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Dialogues transculturels dans les Amériques/ Diálogos transculturales en las Américas

Nouvelles littératures romanes à Montréal et à New York/Nuevas literaturas románicas en Montreal y Nueva York

0515
2013
978-3-8233-7780-1
978-3-8233-6780-2
Gunter Narr Verlag 
Anne Brüske
Herle-Christin Jessen

Der Band stellt die transkulturelle Literatur in zwei der größten Einwanderungsmetropolen Nordamerikas - Montréal und New York - erstmals in einen gemeinsamen Kontext. Er untersucht die rasante Entwicklung einer urbanen nordamerikanischen Postromania aus verschiedenen Perspektiven. Dabei richtet sich das Augenmerk auf die Literatur hispano- und frankokaribischer MigrantInnen, die sich in New York auf Englisch und in Montréal - hier auch lateinamerikanische, jüdische, arabische und ostasiatische EinwandererInnen - auf Französisch manifestiert.

Anne Brüske / Herle-Christin Jessen (Éds.) Dialogues transculturels dans les Amériques Diálogos transculturales en las Américas Nouvelles littératures romanes à Montréal et à New York Nuevas literaturas románicas en Montreal y en Nueva York Frankfurter Studien zur Iberoromania und Frankophonie Frankfurter Studien zur Iberoromania und Frankophonie · 4 FFrraannkkffuurrtteerr SSttuuddiieenn zzuurr IIbbeerroorroommaanniiaa uunndd FFrraannkkoopphhoonniiee Herausgegeben von Roland Spiller und Sabine Hofmann Anne Brüske / Herle-Christin Jessen (Éds.) Dialogues transculturels dans les Amériques Diálogos transculturales en las Américas Nouvelles littératures romanes à Montréal et à New York Nuevas literaturas románicas en Montreal y en Nueva York Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. Umschlagabbildung: René Magritte, Le double secret.© VG Bild-Kunst, Bonn 2013. © 2013 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf chlorfrei gebleichtem und säurefreiem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1868-1174 ISBN 978-3-8233-6780-2 I NDEX A NNE B RÜSKE / H ERLE -C HRISTIN J ESSEN Littératures transculturelles à Montréal et à New York .................................. 7 I. E STHÉTIQUE ET TERMINOLOGIE P ATRICK I MBERT Sérendipité et transculture. La réussite dans la rencontre avec l’autre ....... 29 G UDRUN R ATH Hacia una nueva lectura de migraciones y literaturas. El caso de Junot Díaz ………………………………………………….………. 45 C HRISTOF S CHÖCH Ying Chen, ou : dialogues au-delà des frontières. Une lecture de L’Ingratitude et de Querelle d’un squelette avec son double …………………… 59 H ERLE -C HRISTIN J ESSEN Le roman migrant comme ›métamonde‹. Le pavillon des miroirs et Le maître de jeu de Sergio Kokis ……………………………………….…… 75 A NNE B RÜSKE Entre Nueva York y la isla. La memoria del espacio insular en la literatura de la diáspora dominicana en EE.UU. ................................... 89 II. M ÉTROPOLES , PARCOURS ET POLITIQUES DE L ’ ESPACE K LAUS -D IETER E RTLER La mise en fiction des métropoles. Montréal et New York dans le roman québécois contemporain (2005-2010) ................................... 107 U RSULA M ATHIS -M OSER Le Montréal de Dany Laferrière. Extrapolations du parcours d’un »acteur (trans)culturel« ………...…………………………..………….. 125 P ETER K LAUS Le Montréal transculturel. Entre havre de paix, creuset multiculturel et cauchemar ………………………………………………………………….. 139 M ARTINA U RIOSTE -B USCHMANN Sentir la Salsa en Manhattan. Clubes de baile en Nueva York como espacios meta-archipiélicos en las narrativas hispanoantillanasestadounidenses ………...………………………………………………….… 149 F RAUKE G EWECKE De transnación a counternation. Políticas del espacio en la narrativa de los Nuyoricans/ AmeRícans/ DiaspoRicans/ NeoRicans ……...……. 165 III. Q UÊTES IDENTITAIRES SÉPHARADES ET ARABES DANS LE N OUVEAU M ONDE Y VONNE V ÖLKL L’arrivée en ville. La découverte de Montréal dans la littérature migrante juive au Québec ................................................................................ 185 M ECHTHILD G ILZMER Dialogue transculturel et genre dans la »littérature maghrébine« à Montréal ………………………………………………….…………………. 199 E MILIE N OTARD Sables méditerranéens. Terre d’exil et lettres nomades dans Galia qu’elle nommait Amour d’Anne-Marie Alonzo ............................................... 213 M AXIMILIAN G RÖNE Babylone - Montréal, la trace de l’Autre. Naïm Kattan à la rencontre d’Emmanuel Lévinas …………………………………………………..…….. 233 Anne Brüske et Herle-Christin Jessen Littératures transculturelles à Montréal et à New York Vers une Postromania nord-américaine urbaine dans le Nouveau Monde ? Les grandes métropoles de l’Amérique du Nord, telles que New York et Montréal, partagent un trait commun important : Elles servent de terre d’accueil à un nombre considérable de migrants originaires de pays de langue romane dans le Nouveau comme dans le Vieux Monde. Une diversité linguistique et culturelle extraordinaire caractérise donc les deux villes, préparant le terrain à l’émergence de nouvelles littératures. Ces littératures ouvrent le dialogue entre la ›Vieille Europe‹ et le Nouveau Monde, l’Atlantique et le Pacifique, le Nord et le Sud, le propre et l’étranger et remettent ainsi en question le concept de littératures nationales attachées à une seule langue et culture. Au cours du XXe siècle, New York, métropole d’immigration nordaméricaine par excellence, est devenue l’une des destinations mythiques des migrants de l’archipel caribéen, lesquels continuent d’empreindre le visage économique et culturel de la ville. Les communautés hispano-caribéennes notamment se distinguent au point que le magazine Time publia déjà en 1988 sous le titre ¡Magnífico! Hispanic culture breaks out of the Barrio une série d’articles dédiés à la culture et littérature latino des États-Unis. 1 À Montréal, métropole biculturelle et bilingue, la littérature migrante qui fleurit depuis bientôt deux décennies s’inscrit dans une ambiance déjà existentiellement marquée par le plurilinguisme et une politique favorisant le multiculturalisme. 1 En particulier New York et le Sud-Ouest des États-Unis font état d’une forte présence latino-américaine. S’il s’agit surtout à New York de populations immigrées au XXe siècle et de leurs ancêtres, il en va autrement dans les États fédéraux du Sud-Ouest où ces populations sont en partie enracinées depuis des siècles - des États comme la Californie, le Texas et le Nouveau Mexique firent partie du territoire du Royaume de Mexique jusqu’au traité de Guadeloupe Hildago en 1848 - où des migrants en provenance du Mexique et de l’Amérique centrale se sont installés plus récemment après avoir traversé la frontière entre les USA et le nord du Mexique. La présence hispanique à New York frappe d’ailleurs non seulement dans les quartiers ethniques mais ailleurs aussi à travers les panneaux publicitaires et les journaux gratuits hispanophones comme El Especialito dans downtown et midtown Manhattan, c’est-à-dire dans des quartiers sans réputation hispanique particulière, et dans le métro newyorkais. Anne Brüske et Herle-Christin Jessen 8 Depuis plusieurs décennies, Montréal et New York jouent un rôle de terres d’accueil importantes. Montréal est la troisième métropole d’immigration canadienne (après Toronto et Vancouver). Les personnes nées à l’étranger forment le cinquième de la population totale. 2 Plus de 85% des nouveaux arrivés au Québec s’installent dans la région métropolitaine montréalaise. 3 En ce qui concerne les immigrants récents - arrivés entre 2001 et 2006 -, Montréal occupe même le deuxième rang après Toronto. 4 La plupart de ces nouveaux immigrants viennent d’Asie (31%), puis d’Afrique (26%), d’Europe (22,5 %) et d’Amérique (20%). 5 Dans la diversité linguistique montréalaise, c’est le français qui domine : Plus de 50% des locuteurs ont le français pour langue maternelle. L’importance des langues non officielles est spécialement intéressante dans notre contexte ; tandis que 13,2% des citoyens montréalais ont l’anglais pour langue maternelle, la quantité d‘allophones, n’ayant ni le français ni l’anglais pour langue maternelle, est presque trois fois plus élevée (34,4%). 6 Parmi les langues allophones, c’est l’arabe qui est majoritairement parlé à Montréal ; viennent ensuite l’italien, l’espagnol, les langues créoles et le chinois. 7 Apparemment, l’intégration linguistique à Montréal se déroule bien : Seule une faible proportion d’immigrants déclare ignorer autant le français que l’anglais (2,6%). De nos jours, New York reste une des métropoles d’immigration les plus importantes des États-Unis : Dans l’État de New York, plus d’un cinquième de la population, c’est-à-dire 11% de la population nationale, est né à l’étranger (36% dans la ville de New York), chiffre que la Californie est la seule à égaler. 8 Après la Californie, le Texas et la Floride, New York est également un des hauts-lieux de l’immigration hispanique et caribéenne, hébergeant un dixième des hispaniques nés à l’étranger. 9 Au XIXe et au XXe siècle, Staten Island servait de porte d’entrée à la terre promise et au rêve américain pour des vagues d’immigration qui étaient majoritairement européennes, puisqu’en 1960 encore 75% des nouveaux arrivants venaient d’Europe, et cela même si New-York était déjà un des lieux d’exil favoris des intellectuels et leaders indépendantistes hispano- 2 Pour les pourcentages concernant les écrivains parmi les nouveaux arrivés cf. C HAR- TIER , »Les origines de l’écriture migrante« et C HARTIER , Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec. 3 Cf. C HUI et al., »Immigration au Canada«, 17. 4 Cf. ibid., 25 : »Selon le Recensement de 2006, la RMR [= La région métropolitaine de recensement] de Montréal comptait 165 300 immigrants récents, soit le nombre le plus élevé observé au cours des 25 dernières années.« 5 Cf. ibid., 26-27. 6 »Montréal en statistiques. Population selon la langue maternelle« [http: / / ville.montreal.qc.ca/ pls/ portal/ docs/ PAGE/ MTL_STATS_FR/ MEDIA/ DOC UMENTS/ 08A_LANGUES%20MATERNELLES.PDF (dernier accès : 23/ 03/ 2013)]. 7 Ibid. 8 Cf. G RIECO et al., »The Foreign Born Population«, 4-5. 9 Cf. A COSTA / D E LA C RUZ , »The Foreign Born from Latin America and the Caribbean«, 2. Littératures transculturelles à Montréal et à New York 9 caribéens. En 2010, par contre, la moitié de la population née à l’étranger était d’origine latino-américaine (53%) et un peu moins d’un tiers d’origine asiatique (28%). 10 Si plus de 29% de la population de la ville déclare être d’origine hispanique, ceci explique qu’un quart des Newyorkais déclare parler l’espagnol à la maison tandis que seulement un peu plus de la moitié parle uniquement l’anglais. Un bon cinquième des Newyorkais ne possède pas de très bonnes connaissances de la langue anglaise. 11 Ainsi peut-on présumer que les littératures des migrants, des ›secondes générations‹ et des groupes dits ›ethniques‹ profondément enracinés dans les deux villes -mais aussi les littératures des ›autochtones‹ - s’inscrivent dans un contexte marqué par la rencontre avec ce qui est culturellement et socialement différent. Ces nouvelles écritures nouent des dialogues sur plusieurs plans ou, en revanche, rendent visible leur absence : Au niveau fictionnel, elles font interagir différentes communautés culturelles, sociales et linguistiques, différents positionnements historiques et politiques ainsi que des traditions artistiques parfois divergentes ; par ailleurs, elles instaurent au niveau extra-fictionnel et de manière performative des dialogues bien réels entre l’auteur et son lectorat. Ainsi, à travers la réflexion littéraire sur l’expérience de la différence, elles transportent un phénomène marginal au centre de la société majoritaire, laquelle se trouve invitée à revivre cette même expérience depuis le point de vue subjectif des êtres fictionnels concernés. Cette mise en fiction favorise non seulement l’identification empathique des lecteurs avec le texte en les incitant à compléter les ›blancs‹ 12 laissés dans le récit mais augmente encore la prise de conscience de l‘hétérogénéité culturelle factuelle, ébranlant (ou, du moins, mettant en question) les constructions socio-culturelles monolithiques des États-Nations traditionnels. Si ces nouvelles écritures accordent une place importante aux quêtes identitaires, aux contacts et conflits culturels et linguistiques ainsi qu’aux motifs de la métropole et du voyage, elles ne se réduisent pour autant pas à cela. Elles soulèvent, au contraire, par leur esthétique et par les thématiques négociées, une série de nouvelles questions (géo)politiques, poétologiques et sociologiques, comme celle de l’influence de l’héritage (post)colonial et des nouvelles structures de domination politique ou économique, celle du dépassement des États-Nations classiques, de l’hybridité des genres littéraires, des nouvelles formes d’expression ou encore celle de l’exigence 10 »America’s Foreign Born in the Last 50 Years« [http: / / www.census.gov/ how/ pdf/ / Foreign-Born--50-Years-Growth.pdf (dernier accès : 23/ 03/ 2013)]. 11 »Selected Social Characteristics in the United States. 2007-2011 American Community Survey 5-year-estimates« [http: / / factfinder2.census.gov/ faces/ tableservices/ jsf/ pages/ productview.xhtml? src =bkmk (dernier accès 24/ 03/ 2013)]. 12 Cf. I SER , L’acte de lecture, notamment 317-398. Anne Brüske et Herle-Christin Jessen 10 d’assimilation que portent les sociétés d’accueil aux minorités trop visibles à leur goût. Malgré leurs similitudes, les deux métropoles nord-américaines se distinguent l’une de l’autre en de nombreux points, ne serait-ce déjà que par leur taille, leur appartenance géopolitique et leur statut au sein de la nation : Si New York peut être considéré comme la capitale économique et culturelle des États-Unis, Montréal occupe une place plus marginale au sein d’un État canadien à prédominance culturelle et économique anglo-saxonne. Si, pendant longtemps, on a tenu à New York à l’idéal de l’assimilation culturelle rapide des nouveaux arrivants et du monolinguisme, du moins dans la version officielle, Montréal se caractérise depuis toujours par une hybridité culturelle et linguistique. Ainsi, les Néo-Québécois représentent une minorité parmi les Québécois, qui à leur tour peuvent être considérés autant comme une minorité francophone au sein de l’État canadien que comme une communauté francophone totalement différente de celle de la France. Cette situation particulière module aussi le choix du lieu d’installation des migrants : Si les nouveaux arrivants choisissent New York comme terre d’accueil indépendamment de leur appartenance culturelle ou linguistique, s’installer à Montréal semblerait relever d’un choix plus conscient, laissant par exemple présupposer des affinités pour la langue française 13 ou pour le contexte culturel existentiellement hybride. Ces différences se reflètent également dans le domaine de la littérature : Tandis que les États-Unis jouissent d’une tradition littéraire assez longue, la littérature québécoise commence à s’émanciper en tant que littérature nationale depuis la ›Révolution tranquille‹ des années 1960. Les nouvelles littératures transculturelles s’inscrivent donc dans des histoires littéraires et des contextes culturels entièrement différents. Si, au Québec, la littérature transculturelle fleurit dans un contexte de »surconscience linguistique« 14 historique et si le modèle politique du multiculturalisme canadien crée un »climat favorable à la formation« de la littérature transculturelle québécoise, 15 pendant les années 1980 et 1990, cette littérature se heurte également au nationalisme québécois. À New York et plus généralement aux États-Unis, la littérature écrite par des Néo-Américains et des Américains d’origine non-européenne s’inscrit dans le contexte d’une littérature nationale constituée d’un côté de récits d’auteurs euro-américains et de l’autre de minorités dites ›ethniques‹, comme les Native Americans, Chicanos et African Americans. Ces nouvelles écritures ne mettent donc aucunement en cause l’idée de la nation, mais cherchent leur place au sein d’un système littéraire 13 Selon le Recensement de 2006, c’est la langue qui, après les réseaux familiaux et amicaux, constitue le deuxième facteur décisif pour s’installer à Montréal. Cf. C HUI et al., »Immigration au Canada«, 21. 14 D UMONTET , »Pour une poétique de l’écriture migrante«, 100. 15 C HARTIER , » De l’écriture migrante à l’immigration littéraire«, 81. Littératures transculturelles à Montréal et à New York 11 états-unien établi. 16 Ces contextes différents façonnent aussi la manière dont ces nouvelles littératures abordent des sujets comme l’américanité, la place de l’héritage européen ou non-européen ou bien encore la question du colonialisme. Partant de ces différences, il se pose également la question de la langue dans laquelle les auteurs néo-montréalais et néo-newyorkais étudiés dans ce recueil entament ce dialogue qui se tisse non seulement entre des cultures mais brouille fréquemment des frontières culturelles et linguistiques apparemment naturelles. D’origine caribéenne, latino-américaine, juive ou encore asiatique, les auteurs étudiés s’expriment majoritairement dans la langue (principale) de leur ville d’accueil, c’est-à-dire en français pour Montréal et en anglais pour New York. Néanmoins, leurs textes s’inscrivent dans la continuité de l’univers de langue et de culture romanes que la recherche philologique a traditionnellement appelé la Romania. Suite aux migrations résultant des grandes guerres en Europe ainsi que de la décolonisation et grâce aux nouvelles voies de communication, ils en forment le prolongement dans l’ère postmoderne. 17 Cette Postromania appartenant au Nouveau Monde et liant ainsi la Romania nova d’Amado Alonso et une nouvelle Romania submersa, un espace latin submergé, est à son tour imprégnée par maintes influences historiques, culturelles et politiques telles que la ›découverte‹ des Amériques par Christophe Colomb, la colonisation des terres, la subjugation des indigènes et la traite transatlantique des esclaves, mais également par les constellations politiques, sociales et économiques de l’époque contemporaine. Le terme Postromania fait ainsi référence aux espaces culturels du Nouveau Monde à l’influence latine métissée (comme au Québec) et, parfois, sous-jacente (comme aux États-Unis dans les territoires autrefois hispanophones ou parmi les groupes de population originaires d’un espace culturel roman). Ainsi comprend-t-il une Nouvelle Romania imprégnée culturellement et linguistiquement par de multiples influences extérieures et une Nouvelle Romania, celle des migrants ou des minorités, dans laquelle la langue officielle et politiquement dominante (l’anglais) est en train de se superposer sur l’idiome latin au point de l’effacer. Reflétant du moins partiellement l’impact social et culturel des flux migratoires les plus proéminents, les études à propos de cette Postromania 16 Pour une discussion de la littérature urbaine new-yorkaise récente cf. L ENZ / R IESE , Postmodern New York City. 17 Tandis que, selon la terminologie d’Amado Alonso, Romania continua se réfère aux pays européens latins et latinisés, Romania nova désigne généralement l’espace latinisé du Nouveau Monde, comme l’Amérique du Sud, la Caraïbe ou encore le Québec, régions dans lesquelles l’influence des langues et cultures précolombiennes, africaines et européennes non latines jouent un rôle non négligeable. Cf. également R ODRIGUEZ - V ELASCO , »Romania Continua, Romania Submersa, and the Field of Romance Studies« ; D IETRICH , » Zum Sprachwandel durch Sprachkontakt in der neuen Romania « , 128-129. À propos des langues romanes en dehors de l’Europe cf. le volume édité par J ANSEN / S YMEONIDIS , Dynamik romanischer Varietäten außerhalb Europas. Anne Brüske et Herle-Christin Jessen 12 nord-américaine urbaine seront dotées d’une forte composante caribéenne avec des auteurs montréalais vedette, Dany Laferrière, Gérard Étienne et Émile Ollivier, des auteurs originaires d’Haïti, les Dominico-Newyorkais Angie Cruz et Junot Díaz, en rappelant que ce dernier a été en 2008 lauréat du prestigieux prix Pulitzer, ou encore les Portoricains Esmeralda Santiago, Abraham Rodríguez et Ernesto Quiñónez. Parmi les écrivains étudiés se trouvent également de nombreux juifs ashkénazes et sépharades comme Régine Robin, Naïm Kattan et Victor Teboul, porteurs d’une expérience qui passe pour l’archétype de la communauté diasporique. D’autres auteurs néo-québécois d’origine arabe (Anne-Marie Alonzo), brésilienne (Sergio Kokis) et chinoise (Ying Chen) choisissent le français comme langue d’expression artistique de prédilection, participant ainsi également de la Postromania littéraire du Nouveau Monde. La double perspective portant sur les littératures transculturelles des métropoles Montréal et New York avec leurs différences et leurs similitudes permet donc d’apporter un regard différencié sur la création et l’évolution d’une Postromania nord-américaine. Transculturalité, transnationalisme, diaspora et ethnicité. Théorisation du contact culturel littéraire à Montréal et à New York En dépit et en raison de la multitude d’étiquettes désignant ces (nouvelles) littératures qui se démarqueraient des littératures nationales majeures de l’espace culturel québécois et états-unien, la terminologie pose problème : Ainsi parle-t-on, selon le contexte national, l’orientation idéologique et le choix théorique du chercheur, de littératures migrantes, diasporiques, ethniques, multi-, interet transculturelles, transnationales, transdifférentes, nomades ou, dans le contexte du Sud-Ouest des États-Unis, de border literature sans que l’apport analytique de ces étiquettes soit nécessairement important. Beaucoup de tentatives de classification ou de description de ces littératures ont également recours à des termes façonnés dans le contexte caribéen, comme métissage ou créolisation/ créolité (Édouard Glissant/ Patrick Chamoiseau/ Raphaël Confiant/ Jean Bernabé), ou dans celui des études postcoloniales, comme hybridité (Néstor Canclini, Homi K. Bhabha). Au fond, ce qui lie (et différencie) ces concepts, c’est la façon dont ils théorisent le dialogue culturel et social au niveau des individus, des communautés et des États ainsi que la place qu’ils lui accordent. À quelques exceptions près, la terminologie littéraire s’inspire de théorèmes sociologiques, ethnologiques ou anthropologiques (entre autres Fernando Ortiz, James Clifford, William Safran) et d‘études culturelles (Stuart Hall, Paul Gilroy, Homi K. Bhabha), à qui on a en partie reproché à leur tour de calquer leurs concepts Littératures transculturelles à Montréal et à New York 13 sur des textes littéraires. 18 Pour cela, il est primordial de donner dans un premier temps une vue d’ensemble des tentatives les plus éminentes qui ont été faites pour décrire systématiquement et théoriser le contact culturel afin d’élucider, dans un second temps, la transposition de ces concepts aux littératures dites transculturelles du Canada francophone et des États-Unis. Depuis une décennie, les termes transculturel, transculturalité ou transculturation sont en vogue aussi bien dans la recherche sur les cultures et littératures de l’Amérique latine que dans le contexte québécois. Leur emploi diffère pourtant non seulement selon les auteurs et les textes fondateurs sur lesquels ils se basent mais également en fonction du contexte géographique pour lequel ils sont employés. 19 Le terme transculturel renvoie à la fois à l’œuvre Contrapunteo del tabaco y del azúcar (1940) de l’ethnologue cubain Fernando Ortiz et aux réflexions du philosophe allemand Wolfgang Welsch. 20 Ortiz utilise la notion de transculturation (›transculturación‹), calquée sur le modèle d’acculturation et deculturation de l’anthropologue Bronislaw Malinowski, en soulignant l’importance du processus du métissage pour la culture cubaine et en démontrant l’influence de la culture des ›dominés‹, c’est-à-dire des Afrocubains, sur celle des colons blancs. 21 En revanche, avec la notion de transculturalité (›Transkulturalität‹), Welsch s’efforce de transcender la conception des cultures considérées comme des entités monolithiques liées à un État-Nation que le philosophe allemand Johann Gottfried Herder a développé au XVIIIe siècle avec le modèle des sphères. Selon Welsch, les cultures de l’époque postmoderne actuelle ne se contentent ni de seulement coexister (›Multikulturalität‹) ni d’entrer simplement en communication (›Interkulturalität‹) mais commencent, poussées par les effets de la mondialisation, à s’enchevêtrer les unes dans les autres sans pour autant constituer des entités homogènes à tous les niveaux d’interaction sociale. Depuis les années 1990, le paradigme du transnationalisme ou de la migration transnationale ne cesse de prendre de l’importance dans la recherche sociologique sur les mouvements migratoires contemporains. Il est évoqué une des premières fois par Nina Glick-Schiller, Linda Basch et Cristina Blanc-Szanton (1992) et a été repris pour désigner la pro- 18 C LIFFORD , »Diasporas« ; O RTIZ , Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar ; B HABHA , The location of culture ; G ILROY , The Black Atlantic. 19 Cf. S CHMIDT -W ELLE , Multiculturalismo, transculturación, heterogeneidad, poscolonialismo. 20 O RTIZ , Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar ; W ELSCH , »Transculturality« ; W ELSCH , »¿Qué es la transculturalidad? «. 21 Schmidt-Welle souligne le caractère divergent que prend la notion de transculturalité selon les auteurs : Si Ortiz l’utilise pour rendre visible l’influence des groupes de population défavorisés, Ángel Rama l’emploie, au contraire, pour décrire l’impact culturel des élites européennes sur la littérature sud-américaine. Cf. S CHMIDT -W ELLE , »Transculturación, heterogeneidad, ciudadanía cultural«, 47-51. Anne Brüske et Herle-Christin Jessen 14 duction culturelle créée dans ce même contexte. 22 Les auteures définissent transnationalisme comme the processes by which immigrants build social fields that link together their country of origins and their country of settlement [including] multiple relations - familial, economic, social organizational, religious and political - that span borders et soulignent sa force cohésive qui crée des liens à travers des relations transfrontalières directes et indirectes entre ceux qui migrent et ceux qui restent dans le pays d’origine. 23 Si les notions de transculturalité et de transculturation visent à rompre avec l’idée de cultures comme entités homogènes et stables, le concept de transnationalisme transcende l’idée de l’État-Nation et des nationalités en brouillant les binarismes culturels, sociaux et épistémologiques de la modernité 24 et en insistant sur la ›bifocalité‹ 25 de nombreux migrants qui non seulement surmonteraient les boundaries, i.e. les délimitations légales imposées par les États politiques, mais créeraient encore des borders, c’est-à-dire des zones frontalières géographiques et culturelles hybrides entre des nations. 26 En raison des législations de pays émetteurs, qui dépendent en partie des rentrées de devises assurées par l’émigration et qui se montrent par conséquent de plus en plus favorables à la participation politique de leurs citoyens extraterritoriaux et grâce aussi aux moyens de communication modernes, les liens politiques et sociaux continuent de se resserrer entre les états caribéens par exemple et les États-Unis ou le Canada. 27 C’est pour cela que la recherche actuelle qualifie les migrants des îles caribéennes hispanophones de sujets transnationaux ou diasporiques - qu’il s’agisse de la migration cubaine récente, de la migration portoricaine, haïtienne ou dominicaine vers le continent septentrional. La notion de diaspora, concept également en vogue depuis la fin du siècle passé, renvoie à l’origine à l’épisode babylonien du peuple juif, puis aux communautés helléniques et arméniennes dispersées dans l’espace méditerranéen. Plus récemment, le terme a été emprunté pour décrire les nouvelles diasporas engendrées par le processus de décolonisation et les mouvements migratoires postcoloniaux ainsi que pour désigner le déplacement de popu- 22 Pour une discussion succincte, mais féconde des concepts, cf. D UANY , Blurred Borders, 17-33. 23 G LICK S CHILLER / B ASCH / B LANC S ZANTON , Towards a transnational perspective on migration, 1. Levitt et Glick Schiller définissent le terme transnationalisme de la manière suivante : »[transnationalism] connect[s] actors through direct and indirect relations across borders between those who move and those who stay behind«, L EVITT / G LICK S CHILLER , »Conceptualizing Simultaneity«, 1009. 24 Cf. K EARNEY , »Borders and Boundaries«, 55. 25 V ERTOVEC , Transnationalism, 67-66. 26 Cf. D UANY , Blurred Borders, 1 ; K EARNEY , »Borders and Boundaries«, 52. 27 Cf. D UANY , Blurred Borders, 7. Littératures transculturelles à Montréal et à New York 15 lations africaines et la formation de communautés résultant de la traite transatlantique des esclaves. 28 De nombreuses tentatives visant à redéfinir la notion de diaspora pour le monde (post)colonial, cette notion étant devenue quelque peu floue par son utilisation extensive, ont été entreprises entre autres par William Safran (1991) et par James Clifford (1993) qui souligne l’importance des racines (›roots‹) et les routes parcourues (›routes‹) ou par Robin Cohen (1997). 29 Le dénominateur commun de ces concepts est l’héritage culturel partagé des communautés résidant en dehors de leur territoire d’origine, l’idée d’une patrie ancestrale perdue et mythifiée, la conscience de la différence par rapport à la population majoritaire ainsi que la tension perpétuelle entre les stratégies de »traveling« et de »dwelling«. 30 Comme la notion de transnationalisme avec laquelle elle partage l’accent mis sur la ›bifocalité‹ des expériences au niveau des acteurs, 31 celle de diaspora vise à dépasser l’équation ostensiblement trop simple entre territoire géopolitique, langue et culture. À noter que, contrairement à ce que semblent parfois suggérer les discours politiques et médiatiques, le potentiel subversif des communautés transnationales et diasporiques reste toutefois relativement circonscrit. 32 Qu’est-ce qui distingue les communautés diasporiques des communautés ethniques, autre étiquette courante dans le contexte nord-américain ? En 1969, l’ethnologue Fredrik Barth problématise la définition courante des groupes ethniques comme »culture bearing units« selon le modèle ›une ethnie, une langue, une culture‹. 33 Il souligne au contraire l’importance de l’(auto-)ascription et des liens sociaux qui stabiliseraient les groupes ethniques malgré des interactions répétées avec d’autres. 34 Cela renvoie au caractère auto-affirmatif des communautés ethniques qui contribuerait même par sa force centripète à la cohésion des sociétés multi-ethniques comme celles des États-Unis ou du Canada. 35 Dans la sociologie états- 28 Cf. G ILROY , The Black Atlantic, pour le concept du »Black Atlantic« ; C HIVALLON , The Black Diaspora of the Americas, pour une vue d’ensemble. 29 Cf. S AFRAN , »Diasporas in Modern Societies« ; C LIFFORD , »Diasporas« ; C OHEN , Global diasporas, 180-187. 30 Cf. C LIFFORD , »Traveling Cultures«, 108. Dans la recherche nord-américaine sur l’immigration caribéenne contemporaine et sa présence sur le sol états-unien, on se réfère de manière inflationniste au concept de la diaspora ou encore à celui des communautés (pan-)ethniques, comme celle des Hispanics. Cf. D UANY , Blurred Borders, 2-3. 31 Cf. également V ERTOVEC , Transnationalism. 32 Cf. D UANY , Blurred Borders, 30-31. 33 B ARTH , »Introduction«, 10-15. 34 Cf. ibid., 9-10. 35 »In other words, ethnic distinctions do not depend on an absence of social interaction and acceptance, but are quite to the contrary often the very foundations on which embracing social systems are built. Interaction in such a social system does not lead to its liquidation through change and acculturation ; cultural difference can persist despite inter-ethnic contact and interdependence« (ibid., 10). Cf. également B ÖS / S CHRAML , »Ethnizität«, 96-97. Anne Brüske et Herle-Christin Jessen 16 unienne du XX e siècle et notamment dans la recherche portant sur les relations raciales et ethniques (›race and ethnic relations‹), les termes race et ethnicity ont tendance à se superposer jusqu’à l’interchangeabilité sans que ›race‹ se réfère uniquement à une supposée différence biologique ou ›ethnicité‹ à la dimension culturelle. 36 Il est donc encore plus difficile de les délimiter nettement dans l’usage du discours public états-unien ou canadien. Pour les immigrants d’origine européenne installés depuis plusieurs générations aux États-Unis, Mary G. Waters a montré que l’ethnicité est devenue un attribut secondaire optionnel que l’on adopte ou délaisse. En revanche, les habitants d’origine non-européenne, même installés sur le territoire nordaméricain de longue date, ne sont pas, sous prétexte de leur soi-disant différence biologique, perçus comme des Américains à part entière capables de se fondre dans le légendaire creuset mais comme des ›hyphenated Americans‹, i.e. des African Americans, Asian Americans, Native Americans, Hispanics, etc. 37 Par conséquent, les modèles d’assimilation ou d’acculturation des secondes générations de nouvelles diasporas divergent en fonction et de l’apparence physique et du statut socio-économique, les rapprochant ou non, des Euro-Américains ›blancs‹ ou de groupes défavorisés comme celui des African Americans. Pour ce qui est du Canada et du Québec, qui partagent la dominance européenne mais dont le contexte historique diverge de celui des États-Unis en plusieurs points - l’institutionnalisation du bilinguisme et de la biculturalité ainsi que l’histoire de l’esclavage et de la colonisation des terres -, on peut observer que l’intégration des Black Canadians/ Canadiens noirs, des Asian Canadians/ Canadiens d’origine asiatique ou de ceux appartenant aux First Nations/ Premières Nations se révèle de fait également plus difficile que celle des Euro-Canadiens. 38 Reste à constater que, particulièrement au Québec, dont l’expérience de la traite des esclaves africains demeure relativement limitée, les minorités appartenant à la diaspora africaine, tels que les Haïtiens ou autres migrants afro-caribéens ne se voient guère confrontées à un autre groupe important d’origine africaine qui serait déjà installé sur le sol canadien. Quant aux pratiques transnationales dans les deux pays, on observe certes un net recul des deuxièmes générations dans leur engagement financier mais pas une rupture idéologique ou culturelle totale avec le pays ancestral. 39 Différentes phases historiques marquent l’attitude officielle des États- Unis et du Canada envers l’immigration et envers l’intégration des Native Americans ou des Premières Nations ou encore envers les descendants des 36 Cf. B ÖS , »›Rasse‹ und ›Ethnizität‹«, 42-53. 37 Cf. W ATERS , Ethnic options, 16-51 ; B ÖS , ›Rasse‹ und ›Ethnizität‹, 178 ; P ÉREZ F IRMAT , Life on the hyphen, »hyphenated identities«. 38 Cf. par exemple E LLIOTT / F LERAS , »Immigration and the Canadian Ethnic Mosaic«, 60- 62. 39 Cf. D UANY , Blurred Borders, 29-30 ; P LAZA , »Remittance Practices of Jamaican Canadian Families«. Littératures transculturelles à Montréal et à New York 17 esclaves africains : Tandis que les États-Unis, dont la devise ex pluribus unum était restée même avec certaines réserves longtemps programme officiel, ne commencent à abandonner l’idée du melting pot qu’à partir des années 1970, le Canada adopte déjà en 1971 une politique multiculturaliste volontariste, institutionnalisant ainsi la métaphore de la ›mosaïque verticale‹ pour une société canadienne où chaque groupe ethnique garderait ses traits culturels distinctifs tout en formant un grand ensemble cohérent. 40 Après la ›découverte‹ du caractère inassimilable de certains groupes d’origine étrangère, les États-Unis se tournent d’abord également vers un modèle multiculturel pour se recentrer à partir des années 1990 sur l’image d’un ethnic-racial pentagon réunissant les cinq collectifs (pan-)ethniques les plus importants (White, Hispanic, Black, Asian, Native). 41 Comment les paradigmes et tendances terminologiques présentés cidessus se reflètent-ils, face aux nouvelles littératures, dans la recherche et l’histoire littéraire de Montréal et de New York ? Quelles sont les grandes étapes de l’avènement des nouvelles littératures postromanes dans la recherche et dans la critique littéraire ? Dans le contexte états-unien, on parle moins de ›littérature transculturelle‹ mais plutôt de ›littérature diasporique‹ ou, plus souvent encore, de ›littérature ethnique‹ se référant au concept des groupes ethniques. Cette étiquette implique qu’il s’agit là de littératures certes foncièrement nord-américaines mais néanmoins différentes, car non issues du mainstream anglo-américain. Historiquement, le terme ethnic literature fait référence à l’ethnic revival engendré dans la suite du mouvement des droits civiques des années 1960. Celui-ci réclame le droit d’existence, la reconnaissance et l’autonomie des cultures des minorités définies comme nonblanches par la color line des États-Unis, comme les Afro-Américains, les Amérindiens ou les Chicanos, au sein d’une Amérique septentrionale dominée par les White Anglo-Saxon Protestants (WASP). 42 Il est ainsi porteur d’un sens auto-affirmatif et de revendications politiques très visibles dans la littérature jusqu’à la fin des années 1960. 43 Au niveau institutionnel, il a non seulement mené à la création de nouveaux programmes au sein des universités, tels que les Latino Studies, African American Studies etc. mais a encore entraîné la fondation de maisons d’édition spécialisées, comme Arte Público Press qui publie en première ligne des textes écrits par des auteurs hispaniques du Sud-Ouest américain. Si, de nos jours, le caractère (auto-)affirmatif du terme semble quelque peu amoindri, la recherche littéraire continue d’étudier les textes des groupes ethniques visibles sous l’angle de leur différence par rapport au mainstream, comme le montrent encore par exemple des 40 E LLIOTT / F LERAS , »Immigration and the Canadian Ethnic Mosaic«, 59pp. ; L AUTARD / G UPPY , »The Vertical Mosaic revisited«, 189pp. Cf. également P ORTER , The Vertical Mosaic. 41 Cf. B ÖS , »›Rasse‹ und ›Ethnizität‹«, 41-42. 42 Cf. G EWECKE , »De identidades, territorios y fronteras que se cruzan«, 205-206. 43 Cf. D ALLEO / M ACHADO S ÁEZ , The Latino/ a Canon, 1-3. Anne Brüske et Herle-Christin Jessen 18 éditions récentes du prestigieux journal de la Society for the Study of the Multi- Ethnic Literature of the United States (MELUS Journal). 44 Le label ethnic literature fait, par ailleurs, partie des stratégies de marketing lancées par les grandes maisons d’édition états-uniennes qui publient la plupart des textes, en partie dans des collections spécialisées, et qui sembleraient, d’autre part, imposer leurs préférences linguistiques et thématiques aux jeunes auteurs. 45 Si le terme ethnic literature renvoie généralement à l’origine de l’auteur, d’aucuns ont dès les années 1970 mis en garde contre la confusion entre des critères extraet intra-littéraires et la réduction de ces littératures à un reflet plus ou moins fidèle de la réalité sociale, faisant des auteurs des représentants attitrés de ›leur‹ groupe ethnique. 46 Selon John Reilly, par exemple, la littérature dite ethnique se caractériserait par la présence d’éléments ethniques dans un texte donné, accompagnée d’une trame stéréotypée menant soit à la victimisation, soit à la maturation d’un protagoniste ethnique dans son contact avec la société majoritaire. 47 Dans le contexte newyorkais, les textes des Portoricains installés à Manhattan depuis la première moitié du XXe siècle, et particulièrement l’autobiographie de Piri Thomas (Down these mean streets, 1967) ou les publications des auteurs du Nuyorican Poets Café, mais aussi ceux des écrivains afro-américains marquent profondément le champ de la littérature issue des nouvelles diasporas. Du fait de l’histoire du Québec, ancienne colonie française dans le Nouveau Monde et îlot francophone et catholique dans une Amérique du Nord à dominante anglophone et protestante, la production littéraire des (trans)migrants et des minorités ethniques joue un rôle très différent dans la littérature nationale au Québec à partir du moment où elle est écrite en français et se transforme peu à peu d’une ›littérature canadienne française‹ en une ›littérature québécoise‹. 48 Celle-ci reste jusque dans le XXe siècle tardif, c’est-à-dire jusqu’à la ›Révolution tranquille‹ qui est le moment de l’émancipation politique, économique et culturelle québécoise par rapport aux élites anglo-canadiennes, une littérature en quête d’identité qui cherche en vain à se détacher de l’ancienne métropole française et du grand frère anglophone par un nationalisme exacerbé. Ce contexte explique d’une part la discussion idéologique et théorique précoce autour de la difficile rencontre littéraire entre le québécois ›de souche‹ et l’apport des nouveaux 44 Les dernières éditions spéciales s’intitulent par exemple : The Future of Jewish American Literature Studies (37.2, 2012), Asian American Performance Art (36.4, 2011), The Bodies of Black Folk (35.4, 2010), Multi-Ethnic Poetics (35.2, 2010). 45 L’étude de Dalleo et Machado Sáez s’oppose vivement à ce point de vue en soutenant que, malgré son arrivé dans le mainstream, la littérature latino post-années 1960 n’a rien perdu de ses revendications politiques qui seraient tout simplement présentées de manière moins ostensible. Cf. D ALLEO / M ACHADO S ÁEZ , The Latino/ a Canon, 1-15. 46 Cf. par exemple R EILLY , »Criticism of Ethnic Literature«, 2, 5-6. 47 Cf. également C HRISTIAN , »Sexual Stereotypes and Ethnic Pastiche« ; M C G URL , The program era, 227-272. 48 Cf. D UPUIS , »Le commis voyageur«, 39. Littératures transculturelles à Montréal et à New York 19 arrivants d’abord perçu comme une menace à la jeune nation. 49 D’autre part, ce processus de maturation de la culture québécoise en devenir permet aux textes d’auteurs nés à l’étranger d’occuper une place proéminente au sein du canon littéraire tout en défiant sa pensée nationaliste. Dans les années 1990, les écrivains migrants conquirent de plus en plus le champ littéraire québécois (dans la rubrique culture, dans des colloques, à l’université ou comme lauréats des prix littéraires nationaux). Cette évolution provoqua de vives discussions sur le statut de la littérature nationale et le tournant d’une époque - d’une littérature québécoise vers une littérature ›post-nationaliste‹ ou ›post-québécoise‹. 50 Contrairement à la labélisation newyorkaise, la recherche littéraire montréalaise souligne, par des concepts comme celui des »écritures migrantes« 51 (Robert Berrouët-Oriol) ou celui des »littératures migrantes« ou »transmigrantes« 52 (Gilles Dupuis), non pas l’appartenance des auteurs à un groupe ethnique, évitant ainsi d’en faire des représentants et porte-paroles d’un collectif, mais plutôt le caractère immigré et les choix institutionnels des nouveaux arrivants. 53 Le précédent panorama démontre bien que les difficultés auxquelles se heurte toute tentative de systématiser une fois pour toutes le paysage conceptuel et terminologique à un niveau universel ne sont pas uniquement de nature académique mais relèvent également de choix idéologiques ou politiques et de la logique du marché : Comment parler de ces nouvelles écritures biet plurifocales dépassant les limites des États-Nations et des cultures ? Convient-il de vouloir tracer dans ces littératures la ligne entre le diasporique, le migrant ou encore le transculturel au risque de les figer ? Comment les définir : à travers les racines de l’auteur ou les chemins qu’il a parcourus ? Le choix de sujets ›typiques‹ des diasporas et groupes ethniques ou encore à travers une esthétique particulière ? Ces nouvelles littératures sont-elles fondamentalement différentes des canons nationaux et, si c’est le cas, en quoi ? Le présent recueil constitue une tentative non de trouver une solution universelle à cette myriade de questions mais d’y apporter des éléments de réponse sous des angles divergents. 49 Cf. D UMONTET , »Pour une poétique de l’écriture migrante«, 88-89 ; E RTLER , »Die Entwicklung der écritures migrantes«, 45. 50 Cf. N EPVEU , L’écologie du réel. 51 Cf. B ERROUËT -O RIOL , »L’effet d’exil«, 20-21 ; B ERROUËT -O RIOL / F OURNIER , »L’émergence des écritures migrantes«, 7-22. La revue Vice versa, fondée en 1983 à Montréal, était sans doute l’un des vecteurs essentiels de la réflexion critique sur les écritures migrantes et transculturelles. 52 D UPUIS , »Littérature migrante«, 117-120 et »Le commis voyageur«, 39. 53 Pour une discussion critique de la terminologie cf. également D UMONTET , »Pour une poétique de l’écriture migrante« ; E RTLER / L ÖSCHNIGG , »Introduction« ; G RUBER , »Aus einem Land - in das gleiche« et »Transdifferenzphänomene am Beispiel der littérature migrante in Québec« ; M OISAN / H ILDEBRAND , Ces étrangers du dedans ; Z IPFEL , »Migrant Concepts«. Anne Brüske et Herle-Christin Jessen 20 Dialogues transculturels dans la Postromania nord-américaine. Présentation des contributions Que ce soit le label de ›littératures ethniques‹, celui d’›écritures/ littératures migrantes‹ ou encore un autre, la plupart des concepts se basent sur des critères avant tout extra-littéraires comme l’origine, l’expérience vécue et la trajectoire de l’auteur plutôt que sur des critères intra-littéraires sans tenir compte des qualités esthétiques des œuvres. Partant de la conviction que juger les œuvres littéraires à l’aune de ces critères internes aux textes leur rend davantage justice, le présent recueil propose d’étudier en première ligne les aspects intra-littéraires. Ces critères relèvent avant tout des trois domaines suivants : de l’esthétique propre à la littérature transculturelle ; de la relation qu’ont les personnes concernées avec le pays dont eux ou leurs ancêtres sont originaires et avec leur lieu de résidence actuel ; des questions concernant la difficile quête d’identité entre les pôles de l’assimilation et du rejet ainsi que la déet reconstruction identitaire. Outre les négociations culturelles et identitaires comme motif central, les thèmes pouvant être considérés comme définissant des textes de caractère transculturel sont ceux de la mémoire individuelle ou collective, des conflits culturels, de la ›bifocalité‹ géographique, culturelle, linguistique et discursive, auxquels on pourrait ajouter l’auto-positionnement des textes comme diasporiques, ethniques ou migratoires. En effet, se concentrer sur de tels critères intra-littéraires invite à inclure également parmi les œuvres transculturelles des textes écrits par des auteurs issus de la majorité autochtone mais portant sur les mêmes thèmes, permettant de laisser de côté l’insoluble question de l’authenticité et élargissant ainsi sensiblement le champ de recherche. 54 Un premier chapitre, »Esthétique et terminologie«, se concentre d’une part sur la question de l’esthétique spécifique à ces nouvelles écritures et sur leur catégorisation difficile : Ainsi, la littérature en tant que médium problématise toute tentative de classification simplificatrice, tantôt en utilisant les termes courants de façon incohérente, tantôt en créant de nouveaux concepts et labels. Certains textes ironisent sur les ascriptions se référant aux migrants et minorités, transgressant maintes conventions artistiques et sociales. D’autres développent une esthétique propre en ayant recours à des procédés autoréflexifs, permettant d’articuler les divers traumatismes subis par des sujets migrants ou membres d’une minorité souvent marginalisée. Le deuxième chapitre, »Métropoles, parcours et politiques de l’espace«, réunit des contributions portant explicitement sur la mise en fiction des espaces urbains montréalais et newyorkais, sur les politiques de l’espace que les textes étudiés propagent ainsi que sur l’importance de Montréal et de New York en tant que métropoles et terres d’accueil pour les auteurs et leur parcours. Finalement, dans un troisième chapitre, »Quêtes identitaires sé- 54 Cf. R EILLY , »Criticism of Ethnic Literature«. Cf., par exemple, B ERROUËT -O RIOL / F OUR- NIER , »L’émergence des écritures migrantes«. Littératures transculturelles à Montréal et à New York 21 pharades et arabes dans le Nouveau Monde«, une attention particulière sera portée aux quêtes identitaires de ces minorités ethniques dans la métropole franco-canadienne et états-unienne. À travers l’exemple des figurations nord-américaines de l’archétype des communautés diasporiques, les analyses font ressortir le leitmotiv sous-jacent de la plupart des textes littéraires transculturels, à savoir la recherche de la place d’un protagoniste au sein d’une société dont il se démarque par ses origines géographiques, son extérieur ou encore ses traditions culturelles et religieuses. Le chapitre »Esthétique et terminologie« débute par la contribution de Patrick Imbert sur ›sérendipité et transculture‹ au Québec. Se servant d’une nouvelle approche théorique de la transculturalité aux Amériques comme point de départ, il analyse les discours québécois sur l’impact culturel des flux migratoires depuis les années soixante et examine la façon dont des artistes migrants tel que Marilú Mallet ou Dany Laferrière s’établissent comme selfmaking men and women à Montréal. Gudrun Rath porte un regard critique sur la catégorie du genre autobiographique ainsi que sur les lectures réductrices que l’on a faites de l’œuvre de Junot Díaz jugée à l’aune de l’appartenance ›ethnique‹ de l’auteur aux groupes des Latinos et, plus particulièrement, des immigrants clandestins dominicains aux États-Unis. En s’interrogeant sur le statut de l’œuvre romanesque francophone de Ying Chen, Christof Schöch propose une nouvelle lecture de L’ingratitude et de Querelle d’un squelette avec son double, deux romans récents de l’auteure chinoise ayant résidé en France et au Québec, et analyse maintes transgressions du label ›écriture migrante‹. La contribution d’Herle-Christin Jessen élucide la composition mutuelle du ›sujet migrant‹ et de l’esthétique adéquate d’une nouvelle écriture dans Le pavillon des miroirs et Le maître de jeu, romans autoréférentiels de l’auteur brésilo-québécois Sergio Kokis tandis qu’Anne Brüske montre par quels procédés narratifs la littérature diasporique dominicaine, écrite aux États-Unis mais axée sur l’île et son lourd passé, traite le sujet de la mémoire et des traumatismes subis par ses protagonistes immigrés féminins. Le chapitre »Métropoles, parcours et politiques de l’espace« met l’accent explicitement sur les espaces urbains de la Postromania et notamment sur les auteurs et écritures des deux métropoles Montréal et New York. Ainsi, Klaus-Dieter Ertler propose une analyse de la mise en fiction de Montréal et de New York dans le roman québécois contemporain en s’appuyant sur Ce n’est pas une façon de dire adieu de Stéfani Meunier, Le veilleur de Naïm Kattan et Mégapolis de Régine Robin. Ensuite, la contribution d’Ursula Mathis- Moser montre en quoi Dany Laferrière est un acteur (trans)culturel foncièrement attaché à la ville de Montréal, dont l’importance se reflète non seulement dans la vie, mais également dans l’œuvre narrative et essayiste de cet auteur originaire d’Haïti. Peter Klaus souligne la place ambiguë entre creuset multiculturel, havre de paix et cauchemar qu’occupe la ville de Montréal dans les œuvres d’auteurs québéco-haïtiens comme Gérard Étienne et Émile Anne Brüske et Herle-Christin Jessen 22 Ollivier. Martina Urioste-Buschmann se penche sur la fonction des clubs de dance caribo-newyorkais en tant qu’îlots sociaux caribéens dans le récit autobiographique Almost A Woman de la Portoricaine Esmeralda Santiago et dans Let It Rain Coffee de la Dominican American Angie Cruz, tandis que Frauke Gewecke 55 (†) étudie la question d’une double appartenance sociale et culturelle des Portoricains vivant depuis des générations à Manhattan à travers les politiques de l’espace négociées dans l’œuvre d’Ernesto Quiñónez et d’Abraham Rodríguez. Les métropoles de l’Amérique de Nord accueillent également des minorités d’origine ashkénaze, sépharade et maghrébine. À travers leur expérience, le troisième chapitre »Quêtes identitaires sépharades et arabes dans le Nouveau Monde« se focalise tout particulièrement sur le sentiment de déchirure marquant fréquemment la mise en scène littéraire de la diaspora. Torturés par les appartenances multiples et l’exclusion, les sujets cherchent leur place dans la métropole, soit en essayant de se fondre dans la masse, soit en rejetant tout ce qui leur vient du mainstream. Ces diasporas, leur positionnement identitaire vis-à-vis des sociétés d’accueil occidentales et majoritairement chrétiennes ainsi que leur rapport à la ville sont mis en fiction par des auteurs résidant ou ayant résidé au Québec. À travers les textes de Victor Teboul, Naïm Kattan et Régine Robin, Yvonne Völkl nous fait découvrir l’image de la ville de Montréal et la quête identitaire juive dans la littérature migrante juive au Québec, pendant que Mechtild Gilzmer, utilisant la variable du gender comme catégorie d’analyse, concentre sa lecture sur des écrivaines et conteuses québécoises d’origine sépharade et maghrébine. Partant de l’idée des binarismes opposant des univers foncièrement différents - Montréal et Alexandrie, handicap et mobilité, hétéroet homosexualité - la lecture proposée par Émilie Notard de Galia qu’elle nommait Amour d’Anne-Marie Alonzo, née en Égypte et installée au Québec depuis l’âge de douze ans, met en valeur la qualité déconstructiviste de ce roman. Également dans une perspective déconstructiviste, l’essai de Maximilian Gröne met finalement en exergue l’apparente dichotomie entre l’occidental et l’oriental dans l’œuvre de Naïm Kattan tout en la faisant dialoguer avec la philosophie d’Emmanuel Lévinas. Finalement, nous remercions vivement toutes les personnes et institutions qui, par leur soutien compétent et infatigable, ont contribué à la réalisation de ce volume. 55 À notre plus grand regret, Frauke Gewecke qui nous a fidèlement porté conseil durant la réalisation de ce projet de publication est décédée avant sa finalisation. En marque de respect, nous tenons à dédier ce livre à sa mémoire. Littératures transculturelles à Montréal et à New York 23 Bibliographie A COSTA , Y ESENIA D./ D E LA C RUZ , G. P ATRICIA : »The Foreign Born From Latin America and the Caribbean, 2010«, U.S. B UREAU OF C ENSUS (éd.) : American Community Survey Briefs, 2011, 1-6. 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E STHÉTIQUE ET TERMINOLOGIE Patrick Imbert Sérendipité et transculture La réussite dans la rencontre avec l’autre »Mon véritable pays est là où je deviens ce que je veux être« Ying Chen, Quatre mille marches Au-delà du nationalisme méthodologique : »déménager« dans sa tête Dans les Amériques, la coïncidence et en particulier la coïncidence spatiale importe beaucoup par rapport à une Europe où le partage des lieux est légitimé par une durée longue que les discours de l’État-Nation qui jouent à la fois de l’enracinement et de l’exclusion transforment en sentiment d’appartenance homogène. Cette perspective européenne, liée à une logique territoriale, est fondée sur une somme finie de richesses et donc sur une logique du jeu à somme nulle selon laquelle quand l’un gagne l’autre perd. Dans les Amériques, la coïncidence spatiale (être avec l’autre comme différent) est aussi simultanéité temporelle. Elle constitue un positionnement qui correspond à la différence entre estar et ser en espagnol. En effet, estar aquí (être là) vise à vivre dans un espace partageable imprévu/ surprenant qui échappe à l’être, à une essentialité, comme l’avait souligné en 1928 l’écrivain brésilien Oswald de Andrade dans son Manifeste anthropophage et comme le souligne Afef Benessaieh (2010). Estar aquí occulte alors ce qui est lié à une durée longue 1 et continue. 2 Celle-ci correspond plutôt aux perspectives européennes, elles-mêmes assises sur des certitudes fondées sur l’histoire et un passé qui chante le pouvoir de la communauté établie : c’est le ser alguien (être quelqu’un), lequel pose une identité stable couplée à la valorisation des références culturelles et historiques canoniques, visant l’homogénéisation par la supériorité de celui qui est en position d’imposer des évidences. Ces évidences sont véhiculées dans le quotidien par une kinésique et une rhétorique de l’accord immédiat comme on le perçoit dans le partage des clins d’œil et des codes de la picardía (cet esprit caustique et dénigrant partagé 1 Cf. B OUCHARD / T AYLOR , »Fonder l’avenir«, B ENESSAIEH / I MBERT , »De Bouchard- Taylor à l’Unesco«. 2 Cf. B OUCHARD / L ACOMBE , Dialogue. Patrick Imbert 30 contre quelqu’un) et qui est critiqué par Marcos Aguinis dans El atroz encanto de ser Argentinos (2001). La transculturalité Toute la question est de savoir comment on gère le conflictuel potentiel inhérent aux différences, aux ressentiments et aux attentes. Cette question se pose tout particulièrement pour les Amériques où s’affirme, comme le soulignait Fermin Toro en 1839 dans Europa y América, la légitimité du déplacement : des Amériques qui sont entièrement occupées puisque les frontiers, définies au sens états-unien du terme comme espace infini, ouvert et vide, n’existent plus territorialement depuis la fin du 19 e siècle mais seulement en fonction de savoirs nouveaux à découvrir. Dans ce cas, il faut apprendre à négocier des partages spatiaux. La transculturalité s’impose par le rétrécissement planétaire et la nouvelle frontier s’invente dans l’accumulation des savoirs propre à la société des savoirs, 3 par les rencontres et le mélange des cultures. La légitimation des déplacements géographiques et symboliques 4 nous permet d’évoquer quelques considérations sur la transculturalité. Elle mène à une relecture et à une recontextualisation des perspectives. D’abord celle de la croyance qu’il y aurait une origine. Croire en une origine, c’est croire en l’unité primordiale d’un monde consensuel édénique qu’il faudrait retrouver et qui définit le groupe dans ses particularités tandis que les autres sont différents et souvent considérés comme dans l’erreur. Autrement dit, la transculturalité tente d’échapper à la métaphore végétale de mythes fondateurs, à l’enracinement, pour s’intéresser aux rapports sociaux conflictuels, pédagogiques ou séducteurs en fonction de nouvelles métaphores animales bigarrées, ce qui permet d’explorer les rapports en fonction de l’altérité radicale, comme on le voit dans Life of Pi (2001) de Yann Martel ou dans Terres des autres (2004) de Sylvie Bérard. La transculturalité ouvre sur l’avenir en proposant un présent qui vise à enclencher des relations personnelles comme institutionnelles pratiques menant à ce que des gens différents aient une influence efficace et positive les uns sur les autres. 5 La transculturalité se manifeste aussi comme une promesse. Elle n’est pas liée au constat d’un état de fait pseudo-objectif et évident, constat dressé par le biais d’une culture établie, elle-même liée à un État-Nation et projetant une stéréotypie identitaire sur des peuples. Elle est un acte de langage performatif au sens d’Austin (1962) et de Searle (1969), c’est-à-dire une promesse faite à soi et aux autres de devenir autre, de renaître, d’entreprendre, etc. Cet acte de langage mène à créer des relations moins conflictuelles, plus attentives, plus 3 Cf. L ÉVY , »Société du savoir«. 4 Cf. I MBERT , Trajectoires culturelles. 5 Cf. G EERTZ , Local Knowledge. Sérendipité et transculture 31 situées dans l’écoute, par l’acte même de penser en fonction de ses dynamiques. Dans le contexte contemporain, dans les Amériques, la transculturalité séduit et, dans la séduction, l’important c’est de promettre de séduire encore, au-delà même des situations nouvelles qui se développent. La commission Bouchard-Taylor et le contrôle de la violence dans l’interet le transculturel Par rapport aux dynamiques culturelles prises dans le dualisme soi/ les autres, intérieur/ extérieur, civilisation/ barbarie comme dans Facundo (1845) de Sarmiento, la transculturalité tente de créer des liens qui atténuent les conflits : ce dualisme est en effet enraciné et exacerbé dans des nationalismes territoriaux qui configurent les postures identitaires d’un individu lequel, souvent, ne s’affirme que par un passage obligé par les stéréotypes du groupe lui permettant de se poser en s’opposant. La solution tient alors non seulement à reconnaître en l’autre le même travail de construction du sujet qu’en soi, comme le souligne Touraine 6 mais aussi de s’engager dans une réflexion sur les objets de désir 7 matériels et culturels, leur production/ consommation et leur contrôle, le tout menant à éviter la pénurie, à multiplier les objets, à faire apprécier une variété de désirs et à donner l’occasion de devenir à la fois modèle et rival dans une dynamique de transformation de soi marquée par un état de transition permanente. Cette dynamique démocratique et libérale où tous luttent contre tous contrairement à une situation coloniale ou de régime autoritaire, où les rapports sont fondés sur la dominance de ceux qui conservent le pouvoir 8 , et qui interdit de concurrencer et donc construit un ordre qui se veut immuable, montre que la recomposition du monde est constante et qu’elle doit se gérer en évitant la pénurie économique, culturelle ou autre. Il s’agit alors de saisir que des gens différents aident à générer la réflexivité sur la violence sociale, masquée par le partage d’une même langue et d’une même culture, et que cette réflexivité est positive. C’est ce que montrent les sessions publiques de la Commission Bouchard/ Taylor (Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, 2008), 9 car elles demandent à chacun des intervenants de moduler sa pensée au-delà des stéréotypes pour que l’interlocuteur comprenne, ne soit pas trop agressé et puisse être intéressé. Alors, la réflexivité entraîne à contrôler par une rationalité génératrice de changement le fréquent mouvement émotionnel d’exclusion de l’autre qui se produit au départ. La réflexion amène à créer un monde où tous peuvent avoir accès à la 6 Cf. T OURAINE , Critique, 224. 7 Cf. G IRARD , Des choses cachées. 8 Cf. B HABHA , »Of Mimicry and Man«. 9 Cf. B ENESSAIEH / I MBERT , »Bouchard-Taylor à l’Unesco«. Patrick Imbert 32 capacité de concurrencer légitimement les autres par la capitalisation des savoirs. Cette réflexivité partagée tend à fonder des solidarités nouvelles et des communautés d’intérêts créatrices d’inventivité sociale comme scientifique et culturelle. Celle-ci repose cependant pour les »Accommodements raisonnables« sur l’interculturel et non le transculturel, c’est-à-dire sur l’importance de la culture francophone. En effet, à travers la loi 101 qui demande aux parents des communautés immigrantes d’envoyer leurs enfants dans les écoles francophones, on affirme au Québec l’importance de la culture francophone qui donne une place aux autres cultures mais qui leur demande aussi d’intégrer le plus possible le domaine linguistico-culturel francophone, c’est-à-dire d’orienter leur avenir en fonction d’une participation active au monde culturel québécois francophone, origine de l’identité fondatrice et minoritaire au Canada. Ce monde repose sur l’intercultura lisme et pas sur le multiculturalisme 10 qui laisse libre du point de vue du choix de la langue, ce que ne peut se permettre le Québec minoritaire francophone en Amérique du Nord. Ainsi le contexte minoritaire insiste sur certaines valeurs à partager plutôt que sur d’autres afin de réussir à prospérer dans un contexte complexe. La modernité nationale et littéraire »une histoire dans laquelle ni mon peuple ni le tien n’avaient le beau rôle« Sylvie Bérard, Terre des autres Par rapport à ces réflexions théoriques sur la transculturalité, qu’en est-il de l’évolution des discours des années soixante aux années 2000 ? On se rend compte que l’imaginaire typiquement hégélien de l’État-Nation moderne, visant à nier toute fracture domestique et à imposer une homogénéité essentialisée, est déplacé. Cet imaginaire hégélien révèle un désir ontologique d’affirmation qui voit toute altérité comme une menace. Dans ce cadre, Michael Shapiro (1997) remet en question les histoires officielles fondées sur une représentation liée à la croyance en l’objectivité. Cette croyance est fondée sur des récits produits par un canon légitimant l’exclusion. Afin d’échapper à cette logique, Shapiro compare Hegel et Lacan. Il affirme que le sujet »knows itself through others while at the same time misrecognizing this dependence and assuming itself to be wholly self-contained«. 11 Dans ce cas, le but de l’État-Nation et de ses aides institutionnels comme la pédagogie ou le canon littéraire est de masquer ce désir ontologique par des moyens discursifs, ce qui cache le fait que la lutte contre l’altérité est surtout une volonté de recherche de cohérence interne. Les États-Nations tentent alors de 10 Cf. K YMLICKA , Multicultural Odysseys. 11 S HAPIRO , Violent Cartographies, 57. - Sérendipité et transculture 33 valoriser la cohérence interne en enrôlant un certain nombre d’intellectuels et d’écrivains au XIX e comme au XX e siècle afin de promouvoir une littérature de l’identitaire. Dans la perspective de Shapiro, on peut redéfinir le sujet en reconnaissant avec Lévinas (1961) que l’altérité est intérieure car nous sommes tous d’ailleurs et tous en processus de changement et de déménagement, soit symbolique soit géographique et c’est sur ce thème que travaillent les écrivains dit ethniques des années 1970 et 1980 au Québec, à Montréal en particulier et à New York depuis longtemps. Les écrivains »ethniques« Dans les années 1960, les écrivains ethniques, c’est-à-dire les écrivains qui n’étaient pas nés au Québec, se consacraient beaucoup à la nostalgie et au rêve d’un retour, aidés en cela par une conception essentialiste et folklorique du multiculturalisme bureaucratique tel qu’il est critiqué par Neil Bissoondath dans Le marché aux illusions (1995). On le voit chez Marco Micone dans Addolorata (1988). Un des personnages disait en 1984 : Dans quarante ans, on sera encore immigrants. Sempre. C’est pas les années qu’on reste ici qui font qu’on est des immigrants ou non, c’est la façon qu’on vit. Dans un pays où les riches et les patrons mènent le gouvernement par le bout du nez, tous les pauvres, tous les ouvriers sont des immigrants, même s’ils s’appellent Tremblay ou Smith. 12 Mais, dans les années 1970 et encore plus 1980, les écrivains nés au Québec de parents européens ou les écrivains nés hors du Canada commencent à publier des livres qui, s’ils ne passent pas encore dans les cursus universitaires ou scolaires, toujours centrés sur les a priori d’une littérature où les marges restent à leur place, se taillent une place dans le monde de l’édition et dans les goûts de certains lecteurs car ils ouvrent une perspective sur l’avenir et la possibilité de rencontres fructueuses. On le constate avec Dany Laferrière, écrivain montréalais d’origine haïtienne. Il met en scène, sous forme humoristique, les relations difficiles entre un noir et une québécoise anglophone dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer (1985). Il affirme à la suite de l’écrivain états-unien noir et gay James Baldwin qu’»on ne nait pas Nègre, on le devient«. 13 Voilà qui semble aller plus loin que James Baldwin dans The Fire next Time (1963) qui affirmait que »Color is not a human or a personal reality; it is a political reality« . 14 Toutefois, la situation des Noirs au Canada et au Québec étant bien différente de celle des Noirs des États-Unis, puisque dans l’ensemble les Noirs canadiens sont plus éduqués que la moyenne des Canadiens, on saisit que la stratégie de Lafer- 12 M ICONE , Addolorata, 61. 13 L AFERRIÈRE , Comment faire l’amour, 153. 14 B ALDWIN , The Fire, 103. Patrick Imbert 34 rière est particulièrement efficace. Elle montre aussi que cet auteur ne tient pas à s’enfermer dans la valorisation de l’authenticité ethnique en tant que telle et qu’il est capable de s’adapter au contexte de réception, qu’il peut hybridiser les discours. Antonio d’Alfonso, dans un roman profondément marqué par une poésie discrète, Avril ou l’anti-passion (1990), souligne, quant à lui, qu’il n’y a »pas de pays pur, nous sommes tous d’ailleurs«. 15 Il continue dans les deux autres volumes de sa trilogie Un vendredi du mois d’août (2004) puis L’aimé (2007) pour aboutir à une vision transculturelle beaucoup plus migrante de l’écriture et des rapports avec les autres ce qui se reflète déjà dans son essai intitulé En italiques. Réflexions sur l’ethnicité et publié en 2000. Toutefois cette manifestation de l’étrangeté peut mener à des perspectives parfois tout à fait contradictoires. En effet, certains écrivains se sentent avant tout exilés et parlent d’exil avec délice pourrait-on dire et parfois comme d’une situation carcérale ainsi que l’a souligné Julie Delorme dans Du huis clos au roman : Paroles carcérales et concentrationnaires dans le cadre de la littérature contemporaine (2010). Dans le cas de Sergio Kokis, la nostalgie est proche et fréquente 16 et le caméléonage qui est positif pour beaucoup d’écrivains comme on va le voir plus loin, est encore vu, dans Le Pavillon des miroirs (1994), comme négatif car inauthentique : Je me contente maintenant de passer inaperçu, de fuir les sollicitations, de faire le caméléon, de ne pas trop prendre au sérieux les ardeurs de mes semblables. La solitude, derrière une apparence de marionnette, constitue la seule position confortable dans mon cas. 17 La solitude, la souffrance est encore plus forte chez Émile Ollivier où on affirme dans La Brûlerie (2004) : »il est plus facile de s’évader d’Alcatraz que de quitter Côte-des-Neiges«. 18 Quant à certains ouvrages de Dany Laferrière, on assiste à une inquiétante étrangeté particulière comme dans L’énigme du retour (2009), où le narrateur dit s’être »échappé de l’île (Haïti) qui semblait une prison pour se retrouver enfermé dans une chambre à Montréal«. 19 Cette étrangeté inquiétante fait d’ailleurs l’objet d’études notamment par des spécialistes de l’altérité comme Daniel Castillo Durante (2004) ou Simon Harel (2005) qui, d’une certaine manière, mènent à voir comment on reste attaché au canon littéraire, celui de l’État-nation et du marquage par ses codes, mais comme manque potentiel. Cependant, l’étrangeté inquiétante est loin d’être la seule perspective se manifestant chez les écrivains montréalais ou migrants. Joël Des Rosiers dans Théories caraïbes (1996) avance plutôt une vision positive de la notion d’étranger et d’étrangeté : 15 A LFONSO , Avril, 88. 16 Cf. E RTLER , »L’Amérique et son Américanité multiple«. 17 K OKIS , Le Pavillon, 18. 18 O LLIVIER , La Brûlerie, 44. 19 L AFERRIÈRE , L’Énigme, 35. Sérendipité et transculture 35 Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté, pour la première fois, un regard d’étranger sur soi-même : mes premières patries ont été des terres étrangères. J’ai aimé ces rapports étrangement élusifs, étrangement intimes qui existent entre un homme et des terres chaudes dont il est dépossédé pour miser ses efforts sur des terres promises, désormais objet de son désir. 20 Comme Joël Des Rosiers, beaucoup d’écrivains veulent partager le présent et l’avenir avec les gens du cru, à l’instar de la majorité des immigrants, et surtout réussir. C’est ce qu’affirme un personnage de Marco Micone dans Gens du silence (1982). Ce personnage est passé d’une perspective de victime intégrant une vision dominée à l’expression du désir ardent de faire partie de la dynamique canadienne et d’obtenir sa part des richesses : »Je n’ai aucune envie d’écrire des pièces sur le thème : »C’hus dans marde et j’y reste’ pour voir ensuite critiques et universitaires en mal de publications pontifier sur l’implacabilité du destin« . 21 Cette attitude est reprise par l’écrivaine d’origine chilienne Marilú Mallet dans Miami Trip (1986) : »J’en ai assez...d’être pauvre, de fréquenter des insignifiants, des quelconques...je veux de l’argent et j’en aurai «. 22 Quant à Dany Laferrière, ses personnages affirment la plupart du temps - comme dans Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit (1990) ou encore dans Comment conquérir l’Amérique en une nuit (2004) - qu’ils veulent l’Amérique toute entière. Ce discours est similaire à celui que tient un des personnages de Monique Proulx dans Les aurores montréales (1998) : Comme toi, j’en ai assez d’être une immigrante. Comme toi, je m’insurge contre ceux qui se pelotonnent dans l’état immigrant comme dans une maladie inguérissable. Mes parents me parlent anglais depuis que je suis née, anglais et italien pour me garder immobile, cramponnée à nos familles de Saint Léonard et au rêve américain…Je suis née ici, je ne suis pas une immigrante, je veux occuper le territoire. 23 Il est clair que ces personnages ne manifestent pas de nostalgie à l’égard d’un lieu de naissance produit par le hasard et qu’ils ne veulent pas partager les ressentiments ni de leurs parents ni de la société d’accueil, des ressentiments qui sont fondés sur le passé propre aux gens nés sur le territoire et issus de parents dit de souche. 24 Les sociétés nord-américaines sont, en effet, de plus en plus définies culturellement par des points de vue qui s’engagent dans les transformations techno-culturelles et dans la légitimité des déplacements qui emportent la planète, ce qui implique de s’inscrire efficacement 20 D ES R OSIERS , Théories caraïbes, 75. 21 M ICONE , Gens du silence, 95. 22 M ALLET , Miami Trip, 39. 23 P ROULX , Les aurores montréales, 96. 24 Voila qui justifierait la vision de Pierre Elliott Trudeau dans Le fédéralisme et la société canadienne-française. Il avait théorisé le multiculturalisme pour échapper entre autres au dualisme anglophone/ francophone et aux ressentiments répétés des deux communautés qui bloquaient les transformations nécessaires au Canada. Patrick Imbert 36 dans ce mouvement plutôt que de s’identifier au rôle de victime. Ceci est clairement exprimé par Salvatore Filippo : »The defeats of the Plains of Abraham and that of the Patriotes of 1837 did not leave indelible psychic scars on me. Psychologically, I am not part of a colonized people«. 25 En sousentendu, on comprend : je m’appartiens, un point de vue très important dans les Amériques comme on va le voir plus loin. Le discours du jeu à somme non-nulle : capitaliser les cultures et les savoirs »Aucun livre ne prend la place d’un autre«. Dany Laferrière, Tout bouge autour de moi Par cette phrase en épigraphe, Dany Laferrière rejette le slogan de Victor Hugo tant cité »ceci tuera cela« pour intervertir avec brio les constructions stéréotypées des uns et des autres dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. La situation qu’il évoque est l’inverse de celle présentée par l’écrivain cubain Pedro Juan Gutiérrez, où une situation propre au not-quite 26 (toujours être inadéquat et inférieur) et au jeu à somme nulle 27 (l’un gagne, l’autre perd) caractérise les rapports des Cubains blancs ou métissés vis-àvis des Cubains noirs. Dans son texte ludique intitulé Trilogia sucia de La Habana traduit sous le titre de Dirty Havana Trilogy, Gutiérrez montre la débrouillardise des pauvres face à l’oppression policière du gouvernement de Fidel Castro. Il souligne aussi que, dans une société où il n’y a plus d’avenir, pas d’espoir d’expansion matérielle ni de possibilité réelle de devenir un modèle au sens de René Girard dans un monde contrôlé par l’orthodoxie politique, le sexe est le seul recours pour manger, rêver et se sortir du marasme. C’est ce qui permet à un des personnages de Gutiérrez d’affirmer des Cubains noirs : »What they lack in the head, they gain in the prick«. 28 Il y a ici une somme finie d’énergie. Le corps est un lieu de circulation où rien ne se perd peut-être mais où rien ne se crée. Les noirs cubains semblent être des incultes qui font jouir et qui parviennent ainsi à s’en tirer. 29 Le processus d’attribution, 30 contrôlé par ceux qui ont le pouvoir de définir l’identité de l’autre et de la figer, réduit l’identité de celui qui le subit à la 25 S ALVATORE , »The Italian Writer of Quebec«, 203. 26 Cf. B HABHA , »Of Mimicry and Man«. 27 Cf. I MBERT , »Le stéréotype de la croyance«. 28 G UTIÉRREZ , Dirty Havana Trilogy, 217 ; Nous traduisons : »ce dont ils manquent dans la tête, ils le gagnent dans la queue«. 29 Bien sûr, avant les avancées du féminisme, le stéréotype de la belle idiote était omniprésent, notamment dans les films. Il correspondait bien à la marginalisation des femmes. 