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La Rochefoucauld par quatre chemins

Les Maximes et leurs ambivalences

0619
2013
978-3-8233-7803-7
978-3-8233-6803-8
Gunter Narr Verlag 
Eric Turcat

Les moraliste classiques ne s´y prennent généralement pas par quatre chemins pour denoncer les travers de la nature humaine. Pour la Rochefoucauld notamment, tout serait question d´amour-propre... ou presque. Car les Maximes nous parlent également de l´amour et de la fortune ou encore de l´honnete homme. Or en aucun cas ne semble-t-il que ces questions se réduisent au seul amour-propre. Meme l´amour-propre lui meme s´avère souvent plus ambivalent qu´il y parait. comment alors reconfigurer un moralisme monolithique pour le moins suspect? La Rochefoucauld par quatre chemins propose précisément quatre réponses à cette question, d´une part en empruntant des voies plus traditionnelles, comme celles de la rhétorique ironique et de la linguistique modale, et d´autre, en découvrant des sentiers moins parcourus, notament au coeur de l´anthropologie structurale et de la psychologie behavioriste. Les Maximes y retrouveront ainsi une vitalité que leur ont parfois contesté les lectures strictement jansénistes, mais surtout, elle nous feront redécouvrir tout le plaisir d´une sagesse classique pleinement ambivalente.

