Lecture socio-politique de l`épicurisme chez Molière et La Fontaine
1205
2012
978-3-8233-7766-5
978-3-8233-6766-6
Gunter Narr Verlag
J.H. Mazaheri
Cet ouvrage montre les rapports existant entre l´épicurisme et la pensée socio-politique dans la littérature francaise du XVIIe siècle à partir d´une lecture détaillée de deux pièces de Molière (Les Femmes savantes et Don Juan) et six poèmes de la Fontaine (du livre VIII des Fables). Il s´agit d´une lecture rhétorique, mettant l´accent sur le langage implicite. L´idée principale qui se dégage de cet essai est que l´épicurisme, philosophie rationnelle et modérée, a servi les interets de la bourgeoisie, quoique les auteurs étudiés, comme d´autres humanistes de leur temps, n´aient consciemment défendu aucune classe particulière de leur société.
<?page no="0"?> BIBLIO 17 J. H. Mazaheri Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine <?page no="1"?> Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine Biblio17_203_s01_04.indd 1 29.10.12 10: 22 <?page no="2"?> BIBLIO 17 Volume 203 · 2012 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio17_203_s01_04.indd 2 29.10.12 10: 22 <?page no="3"?> J. H. Mazaheri Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine Biblio17_203_s01_04.indd 3 29.10.12 10: 22 <?page no="4"?> © 2012 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6766-6 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.dnb.de. Image de couverture: J. H. Mazaheri : Hymn to the Earth, huile sur toile. Biblio17_203_s01_04.indd 4 29.10.12 10: 22 <?page no="5"?> À ma famille Biblio17_203_s005-178AK2.indd 5 29.10.12 10: 29 <?page no="6"?> Biblio17_203_s005-178AK2.indd 6 29.10.12 10: 29 <?page no="7"?> Table des matières Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 I Introduction générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 II Epicure : Nature et Plaisir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 III Première partie : L’épicurisme de Molière Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41 Les Femmes Savantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 I. Acte I, scène 1. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 II. Quelques remarques sur l’ensemble de la pièce . . . . . . . . . . . . . . . 55 Dom Juan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 I. Acte I, scène 2 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64 II. Acte III, scène 1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72 III. Quelques remarques sur l’ensemble de Dom Juan . . . . . . . . . . . . . 84 IV Deuxième partie : L’épicurisme de La Fontaine Introduction au livre VIII des Fables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 Le Pouvoir des Fables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 La Mort et le Mourant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Les Obsèques de la Lionne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125 L’Horoscope . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Le Bassa et le Marchand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 Le Loup et le Chasseur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 Biblio17_203_s005-178AK2.indd 7 29.10.12 10: 29 <?page no="8"?> Biblio17_203_s005-178AK2.indd 8 29.10.12 10: 29 <?page no="9"?> Remerciements Cet ouvrage est une version remaniée d’une thèse de doctorat en littérature française, soutenue en septembre 1988 à Brown University (Providence, R.I.), sous la direction du Professeur Jean-Joseph Goux. Le titre n’est plus le même, et d’ailleurs avec le temps j’avoue que mes idées ont un peu changé. J’ai dû aussi tenir compte de beaucoup d’ouvrages et d’articles publiés depuis 88 sur les auteurs que j’étudie. J’ajoute que trois chapitres sur La Fontaine ont paru auparavant dans des revues en Europe : l’essai sur « Le Bassa et le Marchand » dans Esperienze letterarie XV, 3, 1990, pp. 79-84 ; celui sur « Le Pouvoir des Fables » dans L’Information littéraire, 3, mai-juin 1991, pp. 4-12 ; et celui sur « Les Obsèques de la Lionne » dans Les Lettres Romanes, XLV/ 1-2, 1991, pp. 3-11. Je remercie les directeurs de ces revues pour m’avoir permis de les reproduire ici. Je remercie aussi le College of Liberal Arts de mon université (Auburn University, en Alabama) pour m’avoir accordé une subvention, grâce à laquelle je peux publier ce livre. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 9 29.10.12 10: 29 <?page no="10"?> Biblio17_203_s005-178AK2.indd 10 29.10.12 10: 29 <?page no="11"?> I Introduction générale Vers la fin du XIX e siècle, le philosophe Jean-Marie Guyau notait à propos de l’épicurisme : « L’épicurisme fut le dernier des systèmes de philosophie qui survécurent quelque temps encore au christianisme. Il prolongea son existence quatre cents ans après Jésus-Christ. A cette époque, définitivement étouffé, il sembla disparaître entièrement. Cependant malgré ce triomphe du christianisme, il resta toujours quelque trace de l’esprit épicurien, qui se confondait en somme avec l’esprit d’incrédulité. » 1 Et un peu plus loin, au sujet du fondateur de cette philosophie matérialiste : « C’est Epicure qui, parmi les philosophes antiques, apparaissait comme le véritable adversaire du Christ ou de la Bible. Aussi, au commencement du douzième siècle, lorsqu’un courant d’incrédulité commença à se produire en Europe et surtout en Italie, lorsque des sociétés secrètes se formèrent pour la destruction du christianisme, les plus logiques parmi ces partisans d’un esprit nouveau, n’hésitèrent pas à invoquer le nom d’Epicure. » (Guyau 191) Par ailleurs, Ernest Renan, qui a étudié les origines du rationalisme moderne en Europe dans son Averroès et l’Averroïsme, précise : « Dès l’an 1115, on trouve à Florence une faction d’épicuriens assez forte pour y provoquer des troubles sanglants. Les gibelins passaient généralement pour matérialistes et gens sans religion. Arnaud de Bresse traduisait déjà en mouvement politique la révolte philosophique et religieuse… Le poème de la Descente de Saint Paul aux enfers parle avec terreur d’une société secrète qui avait juré la destruction du christianisme. Les épicuriens, enfermés vivants dans des cercueils, occupent un cercle spécial dans l’Enfer de Dante. » 2 1 J.-M. Guyau : La Morale d’Epicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines. Paris : Librairie Félix Alcan, 1927 (7 e éd.), 190 (1 ère éd. 1886). 2 E. Renan : Averroès et l’Averroïsme. Paris : Michel Lévy Frères, 1861(2 e éd.), 284. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 11 29.10.12 10: 29 <?page no="12"?> 12 Introduction générale Mais c’est pratiquement le XIII e siècle qui marque le renouveau de l’épicurisme et du matérialisme antique, car « Au XIII e siècle, c’est la base même de la foi qui est ébranlée »(Renan 283). Il n’est pas question de résumer ici l’histoire du néo-épicurisme. Cette histoire faisant d’ailleurs partie de celle du rationalisme en général a été plus ou moins étudiée par Renan, qui a inspiré non seulement Guyau mais aussi H. Busson 3 et bien d’autres. On sait l’influence de l’Ecole de Padoue et des penseurs comme Pomponazzi sur les Français de la Renaissance. On sait l’influence de l’épicurisme sur Montaigne 4 et même Rabelais, que Lucien Febvre qualifie de « lucianiste épicurien ». 5 L’histoire du néo-épicurisme se confond aussi parfois avec celle du libertinisme, et sur celui-ci la thèse de René Pintard reste toujours un remarquable ouvrage de base. 6 Aux XII e -XIII e siècles, avons-nous dit, l’épicurisme reprend vie, puis de nouveau c’est une longue période d’ « étouffement », 7 et enfin vers la fin du 3 H. Busson. Le Rationalisme dans la littérature française de la Renaissance. Paris : Vrin, 1957. 4 Pour Guyau, Montaigne est « non moins disciple d’Epicure que de Pyrrhon : combien de pensées épicuriennes renaissaient en Montaigne et s’infiltrent dans ce livre ‹ondoyant› des Essais ! Quand tout un siècle se fut nourri de Montaigne et que plusieurs générations eurent lu et médité son livre, - ce ‹bréviaire des honnêtes gens› comme l’appelait un cardinal -, ce n’est pas le scepticisme de Pyrrhon qui sortit de cette méditation, ce fut la morale d’Epicure » (Guyau 12). D’ailleurs Montaigne cite Epicure avec éloge en mainte occasion (Essais. Paris : Garnier Frères, 1962, t. 1, 442 et 470 ; t. 2, 17). Parmi les études récentes, voir la thèse de Rafal Krazek (Univ. de Chicago), Montaigne et la philosophie du plaisir. Pour une lecture épicurienne des ‹Essais›. DAI 68 (2) 2007, 591-92. Voir aussi de Reid Barbour, « Moral and Political Philosophy : Readings of Lucretius from Virgil to Voltaire, » in The Cambridge Companion to Lucretius, édité par Stuart Gillepsie et Philip Hardie. Cambridge, England : CUP, 2007, 149-66. 5 Lucien Febvre rappelle, à propos, les attaques de Calvin contre « les lucianiques ou épicuriens » dans son Excuse à Messieurs les Nicodémites, visant personnellement Rabelais. Ces gens-là, selon le théologien, « font semblant d’adhérer à la parolle et dedans leurs cueurs s’en moquent et ne l’estiment non plus qu’une fable » (Le Problème de l’Incroyance au XVI e siècle. La religion de Rabelais. Paris : Albin Michel, 1947, 133). 6 René Pintard. Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle. Paris : Boivin et C ie , 1943. Voir aussi son article, « Aspects et contours du libertinage », XVII e siècle 127, 1980. Pour une mise au point récente, voir de Jean-Pierre Cavaillé, Libertinage, irréligion, incroyance, athéisme dans l’Europe de la première modernité (XVI e -XVII e siècles). Une approche critique des tendances actuelles de la recherche (1998-2002). Paris : Les Dossiers du Grihl, 2007. 7 Cette période coïncide, ce qui n’est pas un hasard, avec les conflits entre les féodaux et la Guerre de Cent Ans (disons à peu près entre 1320 et 1450), période où le capitalisme se porte plutôt mal en France, contrairement aux ports italiens (Gênes, Biblio17_203_s005-178AK2.indd 12 29.10.12 10: 29 <?page no="13"?> 13 Introduction générale XV e siècle il ressort de l’ombre pour avoir son moment le plus glorieux au XVII e siècle. Bayle nous rappelle cette renaissance dans l’article « Epicure » de son Dictionnaire : « Le savant Gassendi remarque qu’aussitôt que l’on commença de ressusciter les Belles Lettres au XV e siècle, il y eut d’habiles gens qui parlèrent pour Epicure opprimé depuis tant de siècles barbares sous un tas de préjugés. » 8 Et après avoir cité les noms de ceux qui avaient contribué à la restauration de l’épicurisme, il en arrive à Gassendi lui-même pour faire de lui l’éloge suivant : « Je ne crois point qu’en quelque pays ou en quelque temps que l’on ait écrit pour ce philosophe, on ait égalé Gassendi. Ce qu’il a fait là-dessus est un chef-d’œuvre, le plus beau et le plus judicieux recueil qui se puisse voir et dont l’ordonnance est la plus nette et la mieux réglée. » (Bayle 370) Plus tard, dans son premier ouvrage, sa thèse de doctorat à Iéna (1841), le jeune Marx avançait : « Gassendi a libéré Epicure de l’interdit dont l’avaient frappé les Pères de l’Eglise et tout le moyen âge, période de la déraison réalisée ». 9 Or un de ses disciples, G. Lukács, pense que c’est par « diplomatie » que des épicuriens comme Gassendi et Bayle ont joué le jeu de la religion et se sont montrés plus religieux qu’ils ne l’étaient. Il écrit ainsi : « Le facteur de répression directe des vérités nouvelles ne doit nullement être sous-estimé. Que l’on pense aux débuts de la philosophie moderne, au sort de Bruno, de Vanini, de Galilée. Cette situation a sans aucun doute exercé une grande influence, elle se manifeste par un grand nombre d’équivoques frappantes, elle s’exprime nettement dans la ‹diplomatie› philosophique de Gassendi, Bayle, Leibniz, etc…; le silence public de Lessing sur son spinozisme se rattache également à cela. Et il ne faut pas non plus sous-estimer l’importance d’une telle ‹diplomatie› pour la philosophie. Sans doute, dans le cas de Gassendi ou de Bayle, la postérité a une idée claire de leur opinion véritable. » 10 Venise…) ou aux pays du Nord. En effet « Vers 1320, la décadence est patente », comme le souligne F. Braudel. Mais « A partir de 1450, la circulation se réanime à travers l’isthme français » (F. Braudel, « Introduction » à l’Histoire économique et sociale de la France, par Pierre Chaunu et Richard Gascon. T. 1 : de 1450 à 1660. Paris : P.U.F., 1977, 4.) 8 Pierre Bayle. Dictionnaire historique et critique, 5 e éd., t. II, 370, n. M. (1 ère édition 1697). 9 K. Marx. Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et chez Epicure, dans Œuvres complètes. Trad. Molitor, t. 1. Paris : Alfred Costes, 1946, xxii. 10 G. Lukács. La Destruction de la raison. Berlin : Aufbau-Verlag, 1954, 80. Cité par G. Cogniot dans « Gassendi, restaurateur de l’épicurisme, » La Pensée, Sept.-Oct. 1955, 27. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 13 29.10.12 10: 29 <?page no="14"?> 14 Introduction générale En fait, Gassendi et Bayle sont des auteurs parfois très ambigus, et donc « leur opinion véritable » n’est pas aussi claire que Lukács le croyait. Quoi qu’il en soit, on pourrait parler d’un véritable mouvement épicurien au XVII e siècle. En effet, que d’écrits sur Epicure et que d’écrits épicuriens dans la littérature proprement dite ! 11 Ce n’est pas pour rien que le Père Boucher s’était écrié : « O siècle misérable et corrompu ! Siècle qu’on doit nommer celuy d’Epicure, plus détestable que celuy de cet infâme. O mœurs dépravés ! ô libertinage en triomphe ! » (cité par Pintard, Le Libertinage érudit 29) Pourquoi cela au XVII e siècle ? Voici notre hypothèse : vu que le néo-épicurisme prend de l’essor dans les premiers temps du capitalisme et dans le premier pays capitaliste du monde (l’Italie), vu que le XVII e siècle est une période de transition fondamentale entre le féodalisme et le capitalisme, et que conséquemment la vision du monde de la classe moyenne (bourgeoise) est devenue suffisamment forte pour faire face à celle de la classe toujours officiellement régnante (c’est-à-dire noble et féodale), cette philosophie matérialiste représenterait l’un des aspects de la morale bourgeoise (couche éclairée bien entendu). Les divers rationalismes cartésien, spinoziste, etc., les divers courants protestants, aussi bien que des penseurs de la Contre-Réforme, représenteraient d’autres facettes de cette même bourgeoisie intellectuelle. Naturellement des nobles aussi ont sympathisé avec ces philosophies, mais c’est la classe moyenne (marchande et financière) qui en a tiré le plus grand profit. On pourrait aussi avancer que le néo-épicurisme, tout comme les autres courants de pensée mentionnés, se développe et devient de plus en plus important et visible à mesure que le capitalisme avance et se propage. L’obstacle au nouveau système n’est que le conservatisme religieux et les valeurs féodales. Et donc le capitaliste accueille favorablement en général toute pensée libérale et révolutionnaire qui contrecarre son ennemi de classe. L’épicurien, comme le protestant, comme le cartésien, facilite ainsi, malgré lui, la montée de la bourgeoisie comme classe. A y bien réfléchir, la pensée de Calvin ne rend pas plus service au capitalisme que celle de François de Sales. La raison pour laquelle en France le calvinisme ne fut pas toléré, n’est pas que ce pays refusait le développement capitaliste. La raison est très complexe. Dans le cadre du présent travail, contentons-nous de dire que d’un côté les 11 Outre l’œuvre monumentale de Gassendi (De vita et moribus Epicuri, le Syntagma philosophicum, etc.), citons parmi les écrits les plus célèbres sur Epicure, le chapitre que lui a consacré La Mothe le Vayer dans De la vertu des Payens (1 ère édit. 1642), Sur la morale d’Epicure de St Evremond (1684) et enfin le copieux article « Epicure » dans le Dictionnaire de Bayle (1696-97). Quant aux épicuriens artistes, poètes et prosateurs, les plus grands sont sans doute Théophile de Viau, Cyrano de Bergerac, Molière et La Fontaine. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 14 29.10.12 10: 29 <?page no="15"?> 15 Introduction générale traditions dans les pays latins étaient autres que dans les pays nordiques (qui devinrent protestants), et que d’un autre côté des questions d’ordre politique, comme par exemple les rapports entre la France et d’autres puissances européennes, devraient aussi être prises en considération. Il se peut que le protestantisme, surtout calviniste, ait donné plus de prétextes aux capitalistes, mais pas plus que le jésuitisme. Des auteurs comme Descartes et Gassendi ont tout deux, malgré eux et malgré leurs différences, apporté de l’eau au moulin de la classe bourgeoise, et donc les capitalistes ont pu se les approprier ou les récupérer plus tard comme bon leur semblait. Mais cela ne signifie pas que ces philosophes aient été consciemment des défenseurs d’un système économique particulier ou d’une classe particulière. Car, au fond, en tant qu’intellectuels authentiques, ils étaient tous deux à la recherche d’un certain humanisme, d’une morale élevée, d’une certaine spiritualité, aussi bien que d’une explication plus rationnelle du monde. On ne saurait nullement les considérer comme des sympathisants conscients d’une couche de la société essentiellement intéressée par le pouvoir et l’argent. Donc ils n’ont défendu ni la féodalité, ni le capitalisme, mais seulement des valeurs morales auxquelles ils croyaient. A notre avis, un être spirituel n’appartient à aucune classe, mais les individus d’une classe quelconque (notion économico-politique) sont capables de se l’approprier. Même un Pascal, après avoir été vu comme quelqu’un de dangereux par ceux qui avaient le pouvoir en France à son époque, a pu être récupéré par les bourgeois des siècles suivants. Est-ce à dire qu’il avait l’esprit bourgeois ? Bien sûr que non. Les écrits de cet auteur, comme ceux de Calvin, ont en fait rendu service à l’humanité entière. Un autre exemple : la pensée évangélique a été bien utilisée par la féodalité, mais il n’y a dans l’essence de cette religion purement spirituelle rien qui justifie l’exploitation économique féodale et les abus des nobles et du clergé. La bourgeoisie a, à son tour, utilisé cette religion à ses propres fins. Contrairement à ce que pensait Max Weber, la morale d’un réformateur religieux comme Calvin est fort éloignée de celle des marchands et des banquiers qui s’en sont réclamés. Par exemple, si l’auteur de l’Institution chrétienne pense que l’oisiveté est un mal et qu’il faut bien employer son temps, il n’entend pas par là le temps au sens matérialiste et capitaliste, mais spirituel. 12 Ou s’il avance que dans certains cas le prêt à 12 Sur ce point comparer notre point de vue avec celui de Max Engammare dans son ouvrage, L’Ordre du temps : l’invention de la ponctualité au XVI e siècle. Genève : Droz, 2004. Sa défense de la thèse de M. Weber ne nous paraît pas convaincante, malgré les très nombreux exemples qu’il donne, tout simplement parce que le temps pour Calvin n’a rien à voir avec l’argent. Si le calvinisme coïncide avec le capitalisme, il en est de même de l’épicurisme, du scepticisme, de l’athéisme et du rationalisme en général. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 15 29.10.12 10: 29 <?page no="16"?> 16 Introduction générale intérêt (et encore à un taux très bas) pourrait être moralement justifié, le capitaliste a décidé de l’entendre dans le sens de l’usure sans limite et sans pitié. Max Weber a malheureusement voulu donner une bonne conscience à ceux qui n’en avaient pas. 13 Pour revenir aux rapports entre la morale et l’économie, et donc aussi la classe sociale, rappelons ce mot de F. Engels : « Toute théorie morale a été jusqu’ici le produit, en dernière analyse, de l’état économique de la société. Et comme la société de son temps a toujours évolué jusqu’ici dans des antagonismes de classes, la morale a toujours été une morale de classe ; ou bien elle a justifié la domination et les intérêts de la classe dominante, ou bien elle a représenté, dès que la classe opprimée devenait assez puissante, la révolte contre cette domination et les intérêts d’avenir des opprimés. » 14 Une explication plus nuancée s’impose. En effet, l’éthique n’est pas toujours le produit direct de l’état économique, mais elle est sans doute liée à celui-ci ; l’impact est même parfois réciproque. Les facteurs psychologiques, comme le désir de pouvoir et de domination, qui n’existe pas forcément pour des raisons pécuniaires, influent sur la société. La théorie marxiste est peutêtre juste dans l’ensemble - l’infrastructure étant le facteur déterminant en dernière analyse -, mais ne se justifie pas toujours au niveau individuel. D’ailleurs on aurait tort de négliger le rôle de l’individu et de sa volonté dans l’histoire. Marx a mieux expliqué ce phénomène complexe que son ami et collaborateur Engels, et sur ce point voici ce qu’écrit J.A. Schumpeter : « The economic interpretation of history does not mean that men are consciously or unconsciously, wholly or primarily, actuated by economic motives. On the contrary, the explanation of the role and mechanism of non-economic motives and the analysis of the way in which social reality mirrors itself in the individual psyches is an essential element of the theory and one of its most significant contributions. Marx did not hold that religions, metaphysics, schools of art, ethical ideas and political volitions were either reducible to economic motives or of no importance. He only tried to unveil the economic conditions which shape them and which account for their rise and fall. » 15 13 Max Weber. L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme. Trad. en français par J.-P. Gossein. Paris : Gallimard, 2003 (cet ouvrage paraît en allemand pour la première fois en 1904-1905). 14 F. Engels. Anti-Dühring. Paris : Ed. Sociales, 1950, 125-126. 15 Joseph A. Schumpeter. Capitalism, Socialism, and Democracy. 2 nd edition. New York & London : Harper & Brothers, 1947, 10-11. C’est l’auteur qui souligne. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 16 29.10.12 10: 29 <?page no="17"?> 17 Introduction générale Bien que Marx et Engels ne soient plus beaucoup appréciés à l’heure actuelle, du moins en Occident - peut-être parce que la société capitaliste a beaucoup évolué depuis le XIX e et que les travaux de ces sociologues concernent surtout les sociétés de leur temps, sans parler de l’échec de l’utopie politique marxiste au XX e siècle -, nous croyons toujours à la validité de leur théorie sociologique, selon laquelle l’économie est en relation étroite avec l’idéologie (c’està-dire la pensée morale, esthétique, politique, religieuse, etc…). Les rapports existant entre la morale et la classe sociale nous paraissent indéniables, mais cette notion de « classe » doit être d’abord précisée. 16 En tout cas, à l’époque de Louis XIV, l’époque qui nous concerne ici, la société française était divisée en ordres ou états, mais n’empêche que les classes existaient bel et bien, que certaines dominaient et que d’autres étaient dominées. Les conditions économiques du XVII e siècle en France (plus capitaliste que jamais auparavant) coïncident alors avec différentes visions morales. Or certains critiques - et cette tendance apparaît surtout au XX e siècle - ont avancé que Gassendi et ses disciples comme Molière défendaient les valeurs de la noblesse. D’autres, par ailleurs, les ont qualifiés d’esprits religieux et anti-matérialistes. En outre, pour les uns leur soi-disant opposition à la bourgeoisie serait plutôt un signe de progrès (voir par exemple P. Bénichou sur Molière 17 ), tandis que pour d’autres cette « opposition » reflèterait une mentalité réactionnaire (voir O. Bloch sur Gassendi 18 ). De son côté, B. Rochot a vu en celui-ci un penseur situé 16 On pourra se référer si on veut aux classifications proposées par Max Weber dans Wirtschaft und Gesellschaft. Grundriss der verstehenden Soziologie. Editée par Johannes Winckelmann. Tübingen : J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1956 (4 e éd.). Publié pour la première fois en 1922. Voir aussi en anglais Max Weber. Selections in translation. Edité par W.G. Runciman. Traduit par E. Matthews. Cambridge : C.U.P., 1978, 43-61. 17 Paul Bénichou. Morales du grand siècle. Paris : Gallimard, 1948. Selon ce critique, c’est la noblesse qui représenterait au XVII e siècle le progrès, non la bourgeoisie. 18 O.R. Bloch. La Philosophie de Gassendi. La Haye : Martinus Nijhoff, 1971. Bloch conclue ainsi son livre : « Gassendi n’est pas, en dépit de sa naissance relativement modeste, un homme du peuple, pas plus que sa carrière, ses relations, et son activité, ne permettent de le ranger dans un quelconque secteur de la bourgeoisie : sa condition est bien celle d’un privilégié. Mais d’un privilégié que plusieurs facteurs permettent de cerner dans la situation marginale qui est, au début du 17 e siècle, celle de toute une série de groupes représentant les vestiges de la féodalité : facteur régional, qui marque fortement le caractère provincial du chanoine de Digne, et le situe pendant une longue période, en dépit de sa notoriété, et nonobstant ses séjours à Paris, à l’écart des processus dominants de fonctionnement et de transformation de la société française ; facteur social qui, le situant dans les rangs de la fraction intermédiaire du clergé qui vit des bénéfices et prébendes et se trouve au contact direct des structures d’exploitation dont ils sont le produit, tend à le rapprocher des éléments d’opposition conservatrice et féodale, parlementaires, Biblio17_203_s005-178AK2.indd 17 29.10.12 10: 29 <?page no="18"?> 18 Introduction générale à mi-chemin entre le christianisme et l’épicurisme. 19 G. Michaut et d’autres ont pris la même attitude vis-à-vis de La Fontaine, etc. Notre point de vue à nous est différent dans la mesure où nous croyons que l’épicurisme gassendiste, c’est-à-dire la philosophie suivie plus ou moins par Molière et La Fontaine, est une philosophie « moderne », c’est-à-dire globalement rationaliste et matérialiste. Donc elle a favorisé le développement du nouveau système capitaliste, au même titre que les différentes formes d’humanisme (religieux, agnostique, ou sceptique). Elle reflète ainsi l’un des aspects de la morale bourgeoise, que ce soit conscient ou pas. D’ailleurs la bourgeoisie constitue déjà en partie la nouvelle classe dominante. Celle-ci consiste en une couche formée de nobles ayant l’esprit bourgeois (comme le Roi lui-même, d’autant plus que la bourgeoisie soutient en général l’absolutisme) et de bourgeois anoblis (comme Colbert). Mais, malgré cela, nous refusons d’étiqueter des humanistes comme Molière et La Fontaine. A notre sens ils n’étaient ni bourgeois ni nobles, idéologiquement parlant. On peut facilement trouver des critiques adressées aux deux classes dans leurs écrits. Les gens spirituels appartiennent bien sûr, comme tout le monde, à une certaine classe économique, mais ils transcendent les classes au point de vue princes, haut-clergé, qui se manifesteront pendant la Fronde ; facteur propre, enfin, à la condition des intellectuels qui, dans les premières décennies du siècle, entre le mécénat défunt avec le siècle précédent, et l’intégration réalisée ensuite par l’absolutisme, se trouvent dans une position de désinsertion par rapport à la société et à l’Etat qu’a bien caractérisée Gerhard Hess dans son analyse de l’humanisme tardif. De tels facteurs contribueraient à expliquer en général les attitudes ‹libertines› au début du 17 e siècle : le caractère marginal, et comme désinséré, de groupes de ce genre, les porte à une indépendance d’esprit, à une hardiesse de jugement, qui sous-tendent largement les audaces du ‹matérialisme› de Gassendi. Mais cette liberté est une liberté tournée vers le passé, non vers l’avenir » (Bloch 490-491). 19 Voir en particulier sa thèse intitulée, Les Travaux de Gassendi sur Epicure et sur l’atomisme. Paris : Vrin, 1944. Selon Lisa T. Sarasohn aussi, Gassendi serait à la fois catholique et épicurien, et quelqu’un dont la « reformulation of Epicurean ethical theory is one of the first, if not the first, modern defenses of individual liberty and natural rights within society and the political state » (« The Ethical and Political Philosophy of Pierre Gassendi », Journal of the History of Philosophy 20 (3) 1982, 239-60, 260). Sur l’interprétation épicurienne particulière de Gassendi (en mettant l’accent sur sa synthèse de stoïcisme et d’épicurisme) et l’influence qu’il aurait directement exercé sur J. Locke, et par l’intermédiaire de ce dernier sur Shaftesbury, F. Hutcheson et A. Smith, en ce qui concerne sa conception du bonheur, on pourra aussi lire de Fred S. Michael et Emily Michael, « Gassendi’s Modified Epicureanism and British Moral Philosophy », History of European Ideas 21 (6) 1995, 743-61. Ces derniers critiques considèrent Gassendi comme un précurseur des penseurs bourgeois modernes, comme les utilitaristes Bentham et Mill. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 18 29.10.12 10: 29 <?page no="19"?> 19 Introduction générale idéologique, puisqu’ils sont à la recherche de quelque chose de spirituel et non matériel, et vu que la classe est une notion économique. Toutefois leurs pensées peuvent, indépendamment de leur volonté, rendre service à une certaine classe donnée. La pensée de saint Paul, opposée à la révolte sociale mais pour une révolution personnelle morale, a pu être bien exploitée par tous les dominateurs de l’histoire, esclavagistes, féodaux, ou capitalistes. Appartenait-il à une classe particulière ? Economiquement, oui, mais spirituellement à aucune. Quant à nos deux poètes moralistes français du XVII e siècle, quoique fort éloignés d’un saint Paul, ils ont été eux aussi, malgré eux, bien utilisés par la bourgeoisie, d’abord par celle progressiste d’avant la Révolution, et ensuite par celle réactionnaire du XIX e siècle. 20 Mais tous deux ont défendu dans l’ensemble certaines valeurs positives de la bourgeoisie progressiste de leur temps, tout en admettant certains aspects de la morale de l’époque antérieure féodale. On peut aussi déceler chez eux la défense des Anciens comme des Modernes, car ils prenaient leur bien où ils le trouvaient. C’est pourquoi cette fameuse « querelle » a souvent déconcerté la critique. En tout cas, notre idée essentielle est que l’épicurisme, qui redevient à la mode avec l’avancée du capitalisme, ne représente pas « l’esprit » de ce système, ni plus ni moins que les théologies de Luther et de Calvin, mais qu’il rend service, comme ces dernières, essentiellement par son rationalisme relatif, à ce système. Il peut donc se situer dans le cadre de l’idéologie bourgeoise (ou « moderne »). Ajoutons que l’esprit capitaliste absolu est difficile à concevoir (car ce serait un phénomène monstrueux), et donc quand nous employons le qualificatif de bourgeois à propos de Molière et de La Fontaine, c’est, avec beaucoup de prudence, dans celui de la couche progressiste et plus ou moins morale de cette classe moyenne que l’on confond avec le capitalisme. Car, au fond, n’importe quel individu, appartenant à n’importe quelle classe, peut devenir capitaliste, quelle que soit son origine sociale. Un ouvrier même peut avoir l’esprit capitaliste et être virtuellement usurier. Avant le bourgeois Colbert, un autre bourgeois d’origine encore plus modeste (petite-bourgeoisie italienne) dirigeait la France : Mazarin. Or la pensée de ce dernier était tout à fait capitaliste, parfaitement dans la ligne de Machiavel. Il est vrai que son prédécesseur, Richelieu, était de famille noble, mais lui aussi défendait les valeurs « modernes » et bourgeoises. On le considère à juste titre comme l’un des fondateurs de l’Etat moderne (bourgeois et 20 Voir sur la récupération de ces auteurs par les « bourgeois conquérants » (suivant l’expression de Charles Morazé), les deux ouvrages de Ralph Albanese, Molière à l’Ecole Républicaine : de la critique universitaire aux manuels scolaires. Palo Alto, CA : Anma Libri, 1991 (Stanford French and Italian Studies) et La Fontaine à l’Ecole Républicaine. Charlottesville, VA : Rookwood Press, 2003. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 19 29.10.12 10: 29 <?page no="20"?> 20 Introduction générale capitaliste). 21 Sur le plan religieux, il croit aux réformes proposées au Concile de Trente, c’est-à-dire à une église catholique adaptée au capitalisme. Sur le plan économique, ses idées annoncent le mercantilisme colbertien. Nous le considérerons donc comme un esprit bourgeois. En effet, ce n’est pas la famille dont on est issu qui importe, mais l’idéologie à laquelle on croit. C’est ainsi que Marx et Engels, eux-mêmes de famille bourgeoise, étaient sur le plan idéologique opposés à la bourgeoisie et au capitalisme. Le plus ironique, c’est qu’Engels était à la tête d’une usine. Il ne faut pas oublier non plus que la vision bourgeoise/ capitaliste du monde est dans l’ensemble révolutionnaire et progressiste aux XVI e et XVII e siècles. Après la Révolution Française, les choses changent naturellement. A l’époque de Louis XIV, l’absolutisme est encore une notion positive (politiquement s’entend), en tout cas pour la France et dans le cadre de la rationalisation économique. La raison pour laquelle le régime de Louis XIII ou celui de Louis XIV ont des difficultés, c’est en partie parce que le pouvoir est partagé, et que les féodaux, économiquement et idéologiquement parlant, créent toujours des obstacles au système nouveau. En outre, l’ambivalence ne se trouve pas seulement à ce niveau-là, c’est-à-dire entre des groupes aux intérêts opposés et qui partagent le pouvoir. Elle se trouve aussi être une question individuelle. N’importe quel individu, en effet, vit dans des contradictions : il peut être progressiste par certains côtés et réactionnaire par d’autres. Tâchons à présent de définir la notion de classe avant d’analyser le double phénomène de bourgeois/ capitaliste. Cela est d’autant plus nécessaire que notre propos concerne une époque où la société française est divisée en états ou ordres et que la conscience de classe n’est pas encore claire. La question de départ est celle du pouvoir, et cela relève en partie de la psychologie. Le pouvoir, comme le dit Weber - nous nous permettons de le citer en anglais -, est « very generally the chances which a man or a group of men have to realise 21 P. Chaunu rappelle ainsi la date de naissance de l’Etat moderne (c’est-à-dire capitaliste) en France : « La crise profonde de la construction de l’Etat se situe en décalage chronologique sensible, par rapport à la grande crise de l’économie. Tous les indices tendent pour la France à situer cette crise (…) de 1380 à 1430-1435, en corrélation étroite avec la grande Crise de l’Eglise. Le Grand Schisme commence en 1378, il dure à peu près aussi longtemps que la longue éclipse de l’Etat français, puisqu’il n’est théoriquement résolu qu’en 1417 et que ses effets les plus voyants ne sont guère effacés avant le milieu du XV e siècle. Le parallélisme va loin. Depuis la fin du XIII e siècle, sensiblement en même temps (un peu plus tôt même, car elle sert de modèle), l’Eglise a développé à l’échelon central une puissante administration fédératrice du pouvoir par excellence, dotée de moyens financiers énormes… » (P. Chaunu et R. Gascon. Histoire économique et sociale de la France, I/ 1. De 1450 à 1660. Dirigée par Fernand Braudel et Ernest Labrousse. Paris : P.U.F., 1977, 41-42.) Biblio17_203_s005-178AK2.indd 20 29.10.12 10: 29 <?page no="21"?> 21 Introduction générale their will in a communal activity, even against the opposition of others taking part in it » (Weber, Selections 43). Ne confondons pas toutefois le pouvoir en général avec le pouvoir économique. Ce dernier, dit toujours Weber, peut résulter de la possession du pouvoir reposant sur d’autres bases. Inversement, l’aspiration au pouvoir n’a pas toujours pour mobile l’enrichissement matériel. En effet, « Power, even economic power, may be valued for its own sake, and it is very often the case that men seek power in part for the sake of the honorific social ‹status› which it brings » (Selections 43). Cette analyse psychologique du pouvoir et le besoin de distinction est d’une grande importance pour comprendre le phénomène bourgeois. Quelques années après la parution du livre de M. Weber sur l’économie et la société (Wirtschaft und Gesellschaft), Edmond Goblot publie La Barrière et le niveau…, où il développe l’idée de distinction (proche de celle du pouvoir), et que reprendra plus tard Pierre Bourdieu dans son célèbre livre sur ce sujet. 22 Goblot commence par distinguer la notion de « caste » de celle de « classe », tout en rappelant que les castes ont bien disparu de la société française, mais qu’il y a toujours des classes : « Une caste est fermée : on y naît, on y meurt ; sauf de rares exceptions, on n’y entre point ; on n’en sort pas davantage. Une classe est ouverte, a des ‹parvenus› et des ‹déclassés› : l’une et l’autre jouissent de certains avantages, répondant, au moins dans le principe, à des charges et des obligations. L’une et l’autre cherchent à se soustraire à leurs obligations en conservant leurs avantages… » (Goblot 5) 23 La raison pour laquelle les bourgeois se sentent toujours frustrés sous Louis XIV, bien que l’un des leurs soit devenu pratiquement le maître du pays (Colbert), et que leur classe, économiquement parlant, soit déjà presque dominante, c’est que les nobles de souche continuent de les mépriser. Comme le rappelle Goblot, « La démarcation d’une classe est aussi nette que celle d’une caste : seulement elle est franchissable. Elle ne s’efface point du fait qu’on la franchit. On pourrait croire que les parvenus sont à la bourgeoisie ce qu’étaient les anoblis à l’ancienne noblesse. Nullement. Un anobli n’était pas l’égal du noble ; son fils, son petit-fils même ne pouvaient prétendre au rang des descendants des croisés : on comptait les quartiers. Rien, au contraire, n’est 22 E. Goblot. La Barrière et le niveau. Etude sociologique sur la bourgeoisie française moderne. Paris : Félix Alcan, 1925 (dernière édition, Paris : P.U.F., 2010) ; P. Bourdieu. La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris : Ed. de Minuit (Coll. « Le Sens commun »), 1979. 23 Souligné par l’auteur. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 21 29.10.12 10: 29 <?page no="22"?> 22 Introduction générale plus fréquent que le passage de la classe populaire à la classe bourgeoise. » (Goblot 7) 24 Nous voyons ici ce qui distingue l’ordre (ou l’état) de la classe. Le bourgeois, même riche et cultivé, même devenu ministre, est aux yeux du « vrai » noble un être inférieur. Le bourgeois est souvent d’origine modeste, paysanne même. Mais passer du Tiers Etat à la Noblesse, c’était, en ce qui concerne le respect et la distinction, une autre affaire. D’où le besoin qu’aura la bourgeoisie de continuer la lutte contre l’ennemi « noble » jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à à la Révolution de 89. Guillotiner Louis XVI était un geste symbolique, même si le roi était devenu depuis longtemps déjà un roi bourgeois. C’était dire un adieu définitif à la féodalité. Un mot maintenant sur l’histoire du phénomène capitaliste. Henri Hauser, l’un des précurseurs de l’Ecole des Annales, note : « à la suite des Croisades, grâce au commerce du Levant, aux foires de Champagne et de Beaucaire, l’humanité occidentale passe décidément de la période de l’économie naturelle à celle de l’économie-argent. » 25 Selon lui, comme selon la plupart des historiens actuels, le capitalisme naît ainsi au XIII e siècle en France et dans quelques autres pays européens ; en conséquence le paiement en espèces remplace graduellement dès cette époque le paiement en nature, « d’abord pour le commerce international, ensuite pour les taxes pontificales et pour l’impôt royal, puis pour les redevances des vilains, puis pour toutes les transactions » (Hauser 18-19). Mais la transformation progressive du mode de production féodal au mode de production marchand commence en fait dès le XI e siècle dans certaines villes de la Méditerranée. L’avènement de l’or, « le Dieu du monde nouveau, » suivant l’expression de Michelet, 26 « va causer l’avènement des pouvoirs et des classes qui manipulent l’argent, le juif, le Lombard, l’ordre du Temple qui constitua la première grande banque internationale de dépôts, puis la royauté, enfin la grosse bourgeoisie des changeurs et des marchands, le patriciat urbain » (Hauser 19). Ainsi le roi devient capitaliste avant même la « grosse bourgeoisie », et par conséquent les « valeurs » du temps féodal sont par lui-même remises en question. La notion de « juste prix », signifiant que « toute denrée doit être vendue à un prix équitable, ni au-dessus ni au-dessous » (Hauser 19), n’est plus admise par la cour. On arrive aussi déjà, quoique sous une forme assez discrète encore, à légaliser le crédit et l’usure, 24 Souligné par l’auteur. 25 Henri Hauser. Les Débuts du Capitalisme. Nouvelle édition. Paris : Librairie Félix Alcan, 1931, 18. 26 Cité par Hauser (19). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 22 29.10.12 10: 29 <?page no="23"?> 23 Introduction générale ce qui avait été condamné par l’Eglise traditionnelle et le pouvoir féodal. 27 Le roi soutient aussi le drapier, « c’est-à-dire le gros bourgeois qui ne tisse ni ne foule, mais qui emploie, à son compte toute une armée de tisserands, de foulons, tondeurs, lanneurs, arçonneurs, teinturiers » (Hauser 22). Ainsi la bourgeoisie s’empare petit à petit du pouvoir grâce à son argent : « Les foires de Lyon deviennent sous François 1 er la grande bourse internationale des marchandises et des valeurs mobilières. Les grandes banques d’Augsbourg et de Nuremberg, les Welser et les Fugger dominent le marché des métaux et pèsent de tout le poids de leurs lingots sur la politique européenne ; ils donnent leurs filles à des archiducs, ils font des empereurs romains, et leurs faillites ébranlent des trônes… » (Hauser 25) Or si la bourgeoisie s’anoblit, la noblesse, à commencer par le roi, s’embourgeoise. Au fond, économiquement comme idéologiquement, c’est la bourgeoisie qui est victorieuse : les rois eux-mêmes empruntent aux bourgeois, « la rente mobilière, la dette publique, apparaît à l’Hôtel de Ville de Paris dès François 1 er » (Hauser 25), la Banque de France, pratiquement fondée en 1608, est un grand pas vers le capitalisme moderne, etc. Donc bien avant Louis XIV, la France est un pays bourgeois dans l’ensemble. La Fronde n’est qu’une réaction de la vieille noblesse féodale, la révolution d’une classe dépassée par les évènements, donc vouée à l’échec. La nouvelle aristocratie est un mélange de deux classes (noblesse et bourgeoisie), mais c’est la bourgeoisie qui prend le dessus parce qu’elle est plus riche. Selon J. Heers, dès le XIV e siècle, « L’aristocratie se renouvelle mais plutôt par enrichissement, par adoption, parfois à l’intérieur des anciennes familles, de nouveaux riches qui prennent, à leur tour, rang de ‹nobles›. » 28 Il ajoute que « La noblesse s’est constamment 27 « La seconde théorie enseignée par l’Eglise, c’est la condamnation du prêt à intérêt. Pecunia pecuniam non parit, l’argent ne fait pas de petits. Non il ne fait pas de petits, mais les scolastiques ont trouvé un biais pour lui procurer des enfants adoptifs. C’est la théorie du lucrum cessans, du manque à gagner, et du damnum emergens, de la peur de perdre. Si vous prêtez à autrui l’or qui dormait dans votre tiroir, l’intérêt que vous prétendez en tirer est illicite. Mais si vous deviez avec cet argent acheter des marchandises, un champ, une maison, si l’abandon momentané de cette somme vous cause quelque dommage, alors il est juste que vous soyez indemnisé. Et par là le crédit redevient possible, pourvu que ce crédit soit gagé non pas directement sur des espèces monnayées, mais sur des objets matériels qui peuvent rapporter à leur possesseur un certain clearning house… » (Hauser 20, citant Gustave Fagniez). On voit bien qu’on n’avait pas besoin d’attendre Calvin pour justifier le capitalisme. Les scolastiques s’y connaissaient très bien. D’ailleurs, sur ce point la pensée de Calvin ne diffère pas vraiment de celle de saint Thomas. 28 Jacques Heers. L’Occident aux XIV e et XV e siècles. Aspects économiques et sociaux. Paris : P.U.F. (Nouvelle Clio). 5 e éd., 1990, 282. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 23 29.10.12 10: 29 <?page no="24"?> 24 Introduction générale enrichie d’apports nouveaux et, dans les années 1400 encore, les anoblissements restent fort nombreux » (Heers 286). Il ne faut pas confondre l’aristocratie avec la noblesse. L’aristocratie est tout simplement « l’ensemble de ceux qui gouvernent, qui détiennent le pouvoir et la richesse » (Heers 286). Un homme d’origine bourgeoise, comme Colbert, qui de plus mène une politique mercantiliste, représente la nouvelle aristocratie sous Louis XIV, et un Molière qui défend le roi consciemment, pourrait être donc considéré, politiquement parlant, un défenseur des valeurs nouvelles, qui sont essentiellement bourgeoises. Et pourtant, si l’on examine les idées économiques de cette nouvelle aristocratie, on se rend compte que la distance est grande entre sa morale et celle d’un Molière. Le nouveau système, selon W. Sombart, est dominé par trois idées : l’acquisition, la competition et la rationalité. Voici en quoi consiste, selon lui, l’esprit du capitalisme en comparaison avec les systèmes antérieurs - nous sommes loin de M. Weber : « The purpose of economic activity under capitalism is acquisition, and more specifically acquisition in terms of money. The idea of increasing the sum of money on hand is the exact opposite of the idea of earning a livelihood, which dominated all pre-capitalistic systems, particularly the feudal-handicraft economy. In pre-capitalistic systems, economic as well as other thought and action was centered about the human being. Man’s interests as producer or as consumer determined the conduct of individuals and of the community, the organization of the economic life of society as a whole, and the ordinary routine of business life in its concrete manifestations. » 29 Et dans ce système, dit-il encore, « There are no absolute limits to acquisition, and the system exercises a psychological compulsion to boundless extension » (Sombart 7). Cet esprit mène naturellement à un mépris total de l’homme et des valeurs humaines (ou morales), car cette « acquisition », « Not only does it seize upon all phenomena within the economic realm, but it reaches over into other cultural fields and develops a tendency to proclaim the supremacy of business interests over all other values. Wherever acquisition is absolute the importance of everything else is predicated upon its servicability to economic interests : a human being is regarded merely as labor power, nature as an instrument of production, life as one grand commercial transaction, heaven and earth as a large business concern in which everything that lives and moves is registered in a gigantic ledger in terms of its money value. » (Sombart 7-8) 29 Werner Sombart. Economic Life in the Modern Age. Edited by Nico Stehr & Reiner Grundmann. New Brunswick (USA) & London (UK) : Transactions Publishers, 2001, 6. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 24 29.10.12 10: 29 <?page no="25"?> 25 Introduction générale Comment peut-on donc associer un humaniste comme Molière à cette classe ? Comment Weber a-t-il pu rattacher un Calvin à ce système si profondément matérialiste et égoïste ? Nous dirions alors que ni Molière ni La Fontaine n’appartiennent idéologiquement à cette classe capitaliste ou bourgeoise. Ils n’appartiennent en fait à aucune classe sur ce plan-là. Tout ce que nous pouvons avancer est que leurs idées humanistes et épicuriennes se sont développées dans le cadre de ce nouveau système et que, malgré eux, elles ont servi les intérêts de cette nouvelle classe dominante. L’infrastructure économique capitaliste a coïncidé avec cette philosophie, lui a peut-être permis de s’exprimer, mais le vrai épicurisme, comme toute philosophie humaniste ou toute vraie théologie, est au fond très éloigné de la mentalité capitaliste aussi bien que de la mentalité féodale. Un vrai intellectuel, être éclairé et moral, transcende l’histoire et ne peut être classé ou étiqueté. Son message a en général une valeur universelle et humaine. C’est le cas de Molière et de La Fontaine. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 25 29.10.12 10: 29 <?page no="26"?> Biblio17_203_s005-178AK2.indd 26 29.10.12 10: 29 <?page no="27"?> II Epicure : Nature et Plaisir Relisons les trois lettres d’Epicure adressées à Hérodote, Pythoclès et Ménécée, 1 et penchons-nous d’abord sur leurs débuts. Dans la lettre à Hérodote, le mot « nature » s’impose dès la première phrase comme mot-clef. Deux fois mentionné dans la première. « L’étude de la nature » revient dans la deuxième phrase sous la forme de « l’investigation de l’univers », expression elle-même reprise dans la phrase suivante. Enfin, à la fin du premier paragraphe, il s’agit de « l’étude persévérante de l’univers ». Or l’étude de la nature a pour but le bonheur : « …Je recommande l’étude constante de la Nature, grâce à laquelle, je jouis dans ma vie d’une sérénité parfaite », lisons-nous au paragraphe suivant. De même dans la lettre à Pythoclès, dès le premier paragraphe le bonheur est associé à la connaissance de la nature. Epicure rappelle en effet à Pythoclès leurs « discussions concernant la vie heureuse » et le désir de ce dernier à recevoir son Traité des phénomènes célestes. Quant au début de la lettre à Ménécée, au lieu d’annoncer un discours sur la physique d’Epicure, ce qui est le cas dans les deux lettres précédentes, il invite à une réflexion directe sur le but, à savoir l’éthique. Ainsi, dans cette 1 Epicure. Doctrines et Maximes. Edition et traduction de Maurice Solovine. Paris : Hermann et C ie . An 2281 après Epicure (1 ère édition 1925 ; 2 e édition 1938). Nous utilisons cette traduction (2 e édition) parce qu’elle nous semble plus commode dans le cadre du présent travail. Pour des éditions critiques et plus savantes des lettres d’Epicure, on pourra se référer aux travaux de Jean Bollack. Il a édité La Lettre à Hérodote, en collaboration avec Mayotte Bollack, sous le titre La Lettre d’Epicure (Paris : Les Editions de Minuit, 1971), la Lettre à Ménécée dans son ouvrage, La Pensée du plaisir (Paris : Les Editions de Minuit, 1975), et enfin la Lettre à Pythoclès, en collaboration avec André Laks,…dans Epicure à Pythoclès. Sur la Cosmologie et les phénomènes météorologiques. Lille : PUL, 1978 (Cahiers de Philologie 3). En se basant sur une traduction littérale, J. Bollack critique pratiquement tous les traducteurs qui l’ont précédé en voyant en eux des interprètes plutôt que des scientifiques très objectifs. Or nous ne croyons pas que l’objectivité absolue soit possible en traduction et pensons que tout traducteur, y compris Bollack, est obligé d’interpréter toujours un peu. Ses éditions demeurent néanmoins exemplaires sur le plan scientifique. N’étant pas spécialiste en la matière, nous nous contentons d’une traduction qui nous semble convenir à notre modeste propos au sujet d’Epicure.… Biblio17_203_s005-178AK2.indd 27 29.10.12 10: 29 <?page no="28"?> 28 Epicure: Nature et Plaisir dernière lettre est-ce sur le mot « philosophie » que l’accent est mis - philosophie prise au sens initial et se confondant avec la quête de la sagesse ou du bonheur. « S’adonner à la philosophie » ou « cultiver la philosophie », c’est vouloir se « procurer la félicité ». Le discours d’Epicure se révèle alors d’après ces débuts de lettres comme un discours matérialiste et areligieux 2 dans la mesure où le bonheur ne part pas de(s) dieu(x), se passe de dieu et dépend seul de la science naturelle. 3 Un bonheur physique, non métaphysique. Faut-il alors en conclure que dans l’esprit d’Epicure la nature s’oppose à dieu, de même que la religion s’oppose à la science dans son essence ? Ce n’est pas évident. Nous n’allons pas discuter la rigueur scientifique des propos d’Epicure sur les atomes et sa physique en général, 4 mais pour tenter de répondre à notre question, nous 2 Il est vrai que le mot même de religion (de religio) est anachronique ; cela n’empêche pas l’existence des religions et de l’esprit religieux en Grèce du IV e siècle. 3 Sur ce sujet, les interprétations ont été depuis toujours diverses. Déjà, dans sa « Vie d’Epicure » (dans Les Vies des Philosophes, X e livre), Diogène Laërce faisait l’apologie du philosophe en écrivant à son sujet que « ses sentiments de piété envers les dieux et d’affection envers sa patrie ne peuvent se décrire » (traduit par Jean Bollack et André Laks dans Etudes sur l’Epicurisme antique, vol. 1. Lille : PUL, 1976 [Cahiers de Philologie],13. Par contre, selon le même Diogène, les Stoïciens n’aimaient pas Epicure et le prenaient pour un être tout à fait immoral. Ainsi par exemple, « Epictète le traite de diseur d’obscénités et l’injurie avec la dernière violence » (Etudes sur l’Epicurisme antique 11). A l’heure actuelle, certains chercheurs comme Renée Koch (Comment peut-on être Dieu ? La secte d’Epicure.… Paris : Belin, 2005), non seulement refusent de traiter Epicure d’incroyant, mais parlent même d’une religion ou théologie épicurienne. Son approche rejoint ainsi celle de A.-J. Festugière, pour qui Épicure était sans doute quelqu’un de pieux (Épicure et ses dieux. Paris : PUF, 1946). Par contre, un Michel Onfray, athée très engagé (La Contre histoire de la philosophie, t. 1. Paris : Grasset, 2006) suit la tradition de Guyau en insistant sur l’athéisme d’Epicure. Une troisième voie est celle ouverte par Nietzsche - d’ailleurs influencé par Guyau - décelant de l’ambivalence chez le philosophe grec. Ainsi, quoiqu’il ait été détesté des chrétiens plus tard, il aurait eu sur certains plans des sentiments proches du Christianisme (voir par exemple l’aphorisme 277 dans le Gai Savoir). On pourra lire à ce propos (sur l’interprétation de Nietzsche) l’article de Howard Caygill, « Under the Epicurean Skies », Angelaki 3 (2006) 107-115. 4 Voir sur sa méthodologie scientifique, Epicurus’ Scientific Method, par Elizabeth Asmis.… Ithaca, N.Y. and London : Cornell University Press, 1984. L’auteur note au sujet de la religion chez Epicure : « Epicurus considered it his task to purify the beliefs of mankind about the gods by showing, through scientific investigation, that the gods have nothing to do with anything that goes on in this world. Once the fundamental theories of physics have been set out and the gods have been expelled from the world, little remains to be done except to fill in some details about the life of the gods and, above all, to worship the gods as models of happiness. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 28 29.10.12 10: 29 <?page no="29"?> 29 Epicure: Nature et Plaisir allons tâcher de voir si cette opposition (science vs religion) se retrouve dans nos trois lettres. Dans la lettre à Hérodote, Epicure ne nie pas « l’invisible », mais l’areligiosité de sa démarche consiste dans le fait qu’il part du réel, de l’observable pour le découvrir. Sa démarche est donc celle de la science expérimentale : « Il faut de plus observer d’une manière complète les sensations et les notions réelles soit de l’esprit soit de n’importe quel critère, de même encore les affections dominantes afin de pouvoir, à leur aide, donner des indications sur ce qui est en suspens et sur l’invisible. » (25) Ce qui est invisible n’en est pas moins, pense Epicure, matériel. C’est par induction que l’invisible est conçu : « Que les corps existent, la sensation l’atteste en toute occasion, et c’est nécessairement des conjectures sur l’invisible… » (25) Puis, rejetant l’idée d’un commencement ou d’une fin du monde, Epicure énonce que « rien ne naît de rien », 5 ce qui présuppose l’impossibilité d’un dieu étant à l’origine des choses. 