30 Cf. I MBERT / C OUILLARD (éds.), Les discours du Nouveau Monde. Sérendipité et transculture 37 logique du jeu à somme nulle. Son être est défini comme moteur d’un faire partiel, une manière particulière d’être not-quite au sens de Homi Bhabha, car il ne pourra pas être à la fois un producteur sensuel et intellectuel. Ce processus réduit les Noirs à la chair tandis que l’esprit est pour les dominants. En cela, les Noirs restent inadéquats et inférieurs tandis que ceux qui détiennent le pouvoir dans cette culture du jeu à somme nulle sont supérieurs. Par contre, chez Dany Laferrière, le je narrateur est noir. Il sait se mettre au diapason des stéréotypes de l’étudiante blanche et anglophone, 31 à McGill, qui cherche un grand baiseur et qui vit dans la conviction que la vie est un jeu à somme nulle et que si on est grand baiseur on n’a rien dans le cerveau. Toutefois, elle a affaire à un homme extrêmement cultivé, bien plus qu’elle et à un écrivain à succès qui, de plus, sans la réduire à un corps désirant, la trouve tout de même bien naïve de s’imaginer que les noirs ne seraient pas capables de mentir. L’immigrant noir cumule tête et corps, échappe au jeu à somme nulle colonialiste et ne se laisse définir par l’autre que quand cela fait son affaire, c’est-à-dire quand cela lui permet d’explorer des relations avec des personnes intéressantes pour lui. Autrement dit, ce roman illustre bien les théories de Janet Paterson sur l’altérité car elle affirme que »toute altérité est variable, mouvante et susceptible de renversements. Elle n’est marquée d’aucune immanence et peut-être dotée de traits positifs ou négatifs…« . 32 Cette capacité à vivre le contradictoire, sans chercher de synthèse hégélienne qui imposerait la linéarité du récit du progrès en excluant ceux qui sont différents, autochtones, noirs, est valorisée dans les discours contemporains. C’est ce qui, dans Life of Pi de Yann Martel, est vécu par Piscine Patel, l’immigrant indien au Canada qui veut être à la fois musulman, chrétien et bouddhiste, un exemple suivi en partie par certaines familles de Toronto : »Even though most of his family members are Muslim, Boudjenane says that ›because his sister-in-law and niece are Christians, the whole family celebrates both Christmas and Ramadan. That’s what being Canadian is all about‹, he says«. 33 Du point de vue religieux, nous voilà beaucoup plus dans le transculturel comme cumul proactif que dans la présentation d’exceptions face au religieux, telles qu’on les trouve dans plusieurs exemples tirés des livres de Will Kymlicka (2007), lequel se réfère à un libéralisme démocratique construit à partir de la séparation entre discours religieux et institution étatique dans sa conception du multiculturalisme. 31 La qualifier d’anglophone permet de viser le statut de best-seller car on ne menace pas le public francophone et en plus on reconduit des stéréotypes vis-à-vis des anglophones de l’establishment. 32 P ATERSON , Figures de l’autre, 27. 33 D ELANEY , »Political correctness«, 1 ; Nous traduisons : »Quoique la plupart des membres de sa famille soient musulmans, Boudjenane dit que ›étant donné que sa belle-soeur et sa nièce sont chrétiennes, toute la famille fête à la fois Noël et le Ramadan. Voilà ce que c’est que d’être Canadien‹, dit-il«. Patrick Imbert 38 La jouissance du multiple : le caméléonage et la sérendipité »... parce qu’on peut mourir pour son identité racine unique, mais on ne peut pas mourir pour la créolisation. La créolisation exige qu’on ne meure pas.« Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers Échapper au jeu à somme nulle en multipliant les possibilités et échapper à la recherche de l’homogène ou de la synthèse pour jouir de contextualisations multiples et en transition permanente, indépendamment de la valorisation des origines et des réflexes émotionnels défensifs, voilà ce que proposent de nombreux créateurs contemporains comme George Rodrigue, un artiste Cajun de la Louisiane qui évoque une vie chargée de complexité : The wonderful thing about Blue Dog is that she’s never hung up on playing a specific role ; she will happily inhabit any world I put her in. Within Blue Dog is the history of the Cajun people and the history of myself, my joys and fears and visions, both of the world around me and the world yet to come… Through Blue Dog I can process the world around me, with all its complexity. Color, noise, and absurdity. The paintings in this book reflect this new path. 34 Mais, ce n’est pas seulement s’adapter au contexte qui importe. Il serait même possible de dire que c’est ne pas être en accord avec un contexte et plutôt connaître différents contextes, réfléchir à ceux-ci, être à la fois dedans et dehors et vivre dans la surprise de découvrir ce qu’on n’attendait pas, comme l’a d’ailleurs compris Christophe Colomb avec les Amériques remplaçant les Indes et comme le décrit Horace Walpole en 1774 dans Les aventures des trois princes de Serendip. C’est ce que souligne le personnage de Life of Pi de Yann Martel quand Piscine Patel explique son naufrage aux assureurs japonais qui ne croient pas à la première version, celle de sa survie avec un tigre sur un radeau 35 car ils sont habitués au discours de la bureaucratie factuelle, au vraisemblable et à la planification. Ils se plaignent de ne pouvoir transmettre un tel récit qui ne correspond pas aux normes. Il raconte alors une autre histoire avec des acteurs humains, plus acceptables selon l’horizon d’attente des employés et demande : »You want words that reflect reality ? ....Words that do not contradict reality ? ...That will confirm 34 R ODRIGUE / B ROKAW , Blue Dog Man, 21 ; Nous traduisons : »La chose merveilleuse à propos de Blue Dog est qu’elle ne se raccroche jamais à un rôle spécifique, elle habitera tout monde dans lequel je l’insèrerai. Au sein de Blue Dog réside l’histoire du peuple Cajun et mon histoire, mes joies, mes peurs et mes visions, à la fois le monde autour de moi et le monde à venir…À travers Blue Dog, je peux traiter le monde autour de moi, avec toute sa complexité. Couleur, bruit, et absurdité. Les peintures dans ce livre reflètent ce nouveau chemin«. 35 Cf. aussi M OACYR S CLIAR , Max and the Cats (1990) où on assiste à l’aventure d’un personnage qui survit sur un radeau avec un félin alors qu’il quitte Berlin sous contrôle nazi pour émigrer au Brésil. Sérendipité et transculture 39 that you already know«. 36 Il renvoie à un lieu rhétorique/ national/ positiviste privilégié de prise en charge des significations à travers le stéréotype d’une lecture victimaire des textes au sens de René Girard (1978), où les mythes sont les récits des exclusions, des meurtres et des génocides au nom du consensus. Alors, Piscine raconte l’histoire avec lui, sa mère et le cuisinier sur le radeau et comment, en bonne logique victimaire, ils se sont entretués. Il parle de l’objet de désir enlevé des mains du modèle, fournisseur de nourriture, le couteau avec lequel Piscine le tue : »The knife was all along in plain view on the bench«. 37 Néanmoins, après que les Japonais ont avoué ne pas pouvoir discerner entre les deux histoires laquelle est vraie et laquelle est une fiction, la romanesque animale ou la plus officielle version victimaire, ils affirment préférer celle avec les animaux : »The story with animals is the better story«. Ce à quoi Piscine répond : »Thank you. And so it goes with God«. 38 Les bureaucrates japonais n’ont pas les capacités réflexives nécessaires pour se dégager du dualisme et parvenir à un niveau mettant ensemble des éléments qui paraissent contradictoires. Piscine, par contre, est conscient de la force du nouveau dans le Nouveau-Monde qui est toujours combiné à une promesse de nouvelle naissance dans la découverte de quelque chose qu’on ne cherchait pas et qui se nourrit souvent de visées ésotériques et de métaphorisations alchimiques. Culture et promesse Notre monde, en particulier celui des Amériques, repose plus sur la promesse que sur le constat censé être objectif, c’est-à-dire garanti par un canon fixe. Cette promesse, cet acte de langage sous-jacent aux cultures des Amériques rejoint les Déclarations d’indépendance qui ont martelé le continent et qui affirment implicitement sinon explicitement une position de prise en charge et de réussite : Je déclare que j’ai ma place au soleil et que je m’appartiens. De plus, dans le contexte de la légitimation des déplacements symboliques postmodernes/ postcoloniaux, c’est cette promesse qui domine. Ainsi, au lieu de constater un fait, on produit un acte de langage qui, parce qu’il est proféré, produit le fait. On ne constate pas l’indépendance ou la liberté. On l’affirme et en l’affirmant, elle est produite et l’énoncé devient immédiatement constatif. L’acte de langage est donc l’exemple d’un discours qui crée son métissage à travers le jeu de conjonction de deux discours formant un ensemble divers qui repose à la fois sur le productif et le constatif. Il manifeste qu’on s’affirme et qu’on s’appartient car on est capable de créer des situations conformes aux projets de vie qui tiennent à cœur. Dans l’étude des rapports culturels qui sont beaucoup plus, selon nous comme selon Afef 36 M ARTEL , Life of Pi, 336. 37 Ibid., 344. 38 Ibid., 352. Patrick Imbert 40 Benessaieh (2010), de l’ordre du transculturel que du multiculturel, il est donc bon de tenir compte de cette dimension performative des discours qui emporte les dynamiques glocalisantes. La promesse de s’appartenir se fait dans la rencontre avec les autres qui, eux aussi, s’appartiennent et veulent réaliser leurs désirs d’expansion scientifique, culturelle, économique et sociale propre à la société des savoirs, et ce dans l’accès démocratisé à la concurrence afin de créer des richesses nouvelles, économiques et symboliques, orientées vers l’avenir et qui permettent d’éviter le plus possible exclusions, guerres et génocides. C’est ce que tentent de réaliser les minorités partout sur la planète, notamment les minorités multilingues immigrantes et aussi les minorités francophones du Canada qui sont capables de pénétrer les centres et dont les individus ont désormais accès en masse à une éducation collégiale ou universitaire spécialisée dans le multiple. C’est ce que souligne La cité collégiale, le collège francophone technique d’Ottawa : »FRENCH speaking students BILINGUAL employees« . 39 Conclusion »I make the same demands of people and fictional texts, petit - that they should be open-ended, carry within them the possibility of being and of changing whoever it is they encounter.« Patricia Duncker, Hallucinating Foucault Dans ces dynamiques contemporaines, le texte n’est plus vu comme issu d’un terreau sémantique laïcisant le récit biblique d’Adam issu du sol ou découlant d’une intention unique à retrouver dans son authenticité. Il est plutôt tourné vers l’extérieur. Il porte l’autre en soi comme le démontre aussi la réaction de Piscine Patel, le rescapé du radeau avec le tigre, lorsqu’il produit pour les Japonais l’histoire qu’ils veulent entendre. Cette adaptation rejoint Dany Laferrière : »›Êtes-vous un écrivain haïtien, caribéen ou francophone ? ‹ Je répondis que je prenais la nationalité de mon lecteur. Ce qui veut dire que quand un japonais me lit, je deviens immédiatement un écrivain japonais« (30). 40 Le caméléonage littéraire accepte maintenant les marges qui font partie du texte. Les commentaires dans les marges sont légitimes, ce que souligne Umberto Eco en 1990 dans Le pendule de Foucault en continuité, par exemple, avec l’école de Safed en Israël. La conception polyculturelle de la lecture renoue aussi avec certaines théories scientifiques sur l’observation comme interaction productrice de données, ce que souligne de façon vulgarisée un penseur comme Fritjhof Capra (1982). Cette vision nous renvoie à 39 Ottawa Business Journal, 11. 40 L AFERRIÈRE , Je suis un écrivain japonais, 30. Sérendipité et transculture 41 une conception chaotique 41 du monde qui se manifeste aussi dans les nombreuses publicités publiées dans les Amériques, où on incite les lecteurs à produire de multiples significations à partir d’une image ou d’un texte. 42 Ainsi, à partir d’une pince à linge, Xpedior, »Imagine. Then soar« dit : »Some see a clothespin, a couple hugging and kissing, Some see a painful antidote for snoring, sheets blowing from a clothesline on a breezy spring day, an alligator standing on his hind legs«. 43 La signification vraie n’est pas, elle est construction dans la rencontre qui dépend des contextes changeants et des cacophonies de stéréotypes modelant les lectures. Voilà qui montre bien qu’on a désormais affaire, à Montréal, à Toronto, à New York, à Mexico, à Rio de Janeiro ou à Buenos-Aires, à une littérature qui, comme certains best-sellers - et ici on pense en particulier à Life of Pi écrit par un montréalais francophone en anglais et qui a obtenu le Booker Prize et la consécration de ventes mondiales dans les aéroports - échappe aux liens étroits canon/ État- Nation pour déboucher sur une transculture qui couvre la planète. Nous voilà loin de l’écrivain montréalais francophone colonisé par et figé dans son monde. Dans ce cas, le livre échappe à son environnement herméneutique national pour aboutir à une quasi situation de parabole, permettant des lectures multiples et transversales ouvertes à une forme de cosmopolitisme, 44 ce qui est clair avec Life of Pi dont la dynamique parabolique est un des points forts. Dans ce contexte, on voit que les diverses cultures qui se sont rencontrées dans les Amériques peuvent contribuer à constamment inventer les Amériques et le Canada en particulier. En effet, comme le rappelle Cornell West (2009) s’inspirant du pragmatisme de Charles Sanders Peirce, les Amériques restent encore en suspens. Elles sont un continent qui reste à compléter comme le rappelle aussi Yvon Rivard dans Le siècle de Jeanne (2005) lorsqu’il qualifie l’Amérique de chantier. 45 C’est à ces processus de réinvention de soi permanente que participent activement les écrivains immigrants et ceux nés au Canada et c’est ce que visent aussi tous les Canadiens qui plus que des self made men comme dans la culture des États-Unis de la modernité sont, dans le contexte du transculturel et du libéralisme, des self making men and women. Le but est de réussir à inventer des solidarités nouvelles et des communautés d’intérêts créatrices de productivité sociale, économique, scientifique et culturelle pour lutter contre le manque d’humanité dont les collectivités immigrantes, les collectivités minoritaires et, en fait, toutes les collectivités, gardent la mémoire, en sachant qu’une mémoire sans espoir est contre-productive et que l’espoir sans mémoire n’est qu’illusion. 41 Cf. M ANDIA , »Les mosaïstes«. 42 Cf. I MBERT , Trajectoires culturelles. 43 Forbes, 117. 44 Cf. C ÔTÉ , »Une américanité cosmopolite«. 45 Cf. R IVARD , Le siècle, 292. Patrick Imbert 42 Bibliographie A GUINIS , M ARCOS : El atroz encanto de ser Argentinos, Buenos Aires : Planeta 2001. A LFONSO , A NTONIO D ’ : Avril ou l’anti-passion, Montréal : VLB 1990. — En italiques. Réflexions sur l’ethnicité, Montréal : Balzac 2000. — Un vendredi du mois d’août, Montréal : Léméac 2004. — L’aimé, Montréal : Léméac 2007. 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Asimismo, en la crítica norteamericana se constataba que »Drown, although not autobiography per se, is clearly an autobiographical book«. 3 Otros denominaron la colección de cuentos »novela autobiográfica fragmentaria«. 4 E incluso, hasta hace poco, el libro fue considerado como un ejemplo de »auto-etnografía«, un género que, según Ibarrola-Armendariz, atrae a autores biculturales »unaware of the boundaries -or frames- that the mainstream culture demarcates for their self-portrayals«. 5 Críticas de este tipo asombran todavía más si se tiene en cuenta que Drown nunca ha reclamado ser una autobiografía. Cuando en una entrevista le dicen a Junot Díaz: »There’s been a lot of discussion of the autobiographical elements of your work, which is actually not interesting to me«, el autor simplemente responde: »I agree.« 6 Sin embargo, la insistencia de la crítica en 1 W ALCOTT , The Schooner ›Flight‹. Citado como epígrafe en la última novela de Junot Díaz, ganadora del premio Pulitzer, The Brief Wonderous Life of Oscar Wao (2008). 2 Citado en la entrevista publicada por C ÉSPEDES / T ORRES -S AILLANT , »Fiction Is the Poor Man’s Cinema«. 3 P ARAVISINI -G EBERT , »Junot Díaz’s Drown«, 167. 4 T AYLER , »Performance Art«. Las conexiones entre los cuentos también le llevan a Riofrio a considerar que Drown, más que como una serie de cuentos cortos, se puede leer como novela. R IOFRIO , »Situating Latin American Masculinity«, 23. 5 I BARROLA -A RMENDARIZ , »Dominican-American Auto-Ethnographies«, 213. 6 L EWIS , »Interview with Junot Díaz«, s.p. Gudrun Rath 46 el fondo autobiográfico es un aspecto que también da pistas sobre el trato que recibe la interrelación entre migraciones y literaturas -o la »ethnic literature« para utilizar el distintivo que se le da en los Estados Unidos -, ya que Drown reúne historias de una migración de la República Dominicana a Los Estados Unidos, protagonizadas por una familia y, en la mayoría de los cuentos, contadas por el personaje Yunior. Por provenir el propio Díaz de una familia de inmigrantes ilegales, los críticos quisieron ver supuestos elementos autobiográficos en los temas de su obra y, sobre todo, en el personaje de Yunior, por lo que clasificaron al autor como »escritor latino« o »Dominican-American writer«. 7 Si consideramos que los textos de Junot Díaz, a pesar de todos los intentos de clasificarlos, no corresponden a la »literatura tradicional de inmigrantes« 8 ni caben en el cajón de la »literatura étnica«, pero sí giran alrededor de un núcleo temático que incluye temas como migraciones u otras experiencias transculturales, surge toda una serie de preguntas; en primer lugar: ¿qué es lo que determina una literatura inmigrante »tradicional« y cómo pueden ser pensadas las literaturas de las migraciones »actuales«? ¿Cómo se enfocan, entonces, las literaturas y migraciones en los textos de Díaz si no se encasillan como »literatura inmigrante«? Y además: ¿por qué se insiste tanto en la conexión entre la vivencia autobiográfica y las migraciones a la hora de hablar de autores que no caben en un esquema nacional? ¿Qué nos dice dicha insistencia sobre el trato académico del tema? ¿Cómo hay que considerar el lugar que vienen ocupando en la historia literaria autores y autoras provenientes de varias culturas? Y, por último: ¿cómo se pueden concebir las conexiones entre migraciones y literaturas, más allá de lo autobiográfico? Lancémonos al mar de las preguntas. La problemática de la voz »auténtica« ¿Qué es lo que implican términos como el de la »literatura de la migración«, la »ethnic literature« o, en el caso de Díaz, el atributo de »autores latinos«? Mientras la primera se suscribe bajo el signo de la autenticidad de la experiencia vivida por el autor o la autora, a la segunda se le asigna la pertenencia a un grupo étnico con trasfondo diáspórico y residente en los Estados Unidos. La autenticidad, por lo tanto, viene a ser la meta máxima de una literatura que -según las reglas del mercado- necesita un distintivo para ser vendida. En ambos casos, lo que se exige es una »true-true voice«, como afirma Ulrike Erichsen 9 respecto a la literatura minoritaria. Lo que se requiere es 7 J AY , Junot Díaz Redefines Macho, 36. 8 F RYDMAN , citado en I BARROLA -A RMENDARIZ , »Dominican-American Auto- Ethnographies«, 217. 9 E RICHSEN , »A True-True Voice«, 193. Hacia una nueva lectura de migraciones y literaturas 47 una voz »auténtica« que pueda convencer a los lectores o incluso mover su compasión. 10 Sin embargo, subyace una problemática enorme bajo ese signo de la »autenticidad«, una problemática que surge de la ecuación silenciosa entre autor y narrador. Esta ecuación además combina un juicio literarioestético con un juicio moral: la entrada al sistema literario, en este caso, se sujeta a la experiencia vivida como única fuente posible de la narración. Como afirma Erichsen: Although, originally, authentic voice might have been used as a descriptive term to refer to the fact that previously silenced voices are now speaking for themselves rather than merely being spoken about, the term has increasingly acquired a normative aspect. […] In fact, […]›authentic voice‹ is not only a problematic, but even a counterproductive category in [this] context […]. 11 Y también, como quiero sugerir, en el contexto de la literatura de la que hablamos aquí. Que la autenticidad es una categoría poco productiva para reflexionar sobre las conexiones entre textos literarios y migraciones lo demuestra un caso bien simple que ya ha sido comentado también por Erichsen 12 : en el año 1983, la publicación de Famous all over town, de Danny Santiago, se celebró como una auténtica voz del »barrio latino« de Los Ángeles, pero solamente hasta que se descubre que Danny Santiago no es más que un sinónimo bajo el cual se esconde el escritor Danny James, blanco y de clase media que había vivido muchos años en el barrio latino. 13 Cuando este hecho se hace público, el texto pierde validez, una problemática que surge justamente por la expectativa de que la escritura de los autores »étnicos« - volveremos a este asunto- tiene que corresponder necesariamente a narraciones documentales o factuales. Por lo tanto, a la hora de reflexionar sobre las interrelaciones entre literatura y migración, habría que prescindir de insistir en la autenticidad y la supuesta verdad de la experiencia vivida, porque esta insistencia es problemática. Mientras sigamos queriendo ver la cara verdadera debajo de la máscara no habremos desechado la categoría de la »autenticidad«, lo que sería necesario y conveniente para reflexionar sobre este tipo de literatura. Las claves no yacen en la clasificación de sus autores y autoras dentro un grupo étnico, sino en las cualidades intrínsecas de la obra literaria -es decir, más allá de sus biografías u orígenes étnicos. 10 Así pues, no asombra que se haya puesto en duda la »autenticidad« de los textos literarios de autores como Junot Díaz, un caso este que lo trata, por ejemplo, I BARROLA - A RMENDARIZ , »Dominican-American Auto-Ethnographies«, 223. 11 E RICHSEN , »A True-True Voice«, 193ss. 12 Ibid., 194. 13 Ibid. Gudrun Rath 48 ¿Literatura de la migración? Migración de la literatura 14 Pero, ¿qué es, entonces, una literatura de la migración? ¿Cuáles son, si no la autenticidad, sus líneas definitorias? ¿Cuáles son sus límites? Sin duda, una literatura de la migración supone una serie de retos tanto para los estudios literarios como para los estudios culturales. Lo primero que cuestiona la literatura migratoria son la agrupación de los estudios literarios según las literaturas nacionales, las fronteras disciplinares y, además, las narrativas, con su mezcla de géneros, lenguajes y temas. Sin embargo, en el mercado literario -al igual que en muchos estudios académicos-, , esa transgresión de fronteras no es válida. Lo que importa son, únicamente, las etiquetas con las que se puede vender cierto tipo de literatura. Y para conseguir estas etiquetas, el mercado recurre a conocidas estrategias como premios literarios o series como la »literatura del exilio«. En los países de habla alemana, en los últimos años se ha hecho visible la estigmatización que acompaña a la llamada Migrationsliteratur y la clasificación de ciertos escritores como autores con Migrationshintergrund (»trasfondo migratorio«) o »autores de la segunda generación« -como si pertenecieran a otra sociedad y no a la nuestra. 15 El problema que supone todo este tipo de terminología forma parte de una vieja cuestión planteada por los estudios poscoloniales: ¿quién debe definir los límites y lo pertinente de una literatura de la migración? ¿Y desde dónde hay que hacer estas definiciones? ¿Quién queda dentro y quién fuera de ese canon? Y, por último: ¿cuál es el rol, también en la actualidad, de las instituciones académicas en todo este proceso? Las respuestas que han ofrecido tanto los estudios literarios como los estudios culturales en los últimos años han sido ampliamente discutidas. Mientras el enfoque del rizoma de Deleuze estudia solamente un aspecto de este tipo de literatura, otros modelos, como el de la dialogicidad de Bachtin o la literatura menor, también de Deleuze, necesitarían ser re-contextualizados para profundizar en los fenómenos de la literatura migratoria. 16 En los estudios culturales, el desarrollo de enfoques como el de la transculturación - iniciada por el antropólogo cubano Ortiz 17 ya en los años veinte-, la traducción cultural y la hibridez 18 han conducido a mayores avances. Pero también han originado controversias, como la del politólogo italiano Sandro Mez- 14 Este es el título de una antología de H OFF (2003). 15 Cfr. D ISOSKI , »Im Dazwischen Schreiben? «, s.p. »El mercado necesita labels«, afirma la autora Julya Rabinowich en una entrevista (2011). Feridun Zaimoglu muestra que el término Migrationshintergrund (»trasfondo migratorio«) es una clasificación »extremamente mala« (citado en ibid.). 16 Cfr. también D ÖRR , »Deutschsprachige Migrantenliteratur«, 19 y 22. 17 Cfr. O RTIZ , Contrapunteo cubano. 18 Ambos propagados por el teórico Homi Bhabha. Cfr. B HABHA , The Location of Culture. Hacia una nueva lectura de migraciones y literaturas 49 zadra (2008), quien advierte del »riesgo de las metáforas«. 19 Aunque resulta obvio que todos estos términos tienen sus ventajas a la hora de describir este tipo de literatura, también es un hecho que, tanto en las teorías en las que se insertan como en la recepción de las mismas, lo que ha faltado muchas veces era una conciencia en el trato de las metáforas. En la mayoría de los casos, las propias teorías se basaban en una »migración de metáforas« 20 poco reflexionada. Mezzadra, junto con otros, insiste además en que la »estetización« de estas teorías constituye uno de los mayores impedimentos para incluir en ellas los aspectos materiales de la migración. 21 En sus concepciones acerca de la migración, Sandro Mezzadra esboza una teoría basada en la tesis de la autonomía de la misma. 22 Las migraciones, según Mezzadra, no tienen que estar sujetas necesariamente a las políticas hegemónicas, pues también se pueden desarrollar de manera independiente. Citando a Castles-Miller, Mezzadra explica que: A menudo, las políticas oficiales no alcanzan su objetivo y hasta pueden provocar efectos opuestos a los esperados. Son las gentes, allende los gobiernos, quienes dan forma a las migraciones internacionales: las decisiones tomadas por individuos, familias y comunidades -a menudo a partir de informaciones imperfectas y de un abanico de opciones extremamente reducido- desempeñan un papel esencial en la determinación del proceso migratorio. 23 En primer lugar, Mezzadra rechaza los modelos teóricos neoclásicos de la economía que entienden los movimientos migratorios solamente según factores »objetivos« push and pull. 24 Haciendo hincapié en la autonomía de la migración, Mezzadra acentúa otro tipo de factores: por un lado, las luchas llevadas a cabo por las personas migrantes que a menudo se quedan fuera de toda visibilidad, pero que, sin embargo, fueron decisivas en la renovación del movimiento sindical de los Estados Unidos. En el contexto de estas luchas se puede considerar a las personas migrantes como involucradas en un movimiento de resistencia y en prácticas innovadoras 25 -con lo que cobrarían mayor importancia, aunque, en mi opinión, también se da el riesgo de reducir al migrante a una mera figura de resistencia. Por otro lado, Mezzadra destaca los lazos sociales que determinan las decisiones de la persona migrante. Éstos permiten ver los movimientos de las migraciones no como un fenómeno individual, sino como entrelazado en una red comunitaria. 26 19 Esta frase está tomada de Antonio Cornejo Polar y su polémica contra la hibridez. C ORNEJO P OLAR , »Mestizaje«. 20 G ARCÍA C ANCLINI , »Migrants: Workers of Metaphors«. 21 M EZZADRA , Derecho de fuga, 143ss. 22 Ibid. Desde su lanzamiento, la teoría de la autonomía se reelabora constantemente tanto por el mismo Mezzadra (2010) o grupos de investigación como Transit Migration (2007). 23 Ibid., 145. 24 Ibid. 25 Ibid., 146. 26 Ibid., 145. Gudrun Rath 50 En segundo lugar la persona migrante, según Mezzadra, no se puede reducir de ningún modo a una pertenencia étnica, pues tanto la pertenencia como la persona migrante en sí se encuentran en un estado de continua ambivalencia. 27 Siguiendo a Lacan, en este sentido se puede concebir a la persona migrante como un sujeto »barrado que vive una relación compleja y contradictoria con la pertenencia, sea cual sea la definición que a ésta se dé«. 28 Para Mezzadra, esta »barra« es »el lugar de encuentro entre la acción individual y las condiciones temporales y espaciales que la circunscriben«. 29 Según el autor, muchas veces se da por hecho que los migrantes tienen una identidad totalmente distinta a la »nuestra«, una identidad étnica. Y aún así para muchos compañeros se trata de una identidad »mejor« -en la medida en que estará más enraizada en un tejido »comunitario«- me parece que esa perspectiva reproduce un esquema típicamente colonial: acá los individuos, allá las comunidades, acá las naciones, allá las »etnias«; acá los ciudadanos, allá los súbditos. 30 Ahora bien, ¿cómo se puede relacionar una literatura de la migración con las reflexiones de Mezzadra? Éste critica fuertemente la »estetización« de la migración y del nomadismo, que se produciría sobre todo a través de metáforas; metáforas que »pierden de vista la experiencia material de las personas migrantes, con su carga de ambivalencia«. 31 Todos los aspectos que reclama el autor para los modelos teóricos -la importancia de los lazos sociales determinantes para los movimientos migratorios, las luchas que se llevan a cabo y la ambivalencia vivida por la persona migrante, factores todos estos que, para el autor, constituyen la autonomía de las migraciones- se pueden encontrar en una literatura migratoria, justamente porque ésta cuenta historias polivalentes que muestran los movimientos migratorios en un escenario complejo de relaciones sociales, económicas y culturales. Es más: la literatura migratoria, justamente por ser literatura, también resalta el aspecto de la autonomía de la migración. Tomando en cuenta que los textos literarios que tratan el tema de la migración no se limitan a una reproducción puramente mimética de ésta última, pueden ser concebidos como factores que participan en la construcción de narrativas sociales, independientemente de la academia. ¿Cuál es, entonces, el espacio que se le asigna tanto al hecho de la migración como a la figura del migrante en los respectivos textos literarios? ¿Y cómo se sale del laberinto de la »auténtica etnicidad«? 27 Cfr. ibid., 152. 28 Ibid., 151. 29 Ibid., 152. 30 Ibid., 25. 31 Ibid., 152. Hacia una nueva lectura de migraciones y literaturas 51 De una literatura étnica a una literatura autónoma Los cambios que se han venido efectuando en el sistema literario en los últimos cuarenta años se pueden ver claramente comparando los textos de Junot Díaz con otro autor estadounidense etiquetado como »autor latino«: Piri Thomas. Cuando se publica la autobiografía de este último bajo el título Down these mean streets en 1967, ésta se vende como la novela por excelencia del barrio »latino« de Nueva York, Spanish Harlem. 32 Down these mean streets, por lo tanto, encaja perfectamente en el esquema de la »literatura étnica« al darle voz a un grupo minoritario que hasta entonces había permanecido relativamente invisible. La novela, además, produce algunas imágenes estereotipadas que, en su momento, ciertamente cumplieron con las expectativas que por entonces tenían los lectores y lectoras, pertenecientes al grupo dominante, acerca de este tipo de literatura, como el consumo de droga, la criminalidad y, por último, la catarsis del yo-narrador, quien, después de salir de la cárcel, empieza una vida »sana«. Down these mean streets, que fue escrita por un autor cuyos padres emigraron a los Estados Unidos desde Puerto Rico y Cuba, enlaza los elementos autobiográficos propios de su género, con los étnicos-inmigratorios, como ha quedado constatado en el análisis de las características de una literatura »étnica«: On an abstract level immigrant/ ethnic literature repeats the quest for selfdetermination and self-authentication which characterized the growth of an American literary identity vis-à-vis British dominance. To wit, all literary creativity strives for a measure of autonomy and self-determination. However, the extreme social labors attending the birth of an ethnic literature narrowed its experiential range down to an autobiographical realism judged aesthetically inferior by the establishment. Surely, blaming the victim is one of the oldest strategies for social control and it has served its purpose of keeping the canon free from »regional,« »ethnic,« »feminist,« and »local color« writing, all categories of dismissal. But even if this denigration were checked, can immigrant/ ethnic literature afford to leave the ethnic province and gain aesthetic autonomy without denying itself? 33 En este sentido no asombra que tanto Down these mean streets como Drown fueran leídas en clave autobiográfica y étnica, pues las dos hacen uso de una voz narrativa en primera persona. 34 Ambos textos, como se ha afirmado más de una vez, además tienen temas en común como las drogas, la masculini- 32 Incluso hoy en día la novela se vende bajo este lema. 33 O STENDORF , »Literary Acculturation«, 578. 34 Ibarrola-Armendariz, después de detectar una tendencia en los »escritores étnicos« consistente en »doblar« sus biografías en sus narraciones, les atribuye una cierta patología, lo cual resulta más que problemático: »A number of critics have rightly noted that the tendency among ethnic writers to have their life stories ›doubled‹ through all kinds of hyperbolic and meiotic devices is meant to enhance their divided -and almost schizophrenic- selves.« (I BARROLA -A RMENDARIZ , »Dominican-American Auto-Ethnographies«, 219). Gudrun Rath 52 dad o la figura del padre ausente. 35 Sin embargo, las diferencias entre los dos textos -a los que los separan treinta años- también saltan a la vista, pues lo que ha cambiado desde que se publicara Down these mean streets en 1967 y la aparición de Drown en 1996 es justamente la postura de este tipo de literatura. Drown ya no permanece al ghetto de la literatura »étnica«, sino que desarrolla sus propias estrategias, reclamando así una autonomía frente al sistema literario que aún no existía en los años sesenta. Este aumento de autonomía se puede ver en dos ejemplos. A finales de los años sesenta, Down these mean streets, es una de las primeras novelas que hace uso explícito del spanglish. Treinta años después, con Drown, los lectores también se verán confrontados con un uso abundante de spanglish, pero, en este caso, el texto literario ya no necesita un glosario para guiar a los lectores. 36 Tampoco se hace uso de la cursiva o de comillas. 37 Las palabras castellanas, en el caso de Díaz, se introducen de manera imprevista en el texto inglés, el cual, de este modo, se inscribe en una corriente de bilingüismo 38 y reclama un lector activo que participe en la traducción exigida por el texto. 39 Para Díaz, esta estrategia se relaciona directamente con una estrategia de subversión: I feel I’m not a voyeur nor am I a native informer. I don’t explain cultural things, with italics or with exclamation or with side bars or asides. I was aggressive about that because I had so many negative models, so many Latino and black writers who are writing to white audiences, who are not writing to their own people. If you are not writing to your own people, I’m disturbed because of what that says about your relationship to the community you are in one way or another indebted to. You are only there to loot them of ideas, and words, and images so that you can coon them to the dominant group. That disturbs me tremendously. 40 El empleo equitativo de ambas lenguas tiene como objetivo hacer visible la realidad en los Estados Unidos, en la que el español no constituye una lengua minoritaria, sino donde ambas lenguas conviven con »fluidez«. 41 Así pues, la estrategia de incluir ambas lenguas sin tener en cuenta a posibles 35 Cfr. P ARAVISINI G EBERT , Junot Díaz’s Drown. En varias entrevistas, el propio Díaz afirma la importancia que ha tenido Piri Thomas en su obra. Cfr. por ejemplo C ÉSPEDES / T ORRES -S AILLANT , »Fiction Is the Poor Man’s Cinema«, 900. 36 Por lo menos en la primera versión -la versión de Faber and Faber del 2008 sí lleva índice. Torres señala que el uso de spanglish en los textos también depende del éxito de negociación de los autores y autoras con editoriales y editores, los que a su vez dependen de las leyes del mercado (cfr. T ORRES , »In the Contact Zone«, 77). 37 Cfr. también P ARAVISINI -G EBERT , »Junot Díaz’s Drown«, S HANESY , »Anxiety de la historia«. 38 Cfr. también T ORRES , »In the Contact Zone«. 39 El epígrafe de Gustavo Pérez Firmat que precede los cuentos y que reza »The fact that I/ am writing to you/ in English/ already falsifies what I/ wanted to tell you./ My subject: how to explain to you that I/ don’t belong to English/ though I belong nowhere else« (D ÍAZ , Drown, s.p.), pone mayor énfasis en este asunto. 40 C ÉSPEDES / T ORRES -S AILLANT , Fiction Is the Poor Man’s Cinema, 900. 41 Ibid., 904. Hacia una nueva lectura de migraciones y literaturas 53 lectores y lectoras monolingües se relaciona directamente con la experiencia de la descolonización resultante de la migración. En una entrevista, Díaz señala cómo es la experiencia de la migración que apunta directamente a la colonización: You come to the United States and the United States begins immediately, systematically, to erase you in every way, to suppress those things which it considers not digestible. You spend a lot of time being colonized. Then, if you’ve got the opportunity and the breathing space and the guidance, you immediately -when you realize it- begin to decolonize yourself. And in that process, you relearn names for yourself that you had forgotten. 42 De este modo, mientras en el caso de Thomas se reclama un lugar dentro de la sociedad en el que se visibilice la creciente migración hispana, en el segundo caso, en el texto de Díaz, se exige más todavía: se da por hecho la llegada hispana al centro de la sociedad, la cual debe estar familiarizada con una lengua que, estadísticamente, hoy en día supone la mayor lengua »minoritaria« de Estados Unidos. En este sentido es consecuente que Díaz, con su literatura, ya no apunte a un Latino Arts Movement, como lo hacía todavía la novela de Thomas, que venía de la Spanish Harlem Renaissance. Para Díaz, la participación latina da cuenta directamente de un American Arts Movement, y, de este modo, aunque no lo parezca, de una estrategia política. 43 La experiencia de la migración, en este caso, conduce a un tipo de literatura que trasciende las fronteras tanto nacionales como étnicas, como lo ha confirmado el autor en otra entrevista, al responder a la pregunta de si se imagina a sí mismo como un autor »transnacional«: I was a Dominican kid who immigrated to the United States in the ‘70s and settled in New Jersey. I was trying to write to that experience. […] I was sort of imagining, ›Could I possibly contain New Jersey and the Dominican Republic? ‹ […] But in the end I am part of a larger movement, and there is a lot of art trying to deal with what you’re describing, whether we call it transnationalism or something else. 44 Aunque el término »transnacional« no parece ofrecer mayores ventajas a la hora de hablar de escritores y escritoras provenientes de varias culturas, sino que más bien reproduce las problemáticas que le subyacen al mismo esquema nacional, simplemente transfiriendo el marco de análisis de lo nacional a un marco más amplio, sí se pueden constatar características transculturales en los textos de Díaz, las cuales podrían corresponder a una literatura »Tout- 42 Ibid., 896. 43 Cfr. S HANESY , »Anxiety de la historia«, 6. En otro lugar Díaz confirma: »I have an agenda to write politics without letting the reader think it is political.« C ÉSPEDES / T ORRES -S AILLANT , »Fiction Is the Poor Man’s Cinema«, 901. 44 J AY , »Junot Díaz Redefines Macho«, 36. Gudrun Rath 54 monde«, según la idea lanzada por Edouard Glissant. 45 De este modo, textos como Drown muestran el avance de una autonomía literaria que trasciende, además de las fronteras nacionales, también las lingüísticas y genéricas, como se verá en un segundo ejemplo que nos lleva de vuelta a cuestiones que conciernen a la narrativa autobiográfica. La lectura exclusivamente autobiográfica con la que se abordó Drown y que tiende a »fusionar« a la persona del autor con el protagonista de su texto 46 , posiblemente la motivó un narrador que habla sobre todo en primera persona. Muy probablemente -por las similitudes entre los dos textos- la razón haya que buscarla en los parecidos entre el personaje de Piri en el libro de Thomas, presentado como el alter ego del autor, y el personaje de Yunior en el texto de Díaz, en el que muchos críticos han querido ver exclusivamente al propio Díaz. Más importante que esta cuestión es, a mi parecer, la pregunta de qué efectos narrativos tienen las relaciones entre esta voz narrativa en primera persona y la literatura migratoria. Los cuentos de Díaz se desarrollan en dos mundos, la República Dominicana y los Estados Unidos. El texto, por lo tanto, sale del ghetto que representa el texto de los años sesenta y muestra una visión más amplia: los múltiples espacios del protagonista, el proceso de la migración, pero también las fronteras que permanecen y los obstáculos que supone para su familia la migración a los Estados Unidos. El lugar que la migración ocupa en los textos literarios de Junot Díaz corresponde a una estética realista en la que temas como el trabajo ilegal, las enfermedades y la pura urgencia de sobrevivir se plantean en un primer plano del texto reclamando la atención de lectores y lectoras del grupo mayoritario. 47 Este hecho queda especialmente acentuado en el cuento titulado Negocios, que, fundamentalmente, cuenta la historia del padre del protagonista, una historia llena de ambivalencias que muestra las dificultades de la experiencia migratoria en todos sus detalles, concentrándose en la figura del migrante. A nivel textual, Negocios se provee de una estética realista, nombrando cada detalle: »He arrived in Miami at four in the morning in a roaring poorly- 45 Esta crítica del término »transnacional« se encuentra, por ejemplo, en K ARAKAYAH / T SIANOS , »Movements that matter. Eine Einleitung«, en: Transit Migration, 9. Para un resumen de los modelos teóricos de Glissant, cfr. por ejemplo F EBEL , »Das Diverse«. 46 C ÉSPEDES / T ORRES -S AILLANT , »Fiction Is the Poor Man’s Cinema«, 906. 47 Para John Riofrio (R IOFRIO , »Situating Latin American Masculinity«, 23) quien analiza las relaciones entre la construcción de una masculinidad y la inmigración en Drown, inmigración, queda reducida potencialmente a un trauma para la psique masculina de clase trabajadora. Inmigración, para los personajes de Drown, sin embargo, representa mucho más que un trauma, por lo cual esta lectura queda a su vez reducida a una lectura unidimensional. El tema de la asimilación que Riofrio (ibid.) destaca como un tema central aparte de inmigración y pobreza, a mí entender tampoco constituye uno de los núcleos de la obra. La masculinidad también es tema central en la entrevista de Paul Jay (2008), quien destaca las redefiniciones de y juegos con la masculinidad para la segunda obra de Díaz, The Brief and Wonderous Life of Oscar Wao. Cfr. J AY , »Junot Díaz Redefines Macho«, 37. Hacia una nueva lectura de migraciones y literaturas 55 booked plane. He passed easily through customs, having brought nothing but some clothes, a towel, a bar of soap, a razor, his money and a box of Chicles in his pocket. The ticket to Miami saved him money but he intended to continue on to Nueva York as soon as he could«. 48 El estilo realista logra acercar lo máximo posible la experiencia de la migración del padre a los lectores y lectoras y confrontarlos con ella: His first year in Nueva York he [el padre, G.R.] lived in Washington Heights, in a roachy flat above what’s now the Tres Marías restaurant. As soon as he secured his apartment and two jobs, one cleaning offices and the other washing dishes, he started writing home. In the first letter he folded four twenty-dollar bills. The trickles of money he sent back were not premeditated like those sent by his other friends, calculated from what he needed to survive; these were arbitrary sums that often left him broke and borrowing until the next pay-day. 49 En este cuento, es solamente al final cuando sale a la luz el narrador para cuestionar a la figura del padre quien, clandestinamente, se casa de nuevo en Estados Unidos mientras su antigua familia lo está esperando en Santo Domingo; ésta se trasladará después a Estados Unidos y el padre acabará abandonando a ambas familias. Y lo que también queda desvelado al final es que la migración del padre narrada con todo detalle es imaginada por su hijo, por lo que, en este caso, categorías como la de la »autenticidad« fallan. En cambio, el texto entra en juego con diversas matizaciones de »autenticidad« (lo auténtico-vivido por el padre, lo auténtico imaginado-narrado por el hijo). La co-existencia de varios tipos de »autenticidad« imposibilita la decisión por una sola: la migración imaginada por el hijo no necesariamente tiene menos validez. El proceso de la migración en el texto se presenta como una narrativa social que no depende de este tipo de categorías, sino que introduce elementos tanto a nivel narrativo como a nivel del contenido que conducen a un cuestionamiento de ciertas fronteras sociales, literarias o genéricas. Si bien la presencia de una voz narrativa en primera persona en este caso puede ser leída de manera tradicional, es decir, de manera autobiográfica, también puede remitir a una lectura en dirección opuesta. En ésta, el yo funciona como pantalla de proyección para el lector, a quien hace partícipe tanto de la construcción y el cuestionamiento de una masculinidad como de una experiencia migratoria y sus dificultades. La literatura migratoria, por lo tanto, en este caso consiste en una literatura fresca; una literatura que requiere que sus lectores tomen posición frente a ella. Si pensamos la literatura migratoria más reciente como una literatura que reclama a lectores partícipes en todos los niveles, tanto narrativos como culturales y sociales -creo que podemos ver el desarrollo de una mayor autonomía en la literatura de la migración. 48 D ÍAZ , Drown, 167. 49 Ibid., 177. Gudrun Rath 56 Más allá del yo: las máscaras Tanto al principio como al final de Drown saltan a la vista dos cuentos en los que aparece un personaje inusual: Ysrael, un niño un tanto excepcional de la misma edad que Yunior y que se encuentra en Santo Domingo. Encarna todo lo subliminal y está marcado fuertemente como »otro« mediante su cara deformada por un accidente que tuvo con un cerdo cuando era chico, momento a partir del cual la máscara comienza a ser su marca distintiva: In the morning he pulls on his mask and grinds his fist into his palm. He goes up to the guanábana tree and does his pull-ups, nearly fifty now, and then he picks up the café dehuller and holds it to his chest for a forty count. His arms, chest and neck bulge and the skin around his temple draws tight, about to split. But no! He’s unbeatable and drops the dehuller with a fat Yes. He knows that he should go but the morning fog covers everything and he listens to the roosters for a while. The he hears his family stirring. Hurry up, he says to himself. He runs past his tío’s land and with a glance he knows how many beans of café his tío has growing red, black and green on his conucos. He runs past the water house and the pasture, and then he says FLIGHT and jumps up and his shadow knifes over the tops of the trees and he can see his family’s fence and his mother washing his little brother, scrubbing his face and his hands. 50 La máscara de Ysrael -un nombre que lo identifica con un pueblo marcado por el éxodo y con la Biblia- se agrega a una serie de elementos tomados de los tebeos que, después, cobrarán mayor importancia en la segunda obra de Díaz y que también se encuentran en otras ficciones neoyorquinas, como en Fortress of solitude, de Jonathan Lethem (2003), donde una capa provista de poderes especiales se integra en la narración de un joven que crece en los barrios marginales de la urbe. 51 El juego con elementos tomados de los cómics en estas narrativas urbanas se mezcla con modos narrativos cercanos a lo realista, lo que conduce a una mezcla de géneros que sobrepasa el simple esquema de lo autobiográfico. Esta literatura de la migración más reciente propone un traspase múltiple de fronteras. El modo realista empleado a la hora de tratar temas como la migración, a través del personaje de Ysrael se complementa con un modo de narrar fantástico, y es justamente el tema de la migración el que se pone de relieve en esta narración operando a través de varios géneros. Los cómics, lo fantástico y la posibilidad de recurrir a poderes especiales complementan una experiencia concreta de la migración. A través del personaje de Ysrael se dan otros modos posibles de narrar la migración. Y es a través de este procedimiento con el que se podría implicar al lector y no tanto focalizar al 50 Ibid., 153. 51 Una advertencia hacia el lado performativo y el empleo de las máscaras en Oscar Wao también se encuentra en J AY , »Junot Díaz Redefines Macho«, 37. Sobre la carga metafórica de mutantes como los X-Men de Marvel Comics como seres excluidos por su »raza« cfr. D ANTICAT / D ÍAZ , »Junot Díaz«, 92. Hacia una nueva lectura de migraciones y literaturas 57 autor para quitarle la máscara textual. De todos modos, lo que encontraríamos debajo de la máscara sería nuestra propia cara. Bibliografía B HABHA , H OMI K.: The Location of Culture, London: Routledge 1994. C ÉSPEDES , D IÓGENES Y T ORRES -S AILLANT , S ILVIO : »Fiction is the Poor Man’s Cinema. An Interview with Junot Díaz«, Callaloo 23.3 (2000), 892-907. C ORNEJO P OLAR , A NTONIO : »Mestizaje e hibridez. Los riesgos de las metáforas. Apuntes«, Revista Iberoamericana 180 (1997), 341-344. D ANTICAT , E DWIDGE Y D ÍAZ J UNOT : »Junot Díaz«, Bomb 101 (2007), 89-95. D ÍAZ , J UNOT : The Brief Wondrous Life of Oscar Wao, New York: Riverhead Books 2007. D ÍAZ , J UNOT : Drown, New York: Riverhead Books 1996. D ISOSKI , M ERI : »Im Dazwischen Schreiben? «, Migrazine (2011) [ http: / / www.migrazine.at/ artikel/ im-dazwischen-schreiben (última consulta: 01/ 09/ 2011) ] . D ÖRR , V OLKER : »Deutschsprachige Migrantenliteratur. 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Christof Schöch Ying Chen, ou : dialogues au-delà des frontières Une lecture de L’Ingratitude et de Querelle d’un squelette avec son double Comment lire Ying Chen ? Comment lire non pas seulement ses premiers livres, comme La Mémoire de l’eau et Les Lettres chinoises, qui s’inscrivent de manière évidente dans le paradigme des écritures migrantes et se prêtent à une lecture dite ›interculturelle‹ ou ›transculturelle‹, mais également ses livres plus récents, comme L’Ingratitude (1995), Querelle d’un squelette avec son double (2003) ou d’autres textes qui semblent se refuser à une telle catégorie et à de telles lectures ? Cette interrogation conduit à se poser trois questions étroitement liées : Comment convient-il de définir les écritures migrantes ? Quelle est la place du paradigme des écritures migrantes chez Ying Chen ? Et quelle direction ce paradigme impose-il à une lecture des textes de Ying Chen ? La manière dont on choisira de répondre à ces questions devrait sans doute permettre de trouver une perspective appropriée pour aborder ses textes. Le concept des écritures migrantes doit son nom au linguiste et poète d’origine haïtienne Robert Berrouët-Oriol qui l’a utilisé en 1986 dans la revue Vice Versa 1 pour décrire une production littéraire émergée depuis le début des années 1980 au Québec, portée par des auteurs issus de l’immigration et qui s’opposait clairement à la pensée nationaliste et aux convictions qui en étaient le fondement. 2 Selon Gilles Dupuis, le concept des écritures migrantes désigne »l’ensemble de la production littéraire écrite par des écrivains nés à l’étranger qui, après avoir immigré au Canada, ont choisi de vivre, d’écrire et de publier au Québec en visant une reconnaissance au sein de l’institution littéraire québécoise«. 3 Face à la nature difficilement saisissable de son référent, cette définition à la clarté faussement rassurante se limite à circonscrire le concept sur la base d’une expérience vécue et des choix institutionnels de la part des ›sujets migrants‹, c’est-à-dire à un niveau 1 Cf. B ERROUËT -O RIOL , »L’effet d’exil«, 20-21. La revue Vice versa, fondée en 1983 à Montréal, était sans doute l’un des vecteurs essentiels de la réflexion critique sur les écritures migrantes et transculturelles ; pour une mise au point ultérieure distinguant écritures migrantes et métisses, cf. B ERROUËT -O RIOL / F OURNIER , »L’émergence des écritures migrantes«, 7-22. 2 Cf. B EAUDOIN / L AMONTAGNE , »Writing in French«, 643. 3 D UPUIS , »Littérature Migrante«, 117. Christof Schöch 60 extra-littéraire. 4 Lorsqu’on cherche à définir les écritures migrantes par un ensemble de qualités caractérisant certains textes, parmi lesquels les publications si diverses de Régine Robin, Sergio Kokis, Dany Lafèrrière ou Marco Micone, on perd sans doute en précision ce qu’on gagne en nuances ; on peut compter parmi les caractéristiques définitoires des écritures migrantes la problématisation des identités culturelles multiples, la présence de plusieurs territoires de référence distincts, la thématique de l’errance, de l’exil et du cosmopolitisme, enfin une certaine hybridité discursive par laquelle le texte rend compte, par son fonctionnement, des thématiques dont il est porteur. 5 À noter que l’accent mis sur les qualités des textes produit nécessairement une plus grande indétermination quant aux limites du corpus de textes qui pourraient ou non relever des écritures migrantes, surtout dans le contexte des expérimentations postmodernes avec l’hybridité et l’intertextualité, la subjectivité et l’autofiction, phénomène qui dépasse largement le contexte des écritures migrantes quelle qu’en soit la définition. 6 Pareillement, les auteurs québécois issus de l’immigration continuent de se diversifier quant aux thématiques, aux formes et aux références culturelles et littéraires dont ils sont porteurs. 7 Il convient sans doute de combiner la première manière de définir les écritures migrantes au Québec à la seconde afin de permettre des différentiations au sein de l’œuvre d’un même écrivain et de soulever directement des questions que l’on peut adresser aux textes. Dans quelle mesure Ying Chen et son travail littéraire s’inscrivent-ils donc dans le paradigme des écritures migrantes ? Lorsqu’on se penche, dans un premier temps, sur la biographie de Ying Chen, on s’aperçoit que sa vie est marquée d’une manière évidente par une traversée des frontières géographiques et linguistiques et par une existence assimilant dès le début des contextes culturels multiples. Ying Chen est née en 1961 à Shanghai où elle grandit et va à l’école, parlant autant le mandarin officiel que le shanghaïen local. À partir de 1979, elle y apprend le français puis fait des études de lettres, avant de travailler comme traductrice pendant plusieurs années. Elle quitte la Chine en 1989, peu avant les événements de la place Tian’anmen, pour aller vivre au Québec. Pendant plusieurs années, elle vit à Montréal où elle fréquente l’université McGill et obtient une maîtrise en création litté- 4 Une définition similaire, mais qui rend le critère linguistique explicite, est proposée par M OISAN / H ILDEBRAND , Ces étrangers du dedans, 20. Sur cette problématique, voir G RU- BER , »Aus einem Land«. Le complément méthodique d’une telle approche des écritures migrantes est la contextualisation sociologique et politique du phénomène ; cf. par exemple C HARTIER , »Les origines de l’écriture migrante«, 303-316. 5 Cf., par exemple, B ERROUËT -O RIOL / F OURNIER , »L’émergence des écritures migrantes«. 6 Sur ce point, cf. N EPVEU , L’écologie du réel, 201-202. 7 Cf. T Y / V ERDUYN , »Introduction«, 3 ; »Recent works by ethnic, multicultural, or minority writers in Canada have become more diverse and experimental in form, theme, focus and technique. No longer are minority authors identifying simply with their ethnic or racial cultural background in opposition to dominant culture.« Ying Chen, ou : dialogues au-delà des frontières 61 raire. 8 Depuis une dizaine d’années, il semble qu’elle ait vécu à Vancouver (donc au Canada anglophone), dans la région de Montréal, et même en France. 9 Dès ses premières publications, elle écrit en français et continue d’écrire uniquement dans cette langue d’adoption, quoiqu’elle se soit chargée elle-même de la traduction d’un de ses romans en chinois. 10 Elle publie maintenant ses livres en co-édition chez Boréal au Québec et au Seuil en France mais continue de s’inscrire pleinement dans le contexte institutionnel québécois. 11 Par son parcours personnel, par son choix de la langue française et par ses premières publications, Ying Chen fait donc clairement partie du phénomène des écritures migrantes. Plus exactement, si l’on suit Gilles Dupuis, elle fait partie de la seconde génération de représentants des écritures migrantes qui s’est manifestée au Québec à partir du début des années 1990. 12 Comme ceux de la première génération, les représentants de cette seconde génération ont choisi le français comme langue d’écriture mais, contrairement aux premiers, ils ne l’ont généralement pas appris dans un contexte colonial ou similaire (par exemple à Haïti, au Liban, ou au Maghreb) mais à l’école ou pendant leurs études. Écrire en français est pour eux plus un choix fait volontairement que le résultat d’une contrainte extérieure. Dans les premières publications de Ying Chen, en particulier dans Les Lettres chinoises, son second roman, le paradigme des écritures migrantes est particulièrement évident. Ce roman par lettres paru en 1993 est entièrement un roman du mouvement, du déracinement et de l’expérience interculturelle. C’est l’histoire de Yuan qui quitte Shanghai pour vivre à Montréal, de Sassa sa compagne qui refuse de le suivre et reste à Shanghai, et de Da Li, amie des deux qui rejoint Yuan à Montréal. La distance qui sépare Yuan et 8 Pour quelques renseignements biographiques, cf. B ORDELEAU , »La dame de Shanghai«, 9-10. 9 À partir de 1998, il semble qu’elle ait vécu tantôt dans la région de Montréal (à Magog, une petite municipalité située à une centaine de kilomètres à l’est de Montréal), tantôt dans la région de Vancouver, dans la province anglophone du British Columbia, et qu’elle ait pendant quelque temps partagé son temps entre le Canada et la France. 10 Il s’agit de L’Ingratitude, traduit comme , (Zai jian ma ma, littéralement »Au revoir, Maman«) par Ying Chen ; cette traduction, qui est en même temps une réécriture, a paru en 2002, plusieurs années après la première publication du roman en 1995. 11 Plus exactement, on peut noter que les maisons d’éditions chez qui Ying Chen publie ses textes étaient, dans un premier temps, des maisons québécoises (Leméac et Boréal à Montréal), publications auxquelles s’ajoutaient des rééditions en format poche chez Actes Sud/ Babel (en coédition avec Leméac). Depuis 2002, Ying Chen publie directement en coédition chez Seuil en France et chez Boréal au Canada, mais continue de mener son travail à l’intérieur des institutions littéraires québécoises, et publie par exemple ses livres, même récemment, avec le soutien du Conseil des Arts du Québec. 12 Cf. D UPUIS , »Transculturalism and écritures migrantes«, 497-508 ; pour une mise au point conceptuelle et une histoire des écritures migrantes au Canada qui définit la période à partir de 1986 comme étant celle du »transculturel«, cf. M OISAN / H ILDEBRAND , Ces étrangers du dedans. Christof Schöch 62 Sassa, seulement géographique au début, devient peu à peu une distance culturelle autant qu’émotionnelle. En même temps, l’exil et le déracinement y sont déjà compris comme une situation autant intérieure qu’extérieure, puisque Sassa restée à Shanghai se sent aussi étrangère dans son pays que Yuan se sent étranger au Québec. Le choc de la confrontation avec une autre culture, les enjeux identitaires de l’adaptation culturelle et la modification progressive des sentiments entre les trois personnages formant un triangle amoureux, tout ceci est négocié à travers la formule du roman épistolaire polyphonique et s’inscrit clairement, non seulement par le titre mais également par le principe de la perspective de l’étranger sur le familier, dans la tradition des Lettres persanes (1721) de Montesquieu. 13 Ici comme ailleurs chez Ying Chen, la référence à la tradition littéraire française prime clairement sur celle faite à une tradition littéraire québécoise. Cependant, plus encore peut-être que d’autres parmi cette génération d’écrivains, Ying Chen cherche depuis longtemps à se démarquer du label des écritures migrantes. Elle le fait par une stratégie d’écriture que Martine- Emmanuelle Lapointe a décrite comme un »épurement stylistique et référentiel« qu’elle constate à partir de L’Ingratitude, c’est-à-dire par une tendance à éviter progressivement, comme le précise Gilles Dupuis, les références autant à son pays d’origine qu’à son pays d’adoption. 14 De même, Ying Chen refuse d’être la porte-parole d’une collectivité, que ce soit celle des Chinois ou celle des immigrés d’origine asiatique vivant au Québec, et ne voit pas non plus son rôle d’écrivain comme consistant à mener un discours qui tisserait des liens entre la culture, l’histoire, la langue, l’identité ou l’art de vivre chinois d’un côté, et français, québécois ou canadien de l’autre. 15 Plus que la collectivité, c’est l’individuel qui l’intéresse, non pas cependant dans une perspective autobiographique ou autofictionnelle, mais à un niveau où il relève de l’universel. Elle écrit : »Je n’ai aucun message à livrer, aucune particularité chinoise à étaler. Je ne m’adresse pas au monde extérieur, mais m’achemine vers l’intérieur«. 16 On peut même aller jusqu’à dire qu’elle ne cherche pas (ou du moins ne cherche désormais plus) à accomplir expressément un travail littéraire sur l’expérience de la migration et de l’exil ou sur la traversée des frontières géographiques, culturelles et linguistiques. Dans une telle perspective, l’exil extérieur et intérieur, les frontières réelles ou imaginaires, l’impossible dialogue entre les hommes ne sont pas compris comme 13 Cf. C HEN , Les lettres chinoises. Pour une lecture riche et précise du roman comme relevant de l’écriture migrante, cf. L ABELLE , »Les lieux de l’écriture migrante«, 37-51 ; pour une analyse de la dynamique et de l’ambiguïté des échanges épistolaires, cf. O ORE , »Les lettres chinoises de Ying Chen«. En 1998, une version remaniée du roman est publiée, remaniement qui procède essentiellement par des suppressions et qui est analysé par T ALBOT , »Rewriting Les Lettres chinoises«. 14 Cf. L APOINTE , »Le mort n’est jamais mort«, 131-141, 132 et D UPUIS , »Transculturalism and écritures migrantes«, 504-505. Cf. également H UOT , »Un itinéraire d’affiliations«. 15 Cf. C HEN , »Entre la fin et la naissance«, 41-45. 16 C HEN , »Fin des Lettres chinoises«, 60. Ying Chen, ou : dialogues au-delà des frontières 63 des expériences spécifiques à la situation migrante mais comme formant partie intégrante de la condition humaine de manière plus générale. Michel Biron décrit avec justesse la situation qui fait que, sans exclure une lecture selon le paradigme des écritures migrantes, c’est cependant une vision limitée de ses textes qui en ressort : Avec une sensibilité qui est tout autant poétique que romanesque, Ying Chen cherche ainsi à donner une forme concrète à cette idée qui fait aujourd’hui consensus et selon laquelle l’individu n’est jamais qu’un être hybride, métissé, pluriel. Sa propre expérience d’immigrante passée de l’Orient à l’Occident y est évidemment pour quelque chose. Mais l’être qui se dessine dans son texte n’est pas seulement l’être migrant ; on se reconnaît tous à quelque degré dans cet individu déconstruit, dédoublé, pris malgré lui dans un jeu de miroirs où la fragile construction d’une identité, comme une énigme adressée au lecteur, constitue l’enjeu véritable de l’écriture. 17 Comment donc, dans ce contexte, lire les textes plus récents de Ying Chen (comme L’Ingratitude et Querelle d’un squelette avec son double, dont je voudrais proposer ici une lecture) ? Je voudrais montrer que les textes récents de Ying Chen n’ont certes plus trait de manière directe ou explicite à l’expérience des différences culturelles, au dialogue interculturel, à la mise en scène de territoires multiples ou à l’identité linguistique hybride. Plutôt, ses textes seraient le résultat d’une abstraction qui retient de la dimension inter-/ transculturelle non pas les contenus mais la structure, dans le sens où la condition humaine continue d’y être envisagée comme le confluent dynamique et complexe d’une multiplicité de discours, de temps historiques et de territoires réels ou imaginaires ; c’est dans ce sens que ses textes sont marqués, autant et peut-être plus dans leur formes que dans leurs contenus, par une interrogation sur des frontières de différentes sortes et sur la possibilité de paroles ou de dialogues qui franchiraient ces frontières. Une telle perspective, Ying Chen la suggère elle-même lorsqu’elle s’interroge sur la nature même de la littérature ; »La littérature […] n’a-t-elle pas toujours vécu dans la douleur, dans l’espérance d’un dialogue impossible ? «. 18 Cette interrogation sur les frontières et le dialogue, dont la structure est autant dialogique que déconstructive, touche des niveaux différents : au niveau thématique, elle concerne les frontières entre les générations, avec ses enjeux par exemple identitaires ; au niveau de la narration, les textes de Ying Chen donnent corps à des voix qui se situent sur des frontières ou qui sont séparées par des frontières de nature variable ; au niveau de la poétique, cette interrogation se tourne vers une réflexion sur la nature et les pouvoirs mêmes de la littérature. C’est dans une telle perspective que je voudrais aborder maintenant deux des textes de Ying Chen : le premier, L’Ingratitude de 1995, se situe lui-même sur une frontière entre un premier groupe de publications ›interculturelles‹ de l’auteur et un second groupe dans lequel 17 B IRON , »La riche surface«, 140. 18 C HEN , »Entre la fin et la naissance«, 45. Christof Schöch 64 un tel label (et même celui du ›transculturel‹) perd beaucoup de son sens ; le second, Querelle d’un squelette avec son double publié plus récemment, en 2003, se situe clairement dans le second groupe de publications. L’Ingratitude, ou une voix d’entre la vie et la mort L’Ingratitude est le troisième roman de Ying Chen, paru en 1995. 19 La protagoniste et narratrice du roman est une jeune femme chinoise de vingt-cinq ans, nommée Yan-Zi, qui se sent asphyxiée par son environnement familial et par une mère sévère et autoritaire. La jeune femme décide de se suicider, moins par désespoir que dans l’objectif d’échapper au contrôle de sa mère, de la punir en la forçant à admettre que ses principes ne sont pas infaillibles. Elle rate cependant tragiquement son coup ; non pas en survivant à une tentative de suicide mais en mourant écrasée par un camion, donc dans un accident qui permet à sa mère de garder intact son honneur et l’image qu’elle a d’elle-même. C’est après sa mort, à partir d’un lieu entre la vie et la mort, qu’elle livre le récit de sa vie et ses réflexions au lecteur. On constate dans un premier temps que l’histoire se déroule entièrement dans une ville chinoise, sans qu’un second territoire ou une seconde culture viennent y jouer un rôle autre que ponctuel. Ainsi, deux références seulement ouvrent très brièvement une perspective vers un autre pays et une autre culture ; une fois, il est question de l’attitude défensive que prend la mère face à l’Amérique où règne la liberté d’expression, tandis que la réalité chinoise, »notre réalité à nous« (Ingratitude, 27), impose une sage prudence quand on écrit sur les affaires politiques, comme le faisait le père de Yan-Zi. La seconde fois et de nouveau dans une perspective critique, il est question de l’intérêt que porte le père à la politique internationale tout en se désintéressant de ce qui peut se passer au sein de sa famille : »Mon suicide l’intéresserait moins que l’assassinat d’un président américain«, constate Yan-Zi (Ingratitude, 30-31). Malgré cette homogénéité géographique et culturelle apparente, le livre s’inscrit dans la différence culturelle d’une autre manière, précisément parce que ce roman écrit en français et paru au Québec a un cadre entièrement chinois ; les personnages portent des noms chinois et les valeurs des personnages ainsi que leurs conflits sont marqués par le contexte chinois. De plus, de nombreux éléments qui répondent au cliché occidental de ce qui est ›typiquement chinois‹ apparaissent dans le roman. On peut relever dans ce contexte des citations de Confucius (sur les âges de la vie, par exemple), des proverbes chinois comme celui, lié à la thématique identitaire, qui explique »que les montagnes [peuvent] se déplacer alors que les êtres ne change[ent] jamais« (Ingratitude, 23), des images issues de la culture chinoise (comme celles de l’eau, du papier et de l’huile, par exemple) ainsi que des 19 Cf. C HEN , L’Ingratitude ; abrégé Ingratitude dans la suite. Ying Chen, ou : dialogues au-delà des frontières 65 valeurs et des croyances issues de la tradition chinoise (comme celles concernant le respect des aïeux ou le passage entre la vie et la mort) ou encore des pratiques culturelles connues comme la rédaction d’autocritiques ou les célébrations de la Fête de la lune. Malgré ce que peut en dire l’auteur, ce roman ne laisse pas de jouer avec les stéréotypes chinois et le goût de l’exotique. Quelques allusions à l’histoire de la Chine rappellent discrètement le contexte historique de l’intrigue qui se déroule sans doute à la fin des années soixante-dix ou au début des années quatre-vingt, période d’ouverture relative après la mort de Mao Zedong en 1976. Ainsi, la mère insiste sur le fait qu’il convient de se fortifier contre les »influences nouvelles« (Ingratitude, 27), tandis que sa fille comprend et embrasse la récente »ouverture à l’étranger« (ibid.). Ce désaccord entre mère et fille pointe vers ce qui est sans doute une des thématiques centrales du roman : la tension entre le poids de la tradition et le besoin de renouvellement, tension qui se présente surtout, dans le roman, comme un conflit entre les générations. Cette tension est certes particulièrement puissante dans la société chinoise de la fin du vingtième siècle, mais la problématique en elle-même est universelle. Le rejet de la mère par la fille a été interprété comme le rejet de la patrie et des traditions de la part de Ying Chen. 20 Quoique rares, les indices allant dans ce sens sont présents, notamment à travers le vocabulaire de la frontière, de l’exil, du déracinement que Yan-Zi emploie pour décrire sa situation (Ingratitude, 9-10). Or, la configuration centrale du livre, celle de la relation entre mère et fille, est trop complexe pour l’interpréter simplement comme un rejet opéré par l’auteur d’une hypothétique (et contradictoire) constellation mère-patrie-tradition au profit de la constellation ›filleétranger-progrès‹. Certes, ce qui a motivé la décision de Yan-Zi de se tuer, c’est son refus de l’héritage moral et biologique de sa mère ; elle refuse les valeurs que celle-ci prône, elle refuse de devenir la reproduction à l’identique que sa mère désire, elle refuse la fonction reproductrice du mariage et de la sexualité que sa famille attend d’elle : Ma vie devait égaler sa vie. Je ne devais vivre qu’à travers elle. Elle cherchait à s’incarner en moi, de peur de mourir. J’étais chargée de porter en moi l’esprit de maman dont le corps pourrirait tôt ou tard. J’étais censée devenir la reproduction la plus exacte possible de ma mère. J’étais sa fille./ Il fallait donc détruire cette représentation à tout prix. Il fallait tuer sa fille. […] Je ne pouvais pas être moi autrement. (Ingratitude, 111) Yan-Zi veut couper court à une continuité, tracer une frontière, se construire une identité en dehors de la généalogie. De plus, elle refuse de racheter la douleur physique que sa naissance difficile avait causée à sa mère en se soumettant à sa volonté. Elle va jusqu’à imaginer la scène de sa mort, où sa 20 Cf. L EBRUN , »L’écrivain migrant et ses pays«, 21. Christof Schöch 66 mère serait obligée, en une sorte »d’accouchement renversé«, 21 de »ramasser [le] corps« (Ingratitude, 61) et de nettoyer le sang de sa fille qui vient de se donner la mort. Mais ce geste de rejet si radical du suicide, construit ici comme l’anéantissement de soi-même dans une vaine tentative de recouvrir une identité propre, est tout sauf un geste triomphal ou affirmatif ; il est marqué par l’hésitation, la méprise et l’échec. Pour la mère et la grand-mère de Yan-Zi, c’est un choc, mais surtout au niveau des valeurs morales et culturelles qui déterminent les frontières de l’acceptable. Ainsi, Yan-Zi note après sa mort ; »J’ai franchi une frontière défendue aux jeunes. […] Mourir jeune, c’est violer les lois divines. C’est plus immoral que de montrer ses jambes« (Ingratitude, 8). Son acte n’est pas seulement un rejet de l’héritage familial, il constitue la transgression d’un interdit métaphysique. La relation de Yan-Zi avec sa mère comme avec toute sa famille se complique parce qu’elle est marquée par d’impossibles tentatives d’instaurer un dialogue. Le roman a été décrit, à tort je pense, comme une »longue invective« que la narratrice adresserait à sa mère. 22 Justement, la jeune fille ne réussit pas à parler à sa mère, ni pendant qu’elle vit avec sa famille, ni quand elle est morte, c’est-à-dire en tant que narratrice. Tant que Yan-Zi vit à la maison avec ses parents et sa grand-mère, un tel dialogue paraît impossible ; la mère ne comprend pas les envies de liberté de sa fille, et elle ne croit pas à l’authenticité de ses déclarations d’amour et de respect. Le père, un universitaire dont l’esprit a perdu toute emprise sur le réel après un accident de circulation, reste enfermé dans son bureau et dans la stérilité de sa réflexion. Yan-Zi réagit aux critiques et au silence qu’on lui adresse : »J’ai appris à me replier et à emprisonner ma langue - ah, cette maudite langue, derrière mes dents« (Ingratitude, 54). Le seul dialogue possible est donc un dialogue décalé, ou plutôt la mise en place de plusieurs monologues dirigés vers l’autre mais qui ne l’atteignent pas ou qui, en tout état de cause, ne se transforment pas en dialogue. Yan-Zi, quant à elle, a le projet d’écrire une lettre d’adieu à sa mère. Elle réfléchit longuement à cette lettre qui doit convaincre sa mère de son amour pour elle afin de la faire souffrir davantage : »Il serait important de lui laisser une lettre très douce, disant que je l’aimais vraiment, qu’elle était mon seul vrai amour et que j’allais mourir pour elle. Ce n’était pas une chose facile. Maman était si perspicace« (Ingratitude, 4). Bien que Yan-Zi jette la lettre dans une poubelle, elle est retrouvée après sa mort et atteint son destinataire malgré elle, sans avoir cependant l’effet désiré puisque Yan-Zi doit admettre : »En fait, une lettre ne peut pas l’affecter davantage. La coquille de sa tête ne s’ouvre pas pour la mauvaise conscience. Ma mort elle-même suffit à prouver qu’elle est innocente et moi plus que jamais ingrate« (Ingratitude, 8). La lettre sauvegarde l’ambiguïté de la mort de Yan-Zi, entre suicide et accident, sans pourtant ébranler les certitudes de sa mère. 21 L APOINTE , »Le mort n’est jamais mort«, 134. 22 B ORDELEAU , »La dame de Shanghai«, 9. Ying Chen, ou : dialogues au-delà des frontières 67 Inversement, sa mère s’adresse à elle une dernière fois au cimetière, après le départ de tous les convives. La narratrice qui l’observe rapporte ses paroles : Ton silence d’aujourd’hui est plus authentique que jamais. Il ne m’effraie plus. Au contraire, il me réconforte. Avec ta mort, tu comptes affoler ta mère, ma pauvre idiote, tu as peut-être raison, mais ton silence suffit pour me calmer maintenant, me sauver du désarroi dans lequel tu as voulu me pousser. […] Oh, ma fille, tu paies trop cher ton erreur. (Ingratitude, 127-128) Au contraire de la mère, qui se dit réconfortée par le silence de sa fille, la grand-mère voit un enjeu différent dans la parole et incite sa petite-fille à parler, lors de la veillée funèbre pour Yan-Zi : Nous ne supportons pas ce silence infini où tu enterres les tumultes de ton âme. Il faut que tu parles. Tu peux maudire ta pauvre mère, si tu le préfères, maudire tout le monde et m’accabler d’injures. Mais parle ! Sur notre tête, décharge ton chagrin. Ainsi, tu auras un voyage facile. (Ingratitude, 8) Et bien sûr, Yan-Zi en tant que narratrice parle, certes pas à sa mère ni à sa famille, mais au lecteur. En effet, dans le cas de Yan-Zi, il semble y avoir une relation d’exclusion mutuelle entre la corporalité et la voix, la première excluant l’autre. Une fois délestée de son corps, Yan-Zi recouvre sa voix et nous parle à partir d’un espace et d’un temps situés tout juste au-delà de la »frontière entre la vie et la mort« (Ingratitude, 9). Dans cet espace-temps vague, elle attend la venue du »Seigneur Nilou« (Ingratitude, 58), maître du royaume des morts, qui doit enregistrer sa mort et qui décidera sous quelle forme elle va renaître. 