, ma fille, si nous perdons la ville, Aurelian viendra lui-même ici, l’absence de la Reine excitera sa mauvaise humeur, et sa colère. Nous serons menacées, persécutées, tirées peutêtre aux tourments, et aux supplices, mais ne parlez non plus que moi 136 . Continuez seulement à dire à tout le monde qu’en son affliction elle ne veut voir personne, et que Zabas a l’ordre de toutes les affaires. Feignons toujours qu’elle repose ou qu’elle pleure sur son lit, et qu’elle défend même à tous ses domestiques d’entrer dans sa chambre. Deux jours écoulés dans cet artifice, nous en peuvent donner un million d’autres pleins d’honneur et de repos. Mais si les Palmireniens découvrent sa fuite avant qu’ils apprennent qu’elle revient avec une armée, ils croiront qu’elle les abandonne, et je crains le caprice d’un peuple effrayé 137 . 135 Cette remarque renvoie à la scène II, 1 dans laquelle Diorée relate les détails de la conquête de l’empereur romain. 136 Iléone prédit ce qui se passera aux scènes III, 4 et III, 5. D’Aubignac emploie cette technique afin de nous préparer aux événements qui se passeront plus tard dans la pièce. 137 Une nouvelle fois, Iléone annonce les événements à venir. À la scène suivante, Zabas décrit la réaction des Palmyréniens à l’entrée de l’empereur romain dans la ville. 270 ************************************************** [p. 61] SCÈNE II. ILEONE, DIOREE, ZABAS. DIOREE. Ah! je suis perdue! ILEONE. Ma fille, c’est Zabas. ZABAS. Les Romains sont Maîtres de la ville, ils tiennent même les portes du Palais, et l’on n’attend plus qu’Aurelian qui veut y monter en personne le premier. Voici le dernier lieu que je puis et que je dois défendre, ou pour mieux dire où je viens mourir. ILEONE. Je vous ai bien dit, ma fille, que les simples soldats [p. 62] ne viendraient pas ici nous faire outrage. ZABAS. Ne craignez rien, Madame, Aurelian s’est montré plus doux aux vaincus qu’aux Sénateurs de Rome 138 . Mais nous ne le serions pas encore, si les Palmireniens ne l’avaient introduit dans la place malgré moi. Il passe au milieu de nos Gens armés comme si la Reine sortait ou rentrait dans son Palais. ILEONE. Ha! quelle ingratitude, et quelle faiblesse d’un peuple qu’elle a tant aimé? mais qu’ont-ils fait? 138 Selon les sources littéraires, Aurélien prit possession de la ville paisiblement. Cependant, il exécuta certains citoyens notables, y compris le philosophe Longin (v. 213-273), afin d’éliminer tous les chefs politiques potentiels de Palmyre. 271 ZABAS. Ils se sont irrités d’avoir été déçus par la prise de ce faux Aurelian. Et l’Empereur leur ayant fait protester au nom de tous les Dieux des Romains qu’il leur conserverait non seulement la vie, mais aussi leurs biens, et leurs privilèges. Ils ont favorablement écouté ces conditions de paix 139 ; J’y cours aussitôt avec les miens, et l’on pouvait encore les retenir dans le devoir. Mais le bruit s’épand dans la ville que la Reine est sortie, soit qu’on l’ait reconnu, soit qu’on l’ait seulement soupçonné. [p. 63] ILEONE. Bons Dieux qu’il est difficile aux Princes de se cacher! ZABAS. A cette nouvelle ils arrachent le faux Aurelian des mains de ses Gardes, et le renvoient avec des victimes, et des présents au véritable Empereur en lui déclarant qu’ils se rendent. Je m’efforce de les remettre sur les traces de leur première fidélité, mais ils n’écoutent ni raisons, ni promesses, ni menaces. Zabas ne leur est plus connu: Le nom de Zenobie ne leur est plus vénérable. Le secours de Perse et d’Arménie passe pour une chimère: et quand je pense avec mes fidèles Arabes m’opposer à l’Ennemi qui gagne la porte, les Palmireniens refusent d’employer comme eux les armes qu’ils ont à la main. J’y vois périr la plus grande partie de ceux qui m’accompagnaient, et le grand nombre nous oblige à reculer jusqu’au Palais, mais toujours en combattant, et perdant toujours quelqu’un des véritables serviteurs de la Reine. Là nous faisons le dernier effort, mais sans effet, les uns meurent, et les autres m’aban-[p. 64]donnent. Enfin me voyant seul, et mon épée rompue, j’ai monté jusqu’ici pour achever devant vos yeux la dernière heure de ma vie. 139 Selon le chroniqueur Zosime, ce fut la réaction des Palmyréniens seulement après la capture de Zénobie, comme l’affirme Vanoyeke: «Tandis que Zénobie était rattrapée aux bords de l’Euphrate, les Palmyréniens continuaient à périr. Certains, à bout de forces, proposèrent de se rendre. Aurélien leur promit la vie sauve en échange de leurs dons» (Zénobie, pp. 257-258). 272 DIOREE. Quoi vous venez ici pour combattre? hé que prétendez-vous? ZABAS. Mourir. DIOREE. Et nous, Madame? ZABAS. Les Ennemis ne font du mal qu’à ceux qui peuvent en faire, et qui résistent. DIOREE. Ne faites donc point ici de résistance. ZABAS. Non pas pour vaincre, car il ne faut pas l’espérer, mais pour finir ma vie où je dois, et comme je dois. Si je n’ai pu défendre ce sacré lieu du repos de ma Reine, j’y rendrai les derniers sou-[p. 65]pirs, avant que la main d’un insolent Ennemi le profane. Il faut que Zabas y meure, et qu’il y meure les armes à la main. Voici l’épée dont la Reine m’honora quand je reçus le commandement de ses armées: j’en aurais fait le noble instrument de sa protection, et de ses conquêtes, si les desseins des Dieux avaient autorisé ceux des hommes. Mais vous lui direz au moins, Madame, que je ne m’en suis pas mal servi. ILEONE. Que ne lui puis-je dire avec autant de contentement pour elle, que de gloire pour vous? ZABAS. Et vous-même, précieuses Reliques 140 de mes travaux, faites savoir à tout le monde que les Romains n’ont pu vaincre un homme seul, tandis qu’il a pu se défendre, et que leur valeur avait besoin contre 140 C’est une allusion à ses armes de guerre. 273 moi de leur fortune 141 . Mais hélas faut-il pour me délivrer de mes Ennemis que j’emprunte leur secours? 142 J’avais trop d’une épée entière pour mourir par leurs mains, et je n’ai pas assez de ce qui m’en reste pour mourir de la mienne. Il te faut précipiter, Zabas, sur les armes des premiers qui paraîtront. Ce que j’ai laissé [p. 66] des miennes dans le sang des Romains, parle assez hautement de ce que j’ai fait: et ce qui m’en reste, suffit pour les obliger à faire de moi ce qu’ils ne voudraient pas; j’en ai trop peu pour les faire périr, mais assez pour m’en faire craindre 143 . Malheureux pourtant, te voilà contraint de mourir en désespéré, non pas en homme de cœur: mais quoi la force me manque, et ma voix s’affaiblit. ILEONE. Vous pâlissez, ce me semble, et le feu de vos yeux s’éteint. ZABAS. Je suis blessé, Madame, je le sens bien maintenant: mais dans la fureur qui m’animait contre ces traîtres, et la chaleur du combat, je ne m’en étais pas aperçu 144 . ILEONE. Ma fille, il faut avoir ici quelqu’un pour nous assister. 141 C’est-à-dire que les Romains eurent besoin de la bonne chance pour le vaincre. 142 Zabas envisage de se suicider, mais pour exécuter son plan il aura besoin d’une épée romaine puisque la sienne est rompue. 143 C’est-à-dire qu’il a utilisé toutes ses armes pour tuer des soldats ennemis. Puisqu’il ne lui reste qu’une épée rompue, cela permettra aux Romains de le vaincre, ce qu’ils seront obligés de faire à cause de son intention de défendre le palais. Les paroles de Zabas sont semblables dans la Zénobie de Magnon: «Ô d’un tronçon d’épée Image trop funeste,/ J’en avais trop du tout, j’en ai trop peu du reste; / Trop du tout, pour mourir par les bras des Romains,/ Et du reste, trop peu pour mourir par mes mains./ [...] Mais vous lâches Romains, je vois votre faiblesse,/ Si j’en avais trop peu pour vous faire périr,/ Il m’en restait assez pour vous faire frémir.» (III, 3) 144 L’ignorance de Zabas concernant sa condition physique paraît, à première vue, invraisemblable. En réalité, cependant, c’est un phénomène qui n’est pas rare. 274 ZABAS. Je ne viens pas ici, Madame, pour être secouru, [p. 67] mais pour vous prier de rendre compte à la Reine de mes dernières actions, et de mes derniers sentiments. Laissez-moi je vous prie, si vous me pouvez donner assez de force pour vaincre, empêchez-moi de mourir, mais ne me réservez pas au triomphe du vainqueur. Souffrez que mon sang coule, et que ma vie ne dure pas plus longtemps que ma gloire. ILEONE. Vous refusez mon assistance? ZABAS. Je la refuserais de la Reine même, étant inutile pour elle, et honteuse pour moi. Je meurs content puisqu’elle est sauvée. Mais dites à Timagene que je le laisse heureux sans jalousie, et que j’ai gardé mes serments jusqu’au tombeau 145 : il est juste qu’il la possède. Les destins doivent être plus favorables à celui qui protège sa personne, qu’au malheureux qui n’a pu défendre une place. Fasse le Ciel qu’il la remette bientôt dans le trône dont les Romains l’ont fait descendre, qu’il exécute glorieusement ce que j’ai malheureusement tenté, et qu’il se trouve digne de ce que j’ai prétendu comme lui. Je ne meurs point [p. 68] envieux de sa bonne fortune, pourvu qu’il rétablisse, comme je l’espère, celle de la Reine. Il n’est pas moins glorieux de mourir pour elle que de la posséder, et je prie les Dieux que Timagene ne se trouve jamais au point de m’envier cet avantage. Cette possession pouvait être un don de la Fortune, mais cette mort est un effet de vertu connue seulement des Héros, et rarement éprouvée: on pouvait la posséder sans la mériter, mais qui meurt pour elle était digne 146 d’elle. Enfin je donne mon sang à Zenobie, mes prétentions à Timagene, et mon nom à la gloire de la postérité. 145 Il s’agit du serment de cacher son amour pour Zénobie. Nous renvoyons le lecteur à la scène I, 3. 146 D’Aubignac emploie le mot «digne» dix-huit fois dans la pièce pour souligner l’importance des sentiments de l’honneur de ses personnages. 275 ILEONE. Noble et malheureux testament écrit avec des caractères d’honneur, et de fidélité merveilleuse. ZABAS. Quant à vous, Madame, je vous dispense de votre parole: mon respect n’est pas obligé d’aller au-delà du tombeau, ni votre parole plus loin que mon respect 147 . Vous pouvez découvrir à la Reine les secrets de mon âme; mais il faut qu’auparavant elle ait su ma mort. Car si, même [p. 69] en cet état, ma témérité pouvait lui déplaire, je veux qu’elle me plaigne, et qu’elle m’estime avant que de me condamner. ************************************************* SCÈNE III. ILEONE, DIOREE, ZABAS, IVLE, AVRELIAN, RVTILE, GARDES. AVRELIAN. Suivez-nous, Gardes, mais ne faites rien que je ne commande. DIOREE. Hélas! que ferons-nous? voilà des soldats. Fuyons. AVRELIAN. Demeurez, Madame: sur la parole d’un Empereur, vous n’aurez point de mal. Rendez les armes, Zabas, et vous rendez vous-même. C’est [p. 70] assez que vous ayez combattu presque tout seul contre une armée, et résisté le dernier à la valeur des Romains. ZABAS. Je me rends, mais c’est à la nature, et non pas à mon ennemi. La faiblesse me livre entre vos mains, et la mort m’en fera bientôt sortir. Si j’avais encore des armes capables de me défendre, ou la force de 147 Iléone ne révèle pas qu’elle a manqué à sa parole et que la reine est donc déjà au courant des sentiments de son général. 276 me servir de celles qui me restent, j’ajouterais à mes actions passées la mort d’un Empereur, ou la gloire de mourir de sa main. Mais je n’en puis plus, je tombe. AVRELIAN. Courez à lui, Rutile 148 , et le soutenez. RVTILE. Commandez-vous pas aussi qu’on ait soin de sa vie? AVRELIAN. Autant que vous en eûtes de la mienne quand je fus blessé par cette incomparable Zenobie 149 . Ce n’est pas un homme ordinaire, il était digne [p. 71] d’être Romain: qu’on l’emmène, et qu’on le secoure. ************************************************* SCÈNE IV. AVRELIAN, IVLE, ILEONE, DIOREE, GARDES. AVRELIAN. Adame, si la nécessité m’a fait entrer avec les armes dans votre Palais, le respect me les fait tomber des mains devant, mais les portraits que j’ai vus de Zenobie ne lui ressemblent pas, ou bien ce n’est pas elle à qui je parle 150 . Vous Ivle 151 qui connaissez son visage autrement que par les peintures, voyez si je me trompe. ILEONE. Quoi vous me prenez pour la Reine? 148 Rutile est capitaine des gardes d’Aurélien. 149 Zénobie fait allusion à cet événement à la scène II, 2. 150 Une nouvelle fois, d’Aubignac introduit dans la pièce une erreur d’identité. Aux scènes II, 3 et II, 5, il s’agissait de l’empereur Aurélien. La Zénobie de Magnon comporte les même épisodes (III, 3; III, 6). 151 Jule, personnage muet, est officier de l’armée romaine. Il est absent de la pièce de Magnon. M 277 [p. 72] AVRELIAN. Où donc est-elle? et que fait-elle? ILEONE. Je ne sais ni l’un ni l’autre. AVRELIAN. Mais quand la pourrai-je voir? ILEONE. Ce ne sera pas si tôt, ni comme vous l’espérez. Vous la verrez sans doute et dans peu de jours à la tête d’une nouvelle armée reprendre de vos mains par sa vertu, ce que la fortune l’oblige d’abandonner 152 . AVRELIAN. Serait-elle bien sortie? par où serait-elle passée? Marcellin 153 m’aurait-il trahi? 154 Il faudrait qu’elle se fût sauvée par son quartier. Mais quel téméraire l’accompagne? ILEONE. Il lui reste peu de gens, après que les généreux sont morts pour elle, et que les plus lâches ont [p. 73] pris votre parti 155 , mais il n’en faut pas tant pour se dérober à la victoire de ses ennemis, que pour la remporter. AVRELIAN. Et ses enfants où sont-ils? 152 Cette déclaration d’Iléone est surprenante. À la scène III, 1, son plan d’action était de dire aux Romains que la reine se reposait dans sa chambre et qu’elle refusait de voir qui que ce soit, même ses domestiques. 