6 A la fin de sa lettre à Hérodote, sa remarque au sujet des corps célestes exprime encore l’opposition de sa méthode avec celle des religions. Quoique le paganisme fût méprisé des chrétiens, nous voyons qu’à l’époque de Louis XIV la critique épicurienne est actuelle : il suffit de songer à ce que disaient le pape et le clergé traditionaliste au sujet des comètes et de lire les The expulsion of the gods from the physical world is clearly in marked contrast to Plato’s or Aristotle’s view of god ; it is also in direct conflict with the theology of the Stoics, who held that the study of nature not only begins with god, but is nothing but the study of god, since the physical world is god » (Asmis 316). C’est l’auteur qui souligne. 5 Sur ce point, E. Asmis note : « By itself, this argument is too abbreviated to show whether Epicurus is appealing to sense perception as proof of his claim. Fortunately, in his poem ‹On the Nature of Things› Lucretius gives a much more elaborate version of Epicurus’ single proof, and adds five other detailed proofs as well » (Asmis 229). 6 Le concept de « genèse » n’existait pas dans la pensée religieuse grecque, mais « on sait que la création est essentiellement, pour un esprit grec, mise en forme d’une matière préexistante. Les cosmogonies racontent l’avènement de l’ordre cosmique. Associer les dieux à l’acte de création, c’est leur assigner le rôle d’instaurateurs ou de garants de cet ordre » (J. Rudhardt : Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce classique. Genève : Librairie E. Droz, 1958, 108). Cependant, ce qui nous importe surtout, ce sont les conséquences des propos d’Epicure chez ses défenseurs au XVII e siècle français : aussi bien Gassendi, La Mothe le Vayer, que Bayle, ils ne cessent de mettre en parallèle, directement ou indirectement, la Grèce d’Epicure avec la France de leur temps…et d’actualiser les propos du philosophe. Epicure sera pour eux un symbole, de même qu’Alexandre ou Aristote. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 29 29.10.12 10: 29 <?page no="30"?> 30 Epicure: Nature et Plaisir Pensées sur la Comète de Bayle, écrites dans le dernier quart du XVII e siècle. 7 Bayle, face au pouvoir religieux catholique répète ce que disait Epicure devant les « idolâtres » de sa Grèce. Ils connurent tous deux les mêmes réactions violentes de la part de l’autorité. Epicure écrit : « En ce qui concerne les corps célestes, il ne faut pas croire que leurs mouvements, leurs changements de direction, leurs éclipses, leurs levers et leurs couchers et tous les autres phénomènes du même genre, soient dus à l’action d’un être qui les règle ou qui les a réglés, et qui jouirait en même temps de la félicité absolue et de l’immortalité. » (46) Bien entendu, l’être en question est un dieu. Et plus loin : « Il ne faut pas croire non plus que les corps célestes, formés de feu conglobé, soient en possession de la félicité et qu’ils exécutent tous ces mouvements en vertu de leur volonté propre » (46). Afin de bien montrer l’actualité de ces propos à l’époque de Molière et de La Fontaine, citons aussi Bayle. Dans son « Avertissement au lecteur » des Pensées diverses sur la Comète, il raconte le fait suivant : 7 On sait que l’Eglise conservatrice, grâce à son institution nommée l’Inquisition, a condamné au bûcher un nombre considérable de scientifiques : la mort de G. Bruno à l’aube du XVII e siècle (en 1600) n’en est qu’un exemple symbolique. De même Galilée, pour sa critique du système d’Aristote a été obligé de renier ses idées, etc. Or cette Inquisition ne devient vraiment sanguinaire qu’à partir du XVI e siècle. Pourquoi est-ce que jusque-là les recherches scientifiques ne l’avaient pas trop dérangée ? Nous croyons que c’est parce que le féodalisme tenait encore bon. L’Eglise n’avait rien contre la science en elle-même peut-être : en tant que soutien idéologique de la féodalité, elle ne prend ses mesures fortement répressives que quand ce système économique est réellement mis en danger. C’est pourquoi l’Eglise ne réagit pas vraiment contre un Roger Bacon au XIII e siècle, mais elle est sans pitié pour Bruno ou Galilée trois siècles plus tard. Par la suite, la religion s’étant « embourgeoisée » et adaptée au système moderne, elle n’aura plus rien contre la science. Charles Singer écrit : « The Inquisition as a regular and legally established method of confirming faith and uprooting error makes its appearance in the thirteenth century [cela coïncide avec une grande crise dans l’Eglise et la féodalité et parallèlement avec les premiers pas significatifs du capitalisme]. Our horror at its methods, our indignation at its injustice, our detestation of its blood-stained and infamous history, must not mislead us into regarding it as an attack on the experimental method. It is true that in the sixteenth, seventeenth and eighteenth centuries, the activities of the officers of the Inquisition were directed to the suppression of scientific views held to be dangerous to faith. In the centuries that preceded, however, no such tendency can be distinguished. The reasons for this are simple. During those earlier centuries, on the one hand, experimental methods produced no conclusions dangerous to current theology, and on the other hand, no officer of the Inquisition ever grasped the nature of the scientific method. » (Religion and science considered in their historical relations. London : Ernest Benn Ltd., 1928, 42). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 30 29.10.12 10: 29 <?page no="31"?> 31 Epicure: Nature et Plaisir « Comme j’étais professeur de philosophie à Sedan, lorsqu’il parut une Comète au mois de décembre mille six cent quatre-vingt, je me trouvais incessamment exposé aux questions de plusieurs personnes curieuses, ou alarmées. Je rassurais autant qu’il était possible ceux qui s’inquiétaient de ce prétendu mauvais présage ; mais je ne gagnais que peu de chose par les raisonnements philosophiques ; on me répondait toujours que Dieu montre ces grands phénomènes, afin de donner le temps aux pécheurs de prévenir par leur pénitence les maux qui leur pendent sur la tête. (…) » 8 Qui sont ces personnes alarmées, sinon ceux qui suivent la pensée religieuse traditionnelle et conservatrice ? Dans son ouvrage Bayle le montre très clairement et avoue plus tard que c’est par crainte de la censure qu’il avait pris « toutes sortes de précautions pour n’être pas reconnu l’Auteur de cette lettre sur les Comètes » (Bayle 16). 9 Dans son livre, il compare la religion chrétienne du Pouvoir (celle du Vatican et du Clergé de France) aux religions païennes du temps d’Epicure. Selon lui, il s’agit de mêmes superstitions. Nous n’allons pas ici nous étendre davantage sur ce sujet, mais rappelons encore ces lignes qui sont si proches de celles d’Epicure, plus haut citées : 8 Pierre Bayle : Pensées diverses sur la Comète, publiées par A. Prat ; nouvelle édition par P. Rétat. Paris : Librairie Nizet, 1984 ; t. I, 14-15. L’« Avertissement » date de juin 1699 (paraît donc à la troisième édition). 9 « S’il fallait en croire Des Maiseaux, le biographe de Bayle, l’apparition de cette comète aurait causé dans la société française tout entière une sorte de panique superstitieuse… (Bayle 16) ; et qu’on se souvienne par exemple des attaques de Jurieu, qui avait traité Bayle « d’impie, de profane, d’homme sans honneur et sans religion, de traître, de fourbe et d’ennemi de l’Etat, digne d’être détesté et puni corporellement » (Bayle, « Introduction », vi et xx-xxi). Jurieu joua contre Bayle le même rôle que joua l’astrologue Morin contre Gassendi et Bernier quelques dizaines d’années plus tôt. Voir par exemple ce qu’en dit R. Pintard dans Le Libertinage érudit (Paris : Boivin et C ie , 1943, 410-411). Morin avait dénoncé Bernier et Gassendi comme athées et ennemis de l’Etat dans une lettre à Mazarin en automne 1653 : « Monsieur Gassend, Professeur du Roy aux Mathematiques comme moy, prebstre epicurien et dangereux hypocrite qui, dans ses œuvres, a plusieurs heresies et mespris de la Cour de Rome et des Conciles, et particulièrement de celuy de Trente, ayant fait imprimer la Vie d’Epicure, qu’il veut faire passer pour un sainct homme, et puis après la Philosophie d’Epicure, en trois tomes in-folio qui contiennent plusieurs grandes erreurs contre la vraye Philosophie et Theologie, j’entrepris de refuter ses trois Tomes en trois feuilles d’impression ». Morin demande au Ministre de faire arrêter et châtier, - pour les intérêts de l’Etat - Gassendi et Bernier, son disciple et imprimeur, cet « Angevin, filz d’un paysan, très malin d’ Esprit et de très meschante physiognomie ». Et R. Pintard d’ajouter : « L’astrologue, cependant, a eu l’immense satisfaction de recevoir… le message du Ministre. Ses raisons sont donc écoutées, acceptées peut-être » (411). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 31 29.10.12 10: 29 <?page no="32"?> 32 Epicure: Nature et Plaisir « Si bien qu’il est hors de toute vraisemblance, qu’une comète, de quelque longueur qu’on la suppose, puisse faire songer qu’il y a un Dieu, à un peuple, que les ouvrages de la Nature si beaux et si réguliers, les éclipses, les tremblements de terre, les ouragans, les tonnerres, et les foudres n’ont point convaincu, qu’il y en a un. » (Bayle, t. 1, 285) Rejetant donc d’une façon indirecte les croyances religieuses établies, Epicure y oppose la physique comme unique moyen de parvenir à la connaissance des phénomènes naturels : « C’est la tâche de la physique de rechercher avec soin la cause des faits principaux, que notre félicité consiste dans la connaissance des phénomènes célestes et dans la détermination de leur nature, ainsi que de tous les phénomènes semblables dont l’étude exacte contribue au bonheur. » (Epicure 46-47) La physique se trouve être un modèle : on peut appliquer cette méthode à l’étude de phénomènes semblables. Epicure annonce ainsi une méthodologie scientifique concernant la connaissance même de l’histoire. La religion populaire, qualifiée de mythologie, est considérée comme entrave au bonheur : « Le plus grand trouble est engendré dans les âmes humaines par le fait qu’on regarde ces corps célestes comme des êtres bienheureux et immortels et qu’on leur attribue en même temps des propriétés opposées, telles que des désirs, des actes et des motifs ; parce qu’on attend ou qu’on suspecte, en croyant aux mythes, quelque torture éternelle et qu’on craint même l’insensibilité de la mort, comme si elle avait quelque rapport avec nous. » (Epicure 48-49) La conception religieuse de la mort est aussi présentée comme erronée : la mort n’ayant aucun rapport avec nous, les idées de l’au-delà, du châtiment divin, de l’immortalité de l’âme sont donc sans fondement. Le bonheur ne peut s’obtenir, selon Epicure, que si l’on « s’affranchit » de ces idées (superstitieues) : « La tranquillité d’âme n’est possible que si l’on s’est affranchi de tout cela… » (Epicure 49). Dans la lettre à Pythoclès, le philosophe souligne encore l’opposition entre science et religion, en faisant une allusion ironique à la métaphysique qui serait comme la fausse physique : « Ces éclaircissements seront aussi profitables à beaucoup d’autres, principalement à ceux qui viennent à peine de goûter à la véritable physique, et à ceux encore qui sont engagés dans des recherches plus profondes que celles poursuivies ordinairement. » (Epicure 51-52) Biblio17_203_s005-178AK2.indd 32 29.10.12 10: 29 <?page no="33"?> 33 Epicure: Nature et Plaisir Ces recherches soi-disant profondes (apparemment religieuses et métaphysiques) s’opposent encore une fois à la physique dans la même lettre un peu plus loin : « Tout arrive d’une manière inflexible au sein de toutes les choses qui, en accord avec les phénomènes, sont expliquées de plusieurs façons, si l’on admet ce qu’il en est affirmé de probable. Mais si l’on s’avise de retenir ceci et de rejeter cela, quoique l’un et l’autre concordent avec le phénomène, il est évident qu’on quitte complètement le domaine de la physique et qu’on tombe dans celui de la mythologie. » (Epicure 53) Et pourtant, une objection pourrait être faite à notre interprétation : jusqu’ici Epicure n’a fait que nier la mythologie et n’a point opposé la science à « la véritable religion ». Objection d’autant plus sérieuse que nous lisons dans la Lettre à Ménécée : « En premier lieu, regarde la divinité comme un être immortel et bienheureux, ce qu’indique déjà la façon ordinaire de la concevoir. Ne lui attribue rien qui soit en opposition avec son immortalité ou incompatible avec sa béatitude. Il faut que l’idée que tu te fais d’elle contienne tout ce qui est capable de lui conserver l’immortalité et la félicité. Car les dieux existent et la connaissance qu’on en a est évidente, mais ils n’existent pas de la façon dont la foule se les représente. Celle-ci ne garde jamais à leur sujet la même conception. Ce n’est pas celui qui rejette les dieux de la multitude qui doit être considéré comme impie, mais celui qui leur attribue les fictions de la foule. » (Epicure 74) Comment comprendre ce passage ? Serait-ce par mesure de prudence qu’il dit cela ou est-ce vraiment sincère ? A supposer qu’Epicure distingue une religion véritable d’une fausse, laquelle serait celle de la « foule », pourquoi n’en a-t-il rien dit dans ses considérations sur la connaissance ? Selon Epicure les dieux existent, en effet, et ce sont des êtres « bienheureux » et « immortels », mais ils n’ont aucun rapprt avec les hommes. Ils sont même complètement indifférents à leur égard. Comme le souligne J.M. Rist, ces dieux « take no direct part in human affairs. Praying on them is of no avail if prayer is a mere request for help. In any case it is pointless for a man to pray for what he can provide for himself, namely happiness. If gods heeded human prayers, ran the Epicurean argument, the human race would long since have become extinct, since men are constantly praying for disasters to fall on one another. We can, in fact, neither achieve our wishes by begging from the gods, nor give them anything beneficial by our offerings… » 10 10 J.M. Rist. Epicurus. An Introduction. Cambridge, England : CUP, 1972. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 33 29.10.12 10: 29 <?page no="34"?> 34 Epicure: Nature et Plaisir Ainsi, si le bonheur de l’homme dépend de lui-même, si dieu est tout juste une notion abstraite exprimant le parfait et auquel état le sage épicurien essaie de parvenir grâce à la science naturelle uniquement, la religion semble être tout à fait inutile. Et pourtant, apparemment pour des raisons d’utilité sociale, les épicuriens ne rejetaient pas le culte des dieux. 11 Les mêmes questions se posent à nous au sujet des libertins du XVII e siècle, dont Molière, La Fontaine et Bayle. Celui-ci, à l’instar d’Epicure, rejette la religion de « la foule » et du « souverain », critique violemment la religion du pape et celle du pouvoir louis-quatorzien (surtout à l’époque de la Révocation de l’Edit de Nantes), avance enfin l’idée d’une société athée parfaitement morale et honnête, mais refuse de rejeter l’idée de la religion ou de Dieu. Encore chez Bayle la défense politique des protestants et bien de ses écrits sur la « véritable religion » (entendons un christianisme rationaliste) nous permettraient de ne pas mettre sa foi en doute, malgré sa grande admiration pour Epicure ou Lucrèce. Pour ce qui est de La Fontaine, mis à part le dernier livre des Fables, et de Molière, nous pourrions être un peu plus sceptiques. Pour terminer ce propos sur les dieux d’ Epicure, citons cette remarque de Bayle, adhérant à l’opinion du Père Adam : « Dieu est si prodigieusement défiguré par nous, qu’il serait mieux d’être athée et ne point reconnaître de divinité, que de rendre les honneurs suprêmes à une nature composée de tant de mauvaises qualités. Que le Dieu d’Epicure tout oiseux que ce philosophe l’a fabriqué est plus innocent, et s’il faut parler de la sorte plus Dieu que le nôtre. » (Bayle, t. 2, 167) * On a souvent opposé Epicure à Aristote. Aux XVI e et XVII e siècles la lutte entre les partisans des deux philosophes revêt un caractère remarquable. Au début du XVII e siècle Gassendi part en guerre contre Aristote avant de faire l’apologie d’Epicure. Chez les penseurs de la génération précédente, chez Vanini ou Bruno par exemple en Italie, l’influence des deux philosophes est également présente, mais la lutte devient âpre dans les années qui précèdent la Fronde. La réaction idéologique représentée par la Sorbonne est aristotélicienne, les dissidents que sont les libertins, et à leur tête Gassendi, plaident pour Epicure. Bref, les noms mêmes d’Aristote et d’Epicure suggèrent dans l’imaginaire populaire, à l’époque de Louis XIV, deux conceptions du monde antagoniques. Dans l’œuvre de Molière, par exemple, que ce soit au sujet de la médecine, du langage, ou de la philosophie, le nom d’Aristote est tourné en dérision. Il n’est peut-être pas alors inutile de comparer brièvement la 11 Voir, par exemple, G.D. Hadzits, « The Significance of Worship and Prayer among the Epicureans », TAPA 39 (1908) 73-88 (Cité par Rist 156, n. 4). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 34 29.10.12 10: 29 <?page no="35"?> 35 Epicure: Nature et Plaisir conception épicurienne du plaisir, puisqu’il est question de bonheur et de plaisir, avec celle d’Aristote. 12 Dans le livre VII de l’Ethique à Nicomaque, Aristote étudie le plaisir et la peine en tant qu’objets de réflexion relevant de « la science politique » : « C’est un des éléments nécessaires de la science politique qu’une enquête sur le plaisir et la peine. Car cette science a pour objet la vertu et le vice du caractère, et nous avons établi que le domaine de la vertu et du vice, ce sont les plaisirs et les peines ; elle a pour objet le bonheur, et la grande masse des gens affirment qu’il a pour compagnon inséparable le plaisir, ce qui les a conduits à donner en grec au bienheureux un nom qui vient du verbe ‹se réjouir›. » 13 De même qu’Epicure, Aristote attache une importance primordiale au « plaisir ». Le terme de jouissance est considéré chez tous deux comme parfaitement positif. Mais qu’entendent-ils chacun par plaisir ? Dans le passage que nous venons de citer, Aristote associe au plaisir la notion de « vertu ». C’est là que réside la différence essentielle de sa conception avec celle d’Epicure. Le plaisir aristotélicien est d’ordre intellectuel, social, moral et politique ; le plaisir épicurien est par contre matériel, sensuel et individuel. En effet, le maître du Jardin part de l’individu pour arriver à la société, tandis que l’auteur de l’Ethique à Nicomaque opte pour l’inverse. D’après ce dernier, la plupart des gens ignorent ce qu’est le plaisir ; c’est au gouverneur de la cité 14 de leur montrer le chemin, alors qu’ Epicure part de la nature, non de la cité (polis) pour définir et délimiter la notion de plaisir. Parce que naturel, ce plaisir est inné : « le plaisir est notre bien principal et inné » (Epicure 77). 12 Pour des études assez récentes sur le concept de plaisir chez Aristote, on pourra lire l’ouvrage de Michael Weinman, Pleasure in Aristotle’s Ethics. New York : Continuum, 2007, de même que l’article de Dorothea Frede, « Pleasure and Pain in Aristotle’s Ethics », in The Blackwell Guide to Aristotle’s ‹Nichomachean Ethics›, édité par Richard Kraut. Malden, MA : Blackwell Publishing, 2006, 255-75. Selon Frede, Aristote n’était ni pour ni contre l’hédonisme. Pour des études sur le plaisir chez Epicure, outre La Pensée du plaisir de Jean Bollack (Introduction xi-xliii), voir Epicurus’ Ethical Theory de Phillip Mitsis. Ithaca, N.Y. & London : Cornell University Press, 1988, ainsi que l’article de Raphael Woolf, « What Kind of Hedonist was Epicurus ? », Phronesis : A Journal of Ancient Philosophy 49 (4) 2004, 303-322, où l’auteur, distinguant entre un « hédonisme psychologique » et un « hédonisme éthique », conclue que la pensée d’Epicure appartiendrait à la première catégorie. Enfin, pour une comparaison entre Epicure et Aristote sur le sujet du plaisir, on pourra lire de Georgios Manolidis, « Epikurs Stellungnahme zur Aristotelischen Hedone-Diskussion in der Nikomachischen Ethik », Zeitschrift für philosophische Forschung 45 (4) 1991, 530-44. 13 Aristote. L’Ethique à Nicomaque. Livre VII. Edition et traduction par R.-A. Gauthier et J.-Y. Jolif. Louvain : Publications universitaires de Louvain, 1970, 276. 14 Politeia signifie l’art de gouverner la cité. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 35 29.10.12 10: 29 <?page no="36"?> 36 Epicure: Nature et Plaisir Aristote distingue le plaisir intellectuel (selon lui, le plaisir suprême) du plaisir corporel ; puis en rattachant celui-ci à la notion de masse, il attribue au plaisir un caractère social. La société aristotélicienne est divisée en deux : d’une part, l’on trouve les intellectuels ou les philosophes, adonnés au plaisir de l’esprit ; d’autre part, le peuple (la masse) vivant dans l’ignorance et ne connaissant que le plaisir matériel. Or, vu que le vrai plaisir ou le vrai bonheur n’est connu que de quelques-uns, il convient que ceux-ci (l’élite intellectuelle) dirigent la cité. Ces individus, qui sont soi-disant protégés et aimés des dieux, doivent imposer au peuple le « vrai plaisir » (qui se confond en somme avec la « vertu ») par des lois rigides. Voyons à présent comment ces idées sont présentées dans l’Ethique à Nicomaque ou comment la division, dans l’idée aristotélicienne du plaisir, entraîne la division du travail, ou comment à partir de ce concept-là, le philosophe en arrive à la politique. En premier lieu, le plaisir est défini d’une façon générale comme « le souverain bien ». Tous, hommes et bêtes, le recherchent indistinctement (c’est aussi la conception d’Epicure) : « Le fait, lui aussi, que tous, bêtes et hommes, recherchent le plaisir, est un indice qu’il est, d’une certaine manière, le souverain bien » (Aristote 282). Mais ensuite, il distingue les plaisirs selon les individus et même selon les catégories sociales : « tous ne recherchent pas non plus le même plaisir » (Aristote 282) et « la masse place le souverain bien dans les plaisirs corporels » (Aristote 282). Il va jusqu’à affirmer avec mépris qu’elle (« la masse ») « ne connaît d’autres plaisirs que les plaisirs corporels » (Aristote 282). Or, vu que le plaisir doit conduire à la vertu - « le plaisir sert à l’acquisition de la vertu » (Aristote 285) -, c’est la morale, par conséquent, qui permet de déterminer la valeur du plaisir : « Il y a des plaisirs moralement bons et des plaisirs moralement mauvais… A chaque activité correspond en effet un plaisir qui lui est apparenté. Donc, le plaisir apparenté à une activité vertueuse est moralement bon, le plaisir apparenté à une activité mauvaise est pervers. La même différence qui sépare les activités en bonnes et mauvaises, séparera donc les plaisirs en bons et mauvais. » (Aristote 298-99) Puis, établissant une hiérarchie entre les plaisirs dans laquelle le plaisir intellectuel est présenté comme supérieur au plaisir sensuel, Aristote en conclut l’infériorité de « la masse » à la couche intellectuelle. De la « hiérarchie ontologique » des plaisirs, il parvient à justifier la hiérarchie sociale : « Il y a entre les plaisirs, même moralement bons, une hiérarchie ontologique… Par ailleurs, la vue l’emporte sur le toucher en pureté, l’ouïe et l’odorat sur le goût. Il y a donc la même hiérarchie entre les plaisirs eux aussi ; les plaisirs de la pensée l’emportent en pureté sur les plaisirs des Biblio17_203_s005-178AK2.indd 36 29.10.12 10: 29 <?page no="37"?> 37 Epicure: Nature et Plaisir sens, et les plaisirs de l’une et de l’autre catégorie l’emportent en pureté les uns sur les autres. » (Aristote 299) Cela dit, le plaisir suprême, selon Aristote, c’est celui de la contemplation. C’est l’activité par excellence du philosophe qui imite les dieux. En effet, ceux-ci ne connaissent point d’autre activité, nous dit-il. La distinction prend alors un caractère sacré et religieux, lorsque le philosophe sépare le plaisir (ou bonheur) humain du plaisir surhumain ou divin : « La contemplation, c’est l’activité la plus haute, c’est l’activité la plus continue, c’est l’activité qui procure le plus de plaisir » (Aristote 304) et « La vie contemplative est la vie la plus heureuse, car elle constitue un bonheur surhumain » (Aristote 308), tandis que « La vie active n’est heureuse qu’à titre secondaire, car elle ne constitue qu’un bonheur trop humain » (Aristote 309). Ainsi l’homme est à Dieu ce que la masse est au philosophe. Et c’est parce que celui-ci est parmi les hommes celui qui est le plus proche des dieux qu’il est leur préféré : « Le philosophe, dit en effet Aristote, est le préféré des dieux : l’homme dont toute l’activité consiste à exercer son intellect et à le cultiver n’est-il pas à la fois l’homme le plus accompli et le plus aimé des dieux ? … Du même coup, s’il se trouve des hommes pour apprécier et pour honorer pardessus tout l’intellect, ils [les dieux] les combleront en retour de bienfaits, considérant que les hommes prennent soin de ce qu’ils aiment et ne font rien que de droit et de beau… Mais tout cela, c’est le philosophe qui le réalise au suprême degré. Il sera donc le plus aimé des dieux. Mais le plus aimé des dieux, ce sera aussi, selon toute vraisemblance, le plus heureux. » (Aristote 311) C’est à partir de là qu’Aristote aboutit à la politique. Au départ, il avait annoncé que le plaisir devait être étudié dans le cadre de la science politique. Et voilà que la politique proprement dite commence là où les remarques sur le plaisir (définition et délimitation de la notion) prennent fin. L’introduction à la politique se présente comme une conclusion du plaisir. En effet, puisque le but est la vertu - « le but, c’est la pratique de la vertu » (Aristote 312) - et que cela est le monopole de l’intellectuel, c’est celui-ci qui doit être législateur de la cité et créer des lois grâce auxquelles la société pourra vivre d’une façon heureuse. Et vu que dans l’esprit d’Aristote la masse est condamnée pour toujours à l’ignorance et à l’inconscience, la force coercitive de la loi l’obligera à exercer la vertu : il faut lui imposer le bonheur. Ce sera alors le règne des dieux et de leurs bons serviteurs, les intellectuels : « Car il n’est pas dans la nature de la masse d’obéir à la pudeur, mais à la crainte, ni de s’abstenir des mauvaises actions à cause de la honte qui s’y attache mais à cause des châtiments qu’elles entraînent. En effet, la masse des hommes, parce qu’ils vivent au gré de la passion, recherchent les Biblio17_203_s005-178AK2.indd 37 29.10.12 10: 29 <?page no="38"?> 38 Epicure: Nature et Plaisir plaisirs qui leur sont propres et les objets qui leur procurent ces plaisirs et fuient les peines opposées ; mais de la beauté morale et du vrai plaisir, ils n’ont pas même l’idée, n’y ayant jamais goûté. » (Aristote 313) Aristote déclare enfin que ceux qui ne voudront pas du bonheur imposé par la loi divine (imposé par l’intellectuel ou le philosophe) devront être sévèrement punis : « Aussi certains pensent-ils que les législateurs doivent inviter les gens à la vertu et les exhorter à se convertir par amour de la beauté morale, dans l’espoir que les écouteront ceux qui ont été honnêtement formés par de bonnes habitudes ; mais aussi établir des châtiments et des peines pour les désobéissants et leurs natures moins bien douées et bannir à tout jamais les incurables. En effet, l’honnête homme, c’est-à-dire celui qui vit pour la beauté morale, obéit à la raison qu’on lui donne, et le malhonnête homme, qui désire le plaisir, est corrigé par la souffrance, comme une bête de somme. Aussi dit-on que les souffrances qu’on doit infliger aux malfaiteurs, sont celles qui contredisent le plus les plaisirs qu’ils apprécient. » (Aristote 314) Après ces remarques, nous comprenons aisément pourquoi le clergé traditionaliste et les théologiens conservateurs de la Sorbonne à l’époque de Molière aimaient tant Aristote. En ce qui concerne Epicure, concentrons-nous sur La Lettre à Ménécée, dans laquelle sa conception du plaisir est clairement et simplement présentée dans son essence. En premier lieu, le philosophe traite du plaisir même de vivre. Et, paradoxalement, c’est par une réflexion sur la mort que la question est implicitement posée : comme la mort est l’absence de la sensation, elle « n’est rien pour nous » (Epicure 74), et y penser nous empêcherait de jouir. Le plaisir de vivre, c’est pour lui le plaisir de bien sentir. Alors qu’Aristote met l’accent sur la vertu, Epicure insiste sur la sensation. C’est le plaisir matériel (le plaisir des sens) et non le plaisir abstrait et intellectuel qui constitue pour lui le plaisir fondamental : le plaisir d’être, de sentir, de respirer. Il s’agit de jouir de nous-mêmes et de notre environnement. Le plaisir est aussi considéré en relation avec la durée et l’intensité : Epicure souligne le fait que « le désir d’immortalité » est un désir idéaliste et partant négatif. Il faut jouir dans le présent. Ce n’est pas la durée de la vie qui importe, ni la durée du plaisir, mais leur qualité. Contrairement à Aristote, le penseur hédoniste ne fait aucune distinction sociale à partir du plaisir. Le plaisir de vivre est le même chez tout le monde, aussi bien pour le philosophe que pour le commun des mortels. C’est le corps qui est chez lui primordial, et celui de tout le monde connaît les mêmes besoins naturels fondamentaux, dont l’assouvissement constitue le bonheur essentiel. Une division des plaisirs est pourtant établie par le philosophe, ayant pour critère unique la santé corporelle et spirituelle : Biblio17_203_s005-178AK2.indd 38 29.10.12 10: 29 <?page no="39"?> 39 Epicure: Nature et Plaisir « Il faut se rendre compte que parmi nos désirs, les uns sont naturels, les autres vains, et que parmi les premiers, il y en a qui sont nécessaires et d’autres qui sont naturels seulement. Parmi les nécessaires, il y en a qui le sont pour le bonheur, d’autres pour la tranquillité continue du corps, d’autres enfin pour la vie même. Une théorie non erronée de ces désirs sait en effet rapporter toute préférence et toute aversion à la santé du corps et à la tranquillité de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. Car tous nos actes visent à écarter de nous la souffrance et la peur. » (Epicure 77) D’abord le corps, puis l’âme. A l’âme correspond la peur : l’âme est tranquille lorsque la peur est écartée. Et de quoi, avant tout, pourrions-nous avoir peur sinon de la mort ou de la souffrance physique ? 15 Or cette peur est instinctive. Donc, l’âme rejoint le corps et se révèle également être matérielle. Tout se ramène inéluctablement au plaisir de vivre, d’être-là : « Et c’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse » (Epicure 77). Enfin, partant de l’expérience, Epicure pense que plus nos besoins sont limités et plus nous sommes heureux. En somme l’idéal d’Epicure est une vie simple et modérée, ni indigente ni riche. L’abstinence et l’ascétisme ne sont pas recommandés non plus. Si l’épicurien se réjouit d’un morceau de pain - « Le pain d’orge et l’eau nous causent un plaisir extrême si le besoin de les prendre se fait sentir » (Epicure 78) -, ce n’est pas à la manière d’un ascète. L’épicurien est contre les excès, et son critère de santé est toujours la nature : il n’est ni abstrait ni religieux. Et c’est justement en raison de ce caractère areligieux de sa philosophie, lequel implique le rejet des systèmes politiques à base religieuse, qu’ Epicure a été par le pouvoir de son temps et par celui des siècles suivants présenté à dessein comme propagateur de l’immoralisme. De nos jours encore, le plaisir épicurien se confond souvent par le vulgaire avec celui de l’intempérance. Etrangement, le philosophe de l’équilibre et de la modération a été présenté de tout temps comme celui des excès et du dérèglement. D’ailleurs, Epicure lui-même nous avertit de la mauvaise foi de ses détracteurs : « Quand donc nous disons que le plaisir est notre but ultime, nous n’entendons pas par là les plaisirs des débauchés ni ceux qui se rattachent à la jouissance matérielle, ainsi que le disent les gens qui ignorent notre doctrine, ou qui sont en désaccord avec elle, ou qui l’interprètent dans un mauvais sens. Le plaisir que nous avons en vue est caractérisé par 15 Voir sur la question de la mort l’ouvrage de James Warren, Facing Death : Epicurus and His Critics. Oxford : Clarendon Press, 2004. Il y analyse en détail les différents aspects de la question, soutient dans l’ensemble la pensée matérialiste d’Epicure et justifie son indifférence vis-à-vis de la mort. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 39 29.10.12 10: 29 <?page no="40"?> 40 Epicure: Nature et Plaisir l’absence de souffrances corporelles et de troubles de l’âme. Ce ne sont pas les beuveries et les orgies continuelles, les jouissances des jeunes garçons et des femmes, les poissons et les autres mets qu’offre une table luxueuse, qui engendrent une vie heureuse, mais la raison vigilante, qui recherche minutieusement les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter et qui rejette les vaines opinions, grâce auxquelles le plus grand trouble s’empare des âmes. » (Epicure 79) Au fond, ces idées de morale pratique ne sont pas tant éloignées de celles d’Aristote, ni de celles de la religion : tout le « malheur » d’Epicure est-il alors d’avoir considéré la métaphysique comme un amas de « vaines opinions » et d’être parti de la matière et de l’expérience naturelle pour parvenir à la « vertu » ? La question est à notre sens plus compliquée que cela. Elle est aussi politique. En effet, le matérialisme épicurien et son humanisme conduisent inévitablement au rejet des distinctions et des clivages sociaux. Ainsi Epicure invite tout le monde à embrasser son éthique, tandis qu’ Aristote veut imposer de force son éthique à une masse qu’il méprise profondément. Il s’agit là de deux visions de classe quoi qu’on dise. L’intellectuel aristotélicien, comme le prêtre « envoyé » de Dieu dans les sociétés antique et féodale, impose ses lois et punit les désobéissants. D’ailleurs son message s’adresse à un prince (Nicomaque dans le cas d’Aristote lui-même). Epicure, par contre, n’a aucune ambition politique personnelle et insiste sur l’initiative populaire en ce qui concerne la législation. Il avance ainsi que « Parmi les prescriptions qui sont édictées comme justes par les lois, celle que le témoignage commun reconnaît utile aux rapports sociaux est juste » (Epicure 93). Les conséquences politiques de ces propos sont suffisamment claires. La mention rapide de quelques différences idéologiques fondamentales entre l’aristotélisme et l’épicurisme et de la sympathie existant entre le premier et le pouvoir (essentiellement religieux) nous aident à mieux comprendre les discussions qui agitèrent le XVII e siècle autour de ces problèmes. On pourra aussi mieux comprendre pourquoi l’épicurisme des libertins - entendons ceux qui étaient plus ou moins fidèles aux doctrines d’Epicure, et non ceux que le vulgaire, l’ignorant, ou le détracteur a appelés épicuriens ou libertins - est lié à la vision d’une classe non dominante (la noblesse) mais dominée (la bourgeoisie). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 40 29.10.12 10: 29 <?page no="41"?> III Première partie : L’épicurisme de Molière Introduction Paul Bénichou a publié Morales du Grand Siècle en 1948, mais ce livre a eu une influence considérable et peut toujours passer pour une référence importante chez les socio-critiques. Ralph Albanese écrit à ce propos : « Par son admirable essai de synthèse, Morales du Grand Siècle, P. Bénichou a largement contribué au développement de la socio-critique. Du point de vue méthodologique, sa démarche consiste à rattacher l’ensemble des problèmes moraux du XVII e siècle à leur contexte socio-historique. Il part en guerre contre la notion communément admise, et transmise par l’appareil scolaire depuis le XIX e siècle, d’un Molière incontestablement bourgeois, détenteur de vérités prudhommesques et épris de ‹bonnets de nuit et de bonne soupe› et il parvient à démontrer que la morale moliéresque, se pliant aux goûts de la cour, traduit un idéalisme essentiellement aristocratique… Ainsi, la supériorité incontestée dont jouissent les protagonistes de Dom Juan et d’Amphitryon n’est au total qu’une affaire de classe ; si Molière fait une peinture sympathique de ceux-ci, c’est précisément dans la mesure où ils appartiennent à une aristocratie morale, et aspirent à une espèce de surhumanité. Envisagé dans sa révolte contre toute contrainte morale, Dom Juan fait figure de héros aristocratique dressé contre Dieu. Jupiter, lui aussi, incarne la recherche gratuite du plaisir, voire un véritable hédonisme, et l’insouciance souveraine dont il fait preuve est un signe fondamental de sa condition. Imbus de leur orgueil de caste, tous deux mettent en valeur ce qu’il y a de prestigieux chez les hommes de qualité. » 1 Naturellement Molière n’était pas pour « les bonnets de nuit » et n’avait rien à voir avec ce bourgeois conformiste, vulgaire et conservateur auquel fait allusion Bénichou. Mais de là à dire qu’il approuvait Dom Juan et Jupiter, et qu’il les considérait comme des modèles moraux ou des individus supérieurs, cela n’est pas évident. Oui, Dom Juan est dans l’ensemble présenté comme 1 R. Albanese. « Molière devant la socio-critique », Œuvres et Critiques, 1981 (VI,1), 57. Voir aussi son Molière à l’école républicaine. De la critique universitaire aux manuels scolaires. Saratoga, CA : Anma Libri, 1991 (Stanford French and Italian Studies). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 41 29.10.12 10: 29 <?page no="42"?> 42 Première partie: L’épicurisme de Molière un être « supérieur » par rapport à son valet, lequel représente le petit peuple en général et l’idéologie féodale, mais le maître est durement traité lui aussi. Après tout, sur le plan humain, Sganarelle est même un meilleur homme que Dom Juan, mais au niveau intellectuel, c’est certainement le contraire. Quant à Amphitryon, c’est peut-être la pièce la plus ironique de Molière, la pièce où la noblesse, et même le Roi, sont aussi critiqués que la religion traditionnelle. Si Jupiter est hédoniste, il l’est à la manière de Dom Juan, autrement dit un hédoniste qui fait tort aux autres, un hédoniste immoral et égoïste. 2 Molière rejette une telle philosophie, car c’est un auteur humaniste. Oui, il prêche la morale du plaisir, mais un plaisir conçu dans l’ensemble dans le sens épicurien, non dans celui préconisé par les Jupiter et les Dom Juan. Or ce plaisir humaniste est, à notre avis, celui plus souvent recherché par un bourgeois cultivé et progressiste du XVII e siècle, « bourgeois et libertin », pour reprendre l’expression de J. Cairncross. 3 Malheureusement ce dernier ne distingue pas entre l’hédonisme épicurien authentique et celui relâché, dissolu, de certains libertins. 4 Bénichou, non plus, ne fait pas de distinction entre les différents hédonismes, ni entre les différentes catégories bourgeoises, lorsqu’il écrit : « D’une façon générale, le XVII e siècle enregistre, dans l’esprit aristocratique, un progrès sensible de la philosophie du plaisir, qui se donne pour la philosophie du monde et des temps nouveaux. Non seulement les ‹honnêtes gens› rompent des lances contre l’antique sévérité, qui n’est plus évoquée que sous sa forme bourgeoise, toujours ridicule, mais les conquêtes mêmes de la morale courtoise apparaissent comme les fruits d’un idéalisme désuet. »(Bénichou 301-302) De même L. Goldmann, s’il souligne l’épicurisme de Molière, c’est pour y voir une morale « noble » : « Nous avons déjà analysé la situation de la noblesse de cour. Vie de jouissance continuelle, morale sexuelle plus libre que dans toutes les autres classes, égalité de la femme et de l’homme, acceptation de la société mo- 2 Pour une étude comparée de ces deux pièces, voir l’article de Larry Riggs, « Dom Juan et Amphitryon : A Comparative Note on their treatment of Power, Identity, and Social Cohesiveness », dans Australian Journal of French Studies 1988, 25 (2) : 132-38. 3 J. Cairncross. Molière : Bourgeois et libertin. Paris : Nizet, 1963. 4 Voir son essai, « Molière subversif », dans L’Humanité de Molière. Essais choisis ou écrits par John Cairncross. Paris : Librairie Nizet, 1988, 11-21. Il écrit ainsi : « Pour Dom Juan, le personnage aristocratique le plus important de l’œuvre de Molière, on risque de fausser la discussion en l’amenant sur le terrain social. Car le grand seigneur est avant tout un libertin et un séducteur. En tant qu’athée et immoral, il était trop sympathique pour ne pas faire courir à Molière de gros risques, et le poète a donc préparé le public à la punition finale en noircissant le héros… » (L’Humanité de Molière 20). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 42 29.10.12 10: 29 <?page no="43"?> 43 Introduction narchique où chaque classe a sa place, à condition que la noblesse garde la sienne qui lui semble prédominante. L’épicurisme de cette classe s’exprime, sur le plan philosophique, dans l’œuvre de Gassendi ; l’ensemble de sa vision, sur le plan littéraire, dans les écrits de Molière. » 5 Il rejoint ainsi, lui aussi, la position de Bénichou. Mais de quel épicurisme parle-t-il ? Il est regrettable que Jupiter passe aux yeux de ce critique pour un épicurien, et qu’il voie en Molière un apologiste de cet épicurisme-là. Au fond, Molière reste un auteur toujours controversé, et R. Albanese l’a bien exprimé ainsi : « … la multiplicité des études qui constituent la socio-critique moliéresque récente semblent être régies par une double postulation : elles oscillent entre l’image d’un Molière conformiste, épris des valeurs aristocratiques issues d’une honnêteté mondaine, et celle d’un Molière résolument progressiste, qui partagerait l’éthique et l’idéologie d’une bourgeoisie active et éclairée. Est-il bourgeois ? Est-il aristocratique ? Voilà la pierre d’achoppement à laquelle se heurtent les commentateurs qui désirent formuler les principes d’une Weltanschauung moliéresque et la question paraît, en définitive insoluble. » (« Molière devant la socio-critique » 63) Notre approche à nous se range globalement dans la deuxième catégorie mentionnée par R. Albanese, dans la mesure où nous pensons que les idées de Molière favorisent, malgré lui sans doute, la montée de la bourgeoisie comme classe, et conséquemment le capitalisme qui lui est associé, mais nous refuserons de classer cet humaniste. Par ailleurs, il faut, à notre avis, bien distinguer entre l’épicurisme authentique, ce que R. Pintard a appelé « libertinage érudit », et le faux épicurisme. Le libertinisme dissolu, celui d’un Dom Juan par exemple, se rattacherait surtout à la vision du monde de la classe supérieure en déclin - à l’époque de Molière, la noblesse. Au siècle suivant, ce libertinisme vulgaire et dépravé, si éloigné d’Epicure, trouvera sa meilleure expression dans l’œuvre de Sade. A notre époque du déclin du capitalisme occidental, la bourgeoisie, qui est la nouvelle classe dominante, connaît à son tour un phénomène semblable. C’est pour cela qu’un Sade est à la mode aujourd’hui en Occident, alors qu’au XVIII e siècle il passait pour quelqu’un de scandaleux. Le libertinisme moral et épicurien était en général la pensée d’un bourgeois éclairé, comme Molière ou La Fontaine. Notre idée essentielle est qu’une classe sociale, qui a de l’avenir - à l’époque de Molière c’est la bourgeoisie -, aspire à la fois à une liberté qu’elle n’a pas encore, malgré un roi sympathisant comme Louis XIV, et à une morale positive, tandis qu’une classe en déclin - c’est le cas de la noblesse - peut d’un côté désirer une liberté encore plus grande (d’autant plus que le premier ordre, un clergé dépassé par 5 L. Goldmann. Sciences humaines et philosophie. Paris : Ed. Gonthier, 1966, 114. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 43 29.10.12 10: 29 <?page no="44"?> 44 Première partie: L’épicurisme de Molière le temps, l’en empêche parfois) et, d’un autre côté, voyant son monde et ses valeurs s’écrouler, elle peut devenir de plus en plus égoïste et cynique. C’est là la grande différence qu’il y a entre le plaisir selon Dom Juan (personnage noble) et celui conçu par son créateur Molière (bourgeois progressiste). Ces deux conceptions du bonheur représentent deux classes qui s’opposent. Si Molière aime et approuve dans l’ensemble Louis XIV, ce n’est pas parce qu’il a la même conception du plaisir et du bonheur que lui ; c’est parce que le roi le soutient personnellement, de même qu’il soutient, pour des raisons d’intérêt personnel et familial, la bourgeoisie en général. Celle-ci, grâce à la monarchie absolue - en grande partie sa propre création -, peut progressivement se débarrasser de sa rivale privilégiée, la noblesse. 6 Cela se fait en général de façon plus ou moins inconsciente. 7 De plus, les barrières de classe ne sont pas toujours bien claires et définies, car un même individu peut, par certains côtés, partager les idées d’une classe, et par d’autres se sentir proche de la classe antagonique. Même si l’ambiguïté et l’ambivalence caractérisent tout un chacun, une attitude dominante, consciente ou inconsciente, nous range dans un camp idéologique ou dans un autre. Nous défendons alors, que nous le voulions ou non, les intérêts d’une certaine classe économique. 6 Sur l’idée de « roi bourgeois » à propos de Louis XIV, voir l’interprétation de Larry Riggs dans « Delusions of Self-Fashioning : Moralisme as Critique of Modernity », Romance Quarterly 49 (1) 2002, 21-29. Mais sa comparaison de Dom Juan avec Harpagon ne nous semble pas juste, car l’un est un aristocrate qui continue d’abuser autrui à la façon habituelle de beaucoup de gens de sa classe, tandis que l’autre est le prototype du capitaliste accumulateur primitif (une sorte de bourgeois que l’humaniste Molière ne pouvait supporter, mais qui a certainement beaucoup d’avenir). 7 James Gaines note au sujet des spécialistes socio-critiques de Molière : « All are concerned with the ambiguities of representation in a canon as socially rich and diverse as Molière’s, and the general trend among them is to reject one-dimensional assessments of authorial intentionality on either side of the traditional Marxist class barrier, thus subscribing fully neither to Bénichou’s Molière aristocrate mondain, nor to Cairncross’s Molière bourgeois militant. » « Molière and Marx : Prospects for a New Century », L’Esprit Créateur 36 (1) 1996, 21-30, 24. C’est ce que le critique exprimait déjà dans son ouvrage, Social Structures in Molière’s Theater. Columbus : Ohio State University Press, 1984. Le dramaturge « served as spokesman neither for an antiaristocratic nor for an antibourgeois point of view » (242). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 44 29.10.12 10: 29 <?page no="45"?> Les Femmes Savantes I. Acte I, scène 1 Dès la première scène des Femmes savantes, 1 nous voici en présence d’un matérialisme du type épicurien. Souvent chez Molière, l’essentiel est dit dès le début. 2 L’auteur nous propose ici, sous une forme comique, un dialogue entre l’idéalisme et le matérialisme. Parallèlement, il s’agit de deux langages de « classe » : l’un correspond dans l’ensemble à celui de la noblesse, l’autre à celui d’une classe inférieure, à savoir la bourgeoisie. 3 La conversation entre les deux sœurs a pour origine la question du mariage. Une fois de plus, le mariage et l’amour servent de prétexte à Molière pour exposer implicitement ses idées socio-politiques et morales. Sa voix, pourtant, ne se confond pas avec celle d’un personnage, quoique Henriette soit présentée comme quelqu’un de plus raisonnable et positif que sa sœur. 4 1 Molière. Œuvres complètes II. Edition de Georges Forestier et Claude Bourqui. Texte annoté par Claude Bourqui. Paris : Gallimard, 2010 (NRF-La Pléiade). 2 Sur l’importance de cette scène d’ouverture des Femmes Savantes, Jean Molino écrit : « Le véritable sujet de la comédie est bien le problème général posé dans les 86 premiers vers de la pièce… » (« ‹Les Nœuds de la matière› : l’Unité des Femmes Savantes, » XVII e Siècle 113, 1976, 23-47, 24). Nous approuvons dans l’ensemble la conclusion de Molino sur l’épicurisme (dans la ligne de Gassendi) chez Molière. Voir aussi d’Olivier Bloch, Molière. Philosophie. Paris : Albin Michel, 2000. 3 Dans un article sur le « style des nobles » chez Molière, quoique ne traitant pas des Femmes Savantes, Jean-Philippe Grosperrin a bien mis en évidence la pensée critique de Molière à l’égard du langage des nobles. Voir « Variations sur le ‹style des nobles› dans quelques comédies de Molière, » Littératures 41, 1999, 47-71. 4 Karolyn Waterson estime à propos de la pièce que « Sur le plan discursif, où la dialectique ne dépasse guère le stade de l’articulation de thèses et d’antithèses, les synthèses font cruellement défaut » (« Savoir et se connaître dans Les Femmes savantes de Molière, » in Le Savoir au XVII e siècle. Actes du 34 e congrès annuel de la NASSCFL. Edit. Par John D. Lyons et Cara Welch. Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2003, 185. (Biblio 17, 147). Par ailleurs, une sorte de synthèse sur la question de l’autorité est proposée par Kimberly Cashman dans son article, « Les Femmes savantes, or How Not to Resist the Authority of the Father, » in Relations & relationships in seventeenth-century French literature. Actes du 36 e congrès annuel de la NASSCFL. Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2006, 275-287 (Biblio 17, 166). Il s’agit là de deux Biblio17_203_s005-178AK2.indd 45 29.10.12 10: 29 <?page no="46"?> 46 Première partie: L’épicurisme de Molière C’est Armande qui ouvre le débat, c’est elle qui commence, c’est elle aussi qui attaque. Son ton agressif est révélateur. Cela montre dès le départ qu’elle n’a pas beaucoup d’amour ou de sympathie pour sa sœur. Son indignation exagérée par les termes « osez » (v. 3) et « vulgaire » (v. 4) la condamne d’emblée comme non seulement ridicule mais aussi fielleuse. Plus elle insiste sur cette question du mariage et de la sexualité, et exagère son indignation, plus cette impression négative semble se confirmer. Par contre, le ton d’Henriette est dans ce début calme, simple, non vindicatif. Elle essaie de comprendre ce qui choque sa sœur. 5 L’idée que celle-ci se fait du mariage est exprimée clairement dans la tirade suivante : « Ah, fi, vous dis-je. Ne concevez-vous point ce que, dès qu’on l’entend, Un tel mot à l’esprit offre de dégoûtant ? De quelle étrange image on est par lui blessée ? Sur quelle sale vue il traîne la pensée ? N’en frissonnez-vous point ? et pouvez-vous, ma Sœur, Aux suites de ce mot résoudre votre cœur ? » (v. 9-14) Le mariage pour elle se résume essentiellement dans l’acte sexuel. Et la « précieuse » prude fait la dégoûtée. Ce qui est donc important à souligner dans cette tirade, c’est l’obsession sexuelle d’Armande : non seulement elle ne pense pas à autre chose quand elle entend le mot « mariage », mais elle insiste sur « l’image » qu’elle voit : « étrange image », « sale vue », « suites de ce mot ». Elle révèle aussi peut-être sa frigidité, mais surtout son caractère hypocrite. 6 points de vue féministes différents, parmi beaucoup d’autres interprétations des Femmes savantes. 5 Naturellement, nous ne portons pas de jugement personnel sur ces personnages. En nous basant sur le texte et la rhétorique, nous tâchons seulement de comprendre la manière dont Molière a voulu les présenter. C’est pourquoi nous ne pouvons accepter les jugements sentimentaux d’ un A. Adam, comme celui-ci : « Il [Molière] veut que nous donnions notre amitié à Henriette et à Clitandre. Mais cette Henriette est une fille haïssable. Son ironie acide, sa fausse humilité, sa vulgarité de pensée nous exaspèrent. C’est une petite vipère, et il est heureux pour elle qu’Armande sa sœur soit pire encore… » (A. Adam. Histoire de la littérature française au XVII e siècle, t. III. Paris : Editions Domat, 1952, 392). Ou par exemple cette remarque de Judith Suther : « Henriette… is vapid. She might enter the local beauty contest or join the recipe guild » (« The Tricentennial of Molière’s Femmes Savantes », The French Review XLV, 4, 1972, 34). Mais d’autres critiques ont exprimé des opinions très différentes, comme Charles Mazouer, qui considère Henriette comme une « jeune fille équilibrée et d’une simplicité anti-précieuse » (Le Théâtre français de l’Âge Classique II. Paris : Honoré Champion, 2010, 594). 6 Richard Goodkin écrit, en se référant surtout à la scène du sonnet de Trissotin : « Le comique réside non seulement dans le renversement des rôles traditionnels et dans Biblio17_203_s005-178AK2.indd 46 29.10.12 10: 29 <?page no="47"?> 47 Les Femmes Savantes J.-H. Périvier écrit à propos des trois « femmes savantes » dans son analyse de la scène du « Sonnet » : « Armande, malgré ses dires, dissimule mal son dépit de voir ses charmes négligés par Clitandre qui leur préfère ceux de sa cadette. Philaminte, nous dit-on, n’a ‹pas toujours vaqué à la philosophie› (I,1, 80). Et Bélise est une folle qui prend tout mot galant chuchoté à l’oreille d’une autre femme pour une déclaration déguisée qui s’adresse à elle-même. Bref, ce sont trois complexées dont la libido se défoule sous le couvert du langage et de la poésie. Ce qui est dit est chaste (mais sot), ce qui est entendu, ou plutôt sous-entendu, est lubrique… » 7 Par réaction à l’hypocrisie et à la mauvaise intention de sa sœur, Henriette ne rappelle du mariage que l’aspect social et spirituel, omettant exprès de mentionner le côté sexuel. Si Armande tâche de rabaisser Henriette, celle-ci tient implicitement dans sa réponse à lui prouver que c’est elle qui est la vraie spirituelle puisqu’elle ne pense à rien d’obscène ou de mal au sujet du mot « mariage ». Les « suites de ce mot » évoquent d’abord chez elle « un Mari, des Enfants, un Ménage » (v. 16). Autrement dit, ce sont les notions d’union, d’éducation, d’amour et de famille 8 qui sont suggérées. On ne peut pas la taxer d’hypocrisie puisqu’elle mentionnera aussi plus loin, avec pudeur certes, l’aspect sexuel du mariage. A présent il s’agit de souligner ce qui est primordial à ses yeux. A y bien réfléchir, si elle est matérialiste, elle l’est à la façon d’Epicure, c’est-à-dire qu’elle croit à la modération, à l’acceptation de la nature, à un bonheur simple et sans prétention, et Molière présente son personnage comme positif. On passe ensuite à la question de la liberté. Pour Armande, « le mariage », c’est la perte de la liberté. En critiquant la conception traditionnelle et féodale du mariage, sa critique semble progressiste et juste. En effet le mariage peut être une prison : notion suggérée par « attachements » (v. 19), au sens de « liens » ou « chaînes », « claquemurer » (v. 28), « Esclave asservie » (v. 43), « un Idole d’Époux » (v. 30). Mais son « féminisme » n’est plus justifié quand elle la caricature de la spiritualité, mais aussi dans l’échec que Molière fait essuyer à ces femmes qui se veulent purement ‹spirituelles› : des associations bien matérielles, aussi bien sexuelles que gustatives, planent constamment autour de leur discours spirituel, » dans « Dévier de soi : l’écart spirituel des Femmes savantes, » paru dans Le Labyrinthe de Versailles : Parcours critiques de Molière à La Fontaine. À la mémoire d’Alvin Eustis. Edité par Martine Debaisieux. Amsterdam et Atlanta : Rodopi, 1998 (Faux Titre), 20. 