23 Comme elle le dit elle-même avec une ironie cruelle tout à fait caractéristique : »Sur la voie du néant comme sur toutes les autres, il faut faire la queue. Garder la vertu de la patience. Attendre avec un sourire compréhensif« (Ingratitude, 7). Tandis qu’elle décrit sa situation quand elle était parmi les »encore-vivants« (ibid.) comme celle d’un esprit déjà mort pris dans un corps encore vivant, elle apparait, maintenant qu’elle se trouve parmi les »déjà-morts« (ibid.), comme quelqu’un dont le corps est irréparablement détruit mais dont l’esprit continue, plus que jamais, de vivre, de réfléchir et de parler. La manière dont l’opposition entre la vie et la mort est relativisée est tout à fait caractéristique du roman et se répercute également sur la voix narrative, laquelle exploite la mobilité des points de vue que permet la narration autodiégétique. Le roman est en effet marqué par une alternance, ou plus précisément par un vacillement, entre des passages concernant la vie passée de Yan-Zi et d’autres concernant les réflexions de la narratrice sur sa situation actuelle. Yan-Zi reste longtemps dans un entre-deux, ce qui lui 23 Cette situation spatio-temporelle particulière de la narratrice, entre la vie et la mort, a été interprétée comme une transposition symbolique de l’exil de Ying Chen, qui ne saurait s’identifier pleinement ni à la Chine ni au Canada ; cf. F U , Struggling Productions, 20. Christof Schöch 68 permet de raconter sa vie passée, d’observer de loin comment réagissent sa famille et ses amis à sa mort, et de réfléchir sur sa situation présente. Vers la fin du texte, Yan-Zi se demande : Il aurait dû venir me guider chez lui, ce Seigneur Nilou, et me faire inscrire en bonne et due forme [sur la liste des morts]. Mais il ne vient toujours pas. Depuis combien de temps déjà ai-je flotté ici ? (Ingratitude, 149) Elle nous parle ainsi jusqu’au moment où sa vision se brouille, où sa voix s’affaiblit, où sa mémoire se perd, parce qu’elle est appelée vers une nouvelle vie. Querelle d’un squelette avec son double, ou l’échange asymétrique Quoiqu’il reprenne dans une certaine mesure la thématique des relations entre la vie et la mort, Querelle d’un squelette avec son double le fait d’une manière bien différente. Ce roman au titre énigmatique paru en 2003 est le troisième d’une série de textes, inaugurée en 1998 avec Immobile, dans laquelle une femme au passée mystérieux, mariée à un archéologue, passe ses jours dans une maison, et se confronte à des conflits intérieurs à chaque fois différents. 24 Avec cette série de textes, Ying Chen se démarque assez clairement de ses romans antérieurs et même de L’Ingratitude. Dans Immobile (1998), le premier roman de la série et que l’on pourrait lire comme un roman de l’impossible refoulement de la mémoire et de l’histoire, 25 la femme est hantée par un passé lointain et vaguement exotique et féodal ; dans cette vie antérieure, elle était chanteuse d’opéra et vivait dans le palais d’un prince. Dans ce roman, l’incidence de la mémoire d’un passé glorieux mais lointain sur une vie présente, moderne, est au premier plan. Comme Immobile, mais de manière plus accentuée encore, Querelle d’un squelette avec son double frappe dès l’abord par l’absence presque complète de marques d’un lieu, d’un temps ou d’une culture particuliers. Aucun personnage, aucun lieu, aucun objet ne porte un nom qui serait culturellement marqué. Tout au plus peut-on supposer que l’histoire se déroule dans un pays relativement développé, parce que des universitaires, des hélicoptères de sauvetage et des tests ADN sont mentionnés. 26 Tout ce qu’on apprend, c’est que la protagoniste est une femme sans nom, d’une quarantaine d’années en apparence, mais qui prétend vivre depuis des siècles ; elle vit dans une maison qui se situe près d’une pâtisserie, dans un quartier calme situé dans une ville sans doute assez grande et qu’une rivière sépare d’une seconde ville, sans doute 24 Querelle d’un squelette avec son double est précédé, dans cette série, d’Immobile (1998) et de Le Champ dans la mer (2002), les publications dans cette série se prolongeant jusqu’au présent avec Le Mangeur (2005), Un enfant à ma porte (2008) et Espèces (2010). 25 Cf. L APOINTE , »Le mort n’est jamais mort«, 132-133. 26 Cf. C HEN , Querelle ; abrégé Querelle dans la suite. Ying Chen, ou : dialogues au-delà des frontières 69 plus pauvre et dont les contours restent encore plus vagues. Ying Chen abandonne ici toute vraisemblance psychologique et toute couleur locale. À condition de prendre le roman au premier degré, on peut en raconter tant bien que mal l’histoire. Le mari de la protagoniste a invité quelques-uns de ses collègues à dîner ; comme Mrs Dalloway, mais avec bien moins d’enthousiasme, elle doit donc veiller à ce que tout soit prêt à la fin de la journée ; il lui reste notamment à commander pour le dessert un gâteau dans la pâtisserie d’en face, tâche qui lui semble très lourde tant elle est d’une constitution faible et fragile. Surtout, dès le matin, elle est interrompue, importunée même, par une voix qui semble lui parler. Cette voix qu’elle entend paraît être celle d’une femme qui prétend avoir été victime d’un tremblement de terre survenu dans la deuxième ville, à la suite duquel cette dernière se trouve enterrée sous les décombres d’un bâtiment. Elle dit savoir que l’autre femme (le »squelette« du titre du roman) l’entend et la prie de l’aider à sortir de sa prison. Elle prétend également avoir une relation particulière avec l’autre femme, puisqu’elle dit être sa »sœur« et, même plus, son »double« (Querelle, 48). Elle dit par ailleurs avoir visité le quartier de la femme de l’archéologue, l’avoir même rencontrée dans la pâtisserie, avoir constaté qu’elles se ressemblent étrangement. Le texte est composé entièrement des doubles monologues croisés des deux femmes, divisés en brefs chapitres alternants. À le prendre à un tel premier degré, la question centrale que pose le roman est celle de l’identité et des relations entre les deux personnages. Qui sont ces deux femmes, quelle est la relation entre ces deux personnages dont l’un prétend être le double de l’autre ? Même prise seule, l’identité de la protagoniste pose problème. Elle prétend être âgée de plusieurs siècles, se souvenir de ses vies multiples, s’être réincarnée à plusieurs reprises. Cette conviction de la réincarnation met d’ailleurs son mari mal à l’aise et désespère les médecins ; le mari préférerait qu’elle soit normale ou du moins apparaisse comme telle : »tâche d’être vraisemblable«, lui dit-il (Querelle, 50). Cette conviction est sans doute l’indice le plus clair pointant dans le roman de Ying Chen vers une influence de la pensée asiatique et plus précisément du bouddhisme chinois. 27 L’identité de la seconde femme pose encore plus de problèmes, dans une perspective réaliste, puisqu’elle prétend être une copie biologique, génétique, de la première femme. 28 27 Sur l’histoire du bouddhisme en Chine et quelques concepts-clés, cf. L AI , »Buddhism in China«, 7-19. 28 En effet, prétend la voix de la femme sous les décombres, elle a réussi, avec la complicité du médecin de la femme-squelette, à faire un test comparatif de leur ADN, qui s’est révélée parfaitement identique ; »Il est maintenant prouvé […] que je ne suis pas pour vous une simple parente, mais bien votre double« (Querelle, 48). Christof Schöch 70 Il ne se forme cependant pas, à travers les deux femmes, une opposition de deux conceptions du monde, l’une mythologique, l’autre scientifique. 29 Plutôt, comme dans L’Ingratitude, ces interrogations montrent que la lignée généalogique, la reproduction biologique est ressentie comme étant problématique. On trouve chez le squelette un malaise autour de la reproduction qui rappelle celui qu’exprimait Yan-Zi dans L’Ingratitude : »Et puis, je suis une femme. […] Je m’acceptais mal en tant que reproduction, et pire encore en tant qu’instrument de reproduction« (Querelle, 86). Le lien biologique entre les deux femmes se confirme lorsque le squelette raconte un épisode où, lors d’une traversée de la rivière entre les deux villes par violente tempête, elle se serait reproduite elle-même (cf. Querelle, 35). Même si rien d’explicite n’est affirmé, on peut supposer que le double est bien le résultat de cette autoreproduction involontaire. Inversement, la femme-squelette prétend être indépendante de son double ; elle procède à une dénégation de la présence et du malheur de l’autre ; elle se complait dans le calme de son quartier et le confort de sa demeure. En réalité, cependant, elle est affectée par ce qui se passe chez son double ; lorsque l’espace sous les décombres se réduit, commençant à écraser la tête et les jambes du double, la femme de l’archéologue remarque : Or, d’où me vient cette sensation d’étouffement ? Cet étrange engourdissement du bas du corps qui progresse vers la poitrine, qui semble en train de monter vers le cou ? Et cette douleur dans la tête ? (Querelle, 99-100) Entre les deux femmes, ou entre les deux voix au statut ambigu, séparées par un espace moins réel qu’imaginaire, s’installe une sorte de double monologue intérieur, un dialogue agonistique ; la femme sous les décombres invoque l’aide de l’autre et cherche à lui faire avouer leur relation privilégiée, tandis que la femme de l’archéologue s’efforce de nier la réalité de la voix et refuse de lui répondre directement. Pourtant, comme l’a constaté Michel Biron, les deux femmes ont besoin l’une de l’autre, »comme le yin a besoin du yang […] : Les deux personnages s’appellent et se répondent l’un l’autre, symboles d’une déchirure dont ils ne se sont jamais remis«. 30 S’agit-il donc d’un récit fantastique ou bien d’un récit dont le narrateur ne serait pas fiable parce que devenu fou ? Le texte joue lui-même avec cette ambiguïté, puisque le double explique au squelette : »Il y a eu un accident dans le processus de création, en ce qui vous concerne. Je suis née de cet accident. Il y a une maladie mentale. Je suis cette maladie. Ou il y a les deux. Cela se distingue à peine« (Querelle, 18). Le texte refuse les choix logiques et 29 On a pu voir dans le personnage principal un »allegorical self« qui, dans son dédoublement, serait un miroir de la relation culturelle entre l’orient et l’occident et de la relation économique entre les riches pays du nord et les pauvres pays du sud ; cf. L ORRE , »Ying Chen’s ›Poetic Rebellion‹«, 284 ; c’est réduire une analyse riche et précise à l’énoncé d’une opposition binaire qui est tout le contraire de ce à quoi tend le texte en compliquant justement la relation entre les deux femmes. 30 B IRON , »La riche surface«, 139. Ying Chen, ou : dialogues au-delà des frontières 71 les alternatives qui s’excluent mutuellement. L’essentiel est le dialogue symbolique de deux consciences, de deux paroles, qui entrent dans un conflit à travers un abîme, une frontière symbolique. La voix est la seule chose qui pourrait encore produire un lien entre les deux femmes : Seule ma voix peut encore sortir d’ici, traverser la rivière qui sépare ma terre de la vôtre, enjamber cet abîme qui nous divise, pour se rendre au seuil de votre demeure, pour vous atteindre, doucement, sans vous offenser. En tout cas, c’est mon plus grand souhait. (Querelle, 7) Le souhait d’harmonie et de bonne entente reste cependant vain. La relation entre les deux monologues en alternance reste asymétrique. Le double cherche à établir une communication effective, adresse explicitement la parole à la femme de l’archéologue et répond à ce qu’elle dit. Mais la femme de l’archéologue cherche à se boucher les oreilles pour ne plus entendre la voix du double et s’efforce de ne jamais lui répondre directement. Toutefois, il y a de nombreux effets d’écho entre le discours des deux voix. De manière assez systématique, la femme de l’archéologue réagit indirectement ou implicitement aux propos du double. La cohésion textuelle entre les deux discours, à chaque passage d’une voix vers l’autre, repose sur ce type de reprises explicites ou implicites. Un peu comme dans L’Ingratitude, la séparation des deux femmes est la condition de possibilité de leur dialogue. Dans L’Ingratitude, la mort de Yan-Zi créait la distance qui lui redonnait sa voix sans toutefois rendre possible le dialogue entre mère et fille ; dans Querelle, la parole semble le dernier espoir de la femme mourante : Je voulais communiquer, je vous prenais pour ma meilleure interlocutrice. Et plus les choses allaient mal, plus j’éprouvais le besoin de m’exprimer, bien que je voie clairement que les mots me nuisent bien plus qu’ils ne me servent. C’est dérisoire. Maintenant je ne peux rien faire d’autre que de parler. Comme si le langage était une faculté propre aux mourants. La peur du silence signale l’approche des ténèbres. (Querelle, 79) Comme L’Ingratitude, Querelle s’approche de sa fin avec la mort des deux personnages, qui est une mort définitive pour le double mais seulement l’annonce d’une nouvelle réincarnation pour la femme de l’archéologue (cf. Querelle, 100). Par la disparition du double, la dualité constitutive du récit s’efface, ce qui entraîne la fin du récit et crée la possibilité d’un nouveau récit : »Il n’y aura plus d’espace ici. Plus de temps. C’est alors qu’il y aura l’union parfaite. Et votre récit pourra redémarrer ailleurs« (Querelle, 127). Toute la construction de Querelle tend, en effet, vers la mise en abyme. La femme de l’archéologue renonce à appeler les secours pour les diriger vers son double sous les décombres, parce que, dit-elle : »C’est trop risqué pour moi. Un pouvoir surnaturel ? Un don inhumain ? Un conte fantastique ? Rien ne suscitera plus de réticence chez eux que cette extravagante prétention« (Querelle, 92). Les questions que poserait son entourage sont précisé- Christof Schöch 72 ment le reflet de celles que les lecteurs sont en droit de se poser à propos du roman qu’ils lisent. La femme de l’archéologue va encore plus loin : Tout cela est insensé. Déjà j’ai du mal à faire croire à mes vies antérieures. Je les présente sous forme de mémoire, de métaphore, de fiction, de poésie, de rêve, de délire, avec toutes les méthodes imaginables, bégayant d’incertitude, rougissant de doute envers moi-même. (Querelle, 123) C’est une allusion à peine voilée aux deux récits antérieurs dans la série des textes de Ying Chen. En fait, on pourrait dire que la femme sans nom est l’image de Ying Chen, non pas dans une perspective autofictionnelle, mais dans une perspective symbolique, dans la mesure où c’est une femme qui invente des histoires, tout comme Ying Chen en tant qu’auteur, et qui se souvient des histoires qu’elle a inventées comme si c’étaient des aspects de sa vie ; à la différence près que Ying Chen précisément n’invente pas des histoires auxquelles le lecteur pourrait adhérer, mais des histoires qui justement ne prennent sens qu’à un niveau symbolique et méta-narratif. Pour résumer, on pourrait dire que ma lecture des deux textes de Ying Chen a pris comme point de départ quelques aspects de la constellation fondamentale des écritures migrantes, en particulier ceux de la traversée symbolique des frontières et de la relativisation dialogique des différences. Ce point de départ devait permettre de dégager des thématiques abstraites, comme celle des relations conflictuelles entre les générations ou entre certains personnages, ainsi que des structures discursives, comme les tentatives d’instaurer des dialogues ou les asymétries qui s’instaurent au sein de tout dialogue. Certes, les résultats d’une telle lecture se limitent au constat de la présence, dans les deux textes, d’une structure double mettant deux éléments, séparés par une frontière, en opposition relative et en dialogue fragile. Les liens que le dialogue tisse entre les éléments séparés par une frontière sont doubles ; ils reposent sur la nature même de la frontière, qui n’est jamais chez Ying Chen absolue, qui n’entraîne jamais une simple dichotomie. Bien au contraire, il y a bien un lien indestructible entre mère et fille ; les »encore-vivants« et les »déjà-morts« (Ingratitude, 7) restent liés audelà de la mort, comme le montre le regard de Yan-Zi sur sa famille ; de l’espace-temps vague entre la vie et la mort, Yan-Zi passe à une nouvelle vie, et au lieu d’être une rupture absolue, la mort n’est qu’une étape vers une nouvelle vie. De même, l’existence du squelette est bien liée à son double, même si ce dernier est enfermé au-delà de la rivière. Contrairement à quelques interprétations de ces deux textes, citées plus haut, qui me semblent faire le silence sur la pensée non-dichotomique qui porte les textes, mon analyse de ces deux textes a cherché à mettre ces liens en avant. Les liens qui relativisent les frontières reposent sur la parole qui, fondation du récit, devient tant bien que mal double monologue, communication refusée ou dialogue asymétrique, mais qui, dans L’Ingratitude, réunit les temporalités contradictoires de la vie et de l’après-vie, et dans Querelle d’un squelette Ying Chen, ou : dialogues au-delà des frontières 73 avec son double, relie les existences multiples et les réalités imaginaires portées par les deux voix qui, finalement, n’en font qu’une. Bibliographie B EAUDOIN , R ÉJEAN / L AMONTAGNE , A NDRÉ : »Writing in French. Fiction«, C ORAL A NN H OWELLS / E VA -M ARIA K RÖLLER (éds.) : The Cambridge History of Canadian Literature, Cambridge : Cambridge University Press 2009, 629-650. B ERROUËT -O RIOL , R OBERT : »L’effet d’exil du champ littéraire québécois«, Vice versa 17 (1986/ 87), 20-21. B ERROUËT -O RIOL , R OBERT / F OURNIER , R OBERT : »L’émergence des écritures migrantes et métisses au Québec«, Quebec Studies 14 (1992), 7-22. 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Ça me garde vagabond et bâtard même dans ce monde d’ici, et ça envoûte la camarde qui guette. 1 Le ›Je‹ - le narrateur à la première personne du roman Le pavillon des miroirs de Sergio Kokis - se présente comme »une espèce de vaisseau fantôme«. Les vaisseaux fantômes, dont le plus célèbre est le Hollandais Volant, naviguent dans un lieu particulier, à savoir un lieu de ›l’entre-deux‹. Comme le vaisseau fantôme, qui n’appartient ni à la vie ni à la mort, le narrateur à la première personne se situe lui aussi essentiellement entre deux mondes. Déjà plus sud-américain, mais pas encore nord-américain - et sans espérance ni volonté de rester l’un ou de devenir l’autre - il se conçoit plutôt comme »l’homme de nulle part«. 2 Perdu dans son »identité de vagabond« 3 , il cherche à ne pas »sombrer«, à ne pas »se noyer«. La matière sur laquelle navigue le vaisseau fantôme - personnification du narrateur personnage - n’est pas de l’eau mais de la térébenthine. Prenant en considération la profession du narrateur - qui est celle de peintre - le motif de la térébenthine paraît être une synecdoque de la peinture. 4 C’est donc la peinture par laquelle le ›Je‹, en danger de se noyer, est sauvé. C’est grâce à elle que l’individu »vagabond et bâtard« ne sombre pas et maintient son cap. Mais, en même temps, il reste »vagabond et bâtard«, donc ›errant‹, ›hybride‹ et ›illégitime‹, justement à cause de la peinture : »[...] une espèce de vaisseau fantôme qui navigue sur de la térébenthine. Ça me garde vagabond et bâtard même dans ce monde d’ici«. 5 1 K OKIS , Le pavillon des miroirs, 346. 2 Ibid., 184. 3 Ibid., 342. 4 Cf. pp. 85-86 de cet article. 5 Je souligne. Dans son essai »Solitude entre deux rives«, Kokis enrichit la métaphore nautique du ›vaisseau fantôme‹ par ›l’écrivain-batelier passeur‹ (cf. K OKIS , »Solitude entre deux rives«, 133). L’écrivain y est perçu comme un »éternel exilé«, à jamais déchiré entre deux mondes, s’exprimant »toujours dans une langue étrangère« (ibid., 133- 134). Kokis développe cette métaphore du ›Seemannsgarn‹, et donc cette vieille sym- Herle-Christin Jessen 76 Ce sont notamment ces interactions entre l’»identité de vagabond« et ses tentatives de s’ancrer dans l’art - que ce soit la peinture ou l’écriture - que nous allons étudier. Quelle fonction l’art exerce-t-il dans le processus de stabilisation et de (re)construction de l’identité qui est (devenue) errante et fragile? Cet ancrage dans l’art, cet essai de se fixer quelque part, ne relève pas du tacite mais de l’explicite. Pour en rester à la première citation qui sert d’exemple : Pourquoi le seul fait de peindre ne suffit-il apparemment pas à surmonter les expériences traumatisantes ? Pourquoi faut-il également écrire sur la peinture ? Et comme si cela ne suffisait toujours pas - pourquoi l’effet autoréférentiel est-il encore intensifié en écrivant sur l’écriture ? Cette autoréférence d’une intensité différente devient particulièrement pertinente en confrontant deux romans de Kokis, à savoir le premier, Le pavillon des miroirs (1994), et le sixième, Le maître de jeu (1999). Tandis que Le pavillon des miroirs met en scène surtout la peinture ainsi que le récit sur la peinture pour surmonter les expériences douloureuses, c’est surtout l’écriture elle-même qui, dans Le maître de jeu, sert de stabilisateur après un déracinement traumatisant. Ce dernier roman apporte explicitement une permanente confusion »entre langage et métalangage«, 6 entre le monde, le monde fictif et le »métamonde«. 7 ›Métamondes‹ dans l’écriture transculturelle québécoise Une œuvre d’art peut se dévoiler en tant que telle en réfléchissant les mécanismes de sa genèse, de sa réception et de sa propre constitution comme univers fictif. Ainsi ce sont souvent des artistes de manière générale ou des écrivains en particulier, des lecteurs ou des spectateurs ainsi que des textes à l’intérieur des textes (dits en abyme) qui sont mis en scène par un texte autoréférentiel. L’artiste (fictif) fait interpénétrer plusieurs œuvres d’arts dans le même texte et expose de nombreuses réflexions sur l’art en général, sur la recherche d’une esthétique adéquate, sur le langage et les mots, sur la future réception de son œuvre, sur l’action et les protagonistes fictifs. Ainsi se déplient différents niveaux de réalité et de fiction. Une seule réalité valide et fiable est remise en question cédant à un désordre existentiel dans lequel essaient de s’orienter les protagonistes. 8 Grâce à la littérature autoréférenbiose entre ›conter‹, ›naviguer‹ et ›(s’)être exilé‹ ou entre ›conteur‹, ›marin‹ et ›exilé/ étranger‹ comme motif central dans Les amants de l’Alfama (pour une analyse détaillée de ce roman cf. G ROSSMANN , »Errance et écriture«). 6 K OKIS , Le maître de jeu, 50. 7 Ibid., 102. 8 À l’instar des grands écrivains de la modernité, Kokis se méfie d’une seule réalité rendue douteusement cohérente: »La réalité extérieure existe, évidemment. Chacun le sait. Même qu’il existe plusieurs réalités, souvent contradictoires, mais rendues inertes par la cohérence généreuse du câble de la télévision ou les opinions des journalistes. Je cherche à m’en écarter autant que possible« (K OKIS , »Cohérence et autoportrait«, 7). Le roman migrant comme ›métamonde‹ 77 tielle, le narrateur principal peut donc se mettre en scène comme ›magister ludi‹, comme ›maître de jeu‹ régnant seul dans son ›métamonde‹ qui, à cause d’une multitude de reflets perturbants, paraît être un véritable ›pavillon des miroirs‹. L’écriture autoréférentielle crée donc de la distance, notamment entre l’auteur (fictif)/ le narrateur et son texte, entre le texte et le lecteur et, pareillement à l’intérieur du même texte - entre le(s) texte(s) en abyme et le texte intégral. Cette distance fait échapper le texte poétique à une classification prématurée tout en soulignant la complexité d’une œuvre d’art. Le lecteur se voit donc obligé de mettre en question tout jugement précipité et définitif pour se soumettre à la dynamique propre du texte. 9 L’écriture de la migration - et donc la mise en fiction du ›sujet migrant‹ et de ses expériences cruciales - crée également de la distance : par rapport au pays natal, au pays d’accueil et au procès de la migration. En même temps, grâce à l’écriture, le ›sujet migrant‹ prend du recul vis-à-vis de luimême tout en ›composant‹ sa vie et surtout ses expériences de migration sous forme de récit fictif. L’expérience de l’expatriation, soit elle volontaire ou non, change le regard sur le monde autant que le regard sur le moi. Ce regard ›distanciateur‹ et autoréférentiel semble inciter bien souvent à une écriture ›distanciatrice‹ et autoréférentielle aboutissant à un texte qui, de son côté, se met à distance, se reflète et se modifie. C’est donc une double aliénation qui se manifeste à travers l’écriture transculturelle autoréférentielle : À travers l’écriture, l’étranger se réfléchit en tant qu’étranger dans un récit qui se voit réfléchi en tant que récit. Forme et contenu vont de pair. Ces interactions entre l’émigration et l’écriture se révèlent être encore plus complexes quand on prend en considération l’effet rétroactif qu’a la littérature autoréférentielle sur l’écrivain migrant et son expérience. L’union poétologique entre l’écriture transculturelle et l’écriture autoréférentielle se manifeste dès les commencements de la littérature transculturelle québécoise, notamment dans La Québécoite (1983) de Régine Robin. 10 Le roman déploie l’autoréférentialité textuelle dans deux sens : D’un côté, c’est l’essai d’intégration dans l’univers québécois qui est varié à plusieurs reprises et à plusieurs niveaux narratifs différents et qui débouche finalement sur le constat amer »O N NE DEVIENDRAIT JAMAIS QUEBECOIS «. 11 Cette impossibilité d’intégration est reflétée par un projet de »roman impossible«. 12 De l’autre côté, la narratrice se sert de l’écriture autoréférentielle pour affronter 9 À propos du roman Les amants de l’Alfama, Simone Grossmann parle d’une »poétique de la mouvance« (G ROSSMANN , »Errance et écriture«, 196). 10 C’est avec La Québécoite et avec la publication de la revue transculturelle Vice versa que l’on parle des »débuts officiels« de l’écriture transculturelle québécoise (D UPUIS , »Migration et transmigrations littéraires au Québec«, s.p.). 11 R OBIN , La Québécoite, 37. 12 Ibid. Herle-Christin Jessen 78 fictivement ses expériences en tant que jeune fille juive à Paris sous l’Occupation allemande. 13 Le roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985) de Dany Laferrière est un deuxième exemple célèbre de l’écriture transculturelle autoréférentielle au Québec. Tout au long du roman, le regard narratif s’oriente vers le pays d’accueil tout en reflétant, sur un ton ironique, les stéréotypes raciaux. Le narrateur se sert de l’autoréférentialité pour que sa situation actuelle en tant qu’écrivain migrant se réfléchisse dans le contexte montréalais des années 80. Les effets autoréférentiels et intertextuels accentuent la genèse du livre que l’on est en train de lire : C’est la genèse du roman Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer qui ›s’autofictionnalise‹ : »Le roman me regarde, là, sur la table, à côté de la vieille Remington, dans un gros classeur rouge. Il est dodu comme un dogue, mon roman. Ma seule chance. VA.« 14 L’autoréférence dans les romans kokisiens diffère fondamentalement de celle développée dans les œuvres de Robin ou de Laferrière, notamment à cause de la symbiose féconde entre la peinture et l’écriture. Kokis n’est pas seulement psychiatre et écrivain mais aussi peintre. 15 En tant que peintreécrivain migrant, Kokis est hanté - comme ses protagonistes principaux - par des »images du passé«. 16 Les romans Le pavillon des miroirs et Le maître de jeu montrent de manière déconcertante dans quelle mesure les images rendent impossible l’immigration, conservant le ›sujet migrant‹, bien qu’il soit physiquement déjà loin de son pays d’origine, dans un état d’émigration permanente. Contrairement aux protagonistes de Robin et de Laferrière, ceux de Kokis ne cherchent pas à s’intégrer dans le pays d’accueil, ni dans Le pavillon des miroirs ni dans Le maître de jeu. Au contraire, le pays d’accueil n’apparaît quasiment pas, il ne se dessine que vaguement à l’arrière-plan. 17 Ce n’est donc pas la situation actuelle du migrant qui est visée et reflétée par un récit autoréférentiel mais presque entièrement son passé. Ayant gagné au moins une distance physique, le regard du protagoniste principal se dirige 13 Cf. J ESSEN , »Régine Robins La Québécoite«. 14 L AFERRIÈRE , Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, 185. 15 M ARSHALL , France and the Americas, 650-651. Kokis était à l’origine peintre avant de devenir, au début des années 90, également écrivain. Depuis il a créé une série de romans sur la peinture et sur des personnages peintres - cf. par exemple L’art du maquillage, Les Amants de l’Alfama et Le Fou de Bosch - ainsi qu’une écriture qui se veut picturale. C’est donc non seulement en peignant mais aussi en écrivant qu’il conçoit des images fortes (cf. E RTLER , Kleine Geschichte des frankokanadischen Romans, 224). Il faut donc constater qu’à »travers l’œuvre entière de Kokis, des rapports complexes, à la fois complémentaires et contradictoires, se tissent entre le narré et le pictural« (Oore, »Les illustrations des pages-couvertures«, 2). 16 K OKIS , Le pavillon des miroirs, 21. 17 Il s’agit d’un »Québec jamais nommé mais facilement reconnaissable« (B ORDELAU , »Sergio Kokis«, 10). Pour les aspects relatifs à la ›québécité‹ dans Le pavillon des miroirs cf. G AGNON , »Québécité et écriture migrante«. Le roman migrant comme ›métamonde‹ 79 constamment vers l’arrière, reste figé sur le pays natal. Ce pays, lointain géographiquement, s’impose mentalement sous forme d’images fortes. La ›sauvagerie des images du passé‹ Le pavillon des miroirs est une espèce d’autobiographie fictive, 18 racontée à la première personne. Le protagoniste principal, qui ne porte pas de nom, esquisse un récit de sa vie, dès sa première enfance au Brésil jusqu’à sa situation actuelle, qui est celle de migrant dans un pays d’Amérique du Nord. Ce protagoniste présente une caractéristique principale - il laisse errer son regard sans arrêt. Ainsi se présente-t-il comme un spectateur permanent : »Je restais figé […] devenu tout entier rétine.« 19 Confronté à ce »manège gigantesque« 20 qu’est pour lui le monde entier, il voit défiler une multitude d’images infernales exhibant surtout misère, mort, brutalité, viol, maladies et humiliation. 21 Les images l’envahissent avec »le traumatisme d’un accident«. 22 Dans le second roman, Le maître de jeu, c’est aussi un traumatisme sur lequel est centrée la narration. Cet autre traumatisme est plus concret : Le protagoniste principal, Tiago Cruz, a été brutalement torturé dans son pays natal avant d’être envoyé en exil. Sa souffrance physique durant la torture (sexuelle) domine toute l’action. De par la subtilité du récit, on se trouve confronté à »l’horreur la plus abjecte«, à »des bestialités jamais vues.« 23 Et c’est encore sous forme d’›images‹ que cet enfer se présente: »Des images 18 Ce sujet est fortement discuté dans le discours scientifique. Cf. B OXUS , »Le réel et la fiction chez Sergio Kokis« ou S ASU , »Sergio Kokis, ›citoyen du monde‹«. Dans ses études »Sergio Kokis« et »Représentations du Brésil« Eurídice Figueiredo aborde également le sujet de la (pseudo-)autobiographie des romans kokisiens. Optant rigoureusement pour la réalité brésilienne comme modèle, Figueiredo ne peut voir dans la richesse d’images qu’»une mosaïque de clichés«, d’»[i]mprécisions« et d’»excès« (F IGUEIREDO , »Sergio Kokis«, 107). Selon Figueiredo, Kokis »règle ses comptes avec un pays qu’il a abandonné (ou qui est ressenti comme l’ayant abandonné)« (F IGUEIREDO , »Représentations du Brésil«, 572). Ce faisant, Kokis chercherait à s’installer comme écrivain migrant ou comme le poète brésilien au Québec. Cette interprétation tendancieuse passe à côté de l’essentiel : Affirmant que l’on »ne peut décrire une ville sans la connaître que si l’on s’adresse à des lecteurs qui ne la connaissent pas non plus« (ibid.), Figueiredo réduit la littérature à un statut de simple reportage laissant de côté la liberté artistique et la dynamique propre d’une œuvre littéraire. 19 K OKIS , Le pavillon des miroirs, 344. Ce que dit le protagoniste en observant l’abattage d’un bœuf peut être généralisé à tout le roman. Pour la focalisation du personnage cf. E RTLER , »L’Amérique et son Américanité multiple«, 47. 20 Ibid., 75. 21 Cf. A RENTSEN , »L’identité exterritoriale«, 153. 22 K OKIS , Le pavillon des miroirs, 129. 23 K OKIS , Le maître de jeu, 79 et 289. Herle-Christin Jessen 80 fuyantes de douleurs atroces se succédaient dans mon esprit comme des éclairs électriques trop intenses et m’empêchaient d’ouvrir les yeux.« 24 Le monde qui l’entoure est donc perçu comme une suite d’images perturbantes. En même temps, ces images sont intériorisées. La souffrance se transforme en images mentales et celles-ci, à l’intérieur des protagonistes, se multiplient, se modifient et s’agencent sans qu’il y ait d’entrave à leur mouvement, gagnant de plus en plus »en sauvagerie«. 25 Les images se convertissent intérieurement en reflets irréels rappelant ceux des »miroirs déformants« d’un ›pavillon des miroirs‹. 26 De cette manière, les frontières entre la réalité et la fiction, entre la lucidité et la folie deviennent floues. C’est Tiago, le torturé, qui en souffre en particulier: »Mais mon esprit s’est détraqué complètement. Je n’arrivais plus à distinguer entre le rêve, l’imagination et la réalité.« 27 Les deux protagonistes se considèrent donc »prisonnier[s] des cinémas imaginaires« 28 dans lesquels ils perdent le contrôle ; leurs images ne sont plus leurs créations, mais l’inverse : »J’étais leur créature«, s’avoue le protagoniste du Pavillon des miroirs. 29 Face à ces images menaçantes, on est donc renvoyé à la première citation du bateau en danger de faire naufrage. Les deux protagonistes, le premier anonyme, le deuxième Tiago, risquent de ›sombrer‹, de ›se noyer‹ dans leurs images ou dans leur fantasmes. C’est dans ce contexte que la térébenthine en tant que synecdoque de l’art devient importante. Le ›domptage‹ des images par la peinture et par l’écriture Adolescent, le protagoniste du Pavillon des miroirs quitte son pays dans l’espoir de laisser derrière lui ses émotions faites d’effroi et de dégoût. Mais celles-ci, sous forme d’images brutales, se mettent en mouvement elles aussi, 24 K OKIS , Le pavillon des miroirs, 123 (je souligne). Cf. aussi : »Au début, mes rêves étaient confus ; ils venaient soit sous la forme de flash-back de scènes de torture dépourvues de sensations physiques, soit sous la forme d’images qui se succédaient comme une collection de photographies défilant dans mon esprit« (ibid., 136) ; et : »Ces cicatrices striées, ces taches nécrosées tournant au jaune et ces brûlures, les dents cassées, mes jambes tuméfiées et mes ongles qui repoussaient tout tordus ne semblaient pas appartenir vraiment à mon corps endolori. Je les regardais comme des choses distantes, incapable de les relier aux images pourtant nettes des souffrances qu’on m’avait infligées« (ibid., 194). 25 K OKIS , Le pavillon des miroirs, 345. Ce que dit le protagoniste du Pavillon des miroirs vaut aussi pour celui du Maître de jeu : »Tout ça et des milliers d’autres images se mettent en branle dès que je ferme les yeux, inlassablement, dans un fandango infernal […], ne respectant pas les dimensions du champ réel« (K OKIS , Le pavillon des miroirs, 20 et 128). 26 Ibid., 129. 27 Ibid., 145. Cf. aussi : »Et je ne sais plus si cela a vraiment existé ou si c’est une pure invention de mes chimères« (ibid., 348). 28 Ibid., 21. 29 Ibid., 20. Le roman migrant comme ›métamonde‹ 81 devenant plus sauvages encore. 30 Risquant de sombrer dans la folie, le protagoniste commence à s’adonner à la peinture : »Je les peins. […] C’est ainsi que j’ai réussi à les dompter, ces images«. 31 Une fois peintes, les images perdent leur impact violent : »l’horreur de la scène n’existait pas. Elle était devenue tableau et ne me hantait plus.« 32 Il se développe donc une sorte d’extériorisation. L’effroi éprouvé dans le pays natal est de plus en plus fixé avec de la peinture à l’huile sur de la toile. Les images deviennent »objets plastiques« 33 et, en tant qu’objets, peuvent finalement être objectivées. Une distance se crée donc entre l’artiste et ses images. La guérison psychique du protagoniste passe d’abord par une prise de distance physique puisqu’il quitte le pays. La deuxième étape de cette guérison se fait par une fixation et une domination des images en dehors de son propre esprit. La troisième prise de distance - après celle de l’émigration et de la peinture - se fait par une écriture sur la peinture. Le pavillon des miroirs se lit comme un roman initiatique : On assiste au parcours d’un petit garçon devenant peintre. Mais la narration présente différentes particularités. L’itinéraire du protagoniste n’est pas retracé tout à fait chronologiquement mais se déroule plutôt à deux niveaux. Dans les chapitres de nombre impair, c’est le protagoniste en tant que petit garçon qui raconte sa vie, tandis que, dans les chapitres de nombre pair, c’est le même qui parle, mais vieilli et déjà peintre et immigrant. Tous deux décrivent à la première personne leurs impressions, leur façon d’être, leur entourage, leurs soucis du moment, leurs souvenirs. Mais tandis que le jeune narrateur semble parler dans sa situation actuelle, utilisant principalement le présent comme temps de la narration, le plus vieux fait pivoter la perspective entre le passé et le présent. En tant que lecteur, on est donc confronté à une division de l’instance narrative et à une hiérarchisation des niveaux fictifs. Le narrateur se partage en deux - ou d’un autre point de vue il se dédouble - et en même temps il reste unique, car il s’agit toujours de la même personne. La narration en tant que telle est donc mise en relief ; d’autant plus que l’on se perd avec le narrateur dans de longues réflexions sur la création de l’art. La narration est accentuée également d’une autre façon : Au moins au début du récit, le garçon qui décrit ses impressions de manière éloquente comme dans une espèce de journal intime littéraire, est âgé d’à peine trois ou quatre ans. Ce décalage narratif reste inexpliqué ce qui intensifie son effet artificiel. Une hiérarchisation des niveaux fictifs fait donc son apparition : Le protagoniste opère une mise en fiction de lui-même. Le narrateur, le ›Je‹, ne se contente pas de raconter sa vie, d’en faire un récit, mais il se crée lui même, jeune, en tant que personnage fictif. Cet effet est comparable à l’effet obtenu en peignant, décrit ci- 30 Cf. ibid., 345 : »Au fur et à mesure que je m’installais dans le confort de ces hivers, mes images gagnaient en sauvagerie.« 31 Ibid., 20 (je souligne). 32 Ibid., 131. 33 Ibid., 20. Herle-Christin Jessen 82 dessus : C’est une autre façon d’extérioriser les images. Ce personnage fictif peut être considéré comme une sorte de tableau vivant. Cela permet au protagoniste vieilli de se mettre à distance pour mieux se contempler et se comprendre : »Il est vrai que j’ai fini par ressentir une certaine tendresse envers ce petit garçon, par le trouver en quelque sorte sympathique, sans plus.« 34 Entre le jeune (le sud-américain) et celui qui a vieilli (le migrant) peuvent donc se produire d’autres effets de »miroir déformants«, 35 d’autant plus qu’ils se mettent - à force d’alterner régulièrement chapitre par chapitre en tant que narrateur - en quelque sorte en face l’un de l’autre. L’image devient dans ce contexte autoréférentielle : »Je me rends compte que c’est ma propre image que je regarde, sous toutes ces métamorphoses.« 36 ›Le pavillon des miroirs‹, annoncé et accentué par le titre, fait donc apparaître, au cours du roman, de plus en plus de ›miroirs‹ faisant apparaître une variété de reflets différents, notamment entre les images mentales et la réalité, les images entre elles, entre les images et les tableaux, entre les tableaux et la réalité, entre les images, les tableaux et les images poétiques, entre les personnages peints et les personnages littéraires. 37 Les effets de miroirs se complexifient quand on prend en considération le mode de narration du deuxième roman : Le maître de jeu. Ici ce n’est pas un éclatement - en un nombre infini de reflets - qui est annoncé par le titre mais plutôt une focalisation - sur une seule autorité - un magister ludi, un ›maître de jeu‹. Le jeu - c’est la fiction elle même. 38 Celle-ci est, comme dans le premier roman, divisée en plusieurs niveaux différents. L’action n’est pas seulement interrompue par des réflexions sur l’art en général et sur l’écriture en particulier, mais, contrairement au Pavillon des miroirs, aussi par des effets de mise en abyme structurelle : Dans le premier récit s’enchâsse un deuxième, graphiquement différencié par une mise en italique. Ce deuxième récit à l’intérieur du premier retrace le destin de Tiago qui a été torturé pendant de 34 Ibid., 19. 35 Ibid., 129. 36 Ibid., 347. 37 Dans son quatrième roman, L’art du maquillage, Sergio Kokis varie le personnage du peintre et la mise en fiction de son métier, de l’art en général et notamment de l’art du faux : D’abord, Maxime Willem, le protagoniste principal, poursuit une carrière non de peintre ›génial‹ mais de faussaire professionnel ; et ensuite, il essaie de se libérer de sa confusion existentielle à l’aide d’un roman autoréférentiel : »Je prends plutôt le parti de tenter de me raconter l’histoire qui m’a conduit jusqu’ici, l’histoire de ma confusion entre l’art et le maquillage« (K OKIS , L’art du maquillage, 13). Sur les rapports entre le texte et l’image et entre l’art et le faux dans L’art du maquillage, cf. B ELL , »Le corps et la contrefaçon«. 38 Cf. par exemple les révélations de Lucien dans Le maître de jeu, 58 : »Mon jeu est une œuvre de l’esprit, c’est une fiction merveilleuse ; tandis que vous, les humains, vous êtes restés avec votre conception du ciel et de l’enfer« ; ou alors : »Mon jeu est ma fiction, non pas du genre littéraire ou cinématographique, mais du genre réalité« (ibid., 222). Cf. aussi le commentaire d’Ivan : »Jusqu’à présent, ce texte me paraissait une sorte de jeu ; mais si tu le lis, ça devient sérieux« (ibid., 202). Le roman migrant comme ›métamonde‹ 83 longs mois dans son pays natal en Amérique du Sud. Forme et contenu se correspondent apparemment : »[c]ette plongée au cœur de la souffrance humaine«, 39 vécue par Tiago, est structurellement reflétée par une ›plongée dans le cœur du récit‹. Cette correspondance entre la structure (en abyme) et la thématique - l’abîme de la souffrance et du mal - se révèle même sémantiquement : Durant les séances de torture se fait métaphoriquement entendre une »musique de l’abysse« 40 ; en ce qui concerne sa souffrance physique, le torturé se sent »[d]ans le fond de l’abysse«. 41 La souffrance de Tiago s’avère donc doublement abyssale - tout autant au niveau existentiel qu’au niveau narratif. Les conflits intérieurs du protagoniste, qui touchent au délire, sont transmis par un récit lui-même ›délirant‹, au sens de conflictuel, contradictoire et morcelé. En même temps, ce récit à différents niveaux permet une prise de distance salutaire. Mais, contrairement au Pavillon des miroirs, ce n’est pas le ›sujet migrant‹, donc Tiago, qui rédige le texte - en abyme - sur sa propre torture, c’est son ami Ivan Serov. La distanciation à l’aide d’une écriture abyssale est donc poussée plus loin encore. Ivan arrange les fragments disparates que lui a fourni Tiago dans de longues conversations régulières, afin de construire un récit cohérent, linéaire et compréhensible. En étant incapable lui-même, le traumatisé se voit donc obligé de charger quelqu’un d’autre de rendre l’indicible ›dicible‹ et de mettre de l’ordre où il n’y en avait pas ou bien où il ne peut jamais y en avoir. D’un côté, une histoire compréhensible se développe - celle de la torture, mais, de l’autre côté, le roman entier avec sa narration à plusieurs personnes et à différents niveaux, avec ses longs commentaires autoréférentiels et ses digressions complexes reste très disparate. Dans ce contexte, il est important que le récit en abyme ne se présente pas sur le ton d’un reportage, qui éviterait tout désordre narratif, mais qu’il se dévoile explicitement en tant que fiction : »Ce n’était pas tout à fait ce que m’avait communiqué Tiago ; son discours sur son passé avait une structure trop morcelée«. 42 Ivan se comporte apparemment comme ›le maître de jeu‹ transformant Tiago en personnage fictif. 43 Ce dernier a donc besoin de sa propre mise en fiction pour pouvoir affronter consciemment ce qu’il a vécu durant la torture. Lisant son propre récit, rédigé à la première personne par un autre, qui, lui, peut garder une sorte d’impartialité presque froide, 44 Tiago revit la »déshumanisation« 45 éprouvée durant la torture. Mais cette fois-ci 39 Ibid., 16. 40 Ibid., 123. 41 Ibid., 122. 42 Ibid., 117-118. 43 Cf. Le maître de jeu, 220 : »Tu te préoccupes de Tiago parce qu’il est devenu ton personnage de fiction, et tu ne sais pas comment continuer son histoire.« Tiago en est conscient : »Tu m’as permis de jouer dans ton jeu, tu t’es intéressé à moi, et cela m’a permis de revenir à la vie« (ibid., 246). 44 Cf. ibid., 213-214. 45 R IENDEAU / S ACRÉ , »L’écriture de la torture comme art romanesque«, 124. Herle-Christin Jessen 84 la déshumanisation est sublimée par la fiction. Ce n’est qu’après la lecture que Tiago se sent prêt à prendre une décision autonome. Il se suicide. Ce qui peut paraître cynique est considéré comme un acte de la plus haute liberté rendue possible seulement par l’interaction entre écriture et lecture : La lecture de ce que tu as écrit sur moi a fini de me libérer ; et je suis enfin prêt à poser ce geste conscient qui m’a été dérobé là-bas par la folie. Ne te reproche rien, Ivan. Tiago était déjà mort depuis longtemps, seul son corps avait oublié de mourir. 46 La situation narrative du Maître de jeu est beaucoup plus complexe encore. Il s’avère au fur et à mesure que Ivan n’est pas non plus le ›maître de jeu‹ et que, lui aussi, n’est qu’un pion dans une fiction créée par un auteur supérieur - Lucien, nomen est omen, une sorte de ›magister ludi‹ supérieur et diabolique dans un theatrum mundi moderne. Comme Tiago devient le personnage fictif d’Ivan, ce dernier doit se reconnaître en tant que personnage fictif de Lucien. 47 Apparemment, il n’y a donc pas d’issue pour s’échapper au ›métamonde‹ de la fiction : Le maître de jeu est un récit sur la genèse d’un récit sur la genèse d’un récit, etc. Cette dynamique infinie des textes kokisiens soulève une question fondamentale : Comment est-il possible de fixer et de surmonter des expériences traumatisantes à travers l’écriture ? Il se peut que Lucien, Ivan et Tiago soient une seule et même personne divisée d’un point de vue narratif en trois pour faire interagir des émotions et des points de vue contradictoires. De cette manière, l’écrivain-migrant (fictif) peut se mettre à distance de lui-même pour finalement laisser mourir avec Tiago son alter ego traumatisé 48 : C’est dire que le narrateur ne cherche pas à la [l’histoire de la torture] raconter (ce qui relève du témoignage), mais à l’écrire, une activité qui implique la compréhension, l’évaluation, l’analyse et l’autocritique. 49 En même temps, le désir d’›écrire le trauma‹, le projet d’un récit sur la torture physique suivie par celle éprouvée intérieurement en exil est une entreprise interminable. Cette impossibilité de fixer et de surmonter définitivement la souffrance est exprimée par un roman autoréférentiel qui, en tant 46 K OKIS , Le maître de jeu, 285. 47 Cf. sur les relais de narration très complexes : R IENDEAU / S ACRÉ , »L’écriture de la torture comme art romanesque«, 116-117. 48 André Gide, le créateur de la notion de mise en abyme, se voue intensément à la fiction autoréférentielle et à sa force thérapeutique qu’il dénomme ›rétroaction‹. D’une manière comparable à celle de Kokis, il met en scène cette rétroaction dans ses textes à l’aide d’une mise en abyme : »J’ai voulu indiquer […] l’influence du livre sur celui qui l’écrit, et pendant cette écriture même. Car en sortant de nous, il nous change, il modifie la marche de notre vie ; […] Nulle action sur une chose, sans rétroaction de cette chose sur le sujet agissant« (G IDE , Journal, 170-171). L’écriture devient donc une sorte de laboratoire dans lequel le narrateur peut se confronter à son identité bouleversée, errante et fragmentée pour essayer de se reconstruire différemment à travers un dédoublement fictif. 49 R IENDEAU / S ACRÉ , »L’écriture de la torture comme art romanesque«, 117. Le roman migrant comme ›métamonde‹ 85 que ›pavillon de miroirs‹, ne cessera jamais de se décomposer en une multitude de reflets et de réflexions. Déformations salutaires La dissociation des protagonistes kokisiens mène au fur et à mesure du récit à une réunification psychique. Dans les derniers chapitres du Pavillon de miroirs, ce n’est plus le jeune ni le vieux qui parle mais un seul et même narrateur ; et dans Le maître de jeu Ivan, le narrateur à la première personne, se retrouve finalement seul, lui aussi libéré de ses reflets fictifs, notamment Lucien et Tiago. À travers la peinture et/ ou l’écriture, ces protagonistes principaux construisent finalement une identité - mais seulement en se reconnaissant en tant que ›déformés‹ : »Qu’importe ! Tel Narcisse se regardant dans le pavillon des miroirs d’un Luna Park misérable, je me reconnais dans les déformations.« 50 Avec Narcisse on revient au point de départ. Narcisse penché sur la fontaine est, comme le vaisseau fantôme, en risque de se noyer ; et contrairement au vaisseau, Narcisse se noie effectivement - et cela justement parce que son reflet n’est pas déformé et grotesque mais d’une perfection absolue. La déformation qui est extériorisée et déployée librement tant dans la peinture que dans l’écriture se révèle alors être une protection créant de la distance. Elle empêche que l’on se fixe à une image trompeuse et faussement intégrale. Par contre, pour (re)construire une identité, les protagonistes kokisiens payent cher. Ils s’enferment dans leurs univers fictifs - serait-ce la peinture ou l’écriture respectivement conçues comme un »pavillon des miroirs« dans un »Luna Park misérable« ou alors comme un jeu de ›métamonde‹ qui se dévoile en tant que »jeu pervers«. 51 Ainsi isolés, les héros kokisien restent éternellement ›vaisseaux fantômes‹ sans ancrage dans le pays d’accueil. Ce qui est frappant, c’est que ce ›vaisseau fantôme‹ - en tant que personnification du narrateur - ne navigue pas sur de la peinture à l’huile mais justement sur de la térébenthine. L’essence de térébenthine est utilisée autant pour diluer la peinture, pour la rendre moins épaisse et ainsi plus maniable que pour faire ressortir plusieurs nuances différentes de la même couleur ; et généralement, on se sert de la térébenthine pour éliminer la peinture : Il m’arrive de détruire mes tableaux lorsque je ne les aime pas. Je gratte aussitôt la toile je la lave à la térébenthine pour chasser l’image mauvaise à la fois de mon atelier et de mon sentiment d’identité.« 52 50 K OKIS , Le pavillon des miroirs, 348. 51 K OKIS , Le maître de jeu, 66. 52 K OKIS , Les langages de la création, 53. Herle-Christin Jessen 86 C’est donc moins un produit final - une œuvre d’art définitive - qui est évoqué par cette métaphore centrale. C’est plutôt le processus en tant qu’acte créateur qui se révèle important : l’usage des couleurs, le travail des nuances, l’exploration des formes, leur déploiement, leur élimination et recréation. Dans une œuvre littéraire, ce processus de création est mis en scène dans des structures autoréférentielles qui, à leur tour, ne mènent jamais à un point final. Au contraire, selon l’explication essentielle de Friedrich Schlegel, une œuvre d’art autoréférentielle ›reste éternellement en devenir‹. 53 Ainsi exige-t-elle une relecture permanente qui va de pair avec l’évolution de différentes perspectives d’interprétation variées, voire même contradictoires. Par analogie, les romans kokisiens montrent que c’est moins une identité cohérente, construite et constante qui est explorée par l’écriture transculturelle, mais plutôt le processus de construction : »À chaque nouveau portrait, je cherche à décoller une nouvelle couche de cette identité faite de rajouts comme les vêtements d’un clochard.« 54 Ces couches identitaires s’expriment et se transforment dans les couches de peinture ainsi que dans les structures autoréférentielles d’une narration à plusieurs couches. 55 Bibliographie A RENTSEN , M ARIA F ERNANDA : »L’identité exterritoriale dans le projet multiculturel du Canada, utopie... ? «, P IERRE A NCTIL / A NDRÉ L OISELLE / C HRISTOPHER R OLFE (éds.) : Canada Exposed. Le Canada à Découvert, Frankfurt a.M. et al. : Peter Lang 2009, 151-164. B ELL , K IRSTY : »Le corps et la contrefaçon. Tromperie et vérité dans L’Art du maquillage de Sergio Kokis«, C ATHERINE E MERSON / M ARIA S COTT (éds.) : Artful deceptions. 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Die romantische Dichtart ist noch im Werden ; ja, das ist ja ihr eigentliches Wesen, daß sie ewig nur werden, nie vollendet sein kann.« 54 K OKIS , Le pavillon des miroirs, 238. 55 Pour la composition réciproque de l’identité, du langage et de l’écriture cf. K OKIS , Les langages de la création. Le roman migrant comme ›métamonde‹ 87 Amériques et les Amériques du monde/ America’s Worlds and the World’s Americas, Ottawa : Legas 2006, 45-52. F IGUEIREDO , E URÍDICE : »Sergio Kokis. Exil et nomadisme, violence et abjection«, J EAN P IERRE B ERTRAND / L AURENT D EMOULIN / L ISE G AUVIN (éds.) : Littératures mineures en langue majeure, Frankfurt a.M. et al. : Peter Lang 2003, 101-111. — »Représentations du Brésil dans la littérature québécoise contemporaine«, Voix et images 75 (2000), 563-575. G AGNON , I SABELLE : »Québécité et écriture migrante. Le pavillon des miroirs de Sergio Kokis«, Communication, lettres et sciences du langage 1.1 (2007), 15-26. 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Anne Brüske Entre Nueva York y la isla La memoria del espacio insular en la literatura de la diáspora dominicana en EE.UU. La novela domínico-norteamericana actual A finales del siglo pasado surgió una nueva generación de escritores y escritoras domínico-norteamericanos, tales como Junot Díaz, Loida Maritza Pérez, Angie Cruz o Nelly Rosario, que desde entonces vienen contribuyendo a la visibilidad de esa minoría hispano-caribeña en el mercado literario estadounidense. 1 En las novelas de esta literatura ›étnica‹ o ›diaspórica‹ se tratan frecuentemente -muchas veces a modo de bildungsroman- los conflictos culturales e identitarios con los que se confrontan los protagonistas juveniles de origen dominicano en EE.UU. 2 Esa búsqueda de identidad entre dos mundos se refleja en la representación literaria de espacios geográficos, socioculturales y lingüísticos entre los cuales viajan figurativa y, a menudo, literalmente los jóvenes: Aunque la trama de la mayoría de las novelas se desarrolla principalmente en suelo norteamericano (a excepción de Song of the Watersaints de Rosario [2002]) y los protagonistas parecen pertenecer más al mundo estadounidense que al dominicano, el pasado familiar en la isla -y por consiguiente la memoria de la República Dominicana- sigue jugando un papel importante en la evolución personal de los hombres y las mujeres protagonistas, así como en la estructura narrativa de las novelas. De este modo, la mirada desde el actual barrio neoyorquino hacia la isla ›recordada‹, abre nuevas perspectivas sobre espacios socioculturales geográfica y temporalmente discontinuos: el de la ciudad norteamericana y el de la isla de origen. Tal es el caso en los bildungsromane de dos autoras ya mencionadas más arriba, Angie Cruz (*1972) y Loida Maritza Pérez (*1963) quienes nacieron o emigraron a Nueva York muy jóvenes y se formaron académicamente en EE.UU. A diferencia de las novelas de formación extremamente exitosas de 1 Para una breve introducción a la literatura escrita por autores dominicanos en suelo estadounidense cfr. los ensayos de Gudrun Rath y de Martina Urioste-Buschmann en este mismo volumen. 2 Para una definición general del bildungsroman (europeo) y algunas observaciones fundamentales sobre la novela de formación en un contexto migratorio o diaspórico cfr. G UTJAHR , Einführung in den Bildungsroman, 69-73. Doub intenta redefinir el género para un contexto hispano-americano y poscolonial enfatizando primordialmente la importancia del viaje de los protagonistas: D OUB , Journeys of formation. Anne Brüske 90 Julia Álvarez (How the García Girls Lost their Accents [1991] y ¡Yo! [1997]) -en cuya tradición se inscriben- sus obras enfocan, así como las de Díaz (Drown [1996], The Brief Wondrous Life of Oscar Wao [2007], This Is How You Lose Her [2012]) o de Rosario, la búsqueda identitaria en medios socioculturales bastante modestos y, por consiguiente, más marginalizados. Así, Soledad (2001), la primera obra de Angie Cruz, relata la historia de una joven de origen dominicano, Soledad, y de su madre Olivia que emigró a Nueva York antes de alumbrar. Traumatizada por la memoria no compartida del abuso sexual que sufrió tanto en la isla como en Nueva York, por el nacimiento de su hija y por la violenta muerte de su marido, Olivia ha caído en un estado depresivo, casi comatoso. Soledad, estudiante de arte que fracasa en su intento de emanciparse de su familia para vivir en East Village, barrio nuyoriqueño gentrificado por los artistas blancos, 3 en el sur de Manhattan, se ve obligada a regresar a Washington Heights, el enclave dominicano por excelencia del norte de Manhattan, para ayudar a su madre. Aunque, al principio, rechaza a su familia, su comunidad y su latinidad, Soledad (re-)descubre su pasado y el de su madre, de tal modo que, al final de la novela, viaja a la República Dominicana donde la madre, Olivia, y su hija se reconcilian y la primera sale de su mudez. También Loida Maritza Pérez trata en su novela la carga que representa el pasado insular de la generación de los padres para el presente diaspórico y el porvenir de sus hijos crecidos en EE.UU. Así, como en la novela de Cruz, en Geographies of home (1999), una de las protagonistas principales, la joven estudiante Iliana, atraída por la llamada sobrenatural de su madre Aurelia, regresa de su universidad neo-inglesa a casa de sus padres en Brooklyn -otro lugar en Nueva York donde, tradicionalmente, se asientan inmigrantes dominicanos- para ayudar a su familia: Mientras su hermana Marina sufre de esquizofrenia, en parte por causa del racismo con el que se ve confrontada, la hermana mayor, Rebecca, es sistemáticamente violentada y violada por su marido. Sin embargo, al regresar a casa se revela viaje al pasado en el que resurgen recuerdos difíciles de su infancia en la República Dominicana y en Brooklyn que la siguen atormentando. Finalmente, Iliana, violada por su propia hermana, reconoce que no puede ni ayudar a su familia ni tampoco vivir con ella. De modo que, a diferencia de Soledad, decide seguir con sus estudios y volver a su colegio de élite a pesar de las discriminaciones que sufre en éste por causa de su herencia africana. Además de desarrollar tramas similares, ambas novelas, aunque estando ubicadas en el continente norte-americano, enfatizan la importancia del pasado isleño y de la memoria para lo cotidiano norteamericano de las primeras y segundas generaciones de inmigrantes. Por este motivo, propongo estudiar el papel de la memoria (o de su ausencia) de la isla y las estrategias narrativas utilizadas para construir a través de recuerdos, amnesias selecti- 3 Cfr. también D ALLEO / M ACHADO S ÁEZ , The Latino/ a Canon, 91. Entre Nueva York y la isla 91 vas y flashbacks traumáticos los vínculos temporales y espaciales entre la isla caribeña y la metrópoli estadounidense. Se analizará enseguida la función que tienen en las novelas los espacios socioculturales recordados discontinuos, tanto al nivel de la historia como al nivel de los posicionamientos que expresados por las autoras en el debate sobre el verdadero ›home‹ de la comunidad domínico-norteamericana. La comunidad dominicana en EE.UU.: ¿transnacionalismo o diáspora? El número de dominicanos residentes en EE.UU. ha ido creciendo en las dos últimas décadas, así que hoy en día el U.S. Census cuenta con 1,4 millones de habitantes de origen dominicano en el territorio estadounidense en oposición a una población de 9,7 millones en la isla. 4 En el continente norteño, los inmigrantes y segundas generaciones se afincan sobre todo en la metrópoli de Nueva York y en New Jersey, mientras que San Juan en Puerto Rico sigue siendo la segunda capital de los dominicanos expatriados. 5 Si históricamente, las razones de la emigración dominicana a los EE.UU. fueron políticas -especialmente durante el período de la dictadura trujillana (1930- 1961)-, a partir de finales del siglo XX se amplificó masivamente la migración económica transnacional, caracterizada por las relaciones estrechas entre los migrantes y sus familias, las idas y vueltas frecuentes entre el continente y la isla y, sobre todo, por las remesas enviadas a la isla que representan una parte importante del producto interno de la República Dominicana y la segunda fuente de devisas extranjeras. 6 ¿Cómo se puede calificar por tanto una literatura que emerge de esta experiencia y según qué criterios hacerlo? ¿Se trata de una literatura aparte o es parte integrante de la literatura de los Latinos? La crítica estadounidense utiliza con frecuencia el término ›ethnic literature‹, incluyendo, por un lado, esta producción cultural en la literatura estadounidense -como la de los African Americans, los Chicanos y los Native Americans- y separándola por otro de la del mainstream euroamericano. Si el label de ›ethnic literature‹ sugiere originalmente la pertenencia a los movimientos emancipatorios de los grupos étnicos non-europeos de los EE.UU., hoy en día esta etiqueta se revela problemática, puesto que su ›exotismo‹ sirve como argumento de venta produciendo así un cierto tipo de literatura correspondiente a las pre- 4 Cfr. E NNIS / R ÍOS -V ARGAS / A LBERT , »The Hispanic Population: 2010«, 3; D UANY , Blurred Borders, 167. 5 Cfr. D UANY , Blurred Borders, 187. 6 Cfr. ibid., 169. Este transnacionalismo modifica también las relaciones políticas, de modo que la República Dominica acepta la doble nacionalidad desde 1994 y permite así la participación de los expatriados en las elecciones. Anne Brüske 92 ferencias del público en su mayoría blanco. 7 Otros críticos como Rafael Dalleo y Elena Machado Sáez ven esta producción literaria como parte de la literatura de los Latinos, rechazando no obstante la diferenciación de Juan Flores entre una Latino literature arraigada en EE.UU. y altamente contestadora y otra, escrita por inmigrantes y caracterizada por tendencias francamente asimilacionistas. 8 Sin embargo, se puede problematizar esta noción de Latino literature, porque es obvio que a pesar de los rasgos comunes como el idioma y la historia colonial, los grupos hispánicos en EE.UU. no comparten necesariamente las mismas experiencias. En el caso dominicano el debate académico se concentra en la pregunta de cómo conceptualizar la experiencia: ¿se trata de inmigración, de un caso de transnacionalismo o de una situación diaspórica? Silvio Torres-Saillant rechaza el término de transnacionalismo por exagerar la idea de movilidad ilimitada y prefiere servirse de la noción de diáspora que enfatiza el desarraigo inicial y la nostalgia de los sujetos migrantes. Otros, como Jorge Duany, los utilizan como sinónimos. 9 Pero, ¿en qué términos se debe hablar de la producción literaria por dominicanos en EE.UU.? Clasificarla según criterios exteriores (biográficos, estadísticos o de pertenencia política) no sería satisfactorio puesto que no se reconocieran los textos como manifestaciones artísticas, sino los reduciría a meras reflexiones de una realidad social. Por ello, es preferible concentrarse en aspectos intratextuales como los enfoques y temas dominantes, los motivos literarios, el lenguaje poético, etc., y las políticas de los espacios que transportan los textos - sin, por lo tanto, olvidar el contexto (pos)colonial, migratorio y político en el cual se inscriben. La narración del trauma y la (re-)construcción de la memoria Trauma, memoria e historia When I close my eyes and see bloody orange, I want to squish myself inside a tangerine and sleep among the seeds. I remember the way the sunset dropped into the sea at home in Dominican Republic. It’s the only place I remember outside my apartment in Washington Heights, before Manolo, before I became a mother to Soledad. I want to let myself die and live in dreams. 10 En el epílogo de Soledad, el personaje de la madre, Olivia, alude a la memoria o, en concreto, a la ausencia de memoria que la acosa; de ahí que la crítica 7 Cfr. D ALLEO / M ACHADO S ÁEZ , The Latino/ a Canon, 74-78. De este modo, el número especial del Time Magazine ¡Magnifico! : Hispanic Culture Breaks Out of the Barrio constituye una paradoja: la cultura hispánica sí sale del barrio, pero sólo para ser consumada por el mainstream y para repetir ciertos estereotipos, como el del gueto urbano. 8 Cfr. ibid., 73-105. Cfr. también F LORES , »Life off the hyphen«, 193-194, 197. 9 Para un resumen del debate cfr. D UANY , Blurred Borders, 170. 10 C RUZ , Soledad, epílogo, s.p. Entre Nueva York y la isla 93 norteamericana Katori Hall sugiera que, además del realismo mágico que tiñe la novela, los grandes temas que se despliegan son la amnesia selectiva y los recuerdos persistentes, la redención y la sobrevivencia 11 . Estas observaciones vienen a complementar o ampliar la noción del trauma, una de las experiencias claves de la novela, y que pueden igualmente aplicarse a la novela de Pérez. ¿Pero qué significa ›trauma‹ en comparación con el concepto de la memoria individual o colectiva cuya importancia social y cultural destacaron ampliamente Maurice Halbwachs o Aleida y Jan Assmann? 12 Según Freud, el trauma se puede definir como un estado psíquico patológico que, al contrario de la memoria, se caracteriza por la incapacidad para recordar conscientemente un suceso grave porque éste no fue asimilado o experimentado en su totalidad cuando ocurrió. 13 Tras un período de latencia, en el cual la patología queda invisible, el suceso no asimilado vuelve a atormentar al sujeto de manera obsesiva: La persona sufre de flashbacks o de sueños traumáticos que repiten literalmente lo ocurrido. Así, los traumatizados -frecuentemente víctimas de catástrofes colectivas, como el holocausto, la esclavitud, la colonización- reviven involuntariamente y sin distancia reflexiva la misma experiencia con un atraso temporal a veces importante. 14 De este modo la patología del trauma funciona como un archivo sociocultural que conserva momentos históricos en su estructura cerrada, de forma que cuando surgen el trauma y sus síntomas tras el período de latencia, se vinculan realidades históricas y espaciales divergentes: The historical power of trauma is not just that the experience is repeated after its forgetting, but that it is only in and through its inherent forgetting that it is first experienced at all. And it is this poral structure, the belatedness, of historical experience: since the traumatic event is not experienced as it occurs, it is fully evident only in connection with another place and another time. 15 Igualmente se pueden transmitir los traumas de una generación a otra: Según la teoría psicoanalítica se habla de trauma transgeneracional cuando 11 H ALL , Soledad portrays struggles of Dominican immigrants. 12 Cfr. H ALBWACHS , La mémoire collective; A SSMANN , Religión y memoria cultural. 13 Freud desarollo su teoría del trauma en varias obras. La siguiente sobre la neurosis de guerra sería la más importante: F REUD , »Über Kriegsneurosen, Elektrotherapie und Psychoanalyse« [1920]. Cfr. también C ARUTH , »Trauma and experience«, 4-5. »The pathology consists, rather, solely in the structure of its experience or reception: the event is not assimilated or experienced fully at the time, but only belatedly, in its repeated possession of the one who experiences it. To be traumatized is precisely to be possessed by an image or an event. And thus the traumatic symptom cannot be interpreted, simply, as a distortion of reality, nor as the lending of unconscious meaning to a reality it wishes to ignore, nor as the repression of what once was wished« (ibid). 14 Ibid., 4-5. 15 Ibid., 8. Caruth continúa: »For history to be a history of trauma means that it is referential precisely to the extent that it is not fully perceived as it occurs; or to put it somewhat differently, that a history can be grasped only in the very inaccessibility of its occurrence (ibid., 8).« Anne Brüske 94 una experiencia traumática, como él del holocausto o de la colonización, es transmitida, de forma modificada, de una generación a otra. 16 En este sentido, la ficcionalización literaria de traumas colectivos (¿con el lema de resolverlos y transformarlos en memorias accesibles? ) correspondería al intento de encontrar palabras para narrar una historia aún in-narrable o, en otras palabras, escribir el trauma significaría escribir la historia. En el contexto de las Américas, uno de los traumas que surge en la literatura es el de la colonización. A diferencia de otras literaturas latinoamericanas, que tematizan sobre todo los momentos claves del descubrimiento y de la independencia, la ficcionalización de las dictaduras violentísimas de Trujillo (1930-1961) y de Balaguer (1966-1978, 1986-1996) predomina en la literatura dominicana contemporánea y es igualmente muy presente en las novelas domínico-estadounidenses como In the Time of the Butterflies o The Brief Wondrous Life of Oscar Wao. 17 Sin embargo, este énfasis en la dictadura viene a ocultar capas traumáticas anteriores en la historia de la isla y del Caribe como la experiencia de la diáspora africana que sigue atormentando la consciencia colectiva. ¿Cuáles son los recuerdos relatados en Soledad y Geographies of Home? ¿Cómo están, a través de ellos, (re-)construidos los espacios sociales insulares, y los de la diáspora? ¿Cómo reflexionan las novelas el fenómeno del trauma y de la memoria? y, ¿qué papel juega la escritura para la resolución del trauma en la memoria? Trauma y memoria en Soledad La primera novela de Cruz, contada principalmente desde las perspectivas de Soledad y de su madre, opera desde el principio con dos niveles temporales que van a entrelazarse durante la narración: por un lado el presente de la narración en el que se desarrolla la historia del regreso de Soledad a Washington Heights y a casa de su madre, pasando por el descubrimiento del secreto de Olivia, finalizando con el viaje juntas a la isla y su reconciliación. En el segundo nivel temporal que, por otro lado, interrumpe la acción y que se concentra en los recuerdos de las dos protagonistas, las dos tramas se cruzan: Olivia cuenta su vida en episodios organizados de manera cronológica -así el lector llega a saber progresivamente que Olivia, engañada con falsas promesas por un extranjero, trabajó como prostituta a los quince años, quedó embarazada de uno de los múltiples turistas europeos y partió a Nueva York con su cliente dominicano Manolo (cap. 4), con quien vivirá un matrimonio infernal y al que acabará matando (cap. 6 y 7). Soledad, por su 16 Cfr. por ejemplo S CHWAB , Haunting legacies; H UBER (ed.), Transgenerationale Traumatisierung. 17 Cfr. D E M AESENEER , Seis ensayos sobre literatura dominicana, 17-50; D E M AESENEER , Encuentro con la narrativa dominicana contemporánea, 49-120, aquí 20-21. Cfr. igualmente la monografía siguiente: S UÁREZ , The Tears of Hispaniola. Entre Nueva York y la isla 95 parte, se acuerda de su pasado en primera persona y de forma anticronológica, es decir, que comienza con la ruptura de relación con su madre (cap. 1) y sigue con el asesinato de su padre no biológico, Manolo, cometido por Olivia (cap. 9). Al limpiar el apartamento de su madre, Soledad descubre accidentalmente otro secreto que atormenta a Olivia: Aparte de la muerte de Manolo, la persigue su experiencia como prostituta durante un verano en el que conoció a pesar suyo una larga lista de clientes que la despojaron de su inocencia (cap. 10). Esa lista escrita en una simple hoja no sólo le confirma a Soledad, que a diferencia de su familia tiene la piel casi blanca y el pelo liso, las sospechas en cuanto a la identidad de su padre, 18 sino que le provoca también la aparición ante sus ojos de todos esos hombres desnudos -los clientes y Manolo- cuyo recuerdo, heredado y ahora visualizado por su hija, personificación del oprobio y los remordimientos de la madre, atormenta a Olivia desde hace años: They drape themselves on the top of the dining room table […]. Like an old painting of bathers at a bathhouse, they assemble peacefully; there’s a sepia cast to them all. An ancient photograph, an old memory. [...] And my father is also there. [...] We find him making the kind of face that reads revenge. Finally, my mother’s secret is out. 19 Ese elemento del realismo mágico marca el momento en el cual los acontecimientos de Olivia se convierten en una experiencia compartida también por la artista Soledad, así que, por ende, la suerte de los dos personajes, el pasado y presente, se entrelazan definitivamente por este trauma transgeneracional. Para liberarle a Olivia de sus tormentos, las dos mujeres viajan juntas a la República Dominicana donde participarán en un ritual, en un lago mágico: Mientras Olivia quema la hoja con los nombres de sus clientes, Soledad se lanza al agua para recuperar su propia foto antes de que se hunda lo que, según la leyenda local, anunciaría su muerte. Y cuando ella misma está a punto de ahogarse, atraída por las fuerzas traidoras del agua, un grito de Olivia, que hasta entonces había permanecido muda, la despierta de su estado de trance, permitiéndole resurgir del agua. ¿Cómo influyeron en la vida de Olivia que quiere finalmente »borrar todo los años pasados con Manolo, [...] limpiar su espíritu y recomenzar otra 18 »I thought that I was switched at birth, hoping my real mother would one day appear at the door to take me away. I held on to the fact that I don’t look like my mother. Maybe our lips are the same, full and pink. But my hair falls pin straight, my eyes are smaller, shaped like almonds, and my skin is fairer« (C RUZ , Soledad, 6). Cfr. también ibid., 126. 19 Ibid., 195. Anne Brüske 96 vida« todos esos sucesos traumáticos encadenados, como las violaciones continuas, la emigración a otro país y la soledad? 20 La relación de Olivia con su hija, por un lado, se deterioró al recordar las trágicas escenas y las violaciones de Puerto Plata de las que resultó el nacimiento de Soledad: For Olivia Manolo was just a reminder of a past she wanted to forget. It was hard enough looking at Soledad everyday. [...] She sent Soledad away for months at a time to Dominican Republic - that way they could pretend it was only them. 21 Así también como en el caso de su madre, cuando Soledad aprende a aceptar a su familia y sus orígenes, resurgen con fuerza partes de recuerdos reprimidos de su propia niñez, marcada por los abusos de su padre, el amor ambiguo de su madre y un sentimiento de culpabilidad ante la muerte del padre. 22 De manera mágica, estas escenas se vuelven a materializar durante sus periodos de insomnio de modo que las revive y hace que sus recuerdos se reorganizan finalmente en un relato coherente, es decir en la novela misma que lee el lector. For years I stored memories in my mouth and blown them into the lips of the pillow covers when I went to bed. I trapped every word and picture inside. [...] Tonight the seams that help me to forget burst. [...] Feathers flying, forming clouds with eyes, legs and arms. 23 En un nivel meta-discursivo, el personaje de Gorda, tematiza no sólo la motivación de Olivia para escribir una lista con los hombres que abusaron de ella (»When someone writes something, it’s because they want to be found out in a way.«), sino también la fuerza de la palabra escrita que fija el pasado y la memoria: »There is a certain power to words, memories, ideas when one writes them down. You see the moment your mother made this list of all of those men, she trapped a memory and therefore kept them alive.