153 Marcellin est général de la cavalerie romaine. Ce personnage est basé sur Marcellinus qui fut le préfet de la Mésopotamie ainsi que «rector orientis». Aurélien l’installa comme commandant de Palmyre après la conquête de la ville. 154 Cette phrase, «Marcellin m’aurait-il trahi? », annonce les événements à venir. Plus tard dans la pièce, Marcellin aide à convaincre Zénobie de se suicider, au mépris des ordres de l’empereur. 155 Cette remarque renvoie à la scène III, 2 dans laquelle Zabas décrit la réaction des Palmyréniens à l’entrée de l’empereur dans la ville. 278 ILEONE. Croyez-vous que la mère vous les ait abandonnés, et qu’elle ait eu moins de piété pour eux que de cœur pour elle? AVRELIAN. Mais quel chemin ont-ils pris? ILEONE. C’est ce que j’ignore. AVRELIAN. Peut-être que la faiblesse de l’âge ou la crainte fera parler celle-ci. Et vous, ne m’en direz-vous rien? N’irritez pas Aurelian. Parlez. ILEONE. La fille n’en sait non plus que la mère. [p. 74] DIOREE. Seigneur, c’est un mystère pour moi, je n’en ai jamais eu de connaissance: On m’a fait dire à tous ceux du Palais que sa douleur ne lui permettait pas de voir ni de parler à personne, et à mon retour je ne l’ai point retrouvée 156 . AVRELIAN. Elle n’est pas sortie si promptement, elle est sans doute cachée dans quelque lieu secret de ce Palais avec ses enfants, sous l’espérance qu’elle se pourra plus facilement retirer dans un jour plus calme et moins suspect, et c’est le mystère qu’on n’a pas voulu confier à cette jeune personne. Iule envoyez promptement de la cavalerie de tous côtés, et qu’on la cherche soigneusement dans tout le Palais. Je la veux trouver. 156 Une nouvelle fois, Diorée démontre la faiblesse de son caractère. Quoique vraie, sa déclaration est faite pour sauver sa propre vie plutôt que de rendre service à la reine. 279 ************************************************* [p. 75] SCÈNE V. AVRELIAN, GARDES, ILEONE, DIOREE. AVRELIAN. Ependant si ma douceur ne peut tirer ce secret de votre bouche, les tourments l’arracheront de votre cœur. Je ne considérerai sexe, âge, ni condition. Je n’épargnerai ni les douleurs du fer, ni celles du feu 157 . ILEONE. Je connaissais bien Aurelian quand je me suis renfermée dans ce Palais. Et qui s’expose à votre colère, doit être bien résolu de souffrir votre tyrannie 158 . [p. 76] AVRELIAN. N’abandonnez pas ainsi votre personne, ou pour le moins garantissez votre fille. ILEONE. Si ma fille ne suit mon exemple, je la désavoue 159 . AVRELIAN. Hé bien! vous périrez toutes deux pour la Reine. 157 Nous renvoyons le lecteur à la prédiction d’Iléone à la scène III, 1 concernant la réaction d’Aurélien à l’absence de Zénobie. 158 La réputation d’Aurélien pour la cruauté fut répandue. On raconte qu’il punit un jeune soldat accusé d’adultère avec la femme de son hôte en lui attachant les pieds aux cimes de deux arbres pliés jusqu’au sol. Les arbres furent relâchés brusquement, déchirant le jeune légionnaire en deux (Histoire Auguste, Aurélien: 7.4). 159 Pour Iléone, le devoir et l’honneur dominent son instinct maternel. En dépit de sa condition sociale, ce personnage manifeste une force qui est caractéristique des héros et des héroïnes des tragédies de d’Aubignac, c’est-à-dire Zénobie, Zabas, Timagène, la Pucelle, Cyminde et Arincidas. C 280 ************************************************* SCÈNE VI. AVRELIAN, RVTILE, GARDES. AVRELIAN. Ardes qu’on les traîne aux tourments, et que les douleurs fassent durer leur mort jusqu’à tant que Zenobie soit retrouvée. Il faut aussi que Zabas soit de la partie, et tout couvert [p. 77] de plaies comme il est, qu’on l’expose aux tortures. Ce mystère ne lui peut être caché. RVTILE. Seigneur, il est mort 160 , et nous ne l’avons pu seulement porter vivant hors la salle. AVRELIAN. Que ces femmes donc souffrent pour lui, ou qu’elles parlent pour lui. ************************************************* SCÈNE VII. AVRELIAN, RVTILE, GARDES. AVRELIAN. Voilà Rutile, voilà la destinée d’Aurelian, de ne pouvoir jamais vaincre qu’à demi. Jamais Empereur Romain n’a défait tant d’ennemis et de tyrans, ni tant souffert de travaux pour vaincre, [p. 78] et personne jamais n’a vaincu plus imparfaitement. J’ai surmonté les 160 Les sources littéraires ne présentent aucun détail concernant la mort de Zabdas. Nous savons qu’il fut fait prisonnier par les Romains, avec Zénobie et le philosophe Longin, et qu’on le fit passer en jugement à Émèse. Il est probable qu’il fut exécuté, subissant le même sort que Longin. Dans la Zénobie de Magnon, Zabas ne meurt pas de ses blessures, mais s’empoisonne à la fin de la pièce. G 281 Gaulois, les Sarmates 161 , et les Marcomans 162 , mais les uns se sont incontinent rebellés 163 , et les autres avaient mis en route mes armées, et Rome en danger 164 . J’ai fait la guerre à Zenobie, mais avec combien de peine? J’ai même couru fortune de la vie, et si je ne la puis avoir 165 . Mais il la faut trouver: je n’ai rien gagné si je la perds. Aurelian ne peut triompher si la guerre n’est finie, et ma victoire est imparfaite je l’avoue, elle est même honteuse. Je suis vaincu s’il faut que Zenobie m’échappe et qu’elle revienne. Que dira de moi cet Impérieux Sénat qui m’a déjà blâmé tant de fois, d’être trop longtemps à vaincre une femme? Et quel sujet de crainte le peuple Romain ne prendra-t-il point du salut de cette Reine? RVTILE. Dans une ruine si générale de ses affaires que pourra-t-elle entreprendre? AVRELIAN. La résistance qu’elle nous a faite me donne sujet de tout craindre: et les Perses nos ennemis jurés [p. 79] ne l’abandonneront jamais 166 . Veux-tu connaître son cœur et ses espérances, vois comme elle a bien osé m’écrire ce matin: tu sais mes lettres, écoute ses réponses 167 . Zenobie Reine de l’Orient, à Aurelian Empereur. renfermée dans l’enceinte d’une ville, considère la qualité qu’elle prend, Reine de l’Orient. 161 Les Sarmates furent un peuple nomade qui occupa la région entre le Don et la Caspienne. Ils furent envahis par les peuples germaniques au deuxième siècle. 162 Les Marcomans, en latin Marcomanni, furent un peuple germain établi à l’origine entre le Main et le Danube. 163 Les Gaulois se révoltèrent contre l’Empire romain en 258. Aurélien les vainquit en 273, après la conquête de Palmyre. 164 Les Sarmates et les Marcomans menèrent une longue lutte contre Rome. Aurélien chassa les Sarmates de la Pannonie et réussit à refouler les Marcomans au-delà du Danube. 165 «Si» a le sens de «malgré cela». 166 L’empereur perse fut aussi l’ennemi de Palmyre. 167 C’est le contenu de la lettre, écrite par Zénobie, à laquelle la reine fait allusion à la scène I, 2. 282 Tu m’ordonnes de me rendre Aurelian, et jamais personne que toi n’a fait cette superbe demande par des lettres, il faut traiter toutes les affaires de la guerre avec plus de générosité. La Reine Cléopâtre n’a pas voulu survivre à la perte de sa Couronne, juge de là ce que doit faire Zenobie. Mais si les Brigands de Syrie ont battu ton armée, que ferons-nous quand les Persans et les Arméniens auront passé l’Euphrate? Tu fléchiras cet orgueil qui te fait trop tôt parler en victorieux, et nous te verrons au point d’implorer la bonté de celle que tu menaces 168 . RVTILE. Vous écriviez en Empereur, elle répond en Reine. AVRELIAN. Elle parle en Maîtresse. [p. 80] RVTILE. Avec beaucoup d’audace. AVRELIAN. Avec autant de vertu que de confiance au secours qui lui vient. Je l’estime et je l’appréhende. La veuve du fameux Odenat, une Amazone 169 tant de fois victorieuse, l’amitié des Persans, des 168 Cette lettre est basée sur celle que l’on trouve dans l’Histoire Auguste: «Zénobie, reine de l’Orient, à Aurélien Auguste. Personne, jusqu’à aujourd’hui, à part toi, n’a formulé l’exigence que tu présentes dans une lettre: c’est en montrant sa valeur qu’il faut mener toutes les opérations qu’implique une campagne militaire. Tu exiges que je me rende, comme si tu ignorais que la reine Cléopâtre a préféré mourir plutôt que de vivre dans quelque condition que ce soit. Les renforts perses ne nous font pas défaut, nous les attendons incessamment, ils sont de notre côté, les Sarrasins, du nôtre, les Arméniens. Les brigands syriens, Aurélien, ont vaincu ton armée; qu’est-ce à dire? si donc surviennent les forces que nous attendons de partout, tu quitteras assurément l’arrogance avec laquelle tu m’ordonnes maintenant de me rendre, comme si tu étais victorieux sur toute la ligne» (Aurélien: 27.2-5). 169 Les Amazones furent un peuple fabuleux de femmes qui vécurent de pillage. Elles tuaient leurs enfants mâles à la naissance ou les gardaient comme esclaves après les avoir mutilés. Selon la fable, elles vécurent dans le Caucase ou dans le nord de l’Asie Mineure ou encore en Scythie. 283 Arméniens et des Arabes, peuvent renouveler une longue et fâcheuse guerre dans l’Orient. Ce n’est pas assez pour les Romains que de vaincre, il faut vaincre promptement, il faut vaincre assurément; la vertu n’a pas assez fait pour eux, quand la fortune a conservé quelques restes, qui peuvent en détruire l’ouvrage. Travaillez donc, Rutile à découvrir ce que la Reine et ses enfants peuvent être devenus. Présentez aux yeux de ces femmes tous les objets d’horreur et de peine, mais qu’elles ne les ressentent que par la frayeur. Et si la peur ne les oblige à parler, je ne veux pas que les tourments leur ouvrent la bouche 170 . Les femmes de Zenobie ne doivent pas être plus maltraitées que son peuple, et l’on doit avoir plus de révérence pour cette vertu qui nous rési-[p. 81]ste, que de foi dans nos paroles pour la faiblesse de ceux qui viennent de se donner à nous; Mais qu’il vous souvienne de commencer par la fille, et de chercher ce secret dans les tendresses de la mère. Cette femme sera plus tourmentée par la crainte en ce qu’elle aime, que par la douleur en elle-même. Les sentiments de la nature l’emporteront sur sa générosité: et quand la fille serait assez résolue pour souffrir sans parler, la mère lui servira de langue pour parler avant qu’elle souffre. RVTILE. C’est une clémence digne de votre grandeur, et je n’obéirai pas moins par inclination que par devoir. AVRELIAN. N’oubliez pas aussi de faire rendre à Zabas les honneurs qu’un personnage de sa naissance et de sa vertu mérite. Cependant je 170 Aurélien fait preuve d’une certaine clémence, remplaçant la torture physique par la torture psychologique. Bien qu’Aurélien soit l’antagoniste de la pièce, il n’est pas campé comme un personnage tout à fait méchant. L’empereur prend la décision de ne pas faire subir des tortures physiques aux suivantes de Zénobie. Nous apprenons dans sa réplique suivante qu’il veut rendre hommage à Zabas qui vient de succomber à ses blessures. Plus tard dans la pièce, il reconnaît le courage de Timagène qui meurt en protégeant la reine. De plus, Aurélien traite Zénobie, sa prisonnière, avec beaucoup de respect et ne veut pas la tuer. Par comparaison avec les juges dans La Pucelle d’Orléans, qui sont présentés comme méchants et dignes de punition, Aurélien est un personnage beaucoup plus complexe. À cet égard, d’Aubignac fut fidèle à sa source historique, l’Histoire Auguste. 284 donnerai mes ordres pour la sûreté de cette place et de ma personne, s’il nous reste quelque sujet de craindre. Fin du troisième Acte. 285 [p. 82] ACTE IV. ************************************************** SCÈNE PREMIÈRE. MARCELLIN suivi de deux Romains . E ne suis pas moins satisfait du combat des ennemis que de notre victoire. Marcellin n’aime pas ces événements de la guerre, où la fortune fait tout. Ce n’est pas assez de vaincre, il faut que les ennemis soient dignes d’avoir été vaincus. Dans cette heureuse et dernière occasion, confessez que le Général de la Cavalerie a plus fait pour le repos de l’Empire et pour le triomphe d’Aurelian, que toutes nos armées 171 . Il vient 172 . ************************************************* [p. 83] SCÈNE II. MARCELLIN, AVRELIAN, IVLE. AVRELIAN. E sors de ce cabinet avec ravissement. Je ne vis jamais ensemble tant de précieuses choses, tant de merveilles de la nature, ni tant de chefd’œuvres de l’art 173 . Plût aux Dieux que j’y pusse voir Zenobie, sa personne en ferait le plus bel ornement et le comble de ma joie. 171 D’Aubignac présente tout de suite l’égoïste et ambitieux Marcellin, qui se montre plus tard le personnage le plus méchant de la pièce. Dans la tragédie en vers de Magnon, les actions de Marcellin sont celles de Rutile. 172 Ce discours ne constitue pas un monologue de la part de Marcellin puisque le personnage est accompagné de deux Romains. La scène ne comporte que cinquante mots, ce qui la rend un peu plus longue que la scène II, 4. 