7 J.-H. Périvier, « Equivoques moliéresques : le sonnet de Trissotin », Revue des Sciences Humaines, oct.-déc. 1973, 551. 8 « ménage » vient de l’ancien français maisniee, « famille » (voir O. Bloch et W. von Wartburg. Dictionnaire étymologique de la Langue Française. Paris : PUF, 1986). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 47 29.10.12 10: 29 <?page no="48"?> 48 Première partie: L’épicurisme de Molière en vient à traiter même les enfants avec mépris [« des marmots d’enfants » (v. 30)] 9 et ne manifester aucun intérêt pour l’éducation de ceux-ci. Plus loin, on verra même que son « féminisme » est loin d’être égalitariste. Mais l’idée qu’Henriette se fait du mariage n’est pas non plus celle arriérée des anciens temps. Elle ne veut pas être l’ « Esclave » de l’homme, ni « se claquemurer ». Ce qu’elle entend, elle, par « attachement », en reprenant ironiquement le mot de sa sœur, ce n’est pas une « chaîne » mais une « union » librement consentie, c’est-à-dire un amour mutuel. Le mari ne doit pas être un Arnolphe 10 mais un Horace ou un Clitandre, c’est-à-dire « un Homme qui vous aime, et soit aimé de vous » (v. 22). Le « nœud » doit être « bien assorti » (v. 25), dit-elle encore en utilisant exprès des métaphores chères aux Précieuses. 11 Henriette n’aime guère le mariage traditionnel où le père choisit son gendre. Elle ne songe pas non plus à l’argent et n’est pas une obsédée sexuelle. Elle semble être une jeune fille relativement émancipée pour l’époque. Elle souligne bien, en évoquant le mariage, les mots d’ « union », de « tendresse » (v. 23), « douceurs » et « innocente vie » (v. 24). Le mot « douceurs » ne comprend-il pas aussi « caresses » et pudiquement les plaisirs charnels…, mais pour elle ce sont là des plaisirs « innocents », qui n’ont rien de « dégoûtant » ou « sale » comme le prétend la sœur. 12 9 « marmot » au sens de singe est encore usité au XVIII e siècle (Bloch et von Wartburg). 10 Selon nous Molière n’a pas changé depuis l’Ecole des Femmes. Nous ne voyons pas pourquoi on a pu voir en lui un féministe dans cette pièce et un anti-féministe dans Les Femmes Savantes. 11 C’est peut-être parce que Molière veut distinguer la vraie préciosité de la préciosité « ridicule ». Les vraies précieuses étaient aussi sans doute de vraies féministes pour l’époque. Voir Roger Lathuillière, La Préciosité : étude historique et linguistique. Genève : Droz, 1966. Intéressante aussi, à ce sujet la notice de G. Forestier et de C. Bourqui (Molière, Œuvres complètes II, 1516-20). 12 Voir l’ouvrage de Linda Timmermans, L’Accès des femmes à la culture (1598-1715). Paris : Honoré Champion, 1993 (en particulier le chapitre 6). A notre avis, c’est Henriette qui est le porte-parole d’un féminisme progressiste pour l’époque. En effet, il ne serait pas logique de la juger selon les critères de notre temps. Pour s’en rendre compte, il suffit de se rappeler la position des conservateurs et des moins conservateurs au XVII e siècle : « Alors que les dévots, dans leur ensemble, Bossuet en tête, trouvent que tout est très bien ainsi [il s’agit des inégalités entre les sexes], que la femme est un être inférieur, voué par Dieu à l’esclavage, des ecclésiastiques s’apitoient devant ces existences malheureuses. Ainsi le père Bourdaloue, prêchant à Notre-Dame, lance cet appel aux tenants du mariage forcé : ‹Si (la jeune fille) doit être liée, n’est-il pas juste que vous lui laissiez au moins le pouvoir de choisir elle-même sa chaîne ? › » (J. Cazalbou et D. Sévely. Les Femmes Savantes. Paris : Ed. Sociales, 1971, 22). Les vraies féministes comme M. de Scudéry ou Poulain de la Barre n’avaient rien contre le mariage. Le dernier, sans doute l’un des esprits les Biblio17_203_s005-178AK2.indd 48 29.10.12 10: 29 <?page no="49"?> 49 Les Femmes Savantes Les propos d’Armande, s’ils manifestent un certain féminisme positif, décèlent en même temps un extrémisme que rejette Molière. En effet, ce n’est pas l’égalité qu’elle recherche mais la domination, ou le despotisme des femmes. C’est sans doute une réaction normale après des siècles d’oppression, mais le réformateur Molière a horreur des excès et condamne Armande en employant l’ironie. Dans la scène que nous analysons, citons ces seuls vers qui expriment son désir de domination : « Et l’on peut pour Époux refuser un mérite Que pour adorateur on veut bien à sa suite. » (v. 103-104) plus révolutionnaires de son temps, insiste justement dans ses ouvrages (De l’égalité des sexes, 1673, De l’éducation des Dames et de la conduite de l’esprit dans les sciences et les mœurs, 1675, etc…) sur l’instruction des femmes afin d’être de bonnes mères et épouses. Même des « précieuses notoires comme Mme de Thianges ou Mme de Choisy étaient sans cesse occupées à ‹faire des mariages›, si l’on en croit Mlle de Montpensier. Les romans de Mlle de Scudéry présentent de nombreux exemples d’une fidélité conjugale absolue, qui va jusqu’à l’héroïsme suicidaire de femmes fortes comme Panthée ou Lucrèce » (Myriam Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle. Paris : Honoré Champion, 1999, 576-77). Pour certains, le Moyen Age rappelle uniquement la « littérature courtoise », mais ce n’est là qu’un aspect secondaire, vraiment marginal. La vie des Français à l’époque féodale atteste une toute autre réalité, et les inégalités qu’on connaît provenaient de l’idéologie dominante, qui était religieuse. Bénichou lui-même nous rappelle quelques exemples de la vision féodale du mariage dans la plus haute noblesse : « Ainsi Philippe de Navarre dans les Quatre tens d’aage d’Ome (XIII e siècle) : ‹Notre- Seigneur a commandé que la femme fût toujours en commandement et sujétion. Pendant son enfance, elle doit obéir à ceux qui l’élèvent, et, quand elle est mariée, elle doit entière soumission à son mari, comme à son seigneur› (Paragraphe 21). Même Christine de Pisan définit ainsi les rapports de la femme et du mari : ‹Elle se rendra humble envers lui en fait, en révérence et en parole lui obéira sans murmure et lui assurera la paix aussi soigneusement qu’elle pourra› (Le Livre des trois vertus). Et Anne de France recommande à sa fille : ‹Il faut être spécialement humble avec votre seigneur et mari, auquel, après Dieu, vous devez parfaite amour et obéissance, et vous ne pouvez en cela trop vous humilier› (Les Enseignements d’Anne de France à sa fille Suzanne de Bourbon, ch. XVI)’ » (Bénichou 312, n. 1). Le critique ajoute : « Ces idées traditionnelles… étaient cependant très vivaces encore au XVII e siècle » (Bénichou 312). Après tous ces exemples, la bourgeoise Henriette qui choisit ellemême son mari, qui refuse Trissotin, « résiste » à la « volonté » des parents (V, 4), et décide même un moment de ne pas se marier avec Clitandre, se croyant dépossédée et ne voulant pas nuire à son amour, lui-même assez pauvre (voir cette même scène finale), pourrait-on la qualifier d’arriérée et d’anti-féministe, comme certains l’ont fait ? Selon Perry Gethner, Molière, contrairement à Poulain de la Barre, ne cherche pas à promouvoir le statut de la femme (« Two Views on Women’s Education : Molière and Poullain, » Classical Unities : place, time, action. Actes du 32 e congrès de la NASSCFL. Biblio 17, 131, 2001, 241-50. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 49 29.10.12 10: 29 <?page no="50"?> 50 Première partie: L’épicurisme de Molière Au lieu d’« un Idole d’époux » (v. 30), elle désirerait un « adorateur ». Elle voudrait être idole elle-même. Sa pensée, sur ce point, ne diffère pas au fond de celle de Dom Juan. Bénichou a noté justement à ce sujet : « L’idéalisme féminin dissimule et entretient l’ambition féminine de dominer l’homme, de l’attacher sans rien lui accorder. Non seulement ‹Cet empire que tient la Raison sur les sens/ Ne fait pas renoncer aux douceurs des encens› (v. 101-102), mais la pruderie et la soif d’adoration se renforcent l’une l’autre. Enfin l’insensibilité de la coquette se change en dépit violent dès que les hommages manquent. Tout le rôle d’Armande dans les Femmes savantes est destiné à illustrer ces vérités. Molière a fait une place privilégiée, parmi tous les éléments de la névrose précieuse, au dispositif de guerre et de domination que ces femmes insatisfaites de leur sort maintiennent constamment dirigé contre l’homme. Armande voudrait régner sur son amant, et Philaminte règne sur son mari, qui avoue trembler devant elle… » (Bénichou 327-28) Les idées d’Armande et de sa mère ne sont-elles pas celles de cette héroïne de La Prétieuse de l’Abbé de Pure qui déclare : « Plus longtemps l’injustice aura régné, plus de temps doit régner à son tour notre sexe » ? (Bénichou 332) Cet inégalitarisme ou autoritarisme aristocratique, qui caractérise la pensée d’Armande, se manifeste dans la façon dont elle s’adresse à sa sœur, la manière dont elle la traite, et dont elle parle d’elle-même et de son modèle, sa mère. Ses propos sont très injurieux envers Henriette : les idées de sa sœur passent pour celles des « Gens grossiers », des « Personnes vulgaires » (v. 31), celles d’ « un étage bas » (v. 26), des « Bêtes » (v. 48), des « pauvretés horribles » (v. 52). Après avoir de mauvaise foi mal interprété l’idée de sa sœur sur l’ « union », et bien qu’Henriette se soit ensuite clairement explicitée sur ce point, elle se plaît à poursuivre son procédé de dépréciation en insistant sur « l’esclavage », et lui conseille soi-disant par « bonté » - elle ne le dit pas mais le fait entendre - le célibat, afin de ne pas être « aux lois d’un homme en Esclave asservie » (v. 43). S’ajoutent à cette humiliation et langage insultant son orgueil et sa suffisance : elle se présente à Henriette comme un modèle spirituel à imiter, après leur mère : « A l’Esprit comme nous donnez-vous toute entière » (v. 36) et « Tâchez ainsi que moi de vous montrer sa Fille » (v. 39). Il y a trop de mépris et de condescendance dans ces conseils pour qu’on les croie sincères et bons. Or la raison profonde de ces conseils nous sera révélée à la fin de cette scène. Nous remarquons aussi que le langage d’Armande se veut celui de la classe dominante : son affectation et son emphase sont marques de distinction, de même que certains termes tout à fait suggestifs, comme « Quoi, le beau nom de Fille est un titre, ma Sœur » (v. 1). C’est dans un esprit discriminatoire qu’elle associe à « beau » et à « titre » les « nobles plaisirs », et y oppose « vul- Biblio17_203_s005-178AK2.indd 50 29.10.12 10: 29 <?page no="51"?> 51 Les Femmes Savantes gaire » (v. 4), « dégoûtant » (v. 10), « sale » (v. 12), le bien significatif « étage bas » (v. 26), « petit Personnage » (v. 27). Dans ce dernier exemple (« Que vous jouez au monde un petit Personnage »), le « monde », c’est bien la noblesse, tandis que le « petit personnage », c’est le roturier. Tout est jeu pour Armande. La seule chose qui lui importe, c’est d’être bien vue dans le « monde », c’est de ne pas perdre la face aux yeux du « monde » : si l’on se marie, on se déshonore vis-à-vis du « monde » à la mode, le « monde » des salons aristocratiques. S’opposent toujours à cette classe, dont Armande partage fermement l’éthique hautaine, les « Gens grossiers », les « Personnes vulgaires » (v. 31) avec leurs « bas amusements » (v. 32), contrastant avec « de plus hauts objets », « élevez vos désirs » (v. 33), « nobles plaisirs » (34). Aux yeux d’Armande, la noblesse va de pair avec l’esprit, tandis que le Tiers Etat se range du côté de la méprisante matière. Elle invite sa sœur à traiter « de mépris les sens et la matière » (v. 35). L’idée d’ascension sociale est exprimée dans « aspirez aux Clartés » (v. 40), « Qui nous monte au-dessus de tout le Genre Humain » (v. 45) ; l’idée de domination y est aussi suggérée, de même que dans les termes « empire » (« l’empire souverain ») et « soumission » (« soumettant à ses lois… »). Lorsqu’elle qualifie les matérialistes de « pauvretés horribles » et les femmes mariées d’ « Esclaves », n’exprime-t-elle pas aussi allusivement sa vision sociopolitique ? Après avoir associé l’esprit à la noblesse (classe dominante, « souveraine »), elle associe la matière (traitée de « partie animale ») à la condition des « pauvres » et des « esclaves » - entendons globalement le Tiers Etat. Un autre point important à remarquer dans les paroles d’Armande, c’est l’utilisation des termes « Dieu » et « Ciel ». Jusqu’au v. 85, 13 son indignation, exprimée par des interjections, s’appuie sur Dieu : « Ah ! mon Dieu ! fi ! » (v. 8), « ô Ciel » (v. 19) et « mon Dieu » (v. 26). Elle a sans doute « des idées métaphysiques sur le mariage », comme l’avançait J.-J. Weiss ! 14 Il est intéressant que Molière ait mis dans la bouche de sa précieuse ces termes religieux. Et l’on ne peut pas dire que ce soient là de simples expressions sans contenu sérieux, puisqu’ Henriette ne les emploie pas. Molière associe visiblement la noblesse à l’idéalisme et à la religion. En attaquant Armande, n’est-ce pas les trois concepts qui sont en même temps remis en question ? Cependant Henriette 13 Soit la fin de la première partie de ce dialogue, car à notre sens celui-ci présente deux parties distinctes : 1) v. 1-84 : Armande essaie de détourner sa sœur de son projet de mariage, mais la raison de celle-ci finit par la décourager ; 2) v. 85-120 (la fin) : Armande dévoile son intention. La supériorité d’Henriette devient alors évidente lorsque la jalousie de sa sœur révèle toute l’hypocisie qui se cachait derrière son « idéalisme » et « spiritualisme ». La scène se termine par le sourire triomphant de la « matérialiste ». En révélant le fond de sa pensée dans cette deuxième partie, Armande, devenue sincère dans son irritation, ne prononce plus le mot de Dieu. 14 Cité par G. Lanson. Les Femmes Savantes. Paris : Hachette, 1929, 60. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 51 29.10.12 10: 29 <?page no="52"?> 52 Première partie: L’épicurisme de Molière utilise deux fois les termes divins (v. 53 et v. 61) mais avec ironie. Il s’agit d’une répétition du langage de sa sœur, procédé déjà utilisé (voir « suites de ce mot », « attacher ») et qui le sera encore par la suite. C’est aussi pour marquer le différend idéologique qui les sépare l’une de l’autre : elles n’ont pas le même langage, elles n’ont pas la même conception religieuse non plus. Leurs définitions de l’ « union » et du « mariage » diffèrent autant que leurs définitions de Dieu. Le Dieu d’Henriette ne juge pas, ne condamne pas, ne discrimine pas. En réalité, il est aussi inoffensif que celui d’Epicure. Il n’est ni bon, ni méchant. C’est, à y bien réfléchir, la nature. Henriette nous le fait comprendre en mettant l’accent sur le mot « instinct » : « Ne troublons point du Ciel les justes réglements, Et de nos deux instincts suivons les mouvements » (v. 61-62) Tout d’abord, elle veut faire comprendre à sa sœur que son jugement et son mépris sont condamnables. Sa position vis-à-vis de la religion s’exprime d’une double façon : en soulignant le mot « instinct », elle se moque du tabou sexuel, et de plus, elle ne se sert pas de l’argumentation religieuse à son avantage, car la même religion qui manifeste de l’horreur pour le sexe, considère le mariage comme un acte sacré. En préconisant la liberté de l’instinct, Henriette rejette indirectement la pensée religieuse traditionnelle et s’avoue plutôt matérialiste. Nous pensons que l’auteur parle en général à travers divers personnages et rarement entièrement par le truchement d’un seul. Quoi qu’il en soit, dans cette scène, c’est Henriette qui est favorisée, c’est elle qui semble innocente et raisonnable, et son ironie même se justifie : devant tant d’humiliation et de mépris, pouvait-elle rester silencieuse ? L’ironie est son arme, comme elle est l’arme de Molière lui-même. Examinons l’ironie d’Henriette dans sa réponse à sa sœur (v. 53-72). Elle est présente dès le premier mot, « Le Ciel », qui fait pendant au premier mot de la tirade d’Armande, « Mon Dieu » ; puis dans l’allusion à un passage du Nouveau Testament : « pour différents emplois nous fabrique en naissant, » 15 par laquelle elle critique l’esprit discriminatoire 15 « Par la grâce qui m’a été donnée, je dis à chacun de vous de n’avoir pas de lui-même une trop haute opinion, mais de revêtir des sentiments modestes, selon la mesure de foi que Dieu a départie à chacun. Car, comme nous avons plusieurs membres dans un seul corps, et que tous les membres n’ont pas la même fonction, ainsi, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps en Christ, et nous sommes tous membres les uns des autres. Puisque nous avons des dons différents, selon la grâce qui nous a été accordée, que celui qui a le don de prophétie l’exerce selon l’analogie de la foi ; que celui qui est appelé au ministère s’attache à son ministère ; que celui qui enseigne s’attache à son enseignement, et celui qui exhorte à l’exhortation… Que la charité soit sans hypocrisie » (Romains, XII, 3-9. La Sainte Bible. Edition L. Segond, 1963). C’est nous qui soulignons. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 52 29.10.12 10: 29 <?page no="53"?> 53 Les Femmes Savantes de sa sœur. Ces vers expriment en même temps la tolérance qui caractérise Henriette. 16 Son ironie est mordante dans les vers suivants : « Et tout Esprit n’est pas composé d’une étoffe Qui se trouve taillée à faire un Philosophe. Si le vôtre est né propre aux élévations Où montent des Savants les spéculations, Le mien est fait, ma Sœur, pour aller terre à terre, Et dans les petits soins son faible se resserre. » (v. 55-60) Elle se moque de la vanité de sa sœur, qui se qualifie elle-même de philosophe - « Mariez-vous, ma Sœur, à la Philosophie, » lui conseillait Armande du haut de sa chaire (v. 44). De même, comme l’a noté Lanson à juste titre, « il y a de l’ironie dans ses grands mots mis à la rime », « élévations » et « spéculations » (Lanson 58, n. 1). Le procédé consiste à hausser la présomptueuse et à s’abaisser elle-même en se traitant de « terre à terre » et qualifiant ses propres plaisirs de « grossiers plaisirs » (v. 70). Il n’ y a pas là de « fausse humilité », comme l’a pensé A. Adam ; c’est tout simplement de l’ironie, et on remarquera qu’ Henriette n’utilise ce procédé que quand elle est littéralement exaspérée par les humiliations de sa sœur. Au fond elle est lasse de discuter avec elle, car elle lui semble déloyale. Ironiquement alors, afin d’en finir avec cette pénible conversation, elle lui abandonne « la Philosophie », « les élévations », « la grandeur », « le beau génie » et « l’âme » enfin, et se range elle-même du côté des « terrestres appas » d’ « ici-bas », des « sens » et de la « matière ». Ceux qui, curieusement, n’ont pas saisi l’ironie d’Henriette ont cru que ce personnage était effectivement « terre à terre » et contre la philosophie et la science. La discussion entre les deux sœurs devient de plus en plus âpre et tendue : l’une insulte, l’autre ironise. Comme précédemment, Henriette reprend, pour les tourner en dérision, les expressions chères à sa sœur : après le « Ciel », vient « les beaux côtés » (v. 74 et 78). Sans tenir compte du sarcasme, la réplique de la « matérialiste » ne manque pas de profondeur : « Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez, Si ma Mère n’eût eu que de ces beaux côtés ; Et bien vous prend, ma sœur, que son noble génie N’ait pas vaqué toujours à la Philosophie. De grâce souffrez-moi par un peu de bonté Des bassesses à qui vous devez la clarté ; Et ne supprimez point, voulant qu’on vous seconde, Quelque petit Savant qui veut venir au monde. » (v. 77-84) 16 A ce sujet David Shaw a noté : « Whereas Armande seeks to impose on her sister her own hostility towards marriage : ‹Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête ? › (v. 4), Henriette recognizes Armande’s right to remain single, »in « Les Femmes Savantes and Feminism, » Journal of European Studies, XIV, March 1984, 34. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 53 29.10.12 10: 29 <?page no="54"?> 54 Première partie: L’épicurisme de Molière Elle prouve à sa sœur le primat de la matière, et puisque sa sœur est obsédée par le sexe et l’acte d’amour, alors qu’elle-même elle n’y pensait même pas au début de leur discussion, le comparant, pour humilier son interlocutrice, à l’acte de « tousser » et de « cracher », elle exprime enfin clairement son opinion sur cette question : d’abord cet « acte » (sexuel) qui préoccupe tant Armande n’a non seulement rien de bas ou de sale (le verbe « cracher » suggère en effet la saleté), mais c’est même indispensable. Sans cela, point de vie (« des bassesses à qui vous devez la clarté »), et donc point d’esprit. C’est bien un raisonnement matérialiste. Une deuxième idée qui se dégage de cette tirade, c’est qu’Henriette n’a rien contre la science : si on supprimait le mariage, on supprimerait aussi les « petits savants », dit-elle, quoique sur un ton sarcastique. La suite de la pièce, notamment par le truchement de Clitandre, confirmera cette idée. 17 A partir de là (v. 85), la discussion prend une tournure différente : Armande renonce à attaquer le mariage, sous prétexte implicite que sa sœur est trop obstinée ou incurable (v. 85-86). C’est alors qu’elle révèle le fond de sa pensée et de son caractère : « Mais sachons, s’il vous plaît, qui vous songez à prendre ? Votre visée au moins n’est pas mise à Clitandre. » (v. 87-88) On voit enfin clairement que ses conseils étaient intéressés. Ce n’était pas par bonté et amour pour sa sœur qu’elle voulait la marier à la « Philosophie » ; c’était parce qu’elle la savait être en rapport avec son ancien prétendant, Clitandre. Lorsqu’elle a vu qu’elle ne pouvait pas convaincre Henriette de renoncer au mariage, elle a été obligée d’aller directement au but : qu’elle se marie, soit, mais pas avec Clitandre. Armande, « la spirituelle », trahit sa jalousie en qualifiant sa sœur de « malhonnête » (v. 91). Sa rancune et sa colère montrent bien qu’elle n’est ni philosophe, ni sage, ni sexuellement désintéressée : « Non, mais c’est un dessein qui serait malhonnête, Que de vouloir d’un autre enlever la conquête » (v. 91-92) Elle avoue qu’elle avait désiré « conquérir » Clitandre, qu’elle ne peut pas « renoncer aux douceurs des encens » (v. 102) et qu’elle n’est pas insensible à l’ adoration d’un amant (v. 104). Elle fait tout son possible pour dissuader sa sœur de son projet. Elle en arrive même à tenir des propos grotesques dignes de ceux de sa tante folle, en s’écriant par dépit : 17 Selon Richard Sörman Henriette est un personnage complètement attaché aux sens et opposé à la sagesse, tandis que sœur (comme les deux autres « Femmes Savantes ») ne s’intéresse qu’à celle-ci et méprise les plaisirs charnels. Voir Savoir et économie dans l’œuvre de Molière. Uppsala : Acta Universitatis Upsaliensis (Studia Romanica Upsaliensia 62), 2001, 66-95. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 54 29.10.12 10: 29 <?page no="55"?> 55 Les Femmes Savantes « Et croyez, quand il dit qu’il me quitte et vous aime Qu’il n’y songe pas bien, et se trompe lui-même. » (v. 115-116) La scène se termine sur la victoire, pour ainsi dire, d’Henriette, matérialiste plus ou moins épicurienne, esprit modéré et libre. En même temps, sa pensée et son langage s’associent à la classe bourgeoise, mais bien la couche éclairée de celle-ci. 18 II. Quelques remarques sur l’ensemble de la pièce En critiquant l’idéologie de la classe officiellement dominante (mélange des deux premiers ordres du Royaume) qu’incarne Trissotin, et en se moquant encore une fois de la bourgeoisie arriviste, honteuse de ses origines et traître à sa classe ou dupe - il a ailleurs qualifié ironiquement ces bourgeois-là de « bourgeois gentilhommes » -, bourgeoisie représentée par les trois « Femmes savantes », Molière se fait, en quelque sorte, le chantre des valeurs bourgeoises progressistes. C’est Henriette qui les représente, de même que son amant qui, quoique d’origine aristocratique, se rapproche de la bourgeoisie éclairée, et symboliquement se marie avec elle. En effet, financièrement, il est démuni, ce qui le sépare déjà de sa classe, mais s’il se marie avec une bourgeoise, ce n’est pas pour ses biens, c’est parce qu’il l’aime - son esprit est évidemment loin de celui des Sottenville, qui par intérêt marient leur fille à G. Dandin. Il ne méprise point la bourgeoisie, et semble être plutôt matérialiste sur le plan philosophique comme celle qu’il aime. L’ « honnête homme », c’est d’abord Henriette, et puis son amant, qui s’est autant éloigné de la noblesse que les Bourgeoises « savantes » s’en sont rapprochées. 19 Si Molière se moque 18 Sur les rapports entre langage et idéologie dans cette pièce, voir l’article de Pierre Zoberman, « Purisme et idéologie : l’académie des femmes savantes, » Le Français moderne 76 (1), 2008, 4-13. 19 Sur la notion d’ « honnêteté », une référence fondamentale est l’ouvrage de Maurice Magendie, La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660. 2 tomes. Genève : Slatkine Reprints,1993 (Réimpression de l’édition de Paris, 1925). D’après cet auteur, le raffinement et les théories de l’ « honnêteté » sont introduits petit à petit à la cour à partir de Richelieu (lui-même d’ailleurs n’étant pas quelqu’un de bien « honnête » selon Tallemant), et cela sous l’influence d’une bourgeoisie cultivée (Magendie 34-40). On remarquera aussi que la plupart des théoriciens de l’« honnêteté », comme Peiresc, appartenaient à la bourgeoisie. Par contre, beaucoup de nobles étaient grossiers et même illettrés ; « Les nobles mettaient d’ailleurs à manifester leur ignorance comme une sorte de point d’honneur : elle était la consécration de leur dignité sociale » (Magendie 52). C’est pourquoi « Les écrivains d’origine bourgeoise déplorent ce parti pris d’ignorance, qui rabaisse et dégrade notre noblesse » (Magendie 54). Avec l’embourgeoisement de la Cour Biblio17_203_s005-178AK2.indd 55 29.10.12 10: 29 <?page no="56"?> 56 Première partie: L’épicurisme de Molière des bourgeois gentilhommes, une fois de plus il félicite les gentilhommes bourgeois. Par le truchement de Clitandre, il tente de flatter également le Roi bourgeois 20 (la « Cour » dans la pièce), qui soutient dans les années 1660-70 les intellectuels progressistes de la classe moyenne, comme l’auteur. A propos du Bourgeois Gentilhomme, J. Schérer écrit à juste titre : « si Monsieur Jourdain a tort, c’est de vouloir abandonner la bourgeoisie au profit d’une noblesse mythique. Il est victime de l’idée reçue dans la bourgeoisie, selon laquelle la noblesse est admirable… Le Bourgeois Gentilhomme dont le héros a tort de renier la bourgeoisie et, autour de qui le bien et le mal sont distribués avec netteté, est, non une satire de la bourgeoisie, mais au contraire une exaltation de la bourgeoisie. C’est presque, avant Brecht et dans un sens bien différent, une pièce didactique. C’est en tout cas l’indice d’une véritable prise de conscience de classe. Par ce mythe comique, la bourgeoisie que favorise Louis XIV clame une fierté qui était alors toute neuve. » 21 Les « Femmes savantes » sont sans doute plus dupes que traîtres et victimes, comme M. Jourdain, d’un mythe. Molière a pitié d’elles, il les traite de folles, mais à la fin ces victimes sont désabusées. En tout cas, Philaminte qui était sincère, a fini par comprendre. Molière présente souvent ainsi le bourgeois dans ses pièces : ou il est fier de sa classe, et c’est un personnage positif (Hensous Louis XIV, on y verra enfin beaucoup plus de raffinement, et encore il suffit de lire La Bruyère pour voir à quel point cette Cour était encore loin de « l’honnêteté », au sens où il l’entendait lui-même, et bien avant lui, Montaigne, Faret, l’auteur de L’Honnête Homme ou l’Art de plaire à la Cour (1630, Genève : Slatkine Reprints, 1970), d’autres moralistes du XVII e siècle, aussi bien que le Chevalier de Méré (voir son discours sur « De la vraie Honnêteté », in Œuvres complètes. Edition Charles-Henri Boudhours. Paris : Klincksieck, 2008, 69-101). Voir aussi sur l’évolution de la notion d’« honnêteté », l’intéressant ouvrage d’Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’Invention de l’Honnête Homme (1580-1750). Paris : P.U.F., 1996, 169-194. Il ne faut surtout pas confondre la Cour des Valois (modèle idéal) avec celle de Louis XIV. L’« honnêteté » n’y a plus le même sens. 20 M. Bouvier-Ajam distingue deux sortes de bourgeoisies au XVII e siècle : « d’une part la bourgeoisie réelle, celle qui exploite le travail d’autrui et en tire profit, d’autre part les hauts fournisseurs de services, préfigurant les professions libérales et tirant leurs revenus de leurs ‹talents› » (M. Bouvier-Ajam et G. Mury. Les Classes Sociales en France. Paris : Editions Sociales, 1963, 272). A notre avis, Molière défendait la « bourgeoisie à talents ». Clitandre, dans sa fameuse querelle avec Trissotin, reproche à celui-ci d’être un parasite, un être inutile à l’Etat (IV, 3). Il se fait le porte-parole de l’intellectuel bourgeois qui défend le Roi dans ses efforts pour embourgeoiser la France. Trissotin, lui, est le représentant des vieilles valeurs, et sur le plan intellectuel le porte-parole des deux premiers ordres conservateurs. 21 J. Schérer, « La bourgeoisie comme idée reçue dans le théâtre de Molière », Revue d’Histoire du Théâtre, III, 1974, 279. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 56 29.10.12 10: 29 <?page no="57"?> 57 Les Femmes Savantes riette, Mme Jourdain) ; ou il est dupe de l’idéologie conservatrice et doit se réveiller (Philaminte) ; et s’il est incorrigible, il doit disparaître, se cacher et demeurer ridicule (Arnolphe). Les « Femmes savantes » nous font penser aussi à Orgon et à sa mère. Dans le Tartuffe, la cible était l’idéologie féodale incarnée par un faux-dévot. Dans les Femmes savantes, d’une façon plus indirecte sans doute, c’est la même idéologie qui est ridiculisée : Trissotin est un Tartuffe, il complète en fait celui-ci dans le portrait complexe que Molière veut nous faire de la vieille idéologie. Trissotin et Tartuffe séduisent de la même façon des bourgeois « naïfs » : ils appartiennent tous deux au Clergé, l’ordre suprême sous la féodalité, mais l’un dépeint le côté « religieux », l’autre le côté « noble ». S’ils sont ennemis du matérialisme philosophique, ils n’en sont pas moins matériellement intéressés. Ils sont tous deux présentés comme des ennemis du régime louis-quatorzien, 22 comme ennemis du progrès, comme des êtres dangereux. Ils sont symboliquement dénoncés et rejetés à la fin des deux pièces de Molière. Au lieu de Femmes savantes, la pièce aurait pu en effet s’appeler Trissotin, comme l’autre ne s’est pas appelée Orgon ou La Dupe, mais Tartuffe. Madame de Sévigné ne désigne-t-elle pas la pièce, avant même la représentation, par le nom de Tricotin ? (Cazalbou et Sévely 28). Trissotin est sans doute le personnage le plus important de la pièce : c’est lui la cible, mais à travers l’Abbé Cotin, traité de triple sot, c’est une classe de la société qui est visée. On sait que les poèmes que lit Trissotin sont entièrement empruntés aux Œuvres Galantes en Prose et en Vers de l’Abbé Cotin. 23 Mais qui était cet homme ? Rappelons-le à notre tour, davantage pour montrer la relation qui existe entre Tartuffe et les Femmes savantes sur le plan thématique que pour nous attacher à un détail contextuel : « Personnage fort connu, homme de religion, Cotin figurait parmi les cinq aumôniers du Roi et défendait (parfois en attaquant) les idées traditionnelles de l’Eglise Catholique » (Cazalbou et Sévely 29). 22 Ce n’est pas que le Roi était toujours contre ces gens-là, et ce n’est pas que Molière se faisait des illusions et qu’il croyait vraiment que le Roi était toujours progressiste (Amphitryon a démystifié même le Roi), mais c’est la stratégie de la bourgeoisie réformiste qui consistait à attirer la royauté vers soi en présentant les féodaux nobles et ecclésiastiques comme des ennemis du Régime. Ceux-ci de leur côté, jouaient le même jeu à l’égard de la bourgeoisie. Molière dénonçait les abbés Roullé (ou abbés Cotin) comme des ennemis du Roi ; ceux-ci accusaient Molière comme l’ennemi non seulement du Roi mais de toute la vieille idéologie. Quant au Roi lui-même, il devait contenter les deux parce qu’ il appartenait aux deux systèmes. Ainsi, s’il acceptait l’interdiction de telle pièce de Molière (pour faire plaisir aux abbés en question), il ne permettait pas aux « Inquisiteurs » de faire brûler le comédien : il continuait même à le soutenir le mieux qu’il pouvait. 23 Paris : E. Loyson, 1663. Première édition, 1659 (d’après R. Jouanny, Œuvres complètes de Molière, t. 2. Paris : Garnier Frères, 930, n. 1838). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 57 29.10.12 10: 29 <?page no="58"?> 58 Les Femmes Savantes Voilà le Tartuffe. Mais ici, il ne s’agit de cela qu’indirectement. Il n’est point question de religion dans les Femmes Savantes ; c’est pourquoi, la connaissance de ce détail peut nous aider à comprendre la relation sur laquelle nous aimerions porter notre attention. Indirectement, c’est encore le Clergé conservateur qui est visé. Molière traite l’aumônier du Roi - aucune ambiguïté possible puisque les poèmes sont exactement ceux de Cotin - de traître et d’ennemi du Régime. Mais l’aumônier n’était qu’un représentant. Au fond, c’est toujours le même groupe social que l’auteur attaque, ou la même idée si l’on veut, systématiquement depuis l’Ecole des Femmes. Cependant, dans les Femmes savantes, ce qui est directement mis en question, c’est le côté noble et non clérical de la vieille idéologie. Ce n’est pas l’abbé fanatique, mais « le poète mondain, à la perruque blonde et frisée… le bel esprit attiré du Luxembourg et de l’Hôtel de Rohan » (Cazalbou et Sévely 30). L’Académie, puisque Cotin était membre de l’Académie Française, donne la main à la Faculté de Théologie. Rappelons encore que Cotin, dès l’Ecole des Femmes, en voulait à Molière, et que plus tard dans sa Critique désintéressée sur les Satires du Temps, écrite quelque temps après Dom Juan, il « appelait les foudres de l’Eglise et de la Justice royale sur les comédiens et les auteurs de comédies », et qu’ « il accusait Molière d’athéisme » (Cazalbou et Sévely 31). Jetons à présent un coup d’oeil rapide sur les poèmes de Cotin/ Trissotin pour voir comment le lien se fait entre le prêtre féodal et fanatique et la noblesse, comment celui qui veut faire brûler le comédien tient le langage de la noblesse, comment les deux premiers ordres se rejoignent, comment enfin la religion du pouvoir, une certaine préciosité (et conséquemment un certain féminisme) et la noblesse se rejoignent et prêtent également prise à la critique virulente de Molière. Si le lecteur d’aujourd’hui ne savait pas que les poèmes de Trissotin étaient authentiques, il aurait tendance à croire que Molière se moquait d’un « précieux ridicule », qu’il exagérait, qu’il caricaturait. Mais en apprenant que ce sont des vers originaux d’un académicien respecté et connu de l’époque, 24 il prendrait justement au sérieux la critique de Molière. Celui-ci a changé seulement un petit détail qui n’enlève rien au 24 Certains nobles prisaient fort les ouvrages de Cotin : avant de faire la lecture de son sonnet, Trissotin déclare avec fausse-modestie que son poème avait été lu chez une princesse et apprécié d’elle : « …un sonnet, qui chez une princesse/ A passé pour avoir quelque délicatesse ». Il ne ment pas : la princesse en question, c’était Mademoiselle de Montpensier, la cousine du Roi, qui dans une lettre à l’abbé Cotin, lui disait : « Vous ne sauriez croire combien je reçois de plaisir quand vous me faites la grâce de m’écrire et de m’envoyer des vers de vos amis ; mais quand j’en rencontre des vôtres, je sens une joie parfaite, car j’avoue que j’ai pour vous une tendresse toute particulière » (Cité par R. Jouanny 930, n. 1836). Ainsi, celle qu’on appelait la Grande Mademoiselle était une sorte de « Femme savante ». Biblio17_203_s005-178AK2.indd 58 29.10.12 10: 29 <?page no="59"?> 59 Les Femmes Savantes contenu : au lieu que ce soit destiné à Mademoiselle de Longueville, duchesse de Nemours, il s’adresse à une certaine Princesse Uranie (nom imaginaire). Relisons-le, ce sonnet : Sonnet, à la Princesse Uranie, sur sa Fièvre Votre prudence est endormie De traiter magnifiquement, Et de loger superbement Votre plus cruelle Ennemie. Faites-la sortir, quoi qu’on die, De votre riche Appartement, Où cette Ingrate insolemment Attaque votre belle vie. Quoi, sans respecter votre rang, Elle se prend à votre sang, Et nuit et jour vous fait outrage ? Si vous la conduisez aux Bains, Sans la marchander davantage, Noyez-la de vos propres mains. 25 On sait que le poème n’est pas ainsi lu d’un trait par Trissotin : les cris d’admiration et les soupirs des Savantes l’en empêchent. C’est une pâmoison d’émotion à chaque vers. Ne parlons ni de l’ironie de Molière sur la qualité du poème, ni de l’hystérie des « précieuses ». Il n’est pas, non plus, question de faire ici une analyse détaillée du sonnet de Cotin. Nous aimerions simplement montrer en quoi l’esprit est celui de la noblesse traditionnelle, et que par conséquent c’est celle-ci qui est critiquée par le moyen de l’ironie. La destination est en elle-même significative : à la louange d’une princesse. Puis les termes « superbement », « magnifiquement », « riche », « belle vie », « rang » (« Quoi, sans respecter votre rang », comme si la fièvre chez quelqu’un du Tiers Etat eût été plus admissible) et enfin « sang » montrent bien le goût et l’état d’esprit de cette haute classe (Haut Clergé et Noblesse traditionnelle). Molière, en s’en moquant, dénonce aussi les aspirations de la bourgeoisie idéaliste et « dupe », celle des « Femmes savantes », lesquelles sont présentées comme de fausses savantes et des folles hystériques. Elles ne comprennent pas que les abbés Cotin sont, sous le masque de l’idéalisme, des gens purement intéressés par l’argent. Cotin n’était peut-être pas un « coureur de dot » tel que l’a décrit Molière, mais son esprit matériel (on a vu sa flatterie courtisane dans le sonnet) est tout à fait patent dans l’ « épigramme » : 25 Acte III, scène 2. Sur les tensions concernant l’autorité dans la famille bourgeoise, à propos du sonnet de Trissotin, voir aussi l’approche de Pierre Zoberman dans « Domestic Economy in Molière’s Comedy, » Seventeenth-Century French Studies 27, 2005, 103-115. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 59 29.10.12 10: 29 <?page no="60"?> 60 Première partie: L’épicurisme de Molière L’Amour si chèrement m’a vendu son lien, Qu’il m’en coûte déjà la moitié de mon bien. Et quand tu vois ce beau Carrosse, Où tant d’or se relève en bosse, Qu’il étonne tout le Pays, Et fait pompeusement triompher ma Laïs, Ne dis plus qu’il est Amarante, Dis plutôt qu’il est de ma Rente. Tout commentaire est superflu : c’est un esprit obsédé par l’argent que celui de ce respectable abbé courtisan, académicien et théologien. Il ne pense qu’à l’ « or» et à sa « rente ». Molière, dans cette fameuse scène, fait une critique littéraire tout à fait sérieuse et courageuse : à sa façon, il démystifie une certaine idéologie à travers la présentation de deux écrits littéraires. Les « Femmes savantes » qui sont certes ambitieuses mais non intéressées par l’argent (Philaminte le prouvera bien à la dernière scène 26 ), ne jurent pourtant que par la noblesse : leur académie est qualifiée d’ « entreprise noble » par Philaminte (III, 2, v. 910). Elles méprisent profondément la classe dont elles sont issues. Bélise s’adresse ainsi à son frère : « Est-il de petits Corps un plus lourd assemblage ! Un esprit composé d’atomes plus Bourgeois ! Et de ce même sang se peut-il que je sois ! Je me veux mal de mort d’être de votre race… » (II, 7, v. 616-619) Elle affiche le même mépris envers la paysannerie : « Quelle âme villageoise ! », dit-elle de Martine (II, 6, v. 496). Armande est aussi obsédée par la noblesse (on l’a bien vu dans l’analyse de la première scène). En nous présentant l’Abbé Cotin/ Trissotin comme un plagiaire, une « âme mercenaire », selon l’expression de la même Philaminte désabusée, et un faux idéaliste, Molière a fait dans les Femmes savantes une double critique de la Noblesse traditionnelle et du Clergé. En démystifiant « l’idée reçue », le mythe de la classe dominante, le mythe de la « qualité », il y a opposé un matérialisme que nous pouvons 26 En fait, son mari n’est pas non plus un esprit cupide comme l’ont prétendu certains critiques. Son attitude à la scène finale semble normale ; c’est sa femme qui est trop idéaliste et étrange. Chrysale, même s’il n’est pas un être bien distingué, même s’il est ridicule à certains égards, il faut le juger d’après la scène 4 de l’acte II lorsqu’il parle de Clitandre. Il serait heureux que celui-ci devînt son gendre, bien qu’il fût pauvre : « Il est riche en vertu », dit-il à Ariste, « cela vaut des trésors ». La fortune, « c’est un intérêt qui n’est pas d’importance », mais quand on lui annonce qu’il a fait banqueroute, il ne fait preuve ni de stoïcisme, ni d’épicurisme, mais il n’en meurt pas. Après tout, il n’a pas non plus la prétention d’être un philosophe, et Molière n’en fait pas un héros. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 60 29.10.12 10: 29 <?page no="61"?> 61 Les Femmes Savantes qualifier dans l’ensemble d’épicurien. Or cette philosophie corresond à l’idéal de la bourgeoisie progressiste représentée par Henriette et son complice humaniste de l’aristocratie pauvre, Clitandre. 27 27 « Aux conceptions spiritualistes, Clitandre oppose le matérialisme épicurien, » note C. Bourqui (Molière, Œuvres complètes II, 1539, n. 4). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 61 29.10.12 10: 29 <?page no="62"?> Biblio17_203_s005-178AK2.indd 62 29.10.12 10: 29 <?page no="63"?> Dom Juan Dom Juan 1 comporte au total vingt-sept scènes. Sganarelle paraît dans vingtsix de ces scènes, et Dom Juan dans vingt-cinq. Tous les autres personnages ne se montrent qu’une ou deux fois, à l’exception de Charlotte, qui est présente à toutes les scènes de l’acte II. Remarquons aussi que dans huit scènes, ce qui est considérable par rapport au total, le maître et le valet se trouvent seuls face à face. D’après ces constatations formelles, il nous semble alors que la pièce entière pourrait être considérée, en partie, comme une sorte de dialogue entre Dom Juan et Sganarelle, que ceux-ci en seraient donc les deux vrais protagonistes. 2 Il s’agirait d’un combat idéologique entre le représentant d’un certain épicurisme, au sens vulgaire, autrement dit dévié et dissolu, matérialiste tout de même sur le plan philosophique, et le représentant d’une certaine religion populaire et superstitieuse. Nous tâcherons de trouver à travers ces deux « discours » celui implicite de Molière, lequel est à notre avis aussi éloigné de l’un que de l’autre. 3 Nous aimerions montrer que la pensée de l’auteur comique ne diffère pas en substance de celle d’Epicure, lequel opposait la science à une métaphysique obscure et prônait un plaisir matérialiste et naturaliste, mais aussi modéré et moral. Par ailleurs, la double critique des deux personnages en question, l’un représentant le petit peuple et l’idéologie féodale associée au clergé traditionnel (donc un mélange des 1 Nous utiliserons la dernière édition de La Pléiade (Molière. Œuvres complètes II. Edition G. Forestier et C. Bourqui. Paris : Gallimard, 2010). Comme le notent ces éditeurs, « Molière n’a jamais écrit de pièce portant le nom de ‹Don Juan› » (Molière II, 1619). Sa pièce était intitulée Le Festin de Pierre. Le titre de Dom Juan ou le Festin de Pierre sera donné à la pièce dans la première édition des Œuvres de M. de Molière, en 1682, donc bien après la mort du dramaturge (Molière II, 1619). 2 Le mot « protagoniste » vient du grec prôtagonistes, de prôtos (premier) et d’agônizesthai (combattre). Sur l’art du dialogue dans Dom Juan, voir de Gabriel Conésa, Le dialogue moliéresque. Etude stylistique et dramatique. Paris : S.E.D.E.S., 1991. 3 Sur ce point, notre opinion a quelque peu changé par rapport aussi bien à notre thèse de 1988 qu’à notre article intitulé, « Dom Juan ou le libertin martyr : le rôle de la statue et la fin symbolique du héros. » Revue d’Histoire du Théâtre 4, 1993, 45-56. Nous pensions alors que Molière favorisait beaucoup Dom Juan. Et il est vrai que son libertin a plus de grandeur que celui des pièces espagnole et italienne, mais, à y bien réfléchir, le dramaturge français n’approuve ni le valet, ni le maître. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 63 29.10.12 10: 29 <?page no="64"?> 64 Première partie: L’épicurisme de Molière couches inférieures du Tiers-Etat et du premier Ordre du Royaume), l’autre représentant une certaine noblesse traditionelle et féodale (le deuxième Ordre), revient à appuyer en quelque sorte la vision du monde de la classe intermédiaire bourgeoise, c’est-à-dire la partie la plus élevée économiquement et culturellement du Tiers Etat. Que Molière soit plus ou moins conscient de cet aspect socio-politique de sa pensée n’a vraiment pas d’importance. En réalité celle-ci, étant celle d’un humaniste disciple de Montaigne et de Gassendi, transcende les intérêts matériels d’une classe sociale quelconque, car une personne éclairée de n’importe quelle classe sociale aurait rejeté aussi bien la religion superstitieuse de Sganarelle que l’athéisme orgueilleux et immoral de Dom Juan. Toutefois il se trouve que c’est essentiellement dans la couche intellectuelle de la classe moyenne que cet humanisme se manifeste, la plupart des intellectuels sous Louis XIV appartenant en effet à cette classe-là, y compris Molière. Cet humanisme aide aussi à promouvoir, par son idéal de modération et son rationalisme, le système économique capitaliste qui s’est d’ailleurs déjà largement propagé à la fin du XVII e siècle. Nous nous pencherons d’abord sur deux scènes de Dom Juan, puis nous ferons quelques remarques sur l’ensemble de la pièce. I. Acte I, scène 2 La peur que le valet a de son maître est mêlée d’hypocrisie et de lâcheté. 4 Le grotesque de ses répliques, et qui devrait inciter le lecteur à rire, est bien l’expression formelle de cette critique implicite de l’auteur. Sganarelle vient d’avoir un entretien confidentiel avec Gusman, l’écuyer d’Elvire, durant lequel il a ouvert son cœur sur son maître. Critiquant ses mœurs, il l’a traité, entre autres, de « pourceau d’Epicure » (I, 1, 850). A la vue de Dom Juan, Gusman se retire rapidement, et Sganarelle essaie de dissimuler par une réponse bouffonne le fait qu’il ait causé avec l’écuyer, de qui se méfie alors son maître non sans raison : DJ : « Quel homme te parlait là ? Il a bien l’air, ce me semble, du bon Gusman de Done Elvire. » S : « C’est quelque chose aussi à peu près comme cela. » (I, 2, 851) Comme nous pouvons le constater, Sganarelle est dépeint à la fois comme un bouffon et un poltron. Son « à peu près » est bien comique. Le lecteur peut 4 Sur le thème de la peur (dans une perspective pyscho-sociologique) dans Dom Juan, voir l’ouvrage de Ralph Albanese, Le Dynamisme de la peur chez Molière : une analyse socio-culturelle de Dom Juan, Tartuffe et l’Ecole des femmes. University of Mississippi Press, 1976 (Romance Monographs), 40-92. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 64 29.10.12 10: 29 <?page no="65"?> 65 Dom Juan rire aussi de son demi-mensonge lorsque son maître lui demande plus loin (I, 2, 852) la réponse qu’il a faite à Gusman au sujet de leur départ - Dom Juan a quitté en effet soudain sa femme sans en avoir dit la raison à son valet. La réponse de ce dernier est à la fois hypocrite et amusante du fait qu’elle ne dit pas toute la vérité. Sganarelle prétend avoir répondu seulement à l’écuyer d’Elvire que son maître ne lui avait rien dit de son projet ni de ses raisons (I, 2, 852). Sa malice consiste à dire la vérité, puisque c’est exactement en ces mêmes termes qu’il avait parlé à Gusman, 5 mais il garde silence sur le reste de sa réponse et sur sa médisance. Bien sûr qu’il craint d’être puni en disant toute la vérité, mais sa morale reste quand même suspecte. Par contre Dom Juan ne se montre pas comme un aristocrate ordinaire : combien de maîtres daignaient-ils en effet discuter avec leurs valets et demander leurs avis sur leur conduite ? 6 DJ : « Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus, que t’imagines-tu de cette affaire ? » S : « Moi ? je crois, sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête. » (I, 2, 852) La flatterie de Sganarelle est encore une preuve de son hypocrisie. Cependant, malgré cette infériorité morale par rapport au maître, le valet est amusant et n’est pas du tout antipathique. Si on prend au sérieux l’hypocrisie d’un Tartuffe, celle de Sganarelle amuse tout bonnement le spectateur. Au fond Molière attaque indirectement à travers ce personnage de farce l’idéologie cléricale. De même dans Tartuffe, ceux qui font rire, ce sont les victimes de l’hypocrisie religieuse, c’est-à-dire Orgon et sa mère, tandis que le maître à penser, Tartuffe, qui représente un certain clergé ayant toujours du pouvoir, est un personnage qui n’est pas amusant du tout. 7 Dans sa réplique à double sens, « Je sais mon Don Juan sur le bout du doigt, et connais votre cœur pour le plus grand coureur du monde » (I, 2, 852), le ton de Sganarelle se veut complice et aimable, mais il est en même temps malicieux et critique. Le fond, 5 « … et, sans qu’il [Don Juan] m’ait encore rien dit, je gagerais presque que l’affaire va là. » (I, 1, 850) 6 Peut-être que Molière ne songeait pas à cet aspect positif de Dom Juan ; afin de créer ses dialogues entre les deux visions du monde, il fallait bien qu’il prêtât à son héros un tel caractère. Cela fait aussi partie de l’esprit dissident de Dom Juan : il ne représente qu’une minorité dans l’aristocratie (les « libertins ») et non toute cette couche sociale. 7 Ce n’est pas ce que pense Jean Molino, selon lequel le personnage de Tartuffe est comique en raison de son « tempérament caractéristique » [« Molière : esquisse d’un modèle d’interprétation, » XVII e siècle, 1994, 184 (3), 485]. Or ce n’est pas Tartuffe qui nous fait rire, mais Dorine quand elle dit de lui : « Tartuffe ? Il se porte à merveille,/ Gros, et gras, le teint frais, et la bouche vermeille » (I, 4, v. 233-34). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 65 29.10.12 10: 29 <?page no="66"?> 66 Première partie: L’épicurisme de Molière pourtant, n’est pas méchant. Nous rions aussi de sa réponse de Normand, « Assurément que vous avez raison, si vous le voulez. On ne peut pas aller là contre ; mais si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire » (I, 2, 852). Son hypocrisie est à la fois naïve et comique, mais causée par la peur, ce qui nous amènerait à y déceler en même temps une critique implicite de l’auteur à l’endroit d’une aristocratie dure et cruelle. Mais aussi une autre hypocrisie, implicite toujours, se perçoit derrière celle du valet, laquelle est critiquée, du fait qu’elle est subversive. Cette hypocrisie qui ne fait point rire, c’est celle des Tartuffe en politique - ceux-là même qui censurent Molière. Le début de cette scène, où se mêlent le sérieux et la farce, met donc en évidence le fait que Sganarelle, quoique non antipathique comme personnage, est quelqu’un de plus ou moins lâche et hypocrite. Par contre, de son maître nous avons surtout vu jusqu’ici des traits positifs. Il est sincère, même si nous n’approuvons pas ce qu’il a fait. Il est aussi indulgent, puisqu’il daigne discuter avec son valet. Il lui permet même de le critiquer, ce qui est presqu’inconcevable chez un seigneur noble. 8 De plus, face à la critique de Sganarelle, 9 non seulement il ne se fâche pas, mais essaie même de se justifier. Jusque-là donc l’auteur a voulu souligner la supériorité morale du maître par rapport à son valet. Sur le plan logique également, Sganarelle est littéralement désarmé devant la force intellectuelle de son maître. Ainsi est-il interloqué par la longue tirade de celui-ci sur sa philosophie : « Vertu de ma vie, comme vous débitez ; il semble que vous ayez appris par cœur cela, et vous parlez tout comme un Livre. » (I, 2, 853). Il avoue donc sa confusion et reconnaît la justesse du raisonnement de son maître. Il lui semble néanmoins qu’il y a quelque chose d’inacceptable, moralement parlant, dans les propos de celui-ci, mais ne sait pas comment l’expliquer : « Ma foi, j’ai à dire, et je ne sais que dire, car vous tournez les choses d’une manière qu’il semble que vous avez raison, et cependant, il est vrai que vous ne l’avez pas ; j’avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela : laissez faire, une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous. » (I, 2, 853-54) Dom Juan est peut-être éloquent, mais le combat est inégal. En effet l’aristocrate libertin ne fait qu’impressionner un homme du peuple sans éducation ; mais si l’on veut bien mesurer sa force intellectuelle, il faudra voir comment 8 « Eh bien, je te donne la liberté de parler, et de me dire tes sentiments, » dit DJ à S (I, 2, 852). 9 « En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites. » (I, 2, 852). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 66 29.10.12 10: 29 <?page no="67"?> 67 Dom Juan il se défend devant Done Elvire dans la scène suivante (I, 3). 10 En attendant, dans la présente scène, Molière se contente d’attaquer la pensée religieuse traditionnelle et superstitieuse d’un certain clergé conservateur, qui dupe et abuse de la naïveté d’une grande partie des Français, essentiellement paysans. Si le valet est impuissant face à son libertin de maître, c’est que le dramaturge veut exprimer la faiblesse de l’argumentation religieuse traditionnelle face au libertinisme, mais cela ne signifie pas qu’il approuve Dom Juan. Impuissant donc, Sganarelle ne peut avoir recours qu’au blâme, 11 ce qui fait que son maître, qui n’a rien contre la discussion, mais n’aime pas les « remontrances », lui impose silence. La lourde insistance du valet, qui continue à débiter des lieux communs et des slogans religieux, ne le rend que plus ridicule encore. C’est surtout par la tournure insinuante de son discours que Sganarelle est comique. Etudions de près le contenu de chacun des deux discours, l’un religieux traditionnel et supersitieux à la fois, et l’autre athée. C’est Sganarelle qui ouvre le débat en critiquant son maître : « En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites » (I, 2, 852). Dom Juan réplique : 12 « Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ; la belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur, d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse pour toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ; non non, la constance n’est bonne que pour des ridicules : toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première, ne doit point 10 Giovanni Dotoli n’a pas pris cela en considération dans son article intitulé, « La Langue du Dom Juan de Molière, » Studi di letteratura francese XXVI, 2001, 127-142. Par contre, G. Forestier a montré les faiblesses de Dom Juan sur le plan linguistique, même quand il a affaire à des paysans sans éducation. Voir son article, « Langage dramatique et langage symbolique dans le Dom Juan de Molière, » dans Molière, ‹Dom Juan.