« 24 Sin embargo, en el caso de la lista de Olivia no se puede hablar de un recuerdo relatado de forma organizada o semántica, en el sentido de Jan Assmann, el cual distingue entre una forma de memoria escénica, más visual y una semántica organizada según estructuras lingüísticas: 25 En lo que hace a dicha estructura, quizás se pueda efectuar una nueva distinción entre una memoria más bien organizada visualmente, escénica, y otra más bien organizada lingüísticamente, narrativa. La memoria escénica tiende a alejarse del sentido y a ser incoherente, mientras que la narrativa tiende a organizarse con sentido y coherencia; y estas estructuras conectivas son las que están mediadas 20 »I want to erase all those years I lived with Manolo. I want my ears to catch the wind and carry my dreams into the clouds and let them rain over me so I can cleanse my spirit and start again« (ibid., 219). 21 Ibid., 140. 22 Ibid., 126-129. 23 Ibid., 198-191. 24 Ibid., 196. 25 Cfr. A SSMANN , »Was ist das kulturelle Gedächtnis? «, 12. Entre Nueva York y la isla 97 socialmente según Maurice Halbwachs. La memoria escénica está más cerca del recuerdo espontáneo y alcanza estratos de la personalidad más hondos y más alejados de la conciencia que la memoria narrativa. 26 La solución de Gorda consiste en llevar a Olivia a la isla para que se reconecte temporal y espacialmente con su pasado, se limpie eliminando definitivamente los sucesos olvidados y comience una nueva vida. 27 Si bien, al principio, Olivia no logra ni organizar sus experiencias traumáticas fragmentadas en una narración coherente, ni tampoco contextualizar su suerte en el marco de la sociedad dominicana profundamente patriarcal, no obstante aprenderá a reapropiarse de su pasado gracias a su hija y mediante la narración de su historia. De este modo, las escenas traumáticas que atormentaron a Olivia quedan transformadas en palabras inteligibles e inscritas en una memoria colectiva femenina dominicana, que condena no solo el machismo dominicano que trata a las mujeres como meros objetos, sino también la explotación de los seres humanos en el marco del (neo)colonialismo, representado aquí por el turismo sexual internacional. 28 Así, la novela corrige la visión de Gorda quien considera que la palabra escrita representa una trampa que encierra al sujeto humano en un círculo vicioso de flashbacks que debe romperse. Si la lista de Olivia representa una versión descontextualizada y fragmentada del pasado, la transformación del trauma transgeneracional en una memoria narrable -la novela que leemos- le aportará su liberación del trauma. Memoria y pertenencia en Geographies of Home Geographies of Home se revela también como una novela polifónica que despliega ante el lector la historia de una familia de inmigrantes dominicanos en Brooklyn, contada desde la perspectiva de las hermanas Iliana, Marina y Rebeca, así como desde la de los padres Aurelia y Papito. Pero, a diferencia de Soledad, donde Olivia tiene dos voces distintas (yo y ella) y Soledad narra su historia exclusivamente en primera persona, Geographies of Home no privilegia el punto de vista de ningún personaje gracias a la simple orquestación de un coro de voces narrativas. Sin embargo, al nivel de la trama y su organización, la llegada de Iliana a Brooklyn y su partida al colegio del norte demarcan el principio y el fin de la novela. En Geographies of Home se trata el problema de los traumas que sufre la población dominicana inmigrante: el tormento de los flashbacks traumáticos y de la amnesia selectiva resultan aquí en »a legacy of woe«, una herencia del sufrimiento, como constata el personaje de la madre hacia el final de la novela. 29 26 A SSMANN , Religión y memoria cultural, 18; A SSMANN , »Was ist das kulturelle Gedächtnis? «, 12. 27 Cfr. C RUZ , Soledad, 206. 28 Cfr. también D ALLEO / M ACHADO S ÁEZ , The Latino/ a Canon, 96. 29 P ÉREZ , Geographies of Home, 295. Anne Brüske 98 La importancia de la memoria es evidente desde los primeros capítulos, que describen el regreso de Iliana a casa y sirven para exponer el carácter y las experiencias de los personajes principales. Por una parte, dan a conocer al lector los recuerdos de la niñez que asaltan a Iliana: los castigos injustos por parte de su padre, sus remordimientos por una apendicitis fingida, la competencia entre sus hermanas, la discriminación por su pobreza y sus orígenes étnicos. Por otra parte, destacan el trauma de la hermana mayor de Iliana, Marina, violada por un astrólogo moreno, un suceso traumático que se inscribió indeleblemente en su cuerpo (»The body that had retained a memory of its degradation stiffened«) y que revive mental y, sobre todo, físicamente una y otra vez a través de sus alucinaciones. 30 Sin embargo, los recuerdos amargos no solo pertenecen a la segunda generación de inmigrantes que ven en ellos la clave de los problemas que impiden el bienestar familiar, sino sobre todo a la generación de los padres crecidos en la República Dominicana, en quienes esos recuerdos emergen tras un largo período de latencia y desbordan constantemente: More and more Aurelia found herself remembering the distant past. [...] It was as if, after years of setting aside memories, the pile had grown too high and had tumbled, obliging her to take an inventory of her life. 31 A diferencia de Soledad, en la novela de Pérez los personajes no logran liberarse de la carga que traen del pasado: no hay un único secreto horrible cuyo descubrimiento, y exteriorización verbal conduce a un desenlace feliz, sino una multitud de sucesos dolorosos reprimidos u olvidados. Paralelamente, al nivel de la estructura, la representación de la memoria no se apoya en una trama cronológica, sino en fragmentos de recuerdos aparentemente aleatorios en forma de flashbacks que interrumpen la trama principal situada en el presente. Destaca igualmente la memoria insular reprimida de los padres, una memoria que ocupa no sólo ideológica sino también estructuralmente un lugar central en la novela (los capítulos 19, 21 y 22 de un total de 40). Así, en situaciones de estrés casi insoportables, los personajes de Papito y Aurelia piensan en ciertos sucesos destacables de su juventud, los cuales permiten entender las decisiones que tomaron en su vida: mientras Papito sufre por la muerte trágica de su amor de juventud, Anabelle, y recuerda con temor la tiranía del trujillato, lo que le impulsó a convertirse al adventismo con sus claras reglas, para Aurelia, es la herencia espiritual de su madre Bienvenida y sus poderes mágicos los cuales rechazó ambos que se imponen en su mente y sus acciones. Esos recuerdos que vuelven a surgir con fuerza, no sólo le aportan más profundidad a los caracteres maduros de la novela, sino que ejemplifican el lema de la novela pronunciado por Bienvenida: »Because the future can hurt 30 Ibid., 243-244 y cfr. ibid., 16-17. 31 Ibid., 23. Entre Nueva York y la isla 99 if you deny the past. Because I want you never to forget.« 32 Esto queda demostrado en el caso de Aurelia, quien durante años estuvo rechazando su don sobrenatural por temer sus consecuencias. Cuando finalmente lo emplea a pesar de haber olvidado los conocimientos necesarios, lo hace de manera incontrolada y, sobre todo, destructiva puesto que mata intencionadamente al esposo de su hija que la maltrata. En la novela la cuestión de la pertenencia cultural está vinculada íntimamente a la memoria y la herencia. Así, ante el suicidio fallido de su hija Marina y la solidaridad latina por parte de una enfermera puertorriqueña, Aurelia entiende que ›home‹ no puede ser un lugar geográfico, sino »a frame of mind« 33 que le permite arraigarse donde sea: Throughout more than fifteen years of moving from apartment to apartment, she had dreamed, not of returning, but of going home. Of going home to a place not located on any map but nonetheless preventing her from settling in any other. Only now did she understand that her soul had yearned not for a geographical site but for a frame of mind able to accommodate any place as home. 34 A esta misma conclusión llega también Iliana después de la confrontación final con un padre demasiado duro y violente que la sigue castigando con sus 19 años como cuando era una niña en la República Dominicana. Cuando entiende que la dureza de Papito es producto de su propia debilidad, logra aceptar el pasado como inmutable, a sus padres Aurelia y Papito como seres humanos falibles (y no dioses) y su propia suerte; así pues, se transforma a semejanza de Aurelia en un yo arraigado, no en un lugar geográfico, sino en la historia de su familia y en sus recuerdos: Like her mother’s and father’s, too, her soul had transformed into a complex and resilient thing able to accommodate the best and worst. Everything she had experienced; everything she continued to feel for those whose lives would be inextricably bound with hers; everything she had inherited from her parents and had gleaned from her siblings would aid her in her passage through the world. She would leave no memories behind. All of them were her self. All of them were home. 35 32 Ibid., 132. Cfr. también ibid., 295. 33 Ibid., 137. 34 Ibid. 35 Así se termina la novela (ibid., 321). Algunas páginas antes Iliana describe la tensión fundamental que caracteriza sus relaciones con la familia y su hogar: »Having spent years plotting how to leave only to discover, when she finally did, that felt as displaced out in the world as in her parents’ house, she had made the decision to return and to re-establish a connection with her family so that, regardless of where she went thereafter, she would have comforting memories of home propping her up and lending her the courage to confront the prejudices she had encountered during eighteen months away. Yet she could not now conceive of being able to interact with the members of her family or even making her own way through the world should she again leave the only home she knew« (ibid., 312). Anne Brüske 100 En Geographies of Home, la dimensión colectiva e intergeneracional del trauma y de la memoria se destacan particularmente gracias a la estructura polifónica de la novela: Marina, quien creció en EE.UU., está encerrada en una estructura patológica causada por una experiencia individual, la violación que transmite a su hermana. Ésta se inscribe no obstante en el escenario poscolonial de alienación colectiva descrito por Frantz Fanon en Peaux noire, masques blancs y explica el racismo y el autoodio que sufre Marina en cualidad de dominicana de origen africano en una sociedad mayormente ›blanca‹. 36 Asimismo, los recuerdos insulares de los padres se remiten a una experiencia colectiva: por una parte a través de la memoria histórica, o, según Assmann, comunicativa, 37 del terror del trujillato y de la emigración y, por otra, por medio de una memoria cultural que se refiere a las prácticas religiosas y los saberes ancestrales, evocados por el personaje de la madre de Aurelia, una comadrona. De este modo Bienvenida reactualiza una comunidad dominicana indígena y matrilineal, o sea alternativa al modelo patriarcal, colonialista y cristiano: 38 In this remote town, her mother [Bienvenida] commanded more than the migrant priest who visited once a month. She was the one who, as midwife, presided over births and deaths. She was also the one who initiated rituals to appease the prematurely dead and give hope to their survivors. On most days her house creaked with the traffic of those seeking her advice. At night, it heaved with the forlorn sigh of spirits. 39 Si bien la novela de Pérez cita el motivo del Trujillato como un trauma dominicano dominante, identifica de manera más general a través de la perspectiva de sus protagonistas el racismo, la violencia sexual, la alienación del sujeto (pos)colonial y la extrema pobreza económica de los inmigrantes en una sociedad capitalista como elementos destructores de la sociedad dominicana diaspórica. 40 Mediante los personajes de la abuela Bienvenida, la madre Aurelia y la hija Iliana se escenifica a las mujeres como pilares de una tradición ancestral y alternativa que les permite reencontrar sus raíces extraeuropeas reprimidas por los regímenes coloniales. 41 Ambas novelas recurren a estrategias narrativas similares para escenificar los vínculos entre el presente estadounidense y el pasado dominicano de sus protagonistas migrantes de la primera y segunda generación. La estructura polifónica, por ejemplo, permite a los textos explorar los temas de la 36 Cfr. F ANON , Peau noire, masques blancs. 37 A SSMANN , »Was ist das kulturelle Gedächtnis? «, 13-14. 38 Para un análisis del papel de Bienvenida y de Aurelia como mujeres chamanes cfr. P ALMER , »Discursos espirituales contrahegemónicos y resistencia femenina«. 39 P ÉREZ , Geographies of Home, 132. 40 Díaz, por ejemplo, explicita en su novela The Brief Wondrous Life of Oscar Wao el vínculo entre los problemas de los inmigrantes et el trauma transgeneracional del colonialismo. Cfr. D ÍAZ , The Brief Wondrous Life of Oscar Wao, 1. 41 P ALMER , »Discursos espirituales contrahegemónicos y resistencia femenina«; A LCAIDE R AMÍREZ , »I’m Hispanic, not Black«. Entre Nueva York y la isla 101 migración, la pobreza y la violencia sexual o racial desde perspectivas diferentes o de hacer dialogar percepciones a veces divergentes del mismo suceso pasado. Los flashbacks que interrumpen la fluidez de ambos textos escenifican de manera performativa los asaltos de los que sufren los personajes, mientras los elementos de realismo mágico sirven en el caso de Soledad para materializar y recontextualizar sucesos olvidados y, por ello, inaccesibles. También en Geographies of Home, los elementos mágicos subrayan frecuentemente los lazos estrechos entre personas de una misma familia (especialmente entre Bienvenida, Aurelia e Iliana) y posibilitan una comunicación superando las distancias geográficas y temporales. ¿Cuál es la función de la escenificación de los espacios sociales norteamericanos e insulares en las dos novelas? ¿Cómo pensar juntos memoria y espacio social? Memoria y espacios socioculturales En las dos novelas se perfilan tres espacios sociales similares, 42 pero no idénticos -uno angloamericano, uno diaspórico y uno insular- que están vinculados de manera divergente al parámetro dominante de la memoria y del tiempo. En Soledad, el espacio angloamericano se sitúa en los barrios acomodados de midtown y downtown del Manhattan contemporáneo y simboliza para la joven protagonista el éxito profesional, la libertad individual y su futuro como intelectual y artista ( es decir que corresponde a una construcción heterotópica), mientras que el espacio dominicano diaspórico, localizado en el enclave de Washington Heights de los años sesenta, ochenta y noventa -que está representado en los recuerdos y en el presente de la novela-, sirve para ilustrar el aislamiento de Olivia tanto como la estrechez social de la son víctimas madre e hija. 43 El espacio insular, por último, está vinculado estrechamente con el pasado, símbolo, por un lado, de una tierra natal idealizada y de la más extrema pobreza, así como de un sistema social patriarcal en el que reinan la doble moral, el abuso y la impunidad masculinos, 44 por otro. Si el Manhattan del presente está escenificado por el personaje de Soledad como un paraíso terrestre, su amiga chicana matiza esa visión ›dema- 42 Según el concepto de la socióloga Martina Löw, que permite superar la separación analítica entre lo simbólico y lo material, el espacio social lo constituyen personas y bienes sociales emplazados de manera relacional en uno o más lugares geográficos. La capacidad humana para sintetizar (»menschliche Syntheseleistung«), es decir para imaginar, percibir y también hacer memoria, conecta tanto esos bienes como a las personas en espacios sociales. Cfr. L ÖW , Raumsoziologie, 224-225. 43 Aquí prevalecen los mismos comportamientos en cuánto a la relaciones entre los géneros que en la isla como lo muestran los episodios con Manolo o el taxista. 44 Sus padres intentaron casar su hija con un amigo del padre que vivía en Nueva York para permitir a la familia escapar de la pobreza. Anne Brüske 102 siado‹ romántica enumerando los defectos de »gringolandia« 45 por su racismo subyacente, su superficialidad y su materialismo extremo. Frente al Manhattan sofisticado que imagina Soledad, el gueto étnico de Washington Heights con su población dominicana ya arraigada parece una prolongación (híbrida) del espacio insular: Por eso el viaje simbólico hacia la tierra natal permite a Soledad y a Olivia refundir su relación. No obstante, su porvenir está localizado en Nueva York, ya sea en Washington Heights, el verdadero ›home‹ de las protagonistas, o en East Village, un barrio antiguamente puertorriqueño... 46 A primera vista, los personajes de Geographies of Home ocupan los mismos espacios: el mundo angloamericano representado por midtown y downtown Manhattan, la universidad de élite de Iliana y otras instituciones públicas, el mundo cerrado del barrio étnico y de la familia, y el mundo insular dibujado como un espacio mágico, aunque también peligroso. Lo que destaca en la novela de Pérez es la ilustración detallada del abismo que se abre entre el espacio neoyorquino imaginado por los inmigrantes y su realidad: las tarjetas postales de la Gran Manzana así como el folleto de la universidad de élite en Nueva Inglaterra les sugieren condiciones de vida extraordinarias de las que, sin embargo, se ven excluidos. 47 La República Dominicana, únicamente asociada con un pasado ya distante, está representada de modo doble: como un lugar en el que reinan fuerzas sobrenaturales ancestrales y también como un espacio social corrompido, según lo sugieren el abuso de Anabelle por su padre o las alusiones a los horrores de la dictadura de Trujillo. 48 En comparación con la novela Soledad, aquí el espacio dominicano sirve más de contrapunto al angloamericano, que está dominado por la racionalidad y el frío. Sin embargo, a pesar de sus defectos fundamentales, para Iliana este espacio constituye el único lugar en el que puede soñar con un porvenir menos doloroso que el de sus padres y sus hermanos. Finalmente se puede constatar que la novela de Cruz crea, gracias a su polifonía y el entrelazamiento del pasado y del presente, una continuidad entre los espacios sociales dominicanos insulares y diaspóricos. De este modo, no se puede hablar de espacios sociales dominicanos y de espacios diaspóricos discontinuos, ya que la bifocalidad parece más bien vincular los dos espacios. El espacio angloamericano parece, a diferencia de lo que ocurre en Geographies of Home, menos existencial, y tampoco la única salida para un futuro mejor. 49 Sin embargo, las dos novelas parecen aludir -con los personajes de los mejores amigos de las jóvenes, Ed y Caramel, 50 ambos chicanos y 45 C RUZ , Soledad, 2. 46 No se sabe al final si Soledad volverá a vivir con su madre en el enclave étnico o si realizará su sueño de viajar a España. 47 Cfr. P ÉREZ , Geographies of Home, 137 y 1. 48 Ibid., 149. 49 D UANY , Blurred Borders, 1-2; V ERTOVEC , Transnationalism, 67-68. 50 Para una interpretación del personaje de Caramel en términos de resistencia política y cultural cfr. D ALLEO / M ACHADO S ÁEZ , The Latino/ a Canon, 91-93. Entre Nueva York y la isla 103 homosexuales los dos -a una nueva comunidad panlatina susceptible de conquerir los espacios sociales del mainstream euroamericano, como el Manhattan ›hip‹ y las universidades de la ivy league. No obstante, hay que subrayar la actitud y el emplazamiento fundamentalmente diferentes de las dos novelas en el espacio. Mientras que Cruz termina atribuyendo al gueto étnico de Washington Heights y a sus nuevas generaciones una imagen positiva por su perfectibilidad, estableciendo ese lugar geográfico como el nuevo ›home‹ de los domínico-neoyorquinos y asociando así la idea de la resistencia del gueto con la de la movilidad social, 51 Pérez concluye con la idea del migrante eterno -ya perteneciente a la primera o a la segunda generación- quien debe saber adaptarse a todas las sociedades y a todas las situaciones, arraigándose únicamente en su memoria y su historia. A través del tema del trauma y de la memoria, ambas novelas destacan la importancia de la historia colectiva y de las raíces culturales de las primeras y segundas generaciones de dominicanos en la metrópoli de Nueva York. Aquí, las experiencias traumáticas del pasado, como el abuso sexual, la dictadura, la migración, el colonialismo o la esclavitud, resurgen en otro contexto espacial y temporal. Determinan, a menudo por la transmisión del trauma de una generación a otra, lo cotidiano de la comunidad diaspórica dominicana. Ficcionalizar los traumas convirtiendo estos fragmentos de la historia colectiva dominicana en una memoria colectiva coherente y acessible a la diáspora dominicana así como al lector del mainstream constituye el mérito incontestable de estos textos dominico-estadounidenses. Bibliografía A LCAIDE R AMÍREZ , D OLORES : »I’m Hispanic, not Black. Raza, locura y violencia en Geographies of Home de Loida Maritza Pérez«, Ciberletras 14 (2005), s.p. A SSMANN , J AN : »Was ist das kulturelle Gedächtnis? «, J AN A SSMANN (ed.): Religion und kulturelles Gedächtnis, München: Beck 2000, 11-44. — Religión y memoria cultural. Diez estudios, Buenos Aires: Lilmod 2008. 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M ÉTROPOLES , PARCOURS ET POLITIQUES DE L ’ ESPACE Klaus-Dieter Ertler La mise en fiction des métropoles Montréal et New York dans le roman québécois contemporain (2005-2010) La mise en fiction des métropoles en tant qu’espace euphorique joue un rôle non négligeable dans le roman québécois contemporain. Cela tient au fait que les caractéristiques des grandes villes telles que le nomadisme, l’éphémère, l’hybridité ou le global bénéficient d’une valorisation évidente. Montréal - mais aussi New York - y apportent leur aura respective où le concept de flânerie a toujours joué un rôle important. Dans la présente contribution, il s’agit de jeter un regard critique sur les romans publiés au cours de la dernière décennie, afin d’y relever l’importance de la mise en fiction de la métropole et en particulier de Montréal et de New York. Nos anthologies, À la carte. Le roman québécois, portant en deux tranches sur la décennie 2000-2010, 1 nous serviront d’orientation. Il y a toujours un certain défi à se prononcer sur ›l’extrême contemporain‹. Jean-François Chassay le définit comme une époque où crise permanente et arbitraire occupent une fonction importante. 2 Selon le critique québécois, il faudrait tenir compte aujourd’hui non seulement des textes littéraires mais aussi de la genèse de l’institution littéraire, de l’émergence de nombreuses maisons d’édition favorisant l’instauration d’un nouvel espace de présentation pour la littérature, espace qui permet le foisonnement de nouveaux genres et de nouvelles histoires. Il est évident que Montréal et New York occupent une place importante à tous les niveaux mentionnés. Même si l’esthétique de l’écriture contemporaine n’est pas toujours nouvelle, on peut néanmoins observer l’apparition de formes souvent liées à la multiplication des genres, aux nouveaux médias avec leurs nouveaux critiques, mais aussi aux nouveaux supports technologiques de la littérature ; et on pourrait y ajouter une nouvelle relation avec les métropoles en ce qui concerne leur mise en fiction dans le système culturel. Avant d’observer les phénomènes de la métropole dans l’écriture contemporaine du Québec, il est utile de fournir un bref aperçu de la valorisation de ces deux métropoles au cours de l’histoire franco-canadienne. Dans la mesure où le français a connu une position de fragilité dans le complexe anglophone de l’Amérique du Nord, la grande ville a généralement consti- 1 Cf. D UPUIS / E RTLER , À la carte (2000-2005) ; Cf. D UPUIS / E RTLER , À la carte (2005-2010). 2 Conférence donnée à Graz (Autriche), le 16 juin 2011, sur la »Littérature contemporaine au Québec«. Klaus-Dieter Ertler 108 tué dans un contexte allophone une menace de disparition. Pendant longtemps, l’avenir de la langue française s’est situé dans le milieu rural, dans les paroisses de la province, nettement opposées au gouffre interculturel de la métropole. C’est la raison pour laquelle il est d’autant plus intéressant d’observer les formes de la mise en fiction des grandes villes dans le système littéraire franco-canadien ou québécois. La valorisation de la grande ville dans le discours franco-canadien du 20 e siècle Au cours des deux derniers siècles, les villes - et plus encore les métropoles - ont généralement joué un rôle important dans la République mondiale des lettres ou mieux dans la genèse du système artistique mondial. Les productions des artistes liées à des villes comme Paris ou Vienne, Londres ou New York fournissent la preuve de ce grand rayonnement de l’espace urbain dans les arts. Bien qu’ayant connu un développement certainement plus lent par rapport à d’autres grandes villes des 19 e et 20 e siècles, Montréal fait aujourd’hui partie des métropoles américaines les plus dynamiques - du moins en ce qui concerne sa production culturelle. Il n’est donc pas étonnant que Montréal ait atteint - tout comme New York depuis longtemps - une grande visibilité dans les œuvres de fiction, que ce soit dans les arts visuels ou les créations littéraires. Dans une perspective historique, la particularité de la représentation de Montréal dans la littérature franco-canadienne tient à sa valorisation assez négative dans le discours social développé par les Franco-Canadiens au cours d’une grande partie du 20 e siècle. À cette époque, la recherche - ou mieux le maintien - de l’identité francophone au Canada passait par un discours généralement catholique et antimoderne qui considérait la ville de Québec comme la capitale authentique d’un Canada français. Montréal, ville d’affaires, faisait, par contre, plutôt figure de repoussoir dans la mesure où c’était une ville qui fonctionnait selon les lois de l’éthique protestante ou juive-ashkénaze, ayant l’anglais comme langue de communication dans la vie urbaine. Les rivalités entre le catholicisme et les deux éthiques en question devaient se manifester tout au long du 20 e siècle, du moins jusqu’au changement de paradigme initié pendant les années soixante et soixante-dix. Ces rivalités se jouaient à tous les niveaux symboliques, se reflétant dans le discours social et dans des expressions du système culturel aussi différentes que l’organisation de l’espace urbain, l’architecture ou la représentation dans la fiction de l’époque. Regardons brièvement un exemple de ce conflit de valeurs qui a agité la société montréalaise au début du siècle : Dans une étude récente sur l’ordre de la ville et la gestion de l’espace montréalais de 1870 à 1930, en particulier la gestion de l’espace emblématique et hautement symbolique du Mont Royal, Nadine Kloepfer vient de La mise en fiction des métropoles 109 décrire les tensions existant entre les différentes »solitudes« culturelles. 3 Il s’agit de l’époque où le fait français et catholique était en train de reconquérir ses positions stratégiques perdues au 18 e siècle, mais où le pouvoir des éthiques protestante ou juive continuait à contrôler le centre de l’espace montréalais, c’est-à-dire l’espace sud et est de la Montagne. Les discussions ont été particulièrement virulentes au début des années 1920. Malgré la forte insistance des élites francophones pour ériger le nouveau campus de l’Université de Montréal sur le versant est du Mont Royal, et donc sur des terrains proches des anciens Fletcher’s Fields devenus aujourd’hui le parc Jeanne Mance, les élites anglophones liées aux intérêts de l’Université McGill ont réussi à contrecarrer le projet si bien que l’Université de Montréal a dû renoncer à ses plans initiaux : finalement le nouveau campus a vu le jour de l’autre côté de la montagne, près d’une ancienne carrière et du cimetière. 4 Le discours officiel de la franco-canadianité a longtemps fustigé les nouvelles formes de vie métropolitaines, les assimilant au vice et à la corruption. Et Montréal a souvent été comparée à New York, dont les mœurs étaient généralement considérées comme dysfonctionnelles par rapport au développement du fait français et catholique au Canada. Si nous jetons un regard sur les publications de l’époque, nombreux sont les textes qui se défendent contre les influences néfastes des métropoles modernes et hautement mercantiles de New York et de Montréal. Un extrait de la revue L’Action nationale de 1934 pourrait illustrer cette argumentation : Quand nos snobs et snobinettes vont à New York ou à Chicago, ce qui les frappe avant tout, c’est l’étalage écrasant du luxe insolent et bête, toute cette matière ingénieusement ouvrée, exclusivement pour le plaisir des sens, cette bestialité où le bonheur s’appelle un bon fauteuil, une bonne ventilation, des lumières électriques à rendre le soleil jaloux, des aliments en série, des hommes en série, enfin, ce qu’on a appelé une civilisation de robinets de bain. 5 Cela ne veut pas dire qu’il n’existait pas de contre-discours à cette voix orthodoxe. Nous en trouverons dans la revue Les Idées (1938), et leur voix se faisait subversive. New York (ou Montréal) y sont considérées comme des espaces euphoriques dont le modèle devrait rayonner à travers le monde : »Des villes de nomades comme New York, par exemple, à cause de leurs musées, de leurs théâtres, de leurs sociétés musicales, de leurs magasins, de leur architecture, ont une physionomie propre qui fait l’orgueil de leurs citoyens«. 6 À la fin de cette description, le journaliste exhorte ses concitoyens franco-canadiens à ne plus considérer la vie urbaine comme un danger et à ne plus la rejeter à cause de ses richesses culturelles. 3 Cf. K LOPFER , Die Ordnung der Stadt. 4 Il est intéressant de voir que l’érection de la Croix sur le Mont Royal - réalisée à la même époque - a été tolérée sur la base du christianisme et non pas sur le seul argument catholique. Ainsi, les intérêts des groupes protestants n’ont pas été ignorés. 5 L AURENDEAU , »La radio«, 128. 6 D ANSEREAU , »L’Agriculture dans l’économie moderne«, 265. Klaus-Dieter Ertler 110 Dans toute l’histoire de la franco-canadianité, la grande ville a donc longtemps représenté un danger pour la survie de la culture, un espace d’anglophonie généralisée et un recul de la religion qu’on cherchait à éviter à tout prix. Cette conjoncture discursive s’est modifiée avec la Révolution tranquille dont les concepts ont ouvert l’espace vers les Amériques tout en l’obstruant par rapport aux régions anglo-canadiennes. C’est la raison pour laquelle l’institution littéraire du Québec nous offre relativement peu de romans urbains écrits avant la Révolution tranquille. Certes, il y avait des textes qui ont préparé le terrain comme Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy, mais l’éclosion du genre s’est réalisée bien plus tard, lors de la naissance officielle du Québec, au moment où Montréal - et par ricochet New York - se voit généralement acceptée comme un espace euphorique dans les milieux officiels francophones. Au cours des années 80 et 90, le vent a tourné, une fois de plus. Montréal s’est présentée comme une métropole polyculturelle pleinement intégrée dans la mondialisation, où la migration de la Francophonie constituait un facteur particulier, c’est-à-dire où les Caraïbes et l’Amérique latine jouaient aussi un rôle non négligeable, où ses migrants se sont révélés écrivains pour constituer un courant qu’on avait tendance à appeler les écritures ›migrantes‹ ou ›néo-québécoises‹. À cette époque, Montréal venait d’entrer dans une nouvelle phase interet transculturelle où les vecteurs du brassage démographique fournissaient les ingrédients des écritures romanesques. Or, nombreux sont aujourd’hui les auteurs qui choisissent la métropole comme toile de fond de leur écriture, bien qu’ils aient tendance à se distancier du bagage culturel de la province traditionnelle, ou même de la nation québécoise. Dans ce changement de paradigme, la voix nomade - vecteur-clé de l’écriture de la métropole - a pris le dessus, et le lecteur peut se demander à juste titre si l’ensemble de la littérature québécoise ne s’est pas transformée intégralement en littérature migrante - et par conséquent en littérature universelle. De telle sorte que les marques de Montréal sont en train de laisser de fortes traces dans le système littéraire, mais d’un Montréal tendanciellement transculturel où même les emblèmes de la Révolution tranquille se retrouvent sous la pression de la critique postcoloniale. Il est évident qu’avec la revalorisation de Montréal, celle de New York n’a pas perdu au change. Montréal et New York dans le roman contemporain Comme nous l’avons vu, depuis quelques décennies, la mise en fiction des métropoles, en particulier celles de Montréal et de New York, vient de connaître un fort développement. Afin de démontrer les stratégies de cette inclusion des métropoles, nous avons choisi trois œuvres représentatives de différentes appartenances culturelles : Ce n’est pas une façon de dire adieu (2008) de Stéfani Meunier, Le veilleur (2009) de Naïm Kattan et Mégapolis (2009) de Régine Robin. Il est évident que - d’un auteur à l’autre - les raisons La mise en fiction des métropoles 111 de se référer aux métropoles changent, mais nous essaierons de brosser un tableau de cette inclusion littéraire pour relever quelques traits particuliers dans la production du roman de l’extrême contemporain. Ce n’est pas une façon de dire adieu (2008) de Stéfani Meunier Dans le roman Ce n’est pas une façon de dire adieu, Stéfani Meunier met en scène une histoire fortement imprégnée par la figure de l’île. Cet esprit d’insularité naît des sphères culturelles de New York et de Montréal et de leurs positions géographiques respectives. L’insularité jouant sur l’ensemble des caractères ne relève pas seulement d’un isolement dans la nature, mais aussi du sentiment d’insularité sociale et personnelle dans laquelle les protagonistes essaient d’organiser leur vie. Cette insularité leur permet de trouver le bonheur, la liberté, la contemplation, l’amour éphémère, bref des valeurs issues des mouvements de la contre-culture du post-Vietnam des années 60 et 70, telle qu’elle a été célébrée dans la musique et les spectacles de l’époque. Une majeure partie de la jeunesse avait découvert une marque importante d’identification dans le groupe des Beatles. C’est la raison pour laquelle, dans le roman de Stéfani Meunier, le point de fuite narratif se forge à partir de la séparation du groupe des musiciens anglais en 1967 et, implicitement, à partir du meurtre de John Lennon en 1980. Dans le roman, qui compte trois parties et 31 chapitres, le lecteur se retrouve, une fois de plus, plongé dans l’atmosphère culturelle de ces années de révolte où la contre-culture venait de s’installer dans les pays occidentaux, avec son style individualiste et hédoniste, où le concept d’une existence insulaire avait fortement imprégné la jeunesse américaine. Le roman met en scène les relations problématiques de trois jeunes gens, en racontant leurs centres d’intérêt, leurs sensibilités, leurs idéaux. Le premier est Sean, un musicien qui fait la navette entre Montréal et New York pour se produire dans des clubs de jazz. Chaque fois qu’il se trouve à Manhattan, il a la possibilité de dormir dans l’appartement de son ami Ralf. Celui-ci, originaire de la banlieue new-yorkaise de Staten Island, travaille comme horticulteur dans un cimetière de la ville, lieu de mémoire ressemblant à une île et situé en plein Brooklyn. Ralf, lui aussi, vit sans attaches, dans un bonheur existentiel absolu, satisfait de son travail quotidien et de son style de vie fortement agrémenté par la musique de l’époque. En guise de référence symbolique, le chien de Ralf porte le nom de Lennon, en souvenir de l’illustre membre, assassiné à Manhattan par un psychopathe qui était tout aussi admirateur du musicien que Ralf. Un jour, par un coup de hasard, la belle Héloïse entre dans la vie de Ralf. Leurs relations, imprégnées d’une forte dose de platonisme et d’amitié, correspondent au modèle idéal de la contre-culture. Héloïse se sent d’abord irritée par la présence de Sean, mais finalement les deux colocataires découvrent leurs atomes crochus de telle sorte que la jeune femme change de par- Klaus-Dieter Ertler 112 tenaire pour se retrouver avec Sean. Celui-ci, craignant l’influence négative d’une relation stable, prend la fuite et se retire dans la solitude de son Québec natal. Les chemins des trois protagonistes se séparent. Leur existence insulaire a exclu tout compromis. Par le mode de vie hyper-individualiste qui leur est propre, Sean, Ralf et Héloïse correspondent aux idéaux de leur époque. New York y joue le rôle d’un emblème discursif dans la mesure où la ville représente le lieu par excellence où vivre en toute liberté et dans un solipsisme absolu. John Lennon, l’icône des valeurs de la contre-culture des années 1960, s’était également installé à Manhattan en 1973 de sorte que son nom fait partie du réseau de correspondances culturelles de la ville. Du point de vue de la forme, le roman fonctionne à partir des tableaux introspectifs développés par ses protagonistes. Chaque fois, d’un chapitre à l’autre, le lecteur se voit catapulté dans une des perspectives intimes des trois jeunes gens. Le charme et la richesse du texte relèvent de cette mise en perspective d’une intimité complexe, et la constellation plus ou moins régulière des trois perspectives lui confère une dynamique particulière. Lorsque Sean, Ralf et Héloïse racontent les instants cruciaux et les enchevêtrements progressifs de leurs vies respectives, ces impressions sont agencées de telle sorte qu’elles forment un ensemble narratif harmonieux. Ainsi les trois ›vues‹ fournissent un tout, un tableau de synthèse où les sentiments respectivement éprouvés pour les autres se reflètent aussi bien que la forte dose d’individualisme, le goût marqué pour l’éphémère et l’éducation sentimentale portée par l’indépendance personnelle. La musique et ses paroles jouent un rôle important dans la narration de Stéfani Meunier. Le canevas intertextuel du roman est étroitement lié aux éléments culturels de la métropole, ne faisant pas seulement passer les valeurs du parolier des Beatles et d’autres musiciens, mais tissant aussi - bien qu’en filigrane - les liens entre New York et Montréal. Ces liens, de nature intermédiale, se trouvent à tous les niveaux narratifs du roman. L’appareil paratextuel offre une série d’indications, témoins de cette orientation. Le titre Ceci n’est pas une façon de dire adieu n’est pas innocent dans ce jeu intertextuel. Il se réfère à la chanson Hey, that’s no way to say goodbye de Leonard Cohen, chanteur et compositeur d’origine juive montréalaise, et traduit l’atmosphère particulièrement harmonieuse et amicale qui règne à l’époque sans pour autant exclure la sensation de mélancolie douloureuse qui caractérise les relations amoureuses éphémères : I loved you in the morning, our kisses deep and warm, your hair upon the pillow like a sleepy golden storm, yes, many loved before us, I know that we are not new, in city and in forest they smiled like me and you, but now it’s come to distances and both of us must try, your eyes are soft with sorrow, Hey, that’s no way to say goodbye. La mise en fiction des métropoles 113 I’m not looking for another as I wander in my time, walk me to the corner, our steps will always rhyme you know my love goes with you as your love stays with me, it’s just the way it changes, like the shoreline and the sea, but let’s not talk of love or chains and things we can’t untie, your eyes are soft with sorrow, Hey, that’s no way to say goodbye. 7 La chanson de Leonard Cohen fournit le canevas intertextuel du roman à tous les niveaux diégétiques, aussi bien du point de vue des paroles que de la musique. Dans le style du chanteur, l’amour fugitif entre les jeunes gens et le caractère inéluctable de la séparation, intrinsèque aux relations éphémères, fournissent le canevas du texte, rendant le climat libertin des relations amoureuses de la génération 68. Le couple dont il est question dans la chanson de Cohen vit un amour harmonieux où l’amitié occupe une place importante. Mais ce type d’amour dont on connaît l’issue malheureuse semble relever d’une constante anthropologique. Selon le message de Cohen, toutes les générations l’ont vécu, ›en ville et en forêt‹, c’est-à-dire sur le territoire symbolique insulaire proprement dit. 8 Lorsque, pour les amoureux, le temps de la séparation approche, le chagrin naît de sorte qu’ils se rendent compte que ›ce n’est pas une façon de dire adieu‹. Le titre du dernier chapitre »Partir« est, à ce titre, particulièrement significatif. Or, le »carpe diem« et le culte du présent marquent le discours, ce qui se traduit également par les paroles de la chanson de John Lee Hooker Don’t look back ainsi que par le titre du huitième chapitre qui reprend cette invitation. 9 Une autre référence importante se trouve dans la mention de la chanson de Bare Necessities qui fournit le titre du onzième chapitre, dans lequel Héloïse se remémore sa première rencontre avec Sean. À la fin du dixième chapitre, c’est Sean qui raconte les circonstances dans lesquelles il a vu Héloïse pour la première fois. La séduisante jeune femme était en train de promener Lennon, le chien de Ralf, lorsque l’animal a reconnu Sean et s’est rué sur lui. À ce moment, Héloïse était en train de chanter The Bare Necessities, chanson écrite en 1967 par Terry Gilkyson pour le dessin animé Le livre de la jungle (1967) de Walt Disney : 7 C OHEN , Hey, That’s no Way to say Goodbye. Cf. aussi Songs of Leonhard Cohen (Columbia Records), album publié le 27 décembre 1967. 8 Ainsi nous n’y retrouverons pas seulement l’atmosphère des villes et des forêts, mais aussi des îles, d’autant plus que le concept de l’amour transposé par Leonard Cohen semble avoir été influencé par ses expériences dans les îles grecques où il a passé une partie de sa vie. 9 Cf. M EUNIER , Ce n’est pas une façon de dire adieu, 62 : »Don’t look back/ To the days of yesteryear/ You cannot live on in the past/ Don’t look back.« Klaus-Dieter Ertler 114 Look for the bare necessities The simple bare necessities Forget about your worries and your strife I mean the bare necessities Old Mother Nature’s recipes That brings the bare necessities of life. 10 Les valeurs transmises par le Livre de la jungle et la chanson pourraient également servir de base à une interprétation du discours social de l’époque mis en scène par le roman. À la fin du chapitre, Sean exprime son interprétation personnelle de la chanson : »Je pouvais très bien imaginer le gros ours de Walt Disney expliquer à Mowgli l’ABC de la vie idéale et simple de l’ours qui se respecte. Ralf avait rencontré une folle.« 11 Comme dans cet exemple de rencontre fortuite, les chansons et leur texte fournissent - comme dans un film - le canevas pour la valorisation de la mise en scène. Le lecteur se trouve donc engagé dans le système des valeurs de la génération 68, où la séparation des Beatles et la perte de leur aura mythique avait ébranlé les fans. Il est également important de souligner qu’un musicien tel que Sean représente le monde de l’art en rendant l’atmosphère des spectacles de l’époque et en fournissant son réseau intermédial spécifique. Nombreux sont les textes, les mélodies et les artistes auxquels les protagonistes se réfèrent. Avec ce répertoire à l’appui, le roman développe la mise en scène de l’époque où l’Amérique du Nord et son système discursif occupent une place importante. Voilà donc le canevas sémantique qui sous-tend le roman et son histoire et qui se voit étroitement lié à un monde musical bien circonscrit. Comme nous l’avons vu dès le début, l’hymne à l’existence insulaire, transmise par la musique et ses paroles, se trouve à tous les niveaux paratextuels du livre. Le titre de Leonard Cohen renvoie implicitement au long séjour du compositeur dans les îles grecques, et il ne sera donc pas difficile de trouver des liens avec la conception de l’amour éphémère et individualiste, particulière à cette génération 68. Nous retrouverons les mêmes rapports avec l’état insulaire au niveau épigraphique, avec les remerciements suivants : »À Luc, merci pour l’île et pour notre petite crevette« et »Merci à mes parents, Joël et Lise, ainsi qu’à Yvon Rivard«. 12 Une fois de plus, le paratexte révèle une fascination pour l’existence insulaire, d’autant plus que le livre d’essais d’Yvon Rivard, Personne n’est une île (2006), y est implicitement évoqué. Il en va de même au niveau des chapitres, car nombreuses sont les indications qui rappellent ›l’état insulaire‹ des protagonistes : »Intra-muros« (chap. 16), »L’île« (chap. 22), »Les trois îles« (chap. 23) ou »Staten Island« (chap. 25). 10 Ibid., 86-87. 11 Ibid., 87. 12 Ibid., 7. La mise en fiction des métropoles 115 Abstraction faite des vecteurs paratextuels renvoyant à l’insularité, les endroits les plus marqués par leur position géographique sont New York et Montréal, représentées comme des lieux euphoriques par excellence. Le premier des 31 chapitres du roman porte le titre »New York« avec une épigraphe puisée dans l’œuvre de John Steinbeck Des souris et des hommes (1937) : »Les types comme nous, […] y a pas plus seul au monde«. 13 Dès l’incipit, le récit de Sean dévoile les paramètres clés de la narration, dans la mesure où le protagoniste se rappelle sa première rencontre avec Ralf, une rencontre qui a eu lieu à New York. Ralf était mon meilleur ami. Je le connaissais depuis neuf ans, et j’avais la clef de son appartement depuis huit ans, onze mois et deux semaines. […] J’étais venu passer un mois à Manhattan. […] Faut dire qu’à New York, pendant les années moches de la guerre du Vietnam, des gens sains, il n’en pleuvait pas. […] Il portait une chaîne avec un pendentif. Son pendentif, c’était un signe de paix. Une chance qu’on était à New York et pas dans un trou de l’Alabama. Parce que porter ça, en 1965, aux États-Unis, c’était comme avoir une pancarte F RAPPEZ - MOI accrochée au dos. Deux ans plus tard, ça serait devenu tout à fait normal […]. 14 La métropole américaine fournit le terrain propice à l’épanouissement personnel des protagonistes. Leur individualisme, leur goût pour la contreculture et pour les relations humaines éphémères et pacifiques, le culte de l’amitié et de l’amour universel, tels que nous les trouvons dans les textes et la musique des Beatles, de Leonard Cohen et d’autres compositeurs, forment l’isotopie axiologique du roman tout en prenant leurs distances par rapport au contexte agressif des années précédentes où le discours officiel sur la guerre de Vietnam avait créé un climat de soupçon, voire de haine. New York fournissait donc - aussi bien que Montréal - une bulle d’oxygène à la contre-culture naissante et à ses formes de vie quotidienne. Le personnage de Sean renvoie au profil de Leonard Cohen. La rencontre heureuse avec Ralf révèle les appartenances différentes des deux protagonistes : Comme s’il [Ralf] avait lu dans mes pensées, il m’a demandé pourquoi je n’y étais pas, moi, à cette foutue guerre. Je lui ai répondu que j’avais la chance de ne pas être un citoyen de ce foutu pays. […] Il pouvait fixer sa bière d’un air morne, puis rire avec plein de vie dans les yeux. Ça m’a fait du bien, et j’ai commandé deux whiskies. Il a dit »Vous buvez tous autant, d’où tu viens ? « J’ai dit »Tu parles ! Avec le hockey, c’est notre sport national ! Je suis Canadien, je viens de Montréal.« Il a dit »Ah ! Tout s’explique«. Et on a ri tous les deux. 15 Les liens entre les deux hommes se tissent dans un bar new-yorkais. New York forme une île dont les habitants se trouvent apparemment à l’abri des événements de la guerre du Vietnam ou des discours racistes de l’Amérique profonde. La ville est devenue un des centres des mouvements de la contre- 13 Ibid., 11. 14 Ibid., 12. 15 Ibid., 13. Klaus-Dieter Ertler 116 culture dans l’ambiance de l’anti-Vietnam, en stimulant l’éclosion de la musique nouvelle partiellement influencée par les modèles anglais. L’identification nationale de Sean passe par les vecteurs du sport, en particulier du hockey qui constitue l’emblème de l’identité canadienne. Le train de vie des deux amis renvoie au style de vie annonçant la révolution culturelle de la génération 68. Quant à Montréal, le vent de la modernité y avait profondément transformé la physionomie de la ville, préparant la voie de sa nouvelle conjoncture culturelle et économique. L’Exposition mondiale de 1967 organisée par la ville renaissante de Montréal se dessine en filigrane. Ralf, de son côté, avait quitté sa mère à Staten Island pour construire son petit monde indépendant, cherchant la solitude dans la métropole de New York : Je suis allé à New York pour être seul, aussi étrange que ça puisse paraître. Je croyais qu’en plein cœur de cette foule bigarrée, ça serait plus facile. À Staten Island, on ne pouvait pas être seul. Staten Island, c’était New York, mais, dans le fond, c’était la banlieue. Comme une petite ville. 16 Ralf recherchait une existence insulaire, loin d’une structure sociale familiale. Il finit par accepter un poste d’horticulteur dans le cimetière de Green- Wood à Brooklyn, où il trouve son île à lui : Dès que je passais le portail du cimetière, qui était en retrait des rues, à au moins cent mètres de l’intersection de la Vingt-Cinquième Rue et de la Cinquième Avenue, je me sentais dans un autre univers, à une autre époque. Avec le temps, j’avais appris à reconnaître les arbres, souvent je saluais la rangée de mûriers de Battle Avenue, les saules pleureurs, près des étangs, les châtaigniers, les hêtres, les ginkgos, les arbres fascinants qui existeraient depuis cent cinquante millions d’années et qu’on appelle parfois les fossiles vivants. […] En fait, le cimetière était pour moi un univers parfait, à l’écart des hommes et de la ville, un univers de souvenirs, d’histoire, de passé et de connaissances qui ne menaçaient en rien ma solitude. 17 Ralf décrit le chemin qui le mène vers cette vie autonome qui correspond au nouveau modèle social s’établissant vers la fin d’une époque. Cette contreculture se définit par un style de vie marqué par la solitude et la liberté. New York et Montréal en fournissent le cadre idéal pour accueillir les vecteurs de cette tendance nouvelle. Le cimetière représente l’île existentielle dans la vie de Ralf, lieu situé en quelque sorte au-delà des paramètres habituels, lieu de recueillement propice au développement personnel du protagoniste. Le rapprochement entre New York et Montréal s’opère à travers les relations des trois amis. Pour Ralf, Sean représente la ›canadianité‹ dans la mesure où il reste à l’écart du couple tout en apportant des histoires venant du Nord. Dans le chapitre 12 intitulé »White Christmas«, Sean est en train de préparer le sapin de Noël. À cette occasion, il raconte au couple »les hivers 16 Ibid., 28. 17 Ibid., 29. La mise en fiction des métropoles 117 du Canada, les tempêtes sans fin, la neige qui s’accumulait tellement qu’elle bouchait les fenêtres et que les enfants pouvaient sauter des toits et se laisser tomber dedans«. 18 Dans la métropole américaine, la neige n’a pas perdu sa magie : »Il avait neigé quelques fois, cet hiver-là, à New York, et nous allions marcher la nuit dans les rues, comme des adolescents, en nous racontant des blagues, en riant, en nous bousculant un peu, en faisant trop de bruit.« 19 Une fois de plus, le lecteur se trouve enveloppé dans l’atmosphère hédoniste que les trois ›sujets insulaires‹ perçoivent dans leurs ébats new-yorkais à arrièreplan canadien. Au chapitre 22 intitulé »L’île«, Sean médite sur la condition humaine et l’existence du sujet insulaire. À la fin du texte, il croit avoir trouvé une définition de cette existence particulière : »Mon héritage de l’île, ça, ne rien dire, parce que tout ce qu’il y aurait d’important à dire aurait l’air complètement ridicule une fois dit. C’est ça, l’île.« 20 La perspective de Sean avait ouvert le roman, et elle le finit aussi. Comme le titre du roman l’indique, le sujet en sera l’adieu, compris pourtant dans le sens de la chanson de Leonard Cohen. Sean s’engage sur le chemin du retour qui le mène au Canada, la tête pleine de questions existentielles concernant les îles. Pour lui, Héloïse représentait une île, et il l’avait évitée pour sauver sa force créatrice de musicien. Toute relation l’aurait affaibli, aurait signifié un abandon. Je la [Héloïse] gardais pour moi, cachée quelque part tout contre ma peau. Je ne suis pas allé sur l’île, mais je suis parti quand même, j’ai roulé sur le continent de l’Amérique du Nord, j’ai roulé vers le Québec, ma province natale, mais je ne suis pas à Montréal. Montréal est une île, aussi. Pas le même genre d’île, on ne peut presque pas voir que c’est une île. En fait, on peut très bien passer sa vie sans savoir que Montréal est une île. Manhattan est une île aussi. New York, avant de devenir si grosse et de déborder sur les terres voisines, New York était une île. Alors j’ai traversé Montréal sans quitter les autoroutes et j’ai roulé jusque dans les Cantons-de-l’Est parce que c’était un coin du Québec que je ne connaissais pas et dont on m’avait déjà vanté la beauté. 21 Le roman s’achève sur une note de mélancolie, ainsi que l’avait annoncé le titre de Leonard Cohen. Les amours fugaces comportent leur grain de tristesse, en particulier au moment où la séparation des partenaires se dessine à l’horizon. Une dernière fois, Montréal et New York forment un lien avant de se dissocier comme le groupe des Beatles. Sean continue à chercher sa solitude dans les Cantons-de-l’Est, donc suspendu entre Montréal et New York. Dans son analyse détaillée du roman, François Paré classe l’œuvre dans la rubrique de la littérature où priment le sujet mélancolique et l’introspection sociale d’une époque charnière de notre histoire récente, 18 Ibid., 95. 19 Ibid. 20 Ibid., 162. 21 Ibid., 210. Klaus-Dieter Ertler 118 »époque charnière marquée par la dislocation des grands ensembles collectifs, auxquels avaient puisé la génération de la Révolution tranquille, et l’apparition d’un individualisme désabusé et inquiet.« 22 Paré voit la valeur du roman dans la recherche éperdue de la proximité et du détachement des personnages, sans que la romancière »n’interpose jamais dans le cours des événements racontés un quelconque ordre de distanciation et de jugement moral.« 23 Le veilleur (2009) de Naïm Kattan Le doyen des écritures migrantes est sans doute Naïm Kattan, écrivain d’origine juive irakienne. C’est lui qui a largement contribué à préparer la mise en scène de la migrance dans les romans québécois. Vu sa longue appartenance au système littéraire québécois, il pourrait même être considéré comme un écrivain de souche. Mais avec le judaïsme et ses implications culturelles, où le sujet récurrent se réfère au nomadisme et à la migrance, Naïm Kattan s’est constitué en quelque sorte écrivain migrant avant l’heure. Il possède donc un statut particulier dans le système littéraire de la province, d’autant plus que, en ce début de nouveau millénaire, l’intégration de la culture juive vient de recevoir ses lettres de noblesse et prend une importance croissante au sein de la littérature québécoise. En ce sens, l’écriture de Kattan relève d’un certain paradoxe dans la mesure où elle fait partie de l’écriture traditionnelle tout en trouvant une attention particulière non seulement à cause de son sujet de la migration, mais aussi à cause de sa composante juive. Il faut certainement mettre en rapport ce facteur spécifique et la société québécoise à tradition catholique dont le système discursif avait - pendant longtemps - accordé peu de place à une intégration de la voix juive et vice versa. En 2009, Naïm Kattan vient de publier le roman Le veilleur, un texte très personnel focalisé sur la carrière d’un rabbin. Celui-ci a passé sa jeunesse à New York et s’installe à Montréal pour des raisons professionnelles. À la fin de sa carrière de rabbin, au moment où il est devenu grand-père et où il tient dans ses bras le successeur de sa propre lignée juive, le narrateur passe sa vie en revue. Il est pris par la vie quotidienne de la synagogue, veillant sur le bien-être de sa communauté, à l’écoute des problèmes de ses membres sans être en mesure de leur donner des conseils efficaces. Au cours de son dialogue avec des fidèles en détresse psychique ou familiale, il pense à sa propre vocation qui l’a mené vers la profession de rabbin. Ainsi se montre-til ›le veilleur‹ d’une éthique juive sans que celle-ci soit érigée en système trop contraignant. Guidé par une philosophie de soutien selon Emmanuel Lévinas et repoussant toute orthodoxie, le rabbin-narrateur a gagné le res- 22 P ARÉ , »Trois figures de la proximité et du détachement«, 277. 23 Ibid. La mise en fiction des métropoles 119 pect de sa communauté en exerçant plutôt un service de psychanalyste à l’écoute de ses patients qu’un rôle de rabbin traditionnel. Outre la genèse de l’être rabbinique et de son quotidien dans la culture montréalaise, le texte fournit une introduction et une mise en scène des concepts élémentaires de la religion juive. Les termes techniques sont non seulement en italique, mais généralement complétés par une périphrase explicative pour éviter des notes de bas de page ou un index à la fin de l’œuvre. Il s’agit donc d’un texte plutôt destiné à un lectorat non initié qui a besoin d’explications didactiques pour comprendre les termes les plus courants. Dès l’incipit - le premier chapitre portant le titre significatif de »Il est petit et il sera grand« -, le narrateur rabbinique raconte la cérémonie de la circoncision de son petit-fils, rituel dont il est le témoin non pas seulement en tant que rabbin mais en tant que grand-père : J’ai assisté des dizaines de fois à des brith milah, présidant cette cérémonie de la circoncision, récitant les prières et les bénédictions. Chaque fois, mon émotion est vive, nouvelle. […] Aujourd’hui, ce n’est plus le rituel habituel. C’est de moi aussi qu’il est question. Un petit animal encore informe et pourtant tout le monde s’exclame. […] Il est petit et il sera grand. C’est la phrase que je récite habituellement sans y penser. Cette fois, je ne suis pas un simple récitant. Je suis le grandpère et c’est la chair de ma chair qu’on va couper. Son sang coulera pour que le brith, l’alliance, s’accomplisse. 24 L’incipit fournit donc une initiation à la religion juive interprétée par la voix rabbinique. Mais au fil de l’histoire personnelle du rabbin, narrée sous forme analeptique, et des confessions des contemporains rapportées à titre d’exemple par la voix du narrateur, le lecteur se voit progressivement immergé dans le mysticisme de la religion et de ses rites. Du fait que le narrateur partage certains traits culturels avec l’auteur, le texte de Kattan relève de la migrance en tant que constituante de la culture juive. Fils d’une famille de négociants immigrés à New York et titulaire d’un poste de rabbin dans une communauté montréalaise, le narrateur possède avec Kattan d’indiscutables points communs. C’est surtout l’axe New York- Montréal qui se profile dans la narration, axe qui avait déjà joué une fonction importante dans le roman L’Avalée des avalés (1966) de Réjean Ducharme, roman dont on n’avait conféré la paternité - du moins immédiatement après la publication - à personne d’autre qu’à Naïm Kattan. Dans Le veilleur (2009), l’espace métropolitain de Montréal prend pour le lecteur un caractère euphorique et occupe une place croissante dans le roman pour finir par se substituer à celui de New York. Les circonstances du déménagement ne semblent pas avoir été faciles, mais peu à peu le narrateur découvre les avantages de la ville francophone au bord du Saint-Laurent. Irving, un oncle de sa femme Emma, lui sert de relais et lui permet une immersion culturelle : 24 K ATTAN , Le veilleur, 9. Klaus-Dieter Ertler 120 Dimanche, Irving nous fit faire deux promenades. Il nous conduisit à Verdun, longeant les bords du fleuve jusqu’à Sainte-Anne-de-Bellevue. Une suite de banlieues, des agglomérations semblables à celles de New York, sauf pour les enseignes en français. Le Saint-Laurent était aussi beau que le Hudson ou l’East River. J’avais le sentiment que je ne quittais pas ma ville, peut-être était-ce un refus de me départir des lieux familiers ou une forme de paresse. […] La promenade de l’après-midi me réconcilia avec la perspective du déménagement. Irving nous fit faire le tour d’Outrement, le quartier où les hassidim passaient leur chemin, indifférents à leur entourage, créant leur propre environnement, des magasins de produits casher, des synagogues, des écoles. 25 Les préparatifs du déménagement de New York à Montréal ne se font pas sans difficultés, mais les éléments positifs de la ville canadienne ne manquent pas. Pourtant, nous y découvrons le côté nettement judaïque qui se substitue à la narration neutre. Migration et judaïcité se rejoignent - en version francophone. Ainsi le système littéraire québécois reçoit de plus en plus d’éléments de la culture juive en français, ce qui se distingue de la situation d’il y a quelques décennies. Yvonne Völkl relève cette nouvelle approche, non seulement dans son étude sur le roman en question, mais également dans sa thèse consacrée à la littérature narrative juive en langue française au Québec. 26 Mégapolis (2009) de Régine Robin Dans le panorama contemporain de l’institution littéraire québécoise, Régine Robin occupe une place particulière. Dans ses textes, nous nous trouvons en effet face à un essaimage de l’écriture qui se développe à la fois dans plusieurs directions, ce qui permet d’inclure son œuvre partiellement sous la rubrique du roman. C’est le cas également si on essaie de classer son livre Mégapolis, dont le sous-titre Les derniers pas du flâneur se réfère aux œuvres de passage de Walter Benjamin. Situé entre l’essai et le roman, le texte de Régine Robin constitue le témoignage d’un être vivant dans l’extrême contemporain de la société mondialisée, témoignage à chaud d’une vie partagée entre les grandes villes ou mégapoles de ce monde. Tel un Walter Benjamin postmoderne, 27 le »je« observateur et narrateur ne se réfère pas à la flânerie d’un seul espace métropolitain comme Paris, mais aux passages dans plusieurs espaces urbains comme New York, Los Angeles, Buenos Aires, Londres, Paris, Shanghai, Tokyo ou Montréal. La différence par rapport à l’époque de Walter Benjamin est certainement la concordance de 25 Ibid., 248. 26 Cf. V ÖLKL , »Une vie à apprendre«, 207-220 ; Cf. V ÖLKL , Erinnerungsdiskurse in der franko-jüdischen Migrationsliteratur Quebecs. 27 Cf. B ENJAMIN , Paris. La mise en fiction des métropoles 121 l’expérience de l’espace et du temps, concordance rendue possible par le développement et la facilité du transport aérien et les manières de communiquer par internet et par la téléphonie cellulaire. Ainsi le sentiment de vivre dans plusieurs espaces culturels différents à mesure globale peut prendre une forme réelle, de sorte que le »je« écrivant peut évoluer dans plusieurs espaces et, partant, dans plusieurs esthétiques et expériences culturelles à la fois. Régine Robin s’inscrit dans la tradition juive en cultivant l’amour des métropoles, l’existence fragmentée, l’errance, l’ubiquité dans les espaces, la fascination pour le complexe et l’hybride, la mise en scène de l’être flâneur au niveau le plus haut de l’esthétique. La fabulation autofictionnelle en fait autant partie que l’intégration d’éléments métahistoriques sous forme de microrécits ou de personnages inventés. Ainsi le livre de Régine Robin se trouve à l’extrême limite du romanesque, à cheval entre le mémoriel, l’historique et le fictionnel. Bien que, dans les librairies, on le trouve classé généralement dans la catégorie ›Histoire‹, il contient néanmoins toute une série d’éléments qui pourraient justifier aussi une classification sous la rubrique ›Littérature‹. Cet essai teinté d’une forte dose de romanesque est composé comme un texte scientifique, avec une introduction, quelques chapitres principaux et une conclusion, suivie d’une bibliographie et d’une filmographie bien fournies et actualisées. La première partie se réfère à l’établissement d’une poétique des métropoles, la deuxième est une vue sur New York et Los Angeles, la troisième sur Tokyo, la quatrième sur Buenos Aires et la dernière sur Londres. Dans la conclusion, Montréal se voit attribuer une place privilégiée. Dès le début se manifeste la fascination de la spectatrice errante et cosmopolite pour le macadam : D’où me vient cette passion des grandes villes, des capitales ? Aujourd’hui comme autrefois, c’est le pavé des villes qui m’enflamme, les rues, leur animation, les places, les monuments, les illuminations le soir, les enseignes de néon, le trottoir mouillé après la pluie, l’odeur du métro, le bruit du bus approchant l’arrêt, le klaxon du taxi qui cherche à brûler le feu rouge, les femmes se hâtant de rentrer avec leurs filets à provisions, les jeunes en bande, braillant en descendant le boulevard en rollers, les amoureux qui continuent à se bécoter sur les bancs publics. 28 Tout comme les intellectuels des siècles précédents, en particulier les intellectuels juifs, avec leur esthétique de l’errance et de la flânerie dans l’espace de la métropole, Régine Robin reconnaît sa fascination pour cette atmosphère urbaine en perpétuel et multiple mouvement. L’essayiste-narratrice cultive moins un espace virtuel qu’un espace réel et précis dans son existence urbaine précise, tout en savourant les stéréotypes de la topographie complexe et multiple. Lorsqu’elle met en scène les grandes villes, il est question de rues précises, de telle ligne de métro ou de bus, de tel café embléma- 28 R OBIN , Mégapolis, 9. Klaus-Dieter Ertler 122 tique ou de telle gare ou de tel aéroport constituant les nœuds centraux du réseau urbain. La spectatrice ne parle pas d’un bus quelconque, mais du 102 de San Vicente à Los Angeles, du 104 dans la 116 e Rue à New York et autres. Elle habite les villes comme les villes l’habitent : […] depuis ma naissance la ville me dévore et je dévore la ville. Pour moi, on l’aura compris, elle n’est pas un objet, mais une pratique, un mode d’être, un rythme, une respiration, une peau, une poétique. La ville comme autobiographique. 29 Danielle Dumontet rapproche le titre des œuvres précédentes, en soulignant les liens avec Roman mémoriel, Le Golem de l’écriture - De l’autofiction au Cybersoi, Berlin Chantiers - Essai sur les passés fragiles, La mémoire saturée, Cybermigrances - Traversées fugitives ou le roman emblématique de l’écriture migrante La Québécoite, 30 afin de manifester le caractère hautement protéiforme de l’écriture de Régine Robin. Le fait de »traverser toutes les disciplines et tous les genres« 31 se révèle être une méthode extrêmement adéquate pour exprimer l’esprit et la complexité de notre temps. Il ne faut pas oublier que la conclusion offre un point de chute idéalisé en ce monde, et c’est Montréal. Dans sa quête d’une ville idéale, la narratrice se demande si cela ne pourrait pas être Montréal : Et pourquoi pas Montréal ? À Montréal, on serait bien. Tu crois vraiment ? Mais oui ! On y parle français, on ne serait plus obligées de parler une langue étrangère même si, avec le temps, l’anglais nous est devenu familier, quotidien à toi et à moi. 32 Conclusion Les trois exemples puisés dans l’extrême contemporain viennent de démontrer que, dans la production littéraire actuelle du Québec, les métropoles jouent un rôle-clé en ce qui concerne la mise en fiction de la réalité métropolitaine. Montréal et New York y forment un axe important dans la mesure où les deux métropoles fournissent de nombreuses références à l’écriture contemporaine québécoise. Autant au cours du siècle dernier, les grandes villes avaient fonctionné comme un repoussoir et une aire dysphorique pour la culture franco-canadienne, autant elles ont conquis une place centrale dans la fiction d’aujourd’hui. Cela tient certainement au fait que la langue française semble avoir trouvé une position stable au Canada et qu’on ne craint plus son extinction face à l’omniprésence de l’anglophonie. Son système littéraire est parvenu à une maturité qui lui permet d’inclure les préoccupations de la société globale, qui correspondent également aux valeurs des 29 Ibid., 28. 30 D UMONTET , »Passages dans les villes«, 351. 31 Ibid. 32 R OBIN , Mégapolis, 372-373. La mise en fiction des métropoles 123 métropoles ainsi qu’aux constantes de la culture juive : nomadisme, migration, mémoire/ oubli et transculturalisme semblent prédominer dans les discours de la même manière qu’ils font partie du discours métropolitain par excellence. Montréal semble avoir fini par gagner la bataille de la francophonie au Canada. Bibliographie B ENJAMIN , W ALTER : Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris : Éditions du Cerf 1989 [1939]. C OHEN , L EONHARD : Hey, that’s no Way to say Goodbye [http: / / www.leonardcohenfiles.com/ heyger.html (dernier accès : 16/ 08/ 2011)]. D ANSEREAU , P IERRE M. : »L’Agriculture dans l’économie moderne«, Les Idées 7 (1938), 257-267. 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Le roman québécois (2005-2010), Frankfurt a.M. : Peter Lang 2011, 207-220. — Erinnerungsdiskurse in der franko-jüdischen Migrationsliteratur Quebecs, Frankfurt a.M. : Peter Lang 2013 (sous presse). Ursula Mathis-Moser Le Montréal de Dany Laferrière Extrapolations du parcours d’un »acteur (trans)culturel« Dans la topographie laferrienne, Montréal occupe une place privilégiée, que ce soit au niveau de la biographie ou de la narration - une raison de plus de prendre cette ville comme point de départ d’une réflexion sur l’un des auteurs de langue française les plus prolifiques et les mieux notés par la critique. C’est à Montréal, affirme Dany Laferrière, qu’il est »né comme écrivain« 1 ; c’est à Montréal qu’il a puisé »toute [s]on énergie«. 2 La perspective que nous adoptons dans ce qui suit est celle de l’acteur culturel tel que le définissent Christoph Ulf et Erich Kistler. 3 Sans ignorer les apports d’une approche systémique des contacts et conflits (trans)culturels, Kistler et Ulf se focalisent dans cette question du dialogue culturel sur l’agent ou l’acteur social qui, en mouvement perpétuel, évolue à l’intérieur des coordonnées du temps et de l’espace et confère du sens aux processus de contact et de transfert. Ils présupposent en outre que, grâce à ce mouvement constant, l’acteur social ou culturel, dans notre cas l’écrivain, passe d’un »espace social« à l’autre sans jamais être obligé de tout à fait quitter le premier. La formulation laferrienne, »occuper plusieurs lieux et ne pas annuler un lieu en en occupant un autre«, 4 exprime très bien cette idée. Les figurations changeantes vécues ou parcourues, qui se superposent (ou contredisent) plutôt qu’elles ne se remplacent, peuvent donner lieu enfin à la création littéraire qui les »utilise« et transforme à volonté. C’est sous cet angle que nous allons explorer le Montréal de Dany Laferrière, figuration cruciale dans sa biographie, figuration retravaillée tout au long de son œuvre. Départ et tentation du retour ou le périple d’un écrivain »migrant« Dans ses textes littéraires et essais qui nous servent de base, à l’exception près des livres de réécriture, 5 Dany Laferrière évoque de nombreux 1 M ARCOTTE , »Je suis né comme écrivain à Montréal. Interview«, 81. 2 [SRC], Dialogue d’île en île, 33. 3 Cf. K ISTLER / U LF , »Kulturelle(r) AkteurIn«. 4 N UOVO , »Dany Laferrière«, 28. 5 Le goût des jeunes filles (1992 et 2004), Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ? (1993 et 2002), Vers le Sud (2006 ; reprise de La chair du maître 1997). Ursula Mathis-Moser 126 »voyages« et départs qui transplantent soit l’auteur soit le narrateur dans une situation nouvelle qui, au moment de la décision, peut paraître définitive : à l’âge de 4 ans (1957), départ précipité de la capitale haïtienne pour Petit-Goâve ; à l’âge de 11 ans, départ pour Port-au-Prince ; à 23 ans (1976), nouveau départ précipité pour Montréal cette fois ; à 37 ans (1990), pour Miami, 6 et à 49 ans enfin, pour Montréal où il se fixe pour la deuxième fois. Parmi ces figurations de base de la biographie, ce dernier départ vers Montréal a ceci de particulier qu’il est aussi un retour, retour transformant Montréal de lieu vers lequel on s’enfuit en lieu vers lequel on revient : »La boucle est bouclée«, constate déjà l’auteur à propos de la nouvelle édition de Cette grenade… : »Le voyage et le retour : les deux plus vieux mythes de la littérature. Ce qui démontre que Montréal est une vraie ville : elle accueille des gens qui n’y sont pas nés, qui la quittent, puis y reviennent. Comme on revient chez soi.« 7 Mais ce départ de Miami vers Montréal se distingue aussi par le fait qu’il est anticipé par d’innombrables »petits« retours temporaires entre 1990 et 2002, si bien qu’au niveau de la narration, le moi autofictionnel de L’énigme du retour peut déclarer qu’il a vécu à Montréal pendant ces trente-trois dernières années. 8 Montréal reste donc très présent dans la biographie de Dany Laferrière, comme un des lieux vers lesquels on revient, et très présent aussi dans l’imaginaire de l’auteur qui, avec toutes les contradictions et tous les clins d’œil qui caractérisent son écriture, prête les propos suivants à son narrateur : »On n’y fait jamais un tour. On y va pour un moment, et on y passe sa vie« (É. 199). Si l’idée du retour distingue Montréal des autres lieux visités par l’auteur ou son narrateur, ce retour permet aussi, à un niveau fonctionnel, de rapprocher Montréal de Port-au-Prince. C’est à Port-au-Prince que retourne le jeune Laferrière après une enfance heureuse à Petit-Goâve et ce voyage l’ »affect[e] plus profondément« (F. 71) que celui, plus tard, de Port-au-Prince à Montréal puisque la »rupture« spatiale s’entrechoque ici avec une rupture temporelle très marquée entre enfance et adolescence. De plus, comme le retour à Montréal en 2002, ce retour à Port-au-Prince en 1964 ne se limite pas à un retour unique : au cours de sa vie - et contrairement aux grands retours des narrateurs dans Pays sans chapeau et L’énigme du retour - l’auteur effectuera un continuel va-et-vient entre Montréal et sa ville natale. L’Énigme du retour ne célèbre donc ni ne fictionnalise les grandes retrouvailles de l’auteur avec Port-au-Prince mais condense et transpose des retours multiples survenus au cours de ses années de migrance, qui se poursuivent à ce jour. Montréal et Port-au-Prince, deux pôles donc qui, malgré leurs profondes dissemblances illustrées dans l’œuvre laferrienne, s’avèrent complémentaires à un 6 Cf. L AFERRIÈRE , Je suis fatigué, 37-38. Cité par la suite comme F. 7 Dany Laferrière à propos de la nouvelle édition de Cette grenade… [http: / / www.edtypo.com/ ficheAuteur.aspx? codeaut=LAFE1002 (dernier accès : 06/ 10/ 2010)]. 8 Cf. L AFERRIÈRE , L’énigme du retour, 162. Cité par la suite comme É. Le Montréal de Dany Laferrière 127 niveau structurel, deux lieux auxquels on retourne, qui finissent par »manquer« au narrateur : […] je pense tout à coup à Montréal Comme il m’arrive de penser À Port-au-Prince quand je suis à Montréal. On pense à ce qui nous manque (É. 153), et qui sont, en fin de compte, synonymes de vie : Je n’ai qu’à faire circuler la rumeur Que je suis retourné vivre là-bas Sans préciser de quel là-bas il s’agit Afin qu’à Montréal on puisse croire Que je suis à Port-au-Prince Et qu’à Port-au-Prince on soit sûr que Je suis encore à Montréal. La mort serait de n’être plus Dans aucune de ces deux villes. (É. 126) Dans L’énigme du retour, le narrateur adulte osera même insinuer que »[…] là-bas, c’est devenu pareil qu’ici […]« (É. 247). Se pose alors la fâcheuse question des étiquettes littéraires si détestées par l’écrivain : Dany Laferrière peut-il être considéré comme un auteur migrant ? 9 La réponse sera affirmative si »écrivain migrant« présuppose tout d’abord un sujet qui passe consciemment d’une »figuration« à une autre, et elle le sera d’autant plus que, chez Laferrière, ce déplacement de base s’insère dans un réseau d’autres déplacements et se répète tout en se transformant. La réponse restera affirmative ensuite puisque ces diverses figurations se répercutent et se transposent au niveau thématique et esthétique comme nous le démontrerons et parce que - nous en venons à notre prochain point - l’expérience du premier déplacement de Port-au-Prince à Montréal déclenche la carrière littéraire de l’écrivain. »Je suis né à Montréal comme écrivain« ou le potentiel créateur de la migration L’expérience de la migration a certes depuis toujours constitué une expérience élémentaire se prêtant à une transposition littéraire, qu’il s’agisse de l’expulsion du paradis dans un espace ›asignifiant‹ mais prometteur, 10 des errances d’Ulysse, des exils forcés du XX e siècle, ou encore de ce qu’on a caractérisé de »délaissement transcendantal«, d’ »être en route« 11 du sujet 9 Cf. M ATHIS -M OSER , »Littérature nationale versus ›littérature migrante‹« et »La littérature migrante en France«. 10 Cf. M EURER / O IKONOMOU , »Fremdbilder«, 10. 