173 Cette allusion à la richesse culturelle de Palmyre est conforme à l’histoire. Du temps de Zénobie, Palmyre égala n’importe quelle ville du monde antique sur le plan de la splendeur de son architecture, de la magnificence de ses œuvres d’art et de la beauté de ses environs naturels. Aurélien confisqua les trésors de Palmyre afin de distribuer du butin à ses soldats et de remplir de nouveau les coffres de Rome. J J 286 MARCELLIN. Vous pouvez l’y revoir, Seigneur, et bientôt. AVRELIAN. Elle s’est sauvée, Marcellin. MARCELLIN. Elle est dans le Palais, Seigneur. [p. 84] AVRELIAN. Ha! je suis maintenant trop éclairci de sa fuite, et j’ai de toutes parts envoyé ma cavalerie pour la suivre, et jusqu’à ma garde. MARCELLIN. Elle est entre vos mains, Seigneur, et la vertu d’Aurelian méritait bien cette grâce de la fortune, nous l’avons arrêtée 174 . AVRELIAN. Le puis-je croire, bons Dieux? MARCELLIN. Vous le devez. AVRELIAN. Mais par quelle heureuse aventure? MARCELLIN. Par un combat opiniâtre, et le plus périlleux qui fut jamais. AVRELIAN. Zenobie ma prisonnière? est-ce point une faus-[p. 85]se Zenobie, comme elle avait pris un faux Aurelian? 175 174 Selon les historiens, Zénobie fut prise au bord de l’Euphrate en fuyant vers la Perse. 175 D’Aubignac continue le thème de l’erreur d’identité. 287 MARCELLIN. Non, non, Seigneur, c’est la Reine elle-même. Timagene était avec elle. AVRELIAN. Quoi? nous l’avons aussi? MARCELLIN. Oui, Seigneur, mais percé de vingt coups et mort 176 . Un homme de cette valeur ne pouvait être vivant et vaincu. AVRELIAN. Admirable et singulière fatalité de Zenobie, que nous avons moins surmontée par les armes des Romains que par la mort de ses Généraux. Mais il la faut aller voir. MARCELLIN. Elle a souhaité de paraître devant vous, plutôt avec les ornements de son sexe, qu’avec les marques de son courage. Elle ôte ses armes, je l’ai [p. 86] mise entre les mains de Rutile et de ses femmes, on l’amène incontinent. AVRELIAN. Vous l’avez donc prise armée. MARCELLIN. Armée comme Timagene, et combattant comme lui. En avançant vers la porte de Perse selon vos ordres pour investir la place, un gros de cavalerie quitte ses retranchements au lieu de les défendre: cela me surprend, ils approchent, et nous en venons aux mains, mais avec une faiblesse tellement affectée qu’elle me devient suspecte. Je les observe de toutes parts, et comme ils feignent de reculer, et qu’ils allongent le 176 L’histoire est silencieuse au sujet de la mort de Timagène. Le Timagène de Magnon ne meurt pas dans la pièce. À la scène V, 5, il décrit sa tentative d’assassiner l’empereur: «Comme devers la porte il tournait le visage,/ En tirant un poignard j’ai fait valoir ma rage,/ De trois coups, l’un sur l’autre, ayant ouvert son sein,/ J’ai sans être aperçu poursuivi mon dessein.» À la scène suivante, nous apprenons qu’Aurélien est toujours vivant, son armure l’ayant sauvé de la mort. 288 combat sans le presser avec vigueur: je vois quinze ou vingt cavaliers armés et montés avantageusement se détacher du gros, et tirer droit à la forêt de Diane 177 . Je jugeai qu’ils étaient assez onsidérables pour m’obliger à les suivre. Je laisse donc à Vlere 178 le soin de repousser les Arabes et me détachant des nôtres avec cinquante chevaux, je donne à ces fuyards et les pousse au coin de la forêt où deux cent Gaulois [p. 87] avaient leur poste; là se fait un grand effort des Ennemis pour passer, et des nôtres pour les arrêter. Ainsi j’ai le temps de les joindre et de les enfermer; dans cette extrémité que font-ils? AVRELIAN. Ils se rendent. MARCELLIN. Ils combattent. AVRELIAN. Et de quelle sorte? MARCELLIN. En lions furieux. Dans le combat je m’imagine reconnaître les armes que Timagene avait en la bataille d’Emese: je l’appelle donc par son nom, et je lui promets toutes les conditions honorables. Je me nomme aussi pour lui donner quelque croyance: mais la Personne qui portait ses armes ne me répond qu’à coups d’épée: elle vient à ma voix, et nous combattons quelque temps: mais aussitôt un Cavalier de sa suite se précipite entre nous deux, couvre [p. 88] de son corps celui que je prenais pour Timagene, et tous les autres s’étant fait immoler aux pieds de leur Reine, ces deux-ci nous restent seulement à vaincre. AVRELIAN. Aux pieds de leur Reine? 177 Selon la mythologie romaine, Diane hante les bois nuitamment à la poursuite des fauves. 178 Valère, personnage muet, est officier de l’armée romaine. 289 MARCELLIN. Oui Seigneur, c’était Zenobie qui combattait sous les armes de Timagene 179 , et c’était Timagene même, moins remarquable par ses armes que par ses actions, qui s’était venu jeter entre elle et moi. Nous les pressons à la Romaine, et ils résistent de même: mais Timagene reçoit un coup dans le bras qui lui fait tomber l’épée. Alors pour sauver la Reine qu’il ne pouvait plus défendre, il s’oppose à tous les traits qu’on lui tire, à tous les javelots qu’on lui présente, à toutes les épées qui la menacent, enfin son habillement de tête est brisé de coups, et je le reconnais. Il s’écrie, Au moins sauvez la Reine, et puis il tombe mort à ses pieds tout couvert de sang et de plaies 180 . [p. 89] AVRELIAN. Cruelles et généreuses marques de sa valeur et de sa fidélité. MARCELLIN. Ainsi nous arrêtons Zenobie seule, et sous les armes de Timagene, lasse de combattre, et désespérée d’être vivante. Cependant Valere de son côté repoussait les ennemis: quand deux cents chevaux de la garde nous ont fait savoir l’heureux événement de vos armes, ce qui nous a rendu Maîtres des Arabes, sans achever leur défaite 181 . AVRELIAN. A-t-elle point été blessée? MARCELLIN. Non, Seigneur, mais des blessures qu’elle devait recevoir, Timagene en est mort, et j’ai perdu la moitié des miens. 179 C’est le troisième cas d’erreur d’identité dans la pièce. Cette fois, il s’agit de Zénobie et de Timagène. 180 Comme Zabas, Timagène s’est montré courageux devant la mort, sacrifiant sa vie pour la reine. Les généraux éprouvent donc une mort couverte d’honneur et de gloire, se révélant, tous les deux, dignes de Zénobie. 181 Nous renvoyons le lecteur à la scène III, 2 où Zabas décrit la reddition d’un grand nombre de troupes palmyréniens à l’empereur de Rome. 290 AVRELIAN. Je m’en console aisément, et je vous suis bien obligé, Marcellin: les promesses de mon affe-[p. 90]ction deviennent maintenant une dette légitime, il était juste que legouverneur de l’Orient fût le vainqueur de Zenobie. MARCELLIN. La voici que Rutile conduit lui-même. ************************************************* SCÈNE III. AVRELIAN, MARCELLIN, RVTILE, ZENOBIE, ILEONE, DIOREE. AVRELIAN. Que de Majesté dans sa personne: elle porte bien moins les marques de l’infortune où je l’ai précipitée que de la noble condition qu’elle a perdue. Madame j’aurais grand sujet de plaindre votre malheur, et je le ferais avec beaucoup de ressentiment si les Romains n’en avaient encore davantage de se plaindre de vous: mais si le devoir de l’humanité m’obli-[p. 91]ge de compatir à la douleur d’une Reine, la dignité que j’ai dans l’Empire m’empêche d’oublier la rébellion que vous avez commise 182 ; Cherchez donc la consolation de vos maux dans leur cause, ne vous en prenez pas au vainqueur, mais seulement aux Dieux qui punissent justement les coupables: et si vous condamnez la faute que vous avez faite, vous pourrez bien absoudre Aurelian et sa fortune. ZENOBIE. J’ai toujours estimé qu’il était de la sagesse, de révérer ceux que les Dieux élèvent en quelque éminente et célèbre prospérité, pourvu que la générosité n’y soit point offensée: elle fléchit un peu par modestie, 182 La politique étrangère de Zénobie fut en conflit avec les intérêts de Rome. L’appropriation des richesses de l’Asie Mineure et de l’Égypte constitua une sérieuse menace pour l’Empire romain. 291 et toutefois elle demeure inébranlable. La splendeur de votre Couronne est augmentée de celle que j’ai perdue, mon Sceptre est passé dans vos mains, je saurai bien vous respecter autant que la vertu me le permet, et souffrir constamment. Je vous reconnais donc, Aurelian, pour Empereur, parce que vous avez su vaincre, et que les Dieux favorisant vos armes, autorisent votre grandeur, et je ne vous mettrai pas au rang d’Aureole 183 , de Galienus 184 et des autres, dont les vices et les lâ-[p. 92]chetés ont contaminé le trône 185 . Mais ne m’accusez point je vous prie. Si je suis coupable devant les Romains, c’est seulement parce qu’ils sont plus heureux que moi: tous ceux qu’ils ont subjugués ont perdu de même leur innocence en perdant leur bonne fortune: et si j’avais examiné les motifs de cette guerre, et les moyens dont vous vous êtes servis, vous ne seriez pas innocent, ni moi coupable 186 . Mais il n’appartient pas aux vaincus de condamner les vainqueurs: et pour vous, Aurelian, contentez-vous d’accuser ma fortune, et n’accusez point ma vie. AVRELIAN. Que cette femme agite puissamment mes esprits! Ha! Madame, si vous eussiez autrefois été favorable à l’affection d’Aurelian, vous ne 183 Il s’agit de Manius Acilius Aureolus (mort en 268) qui fut le commandant des forces romaines en Italie sous l’empereur Gallien (v. 218-268). Auréole se souleva contre l’empereur, mais la révolte fut réprimée. Dans la ville de Mediolanum où le général rebelle se trouva enfermé, Auréole fut proclamé empereur par ses troupes de garnison. Alors, d’Aubignac se trompe puisque le règne d’Auréole n’exista pas en réalité, malgré l’insinuation de sa source historique. Voir Histoire Auguste, Aurélien: 16.1 et 16.2. 184 Il s’agit de Gallien (Publius Licinius Egnatius Gallienus) qui fut empereur romain de 253 à 268. Il partagea d’abord le pouvoir avec son père, puis régna seul à la mort de Valérien en 260. Il conféra à Odenat les titres de «dux Romanorum» et de «restitutor totius Orientis» après la victoire de ce dernier contre les Perses. Certains Palmyréniens soupçonnèrent l’empereur d’être responsable de l’assassinat d’Odenat. Entre 265 et 267, Gallien refoula l’invasion des Goths dans les Balkans. Il fut assassiné par ses officiers en 268. 185 Sur Auréole et Gallien, voir «Les Trente Tyrans» de l’Histoire Auguste (Scriptores, Tyranni: 30.23). 186 D’Aubignac contraste, d’une façon efficace, l’attitude de Zénobie et celle d’Aurélien à l’égard de la conquête de Palmyre. Chacun de ces personnages accuse l’autre d’être responsable de cette guerre. 292 seriez pas maintenant aux termes de vous plaindre de la fortune, ni de justifier votre vie 187 . ZENOBIE. Que vous me découvrez bien la cause de tous mes maux: l’Empereur des Romains a vengé l’injure qu’un Gouverneur de Province croyait avoir reçue. Mais comme cette affection n’avait point d’autre objet que mon Royaume, [p. 93] mon refus ne s’est adressé qu’à votre ambition 188 . Vous cherchiez un moyen de vous élever, et moi je ne voulais pas m’abaisser 189 . Vous considériez ma fortune, et moi la vôtre. AVRELIAN. Je ne veux pas accuser cet aveuglement, les Dieux le condamnent assez eux-mêmes par la dignité qu’ils m’ont donnée. Celui que les Romains ont choisi pour Empereur, n’était pas indigne 190 d’une Reine de Palmire. ZENOBIE. Vous avez mal jugé de Zenobie, si vous avez pensé qu’elle fût 191 capable de se faire un Roi, elle eût eu bien de la peine à souffrir qu’un homme l’eût faite Impératrice 192 . 187 À la scène I, 2, nous apprenons qu’Aurélien a envoyé des lettres à Zénobie pour lui faire une demande en mariage. 188 Nous renvoyons le lecteur à la scène I, 2 dans laquelle Zénobie attribue la demande de mariage de la part d’Aurélien à l’ambition et non à l’amour. Elle accuse l’empereur de vouloir «se rendre le maître de mes états». 189 À la scène I, 2, Zénobie fait allusion à la bassesse de la naissance d’Aurélien. À la scène II, 2, elle décrit l’empereur comme «un indigne villageois de la Pannonie» et plus tard, à la scène IV, 3, comme «un simple villageois de la Panonie [sic]». Dans son propre cas, elle prétendit être descendante des souverains macédoniens de l’Égypte. 190 L’auteur emploie le mot «indigne» sept fois dans Zénobie, soulignant le thème de l’honneur (et du déshonneur) dans la pièce. 191 Au dix-septième siècle, le verbe «penser», construit sans négation dans une principale, exigeait le subjonctif (Haase, Syntaxe française, § 80, pp. 186-187). 192 Nous rappelons la note 81 (I, 3) concernant les idées «féministes» de ce personnage. La manière dont d’Aubignac campe Zénobie fut influencée par l’Histoire Auguste qui parle beaucoup du comportement «masculin» de la reine de Palmyre (Scriptores, Tyranni: 30.16-19). 293 AVRELIAN. Vous pouviez éconduire Aurelian avec moins d’aigreur. ZENOBIE. Une femme peut bien rejeter de véritables sentiments d’affection avec civilité, mais à l’ambition il faut répondre par le mépris. [p. 94] AVRELIAN. J’avoue, Madame, que n’ayant jamais rien connu de vous que votre grandeur, je n’ai rien souhaité que votre Couronne: mais votre présence peut bien inspirer d’autres désirs, si les sentiments qui naissent dans mon âme en vous admirant ne me trompent, vous devez tout espérer. Ce cœur qui fut autrefois touché d’ambition pour votre dignité, n’est pas incapable d’une plus tendre passion pour votre personne. ZENOBIE. Je passerais pour bien crédule si je me persuadais qu’Aurelian fût touché de quelque tendresse, et je serais peu savante au déguisement des fiertés Romaines, si je ne prévoyais à quoi vous me réservez 193 . AVRELIAN. Recevez, Madame, ces paroles comme la première consolation de vos malheurs 194 . ZENOBIE. Celui qui les cause en sera toujours un mauvais consolateur. [p. 95] AVRELIAN. Vous pouvez attendre de moi ce que tout le monde doit à votre mérite. ZENOBIE. J’en attends ce que peut un vainqueur, ambitieux et qui se venge. 