› Edité par Pierre Ronzeaud. Paris : Klincksieck, 1993 (Coll. « Parcours critique »), 161-174. 11 « Ma foi Monsieur, j’ai toujours ouï dire que c’est une méchante raillerie que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin. » (I, 2, 854). 12 A propos de cette longue tirade de Dom Juan, il nous semble que ce qu’avance Patrick Dandrey n’est pas justifié. Il s’agit de « cette étrange musique qui parcourt tout le Dom Juan de Molière, celle d’une conversation étrangement déséquilibrée entre un libertin toujours sur la réserve quand on l’interroge ou qu’on le blâme et son serviteur à l’inépuisable faconde, pérorant et questionnant jusqu’à ce qu’un ordre sec ou une menace voilée indique que Dom Juan se lasse d’écouter et d’éluder » (Molière ou l’esthétique du ridicule. Paris : Klincksieck, 1992, 178). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 67 29.10.12 10: 29 <?page no="68"?> 68 Première partie: L’épicurisme de Molière dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs ; pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence où elle nous entraîne ; J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire une injustice aux autres ; Je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et je rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige ; quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable, et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous : les inclinations naissantes après tout ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement : on goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et à la mener doucement où nous avons envie de la faire venir ; mais lorsqu’on est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire ; enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants qui volent de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits ; il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens porté à aimer toute la terre, et comme Alexandre je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. » (I, 2, 852-53) Il semble que la devise de Dom Juan soit, « La nature nous oblige ». C’est en effet au nom de la nature qu’il s’en prend indirectement à la pensée religieuse. Celle-ci est exprimée dans l’expression « renoncer au monde », à laquelle s’associent le renoncement au plaisir matériel (« le monde »), les verbes « demeurer » (« demeurer au premier objet »), « s’ensevelir » (« s’ensevelir pour toujours dans une passion ») et enfin « être mort » (« être mort dès sa jeunesse »). La passion pour un seul être rappelle la passion pour Dieu. Le religieux (prêtre ou moine) aussi « renonce au monde » pour vivre avec Dieu seulement. De plus, la critique des principes du mariage remet en question ceux de la religion. Selon Dom Juan, la morale religieuse est illogique parce qu’ anti-naturelle. La vie, dit-il, consiste dans le mouvement ou le changement (« tout le plaisir de l’amour est dans le changement »), alors que l’optique religieuse se caractérise par l’immobilisme et en définitive la mort. « Demeurer au premier objet », c’est refuser le mouvement. Et même sur le plan moral, Dom Juan y voit de la vanité (idée suggérée par le verbe « se piquer ») et de l’hypocrisie (« faux honneur »). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 68 29.10.12 10: 29 <?page no="69"?> 69 Dom Juan Le libertin parle aussi en termes de justice (« droit de nous charmer », « faire injustice »), ce qui semble ironique, et il se moque de la justice et de la charité chrétiennes. Son seul vrai désir est celui de la domination, ce qui le pousse à empiéter sur autrui. Au fond Dom Juan croit à un individualisme absolu. C’est sa soif insatiable de liberté qui l’a conduit à ce rejet de toutes les valeurs sociales et qui l’a aussi éloigné de l’épicurisme véritable. Il est pourtant encore un peu épicurien dans son éloge des sens. Dans cette tirade, il se montre un jouisseur visuel - voir les expressions « avoir les yeux », « frapper les yeux », « conserver les yeux » et la dizaine de fois où la beauté (beau ou belle) est employée. Pourtant, ce qui distingue le voluptueux Dom Juan du vrai épicurien, c’est la passion et l’égoïsme. Il n’aime pas la modération et ne craint pas de causer du tort à autrui. Comme Epicure il a rejeté la religion au nom de la nature, mais si le philosophe grec était à la recherche de l’harmonie et d’un équilibre rationnel, renonçant à jamais à toutes sortes de passions, le héros de Molière, lui, se débarrasse d’une religion pour en embrasser une autre. Dom Juan, optant pour l’instinct pur et absolu, se jette à corps perdu dans une passion à l’antipode de la mystique traditionnelle. Il devient un mystique des sens. Or sa liberté n’est possible qu’au prix de la servitude des autres. Il ne voulait pas « se lier », il refusait la chaîne du mariage et de la religion, mais il veut lui-même lier les autres et les asservir. En vérité, il veut être dieu lui-même. Et cela, tel que nous le présente Molière, c’est la logique de l’aristocrate. Cette idée est exprimée dans la comparaison avec Alexandre : Dom Juan compare ainsi ses conquêtes amoureuses à celles militaires de l’empereur macédonien. De toute manière, il s’agit d’une même ambition démesurée et destructrice. Structurellement, la tirade de Dom Juan présente dans une première partie une vision anti-religieuse et globalement épicurienne dans son éloge des sens (jusqu’à « on goûte une extrême douceur »), puis dans une deuxième partie (à partir de là jusqu’à la fin) nous pouvons percevoir une déviation morale à laquelle se mêlent des considérations d’ordre politique. Le libertin se révèle sadique et injuste (« on goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté »). Son désir, comme celui d’Alexandre (symbolisant l’aristocratie) est celui de se faire adorer. La cruauté et le cynisme sont exprimés dans « combattre…l’innocente pudeur », « forcer…toutes les petites résistances », « vaincre les scrupules » et « mener doucement ». C’est davantage la passion de la destruction que celle de la beauté. Ce n’est plus le plaisir sain de regarder ce qui est agréable à voir, mais celui morbide et narcissique de se voir soi-même et de s’admirer à travers l’anéantissement d’autrui. Dom Juan n’est satisfait que quand il parvient à cette fin (« lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter »). Nous pourrions déceler dans cette tirade des allusions aux Biblio17_203_s005-178AK2.indd 69 29.10.12 10: 29 <?page no="70"?> 70 Première partie: L’épicurisme de Molière ambitions de la noblesse traditionnelle et à leur idéologie. Le dépassement de la limite (Dom Juan ne peut « se résoudre à borner » ses « souhaits »), voilà ce que Molière critique implicitement chez cette aristocratie. La recherche d’un plaisir modéré et raisonnable, salutaire pour l’individu et non préjudiciable aux autres, s’opposerait à la pensée de Dom Juan. Mais comme nous l’avons signalé plus haut, il faut attendre Elvire à la scène suivante pour avoir une idée plus claire de la pensée de l’auteur. Pour le moment, relisons la tirade de Sganarelle. Comme une grande partie de ceux qui appartiennent au Tiers Etat, ce simple homme du peuple n’a pas d’idéologie propre. Il suit comme un mouton celles des deux ordres dominants, en particulier celle du clergé. 13 Encore une fois, Sganarelle n’est qu’un pitre ; c’est Tartuffe qui est visé à travers lui. C’est lui qui traite de « libertin » (terme injurieux) tous ceux qui résistent au vieux système socio-économique et politique. Sganarelle, homme naïf du peuple, ne fait que répéter, comme Orgon dans Tartuffe, ce qu’il a entendu à l’église : « Il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu’ils croient que cela leur sied bien » (I, 2, 854). La forme parodique de la tirade de Sganarelle décèle la pensée de l’auteur. Par le biais du langage ridicule du valet, c’est en effet le clergé traditionnel que Molière tourne en dérision : « C’est bien à vous, petit ver de terre, petit myrmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit) c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent ! » (I, 2, 854) Sur le plan de la forme, la tirade de Sganarelle présente la même structure que celle de Dom Juan, du fait que la morale débouche dans la politique. La fin du discours du valet fait également allusion à la politique dominante. Ici l’homme du peuple exprime à la fois le point de vue du Tiers Etat conscient et celui du clergé en conflit avec une partie de la noblesse : 13 L’idéologie noble est déchirée en deux : une fraction conservatrice reste fidèle à l’Eglise traditionnelle et aux valeurs féodales ; une autre s’est rapprochée de la bourgeoisie éclairée et est de tendance humaniste et libérale - l’humanisme est une forme religieuse nouvelle dont les idéologues sont essentiellement bourgeois. Il en est de même de la bourgeoisie : une partie est traditionaliste et suit la vieille idéologie féodale ; une autre est progressiste et est à l’origine à la fois des transformations économiques et des progrès scientifiques et philosophiques modernes. Quant aux couches pauvres de la société (la majorité du Tiers Etat), elles suivent en général l’idéologie cléricale et féodale. Rares sont ceux qui parviennent à quitter leurs milieux, à recevoir une éducation et à gravir les échelons pour devenir des bourgeois. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 70 29.10.12 10: 29 <?page no="71"?> 71 Dom Juan « Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu (ce n’est pas à vous que je parle, c’est à l’autre) pensez-vous, dis-je que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu’on n’ose vous dire vos vérités ? Apprenez de moi qui suis votre valet, que le Ciel punit tôt ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort et que… » (I, 1, 855) Par le moyen du burlesque et de la parodie propre à la farce, Molière attaque implicitement aussi bien le clergé conservateur (dont les idées sont répétées par l’homme du peuple) qu’une certaine noblesse parasitaire représentée par Dom Juan. Mais, afin de mieux saisir la pensée de l’auteur concernant Dom Juan, puisque dans sa discussion avec son valet à l’acte I, scène 2, la partie est inégale, il est nécessaire de lire la scène 3 où le séducteur doit répondre à sa femme. Quand Done Elvire le surprend, Dom Juan est très embarrassé et ne sait pas comment se justifier. Sa réaction, en demandant à Sganarelle de répondre pour lui (I, 3, 857), transforme le drame sérieux en farce. Le spectateur rit sans doute de cette situation burlesque causée par la confusion du pauvre valet et de son intervention ; quant à Dom Juan, il se moque bien entendu de sa femme, mais son cynisme et son impudence sont des preuves de sa faiblesse. C’est ici que nous pouvons saisir le point de vue de l’auteur. Son « esprit fort » n’est fort intellectuellement que devant son valet, mais bien faible face à sa femme. Ainsi après avoir critiqué, par le truchement de Sganarelle, une certaine idéologie religieuse (le clergé conservateur), Molière condamne à présent l’immoralité d’une certaine noblesse en faisant dire à Elvire : « Ah, que vous savez mal vous défendre, pour un homme de Cour et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses, j’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez ; que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie ? » (I, 3, 857). Les termes « Cour » et « noble » ont une connotation manifestement négative. Un autre point intéressant à noter dans cette scène est que Dom Juan, qui nous a paru sincère tout à l’heure avec Sganarelle, est aussi capable d’hypocrisie. Mais au fond, sa réplique à Elvire, où il invoque le « Ciel » (I, 3, 858), est trop mêlée de moquerie et de cynisme pour qu’on puisse le comparer à Tartuffe. Le mot hypocrisie ne convient donc pas à son sujet, car c’est encore un certain clergé que Molière attaque par le truchement de Dom Juan, ce qui n’empêche pas qu’il critique en même temps le cynisme de ce dernier. Elvire, profondément choquée par ce comportement immoral, l’avertit alors du châtiment divin : « je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l’outrage que tu me fais » (I, 3, 859). Elle annonce ainsi la fin de la pièce. Or, quelle que soit la signification de cette fin pour l’auteur, une chose nous paraît évidente dès l’acte I, c’est que son libertin n’est pas présenté Biblio17_203_s005-178AK2.indd 71 29.10.12 10: 29 <?page no="72"?> 72 Première partie: L’épicurisme de Molière comme quelqu’un de positif dans l’ensemble. Si Molière est libertin, il ne l’est pas dans le même sens que son personnage. Sa pensée épicurienne s’exprime de façon implicite et dialogique (voir Bakhtine). II. Acte III, scène 1 Ici la conversation entre le maître et le valet a pour sujets la science et la religion. Nous constatons que Dom Juan prend parti, quoiqu’implicitement, pour la médecine moderne, tandis que Sganarelle défend la médecine traditionnelle (médiévale/ féodale) mêlée de superstition et d’idées religieuses. Par ailleurs, il n’est plus question de l’immoraliste mais seulement du rationaliste Dom Juan. 14 Dans une première partie, le maître satirise la médecine traditionnelle et populaire toujours en vogue sous Louis XIV. Il traite les médecins de charlatans. Il commence d’abord en voyant son valet déguisé en médecin par se moquer de son habit, qu’il qualifie d’« attirail ridicule » (III, 1, 873). Notons en passant que la critique de Molière commence souvent par celle de la forme : l’habit, le langage, l’allure. On rit d’abord de la forme avant de rire du contenu. Étant donné ce que cet auteur dit de la médecine traditionnelle dans d’autres pièces (Le Médecin volant, L’Amour médecin, Le Médecin malgré lui et Le Malade imaginaire), il est difficile de ne pas confondre le rire de son libertin avec le sien. Donc après s’être moqué de l’habit des médecins traditionnels (la forme), Dom Juan attaque leur science (le contenu). À Sganarelle qui a fait des « ordonnances à l’aventure » à des paysans malades et qui se doute qu’ils guérissent - car le valet croit fermement à cette médecine-là -, il répond : « Et pourquoi non, par quelle raison n’aurais-tu pas les mêmes privilèges qu’ont tous les autres Médecins ? Ils n’ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace, ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux profiter comme eux du bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard, et des forces de la nature. » (III, 1, 873) En traitant leur art de « grimace », c’est-à-dire de faux art, Dom Juan présuppose donc une vraie science médicale. S’il avait été contre la médecine tout court, il se serait exprimé autrement. Ici, il se moque des individus qui ont la 14 Certains critiques n’ont pourtant pas vu en Molière un rationaliste. Ainsi S. Relyea ouvre le premier chapitre de son livre sur le dramaturge par cette affirmation catégorique : « Molière was certainly not a rationalist » (Signs, Systems, and Meanings. A contemporary semiotic reading of four Molière plays. Middletown, CT : Wesleyan University Press, 1976, 12.) Biblio17_203_s005-178AK2.indd 72 29.10.12 10: 29 <?page no="73"?> 73 Dom Juan prétention d’être médecins mais qui n’y connaissent rien ; il n’attaque pas la science elle-même. Molière dénonce sans doute par le truchement de son personnage la médecine populaire en mettant l’accent sur l’absurdité des propos de Sganarelle, absurdité qui fait déclencher le rire du spectateur. Le valet nous fait connaître quelques-uns des remèdes qu’on prescrivait alors : le « séné », la « casse », le « vin émétique ». Etant donné que c’est le résultat qui compte, le naïf homme du peuple, mystifié comme dans d’autres domaines, fournit un exemple de l’efficacité, plus exactement de l’effet miraculeux de ces remèdes : S : « Il y avait un homme qui, depuis six jours était à l’agonie. On ne savait plus que lui ordonner, et tous les remèdes ne faisaient rien ; on s’avisa à la fin de lui donner de l’émétique. » DJ : « Il réchappa ? » S : « Non, il mourut. » DJ : « L’effet est admirable. » (III, 1, 874) Molière ne peut pas être plus sarcastique : le malade étant mort, le remède a agi comme un poison. 15 Et le comble de l’absurde, c’est la justification du miracle par Sganarelle. Le point le plus intéressant reste cependant l’amalgame médecine et religion. 16 Le valet traite son maître d’« impie en Médecine » (874), de « mécréant », 17 et parle des « miracles » du « vin émétique », lequel d’ailleurs pourrait être une allusion de l’auteur au vin symbolique et miraculeux de l’Eucharistie. En fait, le valet prêche comme dans l’autre scène. Il 15 Dans les premières éditions Sganarelle réplique : « Comment ! il y avait six jours entiers qu’il ne pouvait mourir et cela le fit mourir tout d’un coup. Voulez-vous rien de plus efficace ? » Et Dom Juan de répondre sarcastiquement : « Tu as raison. » [Molière. Œuvres complètes. Editées par P.-A. Touchard. Paris : Seuil (L’Intégrale), 1962, 297.] 16 L’ouvrage le plus complet qui ait été écrit sur Molière et la médecine est celui de Patrick Dandrey, La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière. 2 tomes. Paris : Klinckieck, 1998. Voir sur « l’éloge paradoxal de la médecine » dans Dom Juan, t. 1, p. 265-324. Dans sa conclusion au tome 2, le critique écrit : « Bref, l’émétique et plus largement la médecine et le médecin ont bon dos et se prêtent aimablement à des débats sulfureux sur l’illusion, l’imposture, la croyance et l’impiété (‹Vous êtes aussi impie en médecine ? ›), en autorisant une véritable analyse herméneutique des égarements de l’esprit en proie à une foi véhémente et fanatique. Or voici que, par contrecoup, la médecine prend de plus en plus visage diabolique dans l’œuvre de Molière (…). Et se devinent, en transparence de ses thèmes et de ses formes, les fondements de la pensée libertine embrassant d’un même sarcasme foi religieuse et médicale » (Dandrey, t. 2, 718). 17 Dans l’édition que nous utilisons (La Pléiade, qui reproduit celle d’Amsterdam de 1683), Sganarelle dit à Dom Juan, « Vous avez l’âme bien méchante » (874) ; dans celle de Touchard (L’Intégrale), nous lisons : « Vous avez l’âme bien mécréante » (297). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 73 29.10.12 10: 29 <?page no="74"?> 74 Première partie: L’épicurisme de Molière aimerait bien convertir son maître à cette médecine-là comme à sa religion. Ainsi il lui dit à propos de ce « vin » que « ses miracles ont converti les plus incrédules esprits » (874). Encore une fois l’accent est mis sur l’absurdité de la religion populaire et superstitieuse héritée du Moyen Age. 18 Rappelons que le clergé conservateur continue de soutenir sous Louis XIV cette médecine dont se moque le comédien, 19 et qu’il rejette avec force la médecine scientifique 18 Le rapport entre la médecine et la théologie chez Molière a été étudié aussi par J. D. Hubert dans son Molière and the Comedy of Intellect. University of California Press, 1962. Carlo François, dans un article reprenant Hubert à propos du Malade Imaginaire écrit : « les erreurs et les abus de la médecine et des médecins qui font l’objet de la satire de Molière font irrémédiablement penser aux aberrations de la théologie et à certaines formes d’exploitation dont les théologiens sont susceptibles de se rendre coupables à l’occasion », et allant plus loin, il ajoute : « certaines structures et certains thèmes du Malade imaginaire parodient non seulement la théologie et les théologiens, à travers la médecine et les médecins, mais aussi la Religion - dans ce cas la substance même de la Pensée et de la Foi chrétiennes dans ce qu’elles ont de plus sacré, en particulier certains articles du Credo : l’annonce de la Bonne Nouvelle, le dogme de la Trinité, la signification profonde de la Résurrection » (C. François, « Médecine et Religion chez Molière : deux facettes d’une même absurdité », The French Review XLII, 5, 1969, 665-666). C. François signale aussi cette analogie dans d’autres pièces de Molière où il s’agit de médecine comme dans M. de Pourceaugnac (I, 5) ou dans la scène de Dom Juan que nous analysons ici. Le rapport entre « les magiciens du corps » et « les magiciens de l’âme » y est en effet bien évident. 19 Signalons que cette même médecine qui semblait arriérée à l’époque de Molière - en fait c’est sa caricature que celui-ci présente dans ses pièces - avait eu aussi son heure de gloire quelques siècles plus tôt. Aux XII e -XIV e siècles, la médecine averroïste, en vogue en Occident, était alors mal vue du clergé, toujours en retard sur son temps. Les vieilles sciences seront défendues par lui lorsqu’elles seront dépassées par les découvertes de la Renaissance. Après la disparition de la féodalité, le clergé se recyclera une fois encore en reconnaissant les découvertes scientifiques modernes, faites deux siècles plus tôt. Quoi qu’il en soit, il fut un temps où cette vieille médecine était aussi honnie par l’Église. Voir par exemple à ce sujet ce que dit Renan : « Toute la médecine padouane est désormais vouée à l’averroïsme [Il s’agit de la fin du XIII e -début du XIV e siècles]. Les médecins forment, à cette époque, dans le nord de l’Italie, une classe riche, indépendante, mal vue du clergé, et qui paraît avoir eu en religion des opinions assez libres » (E. Renan. Averroès et l’averroïsme. Paris : Michel Lévy Frères, 1861, 327). Les médecins en question sont des progressistes pour l’époque. Les remèdes que mentionne Sganarelle n’ont pas toujours été des remèdes ridicules ; ils sont ceux de la médecine averroïste pratiquée en Italie et en Espagne médiévales - par exemple le « séné », qui vient de l’arabe senâ, et qui apparaît au XIII e siècle dans la langue française. Il en était de même du néo-aristotélisme. Il a été révolutionnaire et synonyme d’incrédulité au XIII e siècle. C’est à l’époque de Vanini et de Gassendi qu’il signifiera réaction et sera tourné en dérision plus tard par un Molière. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 74 29.10.12 10: 29 <?page no="75"?> 75 Dom Juan moderne, comme la chirurgie et les théories de Harvey. En effet, l’attitude du Vatican envers la nouvelle médecine n’est pas différente de celle qu’il a eue envers la physique moderne. Les idées de Sganarelle, quoique comiquement présentées, ne diffèrent pas dans l’essence de celles d’une grande partie des Français de l’époque et de celles de l’ordre ecclésiatique en général. C’est que le peuple n’a pas d’idées spécifiques propres sur la science. Ce qu’il en sait lui provient d’en haut, et son éducateur principal est bien un curé. Or dans la pièce de Molière, Dom Juan est l’un de ces aristocrates nourris des idées modernes et rationalistes, tandis que son valet ne fait que suivre, comme tout bon paysan, la tradition. C’est cette idéologie féodale qui est satirisée par Molière. Malgré ses déviations par rapport aux normes bourgeoises humanistes, que nous avons étudiées en partie à propos de la scène deuxième de l’Acte I, Dom Juan ne se comporte-t-il pas à présent en digne disciple de Montaigne ? Et n’est-ce pas étonnant le fait que Molière ait mis dans la bouche de son personnage, si négatif sur le plan moral, des paroles d’un grand humaniste ? 20 Le libertin dit au sujet des médecins qu’ « ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès » (874) et souligne l’importance « des faveurs du hasard, et des forces de la nature, » et Montaigne écrit à leur sujet : « ils ont une façon bien avantageuse de se servir de toutes sortes d’événements, car ce que la fortune, ce que la nature, ou quelque autre cause étrangère (desquelles le nombre est infini) produit en nous de bon et de salutaire, c’est le privilège de la médecine de se l’attribuer. Tous les heureux succès qui arrivent au patient qui est sous son régime, c’est d’elle qu’il les tient. » 21 Sans aucun doute Molière cite Montaigne ; d’autres l’ont d’ailleurs depuis longtemps remarqué. Ajoutons aussi, puisqu’il s’agit de l’épicurisme de Molière, que son inspirateur humaniste ne cache pas son admiration pour Epicure dans ce même chapitre des Essais. A plusieurs reprises son nom est cité, comme dans ce passage-ci : « En suivant Epicurus, les voluptés me semblent à éviter, si elles tirent à leur suite des douleurs plus grandes, et les douleurs à rechercher, qui tirent à leur suite des voluptés plus grandes » (Montaigne 856). Et comme cette « volupté » est liée au bonheur physique et à la santé, nous retrouvons la médecine. Montaigne, comme plus tard Molière, n’aimait pas la médecine médiévale, médecine régnante et soutenue par les autorités religieuses de son temps. Il écrit encore à ce propos : « Que les médecins excusent un peu ma liberté, car par cette même infusion et insinuation fatale, j’ai reçu 20 Nous notons ici un cas de polyphonie à propos du personnage de Dom Juan : une voix exprimant les idées d’un libertin bourgeois et humaniste, et une autre celles d’un libertin aristocrate aux mœurs dissolues. 21 Montaigne. Essais (Livre II, chap. 37). Ed. de la Pléiade. Paris : Gallimard, 1950, 859. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 75 29.10.12 10: 29 <?page no="76"?> 76 Première partie: L’épicurisme de Molière la haine et le mépris de leur doctrine » (Montaigne 854). Mais il tient à distinguer la vraie science de la fausse - par ces adjectifs, il faut entendre plutôt « moderne » et « ancien ». Et comparant la vraie médecine à la vraie justice, il attaque également l’institution judiciaire de son pays, autrement dit, comme chez Molière, la médecine ne se sépare pas de la théologie, puisque la Justice était encore sous l’égide de l’Église : « Comme nous appelons justice le pâtissage des premières lois qui nous tombent en main et leur dispensation et pratique, souvent très inepte et très inique, et comme ceux qui s’en moquent et qui l’accusent, n’entendent pas pourtant injurier cette noble vertu, ains condamner seulement l’abus et la profanation de ce sacré titre ; de même en la médecine, j’honore bien ce glorieux nom, sa proposition, sa promesse utile au genre humain, mais ce qu’il désigne entre nous, je ne l’honore ni ne l’estime. » (Montaigne 857) Dans un autre passage, le penseur exprime d’une manière plus explicite encore sa foi en la médecine moderne et expérimentale : « C’est par là que la chirurgie me semble beaucoup plus certaine parce qu’elle voit et manie ce qu’elle fait » (Montaigne 866). Or un siècle plus tard, à l’époque de Molière, la science expérimentale et la chirurgie sont toujours rejetées par beaucoup de gens, et aussi bien par les autorités religieuses françaises que par le Vatican. Quoi qu’il en soit, les idées du Comédien sur la médecine sont depuis longtemps connues, et on a même suffisamment rappelé ses rapports amicaux avec de vrais scientifiques dans ce domaine, comme le bourgeois épicurien Guy Patin, qui fut malgré la Réaction Professeur au Collège Royal (Collège de France) et doyen de la Faculté de Médecine de Paris. Revenons à notre scène et commençons par une remarque sur sa structure formelle. Cette scène peut être divisée en deux : la première partie, allant du début jusqu’à « Mais laissons là la Médecine » (874), traite de la médecine ; la deuxième, à partir de là jusqu’à la fin, concerne Dieu et la religion. Ce qui met fin à la discussion sur la médecine, c’est la réplique ironique de Dom Juan : « Tu as raison ». 22 Ce qui termine la deuxième partie de la discussion, qui ressemble davantage à un monologue qu’à un dialogue sur Dieu, c’est encore un mot ironique du maître face au même genre de ridicule manifesté par le valet : « Bon ! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé » (876). Ce mot fait pendant aussi bien à « Tu as raison » qu’au dernier mot de Dom Juan dans l’édition de 1683 : « L’effet est admirable ». C’est ainsi que le pauvre Sganarelle, ayant graduellement atteint le comble du ridicule dans son raisonnement à la fin de chaque discussion, finit par abandonner la lutte : 22 Cela est absent dans l’édition d’Amsterdam de 1683. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 76 29.10.12 10: 29 <?page no="77"?> 77 Dom Juan « Morbleu je suis bien sot de raisonner avec vous, croyez ce que vous voudrez, il m’importe bien que vous soyez damné » (876). 23 L’échec de Sganarelle symbolise le double échec de la science et de la religion féodales (non pas la science ou la religion en général), car en réfléchissant sur le contenu profond des propos de Sganarelle, en les débarrassant de leur enveloppe ridicule, c’est-à-dire du langage du porte-parole ignorant et naïf, que trouvons-nous sinon la vieille médecine traditionnelle toujours à l’honneur ? 24 De même, si l’on débarrasse la forme caricaturale du plaidoyer/ prêche de Sganarelle, n’est-ce pas le raisonnement religieux d’un vulgaire sermonneur sur les causes finales qui est ridiculisé ? Voici comment la démystification de Molière se fait à partir de la forme : 1) La question de l’habit, déjà mentionnée au début de la première partie de la scène. Sganarelle disait alors pour commencer : « ceci [cet habit] nous cache bien mieux que tout ce que vous vouliez faire » (873) et « cet habit me met déjà en considération » (873), et de nouveau au début de la deuxième partie, avant d’entamer la question sur Dieu : « car cet habit me donne de l’esprit ». L’allusion est claire : l’habit ne fait ni le moine ni le médecin. Autrement dit, tout n’est que forme (apparence) et hypocrisie chez certains médecins et religieux. 2) La forme comique du langage de Sganarelle exprime aussi l’absurdité du contenu des propos médicaux et des discours religieux traditionnels. D’abord le comique de la lourdeur : l’insistance inutile de Sganarelle dans ses questions sur la foi de son maître. Il sait bien que celui-ci est athée (voir l’Acte I), et pourtant il tient absolument à lui poser sa question : « Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ? » (874). Plus Sganarelle insiste - car il repose sa question sous d’autres formes encore, comme si la réponse de Dom Juan, « Laissons cela », ne devait pas lui suffire et couper court à cette discussion -, et plus cette idée se confirme. Au fond Molière raille les religieux zélés qui veulent à tout prix mettre les infidèles sur le « bon chemin ». Tout le discours de Sganarelle n’est que la parodie d’un sermon. 23 Remarquons que Sganarelle est tout de même assez hardi pour s’adresser ainsi à son maître. Et que celui-ci est aussi quelqu’un de bien indulgent et patient pour supporter l’insulte de son valet, à moins qu’il n’ait même pas fait attention à ce qu’il a dit. 24 R. Jouanny note par exemple à propos du vin émétique « qu’il fut autorisé par le Parlement en 1666 après d’âpres querelles » - c’est qu’il avait été interdit cent ans plus tôt (Œuvres complètes de Molière. Ed. R. Jouanny. Paris : Garnier Frères, 1962, 929). La question est donc tout à fait actuelle au moment où Molière écrit Dom Juan, et sa critique tout à fait sérieuse. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 77 29.10.12 10: 29 <?page no="78"?> 78 Première partie: L’épicurisme de Molière L’énumération dans un ordre subtilement dégradant des termes « le Ciel », « l’enfer », « le Diable » et « le Moine bourru » est en elle-même l’expression formelle de l’absurdité de la religion superstitieuse de Sganarelle, mais ce procédé revient aussi à tourner en dérision l’argumentation sur les causes finales. Plus la liste est longue, et plus le raisonnement semble ridicule et absurde. Et le comique provoqué par le terme « ingrédient » pour désigner les organes de notre corps est encore un signe d’ignorance : « pouvez-vous voir toutes les inventions, dont la machine de l’homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre ? ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces… ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui…ah ! Dame, interrompezmoi donc si vous voulez, je ne saurais disputer si l’on ne m’interrompt, vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice. » (875) Enfin, dans une dernière étape, c’est la répétition gestuelle mêlée à l’énumération inutile qui achève de rendre Sganarelle grotesque, mais qui permet aussi au spectateur quelque peu incrédule de se moquer de l’émerveillement des croyants devant le phénomène de la « Création » : « cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici » ? La chute physique de Sganarelle, survenue à la fin de sa démonstration, est symbolique : ne signifie-t-elle pas la chute (ou l’échec) de l’argumentation religieuse populaire ? Mais cela peut en même temps être la parodie de discours religieux élevés et sérieux, puisqu’on trouve dans les propos de Sganarelle des points communs avec des sermons de prédicateurs importants et respectables comme Bossuet ? Quand Sganarelle « se laisse tomber en se tournant » (876), Dom Juan dont la « religion » est soidisant « l’arithmétique » (autrement dit la science), conclut en se moquant de son valet : « Bon voilà ton raisonnement qui a le nez cassé » (876). 25 À la « fausse » science, défendue par Sganarelle, Dom Juan oppose la logique mathématique (le « deux et deux font quatre » exprime symboliquement le rationalisme scientifique), et en citant Montaigne il avoue aussi indirectement sa foi en la médecine expérimentale. Cependant, à la religion de Sganarelle il n’oppose absolument rien. Dans ces dialogues significatifs entre les deux protagonistes, l’auteur nous présente deux conceptions morales, deux conceptions scientifiques, mais une seule conception religieuse. Il semblerait un peu hardi toutefois d’affirmer que Molière attaquait la religion en général, et pas seulement telle qu’elle est comprise par des gens naïfs et superstitieux comme Sganarelle. Mais ne confondons pas l’auteur avec son personnage 25 N’oublions pas non plus la part du rire farcesque, sans prétention philosophique. Le rire de Molière peut être tantôt sérieux, tantôt gratuit, tantôt à la fois sérieux et gratuit (donc polyphonique). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 78 29.10.12 10: 29 <?page no="79"?> 79 Dom Juan libertin. 26 Et pourtant il suffit de débarrasser le discours de Sganarelle de son « attirail ridicule » pour trouver le contenu sérieux de la pensée religieuse d’un clergé politiquement puissant. G. Defaux a raison d’affirmer que le dramaturge a poursuivi dans cette pièce ses attaques contre ses ennemis de la Compagnie du S t Sacrement. Il souligne bien le côté humaniste et éthique du libertin, rappelant à son sujet Erasme et Montaigne, mais il va trop loin en le qualifiant d’ « humaniste chrétien ». Humaniste et même croyant, oui, mais « chrétien » ? Oui, mais à condition d’entendre ce mot dans un sens très large et libéral. La vérité, pensons-nous, doit se situer entre l’interprétation de Defaux et celle de McKenna. Disons que la pensée de Molière ne diffère pas au fond, en ce qui concerne la religion, de celle de Gassendi et de La Mothe Le Vayer. Or ces gens-là n’étaient pas critiqués par de simples individus, ni même par une petite « cabale », mais bien par les représentants d’une classe qui luttait avec acharnement pour sa survie. L’œuvre de Molière, depuis l’Ecole des Femmes jusqu’à la fin est une satire de la vision religieuse traditionnelle, et Dom Juan exprime sans doute le moment le plus intense de cette critique. Defaux écrit à juste titre : « Et la conviction s’impose alors irrésistiblement que Dom Juan est à Molière ce que le Troisième Livre des Essais fut à Montaigne : la réponse à un acte d’accusation. Molière là encore est au centre de tout : non pas soumis, mais agissant. Les actes et leur enchaînement sont parfois d’une éloquence qu’il suffit de les laisser parler. Tartuffe est interdit le 12 mai 1664, pour mettre ceux qu’une ‹véritable dévotion› conduit dans ‹le chemin du Ciel› à l’abri des critiques du libertinage. Le premier août suivant, le curé parisien Pierre Roullé, dans son pamphlet intitulé Le Roy glorieux du monde, lance contre Molière, au nom de Dieu, de la Religion, de l’Église et des ‹sages guides et conducteurs pieux›, une attaque virulente et connue dont il convient pourtant ici de rappeler l’essentiel, tant elle nous semble, par les résonances précises qu’elle éveille et les rapprochements inévitables qu’elle suggère, avoir directement et nécessairement conduit Molière à Dom Juan. » 27 26 Selon Antony McKenna (Molière dramaturge libertin. Paris : Champion, 2005), Dom Juan n’est pas un vrai libertin, comme son créateur. Le critique ne distingue donc pas, comme nous, deux sortes de libertinisme. Par ailleurs, il affirme que le dramaturge refusait la foi chrétienne. Nous n’allons pas aussi loin, car selon nous Molière admettait - c’est ce qui ressort en tout cas de ses pièces - certains principes moraux fondamentaux du christianisme. 27 Gérard Defaux. Molière ou les métamorphoses du comique : de la comédie morale au triomphe de la folie. Lexington, KY : French Forum Publishers, 1980, 134-135 (2 e édition, Paris : Klincksieck, 1992). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 79 29.10.12 10: 29 <?page no="80"?> 80 Première partie: L’épicurisme de Molière Molière a donc voulu se défendre et répondre à quelqu’un qui avait écrit à son sujet : « Un homme, ou plutôt un Démon vêtu de chair et habillé en homme et le plus signalé impie et libertin qui fût jamais dans les siècles passés, avait eu assez d’impiété et d’abomination pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce [il s’agit de Tartuffe] toute prête d’être rendue publique en la faisant monter sur le théâtre à la déraison de toute l’Eglise et au mépris du caractère le plus sacré et de la fonction la plus divine, et au mépris de ce qu’il y a de plus saint dans l’Eglise, ordonné du Sauveur pour la sanctification des âmes, à dessein d’en rendre l’usage ridicule, contemptible, odieux. Il méritait par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public et le feu même avant-coureur de celui de l’Enfer, pour expier un crime si grief de lèse-majesté divine, qui va ruiner la religion catholique… » (cité par Defaux 135) Defaux a aussi bien vu les analogies qui existent entre les propos de ce curé et les paroles de Sganarelle qui considérait son maître (Acte I, sc. 1) comme « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un Diable, un Turc, un hérétique,… un pourceau d’Epicure » (850) et espérait « que le courroux du Ciel l’accable quelque jour » (851). Même son latin inutile (« inter nos ») est une allusion au latin des théologiens (marque de distinction et de prétention). L’identification de l’auteur avec son personnage Dom Juan a été remarquablement bien présentée par G. Defaux, mais il nous semble que c’est encore sous-estimer Molière 28 que de ne voir en lui qu’un combattant de cet ordre. Le dramaturge exprime dans ses pièces une 28 Parmi ceux qui ont le plus sous-estimé Molière, nous trouvons le nom bien connu de R. Bray pour qui ce remarquable artiste n’avait d’autre ambition que celle de faire rire. Il écrit par exemple : « Comment pourrions-nous encore ajouter foi à ce mythe que nous avons souvent évoqué et dont la critique refuse obstinément de s’affranchir, celui d’un Molière raisonnable ? …On a tiré de ces vers [‹La parfaite raison fuit toute extrémité›] d’infinies déductions sur la nature morale du poète, ses idées, sa philosophie. Alceste exagère son besoin de franchise ; Orgon pousse la religion jusqu’à la bigoterie ; Chrysale est par trop attaché à la matière et Philaminte à l’esprit. On en a déduit que Molière les désapprouve : puisque ces personnages dont il prend à tâche de nous faire rire sont déraisonnables, c’est qu’il est lui-même raisonnable ». Après avoir injustement simplifié et déprécié tant de travaux critiques, Bray ajoute : « La fonction de la Comédie, c’est de faire rire. Et de quoi rire sinon des ridicules ? Et où trouver des ridicules, sinon parmi ceux dont la conduite manifeste la déraison ? » Si Molière a critiqué ces gens-là, ce n’est pas parce qu’il avait des idées en matière de morale et de philosophie, mais parce que « c’est la comédie qui le veut ». (René Bray. Molière : Homme de Théâtre. Paris : Mercure de France, 1954, 347- 348). Il nous reste à demander à Bray : 1) Pourquoi Molière a-t-il choisi la comédie ? ; Biblio17_203_s005-178AK2.indd 80 29.10.12 10: 29 <?page no="81"?> 81 Dom Juan philosophie, une vision du monde, et Dom Juan est peut-être sa pièce la plus philosophique, dans la mesure où il n’a pas traité ailleurs avec autant de profondeur sa position vis-à-vis de la métaphysique et de Dieu. Plus loin, en parlant de l’ensemble de la pièce, nous développerons cette idée et exprimerons aussi notre point de vue sur ce que la plupart des critiques ont appelé le « châtiment » de Dom Juan. Nous savons que ceux que Molière attaquait dans le Tartuffe devinrent plus féroces encore et ne laissèrent pas Dom Juan sans réponse, comme par exemple ce Sieur de Rochement qui publiait aussitôt après la pièce de Molière ses fameuses Observations…, et dont il nous plaît de rappeler ici ce passage : 29 « Cette pièce a fait tant de bruit dans Paris, elle a causé un scandale si public, et tous les gens de bien en ont ressenti une si juste douleur, que c’est trahir visiblement la cause de Dieu, de se taire dans une occasion où sa gloire est ouvertement attaquée, où la foi est exposée aux insultes d’un Bouffon qui fait commerce de ses Mystères, et qui en prostitue la sainteté ; où un Athée foudroyé en apparence, foudroie en effet et renverse tous les fondements de la Religion, à la face du Louvre, dans la maison d’un Prince chrétien, à la vue de Dieu, de tant de sages Magistrats et si zélés pour les intérêts de Dieu, en dérision de tant de bons pasteurs, que l’on fait passer pour des Tartuffes [souligné par l’auteur] et dont l’on décrit artificieusement la conduite ; mais principalement sous le Règne du plus Grand et du plus religieux Monarque du Monde. Cependant que ce généreux Prince occupe tous ses soins à maintenir la Religion, Molière travaille à la détruire ; le Roi abat les Temples de l’Hérésie et Molière élève des Autels à l’Impiété, et autant que la vertu du Prince s’efforce d’établir dans le cœur de ses sujets le culte du vrai Dieu par l’exemple de ses actions, autant l’humeur libertine de Molière tâche d’en ruiner la créance dans leurs esprits, par la licence de ses ouvrages (…). Si le dessein de la Comédie est 2) N’y a-t-il pas de différences entre différentes comédies ? ou entre divers genres comiques ? Un clown veut faire rire aussi par exemple. Ne voit-il pas de différence entre la comédie de Molière et celle des boulevards à la fin du siècle dernier ? ; 3) Les auteurs comiques n’ont-ils pas différents publics ? Celui qui rit en voyant un film de Charlie Chaplin n’est-il pas différent de celui qui rit en voyant Louis de Funès ? Les rires ne sont-ils pas de natures différentes ? 4) Est-ce que tout le monde riait en voyant le Tartuffe ? 5) Qui lui permet d’affirmer catégoriquement qu’Alceste fait rire ? Il est vrai que les aristocrates maniérés et superficiels qui l’entourent rient de lui, mais Eliante qui est peut-être un peu Molière lui-même, et qui cite les fameux vers de Lucrèce, a beaucoup de respect pour Alceste et ne se moque jamais de lui. 29 Ces exemples montrent que les gens à cette époque-là voyaient en Molière beaucoup plus qu’un simple amuseur : aussi bien ses ennemis que ses défenseurs (voir l’opinion de Bayle dans les années 1680 par exemple). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 81 29.10.12 10: 29 <?page no="82"?> 82 Première partie: L’épicurisme de Molière de corriger les hommes en les divertissant, le dessein de Molière est de les perdre en les faisant rire. » 30 Ce critique de l’époque est de ceux qui n’ont pas ri en voyant Dom Juan et qui ont néanmoins assez bien compris Molière. Celui-ci est leur ennemi idéologique. Ils comprenaient bien que le comédien présentait Sganarelle comme le porte-parole d’une partie du clergé (c’est-à-dire l’Église à laquelle ils croyaient), ils comprenaient bien que l’auteur de Dom Juan ne proposait explicitement aucune religion, et ce qu’il avait fait de plus osé, c’est qu’il ne faisait pas véritablement punir son héros, qu’en effet son « Athée est foudroyé en apparence ». Mais laissons cette question pour le moment en suspens et revenons à notre scène pour voir comment elle se termine. La fin de cette scène (III, 1) consiste à souligner l’opposition qui existe entre la science et la religion. 31 Or c’est là le point de départ de la philosophie d’Epicure. Par une formule symbolique (« Je crois que deux et deux sont quatre »), Dom Juan expose sa théorie rationaliste et l’oppose à la connaissance religieuse. Sganarelle remarque très justement cette opposition chez son maître : « Belle croyance, et les beaux articles de foi que voici ; votre religion à ce que je vois, est donc l’arithmétique ; il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que pour avoir étudié, on en est bien moins sage le plus souvent. » (875) L’arithmétique, considérée comme une autre religion, s’oppose par conséquent à la religion. Sganarelle souligne lui-même l’antagonisme existant entre les deux démarches. Sinon, il aurait pu dire à Dom Juan que la logique mathématique n’empêche pas la foi en Dieu. 32 La connaissance religieuse 30 Le Sieur de Rochemont. Observations sur une Comédie de Molière intitulée ‹Le Festin de Pierre›. Paris : N. Pepingué, 1665 (Genève : Slatkine Reprints, 1968), 6-7. Reproduit dans l’édition de la Pléiade (2010), 1212-1221. Voir également à ce sujet l’ouvrage de F. Rey et J. Lacouture, Molière et le Roi. L’Affaire Tartuffe. Paris : Seuil, 2007. D’après ce livre, c’est Molière lui-même qui a rédigé les Observations… Cela nous semble improbable. 31 Olivier Bloch a bien exposé la complexité de la pensée de Molière en la comparant avec celles d’autres auteurs libertins comme La Mothe Le Vayer, Cyrano et Gassendi dans son ouvrage Molière/ Philosophie. Paris : Albin Michel, 2000 (Coll. Idées). Voir sur la scène que nous analysons ici, pp. 141-165. Notre seule objection serait que Molière est plus ambigu que ne l’estime Bloch, et qu’ il ne peut être qualifié d’athée comme un Helvétius, mais nous admettons le fait qu’il annonce les Lumières. 32 L’attitude de Molière vis-à-vis de la science n’est jamais formulée de façon explicite : elle se révèle indirectement dans différentes pièces, surtout par la critique de la vieille science fortement influencée par la religion. Ainsi, par exemple, nous supposons que ce qu’il pensait de l’astrologie est exprimé dans l’ Acte III, scène 1, des Biblio17_203_s005-178AK2.indd 82 29.10.12 10: 29 <?page no="83"?> 83 Dom Juan est présentée par Molière comme fausse-connaissance ou tout simplement ignorance. Et son ironie réside dans le paradoxe ; c’est le défi de l’ignorance. En effet Sganarelle est fier d’être ignorant. Ironique aussi l’expression « Dieu merci » : « Monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne se saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris, mais avec mon petit sens et mon petit jugement je vois les choses mieux que tous vos livres… » (875). Ou plus loin : « Mon Raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer » (875-76). Le procédé parodique permet à Molière de retourner le « compliment » aux religieux qui traitent les rationalistes de vaniteux. Implicitement, donc, ce sont ces religieux-là qui sont traités de vaniteux. 33 Amants Magnifiques. Se moquant de l’astrologue Anaxarque et de son « art », il raille du même coup l’alchimie et la médecine traditionnelle par le truchement de son personnage Sostrate. Il dit ironiquement, en s’adressant à la princesse Aristione : « Madame, tous les esprits ne sont pas nés avec les qualités qu’il faut pour la délicatesse de ces belles sciences [les mots ‹qualité›, ‹délicatesse›, ‹belle›, sont, remarquons-le en passant, chargés d’allusion socio-politique] qu’on nomme curieuses, et il y en a de si matériels [comparer sa manière de parler avec celle d’Henriette dans les Femmes Savantes] qu’ils ne peuvent aucunement comprendre ce que d’autres conçoivent le plus facilement du monde. Il n’est rien de plus agréable, Madame, que toutes les grandes promesses de ces connaissances sublimes [terme cher à Bossuet et qui est d’origine alchimique].Transformer tout en or, faire vivre éternellement, guérir par des paroles, se faire aimer de qui l’on veut, savoir tous les secrets de l’avenir, faire descendre comme on veut, du Ciel sur des métaux des impressions de bonheur, commander aux démons, se faire des Armées invisibles et des Soldats invulnérables. Tout cela est charmant, sans doute ; et il y a des gens qui n’ont aucune peine à en comprendre la possibilité, cela leur est le plus aisé du monde à concevoir ; mais pour moi, je vous avoue que mon esprit grossier a quelque peine à le comprendre, et à le croire, et j’ai toujours trouvé cela trop beau pour être véritable. Toutes ces belles raisons de sympathie, de force magnétique, et de vertu occulte, sont si subtiles et délicates, qu’elles échappent à mon sens matériel, et sans parler du reste, jamais il n’a été en ma puissance de concevoir comme on trouve écrit dans le Ciel jusqu’aux plus petites particularités de la fortune du moindre homme. Quel rapport, quel commerce, quelle correspondance peut-il y avoir entre nous et des Globes, éloignés de notre terre d’une distance si effroyable, et d’où cette belle Science, enfin, peut être venue aux hommes ? Quel Dieu l’a révélée, ou quelle expérience l’a pu former, de l’observation de ce grand nombre d’Astres qu’on n’a pu voir encore deux fois dans la même disposition ? » (Molière. Œuvres complètes II. Éd. Forestier et Bourqui. Paris : Gallimard, 2010, 981). 33 Alain Niderst ne prend pas Sganarelle au sérieux. Il admet, tout comme Rochemont, que c’est un « Valet badin qui anéantit les plus saintes choses en affectant de les défendre. » « Le Sganarelle de Dom Juan, » Il confronto letterario 19, 38 (2), 2002, 433-39, 439. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 83 29.10.12 10: 29 <?page no="84"?> 84 Première partie: L’épicurisme de Molière III. Quelques remarques sur l’ensemble de Dom Juan Nous avons essayé de montrer que Molière, s’il était épicurien, il ne l’était pas vraiment à la manière de son personnage Dom Juan. En critiquant chez celuici l’arrogance et l’égoïsme, et en rattachant implicitement ces caractéristiques morales à l’éthique de l’aristocratie traditionnelle, Molière ne faisait donc pas, comme l’ont prétendu Bénichou et Goldmann, l’éloge de la noblesse. Cependant son matérialisme et rationalisme, et aussi certains traits de son éthique (Dom Juan est ambivalent) rappellent un humanisme épicurien que le dramaturge doit approuver. Dom Juan, comme son créateur, a pour devise le « plaisir », mais chacun a une conception différente de cette notion. La définition qu’en donne l’auteur est certes implicite, mais elle n’en est pas moins sensible dans la pièce : si le plaisir du marquis libertin est purement individualiste et porté aux excès, celui que préconise l’auteur est celui des Agnès, des Henriette, des Clitandre, c’est-à-dire un plaisir matérialiste moral et modéré. Il n’est pas explicite dans Dom Juan, mais compris à travers la négation du plaisir de l’aristocrate nihiliste et le rejet de la morale religieuse conservatrice. 34 34 Voici le jugement porté sur Dom Juan par G. Sandier : « Noble ‹intellectuel de gauche›, sachant Dieu mort, et le Diable aussi, acceptant cyniquement la déchéance politique de sa classe […], ce libertin qui ne croit plus qu’en son désir et dans le pouvoir (révolutionnaire) de la raison a l’audace de ne rien cacher. Ce frère aîné de Sade met en pièces les tabous, et la mascarade morale qui fonde pourtant le pouvoir de sa classe ; il en précipite donc la décadence, mais il a besoin de cette classe pour exercer son jeu égoïste et souverain : cet individualiste n’a pas encore lu Marx. Il en mourra, progressiste qu’il est, car lorsqu’on a commencé à faire tomber les masques sans pour autant vouloir la révolution, on meurt, victime de ceux qu’on a trahis » (Théâtre et Combat. Regards sur le théâtre actuel. Essai. Paris : Stock, 1970, 170. Cité par J.-P. Collinet dans « Avatars de Dom Juan, » L’Information Littéraire, Jan.-Fév. 1982, 1, 18). L’expression « intellectuel de gauche » ne nous paraît pas convenable ; par ailleurs, à notre avis, Dom Juan n’accepte pas cyniquement mais inconsciemment « la déchéance politique de sa classe ». Sa mort symbolise à la fois la fin de cette classe et celle de cette couche intellectuelle qui n’a pas été suffisamment réaliste pour pouvoir s’adapter à la nouvelle société bourgeoise. Selon Patrice Chéreau, Dom Juan est « résolument traître à sa classe et progressiste, qui travaille à l’érosion du vieux système féodal » (Cité par M. Pruner dans « La Notion de dette dans le Dom Juan de Molière, » Revue d’Histoire du Théâtre, 1974, III, 256). Il n’y travaille pas consciemment, mais participe néanmoins à cette « érosion ». Pruner, quant à lui, il considère Dom Juan comme un féodal : « Le comportement de Don Juan n’est en fait que celui d’un féodal, non pas tel que Corneille le rêve et le recrée, mais comme la réalité et l’érosion du temps devaient le produire » (M. Pruner, 257). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 84 29.10.12 10: 29 <?page no="85"?> 85 Dom Juan Dans l’ensemble de la pièce, cette bipolarité de la personnalité de Dom Juan est sensible. Par quelques remarques générales, essayons de montrer comment dans cet ensemble : 1) Le matérialisme est présenté comme supérieur à l’idéalisme en matière de philosophie ; 2) La noblesse est critiquée d’un point de vue populaire (Tiers Etat dans l’ensemble) ; 3) Dom Juan, à mi-chemin entre deux idéologies, se contredit même sur le plan moral, tenant à côté d’un discours immoral et cynique celui de la tradition humaniste bourgeoise. G.-A. Goldschmidt écrit dans son analyse existentialiste de Dom Juan : « Mais l’essentiel est dans la fin de la pièce : le Commandeur est, en fait, impuissant face à Dom Juan. Le Commandeur ne relève pas le défi de Dom Juan, il ne dîne pas avec lui. L’intervention de l’au-delà n’est, en fait, que sa propre négation. Il ne peut rien contre la liberté fondamentalement athée que proclame Dom Juan. L’apparition du Commandeur est sa propre négation, il n’est que l’accident stupide, il ne peut s’insérer dans le défi de Don Juan. » Et plus loin : « Rien de tragique dans le Dom Juan, si ce n’est la fin qui n’explique rien et ne clôt rien, qui n’est que l’accident inexplicable et absurde comme un accident de voiture. » 35 Il est vrai que « le Commandeur est impuissant face à Don Juan, » mais la fin n’explique-t-elle rien ? Elle n’explique sans doute pas ce qu’on répète depuis trois siècles, à savoir le châtiment divin. Oui, Dom Juan est brûlé. C’est Sganarelle qui y voit le « courroux du Ciel », c’est la crainte d’Elvire qui aime son mari passionnément jusqu’au bout, c’est aussi celle du brave père qui a également la foi, quoiqu’il pense davantage à son honneur d’aristocrate qu’à la souffrance de son fils, mais tout cela ne prouve pas que Dom Juan soit puni par le Ciel. Si ces gens-là ont craint cette fin pour le héros athée, ils ne l’ont pas espérée : l’un parce qu’il dépendait matériellement du maître ; l’autre parce qu’elle l’aimait ; le troisième parce qu’il était père. 36 Un seul personnage 35 G.-A. Goldschmidt. Molière ou la liberté mise à nu. Paris : Julliard, 1973, 56-58. 