11 Ibid., 12 : »einer ›transzendentalen Obdachlosigkeit‹ (Lúkacs) und ›Unbehausheit‹ (Heidegger), des ›Unterwegs-Seins‹ und des ›Ungewohnten‹«. Ursula Mathis-Moser 128 postmoderne. O. Ette explique cet attrait de l’expérience migratoire et sa fréquente mise en scène littéraire par le fait que, tout comme la naissance ou la mort, la migration représente un espace de condensation sémantique de »Lebenswissen« 12 qui implique des expériences polyvalentes mais permet aussi des »lectures« plurielles. Toute migration, qu’elle soit librement choisie ou imposée, exige de l’acteur social dépouillé des mécanismes de protection habituels, énergie, créativité et flexibilité mentale 13 pour contrer les risques agrandis que comporte sa nouvelle situation de vie. Et plus qu’elle ne les exige, elle stimule et libère ces énergies cachées, élargissant ainsi la gamme des possibilités psycho-sociales. 14 C’est sous cet angle que Dany Laferrière voit sa propre expérience montréalaise de 1976 qu’il résume rétrospectivement en des mots pleins de contradictions : »la solitude, la misère, l’usine, l’écriture et la célébrité« (F. 99). Montréal, lieu de la venue à l’écriture plutôt qu’exil, 15 est synonyme tout d’abord d’une prise de conscience de l’individualité (É. 156) et de l’apprentissage de la responsabilité. 16 »Brusquement, mon présent de l’indicatif est passé dans la mémoire«, note l’auteur dans une interview récente 17 ; il se retrouve seul dans un »tête-à-tête avec [lui]-même« (F. 36), qui lui permettra de passer d’un »jeune intellectuel du tiers monde« (F. 95) gâté par sa famille, à un homme conscient de ses possibilités et de ses choix. Contrairement à Paris qui aurait pu être sa destination, »Montréal l’américaine« le confronte au monde du travail »horrible dans tous les sens du terme« (F. 96) mais salutaire dans le sens d’une prise en main de la vie, qui aura »une influence déterminante sur [s]a façon de voir le monde« (F. 96) et sur sa façon d’écrire. Ceci dit, Montréal est aussi synonyme de vitalité et de liberté : Moi, j’ai été obligé de bouger, de quitter mon pays pour des raisons très concrètes, des raisons de vie ou de mort. Mais j’ai toujours senti, au plus creux de mon désespoir, que c’était là une des grandes chances de ma vie. Quitter son pays est un événement fondamental, la meilleure école qui soit. Vivre dans un autre pays, dans une autre langue, avec une autre vision, dans d’autres odeurs, ne pas pouvoir parler comme je le fais dans mon pays natal, me donne la possibilité de mieux m’exprimer, de ne plus être complice d’une classe sociale, de pouvoir me 12 E TTE , »Literaturwissenschaft als Lebenswissenschaft«, 26. 13 Steffi Holz parle de »mécanismes de protection sociaux et culturels« (»soziale und kulturelle Schutzmechanismen«) ainsi que »d’un risque de blessure accru« (»erhöhtes ›Verletzungsrisiko‹« ; H OLZ , »MigrantInnen«, s.p.). 14 Cf. G ÜNTHER , »So genieße ich jetzt das Single-Leben in Frankfurt«, 130. 15 Dans une entrevue récente, Dany Laferrière se distancie du terme »exil« qu’il n’accepte que depuis peu. Cf. M ORENCY / T HIBEAULT , »Entretien avec Dany Laferrière«, 18. 16 Cf. M ATHIS -M OSER , Dany Laferrière, 65-70. 17 M ORENCY / T HIBEAULT , »Entretien avec Dany Laferrière«, 16. Le Montréal de Dany Laferrière 129 mettre à nu dans un magazine sans penser que j’offense ma famille, de faire ce que je veux. 18 Loin d’être uniquement le lieu de la non-existence, de l’existence blessée, comme c’est le cas chez beaucoup d’auteurs immigrés, l’exil peut donc acquérir aussi une valeur libératrice et stimulante. 19 La traversée de figurations différentes, le dédoublement ou la multiplication des perspectives et l’expérience de réalités historiques, sociales et linguistiques divergentes s’avèrent propices à la création : la prise de distance inévitable d’avec le monde ancien permet à l’écrivain de percevoir en un même mouvement deux réalités, le moi et l’autre, et de voir son existence en suspens entre l’ici et l’ailleurs. D’où, chez Laferrière comme chez beaucoup d’autres »auteurs migrants«, la nette propension à une écriture autofictionnelle que Laferrière évoquera ainsi : »Je n’écris surtout pas pour illustrer un concept. J’écris pour me surveiller« (F. 87). L’Autobiographie américaine ou les scintillements changeants d’une métropole L’Autobiographie américaine En 2000, Laferrière publia Le cri des oiseaux fous qui terminait une série de dix ouvrages que l’écrivain avait lui-même surnommée »autobiographie américaine«. Or, cette »autobiographie«, qui est plutôt du domaine de l’autofiction 20 et n’a rien d’autobiographique dans le sens de la linéarité des événements ou de l’importance du personnage qui se dresse un monument, revêt une double importance pour Laferrière : d’une part, elle permet au moi narrateur d’opérer - à travers le texte - un lent auto-engendrement, d’autre part elle est dépositaire des »codes génétiques« de tout ce que Laferrière a écrit par la suite. Les dix premiers romans laferriens constituent un énorme réservoir d’images, de situations-clé (comme celle de la galerie), de figurations (comme celles de Petit-Goâve, de Port-au-Prince ou de Montréal) et de thèmes à partir desquels se tissent d’innombrables liens vers ses ouvrages postérieurs. Ainsi les deux livres d’enfants parus en 2006 et 2009 prolongent le monde de L’odeur du café, L’énigme du retour renoue avec Pays sans chapeau, et Je suis un écrivain japonais se fait l’écho de certains épisodes d’Éroshima. Ce que nous avons décrit comme intratextualité 21 - le renvoi à des passages d’un même texte, à d’autres textes du même auteur, etc. - se poursuit donc au-delà de l’Autobiographie américaine au sens strict du terme. Mais la ques- 18 S ROKA , Conversations avec Dany Laferrière, 47 ; cf. aussi 157 : »Au début de l’exil, on écrit pour tenter de se consoler, pour se retrouver dans un univers sécurisant jusqu’à ce qu’on puisse prendre son envol.« 19 Cf. M ATHIS -M OSER , Dany Laferrière, 67. 20 Cf. Lecarme, »L’autofiction«. 21 Cf. M ATHIS -M OSER , Dany Laferrière, 201-206. Ursula Mathis-Moser 130 tion est moins de savoir où commence et où se termine cette autobiographie pourtant clairement définie par l’auteur que de savoir où réapparaît et comment se transforme un élément précis. La question est aussi de savoir comment, en s’écrivant, elle se transforme elle-même. Car si Laferrière, qui se dit inspiré par la Comédie humaine de Balzac, 22 réaffirme en 2010 n’avoir écrit qu’un seul livre, 23 il compare désormais ce »livre« à »une grande tapisserie« où il laisse »maintenant les choses aller«, »se tisse[r]«. 24 Son ultime but serait même de produire »une œuvre beaucoup plus importante que moi, qui pourrait faire en quelque sorte que, pour une fois, Haïti soit le théâtre de quelque chose de positif dans le monde«. 25 L’univers de Dany Laferrière écrivain se transforme donc, mais, en même temps, tout s’y »reprend«, rien ne s’y perd, et là où l’on a l’impression qu’il se dilate, il s’approfondit, avec Montréal encore dans le rôle crucial. Le »quatuor de couleur« Retournons donc au »quatuor de couleur«, expression destinée à caractériser les quatre romans métropolitains de l’Autobiographie américaine, Comment faire l’amour…, Éroshima, Cette grenade… et Chronique de la dérive douce. Situés à Montréal, 26 témoignant d’un immigrant qui veut devenir écrivain (Chronique…), d’un Noir qui écrit un roman (Comment faire l’amour…) ou encore d’un journaliste de couleur qui fait un reportage sur l’Amérique (Cette grenade…), ces textes mettent en scène un moi errant, souvent artiste et créateur, qui parcourt soit la ville de Montréal soit l’espace plus vaste de l’Amérique du Nord. La ville est présente tout d’abord sous forme de références concrètes (noms de rues, de bâtiments, etc.), puis sous forme d’isotopies qui se réfèrent à l’infrastructure urbaine (bars, bistrots) et aux moyens de transport en commun comme par exemple le métro ou l’avion, les »non-lieux« de M. Augé. Cette multiplication ou »surabondance« de références désignant des réalités montréalaises ne se porte cependant pas garante d’un sens sousjacent mais opère plutôt selon la loi de la synecdoque qui »remplace les totalités par des fragments«, ou de l’asyndète qui »les délie en supprimant le conjonctif et le consécutif«. 27 En résulte un paysage urbain fait d’îlots isolés qui servent d’arrière-plans à la quête du moi. Le regard du moi ne domine d’ailleurs plus cette ville postmoderne éclatée : ni panorama, ni vue d’en haut, mais fragmentation et, au niveau des relations interpersonnelles, malgré les aventures sexuelles omniprésentes, une solitude rarement rompue. 22 Cf. M ORENCY / T HIBEAULT , »Entretien avec Dany Laferrière«, 15. 23 Cf. S ROKA , Conversations avec Dany Laferrière, 159. 24 M ORENCY / T HIBEAULT , »Entretien avec Dany Laferrière«, 15. 25 S ROKA , Conversations avec Dany Laferrière, 150. 26 Dans le cas de Cette grenade…, au moins partiellement. 27 C ERTEAU , L’invention du quotidien I, 153. Le Montréal de Dany Laferrière 131 Au niveau esthétique que nous nous contentons ici d’effleurer mais qui paraît déterminant dans la discussion de toute écriture migrante, la fragmentation et l’individualisation des éléments se perpétuent. Si Laferrière a l’habitude de distinguer entre »textes de la parole« et »textes du regard«, cette classification peut aussi être décrite par les deux termes »textes de la contemporanéité« et »textes de la mémoire«. 28 Or, à l’exception de Chronique… qui réintroduit dans le récit la dimension du passé et propose au moi, sous forme de 366 poèmes en prose (ou proses poétiques), un cadre légèrement stabilisant, les textes métropolitains sont des textes de la contemporanéité et de la parole. Ils évoquent un moment proche de leur production et juxtaposent des bribes d’action diverses, sans se soucier du passé ni des origines du moi. En même temps, ce manque d’une dimension authentiquement temporelle est compensé ici non seulement par un foisonnement d’éléments hétérogènes au niveau de la macro-structure - c’est-à-dire un pêle-mêle d’éléments de récits, de journaux, de critiques littéraires, d’émissions télévisées, etc. -, mais aussi par des »débordements discursifs, des énumérations de lieux et de noms, des allusions littéraires et autres, des citations, des références intertextuelles«, 29 etc. En résulte un style extrêmement éclaté, »haletant et rapide« 30 qui semble dire, à un niveau esthétique et de manière admirablement adéquate, la réalité hybride du moi errant et migrant. Les scintillements changeants d’une métropole Ceci dit, le Montréal des romans métropolitains n’est pas uniforme. Si dans Comment faire l’amour… la métropole postmoderne est sous le signe de la »surabondance spatiale« 31 et se présente comme lieu étendu dans le présent, sans délimitation ni structure, elle laisse des traces certaines dans le vécu du métropolitain. Oublieux de ses origines mais non de la couleur de sa peau, celui-ci parcourt la ville en passant d’un lieu, d’une image à l’autre et son »chez-soi«, un lamentable taudis qui déborde de fragments et de citations du monde entier, la reflète encore. D’autre part, la métropole acquiert une valeur tout à fait positive comme lieu vital et stimulant qui rend possible le rêve américain de la réussite. Le narrateur, qui finira par écrire son premier roman, »tape avec frénésie. La Remington jubile. Ça gicle de partout. Je tape. Je n’en peux plus. Je tape. J’en ai ma claque. J’achève. Je m’affale sur la table, à côté de la machine à écrire, la tête entre les bras«. 32 Le côté joyeux, orgas- 28 Cf. M ATHIS -M OSER , Dany Laferrière, 141-182. 29 Ibid., 197. 30 Ibid. 31 A UGÉ , Non-Lieux, 55. Les observations suivantes à propos du »quatuor de couleur« se basent sur le chapitre »La métropole-monde« de M ATHIS -M OSER , Dany Laferrière, 103- 116. 32 L AFERRIÈRE , Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, 176. Ursula Mathis-Moser 132 tique, voire orgasmique de ce premier portrait de la ville rappellerait d’ailleurs, selon Pierre Nepveu, »une ville tropicale« mais qui »n’est sûrement pas Port-au-Prince : il n’y a pas d’histoire haïtienne ici, ni même d’histoire tout court«. 33 Il n’empêche que le lecteur se rappelle inévitablement la devise laferrienne citée plus haut : »on peut occuper plusieurs lieux et ne pas annuler un lieu en en occupant un autre«. Images rapides, espaces étendus, avec Montréal occupant une place à part dans la ronde folle des villes citées - tel est l’univers d’Éroshima qui perpétue, répète et transforme celui du premier roman. Prenant comme point de départ un épisode montréalais qui met en scène un moi »nègre«, toujours sans mémoire ni passé, qui passe deux semaines avenue du Parc dans le loft d’une japonaise partie à New York, Laferrière permet au reste de l’intrigue et de l’espace de se volatiliser. Le dynamisme du texte s’accroît, tout comme le vide émotionnel des personnages qui n’était que partiel dans Comment faire l’amour..., et avec noir et jaune, la »guerre interraciale« des sexes change de couleur. Si les autres villes apparaissent essentiellement à travers le filtre de vitres, de textes et de photos, Montréal se manifeste à travers des noms de lieu, les rumeurs de l’avenue du Parc et le foisonnement de rues, quartiers et nationalités, le tout immergé de nouveau dans la stricte atemporalité du présent. Aucune perspective temporelle non plus, ni passé ni »ailleurs« dans Cette grenade… (première version) où l’espace évoqué devient profondément continental, américain, et où l’auteur se plaît à explorer les valeurs qui soustendent la société judéo-chrétienne : succès, célébrité, richesse, vitesse, mouvement. Un moi noir hyperactif amène le lecteur dans un voyage en Greyhound, taxi ou métro à travers des paysages où s’alignent les mêmes petites villes incolores et où le moi fait l’expérience de son ultime solitude : »Je m’assois sur le bol des toilettes et, sans crier gare, une terrible déprime me tombe dessus. […] La solitude est l’aboutissement naturel de toute vie en Amérique«. 34 Mais cette fois-ci, cette »solitude d’une intériorité menacée« 35 qui est la face cachée du désir d’expansion et de conquête américain, prend fin justement à Montréal, ville évoquée dans des allusions éparpillées à travers le texte et, plus particulièrement, à la fin du livre. Ayant conquis le continent et appris la facticité des apparences, le moi retourne à Montréal où bat le cœur de Bouba, ami d’antan (Comment faire l’amour…) et double possible du narrateur. Reste le dernier »roman« du quatuor de couleur, celui qui thématise le plus explicitement l’aventure de la migration et qui, de par sa forme poétique, anticipe en quelque sorte L’énigme du retour. Dans Chronique de la dérive 33 N EPVEU , Intérieurs du Nouveau Monde, 337. 34 L AFERRIÈRE , Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ? , 92. 35 M ATHIS -M OSER , Dany Laferrière, 111. Le Montréal de Dany Laferrière 133 douce, 36 le narrateur ne laisse point de doute à propos du lieu et du temps de l’action ni à propos de ses propres origines, même si, au début, ces coordonnées ne circonscrivent qu’un vide qu’il reste à structurer : Je viens de quitter une dictature Tropicale en folie Et suis encore vaguement puceau Quand j’arrive à Montréal En plein été 76. 37 L’espace inconnu de Montréal est parcouru à pied, en autobus, en métro, et ce n’est que lentement que, dans la conscience d’un moi »sans adresse«, s’insèrent des points de repère fixes : un bar rue Crémazie, un premier logement, un travail. Mais Montréal ce sont aussi ses grandes rues, ses parcs, ses quartiers et ses institutions comme la Bibliothèque nationale ou les bureaux de l’Immigration. Tous ces endroits se remplissent graduellement par des présences humaines et s’enrichissent d’un réel social, avec des chambres salubres, les personnages de l’immigré et de l’Indien, les peines des marginaux, la sécurité sociale, les conditions de travail, la délinquance. Haïtiens, Italiens et Vietnamiens des quartiers pauvres entassés comme des sardines dans ces wagons qui filent vers l’est de la ville, toutes couleurs confondues. 38 Pour la première fois la métropole acquiert donc un visage bien différencié et nullement idéalisé et, pour la première fois aussi, Laferrière brosse un portrait rapide mais néanmoins différencié de la société haïtienne en exil. Il y est question de générations, de classes sociales, de métiers, de l’origine urbaine ou campagnarde et du créole. Pour le moi cependant, Montréal reste la ville de l’initiation sexuelle, de la prise en main de la vie et de la décision de se faire écrivain : il abandonnera son travail pour »retourner/ au parc traîner, regarder/ les filles, noter [ses] impressions«. 39 Même si les romans du »quatuor de couleur« connaissent chacun leur particularité - l’un orgastique, l’autre d’un dynamisme sans émotion, le troisième continental et le quatrième surtout très personnel -, ils représentent dans leur ensemble un paradigme convaincant d’une écriture transculturelle consacrée ici moins à ce que R. Berrouët-Oriol et R. Fournier considèrent le »référent massif« du pays laissé ou perdu qu’à la réappropriation de »l’Ici, inscrivant la fiction - encore habitée par la mémoire originelle - dans 36 L AFERRIÈRE , Chronique de la dérive douce. Pour ce qui suit cf. M ATHIS -M OSER , Dany Laferrière, 113-114. 37 L AFERRIÈRE , Chronique de la dérive douce, 12. 38 Ibid., 74. 39 Ibid., 136. Ursula Mathis-Moser 134 le spatio-temporel de l’Ici«. 40 En parlant de tels textes, les deux auteurs jouent d’ailleurs avec le terme de »littératures métisses« qui signalerait »des écritures de la perte, jamais achevées, de l’errance et du deuil«. 41 Nouvelles et anciennes figurations dans les deux derniers romans L’inscription du spatio-temporel de l’ici se retrouve au moins partiellement dans les deux derniers romans de Dany Laferrière, Je suis un écrivain japonais 42 et L’énigme du retour. Dans le premier, Montréal est le théâtre de l’action, dans le deuxième, »livre plus intime«, 43 le moi part de Montréal pour retourner sur l’île. L’auteur lui-même fait le lien entre ces deux nouveaux »romans« et les anciens en ravivant l’idée de »livres jumeaux« qui se complimentent : d’une part, Je suis un écrivain japonais et Éroshima, avec Le goût des jeunes filles évoquant une autre cour de jeunes femmes libres, et, d’autre part, L’énigme du retour et Pays sans chapeau, contrastant, quant à eux, avec la situation de départ de Cri des oiseaux fous. Cependant, malgré ces liens évidents, les deux romans de 2008 et 2009 dépassent la simple intratextualité de l’Autobiographie américaine. Car si, selon l’auteur, les dix premiers livres servaient avant tout à »témoigner« et si les réécritures étaient surtout »un travail de broderie«, les deux romans suivants ont ceci de particulier qu’ils sont »à la fois un travail d’imagination et une réflexion sur [ce] travail d’imagination«. 44 La réflexion esthétique caractérise avant tout le premier des deux romans en question mettant en scène un écrivain montréalais, lequel n’arrive pas à coucher sur papier son roman Je suis un écrivain japonais et se voit alors confronté aux machineries des institutions littéraire et diplomatique. »[M]ise en abyme qui dit [s]a désinvolture face au lieu, au temps et à l’espace«, 45 le texte se présente tout d’abord comme champ de bataille d’un moi polyfonctionnel impliqué dans plusieurs réseaux d’action qui s’entrelacent : ainsi le Je lecteur de Basho parcourt Montréal à la recherche d’une »expérience japonaise« (J. 24), qui l’impliquera dans une intrigue policière. Parallèlement, ce moi écrivain se trouve à la merci de la diplomatie japonaise intriguée par un auteur noir, qui se déclare »écrivain japonais«. Pendant que cette histoire dégénère, une autre se tisse avec le personnage de l’éditeur qui, en lui demandant un livre et un livre vite écrit, »harcèle« l’écrivain présumé. Dans tout cela, la ville de Montréal est amplement présente : présente d’abord sous forme d’innombrables références concrètes - comme le fleuve 40 B ERROUËT -O RIOL / F OURNIER , »L’émergence des écritures migrantes et métisses au Québec«, 12. 41 Ibid., 12. 42 L AFERRIÈRE , Je suis un écrivain japonais. Cité par la suite comme J. 43 S ROKA , Conversations avec Dany Laferrière, 154. 44 Ibid., 155. 45 Ibid., 142. Le Montréal de Dany Laferrière 135 [Saint-Laurent], le Stade, le quartier Chinois, le musée des Beaux-arts, le Ritz-Carleton, le Café Sarajevo, ou encore les rues Sherbrooke et Saint- Laurent -, présente ensuite sous forme d’isotopies urbaines - comme le métro, les marchés, les librairies et les parcs, 46 et présente enfin avec ses facettes nocturnes de la drogue et de la prostitution, avec ses propriétaires et marchands et son »odeur de la pauvreté« (J. 204). Pourtant, plus que jamais, la forte présence de la ville renvoie à autre chose : Montréal, que Laferrière, dans un mail récent, décrit comme »ville tranquille«, »à la croisée des chemins« et où »la question de l’immigration est déterminante« (mail du 18.9.2011), représente ici le lieu de la déconstruction du national, voire de l’écrivain monopolisé et récupéré par la nation ; moins que lieu de la création littéraire puisque le moi n’arrive pas à écrire son roman, la métropole transculturelle s’avère ici lieu de l’énonciation de la problématique transculturelle. Quelques exemples suffisent : le diplomate japonais finit par rappeler le diplomate plus que le Japonais, la Japonaise Midori se déguise en Japonaise en enfilant un kimono et sa bande de jeunes artistes reflète moins une japonité spécifique qu’une urbanité métropolitaine. »Une parabole drôle et savante sur la transnationalité de la littérature« selon Sroka, 47 ce roman est donc une mise en garde pleine de verve et d’ironie contre les stéréotypes nationaux en général et contre toute glorification du lieu d’origine. C’est avec L’énigme du retour que l’auteur-narrateur repart enfin pour Haïti, non sans consacrer un long chapitre - »Lents préparatifs de départ« - à Montréal. En pleine nuit, la nouvelle de la mort du père frappe le moi qui se met en route vers le Nord d’abord, dans le silence et le froid, »le long d’un fleuve gelé«, avant de retourner - »animal de ville« (É. 16) - à la métropole. Celle-ci, une fois de plus, est une ville glacée, à l’opposé de la »sensibilité du Sud«, mais plus que jamais, elle est aussi le lieu où ce moi sombre dans le sommeil pour laisser naître en lui les vives images de la mémoire du pays natal. Ici, dans L’énigme du retour, Montréal reste, certes, bien la ville de la consécration littéraire, puisque les passants abordent le moi dans la rue, mais si le narrateur se souvient de ses premiers romans, c’est moins l’image du succès qui s’impose que celle de sa chambre rue Saint-Denis ou du cahier noir où il prenait des notes. De même, le narrateur continue d’observer le quotidien de la ville et les transformations qui sont survenues dans les rues et les quartiers depuis son arrivée et le lecteur sent que la tonalité qui soustend cette évocation est celle d’une légère mélancolie : La même émotion chaque fois Que j’aperçois la ville au loin. Je passe par le tunnel sous le fleuve. On oublie toujours que Montréal est une île. (É. 19) 46 Très souvent le parc Lafontaine. 47 S ROKA , Conversations avec Dany Laferrière, 150. Ursula Mathis-Moser 136 C’est cette touche de sensibilité à peine perceptible qui semble contredire une dernière facette de Montréal présente pourtant dans beaucoup de textes laferriens. Dès le quatuor de couleur et sous les formes les plus diverses, l’auteur fait allusion à la médiatisation de la réalité urbaine (journal, photo, télévision) et du personnage de l’écrivain. Plus tard, dans J’écris comme je vis, le moi craint de finir par confondre Montréal »avec un énorme téléviseur«. 48 Dans le scénario du film Vers le sud, la télévision devient même un personnage de plein droit et, dans Tout bouge autour de moi, où sont évoqués le séisme du 12 janvier 2010 et ses répercussions sur la population et le moi, la couverture médiatique des événements se transforme en une menace et une agression presque physique sur le téléspectateur. À Montréal, constate enfin l’auteur dans une entrevue, »on doit regarder les images, boire le poison jusqu’à la lie«. 49 Or, dans L’énigme du retour, »l’énorme téléviseur« est tout intérieur et le roman marque un point intéressant dans la représentation de la métropole. Le Montréal des débuts, qui fut surtout lieu de l’écriture, puis, dans Je suis un écrivain japonais, lieu de la réflexion sur le transculturel, s’ouvre à la mémoire dans L’énigme du retour. La narration »déstabilise« ainsi les classifications, celles de l’auteur et la nôtre incluses, destinées à repérer deux cycles de romans à l’intérieur de l’Autobiographie américaine. Nous avons certes insisté depuis toujours sur les points faibles de telles classifications, mais ici les lignes s’entrecroisent plus que jamais. L’écrivain Dany Laferrière, »acteur culturel« pour ainsi dire qui, dans un mouvement perpétuel, évolue à l’intérieur des coordonnées du temps et de l’espace, ne cesse de conférer du sens aux processus de contact et de transfert (trans)culturels et, moins que jamais, ne semble être obligé de tout à fait quitter un lieu en en occupant un autre. Les représentations littéraires de ces lieux - nous l’avons démontré à propos de Montréal - s’avèrent scintillantes et servent de scénario à l’exploration d’expériences profondément humaines comme celle de la migration, de la naissance, de la mort et aussi du temps. On ne s’étonnera donc pas si Laferrière réfute l’étiquette d’écrivain tout simplement »migrant«. Il se voit plutôt dans la lignée des auteurs d’une »littérature-monde en français«, comme écrivain qui se cherche et qui transmet à son lecteur, très exclusivement en français, les couleurs du monde. Citons un message du 16 septembre 2011 : Je n’ai rien conquis… à part moi-même. J’ai voulu être écrivain, c’est à-dire parler du fond de mon cœur avec l’aide de mon esprit. Dire mes vérités et mes sentiments, et aussi mes sensations. Alors que je n’étais qu’un jeune Haïtien débarquant à Montréal. Et faire en sorte que cette voix et celles des autres soient entendues. Mieux, lues. C’était cela la vraie montagne à grimper. 48 L AFERRIÈRE , J’écris comme je vis, 59. 49 P OUCHET , »Interview de Dany Laferrière«, s.p. Le Montréal de Dany Laferrière 137 Bibliographie A UGÉ , M ARC : Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris : Seuil 1992, 15-56. B ERROUËT -O RIOL , R OBERT / F OURNIER , R OBERT : »L’émergence des écritures migrantes et métisses au Québec«, Quebec Studies 14 (1992), 7-21. C ERTEAU , M ICHEL DE : L’invention du quotidien, I. Arts de faire, Paris : Gallimard 1990. E TTE , O TTMAR : »Literaturwissenschaft als Lebenswissenschaft. Eine Programmschrift im Jahr der Geisteswissenschaften«, lendemains 125 (2007), 7-32. 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Peter Klaus Le Montréal transculturel Entre havre de paix, creuset multiculturel et cauchemar Laide et dynamique comme Manchester, rêveuse et nostalgique comme Lisbonne, hantée, telle Berlin, par son passé et ses fractures internes, séparée telle Istanbul, par un Bosphore imaginaire, animée comme le Madrid des années quatre-vingts, par une permanente movida sociale, politique et culturelle, Montréal est un manteau d’Arlequin. Stéphane Lépine, »Écrire Montréal« Le Montréal francophone vu par des Francophones C’est ainsi que Stéphane Lépine présente Montréal, la capitale mondiale du livre en 2005. Il est intéressant de noter qu’il a recours à des comparaisons quelque peu faciles parce que grossières et donc forcément boiteuses. On remarque aussi qu’il tire ses comparaisons surtout entre Montréal et des villes européennes, sauf Istanbul (qui en fait mériterait qu’on s’y arrête un peu). Il exclut pour ainsi dire tout ancrage nord-américain de la métropole québécoise et la prive ainsi de sa particularité historique, culturelle et linguistique. Pourquoi, en plus, Montréal serait-il un manteau d’Arlequin ? Mais Montréal est aussi ceci : Métropole d’une minorité au Canada, Montréal pourrait aspirer au titre de la plus importante ville secondaire du monde. Elle est la seconde ville canadienne après Toronto, la seconde ville francophone (si l’on compte les anglophones ! ) après Paris, la seconde ville juive d’Amérique, la seconde capitale haïtienne. Son équipe de baseball finit généralement au deuxième rang derrière New York… 1 François Hébert, dont on connaît l’engouement pour le mot et ses subtilités, fait paraître dans cette éternelle deuxième que serait Montréal, un des vieux complexes d’infériorité des Québécois. Montréal, qui au fil des ans est devenu la métaphore d’une société canadienne avec toutes ses cassures, est l’endroit où se décide le sort de la présence et de la permanence de l’altérité à la française en Amérique du Nord. Montréal a plus qu’une seule vocation. Montréal est devenu au fil des décennies un havre de paix et d’espoir pour de très nombreux réfugiés. Les 1 H ÉBERT , Montréal, 21-22. Peter Klaus 140 différents flux migratoires depuis la fin de la deuxième guerre mondiale ont contribué à façonner le visage et le caractère de Montréal marqué jusque-là essentiellement par ce qu’on a appelé assez longtemps les »Deux Solitudes«. 2 Entre temps d’autres solitudes se sont greffées sur les premières et ont modifié l’image de Montréal en profondeur. Sherry Simon dans Hybridité culturelle (1999) nous parle d’un Montréal hybride de par ses manifestations architecturales. Elle chante l’éloge de Montréal dans son brillant essai »Translating Montréal : Épisodes in the Life of a Divided Cit«y (2006) 3 où elle fait état de cette pénétration de la ville par des sensibilités et des créativités autres que simplement »de souche«. 4 Les divisions de Montréal évoquées par Sherry Simon semblent être une histoire du passé, l’ancienne ›ligne de démarcation‹, la Main, autrement dit l’avenue Saint-Laurent a, apparemment, perdu ce rôle historique. Les divisions d’aujourd’hui sont plus subtiles, elles se sont déplacées tout comme les populations ›de souche‹ qui ›émigrent‹ vers les banlieues et celles des immigrés qui ont tendance à se concentrer pour certaines à Montréal-Nord ou à Saint Michel, ou à Outremont. Notre tâche ici serait d’ébaucher un Montréal tel que certains écrivains de la diaspora haïtienne l’ont représenté dans leurs romans. Pourquoi justement recourir à des auteurs de la diaspora haïtienne ? 5 La réponse est relativement simple et complexe en même temps. Montréal est devenu depuis environ 1964 le refuge de bon nombre d’intellectuels et créateurs haïtiens qui ont dû quitter l’Haïti des Duvalier. Cet exode a permis à Montréal de devenir un centre de la création littéraire haïtienne de la diaspora. 6 Mais voyons comment, avant cette période, l’image de Montréal telle qu’elle est reflétée par la littérature, s’est modifiée au fil des ans. Ce petit 2 D’après le roman Two Solitudes, de Hugh MacLennan, publié en 1945. MacLennan avait emprunté son titre à un poème de Rainer Maria Rilke. 3 Paru en français sous le titre : S IMON , Traverser Montréal. Une histoire culturelle par la traduction, 2008. 4 Et elle dit aussi : »Montréal est devenu aujourd’hui une ville cosmopolite, une ville où le français s’est imposé comme matrice de la vie culturelle. Ses rues sont des lieux de rencontres, de métissage, d’interférence. Mais pendant près de trois siècles, les relations culturelles de la ville ont été marquées par des divisions spatiales et culturelles fondamentales. Montréal nourrit des rêves et des mythes comme toute métropole, mais ses enseignements particuliers concernent des passés séparés« (ibid., 3). 5 On évoquera les écrivains d’origine haïtienne Gérard Étienne, Dany Laferrière, Émile Ollivier et Antony Phelps. 6 Suite à la dictature de François Duvalier Montréal est devenu depuis les années 1960 un centre et un foyer de création haïtiens avec des maisons d’éditions, des magazines et des activités culturelles et cela plus que Miami, New York ou même la France. À noter dans ce contexte les nombreux poètes tels que Serge Legagneur, Jean-Richard Laforest, Anthony Phelps qui réussisent à être intégrés dans les anthologies québécoises pratiquement dès le début. La communauté haïtienne de Montréal compte aujourd’hui autour de 80-90 000 personnes. Le Montréal transculturel 141 panorama qui ne revendique aucune exhaustivité, va nous permettre de cerner davantage la particularité montréalaise et le regard nouveau comme nos romanciers haïtiens les ont représentés. Le Montréal des autres Montréal, par son intégration malaisée dans l’ensemble québécois, remet en question l’élaboration d’une identité unitaire qui prétendrait justifier son autochtonie, son antécédence. À Montréal, plus qu’ailleurs, la rencontre de l’étranger est une donnée immédiate du parcours. C’est d’ailleurs dans cette perspective que l’on peut envisager la fonction du cosmopolitisme dans le cadre montréalais. 7 Considérons deux petits exemples pour souligner la spécificité montréalaise. Dans le premier cas, il s’agit d’un Français expatrié, d’un nomade, Patrick Straram, qui s’était fait appeler le Bison ravi 8 . Ce n’est pas le Dos Passos de Manhattan Transfer, ce n’est pas le Döblin de Berlin Alexanderplatz. Mais Patrick Straram sait faire parler la ville et lui donner un rythme bien à elle : Ste Catherine hurle, trépigne, étincelle, charrie ses flots dégorgés dans le tintamarre, cavale en trombes et en fanfares, suicidés vivants s’y bousculant, s’y précipitant, s’y accrochant, dans la fièvre hystérique qui les automatise […] Aussi dégueulasse et effrayant que le boulevard des Italiens ou Georgia Street, que Piccadilly ou la 8 e avenue à Calgary […]. 9 Comparez cette polyphonie fracassante à l’extrait du roman de Jean-Jules Richard Faites-leur boire le fleuve (1970) : Mais des milliers d’hommes de tout âge, plus ou moins gras, bien vêtus, souvent beaux, suivent partout et à peu près des pistes d’un bout à l’autre du port. […] Ces êtres sont des Bordeleaux. Chaque matin, ils quittent les faubourgs où ils vivent en exil pour regagner le pays. Drôle de pays ! Un pays d’où l’on part souvent et d’où l’on voudrait partir plus souvent encore pour aller en voir d’autres. Mais c’est une patrie quand même s’il faut en avoir une au lieu de la chercher. C’est aussi un état à lui tout seul, situé sur la rive de Montréal […]. 10 Dans les deux cas, c’est un regard francophone posé sur cette ville en devenir. Patrick Straram, Français d’origine et bourlingueur, s’efforce à rythmer la vie montréalaise et à y introduire des comparaisons avec d’autres métropoles de par le monde, tandis que Jean-Jules Richard dépeint le destin quotidien des travailleurs francophones qui gagnent leur vie au port de Montréal et qui y vivent pratiquement, du moins pour le narrateur, en exil dans leur propre pays. L’image de l’exil va revenir à plusieurs reprises dans ce qui suit. Mais il faut souligner que dans le passage cité, c’est d’un exil tout particulier dont il est question. Un exil des travailleurs francophones dans 7 H AREL , Les passages obligés, 146. 8 La référence à Boris Vian est évidente dans cet anagramme. 9 S TRARAM , »Tea for two«, 377. 10 R ICHARD , Faites-leur boire le fleuve, 11. Peter Klaus 142 leur propre ville qui rappelle le ›peuple-concierge‹ de Michèle Lalonde dans son poème-manifeste Speak white et qui rappelle d’une certaine manière aussi la situation de Laurel dans Les Aurores montréales (1996) de Monique Proulx. 11 Se voyant d’abord comme un étranger dans sa propre ville, Laurel sera aidé à s’intégrer par des jeunes de son âge, issus de l’immigration. Le poème Frères d’exil (1986) 12 de l’écrivain d’origine haïtienne Anthony Phelps nous met justement en face de cette problématique de l’exilé qui une fois »intégré« dans le nouvel univers de cette »ville de verre ville d’acier« 13 va perdre ses souvenirs, ses racines, parce que »le verre et l’acier modifient nos croyances«. Le verre et l’acier, symboles de modernité et de froideur, recouvrent les fleurs du pays d’origine et font oublier »la chanson du remouleur« 14 qui appartient à un autre âge, à une autre culture. Pour Émile Ollivier (1940-2002), Montréal est : »[…] ville d’accueil, ville creuset, ville qui joue à surprendre ! […] ville sans passé prestigieux, peuplée en majorité de gens venus d’ailleurs.« 15 Ollivier souligne justement ces trois éléments qui caractérisent Montréal pour de nombreux réfugiés ou de simples immigrants. Toutes ces populations nouvellement arrivées trouvent à Montréal une ville d’accueil, un havre de paix. Et l’afflux des différentes vagues d’immigration ont fait de Montréal ce creuset multiethnique et plurilingue dont parlent de nombreux écrivains et chercheurs. Dans La Brûlerie, roman publié à titre posthume, Émile Ollivier précise davantage son point de vue. Un peu comme Michel Tremblay qui dans son cycle romanesque Chronique du Plateau Mont-Royal nous habitue au quartier autour de la rue Fabre près du Parc Lafontaine. Le roman d’Ollivier nous plonge dans un quartier précis de Montréal, bien circonscrit, avec ses rues et ses monuments, et un café, ›La Brûlerie‹, qui existe réellement. Il s’agit du quartier Côte-des-Neiges, déjà mis au centre d’un roman par Alice Parizeau (Côte-des-Neiges, 1983) et par Mauricio Segura dans Côte-des-Nègres (1998). 16 Pourtant, Émile Ollivier ne procède pas à la manière de Régine Robin qui, dans La Québécoite (1983), défamiliarise une géographie urbaine familière. Dans la partie intitulée »Snowdon« de son roman, elle évoque également le quartier dont il est question ici. La peinture quasi hyperréaliste d’Ollivier ressemble quelque peu au procédé de John Steinbeck de la Cannery Row (1945) quant à la typification des caractères. La Brûlerie compose une sorte de 11 Dans le poème-manifeste Speak white de Michèle Lalonde les Québécois francophonessont présentés comme étant un ›peuple-concierge‹, qui n’est donc pas maître chez lui. Dans la nouvelle de Monique Proulx Les Aurores montréales, le protagoniste Laurel, un jeune de 16 ans, se sent étranger dans sa ville dans laquelle il sera intégré par ses nouveaux amis qui sont tous d’origine étrangère. 12 J OUBERT et al., Les Littératures Francophones depuis 1945, 149. 13 Ibid. 14 Ibid. 15 O LLIVIER , Passages, 70. 16 M AURICO S EGURA , né au Chili en 1969, est arrivé à Montréal à l’âge de cinq ans. Côtedes-Nègres, publié en 1998 chez Boréal, est son premier roman. Le Montréal transculturel 143 microcosme, un point de rencontre des biographies les plus bigarrées, des personnages qui ne tiennent pas en place, des nomades qui traînent les tares d’un passé et qui nous présentent dans ce lieu béni un caléidoscope d’imaginaires, de nostalgies et d’amours impossibles. Un monde en perpétuel métissage! Le narrateur dépeint ce Montréal nouvelle mouture vis-à-vis d’un des protagonistes du roman, Dave Folantrain, qui parle de son intention d’écrire un livre sur le Québec des années 1990 : Je lui dis aussi qu’un vrai travail d’écriture sur Montréal devrait commencer par mettre en scène la parole nomade, la parole migrante, celle de l’entre-deux, celle de nulle-part, celle d’ailleurs ou d’à côté, celle de pas tout à fait d’ici, pas tout à fait d’ailleurs ; je lui dis que dans cette ville aux quatre solitudes - celles d’être francophone, anglophone, immigrant et noir -, il faudrait montrer comment notre présence bouscule, bariole, tropicalise le lieu montréalais. 17 Montréal entre havre de paix, creuset multiculturel et cauchemar Les quatre solitudes dont parle le narrateur d’Émile Ollivier constituent un élément nouveau qui n’a probablement encore jamais été évoqué aussi clairement. Et un autre fait également : la présence de l’autre qui »bouscule, bariole, tropicalise le lieu montréalais«. 18 Gérard Étienne (1936-2008) l’aurait dit autrement, de manière moins voilée. La présence de l’Autre chez lui doit choquer, provoquer. Car le Montréal de Gérard Étienne transporte le lecteur dans un tout autre univers, un univers de cauchemars, de persécutions, de tortures et d’hallucinations. Ses protagonistes sont des êtres tourmentés qui n’arrivent pas à faire la part des choses entre ›réalité‹ et ›rêve‹. Ils ne mènent pas une vie tranquille comme les protagonistes d’Émile Ollivier dans La Brûlerie. Pourtant, dans »Une nuit, un taxi«, une de ses nouvelles du recueil Regarde, regarde les lions (2001), Émile Ollivier dépeint aussi un univers fantasmagorique, cette fois-ci sur le pont Jacques-Cartier où le protagoniste rencontre une créature de rêve qui a le pouvoir de vie et de mort. Mais Lafcadio, le chauffeur de taxi, est tellement sous l’emprise des émotions qu’il prend ses hallucinations pour la réalité. L’apparition de la femme voluptueuse et envoûtante sur le pont le ramène vers une vie d’émotions et vers la vie d’autrefois dans son village. Le monde bascule, il y a une femme qui meurt sur le pont et Lafcadio perd la raison. Pour Sherry Simon, l’histoire de Lafcadio symboliserait plusieurs choses. D’une part, le pont Jacques-Cartier ne relierait pas deux parties de Montréal, mais serait un passage entre Québec et Haïti, entre la routine du chauffeur de taxi et son imagination. Lafca- 17 O LLIVIER , La Brûlerie, 55-56. 18 Pour le Canada, la métaphore des Two Solitudes, d’après le roman de Hugh MacLennan (1945), a longtemps été en vigueur. Avec l’avènement de la littérature des migrants à partir de 1980, un deuxième terme, celui de la »troisième solitude« a été créé. Émile Ollivier va donc encore plus loin avec ses »quatre solitudes«. Peter Klaus 144 dio se perd finalement dans un labyrinthe de langues et dans un spectacle ahurrissant que la ville lui offre. Il commence à entendre des voix menaçantes qui récitent des catastrophes de l’humanité et une autre voix qui chante des extraits des Révélations. 19 Dans Un Ambassadeur macoute à Montréal (1979), Gérard Étienne rend Montréal méconnaissable. Il nomme la ville, mais il défamiliarise la métropole québécoise. La ville devient le lieu d’affrontements déterritorialisés entre un représentant de la dictature duvaliériste et une victime de cette même dictature, une sorte de lutte des classes entre le soi-disant Ambassadeur macoute et son adversaire Alexis Accius, représentant du peuple haïtien, créolophone. Par l’intermédiaire de ses protagonistes, Gérard Étienne ›exporte‹ la dictature et tout ce qu’elle comporte, de son lieu d’origine vers le confort et la richesse du Nord. Il confronte la société des nantis avec les méfaits, la corruption et les cauchemars de la dictature. L’Ambassadeur monstrueux envahit le monde du Nord avec sa panoplie d’ingrédients du Sud. Le vaudou et le cannibalisme n’en sont que deux exemples. Le règlement de compte interhaïtien est »déterritorialisé«, »délocalisé«, et, est pour ainsi dire, ›exporté‹ : Même un pays hautement civilisé tel que le Canada n’est pas à l’abri des perversions de l’âme humaine ou d’un régime politique qui fonctionne par la violence et l’arbitraire. Pourtant, il y a toujours une solution pour s’en sortir : la solidarité, au-delà des classes et des races, par laquelle il est possible de venir à bout des pires maux et de rendre l’exil vivable. Le protagoniste Ben Chalom de La Pacotille (1991) bascule entre deux mondes, entre les souffrances du passé vécues en Haïti et la vie en exil. Il ressemble en cela beaucoup au protagoniste de La Romance en do mineur de Maître Clo (2000). Ben Chalom vit au Québec et à Montréal où il est témoin d’une actualité politique et littéraire effrénée. Il fait participer le lecteur à cette actualité et l’abreuve de noms et de titres, un véritable who’s who de la littérature québécoise du moment, mais pas plus qu’un name-dropping. Le lecteur reste donc sur sa faim. Le protagoniste participe de l’extérieur à cette vie, mais reste malgré tout un être fragile et un éternel Ahasver 20 , agité et tourmenté. Une citation le caractérise : »Je me sens petit dans le quartier, Paysan perdu dans la ville.« 21 Lorsque le protagoniste se décrit comme »Pacotille flottant sur le paratonnerre de l’Oratoire«, 22 ce clin d’oeil à l’Ambassadeur macoute rappelle les hauts faits de ce personnage mi-réel, mifantastique aux dons surnaturels qui lui permettent de faire fi des lois de la gravitation et des lois de la réalité ambiante tout court. En même temps, »Pacotille« est paysan tout comme Alexis Accius, l’adversaire de l’Ambassadeur. Or les paysans haïtiens sont davantage im- 19 Cf. S IMON , Translating Montreal, 167. 20 Un jeu de mots basé sur le nom du protagoniste et le destin du juif errant. 21 É TIENNE , La Pacotille, 102. 22 Ibid., 102. Le Montréal transculturel 145 prégnés de la culture du pays que les citadins, ce qui a fait dire à Anthony Phelps sur la quatrième de couverture du roman : »La contrainte de l’inachevé«. Dans Passages d’Émile Ollivier, nous nous trouvons également devant ce contraste entre vie paysanne et vie citadine. Les futurs ›boatpeople‹ autour d’Amédée Hosange vivent à la campagne, sont influencés par les forces du vaudou, habités par des croyances et habitués aux apparitions et autre faits merveilleux. Normand Malavy, l’intellectuel haïtien, s’est intégré à la vie montréalaise, mais ressent une sorte de culpabilité par rapport à ses compatriotes restés au pays. Le contraste ne pourrait pas être plus grand entre les deux fils narratifs, la vie à la campagne haïtienne et celle à Montréal. Dans La Romance en do mineur de Maître Clo le récit se déroule de nouveau à Montréal, bien que la ville ne soit pas explicitement nommée et que toute la géographie urbaine se trouve affublée de noms fantaisistes. Cette ville du Nord, censée être un havre de paix pour le réfugié, est par contre envahie - et ceci d’après les expériences imaginaires du protagoniste - par les esprits maléfiques du Sud, les forces obsédantes et obsessionnelles du vaudou. Le protagoniste ne peut donc pas vivre en paix dans le pays d’accueil puisqu’il est persuadé que les forces maléfiques de son pays d’origine sont capables d’agir même en dehors de leur sphère d’influence propre, en dehors de l’espace caraïbéen. Si dans Un Ambassadeur macoute à Montréal la personnification du Mal sévit dans la métropole du Nord, le protagoniste de La Romance en do mineur de Maître Clo se croit persécuté, lui, le juriste hors pair et grand orateur, par les forces obscures. Cette paranoïa le plonge dans un état hallucinatoire qui lui fait perdre le sens de la réalité et rend impossible toute intégration dans le pays d’accueil. Dans ses fantasmes, Maître Clo se voit attiré vers la femme blanche, la voisine de sa sœur, qu’il croit être l’incarnation de la déesse Erzulie. Il redoute la force d’Erzulie et pense qu’elle aurait débarqué au pays pour le ramener en Haïti. Mais il faut savoir aussi que Maître Clo n’est pas seul. Il est soutenu par sa sœur et par les supérieurs de sa sœur. Là aussi nous nous trouvons en face d’une coalition positive 23 qui cherche à venir en aide à celui qui a du mal à se faire sa place dans la grande ville. Tout comme dans Un Ambassadeur macoute, la coalition des bons ne connaît ni différences de races ni différences de cultures. La solution éventuelle au désarroi et aux hallucinations de Maître Clo se trouve dans une fuite effrénée à travers la ville, une fuite aussi dans la maladie. Il trouve finalement refuge dans un hôpital, lieu approprié pour sa guérison qui annonce la clôture du roman lorsque le papillon noir, symbole des forces maléfiques du vaudou, s’envole de sa chambre. 23 Tout comme dans le roman de Gérard Étienne : Un Ambassadeur macoute, où Alexis Accius trouve de l’aide auprès des petits blancs contre le protagoniste maléfique. Peter Klaus 146 Dans Vous n’êtes pas seul (2001), nous sommes confrontés également à un être en plein désarroi, un être qui souffre de son passé et qui ne trouve pas sa place dans le présent, dans cette grande ville caractérisée par le froid et la neige : Le monstre, cette deuxième tempête de neige, en une semaine, qui dévore le monde avec une telle fureur qu’on aimerait voir surgir de quelque coin de la ville un esprit audacieux capable de court-circuiter les catastrophes naturelles qui rendent la vie difficile aux enfants du Bon Dieu! 24 Le protagoniste qui est d’abord sans nom, donc sans identité - fait symbolique pour l’être perdu dans la grande ville - est aussi un être sans domicile fixe, un être ›délocalisé‹. Lorsqu’il est secouru par les deux femmes, Carmen et Marie-France, nous apprenons qu’il s’appelle Jacques et qu’il s’est sauvé d’un hôpital où l’on tente de le soigner, depuis un an, d’une maladie mentale. 25 Comme quoi Gérard Étienne, aussi bien dans Le Nègre crucifié que dans La Romance et dans Vous n’êtes pas seul met au centre de ses romans un protagoniste hors normes, un être entre deux, entre folie et raison, et qui vit entre ses hallucinations et des moments de lucidité. Le monde de Gérard Étienne est peuplé d’êtres à la dérive, qui ont pourtant des qualités exceptionnelles, tel le protagoniste de La Romance, cet avocat hors pair et grand orateur, ou ce clochard noir de Vous n’êtes pas seul qui vous récite Phèdre par cœur. Mais tout comme dans La Romance, l’évocation du passé va de pair avec un état de profond délire. Conclusion Le Montréal de Gérard Étienne représente d’un côté l’impossibilité pour le protagoniste de s’intégrer dans une nouvelle culture, de s’y faire sa place, un lieu d’expiation (Maître Clo), et de l’autre, un lieu d’exil qui ne protège pas des traumatismes du passé ni de la poursuite (imaginaire) des forces passéistes (Vous et Maître Clo). Le climat nordique et l’anonymat de l’individu perdu dans la grande ville jouent certainement aussi un rôle déterminant. Mais dans la vision de Gérard Étienne, Montréal remplit également une tout autre fonction, beaucoup plus positive que la première : c’est le lieu où s’exerce la solidarité, un lieu où l’entraide semble fonctionner au-delà de tous les clivages. Cette image positive d’un Montréal des quatre solitudes rejoint finalement le Montréal de Laurel dans Les Aurores montréales de Monique Proulx et le quartier bigarré de Côte-des-Neiges cher à Émile Ollivier, un Montréal, où ce sont souvent les immigrés eux-mêmes qui œuvrent pour l’intégration de tous dans leur pays d’accueil. 24 É TIENNE , Vous, 7. 25 Cf. ibid., 9. Le Montréal transculturel 147 Bibliographie É TIENNE , G ÉRARD : Un Ambassadeur macoute à Montréal, Montréal : Nouvelle Optique 1979. — La Pacotille, Montréal : L’Hexagone 1991. — La Romance en do mineur de Maître Clo, Montréal : Balzac éditeur 2000. — Vous n’êtes pas seul, Montréal/ Paris : Balzac éditeur 2001. H AREL , S IMON : Les passages obligés de l’écriture migrante, Montréal : xyz éditeur 2005. H ÉBERT , F RANÇOIS : Montréal, Seyssel : Champ Vallon 1989. O LLIVIER , É MILE : Passages, Montréal : xyz éditeur 1991. — Regarde, regarde les lions, Paris : Albin Michel 2001. — La Brûlerie, Montréal : Boréal 2004. 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Martina Urioste-Buschmann Sentir la Salsa en Manhattan Clubes de baile en Nueva York como espacios meta-archipiélicos en las narrativas hispanoantillanas-estadounidenses Las Antillas hispanohablantes registran desde mediados del siglo XX grandes flujos migratorios que no se dirigen en su mayoría a la antigua metrópoli colonial, como sucede con frecuencia en el caso de las Antillas de habla inglesa y francófona, sino que se concentran más bien en el subcontinente norteamericano. Los Estados Unidos y sus centros urbanos, sobre todo por su cercanía geográfica, sus intervenciones militares y su presencia económica en Cuba, Puerto Rico y la República Dominicana son el destino preferido de los inmigrantes hispano-antillanos. Entre las metrópolis estadounidenses, Nueva York y Miami constituyen para la diáspora las entradas principales hacia una esperada movilidad social y mejora de la calidad de vida. 1 En las narrativas contemporáneas de la diáspora antillana-estadouni dense, la ciudad de Nueva York tiene un papel importante en la visibi lización de movimientos migratorios, en la escenificación de relatos familiares transnacionales y en la transmisión de representaciones de la vida intercultural. Tales escenificaciones se insertan en una tradición literaria cuyas huellas se remontan a los años 40 del siglo pasado. Así pues, con la colección de ensayos del periodista Jesús Colón, publicados por primera vez en 1961 bajo el título A Puerto Rican in New York and Other Sketches, surgió el nuyorican movement 2 que estableció una producción literaria en la que »la Gran Manzana« constituye un puente metafórico entre el mundo tropical del Caribe y el Hemisferio del Norte. Nueva York como imagen meta-archipiélica del Caribe Un fenómeno interesante característico de esas obras híbridas es la apropiación literaria del performance de »la máquina cultural de los Pueblos del Mar«. 3 Antonio Benítez Rojo define esa apropiación en La Isla que se repite (1996) como una característica crucial de la narrativa caribeña: 1 R ODRÍGUEZ , What Women lose, 60. 2 M OHR , The Nuyorican Experience, 3. 3 B ENÍTEZ R OJO , La isla que se repite, xxii. - - Martina Urioste-Buschmann 150 Cuando hablo del carácter espectacular de la narrativa caribeña lo hago eligiendo el sentido más estricto que puede tomar la palabra espectáculo (»función o diversión pública de cualquier género«, dice mi Larousse). Me expreso de un modo tan terminante porque advierto en la novela del Caribe una voluntad a toda prueba de erigirse a sí misma como un performance total. Este performance […] puede llevarse a cabo bajo los cánones de varios tipos de espectáculos: show de variedades, función de circo, obra dramática, programa radial o de televisión, concierto sainete, comparsa de carnaval, en fin, cualquier espectáculo que uno pueda imaginar. 4 Ejemplarizando su teoría, Benítez Rojo menciona obras canónicas de la geografía literaria del Caribe que en su narración se refieren explícitamente a la región misma y no a su reproducción diaspórica. 5 Entre otras, destacan las novelas Tres tristes tigres (1967) de Guillermo Cabrera Infante y La Guaracha del Macho Camacho (1976) de Luis Rafael Sánchez. ... ¿Pero cómo se constituye lo performativo en la textualidad diaspórica del Caribe? Benítez Rojo proporciona una primera idea sobre los procesos transplantativos del Caribe antillano hacia un contexto transterritorial, en el que sonidos y ritmos tropicales se mezclan con el aire urbano de las megaciudades del mundo: […] el Caribe no es un archipiélago común, sino un meta-archipiélago […] y como tal tiene la virtud de carecer de límites y de centro. Así, el Caribe desborda con creces su propio mar, y su última Tule puede hallarse a la vez en Cádiz o en Sevilla, en un suburbio de Bombay, en las bajas y rumorosas riberas del Gambia […] en una discoteca de Manhattan y en la saudade existencial de una vieja canción portuguesa. 6 De esa manera uno se puede imaginar cómo el Caribe es transplantado con sus ritmos, sus expresiones corporales, sus bailes y su música a un escenario urbano norteamericano en el que predomina el ajetreo, la ghettización étnica, la violencia callejera y la lucha por un futuro mejor. La desterritorialización del Caribe se evidencia, por lo tanto, simbólicamente en los textos hispanoantillano-estadounidenses con una estructura caótica que se repite y se reproduce globalmente. Considerando la manifestación literaria del meta-archipiélago caribeño, Nueva York representa desde los años 40 una metáfora poderosa de las expresiones transfronterizas que tematizan la precariedad de la vida diaspórica hispanoantillana, cuestionando radicalmente el mito del país de las posibilidades ilimitadas. Así, más allá de los microcosmos socioculturales en distritos como Spanish Harlem y Washington Heights, las migraciones han creado universos textuales en los que la metrópoli americana se convierte en una imagen para configurar proyectos vitales y subjetividades híbridas, ambos creados entre dos mundos. La literatura nuyorica y la dominicanyork literature son ejemplos de esa escritura diaspórica, que no solamente desafían 4 Ibid., 243. 5 Ibid., 244. 6 Ibid., v. Sentir la Salsa en Manhattan 151 el american dream desde perspectivas transculturales y poscoloniales, sino que visibilizan al mismo tiempo el Caribe isleño a través de una memoria colectiva cultural incorporada al centro urbano de Nueva York. En comparación con la literatura nuyorica, que se estableció en los años 70 alrededor del dramaturgo Miguel Algarín y un grupo de poetas puertorriqueños que organizaban torneos de poesía en el Nuyorican Poet’s Café, situado en la Lower East Side, 7 la dominicanyork 8 literature es una corriente joven 9 . Esta última ha obtenido visibilidad internacional e interés académico más recientemente gracias a autores dominicanos como Junot Díaz o Loida Maritza Pérez, quienes comienzan a sentar sus bases a partir de los años 90 con textos como la colección de cuentos, Drown (1996) y la novela, Geographies of Home (1999) 10 . A pesar de sus diferentes períodos de existencia, a las dos corrientes literarias las une el esbozo de la ciudad de Nueva York como un escenario metaarchipiélico. Tomando en cuenta esas disparidades históricas respecto al desarrollo de las dos corrientes literarias, es necesario distinguir diferentes generaciones de escritores dentro del nuyorican movement. Eugene V. Mohr y Antonia Domínguez Miguela identifican la aparición del nuyorican movement en los 7 H ERZOG , Lebensentwürfe zwischen zwei Welten, 137. 8 El término dominicanyork se refiere a los inmigrantes dominicanos de clase obrera que residen en la ciudad de Nueva York. En este sentido el término está relacionado con la migración laboral, el empleo precario y la marginación de la pobreza en los guetos urbanos. Cfr. T ORRES -S AILLANT , El retorno de las yolas, 18. La calidad sociocultural de ser dominicanyork por consiguiente está marcada por una doble distinción que se pone de manifiesto por un lado frente a la cultura mayoritaria de la sociedad receptora y por otro lado frente a la clase media criolla del país de origen. Silvio Torres-Saillant constata en este sentido: »Hablar como dominican-york presupone el reconocimiento de una marginalidad intrínseca. Implica reconocerse como voz de la alteridad« (T ORRES - S AILLANT , El retorno de las yolas, 20). 9 Cfr. H ERZOG , Lebensentwürfe zwischen zwei Welten, 143 y T ORRES -S AILLANT / H ERNÁNDEZ , The Dominican Americans, 112. 10 Aquí se debe destacar que la literatura dominicana en los Estados Unidos puede apelar a una cierta tradición cuyo inicio se remonta a finales del siglo xix. intelectuales como Pedro y Camila Henríquez Ureña o Fabio Fiallo pasaron parte de sus vidas profesionales y de literatos en Nueva York. Durante el período de la dictadura de Trujillo también hubo algunos escritores dominicanos que se exiliaron a la metrópoli para continuar allí sus obras literarias. Entre ellos destacan Andrés Requena, Angel Rafael Lamarche y Hector J. Díaz. Cfr. T ORRES -S AILLANT / H ERNÁNDEZ , The Dominican Americans, 111-112. Esos escritores pertenecían a la élite de la sociedad dominicana y disponían de los medios financieros para alimentar su biografía con estadías temporales en el extranjero. Con la caída del régimen trujillista en 1961, el país se enfrentó con un éxodo destinado principalmente a los Estados Unidos y en especial a Nueva York. Ese flujo migratorio estaba formado en gran parte por gente de la clase baja que se encontraba en circunstancias precarias e intentaba mejorar su calidad de vida fuera de la República Dominicana. Son los descendientes de esa generación de inmigrantes que algunas décadas después comienzan a transformar su estigma »of being a Dominicanyork but without the vertical immensity of the skyscrapers« (V ICIOSO , »DOMINICANYORKNESS«, 1016) en arte literario. Martina Urioste-Buschmann 152 años 70 11 . Bajo el término de »proto-nuyoricans« 12 Mohr agrupa autores como Bernardo Vega (Memorias de Bernardo Vega, 1977) y Jesús Colón como representantes de la primera generación de esa corriente literaria. En el ámbito del nuyorican movement, el grupo de poetas que comenzó a reunirse en el Nuyorican Poet’s Café a leer sus poemas frente a un público perteneciente a la clase obrera, también forma parte de esa primera generación. La poesía de Pedro Pietri, Miguel Algarín, Miguel Piñero, Sandra María Esteves o Lucky Cienfuegos ya no enfatizaba visiones nostálgicas del país de origen, sino más bien tematizaba con alta consciencia política la vida marginalizada en los barrios pobres neoyorquinos. Antonia Domínguez Miguela constata respecto a las características de esa poesía: Estos poetas son notables por su rebeldía y su rechazo de objetivos poéticos, pues lo que les importa es el mensaje social y la denuncia de un sueño americano prohibido para las clases bajas de emigrantes. El lenguaje poético es muy realista y surge del habla de la calle, del bilingüismo y del spanglish, convertido en medio poético por primera vez a pesar del rechazo que al principio recibe de la crítica literaria en la isla y en Estados Unidos. […] Sin embargo, entre los nuyorican prevalece el compromiso social y la unidad con la comunidad puertorriqueña […]. 13 A partir de los años 80 surge en el ámbito literario nuyorican una segunda generación de escritores que no solamente se dirige al público puertorriqueño inmigrante de Nueva York, sino que más bien se abre a un público angloparlante amplio en los Estados Unidos, transmitiéndole perspectivas individualizadas y diversas de vida entre la frontera de dos culturas. Lo que une a esas diversas voces literarias es la »redefinición de lo que es ser puertorriqueño después de la emigración que les ha convertido en seres biculturales, con identidades en constante transición« 14 . En este sentido, los representantes de esa nueva generación -en la que se encuentran con sus obras 11 Al respecto cabe señalar que también la literatura puertorriqueña de los Estados Unidos puede remontarse a una etapa más temprana que data de las últimas décadas del siglo xix. en aquella época muchos pensadores y políticos puertorriqueños comprometidos con la literatura llegaban como exiliados a los estados unidos. Esos escritores provenían de la clase media alta y perseguían la liberación de puerto rico de la colonización española. A las obras de esa generación de exiliados se une la preocupación por su isla de orígen y un enfoque crítico de las transformaciones políticas durante e inmediatamente después de la guerra entre españa y Estados Unidos. Representantes de esa literatura como Eugenio María de Hostos, Ramón Emeterio Betances, Francisco Gonzalo Marín »Pachín« o Lola Rodríguez de Tió se concentraron primordialmente en los acontecimientos dentro de puerto rico y no en la vida diaspórica al exterior de la isla. en este sentido, esa literatura se distingue radicalmente de la literatura del nuyorican movement posterior, dado que los representantes de esta última corriente provenían de una clase obrera inmigrante y sus trabajos giraban en torno a la vida diaspórica dentro de los guetos de nueva york. Cfr. D OMÍNGUEZ M IGUELA , Pasajes de ida y vuelta, 19, 32 y M OHR , The Nuyorican Experience, 102-104. 12 M OHR , The Nuyorican Experience, 3. 13 D OMÍNGUEZ M IGUELA , Pasajes de ida y vuelta, 34. 14 Ibid., 39. Sentir la Salsa en Manhattan 153 prosaicas, Ed Vega (Mendoza’s Dreams, 1987), Judith Ortiz Cofer (An Island like You. Stories of the Barrio, 1995) y Nicholasa Mohr (A Matter of Pride and Other Stories, 1997), entre otros- asumen un rol de intermediarios culturales entre la sociedad estadounidense y la pertenencia a un grupo étnico minoritario 15 . Estos autores continúan por un lado con el compromiso social de la generación anterior, pero también visualizan otros lugares de destino más allá del barrio pobre neoyorquino, así como el progreso comunitario y las posibilidades relacionadas a la ascensión socioeconómica. Tal literatura introduce así una pluralidad de perspectivas que implica también una posición más asimilada dentro de la sociedad mayoritaria. Esta versión modernizadora contrasta con la tradición anterior de la resistencia étnica, dado que introduce un concepto de puertorriqueñidad más dinámico y adaptable. 16 El motivo del club de baile en Let It Rain Coffee y Almost A Woman Siguiendo el planteamiento de los medios narrativos para escenificar el caribe diaspórico en el ambiente urbano neoyorquino, quiero enfocar un topo literario en el que el cuerpo, el ritmo, el género y el espacio urbano se unen en un performance cultural del meta-archipiélago. Hablo aquí de la textualización de clubes de baile en Manhattan, que son particularmente frecuentados por migrantes hispanoantillanos y que llenan el aire nocturno con los sonidos de salsa, merengue o bolero. La escenificación de tales espacios sociales relaciona la música y el baile con la celebración corporal de pertenencias culturales marginalizadas y genderizadas. Para ejemplificar esa relación entre el topos del club de baile y la negociación de posicionamientos de »caribeñidad«, 17 me centraré en dos novelas que se pueden ubicar en las corrientes de la dominicanyork literature y de la segunda generación de la literatura nuyorica. Se trata, en este caso, de las novelas Let It Rain Coffee, publicada en 2006, de la autora Angie Cruz, y Almost A Woman, publicada en 1998, de la autora Esmeralda Santiago. Mientras que Esmeralda Santiago, cuya obra se refiere en gran parte a experiencias autobiográficas, nació en 1948 en Puerto Rico y llegó a Nueva York a la edad de 13 años, 18 Angie Cruz es de origen dominicano y nació en Washington Heights/ New York City, 19 en 1972. Los dos relatos tematizan la vida intergeneracional de dos familias que migraron desde la República Dominicana y 15 Cfr. A CEVEDO , »Literatura de la diáspora puertorriqueña en Estados Unidos«, 513, 518. 16 Respecto de las tendencias modernizadoras en la escritura nuyorica, Cfr. Irizarri R O- DRÍGUEZ , »Evolving Identities«, 34. 17 B ENÍTEZ R OJO , La isla que se repite, xxxii. 18 Cfr. también la presentación biográfica de la autora en la Encyclopedia of Caribbean Literature, 724. 19 Cfr. la presentación biográfica de la autora en su propia página web: C RUZ , »Biography« [http: / / www.angiecruz.com/ bio.htm (última consulta: 14/ 01/ 2012)]. Martina Urioste-Buschmann 154 Puerto Rico a Nueva York para superar la pobreza rural de su lugar de origen. Let It Rain Coffee, cuyo título hace alusión al famoso merengue »Ojalá que llueva café« del cantautor dominicano Juan Luis Guerra, es relatada por un narrador autorial. La historia comienza con la llegada del anciano Don Chan a Nueva York en el año 1991. Don Chan es de origen chino y fue adoptado de niño por una familia dominicana tras haber sido encontrado huérfano en una playa. Crece en la República Dominicana y, una vez adulto, funda su propia familia en la provincia de San Pedro de Macorís. Cuando su esposa Caridad fallece, Don Chan decide dejar su casa en la provincia dominicana para irse a vivir a Nueva York con su hijo Santo Colón, la esposa de éste, Esperanza, y los nietos Bobby y Dallas. Las precarias circunstancias en las que vive la familia en Quepasó Street provocan tensiones entre las tres generaciones. Don Chan y Esperanza siempre se habían llevado mal por razones políticas y ahora las antipatías mutuas crecen no solamente por vivir con estrechez, sino por los diferentes puntos de vista respecto al mito del progreso asociado con la migración a los Estados Unidos. Esperanza, que viene de una familia trujillista, cree que haber inmigrado a Nueva York ha mejorado la calidad de vida de su familia y sigue prometiéndole esperando el ascenso social. Don Chan, en cambio, fue miembro activo de los movimientos de resistencia contra Trujillo y tiene una postura crítica ante la migración, pues, en su opinión, no solamente ha alejado a su hijo e incluso a los nietos de sus raíces dominicanas, sino que también ha empeorado la calidad de vida que llevan en Nueva York en comparación con la del campo dominicano, donde el agua y las frutas frescas son gratis. Su hijo Santo, que trabaja como taxista para mantener a la familia, nada entre dos aguas, sin saber cómo posicionarse entre las posturas inflexibles de su esposa y su padre. En la lucha diaria por la supervivencia se va sintiendo agotado, pues cada día trabaja más horas sin que el dinero alcance. Para distraerse, Santo decide salir solo a bailar a un club de baile en Manhattan, un sábado por la noche. De esa excursión secreta nunca retornará a casa. La policía lo encuentra esa misma noche asesinado en su taxi, tras haber sido víctima de un asalto. Su esposa Esperanza queda repentinamente viuda y tiene que mantener sola a dos hijos y a su suegro. A partir de ahora, tiene que trabajar el doble y ya no puede dedicarse a la educación de sus hijos Bobby y Dallas. Y como Don Chan, debido a su edad, enferma de demencia, tampoco puede apoyar a su nuera en el cuidado de sus nietos. El abandono emocional de los dos adolescentes se hace notorio cuando Bobby es condenando a dos años de cárcel por haber disparado a un delincuente que estaba atacando a su hermana en un parque. Mientras él desaparece por dos años de la casa familiar, las tensiones entre Esperanza y Dallas, que hace novillos en la escuela y roba dinero de su madre, aumentan cada día más e incluso llegan a agredirse físicamente. Cuando Bobby sale de la cárcel y retorna a casa, se enamora de Hush, la amiga salvadoreña de Dallas que vive en la vecindad y que, con 16 años, ha Sentir la Salsa en Manhattan 155 sido expulsada de casa por haberse quedado embarazada de otro adolescente. Esperanza la acoge en su casa aunque la familia anda justa de dinero y de espacio. Hush muere de un paro cardíaco mientras da a luz a su hija. A pesar de que Consuelo no es su hija biológica, Bobby decide criarla. Entre tanto, el estado de salud de Don Chan empeora por la creciente nostalgia que siente por la República Dominicana. Ante tal situación, Esperanza decide viajar con toda la familia a la isla para pasar allí las vacaciones. En ese viaje Bobby y Dallas conocerán su país de origen por primera vez en su vida. Al final de la novela, Don Chan, feliz de regresar a su choza en el valle Los Llanos hace un paseo por los cañaverales de los alrededores. Ahí, el moribundo se acuesta para esperar la muerte en el ocaso. El motivo del club de baile aparece en la narración cuando Santo escapa por una noche de su rutina laboral. En principio él hubiera querido salir con Esperanza, pero ésta llega a la casa agotada del trabajo y no tiene ganas de salir otra vez. Santo se queda frustrado ante esa negativa y decide salir solo y a ocultas mientras hace la ronda nocturna en su taxi. Por lo tanto, la excursión a la discoteca de moda llamada Palladium al principio le causa mala conciencia. Hay que destacar aquí que el nombre del club hace alusión al legendario Palladium Ballroom, que entre 1948 y 1966 se encontraba situado entre la calle 53 y Broadway. Vernon Boggs lo describe en su obra Salsiology (1992) como »one of the most important Latin dance clubs in New York City« 20 que se convirtió en la »major institution in New York City’s nightlife« 21 en los años 50 y fue famoso por las actuaciones en vivo de orquestas importantes de música hispanocaribeña. Artistas como Celia Cruz, Benny Moré, Tito Puente o Daniel Santos pasaron en ese tiempo por su escenario y convirtieron el club en uno del los primeros lugares de salida nocturna para los latinos neoyorquinos en general. En la novela, la entrada de Santo a la discoteca Palladium está conectada con una atmósfera genderizada que textualiza una subjetividad masculina que no tiene espacio en su vida diaria de migrante neoyorquino: Now all he had to do was get into the hardest club in New York City. […] He casually smiled at a group of ladies waiting in the front of the line and walked right over to them as if they had been friends for years. In minutes, the bouncers opened the ropes and let them all in. For free. He walked in with the four ladies dressed in tight dresses and high heels and let them grab his arms. What an entrance, Santo thought. - Hola, papi, you’re new around here, one of them said. […] He gave them the Santo Colón Smile. It was the reason Esperanza fell in love with him and it was the reason the women grabbed him. For the first time since he had arrived in New York City, he felt like himself. Free. 22 20 B OGGS , Salsiology, 128. 21 Ibid., 130. 22 C RUZ , Let It Rain Coffee, 75. Martina Urioste-Buschmann 156 El género aparece aquí como una categoría de autoafirmación para poder posicionarse en un espacio transnacional, en el que la música hispanocaribeña representa un medio para comunicar pertenencias culturales en el ámbito urbano de Nueva York. Esa relación se hace evidente también a nivel corporal al interactuar con la estructura coreográfica de la salsa: Women and men were dancing around him to the DJ’s salsa, pushing and shoving him closer against the speakers. […] The music, the movement, the big, open smiles filled the place. […] He let the swelling of the singer’s voice caress his face and throat and before he knew it, he was downing the rum and Coke. He put the glass down and grabbed one of the women he’d entered with and pulled her onto the dance floor. He spun her around until she was dizzy and he felt the drink swish in his head. He felt her hands around his neck and he moved with her, his legs between her thighs, one, two, three, back and forth, one, two, three, turn and turn, and she stayed close, and she laughed, and he smiled, and she breathed in his ear, and he felt the clasp of her bra and her breast pressed against his chest, and the music was pounding in his heart and he was singing the words out loud, and she put her hand in his hair, and all he could do was think of Esperanza. 23 En este sentido, el juego erótico transmitido por los pasos de baile al estilo neoyorquino de la salsa posibilita una lectura diaspórica de prácticas performativas, en las que los conceptos de identidad y libertad están concatenados con el deseo sexual. Aleysia Whitmore observa en su ensayo Bodies in Dialogue: Performing Gender and Sexuality in Salsa Dance (2011) el poder performativo del baile de la salsa para crear posicionamientos identitarios: As a social dance, salsa encourages wide participation, and as an expressive performance, it offers dancers a privileged arena for the enactment of various identities. Of these, sexual and gender identities are especially visible, as dancers, recognizing the links between the body, movement, and sexuality, manipulate the signifiers of gender and sexuality on the dance floor. 24 De esa forma, el redescubrimiento del ritmo salsero le abre a Santo un universo de autognosis cultural que culmina a través del sentido del gusto en la configuración de una nostalgia por su país de origen: And for a long moment, he indulged and grabbed her close and they danced to the DJ’s mix until the band came on. Then the horns blared, and the drumming began and she jumped, clapping in anticipation of the live music. He jumped with her and in the midst of all the excitement, she grabbed his face and kissed him. The taste of pineapples and coconut hit him with a pang of nostalgia that made him dizzy with desire. It made him want to go back home. And why did he have to go all the way downtown to feel the heart of his country? And that’s when he decided that somehow, he had to convince Esperanza that they didn’t belong in Nueva York. That he wanted to go home. 25 23 Ibid., 76. 24 W HITMORE , »Bodies in Dialogue«, 137. 25 C RUZ , Let It Rain Coffee, 77. Sentir la Salsa en Manhattan 157 La nostalgia, que es activada por el sabor de un beso, escenifica textualmente un acto de memoria que muestra un carácter performativo, dado que se intercala en la interacción del baile. El sabor de ron y coca-cola, de piña y coco, se entremezcla con el tacto del cuerpo sexualizado, el deseo y el sonido musical de la salsa en un tejido de sentidos humanos que escenifican un acto de memoria de »la isla caribeña«. En ese contexto, en Memory Acts: Performing Subjectivity (2001), Mike Bal habla de una fragmentación de la poesía de los actos de memoria: It picks up the graffiti of our cultural memory, the personalized, interiorized experiences, whose subject, irredeemably lost in time as well as in the anonymity of cultural voice, we cannot know. What I hear can be no more than scraps, shards from a past I cannot master but from which I cannot rid myself either. 26 Este proceso creativo de performar una memoria cultural crea conocimientos ontológicos sobre el estar en el mundo que genera nuevos significados y renegocia la relación subjetiva con el entorno sociocultural, como señala Erika Fischer-Lichte en Interweaving Cultures in Performance: Different States of Being In-Between (2010): Given that performances arise out of the encounter of different groups of people who negotiate and regulate their relationship in different ways, performances cannot transmit given meanings. Instead, they themselves bring forth the meanings that come into being over their course. 