193 C’est une allusion à la coutume romaine du «triomphe». 194 C’est le début du cinquième (et du dernier) passage de la pièce qui comporte une succession de courtes répliques. Cette fois, nous en comptons dix. 294 AVRELIAN. Si vous redoutez ce que peut Aurelian, espérez ce que doit un Empereur Romain? 195 ZENOBIE. Je ne distingue rien dans la personne de mon ennemi. AVRELIAN. Si quelque fausse vertu ne s’opiniâtre à vous perdre, vous avez des qualités qui vous peuvent sauver. ZENOBIE. J’en ai qui me sauveront de vos mains en achevant l’ouvrage de la fortune. [p. 96] AVRELIAN. Plût au Ciel, Madame, que les Romains vous pussent croire innocente autant que généreuse, la justification de vos armes serait celle de mes sentiments. ZENOBIE. Personne ne s’est jamais justifié devant ses ennemis. AVRELIAN. Quoi? vous prétendiez justifier une rébellion de plusieurs années? et comment? Odenat l’a commencée, et vous l’avez poursuivie 196 . ZENOBIE. On m’avait toujours bien dit que la rigueur d’Aurelian n’avait point de bornes, et je le vois maintenant, puisqu’il fouille jusque dans la 195 Sic (point d’interrogation). 196 C’est une remarque perspicace de la part d’Aurélien. Bien qu’Odenat fût allié de Rome, toutes ses actions pour défendre l’Empire romain furent faites pour renforcer son propre réseau d’influence. À partir de 267, Palmyre devint une puissance sans précédent dans l’Empire romain de l’est. Après la mort de son mari, Zénobie décida de revendiquer le droit d’exercer son pouvoir sur toute la région de l’Asie Mineure jusqu’à l’Égypte. 295 sépulture du grand Odenat 197 , et qu’il le rappelle devant son tribunal pour en condamner la gloire. AVRELIAN. Votre mari fut à la vérité généreux, mais un [p. 97] Prince de Palmire dont la domination ne s’étendait point au-delà de ce que ses yeux pouvaient découvrir du haut de son Palais, devait mesurer ses entreprises à sa première condition. ZENOBIE. La grandeur d’un Prince doit-elle avoir d’autre mesure que son courage? Tout homme qui naît Souverain 198 , rencontre dans l’indépendance de son origine un titre suffisant pour se faire des sujets de tous les peuples du monde. Sa valeur peut achever durant sa vie ce que la Fortune commence de lui donner en naissant, et le droit de son berceau ne reçoit point d’autres limites que sa sépulture; Enfin vous blâmez un Prince de Palmire qui s’est fait Roi de l’Orient; et moi j’estime un simple villageois de la Panonie 199 qui s’est fait Empereur de Rome 200 . AVRELIAN. Vous faites un reproche à ma Fortune que ma vertu répare assez avantageusement. ZENOBIE. Je vous rejette sur le front le crime que vous imposez à mon mari. 197 Odenat et son fils Hérodien furent assassinés entre 267 et 268. Selon les historiens modernes, leur mort fut probablement le résultat, soit d’une querelle familiale, soit d’une intrigue politique dans laquelle Rome fut impliqué. 198 De nouveau, d’Aubignac s’arrange avec l’histoire. Bien qu’Odenat fît partie d’une des familles principales de Palmyre, il n’y a pas d’indication qu’il naquit dans une dynastie ancestrale dirigeante. Watson écrit: «His extraordinary position within the community, and later in the entire region, was of his own making», Aurelian and the Third Century, p. 29. 199 À la scène II, 2, cette ancienne province romaine est écrite «Pannonie». Nous avons décidé de respecter l’orthographe changeante de ce mot. 200 Les remarques de Zénobie continuent à affronter l’empereur. 296 [p. 98] AVRELIAN. Ha! vous outragez votre vainqueur? ZENOBIE. Je venge la dignité d’un mort qui ne doit rien à votre victoire. AVRELIAN. Vous êtes redevable des crimes qu’il n’a pas expiés. ZENOBIE. Avoir conquis l’Orient est un crime assez illustre pour ne pas refuser d’en être complice. AVRELIAN. Que ne s’est-il au moins contenté de s’accroître aux dépens de nos Ennemis? mais envahir les terres de l’Empire et s’en vouloir assurer la possession par le titre d’Auguste 201 , est-ce pas un crime que les Romains ont dû réparer en vous dépouillant de tout ce qu’il avait conquis sur les autres? ZENOBIE. Quand les Romains lui donnèrent ce titre 202 en l’associant à l’Empire de Galienus, ils jugèrent de [p. 99] ses conquêtes mieux que vous. Aussi le condamnez-vous seulement parce que sa veuve ne le saurait plus venger; Mais qu’il vous souvienne qu’elle est votre prisonnière de guerre, et seulement par malheur. 201 Ce nom fut choisi pour Gaius Octavius (~63-14), le premier empereur romain. Le titre fut pris par tous les empereurs qui le suivirent. Étymologiquement, le mot est apparenté au latin «augur» et «augere», signifiant «sanctifié» et «augmenté». 202 D’Aubignac se trompe. Odenat ne reçut pas le titre d’Auguste, mais plutôt les titres de «dux Romanorum» et de «restitutor totius Orientis» de l’empereur Gallien. Il devint donc commandant en chef de toutes les forces de l’est et avait autorité sur les gouverneurs provinciaux de toute la région de l’Asie Mineure jusqu’à l’Égypte. 297 AVRELIAN. Et c’est dont vous ne serez jamais justifiée devant le Sénat. C’était bien irriter nos mauvais destins que de nous obliger à vaincre une femme. ZENOBIE. Qu’ai-je fait contre les lois ou contre la vertu? AVRELIAN. Contre les lois? où trouvez-vous qu’elles autorisent dans la conduite de la guerre un sexe à qui la Nature n’a permis de faire des conquêtes qu’avec les yeux? 203 ZENOBIE. M’était-il défendu de conserver le titre d’Auguste à mon Fils comme son héritage? 204 je l’ai fait: par les armes, il est vrai, mais cette autorité que les hommes s’attribuent de faire la guerre, est-ce un droit de la Nature ou bien une vieille Usurpation? 205 La Souveraineté des Femmes est d’autant plus juste que la nature leur en a donné [p. 100] les caractères sur le visage, et les commencements dans le respect de tous les hommes. La valeur seule est le titre pour commander, et si vous n’en avez point fait de lois, nous en avons fait des exemples. La vaillante Victorie règne encore sur les Gaules 206 . Et les Romains se doivent armer une seconde fois pour vaincre une Femme. 203 Aurélien juge malséante la conduite de la guerrière Zénobie. 204 Cette fois, d’Aubignac a raison. Le fils de Zénobie prit le titre d’Auguste en 271, après la conquête palmyrénienne de l’Égypte. Cela fut une déclaration unilatérale, de la part de la famille royale de Palmyre, du droit à l’autorité impériale. 205 Dans son article, Conroy écrit: «While the emperor Aurelian voices his criticism […], it is given to the eponymous queen to voice the other side of the argument, as she ardently defends military activity for herself and all womenkind. Interestingly, she does so not only by highlighting female ability but rather by undermining the very construction of warfare as a male prerogative», «Mapping Gender Transgressions? », p. 248. 206 Il s’agit de Victorine (mort en 268), la mère de l’empereur gaulois Victorinus (mort en 268) qui régna de 265 à 268. Après le meurtre de son fils, elle désigna Tétricas comme empereur des Gaules. L’Histoire Auguste affirme que Victorine «avait toujours des audaces d’homme» (Scriptores, Tyranni: 31.2). La Zénobie 298 AVRELIAN. Vous alléguez inutilement ces raisons et ces exemples: vous n’avez pas seulement attenté contre l’Empire des Romains, mais vous avez offensé leur gloire. Une femme qui leur fait la guerre est digne de risée, mais celle qui les a vaincus est coupable de leur honte. Ce sont nos lois. Et pour la Vertu, souffre-t-elle une femme travestie vivre toujours dans la licence de la guerre et de la nuit? faire des meurtres avec joie, et porter continuellement la fureur dans les yeux? Ce sont des actions toutes criminelles et dont vous avez outragé la pudeur de votre sexe autant que la dignité des Romains 207 . ZENOBIE. Fier ennemi de ma gloire, Tyran de mon sexe autant que de Zenobie. J’ai soutenu seule au [p. 101] milieu de trente Usurpateurs 208 l’honneur des Romains. Claude 209 ce sage Empereur m’a laissé régner en repos comme un rempart dans l’Orient contre vos ennemis, et vous me traitez en criminelle? AVRELIAN. Ne l’êtes-vous pas? et doublement? vos armes ont injustement offensé notre Empire, et vous ne les justifiez que par des mépris et des injures contre l’Empereur. ZENOBIE. Qui ne veut rien de son Ennemi ne cherche pas à lui plaire. de d’Aubignac croit fermement au droit de la femme de gouverner, alors que l’héroïne de La Pucelle exprime des opinions totalement opposées (Maclean, Woman Triumphant, p. 193). 207 Bien qu’Aurélien admire l’Amazone palmyrénienne, il juge sa conduite inconvenante. La voix de l’empereur est celle de d’Aubignac et celle de la société française vers le milieu du dix-septième siècle. Le travestisme figure aussi dans la Zénobie de Magnon: [Martian] «J’ai surpris hors des murs Timagène et la Reine; / Elle était travestie,» [Aurélien] «Ah! quelle Souveraine.» (IV, 3). 208 Le règne de Gallien fut en proie à des troubles par un grand nombre de prétendants au trône. 209 Il s’agit de Claudius II Gothicus (219-270), l’empereur romain de 268 à 270. Successeur de Gallien, il fut préoccupé des guerres contre les Goths et donc ferma les yeux aux conquêtes de Zénobie en Syrie. Il mourut de la peste en 270. 299 AVRELIAN. Je commençais à changer cette qualité, mais vous m’obligez à la reprendre. ZENOBIE. Votre mauvaise humeur n’a jamais changé qu’en empirant. AVRELIAN. Ces outrages détruisent tout ce que vos beautés 210 avaient déjà fait pour vous en mon âme. [p. 102] ZENOBIE. Aurelian est plus invincible encore à mes yeux qu’à mon bras. AVRELIAN. Les Romains étaient de mon parti contre vous dans la guerre, mais ici la nature combattait pour vous, et la raison me trahissait. ZENOBIE. La nature ne vous a rien donné que l’orgueil de votre pays, et la raison chez vous ne se laisse conduire qu’à la fureur 211 . AVRELIAN. Quand je serai donc pour vous, Madame, tel que vous voulez que je sois, ne vous en plaignez pas. Vous avez à recevoir de mes mains la mort ou la vie; la gloire ou la honte: rentrez en votre cabinet, et là vous saurez mes intentions. 210 Selon les sources littéraires, Zénobie fut un parangon de beauté. «Elle avait la peau brune, les yeux noirs brillant d’un vif éclat où se lisaient sa curiosité et son intelligence, des prunelles sans cesse en éveil comme celles d’un chat, des sourcils sombres et bien tracés et des cils épais», Vanoyeke, Zénobie, p. 96. 211 La Zénobie de d’Aubignac est beaucoup plus rebelle que la reine de Palmyre dépeinte par certaines sources littéraires. Selon Zosime et l’auteur de l’Histoire Auguste, après la défaite de la ville, Zénobie sauva sa peau en rejetant la responsabilité de ses actions sur ses conseillers. Le philosophe Longin et d’autres Palmyréniens, y compris probablement le général Zabdas, furent exécutés (Stoneman, Palmyra and its Empire, pp. 131, 177). 300 ZENOBIE. Il est facile de les prévoir, et (en soi-même) 212 de les prévenir 213 . ************************************************* [p. 103] SCÈNE IV. AVRELIAN, MARCELLIN, RVTILE, IVLE, VALERE, GARDES. AVRELIAN. Qu’elle rentre en la possession de ses plus agréables richesses et de sa liberté. Iule, ayez soin que tous les miens la respectent comme ses propres sujets, et prenez garde, s’il est possible, mais adroitement, qu’elle ne touche ni fer, ni poison, dont elle se puisse soustraire à mon bonheur ************************************************* [p. 104] SCÈNE V. AVRELIAN, MARCELLIN, RVTILE, VALERE, GARDES. RVTILE. Vous êtes, Seigneur, encore plus heureux que vous ne pensez; On vient de m’avertir en entrant que les enfants de Zenobie sont entre vos mains aussi bien qu’elle. AVRELIAN. Et où les a-t-on trouvés? 212 C’est le premier aparté dans la pièce. La scène V, 2 en contient deux et la scène V, 3 en contient un. Les plus longs apartés, au nombre de trois, se trouvent à la scène V, 5 où Zénobie exprime ses sentiments secrets en présence de ses enfants. La Zénobie de Magnon comporte huit apartés: trois à la scène I, 1, deux à la scène V, 3 et une à chacune des scènes II, 3, III, 1 et V, 7. Ils sont tous assez brefs. 213 C’est une allusion au suicide, cet aparté servant de présage aux événements à venir. 301 RVTILE. Ce que vous aviez jugé de la Mère, avait été fait pour les enfants, ils étaient cachés dans un lieu secret du Palais où l’on ne peut entrer que par la Galerie des armes, et d’où l’on peut aisément sortir de la Ville. Ayant voulu se retirer sous [p. 105] des armes étrangères pour n’être pas reconnue, elle avait pensé que ces jeunes Princes l’embarrasseraient ou découvriraient sa fuite, et que la croyance qu’on les aurait sauvés avec elle en ferait négliger la recherche 214 . AVRELIAN. Je veux qu’on les lui rende, et que sa qualité de Mère ne soit non plus offensée que celle de Reine: envoyez-en l’ordre tout à l’heure à ceux qui les ont trouvés. ************************************************* SCÈNE VI. AVRELIAN, MARCELLIN, VALERE, GARDES. AVRELIAN. Que de cœur en son infortune? 215 que de beauté dans ses mépris? 216 Qu’en ferons nous Marcellin? Je ne suis point d’avis de la reléguer dans ces Provinces éloignées du Nord ou du Sud. [p. 106] MARCELLIN. Non, vous ne le devez pas. AVRELIAN. Des Barbares ne sont pas digne[s] d’une si merveilleuse personne: il faut l’envoyer à Rome, et que l’on y connaisse son visage aussi bien que sa vertu: elle ne serait pas indigne d’en porter la Couronne 217 . 