36 Elvire qui revient rendre visite à Dom Juan pour le prier de se repentir, lui dit : « … j’aurai une douleur extrême qu’une personne, que j’ai chérie tendrement, devînt un exemple funeste de la justice du Ciel, et ce me sera une joie incroyable, si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête l’épouvantable coup qui vous menace. De grâce Don Juan, accordez-moi pour dernière faveur cette douce consolation, ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes ; et si vous n’êtes point touché de votre intérêt, soyez-le au moins de mes prières, et m’épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamné à des supplices éternels » (IV, 6, 892). C’est une chrétienne amoureuse qui parle, qui croit naturellement à l’Enfer et qui pour rien au monde n’y enverrait son mari, malgré ce qu’il lui a fait. Sganarelle non plus ne désire pas cette mort, non parce qu’il aime son maître, mais parce qu’il a besoin de lui. Comme probablement tout paysan et valet de Biblio17_203_s005-178AK2.indd 85 29.10.12 10: 29 <?page no="86"?> 86 Première partie: L’épicurisme de Molière a vraiment désiré la mort de Dom Juan, un seul personnage a condamné à mort Dom Juan, un seul personnage avait des raisons solides pour faire brûler personnellement Dom Juan, et c’était le Commandeur. Celui-ci s’est tout simplement vengé, mais qui nous dit que c’est la main de Dieu, sinon lui-même ? Qui le croit ? - Sganarelle et des naïfs comme lui. Où, dans les Evangiles, a-t-on lu que le Christ punissait ainsi les mécréants ? Jésus ne punissait pas, il pardonnait. Il ne torturait personne mais a été lui-même torturé. Il ne se vengeait pas non plus et n’avait jamais été un « Commandeur ». Le Commandeur ne symbolise donc pas Dieu : c’est le représentant des abbé Roullé et des Sieur de Rochemont, c’est le représentant de ceux que Molière avait si violemment attaqués dans LeTartuffe et dans d’autres pièces, c’est le représentant du clergé traditionaliste, féodal, conservateur. Le Commandeur, c’est tout simplement le Grand Inquisiteur. Il se venge et il a ses raisons. Il a le pouvoir, il tue, il « foudroie » Dom Juan comme il a « foudroyé » (fait brûlé vif) les Bruno, les Vanini, etc. Il arrache même la langue aux blasphémateurs, tout en se disant disciple de Jésus. 37 Il ne prouve strictement rien. Pierre Roullé avait demandé au Roi son temps, il a la foi et croit naïvement que le feu qui fait brûler son maître est celui de l’Enfer [« l’impiété de mon maître punie par le plus épouvantable châtiment du monde » (V, 6) - ces mots manquent dans l’édition de 1683], mais il pleure sa mort à cause de ses « gages ». Quant à Dom Louis, il est vrai qu’il lui dit : « …je saurais, plus tôt que tu ne penses mettre cette borne à tes déréglements, prévenir sur toi le courroux du Ciel, et laver par ta punition la honte de t’avoir fait naître » (IV, 4, 890), mais c’est parce que cet aristocrate, digne personnage de Corneille, est blessé dans son amour-propre, surtout après la réplique insolente de Don Juan : c’est la colère qui parle, non les sentiments profonds. Croyant son fils converti (V, 1), il sera au comble de la joie et oubliera ce qu’il avait dit. Au lieu de maudire son fils et garder une rancune éternelle, il avait, après la fameuse scène de l’acte précédent, fait encore des vœux pour la conversion du fils (V, 1, 895). Non, tout attaché à l’honneur qu’il soit, ce n’est pas lui qui souhaitera la mort de son fils, car son Dieu ressemble à celui d’Elvire, non à celui du Commandeur. 37 Qu’on ne s’imagine pas que Vanini fût le dernier à avoir subi ce sort en 1619, et que cette torture fût pratiquée en marge de l’Etat et contre la volonté du Souverain. Raoul Allier rappelle cet édit de 1636 [signé par Louis XIII, renouvelé en 1639, ratifié en 1651 (majorité de Louis XIV) et reconfirmé par le Parlement en 1655 et toujours en vigueur dix ans après, lors de la parution de Dom Juan] qui condamne « les blasphémateurs de Dieu, de la Vierge et des Saints jusqu’à la quatrième fois inclusivement à des amendes redoublées ; pour la cinquième à être mis au pilori ; pour la sixième, à avoir la lèvre de dessus coupée ; pour la septième, à perdre la lèvre de dessous ; et pour la huitième, à avoir la langue arrachée » (Cité par Gaston Hall. Comedy in Context : Essays on Molière. Jackson : University Press of Mississippi, 1984, 170. Il est vrai que les années 1660 ne sont pas très propices pour les prêtres réactionnaires, et que le Roi est même assez dur avec eux. D’où la liberté que prend Molière pour s’exprimer - il avait aussi personnellement la sympathie du Roi. Vingt Biblio17_203_s005-178AK2.indd 86 29.10.12 10: 29 <?page no="87"?> 87 Dom Juan de faire brûler le libertin Molière. Voilà qui est fait. S’identifiant à son héros, non pour son immoralisme, mais pour son matérialisme, Molière s’offre au bûcher de l’abbé pour lui prouver que cette mort n’exprime pas sa victoire mais sa faiblesse idéologique. Dom Juan reste ferme jusqu’au bout dans ses idées et ne se repent pas. 38 Ce sera aussi l’attitude de Molière lui-même, qu’on ne voudra pas enterrer pour cette raison dans un cimetière chrétien. Quelle est en effet cette statue qui tue ? C’est à la fois un objet et un homme, un mort et un vivant. La statue est d’abord le symbole, à notre sens, d’un dieu absurde ; il porte en effet l’habit d’un empereur romain mais il punit au nom du Christ. Son tombeau est comme un temple romain, « un superbe mausolée ». Tout porte à croire qu’il s’agit d’un symbole. Mystérieuse aussi que sa mort. On ne nous en dit pas la raison : en le tuant, n’est-ce pas symboliquement ce faux dieu que Dom Juan a tué ? Cet être abstrait, cette idée à laquelle s’est attaqué le personnage de Molière, se montre toujours vivant et puissant, lorsqu’exaspéré par les constants défis du libertin, celui qui l’incarne, l’homme/ statue, se venge. La fin de la pièce montre la force de l’idéologie religieuse et féodale : elle ne la justifie pas. Outre le fait que Dom Juan ne change pas, les derniers mots de Sganarelle expriment pour la dernière fois l’ironie de Molière, qui tourne en dérision la gravité de la scène « infernale ». C’est pourquoi ces paroles furent censurées dès la deuxième représentation, semble-t-il. 39 Non, Molière ne prend pas parti pour ce Commandeur. Il a plus de sympathie pour son héros malgré tous ses actes immoraux. En l’offrant au bûcher des inquisiteurs, il veut aussi peut-être exprimer l’échec politique du nihilisme aristocratique. Le Commandeur, lui, a été présenté dès le début comme quelqu’un d’antipathique : le « superbe édifice » qu’il s’est fait construire est l’expression de la vanité et n’impressionne que les Sganarelle. 40 Dom Juan deans après, la grande crise du régime changera la situation et les fanatiques redeviendront assez forts pour empêcher les « comédiens français et italiens, de dire un seul mot à double entente, sous peine d’être chassés » (F. Brunot, cité par J.-H. Périvier, « Equivoques moliéresques… » 544). Molière ne verra pas cette époque-là. Bayle la connaîtra et se réfugiera alors en Hollande. 38 R. Albanese écrit : « Quoiqu’il soit physiquement vaincu à la fin, Dom Juan refuse d’être convaincu par l’illogisme du repentir. Il échappe à la conversion, c’est-à-dire, à tout effort pour le socialiser, et sa mort constitue paradoxalement une victoire de l’ordre de la pensée » (« Dynamisme social et jeu individuel dans Dom Juan, » L’Esprit Créateur 36, 1, 1996, 50-62, 60.) 39 A propos du dernier mot de Sganarelle, lequel met fin à la pièce, R. Jouanny note : « cette exclamation, jugée impie en un moment si solennel, fut supprimée dès les premières représentations » (Molière. Œuvres complètes, t. 1, 932, n. 941.) 40 En voyant le « superbe mausolée », Sganarelle s’écrie : « Ah, que cela est beau, les belles statues ! le beau marbre, les beaux piliers ! ah, que cela est beau… » (III, 5, 883) Biblio17_203_s005-178AK2.indd 87 29.10.12 10: 29 <?page no="88"?> 88 Première partie: L’épicurisme de Molière vient là la voix de l’humaniste Molière (lecteur d’Erasme 41 et de Montaigne) lorsqu’il dit devant le monument : « Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort, et ce que je trouve d’admirable c’est qu’un homme qui s’est passé durant sa vie d’une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique quand il n’en a plus que faire. » (III, 5, 883) Et aussitôt après, raillant dans le même esprit la statue : « Parbleu le voilà beau avec son habit d’empereur Romain » (III, 5, 883). G. Defaux a noté justement à ce sujet, en rapportant un passage opportun d’Erasme : « Ce que Don Juan dit de l’insondable vanité humaine, Erasme par exemple l’avait dit avant lui. Et le rapprochement semble d’autant plus probant que l’on voit dans la pièce Don Juan donner de l’argent au Pauvre ‹pour l’amour de l’humanité›, c’est-à-dire pratiquer la solution qu’Erasme justement préconise. » (Defaux 142) Erasme, Montaigne…, mais aussi déjà Epicure pour qui la mort se confond avec le néant (« quand il n’en a plus que faire ») et l’ambition des hommes semble absurde. On a beaucoup insisté sur le côté « merveilleux » de cette scène et de celles qui terminent la pièce. C’était du « merveilleux » qui flattait le goût du public. Mais n’est-ce pas, chez Molière en tout cas (nous ne parlons pas des autres Dom Juan), le symbolique qui l’emporte ? N’est-ce pas symbolique que cette statue et cette invitation à souper ? Ne veut-il pas dire le dernier défi de Dom Juan sur le plan philosophique ? Le dernier coup porté au dieu féodal ? Et le spectre, qu’est-ce que c’est ? Une vision, un symbole. C’est toujours la discussion sur Dieu qui se poursuit entre ces lignes : « Si le Ciel me donne un avis, il faut qu’il parle plus clairement s’il veut que je l’entende » (V, 4, 900). Et la voix que Dom Juan croit reconnaître, ce n’est pas celle d’Elvire, qui l’a adoré jusqu’au bout et qui continue sans doute à l’aimer dans le silence de son couvent. Ce n’est pas elle qui viendrait le punir. 42 La voix, c’est plutôt celle de ses ennemis. 41 Il s’agit d’un autre christianisme que celui du Commandeur. 42 R. Jouanny écrit : « On a vu dans le spectre l’image d’Elvire trahie - Don Juan croit reconnaître cette voix - ou le fantôme d’Elvire morte, ou la Femme bafouée à maintes reprises par Don Juan, ou simplement un messager de l’au-delà. Pour G. Michaut, c’est ‹la Grâce chrétienne, repoussée par la volonté mauvaise du pécheur›. En effet la Statue dira : ‹Les Grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre›… » (R. Jouanny. Molière, Œuvres complètes, t. 1, 932, n. 939). Si on fait de la Statue le porte-parole de Molière, oui, mais si, comme nous le lisons, celle-ci représente les ennemis de cet auteur, cette explication ne peut être acceptable. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 88 29.10.12 10: 29 <?page no="89"?> 89 Dom Juan D’après nous, la raison pour laquelle la scène du Souper (IV, 8) est aussitôt suivie de celle, étrange et déroutante où Dom Juan devient Tartuffe (V, 1), 43 c’est que l’auteur veut nous montrer la relation qui existe entre le Commandeur et la « Cabale des Dévots ». Sans cette explication, cette scène n’aurait pas de raison d’être. Elle est tellement inattendue, tellement brusque ! Jusque-là, durant quatre actes, Dom Juan a peut-être été présenté comme le plus « méchant » homme du monde, mais comme un libertin, non un Tartuffe. S’il devient effectivement un Tartuffe, pourquoi ne le reste-t-il pas ? Pourquoi ce jeu est-il provisoire, et sans conséquence à son avantage, et pourquoi reprend-il sa personnalité antérieure dans les scènes finales et affronte-t-il le « Ciel » avec courage, sans se repentir ? Pourquoi aussitôt après cette fameuse scène, dénonce-t-il avec impétuosité la tartufferie, devenant exactement la voix passionnée et critique de Molière lui-même ? Cette scène est en réalité à la fois un lien entre le Commandeur et la Cabale et une introduction à la scène 2 du dernier acte. Elle est en effet située entre la scène du souper et celle où Dom Juan, confondu avec Molière, critique les détracteurs de l’auteur. Après cela, se justifie le « feu avant-coureur » (la « foudre » si l’on préfère) des abbés fanatiques : aussitôt après la critique acerbe de Dom Juan ont lieu ces dernières scènes qui ne sont que la condamnation au tribunal de l’Inquisition et la mise à mort (au bûcher) du héros. Relisons à ce sujet cette fameuse et ironique diatribe sociale et politique de Dom Juan, qui semble sans doute étrange à ceux qui ont fait du libertin un Tartuffe, d’après une lecture trop rapide de l’acte V, scène 1 : « Il n’y a plus de honte maintenant à cela, l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour des vertus, le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer, aujourd’hui la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages, c’est un art de qui l’imposture est toujours respectée, et quoiqu’on la découvre on n’ose rien dire contre elle, tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement, mais l’hypocrisie est un vice privilégié qui de sa main ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine ; on lie à force de grimaces une société étroite avec tous les gens du parti, qui en choque un se les jette tous sur les bras, et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus et que chacun connaît pour être véritablement touchés, 43 Ce n’est certes pas la première fois où Dom Juan est hypocrite au sens large du mot : ne l’a-t-il pas été avec Charlotte et Mathurine, avec Elvire aussi ? Mais ici, il ne s’agit pas de la même espèce d’ hypocrisie. C’est de « tartufferie » (concept religieux) qu’il est question, et c’est dans cette scène que Molière répond le plus clairement aux attaques des P. Roullé. C’est ici qu’on voit le rapport direct existant entre Le Tartuffe et Dom Juan et la raison pour laquelle cette pièce-ci suit aussitôt celle-là. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 89 29.10.12 10: 29 <?page no="90"?> 90 Première partie: L’épicurisme de Molière ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres, ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes et leurs actions : combien crois-tu que j’en connaisse qui par ce stratagème ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et sous cet habit respecté ont permission d’être les plus méchants hommes du monde ? on a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens, et quelque baissement de tête, un soupir mortifié et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire ; c’est sous cet abri favorable que je veux me sauver et mettre en sûreté mes affaires, je ne quitterai point mes douces habitudes, mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit, que si je viens à être découvert, je verrai sans me remuer prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous ; enfin c’est le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai, je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, je jugerai mal de tout le monde et n’aurai bonne opinion que de moi ; dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu je ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine irréconciliable ; je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des Zélés indiscrets qui sans connaissance de cause crieront en public après eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée ; c’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle. » (V, 2, 897-98) Visiblement ce n’est pas le Dom Juan « débauché » qui tient ce langage. En fait la polyphonie permet à l’auteur d’exprimer ses propres opinions à travers son personnage. Tartuffe n’a jamais révélé ces vérités. Tartuffe ne s’est jamais avoué tartuffe. Dom Juan ne se dit pas vicieux non plus. Par ailleurs, le châtiment de Tartuffe n’a absolument rien à voir avec celui de Dom Juan : dans Tartuffe, c’est Molière qui se débarrassait de son personnage négatif et finissait la pièce en souriant - il ne l’envoyait pas chez le bourreau, mais seulement en prison ; dans Dom Juan, c’est Tartuffe qui se venge, et sa vengeance est impitoyable, mais Molière n’en rit pas bien sûr. La pièce se termine de façon tragi-comique : la mort du maître est suivie d’une remarque ridicule du valet. Implicitement c’est une conclusion sarcastique de l’auteur contre ses ennemis du clergé à travers le bouffon Sganarelle. Le Dom Juan comme critique de l’aristocratie. La démystification de la noblesse en tant que classe moralement supérieure : La « qualité » que la noblesse s’attribue, en faisant croire dans son éducation au peuple que le plus fort est aussi le meilleur, ou le plus honnête, est dénoncée comme un terme vide de contenu - c’est une simple prétention. Ainsi par exemple dès la première scène de l’acte I, Gusman, dupe de cette terminologie, est surpris qu’un Biblio17_203_s005-178AK2.indd 90 29.10.12 10: 29 <?page no="91"?> 91 Dom Juan « homme de qualité » soit infidèle à sa femme. À quoi Sganarelle, devenant là la voix de Molière, répond : « Eh ! oui, sa qualité, la raison en est belle, et c’est par là qu’il s’empêcherait des choses » (I, 1, 850). Cette démystification, on la trouve dans d’autres pièces aussi, mais sans doute, sous sa forme la plus directe et la plus virulente, elle est exprimée par Madame Jourdain, qui, après avoir dénoncé Dorimène, « une grand-Dame », et Dorante, « un grand seigneur », comme des personnes immorales, réplique à son mari, entiché de « qualité » : « Je me moque de leur Qualité » (Le Bourgeois gentilhomme IV, 2). Dans la même première scène de Dom Juan, la tirade qui y met fin est également significative en ce qui concerne la morale des « maîtres ». En quelques mots, l’auteur, omniprésent, fait dire à Sganarelle ce qu’il pense des rapports entre maîtres et valets dans la société de son temps : « C’est une chose terrible, il faut que je lui sois fidèle en dépit que j’en aie ; la crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentiments et me réduit à la complaisance d’applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste » (I, 1, 851). Sganarelle exagère, car son maître à lui le laisse libre de s’exprimer et même de le critiquer. C’est que Molière parle d’une façon générale du point de vue d’un bourgeois radical qui compatit avec le petit peuple. Mais c’est sans doute l’acte II qui exprime de la meilleure façon la pensée de Molière sur les rapports entre maîtres et paysans dans la société féodale déclinante. Le sauvetage de Dom Juan par les paysans est certainement un acte symbolique. La noblesse vit aux dépens de la paysannerie, la noblesse « se noierait » sans la paysannerie, la noblesse n’est rien sans la paysannerie. Voilà le message symbolique de ce texte et qui se trouve exprimé dans ces paroles de Pierrot : « … et Stan pandant, tout gros Monsieur qu’il est, il serait per ma fègue nayé, si je n’avions été là » (II, 1, 860). Dom Juan est sans doute riche, ayant « du dor à son habit tout depis l’haut jusque en bas (II, 1, 860), il est sans doute fort et a des serviteurs (son armée), mais sans le serf, sans ce paysan inculte et qui le fait rire, ce maître ne serait rien. Voilà, pensons-nous, ce qui est implicitement exprimé par l’auteur lui-même par le truchement d’un paysan au langage amusant. Tout en faisant rire le public des hautes classes, Molière fait passer des idées socio-politiques sérieuses qui ne plairaient pas à tous. Critique implicite de l’aristocratie encore que la longue tirade de Pierrot sur les habits des « Messieurs ». On a déjà vu à quel point la critique de la forme (langage et habit en particulier) entraînait une critique du contenu. Ici, c’est Pierrot qui parle pour Molière. Ailleurs, c’est Dom Juan qui se moque, de sa part, de l’ « attirail ridicule » des médecins. Ici (II, 1), c’est Pierrot, drôle lui-même, qui se moque de l’ « attirail ridicule » de Dom Juan. Lorsqu’il veut satiriser la science médiévale et la superstition, Molière devient l’humaniste Dom Juan ; lorsqu’il veut critiquer la noblesse, la classe dominante à laquelle la sienne fait concurrence depuis des siècles Biblio17_203_s005-178AK2.indd 91 29.10.12 10: 29 <?page no="92"?> 92 Première partie: L’épicurisme de Molière déjà, le comédien fait parler les Sganarelle et les Pierrot. À la scène 3 de l’acte II, l’immoralité de certains aristocrates est de nouveau soulignée par Pierrot, indigné par la manière dont Dom Juan se comporte avec sa fiancée, sans aucune reconnaissance envers celui qui vient de le sauver : « Testequenne, parce qu’ous êtes [Monsieur,] vous viendrez caresser nos femmes à notre barbe, allez-v’s-en caresser les vostres » (II, 3, 867). À travers ce personnage, dont le langage (drôle aux yeux du spectateur du Palais-Royal ou de la cour) permet à l’auteur de mieux faire passer son idée ; le sentiment d’indignation exprimé n’est pas seulement dirigé contre l’individu Dom Juan, mais contre toute une classe qui se croit tout permis. Cette révolte est aussi exprimée par la bourgeoise Madame Jourdain, pour les mêmes raisons, dans la scène à laquelle nous nous référions plus haut. 44 Le paysan, qu’il soit pauvre ou riche, qu’il soit Pierrot ou G. Dandin, il est mal traité par le noble, humilié, mal mené. Et comme le bourgeois, par exemple Madame Jourdain, n’est guère plus respecté, c’est tout le Tiers Etat qui se révolte alors dans le théâtre de Molière contre la morale aristocratique. 45 44 « Et vous, Madame, pour une grande Dame, cela n’est ni beau, ni honnête à vous, de mettre la dissension dans un Ménage, et de souffrir que mon Mari soit amoureux de vous » (IV, 2). C’est aussi la révolte du pauvre G. Dandin, qui a fait surtout rire le spectateur, mais ne l’a pas trop fait réfléchir sur l’autre face du personnage, qui est celle de Molière lui-même. 45 Dans Dom Juan, une autre couche de ce Tiers Etat prend aussi la parole : cette couche, la plus haute de cet ordre, est aussi flattée dans sa lutte idéologique contre l’ancien ordre des choses : c’est cette bourgeoisie anoblie qui reste en partie fidèle à ses racines et qui constitue « la noblesse de robe ». Ses idées sont au fond à l’avantage de la bourgeoisie, et Molière ne la mésestime pas dans son combat idéologique subconscient. Rappelons que les députés du Tiers, aux Etats-Généraux de 1614, étaient pour la plupart de ces « nobles de Robe », et que la noblesse de souche continuait encore sous Louis XIV à mépriser ces gens-là comme des roturiers. On sait que la querelle entre les féodaux et les nouveaux nobles fut particulièrement âpre en 1614. Ainsi par exemple, le Représentant du Tiers, le lieutenant civil Henri de Mesmes ayant dit, « Les trois Ordres, Clergé, Noblesse et Tiers, sont trois frères, les enfants d’une mère commune, la France, » les aristocrates rétorquèrent, « Nous gentilhommes, ne saurions tolérer que des fils de savetiers et de cordonniers nous appelassent frères alors qu’il est autant de différence entre nous et eux qu’entre maîtres et valets » (M. Bouvier-Ajam et G. Mury. Les Classes Sociales en France. Paris : Ed. Sociales, 1963, 288-89). « Hostile à la suprématie théorique du Pape, » hostile au féodalisme, hostile à la vieille noblesse, cette noblesse de robe ouvre la voie au règne de la bourgeoisie. Et dans Dom Juan, c’est essentiellement le père du Libertin qui exprime la vision de cette couche de la société française. Il suffit de relire sa remarquable tirade de l’acte IV, scène 4 : ce n’est que la voix tardive des Henri de Mesmes et des vieux magistrats des Etats-Généraux de 1614 que l’on croit entendre, répondant à l’arrogance des nobles d’épée : « …ne rougissez-vous point de mériter Biblio17_203_s005-178AK2.indd 92 29.10.12 10: 29 <?page no="93"?> 93 Dom Juan Une dernière note sarcastique à l’endroit des maîtres : la fin de l’acte II, où Dom Juan voyant sa vie en danger décide de se déguiser sous l’habit de Sganarelle et lui faire porter le sien. Le valet, indigné, dit alors : « Monsieur, vous vous moquez, m’exposer à être tué sous vos habits et… (II, 5, 872). Et le maître de répondre - réponse cynique mais qui ne fait qu’exprimer ouvertement la morale habituelle des maîtres : « Allons vite, c’est trop d’honneur que je vous fais, et bien heureux est le valet qui peut avoir la gloire de mourir pour son Maître » (II, 5, 872). Si le premier Dom Juan, aristocrate et maître, mis à nu dans l’acte II, est un individu inhumain, ingrat et libidineux, à l’acte suivant son double est rationaliste (contre la médecine médiévale et la superstition), humaniste qui donne de l’argent au Pauvre non pour l’amour de Dieu mais « pour l’amour de l’humanité », courageux qui prête secours à Don Carlos attaqué par les voleurs (à comparer avec l’acte II, où en poltron, il voulait se déguiser), un « honnête homme », dans l’ensemble, qui après avoir rappelé au lecteur Montaigne (scène 1), lui rappelle Erasme (dernière scène) dans sa critique de la vanité et de l’ambition. Ces deux actes (II et III) juxtaposés, et situés au milieu de la pièce, expriment le mieux l’ambivalence et l’ambiguïté qui si peu votre naissance ; êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? et qu’avez-vous fait dans le monde pour être Gentilhomme ? croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas ; ainsi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler (…). Apprenez encore qu’un Gentilhomme qui vit mal, est un monstre dans la nature, que la vertu est le premier titre de noblesse, que je regarde bien moins au nom qu’on signe, qu’aux actions qu’on fait, et que je ferais plus d’état d’un fils de crocheteur qui serait honnête homme, que du fils d’un Monarque qui vivrait comme vous » (IV, 4, 889-90). On peut dire que Don Carlos aussi tient des propos chers à cette noblesse de robe et aussi à la bourgeoisie en général en critiquant le sens de l’honneur aristocratique : « …et c’est en quoi je trouve la condition d’un Gentilhomme malheureuse de ne pouvoir point s’assurer sur toute la prudence et toute l’honnêteté de sa conduite, d’être asservi par les lois de l’honneur au dérèglement de la conduite d’autrui, et de voir sa vie, son repos et ses biens dépendre de la fantaisie du premier téméraire qui s’avisera de lui faire une de ces injures pour qui un honnête homme doit périr » (III, 3, 878). Don Carlos et son frère représentent chacun une fraction de la noblesse : l’une se rangeant du côté des robins et de la roture, ayant donc des idées réformistes à l’avantage de la bourgeoisie ; l’autre, étant conservatrice et tenant à ses anciens privilèges. Aux Etats-Généraux de 1614, cette dissension à l’intérieur de la noblesse de souche était tout à fait manifeste. Symboliquement, Don Carlos ne voudra pas tuer Dom Juan ; Don Alonse, vrai porte-parole de la noblesse ancienne et conservatrice, voudra par contre se venger et exprimer ainsi sa solidarité avec le premier ordre du Royaume, à savoir le clergé incarné par le Commandeur. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 93 29.10.12 10: 29 <?page no="94"?> 94 Première partie: L’épicurisme de Molière caractérisent le personnage libertin. Enfin, la polyphonie, que l’on rencontre à travers toute la pièce et dans divers personnages, fait ressortir de manière extrêmement subtile la pensée socio-politique et morale de l’auteur. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 94 29.10.12 10: 29 <?page no="95"?> IV Deuxième partie : L’épicurisme de La Fontaine Introduction au livre VIII des Fables Il y a longtemps déjà que La Fontaine passe pour un épicurien. Ainsi par exemple, G. Michaut écrivait au début du vingtième siècle : « Avant tout, La Fontaine est un épicurien. Les hommes, pour lui, recherchent tous le bonheur, cette volupté qu’il célébrait avec tant d’enthousiasme sous le pseudonyme de Polyphile : c’est là le but de leur vie et l’objet de tous leurs efforts. » 1 Mais que La Fontaine, en penseur, ait opté pour cette philosophie épicurienne et qu’il ait voulu consciemment la défendre d’une manière systématique, Michaut en doute : « La philosophie de La Fontaine, voilà qui peut s’entendre de différentes façons. On peut prendre le mot dans la signification large et un peu vague qu’on lui donne par exemple, quand on parle de ‹la philosophie de Molière› ou de tel autre grand peintre de l’humanité. Il s’agit alors d’une conception (plus ou moins précise, plus ou moins explicite, mais pourtant impliquée dans leur œuvre entière) des principes et des fins de la vie humaine et des lois qui la régissent. En ce sens, La Fontaine a une philosophie, comme tous les grands écrivains, puisque c’est cela même qui les fait grands et donne à ce qu’ils ont écrit sa valeur véritable. » (Michaut 169-70) Et, plus loin, le critique note : « On peut prendre le mot de ‹philosophie› dans une signification plus précise et plus technique. Et il y a ici deux façons de l’entendre. Ou bien il s’agit, comme chez Lucrèce, d’une explication totale de l’univers, d’un système cohérent et complet, qui embrasse toutes choses, des premiers principes à leurs conséquences les plus lointaines ; ou bien il s’agit, comme en mainte pièce de Voltaire, de la discussion d’un problème spécial, agité et résolu en sens divers par les diverses écoles. » (Michaut 173) 1 Gustave Michaut. La Fontaine. Tome II. Paris : Librairie Hachette et C ie , 1914, 170. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 95 29.10.12 10: 29 <?page no="96"?> 96 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Pour conclure, Michaut refuse d’admettre l’existence d’une philosophie systématique chez La Fontaine : « De système proprement dit, il n’y a point chez La Fontaine. Il n’y a pas l’esprit systématique ; ‹il est chose légère et vole à tout sujet› ; et d’ailleurs le cadre étroit de la fable, bien qu’il l’ait singulièrement élargi, ne lui permettait évidemment pas d’y traiter, même sommairement, le vaste sujet d’un De natura rerum. Mais il a été amené maintes fois, à composer, sur telle ou telle question prise à part, de petites dissertations philosophiques en vers : c’est même lui qui est vraiment l’inventeur du genre. » (Michaut 173-74) Il pense néanmoins que cet épicurisme non systématique et non rigoureux se retrouve dans l’ensemble des deux recueils. Sa « philosophie », il trouve qu’elle est « sensiblement la même dans les deux recueils » (Michaut 172), quoiqu’elle soit plus profonde dans le deuxième. Une vingtaine d’années plus tard, René Jasinski a essayé de montrer que La Fontaine, bien qu’il ne fût pas un créateur en philosophie - Lucrèce ne l’était pas non plus après tout -, n’en était pas moins conséquent et systématique dans sa pensée, et même qu’il défendait consciemment, à travers un langage artistique original, le gassendisme ou le néo-épicurisme. Autrement dit, qu’il était beaucoup plus que cette « chose légère » à laquelle faisait allusion Michaut, et qu’il avait en définitive réussi à être un Lucrèce moderne, comme cela avait d’ailleurs été son but. 2 Sans doute pas dans une seule fable, mais dans un ensemble de fables. Mais pour Jasinski, c’est à partir du Second Recueil que La Fontaine devient ce propagateur ou plaideur conscient et systématique de l’épicurisme gassendiste : « Nous voudrions prouver...qu’à partir du second recueil La Fontaine laisse affleurer une pensée suivie, plus encore, que de fable en fable, il pose les fondements d’un système cohérent, par lequel les six derniers livres acquièrent une signification saisissante. » 3 Jasinski explique l’épicurisme de La Fontaine par ses liens avec les milieux gassendistes et essentiellement par l’influence directe de Bernier, élève de Gassendi. Son étude consiste en une comparaison du contenu des fables du Second Recueil avec celui de l’Abrégé de la Philosophie de Gassendi de Bernier, dont la première édition avait paru en 1674, c’est-à-dire quelques années 2 « La tentation de devenir un Lucrèce français l’a visité plus d’une fois, » écrit Jean Marmier dans « Les Livres VII à XII des Fables de La Fontaine et leurs problèmes. » L’Information littéraire, nov.-déc. 1972, 5, 202. 3 René Jasinski. « Sur la philosophie de La Fontaine dans les Livres VII à XII des Fables. » Revue d’Histoire de la Philosophie. Faculté des Lettres de Lille, 15 déc. 1933, 316. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 96 29.10.12 10: 29 <?page no="97"?> 97 Introduction avant la publication des Livres VII à XI. Jasinski fait remarquer : « Que La Fontaine ait suivi maintes fois un tel guide, on n’en saurait douter » (Jasinki 320). Et citant Roche (Vie de La Fontaine 271), il ajoute : « Bernier est un des hommes à qui La Fontaine doit le plus. J’en trouve l’indice en maint endroit du second recueil. On se rappelle que le voyageur avait passé longtemps dans les Etats du Grand Mogol. Or, c’est depuis son retour que le fabuliste s’adresse aux sources orientales, en tout cas au Livre des Lumières. Simple coïncidence ? Je ne le crois pas. Il me semble voir là l’influence des livres de voyage de Bernier, comme de ses conversations. » (Jasinski 320) Les analogies entre La Fontaine et Bernier sont tellement frappantes que le critique en arrive à cette conclusion teintée de déception : « De telles confrontations réduisent sans doute l’invention de notre poète, mais elles restituent aux Fables toute leur valeur polémique : dans la bataille résolument engagée pour le progrès des lumières et de la raison, La Fontaine, entraîné par Bernier, lutte alors au premier rang. » 4 Pourquoi le regretter ? La Fontaine était avant tout un poète et non un créateur en matière de philosophie. D’ailleurs Bernier non plus n’avait rien inventé sur ce plan-là. Il ne faisait que suivre fidèlement son maître. Mais nous sommes toutefois redevable à Jasinski d’avoir mis en évidence l’existence d’une pensée philosophique systématique chez La Fontaine, et qui se trouve être celle d’un vrai épicurien au sens moderne, ou gassendiste. Nous regrettons simplement que cet éminent critique n’ait pas plutôt souligné la créativité de La Fontaine en poésie et aussi le fait qu’il aurait pu être épicurien sans Bernier. En effet, l’auteur des Fables, n’est-il pas déjà philosophiquement formé dans son Premier Recueil, c’est-à-dire avant de connaître l’Abrégé ? D’ailleurs, l’épicurisme était alors un mouvement idéologique très répandu en France, essentiellement dans les couches moyennes éclairées de la société. Il faudrait donc recourir à l’histoire pour expliquer l’épicurisme de La Fontaine : la connaissance et la fréquentation des milieux épicuriens/ gassendistes ne peuvent nous fournir qu’une explication superficielle. 5 Une étude 4 R. Jasinki. Suite de l’article précédent. « Sur la philosophie de La Fontaine dans les livres VII à XII des Fables, » Revue d’Histoire de la Philosophie, 15 juillet 1934, 240. Nous l’appellerons « Jasinki 2 » dans les références. En ce qui concerne l’influence de Bidpai, A. Tilley publiait quelques années après l’article de Jasinski une étude intitulée « La Fontaine and Bidpai, » dans lequel il signalait que des quatre-vingtneuf fables du second recueil (livres VII à XI), une vingtaine seulement avaient été inspirées de Kalilah va Dimnah (The Modern Language Review 34, 1, 1939, 21-39). 5 Voir à ce sujet l’étude de Jürgen Grimm dans Le Pouvoir des fables. Études lafontainiennes I. Paris : PFSCL, 1994 (Biblio 17, nº 85), 67-73. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 97 29.10.12 10: 29 <?page no="98"?> 98 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine historique et sociologique pourrait nous faire comprendre la raison d’être de cet épicurisme, et nous conduisant par-delà Gassendi au XVI e siècle et à Montaigne, peut-être le premier grand épicurien français des temps modernes, et nous ferait découvrir les racines profondes de ce renouveau philosophique et idéologique. 6 Puisqu’il s’agit de concordance, il serait aussi assez facile de trouver des analogies entre les Fables et les Essais, et a fortiori avec des écrits épicuriens du XVII e siècle. Ce qui est donc important pour nous, ce n’est pas de connaître les individus qui ont directement influencé La Fontaine, mais de comprendre pourquoi celui-ci avait été attiré par l’épicurisme. C’est là une réflexion véritablement sociologique que ni Jasinski, ni Michaut, ni même Couton n’ont faite. Alors, une étude socio-économique sur la restauration de l’épicurisme aux XVI e et XVII e siècles reste à faire. Même les historiens et spécialistes du mouvement libertin se sont contentés d’une explication superficielle : l’épicurisme aurait été une réaction à la répression sanglante de l’Eglise. Ne serait-ce pas plutôt le contraire ? N’est-ce pas la montée d’une idéologie (éthique, vision du monde), liée à de nouvelles conditions matérielles et à de nouveaux rapports de production dans la société, qui a conduit le clergé à une défense énergique et à une violence sans précédent dans son histoire afin de conserver ses intérêts et ceux de la vieille noblesse, sa complice dans le pouvoir ? D’ailleurs, Jasinski aussi reconnaît l’ampleur du mouvement et le fait que La Fontaine n’avait pas seulement été influencé par Bernier : « Certes, nous ne prétendons pas que Bernier soit le seul philosophe dont La Fontaine s’inspire après 1670. La littérature philosophico-scientifique du XVII e siècle reste mal connue : des explorations méthodiques révèleront assurément d’autres influences. » (Jasinki 2, 241) Il signale également que La Fontaine avait étudié Épicure par lui-même, et pas seulement par le truchement de Bernier : « Certes La Fontaine connaissait par lui-même Epicure et le rejoignait par des affinités profondes. Mais il ne pose aucun principe qui ne se rattache étroitement à l’ensemble de la doctrine, et que l’Abrégé ne justifie par une argumentation en forme. » (Jasinki 2, 223) 6 « Gassendi s’était proposé de réhabiliter en métaphysicien et en physicien cet épicurisme dont Montaigne, surtout dans ses derniers Essais, avait fait valoir la modernité. En établissant un partage équitable entre les droits de la vie et de la conscience privées, et les devoirs de la vie et de la conduite publiques, Montaigne avait déjà demandé à Epicure une philosophie de la ‹liberté des Modernes›, dans un royaume Très-Chrétien qui n’est pas la Cité antique, » écrit Marc Fumaroli (Le Poète et le Roi. Jean de La Fontaine en son siècle. Paris : Editions de Fallois, 1997, 27). C’est l’auteur qui souligne. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 98 29.10.12 10: 29 <?page no="99"?> 99 Introduction En ce qui concerne l’architecture des Fables, Jacques-Henri Périvier constate qu’elle est judicieusement ordonnée et particulièrement épicurienne dans le livre VIII. L’argumentation de Périvier vient en somme compléter celle de Jasinski en ce qui concerne la cohérence structurelle ; la forme rejoint le contenu : « En plaçant certaines fables au commencement et à la fin de chaque livre, La Fontaine attirait sur elles l’attention du lecteur... ainsi le huitième livre s’ouvre et se ferme sur deux fables qui prônent la morale d’Epicure, ‹la Mort et le Mourant› (VIII,1), ‹le Loup et le Chasseur› (VIII, 27). » 7 Jean Marmier, qui a également remarqué cette cohérence dans l’architecture des Fables, écrit au sujet du livre VIII : « Dans le livre VIII, on serait tenté de voir le ballet des attachements mal raisonnés, à soi-même, à des biens dangereux, à des apparences trompeuses » (Marmier 200). Et mettant le doigt sur l’épicurisme de La Fontaine : « Pour autant qu’on puisse parler de ‹philosophie morale› à propos des capricieux essais qui se glissent à travers les données traditionnelles des Fables, celle de La Fontaine se situe sans conteste du côté d’Epicure » (Marmier 202). 8 Au fond, Marmier, en 1972, ne fait que revenir à Michaut (1914). Il ne reconnaît pas, comme Jasinski, autant de profondeur chez La Fontaine, et s’il y retrouve lui aussi de l’épicurisme, c’est pour ne pas aller plus loin que ses maîtres d’avant-guerre. Un point nouveau cependant, c’est qu’il rejette d’avance et avec fermeté tout essai d’explication sociologique ou psychanalytique. Sur ce point, il ne cache pas son profond attachement à la critique traditionnelle. Citons encore une autre étude, qui nous intéresse particulièrement ici, à savoir l’article illuminant de G. Couton, intitulé « Le livre épicurien des Fables : essai de lecture du livre VIII ». Couton y analyse sommairement mais systématiquement le contenu de chacune des fables du livre VIII, et le compare avec la pensée d’Epicure. Sa vision est à bien des égards proche de celle de Jasinski, outre le fait qu’il met également l’accent sur l’architecture et la composition des fables. En fait, il ouvre le chemin à une étude concernant les rapports entre la forme et le contenu épicurien. Malheureusement la société, la pensée politique, et l’infrastructure sociale ne le préoccupent pas vraiment, lui non plus. Un autre point commun avec Jasinski, c’est que Couton non plus ne compare pas directement La Fontaine avec Épicure, mais par le biais d’un autre. 7 J.-H. Périvier. « La Cigale et la Fourmi comme introduction aux Fables, » The French Review XLII, 3. 1969, 419. 8 Sur l’épicurisme éthico-esthétique des Fables, voir également les quelques pages consacrées par Emmanuel Bury dans son ouvrage, L’Esthétique de La Fontaine. Paris : SEDES, 1996, 116-119. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 99 29.10.12 10: 29 <?page no="100"?> 100 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Jasinski le faisait à travers Bernier, qui lui-même ne faisait que reprendre ou plus exactement vulgariser Gassendi ; Couton, plus direct tout de même, compare les fables avec ce que Gille Boileau rapporte comme propos d’Epicure, dans son ouvrage La vie d’Epictète et sa philosophie. Pourquoi est-ce que Couton ne s’est pas directement référé aux écrits du philosophe grec pour cette étude comparée ? Sans doute parce qu’il était, comme Jasinski, à la recherche d’un livre qui aurait pu influencer directement La Fontaine. Or l’ouvrage du frère de Nicolas avait paru en 1668, donc il était probable que notre poète le connaissait. Ainsi, tout comme Jasinski et d’autres, Couton passe à côté de la vraie question. Encore une fois, quel intérêt y a-t-il à connaître le livre ou l’auteur qui a précisément et directement influencé le poète ? Le plus utile serait de découvrir les raisons qui poussaient celui-ci à s’intéresser à la philosophie d’Epicure. D’ailleurs ces critiques ne font que dérouter le lecteur : l’un démontre l’influence de Montaigne, l’autre celle de Bernier, le troisième l’impact de Gille Boileau... C’est un chemin qui ne mène nulle part. Le mérite de Couton réside néanmoins dans le fait qu’il parvient, grâce à une analyse systématique, bien que sommaire (huit pages en tout), de toutes les fables du livre VIII, à prouver la remarquable cohérence et unité de ce livre. Après sa rapide revue des thèmes épicuriens dans ce livre, le critique conclut : « Qui donnerait au Livre VIII le titre De la morale ou de la vie heureuse selon Epicure, ne le trahirait pas et indiquerait bien sa ligne directrice. » 9 En poursuivant le chemin ouvert par Couton, nous aimerions porter notre attention sur les rapports existant entre les différents contenus, plus précisément entre l’éthique, l’épistémologie et la politique, et réfléchir parallèlement au langage qui leur a servi de véhicule. Si nous parvenions à mettre en évidence que le discours épicurien correspond à une vision politique déterminée, nous ferions un grand pas vers une explication infrastructurelle. Si nous arrivons, à travers une série d’analyses textuelles, à prouver que l’épicurien La Fontaine a une vision politique globalement bourgeoise, nous pourrons conclure que l’épicurisme gassendiste correspond à une certaine vision bourgeoise du monde au XVII e siècle. 10 En effet, La Fontaine comme Molière, n’est qu’un représentant de ce mouvement idéologique. Précisons toutefois que l’épicurisme au XVII e siècle a eu des nuances : ainsi par exemple il n’est pas tout à fait le même chez La Fontaine et St-Evremond, ou par exemple 9 Georges Couton, « Le livre épicurien des Fables : Essai de lecture du livre VIII. » Travaux de Linguistique et de Littérature XIII, 2, 1975, 289. 10 D’après J. Grimm, « Suivre Lucrèce, adopter ses idées, se déclarer son disciple, signifie, au temps de la monarchie absolue de Louis XIV, se situer dans un camp ‹oppositionnel›, c’est-à-dire prolonger une tradition ‹libertine› qui s’oppose, à bien des égards, très nettement à l’orthodoxie théologique et philosophique dominante » (Grimm 67). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 100 29.10.12 10: 29 <?page no="101"?> 101 Introduction chez Bayle il est plus ou moins imprégné de christianisme. Toutefois, malgré certaines différences, les épicuriens ont des caractéristiques communes, et dans l’ensemble une même vision politique et un même langage. C’est à l’histoire et à l’histoire économique qu’il faudra recourir pour comprendre pourquoi la bourgeoisie a eu des tendances épicuriennes. Notre étude, qui ne prétend pas sortir du cadre de l’explication textuelle littéraire, en demeurera à l’analyse globale des structures formelles et mentales du discours. En somme, nous voudrions relever en partie le double défi suivant, lancé par Jean Marmier au nom de La Fontaine : « La Fontaine respire l’atmosphère spirituelle de son milieu, mais ce bourgeois protégé des financiers et ami des grands seigneurs ‹ne juge ni en bourgeois, ni en grand seigneur› - ni en financier. Aristocrate de l’esprit, et fidèle à la morale populaire de l’apologue, il lance un défi, qu’il serait intéressant de voir relever, au théoricien désireux de réduire sa vision du monde à celle d’une classe. Quant à la critique psychanalytique, devant les Fables, elle n’a guère pour ressources que de traiter en lapsus révélateurs des termes choisis par le poète avec un soin malicieux. Sous couleur de ‹pluraliser› le sens, il faut se garder de le mutiler en privilégiant un sens secondaire ou imaginaire. » (Marmier 203) Laissant aux psychanalystes le soin de relever son deuxième défi, nous tâcherons, quant à nous, de répondre à la première partie de sa critique, en analysant quelques fables significatives du livre VIII. Nous restons toutefois d’accord avec ce critique sur le fait que La Fontaine ne prend consciemment parti pour aucune classe sociale, et que sa philosophie morale se veut avant tout humaniste et universelle. 11 Tout comme Molière, le créateur des Fables ne devrait pas être étiqueté. 11 Voir sur ce point Marc Fumaroli (Le Poète et le Roi), Patrick Dandrey, « La Fontaine, poète humaniste », Le Fablier, 13, 2001, 9-15, et Emmanuel Bury, « La Fable entre humanisme et classicisme : de la pédagogie à la littérature », Le Fablier 19, 2008, 11-16. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 101 29.10.12 10: 29 <?page no="102"?> Biblio17_203_s005-178AK2.indd 102 29.10.12 10: 29 <?page no="103"?> Le Pouvoir des Fables 1 À M. de Barillon La qualité d’Ambassadeur Peut-elle s’abaisser à des contes vulgaires ? Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ? S’ils osent quelquefois prendre un air de grandeur, Seront-ils point traités par vous de téméraires ? 5 Vous avez bien d’autres affaires À démêler que les débats Du Lapin et de la Belette : Lisez-les, ne les lisez-pas ; Mais empêchez qu’on ne nous mette 10 Toute l’Europe sur les bras. Que de mille endroits de la terre Il nous vienne des ennemis, J’y consens ; mais que l’Angleterre Veuille que nos deux Rois se lassent d’être amis, 15 J’ai peine à digérer la chose. N’est-il point encor temps que Louis se repose ? Quel autre Hercule enfin ne se trouverait las De combattre cette hydre ? et faut-il qu’elle oppose Une nouvelle tête aux efforts de son bras ? 20 Si votre esprit plein de souplesse, Par éloquence et par adresse, Peut adoucir les cœurs, et détourner ce coup, Je vous sacrifierai cent moutons ; c’est beaucoup Pour un habitant du Parnasse. 25 Cependant faites-moi la grâce De prendre en don ce peu d’encens. Prenez en gré mes vœux ardents, 1 La Fontaine. Œuvres complètes I. Edition de Jean-Pierre Collinet. Paris : Gallimard (La Pléiade), 1991, 295-297. Nos références aux Fables se rapporteront toujours à cette édition. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 103 29.10.12 10: 29 <?page no="104"?> 104 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Et le récit en vers qu’ici je vous dédie. Son sujet vous convient ; je n’en dirai pas plus : 30 Sur les éloges que l’envie Doit avouer qui vous sont dus, Vous ne voulez pas qu’on appuie. Dans Athène autrefois peuple vain et léger, Un Orateur voyant un jour sa patrie en danger, 35 Courut à la Tribune ; et d’un art tyrannique, Voulant forcer les cœurs dans une république, Il parla fortement sur le commun salut. On ne l’écoutait pas : l’Orateur recourut À ces figures violentes 40 Qui savent exciter les âmes les plus lentes. Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu’il put. Le vent emporta tout ; personne ne s’émut. L’animal aux têtes frivoles, Etant fait à ces traits, ne daignait l’écouter. 45 Tous regardaient ailleurs : il en vit s’arrêter À des combats d’enfants, et point à ses paroles. Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour. Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour Avec l’Anguille et l’Hirondelle. 50 Un fleuve les arrête ; et l’Anguille en nageant, Comme l’Hirondelle en volant, Le traversa bientôt. L’assemblée à l’instant Cria tout d’une voix : Et Cérès, que fit-elle ? Ce qu’elle fit ? un prompt courroux 55 L’anima d’abord contre vous. Quoi, de contes d’enfants son peuple s’embarrasse ! Et du péril qui le menace Lui seul entre les Grecs il néglige l’effet ! Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? 60 À ce reproche l’assemblée, Par l’apologue réveillée, Se donne entière à l’Orateur : Un trait de fable en eut l’honneur. Nous sommes tous d’Athène en ce point ; et moi-même, 65 Au moment que je fais cette moralité, Si Peau d’âne m’était conté, J’y prendrais un plaisir extrême, Le monde est vieux, dit-on ; je le crois, cependant Il le faut amuser encor comme un enfant. 70 Biblio17_203_s005-178AK2.indd 104 29.10.12 10: 29 <?page no="105"?> 105 Le Pouvoir des Fables La raison pour laquelle nous commençons notre étude du livre VIII par cette fable, c’est qu’ elle aurait dû à notre sens être placée en tête du livre, précédant donc La Mort et le mourant, tout comme l’épître dédicatoire à Madame de Montespan qui ouvrait le livre VII. Il est vrai que là il ne s’agissait que d’une simple épître, tandis que dans le poème dédié à Monsieur de Barillon, une fable suit la lettre comme illustration et justification de l’idée principale qui y est formulée. À part cette différence, exprimée dans les titres mêmes (le deuxième poème est intitulé fable, le premier ne l’est pas), deux points communs fondamentaux : d’abord sur le plan formel, ce sont des dédicaces ; ensuite, en ce qui concerne le contenu, le poète y fait l’éloge de la fable et une réflexion sur le genre. Nous constatons, par ailleurs, que dans le premier poème du livre VII La Fontaine dédie tout un recueil à Madame de Montespan, si bien qu’il semble naturel que son épître en vers soit placée au début de l’ouvrage, alors que dans le livre VIII le poète n’offre à Monsieur de Barillon que Le Pouvoir des fables. Mais le contenu (réflexion sur le genre de la fable) étant le même, et d’une telle importance pour la compréhension de la pensée et de la vision du monde de l’auteur, qu’il nous paraît à nous que la dédicace n’est en réalité que le thème secondaire, et que cette réflexion aurait dû, par son importance, être placée au début du livre, non pas tant comme épître que comme fable liminaire. Or, cela ne tient pas du hasard, et sur ce fait nous partageons l’opinion de Marmier. Voyons alors quelle particularité cette fable présente, sur le plan du contenu, pour qu’elle ne soit pas mise au début, particularité que ne présenterait pas l’épître du livre VII. Marmier note : « On a depuis longtemps observé que les livres commencent et s’achèvent souvent par une fable brillante, éclairant parfois une intention dominante : tels le réquisitoire contre l’homme (X,1) ou la fable-programme (IX, 1). Mais le Pouvoir des fables se dissimule, par simple haine de l’ostentation. » (Marmier 200) Oui, mais pourquoi « par haine de l’ostentation » ? Malheureusement, le critique n’en dit pas plus. L’idée est intéressante, mais non justifiée. Et voici l’explication que nous, nous proposons en ce qui concerne la place de cette fable : Tout d’abord, nous pensons que le Pouvoir des fables complète dans une certaine mesure l’épître à Madame de Montespan. Dans celle-ci, le poète faisait l’éloge de la fable, tandis que dans l’autre il présente l’objet du genre, ou plutôt celui de ses fables à lui. Le titre, d’ailleurs, est en lui-même chargé de signification. Que le contenu (réflexion sur le genre et le but) soit fondamental, pour que ce poème mérite d’être placé au début du livre, ne fait aucun doute, mais s’il « se dissimule » au milieu, c’est parce que le but est politique, et cela, vu les idées libérales et radicales de l’auteur, ne peut être trop Biblio17_203_s005-178AK2.indd 105 29.10.12 10: 29 <?page no="106"?> 106 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine ostensible dans une société despotique. 2 Quand il ne s’agissait que de l’éloge seul du genre, cela ne posait aucun problème, mais passer brutalement de l’allégorie et de l’implicite (l’apologue) à l’explicite et au langage direct, cela peut être gênant, voire dangereux. De même que Molière, La Fontaine devait jouer le rôle d’un amuseur pour pouvoir s’exprimer. Le premier devait « faire rire les honnêtes gens », et le second les divertir par l’apologue. Dans le Pouvoir des fables, La Fontaine ouvre son cœur et expose franchement son but : il prétend qu’il n’est pas un amuseur, mais un éveilleur des consciences. Déjà, le ton païen des premiers vers à Madame de Montespan annonçait la franchise et la crudité du Pouvoir : « L’apologue est un don qui vient des immortels Ou si c’est un présent des hommes, Quiconque nous l’a fait mérite des autels. Nous devons, tous tant que nous sommes, Ériger en divinité Le Sage par qui fut ce bel art inventé » (v. 1-6) Le poète loue son outil, son arme d’expression et de combat. Marmier écrit au sujet du Pouvoir des fables : « Il est piquant que la fable contée par l’orateur (VIII, 4) ait pour fonction propre de ne rien signifier, sinon, par son inanité, la puissance du genre » (Marmier 201). Mais cette fable est beaucoup plus profonde que cela. En effet, l’orateur veut réveiller les foules en portant leur attention sur la gravité de la situation politique. La Fontaine y montre en même temps que la fable, comme genre, peut être aussi un moyen socio-politique pour s’exprimer. Nous partageons donc l’avis de J. Grimm, qui écrit à ce sujet : « Ce qui est à l’origine de la fable, ce qui la ‹déclenche›, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, c’est une sorte d’‹engagement politique› : le désir de paix 2 « Parler par fable, c’est parler masqué », écrit J. Gaucheron (Europe 426, 1964, 112-119. Cité par J.-H. Périvier dans « Fondement et mode de l’éthique dans les Fables de La Fontaine », Kentucky Romance Quarterly XVIII, 3, 1971, 340). De son côté, J. Grimm fait la remarque suivante au sujet de la place de cette fable : « On serait alors justifié de voir, dans ce jeu de cache-cache, une tentative, de la part de La Fontaine lui-même, de revenir sur ce qu’il vient de dire, comme si le fabuliste voulait lui-même relativiser, après coup, la revendication d’une option ‹politique› pour le genre de la fable, réclamée ici avec une netteté telle qu’on ne la trouvera nulle part ailleurs » (Le Pouvoir des fables. Etudes lafontainiennes I, 5). Gilles de La Fontaine a lui aussi remarqué la place inhabituelle de cette fable dans l’ensemble des deux recueils, mais il n’a pas cherché à en comprendre la raison : « Le fait que tous (sauf ce dernier) [le Pouvoir des Fables] les témoignages de l’artiste sur son art se trouvent au début ou à la fin d’un livre donné, nous fait penser que La Fontaine a périodiquement ressenti, à l’occasion d’une étape importante de son oeuvre, le besoin de rappeler à ses lecteurs ses vues sur la fable et les buts qu’il y poursuivait ». La Fontaine dans ses Fables. Ottawa : Le Cercle du Livre de France, 1966, 127. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 106 29.10.12 10: 29 <?page no="107"?> 107 Le Pouvoir des Fables de La Fontaine pour lui-même et son pays » (Le Pouvoir des fables. Lectures lafontainiennes I, 16). C’est parce que le but de l’auteur y est exposé que nous commençons alors notre étude par cette fable. Non, ce n’est pas par « haine de l’ostentation » que la fable n’est pas placée en tête du livre VIII, mais bien par mesure de prudence, tout simplement. Avant de passer à l’analyse proprement dite de cette fable, signalons enfin le fait que de toutes les fables des deux recueils, elle est la seule qui contienne le mot même de fable dans le titre. Ici, le mot « pouvoir » met l’accent sur l’efficacité de l’arme. 3 Ainsi le titre exprime-t-il l’optimisme, dans ce sens que le poète se trouve engagé dans un combat qu’il voit finir à son avantage. Son arme de lutte donnera, en effet, le résultat désiré. Le poème est dédié à un homme politique, l’ambassadeur de France à Londres. Il est visiblement divisible en trois parties : le préambule dédicatoire (v. 1-33), l’apologue (34-64), et enfin la moralité (65-70). Les deux premières parties sont à peu près de même longueur. Cependant dans la première, nous avons 20 octosyllabes et 13 alexandrins, alors que dans la deuxième, 11 octosyllabes et 20 alexandrins. Qu’est-ce à dire ? Maurice Grammont écrit sur ce sujet : « On répète depuis longtemps que dans les fables de La Fontaine, les vers s’allongent ou se raccourcissent suivant l’idée exprimée par le vers. Cela ne veut pas dire grand’ chose, ce n’est pas très clair ; aussi s’est-on empressé d’en faire un dogme, et de l’accepter sans examen. » 4 Et plus loin, il précise : « Notre point de vue est maintenant connu : il ne s’agit pas de savoir si un vers est plus long ou plus court qu’un autre, c’est-à-dire s’il a plus ou moins de syllabes, mais s’il est plus lent ou plus rapide, et quels sont les effets qui peuvent être produits par cette rapidité plus ou moins grande, quelles sont les catégories d’idées qu’elle peut servir à exprimer. » (Grammont 107) Si dans la première partie, La Fontaine utilise davantage les vers rapides à deux mesures, c’est qu’il veut nous conduire rapidement à l’histoire, à l’apologue, et cela pour deux raisons : d’abord parce que nous sommes comme des enfants, selon lui, et puis sans doute parce que l’idée fondamentale de son 3 Jules Brody note : « Dès le titre se rencontrent deux mots, pouvoir et fable, auxquels les données de l’histoire des genres littéraires semblent interdire tout droit de voisinage. Tant et si bien que la première tâche du lecteur est d’interoger la provocation et d’approfondir la tension que produit d’entrée de jeu l’intitulé inattendu, Le Pouvoir des fables ». Lectures de La Fontaine. Charlottesville, VA : Rookwood Press, 1994 (EMF Monographs 1), 55-56. Souligné par l’auteur. 4 Maurice Grammont. Le Vers français. Paris : Librairie Delagrave, 1947, 106. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 107 29.10.12 10: 29 <?page no="108"?> 108 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine poème est exprimée justement à travers le récit, sous une forme implicite. Enfin, il ne faut pas oublier que Le Pouvoir est avant tout une fable. À peine quelques vers de moins que dans la première partie, mais du moins des vers pleins et longs pour la plupart, vers sur lesquels il sera nécessaire que le lecteur s’attarde s’il veut en saisir toute la signification. La première et la dernière parties sont globalement explicites, mais l’apologue en lui-même ne peut l’être, à cause de la caractéristique propre au genre. Le prologue pourrait être lui-même divisé en trois parties : louanges de l’Ambassadeur (v. 1-9), puis le corps du prologue où le poète exprime ses idées d’une manière plus ou moins claire sur la situation politique de l’époque (v. 10-25), et en dernier lieu la dédicace (v. 25-33). Lorsque dans la formule liminaire, le poète dit à M. de Barillon, « Vous avez bien d’autres affaires À démêler que les débats Du Lapin et de la Belette »(v. 6-8), il exprime au fond l’idée que sa fable est autre chose que des « débats » enfantins. D’un côté il fait preuve de modestie, et de l’autre il dévoile son intention cachée. Ce n’est pas l’anecdote qui est intéressante (« Lisez-les, ne les lisezpas », v. 9), dit-il. Le « mais », qui suit aussitôt après, et par lequel débute le propos important de l’épître, est destiné à susciter l’attention du lecteur sur le contenu essentiel de la fable. Donc ces histoires d’animaux ne sont que purs prétextes. Ce qui est fondamental, c’est le bonheur de la société - l’avenir de la France en l’occurrence : « Lisez-les, ne les lisez pas ; Mais empêchez qu’on ne nous mette Toute l’Europe sur les bras. » (v. 9-11) Le long rejet constitué par le vers 9 indique l’importance de la question pour l’auteur. En ce qui concerne les circonstances politiques auxquelles la fable fait allusion, G.Couton signale : « Lorsqu’il écrivit le Pouvoir des Fables, l’attitude de l’Angleterre est devenue inquiétante : une alliance dynastique vient d’être conclue ou va l’être entre le roi d’Angleterre et la maison d’Orange. Le prince d’Orange, qui est l’âme de la lutte contre la France, épouse en octobre 1677 la nièce et héritière présomptive du roi d’Angleterre. La grande préoccupation de la diplomatie française est d’éviter que l’Angleterre ne se joigne aux ennemis de la France. » Et un peu plus loin : « Quelques vers dégagent la responsabilité du roi d’Angleterre dans le retournement des alliances : ‹Que l’Angleterre/ Veuille que nos deux rois…›. » 5 5 G. Couton. La Politique de La Fontaine. Paris : Société d’édition « Les Belles Lettres », 1959, 78. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 108 29.10.12 10: 29 <?page no="109"?> 109 Le Pouvoir des Fables En effet, La Fontaine ne cache pas sa sympathie pour l’Angleterre, 6 pays qu’il met dans une catégorie à part. De plus, la France serait bien affaiblie si ce pays rejoignait la Triple-Alliance (entre les Provinces-Unies, l’Espagne et l’Empire) qui s’est formée contre elle. C’est pourquoi il désire vraiment la paix entre son pays et l’Angleterre. Ainsi, insiste-t-il, « Que de mille endroits de la terre Il nous vienne des ennemis J’y consens ; mais que l’Angleterre Veuille que nos deux Rois se lassent d’être amis, J’ai peine à digérer la chose. » (v. 12-16) Cette deuxième partie (v. 34-64) se compose d’une fable doublée d’une autre, l’histoire de Cérès. Or, paradoxalement, cette deuxième fable qui est au fond la vraie fable, fable que l’on pourrait intituler, « Cérès, l’Anguille et l’Hirondelle », est inachevée et n’est constituée que de six vers seulement. En vérité, La Fontaine voudrait de cette façon prouver à quel point le côté anecdotique de la fable est pour lui insignifiant. Parallèlement, en montrant que le peuple ne s’intéresse justement qu’à cet aspect superficiel, il avoue sa défiance envers lui. Le peuple est carrément traité d’enfant et de naïf : en effet, ce sont des « contes vulgaires » (comme les « débats du Lapin et de la Belette ») qui le passionnent. Ainsi, le mot « enfant » est-il trois fois employé dans la fable, suggérant la naïveté et aussi l’inconscience du peuple : « combats d’enfants » (v. 47), « contes d’enfants » (v. 57) et « comme un enfant » (v. 70), soit le dernier mot du poème. À ces qualifications il faudrait associer « vain », « léger » (v. 34), « les âmes les plus lentes » (v. 41) et « l’animal aux têtes frivoles » (v. 44). Enfin un mot très fort exprime l’attitude et l’esprit des masses, « ailleurs » : « tous regardaient ailleurs » (v. 46). Cela exprime le manque de conscience socio-politique ou même l’aliénation des gens ordinaires. S’oppose à ce peuple aliéné, qui vit « ailleurs », inconscient du danger, un seul individu, l’orateur athénien. Celui-ci est la voix consciente du pays, et ce qui est douloureux, c’est qu’il est seul : « Lui seul entre les Grecs… » (v. 59). Il y a 6 Ce sentiment de sympathie est de nouveau souligné par G. Couton à propos du Renard anglais (XII, 23) : « lorsque cette fable a paru en 1685 pour la première fois, les éloges de La Fontaine s’adressaient à un peuple ami : le traité de Nimègue était signé. Est venue ensuite la Révolution d’Angleterre, les vaines tentatives de Jacques II pour reconquérir son trône, la déclaration de guerre de Guillaume d’Orange, devenu roi d’Angleterre, à la France. En 1693, lorsque le Renard anglais reparaissait dans le livre XII des Fables, l’Angleterre était le plus actif des ennemis de Louis XIV coalisés dans la Ligue d’Augsbourg. La Fontaine ne s’est pas cru tenu pour autant de supprimer de sa fable l’éloge d’un voisin devenu un ennemi » (Couton 80). L’Angleterre, comme la Hollande, est sans doute déjà, aux yeux des intellectuels bourgeois français, un pays où il fait meilleur vivre. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 109 29.10.12 10: 29 <?page no="110"?> 110 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine déjà dans cette conception de l’intellectuel un certain romantisme, mais on est loin de l’orgueil démesuré d’un Vigny et de sa vision tragique : en effet, la fin de la fable montre avec un sourire un peu bonhomme et indulgent que le poète ne se croit pas au fond vraiment supérieur à la masse. Avant de parvenir à ce sourire final, celui de l’auteur, lequel ne se confond d’ailleurs pas tout à fait avec son « Orateur », nous devons examiner l’anecdote de cet intellectuel athénien. Si Épicure témoignait le même pessimisme à l’égard de la « foule », il n’en était pas moins soucieux de son bonheur. 7 Il pensait aussi au « commun salut », mais l’Orateur - peu importe si c’est Démade ou Démosthène 8 - ne se montre pas au début comme un bon épicurien, dans ce sens qu’il ne sait pas comment, pacifiquement et intelligemment, « éveiller les consciences ». Son stratagème, à savoir la force, échoue. L’échec symbolique de l’agressivité du langage [« art tyrannique » (v. 36)] implique par allusion l’inefficacité d’un système politique basé sur la force et la tyrannie. Même Hercule ne réussirait pas, suggère le poète. 9 Les termes « forcer » (v. 37) et « fortement » (v. 38), ajoutés à « tyrannique », et plus loin « violentes », « mort » et « tonna », dénotent l’esprit despotique de l’Orateur volontariste qui veut imposer de force le bonheur aux hommes. Son échec est exprimé avec ironie par le poète en faisant prendre à la tragédie une tournure farcesque, remarquablement rendue par le jeu rhétorique. J.-D. Biard l’a bien saisi : « Dans Le Pouvoir des fables, la constatation brève et ironique qui suit tout un développement oratoire constitue une chute brutale qui reflète la situation dans laquelle se trouve brusquement l’orateur, tandis que la répétition, plus loin dans la fable, du même procédé technique évoque les efforts renouvelés de celui-ci et leur nouvel échec. » 10 7 « J’aimerais mieux, fort de l’étude de la nature, révéler avec franchise ce qui est utile à tous les hommes, même si personne ne voulait me comprendre, que de recueillir, en me conformant à de vaines opinions, les éloges de la foule » (Épicure. Doctrines et Maximes. Trad. par M. Solovine. Paris : Hermann et C ie , 1938, 101). 8 Voir la note d’H. Régnier dans son édition des Fables in Œuvres de J. de La Fontaine, t. II. Paris : Librairie Hachette, 1884, 228 (n. 2). Voir aussi J. Grimm (Le Pouvoir des fables. Etudes lafontainiennes I, 6-7). 9 Henri Régnier note à propos de l’expression « art tyrannique » : « L’abbé Guillon rappelle que l’antiquité avait peint l’éloquence sous l’emblème de la force ellemême, d’un Hercule jeune, plein de vigueur, tenant à la bouche un double rang de chaînes qui tombent et embrassent un grand nombre d’hommes accourus pour l’entendre ». Œuvres de J. de La Fontaine II, 231 (n. 13). 10 Jean-Dominique Biard. Le Style des Fables de La Fontaine. Paris : A.-G. Nizet, 1970, 209. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 110 29.10.12 10: 29 <?page no="111"?> 111 Le Pouvoir des Fables D’abord, dans quatre vers pleins, et pleins de verve, de passion et de force, l’art de l’orateur herculéen est présenté (v. 35-38). Puis, brusquement, un court et sec hémistiche exprimant la réaction de la foule - « on ne l’écoutait pas » (v. 39) -, en détruit tout l’effet grandiose. D’où l’ironie. Celle-ci est rendue plus mordante encore grâce au procédé de répétition de la construction. Trois autres vers, le deuxième hémistiche du v. 39 et l’enjambement au v. 40, à être considérés comme un seul vers, expriment l’effort suprême de l’Orateur, son épuisement à la tâche - même les « âmes les plus violentes » auraient dû s’émouvoir ! Ironique aussi le procédé symétrique qui introduit un autre hémistiche bien sec : « le vent emporta tout », renforcé par un deuxième, plus dur encore : « personne ne s’émut ». Tant que le « harangueur » est « tyrannique », il a droit à l’ironie du fabuliste. C’est lorsqu’il change de stratagème, lorsqu’il utilise un moyen non violent et diplomatique pour parvenir à son but, qu’ il mérite l’approbation de l’auteur et la réussite. Placé entre deux parties tragiques symbolisées par les termes « danger » (v. 35) et « péril » (v. 58), l’apologue exprime, malgré la critique de la frivolité des gens, « l’animal aux têtes frivoles » (v. 44), un sentiment de sympathie pour le peuple. C’est un enfant, se dit-on, il ne faut pas lui en vouloir. Cette sympathie est suggérée par l’attitude modeste que prend l’auteur en refusant de s’exclure de la masse, en refusant de jouer à l’intellectuel surhomme : « Nous sommes tous d’athène en ce point ; et moi-même, (…) » (v. 65). Pour revenir à Cérès, nous remarquons que, malgré la gravité de l’histoire, la tragédie qui se trouve à la fin de l’apologue (le danger), le ton et le rythme sont gais - gaieté produite par exemple par les participes présents « nageant » et « volant », de même que par l’innocence et la naïveté enfantines de l’auditoire, exprimées par le « cri » unanime et l’intonation de la question au vers 54. La Fontaine fait malgré tout confiance à ce peuple, comme tout « bon » bourgeois sous l’Ancien Régime : il pense qu’il finira par se réveiller. On est vraiment loin de l’intellectuel romantique, désespéré, méfiant et survolant les masses orgueilleusement. La vision de La Fontaine est celle d’une classe qui a l’avenir devant soi et qui est sûre de vaincre. C’est pourquoi, à la fin de l’apologue, moyen politique symbolique, la masse « réveillée » va suivre l’Orateur : « A ce reproche l’assemblée, Par l’apologue réveillée Se donne entière à l’Orateur : » (v. 61-63) De ce qui précède, on peut tirer cette double conclusion : 1) La fable est un moyen socio-politique efficace aux yeux de La Fontaine, et non seulement un moyen de divertir, quelque chose de « léger », et c’est là beaucoup plus qu’une simple leçon de morale ; 2) Pour régner, il faut user de la diplomatie et Biblio17_203_s005-178AK2.indd 111 29.10.12 10: 29 <?page no="112"?> 112 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine de la « démocratie », et faire confiance au peuple. Les derniers vers (l’épilogue) sont ceux de la joie et de l’optimisme, sentiments suggérés par l’expression « un plaisir extrême » (v. 68). Au cas où l’on n’aurait toujours pas compris le symbolisme et la métonymie, La Fontaine précise, au vers 65, qu’Athène n’est autre chose que La France, et que le peuple « vain » et « léger », c’est bien le peuple français. Derrière la fable, le « mensonge », se trouve la société française de l’époque, c’est-à-dire le « réel ». 11 11 Patrick Dandrey a consacré un chapitre important sur Le Pouvoir des fables dans sa Poétique de La Fontaine (1). La fabrique des fables. Paris : Quadrige/ PUF, 1996, 285-320. Cette analyse permet de mieux apprécier la conception épicurienne du plaisir chez le fabuliste. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 112 29.10.12 10: 29 <?page no="113"?> La Mort et le Mourant La Mort ne surprend point le sage : Il est toujours prêt à partir, S’étant su lui-même avertir Du temps où l’on se doit résoudre à ce passage. Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps : 5 Qu’on le partage en jours, en heures, en moments, Il n’en est point qu’il ne comprenne Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine ; Et le premier instant où les enfants des Rois Ouvrent les yeux à la lumière, 10 Est celui qui vient quelquefois Fermer pour toujours leur paupière. Défendez-vous par la grandeur, Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse, La mort ravit tout sans pudeur. 15 Un jour le monde entier accroîtra sa richesse. Il n’est rien de moins ignoré, Et puisqu’il faut que je le die, Rien où l’on soit moins préparé. Un mourant qui comptait plus de cent ans de vie, 20 Se plaignait à la Mort que précipitamment Elle le contraignait de partir tout à l’heure, Sans qu’il eût fait son testament, Sans l’avertir au moins. Est-il juste qu’on meure Au pied levé ? dit-il : attendez quelque peu. 25 Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ; Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ; Souffrez qu’à mon logis j’ajoute encore une aile. Que vous êtes pressante, ô Déesse cruelle ! Vieillard, lui dit la Mort, je ne t’ai point surpris. 30 Tu te plains sans raison de mon impatience. Eh n’as-tu pas cent ans ? trouve-moi dans Paris Deux mortels aussi vieux, trouve-m’en dix en France. Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis Qui te disposât à la chose : 35 Biblio17_203_s005-178AK2.indd 113 29.10.12 10: 29 <?page no="114"?> 114 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine J’aurais trouvé ton testament tout fait, Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait ; Ne te donna-t-on pas des avis quand la cause Du marcher et du mouvement, Quand les esprits, le sentiment, 40 Quand tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d’ouïe : Toute chose pour toi semble évanouie : Pour toi l’astre du jour prend des soins superflus : Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus. Je t’ai fait voir tes camarades, 45 Ou morts, ou mourants, ou malades. Qu’est-ce que tout cela, qu’un avertissement ? Allons, vieillard, et sans réplique ; Il n’importe à la république Que tu fasses ton testament. 50 La mort avait raison : je voudrais qu’à cet âge On sortît de la vie ainsi que d’un banquet, Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet ; Car de combien peut-on retarder le voyage ? Tu murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir, 55 Vois-les marcher, vois-les courir À des morts, il est vrai, glorieuses et belles, Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles. J’ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret : Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret. 60 Le prologue et l’épilogue forment presque exactement la moitié de la fable. Paul C. King a sans doute raison de souligner l’importance de ce fait et d’y voir un acte délibéré de la part de La Fontaine : « The fact that in this fable he devotes twenty-nine lines, about one half of the poem, to his moralizing indicates that he saw fit to devote as much space to thought as to narration. Here are his words in which the element of thought content is stressed : ‹Mais ce n’est pas tant par la forme que j’ai donné à cet ouvrage qu’on doit mesurer le prix, que par son utilité et par sa matière.› In another place he says : ‹Le corps est la fable ; l’âme, la moralité.› In reading the fables of Abstemius, or of Aesop himself, we find no such emphasis to the thought content. » 1 1 Paul C. King, « Montaigne as a source of La Fontaine’s fable : La Mort et le Mourant ». PMLA LII., Dec. 1937, 1102. Jean-Dominique Biard a plutôt vu le contraire : « C’est sur la forme, sur le style que l’écrivain doit, d’après lui [La Fontaine], concentrer ses efforts ; le sujet de toute œuvre littéraire n’est qu’un prétexte, qu’un cadre nécessaire pour permettre l’exercice de la langue et du style : la perfection formelle constitue Biblio17_203_s005-178AK2.indd 114 29.10.12 10: 29 <?page no="115"?> 115 La Mort et le Mourant Le propos de La Fontaine, écrit au sujet du Premier Recueil, est applicable à plus forte raison aux fables du Deuxième Recueil, fables dans l’ensemble philosophiques. Cependant, que dire des fables dépourvues de prologue et d’épilogue, comme Le Savetier et le Financier ? La division de King n’est pas toujours justifiée. En fait la différence existant entre le prologue et l’apologue n’est pas celle qui se trouve entre le contenu et la forme : l’apologue ne manque pas plus de contenu que l’épilogue, le prologue ou les différentes digressions et parenthèses de l’auteur à l’intérieur de la fable. Leur différence est d’ordre formel : l’apologue est un discours essentiellement implicite, alors que le reste est plutôt explicite. Quoique même là souvent un discours caché derrière l’explicite est à découvrir. Cette remarque ne met pas en question les propos de La Fontaine cités par P.C. King : le fabuliste déclare simplement à ceux qui n’auraient pas saisi la profondeur de son livre à quel point chez lui le contenu est important. Pour ce qui est de la division de King, il faut admettre que si elle ne s’applique pas à toutes les fables de La Fontaine, elle est néanmoins juste dans l’ensemble en ce qui concerne la Mort et le Mourant. Pourquoi la place à l’explicite est-elle si importante dans cette fable ? Sans doute pour mieux mettre en évidence le sérieux du livre qui nous est offert. Sérieux aussi le sujet et le titre de la première fable : un livre de poésie qui s’ouvre sur la question de la mort. L’austérité du titre est mise en relief par la double présence du mot funèbre. Le titre n’est pas par exemple « La Mort et le Centenaire », ou « La Mort et le Vieillard », 2 mais « La Mort et le Mourant ». Il en était de même du titre de la première fable du Livre VII, le premier livre du Second Recueil, à savoir Les Animaux malades de la Peste. Là aussi la redondance, « maladie »/ « peste », le critère en fonction duquel il veut être jugé » (Le Style des Fables de La Fontaine. Paris : Nizet, 1970, 22). Biard écrit cela en se basant sur les propos de La Fontaine lui-même au sujet de ses Contes, mais reconnaît que le poète ne considérait pas de la même façon les Fables. Il tente toutefois de prouver que même dans les Fables La Fontaine privilégiait la forme : « Nous pouvons donc affirmer, sans crainte de trahir sa pensée, que la préoccupation de La Fontaine était avant tout d’ordre esthétique et que le paragraphe de la préface, consacré à l’importance primordiale de la morale, n’est qu’une déclaration d’intention conformiste destinée à rassurer les partisans de la conception traditionnelle de la fable qu’il jugeait inutile d’effaroucher » (Biard 24). Sur le thème de la mort chez La Fontaine, voir aussi l’article de Maya Slater, « Death in the Fables of La Fontaine, » in Actes de Lexington : Pierre Charron ; autour de l’année 1715 dans les ‹Mémoires› de Saint-Simon ; la Mort dans la littérature du XVII e siècle. Ed. Jean Charron & Mary Lynn Flowers. Paris : P.F.S.C.L., 1995, 217-31. 2 On se souvient des fables XV et XVI du Livre I, intitulées respectivement La Mort et le Malheureux et La Mort et le Bûcheron. Voir aussi le titre que Haudent, cet autre inspirateur de La Fontaine, a donné à sa fable sur le même sujet : Un Vieil Homme et la Mort (voir H. Régnier 205). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 115 29.10.12 10: 29 <?page no="116"?> 116 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine souligne la gravité à la fois du poème et du livre entier qu’il inaugure - au lieu de dire « Animaux pestiférés » ou « Animaux atteints de la peste ». Aucun des titres des fables du Premier Recueil n’est aussi tragique que celui qui ouvre le Livre VIII. Et pourtant une réflexion sur la mort en présuppose une sur la vie, en particulier chez un épicurien comme La Fontaine. C’est pourquoi si le prologue de la première fable commence par une pensée sur la mort (« La mort ne surprend point le sage »), l’épilogue de la dernière fable du livre sera une conclusion sur la vie. Commençons d’abord par rappeler ce qu’ Épicure pense de la mort, d’après trois passages : « Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, car tout bien et tout mal réside dans la sensation ; or, la mort est la privation complète de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n’est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère, parce qu’elle n’y ajoute pas une durée illimitée, mais nous ôte au contraire le désir d’immortalité. En effet, il n’y a plus d’effroi dans la vie pour celui qui a réellement compris que la mort n’a rien d’effrayant. Il faut ainsi considérer comme un sot celui qui dit que nous craignons la mort, non pas parce qu’elle nous afflige quand elle arrive, mais parce que nous souffrons déjà à l’idée qu’elle arrivera un jour. Car si une chose ne nous cause aucun trouble par sa présence, l’inquiétude qui est attachée à son attente est sans fondement. Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir, n’est rien pour nous, puisque tant que nous existons, la mort n’est pas et que quand la mort est là, nous ne sommes plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant donné qu’elle n’est rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus… La foule tantôt fuit la mort comme le plus grand des maux, tantôt la désire comme le terme des misères de la vie. Le sage, par contre, ne fait pas fi de la vie et ne craint pas la mort, car la vie ne lui est pas à charge et il ne considère pas la non-existence comme un mal. En effet, de même qu’il ne choisit certainement pas la nourriture la plus abondante, mais celle qui est la plus agréable, pareillement il ne tient pas à jouir de la durée la plus longue, mais de la durée la plus agréable. Celui qui proclame qu’il appartient au jeune homme de bien vivre et au vieillard de bien mourir, est passablement sot, non seulement parce que la vie est aimée [de l’un aussi bien que de l’autre] mais surtout parce que l’application à bien vivre ne se distingue pas de celle à bien mourir. Plus sot est encore celui qui dit que le mieux c’est de ne pas naître, ‹mais lorsqu’on est né, de franchir au plus vite les portes de l’Hadès.› S’il parle ainsi par conviction, pourquoi alors ne sort-il pas de la vie ? car cela lui sera facile, si vraiment il a fermement décidé de le faire. Mais s’il le dit par plaisanterie, il montre de la frivolité en un sujet qui n’en comporte point. » 3 3 Lettre à Ménécée (Épicure 74-76). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 116 29.10.12 10: 29 <?page no="117"?> 117 La Mort et le Mourant Ailleurs, il déclare : « On peut se mettre en sûreté contre toutes sortes de choses, mais en ce qui concerne la mort, nous habitons tous, tant que nous sommes, une cité sans défense. » (Épicure 102) Et plus loin : « Et lorsque la nécessité nous fera partir, nous cracherons copieusement sur la vie et sur tous ceux qui s’accrochent à elle vainement, en entonnant le beau chant : oh, que noblement nous avons vécu ! » (Épicure 106) Épicure définit la mort comme la « privation complète » de la sensation. La mort, c’est le néant, la « non-existence ». Puis, le philosophe exprime indirectement le fait que la vie se termine à jamais avec la mort, et qu’il n’y point d’autre vie. Aucune allusion à une résurrection, à une métempsycose, à un audelà. Tout se résume dans la sensation. Nous constatons que cette conception de la mort est purement matérialiste. Le deuxième point important, c’est que tout être animé meurt un jour, et qu’il n’y a point d’exception à la règle (« En ce qui concerne la mort, nous habitons tous une cité sans défense »). Aucune distinction, aucun être privilégié. De l’ égalité devant la mort, on peut déduire chez le philosophe une conception égalitariste devant la vie. Le troisième point, c’est que la joie, n’étant que sensuelle (matérielle) et donc éphémère, il faut en profiter : jouissons alors de cette vie, car elle ne se répétera pas. Il n’y aura point d’autre joie, point d’autre malheur non plus. Le quatrième point, c’est que tant que nous sommes, quel que soit notre âge, nous tenons à jouir. Cependant, il faut se soumettre aux lois de la Nature : lorsque nous sentons la mort venir (« Lorsque la nécessité nous fera partir »), nous devons courageusement, et même joyeusement, l’accepter. L’euphémisme, « le sage… ne fait pas fi de la vie », exprime une attitude non passionnée envers la vie. En effet, si on y tient trop, on souffre à l’idée de la mort. Pour conclure, il faut tâcher de jouir le plus possible de la vie, mais éviter de l’aimer avec passion, de manière à ce qu’on puisse la quitter sans regret quand il en est temps. Nous aimerions insister sur le fait que la conception épicurienne de la mort est d’essence matérialiste et antireligieuse. Pour mieux mesurer cela, il est nécessaire de se rappeler les conceptions dominantes de la mort chez les Grecs du IV e Siècle. Jean Rudhardt note à ce sujet : « Les Grecs se font de la mort, ou du sort de l’âme, des représentations aussi diverses que celles qu’ils ont des dieux et nous trouvons à ce sujet chez les auteurs, de la superstition à la réflexion philosophique, également attestées, des croyances contradictoires. » 4 4 Jean Rudhardt. Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce classique. Étude préliminaire pour aider à la compréhension de la piété athénienne au IV e Siècle. Genève : Librairie E. Droz, 1958, 113. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 117 29.10.12 10: 29 <?page no="118"?> 118 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Et un plus loin : « Les rites funèbres, l’usage notamment de fournir au mort ses vêtements et ses armes ou de déposer sur son tertre des offrandes alimentaires, supposent d’après Fustel de Coulanges (La Cité Antique, livre I, chapitre premier) la persistance d’une croyance primitive : on imagine que le mort poursuit dans la tombe une existence comparable à celle des vivants, animé des mêmes passions qu’autrefois, soumis aux mêmes besoins (…). Habitant du tombeau, fantôme errant près des tertres funéraires, hôte des Anthestéries, le mort revêt trois aspects qui ne coïncident pas exactement, mais s’accordent du moins sur un point important : le mort survit d’une certaine manière au trépas et demeure à proximité des vivants avec lesquels il conserve la possibilité de communiquer, ne serait-ce que par le culte. De tels aspects s’opposent à une représentation plus couramment attestée qui fait du trépas non seulement une séparation de l’âme et du corps [voir Platon : Phed. 64 c. ; Gorg. 524 b.], mais surtout un départ de l’âme pour un monde inaccessible aux vivants et communément désigné par les mots : royaume ou pays d’Hadès. Ce royaume, les textes nous en donnent des descriptions quelque peu différentes les unes des autres, où nous retrouvons toutefois l’image d’un fleuve aux affluents symboliques, que les âmes franchissent lors du trépas et qu’elles ne peuvent retraverser. Selon certaines traditions, celles des grands criminels sont précipités dans le Tartare ; selon d’autres, quelques êtres privilégiés mènent une vie bienheureuse dans les Champs-Elysées. » (Rudhardt 113-114) Or presque tout le monde croyait en cette autre vie, même des intellectuels remarquables comme Pindare. C’est seulement sur la manière dont les choses se déroulent dans l’au-delà qu’il y a différents points de vue : « Entrés dans le monde infernal sous la tutelle de leurs nouveaux dieux, quel est le sort des âmes, quelle est la nature de leur survie ? C’est à ce sujet surtout que les opinions varient » (Rudhardt 114). Ou en ce qui concerne les juges qui jugeront les morts, « Pindare parle d’un juge unique, dont il tait le nom. Platon lui-même laisse dans l’imprécision le nombre et l’identité des juges qu’il mentionne ; il nous suggère en outre que les modalités du jugement infernal ont varié au cours du temps » (Rudhardt 116). Par ailleurs, la peur de la mort dans l’antiquité grecque était justifiée en raison de cet enfer terrible dont parle Platon et auquel croyait fermement la masse : « Les non-initiés sont plongés dans la fange, lisons-nous dans le Phédon ou condamnés, d’après le Gorgias, à remplir avec des cribles percés des tonneaux sans fond. Les initiés, au contraire, délivrés des maux qui accablent ici-bas l’humanité, mènent avec les dieux une existence bienheureuse et jouissent d’un bonheur qu’on imagine parfois très matériel : ils participent à un éternel banquet (…). D’autres cercles professent la doctrine de la métempsycose. » (Rudhardt 117-118) Biblio17_203_s005-178AK2.indd 118 29.10.12 10: 29 <?page no="119"?> 119 La Mort et le Mourant D’après ces informations, l’antireligiosité d’Épicure au sujet de la mort semble évidente. Cependant Euripide et Socrate ne croyaient pas en l’autre monde, eux non plus. 5 Mais revenons à La Fontaine et voyons si la conception de la mort chez lui pourrait être qualifiée d’épicurienne. Nous remarquons d’abord que La Mort et le Mourant commence par un aphorisme qui rappelle bien la pensée du philosophe grec : « La Mort ne surprend point le sage ». Or un épicurien sait que la mort peut survenir n’importe quand, et comme elle n’a rien d’effrayant, il ne s’accroche pas vainement à la vie : « Il est toujours prêt à partir ». À propos d’« avertir » (v. 3), nous aimerions reprendre l’explication offerte par G. Couton, laquelle vient à l’appui de notre argument sur l’areligiosité de La Fontaine : « C’est au XVII e siècle, un devoir religieux, et pour les médecins une obligation légale, d’avertir les malades en danger de mort. Le sage de La Fontaine n’a que faire de ces avertissements. Orgueil stoïcien ? Matérialisme épicurien ? Irréligion ? » 6 Il faut ajouter qu’on ne trouve aucune allusion à une vie supraterrestre, ni aucune allusion à Dieu dans toute la fable. La mort étant implicitement définie comme la disparition totale de l’être, elle est conçue d’un point de vue purement matérialiste. Et pourtant, G. Couton, à la suite d’autres critiques, a fait aussi le rapprochement de cette fable avec la pensée chrétienne : « La 5 Selon Euripide, « Le mort n’existe pas, il n’est plus rien » (Rudhardt 116), et selon Socrate, « Nul ne sait ce qu’est la mort » (Rudhardt 122). 6 G. Couton. Edition des Fables 483, n. 2. Toujours à ce propos, le critique écrit ailleurs : « On a signalé que cette fable devait à Lucrèce la comparaison de la vie avec un banquet, dont il faut savoir se retirer satisfait ; on a signalé encore que La Fontaine avait eu soin de ne pas reprendre l’argumentation lucrétienne : l’âme, étant matérielle, s’anéantira totalement. Personne encore à ma connaissance n’a noté que le début de la fable [la Mort et le Mourant] contient la phrase la plus antireligieuse peut-être qu’ait écrite La Fontaine, si nous donnons au mot anti-religieux le sens de refus des pratiques. Le sage, dit-il ‹est toujours prêt à partir/ S’étant su lui-même avertir/ Du temps où l’on se doit résoudre à ce passage›. On considérait au XVII e siècle que c’était un devoir de ne laisser aux mourants aucune illusion sur leur état, pour qu’ils missent en ordre leur conscience ; on leur devait la vérité et non des paroles rassurantes et trompeuses. Ce devoir d’avertissement n’incombait pas seulement au prêtre, mais encore au médecin et à tout l’entourage du malade : avertir de leur état les académiciens en danger de mort entrait dans les fonctions du secrétaire d’Académie… Le sage, dit La Fontaine, n’a pas besoin qu’on l’avertisse. Est-ce là une imitation du sage stoïcien ? Devant la mort elle deviendrait un péché d’orgueil singulièrement grave. Serait-ce défiance à l’égard d’un clergé qui ne lui inspire qu’une médiocre estime ? Nous le croirions plutôt. Mais voilà, dans l’un ou l’autre cas, une formule qui frise le libertinage » (La Politique de La Fontaine. Paris : Société d’édition « Les Belles Lettres », 1959, 22-23). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 119 29.10.12 10: 29 <?page no="120"?> 120 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Fontaine propose maintenant dans La Mort et le Mourant un véritable art de mourir, en qui les sagesses chrétienne et païenne convergent ». 7 Et le critique songe à ce qu’écrit l’abbé Brémond sur les « traités de la bonne mort » dans la tradition chrétienne. Nous pourrions aussi faire remarquer que l’attitude sage et stoïque devant la mort existe également dans les religions orientales. Par ailleurs, le terme « temps », mis en évidence par le rejet en tête du vers 4 et repris au début et à la fin du vers suivant, exprime un sentiment mélancolique, accentué par l’interjection « hélas » et la gradation délibérément décroissante du vers 6. Le vers 5 n’est pas seulement intéressant à cause de l’épanalepse ; l’importance de la question du « temps » est aussi soulignée par le mètre - il s’agit d’un vers de dix syllabes. Il y en aura seulement un autre dans la fable. Cette mélancolie n’est pas sans rappeler l’hyperbolique « cracher » d’Epicure (« Et lorsque la nécessité nous fera partir, nous cracherons copieusement sur la vie »). Malgré toute sa sérénité, le langage d’Epicure, comme celui de La Fontaine, trahit une certaine révolte contre la fin de l’homme. Les deux vers 7 et 8 sont à rapprocher de notre deuxième citation d’Epicure : au « tous » de celui-ci (« nous habitons tous une cité sans défense ») correspond le « point » du poète. Placé à la coupe - quoique ce mot ne s’emploie que pour l’alexandrin -, il est destiné, par sa force et son intensité, à réveiller l’attention du lecteur sur l’égalité des conditions. Si, au début, La Fontaine rejetait implicitement la conception religieuse de la mort, critiquant par là indirectement la vision féodalo-chrétienne du monde, voici que maintenant, toujours indirectement et avec ironie, il fait une réflexion politique suggérée par les mots « tribut » et « domaine ». La périphrase « fatal tribut » est en effet ironique, si l’on songe à l’étymologie de « tribut »- le tributum étant un impôt perçu par tribu. 8 Rappelons aussi que le « tribut », dans l’Antiquité, était une contribution forcée imposée au vaincu par le vainqueur ou payée par un État à un autre, en signe de dépendance et de soumission. Mais c’est un deuxième sens qui nous semble important ici, celui de contribution payée à un supérieur (un seigneur féodal, un État…). Or « tribut », placé à la césure, va de pair avec « domaine », le dernier terme du deuxième hémistiche : tous deux sont ainsi mis en valeur. Or le « domaine », terme fiscal, est « le revenu ordinaire du Roi » (Richelet). L’équivoque ironique est dissipée au vers suivant, lequel se termine justement par « les enfants des Rois ». Ces rois et ces seigneurs, qui ont fait « payer le tribut » au peuple - autrement dit, ils les ont écrasés sous le poids des impôts 9 -, eux 7 G. Couton, « Le Livre épicurien des Fables : essai de lecture du livre VIII », 283. 8 Signalons que « payer tribut à la nature, c’est mourir » (Pierre Richelet. Dictionnaire François. Genève : Jean Herman, 1680. Slatkine Reprints, 1970). 9 Voir l’expression, « le tribut de l’impôt et du sang ». Biblio17_203_s005-178AK2.indd 120 29.10.12 10: 29 <?page no="121"?> 121 La Mort et le Mourant aussi y passent. En effet, ils sont mortels comme les autres. La Fontaine fait entendre par déduction que si l’égalité n’existe pas dans la vie sociale, elle existe néanmoins à la mort. Cette vision politique se double d’une conception encore antireligieuse si l’on songe au fait que les rois, individus sacrés et consacrés, ne devaient pas subir le même sort que le commun des mortels. C’est le paradoxe qui est ironique. Poursuite de l’ironie dans l’antithèse « ouvrir »/ « fermer », placés en tête des vers 10 et 12 : le poète semble dire que cette « lumière » - entendons gloire et richesse des hautes classes - est si vaine qu’elle se transforme parfois, en un clin d’œil, en son contraire (« obscurité », suggérée par « paupière fermée »). Allusion à la précarité des règnes et des grandeurs sociales, probablement. Et l’attaque continue : la gradation - toujours énumération dans un ordre décroissant - aux vers 13-14, qui fait pendant à celle du vers 6, commence par un terme allusif, « grandeur ». Comme pour atténuer l’effet violent de ces allusions, La Fontaine finit par ajouter l’expression « sans pudeur » : « La Mort ravit tout sans pudeur » (v. 15). Le « tout », mis en relief au centre de l’octosyllabe, est cependant d’une plus grande intensité, faisant une fois encore allusion à la question de l’égalité. Pourtant, malgré tout l’effort épicurien de conserver le sourire, le poète, en personnifiant la Mort (v. 15-16), 10 retrouve le ton tragique des fables sur la mort du Premier Recueil : « Un jour le monde entier accroîtra sa richesse ». Si le « sage » n’est pas surpris par la mort, le commun des gens (« l’on » du v. 19) l’est, car il ne veut pas mourir. À la fin de ce prologue, le poète prend un ton de compassion pour cet « on », duquel il ne s’exclut pas au fond. Nous croyons, contrairement à N. Richard, que ce prologue est beaucoup plus épicurien que stoïcien. La Fontaine aspire à la sagesse (v. 1), mais le fait est qu’il se sent plus proche de la plupart des gens (v. 19). Ce n’est pas uniquement de la modestie ; le sentiment tragique est présent dans une série de mots : « hélas » (déjà mentionné), « fatal », « fermer », « tous » (v. 8), « tout » (v. 15), « sans pudeur » (v. 15), et enfin le résonnant et l’itératif « rien » du v. 19, sans compter la vision apocalyptique sur laquelle se clôt le prologue, la seule image qui rappelle le christianisme. Le contenu de l’apologue n’est pas très riche en lui-même, ou du moins ne présente-t-il rien de neuf. Son intérêt réside surtout dans la forme : essentiellement par le fait qu’il contraste vivement par le ton et le style avec le prologue. Alors que celui-ci était austère, un peu grandiloquent et teinté de tragique, l’anecdote est narrée dans un style enjoué, familier et humoristique. Ainsi à partir d’un thème lugubre La Fontaine parvient à égayer le lecteur. L’humour noir et le ton guilleret rappellent Le Curé et le Mort 10 Voir ce que dit Noël Richard dans son La Fontaine et les « Fables » du deuxième recueil. Paris : Librairie Nizet, 1972, 69. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 121 29.10.12 10: 29 <?page no="122"?> 122 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine (VII, 10), fable anticléricale et ironique. Dans La Mort et le Mourant, il s’agit plutôt d’humour que d’ironie. Cette gaieté dont La Fontaine ne pouvait se passer, vient à point nommé juste après la sérieuse réflexion philosophique de l’introduction. À propos de cette gaieté, J.-D. Biard rappelle ces mots de Polyphile dans Psyché, et qui pourraient s’appliquer à l’ensemble de l’œuvre du Poète : « J’ai déjà mêlé malgré moi de la gaieté parmi les endroits les plus sérieux de cette histoire ; je ne vous assure pas que tantôt je n’en mêle aussi parmi les plus tristes. C’est un défaut dont je ne me saurais corriger, quelque peine que j’y apporte » (Biard 43). Par ailleurs La Fontaine, dans sa préface du Premier Recueil, définit ainsi la gaieté : « Je n’appelle pas gaieté ce qui excite le rire, mais un certain charme, un air agréable qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux. » 11 Le comique est introduit dès le premier vers (v. 20) au deuxième hémistiche, qui tout entier insiste sur l’âge très avancé du moribond - « plus de cent ans de vie ». La plainte du vieillard semble d’autant plus dérisoire qu’il trouve la Mort bien pressée (« précipitamment », v. 21). Remarquons aussi que le comique (l’ironie) est déjà créé par le violent contraste établi avec l’exemple qui précède dans le prologue : là, pour souligner le tragique, le poète avait fourni à dessein l’exemple d’un nouveau-né qui ne connaît qu’un instant la « lumière » de la vie. Aussitôt après cet exemple, la mort du vieillard semble naturelle et justifiée aux yeux du lecteur, et par conséquent sa plainte plus amusante que pitoyable. L’effet comique est produit par les mots et expressions, « précipitamment », « tout à l’heure », « au pied levé », « sans l’avertir », indiquant tous le sentiment de panique chez quelqu’un qui aurait dû, normalement, vu son âge exceptionnellement avancé, s’attendre depuis longtemps à la visite de la sinistre Dame. Son insouciance et son imprévoyance - il n’avait pas encore songé à faire son testament, croyant avoir l’avenir devant soi - ajoutent aussi au comique, qui atteint son faîte au v. 26, où il veut aussi rendre complice sa femme : « Ma femme ne veut pas que je parte sans elle ». Les autres arguments (« pourvoir un arrière-neveu », et surtout le fait de vouloir ajouter « encore une aile » à son logis, ce qui suggère une ambition matérielle absurde) ne font que rendre le pauvre vieillard plus ridicule et plus plaisant, si bien que son apostrophe finale, « Que vous êtes pressante, ô Déesse cruelle ! », à la Mort, ne touche pas vraiment le lecteur. Après cette présentation comique, la réplique de la Mort se passe de justification. Elle est d’autant plus convaincante qu’elle est ironique : voir par exemple le ton de l’interrogation « Eh n’as-tu pas cent ans ? » (v. 32), et plus loin, l’anaphorique tournure des vers 36 et 37 (le possessif « ton » sousentendant l’égoïsme), de même que l’accent mis sur les rimes « tout fait » et 11 La Fontaine. Fables. Éd. A. Adam. Paris : Garnier-Flammarion, 1966, 29. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 122 29.10.12 10: 29 <?page no="123"?> 123 La Mort et le Mourant « parfait », suggérant ironiquement la trop grande exigence et l’ambition du vieillard (entendons des hommes en général). Encore de l’ironie dans le vers 43 : « Pour toi l’astre du jour prend des soins superflus », dans le ton du vers 48, et enfin dans l’ultime propos de la Mort sur le « testament » - mot cher au moribond ambitieux et tourné ainsi en dérision. Pourrait-on aussi ajouter que la familiarité du ton de la « déesse » constitue un paradoxe ironique ? De plus, d’une façon implicite, le poète, par le truchement de la Mort, exprime dans les deux derniers vers (49-50) de son discours une idée sociale de grande importance. Par « la république » (v. 49) s’opposant à « tu » (v. 50), La Fontaine voudrait indiquer que la communauté passe avant l’individu. Or l’intérêt témoigné à l’égard de cette communauté a déjà pu être noté aux vers 45-46. Il se montrera d’une manière plus claire à la fin de la fable, aux v. 55-58. Rappelons aussi, après d’autres lecteurs, le fameux passage de Lucrèce sur la mort, afin de mieux percevoir l’antireligiosité de La Fontaine dans La Mort et le Mourant : « Et si c’est un vieillard tout chargé d’ans qui se plaint et se lamente sans mesure sur le malheur de mourir, n’aurait-elle pas raison d’élever la voix et de le gourmander d’un ton plus sévère ? Essuie ces larmes bélître, et fais taire ces plaintes. Toutes les joies de la vie, tu les as épuisées avant d’en venir à cette décrépitude. Mais à désirer toujours ce que tu n’as pas, à mépriser les biens présents, ta vie s’est écoulée incomplète et sans joie, et soudain tu as vu la mort debout à ton chevet, avant de pouvoir t’en aller le cœur content et rassasié de tout. Mais maintenant quitte tous ces biens qui ne sont plus de ton âge, et, sans regret, allons, cède la place à d’autres : il le faut. Juste à mon sens serait ce plaidoyer, justes seraient ces blâmes et ces reproches. Toujours en effet la vieillesse cède la place au jeune âge qui l’expulse ; et les choses se renouvellent les unes aux dépens des autres suivant un ordre nécessaire. Personne ne descend dans le gouffre ténébreux du Tartare ; il faut des matériaux pour que croissent les générations nouvelles ; celles-ci à leur tour, après avoir achevé leur vie, iront toutes te rejoindre. Toutes celles donc qui t’ont précédé ont déjà succombé ; de même succomberont celles qui viendront après toi. Ainsi jamais les êtres ne cesseront de naître les uns des autres, et la vie n’est la propriété de personne, mais l’usufruit de tous. Regarde maintenant en arrière ; et vois quel néant fut pour nous cette vieille période de l’éternité qui a précédé notre naissance. Voilà donc le miroir où la nature nous présente ce que nous réserve l’avenir après la mort. Y voit-on apparaître quelque image horrible, quelque sujet de deuil ? N’est-ce pas un état plus paisible que n’importe quel sommeil ? » 12 12 Lucrèce. De rerum natura, tome premier (Livre III). Traduction d’Albert Ernout. Paris : Société d’édition « Les Belles Lettres », 1948, 149-150. C’est nous qui soulignons. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 123 29.10.12 10: 29 <?page no="124"?> 124 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Suivent des vers qui montrent que « les châtiments infernaux ne sont que des légendes ou des symboles ». Tout l’épilogue de la fable de La Fontaine est inspiré de ce passage de Lucrèce. Le joyeux début, en raison du terme « banquet » (v. 52), rappelle bien le « pourquoi, tel un convive rassasié, ne point te retirer de la vie » (Lucrèce 149). Notons aussi le ton familier de l’expression « faire son paquet » (v. 53) et l’ironie dans l’équivoque « hôte » (v. 53) et l’allégorique « voyage » (v. 54) au pays du « néant ». Les vers 55-58 nous remettent de nouveau devant la réalité sociale et politique. L’allusion aux guerres de l’époque, qui n’en finissent plus, est tout à fait évidente. Cela nous ramène à ce que disait le Poète dans le Pouvoir des Fables. Ici, toujours avec ironie, il bat en brèche la politique extérieure de la France, tout en « exorcisant », comme le dit Couton, « la gloire militaire, maléfique ». 13 Le ton de ces vers est, par contraste avec ceux qui précèdent, volontiers mais ironiquement emphatique : si l’apostrophe et l’anaphore (« vois ») les rend émouvants, les formules restrictives et dubitatives (« mais », « cependant »), de même que l’adjectif « cruelle », qui se détache vigoureusement à la fin du vers 58 et qui rime ironiquement avec « belles », remettent en question la gloire (morts « glorieuses ») militaire, et indirectement la politique étrangère de Louis XIV. Le dernier mot de la Mort est un retour à l’éthique : « J’ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret : Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret. » (v. 59-60) Le Poète nous ramène à la question du prologue. Au fond, la sagesse épicurienne n’est pas si facile que cela, car l’écart est grand entre l’idéal philosophique et la dure réalité. C’est qu’on ne veut pas mourir. Plus on est conscient de cet anéantissement - et qui l’est plus que le centenaire de la fable ? - et plus on en a peur. La Fontaine s’interpelle lui-même dans l’avantdernier vers d’une façon émouvante. Tragique fin de la fable ? Oui, un peu, mais si l’on considère l’ensemble de la fable, dominée par l’humour, la gaieté et l’ironie, on est porté à conclure avec le poète : jouissons du moment présent. Cette parole finale, exprimée implicitement ici, sera tout à fait explicite dans la dernière fable du Livre VIII. 13 G. Couton, « Le livre épicurien des Fables… », 284. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 124 29.10.12 10: 29 <?page no="125"?> Les Obsèques de la Lionne La femme du Lion mourut : Aussitôt chacun accourut Pour s’acquitter envers le Prince De certains compliments de consolation, Qui sont surcroît d’affliction. 5 Il fit avertir sa Province Que les obsèques se feraient Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts y seraient Pour régler la cérémonie, Et pour placer la compagnie. 10 Jugez si chacun s’y trouva. Le Prince aux cris s’abandonna, Et tout son antre en résonna. Les Lions n’ont point d’autre temple. On entendit à son exemple 15 Rugir en leurs patois messieurs les Courtisans. Je définis la cour un pays où les gens, Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents, Sont ce qu’il plaît au Prince, ou s’ils ne peuvent l’être, Tâchent au moins de le paraître, 20 Peuple caméléon, peuple singe du maître ; On dirait qu’un esprit anime mille corps ; C’est bien là que les gens sont de simples ressorts. Pour revenir à notre affaire Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ? 25 Cette mort le vengeait ; la Reine avait jadis Étranglé sa femme et son fils. Bref il ne pleura point. Un flatteur l’alla dire, Et soutint qu’il l’avait vu rire. La colère du Roi, comme dit Salomon, 30 Est terrible, et surtout celle du Roi Lion : Mais ce Cerf n’avait pas accoutumé de lire. Le Monarque lui dit : Chétif hôte des bois Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix. Nous n’appliquerons point sur tes membres profanes 35 Biblio17_203_s005-178AK2.indd 125 29.10.12 10: 29 <?page no="126"?> 126 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Nos sacrés ongles ; venez Loups, Vengez la Reine, immolez tous Ce traître à ses augustes mânes. Le Cerf reprit alors : Sire, le temps de pleurs Est passé ; la douleur est ici superflue. 40 Votre digne moitié couchée entre des fleurs, Tout près d’ici m’est apparue ; Et je l’ai d’abord reconnue. Ami, m’a-t-elle dit, garde que ce convoi, Quand je vais chez les Dieux, ne t’oblige à des larmes. 45 Aux Champs Élysiens j’ai goûté mille charmes, Conversant avec ceux qui sont saints comme moi. Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi. J’y prends plaisir. À peine on eut ouï la chose, Qu’on se mit à crier miracle, apothéose, 50 Le Cerf eut un présent, bien loin d’être puni. Amusez les Rois par des songes, Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges, Quelque indignation dont leur cœur soit rempli, Ils goberont l’appât, vous serez leur ami. 55 Située exactement au centre du Livre VIII, à égale distance entre la première et la dernière fable (deux fables essentiellement philosophiques), la quatorzième, Les Obsèques de la Lionne, est centrée sur la question politique. Entre l’art de mourir (fable I) et l’art de vivre (fable XXVII), le Poète nous présente là l’art de survivre. L’importance de la question politique a déjà été soulignée dans Le Pouvoir des Fables. Le Poète y démontrait l’efficacité de son moyen de lutte éthico-politique, à savoir la fable. Ici, tout à fait au centre du Livre VIII, se confrontent la mort et la vie non plus d’un point de vue éthique mais purement politique, et cela avec une vigueur et véhémence remarquables. La pensée politique de La Fontaine, déjà explicitement présentée dans la fable troisième de ce livre, Le Lion, le Loup et le Renard, est exprimée d’une manière plus complexe dans Les Obsèques de la Lionne. Nous avons lieu de croire que si La Fontaine a placé cette fable, particulièrement importante, au centre même de son livre, c’est qu’il voulait mettre en évidence le fait que la politique était au centre de ses préoccupations. 1 Nous pensons, par ailleurs, que l’explication de G. Couton, en ce qui concerne l’éloignement ou le rapprochement des fables, est tout à fait convaincante : « pour La Fontaine, lorsqu’il agençait 1 J. Grimm fait remarquer à juste titre que « Parmi les fables de cour, ‹Les obsèques de la lionne› est de loin la fable la plus complexe » (Le Pouvoir des fables. Etudes lafontainiennes I. Paris : P.F.S.C.L., 1994, 115.) Biblio17_203_s005-178AK2.indd 126 29.10.12 10: 29 <?page no="127"?