27 Santo imagina en el ambiente performativo del club de baile su futuro en la República Dominicana. Sin embargo, el deseo urgente de volver al país natal se queda en mera utopía, dado que Santo muere esa misma noche en un asalto. En la novela Almost A Woman las dinámicas familiares que se ponen en marcha son distintas. El relato lo lleva a cabo Negi en primera persona, quien narra desde su propia perspectiva la migración, en 1961, de su madre con ella, de 13 años, y sus seis hermanos desde Puerto Rico a Nueva York, donde se instalarán en un apartamento de Brooklyn. Por ser ella la hija mayor, carga con la responsabilidad de educar a sus hermanos menores, mientras su madre trabaja en una fábrica. Así, Negi tiene que aprender lo más rápidamente posible cómo funciona la vida en Brooklyn. En el Department of Public Welfare tiene que luchar con el inglés al verse obligada a traducir para que su madre pueda pedir ayuda social. En el colegio, tiene que hacerse respetar en una clase donde la mayoría de los alumnos ha sacado notas bajas en los test de inteligencia. Solamente gracias a la intervención y al compromiso de un profesor, Negi recibe al final de la primaria la opción de continuar su educación escolar en un colegio secundario que prepara a sus estudiantes para una carrera académica. La Performing Arts High School, en Manhattan, le ofrece al mismo tiempo un espacio para descubrir sus talentos 26 B AL , »Memory Acts«, 11. 27 F ISCHER -L ICHTE , »Interweaving Cultures«, 1. Martina Urioste-Buschmann 158 creativos en las áreas de baile y del teatro. Allí, Negi se encuentra además en un ambiente estudiantil que representa el melting pot estadounidense. Jóvenes de origen judío, hindú, caribeño, afro e italoamericano aprenden juntos a usar creativamente sus talentos. El hecho de recibir una educación escolar distinta a la de sus hermanos le ayuda a Negi a reclamar su propio lugar dentro de la gran familia y a conseguir parcialmente una esfera privada en el apartamento abarrotado de niños, parientes adultos y novios temporales de su madre. La novela termina cuando Negi cumple 21 años y experimenta la primera separación de pareja. Por las palabras introductorias del primer capítulo: »Martes, ni te cases, ni te embarques, ni de tu familia te apartes«, queda claro que poco tiempo después Negi empaquetará sus pocas pertenencias para mudarse sola a Florida y dejar atrás las circunstancias precarias en las que vive su familia en Brooklyn: On a misty Tuesday, I didn’t marry, but I did travel, and I did leave my family. I stuffed in the mailbox a letter addressed to Mami in which I said goodbye, because I didn’t have the courage to say goodbye in person. 28 Su decisión de alejarse de la familia contradice la rima y comunica de esa forma un acto de rebeldía individual contra las circunstancias en que Negi fue criada. Al contrario que en Let It Rain Coffee, el motivo del club de baile en Almost A Woman no representa una estrategia textual para configurar un discurso de regreso físico al Caribe. El club de baile más bien simboliza una relación íntima entre Negi y su madre que esboza una frontera genderizada de autoafirmación nuyorica hacia afuera. Sin embargo, las salidas nocturnas se relacionan con las distintas ansiedades de las dos mujeres. Para la madre, la función que tienen sus salidas nocturnas a clubes de baile en la Upper East Side es distraerla y hacerla huir de la tristeza que siente por un novio recién fallecido. Negi, en cambio, descubre a sus 16 años el mundo del coqueteo y la corporalidad sexual en las performances culturales del baile. En este sentido, sus salidas nocturnas marcan una experiencia liminal, en la que comprende que su acceso al mundo de los adultos está determinado por una estetización genderizada de su pertenencia cultural a una comunidad minoritaria en Nueva York: But on the dance floor, every woman who can dance is beautiful, and every man with loose hips and grace is dashing, regardless of facial features or body types. When my partner took me out and led me through the complex paces of a salsa number, I felt beautiful for the first time in my life. It was not what I wore, nor how much makeup I’d managed to get away with. The feeling came from the heat generated by the dance itself, had nothing to do with the way I looked but everything to do with the way I moved. I became the complex rhythms, aware only of 28 S ANTIAGO , Almost A Woman, 2. Sentir la Salsa en Manhattan 159 the joy of moving freely, gracefully, in and out of the arms of a man I’d never seen, to music I’d never heard. 29 Moviéndose al ritmo del merengue y de la salsa que tocan en vivo famosas orquestas latinas como la de Tito Puente, la joven experimenta por primera vez el juego erótico del cuerpo: Every once in a while, I didn’t withdraw when a man got excited. We’d be dancing a slow number, and when I felt him growing, I pressed closer, to test his reaction. […] I liked the man who gasped in surprise, who tenderly pulled me closer, moved his hips in discreet slow circles around and against mine without missing a beat. I savored the power of being able to excite a man, to feel his hot breath against my ear, slow at first, then sharper, hotter, our bodies pressed into a sinuous whole that moved rhythmically across the crowded, steamy floor. I lost all sense of time, embraced and embracing, beautiful, graceful, trembling with sensations possible only this way, in this place. 30 En un estado en el que ella es »casi señorita« 31 , lo que según la madre representa un »critical stage in […] life« 32 , Negi disfruta la libertad sexual que le concede su madre en este espacio fuera de la rigidez doméstica en la que domina una pudibundez católica y ambivalente. Mientras que la madre controla en la vida diaria lo cortas que llevan sus hijas las faldas y les da clases sobre el indecente estilo de vida de las »putas« y »pendejas«, la pista de baile representa el único espacio para Negi »to come so close to men«. 33 Los mensajes educativos y el propio estilo de vida de la madre, que no está casada y sigue quedándose embarazada de distintos hombres, evocan desde su práctica popular religiosa una doble moral. El efecto confuso de esa educación se expresa en la vergüenza posterior que Negi siente por haber disfrutado sexualmente el baile: Later, shame was replaced with the thrill of his body against mine, his face an anonymous blur, until all that was left was the tingle on my skin, the heat between my legs, the slow, billowing rhythm of the bolero. 34 El motivo del club de baile por un lado construye en Almost A Woman una cartografía rítmica de expresiones performativas del caribe hispanohablante. La metrópoli americana evoca en este sentido una bipartición, en donde la rutina diaria está situada en Brooklyn y el escape temporal festivo en Manhattan. Aparte de esto, el topos posibilita la lectura de una autoafirmación femenina con la cual Negi negocia su origen puertorriqueño frente a las dinámicas acaparadas que se bifurcan en la vida multicultural creativa de la Performing Arts High School y la opresión sexual doméstica. Así, el cuerpo femenino se puede entender, según Sidonie Smith, como un »contestatory 29 Ibid., 96. 30 Ibid., 99. 31 Ibid, 14. 32 Ibid. 33 Ibid., 98. 34 Ibid., 99. Martina Urioste-Buschmann 160 middle term between the male/ dominant culture of the Anglos and the male/ subdominant culture« 35 del mundo hispanocaribeño católico. En el contexto de la escritura femenina autobiográfica de Santiago, el club de baile como topos espacial explicita, por lo tanto, una frontera performativa entre el joven yo autobiográfico y su entorno sociocultural. Esa frontera crea un espacio rítmico del Caribe en el que las estrategias subversivas de exploración sexual y los conocimientos genderizados devienen accesibles desde la posición marginal de Negi. Cuerpos genderizados en intersticios culturales En resumen, el análisis textual hace evidente que el topos del club de baile en esas dos novelas hispanocaribeñas-estadounidenses muestra una negociación genderizada de posicionamientos identitarios en el ámbito neoyorquino. Aquí, los sonidos y pasos de la salsa, que como producto musical representa desde los años 60 el proceso transcultural del Caribe prolongado hacia »la Gran Manzana«, configuran a través de escenificaciones performativas un espacio étnico en el que la creación de subjetividades transfronterizas se hace evidente. En What Women Lose (2005), María Cristina Rodríguez comenta respecto de la novela de Santiago: […] the dance hall is another element of place-making, where Puerto Ricans from all over the city meet to trace their families back home and listen and dance to live music by salsa musicians and singers. The dance hall truly becomes an extension of the island, a protective place where they are situated in their center […]. 36 Así, el movimiento subjetivo entre dos mundos recibe un espacio conmemorativo en el que el yo étnico puede percibir su existencia diaspórica. Al mismo tiempo el motivo del club de baile establece en ambas novelas performativamente un lugar en el que la pertenencia cultural minoritaria se expresa de manera colectiva y visibiliza fuera de los núcleos familiares la existencia de la comunidad hispanoantillana-neoyorquina. De esta manera, el topos del club de baile representa un motivo literario en que se articulan entreespacios. Según Homi K. Bhabha, estas superposiciones y desplazamientos de alteridades culturales proveen: […] the terrain for elaborating strategies of selfhood -singular or communal- that initiate new signs of identity, and innovative sites of collaboration, and contestation, in the act of defining the idea of society itself. 37 El motivo del club de baile genera, por lo tanto, textualmente una perspectiva intersticial que esboza una prolongación de la isla caribeña a base de ritmos y sonidos sincréticos de salsa, en la que el cuerpo mismo demarca con 35 S MITH , Subjectivity, Identity and the Body, 144. 36 R ODRÍGUEZ , What Women Lose, 104. 37 B HABHA , The Location of Culture, 1. Sentir la Salsa en Manhattan 161 sus movimientos una pertenencia cultural minoritaria frente a la cultura dominante anglosajona. De esa forma el cuerpo en movimiento se convierte en mediador simbólico de la conciencia diaspórica. Aparte de esa función intermediadora, el topos textualiza actos significativos, en los que el cuerpo está sexualizado en el momento del baile, ya que el lenguaje físico que implica el baile de la salsa denomina exclusivamente posiciones identitarias de lo femenino y lo masculino. Judith Butler constata este proceso en Bodies That Matter (1993) cuando dice: The body posited as prior to the sign, is always posited or signified as prior. This signification produces as an effect of its own procedure the very body that it nevertheless and simultaneously claims to discover as that which precedes its own action. […] it is productive, constitutive, one might even argue performative, inasmuch as this signifying act delimits and contours the body that it then claims to find prior to any and all signification […]. 38 Por lo tanto, el motivo reproduce, al mismo tiempo, a través del baile gender performances tradicionales, que son contextualizados dentro de una concepción meta-archipiélica del Caribe en el Hemisferio Norte urbano. En consecuencia quedan ausentes las estrategias paródicas que juegan de una forma carnavalesca con los estereotipos de género y los cuestionan, dando lugar a una genderización clásica de subjetividades transnacionales. En este sentido, el motivo representa cuerpos sexualizados en un contexto de binarismo heteronormativo que performan »de cierta manera« 39 la caribeñidad diaspórica. Además, las escenificaciones textuales del club de baile revelan diferentes connotaciones patriarcales. Para Negi, el club de baile es una zona de protección y de diversión controlada en la que puede experimentar, en un contexto normativo y bajo vigilancia materna, una cierta autonomía sexual. En el caso de Santo, el Palladium representa, en cambio, un lugar de sexualidad sancionada y de resurrección súbita respecto a su proyecto de vida. El club de baile simboliza aquí un entorno sociocultural fuera de las limitaciones cotidianas en el que la libertad de la realización personal -en este caso el regreso a la República Dominicana- se vuelve otra vez imaginable. Aunque los dos textos relacionan el club de baile con nociones de libertad y autodeterminación, en Let It Rain Coffee se lo conecta además con el riesgo y el peligro vital que causa el entorno urbano, pues en la secreta salida nocturna de Santo en la que experimenta la alegría vehemente de la vida se inscribe al mismo tiempo la mortalidad humana. En este sentido, la antigua conexión ritual entre la alegría ebria de la fiesta y el espanto de la muerte se afirma en el motivo del asesinato de Santo cuando quiere volver a casa en su taxi. 40 38 B UTLER , Bodies That Matter, 30. 39 B ENÍTEZ R OJO , La isla que se repite, xiii. 40 La cercanía entre la fiesta, la guerra y la muerte ya han sido explorados antropológicamente por diferentes teóricos. Entre ellos destacan Roger Caillois y Marcel Mauss. Martina Urioste-Buschmann 162 Como conclusión queda por agregar que la semantización de sentir la salsa en Manhattan forma una estrategia textual en las novelas Let It Rain Coffee y Almost A Woman para escenificar la negociación de subjetividades genderizadas del Ser caribeño diaspórico en un ambiente urbano: el motivo del club de baile como configuración espacial revela en las narrativas momentos transcendentes en los que, además de su identidad de género, los protagonistas experimentan físicamente la comprensión ontológica del estar metaarchipiélico en el mundo. Bibliografía A CEVEDO , R AMÓN L UIS : »Literatura de la diáspora puertorriqueña en Estados Unidos«, E DGAR M ARTÍNEZ M ASDEU (ed.): 22 Conferencias de Literatura Puertorriqueña, San Juan: Ateneo Puertorriqueño, Librería Editorial Ateneo 1994, 497-519. B AL , M IEKE : »Memory Acts. 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Frauke Gewecke De transnación a counternation Políticas del espacio en la narrativa de los Nuyoricans/ AmeRícans/ DiaspoRicans/ NeoRicans En uno de sus ensayos más lúcidos, el crítico puertorriqueño Juan Flores, al enjuiciar la novela The Mambo Kings Play Songs of Love (1989) del cubanoamericano Óscar Hijuelos -primera novela escrita por un latino en Estados Unidos galardonada con el prestigioso Premio Pulitzer- se enfrenta al también cubano-americano Gustavo Pérez Firmat, quien en su libro Life on the Hyphen. The Cuban American Way (1994) destaca justamente la novela de Hijuelos como un producto acabado de lo que viven los cubano-americanos (»the one-and-a-half generation«) en los Estados Unidos. Aunque Flores no cuestiona la aserción por parte de Pérez Firmat, que tiende a ver en la novela de Hijuelos el reflejo de lo que describe como »life on the hyphen«: identidades y prácticas culturales »binacionales« o in-between, que concibe »as ›appositional‹ rather than ›oppositional‹ […] defined more by contiguity than by conflict«, »lives lived rather in collusion than collision« 1 , sin embargo sí se opone de modo tajante a aquellos que celebraron The Mambo Kings Play Songs of Love como foundational fiction »of a legitimate, subcanonical concept of ›Latino literature‹« 2 , ya que la novela se presenta como ejemplo de una tendencia »marcadamente asimilacionista« al mainstream y por lo tanto »Pulitzer-eligible« (169), enfoque que para Flores tiene poco en común con la tradición literaria de los puertorriqueños residentes en EE.UU. A la experiencia de éstos y principalmente de los que viven en Nueva York, Flores rechaza aplicarle los conceptos de »hyphenation« y »hyphenated identity«, destacando como criterio de no convergencia para los nuyoricans o Ame- Rícans 3 »the differential sociological placement and grounding of the writing and social identity« (183), lo que les lleva a vivir y escribir »off the hyphen«. Para determinar cuáles serían las señas particulares de la literatura escrita por puertorriqueños residentes en EE.UU., los expertos (puertorriqueños) 1 P ÉREZ F IRMAT , Life on the hyphen, 6. 2 F LORES , From Bomba to Hip Hop, 170. 3 El término »nuyorican« ha sido (y sigue siendo) la denominación más usada; se remonta a los años sesenta y setenta, asociado ante todo con el Nuyorican Movement y el Nuyorican Poets Café. El de »AmeRícan« fue acuñado por Tato Laviera en su poemario Ame- Rícan (1985) teniendo en cuenta que durante los años ochenta los migrantes puertorriqueños ya estaban diseminados por todos los estados de la Unión. Frauke Gewecke 166 en la materia la presentan, prácticamente por unanimidad, bajo el signo de la »diáspora«, término que desde los años noventa ha ido cobrando un auge extraordinario tanto en el contexto del espacio transnacional del »Black Atlantic« como en el de las »nuevas diásporas«, que surgieron a partir de las migraciones poscoloniales y del proceso actual de globalización acelerada, siendo consideradas como »exemplary communities of the transnational moment«. 4 Se debe constatar, sin embargo, que en las Ciencias Sociales y Culturales el término de »diáspora« es objeto de un uso inflacionario en cuanto master trope »to cover just about any type of existence away from the homeland« 5 , junto con el concepto de »transnacionalismo«, que, igualmente ubicuo, convierte al sujeto diaspórico en »transmigrante« y a sus prácticas culturales en »traveling cultures« desterritorializadas. A partir de un corpus representativo de novelas escritas por miembros de la llamada »segunda generación«, aquellos que nacieron de padres puertorriqueños migrantes y crecieron (mayormente) en »el barrio«, sostengo, no obstante, que éstas se salen del concepto de »literatura diaspórica« para asentarse en un terreno cuya ubicación y dimensión habrá que precisar a través del análisis de las políticas del espacio implementadas por sus protagonistas, y sobre la base de una conceptualización previa de »diáspora« y del término allegado de »transnacionalismo«. Puerto Rico: »transnación« colonial y nacionalismo diaspórico Históricamente, el término de »diáspora« se refiere al desplazamiento de los griegos, judíos y armenios, y su subsiguiente dispersión por el mundo. Como categoría analítica es abordada según los siguientes criterios básicos: dispersión forzada o voluntaria a partir de la tierra o lugar de origen; retención de una memoria colectiva, histórica o mítica, acerca de la patria ancestral, que es idealizada y añorada y a la cual el sujeto diaspórico puede que quiera regresar; una conciencia de pertenencia a un grupo étnico y un sentido de solidaridad con comunidades co-étnicas en otros lugares, disposiciones frecuentemente vinculadas a una relación conflictiva con la sociedad de acogida. 6 Fue James Clifford quien facilitó una conceptualización del término particularmente idónea para el contexto de las »nuevas diásporas«, identificándolas como »dispersed networks of peoples who share common historical experiences of dispossession, displacement [and] adaptation« 7 , y concibiendo los »discursos diaspóricos« como aquellos que representan »experiences of displacement, of constructing homes away from home […] 4 T ÖLÖLYAN , »The Nation-State«, 5. 5 F LUDERNIK , »The Diasporic Imaginary«, XIII . 6 C OHEN , Global Diasporas, 180-187. 7 C LIFFORD , »Diasporas«, 309. De transnación a counternation 167 while remaining rooted/ routed in specific, discrepant histories« 8 . El sujeto diaspórico permanece conectado, social y/ o emocionalmente, con su país o lugar de origen, recordado o soñado, mas sin sostener necesariamente lo que Clifford llama the »teleology of origin/ return« (306). Así pues, la creación de un lugar de pertenencia o »homing desire« debe ser visto, según Avtar Brah, »as distinct from a desire for a ›homeland‹« 9 , manifestándose las estrategias del homing y belonging, siempre según James Clifford, a través de »specific histories, tactics, everyday practices of dwelling and traveling: traveling-in-dwelling and dwelling-in-traveling«. 10 En una perspectiva global, la comunidad diaspórica, que sostiene redes sociales de comunicación e intercambio a través de fronteras nacionales, forma parte de lo que se ha venido llamando »transnación« o »nation unbound« 11 , con los »transmigrantes« celebrados como »new subjectivities in the global arena«. 12 De hecho, hay numerosos estudios empíricos que revelan, para los latinoamericanos o latinos en EE.UU., la formación de circuitos transnacionales de migración 13 ; no obstante, como Alejandro Portes recalca: »The sudden popularity of this term [transnationalism] may make it appear as if everybody is ›going transnational‹, which is far from being the case« 14 , dando por sentado »that labor and subordinate classes remain ›local‹, while dominant elites are able to range ›global‹«. 15 La dimensión diaspórica inherente a la experiencia vivencial de los latinos en EE.UU. ha sido realzada ante todo con vistas a los migrantes puertorriqueños y en particular los nuyoricans, que -junto con los inmigrantes dominicanos o Dominican York- son considerados como los habitantes paradigmáticos de la denominada »ciudad global«. 16 En la actualidad, más de la mitad de los puertorriqueños, entre 4 y 5 millones, viven fuera de la isla, diseminados por todos los estados de la Unión. 17 Sin embargo, la mayor concentración se encuentra todavía hoy en New York City, en aquellos barrios hechos territorio propio durante la Gran Migración, entre 1946 y 1965: 8 Ibid., 302; cursivas mías. 9 B RAH , Cartographies of diaspora, 16. 10 C LIFFORD , »Traveling Cultures«, 108. 11 B ASCH et al., Nations Unbound. 12 N ONINI / O NG , cit. en V ERTOVEC , Transnationalism, 6. 13 Cfr. P ORTES et al., »The study of transnationalism«, 1999. 14 P ORTES , »Globalization from Below«, 16-17. 15 Ibid., 18-19. 16 Cfr., entre los críticos puertorriqueños más prominentes, a D UANY , The Puerto Rican Nation, Blurred Borders, F LORES , The Diaspora Strikes Back, L AO , »Islands at the Crossroads«. 17 Según el Censo de 2010, viven en los Estados Unidos 50,5 millones de Hispanics/ Latinos (= 16,3% del total de 308,7 milliones de habitantes); de entre ellos son Puerto Ricans 4,6 milliones (9,2% del total de los Hispanics/ Latinos). Para los otros grupos se dan las siguientes cifras: Mexicans, aprox. 32 milliones (63%); Cubans, 1,8 milliones; Salvadorans, 1,6 milliones; Dominicans, 1,4 milliones; Guatemalans, 1 millón. Cfr. US C ENSUS , »The Hispanic Population: 2010«, 3-4. Frauke Gewecke 168 el South Bronx y Brooklyn y, en Manhattan, principalmente Lower East Side (o »Loisaida«) y Spanish o East Harlem (»El Barrio«). No es el lugar aquí para amplificar la historia de la migración puertorriqueña, con sus dimensiones del retorno y del movimiento circular 18 , pero es preciso abordar, brevemente, algunos factores responsables de su particularidad. Legalmente ellos no son aliens, sino native-born U.S. citizens, ya que en 1917 los habitantes de la isla recibieron, a través del Jones Act, la ciudadanía estadounidense. Pero en la realidad, los puertorriqueños -o »spics«, como se los denominaba- eran (y siguen siendo) ciudadanos de segunda, ya que fueron víctimas no sólo de unas condiciones económicas y sociales que los marginaban, sino también víctimas de un racismo que construye al Otro »racializado« mediante criterios fenotípicos basados en la dicotomía blanco/ negro, y la llamada »one-drop rule«, por la cual todo puertorriqueño era calificado de »non-white« y, si era un negrito más o menos oscuro, entraba en la categoría de American Negro o Black. 19 En cuanto pueblo colonizado 20 , procedente de una isla que sin ser parte de Estados Unidos les pertenece, no les era (ni les es) dado a los puertorriqueños asociar la idea de »patria« o »nacionalidad« a un Estado-nación, comprometido a velar por sus ciudadanos en el exterior. Los movimientos independentistas fueron de poca magnitud y duración; de modo que la falta de un arraigado nacionalismo político fue compensada por un marcado nacionalismo cultural, que nutre la condición diaspórica: salvaguardar (o reinventar) la memoria histórica, depositada en un imaginario colectivo que con 18 La migración masiva, a partir de finales de los años cuarenta, fue causada por los cambios estructurales en la economía puertorriqueña y la forzada industrialización implementada a raíz de la »Operación Manos a la Obra« u »Operation Bootstrap«; migración ante todo de campesinos y trabajadores no cualificados, primero desde el campo a los arrabales de las ciudades, principalmente San Juan, y de ahí, dando »el salto«, hacia Nueva York: circunstancias magistralmente plasmadas en La carreta (1953), pieza de teatro del isleño René Marqués. Hubo, ante todo durante los años ochenta y a causa de la fuerte crisis económica en EE.UU., un movimiento de retorno (como el escenificado ya por René Marqués); pero la mayoría se quedó, conforme al título programático del poemario La Carreta Made a U-Turn (1979), del nuyorican Tato Laviera. Para este contexto cfr., a manera de síntesis, G EWECKE , Puerto Rico I, 70-74. 19 Durante el Civil Rights Movement de los años sesenta hubo un acercamiento entre negros (o African Americans) y algunos sectores de los nuyoricans; pero en la realidad cotidiana de los barrios, ante todo entre Spanish/ East Harlem y Central Harlem, hubo y sigue habiendo rivalidades, aunque los dos grupos son víctimas de la misma discriminación racial y económica (cfr. T ORRES , Melting Pot and Mosaic, particularmente cap. 3). Para la »racialización« de los puertorriqueños o nuyoricans (y los dominicanos o Dominican York) cfr. el excelente trabajo de G ROSFOGUEL / G EORAS , »Racialization«; y para un estudio comparativo de los Afro-Caribbean y los Hispanic Caribbean en Nueva York, el volumen colectivo editado por S UTTON / C HANEY , Caribbean Life. 20 En la discusión acerca del estatus de Puerto Rico, »unincorporated territory« de los Estados Unidos, prevalece, por parte de los críticos, el término de »colonia« o de »postcolonial colony«, que se caracterizaría por un colonialismo lite (F LORES , From Bomba to Hip Hop, 10). De transnación a counternation 169 un gesto asaz nostálgico ensalza el espacio vital de la isla en cuanto lugar de origen (real o imaginado); y salvaguardar la conciencia colectiva de formar una comunidad cuya identidad y particularidad se basan tanto en valores y códigos compartidos como en la experiencia, también compartida, de ser excluidos por la sociedad de acogida. El nacionalismo »diaspórico«, a larga distancia, es fomentado a través de la escenificación de emblemas e iconos -como son la bandera monoestrellada y el jíbaro, el campesino (blanco) depositario de una puertorriqueñidad (supuestamente) »auténtica«- y celebrado mediante actos comunitarios en »lugares de memoria«, como son las famosas »casitas« en Spanish Harlem o el South Bronx, edificadas al estilo de los bohíos insulares, en su dimensión cronotópica símbolo y fetiche de un pasado rural lejano, imbuido de un rancio tradicionalismo hispano. 21 Son ante todo los migrantes de la primera generación los que se empeñan en rescatar y sostener la memoria »patriótica«. Pero, una vez al año, su patriotismo se contagia a los jóvenes de la segunda o tercera generación; 22 y eso acontece con motivo de la »Puerto Rican Day Parade« 23 , que sirve esencialmente a dos propósitos: manifestar con orgullo su presencia en cuanto community en el mismo centro del poder, ya que el desfile pasa por la Fifth Avenue no a la altura de Harlem sino en Midtown Manhattan; y participar en una fiesta que es también un evento social, el cual sirve al individuo como plataforma para la alegre afirmación de su participación protagónica. Tan es así que Puerto Rico pasa por ser el paradigma de una nación translocal y transterritorial: una »transnación« 24 , cuya identidad se sostiene o se (re)construye tanto en la isla como en los mainland United States, en comu- 21 Para el uso particular y comunitario de las casitas -cuyos nombres varían entre »Villa Puerto Rico«, »Rincón Criollo« o »Añoranzas de mi Patria«- cfr., con más detalles, F LORES From Bomba to Hip Hop, cap. 4; A PONTE -P ARÉS , »Yellow and White«; S CIORRA , »Return to the Future«. En la misma línea se sitúa el bolero »En mi viejo San Juan« (1947), composición de Noel Estrada, que es considerada por muchos puertorriqueños como el segundo himno nacional (después de »La Borinqueña«); cito algunas de las líneas más características: »En mi viejo San Juan/ cuántos sueños forjé/ en mis noches de infancia […]/ / Una tarde me fui/ hacia extraña nación/ pues lo quiso el destino/ pero mi corazón/ se quedó frente al mar/ en mi viejo San Juan./ / Adiós, adiós, adiós/ Borinquen querida […]/ / Me voy pero un día volveré/ a buscar mi querer/ a soñar otra vez/ en mi viejo San Juan./ / Pero el tiempo pasó/ y el destino burló/ mi terrible nostalgia/ y no pude volver/ al San Juan que yo amé/ pedacito de patria […]« Cfr. E S- TRADA , »En mi viejo San Juan«. 22 La actitud e idiosincrasia de la »segunda generación« o »new Americans« ha sido objeto de múltiples estudios empíricos; cfr., por ejemplo, el número temático de la International Migration Review, Immigrant Adaptation and Native-Born Responses in the Making of Americans (31.4 1997), y en particular el artículo de Min Zhou sobre lo que se suele conceptualizar como »asimilación segmentada« (Z HOU , »Segmented Assimilation«). 23 Para la organización y las implicaciones ideológicas de la Puerto Rican Day Parade cfr. K ASINITZ / F REIDENBERG -H ERBSTEIN , »Puerto Rican Parade«. 24 Cfr. a este respecto particularmente D UANY , The Puerto Rican Nation, 185ss. Frauke Gewecke 170 nidades diaspóricas, generadas y sustentadas por una migración continua, hecho que se traduce en términos como el de »nation on the move«, »commuter nation« o, para citar la metáfora más popular, la »guagua aérea« de Luis Rafael Sánchez (1994), que representa (cito la última frase de su famoso ensayo): »¡El espacio de una nación flotante entre dos puertos de contrabandear esperanzas! «. Para los que han llegado al »puerto« del American Dream sin despedirse de la isla, su puerto de embarque, se ha creado un término nuevo: »DiaspoRican«, popularizado por Mariposa (María Teresa Fernández) con su poema Ode to the DiaspoRican, que circula ampliamente en redes sociales de Internet: Mira a mi cara Puertorriqueña Mi pelo vivo Mis manos morenas Mira a mi corazón que se llena de orgullo Y dime que no soy Boricua. […] What does it mean to live in between What does it take to realize that being Boricua is a state of mind a state of heart a state of soul... 25 Para Mariposa, el ser puertorriqueño/ a o boricua viene a ser una (auto)identificación emocional, corroborada por sus señas étnicas, desterritorializada. Sin embargo, implica también una dimensión cultural, y, como aclara Arturo Escobar (2001) de forma placativa y rotunda, »culture sits in places«. Y places (o spaces) están determinados, según el sociólogo Rob Shields, »by specific social activities with a culturally given identity (name) and image«. 26 Estos espacios sociales contribuyen a la cohesión del grupo; y, continúa Shields: »Such cohesion through space implies, in connection with social practice and the relating of individuals to that space, a certain level of spatial ›competence‹ and a distinct type of ›spatial performance‹ by the individual« (52) -prácticas espaciales que se ilustran de modo muy particular en las obras presentadas a continuación. Políticas del homing y belonging: Down These Mean Streets (1967), de Piri Thomas El entorno en el que se mueven los protagonistas de las novelas más representativas publicadas por autores (masculinos) puertorriqueños residentes en EE.UU. está configurado por el gueto o barrio como zona urbana segregada, un microcosmos socialmente construido con las características que el 25 F ERNÁNDEZ , »Ode to the Diasporican«, 2424. 26 S HIELDS , Places on the margin, 30. De transnación a counternation 171 lector avisado conoce de la llamada ghetto literature afroamericana. La primera -y la más conocida- de estas obras es la autobiografía novelada Down These Mean Streets de Piri Thomas, publicada en 1967. El autor, nacido de padres migrantes en el barrio de Spanish Harlem, narra, en un lenguaje entre coloquial y soez 27 , su propia formación y construcción identitaria en »El Barrio« 28 durante los años cuarenta y parte de los cincuenta: un proceso que en el plano (digamos) »profesional« le lleva como miembro de una pandilla desde pequeños robos a través del tráfico (y consumo) de drogas, hasta el atraco a mano armada, que finalmente le depara una larga condena de prisión. 29 Los motivos que le impulsan son -amén de la lucha por la mera sobrevivencia- el anhelo de ser respetado y tomado en cuenta, de formar parte, »to belong«: »and belonging meant doing whatever had to be done«. 30 Belonging, o sea la construcción de una patria o home, y el negociar una identidad que concilie la percepción propia con la adscripción ajena, se realizan a través de prácticas territoriales, que llevan a Piri a múltiples espacios y lugares, cuya ubicación está constantemente inscrita, con sus nombres respectivos, en el mapa de la ciudad -mapa que se proyecta en calidad de un mental map, con una red de coordenadas semánticas y simbólicas. El primer espacio vivido por Piri es un espacio interior: la vivienda familiar de su niñez, dominio exclusivo de la madre protectora, la cual, completamente ajena al mundo exterior del barrio, sirve de enlace con la isla a través de sus recuerdos (inventados), según el comentario poco confiado de Piri, »dreamtalk[ing] about her isla verde, Moses’ land of milk and honey« (9). Al terminar la niñez e iniciar la adolescencia, Piri sale del espacio familiar para entrar en el mundo de la calle, y con ello desaparece por completo la imagen (mediatizada) de la isla. 27 Para el uso del lenguaje y sus implicaciones identitarias, de suma trascendencia para la autopresentación entre los latinos, cfr. F LORES / Y ÚDICE , »Living Borders«. 28 Para un estudio empírico de las relaciones sociales en East/ Spanish Harlem y en particular las implicaciones del tráfico y consumo de drogas, cfr. B OURGOIS , In Search of Respect; a completar por el estudio de D ÁVILA , Barrio Dreams, que enfoca ante todo los cambios demográficos y residenciales en los barrios latinos de Nueva York. 29 Entre las demás obras publicadas por Piri (John Peter) Thomas (*1928) valen ser destacadas: Savior, Savior, Hold my Hand (1972), acerca de los años que siguieron a su puesta en libertad, durante los cuales ejerció como trabajador social, de cierto modo »cooptado« e instrumentalizado por un pastor evangelista; 7 Long Times (1974), sobre sus siete años en la cárcel; y Stories from El Barrio (1978), cuentos para jóvenes. Down These Mean Streets ha sido objeto de varios estudios críticos particularmente enjundisosos: de W ILLIAM L UIS , Dance between two Cultures, cap. 3, quien compara el texto de Thomas con obras autobiográficas puertorriqueñas anteriores (Bernardo Vega y Jesús Colón); de M ARTA C AMINERO -S ANTANGELO , »Puerto Rican Negro«, acerca del aspecto de la »racialización« del sujeto; de A NTONIA D OMÍNGUEZ M IGUELA , Pasajes de ida y vuelta en el contexto general de »La narrativa puertorriqueña en Estados Unidos«; y en el volumen colectivo editado por T ORRES -P ADILLA / R IVERA , Writing off the Hyphen en el contexto de lo que denominan »Literature of the Puerto Rican diaspora«. 30 T HOMAS , Down These Mean Streets, 55. Frauke Gewecke 172 La calle viene a ser el espacio de su inmediata realidad, inicialmente experimentada con cautela desde la escalinata de su casa, umbral o lugar de tránsito, que Piri va traspasando para afrontar las »mean streets«, las que poco a poco va aprehendiendo, »all part of becoming hombre« (15). Ese proceso no está exento de conflictos dentro del mismo barrio, ya que en Harlem, como sabe Piri, »you always [live] on the edge of losing rep« (51). Pero el barrio, »where everybody acted, walked, and talked like me« (24), es también el lugar donde sus »boys«, la ganguita, le procuran »a feeling of belonging, of prestige, of accomplishment« (106), en las calles que (supuestamente) le deparan al joven promesas y libertad: Sometimes the thoughts would start flapping around inside me about the three worlds I lived in -the world of home, the world of school (no more of that, though), and the world of the street. The street was the best damn one. It was like all the guys shouting out, »Hey, man, this is our kick.« […] The world of street belonged to the kid alone. There he could earn his own rights, prestige, his good-o stick of living. It was like being a knight of old, like being ten feet tall. (106-107) Mientras vive en el barrio, Piri no tiene ninguna duda en cuanto a su identidad y »nacionalidad«: »I’m a Puerto Rican from Harlem« (83), afirma de modo contundente. Sin embargo, la cosa se complica cuando Piri, debido a las mudanzas familiares, es compulsado a afrontar territorios ajenos, »alien turf«: primero, la parte italiana de Harlem, »Spaghetti country«; luego, un suburbio en Long Island dominado por anglos, territorios ambos donde es hostigado y rechazado, primero por ser spic y luego, debido a su piel oscura y su inglés sin acento puertorriqueño, a título de American Negro, o sea, black bastard y nigger. 31 Confrontado con esa adscripción ajena de una identidad racial, »just plain black«, Piri experimenta una crisis identitaria, y en compañía de un amigo, American Negro orgulloso de serlo, emprende un viaje hacia el sur de Estados Unidos, el South de la segregación racial, »trying to make Negro« (177). 32 Pero se siente »like maybe I had bought a ticket to the wrong technicolor movie« (179), y frente a su amigo justifica su negativa de »hacerse« negro con el siguiente argumento: 31 El problema racial y la »racialización« de los puertorriqueños por parte de la sociedad mayoritaria se infiltra también a nivel familiar, ya que la madre de Piri y sus hermanos son de piel blanca, mientras que el padre y Piri son de piel oscura. El problema para Piri no surge de la actitud ni de la madre ni de los hermanos, sino del padre, quien le confiesa que para escapar a la etiqueta de »negro«, que le imponen sus compañeros de trabajo, exagera su acento puertorriqueño, y, declarándose »boricua«, explica el color de su piel por su ascendencia supuestamente indígena. 32 Durante este viaje, tópico del ethnic bildungsroman, Piri ensaya diversas »identidades« estratégicas. Una de las escenas más ingeniosas ocurre en el South, cuando Piri, declarándose puertorriqueño, es admitido para acostarse con una prostituta blanca (mexicano-americana), para luego declarar a la mujer horrorizada: »I just want you to know […] that you got fucked by a nigger, by a black man! « (T HOMAS , Down These Mean Streets, 189). De transnación a counternation 173 I hate the paddy who’s trying to keep the black man down. But I’m beginning to hate the black man, too, ‘cause I can feel his pain and I don’t know that it oughtta be mine. Shit, man, Puerto Ricans got social problems, too. Why the fuck we gotta take on Negroes’, too? (124) Para resumir: el amigo desaparece; Piri, que ha entrado en la Marina Mercante, continúa su viaje a través del Caribe, periplo durante el cual Puerto Rico como meta o paradero accidental ni siquiera se menciona; y cuando después de siete meses de ausencia, vividos como un exilio, vuelve a Harlem, exclama con júbilo: »Home, Sweet Harlem! «. Al final de la obra, después de haber cumplido su condena y experimentado una suerte de conversión, Piri sube de noche a la azotea de un edificio destartalado, desde donde vuelve a posesionarse de su barrio, »my Harlem«, con lo que se cierra el paréntesis abierto en el prólogo. Pero hay una diferencia esencial entre las dos escenas: la escena final reproduce lo que Henri Lefebvre, en su obra seminal La production de l’espace 33 , llama el »espacio percibido«, que corresponde a la práctica espacial de la realidad cotidiana, de las mean streets por las que deambulara Piri; el prólogo, en cambio, traza un espacio que, en la terminología de Lefebvre, corresponde al »espacio vivido«, que es el »espacio de representación«, cargado de signos y símbolos, el »reino de la libertad« y, en cierto modo, el »espacio percibido« apropiado y recodificado mediante la imaginación, ya que Piri exclama: This is a bright mundo, my streets, my barrio de noche […] Y EE - AH ! I feel like part of the shadows that make company for me in this warm amigo darkness. I am »My Majesty Piri Thomas,« with a high on anything and like a stoned king, I gotta survey my kingdom. 34 El descenso a los infiernos: Spidertown (1993), de Abraham Rodríguez En la novela Spidertown de Abraham Rodríguez 35 , según el autor suerte de secuela de la obra de Piri Thomas, la acción se desenvuelve en el South Bronx, habitado por gentes cuya condición de migrantes o hijos de migran- 33 L EFEBVRE , La production de l’espace, 48ss. 34 T HOMAS , Down These Mean Streets, IX - X . 35 Abraham Rodríguez Jr. (*1961), antes de Spidertown, ya había publicado un volumen de cuentos, The Boy Without a Flag. Tales of the South Bronx (1992). Después publicó dos novelas más: The Buddha Book (2001), que trata de un grupo de jóvenes debatiéndose entre drogas y crímenes en el South Bronx (el título se refiere a los cómics que crean los protagonistas sobre la vida del barrio y que luego los van repartiendo por el mismo); South by South Bronx (2008), una novela policial o mystery novel, que se centra más en la vida interior de los protagonistas que en los problemas sociales del barrio. La novela Spidertown ha sido objeto de pocos estudios sustanciosos; son excepción los de F LORES , From Bomba to Hip Hop, 43ss. y A LLATSON , Latino Dreams, cap. 3. Frauke Gewecke 174 tes no se nombra, como tampoco se precisa su origen nacional, subsumidos todos bajo el común denominador étnico de »latinos«. En cuanto a la historia, ésta se ubica en algún año de los ochenta y está planteada por un narrador extradiegético desde la perspectiva del protagonista, Miguel, un chico de 16 años, de padres puertorriqueños, nacido (como el autor) en el barrio, que sirve de corredor de droga a otro joven, apodado »Spider«, el cual en su condición de godfather controla el tráfico de crack en el barrio. Pero el verdadero protagonista de la novela es el mismo barrio, desmantelado e inmundo 36 , con las calles que Miguel recorre de noche, repartiendo la mercancía: un recorrido que con un gesto realmente obsesivo se inscribe en el plano de calles del barrio, y que equivale a deslindar y demarcar el territorio acotado, cuyas fronteras prácticamente no son franqueadas. Es un escenario dantesco -»A South Bronx fairy tale. Sex, drugs, money, vice, an’ loud hip hop music« 37 - y la fauna humana que lo habita a la sombra de policías corruptos -chulos y putas, craqueros y craqueras, drug lords y matones a sueldo- está conformada esencialmente por jóvenes y niños, pandilleros sicópatas que »en el juego« de la guerra callejera se matan entre ellos. El barrio es »where you matter. It’s where the prestige and power is« (80). Simultáneamente es una trampa que no transmite el sentimiento del belonging; pues, Miguel sabe: »The so-called sense of criminal camaraderie was bullshit. […] It wasn’t about tribes or clans or brotherhood; money was all that mattered« (113). Y la única manera de sobrevivir era esa: He got beaten up a few times, but that was part of being a man. It wasn’t winning that made you strong, it was having the cojones to stand your ground. That was what manhood meant to him. Standing ground. Regardless of what you lost. (176) Miguel, quien al final de la novela -en un giro poco convincente- rehúye el mundo callejero gracias al amor de una niña redentora con el poético nombre de Cristalena, no sufre como Piri de una crisis identitaria. Igual que aquél concibe la isla como espacio exclusivo de la generación de los padres, cuya autoridad es denegada, en la novela, por todos los jóvenes. Pero, al contrario de Piri, Miguel, aunque de color oscuro, no es víctima de racismo, ya que no sale del barrio para afrontar territorio ajeno, y por lo tanto no tiene, como Piri, motivo para suplir la (supuesta) identidad »racial« de American Negro refugiándose en la identidad »nacional« del Porty-ree-can, en el caso de Piri identidad estratégica y compensatoria, completamente desterritorializada y vaciada de cualquier significado y trascendencia. En cuanto a Miguel, sabiendo perfectamente que el famoso American Dream era una farsa, »[since] no spick kid was going to make it« (185), él rechaza del mismo 36 El clímax (literal y simbólico) del frenesí destructor se alcanza con las quemas intencionadas de edificios, sea por especulación de terrenos, sea por estafa en seguros: una temática constante de la novela, encarnada en el personaje de »Firebug«, quien organiza estos incendios -sea por aburrimiento, sea por encargo de potentes financieros anglos- como escenificación de una fiesta ritual. 37 R ODRÍGUEZ , Spidertown, 137. De transnación a counternation 175 modo la hyphenated identity del »Puerto Rican American«: »What a loada shit« (267), exclama. Y cuando una amiga se le opone diciendo: »It’s not shit, Miguel. It’s people trying to find their own identity«, él articula una autoadscripción que, frente a la sociedad mayoritaria, plantea el desafío de la diferencia, definitivamente territorializada en el espacio cerrado del barrio: I know my identity. I’m a spick. I like spick, okay? It tells me right away what I am. It don’t confuse me into thinkin’ I’m American. I’m a spick, okay? Thass how whites see you anyway. 38 De la distopía a la utopía: Bodega Dreams (2000), de Ernesto Quiñónez La acción de la novela Bodega Dreams de Ernesto Quiñónez 39 se sitúa en el barrio de Spanish Harlem, que ya fuera el escenario de la obra de Piri Thomas. Pero a través de la voz del protagonista y narrador se deja constancia de que se le va a ahorrar al lector »all that Piri Thomas kinda crap«. 40 Así, el barrio, por el que transitan los personajes, con sus recorridos también constantemente inscritos en el mapa de sus calles, se presenta, por un lado, como un espacio inhóspito: »a slum that has been handed down from immigrant to immigrant, like used clothing worn and reworn, stitched and restitched by different ethnic groups who continue to pass it on« (161). Pero al mismo tiempo, y a pesar de sus viviendas desmanteladas y su economía dominada por el tráfico de drogas, permite una vida comunitaria, »A paradox of crime and kindness« (161), donde por las noches las calles se llenan no de hustlers y junkies sino de gente alegre, los viejos jugando al dominó y los jóvenes tocando y bailando. 38 Ibid., 267. De »Puerto Rican American« Miguel rechaza categóricamente no sólo la identificación como »americano«, sino también como »puertorriqueño«, pues, cuando la amiga le explica que Puerto Rican American »means you come from Puerto Rico«, él simplemente contesta: »But I don’t come from there« (267). Sin embargo, en una entrevista concedida a Carmen Dolores Hernández, Abraham Rodríguez revela cuán difícil y contradictorio pueden resultar las identificaciones propias. Por una parte dice: »The island is a myth. I like reading about it, but it’s a myth. It doesn’t exist for me at all«. Por otra, a la pregunta de si sigue identificándose como puertorriqueño, contesta: »Of course, I am Puerto Rican. I am also American. I’m both. […] the United States is an integral part of me, just like Puerto Rico is« (H ERNÁNDEZ , Puerto Rican Voices, 141). 39 E RNESTO Q UIÑÓNEZ (*1966) nació en Ecuador, de madre puertorriqueña y padre ecuatoriano, pero creció en el barrio de East/ Spanish Harlem. Aunque en la prensa ha sido muy alabado por su primera novela, sin embargo aún no se encuentra ningún trabajo académico de interés sobre ella. En 2004 publicó una segunda novela, Chango’s Fire; el título remite por un lado a la santería y, por otro, al protagonista (y narrador), Julio Santana, que en El Barrio se desempeña (como Firebug en la novela de Abraham Rodríguez) de incendiario a sueldo de especuladores de terreno, pero que intenta escapar (como el Julio de Bodega Dreams) de su situación a través de los estudios universitarios. 40 Q UIÑÓNEZ , Bodega Dreams, 86. Frauke Gewecke 176 La acción arranca con el encuentro del joven Julio, que ha crecido en el barrio pero está ansioso de dejarlo atrás para »mejorar su vida«, con Willie Bodega, personaje ambiguo y cautivador, quien después de algunos recelos por parte de Julio, logra involucrarlo en su proyecto. Bodega, ex miembro del grupo nacionalista revolucionario de los Young Lords, entretanto convertido en drug lord, es esencialmente un »vendedor de sueños«, de sueños muy concretos, irónicamente financiados por su imperio de la droga. Son dos los campos de su acción: mediante la adquisición y remodelación de bloques de viviendas abandonados, que luego alquila a precios modestos a miembros de la comunidad, quiere contrarrestar la amenaza de gentrificación del barrio, que conlleva el desplazamiento de la comunidad por anglos; y a través de un programa de becas escolares y universitarias quiere crear para el barrio sus propios profesionales y clase media: »An entire professional class in East Harlem and no one will be able to take this neighborhood away from us« (71). De esa manera aspira a conectar con el pasado de los Young Lords, »because there was pride and anger and identity« (31), »fixing up the neighborhood [and] building a better future« (113). 41 Julio, que antes del encuentro con Bodega y su gente sólo se podía imaginar el ansiado ascenso social abandonando el barrio, al principio duda: »They were so ahead in their visions and dreams that they left you behind, with your mouth open, trying to piece it all together« (106). Pero luego empieza a vislumbrar que la utopía podría hacerse realidad: But then I thought, why not? Why not us? Others have dreams, why not us? It was from that moment on that I realized all these hopes were bigger than me, more important than any one person. If these dreams of theirs would take off, El Barrio would burn like a roman candle, bright and proud for decades. If Spanish Harlem moved up, we would all move up with it. (106) Los que tienen voz en El Barrio son migrantes e hijos de migrantes puertorriqueños, »Ricans helping Ricans« (36). Pero el proyecto de Willie Bodega 41 Ibid., 113. La gentrificación, o sea, la modernización y revitalización de ciertos barrios para residencia de clases económicamente acomodadas que conlleva el desalojo de los residentes establecidos, de pocos recursos económicos, es un tema central de la novela. Como explica uno que trabaja en el proyecto de Bodega, en Spanish Harlem: »This neighborhood will be lost unless we make it ours. Look at Loisaida, that’s gone […] All those white yuppies want to live in Manhattan, and they think Spanish Harlem is next for the taking. When they start moving in, we won’t be able to compete when it comes to rents, and we’ll be left out in the cold. But if we build a strong professional class and accumulate property, we can counter that effect« (Q UIÑÓNEZ , Bodega Dreams, 106-107). La gentrificación ya había sido una preocupación central de los Young Lords o Young Lords Party, aquella organización de puertorriqueños nacionalistas que, hacia finales de los años sesenta, formaron dependencias en muchas ciudades norteamericanas para luchar a favor de la independencia de Puerto Rico a la vez que se empeñaron, particularmente en Spanish Harlem, en tareas comunitarias. De ahí que el proyecto de Bodega enlace con su propio pasado de miembro activo de los Young Lords, realzando a la vez su carácter revolucionario. Para las actividades políticas de los puertorriqueños en Nueva York y particularmente de los Young Lords, cfr. T HOMAS , Puerto Rican Citizen. De transnación a counternation 177 no es el de una comunidad diaspórica, ya que la isla no representa, para el futuro de la comunidad, ningún punto de referencia; y tampoco es exclusivo, ya que ellos son también latinos, »the Rainbow Race«, lo que comprende todo el continente, »Latinos from the blackest of black to the bluest eyes and blondest hair« (207). Pero Bodega, por un amor estúpido y malogrado que lo lleva a la muerte, no logra convertir su sueño en realidad y será Julio el que continúe persiguiéndolo: el proyecto de la comunidad de »mejorar« no para luego mudarse a algún suburbio, sino para quedarse en el barrio como parte de Manhattan, »buying the island back« (161). Al final de la novela, Julio -tal como Piri en el prólogo de su relato, que representa el final de la historia- observa de noche desde lo alto su barrio; pero al contrario de Piri su imaginación no lo lleva a un »espacio de representación« ajeno a la percepción diaria, sino justamente a un mundo enraizado en una cotidianidad signada de algo nuevo, real: Alone on the fire escape, I looked out to the neighborhood below. Bodega was right, it was alive. Its music and people had taken off their mourning clothes. The neigborhood had turned into a maraca, with the men and women transformed into seeds, shaking with love and desire for one another. […] Tomorrow Spanish Harlem would run faster, fly higher, stretch out its arms farther, and one day those dreams would carry its people to new beginnings. […] It seemed like a good place to start. (212) AmeRíca: counternation postétnica Las obras presentadas pertenecen al género de la ghetto literature, género frecuentado por otros escritores de origen puertorriqueño 42 , pero también duramente criticado por estar al servicio de un público lector ávido de reencontrar los parámetros que rigen Down These Mean Streets, obra que conoció un raro éxito. 43 No obstante, y a pesar de la indudable repetición de tópicos 42 Entre ellos, como el más exitoso, Edwin Torres (*1931), de profesión juez y autor de varias novelas al estilo del thriller norteamericano, que fueron llevadas a la pantalla: Q & M (1977; en 1990 llevada al cine bajo el mismo título, dirigida por Sidney Lumet, con Nick Nolte); Carlito’s Way (1975) y su secuela After Hours (1979), la secuela llevada al cine bajo el título de Carlito’s Way (1993, dirigida por Brian de Palma, con Al Pacino y Sean Penn). En 2005 se realizó una versión fílmica de la primera parte, que sólo salió en DVD: Carlito’s Way. Rise to Power, junto con una reedición de la novela bajo ese mismo título. Esta primera novela de Torres tiene muchos puntos de contacto con Down These Mean Streets de Piri Thomas: el protagonista Carlito Brigante narra su infancia y adolescencia en el Spanish Harlem de los años sesenta, concretamente, como »survivor«, su ascenso a matón y traficante de drogas poderoso. El barrio es importante como espacio participativo; en cuanto a la adscripción identitaria no tiene dudas, ya que se autoidentifica como »Puerto Rican« o »P.R.« tout court. 43 E D V EGA , en: H ERNÁNDEZ , Puerto Rican Voices, 206. Ed Vega (1936-2008), quien fuera, con múltiples novelas y tomos de cuentos, el más prolífico entre los escritores de origen puertorriqueño residentes en Nueva York, fue también el crítico más duro de la ghetto literature que sigue el patrón creado por Piri Thomas. En uno de sus cuentos con- Frauke Gewecke 178 archiconocidos, son valiosas y pertinentes cuando se trata de dilucidar el lugar de enunciación desde donde se articulan los autores (implícitos), y del terreno en el que sus protagonistas negocian identidades y configuran espacios de pertenencia. Frente a la sociedad mayoritaria, confirman lo alegado por Juan Flores: viven y escriben »off the hyphen«, rehuyendo el crossing over. Al contrario de los o las protagonistas de la novela de migración o ethnic bildungsroman - por ejemplo, de Judith Ortiz Cofer y Esmeralda Santiago-, tampoco se sitúan en un espacio transnacional, diaspórico, o algún third space in-between, entre la isla y los mainland United States, constantemente en route, como diría James Clifford, entre múltiples cruces y tránsitos. Piri transita varios espacios, pero éstos configuran zonas exteriores en el »Outer World« de Estados Unidos, »alien turf« opuesto al barrio, al que vuelve para (re)apropiárselo -como los protagonistas de Rodríguez y Quiñónez- en cuanto espacio identitario y participativo. Por cierto, la topografía simbólica en las tres obras presentadas varía según las diferentes condiciones sociales: en la de Quiñónez incluye el aspecto de la apropiación no sólo simbólica sino también material y legal, y, amén de eso, la demarcación de un »lugar de memoria« propio: no de la memoria isleña como la abrigan las casitas, pero sí de la memoria de la comunidad, como es el »Museo del Barrio« (que existe realmente), donde Bodega, de manera significativa, explica a Julio sus »dreams«. El barrio de Quiñónez ya no es el espacio marginal, periférico, el del Otro, »ambivalent margin of the nation-space«. 44 Es el mismo centro, que se constituye en calidad de counternation, la cual a su vez, en una lógica no de exclusión sino de inclusión, demarca sus propios límites. 45 Sin embargo, los tenido en el tomo Mendoza’s Dreams (1987), hay un pasaje donde el narrador homodiegético, también autor prolífico de novelas del género, recrea de modo crítico-irónico los tópicos de esa literatura y de su atractivo para el público lector: »Out of their morbid fear and their need to see the people in a certain light, I had given them [the public] Up From the Ghetto, 185ss. of a drug addict’s harrowing journey from the degradation of his habit to the respectability of a social work degree; Down to the Ghetto, 256ss. of a father’s desperate search for his wayward teenage daughter, only to find she has become a beatific figure in a religious cult; Return to the Ghetto, the 457ss. odyssey of an upwardly mobile, suburban family’s obsessive concern with their roots; plus ten other minor works: Dancing in the Ghetto, Ghetto Street Games, Gangbusting in the Ghetto, Ghetto Streetwalker, Ghetto Numbers, Ghetto Big Gun and the ambitious but uninspired trilogy, Ghetto Grass, Ghetto Coke, Ghetto Smack. And of course my last work, the big roman a clef in which little known people became even less known, Ghetto Mirror« (V EGA , Mendoza’s Dreams, 11). 44 B HABHA , »Introduction«, 4. 45 El concepto de counternation es aplicado por Monica Brown a lo que ella denomina Gang Nation: »[…] Latino/ a urban gang members are asserting an alternative citizenship in a counternation, one that fulfills fundamental needs not accorded by the state, one that provides a sense of economic security (most often through delinquent behavior), one that establishes its own moral and juridical authority with a history tied to territory, and one that provides a sense of communal identity, belonging« (Gang Nation, xxiii). De transnación a counternation 179 límites son permeables, pues Julio, que toma clases en el Hunter College para hacerse profesional, se dirige hacia Midtown Manhattan. Y en esa perspectiva su propósito »[of] buying the island back« se revela como un proyecto de (re)conquista: no de la isla de Puerto Rico sino de la isla de Manhattan y con ello parte de gringolandia, convertida en el espacio »postétnico« de AmeRíca, lugar de pertenencia no del DiaspoRican sino del NeoRican, celebrado por el poeta Jaime Carrero: I was born in New York new blood. I was born in New York I’m not a Jones Act Puerto Rican. yeah? I’m a Neo-Rican man new flash. yeah? I known what I know no Jones Act man yeah? 46 Bibliografía A LLATSON , P AUL : Latino Dreams. Transcultural Traffic and the U.S. National Imaginary, Amsterdam/ New York: Rodopi 2002. A PONTE -P ARÉS , L UIS : »What’s Yellow and White and Has Land All Around It? Appropriating Place in Puerto Rican Barrios«, CENTRO. Journal of the Center for Puerto Rican Studies 7.1 (1995), 8-19. B ASCH , L INDA / G LICK S CHILLER , N INA / S ZANTON B LANC , C RISTINA : Nations Unbound. 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Selon le recensement de 2006, [l]a région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal prenait le troisième rang au Canada, derrière Toronto (37,5 %) et Vancouver (13,4 %), pour ce qui est de la plus grande population née à l’étranger. […], Montréal comptait 740 400 personnes nées à l’étranger, ce qui représente 12 % de la population totale du Canada née à l’étranger. 1 En conséquence, environ 20 % de la population montréalaise sont nés en dehors du Canada. À Toronto, par exemple, le pourcentage d’immigration s’élève à 45,7 %. Un citoyen sur deux y est donc un immigrant. 2 Pour ce qui est de la population juive, elle représentait 1,3 % de la population canadienne en 2001 (370 520 personnes) dont 2,8 % (92 970 personnes) à Montréal. 3 Aperçu historique de l’immigration juive à Montréal La première grande vague d’immigration juive arrive au Canada vers la fin du 19 e siècle, période pendant laquelle des Juifs ashkénazes de l’Europe centrale et de l’Est se voient obligés de fuir leurs pays. 4 Pour cette raison, la 1 C HUI / T RAN et al., »Immigration au Canada«, 25. Le terme ›population née à l’étranger‹ »[…] désigne dans le Recensement de 2006 les personnes qui sont, ou qui ont été, des immigrants reçus au Canada. Dans cette analyse, la population née à l’étranger ne comprend pas les résidents non permanents […]. La population née à l’étranger exclut aussi les citoyens canadiens de naissance qui sont nés à l’étranger. Ces derniers sont considérés comme étant des Canadiens de naissance ou des nonimmigrants« (C HUI / T RAN et al., »Immigration au Canada«, 39). 2 Cf. ibid., 19. 3 Cf. S HAHAR , The Jewish Community of Canada. Part 1, 2 ; S HAHAR / W EINFELD et al., Analyse de la communauté juive montréalaise, 191. 4 Les tout premiers Juifs au Canada sont des Sépharades de l’Angleterre qui arrivent après la Conquête britannique (1759-1763). En 1768, ils fondent la première synagogue à Montréal qui suit la tradition sépharade. Cette petite communauté qui, en 1825, ne compte que 90 membres, s’accroît au cours de deux événements: en premier lieu, par Yvonne Völkl 186 population juive du Canada augmente entre 1881 et 1901 de 2 500 à 16 500 personnes environ, formant ainsi une communauté sept fois plus importante en 1901 que vingt ans auparavant. 5 Cette population ashkénaze s’établit surtout dans les espaces urbains et c’est ainsi que, en 1931, plus de 80 % des Juifs canadiens vivent dans les agglomérations de Montréal, de Toronto et de Winnipeg. 6 À Montréal, la plupart des Juifs trouvent un emploi dans le secteur de la fabrication, notamment dans les usines de confection qui, depuis la fin du 19 e siècle, sont devenues »une des sources d’emploi les plus importantes dans la ville«. 7 En raison du nombre élevé d’habitants juifs, la langue des Ashkénazes, le yiddish, devient la langue la plus parlée de Montréal pendant la première moitié du 20 e siècle - après le français et l’anglais bien entendu. Qui plus est, cette première communauté juive s’installe dans un terroir spécifique sur l’Île de Montréal. Elle occupe notamment la région le long du boulevard Saint-Laurent, communément appelée la Main, qui sépare la zone résidentielle des Anglo-protestants de celle des Francocatholiques. Les Juifs résident alors pour ainsi dire entre les anglophones à l’ouest et les francophones à l’est. 8 Pour la majorité des familles juives, le boulevard Saint-Laurent reste pourtant un lieu de transit, qui sera abandonné pour l’ouest de l’île dès que leurs économies le leur permettront. Par conséquent, au milieu du 20 e siècle, des centres de vie juive s’établissent à Outremont et à Snowdon mais se déplacent au bout de quelques années vers d’autres régions urbaines. 9 Ainsi, en 1971, les quartiers Côte-des-Neiges et Snowdon ainsi que la Ville de Côte Saint-Luc comptent entre 13 000 et 23 000 habitants juifs. En 2001, on trouve de grandes communautés juives dans la Côte Saint-Luc (environ 20 000 personnes), le West Island (environ 13 000), la Ville Saint Laurent (environ 8 000) et (toujours) dans le quartier Côte-des- Neiges (environ 7 700). 10 Au sujet des rapports entre les Juifs et les communautés anglophones et francophones avoisinantes, il faut noter que tous les groupes se tiennent sur la réserve. Les relations fragiles entre Juifs et Franco-catholiques résultent de »la loi de 1903, qui interdit aux Juifs l’accès aux écoles francophones (ce qui suite de l’introduction d’une loi en 1831 qui accorde aux Juifs les mêmes droits qu’aux Anglo-protestants et aux Franco-catholiques ; en second lieu, par suite de l’arrivée des Ashkénazes de l’Allemagne et de l’Europe de l’est à partir des années 1880. Cf. L ANGLAIS / R OME , Juifs et Québécois français, 16-26 ; R OBINSON , Le judaïsme à Montréal, 23-26. 5 Cf. T ULCHINSKY , Canada’s Jews, 76. 6 Cf. T ROPER , »Jewish Immigration to Canada«. Contrairement aux immigrants juifs, les immigrants de l’Ukraine, des pays scandinaves, de l’Allemagne ou des Pays-Bas s’établissent pour la plupart dans les régions rurales à l’Est du Canada. Cf. T ROPER , »Jewish Immigration to Canada«. 7 K ING , Les Juifs de Montréal, 108. 8 Cf. ibid., 96. 9 Cf. R INGUET , À la découverte du Montréal yiddish, 108-110. 10 Cf. S HAHAR , The Jewish Community of Canada. Part 2, 6 ; S HAHAR / W EINFELD et al., Analyse de la communauté juive montréalaise, 194. L’arrivée en ville 187 les oblige à envoyer leurs enfants dans les écoles protestantes) et [de] l’attrait de la langue anglaise et de la culture britannique«. 11 De plus, les Canadiens français perçoivent longtemps la présence des Juifs »comme une menace à l’identité francophone catholique« 12 ainsi que comme une menace économique. Du côté anglophone, les voisins juifs et leur influence économique grandissante à partir du début du 20 e siècle sont également considérés avec méfiance. 13 Ce climat de défiance atteint son paroxysme suite à la Grande Dépression pendant les années 1930, où l’antisémitisme se répand, et ne s’apaise qu’après la Deuxième Guerre mondiale ainsi qu’avec les changements de la Révolution tranquille. 14 Quant aux communautés anglophones et francophones de Montréal, on constate qu’il n’existe guère de relations entre elles non plus. En effet, l’identité de la ville sur le fleuve Saint-Laurent reste longtemps divisée entre ces deux groupes ethniques dominants et ce n’est qu’à partir des années 1980 que les Montréalais se rendent compte que l’image de leur métropole est manifestement plus diversifiée. 15 C’est aussi la raison pour laquelle les deux communautés linguistiques de pratiques religieuses différentes ont été surnommées ›les deux solitudes‹. 16 Étant donné que la communauté juive reste également plutôt cloisonnée et sans contact avec ses voisins angloet franco-montréalais, elle peut être considérée comme la »troisième solitude« 17 sur l’Île de Montréal. Durant la Deuxième Guerre mondiale, l’immigration juive est réduite à zéro et ce n’est qu’après la guerre que le Canada ouvre ses portes de nouveau. En conséquence, des rescapés de la Shoah et d’autres groupes 11 R INGUET , À la découverte du Montréal yiddish, 73. On trouvera une présentation détaillée du rapport entre les populations juives et francophones à Montréal dans l’article de Pierre Anctil (2010) ainsi que dans les passages correspondants dans l’ouvrage de Chantal Ringuet (2011) sur le Montréal yiddish. Cf. A NCTIL , »Les rapports entre francophones et Juifs« et R INGUET , À la découverte du Montréal yiddish. 12 Ibid. 13 Cf. ibid., 74-77. 14 Cf. A NCTIL , »Les rapports entre francophones et Juifs«, 44-57. 15 Cf. S IMON , Translating Montreal, 7. Dans Translating Montreal. Episodes in the Life of a Divided City (2006), Sherry Simon suit l’évolution de Montréal d’une ville divisée en deux à une ville comptant de multiples communautés. En s’appuyant sur des exemples littéraires, elle montre que le voyage à travers la ville et la rencontre avec l’autre avaient néanmoins eu lieu régulièrement depuis longtemps. 16 Cette métaphore dérive du roman anglo-canadien Two Solitudes (1945) de Hugh MacLennan qui démontre la relation difficile entre une femme anglo-protestante et un homme franco-catholique. Ces deux personnages s’aiment mais ont des difficultés à vivre leur amour à cause de leur entourage traditionnel. 17 Ce terme a été utilisé par Michael Greenstein dans Third Solitudes (1989) afin de désigner les auteurs juifs au Canada qui, coincés entre les deux solitudes, luttent contre leur marginalisation, en quête de prestige et de reconnaissance. Yvonne Völkl 188 d’immigrants commencent à s’installer dans le pays. 18 À partir des années 1960, des Juifs de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient choisissent le Québec, à savoir la ville de Montréal, comme terre d’accueil. 19 Ces nouveaux migrants sont des Juifs sépharades et diffèrent par leurs coutumes et leur mode de vie de la communauté ashkénaze jusqu’alors établie à Montréal. De surcroît, ces Juifs sépharades d’Afrique du Nord ne parlent ni le yiddish ni l’anglais et ne suivent pas non plus les traditions ashkénazes, ce qui les amène à éprouver »des difficultés au début de leur intégration à la communauté juive déjà en place, de même qu’à la société québécoise tout court«. 20 La maîtrise du français comme langue maternelle, par contre, favorise un lent rapprochement de la société francophone et, rétrospectivement, il faut constater qu’au Québec »les Sépharades ont servi de pont entre les Juifs déjà canadianisés et la majorité francophone«. 21 Selon le recensement de 2001, la communauté juive de Montréal compte 21 215 Sépharades contre 69 300 Ashkénazes. 22 L’immigration urbaine dans la littérature migrante juive Pour beaucoup de migrants à la recherche d’une nouvelle patrie, la grande ville représente la destination de prédilection. Grâce à sa dynamique socioéconomique et à son infrastructure, les nouveaux venus espèrent y trouver du travail et un avenir prometteur pour leurs familles. De ce fait, il n’est pas étonnant que la ville soit un thème récurrent dans les écritures migrantes au Québec, car »l’écriture de ›l’arrivée en ville‹ […] autorise la rencontre de l’étranger - immigrant ou réfugié - et du Québécois autochtone«. 23 Les œuvres des écrivains migrants enregistrent assez souvent »les différentes étapes du processus de rapprochement de la ville d’accueil, du moment de la première rencontre au successif apprivoisement de la ville«. 24 Pendant le processus d’acculturation »[d]es sentiments tels que la séduction ou le rejet, des représentations préalables, le poids de la mémoire du pays d’origine ou le regard vers l’avenir inhérent aux ›horizons d’attente‹ […]« 25 font leur apparition. De la sorte, les textes migrants »véhiculent et rendent visibles les 18 Afin de prendre connaissance de la politique d’immigration restrictive du gouvernement canadien et de ses conséquences pour la communauté juive. Cf. A BELLA / T ROPER , None Is Too Many. 19 Le processus de la décolonisation, la construction des nationalismes arabes au détriment des minorités ethniques ou religieuses ainsi que l’émergence des mouvements islamistes déclenchent l’exode des Juifs de tous les pays arabes - exode qui dure deux décennies. Cf. B ALKE , »Der doppelte Exodus«, 4. 20 L ANGLAIS / R OME , Juifs et Québécois français, 222. 21 A NCTIL , »Les rapports entre francophones et Juifs«, 59. 22 Cf. S HAHAR / W EINFELD et al., Analyse de la communauté juive montréalaise, 196. 23 H AREL , »La parole orpheline«, 373. 24 M ATA B ARREIRO , »Identité urbaine, identité migrante«, 46. 25 Ibid. L’arrivée en ville 189 images, les pratiques discursives, les représentations et les interprétations de la ville des acteurs migrants, dont les écrivains«. 26 Ils permettent également de concevoir »[…], de l’intérieur, le processus d’acculturation, la construction de l’identité migrante et de l’identité urbaine«. 27 Pour ces raisons, il n’est pas surprenant que Sherry Simon observe que les écrivains migrants de langue française, en racontant leurs expériences de passage, donnent de nouvelles voix à l’histoire de Montréal et font éclater l’image des deux solitudes : Émile Olliver, Marco Micone, Alba Farhoud, and Régine Robin introduce experiences of passage that open Montreal’s history to new voices. As the ›two solitudes image‹ loses its currency, as the city becomes increasingly multicultural […], Montreal searches for a new self-image. New stories of translation join the old. 28 Dans cet esprit, la ville de Montréal, telle qu’elle est dessinée dans les romans de Naïm Kattan, Victor Teboul et Régine Robin, sera par la suite au centre de l’intérêt. Parmi les œuvres étudiées se trouvent La fiancée promise (1983) de Kattan, Que Dieu vous garde de l’homme silencieux quand il se met soudain à parler (1999) de Teboul et La Québécoite (1983) de Robin. Dans ces trois romans en particulier, les trois auteurs - qui sont tous d’origine juive et eux-mêmes immigrés au Québec - traitent le sujet de l’immigration urbaine. Après un court résumé des romans, on examinera quelles sortes de difficultés et de défis les protagonistes - tous des immigrants juifs francophones - ont à surmonter après leur arrivée en ville. La fiancée promise 29 (1983) est le troisième roman de Naïm Kattan. Le personnage principal est Méir, un jeune homme juif qui a grandi à Bagdad dans les années 1930/ 40 - époque où environ un quart de la population urbaine y pratiquait la religion juive et où le judaïsme y prospérait. Après l’école secondaire, Méir quitte sa ville natale pour la France, ayant obtenu une bourse d’études à Paris. À la suite de ses études en littérature française, il décide de partir pour Montréal, où il arrive un beau jour d’hiver, dans les années 1950. Le récit est raconté à la première personne, depuis la perspective du protagoniste. À l’âge de 25 ans, Méir considère sa vie rétrospectivement et se rappelle les premiers mois passés à Montréal. Le premier roman de Victor Teboul Que Dieu vous garde de l’homme silencieux quand il se met soudain à parler (1999) introduit également un jeune Juif du nom de Maurice Ben Haïm qui est originaire d’Alexandrie en Égypte. En 1956, alors que Maurice a environ 12 ans, la crise du canal de Suez éclate et sa famille se voit contrainte de quitter l’Égypte. Elle passe d’abord quelques années à Paris, mais se décide finalement à émigrer au Canada, où la sœur 26 Ibid., 52. 27 Ibid., 52-53. 28 S IMON , Translating Montreal, 164. 29 Désormais toute citation tirée de l’ouvrage sera indiquée par FP entre parenthèses suivi du numéro de la page. Il en va de même pour les ouvrages Que Dieu vous garde de l’homme silencieux quand il se met soudain à parler (QD) et La Québécoite (LQ). Yvonne Völkl 190 de Maurice s’est établie avec son mari quelques années auparavant. La famille arrive à Montréal pendant l’été 1963. Maurice a alors 18 ans. Les aventures du protagoniste pendant ses premières années dans cette ville sont racontées par un narrateur à la troisième personne. La Québécoite (1983) de Régine Robin présente une narratrice inconnue à la première personne qui est en train d’écrire un roman sur une femme. Cette femme, dont les lecteurs ne connaissent pas le nom, est seulement désignée par le pronom personnel ›elle‹. ›Elle‹ vient de déménager de la France vers le Canada, où elle s’est installée à Montréal. La narratrice (également inconnue) dessine trois scénarios d’intégration différents pour sa protagoniste et y décrit chaque fois de nouveau comment ›elle‹ pourrait s’adapter à la vie montréalaise. En explorant la ville de Montréal avec sa protagoniste, la je-narrante est hantée par ses souvenirs, à travers lesquels les lecteurs découvrent plusieurs similarités entre la narratrice et sa protagoniste : des parents juifs polonais, une jeunesse à Paris pendant la Deuxième Guerre mondiale, le même âge (environ 35 ans) et l’émigration à la fin des années 1970. L’arrivée à Montréal Les trois protagonistes de Kattan, Teboul et Robin viennent tous de grands centres urbains - Bagdad, Alexandrie, Paris -, ce qui laisse supposer que la première rencontre avec la ville de Montréal ne devrait pas heurter les personnages. Mais la métropole canadienne offre néanmoins des surprises. Dans La fiancée promise, Méir arrive un matin en plein hiver à Montréal qui, comme d’habitude à cette saison, se dissimule sous une couche de neige. Le premier regard que Méir pose sur son rêve de l’Amérique - et pas du Canada (! ) - est pourtant plein d’espoir et il est décrit par le je-narrant de la manière suivante : Je regardai la gare neuve et propre. Je me disais : ,C’est cela l’Amérique.’ J’y étais. La neige tombe et sur le sol une couche blanche se dresse comme un écran qui couvrirait un pays interdit. Où aller ? Je téléphone au YMCA. Oui, il y a une chambre, mais il faut attendre jusqu’à midi [sic] pour en prendre possession. Il est neuf heures. Trois heures de liberté. Le pays est à moi et je suis maître de mes actes et j’ai peur de la neige. (FP 8) Le fait que cette citation comporte un changement de temps (du passé au présent) souligne l’effet durable que l’arrivée en ville a eu sur le narrateur. Il indique que le souvenir des premiers instants à Montréal s’est gravé tellement fort dans sa mémoire que, en se le remémorant, Méir ›revit‹ la situation d’antan. Après l’arrivée dans la ville enneigée, le jeune homme explore sa nouvelle patrie - mais il n’agit pas comme un touriste. Puisqu’il a seulement 100 dollars canadiens en poche, il se met immédiatement à la recherche d’une chambre et d’un emploi. Cependant, les conditions météorologiques L’arrivée en ville 191 compliquent cette recherche, mais Méir ne désespère pas : »J’escaladai des escaliers, je glissai, tombai, me relevai, poursuivis ma recherche. M’installer d’abord, le travail ensuite« (FP 11). Lorsqu’il trouve enfin une chambre en colocation, l’attitude capitaliste de la propriétaire anglophone le frappe immédiatement, car celle-ci ne veut même pas savoir le nom de son nouveau locataire, mais seulement toucher la caution et le premier loyer. Contrairement à Méir, Maurice du Que Dieu vous garde… n’arrive pas en plein hiver mais pendant l’été. Cette circonstance fait que, dès le premier moment, il est à l’aise à Montréal : »Maurice sentait quelque chose de familier dans l’air, comme s’il avait déjà vécu ici« (QD 32). Ce sentiment positif envers la ville est attribuable à la ressemblance extérieure que Maurice perçoit entre Montréal et sa ville natale. Il y découvre des images familières, telles que des jeunes jouant au football ou des tramways et leurs sonnettes signalant leur passage. En conséquence, dès l’arrivée, il croit avoir »un souvenir en commun avec les gens du pays« (QD 33) et, qui plus est, la ville d’accueil semble se fondre avec ses souvenirs de sa ville natale, ce qui l’amène à se demander : »Était-il à Montréal ou à Alexandrie ? « (QD 33). De manière similaire, la narratrice de La Québécoite se sent bien à Montréal. Dans l’exemple qui suit, elle est en train de mener un monologue intérieur dans lequel elle se tutoie et se compare avec sa protagoniste fictive : »[C]omme elle au début, tu aimais ce pays, tu y respirais plus librement qu’à Paris« (LQ 138). Cependant, en peu de temps, elle constate un certain malaise, car le nouvel entourage lui rappelle les événements vécus à Paris pendant la Deuxième Guerre mondiale et surtout la perte de sa mère. La perception de Montréal Pendant les premiers mois à Montréal, les protagonistes perçoivent l’espace urbain de manière différente. Au début du roman La fiancée promise, Méir trouve l’espace hivernal de la ville angoissant »comme un monstre terrifiant« (FP 26). En dépit de cela, il affronte la ville métamorphosée en (une sorte de) personnage et commence à la traverser à pied, »pour éprouver [s]a force de résistance et [s]on courage« (FP 31) à l’égard de l’hiver. Ce point de vue change seulement lorsque le printemps arrive et Méir éprouve pour la première fois le besoin de ralentir ses pas et de percevoir la ville avec tous ses sens. Dès le début de son séjour, Maurice de Que Dieu vous garde… est au comble du bonheur dans son nouvel entourage, car sa famille s’est installée dans un quartier multiculturel : Côte-des-Neiges respirait le Canada, le grand air. […] Enfin, se disait Maurice, […], me voici dans un vrai pays où toutes les nationalités se côtoient, me voici enfin chez moi, différent et pareil, pareil parce que différent. (QD 33) Yvonne Völkl 192 Maurice se réjouit de la coexistence des nationalités et des ethnies à Côtedes-Neiges, quartier qui lui rappelle également sa vie à Alexandrie et qui lui donne un sentiment de sécurité. Comme Méir, la narratrice de La Québécoite s’habitue difficilement à Montréal. Afin de trouver sa propre place dans la ville, elle commence également à parcourir l’espace urbain : »Tu aimais toi aussi, […], te perdre dans la ville, en épouser le quotidien inquiet, vivre à son bruit« (LQ 173). Mais pendant toute la lecture, Montréal reste pour elle un espace trop vaste, une »ville sans cohérence, sans unité« et de la sorte il lui est »impossible […] de l’assimiler, de se l’incorporer« (LQ 173). Les stratégies d’approche pour la ville de Montréal Méir de La fiancée promise, qui arrive à Montréal dans les années 1950, traverse la ville principalement à pied ou en tramway. À travers ces déplacements, il perçoit comment ›fonctionne‹ la ville de Montréal, c’est-à-dire sa géographie urbaine ainsi que sa structure sociogéographique spécifique. Par la lecture des journaux, il s’aperçoit que Montréal abrite plusieurs communautés ethniques qui lui semblent plutôt repliées sur elles-mêmes : Ce qui faisait les manchettes des premières pages du Devoir et de La Presse n’avait droit qu’à un entrefilet en page 7 ou 11 dans la Gazette et le Star. Pour les quotidiens anglais, la communauté juive était une réalité. (FP 90) La tripartition de la ville en trois régions, chacune liée à une pratique religieuse spécifique, est particulièrement frappante. De plus, chaque groupe semble être comme un microcosme autonome se démarquant volontairement de l’autre. Lors de sa recherche d’un travail, Méir arrive à entrer en contact avec chaque groupe, mais ses interlocuteurs sont généralement déconcertés par sa personne, car ils n’arrivent pas à le classer. Qui plus est, Méir est de religion juive mais ne maîtrise pas le yiddish, qui est la langue parlée par la plupart des Juifs vivant à Montréal au milieu du 20 e siècle. Cette lacune contribue également à la confusion de ses interlocuteurs, comme le montre cet exemple : - Vous parlez le yiddish au moins ? - Le yiddish ? Pas du tout. - Comment allez-vous faire ? Tous les juifs parlent yiddish. - Je parle le français et l’anglais ; les deux langues du pays. (FP 3) Dans ce roman comme dans d’autres de Naïm Kattan »[l]a ville, […], est bien un topique, un lieu qui suscite chez le narrateur un violent désir d’intégration«. 30 Au premier plan de tout essai d’intégration, il y a l’espoir de Méir de trouver une femme et d’être accueilli dans une des sociétés mon- 30 H AREL , »La parole orpheline«, 379. L’arrivée en ville 193 tréalaises grâce à elle. Après tout, comme le constate Simon Harel à juste titre pour l’œuvre de Kattan, »[q]uitter la terre d’origine signifie une perte, [une perte qui peut être] colmatée par une présence féminine«. 31 Le personnage de la femme fait donc pendant au personnage de l’immigrant masculin. Elle symbolise la mère qui donne à son enfant le sentiment de stabilité et de sécurité ainsi que le sentiment d’appartenir à un milieu et au monde qui l’entoure. C’est exactement ce sentiment que cherche l’immigrant. La ›fiancée promise‹ du titre du roman symbolise pour ainsi dire la ›terre promise‹ que Méir cherche à découvrir. Ce n’est que s’il est capable de trouver sa ›femme promise‹, qu’il pourra avoir accès au pays d’accueil et s’y construire un nouveau bercail. Alors, ce n’est pas sans raison que, sur la couverture du livre qui reproduit les contours d’une tête de femme, celle-ci reste sans visage. Avant que Méir ne trouve la femme idéale, il fait la connaissance de plusieurs Canadiennes de souche et Néo-Canadiennes. Ces amitiés, chacune issue d’une des ›solitudes‹ de la société montréalaise des années 1950, permettent à Méir de découvrir la topographie sociale, culturelle et architecturale de la ville. De la sorte, il apprend à connaître le quartier francophone de Côte-des-Neiges grâce à une Franco-catholique, le quartier juif d’Outremont grâce à deux Juives, une sépharade et l’autre ashkénaze, ainsi que le centreville anglophone grâce à une Anglo-protestante. Sa ›fiancée promise‹ n’apparaît pourtant qu’une dizaine de mois plus tard. Cette femme, Claudia, est une immigrante comme lui. Avec elle, Méir se sent pour la première fois comme chez lui dans son pays d’accueil, d’autant plus qu’elle partage sa ›mémoire d’immigrant‹ avec lui. Pareil à Méir, Maurice de Que Dieu vous garde… en apprend plus sur la situation actuelle de sa nouvelle patrie à travers les différents médias (radio, télé, journaux). Il utilise également les transports publics ou se déplace à pied afin de parcourir la ville et, rapidement, il discerne l’image urbaine fragmentée - dans au moins trois solitudes (franco-catholique, angloprotestante et juive). Par exemple, lors d’une conversation avec un chauffeur de bus, il découvre la structure linguistique spécifique de Montréal et, en outre, le parler populaire, le joual 32 : 31 Ibid., 377-378. 32 Le joual se développe au début du 20 e siècle au cours de l’urbanisation, où beaucoup de Canadiens français de la campagne se sont installés à Montréal dans l’espoir d’un avenir meilleur. Dans la ville, ces demandeurs d’emploi francophones trouvent souvent un travail dans une usine anglophone. Le résultat du contact entre le français rural des francophones et l’anglais commercial des industriels anglophones est une nouvelle variété du français. Le joual est caractérisé par un vocabulaire français pauvre et un grand nombre d’anglicismes (cf. T ETU DE L ABSADE , Le Québec, 118-119). C’est »un parler populaire à la prononciation relâchée […], à base syntaxique et lexicale tout à fait française mais qui s’adjoindra pour les besoins d’une communication entre patrons et ouvriers un lexique, des expressions et des tournures empruntés à l’anglais« (ibid., 118). Yvonne Völkl 194 Il demandait au chauffeur le trajet pour se rendre en ville. Qu’était-il en train de lui répondre ? Il ne le comprenait pas. Et le chauffeur se fâchait. Qu’avait-il pu lui dire pour qu’il soit en colère ? - Est-ce que vous allez jusqu’à la rue Peel, monsieur ? pensait-il avoir demandé. - Faut qu’tu pognes la 4 su’Sherbrooke. - Pardon ? - You have to transfer on Sherbrooke, lui répondit-il cette fois-ci en anglais. […] - Pourriez-vous me dire ce que c’est qu’un transfert ? Persistait-il en français, […]. (QD 41, en italique dans l’original) Le fait de ne pas être compris et d’obtenir une réponse en anglais déclenche un sentiment d’insécurité en Maurice qui se considère après tout comme un Juif polyglotte maîtrisant la langue française, qui est d’ailleurs sa langue maternelle. De plus, il trouve énigmatique que le chauffeur de bus puisse deviner la langue d’une personne d’après son apparence. Une faculté qu’il acquerra également avec le temps. Lorsque Maurice entre en contact avec les citoyens de Montréal, il fait la même expérience que Méir de La fiancée promise : ses origines étonnent et déconcertent ses interlocuteurs car, jusque dans les années 1960, la population juive montréalaise parlait habituellement l’anglais alors que tous ceux qui parlaient le français appartenaient à la foi catholique. À cause de cela, quelques femmes franco-catholiques pensent même que Maurice, qui s’adresse à elles en français, doit être un »Juif catholique« (QD 140). Dans un entretien avec un collègue de travail, ce malentendu se révèle ainsi : - D’où tu viens ? Lui demanda un jour Michel […]. Es-tu français ? - Ben non, s’essaya Maurice sur un ton familier, je viens d’Égypte. - T’es égyptien d’abord… - Non, non, j’chuis juste né là. - Ben, si t’es né là, t’es égyptien… (QD 83). Afin de mieux comprendre sa nouvelle patrie et de trouver un moyen d’approcher les Canadiens français, Maurice se met à étudier l’histoire du Québec. Contre toute attente, il commence son cours d’histoire avec la lecture des romans franco-canadiens. Des livres d’histoire ne sont consultés que plus tard comme lecture dite supplémentaire. Son premier choix le mène au roman Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy - donc au premier roman urbain, dans lequel la ville de Montréal et le quartier de Saint-Henri se trouvent au centre de l’intérêt. Tandis que Maurice se procure des informations actuelles à travers les journaux, la télé et la radio, ses lectures romanesques et historiques l’aident à comprendre le développement de sa nouvelle patrie. Pendant ce ›travail de mémoire‹, une transformation structurelle de la société franco-canadienne lui échappe cependant, transformation qui s’est produite justement pendant ses premières années à Montréal. Il s’agit de la Révolution tranquille qui entraîne des changements profonds d’ordre politique, économique et social et caractérisés par la sécularisation de la société et la création d’un État providence. En faisant la connaissance d’étudiantes L’arrivée en ville 195 francophones, Maurice constate que celles-ci n’ont rien en commun avec les protagonistes féminines de ses romans. Les femmes romanesques se voient et se comportent comme des Canadiennes françaises ; celles que Maurice rencontre au milieu des années 1960 se perçoivent déjà comme des »Québécoises« (QD 149), se révoltant contre le rôle traditionnel de la femme et se détachant des contraintes du patriarcat, de l’Église catholique et de l’État. En fin de compte, c’est encore une fois la figure de la femme qui joue un rôle primordial en ce qui concerne l’intégration du protagoniste dans la société francophone de Montréal. Mais contrairement à la relation décrite dans La fiancée promise, celle de Maurice avec sa petite amie est accompagnée d’un rejet de ses racines. Francine Bellemare est une Québécoise de souche qui soutient la souveraineté du Québec. En conséquence, elle ne peut pas supporter que tous les membres de la famille de Maurice soient contents, et même fiers, d’obtenir après une longue période d’attente les papiers d’identité canadiens. Ensuite, il n’est pas étonnant que Francine mette Maurice devant un choix : elle exige de lui qu’il se prononce soit pour elle et la souveraineté du Québec, soit pour sa famille et le Canada. Tiraillé par des sentiments contradictoires, Maurice se décide finalement pour Francine et coupe de ce fait les liens avec sa famille ainsi qu’avec son passé. Pour la narratrice de La Québécoite, l’approche du Montréal des années 1970 passe d’abord par la déambulation durant laquelle elle découvre l’image (également) fragmentée de la ville et de la société montréalaise. En tant que flâneuse, la narratrice se déplace sans but et sans direction dans l’espace urbain. Néanmoins, elle ne se contente pas de sa perception sensorielle et, dans un deuxième temps, elle cherche à consigner et, qui plus est, à conserver cette étrangeté du lieu : »Noter toutes les différences« (LQ 66), »faire une nomenclature« (LQ 18), »un inventaire, un catalogue« (LQ 154). À l’aide de l’écriture, la narratrice espère comprendre la réalité urbaine, s’y ›inscrire‹ et par la suite trouver sa place dans la ville. Bref, elle espère »[t]out consigner pour donner plus de corps à cette existence« (LQ 154). Une autre stratégie d’acclimatation se trouve dans le projet de la narratrice d’écrire un roman sur une femme sans nom. Comme elle, la protagoniste éprouve des difficultés à s’acclimater à Montréal et c’est pour cette raison que la narratrice invente trois scénarios d’intégration pour ›elle‹. Dans chacun des trois chapitres du roman, elle essaie d’établir son personnage principal dans un autre quartier. Le premier chapitre se déroule à Snowdon, quartier dans lequel vivent de nombreuses familles juives. Le deuxième se situe dans le quartier francophone d’Outremont et le troisième dans le quartier multiculturel de Jean-Talon. Décidée à enraciner sa protagoniste, la narratrice lie son destin dans chaque chapitre non seulement avec un autre quartier mais aussi avec une autre maison et, qui plus est, avec un autre partenaire. Dans le premier chapitre, ›elle‹ habite avec son mari d’origine juive dans un quartier juif qui, malgré de nombreux magasins et produits juifs, lui reste Yvonne Völkl 196 étranger. Dans le deuxième, ›elle‹ habite avec son mari, qui est un Québécois de souche, dans un quartier bourgeois. ›Elle‹ aspire à être acceptée par la société québécoise et essaye par la suite de comprendre son entourage et son fonctionnement sociopolitique. Malgré sa bonne volonté, son mari continue à lui dire qu’elle ne pourra jamais comprendre le Québec puisqu’elle restera toujours une immigrée : »Il lui répéterait jour après jour que n’étant pas d’ici elle ne pourrait jamais comprendre« (LQ 144). Dans le troisième chapitre, ›elle‹ entretient une relation avec un immigrant du Paraguay qui habite un quartier multiculturel. Après un certain temps, ›elle‹ emménage chez lui, ce qui pourtant accentue son existence en marge de la société montréalaise francophone. Il en ressort que les relations amoureuses qu’entretient la protagoniste ne s’avèrent d’aucune garantie pour une intégration accomplie. En fait, les hommes-partenaires n’arrivent pas à lui donner la stabilité nécessaire dans le nouvel espace urbain. En dépit de leurs efforts, ›elle‹ se sent chaque fois exclue et croit ne pas pouvoir faire partie de la société. C’est donc la raison pour laquelle la narratrice termine chaque chapitre - et donc chaque scénario d’immigration - avec le retour de sa protagoniste à Paris. Ainsi, se répète presque identiquement à la fin de chaque chapitre, l’image de son départ précipité : Un jour, elle aurait décidé de partir. Mime Yente n’aurait même pas envisagé de la retenir. Elle aurait pris un 747, Air-France. Départ de Mirabel à 20 h 45. Les livres et les effets personnels suivraient en fret aérien, certains meubles en container par bateau. (LQ 167) Conclusion Dans l’ensemble, les romans de Naïm Kattan, de Victor Teboul et de Régine Robin mettent en scène des protagonistes juifs francophones qui expriment le grand désir de s’intégrer dans leur ville d’accueil. Le français étant leur langue maternelle, ils ne veulent pas rester dans le groupe des Juifs anglophones et se mettent donc à la recherche de l’Autre, c’est-à-dire du citoyen montréalais. Très vite, ils s’aperçoivent que la ville est découpée »en ›villages‹ quasi autonomes, en faisant du quartier le centre« 33 et chacun d’entre eux se voit obligé de choisir dans lequel de ces microcosmes il veut plonger. De la sorte, la lecture des romans offre la perspective de l’immigrant juif francophone sur l’identité urbaine de Montréal. Par les ›voyages‹ des protagonistes à travers les quartiers, les lecteurs découvrent avec eux la topographie sociale et culturelle de Montréal prévalant à chaque époque. L’image des trois solitudes, qui se manifeste rapidement, varie légèrement dans chaque roman et illustre ainsi des transformations sociétales : Dans La fiancée promise et Que Dieu vous garde…, qui se situent 33 C HASSAY , »Entre la nature et le livre, la ville«, 115. L’arrivée en ville 197 dans les années 1950 et 1960, les trois solitudes restent les mêmes : un groupe anglo-protestant, un groupe franco-catholique et un groupe d’immigrants juifs anglophones. Dans La Québécoite, par contre, qui met en scène le Montréal de la fin des années 1970, une ›solitude‹ est ›substituée‹ à une autre : le groupe des Anglo-protestants est remplacé par le groupe multiculturel. À cette perception spécifique de l’espace urbain correspondent trois stratégies d’approche de la ville de Montréal complémentaires : premièrement, la perception individuelle du quotidien montréalais de chaque protagoniste joue un rôle décisif. Il s’agit d’une perception qui résulte de l’immersion de l’individu par des déplacements multiples à travers les différents espaces urbains. Ensuite, les médias consultés par les protagonistes (journaux, télé, romans, livres d’histoire etc.) contribuent largement à l’image dessinée des sociétés montréalaises. En troisième lieu, les héros des trois romans tentent de s’approcher de la ville et de leurs concitoyens à l’aide d’une relation amoureuse. Pourtant, cet essai d’intégration comme essai d’enracinement s’avère prometteur seulement dans les deux premiers cas ; dans le dernier, il est voué à l’échec. Bibliographie A BELLA , I RVING / T ROPER , H AROLD : None Is Too Many. Canada and the Jews of Europe. 1933-1948, Toronto : Lester Publishing Ltd 1991 [1983]. A NCTIL , P IERRE : »Les rapports entre francophones et Juifs dans le contexte montréalais«, P IERRE A NCTIL / I RA R OBINSON (éds.) : Les communautés juives de Montréal. Histoire et enjeux contemporains, Sillery, QC : Septentrion 2010, 38-64. B ALKE , R ALF : »Der doppelte Exodus« [http: / / ldn-knigi.lib.ru/ JUDAICA/ Exodus.pdf (dernier accès : 13/ 03/ 13)]. C HASSAY , J EAN -F RANÇOIS : »Entre la nature et le livre, la ville. Le paysage montréalais, à la lecture de quelques romans québécois francophones«, International Journal of Canadian Studies. Revue internationale d’études canadiennes Fall/ Automne 4 (1991), 111-125. 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J’en veux comme preuve leurs nombreuses manifestations et publications, expression déclarée d’une culture spécifiquement sépharade. Ainsi, la Communauté Sépharade Unifiée du Québec (CSUQ) qui regroupe tous les Juifs non ashkénazes vivant au Québec et venus du Maghreb, du Moyen- Orient et des Balkans organise régulièrement un Festival Séfarade de Montréal pour rappeler et revitaliser un patrimoine culturel spécifique. Dans le contexte francophone, au Québec et en France, la signification de ›sépharadité‹ a connu d’ailleurs un déplacement sémantique. Au départ, elle englobait en fait aussi bien les populations d’origine hispanique ou de langue judéoespagnole que les populations judéo-orientales auxquelles les premières se sont plus ou moins mêlées. Mais, depuis quelque temps, la notion de ›sépharade‹ s’applique plus particulièrement aux Juifs ayant immigré dans le contexte postcolonial. Rappelons qu’en moins de trente ans, environ un million de Juifs ont quitté les pays dans lesquels ils étaient pourtant implantés depuis des siècles, sinon des millénaires. La chronologie de leur départ correspond à divers événements : la création de l’État d’Israël en 1948, les indépendances des pays maghrébins dans les années cinquante et soixante, puis le conflit entre Israël et les pays arabes. Tandis que la grande majorité des Juifs algériens et des Juifs tunisiens émigrent en France, les Juifs marocains vont s’installer d’abord majoritairement en Israël, puis partent par la suite en France, au Québec, mais aussi en Espagne et en Amérique latine pour ceux du Nord marocain hispanophone. La moitié des Juifs maghrébins, soit environ 500.000 personnes, se sont installés en France, l’autre moitié en Israël et une minorité a immigré au Québec. 1 La majorité des Juifs du Québec (comme au Canada en général) sont anglophones et de rite ashkénaze, la minorité sépharade étant estimée à 20 000 personnes. La plupart des sépharades sont francophones et vivent à 1 Cf. pour les chiffres : C OHEN , »Migrations juives marocaines au Canada«. Mechthild Gilzmer 200 Montréal. Le nombre total de Juifs vivant au Québec tourne autour de 100 000 personnes. On parle généralement de 15 000 Juifs marocains vivant au Québec. Ces Juifs marocains »ont réussi à former, à côté de la communauté ashkénaze anglophone, une communauté séfarade francophone très vivace.« 2 Ce sont les conditions de l’exil, la société d’accueil et son cadre migratoire qui renforcent le concept identitaire adopté par les nouveaux arrivants. Ainsi : L’intégration des Sépharades dans l’ensemble communautaire et plus largement dans la société québécoise révèle ainsi des processus de re-construction identitaire qui impliquent le retour à des référents anciens et parfois mythiques (l’âge d’or de Sépharade) ainsi qu’une réinterprétation de leurs traditions à la lumière des nouveaux paramètres identitaires québécois. La re-construction d’une identité sépharade dans le contexte communautaire montréalais et québécois diffère de celle de Toronto, autre grande ville canadienne qui accueille un petit nombre de Juifs originaires d’Afrique du Nord, ou de celle que l’on trouve en Israël et en France à la même époque. 3 Bien que ces populations se soient progressivement intégrées à la culture de leurs pays adoptifs respectifs, dans leurs écrits, films et autres formes d’expression, le pays d’origine reste toujours très présent. Dans son article sur les migrations juives marocaines au Canada, l’historienne Yolande Cohen, elle-même issue de cette communauté, constate une affirmation nouvelle de l’identité sépharade à travers la diaspora juive [qui] s’appuie sur des pratiques religieuses traditionnelles et sur un attachement indéfectible à l’État d’Israël, certains la considérant désormais comme une recomposition nouvelle du judaïsme mondial et lui donnant le nom de ›judaïsme et sionisme d’Orient‹. 4 Loin de se résumer à la représentation d’une communauté, dans un pays donné, cette identité transnationale redevient un axe majeur d’expression de soi pour une grande partie des Juifs originaires d’Afrique du Nord et d’Orient dans tous les pays où ils se trouvent, particulièrement en Israël. C’est à juste titre que Cohen met en garde contre un »activisme communautaire, comme seule expression de l’identité complexe« 5 car »aussi ouverte voudrait-elle être, la communauté n’enferme-t-elle pas ses membres dans une sorte de consentement de soi, pas toujours propice à leur épanouissement et à leur influence sociale et politique, ici et maintenant ? « 6 Alors que pour Cohen les activités culturelles et artistiques de la communauté, le Festival Séfarad de Montréal et le Mois du livre juif de Montréal, témoi- 2 H ELLER -G OLDENBERG , »Les Juifs marocains au Québec«, 173. 3 C OHEN , »Migrations juives marocaines au Canada«, 235. 4 Ibid., 245. 5 Ibid., 246. 6 Ibid. Dialogue transculturel et genre dans la »littérature maghrébine« à Montréal 201 gnent d’un complexe métissage, j’y vois tout à fait le contraire. Parmi les artistes qu’elle cite dans son article (Gad el Maleh, Sapho, Ouaknine, Abécassis), la plupart vivent en France ou en Israël. La ›transculturalité‹ à l’œuvre concerne donc plutôt un ›judaïsme mondial‹ que l’échange et le métissage avec la société québécoise. Comme je l’ai démontré à différentes occasions, la production littéraire de Juifs sépharades vivant au Québec témoigne plutôt d’un repli sur soi. 7 Il y est question du passé, de l’histoire individuelle ou collective utilisée pour créer et affirmer une identité juive supposée figée une fois pour toutes. Littérature migrante d’origine maghrébine au Québec Les écrivains »sépharades« Les textes rassemblés dans le recueil Anthologie des écrivains sépharades du Québec 8 paru en 2010, se caractérise par une prédilection pour l’histoire et un regard nostalgique vers le passé. Dans la préface, Anne Elaine Cliché constate que Dans le vaste corpus d’œuvres littéraires publiées par les auteurs sépharades du Québec […] on trouve de nombreux récits autobiographiques […] qui racontent avec un souci du détail, et souvent avec faste, une vie d’avant l’exil au Québec, une enfance et une jeunesse vécues dans un ailleurs […]. L’histoire joue un rôle important dans ces productions romanesques que l’on apprécie aussi pour leur valeur de témoignage. 9 Elle confirme donc le caractère nostalgique de cette production littéraire. L’anthologie englobe des auteurs qui vivent au Québec, mais aussi d’autres pour qui le Québec constitue un passage temporel entre d’autres lieux de vie. Les œuvres présentées ont été en partie écrites ailleurs qu’au Québec. D’autre part, la notion ›d’écrivain‹ est employée dans un sens très large, car l’anthologie ne présente pas seulement des extraits d’œuvres littéraires, mais offre un kaléidoscope de textes de tous genres : essai historique, textes scientifiques de disciplines diverses (anthropologie, sociologie, psychologie, musique, philosophie), recettes de cuisine, textes mystiques et ésotériques, contes, poésie et puis des textes dans des langues vernaculaires, telles que l’Hébreu, le Judéo-Espagnol et la Haketia. Dans les textes à caractère purement littéraire, c’est la dimension mémorielle et identitaire qui domine. L’exil occupe une place importante, mais il est traité dans un sens historique et biblique. L’espace concret de l’exil à Montréal et au Québec, la rencontre avec l’autre n’y a pas de place, le dialogue transculturel est pratiquement inexistant. L’approche montre le souci de constituer un corpus représentant 7 Cf. G ILZMER , »La littérature sépharade au Québec«, 135-142 ; Cf. G ILZMER , »La mémoire de la vie juive méditerranéenne au Québec«, 77-93. 8 B ENSOUSSAN , Anthologie des écrivains sépharades du Québec. 9 Ibid., 25. Mechthild Gilzmer 202 tous les aspects considérés comme appartenant à la culture de la communauté sépharade du Québec, pour devenir un lieu de mémoire du passé. Cette vie intellectuelle semble se jouer parallèlement à la société québécoise. Elle ressemble à une commémoration plutôt qu’à une réalité vécue aujourd’hui. L’Anthologie des écrivains sépharades du Québec cherche à fixer un héritage culturel mais le dialogue transculturel, l’échange avec le nouveau monde, y sont absents. Parmi les romanciers d’origine sépharade, seuls Victor Teboul et Naïm Kattan ont abordé de manière significative le contact des cultures, leur situation particulière comme migrants Juifs à Montréal et leur apport spécifique à la société montréalaise. 10 Littérature d’auteurs maghrébins d’origine non-juive Depuis quelques années, on voit émerger, dans le champ littéraire et artistique, une quantité d’auteurs maghrébins non-juifs ayant des origines diverses : berbères, arabes ou franco-maghrébines. Des publications récentes en nombre croissant témoignent de leur importance, comme l’étude de Lilyane Rachédi qui analyse les trajectoires migratoires et les stratégies identitaires d’écrivains maghrébins au Québec considérant »[l]’écriture comme espace d’insertion et de citoyenneté pour les immigrants«. 11 Tout comme Christine Wesselhöft dans sa monographie sur les modes d’interprétation littéraire et biographique dans le contexte migratoire, 12 Rachédi a choisi une démarche interdisciplinaire liant les instruments empiriques de la recherche sociale aux outils de la critique littéraire, en mettant en relation les résultats d’entrevues effectuées auprès d’auteurs immigrants avec leur œuvre. Dans les deux cas, les auteurs se basent sur une analyse des schémas interprétatifs et des grilles de lecture implicites et explicites du vécu social et utilisent deux genres de textes (l’interview et la narration littéraire). Comme l’indique le titre de son étude, Rachédi s’intéresse plus particulièrement au rôle que joue l’écriture comme facteur social, à l’interaction entre le parcours migratoire et les stratégies identitaires employées dans l’écriture. D’après son étude, les transformations identitaires suite à la migration s’expriment directement dans les textes. Son corpus d’analyse comprend six auteurs d’origine algérienne et tunisienne, parmi eux des auteurs d’une certaine notoriété tel Nadia Ghalem et Hédi Bouraoui. Il manque à ce jour une étude globale concernant les écrivains d’origine maghrébine ou ayant été marqués par un séjour prolongé au Maghreb. Parmi ces écrivains, on trouve deux femmes qui ont une approche artistique originale et novatrice. Elles affichent toutes les deux une grande sensibilité pour les mécanismes d’inclusion et d’exclusion que subissent les immigrés et plus particulièrement les femmes. 10 Cf. les articles de Völkl et de Gröne dans le présent volume. 11 R ACHÉDI , »Trajectoires migratoires«, 145-170. 12 Cf. W ESSELHÖFT , Erzählte Migration. Dialogue transculturel et genre dans la »littérature maghrébine« à Montréal 203 Il s’agit de la conteuse franco-marocaine Myriame el Yamani 13 et de l’écrivaine Dominique Blondeau née en France ayant longtemps vécu au Maroc. 14 Si j’ai choisi de les présenter, c’est parce qu’elles pratiquent tout particulièrement le dialogue transculturel qui nous intéresse ici. Migration, dialogue transculturel, littérature et genre Parler de migration et de dialogue transculturel oblige à réfléchir sur le rôle que joue l’identité sexuelle puisque celle-ci fait partie de l’identité culturelle. Il est évident que le processus de migration touche les hommes et les femmes différemment, qu’ils et elles le vivent, le perçoivent et le représentent de manière différente. Et pourtant, jusqu’à une période récente, les recherches sur la migration ainsi que son reflet et son écho dans la littérature prenaient peu en compte la question du genre. S’il est vrai que la migration provoque une mise en question de soi et de l’autre, une transformation de l’identité, ceci vaut forcément aussi pour l’idée que l’on se fait de la relation culturellement définie entre les hommes et les femmes. Ainsi, la transgression que représente l’exil va souvent de pair avec une mise en question des rôles sexuels. Il participe à une stratégie de passage et d’échange vers une plus grande autonomie pour les femmes. Lucie Lequin qui propose, comme l’indique le sous-titre de son étude, »une nouvelle cartographie de l’imaginaire au féminin« l’a formulé ainsi : la traversée des frontières qu’elles soient temporelles, spatiales, littéraires, sexuelles […] n’est donc pas sans conséquence. En effet, ces passages, souvent multidirectionnels, avec bien des soubresauts, alimentent une pensée du déplacement et de la mise en cause des certitudes. 15 Par conséquent : L’écriture des femmes est une tension entre soi et l’autre, mais aussi à l’intérieur de sa propre identité. C’est un acte d’appropriation et de désappropriation de soi, de son passé, de sa culture, un acte de mémoire, en même temps qu’un acte d’oubli, un jeu sur les frontières du moi. 16 Prendre en considération le genre dans l’analyse des œuvres littéraires nécessite une approche particulière qui suscite entre autre les questions suivantes : Comment les hommes et les femmes vivent-elles leur corps, la relation à l’autre sexe, leur identité sexuelle ? Comment les hommes et les 13 Cf. le site internet de Myriame el Yamani [http: / / www.myriameelyamani.com (dernier accès : 10/ 09/ 2012)]. 14 Cf. B LONDEAU , »Ma page littéraire« [http: / / dominiqueblondeaumapagelitteraire. blogspot.com (dernier accès : 10/ 09/ 2012)]. 15 L EQUIN , La Francophonie sans frontière, 20. 16 Ibid., 22. Mechthild Gilzmer 204 femmes sont-ils représentés ? Quelles sont les formes littéraires employées pour en parler ? 17 La femme comme image de l’altérité Dans un article sur les stratégies d’identification chez les écrivains juifs francophones du Québec, l’auteur Johann Sadock montre comment, chez Naïm Kattan et Victor Teboul, les identifications se font »par le biais des femmes, de la politique, de la mémoire et de l’histoire.« 18 Pour Sadock, le fait que les deux auteurs abordent l’altérité à travers la relation amoureuse du protagoniste (homme) à une femme ne suscite pas pour autant d’analyse critique de cette stratégie narrative pourtant hautement symbolique qui lie identité, nation et genre. L’utilisation d’une narration sexuée n’est pas anodine car les significations liées aux sexes apparaissent comme porteuses d’autres significations plus générales. Selon la pensée dichotomique qui part de la différence des sexes et oppose ›homme‹ et ›femme‹, l’homme incarne en général la raison, l’actif, la culture alors que la femme représente l’émotion, le passif et la nature. Cette dichotomie n’est jamais neutre ; elle établit une hiérarchie entre les sexes, où l’homme est supérieur à la femme. La différence biologique (le sexe) est alors utilisée pour définir le rôle et la place de l’homme et de la femme dans la société (genre). La différence (biologique) sert à créer et, ainsi, à légitimer le pouvoir de l’homme sur la femme. Même si, dans certains pays et depuis quelque temps, cet ordre est remis en question et que la place des femmes et des hommes dans la société évolue, la pensée dichotomique perdure et la langue continue à la transmettre à travers la littérature. Ceci vaut particulièrement pour des textes ›en quête d’identité (nationale)‹. En identifiant la nation avec le corps féminin, l’écrivain donne à la nation le caractère ›naturel‹ qui, dans la dichotomie homme-femme, est généralement lié au corps féminin et souligne ainsi la légitimité inébranlable de la nation. Utiliser l’image de la femme pour représenter l’autre, l’altérité, est une stratégie récurrente qui prend appui sur la dichotomie sexuelle pour affirmer les différences (culturelles et nationales) et suggérer leur caractère naturel et essentialiste. En même temps - et ceci explique le succès de ce discours - il renforce ainsi l’ordre établi entre les sexes. Ce lien particulier entre nation et genre a été mis en place pour la construction nationale depuis la Révolution française et on le retrouve également dans les textes qui décrivent la conquête et la colonisation. L’histoire coloniale s’accompagne ainsi d’une mise en images ›sexuée‹ de l’Autre, de l’étranger, de l’ennemi, qui apparaît sous les traits d’une femme souvent allégorique, que l’occidental va conquérir. Force est de constater que ce mécanisme discursif est imité également par les 17 Quant aux auteures venant de pays arabes, Lucie Lequin a proposé une première lecture dans ce sens dans son article ; cf. L EQUIN , »Quand le monde arabe traverse l’Atlantique«, 209-219. 18 S ADOCK , »Assignations et stratégies«, 142. Dialogue transculturel et genre dans la »littérature maghrébine« à Montréal 205 auteurs ›postcoloniaux‹ ou ›immigrés‹ traitant la question de l’identité dans leur œuvre, comme c’est le cas de Teboul et de Kattan. Ainsi, dans le roman Que dieu vous garde de Teboul, le héros (Juif sépharade) trouve refuge dans sa relation avec l’indépendantiste Francine Bellemare, figure allégorique représentant le Québec, qui pourtant le renvoie à son ›arabité‹. Le conflit culturel des conceptions divergentes sur le rôle des sexes entre Ben Haïm (l’Orient) et Francine (l’Occident) trouve une résolution (peu vraisemblable) quand Francine raconte à Ben Haïm qu’elle a un passé juif sépharade et qu’elle est une descendante d’Esther Brandau, Juive marrane d’origine sépharade refoulée de la Nouvelle-France en 1738. Ce coup de théâtre narratif rocambolesque suggère que les différences culturelles ou idéologiques s’effacent devant les liens du sang, devant une même descendance. Par ailleurs, la référence à Esther Brandau renforce l’effet mythique du récit des origines, car elle représente de manière allégorique les premiers Juifs ayant foulé le sol nord-américain. Chez Naïm Kattan, c’est la femme orientale qui, dans L’Amour reconnu, exacerbe chez le héros une identification complexe à Montréal. La figure féminine familière de l’Autre - en Orientale - devient un double rassurant qui lui permet l’ancrage dans la nouvelle société. En appliquant ainsi le principe symbolique de la représentation allégorique de l’Autre à travers le corps de la femme, les deux auteurs reproduisent une vision traditionnelle de l’identité et de l’étrangeté. Ils ne proposent pas de métissage culturel mais renforcent ainsi l’idée de la différence comme une différence ›naturelle‹. L’Autre (la femme) reflète et réconforte l’image que le héros a de lui-même, il n’y a pas de dépassement transculturel. L’écriture réaffirme l’ordre identitaire et culturel existant. Regardons maintenant comment Myriame El Yamani et Dominique Blondeau abordent cette question. Myriame El Yamani et le conte comme lien entre les mondes Née au Maroc, d’un père marocain et d’une mère française, Myriame El Yamani a d’abord vécu en France avant d’émigrer à Montréal. Elle a travaillé comme journaliste, critique de cinéma et finalement de 1989 à 1998 à l’Université de Montréal au Centre d’Etudes ethniques. Elle y a enseigné le journalisme et la sociologie des femmes. De ces activités multiples naissent différentes publications telles sa thèse en communication sur Médias et femmes minoritaires sans paroles. 19 Abandonnant ses activités académiques au profit d’une carrière de conteuse en Acadie, elle y a fondé l’unique festival international du conte en 2002. Très active dans ce domaine en pleine effervescence au Québec, elle a ensuite été présidente de la Maison Internationale du conte à Montréal. Depuis peu, elle est directrice générale de la compagnie 19 Cf. E L Y AMANI , Médias et féminismes. Mechthild Gilzmer 206 Dulcinée Langfelder & Cie., tout en gardant un statut de conteuse et d’écrivaine à son propre compte. Parmi ses publications littéraires figurent La ligne à butin volante qui a reçu le prix Eloize 2003 en littérature. Puis elle a publié des contes comme Les babouches d’Abou Kassem et Badra, princesse du désert. 20 Dans un échange épistolaire avec la journaliste Ariane Edmond, Myriame El Yamani discute la relation des immigrés avec les Québécois de souche. Pour elle : Devenir une Québécoise à part entière et en être fière est un long processus de patience et de persévérance. […] Devenir Québécoise, c’est admettre que l’identité des Québécois est incertaine, fragile, et que, pas plus ici qu’ailleurs, on ne connaît à l’avance les bonnes réponses. […] J’ai appris surtout à vivre les phases de l’immigration, de l’acculturation et de la reconstruction de mon identité, sans trop m’en faire, même si c’est dur. 21 Tout son travail artistique, ses spectacles et son écriture, témoignent de cette attitude et de son approche transculturelle. Elle s’inspire aussi bien des brassages des cultures dans le passé que dans le présent, en allant sur les traces des voyageurs nomades, 22 de l’Arabie Classique, 23 de l’Espagne médiévale 24 et du Montréal d’aujourd’hui. Dans Raconte-moi l’autre Montréal, elle donne vie à des personnages historiques et légendaires qui ont bâti la ville, »l’autre Montréal« multiethnique. Elle sait ainsi raconter Montréal et le Québec à travers des figures légendaires québécoises. 25 Toujours fidèle à sa démarche transculturelle, elle a également créé un spectacle, L’Acadie rencontre l’Arabie, qui propose »un voyage dans l’univers marin de l’Acadie et dans les souks de Fès et de Sanaa.« 26 Pour réaliser ces métissages culturels, elle puise son inspiration dans la mémoire des gens qu’elle côtoie, les senteurs des salines de l’Acadie, les secrets de sa grand-mère vendéenne, les couleurs et arabesques du Maghreb et du Yémen, la sagesse africaine et les mystères de la Méditerranée. Afin de montrer les liens étroits entre les différentes communautés culturelles et religieuses, entre Orient et Occident, elle s’est inspirée de l’Espagne médiévale pour ses Balades andalouses. Ce spectacle/ performance est une quête d’amour et d’identité qui s’interroge sur la place de l’Autre dans notre espace contemporain. Au départ de cette performance, il y a le parcours initiatique du Prince Ahmed Al Kamel, surnommé le Pèlerin d’amour, à travers l’Andalousie mythique, où l’islam, le judaïsme et le catholicisme se sont côtoyés pacifiquement pendant sept siècles. Paroles conteuses, 20 Cf. E L Y AMANI , Badra, princesse du désert ; Cf. E L Y AMANI , Les babouches d’Abou Kassem. 21 E DMOND , Les ponts d’Ariane. 22 Contes nomades. Sur les traces des voyageurs nomades. 23 Conte des mille et une nuits. 24 Balades andalouses. 25 Raconte-moi l’autre Montréal [http: / / www.myriameelyamani.com/ work_in_progress. html (dernier accès : 10/ 09/ 2012)]. 26 L’Acadie rencontre l’Arabie [http: / / www.myriameelyamani.com/ 7_77ans.html (10/ 09/ 2012)]. Dialogue transculturel et genre dans la »littérature maghrébine« à Montréal 207 dites, chantées, musique arabo-andalouse, judéo-espagnole et écriture spatiale s’entrecroisent pour sonder les mystères de l’âme humaine et dévoiler notre désir et notre découverte de l’Autre, l’étrange, l’inconnu, l’indicible, l’entre-deux inclassable. 27 Ses histoires se situent souvent dans cet entre-deux insaisissable. C’est le lien entre les deux, entre son pays d’accueil, le Québec, et le monde oriental que la conteuse met en scène dans son conte »La ligne à butin volante«. 28 Mariette, une femme de pêcheur de Petite-Rivière-de-l’Ile en Acadie, rêve une nuit de grand vent de s’être envolée avec sa ligne à butin pour traverser l’océan jusqu’à Istanbul. Dans son rêve, elle se promène dans les souks d’Istanbul, toute enivrée des parfums et des couleurs. Le lendemain au réveil, elle est surprise de voir que les maisons de son village portent des couleurs vives. Et la conteuse de conclure : »Depuis, jamais plus les couleurs n’ont manqué en Acadie. On vient même de très loin pour admirer le travail de la ligne à butin volante à Petite-Rivière-de-l’Ile.« 29 Ceux qui lisent ou écoutent cette histoire sauront faire la transposition de la métaphore que contient le conte de Myriame El Yamani dont le message peut se résumer ainsi : tout comme la ligne à butin par laquelle d’autres couleurs ont été apportées au village des pêcheurs, les étrangers immigrés au Québec ont enrichi ce pays et forgé son caractère particulier. En comparant la production de cette conteuse avec le conte populaire des sépharades canadiens d’origine marocaine, on constate nombre de ressemblances. Car dans la littérature orale des Juifs marocains, »le fonds important de contes à caractère non-religieux, […] la plupart des récits merveilleux de type profane, parfois puisés directement dans les Mille et une Nuits, […] ont tous une origine arabo-berbère.« 30 C’est donc dans cette source universelle que puise la conteuse tout comme les conteurs sépharades. Dominique Blondeau : Les feux de l’exil (1991) Vu la créativité prolifique de cette écrivaine qui écrit et publie régulièrement depuis son arrivée au Québec à la fin des années 60, il est étonnant qu’elle soit encore si peu connue et reconnue par les critiques littéraires universitaires. Comme l’observe justement France Lafuste dans le journal Le Devoir : »Elle ne fait pas la une des magazines littéraires. Elle est discrète mais pas effacée. Elle semble vivre dans une rigueur monacale propice aux frémissements de la pensée«. 31 Bien que son œuvre ait été récompensée par 27 Cité d’après le site internet de Myriame el Yamani [http: / / www.myriameelyamani. com/ work_in_progress.html (dernier accès : 10/ 09/ 2012)]. 28 E L Y AMANI , La ligne à butin volante, 9. 29 Ibid., 44-45. 30 E LBAZ , »Influences arabo-berbères dans le conte populaire«, 62. 31 Cité d’après le site internet d’»Éditions de la pleine lune« [http: / / www.pleinelune. qc.ca/ cgi/ pl.cgi? auteur=Blondeau,Dominique (dernier accès : 10/ 09/ 2012)]. Mechthild Gilzmer 208 des prix littéraires prestigieux, elle n’a pas encore suscité d’intérêt particulier dans le milieu universitaire. Daniel Chartier lui consacre quelques lignes dans son dictionnaire des auteurs immigrés. 32 Par ailleurs, L’infocentre littéraire des écrivains québécois (L’île) fournit les informations suivantes : »Romancière et nouvelliste, Dominique Blondeau fait des études de philosophie en France et d’informatique au Maroc où elle a été programmeur. Elle arrive à Montréal en 1969 et devient pigiste pour Radio- Canada. Elle publie son premier roman dès 1970.« 33 Dominique Blondeau a été lauréate du Prix France-Québec pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle a aussi publié Les Feux de l’exil, Fragments d’un mensonge, Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai poétologique, Des grains de sel, dans la collection ›Écrire‹. Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Sur son site personnel intitulé Ma page littéraire, 34 on trouve quelques renseignements sur sa personne et un blog consacré à la littérature québécoise. Parmi ses œuvres, le roman, Les feux de l’exil, paru en 1991, traite de manière originale et novatrice l’expérience de l’exil de plusieurs femmes au Québec. Ce roman complexe raconte à plusieurs voix la vie et la perception de soi et des autres de trois femmes émigrées à Montréal. Il s’agit de la journaliste Anastasia Laniel, d’origine marocaine, de la Chinoise Madame Yu et de Chloé, une jeune femme de Guadeloupe. Le roman est divisé en quatre chapitres dont trois sont consacrés respectivement à l’une des femmes qui représentent chacune une expérience et un aspect différent de la migration. Le quatrième chapitre sert à montrer et à dénouer les fils qui existent entre elles. La narration suit une logique propre : Anastasia, à peine remise d’une maladie grave, se voit confrontée à des images douloureuses de son passé au Maroc, aux souvenirs de son enfance et de sa jeunesse à Marrakech qu’elle tente en vain de chasser. Lors de sa convalescence, son ami Maxence la quitte pour une autre femme. Ces expériences traumatisantes déclenchent chez elle une prise de conscience et une réflexion sur elle-même et son passé qui se termine sur la décision d’écrire l’histoire de Madame Yu, une femme qu’elle a croisée dans les rues de Montréal et qui est migrante comme elle. La Chinoise a quitté son pays, comme Anastasia a quitté Marrakech. Elle a couru afin que Marrakech ne la rattrape pas. Octobre fleure bon à Montréal et pourquoi charrier en soi des senteurs fanées. De quels parfums la femme chinoise avait-elle 32 Cf. C HARTIER , Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec, 56. 33 Cf. L’île. L’infocentre littéraire des écrivains québécois, »Blondeau, Dominique« [http: / / www.litterature.org/ recherche/ ecrivains/ blondeau-dominique-78/ (dernièr accès : 10/ 09/ 2012)]. 34 Cf. B LONDEAU , »Ma page littéraire« [http: / / dominiqueblondeaumapagelitteraire. blogspot.com (dernier accès : 10/ 09/ 2012)]. Dialogue transculturel et genre dans la »littérature maghrébine« à Montréal 209 empli ses malles avant d’abandonner son pays ? Elle se promet de la rencontrer et de l’apprivoiser. 35 À travers ses protagonistes, Dominique Blondeau montre que l’exil provoque la déchirure, le sentiment de perte et d’éloignement, mais qu’il peut aussi se transformer en affranchissement et en libération. Pour Carmen Mate Barreiro qui a examiné plus particulièrement l’héritage culturel et l’identité de genre dans l’écriture migrante de femmes, 36 cet affranchissement peut se traduire par l’acte créateur, le ›naître à l’écriture‹, telle que le pratique Anastasia dans le roman de Blondeau. À mesure qu’elle se consacre à la vie de la Chinoise, Anastasia revit sa propre histoire, son propre passé. Le fait de réfléchir sur l’autre, l’étrangère, suscite la résurgence de son enfance et de sa jeunesse. Elle ne peut rien contre ce retour du refoulé : »Anastasia veut raconter une histoire, une époque de la Chine appartenant à une femme inconnue. Marrakech trahit Anastasia : elle ne va pas vers son pays, son pays vient vers elle.« 37 Fatalement, les souvenirs personnels de son propre passé semblent aussi peu authentiques que l’invention de l’histoire d’un personnage. Se souvenir de sa propre vie et inventer une histoire sont deux activités semblables. Il s’agit dans les deux cas d’une fiction, de réalités filtrées et transformées à travers la subjectivité personnelle : De la Chine au Maroc, les écrits d’Anastasia s’opposent entre vérité et mensonges. Le souvenir qu’on embellit, le visage qu’on idéalise ne sont-ils pas des miroirs inversés nous permettant d’inventer le pays natal tel qu’il ne fut jamais ? «. 38 Dans une réflexion poétologique concernant sa propre écriture, Dominique Blondeau nous dévoile certains de ces mécanismes : En chaque lieu, en chaque fragment que la mémoire consent à nous restituer se dressent toutes les causes de nos débordements. Ludiques et douloureuses. S’élèvent aussi des barrières protectrices nous permettant de trier le meilleur et le pire de nos intentions, de nos agissements. Pour ces raisons, je n’ose pas me demander - la question se pose parfois - si habitant encore au Maroc, j’aurais écrit autant que je l’ai fait au Québec. J’aurais écrit, certes, mais pas de la même manière, pas avec la conviction d’un manque à combler. 39 Peu à peu, entre les bribes du passé et les descriptions du présent, surgissent les origines d’Anastasia, élevée chez des parents adoptifs arabes à Marrakech. La ville marocaine aux portes du désert apparaît comme un lieu mystique générateur de légendes : que ce soit dans les légendes des conteurs sur la place Djma el Fna ou dans la réalité. Avec insistance, Anastasia évoque un personnage féminin au caractère androgyne. Elle lui donne les noms de ›fille 35 B LONDEAU , Les feux de l’exil, 14. 36 B ARREIRO , »Héritage culturel«, 181-188. 37 B LONDEAU , Les feux de l’exil, 31. 38 Ibid., 17. 39 B LONDEAU , Écrire des grains de sel, 11. Mechthild Gilzmer 210 du vent‹, ›fille des alfas‹, ›fille des tempêtes‹, ›fille des arbres‹, ou ›fille du miel‹ qui apparaît comme son alter ego, l’autre face de son identité. Les souvenirs ramènent l’histoire cachée de son adoption à la surface et les sentiments de trahison quand ses parents biologiques l’enlevèrent de sa famille adoptive à l’âge adulte ainsi que sa réaction face à ce traumatisme : »Pendant des années, A. s’est confinée dans le silence et lorsqu’elle a pu le faire, elle a quitté les deux imposteurs. À cause d’eux, elle a abandonné Marrakech et le désert.« 40 Petit à petit, l’exploration de l’espace du passé à travers l’écriture permet à Anastasia d’adopter l’espace actuel. Sa déterritorialisation se traduit par l’effacement du souvenir de Marrakech remplacé peu à peu par la ville de Montréal. Le deuxième chapitre raconte l’histoire de la Chinoise, Madame Yu, qui vécut dans sa jeunesse à Hongkong avec un journaliste américain. Son histoire est étroitement liée à l’histoire chinoise et aux conditions politiques et sociales des années trente où sa liaison avec un étranger fit scandale. Délaissée par son amant qui meurt peu de temps après et considérée comme femme aux mœurs légères, elle trouve refuge dans le mariage avec un riche chinois qui pourtant la traite mal. Ils émigrent tous les deux à Montréal, elle le trompe et ils se séparent. La vieille femme vit alors seule, loin de la communauté chinoise de Montréal, en compagnie d’un grand nombre de chats à qui elle raconte son histoire. Il s’agit pour elle de se réapproprier sa vie en la racontant. Pour Anastasia, qui a commencé à inventer l’histoire de la Chinoise tout en la suivant et en l’observant, la vie se transforme au fur et à mesure qu’elle écrit. La réalité est ainsi dénoncée comme autre sorte de fiction. L’histoire de notre vie n’existe pas en dehors de nos perceptions et interprétations subjectives du vécu. Les passages du roman qui traitent de la lente transformation d’Anastasia, de sa prise de conscience, sont mis en italiques signalant ainsi la distance lucide de la narratrice. L’acte d’écrire est caractérisé comme une évasion dans l’imaginaire, une autre forme de migration. C’est Chloé, représentant manifestement un troisième aspect identitaire de la femme migrante, qui lit et commente le texte, l’histoire inventée. Tout le contraire d’Anastasia et de Madame Yu, Chloé est une femme qui semble en accord avec elle-même. Élevant seule son enfant, elle vit en pleine autonomie, disposant librement de son corps. Elle a connu Anastasia comme cliente dans la pharmacie où elle travaille et elles sont devenues amies. Contrairement aux deux autres, Chloé est elle-même la narratrice de sa vie qu’elle raconte à la première personne, indice qu’elle est le sujet de sa propre vie. À la fin du roman, seule Chloé survit. Elle a décidé d’avoir un deuxième enfant. La narratrice a fait disparaître Anastasia et Madame Yu est morte dans les flammes de son appartement en essayant de sauver ses chats. Une des stratégies narratives consiste à doubler chaque personnage et à jouer ainsi avec son identité. Anastasia est escortée de son alter ego, »la fille 40 Ibid., 39. Dialogue transculturel et genre dans la »littérature maghrébine« à Montréal 211 du vent« ; Mme Yu se trouve confrontée dans ses souvenirs à son identité de jeune femme, appelée Ruan Lijun. Ainsi le lecteur est souvent laissé dans le doute sur la véritable histoire des protagonistes, l’espace et le temps du récit, ce qui provoque également une réflexion sur la relation entre fiction et réalité. La narratrice médite sur la migration et l’écriture, produisant un effet de miroir. À travers ces trois femmes, le roman montre trois expressions ou trois visages de la ›féminité‹ qui sont dénoncés comme construction identitaire. Les deux premières ont fait des expériences classiques de victime dans leur relation avec un homme : elles disparaissent dans le récit. Seule la femme métisse, Chloé, survit et aura qui plus est un deuxième enfant. C’est elle qui a le dernier mot du roman, développant une vision optimiste et poétique de l’espace transculturel : »Je pense que cet espace est libre, qu’il offre des choix multiples. Je dis à Birgitta, fille des edelweiss, que nous vivons dans un pays de commencement du monde et que tous les commencements sont beaux.« 41 Conclusion Partant de quelques réflexions générales concernant les écrivains d’origine sépharade et/ ou maghrébine à Montréal, j’ai introduit la notion de genre comme outil d’analyse pour parler de la relation entre migration, dialogue transculturel et littérature. J’ai montré ensuite que l’image de la femme est souvent utilisée dans la littérature pour exprimer et renforcer l’idée d’une altérité considérée comme essentielle. J’ai donné ensuite deux exemples d’écrivaines qui pratiquent une autre démarche. Les contes de Myriame El Yamani et le roman Les feux de l’exil de Dominique Blondeau parlent d’êtres en mutation qui se transforment dans la rencontre avec l’autre. Leur univers est multiforme et reflète et propage une identité transculturelle en mouvement permanent. Bibliographie B ARREIRO , C ARMEN M ATE : »Héritage culturel et identité de genre dans l’écriture migrante au féminin«, M ARC A RINO / M ARIE -L YNE P ICCIONE (éds.) : 1985-2005. 20 années d’écriture migrante au Québec, Québec/ Bordeaux : Presses Universitaires de Bordeaux 2007, 181-188. B ENSOUSSAN , D AVID (éd.) : Anthologie des écrivains sépharades du Québec, Montréal : Éditions du Marais 2010. B LONDEAU , D OMINIQUE : Les feux de l’exil, Lachine : Pleine Lune 1991. — Écrire des grains de sel, Paroisse Notre-Dame-des-Neiges : Éditions Trois-Pistoles, Écrire 2002. 41 Ibid., 232. Mechthild Gilzmer 212 C HARTIER , D ANIEL : Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec. 1800-1999, Montréal/ Québec : Nota Bene 2003. 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Emilie Notard Sables méditerranéens Terre d’exil et lettres nomades dans Galia qu’elle nommait Amour d’Anne-Marie Alonzo »Mes écrits sont à l’image de ce que je suis, à l’image de ma vie. Hybrides.« Anne-Marie Alonzo, »Écrire comme vivre« 1 Voix établie de la littérature québécoise, Anne-Marie Alonzo (1951-2005) est souvent associée au courant de la littérature arabo-canadienne au sein de l’écriture migrante québécoise, au même titre qu’Abla Fahroud ou Mona Latif-Ghattas. Elle est aussi associée à la littérature lesbienne, au même titre que Nicole Brossard et Louky Bersianik. Née en Égypte de parents palestiniens et syrio-maltais qui s’installeront à Montréal en 1963, Anne-Marie Alonzo - qui a également fréquenté l’école allemande d’Alexandrie - a porté en elle un entrelacs de cultures qui se reflète dans son écriture (im)mobile et lesbienne par un incessant dialogue transculturel entre le Nouveau et le Vieux Monde de langue romane. C’est Wolfgang Welsch, philosophe allemand, qui a commencé à s’intéresser au concept de transculturalité dans les années 90 2 et dont il poursuit aujourd’hui 3 encore l’exploration scientifique. Il démarque la transculturalité de la multiculturalité et de l’interculturalité. Selon sa théorie de la transculturalité, le modèle selon lequel les cultures étaient délimitables est obsolète. Les cultures fonctionnent sur ce qu’il appelle le modèle d’(inter)pénétrations (»Modell von Durchdringungen und Verflechtungen«). 4 Il fait une distinction entre une transculture interne qu’il associe à l’hybridation (»Hybridisierung«) 5 au niveau des individus et une transculture externe qu’il associe à un entrelacs (»Vernetzung«) 6 au niveau des sociétés. Ce concept de la transculturalité s’applique parfaitement aux œuvres d’Alonzo. En effet, son écriture porte en elle la »cadence d’un monde réinventé où l’ancien monde et le nouveau font gaiement la noce, où le passé 1 Citation de l’entretien avec l’auteure publié par D UPRÉ , »Écrire comme vivre«. 2 Cf. W ELSCH , »Die transkulturelle Gesellschaft«. 3 Cf. W ELSCH , »Transkulturalität«. 4 Ibid., 40. 5 Ibid., 43. 6 Ibid. Emilie Notard 214 vient épouser en grande pompe le futur, où les mythologies d’ailleurs psalmodient l’Amérique, où le silence s’ébat, libre«. 7 Les œuvres d’Anne-Marie Alonzo 8 sont traversées par un triple exil : exil de son pays d’origine (l’Égypte de son enfance), exil de son corps (paralysé suite à un accident de voiture) et exil du monde patriarcal et de son hégémonie hétérosexuelle (en tant que lesbienne). »Femme, immigrante, handicapée…/ Les minorités me rendent majeure./ Et vaccinée«, écrivait Alonzo avec beaucoup d’humour dans L’Immobile (1990). 9 Alors que ces étiquettes semblent l’ancrer dans l’immobilité des interdits charnels, dans l’immobilité des neiges et dans l’immobilité du fauteuil roulant, sa plume lui a permis d’échapper au carcan de l’immobilité. Grâce à l’écriture, désir charnel et amour lesbien se substituent à la programmation hétérosexuelle de la femme par le patriarcat ; la voix et le chant se substituent au silence de l’exil ; la danse et le vol à la paralysie. Parce qu’elle s’inscrit dans le transdont Welsch rappelle les deux significations en latin dans son article de 2009, à savoir le fait d’aller au-delà (»jenseits«) 10 et le fait de traverser (»hindurchgehen«) 11 , Alonzo instaure trois dialogues transculturels sur le corps, la nation(alité) et le genre. Sans vouloir entrer dans le débat terminologique qui anime depuis quelques années le champ de la critique littéraire où des concepts tels qu’écriture(s)/ littérature(s) (im)migrante(s), transculturelle(s), interculturelle(s), multiculturelle(s), hybride(s) se bousculent pour décrire le phénomène littéraire de l’écriture du passage, cet article tentera d’analyser le dialogue transculturel dans l’œuvre d’Anne-Marie Alonzo, et plus particulièrement dans son conte Galia qu’elle nommait Amour 12 (1992), et d’en déconstruire les binarismes apparents, tels que Montréal/ Alexandrie, Occident/ Orient, neige/ sable, Elle/ Galia, bruit/ silence et rire/ larme. Avec son approche déconstructionniste et ses stratégies de la différance (Derrida 1972), 13 Alonzo dépasse la pensée binaire et ses significations figées pour faire glisser les sens et instaurer une tension permanente entre les cultures 7 M AVRIKAKIS , »Là où elle est«, 20. 8 L’œuvre d’Alonzo comprend plus d’une vingtaine de titres. Pour en faire un bref panorama, citons sa fiction Bleus de mine (1985) pour lequel elle a obtenu le prix Émile- Nelligan et son conte Galia qu’elle nommait Amour, pour lequel elle a reçu le Grand Prix d’excellence artistique de Laval. Elle a également publié des recueils de poésie comme Tout au loin la lumière (1994), des textes dramatiques comme Une lettre rouge orange et ocre (1985), des lettres comme L’immobile (1990) ainsi que des textes à mi-chemin entre la prose et la poésie, entre récit autobiographique et lettre d’amour, comme Écoute, sultane (1987). 9 A LONZO , L’Immobile, 26. 10 W ELSCH , »Transkulturalität«, 42. 11 Ibid. 12 Galia qu’elle nommait Amour est un conte difficilement résumable. Il met en scène deux protagonistes (Galia et la narratrice) qui sont à la recherche l’une de l’autre et qui traversent un désert pour tenter de se retrouver après une douloureuse séparation. 13 Cf. D ERRIDA , »La différance«. Sables méditerranéens 215 dominantes et les cultures dominées, telles que non-handicap/ handicap, sédentarisme/ nomadisme, homme/ femme, hétérosexualité/ lesbianisme. C’est en suivant l’ordre des binarismes cités ci-dessus que nous nous proposons d’étudier le triple exil d’Anne-Marie Alonzo en nous appuyant sur des concepts issus des théories postcoloniales (Bhabha), déconstructionnistes (Derrida), transculturelles (Welsch) et des études du genre (Cixous, Brossard) qui nous permettront de remplacer le corps handicapé, le binarisme culturel de l’immigrante et la femme/ lesbienne par des concepts qui feront »éclater les frontières illusoires qui sont inhérentes à la pensée binaire, basées sur le principe de la contradiction et qui dépendent de distinctions étanches entre le visible et l’invisible, entre le réel et le fictif, entre le physique et le psychique«. 14 Danse des sables et vols nomades Le »5 juillet 1966 à 10 heures du matin«, 15 écrit Alonzo dans une lettre adressée à Dyne Mousso publiée dans L’immobile, sa vie a basculé du côté de l’immobilité et du silence : »Enfermée, ligotée, bâillonnée, torturée, rien ne sert plus de crier, Dyne./ Personne n’entend plus./ Personne n’écoute«, 16 confie-t-elle. Treize ans plus tard, Alonzo trouve la force de briser le sceau du silence qui pèse sur son corps meurtri et instaure un premier dialogue transculturel sur le corps entre l’inertie de soi et le mouvement des autres. Dès Geste (1979), Alonzo n’a eu de cesse de participer à ce dialogue qui a considérablement marqué son écriture. Ce geste d’écriture est d’abord un travail de deuil de sa propre mort »car écrire est toujours d’abord une manière de ne pas arriver à faire son deuil de la mort«, 17 notait Cixous. Chez Alonzo, le deuil du corps est associé à la fin abrupte de l’enfance et à l’exil : »Quelque part au-delà des mers tuée l’enfant roulée de bandelettes/ jamais vraiment soignée/ recollée ! «. 18 Les bandelettes évoquent certes les soins reçus après le terrible accident de voiture pour maintenir son corps démantelé, mais elles évoquent également celles des célèbres momies d’Égypte, son pays natal. Alonzo introduit ainsi une confusion spatiotemporelle qui brouille la représentation de son »cher-corps-englouti-de-sel cette fois ou-de-sable comme goût de mort lointaine«. 19 Dans Galia qu’elle nommait Amour, c’est Galia qui évoque la tragédie du corps de son amie (la narratrice) en »parla[nt] du chiffre 5«, 20 en »pensa[nt] au silence du corps de 14 F ORSYTH , »La mise«, 109. 15 A LONZO , L’immobile, 51. 16 Ibid. 17 C IXOUS , »La venue à l’écriture«, 48. 18 A LONZO , Écoute, Sultane, 76. 19 Ibid., 75. 20 A LONZO , Galia, 45. Le chiffre 5 fait référence au 5 juillet 1966, jour où Alonzo a eu son accident. Emilie Notard 216 son amie« 21 et en repoussant »le corps mort de celle qui partageait sa tente« : 22 Galia ne parlait pas de ce corps immobile et noir, elle l’avait vu, connu, palpé, s’était retirée, avait presque dit : recule ! ne m’approche ne viens pas vers moi, je ne veux de toi en douleur, je ne sais ni te prendre ni te toucher. Galia avait repoussé l’amie au fond de son corps éclaté, il lui arrivait de lui faire signe, elle aimait son amie, ne pouvait se résoudre à la quitter. 23 Si, comme le fait remarquer Carlos Seguin, »le discours sur le corps souffrant peut […] être compris comme une action performative, qui véhicule une force exemplaire« 24 et si »[c]et effet performatif est éprouvé par la narratrice du récit [Geste] comme une identité«, 25 il est aussi nécessaire de mettre un terme à ce discours au risque d’handicaper l’écriture du corps. C’est donc en repoussant le corps de son amie que Galia montre ouvertement son refus de catégoriser son amie comme handicapée et son désir de dépasser toute étiquette identitaire réductrice. Après ce refus, le corps de l’amie bascule dans le mouvement : L’amie, qui pour trois jours et trois nuits, cherchait des orchidées à revendre, ne parlait pas, vivait en silence, souriait par moments, regardait, observait, se tenait coite, le corps lui avait appris le langage des signes, du temps de son immobilité. Depuis trois fois vingt lunes l’amie marchait. Elle s’était, un matin en silence, de corps réveillée, avait cru sentir sa jambe remuer, se dit qu’elle rêvait, n’osa y croire de peur de hurler, savait qu’elle hurlerait de fureur. Elle se dit : je marche et meurs, ne peux ne dois marcher, se frappa des poings, se mordit, se creva les lèvres de tant les mordre, se mordit en pleurs. Elle qui avait tant et tant voulu marcher, marchait et mourait de marcher à nouveau. Galia l’avait soutenue, avait servi de canes [sic] et béquilles au tout début, puis Galia s’était éloignée, lui avait ouvert les bras, l’avait un peu poussée. Galia avait donné l’élan pour qu’elle avance, elle avança doucement terrifiée, fragile, elle se retourna pour regarder Galia qui souriait, elle mit un pied devant l’autre, se dit : j’attends cela depuis des siècles, se dit cela et tomba. 26 Dans ce passage, en faisant osciller sa narratrice entre marche et immobilité, entre mutisme et hurlement, entre vie et mort, entre joie et douleur, entre sourire et pleurs, Alonzo instaure une dynamique où les contraires se côtoient pour abolir les frontières qui les séparent. Quant à Galia, Alonzo la fait osciller entre le rôle de l’infirmière bienveillante et celui de la mère qui apprend à son enfant à marcher. Les efforts fournis par les deux femmes permettent que du corps ›mort‹ de la narratrice (re)naisse un autre corps, 21 Ibid. 22 Ibid., 46. 23 Ibid., 45. 24 S EGUIN , »Le corps souffrant«, 99. 25 Ibid. 26 A LONZO , Galia, 47-48. Sables méditerranéens 217 »un corps imaginaire, un corps rêvé ou emprunté à la mémoire«. 27 En réapprenant à marcher, la narratrice s’enfante elle-même et devient ce que Cixous appelle »femme nouvelle-née« : 28 D’abord elle meurt. Ensuite elle aime. Je suis morte. Il y a un abîme. Il y a le saut. On le fait. Ensuite, une gestation de soi - en soi, atroce. Quand la chair se taille, se tord, se déchire, se décompose, se relève, se sait femme nouvelle-née, il y a une souffrance qu’aucun texte n’est assez doux et puissant pour accompagner d’un chant. C’est pourquoi, pendant qu’elle se meurt, - puis se naît, silence. 29 En lisant cet extrait de Cixous, Alonzo s’est sans aucun doute inspirée du parcours de la »femme nouvelle-née« 30 pour le parcours initiatique de la narratrice de son conte. Cependant, alors que Cixous associe le silence à la naissance, Alonzo l’associe à la mort, c’est-à-dire au temps de l’immobilité pendant lequel »le corps lui avait appris le langage des signes«. 31 La naissance est quant à elle assourdissante puisque la narratrice »gémit d’effroi et de douleur« 32 tandis qu’elle tombe »dans le bruit et la fureur«. 33 Tout comme la »femme nouvelle-née« 34 de »La venue à l’écriture«, la narratrice de Galia qu’elle nommait Amour se retrouve sous »la tente cosmique, sous la toile de [s]on corps«, 35 chantonne et nomme l’aimée : Galia… […] c’est ainsi qu’elle nommerait Amour. Elle lui donnait un nom, ne la voulait plus anonyme ou cachée, lui donnait son nom, le lui donnait en chantant puisque Galia chantait, elle dit : Galia chante ! 36 En donnant le nom de Galia à Amour, la narratrice réalise qu’elle aime et qu’elle est aimée. Cet amour permet à nos deux protagonistes de se sauver mutuellement en (re)naissant : Galia, la Sphinxe ailée, protège la narratrice et cette dernière se fait Amazone guérillère à la Wittig. 37 De leur union naît un »corps volant, corps qui peut soutenir le regard de l’autre, corps dansant, 27 L AMAR , »Prisonnières amoureuses«, 130. 28 C IXOUS , »La venue à l’écriture«, 46. 29 Ibid., 46 ; elle met en italique. 30 Ibid. 31 A LONZO , Galia, 47. 32 Ibid., 49. 33 Ibid. 34 C IXOUS , »La venue à l’écriture«, 46. 35 Ibid., 64. 36 A LONZO , Galia, 50. 37 »Elle […] se ferait bouclier, recevrait les coups, dirait : tirez ! j’ai les épaules larges et le coup fort« (A LONZO , Galia, 53) ; »Galia aimait la lutte, aimait se battre, se débattre, attaquer, se défendre, faire un bond de côté, de front, reculer pour mieux foncer, dire : en garde ! puis : touché ! « (Ibid., 104). D’après ces citations, on devine la parenté de Galia et de la narratrice avec les amazones des Guérillères (1969) de Monique Wittig, roman présentant une communauté de femmes s’organisant en armée pour combattre le patriarcat. Emilie Notard 218 quintessence de [la] liberté«. 38 Ce corps volant - aérien, dirait Brossard - rappelle le concept de »Troisième Corps« 39 développé par Cixous dans »La venue à l’écriture«. En effet, le parcours du corps volant d’Alonzo est comparable à celui décrit par Cixous : Deux forces me travaillent ensemble, je suis sous la tente cosmique, sous la toile de mon corps et je regarde, je suis le sein où tout se passe. Et pendant que je vois j’écoute. Ce qui se passe est simultanément chant. D’une certaine manière un opéra m’habite. Ce que ma main fait couler sur le papier c’est ce que je vois-entends, mes yeux écoutent, ma chair scrute. Je suis enfreinte. Je suis poussée à bout. Une musique m’inonde, m’inculque ses portées. Je suis enfance, ma mère chante, sa voix d’alto, encore ! encore ! une belle langue me lèche le cœur, ma chair comprend l’allemand que je ne comprends pas. O Lied ! Leid ! Chant et douleur, sang et chant ! Leid ! Leib ! Douleur et corps. Leib ! Leich ! Leis ! Lai, hymne, lait. Lieb ! Amour. Je suis aimée. Les lettres m’aiment. Leise. Douceur. Je sens que je suis aimée par l’écriture. Comment ne l’aimerai-je [sic] pas ? Je suis femme, je fais l’amour, l’amour me fait, il nous vient un Troisième Corps, une troisième vue, et nos autres oreilles, - entre nos deux corps notre troisième corps surgit, vole et va voir plus haut le sommet des choses et au sommet s’en lève en direction des plus hautes choses ; plonge, nage, détache et sacre chaque organe, connaît l’infime et l’invisible - mais pour que s’écrive le troisième corps il faut que l’extérieur entre et que l’intérieur s’ouvre. 40 La ressemblance entre le texte d’Alonzo et celui de Cixous est particulièrement frappante à la lumière de cet extrait dont on retrouve de nombreux éléments dans Galia qu’elle nommait Amour : la tente, le chant, la musique, la mère, l’amante, l’entre-deux langue, la douleur, la douceur, l’amour, l’écriture, etc. Mais c’est surtout avec le vol effectué par le »Troisième Corps« 41 que l’on mesure la parenté entre la »femme nouvelle-née« 42 de Cixous et Galia/ Elle d’Alonzo. Galia est décrite comme une »équilibriste des anges […] [à qui] il […] fallait sauter, nager, voler, faire des pirouettes, devenir acrobate« 43 »du haut des limbes« 44 comme sur »le sable des routes«. 45 Les topoï de l’errance et du mouvement que sont le saut, le vol, le plongeon, la nage, les limbes et les routes que l’essai de Cixous et le conte d’Alonzo ont en commun nous mènent à la deuxième dimension de l’exil alonzien, à savoir sa marginalisation en tant qu’immigrante dont on retrouve échos et traces dans Galia qu’elle nommait Amour. 38 T REMBLAY , »De la réclusion à l’entrée dans le monde«, 63. 39 C IXOUS , »La venue à l’écriture«, 65 ; elle met en italique. 40 Ibid., 64-65 ; elle met en italique. 41 Ibid. ; elle met en italique. 42 Ibid., 46. 43 A LONZO , Galia, 56. 44 Ibid., 59. 45 Ibid., 56. Sables méditerranéens 219 Voix du désert et chant de l’exil Galia qu’elle nommait Amour ouvre ses portes sur un désert aux mille et une facettes. Dès l’incipit, Alonzo situe explicitement son conte dans le désert peint de Georgia O’Keeffe (Nouveau Mexique) 46 et implicitement dans le désert littéraire de Nicole Brossard (Arizona) 47 . Mais dans le corps de son conte, Alonzo fait également explicitement référence au désert biblique de l’Exode (Égypte). 48 Ainsi, plutôt que d’ancrer géographiquement le désert de Galia en se rapportant à un continent, un pays ou une région, Alonzo préfère se référer à divers déserts réels (Nouveau Mexique, Arizona, Égypte) mais fictionnalisés par la peinture (O’Keeffe) ou l’écriture (Brossard, la Sainte Bible) instaurant ainsi un dialogue transculturel sur la nation(alité). Les indications géographiques que nous livre notre auteure contribuent à l’effacement des frontières et donnent l’impression que le désert se meut avec le texte. Les premières informations géographiques du conte sont véhiculées par les chants mêlés de la narratrice et de Galia. Aux chants s’ajoute la voix de Galia, sa »voix brûlée«, 49 sa »voix saignée« 50 qui se mêle aux »voix des songes«, 51 aux »voix des femmes du STABAT MATER« 52 et à la »voix des dieux« 53 d’Om Kalsoum. 54 Si Alonzo cite aussi une chanteuse française (Barbara), une chanteuse québécoise (Marjo) et un chanteur québécois (Gerry Boulet), c’est la voix de la chanteuse égyptienne qui domine la fin du conte et qui, avec les évocations de la Perse, de la Grèce et de l’Égypte ancre ce désert dans un territoire aux accents méditerranéens. Cette méditerranéité 46 Alonzo fait explicitement référence à Georgia O’Keeffe dont elle utilise le prénom qu’elle met en exergue dès la première phrase : »Elle imagina un tableau, se vit peintre, prit un pinceau de fins poils trempé dans l’eau, pensa à Georgia au désert installée, vit ses toiles, les regarda dans sa paume […]« (A LONZO , Galia, 19 ; elle met en gras). 47 Bien que la référence à B ROSSARD soit implicite, plusieurs éléments nous permettent d’émettre cette hypothèse. D’une part, Le désert mauve de Brossard se passe en grande partie en Arizona mais aussi au Nouveau Mexique ainsi qu’au Québec - autre élément géographique apparaissant dans Galia qu’elle nommait Amour. D’autre part, une des trames du récit du Désert mauve est l’histoire d’amour lesbien entre une adolescente (Mélanie) et une géomètre (Angela). Enfin, le roman de Brossard présente une oscillation entre l’immobilité écrasante de Mélanie dans le motel de sa mère et sa mobilité fulgurante lors de ses fuites au volant de la Meteor de sa mère. 48 Les nombreuses références bibliques, sur lesquelles nous reviendrons plus tard, nous permettent d’émettre cette hypothèse. 49 A LONZO , Galia, 51, 52, 6. 50 Ibid., 54. 51 Ibid., 59. 52 Ibid. 53 Ibid., 108. 54 Om Kalsoum (date de naissance indéterminée, morte en 1975) était une cantatrice et actrice égyptienne surnommée »Astre d’Orient« pour sa voix incomparable et »Cantatrice du peuple« pour ses œuvres caritatives. Avant sa carrière internationale, elle a chanté déguisée en garçon dans la troupe de cheiks dirigée par son père ainsi que dans des petits théâtres. Emilie Notard 220 est d’ailleurs renforcée, d’une part, par la présence de deux instruments de musique aux sonorités orientales - la tabla 55 et le luth 56 - et, d’autre part, par l’évocation de l’Italie qui traverse tout le conte. C’est la narratrice qui confère au conte un caractère méditerranéen en jouant de la tabla, en parlant souvent italien 57 et en imaginant un voyage en Italie pour consoler Galia : Elle […] imaginait châteaux en Italie, […] elle savait pouvoir revoir l’Italie dans la nuit, […] elle énumérait les villes en prière, elle s’en faisait mantra et chapelet : Roma/ Napoli/ Firenze/ Genova/ Venezia/ Udine/ Pisa/ Milano/ Padova, Galia avait vécu à Padoue. […] Elle disait revoir l’Italie comme elle se sauvait d’un monde terne, elle prononçait : I T A L I A, à l’italienne. 