214 Les sources littéraires nous amènent à croire que Zénobie s’enfuit vers la Perse sous l’escorte d’un petit nombre de soldats, sans ses enfants. 215 Sic (point d’interrogation). 216 Sic (point d’interrogation). 302 MARCELLIN. Lui donner Rome pour le lieu de son bannissement, et encore avec honneur? AVRELIAN. C’est un Théâtre digne de sa gloire: qu’elle y vive heureuse: et s’il se peut: honorée. MARCELLIN. Ce n’est pas là ce que désire le Sénat, ni ce que demande l’armée. AVRELIAN. Que demande l’Armée? Que désire le Sénat? [p. 107] MARCELLIN. Ce que vous leur avez promis de cette Femme. AVRELIAN. Et quoi? MARCELLIN. Qu’elle meure. AVRELIAN. Qu’elle meure, Bons Dieux 218 : j’aimerais bien mieux qu’elle vécût 219 parmi les Barbares. MARCELLIN. Mais qui vous donne cette pensée? AVRELIAN. J’y suis obligé. 217 Ce sentiment d’Aurélien n’est pas conforme à l’histoire. Il est probable que l’empereur voulait emmener Zénobie à Rome afin de l’exhiber au public dans son défilé de triomphe. 218 Sic (deux-points). 219 Dans l’édition de Targa, le verbe est écrit «vesquit», l’imparfait du subjonctif de «vivre» dans le français classique. 303 MARCELLIN. Et comment? AVRELIAN. Par mes lettres qui m’engagent 220 , et de votre avis à la laisser vivre avec les siens. [p. 108] MARCELLIN. C’était une condition de paix qu’elle a refusée, et qui n’oblige plus le vainqueur. AVRELIAN. Son mérite nous y doit obliger plus que ma promesse: il vaut mieux que sa vie soit glorieuse chez quelque nation barbare 221 , que sa mort honteuse à notre Empire. Être Femme, vertueuse et Reine, sont-ce des qualités criminelles qui puissent autoriser cette cruauté? MARCELLIN. C’est une criminelle d’État: ordonnez de son supplice, ou, pour le moins, de ses Juges. AVRELIAN. Dites que c’est une Héroïne, une véritable Amazone. 220 Il s’agit de la lettre, vue à la scène I, 2, dans laquelle Aurélien promet à Zénobie d’épargner sa vie et celle de ses enfants en échange de la reddition de son armée. 221 Selon l’Histoire Auguste, Aurélien permit à Zénobie de finir ses jours dans une villa à Tabur (Tivoli) à l’est de Rome (Scriptores, Tyranni: 30.27). Selon le chroniqueur Zosime, l’armée romaine exigea l’exécution de Zénobie. Nous n’avons trouvé aucune indication que le Sénat fut du même avis. Il est probable qu’Aurélien refusa de la faire mourir à cause de quelques sentiments chevaleresques qui le firent regimber devant l’exécution d’une femme. «Mais pour en revenir à notre sujet, il y eut cependant un grand tapage parmi les soldats, qui réclamaient tous le châtiment de Zénobie. Mais Aurélien, jugeant déshonorant de tuer une femme, fit mettre à mort la plupart de ceux qui l’avaient conseillée lorsqu’elle avait provoqué, préparé, mené la guerre, et réserva cette femme pour son triomphe, afin de l’exposer aux yeux du peuple romain», Histoire Auguste, Aurélien: 30.1-2. En dépit de sa réputation de cruauté, Aurélien se montra clément envers beaucoup de ses ennemis, adoucissant leurs châtiments et leur permettant même de vivre en splendeur. Ce fut le cas avec Zénobie, l’empereur gaulois Tétricas et le successeur de Zénobie, Antiochus. 304 MARCELLIN. Avez-vous oublié déjà les crimes dont vous venez de l’accuser vousmême? [p. 109] AVRELIAN. Avez-vous oublié comme elle s’est justifiée, et ce que notre Empire doit à sa Couronne, et aux grands faits d’armes de son mari? 222 MARCELLIN. Votre clémence rendra vos civilités suspectes, et l’on croira qu’une secrète passion vous intéresse en son salut: on rejoindra votre ancienne recherche au bon traitement que vous lui faites, et on en tirera des conséquences désavantageuses. AVRELIAN. Quelles conséquences? MARCELLIN. Que vous l’aimez 223 . AVRELIAN. Quand il serait vrai, est-elle moins aimable parce qu’elle est infortunée? MARCELLIN. Ayant forfait contre l’Empire, elle ne doit pas [p. 110] être aimable à l’Empereur. AVRELIAN. Sa beauté ni mes sentiments ne relèvent pas de ma Couronne. 222 C’est une allusion à la défense de l’Empire romain de la part d’Odenat qui repoussa les Perses en 262. 223 Le thème de l’amour, présenté à la première scène de la pièce, est mis bien en vue par d’Aubignac au cours de ces dernières scènes. Toutes les actions d’Aurélien dans le cinquième acte seront motivées par son amour pour Zénobie, ce qui n’est pas du tout conforme à l’histoire. Dans la Zénobie de Magnon, Aurélien menace d’exécuter Zénobie et Zabas si Odénie refuse de l’épouser (IV, 5). 305 MARCELLIN. Seigneur, on en parlera mal. AVRELIAN. En mal parler, c’est se mettre au point de ne parler jamais 224 . MARCELLIN. Mais on dira que vous projetez d’élever dans le Trône des Romains leur Ennemie, vaincue, captive, leur esclave. AVRELIAN. Si quelqu’un le dit, on m’obligera de le faire, au lieu que maintenant je ne pense qu’à sa vie. MARCELLIN. Si vous souffrez qu’elle vive, le Sénat s’irritera. [p. 111] AVRELIAN. Nous l’apaiserons, comme autrefois, aux dépens des plus mutins. MARCELLIN. Et l’Armée? AVRELIAN. Et l’Armée de même. MARCELLIN. Vous ne l’apaiserez jamais: il vous faut tout dire, Seigneur, en cette occasion: ce n’est pas moi qui vous parle, ce sont tous vos Chefs, et tous vos Soldats: et ma voix est moins celle de Marcellin, que de tous les gens de guerre 225 . Quand nous avons ramené Zenobie, tous les vôtres ne parlaient que de son supplice: à peine ont-ils souffert qu’elle 224 Aurélien menace de mort quiconque médira de Zénobie. 225 Selon le chroniqueur Zosime, l’armée fut apaisée par l’exécution du philosophe Longin, un des conseillers de Zénobie (Stoneman, Palmyra and its Empire, p. 177). De même, les exécutions probables du général Zabdas et d’autres Palmyréniens servirent à réduire la tension entre l’empereur et ses soldats. 306 ait passé vive au milieu d’eux, et jamais un autre que moi ne vous l’eût remise entre les mains: ils sont enragés de n’avoir surmonté qu’une Femme après un si long temps, et de si notables travaux: ils la nomment téméraire, rebel-[p. 112]le, criminelle, et ne la peuvent considérer comme un légitime Ennemi: [i]ls croient tout désavantageux en cette guerre, et que même dans leur victoire, il y a quelque tache qui ne peut être effacée que par la mort de cette femme: et si je me connais bien aux sentiments d’une Armée, vous en devez craindre une révolte générale et périlleuse à votre personne 226 , Valere a tout vu, vos Prétoriens sont les plus irrités: vous savez leur pouvoir et leur audace, et qu’ils n’ont presque jamais perdu le respect sans perdre les Empereurs. Jugez de ce Conseil par celui qui vous le donne. Qu’il vous souvienne des Empereurs que les Prétoriens ont assassinés 227 , de ceux qu’ils ont établis par caprice, et qu’autrefois ils ont vendu l’Empire au plus offrant comme un simple héritage 228 . AVRELIAN. Elle ne mourra pas néanmoins comme l’Armée désire: elle est innocente 229 , et la vie lui sera conservée. MARCELLIN. À quel dessein? 226 Avant le règne d’Aurélien, un grand nombre d’empereurs romains furent assassinés par leurs propres soldats: Gaius (Caligula), Galba, Vitellius, Pertinax, Jidius Julianus, Caracalla, Geta, Macrinus, Elagabalus, Severus Alexander, Maximinus I, Balbinus, Pupienus, Gordian III, Trebonianus Gallus, Aemilian, Gallienus et Postumus. 227 Aurélien lui-même fut assassiné par des officiers de sa garde prétorienne, mais son meurtre n’avait rien à voir avec le traitement préférentiel qu’il accorda à Zénobie. 228 Faute de règles constitutionnelles gouvernant la succession, Rome connut de fréquents changements d’empereurs. L’autorité politique fut étroitement liée à la victoire militaire, comme l’écrit Watson: «Already by the reign of Tiberius, the military salutation imperator, by which the armies of Rome traditionally greeted their victorious generals, had become an imperial monopoly and each new emperor dated the official inauguration of his reign (dies imperii) from the moment he was acclaimed imperator by the troops, rather than from when the senate ratified his powers», Aurelian and the Third Century, p. 3. 229 Cet énoncé est surprenant étant donné les paroles d’Aurélien à la scène IV, 3. 307 [p. 113] AVRELIAN. Nous en délibérerons à loisir. MARCELLIN. Auriez-vous bien la pensée d’en triompher? 230 AVRELIAN. Ce serait bien assez pour la gloire de nos armes. Mais je ne vous expliquerai maintenant, ni mon dessein, ni ma pensée. MARCELLIN. Aurelian ferait cette injure à la Majesté Romaine? AVRELIAN. Scipion a bien voulu triompher de Sophonisbe 231 , et Auguste de Cléopâtre 232 . 230 Selon la plupart des sources littéraires, Aurélien arriva à Rome avec ses prisonniers en 273. Zénobie et Tétricas furent le spectacle central de son défilé de triomphe. «Le cortège triomphal défila dans toute la ville. Les prisonniers marchèrent en tête le front baissé vers le sol. La reine Zénobie était le plus beau joyau de ce cortège. […] Zénobie était ornée de bijoux. Ses chaînes portées par des domestiques soulevaient des exclamations dans la foule», Vanoyeke, Zénobie, pp. 264-265. Voir l’Histoire Auguste, Aurélien: 34.3. On raconte aussi que même avant son retour à Rome, Aurélien humilia Zénobie en l’exhibant dans les rues des villes principales de l’est afin de réduire toute compassion pour sa cause. 231 Sophonisbe (~235-~203) fut la reine de Numidie. Après la défaite du roi Syphax (mort en ~202), le général romain Scipion (~235-~183) exigea que Sophonisbe lui fût livrée pour faire partie de son triomphe. Cependant, la reine se suicida avec le poison que son deuxième époux, Massinissa (~238-~148), lui avait envoyé. Au dix-septième siècle, le personnage de Sophonisbe inspira la tragédie de Mairet et celle de Pierre Corneille. 232 Il s’agit de Cléopâtre VII, reine d’Égypte de ~51 à ~30, et d’Octave (Auguste), le premier «princeps» romain ou empereur de ~31 à 14. Après la mort de Jules César (~101-~44) dont elle fut la maîtresse, Cléopâtre épousa Marc Antoine (~83-~30) qui fit partie du deuxième triumvirat avec Lépide (mort en ~13) et Octave. Le rêve de Cléopâtre et de Marc Antoine d’un grand empire oriental menaça Octave qui déclara la guerre à la reine d’Égypte. Octave les vainquit tous deux à Actium en ~31. Après le suicide de Marc Antoine, et craignant le triomphe d’Octave, Cléopâtre se donna la mort, empoisonnée par un aspic. 308 MARCELLIN. Ils ne l’eussent pas fait, et les Romains ne l’eussent jamais permis: vous le voulez maintenant comme eux, et vous ne le ferez pas non plus qu’eux: voudriez-vous qu’aux grandes qualités d’Aurelian Dompteur des Gaulois, [p. 114] des Marcomans, des Sarmates, vainqueur de l’Orient, on ajoutât, et Triomphateur d’une Femme? 233 AVRELIAN. Il ne faut pas considérer le sexe de son Ennemi, mais la valeur: elle avait un cœur, et faisait des actions d’homme, Zenobie en triomphe, mais Zenobie victorieuse des Perses, des Cyriens, et même des Romains; mais Zenobie triomphante de plusieurs Rois ne me serait pas moins honorable que le Roi Persée à Paule Emyle 234 : un Prince lâche, et qui se serait mal défendu n’en serait pas une si juste matière. MARCELLIN. Après tout, c’est une femme. AVRELIAN. Mais généreuse. MARCELLIN. Mais belle, et l’on dira que vous la réservez moins à votre triomphe, que vous ne vous préparez au sien; avant que d’être à Rome, ses [p. 115] yeux auront triomphé de vous: et quand vous y serez arrivé, votre cœur ne pourra triompher d’elle. 233 Parlant de Zénobie, Watson écrit: «The emphasis on her femininity somewhat detracted from the glory of Aurelian’s achievement in defeating her», Aurelian and the Third Century, p. 85. Pour cette raison, l’auteur de l’Histoire Auguste brosse de la reine un portrait d’une Amazone dangereuse que l’empereur réussit à vaincre. 234 Il s’agit de Lucius Aemilius Paullus (~227-~160), homme politique romain qui devint consul en ~168. Il vainquit Persée (v. ~212-v. ~165), le dernier roi de Macédoine, qui mourut en captivité à Rome. 309 AVRELIAN. Enfin je veux qu’elle vive, et je vous ordonne Marcellin de lui faire entendre vous-même, qu’elle ne mourra point 235 , mais ne lui parlez pas du triomphe. J’arrêterai bien cette petite mutinerie des Soldats. ************************************************* SCÈNE VII. MARCELLIN, VALERE. MARCELLIN. L faut Valere, il faut apporter quelque remède au danger qui menace l’Empereur. Les Prétoriens ne consentiront jamais à la vie de cette Femme, mais sa générosité suffira pour la faire mourir 236 . Il ne faut qu’adroitement lui [p. 116] faire peur du triomphe. Quand ses premières larmes seront écoulées: je la reverrai seul. Il lui faut un peu laisser considérer l’excès de son malheur, afin qu’elle appréhende tout. Fin du quatrième Acte. 235 La seule source littéraire qui parle de l’exécution de Zénobie est la Chronique de Malala (VI e siècle). L’historien grec raconte qu’après le défilé de triomphe, Aurélien fit décapiter sa prisonnière (Stoneman, Palmyra and its Empire, p. 177). 