> 127 Les Obsèques de la Lionne un livre, la question n’était pas seulement de grouper des fables qui proposaient des thèmes analogiques ou complémentaires, mais tout aussi bien d’éloigner des fables dont le contact aurait été explosif » (« Le livre épicurien des Fables… » 285). En effet, le contact des deux fables III et XIV aurait été « explosif », d’où leur éloignement l’une de l’autre. Si on les réunissait, dit toujours Couton, avec les Animaux malades de la Peste (VII, 1) et la Cour du Lion (VII, 6), on obtiendrait « un petit recueil [qui] constituerait un cycle de la mort à la cour, un cycle du sang et de la puanteur » (« Le livre épicurien des Fables… » 285). L’effet eût été encore plus explosif, ajouterions-nous, si dans un seul recueil La Fontaine avait réuni toutes ses fables politiques. Il se serait sans doute trouvé en prison et son livre n’eût point paru, tout simplement ! 2 Tactique donc politique que cet agencement et organisation des fables à l’intérieur des Livres. Pas de prologue, mais des parenthèses (v. 5, v. 11, v. 14, v. 17-23) et une moralité (v. 52-55), qui occupent au total 14 vers sur les 55 de la fable, où l’auteur s’exprime directement. Le titre allégorique est, par le procédé même, ironique. 3 L’ironie allégorique (anthropomorphisme et intersection des langages animal et humain) traverse toute la fable. La tournure périphrastique du premier vers, « la femme du Lion », venant aussitôt après « la lionne » du titre, suggère d’emblée que c’est des hommes qu’il est au fond question. D’ailleurs, jusqu’au vers 12 le langage est exclusivement humain. La première réflexion de l’auteur est placée au vers 5 pour exprimer l’inutilité, voire la nocivité des « politesses » courtisanes, déduisant implicitement l’hypocrisie régnant à la Cour. Deuxième parenthèse : au vers 11, une autre pointe lancée aux courtisans, dénonçant leur flatterie. Brusquement au vers 13, le retour au monde animal, avec l’apparition du terme « antre », provoque un choc ironique et comique. À cela il faudrait ajouter, avec Richard Danner, le fait que l’inversion (v. 12) et le rythme des octosyllabes (v. 11-13) dénotent le manque de sympathie de l’auteur pour le Lion/ Roi autant que pour sa Cour : « In les Obsèques de la Lionne, the poet creates a tone that prevents us 2 N. Richard nous offre une explication différente, également juste : « Quand on réfléchit à la hardiesse des allusions au roi et à la cour, il est permis de s’étonner que La Fontaine ait échappé à l’embastillement. Mais la fable passait alors pour un genre inférieur, plutôt réservé aux enfants. Et lorsqu’on apercevait dans cette épopée animale la peinture des vices et des travers humains, on devait les attribuer plus facilement aux autres qu’à soi-même, suivant la leçon de la Besace : ‹Mon portrait jusqu’ici ne m’a rien reproché […]/ Il fit pour nos défauts la poche de derrière,/ Et celle de devant pour les défauts d’autrui.› » (N. Richard 130). 3 Au sujet de l’allégorie chez La Fontaine (y compris dans Les Obsèques…), voir l’article de Philip A. Wadsworth, « The Art of Allegory in La Fontaine’s Fables, » The French Review XLV, 6, 1972. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 127 29.10.12 10: 29 <?page no="128"?> 128 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine from empathizing with the griefstricken lion : he does this, for instance, by using inversion and by rhyming paired octosyllabic lines (‹Le Prince aux cris s’abandonna/ Et tout son antre en résonna›). » 4 Remarquons aussi, toujours dans ce sens, les rimes masculines des vers en question, qui apportent un effet joyeux au rythme. Vers donc ironiques pour plusieurs raisons : 1) La critique de la flatterie des courtisans ; 2) Le rythme joyeux dans une triste circonstance ; et 3) La brusque introduction d’un terme animal après un long discours humain. La parenthèse, qui s’ouvre de nouveau au vers suivant (v. 14), met justement en relief l’effet ironique voulu par l’auteur dans ce cas : à « antre » s’oppose « temple » (« Les Lions n’ont point d’autre temple »). C’est cette réflexion qui fait bien comprendre au lecteur tout le poids négatif suggéré par le mot « antre » : le « palais » du Roi est comparé à un lieu sale, sauvage et puant, aussi bien au sens propre que figuré. Par contre le « temple » évoque la pureté, la sainteté et la bonne odeur de l’encens. Le procédé ironique de l’intersection des deux plans humain et animal est encore employé au vers 16 avec plus d’intensité même : « Rugir en leurs patois messieurs les Courtisans ». Tout d’abord, comme au sujet d’ « antre », « rugir », par son opposition au terme humain, « patois », prend une connotation insultante. Par ailleurs, les trois termes « patois », « messieurs » et « Courtisans », imposent, par le nombre, l’univers humain dans l’esprit du lecteur, si bien qu’on oublie qu’il s’agit de lions. C’est alors que « rugir », placé en tête du vers, accentue l’effet négatif et ironique. En outre, le procédé d’inversion, mettant en relief le deuxième hémistiche, devient doublement comique avec le mot « patois ». Or, au XVII e siècle, ce mot avait un sens beaucoup plus péjoratif qu’à l’heure actuelle.Voici la définition qu’en donne par exemple Richelet : « Sorte de langage grossier d’un lieu particulier et qui est différent de celui dont parlent les honnêtes gens » ; et il donne comme exemple : « Les provinciaux qui aiment la langue viennent à Paris pour se défaire de leur patois ». Impossible de témoigner plus de mépris pour les courtisans que de traiter leur langue de « patois ». D’autant plus ironique que c’est eux qui se prétendent « honnêtes gens ». La longue digression des vers 17-23 nous fait retrouver le monde des hommes et, nous faisant carrément sortir de la fable, nous conduit dans la société française de l’époque, et non seulement celle de Versailles. Il s’agit d’une 4 Richard Danner. Patterns of Irony in the ‹Fables› of La Fontaine. Athens, Ohio : Ohio University Press, 1985, 51. Voir aussi de ce même critique, « La Fontaine’s Dialogic World : A Bakhtinian Approach to Two Fables, » dans Refiguring La Fontaine. Tercentenary Essays. Edited by Anne L. Birberick. Charlottesville, VA : Rookwood Press, 1996 (EMF Monographs), 71-100 (sur Les Obsèques…, voir pp. 89-96). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 128 29.10.12 10: 29 <?page no="129"?> 129 Les Obsèques de la Lionne réflexion du poète sur la couche aristocratique de la société symbolisée par la Cour. Et pourtant, les critiques en général n’ont pas voulu voir là une métonymie. Ainsi par exemple, N. Richard écrit à ce sujet : « Pour La Fontaine, la cour constitue un pays spécial, une sorte de corps social où sous l’élégance des manières et du langage, se trament des intrigues et se livrent en secret des batailles sans trêve ni merci. Cette région, La Bruyère l’a bien explorée ; il l’a même située à Versailles, sans toutefois en écrire le nom » (Richard 128). 5 Il est vrai que le Poète définit la « Cour » comme un « pays », mais il s’agit d’une métonymie. Plus loin, y sera assimilé le « peuple », tandis que plus haut (v. 6), c’était la « province ». Il est au fond question de la France. Et cependant, tout le peuple n’est pas visé, mais bien une certaine couche de la société appelée, toujours par métonymie, « messieurs les Courtisans ». Avant de traiter ce « peuple » de « caméléon » (v. 21), La Fontaine en suggère l’idée dans les vers précédents par des mots et expressions antithétiques : « tristes »/ « gaies », « être »/ « paraître » et le chiasme « prêts à tout »/ « à tout indifférents ». Puis une double ironie réside dans l’expression « peuple caméléon » : d’abord par le procédé de l’apposition (juxtaposition des deux termes humain et animal) - n’oublions pas que le caméléon est un reptile -, ensuite à cause de l’étymologie de ce dernier mot, puisqu’en grec khamaileôn est un lion qui se traîne à terre. La métaphore a donc double sens : les courtisans, ou disons plutôt les aristocrates, sont des girouettes, et ce sont aussi des « lions » qui rampent, qui s’abaissent, qui sont vils - khamai suggérant la bassesse. Or, vu que dans la fable le Roi lui-même est un lion, il est autant visé que sa cour. Cette métaphore ironique est reprise dans le deuxième hémistiche où le « peuple » est comparé à un autre animal, le singe. Ici, l’allusion est faite à son manque de personnalité, puisqu’il ne sait qu’imiter ou contrefaire, et à son caractère burlesque et grotesque. De plus la répétition anaphorique de « peuple » auquel s’oppose un individu, le « maître » qui, détaché en fin du vers, souligne l’importance du nombre, justement pour montrer encore une fois qu’il n’est pas seulement question de quelques individus dans l’entourage du Roi, mais de toute une partie de la population. La même idée est exprimée dans le vers suivant : à « un » s’oppose « mille » : « On dirait qu’un esprit anime mille corps » (v. 22). Visiblement le Poète attaque le régime despotique où le Roi seul décide, mais il est aussi possible de voir dans ces vers une métonymie plus générale : « un » pour une minorité - ce serait la critique de l’oligarchie - et « mille » pour l’ensemble de la population : dans ce cas, le « peuple » ne serait plus métonymique, mais employé au sens littéral. Les « gens » au vers 23, signifiant tout un chacun, nous ferait pencher vers cette deuxième interprétation. 5 C’est l’auteur qui souligne. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 129 29.10.12 10: 29 <?page no="130"?> 130 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine La Fontaine se révolte contre l’aliénation générale, et partant d’une terminologie animale pour la décrire, il en arrive aux objets : « les gens » sont qualifiés de « simples ressorts ». À ce propos, tous les critiques qui se sont penchés sur notre fable ont remarqué l’allusion aux « animaux-machines » de Descartes. Ainsi, G. Couton, pour qui la satire lafontainienne concerne uniquement les courtisans, écrit : « Ils [les courtisans] obligent La Fontaine, révolté pourtant par l’idée cartésienne des animaux-machines, à croire à l’existence d’une race d’hommes-machines, dépourvus d’âme et tenant de l’extérieur la vie et le mouvement » (La Politique de La Fontaine 26). Mais le vers 23 ne dément pas l’anti-cartésianisme du Poète en ce qui concerne les « animaux-machines ». D’abord, La Fontaine, en mêlant hommes et animaux dans son langage, montre une fois encore que dans son esprit l’homme ne diffère pas de l’animal - il n’est pas question ici de développer cette idée, qui nous conduirait inévitablement à prouver que là aussi le Poète a une vision matérialiste et antireligieuse. La Fontaine ne fait pas allusion à une « race » d’hommes-machines, mais par une tournure métaphorique il veut souligner l’aliénation qui caractérise la vie des « gens ». Le début du vers, « c’est bien là », est en effet une allusion à la fameuse théorie cartésienne, mais le Poète la tourne implicitement en dérision en appliquant l’expression aux hommes aliénés. Ironiquement, il substitue aux « animaux-machines » l’expression d’« hommes-ressorts ». C’est plus ou moins en ces mêmes termes qu’Epicure parle de « la foule ». 6 Cette parembole a permis à La Fontaine de se dégager du milieu aristocratique qu’il raillait, pour faire une critique plus profonde, celle de l’aliénation générale, afin de susciter l’indignation des « gens » contre le régime louisquatorzien. L’opposition des intérêts et les antagonismes sociaux vont être à présent âprement discutés dans les vers 25 à 38. La parenthèse a eu aussi pour objet de préparer le lecteur à sympathiser pleinement avec le Cerf. Un tableau suffisamment écœurant de l’oligarchie et de la Cour nous a rendu déjà insensible au deuil royal. Dans cette parenthèse, enfin, l’auteur n’a pu éviter d’exprimer son pessimisme vis-à-vis de l’atmosphère spirituelle du pays 6 Voir par exemple l’emploi de ce mot dans les contextes suivants : « En ce qui concerne le hasard, le sage ne le considère pas, à la manière de la foule, comme un dieu » (Epicure 81) et « Ce n’est pas des vantards et d’habiles parleurs que forme la science de la nature, ni des gens qui font étalage de connaissances enviées par la foule, mais des hommes modestes » (Epicure 105). Ajoutons que le philosophe met dans la même catégorie méprisable « la foule » et « le souverain ». Par exemple, « Celui qui mène une vie indépendante ne peut pas acquérir de grandes richesses, parce que la chose n’est pas facile sans se mettre aux gages de la foule et du souverain » (Epicure 110). Il en est de même de La Fontaine lorsqu’il parle du « peuple » et du « prince ». Biblio17_203_s005-178AK2.indd 130 29.10.12 10: 29 <?page no="131"?> 131 Les Obsèques de la Lionne dans lequel il vit. Or, le brusque changement qui se produit après, redonne l’espoir : tout le monde n’est pas aliéné, puisque s’oppose à « tout son antre », à la « cour », au « peuple » et aux « gens », la voix courageuse et puissante du Cerf. Un demi-vers bref et sec, « Le Cerf ne pleura point » (v. 25), repris au v. 28 comme pour accentuer sa force, fait s’écrouler toute la pompe des funérailles. Toute l’amplification verbale de la première partie de la fable, où abondent les termes de douleur comme « mourir », « consolation », « affliction », « obsèques », et « cris », est soudain réduite à néant par l’effet dur et fort de ce petit hémistiche. Intervient alors l’épiphrase des v. 25-27, où le Poète, en détachant comme rejet le verbe « étrangler », en lui-même chargé de signification, en tête du vers 27, en souligne l’intense et réelle tragédie, ce qui neutralise l’effet malheureux lié à la mort de la Lionne. Celle-ci était une criminelle : que le lecteur ne la regrette pas, et qu’il ne compatisse point à la douleur de sa famille ! L’emploi dans ces vers du lexique humain (la « Reine », la « femme », le « fils ») et la mention de deux crimes, plutôt que d’un (et quels crimes ! ), amplifie l’effet voulu par l’auteur : implicitement, il invite même le lecteur à donner parfaitement raison au Cerf, qui se réjouit de la mort de la Reine. C’est la Nature qui « vengeait » le Cerf (v. 25), et c’était bien fait ! Tout ce passage, jusqu’au v. 38, est, en outre, plein d’allusions religieuses. Ce point est très important dans la mesure où pour le bourgeois La Fontaine, la noblesse, représentée par le Roi et la Cour, est inséparable de l’idéologie religieuse. Inconsciemment peut-être, le Poète fait-il la critique des deux ordres régnants : noblesse et clergé. Déjà plus haut, une première allusion était faite à la religion dans l’emploi du mot « temple », confondu avec « antre ». Dans les vers 30-38, elle est d’abord évoquée par « Salomon » (v. 30) : « La fureur du Roi est un messager de mort » (Proverbes 16 : 14) et « La terreur qu’inspire le roi est comme le rugissement d’un lion ; celui qui l’irrite pèche contre lui-même » (Proverbes 20 : 2). 7 Mais le fait est que le Cerf ne lisait pas la Bible (v. 32), ce qui est tout de même significatif. C’est un esprit antireligieux ou areligieux en tout cas. 8 Pour ce qui est du vers 31, nous ne partageons pas l’opinion de Couton, selon laquelle La Fontaine s’adresse à toutes sortes de rois. 9 Ce vers, en soulignant « et surtout celle du roi Lion », met justement le doigt sur certains rois, les grands despotes probablement. On sait 7 D’après La Bible, traduction de Louis Segond, 1963. 8 Etant un vrai artiste fabuliste, un individu visiblement très cultivé, toute hypothèse d’illettrisme serait à exclure. 9 Voir son allusion à cela dans La Politique de La Fontaine, p. 36, et notamment cette phrase : « Le plus acceptable des rois offerts par La Fontaine à notre choix est une poutre. » Biblio17_203_s005-178AK2.indd 131 29.10.12 10: 29 <?page no="132"?> 132 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine la sympathie que La Fontaine avait pour le gouvernement anglais et le roi d’Angleterre. L’allusion religieuse, « pour revenir à notre affaire », est poursuivie dans les mots « profanes » (v. 35), 10 « sacrés » (produisant un effet ironique avec « ongles », qui suggèrent les « griffes »), « immoler » (la Reine est alors conçue comme une divinité), et enfin les deux derniers mots, « augustes mânes ». 11 Ainsi la force, la richesse, la royauté sont toutes associées à la religion. D’autre part, s’oppose au « Monarque », le « Chétif hôte des bois » (v. 33). Un homme de condition modeste et même pauvre… et qui ne lit pas la Bible. Nous voyons bien que le Cerf n’est pas un courtisan indocile, comme certains l’ont cru. C’est un homme du peuple : « chétif » signifie, d’après Richelet, « pauvre », « misérable », et il est fort probable que La Fontaine l’entendait dans ce sens-là, et peut-être aussi dans le sens originel de « prisonnier » (chaitif < cactivus < captivus). Si les riches vivent dans les villes, châteaux et palais, le Cerf, lui, vit dans les bois, ce qui symbolise la campagne, et par métonymie la plupart des demeures populaires. En mettant l’accent sur le mot « hôte », le Roi fait allusion à son manque de propriété, ce qui renforce l’idée de pauvreté comprise dans l’épithète « chétif ». Nous entrons alors dans la dernière phase de la fable (l’épilogue non compris), phase d’une deuxième fable emboîtée dans la première. Ici encore, comme dans le Pouvoir des Fables (autre fable double), le Poète voudrait prouver l’efficacité de la fable comme moyen politique. C’est le machiavélisme qui sauve le Cerf. Il se sert d’un « mensonge » pour se tirer d’affaire, en exploitant le langage religieux, autrement dit en se servant de l’arme idéologique de l’adversaire (celle du Pouvoir). Au langage religieux du Roi, l’habile Cerf réplique plus religieusement encore. C’est le triomphe du machiavélisme : ce n’est pas la politique séditieuse et spontanée du bas peuple en général (nous songeons aux jacqueries continuelles de l’époque), mais celle réformiste et rusée d’une certaine bourgeoisie. Étudions ici cette politique dans les vers 39-51. Le Cerf qui ne lisait pas la Bible, le Cerf qui était naïf, le Cerf qui ne « pleurait point » la mort de la Reine par sincérité, le voilà qui change d’attitude devant la mort : il va alors lire la Bible, et il va, pour ne pas être bêtement immolé, se servir de ce même livre pour avoir la vie sauve. C’est pourquoi il commence son discours/ plaidoyer par une allusion 10 Du latin profanus, hors du temple. Voilà donc la reprise de ce mot sous une autre forme. 11 Rappelons qu’étymologiquement « auguste » signifie « consacré par les augures », et qu’un augure (du lat. augur) était dans l’Antiquité un prêtre chargé d’observer certains signes par les augures. Quant aux « mânes » (du latin manes), c’est l’ « âme des morts » dans la religion romaine. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 132 29.10.12 10: 29 <?page no="133"?> 133 Les Obsèques de la Lionne à l’Ecclésiaste : « Sire, le temps de pleurs/ Est passé… ». 12 Les termes religieux (« convoi », 13 « Champs Élysiens », « saints », « miracle » et enfin « apothéose ») sont indispensables au Cerf pour parvenir à sa fin. D’une façon implicite, La Fontaine explique en même temps que son point de vue sur la déification - entendons canonisation, vu la subreptice introduction du terme « saint », qui permet à l’auteur de confondre adroitement paganisme et christianisme 14 - et le « miracle », sa stratégie politique. Pour la moralité, la première idée était trop osée pour être mentionnée. La deuxième est, en partie, courageusement exposée. Et pourtant, malgré cette critique acerbe et évidente de l’idéologie religieuse, certains critiques continuent à être perplexes. C’est ainsi que Ph. Wadsworth écrit : « As the story ends one wonders whether La Fontaine has been pointing mainly at philosophical problems - ‹l’âme des bêtes› and the immortality of the human soul - or whether he has also asked some dangerous questions about the divinity of kings » (Wadsworth 1134). Enfin, ayant déjà présenté notre idée sur ce sujet, laissons ces lignes sans commentaire, pour exprimer au moins notre approbation avec un autre passage du même article de Wadsworth, concernant la portée de la fable en tant que genre littéraire, et la personnalité du Cerf qui est, comme l’Orateur athénien du Pouvoir des Fables, encore une image de poète, du Poète lui-même : « Remember that the desperate deer is also a skillful performer, an artist and storyteller ; he may symbolize poets generally or even this poet himself. If you have read widely in La Fontaine, you know that the word ‹mensonge› usually means a story or fiction and that it sometimes refers more specifically to fables - ‹les mensonges d’Ésope›, as he sometimes said. » (Wadsworth 1135) La fable se termine par une expression encore ironique, en retournant au langage animal, pour montrer la faiblesse spirituelle, la sottise ou la crédulité, comme on voudra, des « rois » : « ils goberont l’appât ». La fable se termine donc sur une note optimiste, victorieuse. Tout en les détestant et à juste titre, il faut se faire passer pour leur « ami » - dernier mot du Poète -, si l’on veut 12 « Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux : un temps pour naître, et un temps pour mourir… un temps pour pleurer, et un temps pour rire… » (L’Ecclésiaste 3 : 1-4). 13 Définition de Richelet : « terme d’Église : ce sont la plupart des Écclésiastiques d’une paroisse avec le curé ou le vicaire qui accompagnent un corps qu’on porte en terre, qui chantent et prient Dieu en l’accompagnant ». Ce mot a perdu aujourd’hui son sens religieux, si bien que Robert le définit comme « cortège » (ou cortège funèbre) ou « le fait d’accompagner en groupe ». 14 C’est le même procédé que celui d’intersection des plans humain et animal. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 133 29.10.12 10: 29 <?page no="134"?> 134 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine survivre et remporter la victoire… en politique. La politique machiavélique de La Fontaine, qui a d’ailleurs fait l’objet d’un livre par A. Siegfried, 15 se trouve être dans la bonne tradition de la bourgeoisie progressiste du XVII e siècle. 16 15 André Siegfried. La Fontaine, Machiavel français. Paris : Fragrance, 1950. Sur la politique chez le fabuliste, voir aussi Pierre Boutang. La Fontaine politique. Paris : J.-E. Hallier-Albin Michel, 1981. 16 Il serait fort intéressant de faire le parallèle entre cette fable et la fable 3 de ce même Livre VIII (Le Lion, le Loup et le Renard), dont il a déjà été question plus haut. Dans celle-ci, le Renard emploie la même politique que celle du Cerf : sa vie étant mise en danger par le Loup, il invente une « fable » dans le même esprit que celle du Cerf, pour tromper le tyran Lion. Le point le plus intéressant dans cette comparaison, c’est que le Renard se sert aussi du discours religieux, comme discours mensonger par excellence, pour avoir la vie sauve. Afin de justifier son absence à la Cour - rappelons que le Lion, devenu malade, avait « mandé » des médecins de partout, et que tous les courtisans flatteurs s’intéressaient à sa santé, sauf le Renard qui s’était tenu « clos et coi » -, il raconte au Roi qu’il avait été en pèlerinage faire un vœu pour la « santé » de sa Majesté : « Mais j’étais en pèlerinage ; / Et m’acquittais d’un vœu fait pour votre santé » (v. 18-19). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 134 29.10.12 10: 29 <?page no="135"?> L’Horoscope On rencontre sa destinée Souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter. Un père eut pour toute lignée Un fils qu’il aima trop, jusques à consulter Sur le sort de sa géniture 5 Les diseurs de bonne aventure. Un de ces gens lui dit, que des Lions surtout Il éloignât l’enfant jusques à certain âge : Jusqu’à vingt ans, point davantage. Le Père pour venir à bout 10 D’une précaution sur qui roulait la vie De celui qu’il aimait, défendit que jamais On lui laissât passer le seuil de son palais. Il pouvait sans sortir contenter son envie, Avec ses compagnons tout le jour badiner, 15 Sauter, courir, se promener. Quand il fut en l’âge où la chasse Plaît le plus aux jeunes esprits, Cet exercice avec mépris Lui fut dépeint : mais quoi qu’on fasse, 20 Propos, conseil, enseignement, Rien ne change un tempérament. Le jeune homme inquiet, ardent, plein de courage, À peine se sentit des bouillons d’un tel âge, Qu’il soupira pour ce plaisir. 25 Plus l’obstacle était grand, plus fort fut le désir. Il savait le sujet des fatales défenses ; Et comme ce logis plein de magnificences Abondait partout en tableaux, Et que la laine et les pinceaux 30 Traçaient de tous côtés chasses et paysages, En cet endroit des animaux, En cet autre des personnages, Le jeune homme s’émut, voyant peint un Lion. Ah ! monstre, cria-t-il, c’est toi qui me fais vivre 35 Biblio17_203_s005-178AK2.indd 135 29.10.12 10: 29 <?page no="136"?> 136 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Dans l’ombre et dans les fers. À ces mots, il se livre Aux transports violents de l’indignation, Porte le poing sur l’innocente bête. Sous la tapisserie un clou se rencontra. Ce clou le blesse ; il pénétra 40 Jusqu’aux ressorts de l’âme ; et cette chère tête Pour qui l’art d’Esculape en vain fit ce qu’il put, Dut sa perte à ces soins qu’on prit pour son salut. Même précaution nuisit au poète Eschyle. Quelque Devin le menaça, dit-on, 45 De la chute d’une maison. Aussitôt il quitta la ville, Mit son lit en plein champ, loin des toits, sous les cieux. Un Aigle qui portait en l’air une Tortue Passa par là, vit l’homme, et sur sa tête nue, 50 Qui parut un morceau de rocher à ses yeux, Etant de cheveux dépourvue, Laissa tomber sa proie, afin de la casser : Le pauvre Eschyle ainsi sut ses jours avancer. De ces exemples il résulte 55 Que cet art, s’il est vrai, fait tomber dans les maux Que craint celui qui le consulte ; Mais je l’en justifie, et maintiens qu’il est faux. Je ne crois point que la nature Se soit lié les mains, et nous les lie encor, 60 Jusqu’au point de marquer dans les cieux notre sort. Il dépend d’une conjoncture De lieux, de personnes, de temps ; Non des conjonctions de tous ces charlatans. Ce Berger et ce Roi sont sous même planète ; 65 L’un d’eux porte le sceptre, et l’autre la houlette : Jupiter le voulait ainsi. Qu’est-ce que Jupiter ? Un corps sans connaissance. D’où vient donc que son influence Agit différemment sur ces deux hommes-ci ? 70 Puis comment pénétrer jusques à notre monde ? Comment percer des airs la campagne profonde ? Percer Mars, le Soleil, et des vuides sans fin ? Un atome la peut détourner en chemin : Où l’iront retrouver les faiseurs d’horoscope ? 75 L’état où nous voyons l’Europe Mérite que du moins quelqu’un d’eux l’ait prévu ; Que ne l’a-t-il donc dit ? Mais nul d’eux ne l’a su. L’immense éloignement, le point, et sa vitesse, Biblio17_203_s005-178AK2.indd 136 29.10.12 10: 29 <?page no="137"?> 137 L’Horoscope Celle aussi de nos passions, 80 Permettent-ils à leur faiblesse De suivre pas à pas toutes nos actions ? Notre sort en dépend : sa course entre-suivie, Ne va, non plus que nous, jamais d’un même pas ; Et ces gens veulent au compas, 85 Tracer le cours de notre vie ! Il ne se faut point arrêter Aux deux faits ambigus que je viens de conter. Ce Fils par trop chéri ni le bonhomme Eschyle, N’ y font rien. Tout aveugle et menteur qu’est cet art, 90 Il peut frapper au but une fois entre mille ; Ce sont des effets du hasard. Avant de passer à l’analyse proprement dite de l’Horoscope, nous aimerions exprimer notre point de vue sur quelques articles critiques consacrés à la question de l’astrologie chez La Fontaine. Gohin avait tenté de prouver que La Fontaine était au fond un esprit religieux. 1 G. Tronquart a voulu, quant à lui, y ajouter la croyance du poète en l’astrologie. 2 Ce critique a ainsi voulu lancer un défi à tous ceux qui depuis longtemps font passer La Fontaine pour un disciple de Lucrèce et d’ Épicure. Or deux vers seuls ont permis à G. Tronquart de soutenir son idée et de considérer comme moins importants les poèmes où le fabuliste affiche une opposition évidente à l’astrologie. Rejetant ainsi catégoriquement le « commentaire traditionnel » et se proposant de faire une « lectio difficilior », il en arrive à affirmer que le vrai La Fontaine se trouve du côté de ces deux vers (29-30) du Songe d’un Habitant du Mogol (XI, 1 « Il peut paraître paradoxal et téméraire de parler de la religion de La Fontaine. Il n’a guère célébré ni pratiqué, en effet, que celle du plaisir ; il a même composé (Psyché) un hymne en l’honneur de la volupté qui permettait de le considérer comme un disciple d’ Épicure : de fait, on l’a classé d’emblée parmi les incrédules ; on a fait de lui un ‹esprit fort›, un ‹libertin› de marque. On a même osé écrire [et l’auteur cite Les Libertins en France au XVII e siècle de Perrens] : ‹La Fontaine et Molière sont la gloire du libertinage sans épithète. Dans la période effacée où ils l’honorent, le sentiment est trop vif chez eux de leur impuissance pour qu’ils tentent de lui faire reprendre le haut du pavé ; mais ils témoignent avec éclat de sa vitalité persistante.› (…) Formulé en termes tranchants, un tel jugement s’inspire plus de l’esprit de parti que de la vérité historique. Même avec des atténuations, il continuerait encore, au moins en ce qui regarde La Fontaine, une erreur » (F. Gohin. La Fontaine. Etudes et Recherches. Paris : Garnier Frères, 1937, 103). Gohin va même jusqu’à soutenir que La Fontaine n’était pas moins religieux que Racine (123). 2 G. Tronquart, « Notule sur La Fontaine et l’astrologie », XVII e Siècle, 60, 1963, 49-59. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 137 29.10.12 10: 29 <?page no="138"?> 138 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine 4), et non dans les fables comme l’Horoscope, les Devineresses (VII, 14), ou l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (II, 13). Il écrit ainsi : « Il n’est plus permis aujourd’hui d’en faire dans les classes un commentaire traditionnel, d’oser par exemple encore dire après H. Régnier que dans ‹M’occuper tout entier et m’apprendre des cieux/ Les divers mouvements inconnus à nos yeux,/ Les noms et les vertus de ces clartés errantes/ Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes›, La Fontaine avait purement et simplement oublié les Devineresses, l’Horoscope et l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, et qu’en conséquence les deux derniers vers n’étaient qu’une vague formule d’emblée poétique. » (Tronquart 49) Or, juste l’année précédant la parution de cet article, G. Couton était encore de ceux qui voyaient dans ces vers (27-30) du Songe d’un habitant du Mogol une « formule poétique », 3 et il n’était pas le seul. Nous sommes d’accord avec le fait que l’explication de « formule poétique » est insuffisante. Nous pensons même avec Tronquart que dans ces deux vers La Fontaine déroute le lecteur. Mais tout bien considéré, la question n’est pas si compliquée que cela : il faut dire que dans le Livre XI La Fontaine s’est déjà un peu éloigné du matérialisme épicurien, et qu’il tend même vers le mysticisme. Il se glissera de plus en plus dans cette voie. Il n’est pas nécessaire de recourir à la biographie pour s’en rendre compte ; ses écrits en sont le meilleur témoignage. Le fait est que La Fontaine ne demeure pas le même d’un bout à l’autre de son œuvre, si bien que si Gohin, Régnier, ou même Tronquart ont voulu trouver des analogies entre celle-ci et les écrits de Bossuet, ils ont pu le faire. Mais ne faudrait-il pas plutôt considérer dans un ouvrage la tendance prédominante ? En effet, comment peut-on attacher plus d’importance à deux vers plutôt vagues sur un sujet qu’à toute une série de poèmes explicites sur le même sujet ? L’interprétation de critiques comme Tronquart nous paraît alors tendancieuse. Ainsi, au lieu de prouver son idée, il se contente de justifier le soi-disant penchant du poète pour l’astrologie en essayant de convaincre le lecteur que la superstition n’était pas au fond une tare à cette époque-là, bien au contraire : « Etrange crédulité, dira-t-on, de la part d’un poète aussi intelligent ? Soit, mais crédulité qu’il partageait avec bon nombre d’esprits de son temps qui ne passent pas spécialement pour être des sots ! Son ami Boileau n’ouvret-il pas son Art Poétique sur cet avertissement capital, condition sine qua non de l’authentique poésie : ‹C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire 3 G. Couton écrit au sujet des vers dont parle Tronquart : « La Fontaine qui a refusé à l’astrologie toute réalité au cours d’une discussion sérieuse (VIII, 16, l’Horoscope), l’accepte ici à titre de thème poétique » (Édition des Fables, 530, n. 7). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 138 29.10.12 10: 29 <?page no="139"?> 139 L’Horoscope auteur/ Pense de l’art des vers atteindre la hauteur : / S’il ne sent point du ciel l’influence secrète,/ Si son astre en naissant ne l’a point formé poète›. » (Tronquart 52) Puis le critique, à l’aide de quelques citations indirectes et dégagées de leurs contextes, tient à prouver qu’en définitive Boileau, Corneille, Molière, Catherine de Médicis, Anne d’Autriche…, que tout le monde, enfin, croyait à l’astrologie, « que le passage des comètes et des éclipses semait encore la terreur aux XVII e , XVIII e , XIX e siècles, une terreur parfois comparable à celle de l’an mille et qui inquiétait même des doctes comme Bernouilli et le jeune cartésien Huyghens » (Tronquart 52-53). Mais cela n’est guère évident. En effet, de Gassendi à Bayle, en passant par Molière - que Tronquart range du côté des superstitieux, à partir d’une vague citation d’un personnage de l’Ecole des Maris, 4 et sans tenir compte par exemple de la raillerie des astrologues dans les Amants Magnifiques -, une lutte scientifique de grande ampleur a eu lieu tout au long du XVII e siècle en France. Tronquart rejoint ensuite Gohin en voulant rapprocher La Fontaine des jansénistes : il prétend ainsi que si La Fontaine croyait à l’astrologie, c’était par humilité religieuse. 5 Cette même argumentation religieuse permet au critique de résoudre le problème des poèmes anti-astrologiques, comme l’Horoscope. Si le fabuliste a écrit des poèmes comme l’Horoscope, c’est peut-être aussi, se demande le critique, l’influence du « gassendisme fort en vogue à l’époque » (Tronquart 58). Dans un article publié deux ans après celui de Tronquart, B.S. Ridgely a voulu montrer que La Fontaine était contre l’astrologie judiciaire, mais non contre l’astrologie météorologique : « It may be recalled that in La Fontaine’s day, astrology had two main divisions, judicial and natural. The former claimed to predict the future of men and notions by observations of the positions and aspects of the heavenly bodies. The latter included both a meteorological branch, concerned with forecasting inanimate phenomena such as seasonal and weather changes, and a medical branch, which made diagnoses and advised treatments according to astrological data. As will be seen, La Fontaine sought to refute only ‹astrologie judiciaire› ; he apparently considered ‹astrologie météorologique› a legitimate science, and seems never to have mentioned ‹astrologie médicale›. » 6 4 « Au sort d’être cocu son ascendant l’expose ». 5 « Des raisons d’ordre religieux. Comme Montaigne, il se contente d’être simplement homme, il n’a pas l’outrecuidance de certains dans les pouvoirs indéfinis de la raison et de la science humaine » (Tronquart 55). 6 Beverly S. Ridgely, « Astrology and Astronomy in the Fables of La Fontaine », PMLA, vol. LXXX, 3. June 1965, 181, n.8. Notons qu’en ce qui concerne l’astrologie médicale, une allusion y est faite par exemple dans le mot « charlatan », employé Biblio17_203_s005-178AK2.indd 139 29.10.12 10: 29 <?page no="140"?> 140 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Sur ce point, il est du même avis que G. Couton, qui note de son côté : « La Fontaine ne croit pas à l’astrologie judiciaire et à ses prédictions, mais il garde l’idée d’une influence astrale aux effets inconnus et incommensurables (‹certaines influences›) ». 7 Après tout, si l’on se rapporte à Richelet, l’astrologie est une science, alors que l’astrologie judiciaire n’en a que la prétention. Le lexicographe définit l’astrologie comme « science qui considère la qualité et la vertu des signes et planètes avec les effets que ces signes et ces planètes produisent sur les choses de la terre. » Il la distingue de l’astronomie, « science qui considère la grandeur, les mesures et le mouvement des étoiles et des corps célestes. » Mais il donne la définition suivante pour « l’astrologie judiciaire » : « science par laquelle on prétend prédire l’avenir en observant les astres. » Comme La Fontaine, Richelet n’y croit pas : ce qu’il entend par astrologie correspond à l’astrologie météorologique, mais il ne mentionne pas cette expression, pas plus que celle d’astrologie médicale. Ce qui nous frappe dans l’article de Ridgely, c’est que lui aussi essaie de montrer la prédominance du sentiment religieux chez l’auteur des Fables dans son attitude envers l’astrologie. Lui aussi commence son article par citer les fameux vers du Songe d’un habitant du Mogol. Si, selon Ridgely, La Fontaine renie les devins, c’est parce que la religion s’y oppose : « For christians, however, fate or destiny is really Divine Providence, whose purpose and working can be known only to God. It is therefore both impious and foolish for man to believe that his future is written in the positions and aspects of the heavenly bodies. The only ‹influences› of the latter upon the earth and its creatures are regularly recurring physical ones, within the province of the science which La Fontaine’s age called ‹astrologie météorologique›. » (Ridgely 182) Il ajoute toutefois que des vers comme ceux du Songe… ne sont qu’apparentes contradictions et que le poète n’y parlait pas avec conviction : dans l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (II, 13). Ridgely analyse cette fable dans son article, mais ne fait pas attention à ce terme : « Charlatans, faiseurs d’horoscope,/ Quittez les Cours des Princes de l’Europe ; / Emmenez avec vous les souffleurs tout d’un temps » (v. 39-41). Un « charlatan » était en effet un médecin/ apothicaire traditionaliste au XVII e siècle, ce dont se moque également Molière. Richelet le définit ainsi : « Celui qui vend publiquement des drogues et dit mille mensonges de leur vertu pour les mieux débiter. » Et Furetière : « Faux médecin qui monte sur le théâtre en place publique ». Dans les vers plus haut cités, La Fontaine, comme on le voit, attaque toutes sortes de « charlatans » : le médecin/ apothicaire, l’astrologue au sens général (« faiseur d’horoscope ») et l’alchimiste (« souffleurs »). 7 G. Couton. Édition des Fables, 423. n. 7. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 140 29.10.12 10: 29 <?page no="141"?> 141 L’Horoscope « There would be no point in dwelling upon what is but an apparent contradiction in La Fontaine’s opinion of judicial astrology. It was, after all, only natural for him to include astrological themes and jargon in his work, incidentally and often playfully, as pleased him and as he thought would please his readers. » (Ridgely 185) Dans un article consacré à l’Horoscope, Patrick Dandrey rejoint lui aussi, dans une certaine mesure, G. Tronquart. Il s’est bien gardé de faire de La Fontaine un défenseur de l’astrologie, surtout en se basant sur cette fable, mais il n’a pas non plus éliminé cette hypothèse. Or une interrogation fort pertinente sur la structure ambiguë de la fable a été le point de départ de l’analyse de Dandrey : « Pourquoi deux récits, alors que le second n’ajoute rien aux enseignements apparents du premier ? C’est la question que l’on peut poser. Elle n’est pas la seule : seconde contradiction, le développement qui suit les deux récits s’attache à montrer la vanité de l’astrologie et à ruiner ainsi les illustrations qui le précèdent. » 8 Alors, à partir de l’étude de Couton, dans La Poétique de La Fontaine, concernant la parenté de la fable avec l’emblème, Dandrey la rapproche aussi du pensum, auquel elle est « redevable » par sa « nature », et par une habile analyse rhétorique il parvient à justifier l’ambiguïté existant apparemment dans la structure formelle de l’Horoscope. 9 Cela conduit le critique à conclure que le contenu de la fable est aussi ambigu, et que La Fontaine est à la fois attiré par l’irrationnel et le rationnel. La Fontaine aurait voulu montrer dans l’Horoscope que la vérité réside à la fois dans le discours mythologique, irrationnel, et dans celui du discours scientifique rationnel. Il avance même que cette ambivalence est inhérente au genre même de la fable, et que si le poète est attiré par la « liberté rationnelle », il « pense l’atteindre par la partition entre magie et science, en assumant l’irrationnel en termes rhétoriques, sous la forme du jeu de mots » (Dandrey 285). Il ajoute que si « La Fontaine ne rejette pas l’irrationnel, il se plaît au contraire à faire rêver, mais toujours en contrôlant le vertige de l’imaginaire » (Dandrey 285). Il termine son article en soulignant la « plurisignification de la fable », tout comme Tronquart qui déclarait pour finir : « le débat est ouvert » (Tronquart 59). 10 8 Patrick Dandrey, « La fable double de l’Horoscope : une poétique implicite de La Fontaine », XVII e Siècle. Juillet-septembre 1979, n. 124, 278. 9 « …le paradoxe du redoublement inutile et de la négation interne, dans un genre marqué par l’économie des effets et la logique des enchaînements » (Dandrey 278). 10 Il n’est pas question d’oublier l’apport de Dandrey en ce qui concerne la rhétorique de L’Horoscope. Sa réflexion sur la forme de la fable est dans l’ensemble d’un grand intérêt, mais c’est essentiellement sur sa conclusion, en ce qui concerne le contenu, que nous ne le suivons pas tout à fait. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 141 29.10.12 10: 29 <?page no="142"?> 142 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Ph. Bousquet et A. Brémond ont distingué deux attitudes différentes chez La Fontaine vis-à-vis de l’astronomie. Selon eux, jusqu’en 1672 le poète était aristotélicien sur ce plan-là, comme il le montre par exemple dans la fable de L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, mais lorsqu’il commence à fréquenter le salon de Madame de La Sablière où il rencontre certains savants comme Roberval et Bernier, il devient défenseur des théories modernes de Copernic et de Galilée. 11 L’impact de Bernier et de son Abrégé de la Philosophie de M. Gassendi sur le fabuliste nous est encore une fois rappelé par Bousquet et Brémond (68). Ainsi, ces critiques parviennent à leur tour à mettre en évidence un matérialisme du type épicurien chez le poète, lequel contrariait l’idéologie (croyances religieuses et politiques) de l’Église et du clergé traditionnel. 12 En effet, « Affirmer l’héliocentrisme ou l’atomisme, fût-ce par la bouche d’un Démocrite fou [allusion à la fable de Démocrite et les Abdéritains] ou derrière un masque, revient à prendre position dans un débat qui, quelques décennies auparavant, faillit conduire Galilée à la mort » (Bousquet et Brémond 70). En fait, l’intérêt principal de cet article réside dans le fait qu’il révèle les intentions cachées du poète, lequel, à travers une réflexion sur la science, exprime aussi allusivement ses idées politiques. Or nous constatons que celles-ci, en s’opposant à celles d’un ordre clérical conservateur et fidèle à l’idéologie féodale, apportent de l’eau au moulin d’une classe bourgeoise et progressiste, celle qui annonce justement les « philosophes » révolutionnaires du siècle suivant. C’est bien aussi dans ce sens que la question politique, à propos de L’Horoscope, est abordée par J. Grimm. 13 * Nous pourrions diviser la fable en deux parties : 1) v. 1-54, et 2) v. 55-92. Dans la première, le poète se place dans la perspective populaire, qui se confond avec celle de l’idéologie traditionnelle (l’Eglise féodale) encore forte mais en conflit avec celle de la bourgeoisie progressiste. Il commence alors par se servir du langage de l’idéologie qu’il veut critiquer en soulignant le 11 Philippe Bousquet et Alain Brémond, « La Fontaine et l’astronomie : une science au service d’une poétique ? » Le Fablier 17, 2005-2006, 65-72. 12 J.-P. Collinet notait de son côté : « La Fontaine reprend ici [dans L’Horoscope] le problème examiné à la suite de L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits (Livre II, 13 ; p. 87-88), mais selon une perspective plus nettement épicurienne. Comme Lucrèce (De natura rerum, livre I, v. 103-107), il dénonce le danger de croire aux menaçantes prédictions des devins, même si quelques-unes par hasard se réalisent » (Éd. des Œuvres complètes de La Fontaine I, 1207). 13 Jürgen Grimm. Le ‹dire sans dire› et le dit. Études lafontainiennes II. Paris : P.F.S.C.L., 1996 (Biblio 17, 93), 172-174. Le critique y compare La Fontaine avec Voltaire (173). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 142 29.10.12 10: 29 <?page no="143"?> 143 L’Horoscope mot « destinée », à connotation religieuse, 14 dans le premier vers, auquel s’opposera le mot « hasard », terme matérialiste et dernier mot du poème. Pour la même raison, l’adverbe « souvent » (v. 2) s’oppose à « une fois entre mille », symétriquement situé au v. 91, c’est-à-dire l’avant dernier de la fable. La raison de cette opposition est essentiellement d’ordre dialectique. La Fontaine oppose volontiers le raisonnement astrologique au raisonnement scientifique. Afin de renforcer sa propre argumentation à lui, il présente sa thèse après celle de l’adversaire, après donc l’antithèse, 15 et en réservant même davantage de place à celle-ci - 54 vers, tandis que son propre discours à lui n’en compte que 38 -, outre le fait qu’il met l’accent sur l’adverbe « souvent », et offre même un deuxième exemple à l’appui de la conception populaire. N’est-ce pas une figure de pensée, la « concession », puisque rhétorique il y a, que La Fontaine emploie là ? 16 Le double exemple a donc pour utilité de mieux mettre en valeur l’argument opposé, afin de le réfuter plus fortement après, ce qui n’entame guère d’ailleurs l’explication proposée par Dandrey. 17 Le poète voudrait conclure que malgré tous ces exemples, l’astrologie est toujours à ses yeux sans fondement logique, et donc réfutable. Nous n’allons pas trop insister sur les deux récits. Le fabuliste les conte de telle sorte que le lecteur en demeure surpris : le père qui ne laisse pas sortir son fils, de peur qu’il soit tué par un lion, ne peut empêcher le sort de s’accomplir malgré tout. C’est finalement par un lion, même s’il s’agit d’une image, que le fils est tué. Phénomène tout de même extraordinaire ! Il en est de même dans l’exemple suivant : Eschyle fuit les maisons parce qu’un devin lui avait dit qu’il mourrait « de la chute d’une maison ». Et le même phénomène incroyable se produit, puisque même dans un désert sans 14 Richelet définit la « destinée » comme synonyme de « destin », ce qui est : « Certaine suite et ordre de la providence qui fait que les choses arrivent infailliblement. » [« Providence » signifie Dieu et sagesse éternelle, toujours d’après Richelet.] 15 Nous employons ces termes dans leur sens kantien et non hégélien. 16 « Concession » ou « paromologie » : « Moment du discours où on admet jusqu’à un certain point le bien-fondé des arguments adverses, pour mieux les réfuter » (H. Suhamy. Les Figures de Style. Paris : PUF, 1981, 120). 17 Rappelons que pour P. Dandrey il s’agit, dans le premier récit, d’un exemple de « métonymie du signe pour la chose signifiée : entre le lion de tapisserie et l’animal qu’on lui interdit de chasser, le jeune homme devrait voir un simple rapport de ressemblance (métaphorique) ; mais il l’ignore et le refuse, au profit d’un rapport de contiguïté, verbale et gestuelle… Le second récit, rapproché du premier par le fabuliste, le complète en inversant ses formes. (…) Eschyle succombe à l’analogie verbale, qui fait équivaloir la tortue à une maison. (…) Les deux récits développent donc une analyse comparée des fondements de la rhétorique : le premier, le rapport de contiguïté, le second, les deux formes extrêmes du rapport d’analogie » (« La fable double de l’Horoscope », 280-281). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 143 29.10.12 10: 29 <?page no="144"?> 144 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine maison, c’est bien une maison qui lui tombe sur la tête - maison symbolisée par la « tortue ». 18 Mais ce qui nous paraît le plus intéressant, c’est le langage ironique de La Fontaine dans la façon de conter ces récits tragiques. À l’ironie du sort s’ajoute celle de l’intonation : par exemple dans le premier apologue l’attitude héroïque du jeune homme, qui attaque une image de tapisserie, est donquichotesque - voir le ton tragique du jeune homme qui fait rire, vu la situation : « Ah ! monstre, cria-t-il, c’est toi qui me fais vivre Dans l’ombre et dans les fers. À ces mots, il se livre Aux transports violents de l’indignation, Porte le poing sur l’innocente bête. » (v. 35-38) Aux trois alexandrins épiques, où la tragédie est suggérée par les deux exclamations du début et de la fin du propos du jeune homme, les termes « monstre », « crier », « ombre », « fers », « transports violents », « indignation », et enfin l’acte final du « poing », succèdent deux mots, qui par leur brièveté, tourne cette « tragédie » en dérision : « l’innocente bête » - mots mis en valeur comme deuxième mesure d’un décasyllabe. L’ironie se poursuit grâce au contraste produit par le vers suivant : à « l’innocente » (entendons inoffensive) s’oppose le « clou ». Changement de mètre aussi : le retour au tragique ramène le vers de douze syllabes. L’ironie est également présente dans le deuxième récit : le crâne chauve du poète est déjà sans doute un indice comique, mis en valeur par la répétition à la fin de deux vers qui riment (v. 50 et 52) : « sa tête nue »/ « étant de cheveux dépourvue », et par sa comparaison avec un rocher. Quant à l’ironie résidant dans le vers 54, elle a déjà été signalée par H. Régnier et G. Couton. 19 Ces indices d’ironie et d’humour dénotent à notre sens le manque de foi de l’auteur dans la logique astrologique, laquelle il essaie de présenter pourtant de la manière apparemment la plus convaincante possible. Deux autres points nous paraissent aussi importants à noter à propos des deux fables. D’abord, en ce qui concerne la digression des vers 20-22 : « (…) mais, quoi qu’on fasse, Propos, conseil, enseignement, Rien ne change un tempérament. » 18 H. Régnier rappelle dans une note, à ce propos, ces vers de Ronsard dans lesquels les tortues sont qualifiées de « Porte-maisons » : « Porte-maisons qui toujours sur le dos/ Ont leur palais, leur lit et leur repos. » (H. Régnier, éd. des Fables, t. II., 295, n. 25.) 19 À propos de « sut », Régnier note : « Remarquable exemple de ‹savoir› avec nuance ironique, eut à force de prudence, l’art d’avancer ses jours, sa fin » (Éd. des Fables 295, n. 23). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 144 29.10.12 10: 29 <?page no="145"?> 145 L’Horoscope Est-ce le poète qui parle ici, ou est-ce le discours du croyant à l’astrologie ? Il est difficile de répondre d’emblée à cette question, mais après réflexion, nous sommes tenté de croire que ce n’est pas La Fontaine. En exprimant le fait que c’est la destinée qui détermine la personnalité d’un individu, et que l’éducation et le milieu ne comptent par conséquent pour rien, le poète qui se veut didactique se contredirait. La digression doit être donc celle d’un fataliste et rejoindre le discours de l’apologue. Le deuxième point, c’est au sujet des symboles « lion » et « aigle » : les pauvres victimes des deux récits meurent, l’un par un « lion » et l’autre par un « aigle ». Or ces deux animaux symbolisent la royauté. Ainsi, dans la vision fataliste, présentée par La Fontaine dans la première partie de l’Horoscope, le système politique aussi est figé, et la tyrannie du roi éternelle. En remettant en question cette conception pessimiste dans la deuxième partie de sa fable, le poète rejette le déterminsme historique et la fixité du pouvoir. Le discours du poète lui-même, l’antithèse du double apologue, sera alors celui de la science et de la liberté politique par déduction. La conjonction « mais », mise en tête du vers 58, annonce la réfutation de ce qui a été dit jusque-là. Celle-ci est fortement et énergiquement soulignée dans le deuxième hémistiche, « et maintiens qu’il est faux ». Malgré les deux exemples extraordinaires du jeune homme et d’Eschyle, 20 le poète refuse de croire à l’horoscope. Cette attitude de défi, qui pourrait être aussi exprimée envers les « miracles », La Fontaine la soutient au nom de la logique scientifique. Voici comment : d’abord, il avance le mot « nature », mot qui porte l’accent à la fin du vers 59, et qu’il oppose indirectement à la Providence (Dieu), à laquelle se rattache le mot « destinée ». Par la répétition du verbe « lier », il associe l’« asservissement » à la Providence, et la « liberté » à la « nature » : « Je ne crois point que la nature Se soit lié les mains, et nous les lie encor, Jusqu’au point de marquer dans les cieux notre sort. » (v. 59-61) Ensuite, par une paronomase ironique, il oppose la réalité sociale - La Fontaine fait preuve d’une conscience historique incontestable - au discours idéaliste, imaginaire des astrologues : « Il dépend d’une conjoncture De lieux, de personnes, de temps ; Non des conjonctions de tous ces charlatans. » (v. 62-64) 20 Une autre raison du double exemple est à notre sens le fait que le premier concerne un personnage fictif et le second un personnage réel, historique. Cela aurait pour effet de rendre plus convaincant encore l’argument fataliste (procédé de concession déjà mentionné). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 145 29.10.12 10: 29 <?page no="146"?> 146 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine On songe déjà à la sociologie de Taine, lequel fit d’ailleurs sa thèse de doctorat sur Les Fables de La Fontaine. Le jeu de mots conjoncture/ conjonction est une autre façon d’opposer le concept matérialiste de « hasard » à celui idéaliste de « destinée ». La « conjoncture », c’est, nous dit Richelet « une certaine rencontre bonne ou mauvaise dans les affaires » (« affaire » signifiant « chose »), alors que la « conjonction », « c’est la rencontre de la Lune avec le Soleil sous un même degré du Zodiaque », dans le langage astrologique. Dans les vers 65-68, l’allusion se fait politique : tout à l’heure, dans les deux récits, dans la vision précédente, la politique aussi était déterminée et figée. Ici, le poète remet en question cette idée : si l’un est « berger » et l’autre « roi », ce n’est pas à cause de la volonté divine, c’est par le hasard et les circonstances historiques et sociales. Ainsi, la critique de l’astrologie touche aussi indirectement celle de la vision politique des classes dominantes et conservatrices : « Ce Berger et ce Roi sont sous même planète ; L’un d’eux porte le sceptre et l’autre la houlette : Jupiter le voulait ainsi. Qu’est-ce que Jupiter ? Un corps sans connaissance. » (v. 65-68) La Fontaine marque son opposition à cette inégalité sociale, d’abord par le parallélisme ironique existant dans « sceptre »/ « houlette », 21 et ensuite par tout le vers 68 : le ton interrogatif, chargé de mépris, du premier hémistiche suivi de l’équivoque et ironique « un corps sans connaissance ». Le poète associe la religion à la royauté, toutes deux symbolisées par Jupiter. Il s’agit d’une antanaclase : dans le vers 67, Jupiter est le Dieu ; dans le vers suivant, il est la planète. Cette figure permet au poète de réfuter la croyance religieuse : (le) dieu confondu avec un objet. L’expression, « un corps sans connaissance », peut être aussi alors entendue comme une syllepse, d’où l’ironie. Le sens second (figuré) serait que les rois ou les représentants de la religion sont des ignorants, « sans connaissance ». 