58 Dans cet extrait, nous retrouvons le flou géographique sur lequel est bâti Galia qu’elle nommait Amour. Si Alonzo met l’accent sur l’Italie, 59 tout porte à croire qu’il s’agit plus d’un pays imaginaire que du pays réel puisqu’Alonzo lui confère des caractères hispaniques en détournant l’expression ›bâtir des châteaux en Espagne‹ et des caractères israélites en faisant de l’Italie une Terre Promise. Ce flou géographique entraîne le dépassement par la déconstruction de notions fixes. C’est le cas des frontières linguistiques avec l’introduction de l’italien dans un texte majoritairement rédigé en français. Les frontières religieuses sont également touchées par la déconstruction lorsqu’Alonzo fait de l’Italie une Terre Promise entre l’Orient du »mantra« 60 et l’Occident du »chapelet«. 61 Enfin, Alonzo déstructure les frontières spatiotemporelles en projetant l’Italie dans un futur meilleur alors que ce pays appartient aussi bien au passé de Galia 62 qu’au passé de la narratrice 63 qui dira à Galia quelques pages plus loin, alors qu’elle plane au-dessus de la Sicile, qu’elle y a vécu pendant son enfance, du temps où ses »jambes avaient des ailes«. 64 Pour renforcer le thème de l’exil, Alonzo déconstruit la méditerranéité de son conte en amalgamant le nord et le sud. Si l’on sait que la narratrice écrit 55 Cf. A LONZO , Galia, 24, 106. 56 Cf. ibid., 107. 57 »dolce dolce Galia… dormi piccolina sono qui dormi dormi«, »Galia vedi come ti amo«, »sono troppo stanca bellina non ne posso più«, »per che piangi ? «, »amore«, »ti voglio bene« (A LONZO , Galia, 51, 54, 72, 84, 87 ; elle met en gras). 58 Ibid., 55 ; elle met en gras et en italique. 59 Dans cet extrait, on note que »Italie« apparaît trois fois, que »I T A L I A« est écrit en majuscule, en italique et avec les lettres espacées, que »à l’italienne« renforce le nom du pays, que la narratrice énumère neuf villes en italien et qu’elle répète le nom d’une d’entre elles en français. 60 A LONZO , Galia, 55. 61 Ibid. 62 »Galia avait vécu à Padoue« (ibid.). 63 »Elle disait revoir l’Italie […]« (ibid.). 64 Ibid., 60. Sables méditerranéens 221 une lettre à Galia depuis Montréal 65 et qu’elle se cache dans le nord, 66 on sait aussi que la narratrice a quitté le nord dont elle se rappelle le froid. 67 Si l’on sait que Galia est fille du sud à cause du »café turc de son enfance«, 68 de sa »voix brûlée« 69 rappelant celle d’Om Kalsoum, on sait aussi qu’au début du conte Galia pense au froid, qu’elle cherche à le traduire, qu’elle l’attend comme une promesse d’amour 70 et qu’elle se dirige à la fin du conte vers le nord où s’est réfugiée son amie. 71 D’où qu’elles viennent, la méditerranéenne du nord et la nordique du sud - dont les parcours évoquent le périple d’Alonzo qu’elle raconte entre autres dans Écoute, Sultane 72 - se déplacent sans cesse. Même le point central que représente pour elles la tente dans le désert s’inscrit dans la perte, la fuite et la quête qui animent le texte dès le début du conte : la perte d’Amour, les fugues de Galia et la recherche de l’orchidée noire. Rythmé par des marches interminables dans les dunes, le texte est martelé par les errances de deux femmes à la recherche d’elles-mêmes. C’est la narratrice qui »tent[e] de trouver le royaume de cette reine en exil« 73 et c’est Galia qui »cherch[e] son amie« 74 dans ce désert, »lieu d’errance et de fuite« 75 évoquant la Sainte Bible. Le vocabulaire religieux qui apparaît dans Galia qu’elle nommait Amour (cf. l’exil, l’errance, l’âne, les voiles, les prières et le chemin de croix) nous laisse supposer qu’Alonzo fait référence à deux épisodes bibliques complémentaires dans lesquels l’Égypte occupe une place importante : 76 d’une part l’Exode relatant la sortie d’Égypte et la traversée du désert par les Hébreux conduits par Moïse 77 et d’autre part la fuite hors de Judée vers l’Égypte effectuée par Marie, Joseph et Jésus. 78 Bien que le décor soit instable et semble condamner les protagonistes à ne plus jamais se retrouver, elles vont parvenir à sauver leur amour, chacune à sa façon. C’est 65 Cf. A LONZO , Galia, 74. 66 Cf. ibid., 105. 67 »[…] il faisait froid tout à coup, il faisait un froid sibérien, un froid comme elle n’en avait pas connu depuis cette ville ancienne que la neige tapissait, un froid lourd, un froid léger, un froid« (A LONZO , Galia, 96). 68 Ibid., 105. 69 Ibid., 60. 70 Cf. ibid., 43. 71 Cf. ibid., 105. 72 Cf. ibid., 83. 73 Ibid., 29. 74 Ibid., 102. 75 B ACHOLLE -B OŠKOVIČ , »Le désert«, 74. 76 Si Israël a fui l’Égypte où le pharaon faisait noyer les nouveaux nés, Marie, Joseph et Jésus ont fui la Judée où Hérode faisait tuer les nouveaux nés. Tout comme Moïse attendant la mort du pharaon pour retourner en Égypte, Marie, Joseph et Jésus attendent la mort d’Hérode pour retourner en Judée. 77 Cf. La Sainte Bible, Exode, 15, 22-18. 78 Cf. La Sainte Bible, Matthieu, 2,13 à 2,23. Cet épisode est suivi par celui où Jean-Baptiste prêche dans le désert : »C’est ici la voix de celui qui crie dans le désert« (ibid., 3). Emilie Notard 222 par l’écriture d’une lettre que la narratrice atteint Galia : »Je t’aime, entendsmoi, de tout amour inventé, t’aime en langues nouvelles et langues étrangères, t’aime comme tu dirais : ti voglio bene sans mentir«. 79 Et c’est par l’errance et la Passion - au sens biblique du terme, c’est-à-dire par les supplices et les souffrances - que Galia atteint la narratrice après un long périple : Galia plana au-dessus des villes et des prairies, elle vit tout, ne dit rien, vit tout et rien, vit des déserts blanc et jaune, vit l’amérique et l’afrique, vit les eaux et océans, ne vit pas celle qui, seule comme elle, jouait de la tabla sous la tente, en deuil elle aussi. […] Galia courut alors vers les dunes, y chercha son amie, la chercha, buta, tomba et tomba encore, les dunes étaient hautes, le chemin long de quatorze stations. Galia courait et courait toujours, il y avait urgence tout à coup, son cœur battait si fort qu’elle crut entendre la tabla fendre le désert du rythme de ses doigts. 80 Comme un vent d’orient, c’est la tabla et la voix d’Om Kalsoum qui guident la marche, la danse, le chant et le vol de Galia au-dessus des dunes avant qu’elle ne se retrouve dans les bras de la narratrice sous la tente. Alors que l’on pourrait croire qu’il s’agit d’un retour au point de départ, au point fixe qu’est la tente dans un décor mouvant, Alonzo change un détail. La femmemirage assise sous l’arbre - que la narratrice avait consultée au début du conte et qui lui avait prédit une vie mouvementée à la vue de sa »ligne de tête« 81 et de sa »ligne de cœur« 82 - constate à la fin du conte que »les lignes de ses mains avaient changé [sic]« 83 : »il semblait y avoir eu un chaos, les lignes s’entrecroisaient, s’entrechoquaient«. 84 Cet entrelacs de lignes nous confirme que tout est déplacement et que les protagonistes ne peuvent être que nomades. Les trajectoires de leur errance évoquent celles qu’imagine Cixous dans »La venue à l’écriture« - texte qui fait indéniablement partie du réseau intertextuel de Galia qu’elle nommait Amour - en particulier lorsque Cixous exhorte son interlocutrice/ lectrice à se libérer : »Va, vole, nage, bondis, dévale, traverse, aime l’inconnu, aime l’incertain […]« 85 , modes de déplacement que l’on retrouve dans le conte d’Alonzo. Les peintures, les livres, les chants, les voix, les instruments de musique venus des quatre coins du monde et les cartes géographiques nous ont permis de mesurer à quel point Alonzo refuse de territorialiser et de cartographier le désert de son conte. En échappant ainsi au fixisme topographique, le désert reste mouvant jusque dans le texte, faisant de ce conte un véritable 79 A LONZO , Galia, 87 ; elle met en gras. 80 Ibid., 101, 102 ; elle met en gras. 81 Ibid., 20. 82 Ibid. 83 Ibid., 106. 84 Ibid. 85 Ibid. Sables méditerranéens 223 livre de sable à la Borges. 86 Il devient ainsi »le lieu de la libération absolue, la quintessence du mouvement«, 87 comme le souligne Michèle Bacholle- Boškovič dans son étude du désert et des arabesques féminines dans Galia qu’elle nommait Amour. Espace liminal et contingent où tout est déplacement et translation, le désert est aussi un »tiers-espace« au sens de Bhabha, soit le cœur de l’hybridité : La notion d’hybridité découle de ces descriptions de la généalogie de la différence et de l’idée de traduction, parce que si l’on considère […] que l’acte de traduction culturelle (à la fois comme représentation et comme reproduction) contredit l’essentialisme d’une culture originale ou originaire donnée et antécédente, il devient clair que toutes les formes de culture sont prises dans un processus incessant d’hybridation. Mais, selon moi, si l’hybridité est importante, ce n’est pas qu’elle permettrait de retrouver deux moments originels à partir desquels un troisième moment émergerait ; l’hybridité est plutôt pour moi le »tiers-espace« qui rend possible l’émergence d’autres positions. Ce tiers-espace vient perturber les histoires qui le constituent et établit de nouvelles structures d’autorité, de nouvelles initiatives politiques, qui échappent au sens commun. 88 Dans Galia qu’elle nommait Amour, le désert représente bien cet espace de l’hybridité décrit par Bhabha, ce »nouveau terrain de négociation du sens et de la représentation« 89 où toute polarisation et tout binarisme culturel disparaissent. Dans le désert de notre conte, il n’y a plus ni nord ni sud, ni Orient ni Occident, ni froid ni chaud, ni Galia ni Elle, ni handicap ni mobilité, etc. En ayant recours à un autre type d’écriture (langage et représentation) qu’on peut appeler »métaphore de la migration« 90 - à la suite de Bhabha commentant Les versets sataniques de Rushdie - et en ayant recours à cette forme d’allégorisation qu’est le désert de Galia et cet amour lesbien incommensu- 86 Cf. B ORGES , El libro de arena (Le Livre de sable). Le lecteur de Galia qu’elle nommait Amour est tout aussi obsédé par ce livre que le bibliothécaire par Holy Writ dans la nouvelle de Borges, le conte d’Alonzo étant tout aussi mouvant que les pages du livre de sable. 87 B ACHOLLE -B OŠKOVIČ , »Le désert«, 82. 88 B HABHA / R UTHERFORD , »Le tiers-espace«, 99 ; »Now the notion of hybridity comes from the two prior descriptions I’ve given of the genealogy of difference and the idea of translation, because if [...] the act of cultural translation (both as representation and as reproduction) denies the essentialism of a prior given original or originary culture, then we see that all forms of culture are continually in a process of hybridity. But for me the importance of hybridity is not to be able to trace two original moments from which the third emerges, rather hybridity to me is the ›third space‹ which enables other positions to emerge. This third space displaces the histories that constitute it, and sets up new structures of authority, new political initiatives, which are inadequately understood through received wisdom« (B HABHA , dans : R UTHERFORD , »The Third Space. Interview with Homi Bhabha«, 211). 89 Ibid., 100 ; »a new area of negociation and meaning« (B HABHA , dans : R UTHERFORD , »The Third Space. Interview with Homi Bhabha«, 211). 90 Ibid. ; »the metaphore of migrancy« (B HABHA , dans : R UTHERFORD , »The Third Space. Interview with Homi Bhabha«, 212). Emilie Notard 224 rable, 91 Alonzo transforme des savoirs tels que le savoir biologique du corps et le savoir émotionnel et procède à une traduction culturelle. Son écriture s’ouvre à »des sens qui sont ambivalents, qui se dédoublent et se dissimulent« 92 et »produit des réalités hybrides en liant des traditions de pensée que tout oppose a priori«. 93 Pensons à nos deux protagonistes qui se (con)fondent au point de devenir indissociables »tant leurs âmes se jumellent«. 94 Galia est Amour, est Elle, est Écriture, comme l’affirme Alonzo dans L’immobile : »Galia est son écriture même«. 95 Beaucoup de critiques ont cherché à définir cette écriture. Michèle Bacholle-Boškovič parle d’»écriture déterritorialisante«, 96 Lucie Lequin d’»écriture-pays«, 97 d’»écriture brisée«, 98 d’»écriture fragmentée« 99 ainsi que de »contre-langue« 100 et André Brochu de »syntaxe violente«, 101 autant de termes qui cherchent à traduire cette écriture de la différance derridienne. En appliquant la stratégie de la différance, Alonzo reprend »tous les couples d’opposition sur lesquels est construite la philosophie et dont vit notre discours pour y voir non pas s’effacer l’opposition mais s’annoncer une nécessité telle que l’un des termes y apparaisse comme la différance de l’autre, comme l’autre différé dans l’économie du même […]«, 102 ce qui explique les nombreuses traces que nous avons relevées en analysant les thèmes du corps et de la nation(alité) et que nous relèverons en analysant le thème du genre. Fragments archéologiques de temps immémoriaux, entre papyrus et pierre, les hiéroglyphes d’Alonzo créent une écriture aussi sableuse et mouvante que le désert qu’elle invente 91 On peut lire Galia qu’elle nommait Amour comme l’allégorie d’un ›transmonde‹ dont le modèle n’est plus celui où cultures, corps et genres sont bien délimités les uns par rapport aux autres mais celui où les »sens […] sont ambivalents, qui se dédoublent et se dissimulent.« (B HABHA / R UTHERFORD , »Le tiers-espace«, 100). Dans ce conte, nous avons en effet identifié plusieurs traces culturelles majoritairement méditerranéennes sans pour autant pouvoir localiser précisément l’action ; nous avons noté la (con)fusion des corps des protagonistes oscillant entre immobilité et marche, vol et danse ; nous verrons ensuite qu’Alonzo met un terme à la division ›classique‹ des genres (hétérosexualité/ perversités). Ainsi, le désert représente le non-lieu idéal pour ce brouillage culturel et l’amour incommensurable entre Galia et la narratrice la relation sexuelle idéale pour redéfinir les corps et les genres. 92 Ibid. ; »Meanings that are ambivalent, doubling and dissembling« (B HABHA , dans : R UTHERFORD , »The Third Space. Interview with Homi Bhabha«, 212). 93 Ibid. ; »[…] produces hybrid realities by yoking together unlikely traditions of thought« (B HABHA , dans : R UTHERFORD , »The Third Space. Interview with Homi Bhabha«, 212). 94 A LONZO , L’immobile, 136 ; cf. F ORSYTH , »La mise«, 115, 118, 119. 95 A LONZO , L’immobile, 136. 96 B ACHOLLE -B OŠKOVIČ , »Le désert«, 80. 97 L EQUIN , »Le nœud interrogatif«, 50. 98 Ibid., 54. 99 Ibid., 55. 100 Ibid. 101 B ROCHU , »Dire l’incontournable«, 89. 102 D ERRIDA , »La différance«, 18. Sables méditerranéens 225 pour ses femmes bleues qui »marchent les mots« 103 sur les lignes de leur amour. Dunes de désir et d’amour En choisissant Galia qu’elle nommait Amour pour titre, Alonzo place son conte sous le signe de l’amour. Or cet amour ne correspond pas à une longue tradition de la littérature amoureuse puisqu’il s’agit d’un amour lesbien entre Galia et la narratrice qui instaure un dialogue transculturel sur le genre. Alonzo met en exergue cet amour au féminin en dédiant son conte à France Castel - chanteuse actrice et animatrice canadienne - et en insérant deux épigraphes avant l’incipit, l’un de Monique Bosco 104 et l’autre d’Hélène Cixous. 105 Dans ces citations, folie, déraison, mort, agonie et deuil sont associées à cet amour lesbien mis sous le signe de terribles souffrances : Amour est partie, 106 Amour hante la narratrice. 107 Dans l’absence de l’aimée, la narratrice va osciller sans cesse entre la douleur causée par le manque et les souvenirs heureux de leur »amitié amoureuse«, 108 de leur »passion sensuelle« 109 et de leur tendresse érotique - dont les symboles tels que la nourriture, la tente, la musique, la voix, la parole et le corps ont été étudiés par Dufault dans son article intitulé »Écrire la lesbienne immobile«. 110 Le passage le plus représentatif de cette oscillation entre souffrance et bonheur, c’est la lettre que la narratrice adresse à Galia depuis Montréal. Alors que Dufault fait de cette lettre le motif de la rupture, 111 nous y voyons également le motif de leur union. D’une part, parce que la narratrice écrit pour se souvenir de leur séparation, ce qui d’un point de vue chronologique est antérieur à la lettre. 112 Et d’autre part, parce que c’est cette lettre qui fera finalement revenir Galia. La lettre que la narratrice adresse à Galia est au commencement et à la fin de leur histoire, ce qui explique l’interprétation de Dufault et la nôtre. Dans »La venue à l’écriture«, Cixous écrivait d’une part qu’»[a]u commencement il y a une fin« 113 et d’autre part qu’»[a]u commen- 103 A LONZO , Galia, 90. 104 »Je l’ai aimé jusqu’à la folie déraisonnable. Jusqu’à la mort de tout autre sentiment« (B OSCO , dans : A LONZO , Galia, 13). 105 »Ce qui aura agonisé dans ce livre c’est le Deuil« (C IXOUS , dans : A LONZO , Galia, 17). 106 Cf. ibid, 21. 107 Cf. ibid., 19. 108 D UFAULT , »Écrire la lesbienne«, 68. 109 Ibid. 110 Ibid., 68-70. 111 Cf. ibid., 71. 112 »Aujourd’hui est date d’anniversaire./ Elle - celle aux yeux de barque - est, il y a trois ans, partie. Je reste ! meurtrie, surprise de cette blessure comme d’une lame« (A LONZO , Galia, 74). 113 C IXOUS , »La venue à l’écriture«, 51. Emilie Notard 226 cement, il ne peut y avoir que la mort, l’abîme, le premier rire« 114 mais aussi le cri, l’écriture et l’amour. 115 En rédigeant sa lettre à Galia, la narratrice passe par des étapes similaires. Au début de son courrier, cette dernière indique qu’elle est morte et Galia avec elle. 116 Elle évoque également le rire de Galia qui retentit dans tout le conte, un rire qui la brusque, qui la provoque et qui se moque d’elle. 117 Ce rire n’est pas sans rappeler l’»arme antilogos« 118 qu’est le rire déstabilisant de la Méduse, un rire qui empêche la narratrice alonzienne de trouver le sommeil : Cette nuit-là, je ne dormirai pas. Là, tendue, offerte, je veux, j’attends, je quête, je sais, j’écoute, Galia, j’écoute comme si de toi venait le salut ou ce qui lui ressemble. Cette nuit-là, je sais que je t’aime. 119 Au creux de cette nuit d’octobre, le rire de Galia au téléphone éveille en elle un désir d’encre et de chair qui lui dicte son premier geste, sa première lettre et lui révèle son écriture et son amour. 120 La rédaction et la lecture de la lettre symbolisent un moment clef dans le parcours initiatique de nos deux protagonistes. Car c’est grâce à cette nouvelle constellation amoureuse épistolaire que la narratrice va être en mesure de dénoncer les oppositions duelles qui régissent le phallogocentrisme (amour/ haine, présence/ absence, vie/ mort, tendresse/ rage, sauver/ tuer, homme/ femme, etc.). Parce que ce système de pensée binaire, dont l’essentialisme est synonyme d’immobilité, enferme le discours des amantes dans un cercle vicieux stérile, 121 la narratrice cherche à rompre les cercles, 122 en particulier celui de l’hétérosexualité, en martelant sa lettre de réflexions sur les genres : Les femmes s’aiment-elles vraiment de manière autre ? […] Tu dis : les poètes ne censurent pas. 114 Ibid. 115 Ibid., 52. 116 »Subtilement tuée« (A LONZO , Galia, 74). 117 Cf. ibid., 76. 118 C IXOUS , »Le rire de la Méduse«, 46. 119 A LONZO , Galia, 77. 120 Alonzo reprend point par point la description de Cixous : »Car j’écris pour, j’écris depuis, j’écris à partir, de l’Amour. J’écris d’Amour. Écrire : aimer, inséparables. Écrire est un geste de l’amour. Le Geste./ Chacun se nourrit et s’augmente de l’autre. De même que l’un n’est pas sans l’autre, de même Écrire et Amour sont amants et ne se déploient qu’en s’embrassant, se cherchant, s’écrivant, s’aimant. Écrire : faire l’amour à l’Amour. Écrire en aimant, aimer en écrivant. À l’Écriture l’Amour ouvre le corps sans lequel l’Écriture s’étiole. À l’amour la lettre fait chair aimée lue, multipliée en tous les corps et textes que l’amour porte et attend de l’amour. Texte : non le détour mais la chair en travail d’amour« (C IXOUS , »La venue à l’écriture«, 52). 121 »Nous tournons en rond, nous nous parlons chinois pour nous entendre« (A LONZO , Galia, 85). 122 »Romps les cercles ; ne reste pas dans la clôture psychanalytique : fais un tour et traverse ! « (C IXOUS , »Le rire de la Méduse«, 66). Sables méditerranéens 227 […] Tu re-dis : les poètes… je ne veux pas de censure… […] Seules, Galia, désespérément ancrées dans ce que l’on nomme (amour). […] Moi, femme et/ ou poète, moi avant tout autre. […] Tu dis : je hais les hommes. Comme tu dirais : je les aime. Tu dis : j’aime les femmes. Comme tu dirais l’inverse. […] Tu veux le cœur d’une femme, le corps d’un homme. […] Parfois tu dis : je veux un mari. Tu me voudrais homme pour te séduire, tu voudrais autre que moi, c’est pourtant moi que tu supplies. 123 Dans ces extraits, Alonzo met en exergue la difficulté d’établir un dialogue transculturel du genre. Bien que Welsch ne fasse aucun rapprochement entre transculturalité et genre, il ne fait pourtant aucun doute que le genre soit étroitement lié à la culture, comme l’ont souligné Michiko Mae et Britta Saal en 2007. 124 En se demandant si les femmes peuvent s’aimer autrement, la narratrice fait référence à la norme sexuelle établie, c’est-à-dire à l’hétérosexualité officialisée (par le mariage) et familiale pour assurer la descendance, comme le montre Foucault dans le premier tome de son Histoire de la sexualité. 125 Répondre par la négative à cette question que pose la narratrice à Galia dans sa lettre, c’est se plier au système patriarcal et hétérosexuel en se censurant et en s’aliénant. C’est aussi se référer à un modèle culturel obsolète basé sur le binarisme hétérosexualité/ perversité. Y répondre par l’affirmative, c’est au contraire sortir du système phallocratique, abolir la censure et être authentique avec soi. C’est aussi se référer à un autre modèle culturel. Galia hésite entre s’adapter à l’hétérosexualité et tenter l’exploration lesbienne : elle aime certes la narratrice mais cherche en elle un homme et même un mari. En revanche, la narratrice, qui ose poser des ques- 123 A LONZO , Galia, 74-85. 124 Cf. M AE / S AAL , Transkulturelle Genderforschung. 125 C’est en particulier dans le second chapitre intitulé »L’hypothèse répressive« que Foucault démontre que la vie est au centre des préoccupations du pouvoir qui se focalise sur la santé, la longévité, la descendance et bien entendu sur la sexualité du peuple. L’État a donc intérêt à contrôler »[…] le taux de natalité, l’âge du mariage, les naissances légitimes et illégitimes, la précocité et la fréquence des rapports sexuels, la manière de les rendre féconds ou stériles, l’effet du célibat ou des interdits, l’incidence des pratiques contraceptives […]« (F OUCAULT , Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, 36) pour affirmer que »[…] son avenir et sa fortune sont liés non seulement au nombre et à la vertu des citoyens, non seulement aux règles de leurs mariages et à l’organisation des familles, mais à la manière dont chacun fait usage de son sexe« (ibid., 37). Emilie Notard 228 tions et remettre en question la norme sexuelle, se positionne clairement comme lesbienne : Les femmes, je te le jure, s’aiment autrement. Tu ne peux m’aimer cherchant l’homme - invisible - en moi. […] Regarde-moi, je ne suis pas ce mari tant cherché, je suis femme aimant une femme qui veut un corps d’homme où s’épancher, regarde Galia. 126 Alors que Galia est encore poursuivie par la censure et sa horde »de flics, de mecs, d’avares, de refoulés, d’édictateurs, d’archiprofs, de patrons, de phallus«, 127 de »béni-oui-oui du Concept« 128 et d’»entrôneurs du phallus«, 129 la narratrice a su trouver en elle »un peu du lait de vie, un peu de la jouissance d’âme qui régénère […] [, u]n peu de livre, un peu de lettre, pour [s]e ranimer« 130 tout en ayant conscience de l’énorme danger encouru : »Galia pensa que ce genre de lettre les mettait toutes deux en danger«. 131 Alonzo rappelle ici implicitement que soutenir un discours féministe et/ ou queer, c’est aussi s’attirer des violences mortelles. Le massacre des 14 étudiantes 132 - qui a eu lieu à l’école Polytechnique de Montréal le 6 décembre 1989 - est encore frais dans les mémoires féministes à l’époque de la parution de Galia qu’elle nommait Amour… 133 Mais la présence du danger n’empêche pas la narratrice de faire preuve de courage et d’inscrire son discours transculturel sur le genre dans une performativité - si chère à Butler 134 - en choisissant un support 126 Ibid., 86-87. 127 C IXOUS , »La venue à l’écriture«, 59. 128 C IXOUS , »Le rire de la Méduse«, 64. 129 Ibid. 130 C IXOUS , »La venue à l’écriture«, 59. 131 A LONZO , Galia, 89. 132 Le 6 décembre 1989, Marc Lépine a tiré sur des étudiant-e-s et des employé-e-s à l’École Polytechnique de Montréal au Québec. S’il y a eu des survivant-e-s, treize étudiantes et une employée y ont perdu la vie. Il a justifié son geste en disant haïr les féministes. Depuis, on commémore ce terrible évènement à la mémoire de Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Barbara Klucznik-Widajewicz, Maryse Laganière, Maryse Leclair, Anne- Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie St-Arneault et Annie Turcotte. 133 Brossard a écrit un texte à propos de cette tuerie. La première version de ce texte a été publiée dans La Presse du 21 décembre 1989 sous le titre »Le tueur n’était pas un jeune homme«. Une seconde version de ce texte a ensuite été traduite en anglais par Marlene Wildeman et publiée dans Polytechnique, 6 décembre en 1990 par les éditrices Louise Malette et Marie Chalouh. Cette traduction a ensuite été rééditée en 2005 sous le titre »6 December 1989 among the centuries« dans Fluid Arguments. 134 Cf. B UTLER , Gender Trouble (Trouble dans le genre), ouvrage consacré à sa théorie de la performativité dont elle rappelle les deux aspects principaux dans son Introduction de 1999 : »[…] [la performativité] tourne autour de cette métalepse, de la manière dont l’attente d’une essence genrée produit ce que cette même attente pose précisément à l’extérieur d’elle-même. Ensuite, la performativité n’est pas un acte unique, mais une répétition et un rituel, qui produit ses effets à travers un processus de naturalisation qui prend le corps, un processus qu’il faut comprendre, en partie, comme une tempo- Sables méditerranéens 229 mobile pour son geste politique déjà entamé en 1990 avec la parution de deux lettres - deux textes antérieurs au conte - parues dans L’immobile : »À propos de Galia« 135 adressée à France Castel et »Lettera d’amore«. 136 Avec ces trois lettres, Alonzo et ses doubles épistolières s’inscrivent dans une voie tracée par Brossard avec son essai féministe et queer intitulé La lettre aérienne (1985). Si l’on retrouve le caractère épistolaire du féminisme brossardien dans le discours queer d’Alonzo, on y retrouve également l’élément aérien cher à Cixous et à Brossard. En effet, dans le conte d’Alonzo, les protagonistes effectuent de nombreux vols. Par conséquent, la narratrice incarne aussi bien la »nageuse aérienne« 137 de Cixous que la femme tridimensionnelle imaginée par Brossard et qu’elle appelle tour à tour »corps générique«, 138 »lesbienne d’écriture« 139 et »intégrales«. 140 Ainsi, c’est en rejoignant l’Amazone de Brossard, la Méduse de Cixous, l’Euguélionne de Bersianik et les Guérillères de Wittig que la narratrice pousse Galia à »prend[re le vent], prend[re] l’écriture, fai[re] corps avec la lettre«. 141 Notre étude du triple exil alonzien nous aura permis de déconstruire les trois binarismes majeurs que nous avons relevés dans Galia qu’elle nommait Amour. Si, à première vue, Alonzo ne semblait avoir amorcé que la première phase de la déconstruction en renversant le rapport de force du couple hiérarchisé - ce qui l’a menée à faire primer l’handicap sur la santé, l’autre (migrant, étranger) sur le même et la femme lesbienne sur l’homme hétérosexuel -, notre analyse a montré qu’Alonzo a également procédé à la seconde phase de la déconstruction qui consiste à arracher ces mêmes termes de la logique binaire. Ainsi, nous avons vu qu’il n’est plus question ni de corps handicapé ni de corps sain mais d’un »Troisième Corps« 142 , ni d’autre ni de même mais d’un »tiers-espace« 143 et enfin ni de femme ni d’homme mais d’une femme »tridimensionnelle«. 144 C’est ce que Janice Ricouart formule avec des mots tendres dans une lettre adressée à Alonzo : ralité qui se tient dans et par la culture« (B UTLER , Trouble dans le genre, 35). »In the first instance, then, the performativity of gender revolves around this metalepsis, the way in which the anticipation of a gendered essence produces that which it posits as outside itself. Secondly, performativity is not a singular act, but a repetition and a ritual, which achieves its effects through its naturalization in the context of a body understood, in part, as a culturally substained temporal duration« (B UTLER , Gender Trouble, xiv-xv). 135 A LONZO , L’immobile, 127-137. 136 Ibid., 139-150. 137 C IXOUS , »Le rire de la Méduse«, 62. 138 B ROSSARD , La lettre aérienne, 141. 139 Ibid., 123. 140 Ibid., 100. 141 C IXOUS , »La venue à l’écriture«, 51. 142 Ibid., 65 ; elle met en italique. 143 B HABHA , The Location of Culture, 55. 144 B ROSSARD , La lettre aérienne, 83. Emilie Notard 230 D’où es-tu ? Comment te nommer ? On dit que tes origines sont égyptienne, syrienne, arabe et que tu parles français, allemand, italien, anglais, arabe. On dit aussi que tu es lesbienne, handicapée, musicienne, sportive, poète, jardinière, rêveuse. Qu’importent ces étiquettes ! Tu es une femme (même si Monique Wittig pourrait critiquer l’utilisation de ce mot), métisse, tissée de plusieurs fils de soie. Chaque fil est essentiel à la toile et si on tire sur la toile et si on tire sur un fil, la toile perd de sa force. Chacune de ces étiquettes te définit sûrement en partie. Mais aucune ne peut te représenter toute entière, n’est-ce pas ? Pourquoi limiter tes mouvements dans ces termes étroits, sclérosants ? Tu veux au contraire danser et bouger, comme Galia qui ne tient pas en place. 145 Certains diront peut-être que nous avons remplacé des étiquettes par d’autres. Notre intention aura pourtant été d’utiliser des ›concepts migrateurs‹ ou des ›concepts mouvants‹ pour inviter Anne-Marie Alonzo, Galia et les autres à danser sur des dunes de sable. 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Parmi les principaux acteurs de sa vie culturelle, Naïm Kattan se distingue non seulement par ses écrits littéraires, mais aussi par les fonctions qu’il a assumées au cours d’une longue carrière en tant que fondateur du Bulletin du Cercle Juif, membre de la Commission royale du bilinguisme et biculturalisme, ou encore en tant que Président de la nouvelle section littérature et édition du Conseil des arts du Canada - pour ne citer que quelquesunes de ses fonctions… Pour Naïm Kattan, toutefois, Montréal est bien plus qu’un simple lieu de travail ou même un refuge d’immigrant ; à ses yeux, la ville est plutôt l’expression même d’un mouvement continuel, d’une hétérogénéité multi-ethnique, et tend ainsi à devenir une ville-symbole de la poétique personnelle de l’auteur. Né à Bagdad en 1928, Naïm Kattan a passé son enfance dans un quartier populaire de cette ancienne métropole. Par ailleurs, il est issu d’une famille juive installée depuis des générations dans un environnement arabe, ce qui a engendré de multiples tensions qui ont profondément marqué ses conceptions de la vie et de la communauté : diversité linguistique - Naïm Kattan parle l’hébreu en plus de l’arabe qu’il pratique couramment -, diversité culturelle, diversité religieuse, et - dans le contexte de l’époque - diversité raciale«. En effet, les juifs de Bagdad vivaient dans un milieu replié sur luimême, bien qu’il ne s’agisse pas pour autant d’un véritable ghetto. C’était une minorité tolérée par la majorité arabe, une minorité qui cherchait sa voie entre la consolidation d’une identité de groupe et son intégration dans le contexte urbain. Naïm Kattan a vécu cette cohabitation d’une manière ambiguë, si l’on en croit ses propres écrits. L’expérience de n’appartenir qu’à une minorité dans un milieu social hétérogène s’est pour ainsi dire perpétuée tout le long de son histoire personnelle. Et c’est à ce propos que son départ au Canada mérite notre attention. La trilogie du départ C’est dans ses premiers romans que Naïm Kattan déploie le récit de sa jeunesse. En une sorte de trilogie, Adieu, Babylone (1975), Les fruits arrachés (1977) et La fiancée promise (1983) tracent le périple d’un narrateur à la pre- Maximilian Gröne 234 mière personne, anonyme et qui, frôlant l’écriture autobiographique, évolue en suivant les principales étapes de la vie de Naïm Kattan. 1 Ainsi, Adieu, Babylone constitue le point de départ d’une histoire à la fois d’émigration et d’une quête de soi. Le problème de l’intégration de la communauté juive dans un environnement musulman se pose dès les premières pages. La famille, qui à plusieurs reprises est évoquée par le narrateur comme étant issue d’une longue présence juive à Bagdad, se caractérise par son appartenance à la classe moyenne modeste. Le père, un employé sans ambitions, tient surtout à ne pas provoquer l’hostilité latente des autorités locales. Son fils, en revanche, cherche avec un zèle assidu à démontrer son excellence scolaire, puis universitaire. Au cours de la narration, le narrateur se voit ainsi exposé à toute une série de frustrations, frustrations qui découlent pour la plupart de la discrimination sous-jacente en Irak : quand bien même les élèves juifs brillent dans toutes les matières, y compris par leur connaissance de la langue arabe, ils demeurent rejetés par leur concitoyens ; en outre, les jeunes juifs tendent eux aussi à vivre en milieu clos puisque le libre accès aux études et aux postes supérieurs leur est refusé. 2 Le mépris que l’on témoigne aux juifs se transforme en violence dans le chapitre consacré au ›Farhoud‹. 3 Lorsque le régime irakien s’’effondre en 1944 et que les troupes britanniques tardent à entrer dans la ville, la vacance du pouvoir public laisse le champ libre à des émeutes qui se muent en véritables pogromes. Les habitants arabes des quartiers voisins, mais surtout des ›berbères‹ venus du désert, se ruent dans les quartiers mixtes, prenant d’assaut les maisons juives pour se livrer, au cours de journées sanglantes, à des pillages, des viols et des assassinats. Il faut noter que Naïm Kattan décrit les nomades berbères comme une incarnation d’un instinct brut, nourri par la convoitise et l’agression, comme un peuple issu du désert, errant et indiscipliné, antagonisme personnifié de la civilisation et de l’humanité. Ce faisant, l’écrivain s’inscrit pourtant dans la logique de diabolisation des minorités, en l’occurrence des tribus marginalisées ; leurs victimes en revanche, c’est-à-dire les juifs sédentaires et civilisés de la métropole Bagdad, ont valeur d’exemple dans la mesure où ils endurent les crimes contre l’humanité, témoignant de la souffrance humaine en général et de leur peuple en particulier. Néanmoins, cet épisode mis à part, l’œuvre de Naïm Kattan s’attache principalement à peindre l’ambiance métissée qui régnait alors à Bagdad. Considérée dans son ensemble, la ville se présente comme un modèle réussi 1 Pour l’aspect autobiographique voir l’étude de G EORGESCU , »Pacte(s) de lecture«, 179- 186. 2 Cf. K ATTAN , Adieu, 61. 3 Cf. ibid., 18-27. Babylone - Montréal, la trace de l’Autre 235 d’une cohabitation implicite. 4 Certes, les membres appartenant à une religion ou une ethnie minoritaire, à une autre tradition culturelle, souffrent d’une discrimination perpétuelle lorsqu’il s’agit de participer au pouvoir public, mais ils s’insèrent quand-même dans un cadre de vie quotidienne où chacun trouve sa place bien définie qui le met à l’abri d’une poursuite ou d’une diffamation explicite. La stratification rigoureuse d’une société gouvernée par des normes séculaires permet une coexistence plutôt paisible. Dans l’image de l’ancienne métropole Babylone, ville-symbole d’une population hétérogène et polyglotte, Naïm Kattan parvient à mystifier le rassemblement des divers groupes ethniques, leurs langues et leurs convictions religieuses. Babylone, c’est le grand melting-pot du monde antique, le hautlieu du pouvoir et des grandes richesses, centre des arts et en même temps symbole de l’hybris humaine, du péché, de l’esclavage. L’évidente contradiction entre la critique d’une omniprésente séparation des groupes ethniques, d’une part, et l’éloge d’un ensemble social qui, en fin de compte, permet une sorte de cohabitation paisible, d’autre part, s’explique par la conception que se fait Kattan de l’individu et de son rapport à la société : l’individu est toujours forcé de se positionner vis-à-vis des autres, ce qui entame son autonomie personnelle. La société humaine exige que l’individu se mette en rapport avec l’Autre, ce qui engendre la contrainte, le conflit, mais aussi l’amitié, l’amour. Si l’homme n’est pas prêt à s’isoler, il doit s’en accommoder. Ainsi, le pragmatisme sobre de Naïm Kattan renonce aux rêves idéalistes qui tendent à escamoter les divergences réelles. Ce n’est que dans son second roman Les fruits arrachés 5 que Naïm Kattan trace une véritable quête de l’Autre, une quête qui échoue cependant sous le poids d’un égocentrisme éclatant. Méir - le nouvel alter ego de l’auteur qui remplace le je-narrateur d’Adieu, Babylone - passe de Bagdad à Paris pour y accomplir ses études. Ce passage accentue chez lui tout d’abord le sentiment de ne plus appartenir à un groupe ou à une communauté bien établie. 6 De nouveau, Méir apparaît comme un élément étranger, du fait de ses origines orientales et de sa confession juive - ce qui n’est pas sans rappeler le sujet central d’Adieu, Babylone. Pourtant, les liaisons que noue Méir avec de nom- 4 »Nous avions planté nos tentes sur cette terre depuis les temps immémoriaux et tout au long des siècles nous avions fait le dur apprentissage de l’injustice, de sorte que nous en sommes presque venus à la considérer comme faisant partie de la nature des chose. N’était-ce pas le prix qu’il fallait mettre pour rester différents ? « (K ATTAN , Adieu, 58). 5 K ATTAN , Les fruits, 1977. 6 La communauté juive de Paris n’offre aucun soutien au jeune migrant, comme le constate Méir lors d’une visite à la synagogue : »Des hommes, vieux pour la plupart, se serrent la main, se souhaitent la paix du Chabbat. Ils passent près de moi et m’offrent la paix, sans me connaître, sans rien me demander. J’ai envie de leur dire que moi aussi je suis juif, malgré tout. À quoi bon ? Ils ne s’en soucient pas, Dans cet édifice, nul besoin de déclarer son origine, de décliner son identité« (K ATTAN , Les fruits, 81). Maximilian Gröne 236 breuses étudiantes figurent au premier plan de la trame des Fruits arrachés. Trois d’entre elles incarnent clairement différents stéréotypes de femme, chacune en fonction d’un arrière-plan socioculturel spécifique : Halina, une Polonaise juive ; Anne, une Française catholique ; et Maxie, Néerlandaise athée. Méir les demande chacune en mariage et leur est toutes infidèle, victime de son propre désir sexuel et de son incapacité à se vouer entièrement à une seule maîtresse. Dépaysé au sens propre du terme par les événements politiques en Irak qui interdisent tout projet de retour, Méir est forcé de se créer une nouvelle identité ; il commence donc une quête de soi tâtonnante, jouissant de la liberté du monde occidental et de la vie étudiante d’après-guerre. Bien évidemment, Naïm Kattan laisse entrevoir le manque de maturité de son protagoniste et, par conséquent, la superficialité de ses relations aux autres. Mais bien que les trois épouses potentielles ne soient que des femmes stéréotypées, elles permettent d’illustrer la conviction de l’auteur que le véritable rapport à l’Autre exige une certaine conscience de soi-même. Méir, l’étranger, se révèle étranger à lui-même - telle est l’évidence peu subtile de ce roman. La fiancée promise, troisième roman de Naïm Kattan, décrit la nouvelle existence que Méir mène après avoir quitté la France métropolitaine. Récemment diplômé, il choisit Montréal comme point de départ pour un périple dont il ignore, au début, les méandres. Sans points de repère, il débarque dans le nouveau monde, animé seulement par le désir de se frayer un chemin couronné de succès pour une émigration modèle comportant un emploi fixe, une certaine aisance, une famille, bref l’intégration. Le roman décrit les échelons et les différentes étapes de cette vie de nouveau venu avec une bonne part d’humour, l’observation précise de l’étranger permettant d’ironiser sur la société du pays d’accueil. Ainsi, Méir entreprend cette fois-ci une quête double : quête de travail qui se révèle pour le moins laborieuse, quête d’une petite amie qui débouche encore sur un bon nombre de relations plus ou moins éphémères. À travers les diverses rencontres qu’il fait dans ces deux domaines, il trace le portrait d’une nation aux multiples visages. Fil rouge de la trame, la vie à venir, le bonheur futur se présentent comme la ›fiancée promise‹ dont les différentes incarnations jalonnent le chemin de Méir. 7 Une fois de plus, l’arrière-plan culturel de Méir le prédispose à jouer le rôle de l’étranger. L’hétérogénéité des éléments qui forment son identité - Irakien d’origine juive, francophone et athée - se trouvent en dissonance par rapport à toute communauté au Canada, surtout dans le contexte des années Duplessis. La plupart des entretiens avec les ›Canadiens‹ portent la 7 La toute première personne que Méir rencontre en arrivant au Canada est un commisvoyageur juif qui lui propose sa nièce comme fiancée - rencontre emblématique qui renvoie au rôle que l’origine culturelle jouera pour le jeune homme dans chacune de ses relations (Cf. K ATTAN , La fiancée, 7). Babylone - Montréal, la trace de l’Autre 237 marque d’un certain malaise, le nouveau venu étant difficile à cataloguer comme Arabe, Juif ou Français chrétien. De là, une incompréhension profonde pour cet Autre qui ne se plie pas aux catégories établies et aux stéréotypes. L’attitude des propriétaires lors des visites de Méir pour louer une chambre peut en fournir un bel exemple. 8 Paradoxalement, la soirée passée avec une fille, elle aussi originaire de Bagdad, ne se déroule guère mieux : Nous avions le même accent et nous évitions de parler notre langue. Elle n’y était plus à l’aise et j’en ressentais la fausseté. De plus cela nous ramènerait des lieues en arrière, à l’époque où nos parents nous mariaient par arrangement, sans nous permettre de nous voir et de nous connaître. Et moi, je parlais l’anglais à une jeune fille de Bagdad qui aurait pu naître dans la maison voisine de la mienne, qui se serait cachée devant moi, qui aurait évité mon regard dans la rue. Si je l’embrassais, je la traiterais en fille légère, immorale et ses lèvres seraient sans goût ni saveur. 9 Cette fois, c’est le contexte social et culturel de la vie passée qui se heurte aux conditions de vie au Canada - le passé commun semble importun, il gêne et corrompt la langue natale, moyen d’expression défaillant lors d’une crise d’identité. D’autre part, cette petite scène souligne qu’à Montréal, le moi entre en jeu et parade : la diversité des rôles possibles lui permet de choisir une autre modalité d’auto-présentation, l’anglais devenant un masque linguistique pour cacher le malaise existentiel. La question des langues dans un milieu hétérogène tel que celui de Montréal se pose à plusieurs reprises tout au long de La fiancée promise. À l’occasion d’une lecture d’un poète anglophone, Méir fait la connaissance d’un cercle d’universitaires et d’étudiants. Ainsi, grâce à la poésie, l’autre idiome - la langue étrangère - apparaît sous un jour nouveau : Terrain inconnu, vierge, et j’étais subitement le découvreur émerveillé, l’explorateur frappé par la nouveauté de la trouvaille. Soudain la langue anglaise révélait une dimension inconnue. Elle devenait proche, vivante, accessible, à ma portée. Ce n’était plus la lointaine Angleterre ou l’Amérique rêvée, mais une ville, une communauté où l’on me conviait, fût-ce indirectement, par personne interposée, et cette université, j’aurais pu en être… 10 La langue enchante, catalyse la fusion avec un groupe inconnu, avec une civilisation certes voisine mais jusqu’alors sans intérêt spécifique. Plus précisément, la poésie fait surgir à travers les mots une impression immédiate, le sentiment de (re-)connaître quelque chose de ›proche‹, elle met en relation. Ici, l’insertion de l’immigrant dans le contexte culturel du Canada se fait par la médiation de la langue, et, pendant un instant, prend vie la communauté idéale, tant rêvée par le nouveau venu. 8 Cf. K ATTAN , La fiancée, 12pp. 9 Ibid., 108. 10 Ibid., 116. Maximilian Gröne 238 Le problème consiste donc à bien choisir son rôle, ou plutôt à réconcilier le passé personnel avec la promesse d’un avenir heureux, un avenir qui toutefois dépend des exigences de la société canadienne. Les Canadiens rencontrés aiment à examiner et mettre en question les croyances de Méir. Après que celui-ci a été confronté au zèle missionnaire d’un prêtre anglican, 11 c’est un congrès organisé par une société catholique qui attend de Méir une prise de position nette. Comme il travaille désormais pour le bulletin du cercle juif à Montréal, 12 il est invité en tant que représentant ›des Juifs‹ en général. Nonobstant les différences entre les juifs séfarades et les juifs ashkénazes, on attend de lui qu’il se conforme à un certain stéréotype et on le somme d’agir au nom d’une identité qui n’est pas la sienne. Ici on m’accueille comme porte-parole, un représentant. Je viens d’ailleurs, je suis l’étranger. Je parle au nom d’un peuple que je ne connais pas. Juif parmi les juifs. Autrement c’est le néant. Je représente une réalité. Pour échapper au risque de la dissolution je fais semblant. Un mannequin derrière une vitrine. 13 En l’occurrence, l’intervention de Méir au cours du congrès se limite à évoquer la paisible coexistence des religions, tout en minimisant les divergences concrètes. Vu par les autres, l’immigrant Méir perd son individualité, il est soumis à une image préétablie visant un groupe mal défini et mal compris. Pour sa part, Méir est intimidé et perd confiance en lui. Il devient un »mannequin«, poupée ›sans vie‹, passif, destiné à être manipulé par les autres. Tandis que la poésie lui a permis d’explorer sa propre personnalité, il est ici exposé à un système clos, celui d’une conviction catholique qui s’avère incapable d’imaginer l’autre tel qu’il est. Ainsi, il n’est accepté que lorsqu’il se conforme aux schémas établis, il est condamné à jouer le rôle du juif inoffensif qui permet aux prêtres et aux fidèles de réduire l’altérité de l’autre à une quantité négligeable. La double vie de Naïm Kattan Kattan attache une importance particulière à la dichotomie qu’il dresse entre l’Orient et l’Occident. Selon lui, l’homme occidental ne jouirait plus d’un accès direct à la vie, à l’être, parce qu’il ne voit dans le monde rien d’autre que des signes renvoyant à une signification cachée derrière les apparences. En Orient, par contre, l’univers resterait prêt à être saisi immédiatement. À cet égard, la vie quotidienne donne à l’homme oriental la sensation d’une plénitude existentielle. Et c’est alors au sein du monde que la présence de Dieu éclate dans la parole des écritures saintes de l’islam et du judaïsme. 11 Cf. ibid., 123. 12 De même que Naïm Kattan à partir de 1954. 13 K ATTAN , La fiancée, 140. Babylone - Montréal, la trace de l’Autre 239 Dans l’Orient sémite, c’est le langage qui est double. La parole première, définitive, est celle de Dieu. […] Elle est fixe, prolonge la réalité du vécu dans une dimension qui la dépasse, qui l’installe dans le temps, qui lui octroie une durée. On s’adresse à Dieu directement dans la langue qu’il a parlée, en arabe ou en hébreu. On ne traduit la prière ni la parole. Il suffit de la dire, de la répéter. Le langage du quotidien est parallèle. Il épouse le vécu, lui obéit, se divise (en arabe) en multiples dialectes. 14 Ce qui importe aux yeux de Naïm Kattan, c’est la présence de la sphère divine au sein même de la vie banale telle qu’elle est accessible par la parole. Par conséquent, on assiste à une idéalisation, une mystification de la parole, notamment sous une forme poétique : dans certains cas, le texte lui-même donne lieu à l’être, également dans une situation purement profane. La vision chrétienne du monde est, selon Kattan, plus intellectuelle. La parole divine ne produit pas une présence immédiate de Dieu mais demeure réduite au signe qu’il faut interpréter rationnellement. Dieu, l’être, ne se révèlent donc qu’à l’intellect. Le langage sert de médiateur, tout comme le quotidien sert de superficie à la signification ; il devient ›théâtre‹ - un fauxsemblant qui remplace l’être. L’Occident a très peu pratiqué le sacré. La parole de Dieu fut incarnée ; elle était donc traduite en langage quotidien. Dieu n’a pas parlé, il s’est manifesté par un acte symbolique. Son lien avec le monde est un théâtre où chacun a un rôle qu’il joue à perpétuité et qui est le même pour tous. Ce théâtre fut pour maints monarques et souverains une médiation non pas pour rejoindre Dieu mais pour imposer son autorité en se l’appropriant. Le théâtre menait à l’acte et donnait à celuici une durée. L’on construisait, avec la bonne conscience de son droit et de la volonté divine, les empires et les royaumes. Comme la parole n’était pas l’expression du sacré, elle correspondait, avec quelque décalage, à l’éphémère des sentiments et à la succession des actes. Elle devenait une médiation entre le sentiment et l’acte, le pouvoir et son exercice. 15 En poussant plus loin cette logique, Naïm Kattan comprend la colonisation du Canada comme la manifestation d’un pouvoir exercé au nom de Dieu. Les ›pèlerins‹ venus en Amérique doivent conquérir la terre avant d’en faire un lieu de plénitude religieuse, une demeure de Dieu. La terre promise est là mais elle n’est plus celle de l’attente [comme pour le peuple juif de l’Ancien Testament ; M.G.]. Elle est désormais celle de la conquête. Le ›pèlerin‹ passe de l’état d’immigrant à celui de pionnier. 16 Ainsi, toute l’histoire de la colonisation américaine se rattache au projet de revivre l’histoire du peuple d’Israël quittant l’Égypte pour traverser le désert et arriver à la terre promise, terre de Dieu dont il prendra possession. 17 Les 14 K ATTAN , Promesse, 38. 15 Ibid., 40. 16 Ibid., 47. 17 »L’expérience du désert est la manifestation d’un espace transitoire et par conséquent éphémère, un passage« (Kattan, La Réconciliation, 36). Maximilian Gröne 240 titres de plusieurs écrits de Naïm Kattan y font allusion. Les Juifs, en même temps, représentent à ses yeux le peuple migrant par excellence. Sa propre histoire personnelle, l’histoire d’une famille juive habitant le lieu d’exil mythique Babylone-Bagdad ne fait que corroborer cette vision des choses. Et c’est bien l’être en mouvement perpétuel, sorte de transition permanente, qui fascine Naïm Kattan et lui sert de modèle de la vie dans son ensemble. Dans un passage central de La fiancée promise, l’auteur transforme cette conviction en allégorie poétique. Méir se trouve à Québec, sur le traversier du St. Laurent : Au milieu du fleuve la brise faisait tomber l’humidité. Je pris conscience de mon corps, de chacun de mes membres. Le bien-être me donnait l’illusion d’être installé sur une terre solide, de pouvoir suivre à la trace les frontières de mon nouveau territoire. L’eau coulait lointaine, irréelle. Soudain je sentis mon corps se dissoudre, devenir transparent. Je n’étais nulle part. Au centre du monde mais sans poids, léger, inexistant, me fondant dans un paysage obscur, couvert d’une pénombre qui seule avait une épaisseur. […] Debout, je scrutais les vagues à peine perceptibles, mais elles changeaient de couleur à force d’être fixées. Elles étaient bleues, sombres. Elles vivaient d’une existence distincte, surgissant d’une mémoire enterrée, reprenant un cours oublié que je reconnaissais comme je reconnaissais les couleurs de mon corps qui renaissait dans l’ombre, vivait du mouvement continu qui s’inventait, se créait, autonome, sans que l’ombre ou le vent ne le détourne, ne puisse l’arrêter. Cette eau coule, coulera à l’infini et toute la nuit sur la banquette du traversier, dans l’aller et retour d’un pendule, elle me restituera chacun de mes membres, mon corps entier, intégral, autonome. 18 Le protagoniste se voit en terre inconnue, dans un »nouveau territoire« à explorer. Une prise de possession de cet espace s’esquisse (»mon nouveau territoire«), elle est suivie d’une prise de conscience, d’une découverte du propre corps. Ce dernier, pourtant, perd aussitôt son autonomie, ses facultés d’agir : la terre ferme (»Je n’étais nulle part«) ainsi que le corps se dissolvent sous l’influence de la brise humide et de l’eau »irréelle«. Ce n’est que grâce à la contemplation du fleuve que le sujet retrouve sa consistance (»mon corps qui renaissait […] vivait«) en y découvrant le principe même de la vie, un »mouvement continu qui s’inventait, se créait, autonome«. Symbole conventionnel du temps, l’eau du fleuve est accompagnée d’une autre image, celle du traversier transformé en pendule, expression évidente d’une oscillation »à l’infini«. Si Naïm Kattan établit en fin de compte une corrélation entre migration et conscience, s’il imagine dans un mode de vie ›à l’orientale‹ une réponse à la quête d’identité de l’homme occidental, il ne peut faire abstraction d’une expérience liée directement à tout départ vers l’inconnu : la rencontre de l’Autre. 18 K ATTAN , La Fiancée, 156-158. Babylone - Montréal, la trace de l’Autre 241 De Babel à Montréal : une éthique en cours Depuis longtemps, l’altérité constitue un sujet de prédilection de l’écriture et de la critique littéraire. La conception de l’Autre selon Naïm Kattan se distingue dans ce domaine grâce à une perspective personnelle qui tend à respecter les divergences culturelles entre l’Orient et l’Occident, mais aussi entre l’idéal philanthropique et l’âpre réalité quotidienne - contrastes que l’auteur tente de fusionner dans une pensée éminemment spirituelle et religieuse. La quête de l’Autre chez Naïm Kattan évolue à travers la trilogie des premiers romans. Tout d’abord, dans Adieu, Babylone, les rivalités entre les différentes ethnies accentuent l’identité de chaque groupe, formant des communautés dans l’ensemble hiérarchisé d’une société citadine. Ce n’est que dans Les fruits arrachés que les Autres, en l’occurrence les maîtresses de Méir, se révèlent tangibles et qu’une relation affective s’établit. Le désir du jeune homme y est d’une nature double : à l’appétit sexuel s’ajoute le désir sous-jacent de dépasser les clivages socioculturels. La fiancée promise relaie ce désir. Cette fois-ci, les deux aspects ne forment qu’un projet unique, celui de s’intégrer véritablement dans le pays d’accueil. Au fil des trois romans, le sujet de la migration gagne en importance : au début, le narrateur à la première personne fait partie d’une minorité menacée dans son propre pays ; dans le roman suivant, Méir passe provisoirement à l’Occident ; à la fin, il est contraint d’émigrer pour de bon et de s’adapter à son lieu d’exil. Jusqu’ici, la migration génère une confrontation avec l’Autre liée aux circonstances : La vie de l’exilé semble donc se vivre sous le signe de la dualité, dans une opposition constante entre deux mondes, deux époques, deux ou plusieurs langues. Cette remise en question des certitudes et des valeurs oblige l’individu à réfléchir à sa condition, à se confronter à l’altérité pour redéfinir son identité, pour voir s’il y a la possibilité d’un enracinement et d’une appartenance. 19 Bien sûr, Naïm Kattan s’est inscrit - avec toute la littérature dite de migration - dans un courant alors en vogue au Québec, profitant d’un point de vue extérieur pour mieux cerner les défauts de la société d’accueil. 20 Dans ses essais, l’auteur va plus loin. Comme évoqué ci-dessus, il définit la mentalité de l’homme occidental par l’impact de la parole, du logos, telle qu’elle est conçue par la philosophie grecque. 21 La parole, qui équivaut pour Naïm 19 M ARCHESE , »Exil«, 168. 20 Cf. M OISAN , »Poétique historique«, 79-86. 21 Emmanuel Lévinas insiste pour sa part sur cette différence entre l’Occident et l’Orient : »Je pense que la spiritualité grecque est d’abord dans le savoir. Il s’agit de saisir l’être, dans les deux sens du terme : comprendre et prendre, dévoiler et maîtriser. La Bible ›respire‹ autrement, apportant l’idéal de la proximité sociale comme mode originel de la spiritualité, du sensé, de l’intelligible« (A ESCHLIMANN , Répondre d’autrui, 11-12). Maximilian Gröne 242 Kattan à la rationalité, s’est pour ainsi dire séparée de l’objet qu’elle désigne : elle véhicule une signification, une interprétation. De même, un écart s’est établi entre l’homme et le monde : toute aperception de l’extérieur, toute réaction à l’univers pâtit de sa médiatisation. Pour établir son rapport avec la réalité, l’homme occidental, issu de la tradition hellénique, a besoin d’un intermédiaire, d’une voie conductrice. Le concept permet d’établir un rapport entre une pensée et une action séparées. Le théâtre, de même, jette un pont entre l’émotion et la réalité vécue. L’homme occidental est par conséquent un homme divisé, partagé, et l’aliénation du vingtième siècle n’est que le point culminant d’une forme de rapports dont les bases ont été jetées en Grèce. 22 L’homme occidental vit, si l’on veut, sur un mode théâtral, ses gestes sont médités, il ne comprend l’univers qu’à l’aide de concepts et de raisonnements. À l’envers de cette ›aliénation‹ existe un rapport immédiat à la réalité où la parole ne s’est pas détachée de l’objet qu’elle sait exprimer directement : »Cette identification du mot et de la chose traduit le rapport entre l’homme et la réalité. Si, dans le monde grec, la réalité est extérieure à l’homme, séparée, une dimension à part, tel n’est pas le cas dans le monde sémite.« 23 Bien au contraire : ici, le langage quotidien »épouse le vécu, lui obéit«. 24 Si Naïm Kattan se réclame d’un tel héritage sémite, c’est pour opposer à la civilisation occidentale une autre manière de vivre : »une célébration de la vie dans l’éclatement de sa totalité. Le sentiment est sensation et le geste est émotion«. 25 L’auteur - qui d’ailleurs prétend avoir été le premier lecteur des Nourritures terrestres en Irak 26 - y voit la tâche même de l’écriture : Le point de départ, pour l’artiste, est l’appréhension du réel et la difficulté d’établir avec ce réel un lien persistant, continu, sinon cohérent. L’incohérence du monde, du réel, reflète, tel un miroir, la difficulté de la saisie, et pousse l’artiste à vaincre cette difficulté. Saisir le réel pour affirmer sa place dans le monde, le refléter, le dire pour affirmer une vie qui intègre le réel et s’y oppose, lui arrache son mystère et s’y perd. Pour l’artiste, l’œuvre ne peut pas être liée seulement au réel, à la causalité et à la finitude, mais elle doit l’être aussi à la vie, être et présence, dans l’expression souveraine de sa quotidienneté. L’instant est plénitude et l’artiste, comme tout homme, le ressent comme tel, mais cette conscience de l’instant lui fait connaître l’éphémère, le passage, la fulgurance et la mort, l’éclat et l’immobilité. 27 22 K ATTAN , Théâtral, 24. 23 Ibid. 24 K ATTAN , Promesse, 37. 25 Ibid., 87. 26 Cf. J AMA , Les temps du nomade, 18. 27 K ATTAN , Promesse, 135-136. Babylone - Montréal, la trace de l’Autre 243 Cependant, le lien au réel n’a rien d’abstrait pour Naïm Kattan. Sa conception de l’existence est étroitement liée à la nature sociale de l’homme et, dans cette perspective, le rapport à autrui est essentiel. »L’autre n’est pas une abstraction. Il n’est pas lointain, un inconnu. Il est le voisin, tout proche. Peut-être porteur de sens, annonciateur de la parole, fût-ce inconsciemment, malgré lui, à son corps défendant.« 28 En tant qu’écrivain, Naïm Kattan conçoit le rapport à l’Autre comme communication par la parole, une parole qui n’est toutefois pas vidée de son sens premier mais qui reste ›vive‹ et capable d’une expression immédiate. Un tel langage se révèle fondamental à toute société : »La culture naît quand les mots ne sont plus distance, éloignement et blessure mais tentative de lien. La parole retrouve alors sa puissance, redevient acte et la culture pointe à l’horizon.« 29 Dans l’ensemble, s’entendre avec l’Autre acquiert ainsi un rôle fondamental pour la culture et, par extension, pour chaque civilisation spécifique. Mais à la racine de tout lien entre les hommes se situe l’amour, le principe de la vie selon Naïm Kattan : L’amour est l’expression de cette quête d’une vie qui conquiert l’existence. C’est aussi la rencontre première de l’autre. […] L’autre est la condition de sa continuité comme de son épuisement, et l’autre c’est aussi la société. 30 Si l’amour pose les bases de toute communication avec l’Autre, l’érotisme se révèle en être un élément-clef. Ainsi, l’amour entre homme et femme est revalorisé par l’auteur et dépasse l’aspect trivial des diverses aventures de Méir, notamment dans Les fruits arrachés. La quête du féminin correspondrait plutôt à un besoin simplement humain et l’autre sexe se mue en archétype de l’Autre dans cette optique. Quoi qu’il en soit, Naïm Kattan ne se contente pas de faire l’apologie de l’érotisme. Il fait preuve d’une vision plus globale qui est loin de négliger l’amour du prochain. En renvoyant à l’évidence que l’humanité souffre globalement d’injustice, Kattan se fait également porte-parole d’une éthique de la solidarité : On reconnaît la disparité de destins. Il n’y a pas d’égalité. On ne peut opposer à la nature que la justice. Elle n’est pas une attente, une aspiration, mais une action concrète : secourir les plus démunis, la veuve et l’orphelin, prendre soin de tous les pauvres, des infortunés. Aimer son prochain n’est pas un sentiment spontané, il ne doit rien à l’irrationnel. Et l’amour du prochain est une mise en place de la justice. On ne peut pas éliminer l’inégalité ; on la reconnaît, mais on la contre pour en amoindrir et en corriger les effets. 31 28 K ATTAN , Réconciliation, 74. 29 Ibid., 10. 30 Ibid., 9. 31 Ibid., 36. Maximilian Gröne 244 Finalement, le lien à l’autre - imaginé comme un échange ou, dans une perspective politique, comme une ›réconciliation‹ entre les différents groupes ethniques - donne lieu à un processus d’adaptation réciproque. Considérée dans une logique dialectique, cette relation devrait partir d’une identité stable qui forme pourtant une »identité ouverte«, 32 prête à faire la connaissance de l’Autre, à subir elle-même une transformation. Il est révélateur que Naïm Kattan se serve dans ce contexte de l’idée d’une migration réussie qui fusionne les immigrés avec le peuple d’accueil : Il n’y a de métissage qu’entre deux êtres autonomes, conscients de leur unicité et qui ne peuvent prendre possession de leur être qu’en en faisant un don. C’est la nouvelle naissance. Toute naissance est un amour qui naît de différences. Toute naissance est un métissage. Toute naissance est liberté et, au-delà de l’être et de l’amour, une fraternité. 33 Si l’on revient à l’histoire de Méir, il apparaît évident que le personnage - figurant son propre auteur, comme nous l’avons dit - prend une valeur symbolique à plusieurs niveaux : en tant qu’individu ; quant au choix de la partenaire ; en tant que représentant d’un groupe ethnique ; ou bien comme spécimen humain. À chaque niveau, une confrontation entre l’Orient et l’Occident a lieu, aboutissant nécessairement à un ›métissage‹ : Qui donc peut mieux qu’un Oriental, non pas observer, comprendre ou concevoir l’Occident, mais le vivre, le pénétrer sans s’y perdre, l’assumer sans que son identité s’évanouisse ? Ainsi, j’ai vécu successivement puis simultanément l’Orient et l’Occident. […] J’ai un pied dans chaque monde, je change de lieu et c’est l’Orient qui se transforme en spectacle. Ce mouvement de va-et-vient, de perpétuel voyage, est pour le moins inconfortable jusqu’au moment où j’y retrouve la vertu même de l’Orient […] Transporté en Orient, l’Occident devient pur théâtre et, de ce fait, il transforme en théâtre un Orient anéanti. En Occident, l’Orient n’est qu’un objet d’étude, un exotisme et au mieux une nostalgie. Il faut le porter en soi, le vivre quotidiennement, non pas pour refuser l’Occident, mais pour l’apprivoiser, pour transformer son théâtre en réel. Autrement, c’est l’exil, c’est-àdire la condition de spectateur indifférent à un théâtre qu’il ne reconnaît pas. La persistance de l’Orient transforme l’Occident en œuvre ; ainsi, je retrouve dans le quotidien le rapport de l’artiste avec le réel, arrachant l’œuvre à la vie qui à son tour est formulée par l’œuvre. 34 Par conséquent, le choix de vivre à Montréal au sein du monde occidental ne se trouve aucunement en contradiction avec les origines orientales de l’immigrant : elles s’y inscrivent d’une manière productive et, de surcroît, alimentent la force créatrice de l’écrivain. Dans cette perspective, le Canada, pays d’immigration par excellence, acquiert une valeur quasi mythique. Vus dans leur ensemble, les écrits de Naïm Kattan tentent de présenter l’Autre en tant qu’idéal suprême pour la vie de chacun ; la portée éthique de 32 K ATTAN , Théâtral, 15. 33 K ATTAN , Réconciliation, 34. 34 K ATTAN , Théâtral, 10-15. Babylone - Montréal, la trace de l’Autre 245 cette vision ne se laisse pourtant saisir que si l’on prend en considération les fondements religieux de toute la pensée de l’auteur. À ses yeux, la »littérature est une célébration de la vie et de son créateur« 35 et c’est seulement au sein de cette vie que la connaissance de Dieu peut être faite : »Le rapport de l’homme avec Dieu ne peut être réduit à un secret, à un lien privé. L’individu, émanation de la divinité, la rejoint par le rapport avec le monde créé, avec l’autre.« 36 L’Autre constitue aussi un lien métaphysique. L’Autre, trace de Dieu Dans ce contexte, un parallèle avec la pensée d’Emmanuel Lévinas s’impose. En effet, son éthique altruiste rejoint à plusieurs égards les visées de Naïm Kattan. Nous fondons notre analyse notamment sur Le temps de l’autre, traité du jeune Lévinas résumant déjà l’essentiel de sa théorie et qui, sous l’influence de la phénoménologie de Husserl et de Heidegger, rejoint de manière frappante la perspective de l’auteur irako-québécois. De prime abord, Lévinas indique clairement son intention de ne pas se contenter d’une notion superficielle ou contingente de l’altérité : L’altérité humaine est pensée non pas à partir de l’altérité purement formelle et logique par laquelle se distinguent les uns des autres les termes de toute multiplicité (où chacun est autre déjà comme porteur d’attributs différents ou, dans une multiplicité de termes égaux, chacun est l’autre de l’autre de par son individuation). 37 Il ne s’agit ni de constater qu’aucun homme ne peut tout à fait égaler l’autre, ni de considérer en détail les différences entre les divers groupes ou communautés. L’individualité est un fait accompli, conséquence simple du fait d’exister : »je ne suis pas l’Autre. Je suis tout seul. […] Dans ce sens, être, c’est s’isoler par l’exister.« 38 L’homme n’est pourtant pas contraint à l’isolement ou à l’exil, bien au contraire : »Concevoir une situation où la solitude est dépassée, c’est éprouver le principe même du lien entre l’existant et son exister [entre Seiendem et Sein au sens de Heidegger ; M.G.].« 39 Cela revient à dire que, pour éprouver le sentiment d’exister, l’être a besoin de se mettre en relation avec l’autre ou bien, dans une perspective plus structuraliste, que la signification s’établit à partir de la différence entre les éléments qui, pris isolément, en resteraient privés. Ainsi, le seul fait de se revendiquer d’une identité personnelle ou ethnique se résumerait à de l’autosuffisance. L’identité a besoin, par définition, d’un vis-à-vis 35 Ibid., 11. 36 K ATTAN , Réconciliation, 52. 37 Ibid., 14-15. 38 Ibid., 21. 39 Ibid., 22. Maximilian Gröne 246 pour se constituer et elle ne prend de la valeur que grâce à un équilibre entre le Moi et l’Autre. 40 Puisqu’il faut continuellement un ›dehors‹, un ›Autre‹ à l’individu, l’expérience d’exister réside dans l’instant présent. Pour Lévinas, ce phénomène constitue une »évanescence« : Relation avec l’objet qu’on peut caractériser par la jouissance. Toute jouissance est une manière d’être. […] Par là, le sujet, devant les nourritures qui s’offrent, est dans l’espace, à distance de tous les objets qui lui sont nécessaires pour exister. […] Le sujet se sépare de lui-même. […] La morale des ›nourritures terrestres‹ est la première morale. La première abnégation. Pas la dernière, mais il faut passer par là. 41 Comme Naïm Kattan, Lévinas s’inspire du passage déjà cité des Nourritures terrestres, l’œuvre clef de toute une génération cherchant à se libérer d’une érudition sans vie. En même temps, le motif de l’espace, cher à Naïm Kattan quand il fait l’éloge d’une vie nomade à travers le monde, affleure chez Lévinas. Rejoignant la pensée de Kattan, il oppose l’espace - champ d’action de l’homme qui vit le moment présent - à l’infini temporel, associé au Tout Autre (c’est-à-dire à Dieu) et base éthique de l’identité individuelle. Enfin, à cet égard, il convient de remarquer que Lévinas, lui aussi, accorde un rôle fondamental à la relation entre homme et femme et donc à l’érotisme. Le rapport entre les sexes, une fois qu’il est devenu lien d’amour, passe pour l’essence même du lien à l’Autre. La féminité - et il faudrait voir dans quel sens cela peut se dire de la masculinité ou de la virilité, c’est-à-dire de la différence des sexes en général - nous est apparue comme une différence tranchant sur les différences, non seulement comme une qualité, différente de toutes les autres, mais comme la qualité même de la différence. Idée qui devrait rendre possible la notion du couple comme distincte de toute dualité purement numérique, la notion de socialité à deux, qui est probablement nécessaire à l’exceptionnelle épiphanie du visage - nudité abstraite et chaste - se dégageant des différences sexuelles, mais qui est essentielle à l’érotisme et où l’altérité -, comme qualité là encore, et non pas comme distinction simplement logique - est protée par le ›tu ne tueras pas‹ que dit le silence même du visage. 42 L’aspect phallocentrique de ce passage mis à part, Lévinas met en valeur que l’amour entre homme et femme équivaut de par son essence au lien à l’Autre en général. La rencontre avec l’Autre crée un instant mystique, l’individu est surpris et en même temps bouleversé par l’apparition de l’Autre que Lévi- 40 Le moi et l’Autre restent pourtant des individualités autonomes : »Dans cette relation à l’autre, il n’y a pas de fusion, la relation à l’autre est envisagée comme altérité. L’autre est l’altérité. La pensée de Buber m’a poussé à m’engager dans une phénoménologie de la socialité, qui est plus que l’humain. La socialité est pour moi le meilleur de l’humain« (L ÉVINAS , Altérité et transcendance, 113). 41 L ÉVINAS , Le temps de l’autre, 46. 42 Ibid., 14-15. Babylone - Montréal, la trace de l’Autre 247 nas imagine sous la forme d’une ›nudité‹ toute humaine, de l’être à l’état pur et qu’il qualifie d’ »épiphanie«. 43 L’altérité se focalise alors sur le »visage« de l’Autre qui est l’expression de son âme et de son individualité. 44 Ce concept de l’épiphanie du visage sert de fil conducteur aux écrits d’Emmanuel Lévinas. En même temps, il rappelle la fin de La fiancée promise - la fin du cycle romanesque - où Méir évoque le visage de son amante Claudia pour affirmer son amour. 45 C’est »la relation du face-à-face« 46 qui importe aux yeux de Lévinas, seule manière d’être qui se révèle apte à remplacer la solitude essentielle du sujet par une »dialectique de l’être«. 47 Formulée selon les termes de Naïm Kattan, cette problématique correspond au motif de l’exilé, prototype de l’homme solitaire ; ses relations amoureuses constituent des tentatives d’échapper à la solitude, à l’exil existentiel, pour trouver dans l’Autre un complément - ce qui chez Méir, bien entendu, se limite le plus souvent au tête-à-tête… Quoiqu’il en soit, une véritable rencontre mettrait fin au défilé banale des amourettes - tel pourrait être le message des Fruits arrachés et de La fiancée promise. Ce n’est qu’en rencontrant l’Autre en tant que tel qu’une autre vie peut avoir lieu... 48 Pour Lévinas, l’expérience vécue de l’Autre comporte encore une ultime dimension, car c’est »à travers diverses figures de la socialité en face du visage de l’autre homme : érotisme, paternité, responsabilité pour le prochain« qu’elle apparaît »comme relation au Tout Autre, au Transcendant, à l’Infini.« 49 Toute comparaison gardée, bien que les implications religieuses dans l’œuvre de Naïm Kattan soient considérables, il ne conçoit pas l’Autre 43 Pour Lévinas, cet aspect mystique est de la plus haute importance : »La relation avec l’autre n’est pas une idyllique et harmonieuse relation de communion, ni une sympathie par laquelle nous mettant à sa place, nous le reconnaissons comme semblable à nous, mais extérieur à nous ; la relation avec l’autre est une relation avec un Mystère. C’est son extériorité, ou plutôt son altérité, car l’extériorité est une propriété de l’espace et ramène le sujet à lui-même par la lumière, qui constitue tout son être« (L ÉVINAS , Le temps de l’autre, 63). 44 Il ne s’agit aucunement de seulement ›voir‹ l’Autre, comme souligne Marc Faessler : »le visage entre en relation avant et autrement que selon le ›voir‹ de la perception. En tant que tel, le visage n’est pas vu. Il n’est pas vu de la visée intentionnelle. […] Tel un au-delà de la vision toujours susceptible d’être confondu avec cette vision même, il se dévêt de sa manifestation. Il s’abstrait et s’absout de l’être, de la présence identifiée par le cogito comme corrélat d’un savoir« (F AESSLER , »Dieu envisagé«, 101). 45 »Je fais souvent un rêve. Je marche sur une corde. Un funambule et je n’ai pas peur. À l’autre extrémité, au bout, un visage, un sourire, des lèvres en attente. […] C’était toi, Claudia. À l’autre bout, c’est toi. […] Nous savons que partout où nous serons, à l’une ou à l’autre extrémité il n’y aura ni pierre ni refuge. Un visage. Un seul visage. Il faut venir de loin pour le savoir« (K ATTAN , La fiancée, 231). 46 L ÉVINAS , Le temps de l’autre, 19. 47 Ibid., 18. 48 »La relation avec le visage, événement de la collectivité - la parole - est une relation avec l’étant lui-même, en tant que pur étant« (L ÉVINAS , Entre nous, 23). 49 L ÉVINAS , Le temps de l’autre, 8. Maximilian Gröne 248 comme une image de Dieu. La plupart du temps, il se contente de considérer l’Autre comme un objet nécessaire à sa propre identification. La ligne de partage entre l’objet extérieur, l’évidence d’un être ›autre‹ et l’altérité absolue, incommensurable face à la simple jouissance terrestre, n’est entrevue qu’implicitement. Bibliographie A ESCHLIMANN , J EAN -C HRISTOPHE (éd.) : Répondre d’autrui. Emmanuel Lévinas, Boudry- Neuchâtel : Éditions de la Baconnière 1989. A LLARD , J ACQUES (éd.) : Naïm Kattan. 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Quelques exemples dans la littérature migrante au Québec«, M ARC A RINO / M ARIE -L YNE P ICCIONE (éds.) : Eidolon 80.12 (2007), 1985-2005. Vingt années d’écriture migrante au Québec. Les voies d’une herméneutique, Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux 2007, 165-179. M OISAN , C LÉMENT : »Pour une poétique historique de l´écriture migrante. L’exemple du Québec«, D ANIELLE D UMONTET / F RANK Z IPFEL (éds.) : Écriture migrante. Migrant Writing, Hildesheim : Olms 2008, 69-78. Les grandes métropoles de l’Amérique du Nord, telles que New York et Montréal, partagent un trait commun important : Elles servent de terre d’accueil à un nombre considérable de migrants originaires de pays de langue romane situés dans le Nouveau comme dans le Vieux Monde. Une diversité linguistique et culturelle extraordinaire caractérise donc les deux villes, préparant le terrain à l’émergence de nouvelles littératures. Ces littératures ouvrent le dialogue entre la Vieille Europe et le Nouveau Monde, le Nord et le Sud, le propre et l’étranger et remettent ainsi en question le concept de littératures nationales attachées à une seule langue et culture. Le présent recueil réunit des œuvres transculturelles issues de cette Postromania urbaine. A travers des textes anglophones (New York) et francophones (Montréal), écrits entre autres par des auteurs d’origine hispanoet franco-caribéenne, latino-américaine, juive ou asiatique, il étudie leur essort fulgurant sous divers angles, tels que la poétique, l’appartenance littéraire et le cadre théorique convenant à l’analyse de ces nouvelles écritures plurifocales qui transcendent les limites des États-nations, des langues et des cultures. Frankfurter Studien zur Iberoromania und Frankophonie