236 C’est la deuxième allusion au suicide de la part de Zénobie dans l’acte IV. I 310 [p. 117] ACTE V. ************************************************** SCÈNE PREMIÈRE. ZENOBIE, ILEONE. ZENOBIE. Je n’ai plus rien à savoir, Ileone, car je n’ai plus rien à craindre: si l’un n’a rendu les armes qu’avec l’esprit, j’ai vu l’autre combattre jusqu’au dernier soupir de la vie, et tous deux pour ma défense 237 . Ha! je ne saurais plus retenir le cours de mes larmes, laissez-moi seule afin que je pleure. ILEONE. Souffrez, Madame, que je pleure avec vous, [p. 118] si je ne puis essuyer vos larmes. ZENOBIE. Vous voulez donc que je contraigne ma douleur, ou que je vous découvre ma faiblesse. ILEONE. Souvent les Héros ont arrosé de leurs larmes le tombeau de leurs amis. ZENOBIE. Combien faut-il donc que j’en donne aux cendres de Zabas et de Timagene? si je pleure avec excès, ce n’est pas une faiblesse, mais un devoir. Je crois ce que vous m’avez dit 238 , et je sais bien ce que j’ai vu. Quoi? ma chambre est encore teinte de sang de Zabas. J’ai porté 237 Il s’agit, bien entendu, de Zabas et de Timagène, respectivement. D’Aubignac emploie cette même tournure de phrase, par laquelle il juxtapose ces deux personnages, deux fois de plus dans la même scène. Voir les notes 242 (V, 1) et 243 (V, 1) qui identifient ces deux exemples. 238 C’est une allusion aux paroles d’Iléone à la scène I, 3. Parlant de l’amour des deux généraux pour Zénobie, elle affirme: «C’est la plus noble, la plus respectueuse, et la plus obligeante passion qui fût jamais.» 311 des armes toutes rouges de celui de Timagene, et je pourrais demeurer insensible? Que la vertu soit retranchée du nombre des choses louables, plutôt qu’un si juste ressentiment. Ô déplorable condition d’une Reine dépossédée. Voilà tout ce que je puis maintenant pour payer les nobles exploits de ces deux grands personnages. Pleure donc et soupire, Zenobie, souffre autant pour leur mort qu’ils [p. 119] ont souffert pour t’en garantir. Que ton âme sorte par tes yeux en les regrettant, comme la leur est sortie par leurs plaies en te protégeant. ILEONE. Fut-il jamais une fidélité si rare, une amitié si sainte, une valeur si grande, un 239 amour si merveilleux, deux hommes si parfaits? ZENOBIE. C’est un aveu que leur mort exige maintenant de ma vertu. ILEONE. Confessez-le encore, Madame, s’ils n’ont pas reçu votre affection, ils l’avaient bien méritée, et si vous avez condamné leur passion, c’est que vous ne la connaissiez pas. ZENOBIE. Pensez-vous que je connaisse l’estime que j’en ai faite moi-même? Comment la puis-je qualifier? d’amitié: Ha c’était quelque chose de plus: leur mérite extraordinaire demandait une reconnaissance de même; d’amour? non c’était quelque chose de moins: ma vertu jamais [p. 120] n’a pu se relâcher jusque-là. C’était un sentiment qui n’avait point les froideurs de l’amitié, ni les désordres impétueux de l’amour: Mais le puis-je dire Ileone? je sens naître en ce moment quelque nouvelle tendresse pour eux. Serait-il possible que la douleur de leur perte me découvrit quelque mouvement favorable à leurs désirs, qui jusqu’ici m’eût été caché? les ténèbres de la mort pourraient-elles bien 239 L’édition originale emploie l’article indéfini «une», bien que l’adjectif «merveilleux» soit écrit à la forme masculine. Au dix-septième siècle, le mot «amour» était d’un genre incertain, Nous avons décidé de remplacer «une» par «un» plutôt que de changer «merveilleux» en «merveilleuse» puisque la scène I, 3 parle d’«un amour si généreux». 312 allumer le flambeau de l’amour? non certes, mais leur âme dépouillée maintenant du fardeau de la corruption, me découvre plus clairement la pureté de leur zèle: ou plutôt mon âme, qui ne les regarde plus sous cette masse corporelle qui s’opposait à mes sentiments 240 , croit être plus libre en la reconnaissance qu’elle doit à leur généreuse affection. Étranges effets de la faiblesse humaine! Nos biens ne nous sont jamais si connus, ni si chers, qu’après les avoir perdus 241 . Honnête sévérité de mon sexe, sainte vertu que je n’ai pas seulement profanée du penser, vous pouvez souffrir en mon âme quelques tendresses dont vous me rendiez incapable. Je ne vous trahis pas pour aimer les Manes de ces deux Héros: les droits de la pudeur ne s’étendent pas jusque [p. 121] dans la sépulture. Et l’on ne peut blâmer une Femme qui n’aime que quand elle ne saurait faillir. Hélas! quand plutôt j’aurais été capable de quelque autre sentiment pour eux, aurait-il été possible d’en faire le choix? ILEONE. Il est vrai, Madame, qu’ils étaient bien égaux de naissance et de valeur, de travaux et de victoires, d’amour et de respect. ZENOBIE. Et dites encore, ce qui me tue, égaux en la mort: l’un périt où je dois être, et l’autre où je suis, et tous deux en même temps 242 : la gloire ni les prétentions de l’un n’ont pas eu plus de durée que de l’autre: je n’ai pas été seulement aux termes de préférer le vivant au mort. Voilà, Fortune, la seule grâce que tu m’as faite: tu ne m’as pas voulu réduire au point de faire un choix, que je ne pouvais jamais faire avec justice, et que je ne devais jamais faire par raison. Mais, ô Fortune, que n’astu fait ce choix toi-même plus heureusement? Il m’en fallait [p. 122] au moins laisser un des deux, et j’aurais eu la liberté de le préférer à celui qui n’aurait plus rien prétendu dans le monde, il m’aurait consolée de l’autre, et réparé les pertes que je fais avec tous les deux. Ha! je vois bien que le destin m’a voulu détruire entièrement. On ne 240 D’Aubignac nous rappelle l’aversion qu’éprouva Zénobie pour les rapports sexuels, ne les endurant que pour le but de la conception. 241 Voici la deuxième sentence qui se trouve dans la pièce. 242 Voir la note 237 (V, 1). 313 doit pas condamner l’abondance de mes larmes. Je pleure moins pour ceux que j’ai perdus que pour moi-même. Je pleure toutes mes infortunes dans la perte des moyens qui m’en pouvaient sauver. Vous me voyez accablée sous le débris de mon trône, veuve désespérée, Mère désolée, et Reine soumise à la merci de mes Ennemis, parce que je suis vaincue, et je suis vaincue parce que je me trouve seule. Timagene est mort en me protégeant, je ne suis plus libre. Zabas est mort en défendant la dernière ville de mes États, je ne suis plus souveraine 243 . Mourons donc esclave et dépossédée, suivons avec courage ceux que je ne puis survivre avec ma première splendeur 244 , leur amour ne sera plus un secret nécessaire dans les champs Elizées, et la vertu ne sera point offensée, que je révère 245 entre les Demidieux, ceux que je ne pouvais aimer entre les hommes. ************************************************* [p. 123] SCÈNE II. ZENOBIE, ILEONE, DIOREE, MARCELLIN. ZENOBIE. Troublerez-vous jusqu’à mes soupirs, Diorée. DIOREE. C’est Marcellin qui demande à vous voir, Madame, et de la part de l’Empereur. MARCELLIN. Madame, la qualité de votre Ennemi, et le plus grand de tous, puisque je vous ai porté le dernier coup de malheur: ne m’ôte pas les 243 Voir la note 237 (V, 1). 244 C’est une autre allusion au suicide. Souvent, au dix-septième siècle, le verbe «survivre» était transitif: «Vaugelas (I, 267; II, 315) déclare survivre quelqu’un et survivre à quelqu’un également bons; il en laisse le choix à l’oreille; l’Académie exige survivre à lorsque ce verbe régit un nom de chose, et l’admet sans préposition lorsque le régime est un nom de personne », Haase, Syntaxe française, § 59, p. 138. 245 C’est-à-dire «du fait que je révère». 314 sentiments de l’humanité, ni la compassion que peut donner le pitoyable état d’une Reine [p. 124] de votre mérite. Mais en vous apportant les ordres de l’Empereur, je prévois bien que votre générosité rejettera clémence, et en condamnera les secrètes intentions 246 . ZENOBIE. Et que m’ordonne l’Empereur, de mourir? MARCELLIN. Non, mais quelque chose de pis. ZENOBIE. La nature pourtant ne connaît rien de plus cruel: il est vrai que la sévérité d’Aurelian n’a pas établi ses limites dans la nature, ni dans la raison. Mais encore, quelle est votre charge? MARCELLIN. Il vous ordonne de vivre, Madame, et trouvez bon que par respect je n’achève point le reste: je ne puis vous dire ce que vous devez craindre, et ce que vous ne souffrirez pas: une vie glorieuse, comme la vôtre, aura toujours prêt le secours de sa vertu pour la délivrer de la honte. [p. 125] ZENOBIE en soi-même 247 . On veut pénétrer dans tes sentiments, Zenobie, cache ta vertu si tu veux qu’elle te sauve. MARCELLIN en soi-même . Elle consulte, elle s’étonne, nous pouvons tout espérer. 246 Marcellin essaie de convaincre Zénobie que le suicide soit préférable au triomphe d’Aurélien. Dans la Zénobie de Magnon, c’est Rutile qui joue ce rôle (V, 2). 247 La pièce de Magnon comporte deux apartés semblables, bien qu’ils ne soient pas consécutifs: [Rutile, bas] «Sauvons en les trompant la gloire de mon maître»; [Zénobie, bas] «Cachons nos sentiments» (V, 3). 315 ZENOBIE. En vérité, vous me surprenez, Marcellin, car l’Empereur me traite avec tant de bonté que, je n’en puis rien attendre que de favorable: il me rend mes Trésors et mes enfants. MARCELLIN. Ce sont les plus pompeux ornements de son triomphe, que vous lui gardez vous-même. ZENOBIE. Je ne dois pas néanmoins abandonner les biens qu’Aurelian me donne, ses faveurs sont assez rares pour être chères. Il m’exempte de la mort, peut-être qu’il m’exemptera de l’ignominie. Et puis la grandeur des Romains ne jugera pas une femme digne de leur triomphe. J’y serais [p. 126] moins le témoignage des faiblesses de mon sexe, que de la honte de votre Empereur 248 . MARCELLIN. Si la mort de Sophonisbe n’eût été donnée comme une récompense d’honneur à Massinisse 249 , qu’en aurait fait Scipion? Et sans la vertu de Cléopâtre, Auguste en aurait triomphé. Zenobie, dont le trône fut plus illustre que de ces deux Reines n’aura pas une sépulture moins honorable: vous avez le sang de Cléopâtre: vous en auriez les sentiments. Elle a terni les brillants de sa Couronne par des défauts 250 dont vous êtes incapable 251 , et vous ne contaminerez pas la vôtre par une tache éternelle dont elle se voulut bien garantir en mourant. ZENOBIE. Ce n’est pas éviter un mal, que d’en prendre un plus grand pour remède. 248 De nouveau, il s’agit de l’idée que le sexe de Zénobie diminue la gloire de la conquête de Palmyre par Aurélien. 249 Massinissa fut le roi des Numides orientaux et le deuxième époux de Sophonisbe. Il fournit le poison que sa femme utilisa pour échapper au triomphe de Scipion. 250 Il s’agit sans doute des liaisons qu’elle eut avec Jules César et avec Marc Antoine. 251 Par contraste avec Cléopâtre, Zénobie vécut dans la chasteté. 316 MARCELLIN. Zenobie ne redoutera pas une mort nécessaire [p. 127] à sa gloire, après l’avoir cherchée cent fois dans le sein des bataillons. ZENOBIE. Je l’aurais courageusement reçue de la main de mes Ennemis, mais je la crains de la mienne. MARCELLIN 252 . Quand la mort est un bien, il vaut mieux en être redevable à soimême, qu’à ses Ennemis. ZENOBIE. Quand la vie est un plus grand mal que la mort, il faut plus de vertu pour vivre, que pour mourir. MARCELLIN. Le sage se doit toujours exempter des malheurs extrêmes, quand il les prévoit. ZENOBIE. Le courageux les méprise, et pour montrer qu’il est plus fort, il les attend. [p. 128] MARCELLIN. Ha! que cette lâcheté de Zenobie, m’épouvante, et j’en ai honte pour elle: je n’avais pas cru seulement être obligé de vous découvrir ce que vous deviez faire, et je devais avoir la peine de vous empêcher de mourir en ma présence: vous êtes indigne d’avoir été vaincue par Marcellin, et vous êtes indigne qu’Aurelian triomphe de vous, puisque vous y pouvez consentir. Non, non, Madame, ne considérez point la chute que vous avez faite, l’échange d’un Sceptre en des chaînes, vos dignités anéanties, l’affront qu’on vous prépare, ni les regrets éternels qui vont accompagner votre vie méprisée, nécessiteuse et chargée d’autant d’incommodités, que d’opprobres. Mais puisque vous le 252 Voici quatre sentences prononcées successivement par Marcellin et Zénobie. 317 voulez, allez à Rome, tout s’apprête à vous y bien recevoir, prenez les fers, suivez ce Char glorieux, que vous aviez ordonné vous-même pour y triompher. Servez de pompe à la vanité d’Aurelian, que vos enfants y soient à vos côtés enchaînés 253 , et moqués de la populace Romaine, vivez comme eux esclave de quelqu’un de nos Bour-[p. 129]geois. C’est un héritage propre aux enfants du valeureux Odenat, c’est une fin digne de Zenobie. ************************************************* SCÈNE III. ZENOBIE, ILEONE, DIOREE. DIOREE. Quelle furieuse pensée anime cet insolent? ILEONE. Les Dieux soient loués, Madame, de ce qu’il la remporte sans vous l’avoir jetée dans le sein. ZENOBIE. Voilà des effets de l’orgueilleux sentiment des Romains, ils ne veulent jamais vaincre à demi, ni partager leur gloire. Marcellin, qui [p. 130] m’a fait sa prisonnière de guerre ne peut souffrir qu’un autre en triomphe. ILEONE. Je suis d’avis, Madame, que personne d’entre eux ne vous parle que l’Empereur: car si pour vous avoir vue seulement une fois il vous 253 Le sort des enfants de Zénobie est incertain. Selon Zosime, Vaballathus accompagna sa mère en captivité dans son voyage de la Syrie à Rome (Watson, Aurelian and the Third Century, p. 84). Les enfants ne sont pas mentionnés dans le contexte du triomphe. L’Histoire Auguste indique qu’ils furent peut-être exécutés par Aurélien (Scriptores, Tyranni: 27.2). Ailleurs dans cette œuvre, cependant, nous apprenons que les enfants vécurent avec Zénobie dans sa villa à Tabur (ibid., 30.27). 