22 21 Rappelons que « sceptre » vient de sceptrum, du grec skêptron, c’est-à-dire « bâton ». Le sceptre ne vaut donc pas, étymologiquement, mieux que la houlette ; il ne lui est pas supérieur. L’égalitarisme s’exprime par le procédé métonymique (emblématique). 22 P. Dandrey ne serait pas du tout d’accord avec notre interprétation, lui qui écrit : « A vrai dire, le ton n’est pas véritablement celui de l’ironie (souligné par l’auteur), figure-clef du contraste ; à peine peut-on retenir une paronomase (‹notre sort dépend d’une conjoncture et non des conjonctions de tous ces charlatans›) et une antiphrase (la définition de Jupiter, traditionnelle image de Dieu et du Roi, comme un ‹corps sans connaissance› : la planète supplante, par extraordinaire, le symbole mythologique). Tout cela ne suffit pas à définir une rhétorique du contraste ; si contraste il y a, ce n’est pas dans la dimension d’une déception : à la place de la Biblio17_203_s005-178AK2.indd 146 29.10.12 10: 29 <?page no="147"?> 147 L’Horoscope En démystifiant l’origine sacrée des rois, en soulignant le fait qu’ils ne sont que des hommes, au même titre que les bergers (« ces deux hommes-ci », v. 70), La Fontaine exprime implicitement son point de vue sur l’origine des inégalités sociales : tout est question de « conjoncture ». Or, puisque la volonté de « Jupiter » (pris dans le double ou triple sens, si on veut bien confondre paganisme et christianisme) n’y est pour rien, on peut conclure que cette situation est transformable. Du vers 68 au vers 75, nous remarquons une suite de points d’interrogation, ce qui est inhabituel : suite de questions sur la connaissance physique du monde (v. 71-73) et sur celle des sociétés humaines (v. 65-66 et v. 70), où par le biais de la critique astrologique (v. 75), toute explication idéaliste du monde semble rejetée. Les vers 73-74 nous font retrouver l’atomisme épicurien : d’ailleurs, toute la lutte anti-astrologique et scientifique de la fable est fidèle aux écrits du philosophe grec. Cependant, en ce qui concerne ces vers en particulier, nous pensons en premier lieu à Gassendi, grâce à ces lignes de l’Abrégé de Bernier que nous rappelle R. Jasinski : « … les atomes supposent un vide où ils puissent évoluer. Ou il faut priver tous les corps de mouvement ou il faut dire qu’entre les choses il y a des vides répandus qui en cédant donnent moyen aux mobiles de commencer à se mouvoir. » 23 Puis, en opposant les « vides sans fin » à « un atome », La Fontaine tient un propos semblable à celui de Pascal sur « les deux infinis », afin de souligner l’ignorance et la petitesse des hommes. C’est leur conclusion qui est différente : de l’une découle la vanité de l’esprit idéaliste (religieux) ; de l’autre, la vanité de l’esprit matérialiste (irréligieux). Ironie encore aux vers 74-75 : un rien représenté par l’ « atome » peut démolir toute la « science » des « faiseurs d’horoscope », en faisant changer de direction l’« influence » à laquelle se rapportent les deux pronoms compléments « la ». Les derniers vers du poème nous ramènent aux récits plus haut contés, autrement dit à la thèse astrologique : Le poète les qualifie d’ « ambigus » (v. 88), jetant ainsi un sentiment de doute 24 confirmation attendue, une dénégation circonstanciée surgit ; mais dire que son contenu d’expression illustre les lois rhétoriques d’opposition serait abusif. La pauvreté même de l’appareil rhétorique dans ce développement nous invite à lui envisager un tout autre rôle : celui de représenter, face au sens figuré illustré dans les récits, le pôle complémentaire du sens littéral » (« La fable double de l’Horoscope », 281). 23 R. Jasinski, « Sur la Philosophie de La Fontaine… », 320. Jasinski écrit qu’ « un tel vers (v. 73) semble bien prouver que La Fontaine admet cette conséquence nécessaire de la doctrine et rejette la matière subtile de Descartes. » 24 ambigere signifie « être incertain ». Biblio17_203_s005-178AK2.indd 147 29.10.12 10: 29 <?page no="148"?> 148 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine sur leur véracité, et il exhorte le lecteur à n’y attacher aucune importance. Et même si c’était vrai, dit-il, cela ne prouverait absolument rien (v. 90). L’astrologie est simplement qualifiée d’ « art aveugle et menteur » (v. 90). Biblio17_203_s005-178AK2.indd 148 29.10.12 10: 29 <?page no="149"?> Le Bassa et le Marchand Un Marchand grec en certaine contrée Faisait trafic. Un Bassa l’appuyait ; De quoi le Grec en Bassa le payait, Non en Marchand : tant c’est chère denrée Qu’un protecteur. Celui-ci coûtait tant, 5 Que notre Grec s’allait partout plaignant. Trois autres Turcs d’un rang moindre en puissance Lui vont offrir leur support en commun. Eux trois voulaient moins de reconnaissance Qu’à ce Marchand il n’en coûtait pour un. 10 Le Grec écoute : avec eux il s’engage ; Et le Bassa du tout est averti : Même on lui dit qu’il jouera s’il est sage, À ces gens-là quelque méchant parti, Les prévenant, les chargeant d’un message 15 Pour Mahomet, droit en son paradis, Et sans tarder. Sinon ces gens unis Le préviendront, bien certains qu’à la ronde Il a des gens tout prêts pour le venger. Quelque poison l’envoira protéger 20 Les trafiquants qui sont en l’autre monde. Sur cet avis le Turc se comporta Comme Alexandre ; et plein de confiance Chez le Marchand tout droit il s’en alla ; Se mit à table : on vit tant d’assurance 25 En ses discours et dans tout son maintien, Qu’on ne crut point qu’il se doutât de rien. Ami, dit-il, je sais que tu me quittes ; Même l’on veut que j’en craigne les suites ; Mais je te crois un trop homme de bien : 30 Tu n’as point l’air d’un donneur de breuvage. Je n’en dis pas là-dessus davantage. Quant à ces gens qui pensent t’appuyer, Ecoute-moi. Sans tant de dialogue, Et de raisons qui pourraient t’ennuyer, 35 Biblio17_203_s005-178AK2.indd 149 29.10.12 10: 29 <?page no="150"?> 150 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Je ne veux te conter qu’un apologue. Il était un Berger, son Chien, et son troupeau. Quelqu’un lui demanda ce qu’il prétendait faire D’un Dogue de qui l’ordinaire Etait un pain entier. Il fallait bien et beau 40 Donner cet animal au Seigneur du village. Lui Berger pour plus de ménage Aurait deux ou trois Mâtineaux, Qui lui dépensant moins veilleraient aux troupeaux Bien mieux que cette bête seule. 45 Il mangeait plus que trois : mais on ne disait pas Qu’il avait aussi triple gueule Quant les Loups livraient des combats. Le Berger s’en défait : il prend trois Chiens de taille À lui dépenser moins, mais à fuir la bataille. 50 Le troupeau s’en sentit, et tu te sentiras Du choix de semblable canaille. Si tu fais bien, tu reviendras à moi. Le Grec le crut. Ceci montre aux Provinces Que, tout compté, mieux vaut en bonne foi 55 S’abandonner à quelque puissant roi, Que s’appuyer de plusieurs petits princes. Autre fable double. La première, celle du narrateur est toute en décasyllabes, de même que l’épilogue. La deuxième, contée par le Bassa, est une combinaison d’alexandrins et d’octosyllabes. Voici le plan de cette fable essentiellement politique, située elle aussi à peu près au milieu du livre VIII : v. 1-36, premier récit ; v. 37-51, deuxième récit ; v. 51-54, conclusion du Bassa ; v. 54-57, conclusion du poète. Métonymie et synecdoque dès le titre : Bassa (ou Pacha) pour le Roi ; en conséquence, métonymie de lieu : la Turquie pour la France. Quant au « Marchand », une synecdoque pour les marchands, et par voie de déduction la bourgeoisie d’affaires, et même la bourgeoisie tout court. Les premiers vers nous rappellent la situation économique de la France à l’aube de l’ère capitaliste. Il s’agit des rapports entre la royauté et la bourgeoisie, marchande en l’occurrence : la protection du Roi, vu ses propres intérêts et ceux de sa classe d’un côté, les difficultés des marchands, à cause des pressions fiscales, de l’autre. Par le moyen de l’ironie, son arme préférée, La Fontaine plaide pour la cause bourgeoise, en insistant sur le mécontentement des marchands et en critiquant le Roi (entendons l’Etat), qui malgré son soutien, les exploite. L’ironie est présente, en premier lieu, dans l’opposition « en Bassa »/ « en Marchand » (v. 3-4), ce qui souligne l’inégalité dans les rapports, et la métonymie qui consiste à désigner le moyen d’échange des marchandises par le nom des Biblio17_203_s005-178AK2.indd 150 29.10.12 10: 29 <?page no="151"?> 151 Le Bassa et le Marchand personnes. Ensuite, par le procédé inverse, en réifiant le « protecteur » qui est traité de « denrée » ! L’ironie mise à part, c’est se placer du point de vue du Marchand, en utilisant son langage, inconscient ou conscient, puisque dans l’esprit du capitaliste, l’individu « protecteur », tout Pacha ou Roi qu’il soit, n’est qu’une marchandise comme une autre. Le participe « plaignant », qui met fin au premier segment thématique de la fable, souligne le bien-fondé de la cause bourgeoise. 1 Deuxième segment : le poète présente maintenant les rapports entre le régime politique décentralisé, d’esprit féodal, représenté par les trois Turcs, et la bourgeoisie. Bien que ce système soit déclinant, il se présente apparemment plus avantageux au Marchand de la fable. Cette supériorité apparente se fait d’abord voir par le biais du langage raffiné des petits princes : ils ne demandent au Marchand, en échange de leur « appui », que de la « reconnaissance » (v. 9). Cependant le bourgeois, qui n’est pas dupe, l’entend bien en termes d’argent : d’où le verbe « coûter » (v. 10). Là où il est pris au piège, c’est lorsqu’il croit que trois protecteurs, au lieu d’un et coûtant moins cher, feront mieux son affaire : il ne fait pas attention à la qualité de la « denrée ». Faisant alors preuve de naïveté dans ce cas, le Grec décide de quitter le Bassa et de collaborer avec les trois seigneurs. Traduction : le bourgeois, sous la pression du pouvoir centralisé (monarchie louis-quatorzienne), préfère un moment retourner à l’ancien temps. Erreur, va prouver le fabuliste qui utilise à dessein le procédé de concession : le vieux système a même été présenté plus avantageusement que le nouveau. Son apparence est plus belle. Troisième segment : quelle doit être l’attitude du régime centralisateur du « Bassa » face à la rébellion féodale (qu’on songe à la Fronde) ? Doit-il suivre les conseils d’un Machiavel ou d’un Hobbes 2 (l’ « on » du vers 13), autrement dit la violence ? « Même on lui dit qu’il jouera, s’il est sage, À ces gens-là quelque méchant parti, Les prévenant, les chargeant d’un message Pour Mahomet, droit en son paradis, Et sans tarder ; sinon ces gens unis… » (v. 13-17) Il s’agit d’une guerre de rivalité sans merci : si le Bassa ne tue pas les « trois » Turcs immédiatement, c’est eux qui le tueront. Ils l’empoisonneront : « Quelque poison l’envoira protéger Les trafiquants qui sont en l’autre monde. » (v. 20-21) 1 On peut aussi dire que le poète fait allusion à la situation des intellectuels bourgeois, couche à laquelle il appartient lui-même. 2 Le Prince de Machiavel et Les Eléments philosophiques du Citoyen de Hobbes. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 151 29.10.12 10: 29 <?page no="152"?> 152 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Mais le poète a un moyen plus efficace que la violence machiavélique : le roi intelligent, selon l’intellectuel bourgeois La Fontaine, est un roi qui, tout en étant prudent, sait se débarrasser de ses ennemis en collaborant avec le bourgeois, en lui faisant confiance, et en prouvant à celui-ci qu’il est dans l’intérêt à la fois de l’économie marchande et de la royauté de s’unir contre les féodaux. Alors, le Bassa, qui symbolise ce roi intelligent, ce roi bourgeois, va faire confiance au Marchand, au lieu de le tuer, car c’est lui qui aurait servi d’« empoisonneur » aux « petits princes » dans leur tentative de coup d’état. La comparaison avec Alexandre (v. 23) 3 est aussi intéressante dans la mesure où, passant d’un monde symbolique à l’autre (de l’Orient à l’antiquité grecque, plus en rapport spirituellement avec la France, dans la mentalité du lecteur), l’auteur tâche de mieux faire sentir l’allusion à la réalité française. Le propos que le Bassa va tenir au Marchand, chez lui, exprime cette confiance que le Roi devrait, aux yeux de l’auteur, avoir en la bourgeoisie : il commence par l’appeler « ami » et le louer en le traitant d’ « homme de bien » (v. 30). « Tu n’as point l’air d’un donneur de breuvage » (de poison), lui dit-il par politique - excellent moyen psychologique pour le désarmer. C’est par un procédé analogue que le poète tâche d’attirer le roi vers la bourgeoisie, en le flattant à son tour : ce roi (ou ce Bassa) qui avait été dépeint comme quelqu’un d’injuste au début de la fable, le voilà qui, dans ces vers 28 et suivants, semble tout à fait positif. En somme dans tout ce passage, La Fontaine voudrait prouver que malgré leur conflit, la royauté et la bourgeoisie ont besoin l’une de l’autre. Il les incite donc à s’unir. Il est significatif encore que l’arme par excellence de la persuasion soit encore l’art du fabuliste, puisque c’est par l’apologue que l’union en question sera réalisée. Le deuxième apologue conté par le roi-poète est destiné à illustrer allégoriquement le bien-fondé de la politique de l’union entre la monarchie et la bourgeoisie, au détriment de la féodalité (la noblesse conservatrice). Ironie dans le sujet même de l’apologue : le Bassa se compare, lui et les princes, à des chiens, mais le Marchand à un berger. Même si l’exemple était inconsciemment choisi, ce qui n’est pas du tout évident, il n’en serait pas moins significatif : cela exprimerait que dans l’esprit de La Fontaine, le vrai berger, ou le vrai chef, devrait être un bourgeois. Le « troupeau » symboliserait le peuple dans son ensemble. Bref, le Bassa est remplacé, dans le second apologue, par un puissant « Dogue » (v. 39) et les trois seigneurs turcs par des « Mâtineaux » 3 « Alexandre avait été prévenu que son médecin devait l’empoisonner. Confiant, il but le remède, en tendant au médecin la dénonciation », rapporte G. Couton (édition des Fables, 493, n. 5), d’après Vie d’Alexandre, chap. XIX de Plutarque. Voir aussi H. Régnier, éd. des Fables 304, n. 15. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 152 29.10.12 10: 29 <?page no="153"?> 153 Le Bassa et le Marchand (v. 43). D’après Furetière, « les dogues sont des chiens de combat qui servent à assaillir les grosses bêtes », tandis que les mâtins sont « des chiens de garde qu’on laisse dans les basses-cours pour aboyer. » La nourriture que le berger doit donner à ses chiens, est comparée à l’argent que le Marchand doit payer à ses nobles protecteurs. Inconsciemment ou consciemment alors, dans l’esprit du bourgeois, le soutien n’est qu’un vulgaire gardien ou instrument. Or le Dogue - mot qui fait aussi penser à doge 4 - coûte à lui seul plus cher que les trois mâtins, gros chiens aussi 5 : « il mangeait plus que trois » (v. 46). Notons ici l’humour de l’auteur qui se plaît à modifier l’expression « manger comme quatre ». L’effet comique est créé aussi par la répétition (trois fois) du chiffre trois (v. 43, 46 et 47 dans « triple gueule »). La raison d’être de ce comique est simple : il s’agit de tourner en dérision la force des « trois » Turcs. Cela devient alors purement ironique, quand on songe au contraste existant entre la qualité apparente (le nombre, la taille et le coût raisonnable) et la qualité réelle : ce sont des chiens à « fuir la bataille ». Ils ne servent donc à rien. L’allégorie révèle l’impuissance des féodaux, qualifiés de « canaille ». Ce mot, qui termine l’apologue du Bassa, est l’expression la plus aiguë de l’ironie de La Fontaine à l’égard des nobles féodaux. Le syllepse est amusant, puisque « canaille » signifie étymologiquement « chien ». 6 L’ironie consiste à traiter de « gens de la plus basse condition » 7 et de « coquins » les gens appartenant à la plus haute classe. C’est une leçon de politique que l’intellectuel bourgeois La Fontaine donne là aux gens de sa classe : au long discours du Bassa, succède un demi-vers court, rendu puissant par l’allitération et destiné à la convaincre : « Le Grec le crut ». La moralité, c’est pour bien mettre en évidence la réalité qui se cache derrière l’allégorie : la réalité politique : il n’est plus alors question de « Bassa », ni de « Dogue », mais de roi (v. 56) : les « trois Turcs », devenus « trois Mâtineaux », retrouvent à présent leur vrai nom : « les petits princes » (v. 57). Il reste le mot « Provinces » (v. 54), que nous assimilons à la Bourgeoisie. Ceci dit, nous admettons aussi bien l’interprétation de G. Couton comme explication parallèle ou complémentaire. Couton écrit : 4 Sans considérer son sens figuré d’individu hargneux et irascible - entendons un roi au caractère insupportable en l’occurrence. 5 Cf. la définition de Richelet. 6 « ‹Canaille›, de l’italien canaglia, dér. de cane « chien ». Ce mot a supplanté l’a. fr. chiennaille, de même formation et de même sens » (D’après O. Bloch-W. Von Wartburg : Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris : PUF, 1986). 7 C’est la définition de canaille, donnée par Richelet. Comme exemple pour ce mot, le lexicographe donne : « il est appuyé de la canaille de la ville. » Biblio17_203_s005-178AK2.indd 153 29.10.12 10: 29 <?page no="154"?> 154 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine « Le Bassa et le Marchand propose deux applications : aux marchands qui trafiquent aux pays du Levant, il est conseillé de s’assurer non plusieurs petits protecteurs, mais un seul de poids. Aux petits États, indépendants, aux Provinces - et comment ne pas songer d’abord aux Provinces Unies de Hollande ? - même conseil… » 8 8 G. Couton, « Essai de lecture du livre VIII… », 287. Dans la Politique de La Fontaine (65), il écrit au sujet des derniers vers de notre fable (à la suite de Radouant) : « On a vu là un avertissement aux Hollandais ; qu’ils se confient plutôt à la France qu’à la coalition de ses ennemis. L’application est d’autant plus vraisemblable qu’on appelait assez ordinairement les Provinces Unies de Hollande les Provinces tout court. » Biblio17_203_s005-178AK2.indd 154 29.10.12 10: 29 <?page no="155"?> Le Loup et le Chasseur Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux Regardent comme un point tous les bienfaits des Dieux, Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage ? Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons ? L’homme, sourd à ma voix comme à celle du sage, 5 Ne dira-t-il jamais : C’est assez, jouissons ? Hâte-toi, mon ami, tu n’as pas tant à vivre. Je te rebats ce mot ; car il vaut tout un livre. Jouis. Je le ferai. Mais quand donc ? Dès demain. Eh ! mon ami, la mort te peut prendre en chemin. 10 Jouis dès aujourd’hui : redoute un sort semblable À celui du Chasseur et du Loup de ma fable. Le premier, de son arc, avait mis bas un Daim. Un Faon de Biche passe, et le voilà soudain Compagnon du défunt ; tous deux gisent sur l’herbe. 15 La proie était honnête ; un Daim avec un Faon, Tout modeste Chasseur en eût été content : Cependant un Sanglier, monstre énorme et superbe, Tente encor notre Archer, friand de tels morceaux. Autre habitant du Styx : la Parque et ses ciseaux 20 Avec peine y mordaient ; la Déesse infernale Reprit à plusieurs fois l’heure au monstre fatale. De la force du coup pourtant il s’abattit. C’était assez de biens ; mais quoi, rien ne remplit Les vastes appétits d’un faiseur de conquêtes. 25 Dans le temps que le Porc revient à soi, l’Archer Voit le long d’un sillon une Perdrix marcher, Surcroît chétif aux autres têtes. De son arc toutefois il bande les ressorts. Le Sanglier, rappelant les restes de sa vie, 30 Vient à lui, le découd, meurt vengé sur son corps ; Et la Perdrix le remercie. Cette part du récit s’adresse au convoiteux : L’avare aura pour lui le reste de l’exemple. Un Loup vit, en passant, ce spectacle piteux. 35 Biblio17_203_s005-178AK2.indd 155 29.10.12 10: 29 <?page no="156"?> 156 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine Ô Fortune, dit-il, je te promets un temple. Quatre corps étendus ! que de biens ! mais pourtant Il faut les ménager, ces rencontres sont rares. (Ainsi s’excusent les avares.) J’en aurai, dit le Loup, pour un mois, pour autant. 40 Un, deux, trois, quatre corps, ce sont quatre semaines, Si je sais compter, toutes pleines. Commençons dans deux jours ; et mangeons cependant La corde de cet arc ; il faut que l’on l’ait faite De vrai boyau ; l’odeur me le témoigne assez. 45 En disant ces mots, il se jette Sur l’arc qui se détend, et fait de la sagette Un nouveau mort : mon Loup a les boyaux percés. Je reviens à mon texte. Il faut que l’on jouisse ; Témoin ces deux gloutons punis d’un sort commun ; 50 La convoitise perdit l’un ; L’autre périt par l’avarice. La dernière fable que nous analysons, c’est aussi la dernière fable du livre VIII. Eminemment épicurienne comme la première. Dans celle-ci, le poète s’interrogeait sur la mort ; dans Le Loup et le Chasseur, il en tire la conclusion : « Il faut que l’on jouisse » (v. 49). D’ailleurs, l’idée de la mort traverse toute la fable XXVII, nous rappelant constamment le lien qui existe entre celle-ci et La Mort et le Mourant. Le mot « mort » est employé ou suggéré un grand nombre de fois : « la mort te peut prendre en chemin » (v. 10), « mis bas » (v. 13), « défunt » (v. 15), « gisent » (v. 15), « habitant du Styx » (v. 20), « l’heure (…) fatale » (v. 22), « s’abattit » (v. 23), « le découd » (v. 31), « meurt » (v. 31), « quatre corps étendus » (v. 37), « nouveau mort » (v. 48), et enfin dans les deux derniers vers « perdre » (v. 51) et « périr » (v. 52). Rarement dans une fable, La Fontaine a « accumulé » tant de morts : paradoxalement, la louange du plaisir - il s’agit de la fable la plus hédoniste du livre - est faite dans une atmosphère particulièrement macabre : sur les six personnages de la fable, la perdrix seule survit. Comme nous le disions à propos de la première fable, la réflexion sur la mort impliquait la réflexion sur la vie. Ici, il est question de la réciproque : pour chanter la vie, le poète ne peut mieux faire que d’évoquer la mort. Il apostrophe l’avarice par des périphrases métaphoriques. Personnification de l’avarice, comme celle de la mort dans la première fable. Remarquable opposition entre « accumuler » (v. 1), suggérant l’abondance au sens littéral et un « point » (v. 2), suggérant l’indigence au sens figuré. Aux « biens » abstraits et aliénants de l’Avare, s’opposent les « bienfaits des Dieux », autrement dit Biblio17_203_s005-178AK2.indd 156 29.10.12 10: 29 <?page no="157"?> 157 Le Loup et le Chasseur les vrais biens qui apportent le bonheur. L’antithèse constituée par le faux bonheur et le vrai bonheur, n’est pas celle qui existe entre le bonheur matérialiste et le bonheur idéaliste, religieux en dernière analyse : le poète oppose en réalité le matérialisme vulgaire au matérialisme philosophique, épicurien. Le point de vue religieux ou mystique est tout bonnement absent du poème. Qu’on ne se laisse point leurrer par le mot « Dieux » : l’ensemble de la fable montre bien que les « bienfaits » ne s’appliquent qu’aux choses d’ « ici-bas », de sorte qu’il faudrait entendre par « Dieux » (paien déjà par le pluriel) le dieu d’Epicure, c’est-à-dire la nature. Le dieu aussi de son maître Gassendi et, en quelque sorte, celui de Spinoza. L’avare est riche d’argent mais pauvre d’esprit : il est aveugle puisqu’il regarde « comme un point », c’est-à-dire comme un rien, tout le plaisir que lui offre la nature - le mot n’est pas employé mais sous-entendu. C’est parce qu’il ne la regarde point. Aveuglement et aliénation : il a la « fureur d’accumuler ». Furor signifie folie, égarement. L’avare est aussi sourd, « sourd à ma voix » (v. 5), sourd à la voix du poète qui humblement imite celle du sage épicurien. La « jouissance » (v. 6) est ainsi liée aux plaisirs des sens : la vue est suggérée par « les yeux regardent » (v. 1-2), l’ouïe par « sourd à ma voix » (v. 5), le goût par « friand de tels morceaux » (v. 19), « les vastes appétits » (v. 25) et « mangeons » (v. 43), l’odorat par « l’odeur me le témoigne assez » (v. 45). La connotation négative dans ces exemples n’exprime nullement le rejet du plaisir sensuel mais celui des excès. Le sage invite à la modération. Si le Loup et le Chasseur de la fable meurent d’une façon tragique et prématurée, c’est parce qu’ils ont été des « gloutons » (v. 50). Nulle part dans le poème le plaisir des sens n’a été condamné, nul indice d’un sentiment mystico-religieux : si l’auteur stigmatise l’avidité, c’est par simple logique naturelle, non par morale religieuse. Si La Fontaine a plaidé en politique pour la cause bourgeoise dans ses Fables, il n’en a pas moins critiqué l’esprit cupide et mercenaire du capitaliste, si intense et remarquable dans cette étape de l’accumulation du capital. 1 Le fabuliste a maintes fois exprimé sa haine pour cet esprit-là - voir à l’intérieur même du livre VIII Le Savetier et le Financier par exemple. Au vers 3, il se plaît à nous rappeler sa lutte acharnée : « Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage ? » Il nous semble ici opportun de citer au sujet de la « fureur d’accumuler », ces lignes de Bernier rapportant Gassendi : « Ils ne se donnent jamais de repos, mais toujours agités par quelque nouvelle cupidité comme par quelque espèce de fureur, on les voit toujours entreprendre de nouveaux travaux… À voir la plupart des hommes se 1 De La Fontaine et Molière à Balzac, des intellectuels bourgeois n’ont cessé de critiquer l’aliénation capitaliste et la réification. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 157 29.10.12 10: 29 <?page no="158"?> 158 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine travailler sans cesse pour acquérir des biens, l’on dirait qu’ils en auraient oublié l’usage, et qu’ils ne seraient nés et destinés que pour accumuler. » 2 Epicure aussi disait : « c’est une chose méprisable que d’économiser sordidement » (Epicure 104). Quant aux « bienfaits » naturels que poétiquement La Fontaine dénomme les « bienfaits des Dieux », cette vraie richesse dont nous disposons tous en général, cette « félicité », voici en quels termes Gassendi la décrit par le truchement de son élève Bernier : « Remarquez qu’il n’est pas ici question de cette félicité dont parlent nos théologiens, lorsqu’ils enseignent combien celui-là est heureux, qui, aidé du secours surnaturel, s’attache purement et simplement au culte de Dieu, et qui, plein de foi, d’espérance et de charité, passe doucement sa vie dans les exercices de piété ; il s’agit simplement ici de celle que l’on peut appeler naturelle, en tant qu’elle se peut acquérir par les forces de la Nature et qu’elle est telle que les philosophes n’ont pas désespéré d’y pouvoir parvenir. » (Cité par Jasinski 222) « Jouissons », dit le poète, des biens matériels, naturels, mais jouissons d’une façon modérée. Cette conception morale de plaisir n’a rien à voir avec celle des libertins comme Dom Juan ou certains aristocrates de l’époque, ou bien des libertins du dix-huitième siècle. C’est donc le mot « jouissance » qui est le mot fondamental de la fable et la devise de l’épicurien. Le deuxième hémistiche du vers 6, « c’est assez, jouissons », veut mettre fin à toute discussion futile, à tout acte futile et gratuit, et inviter le lecteur à vivre intelligemment et consciencieusement heureux (joyeux) dans le présent. Le poète insiste le plus qu’il peut sur le mot « jouissance », employé trois fois dans le prologue (aux v. 6, 9 et 11), une fois dans la conclusion (v. 49), sans compter sa répétition à l’infini suggéré par le vers 8, tout entier destiné à souligner son importance primordiale dans la thématique de cette fable : « Je te rebats ce mot, car il vaut tout un livre. » Un autre thème majeur de la fable, lié logiquement d’une part à celui de la vie/ mort, et d’autre part à celui de la jouissance, est le thème du « temps ». Le temps dont nous disposons pour « jouir », est limité : la vie est courte et parfois raccourcie pour une raison ou une autre. C’est que la mort parfois nous prend au dépourvu : « elle peut prendre en chemin » (v. 10). C’est pourquoi il faut bien profiter du temps et savoir l’apprécier à sa juste mesure. Vivre dans l’instant et ne point temporiser. Rappelons-nous encore ces lignes de l’Abrégé de la Philosophie de Gassendi : 2 Bernier. L’Abrégé de la Philosophie de Gassendi, t. VIII, 202 et 215. Cité par R. Jasinski, « Sur la Philosophie de La Fontaine… », 224. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 158 29.10.12 10: 29 <?page no="159"?> 159 Le Loup et le Chasseur « Epicure se plaint de ce que la vie des hommes se passe toute en temporisant vainement, ou en remettant toujours à vivre de demain en demain, sans s’arrêter jamais au présent, de sorte qu’ils sont dans une dépendance éternelle de l’avenir. Dum differtur, vita transcurrit. Le sage, dit-il dans Plutarque, pense doucement au lendemain, parce qu’il n’en a point besoin, et qu’il ne soupire point après avec anxiété. Il fait ses comptes et ses supputations d’une telle manière qu’il considère chaque jour comme le dernier de sa vie, ou celui qui doit accomplir la carrière et achever le cercle… Pourquoi consumons-nous nos jours dans des soins et dans des inquiétudes perpétuelles, tourmentés par de vaines craintes et par une aveugle ambition ? Nous vieillissons dans des soucis éternels ; nous perdons la vie en la cherchant, et sans jouir de la fin d’aucun de nos vœux, nous travaillons toujours pour vivre et nous ne vivons jamais. » (Cité par Jasinski 222) L’importance de la question du temps est d’abord soulignée dans le vers 4 : « Quel temps demandes-tu pour suivre mes leçons ? » Elle est aussi exprimée dans « assez » : « C’est assez, jouissons » (v. 6). C’est que nous avons jusqu’ici suffisamment perdu notre temps. Puis dans l’adverbe « quand » et dans « dès demain » (v. 9), auquel s’oppose « dès aujourd’hui » (v. 11), et surtout dans le vers 7 qui ne manque pas de déceler une certaine angoisse chez l’auteur : « Hâte-toi mon ami, tu n’as pas tant à vivre ». Le poète a commencé par interpeller le cupide ; le voilà qui semble vraiment s’adresser à tout un chacun, lui-même y compris. Nous avions remarqué le même sentiment de compassion et de pitié, mêlé d’un brin de tragique dans La Mort et le Mourant. Vivre dans le présent, essayer de jouir, c’est la leçon du poète matérialiste dans l’introduction et la conclusion de Le Loup et le Chasseur. Passons à présent à l’apologue. Il ne s’agit pas d’une fable double, puisque l’histoire du Loup prolonge celle du Chasseur et qu’elle se situe sur la même scène, mais il s’agit tout de même d’un diptyque. 3 Dans le premier volet, le poète a peint l’allégorie de la convoitise ; dans le second, celle de l’avarice. La première est incarnée par un homme, la deuxième par un animal, ce qui présuppose une fois de plus, dans les Fables, l’idée matérialiste que l’homme ne diffère pas de l’animal. Ils sont mis sur le même plan. L’homme pour La Fontaine est, comme pour Gassendi, « un animal faible et débile, [et] qui par la condition de sa nature est sujet à une infinité de maux » (Bernier, cité par Jasinski 223). Ce qui cause la mort prématurée et stupide de l’Archer, c’est qu’il a des désirs immodérés : il tue un daim, puis un faon de biche, ce qui devrait lui suffire - « la proie était honnête » (v. 16) -, mais il manque de « modestie 3 Voir sur ce point l’article de Marc Escola, « À plumes et à poil : la fable comme énigme », L’Énigme 2003, 125-156. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 159 29.10.12 10: 29 <?page no="160"?> 160 Deuxième partie: L’épicurisme de La Fontaine (v. 17), c’est-à-dire de modération. 4 Il veut plus : il est ensuite tenté par le « Sanglier ». Mortellement blessé, celui-ci aura le temps de se venger avant d’expirer. C’est l’ « encor » du vers 19 qui exprime la goutte d’eau qui fait déborder le vase, et qui fait détruire la balance. C’est par le Sanglier que le Chasseur passe de la mesure à la démesure. C’est ce dépassement qui le tue. Ajoutons à cela l’humour dont témoigne le fabuliste, même dans cette description tragique : par exemple dans l’expression, « compagnon du défunt » à propos du « Faon » (« compagnon » ne s’applique normalement qu’ à des êtres vivants), le familier adjectif « honnête » (au sujet de la « proie »), le « morceau » (expression encore familière) pour l’énorme animal, même la périphrase « habitant du Styx » et la difficulté de la Parque Atropos, « la déesse infernale » à couper avec ses fameux « ciseaux » (v. 20) le fil de la vie du « Sanglier ». Puis, soudain, une parenthèse s’ouvre, où subrepticement de la convoitise/ gourmandise - voir « friand » (v. 19) -, l’auteur passe à la convoitise/ politique, l’ambition politique et tout ce que cela présuppose sur le plan social : « … Mais quoi ? rien ne remplit/ Les vastes appétits d’un faiseur de conquêtes » (v. 24-25). Par association d’idées, les « conquêtes » du Chasseur rappellent celles des hommes politiques - et comment ne pas songer en premier lieu à Louis XIV, puisqu’il est tellement allusivement question de lui dans les Fables, lui, le grand « conquérant » de ces années-là ? La parenthèse une fois fermée, nous assistons à la mort violente du Chasseur. L’allusion à l’actualité sociale, placée juste avant cet événement, peut s’interpréter comme un avertissement politique : le convoiteux, en politique, peut avoir une fin aussi tragique que celle du Chasseur de la fable. Que serait-ce alors symboliquement, sur le plan socio-politique, que la « Perdrix » ? - Celui qui reste, l’« oiseau » vainqueur. Ironiquement, le seul survivant, c’est le plus « chétif » de tous (v. 28), le plus petit, le plus dérisoire. Il pourrait être le peuple, la grande victime des guerres ambitieuses des « faiseurs de conquêtes ». Le récit du Chasseur se termine sur un ton presque gai par la forme même de l’octosyllabe, « Et la Perdrix le remercie » (v. 32). Elle remercie son sauveur, le Sanglier. Par ailleurs, la vengeance du Sanglier semble d’autant plus juste aux yeux du poète que son agonie a été longuement et minutieusement décrite. Vengeance terrible, puisque le « monstre » éventre, déchire littéralement le bonhomme : il « le découd ». Mais pour que le lecteur ne compatisse pas, le court vers souriant, se terminant par le verbe « remercier », se place par contraste aussitôt après cette scène. L’auteur n’en demeure pas moins triste devant cet amas de cadavres qui compose le deuxième volet du diptyque : « Un Loup vit, en passant, ce spectacle piteux » (v. 35). 4 Modestus, modéré ; modestia, modération. Jusqu’au XVII e siècle, on utilisait encore le sens latin (Cf. Furetière par exemple.) Biblio17_203_s005-178AK2.indd 160 29.10.12 10: 29 <?page no="161"?> 161 Le Loup et le Chasseur Allégorie de l’avarice : l’obsession de l’argent chez l’avare est aussi en relation avec celle du temps : il compte l’argent, symbolisé par les « quatre corps », comme il compte le temps. S’il accumule, c’est parce qu’il veut sécuriser son avenir : « J’en aurai pour un mois, pour autant » (v. 40). Il passe son temps à songer à cet avenir imaginaire, en calculant religieusement comme Harpagon : « Un, deux, trois, quatre corps, ce sont quatre semaines » (v. 41). En attendant, il ne vit pas, il ne jouit pas véritablement. Et brusquement la mort vient le surprendre, sans qu’il ait profité des biens amassés. Son sort dans la fable est ironiquement dépeint : la temporisation coûte cher à l’avare. Il voulait commencer à jouir dans « deux jours », la mort est venue plus tôt. Il voulait manger du « boyau » (la corde de l’arc), il périt les « boyaux percés ». Le poète est encore sarcastique dans l’emploi du possessif « mon » (v. 48) et de la qualification de « sagette » (v. 47). La conclusion de la fable, c’est aussi la conclusion du livre VIII : « Il faut que l’on jouisse » (v. 49) au présent. C’est bien la devise de l’épicurien. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 161 29.10.12 10: 29 <?page no="162"?> Biblio17_203_s005-178AK2.indd 162 29.10.12 10: 29 <?page no="163"?> Conclusion On a souvent rapproché Molière avec La Fontaine. 1 On a bien comparé La Fontaine et Saint-Evremond, Molière et La Mothe le Vayer, Molière/ La Fontaine et Gassendi, celui-ci et Cyrano, etc… Il n’est pas nécessaire de fournir des exemples à ce sujet. Que tous ces auteurs aient eu des affinités idéologiques, cela ne fait plus de doute. Or Epicure est présent chez tous ces auteurs, et malgré certaines différences qui existent entre eux, nous pouvons nous permettre de les qualifier globalement d’épicuriens. En choisissant deux créateurs artistes de ce mouvement spirituel, nous avons tenté de montrer, texte à l’appui, le rapport existant entre l’éthique et la pensée socio-politique. Nous pensons ainsi que l’épicurisme correspond, du moins chez Molière et La Fontaine, à une vision politique dans l’ensemble bourgeoise. Nos études indépendantes d’autres auteurs épicuriens du XVII e siècle nous ont conduit aux mêmes résultats, mais il n’était pas question d’en tenir compte dans cette étude limitée à quelques textes de deux d’entre eux seulement. Il s’agit d’un épicurisme relativement authentique et non de celui relâché, vulgaire, anarchisant, caricaturé, d’une certaine aristocratie. Ce soi-disant épicurisme débouchera au siècle suivant dans le « libertinage » des Sade. L’épicurisme des Molière et La Fontaine propose une morale rationaliste et humaniste, et qui s’oppose à la morale féodale. Il est en général optimiste et constructif. Par contre celui représenté par Dom Juan est défini par son auteur comme négativiste et destructeur. Remarquons en passant que la plupart de ces faux épicuriens sont d’origine noble (aussi bien les personnages fictifs, de Dom Juan à ceux de Laclos, que les individus réels comme le fameux Marquis), alors que les épicuriens/ gassendistes sont en général de souche bourgeoise. L’immoralisme et le nihilisme des « libertins » des XVII e et XVIII e siècles expriment à notre sens la décadence et la fin. Il s’agit de la mort d’une classe et d’un système socio-économique. Une partie de la noblesse (conservatrice), qui refuse la nouvelle société devenant de plus 1 « S’il est un rapprochement usé, commun et rebattu, c’est bien celui de La Fontaine avec Molière, » écrit J.-P. Collinet dans « La Fontaine et Molière, » Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1974, 26. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 163 29.10.12 10: 29 <?page no="164"?> 164 Conclusion en plus capitaliste (où le mode de production marchand tend à dominer) et refuse l’embourgeoisement (c’est-à-dire les valeurs nouvelles qui correspondent au nouveau système), est néanmoins consciente de sa propre fin. Conséquemment elle ne peut agir autrement que par la négation de toutes les valeurs morales et par l’anarchie. Et se voyant mourir, elle croit le monde finir avec elle. Puisque nous avons commencé cet ouvrage par une réflexion socio-politique, finissons le par une autre qui en découle : comme l’épicurisme n’a pas été une invention de la bourgeoisie, nous pouvons nous demander pourquoi cette philosophie apparaît aux V e -IV e siècles avant J.-C. en Grèce, au premier siècle avant J.-C. à Rome et aux XVI e -XVII e siècles en France (Italie ou Angleterre). Voici notre hypothèse : il nous semble que l’épicurisme serait l’un des aspects idéologiques d’une classe opprimée devenue suffisamment forte à une époque de crise socio-économique, à une époque où peut se confronter au discours idéologique dominant au moins un autre discours, car enfin toutes les époques en question ont ce paradoxe en commun : tout en étant des périodes brillantes sur le plan intellectuel et politique, elles sont aussi des périodes de crises et de bouleversements socio-économiques. Qu’on nous permette ici de rappeler à propos ces quelques passages concernant la Grèce de Démocrite (fin V e - début IV e s.) et celle d’Epicure (IV e - début III e s.) : « …in the fifth century, agriculture, industry and foreign as well as interstate trade flourished as they had never flourished before.This period of progress, however, did not last very long. After the Peloponnesian war, the ceaseless wars of the early fourth century, and the repeated political and social revolutions within the cities, the economic aspect of Greece completely changed. Though still prosperous and still increasing and improving her agricultural and industrial production, Greece was now passing through an economic and social crisis, which gradually became more and more acute. The facts are well known and the evidence has been repeatedly collected and discussed by eminent scholars. The economic and social life of the time was marked by two dominant features : the lapse of the mass of the population into proletarianism and, closely connected therewith, the growth of unemployment ; and secondly a shortage of foodstuffs, which sometimes assumed an acute and catastrophic form… Food shortage and measures taken to remedy it were familiar incidents in the life of Greece in the fourth century, and references thereto are of exceptional frequency in our literary and epigraphical sources… It was to a large extent war and the concomittant civil strife within the cities - struggle between the few rich and the many poor, a true class-war - that was responsible for the slow rate of growth of the population… What were the true reasons of these disturbing economic and social phenomena ? Biblio17_203_s005-178AK2.indd 164 29.10.12 10: 29 <?page no="165"?> 165 Conclusion Wars and revolutions must certainly be taken into account, but they do not offer sufficient explanation. In my opinion, the incipient economic crisis of the late fourth century B.C. is to be attributed in the main to the general trend of economic evolution in the ancient world… Since this phenomenon has not been studied by modern scholars and we are in the habit of regarding the fourth century as a period of brilliant economic progress, it is incumbent on me to set forth the grounds for thinking that the period shows, on the contrary, unmistakable signs of economic tension and unrest. » 2 En ce qui concerne le premier siècle avant J.-C. à Rome, c’est l’époque des guerres civiles et des plus grandes révoltes d’esclaves. N’oublions pas que Lucrèce est contemporain de Spartacus, et la vie du grand poète épicurien coïncide avec celle de « la plus terrible crise sociale que connut l’antiquité », selon l’expression de Jacques Pirenne, 3 crise qui mena progressivement à la chute de la République. Quant au XVII e siècle, les travaux de B. Porchnev, R. Mousnier, M. Bouvier-Ajam et P. Goubert, entre autres, ont bien montré la face longtemps ignorée ou dissimulée du « Grand Siècle », pour qu’il soit nécessaire de le rappeler. Outre des caractéristiques communes sur le plan économique et social, ces périodes présentent aussi des points communs sur le plan intellectuel et politique : périodes de brillants politiciens, mais aussi de grands penseurs et artistes. D’ailleurs, ce genre de comparaisons n’est pas un fait nouveau. Beaucoup de philosophes de l’histoire, depuis Hegel, ont traité des analogies et des répétitions historiques. Ainsi, par exemple, Eduard Meyer écrit : « Les VII e et VI e siècles [en Grèce] correspondent aux XIV e et XV e siècles du monde moderne, le V e siècle correspond au XVI e siècle… » 4 On connaît aussi « la théorie des trois âges » d’A. Piettre, qui compare par exemple l’époque de Démocrite avec celle de Marx, et celle d’Alexandre il la qualifie de « l’apogée du capitalisme antique » : « Dès la fin du V e siècle, on trouve maintes idées communisantes chez des philosophes comme Antisthène, le fondateur des Cyniques (…) [et] ce thème de l’âge d’or se trouve chez Epicure et ses disciples. Mais ce qui frappe chez eux - plus que leur naturalisme et leurs vagues idées sur un communisme d’origine -, c’est le rationalisme, c’est la confiance en la raison pour libérer l’homme de son ‹aliénation› religieuse… Karl Marx ne 2 M. Rostovzeff. The social and economic history of the hellenistic world, vol. 1. Oxford : Clarendon Press, 1941, 94-99. 3 Jacques Pirenne. Les grands courants de l’histoire universelle. T. 1. Neuchâtel : Ed. de la Baconnière, 1947, 276. 4 Eduard Meyer. Kleine Schriften, I. Halle : 1924, 118-119. Cité par M. Austin et P. Vidal-Naquet dans Economies et sociétés en Grèce ancienne. Paris : Armand Colin, 1972, 13-14. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 165 29.10.12 10: 29 <?page no="166"?> 166 Conclusion s’y est pas trompé, et ce n’est pas par hasard s’il a consacré la première de ses œuvres, sa thèse de philosophie à la gloire de celui qu’il appelle ‹le plus grand des rationalistes grecs›. » 5 Au XVII e siècle, en faisant revivre Epicure et en célébrant un certain rationalisme, Gassendi et ses nombreux disciples, comme Molière et La Fontaine, annoncent, sans s’en rendre compte, la fin d’un système socio-économique, à savoir la féodalité et la classe qui s’y rattache, c’est-à-dire la noblesse. Par conséquent, c’est la bourgeoisie qui est la classe bénéficiaire de cette philosophie humaniste et modérée. Elle ne contredit pas le capitalisme dans cette étape de son développement, mais au XIX e siècle c’est la nouvelle classe ouvrière, devenant à présent la classe révolutionnaire, qui récupérera à son tour Epicure, d’où l’intérêt pris par Marx à sa pensée. 5 André Piettre. Les Trois âges de l’économie. Paris : Editions Ouvrières, 1955, 60 et 85. Biblio17_203_s005-178AK2.indd 166 29.10.12 10: 29 <?page no="167"?> Bibliographie Adam, Antoine. Histoire de la littérature française au XVII e siècle, t. III. Paris : Editions Domat, 1952. Albanese, Ralph. « Molière devant la socio-critique », Œuvres et Critiques VI, 1, été 1981. -. Molière à l’École Républicaine : de la critique universitaire aux manuels scolaires. Palo Alto, CA : Anma Libri (Stanford French and Italian Studies), 1991. -. La Fontaine à l’Ecole Républicaine. Charlottesville, VA : Rookwood Press, 2003. -. Le Dynamisme de la peur chez Molière : une analyse socio-culturelle de Dom Juan, Tartuffe et l’Ecole des femmes. University of Mississippi Press (Romance Monographs), 1976. -. « Dynamisme social et jeu individuel dans Dom Juan, » L’Esprit Créateur 36, 1, 1996, 50-62. Aristote. L’Ethique à Nicomaque. Ed. et trad. par R.-A. Gauthier et J.-Y. Jolif. 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M. 72 Bacon, Roger 30 Balzac, Honoré de 157 Barbour, Reid 12 Barillon, Monsieur de 105, 108 Bayle, Pierre 13, 14, 29, 30, 31, 32, 34, 81, 87, 101,139 Bénichou, Paul 17, 41, 42, 43, 49, 50, 84 Bentham, Jeremy 18 Bernier, François 31, 96, 97, 98, 100, 142, 147, 157, 158, 159 Bernouilli, Jacques 139 Biard, Jean-Dominique 110, 114, 115, 122 Bloch, Olivier 17, 45, 82 Boileau, Gille 100 Boileau, Nicolas 100, 138 Bollack, Jean 27, 28, 35 Bollack, Mayotte 27 Bossuet, Jacques Bénigne 48, 78, 83, 138 Boucher, Jean (le Père) 14 Bourdaloue, Louis 48 Bourdieu, Pierre 21 Bourqui, Claude 48, 61, 63 Bousquet, Philippe 142 Boutang, Pierre 134 Bouvier-Ajam, Maurice 56, 92, 165 Braudel, Fernand 12 Bray, René 80 Brémond, Alain 142 Brémond, Henri 120 Brody, Jules 107 Bruno, Giordano 13, 30, 34, 86 Brunot, F. 87 Bury, Emmanuel 56, 99, 101 Busson, Henri 12 Cairncross, John 42 Calvin, Jean 12, 14, 15, 23, 25 Cashman, Kimberly 45 Cavaillé, Jean-Pierre 12 Caygill, Howard 28 Cazalbou, J. 48, 57, 58 Chaplin, Charlie 81 Chaunu, Pierre 20 Chéreau, Patrice 84 Colbert, Jean-Baptiste 19, 21, 24 Collinet, Jean-Pierre 84, 142, 163 Conésa, Gabriel 63 Copernic, Nicolas 142 Corneille, Pierre 84, 86 Cotin, Charles (l’abbé) 57, 58, 59, 60 Couton, Georges 98, 99, 100, 108, 109, 119, 120, 124, 126, 127, 130, 131, 138, 140, 141, 144, 152, 153, 154 Cyrano de Bergerac 14, 82, 163 Dandrey, Patrick 67, 73, 101, 112, 141, 143, 146 Danner, Richard 127, 128 Biblio17_203_s005-178AK2.indd 175 29.10.12 10: 29 <?page no="176"?> 176 Index Dante 11 Defaux, Gérard 79, 80, 88 De Funès, Louis 81 Démade 110 De Mesmes, Henri 92 Démocrite 142, 164, 165 Démosthène 110 Descartes, René 15, 130, 147 Des Maizeaux, Pierre 31 Diogène Laërce 28 Dotoli, Giovanni 67 Engammare, Max 15 Engels, Friedrich 16, 17, 20 Epictète 28, 100 Epicure 11, 12, 13, 14, 27, 28, 29, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 38, 39, 40, 43, 52, 69, 75, 80, 81, 88, 98, 99, 100, 110, 116, 117, 119, 120, 130, 137, 157, 158, 163, 164, 165, 166 Erasme, D. 79, 88, 93 Escola, Marc 159 Euripide 119 Fagniez, Gustave 23 Faret, Nicolas 56 Febvre, Lucien 12 Festugière, A.-J. 28 Forestier, Georges 48, 63, 67 François, Carlo 74 François 1 er 23 François de Sales 14 Frede, Dorothea 35 Fumaroli, Marc 98, 101 Furetière, Antoine 140, 160 Fustel de Coulanges, N. D. 118 Galilée 13, 30, 142 Gassendi, Pierre 13, 14, 15, 17, 18, 29, 31, 34, 43, 45, 64, 74, 79, 82, 96, 98, 100, 139, 147, 157, 158, 159, 163, 166 Gaucheron, Jacques 106 Gethner, Perry 49 Goblot, Edmond 21 Gohin, Ferdinand 137, 138, 139 Goldmann, Lucien 42, 43, 84 Goldschmidt, G.-A. 85 Goodkin, Richard 46 Goubert, Pierre 165 Grammont, Maurice 107 Grimm, Jürgen 97, 100, 106, 110, 126, 142 Grosperrin, Jean-Philippe 45 Guillon (l’abbé) 110 Guyau, Jean-Marie 11, 12, 28 Hadzits, G.D. 34 Hall, Gaston 86, 86 Harvey, William 75 Haudent, Guillaume 115 Hauser, Henri 22 Heers, Jacques 23, 24 Hegel, G.W.F. 165 Helvétius, Claude Adrien 82 Hess, Gerhard 18 Hobbes, Thomas 151 Hubert, J.D. 74 Hutcheson, Francis 18 Huyghens, Christiaan 139 Jasinski, René 96, 97, 98, 99, 100, 147, 158, 159 Jouanny, R. 57, 58, 77, 87, 88 Jurieu, Pierre 31 King, Paul C. 114, 115 Koch, Renée 28 Krazek, Rafal 12 La Bruyère, Jean de 56, 129 Lacouture, J. 82 La Fontaine, Gilles de 106 La Fontaine, Jean de 14, 18, 19, 25, 30, 34, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 106, 107, 109, 111, 114, 115, 116, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 126, 127, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 150, 152, 153, 156, 157, 158, 163, 166 Laks, André 27, 28 La Mothe Le Vayer, François de 14, 29, 79, 82, 163 Lanson, Gustave 51, 53 Biblio17_203_s005-178AK2.indd 176 29.10.12 10: 29 <?page no="177"?> 177 Index La Sablière (Mme de) 142 Lathuillière, Roger 48 Leibniz 13 Lessing 13 Locke, John 18 Longueville, M lle de 59 Louis XIII 20, 86 Louis XIV 20, 21, 23, 24, 29, 43, 44, 56, 64, 72, 74, 86, 109, 124, 160 Louis XVI 22 Lucrèce 34, 81, 96, 119, 123, 124, 136, 142, 165 Lukács, Georg 13 Machiavel 19, 151 Magendie, Maurice 55 Maître, Myriam 49 Manolidis, Georgios 35 Marmier, Jean 96, 99, 101, 105, 106 Marx, Karl 13, 16, 17, 20, 84, 165, 166 Mazarin, Jules 19 Mazouer, Charles 46 McKenna, Antony 79 Méré, Chevalier de 56 Meyer, Eduard 165 Michael, Emily 18 Michael, Fred S. 18 Michaut, Gustave 18, 88, 95, 96, 98, 99 Michelet, Jules 22 Mill, James 18 Mitsis, Phillip 35 Molière 14, 17, 18, 19, 24, 25, 30, 34, 38, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 48, 49, 51, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 63, 64, 65, 66, 67, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 95, 100, 106, 137, 139, 140, 157, 163, 166 Molino, Jean 45, 65 Montaigne 12, 56, 64, 75, 76, 78, 79, 88, 93, 98, 100, 139 Montespan, Mme de 105, 106 Montpensier, M lle de 49, 58 Morazé, Charles 19 Morin, Jean-Baptiste 31 Mousnier, Roland 165 Mury, G. 56, 92 Navarre, Philippe de 49 Niderst, Alain 83 Nietzsche, F. 28 Onfray, Michel 28 Pascal, Blaise 15, 147 Patin, Guy 76 Paul (saint) 19 Peiresc, Nicolas Claude Fabri de 55 Périvier, J.-H. 47, 87, 99, 106 Perrens, F.-T. 137 Piettre, André 165 Pindare 118 Pintard, René 12, 14, 31, 43 Pirenne, Jacques 165 Pisan, Christine de 49 Platon 118 Plutarque 152 Pomponazzi 12 Porchnev, Boris 165 Poulain de la Barre, François 48, 49 Pruner, M. 84 Pure, l’abbé de 50 Pyrrhon 12 Rabelais, François 12 Racine, Jean 137 Radouant, René 154 Régnier, Henri 110, 115, 138, 144, 152 Relyea, S. 72 Renan, Ernest 11, 12, 74 Rey, F. 82 Richard, Noël 121, 127, 129 Richelet, Pierre 120, 128, 132, 133, 140, 143, 146, 153 Richelieu 19, 55 Ridgely, Beverly S. 139, 140, 141 Riggs, Larry 42 Rist, J.M. 33 Roberval, Gilles Personier de 142 Roche, Louis 97 Rochemont (le Sieur de) 81, 82, 83, 86 Rochot, Bernard 17 Biblio17_203_s005-178AK2.indd 177 29.10.12 10: 29 <?page no="178"?> 178 Index Ronsard, Pierre de 144 Rostovzeff, M. 165 Roullé, Pierre 79, 86, 89 Rudhardt, Jean 29, 117, 118, 119 Sade (Marquis de) 43, 84, 163 Saint-Evremond 14, 100, 163 Sandier, G. 84 Sarasohn, Lisa T. 18 Schérer, Jacques 56 Schumpeter, Joseph A. 16 Scudéry, Madeleine de 48, 49 Sévely, D. 48, 57, 58 Sévigné, Mme de 57 Shaftesbury 18 Shaw, David 53 Siegfried, André 134 Singer, Charles 30 Slater, Maya 115 Smith, Adam 18 Socrate 119 Solovine, Maurice 27 Sombart, Werner 24 Sörman, Richard 54 Spinoza, Baruch 157 Suhamy, Henri 143 Suther, Judith 46 Taine, Hippolyte 146 Tallemant des Réaux 55 Théophile de Viau 14 Thomas (saint) 23 Tilley, A. 97 Touchard, P.-A. 73 Timmermans, Linda 48 Tronquart, Georges 137, 138, 139, 141 Vanini 13, 34, 74, 86 Vidal-Naquet, P. 165 Vigny, Alfred de 110 Voltaire 95, 142 Wadsworth, Philip A. 127, 133 Warren, James 39 Waterson, Karolyn 45 Weinman, Michael 35 Weiss, J.-J. 51 Weber, Max 15, 16, 20, 21, 24, 25 Woolf, Raphael 35 Zoberman, Pierre 55, 59 Biblio17_203_s005-178AK2.indd 178 29.10.12 10: 29 <?page no="180"?> Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG AUGUST 2012 JETZT BES TELLEN! Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches Biblio 17, Band 202 2012, 122 Seiten €[D] 49,00/ SFr 61,50 ISBN 978-3-8233-6749-9 Cette biographie évoque le long parcours de Madame de Maintenon, tout en accentuant son rôle pédagogique dans l’enceinte de Saint- Cyr. On mesurera, d’une part, l’extraordinaire ascendant de Madame de Maintenon sur son entourage, sa détermination à s’imposer, son caractère trempé ; d’autre part ses faiblesses, ses doutes, sa foi parfois chancelante. Grâce à sa force de caractère elle a toujours surmonté les embûches, quelles qu’elles soient. Elle a dérouté ses critiques et ses détracteurs, qui sont légion, mais elle n’a jamais cessé d’être une femme exceptionnelle, et à ce titre elle commande le respect. <?page no="181"?> Cet ouvrage montre les rapports existant entre l’épicurisme et la pensée socio-politique dans la littérature française du XVII e siècle à partir d’une lecture détaillée de deux pièces de Molière (Les Femmes savantes et Don Juan) et six poèmes de La Fontaine (du livre VIII des Fables). Il s’agit d’une lecture rhétorique, mettant l’accent sur le langage implicite. L’idée principale qui se dégage de cet essai est que l’épicurisme, philosophie rationnelle et modérée, a servi les intérêts de la bourgeoisie, quoique les auteurs étudiés, comme d’autres humanistes de leur temps, n’aient consciemment défendu aucune classe particulière de leur société. Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser BIBLIO 17