318 conserve la vie, j’estime que le temps et votre mérite porteront bien plus loin cette bonne humeur. ZENOBIE. C’est bien dit, Ileone, je vous en donne la charge, retirez-vous donc l’une et l’autre, et m’envoyez seulement mes enfants, afin que je les embrasse, puisqu’il me les a rendus, et que je respire avec eux dans une si bonne espérance. ILEONE en soi-même . Mes appréhensions se dissipent, et ses enfants divertiront encore sa douleur. ************************************************* [p. 131] SCÈNE IV. ZENOBIE seule 254 . Tu dis vrai, Marcellin, celle qui fut assez courageuse pour attaquer les Romains, le doit être jusqu’au point de se soustraire à leur vanité. Tu venais sans doute ici pour découvrir le fond de mon âme, et donner des Gardes à mon courage, aussi bien qu’à ma personne. Usons bien du déguisement que j’ai fait, et de cette ombre de liberté qu’on me laisse: je me repentirais de ce que j’ai dit si mes desseins n’avaient démenti toutes mes paroles. Non, non, elles n’ont pas été des effets de lâcheté, mais des voiles pour cacher mon cœur: il fallait dissimuler pour sauver ma générosité de votre tyrannie: il le fallait encore pour guérir les soupçons d’Ileone, et l’éloigner de moi: son zèle et ses soins commen-[p. 132]çaient à m’irriter. Pourquoi me représenter le déplorable état de mes affaires? tu le vois, Marcellin, mais je le sens, et ma douleur me persuade bien mieux que tes raisons. Dès lors que j’ai pris les armes contre les Romains, j’ai résolu d’en triompher ou de mourir: votre fortune n’a pas souffert le premier, il faut que ma vertu fasse le second. Zabas et Timagene vous ont fait connaître qu’il y a 254 C’est le deuxième (et le dernier) monologue de la pièce. D’Aubignac emploie ce procédé dramaturgique afin de révéler les intentions de Zénobie. Les conseils de Marcellin et son propre sentiment de l’honneur raffermissent sa résolution de se suicider. 319 des hommes ailleurs que chez les Romains. Et je veux être un exemple en faveur de notre sexe. Oui, oui, la Reine de Palmire sera mise au rang de ces Illustres Femmes 255 dont les charbons ardents et le poignard ont éternisé la mémoire. J’aurai pourtant cet avantage en mourant comme les Romaines, qu’elles n’avaient jamais vaincu les Romains comme moi. ************************************************* [p. 133] SCÈNE V. ZENOBIE, TIMOLAVS, HERENNIAN. ZENOBIE. Ha mon fils! TIMOLAVS. Madame, que désirez-vous? 256 ZENOBIE tout bas 257 . Que vous mouriez avec moi, s’il est possible, et votre frère aussi: Ils sont nés Rois, souverains de tant de Princes, et de nations, et bientôt ils vivront Esclaves de quelques Bourgeois de Rome? ils ont eu droit 255 C’est une allusion aux Femmes illustres; ou Les Harangues héroïques (première partie, Paris, Sommaville et Courbé, 1642; seconde partie, Paris: Quinet et de Sercy, 1644), collection de portraits fictifs de femmes dans l’histoire, dans le mythe et dans la légende. L’ouvrage fut publié sous le nom de Georges de Scudéry mais fut probablement écrit par sa sœur, Madeleine de Scudéry. Parmi les femmes qui y sont louangées est la reine de Palmyre. Voir les ouvrages suivants: Tallemant, Historiettes, t. I, p. 686; Caren Greenberg, «The World of Prose and Female Self-Inscription: Scudéry’s Les Femmes illustres», L’Esprit créateur, 23 (1983), pp. 37-43; Katharine Ann Jensen, «Madeleine de Scudéry (1607-1701)», in French Women Writers: A Bio-Bibliographical Source Book, éd. Eva Maritin Sartori et Dorothy Wynne Zimmerman, New York: Greenhouse Press, 1991, p. 431. 256 Ni Timolaus ni Herennian ne figurent dans la pièce en vers de Magnon. Herennian est un personnage muet. Ce détail n’est pas indiqué sur la liste des «Acteurs». Pourtant, d’Aubignac y donne ce renseignement pour Valère et Jule. 257 Cet aparté comporte cent trente et un mots. Les longs apartés ne sont pas rares au début du dix-septième siècle (Scherer, La Dramaturgie, p. 265). 320 de commander en Maîtres dans tout l’Orient, et bientôt ils [p. 134] auront pour Maîtres des gens indignes d’être leurs Esclaves? le dois-tu souffrir, Zenobie, si tu peux l’empêcher? Et ne peux-tu pas l’empêcher puisqu’ils sont encore entre tes mains? Tu leur as donné la vie, donne-leur la mort, ce dernier présent vaudra mieux que le premier. Tu les as mis au monde pour commander, et les Dieux ne l’ont pas voulu. Ôte-les du monde afin qu’ils ne servent jamais; tu n’as besoin pour cela que de courage, oui mourons, et qu’ils meurent avec nous. TIMOLAVS. On dit, Madame, que vous nous demandez, et quand nous approchons, vous vous éloignez de nous sans parler 258 . ZENOBIE 259 . Que d’inutiles résolutions! comment les faire mourir, si je ne puis mourir moi-même? on me veille de trop près, et les miens autant que mes Ennemis: je ne saurais me servir du fer ni du poison sans me découvrir. Hélas on feint de me laisser libre, et je n’ai pas seulement la liberté de mourir. Mais, ô trop aveugles soins de mes Ennemis: je n’ai qu’à me priver de [p. 135] nourriture durant quelques jours 260 , et je serai Maîtresse de ma personne, et de vos desseins: en feignant de vivre, il m’est aisé de mourir. Ah cette mort est trop lente, et les jours qu’il y faudrait consommer seraient des jours de servitude: Aurelian vainqueur triompherait cependant de Zenobie vivante. Ne saurais-je donc mourir sans vivre trop longtemps pour sa gloire? Il y a mille 258 Ces paroles de Timolaus permettent à d’Aubignac d’appliquer sa troisième règle concernant l’emploi des apartés. Dans sa Pratique du théâtre, il écrit: «S’il arrive que le temps consumé par l’un des Acteurs à faire son A-parte, soit sensible à l’autre, il faut que celui-ci dise aussi quelque parole d’étonnement sur la rêverie de celui qui a parlé le premier […]», p. 377. 259 Ce discours, jusqu’à la fin de l’avant-dernière phrase, constitue un aparté. Contenant deux cent quinze mots, c’est le plus long aparté de la pièce. 260 Il se peut que d’Aubignac prenne cette idée de Zosime ou de l’historien et du canoniste grec Jean Zonoras (mort v. 1130). Tous les deux racontent que Zénobie mourut en captivité à Rome, soit d’une maladie, soit d’inanition causée par une grève de la faim (Watson, Aurelian and the Third Century, p. 83). Les paroles de Zénobie sont semblables dans la pièce de Magnon: «Je n’ai qu’à me priver des soutiens de la vie [...]» (V, 4). 321 autres chemins qui nous peuvent conduire à la mort, je pourrais employer mes cheveux à ce bon office 261 : mais il me sera libre et facile de me précipiter du haut de mon Palais, et d’entraîner mes enfants avec moi: nous sommes déjà tombés du Trône, il faut qu’une autre chute ajoute à la perte de nos dignités celle de notre vie 262 . Encourageons-les seulement, autant que nous le pourrons: Ils ont fait paraître dès le berceau mille petits mouvements dignes de leur naissance 263 . Venez ça mes enfants, savez-vous bien que nous sommes maintenant Esclaves des Romains? TIMOLAVS. Oui, Madame, et j’en suis au désespoir. [p. 136] ZENOBIE. Savez-vous bien que l’on vous doit mener en Triomphe avec les fers aux pieds et aux mains, et que c’est le plus honteux et le dernier outrage que puisse recevoir un Prince? TIMOLAVS. On me l’a dit souvent, et je le crois. ZENOBIE. Apprenez donc qu’on ne peut l’éviter qu’en mourant: et puisque vous portez dans les veines le sang de ce fameux Prince de Palmire, ayez un cœur digne de votre père et de Zenobie. Il nous le faut aller voir dans les champs Elisées 264 , mais il y faut descendre avec honneur, il faut mourir: venez et suivez les pas de votre mère: Que je vous embrasse encore une fois par amour, avant que je vous embrasse pour vous précipiter à la mort. Mais qu’est-ce ci? Bons Dieux? un 261 Zénobie veut s’étrangler avec ses cheveux. 262 La Zénobie de Magnon exprime les mêmes sentiments à la scène V, 4: «Si du haut de mon trône on m’a bien fait tomber,/ Sous mon propre débris cherchons à succomber; / Faisons chute sur chute, et périssant par l’une,/ Trébuchons par courage, en tombant par fortune,/ Et me précipitant du haut de mon Palais,/ Montrons que la vertu ne s’étonne jamais.» 263 C’est la fin de l’aparté puisque Zénobie pose une question à ses enfants dans la phrase suivante. 264 Le mot est écrit «Elizées» à la scène V, 1. 322 poignard? 265 Ah l’heureux secours de mon désespoir, aveuglement favorable de ceux qui ne l’ont pas vu: mais imprudence avantageuse de ceux qui n’en ont rien appréhendé. On a cru peut-être que c’était un ornement innocent à cet âge, [p. 139 = p. 137] mais 266 la mère a droit de se servir du bien de ses enfants. Voilà, voilà sans doute l’effet de nos dissimulations, ayant tous perdu la crainte ils ont perdu les soins importuns qu’ils avaient de ma personne. Vous me donnez donc, mon fils, les moyens de mourir, et je vous ai donné la vie; mais vous me rendez plus que vous ne me devez: la mort que je recevrai maintenant sera couronnée des glorieuses lumières de l’immortalité, et la vie que vous tenez de moi sera peut-être environnée des ténèbres de la servitude et de la honte. Mais 267 pour les en garantir qu’ils meurent devant moi: Assurons-nous d’eux: la faiblesse de leur âge pourrait trahir mes espérances: ces petits mouvements de générosité ne sont pas encore assez bien affermis pour aller jusqu’au bout. Ne laissons point leurs libertés en péril: arrachons à nos Ennemis ce que nous avons de plus cher: il me sera nécessaire après de mourir quand je n’en aurais pas le courage. Mais, ô tendresse de mère, pourquoi vous opposez-vous aux sentiments d’une Reine? suis-je pas plus obligée de leur conserver la grandeur, que la vie? Que ne suis-je née parmi des Barbares, ou que n’en ai-je le cœur pour un moment? Mais faisons par la raison ce que d’autres ont fait par la fureur. Arrêtons les [p. 137 = p. 138] mouvements de la nature et fermons les yeux. Je n’ai rien à faire qu’un coup de main: les grandes actions ne doivent pas être si longtemps délibérées. Frappons: Hélas qu’une mère donne bien plus facilement à son fils un baiser que la mort 268 , et que l’amour désarme 265 L’exhibition d’une épée nue est fréquente au théâtre pré-classique, mais elle sera bannie dans la seconde moitié du siècle (Scherer, La Dramaturgie, p. 414). 266 Dans l’édition de Courbé, il y a une erreur dans les paginations à partir du mot «mais». Cette page est numérotée 139 mais devrait être 137. C’est la page suivante qui est numérotée 137. Ensuite, les pages suivantes sont numérotées 138, 139, 140, 141 et 142, de sorte que le texte contient deux pages 139. 267 C’est à partir d’ici que commence le troisième aparté de la scène. Il comporte cent soixante-treize mots et se termine par le mot «fureur». 268 Scherer nous rappelle qu’à partir de 1635 environ, les meurtres ne sont plus représentés sur scène (La Dramaturgie, pp. 417-418). Dans ce cas, il s’agit de l’infanticide, qui serait encore plus choquant. Sur la dramaturgie du sang, voir l’article de Pierre Giuliani, «D’un XVII e siècle à l’autre: la question du sang sur 323 agréablement la fureur! 269 Vivez, mes chers enfants, et si la Fortune ne veut pas que ce soit en Rois, Vivez comme les Dieux voudront. Il ne faut pas vous dérober au malheur par le crime de votre mère, c’est assez qu’elle meure infortunée sans être parricide 270 : ce serait entreprendre sur votre vertu: c’est elle qui vous peut innocemment délivrer de vos Ennemis. Je l’espère, et je vous en donne l’exemple 271 : tirez ce fer de mon cœur pour en percer le vôtre, mêlez votre sang au mien, si je vous en ai donné pour vivre, je vous en donne maintenant pour vous obliger de mourir. TIMOLAVS. Hélas! la Reine est morte 272 , au secours. ZENOBIE. Tenez, mon Fils, et ne différez plus: votre vie ne sera pas longtemps en votre puissance, et votre Ennemi sera bientôt le maître de votre gloire. scène. Une mise en perspective», Revue d’Histoire Littéraire de la France, 104 (2004), pp. 305-323. 269 C’est la fin de l’aparté puisque Zénobie s’adresse à ses enfants à partir de la phrase suivante. 270 Le sens habituel de «parricide» est le meurtrier ou le meurtre d’un père, d’une mère ou de quelque autre parent proche. Le mot peut signifier aussi le meurtrier ou le meurtre d’une personne sacrée, comme un roi. Le mot a ici le sens d’«infanticide». 271 Zénobie se frappe d’un coup de poignard devant les spectateurs. Le suicide n’est pas défendu au théâtre du dix-septième siècle parce qu’il est considéré comme un acte «généreux». Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde (1648-1734) écrit: «Ceux qui prétendent qu’il ne faut jamais ensanglanter le théâtre ignorent ce que c’est que de l’ensanglanter; il ne faut jamais y répandre le sang de personne, mais on y peut verser le sien, quand on y est porté par un beau désespoir; c’était une action consacrée chez les Romains», cité par Scherer, La Dramaturgie, p. 418. Dans sa Zénobie, Magnon évite de faire voir le suicide de la reine. L’héroïne prend l’épée de Timagène et se sauve (V, 7). 272 Elle n’est pas encore morte puisqu’elle parle à Aurélien à la scène suivante. 324 ************************************************* [p. 138 = p. 139] SCÈNE VI. ZENOBIE, TIMOLAVS, HERENNIAN, AVRELIAN, RVTILE, IVLE. AVRELIAN. Ha Dieux que vois-je? le Prince avec un poignard? RVTILE. Emmenez-les, Valere. AVRELIAN. Et la Reine couverte de sang et mourante? Hé qui vous a fait résoudre, Madame, à cette dernière barbarie? ZENOBIE. Les conseils de Marcellin, ou plutôt le soin de ma gloire. Ha! s’il se pouvait faire que mes enfants. [p. 139 = p. 140] RVTILE. Elle rend l’esprit. AVRELIAN. Quoi! Marcellin m’a trahi? RVTILE. Que ses femmes n’entrent point que l’Empereur ne sorte 273 . AVRELIAN. Marcellin? et vous en êtes complice, Madame, ou plutôt seule coupable, puisqu’il ne pouvait rien exécuter que par votre main. 273 D’Aubignac veut terminer sa pièce et essaie de rendre vraisemblable l’absence des suivantes de Zénobie. Le dénouement rapide est une exigence de l’auteur, le caractère abrupt du dénouement de La Pucelle d’Orléans étant un exemple de l’application rigoureuse de cette règle. 325 RVTILE. C’est en vain que vous lui parlez, Seigneur, elle est morte. AVRELIAN. C’est le fruit de toutes mes sévérités passées: et mon humeur ordinaire a rendu ma clémence suspecte, et mes sentiments incroyables. Ha fierté Romaine! quel outrage as-tu fait à mes plaisirs? [p. 140 = p. 141] On sait bien qu’un homme ne se peut exempter d’une si juste et si tendre passion, et l’on veut qu’il en soit le maître absolu malgré les efforts de la nature qui l’entraîne, malgré les faiblesses de la raison qui l’abandonne. Peut-être qu’en cette occasion mes bons destins m’ont fait une grâce inconnue. La rage des Prétoriens trop insolents ne pouvait seulement approuver mon triomphe. Quelle espérance donc, qu’ils pussent jamais approuver de plus agréables desseins? Hé bien ! nous devons être tous satisfaits maintenant. Vous êtes morte, Zenobie, voilà ce que l’armée désire. Mais votre mort est un effet de votre vertu, vous le deviez faire ainsi. Aurelian ne sera pas contraint de vous mener en triomphe, et c’est ce qu’il avait promis secrètement à votre mérite et à son affection. ************************************************* [p. 141 = p. 142] SCÈNE VII. AVRELIAN, RVTILE, MARCELLIN. AVRELIAN. Regarde, perfide, regarde l’ouvrage de ton cruel artifice? 274 MARCELLIN. Dites le plus signalé service que je vous pouvais rendre. AVRELIAN. Détruire tous mes plaisirs, et les seuls que j’ai jamais souhaités, m’arracher le cœur, est-ce me servir? 274 Sic (point d’interrogation). 326 MARCELLIN. Je vous ai sauvé sur le bord du précipice. Les Prétoriens voulaient absolument la mort de cette femme, ou méditaient la vôtre. Conso-[p. 142 = p. 143]lez-vous de ce qu’elle est morte glorieuse: car elle serait morte en criminelle. AVRELIAN. Ha! ce n’est pas ainsi que tu dois rendre compte de ta commission: il faut que ce soit par la mort. RVTILE. Seigneur, à quoi pensez-vous? MARCELLIN. Cédons à sa première fureur 275 . AVRELIAN. Ha Rutile! c’est trop, laissez mon épée. Je veux mêler le sang de ce perfide à celui de cette Reine, et le coupable doit bien souffrir une peine aussi tragique, que l’innocente. Vengeons-la sur Marcellin, et puis vengeons-la sur nous-même 276 ; Immolons à ces Mânes par justice celui qui l’a perdue, et par amour celui qui ne l’a pas sauvée 277 . FIN. 275 Marcellin accepte son destin, se rendant compte de sa malfaisance. 276 Aurélien exprime son intention de tuer Marcellin et ensuite de causer sa propre mort. Toutefois, la tragédie se termine avec incertitude puisque le spectateur ignore si les projets de l'empereur seront réalisés. Ce procédé semble contredire la théorie de d'Aubignac concernant le dénouement complet. 277 À la dernière scène de la Zénobie de Magnon, la mort de la reine et celle de Zabas sont rapportées par Rutile. Aurélien annonce son intention d’exhiber Odénie et Timagène dans son triomphe (V, 7). 327 Ouvrages cités sur l’histoire de Zénobie Anonyme, Histoire Auguste, trad. François Paschoud, Paris: Les Belles Lettres, 2001, t. V, II e partie. - The Scriptores Historiae Augustae, trad. David Magie, 3 vol., Londres: William Heinemann, 1932. Browning, Iain, Palmyra, Londres: Chatto & Windus, 1979. Hughes-Hallett, Lucy, Cleopatra, Londres: Bloomsbury, 1990. Scudéry, Madeleine de, Les Femmes illustres; ou les harangues héroïques, première partie, Paris: Sommaville et Courbé, 1642; seconde partie, Paris: Quinet et de Sercy, 1644. Stoneman, Richard, Palmyra and its Empire: Zenobia’s Revolt against Rome, Ann Arbor: University of Michigan Press, 1992. Vanoyeke, Violaine, Zénobie: l’héritière de Cléopâtre, Neuilly-sur- Seine: Michel Lafon, 2002. Watson, Alaric, Aurelian and the Third Century, Londres: Routledge, 1999. 329 Index des noms cités (Lorsqu’il s’agit d’un nom de personnage, nous traitons seulement la figure historique.) Adrien, 226 Aemilian, 306 Aiguillon, duchesse d', 14, 18 Alexandre le Grand, 147 Aliénor d’Aquitaine, 88 Allar, 92 Alnwick, 43 Anne d’Autriche, 89 Antiochus, 251, 303 Apsaeus, 251 Aristote, 15, 41 Arnaud, 9, 11, 13, 14, 15, 16 Aulon, 57 Aurelianus, 226 Aurélien, 225, 226, 227, 228, 234, 235, 236, 251, 252, 253, 254, 256, 259, 262, 267, 268, 270, 271, 277, 279, 281, 282, 285, 302, 303, 306, 307, 309, 317 Aureolus, 291 Baby, 9, 11, 13, 15, 17, 18, 19, 99, 137, 140, 161 Bailly, 102 Balbinus, 306 Balzac, 18 Barnwell, 17 Baro, 10 Baudricourt, 57 Beauchamp, 53, 55 Beaufort, Edmund, 59, 91, 94, 95 Beaufort, Henri, 94 Beaufort, Henri de, 43 Beaufort, Jean, 94 Bedford, 61, 92 Benserade, 36 Bessin, 217 Bèze, 47 Blocker, 14, 43, 44, 70 Boer, 19 Boisrobert, 12, 15, 140 Boyer, 36 Brasillach, 51, 53, 71, 76, 82, 95, 105, 107, 112, 132 Bray, 11 Brézé, Pierre de, 91 Browning, 234 Burman, 113, 127 Caligula, 306 Candela, 108 Caracalla, 306 Castiglione, 43 Cauchon, 43, 63, 70, 71, 95, 99, 105, 112 Cayrou, 103, 175 Chapelain, 14, 18, 41, 47, 93, 218 Chappuzeau, 36 Charles IX, 13 Charles VI, 49 Charles VII, 42, 43, 49, 55, 57, 63, 91, 93, 103 Charpentier, 19 Chauffepié, 20 Chopinel, 101 Claude, 225, 226, 298 Cléopâtre, 36, 235, 251, 282, 307, 315 Clovis, 89 Colletet, 36, 37, 137, 140, 144, 145, 163, 168, 181, 198, 202, 204 Condé, 15, 16 Condorcet, 95 Conrart, 47, 143, 222 Conroy, 76, 297 330 Corneille, Pierre, 12, 17, 18, 19, 39, 41, 140, 224, 240, 307 Corneille, Thomas, 36 Cosnard, 11 Cottinet, 35, 139, 217 Courbé, 36, 216, 217, 218, 222, 319, 322 Couton, 13, 17 D’Estivet, 63, 95, 102, 124 Dalarun, 94 De Pure, 17, 39 Deierkauf-Holsboer, 38, 39, 142, 218, 219 Desert, 71 Desfontaines, 10, 11 Desjardins, 15, 17 Desmarets, 18 Diane, 245, 248, 288 Diderot, 43 Doncœur, 49 Donneau de Visé, 17, 19, 219 Du Haillan, 62, 75, 102, 108 Du Plessis-Richelieu, Nicole, 218 Dubois, 187 Duchesne, 77, 94 Dulong, 171 Dunois, 57, 62, 91, 93, 104 Elagabalus, 306 Élizabeth I re , 90 Ergaménès, 168 Euripide, 140, 145, 170 Faguet, 13, 19 Firmus, 268 Foresti de Bergame, 93, 94 Forestier, 32, 52, 83 Foyatier, 92 Franchetti, 43 Furetière, 148, 165, 201, 219, 222, 231 Galba, 306 Gallien, 291, 296, 298, 306 Geoffrey d’Anjou, 88 Geta, 306 Gilles, 42 Giuliani, 322 Glasdale, 68 Gois fils, 92 Gordian III, 226, 306 Green, 221 Greenberg, 319 Guillaume le Conquérant, 88 Haase, 36, 38, 45, 51, 66, 73, 107, 109, 159, 164, 171, 185, 192, 202, 206, 207, 231, 239, 243, 292, 313 Hadès, 195, 205 Hall, 32 Hammond, 12 Hardy, 129 Harlay de Champvallon, 19 Hawcroft, 12, 32 Hédelin, Claude, 13 Henri II, 88 Henri II d’Orléans, 93 Henri III, 222 Henri IV, 42 Henri V d’Angleterre, 43, 49 Henri VI, 49, 59, 61, 77 Henri VII d’Angleterre, 94 Heraclammon, 253 Herodianus, 260 Hérodien, 225, 295 Holofernés, 107 Homère, 16, 19 Horace, 13 Hughes-Hallett, 235 Huygens, 12 Irailh, 16, 19 James, 152, 164 Jean sans Peur, 90 Jeanne d’Arc, 14, 41, 43, 45, 49, 50, 51, 53, 54, 55, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 65, 67, 68, 70, 71, 73, 75, 76, 77, 81, 82, 86, 90, 92, 93, 95, 99, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 331 109, 111, 112, 113, 116, 118, 121, 124, 127 Jeanne de Bar, 108 Jeanne de Béthune, 108 Jeanne de Luxembourg, 108 Jensen, 319 Jidius Julianus, 306 Judith, 107, 108 Jules César, 307, 315 Justin, 13 Knecht, 218 Krumeich, 75 La Calprenède, 145 La Hire, 57, 91 La Mesnardière, 12, 36, 155, 210, 242 la Rochelle, 101 La Rochelle, 62 La Vallière, 11 La Varanne, 94, 108 Lagane, 187 Lancaster, 9, 11, 12, 15, 36, 37, 39, 93, 99, 140, 145, 165, 170, 176, 218, 219, 232, 246 Lemaistre, 63, 99 Léon XIII (pape), 94 Léris, 37 L'Estoile, 140 Livet, 13, 14, 18, 19, 20, 40 Longin, 270, 280, 299, 305 Longueville, 57, 93 Lorris, 101 Louis de Savoie, 14 Louis duc d’Orléans, 90 Louis VII, 88 Louis X, 222 Louis XI, 92 Louis XIII, 77, 158 Louis XIV, 158, 221 Loukovitch, 63 Luxembourg, Jean de, 55, 108, 109 Luxembourg, Louis de, 43 Maclean, 89, 298 Macrinus, 306 Magnon, 12, 15, 220, 224, 227, 228, 235, 236, 240, 243, 249, 254, 256, 259, 264, 266, 273, 276, 280, 285, 287, 298, 300, 304, 314, 319, 320, 321, 323, 326 Maillé-Brézé, 14, 16, 36, 40, 218 Mailly, 43 Mairet, 172, 307 Malala, 309 Malherbe, 66 Manchon, 70 Marc Antoine, 307, 315 Marcellinus, 251, 277 Marie d’Orléans, 92 Marot, 47 Massinissa, 307, 315 Maupoint, 11, 36 Maximinus I, 306 Mazarin, 11 Ménage, 16, 202 Mercié, 92 Michaud-Fréjaville, 92 Midi, 70, 95, 129 Minerve, 245 Mittman, 39, 141 Molière, 10, 32 Money-Kyrle, 147, 152, 168 Montjeu, 43 Morvan de Bellegarde, 323 Murray, 18 Neptune, 145, 147, 148, 150, 152, 153, 154, 155, 157, 162, 164, 165, 167, 168, 173, 176, 181, 184, 187, 191, 192, 195, 203, 209 Niceron, 16 Norman, 141 Numérien, 226 Océan, 204 Océanides, 204 332 Octave, 296, 307 Odenat, 224, 225, 233, 235, 260, 262, 282, 291, 294, 295, 296, 304, 317 Paré, Ambroise, 13 Paré, Catherine, 13 Parfaict, 11, 15, 37 Parke, 152 Pasquier, Estienne, 75, 102 Paullus, 308 Pernoud, 49, 57, 71, 118, 127 Perroy, 89 Persée, 308 Pertinax, 306 Petit, 102 Philippe V, 89 Pie X (pape), 94 Postumus, 306 Potter, 57 Poulouin, 93 Powers, 55, 93 Probus, 234, 268 Puget de La Serre, 42 Pupienus, 306 Quicherat, 49, 111 Quintillus, 226 Racine, 18, 32, 52, 83 Renouard, 35, 217 Richelet, 148, 165, 202 Richelieu, 12, 14, 16, 37, 40, 137, 140, 161, 218, 219, 249 Riffaud, 35, 39, 139, 217 Riquier, 127 Rotrou, 10, 39, 140, 172 Sackville-West, 43, 50, 71, 102 Saint-Géran, 13 Saint-Germain, 11 Saint-Sorlin, 18 Sapor, 262 Saussier, 35 Scherer, 9, 11, 36, 83, 99, 129, 155, 158, 162, 165, 166, 175, 178, 182, 188, 191, 194, 200, 204, 228, 249, 267, 319, 322, 323 Scipion, 307, 315 Scott, 106 Scudéry, Georges de, 319 Scudéry, Madeleine de, 16, 319 Serres, 42 Sévère, 238 Severus Alexander, 306 Soare, 140 Soleinne, 10, 11 Sommaville, 36, 39, 319 Sophonisbe, 307, 315 Stafford, 103 Sternberg, 9, 10 Stoneman, 233, 235, 260, 299, 305, 309 Suffolk, 68 Syphax, 307 Talbot, 56, 111 Tallemant, 16, 17, 18, 319 Targa, 14, 31, 32, 35, 37, 38, 47, 102, 109, 137, 138, 139, 143, 146, 165, 181, 187, 302 Tenagino Probus, 225 Térence, 16 Téthys, 204 Tétricas, 256, 297, 303, 307 Timagène, 225, 262, 287 Trebonianus Gallus, 306 Truchet, 42 Vabalat, 260 Vaballathus, 225, 233, 317 Valérien, 291 Valleran le Conte, 38 Vanoyeke, 251, 262, 271, 299, 307 Vaugelas, 36, 45, 202, 207, 313 Védier, 37, 99 Vergil, 94, 101 Victorine, 297 Victorinus, 297 Vitellius, 306 333 Waldman, 89, 105, 106 Warner, 76, 77, 94, 104, 116 Watson, 226, 253, 295, 306, 308, 317, 320 Xaintrailles, 56, 57, 91 Yolande, 56 Zabbai, 225 Zabdas, 225, 228, 259, 280, 299, 305 Zarucchi, 50, 89 Zénobie, 225, 226, 228, 233, 234, 235, 236, 237, 241, 250, 251, 254, 256, 259, 262, 267, 271, 280, 282, 285, 286, 290, 292, 294, 297, 298, 299, 301, 302, 303, 305, 306, 307, 308, 309, 312, 315, 317, 320 Zeus, 152, 195, 245 Zonoras, 320 Zosime, 259, 271, 299, 303, 305, 317, 320 055612 Auslieferung Juni 2012.indd 6 13.06.12 09: 13 Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG JETZT BES TELLEN! Antoine Houdar de La Motte Les Originaux ou L’Italien Édition établie par Francis B. Assaf Biblio 17, Band 198 2012, 76 Seiten €[D] 39,00 / Sfr 52,90 ISBN 978-3-8233-6717-8 La première pièce d’Antoine Houdar de La Motte (1672-1731), Les Originaux ou l’Italien, fut représentée le 13 août 1693, à l’Hôtel de Bourgogne. L’auteur était alors âgé de vingt et un ans. Ce fut un four si complet qu’il poussa Houdar, dit-on, à se retirer à la Trappe. Mais en est-ce vraiment là la raison ? C’est ce que nous tentons d’élucider dans l’introduction à la présente édition critique. Pourtant, Les Originaux, qui contient nombre d’évocations du théâtre de Molière et peut donc se considérer comme un hommage au grand comique, se révèle à la lecture fort divertissant, dans la tradition de la Commedia dell’arte, qui a fortement inspiré Molière, explicitement imité et loué avec chaleur et même affection dans Les Originaux. Les personnages et les dialogues des scènes écrites font rire, mais le texte parle aussi à l’imagination dans les scènes à canevas, en appelant le lecteur à imaginer le jeu et les paroles des acteurs et donc à participer à la production de la pièce. La boucle est bouclée, pour ainsi dire, avec la structure et la forme de la pièce de La Motte. Hommage à la fois au grand Poquelin et au genre italien, ce premier effort dramatique de notre auteur a peut-être été traité injustement par l’histoire. Gageons qu’une production contemporaine en révélerait les attraits bien mieux qu’en 1693. Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. 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En deux tragicomédies, un roman et un opuscule théorique, il livre les résultats d’une profonde méditation sociologique et théâtrale, appuyée sur le culte de son exact contemporain Alexandre Hardy. Un grand oublié renaît. 055612 Auslieferung Juni 2012.indd 4 02.07.12 15: 41