<?page no="0"?> BIBLIO 17 Eric Turcat La Rochefoucauld par quatre chemins Les Maximes et leurs ambivalences <?page no="1"?> La Rochefoucauld par quatre chemins Biblio17_206_s01_04End.indd 1 31.05.13 11: 54 <?page no="2"?> BIBLIO 17 Volume 206 · 2013 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. Biblio17_206_s01_04End.indd 2 31.05.13 11: 54 <?page no="3"?> Eric Turcat La Rochefoucauld par quatre chemins Les Maximes et leurs ambivalences Biblio17_206_s01_04End.indd 3 31.05.13 11: 54 <?page no="4"?> © 2013 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P. O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Satz: Informationsdesign D. Fratzke, Kirchentellinsfurt Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6803-8 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.dnb.de. Image de couverture: © Laurielle Turcat Biblio17_206_s01_04End.indd 4 31.05.13 11: 54 <?page no="5"?> A René Lermier, poète charentais qui connut Gourvillette avant de connaître Gourville. Merci d’avoir attendu. <?page no="6"?> Remerciements A Rainer Zaiser pour son accueil inconditionnel dans la famille Biblio 17, et à Kathrin Heyng pour son sens de l’humour. Mon entrée en scène par une semaine de Carnaval méritait bien une caricature. A Martine Debaisieux, directrice, conseillère et amie pour sa patience infinie tant avec mes mauvais jeux de mots qu’avec mes hivers de marchéage interminable. Si la leçon qui suit ne me vaudra sans doute pas un fromage, espérons qu’elle m’épargne au moins le chômage. Aux Professeurs Winspur, Goodkin, Miernowski et Tochon qui surent tolérer et parfois même apprécier mon ‘iconoclasme’ métaphorique. A mes parents pour leur attention tatillonne à la qualité de mon français, langue natale devenue délicieusement étrangère et donc étrangement délicieuse. A ELV, microcosme euphorique de mon utopie quotidiennement réalisée, en attendant de voir si notre trio deviendra quatuor… <?page no="7"?> Table des matières Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 Introduction : Des dualismes critiques aux ambivalences gnomiques . . 9 1. Le style des Maximes : des sentences pétries d’un moralisme fourchu . 10 2. La réception des Maximes : dualismes et ambivalence. . . . . . . . . . . . . . 12 3. Les ambivalences des Maximes : une démarche par quatre chemins. . . 15 Chapitre I : Ambivalences rhétoriques ; l’ironie de l’honnête homme . . 21 I. 1. Ironie polysémique : l’honnêteté et les dictionnaires . . . . . . . . . . . . 31 I. 2. Ironie polyphonique : La Rochefoucauld et Faret . . . . . . . . . . . . . . . 40 I. 3. Ironie polycentrique : honnêteté et habileté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54 Conclusion : les ellipses de l’honnêteté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 Chapitre II : Ambivalences psychologiques ; l’amour-propre entre agressivité et anxiété . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 II. 1. Le penchant agressif de l’amour-propre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 II. 1.a. Sévérité (fierté + colère) ou autoritarisme (mépris + désir) ? . . . . . 77 II. 1.b. Dégoût (fierté + hauteur) ou condescendance (mépris + affection) ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 II. 1.c. Irrévérence (fierté + dédain) ou reproche (mépris + curiosité) ? . . . 81 II. 1.d. Bilan sur les ambivalences agressives de l’amour-propre. . . . . . . . 84 II. 2. Le penchant anxieux de l’amour-propre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 II. 2.a. Intimidation (fierté + peur) ou hésitation (honte + désir) ? . . . . . . 86 II. 2.b. Sollicitude (fierté + pathos) ou conciliation (honte + affection) ? 88 II. 2.c. Perplexité (fierté + distraction) ou scrupule (honte + curiosité) ? . 91 II. 2.d. Bilan sur les ambivalences anxieuses de l’amour-propre. . . . . . . . 92 II. 3. L’amour-propre passif-agressif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 II. 3.a. Envie (mépris + peur) ou ressentiment (honte + colère) ? . . . . . . . 95 II. 3.b. Possessivité (mépris + pathos) ou servilité (honte + hauteur) ? . . . 98 II. 3.c. Snobisme (mépris + distraction) ou hypocrisie (honte + dédain) ? 101 II. 3.d. Bilan sur les ambivalences passives-agressives de l’amour-propre 104 Conclusion : l’amour-propre ou le silence de la mer. . . . . . . . . . . . . . . . . 104 <?page no="8"?> 8 Table des matières Chapitre III : Ambivalences anthropologiques ; le triangle « culinaire » du discours amoureux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 III. 1. L’« envie […] de posséder » : amour « cru » ou « grillé » ? . . . . . . . . . . 115 III. 2. La passion amoureuse : « bouilli[e] » ou « pourri[e] » ? . . . . . . . . . . . 123 III. 3. L’amour de « sympathie » : « rôti » ou « fumé » ? . . . . . . . . . . . . . . . . 133 III. 4. Le « véritable amour » ou les mystères de la « vapeur ». . . . . . . . . . . 143 Conclusion : du triangle amoureux aux « triangles d’amour » . . . . . . . . . 153 Chapitre IV : Ambivalences linguistiques ; les quadratures modales de la rota fortunae . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 IV. 1. Un sujet in-« fortun[é] »-ment prédiqué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168 IV. 2. Des « accidents » du « hasard » aux « étoiles » de la « destinée ». . . . . 177 IV. 3. « [D]e ne dépendre plus des caprices de la fortune » . . . . . . . . . . . . 190 Conclusion : mélancolie de la « fortune » ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199 Conclusion : Des ambivalences complexes, ‘réservées’ au silence . . . . . . 203 1. La complexité des ambivalences gnomiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203 2. De la pluralité des ‘réserves’ à la singularité du silence. . . . . . . . . . . . . 209 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213 Sources primaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213 Sources secondaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213 Sources tertiaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 218 <?page no="9"?> Introduction Des dualismes critiques aux ambivalences gnomiques Cela fait quarante ans que les éditeurs francophones ne s’intéressent pratiquement plus à La Rochefoucauld. En effet, depuis les années soixante où les Maximes avaient connu non moins de six nouvelles éditions (sans compter la réédition de la Pléiade), seules cinq ont vu le jour dans les quatre décennies suivantes 1 . Même désaffection, ou presque, dans le domaine universitaire où il a fallu attendre que La Rochefoucauld figure au programme de l’agrégation de lettres en 1999 pour que s’ensuive le déluge inévitable d’articles critiques rassemblés sous forme d’anthologies de circonstance 2 . C’est à en croire, selon le compliment péjoratif de Voltaire, que les Maximes ne méritent effectivement de servir que d’ornementation à d’autres textes, plutôt que de texte respectable en soi, à part entière 3 . Alors, pourquoi un tel choix de lecture ? 1 Club Français du Livre (Privilège), 1961 ; UGE (10/ 18), 1964 ; Bordas (Petits Classiques), 1966 ; Droz, 1967 ; Garnier, 1967 ; LGF (Livre de Poche), 1969 ; suivies de Larousse (Petits Classiques), 1972 ; Gallimard (Folio), 1976 ; LGF (Livre de Poche), 1991 ; Hachette (Pluriel), 1999 et Champion, 2005. 2 Faits de langue et sens des textes (Actes du colloque de novembre 1998), éd. F. Neveu, Paris : Sedes, 1998 ; La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions diverses (Actes de la journée d’étude en Sorbonne du 5 décembre 1998), éd. P. Dandrey, Paris : Champion, 1999 ; ainsi que le numéro 9 de la publication Champs du signe et le numéro 35 de Littératures classiques. 3 « C’est moins un livre que les matériaux pour orner un livre » (Le siècle de Louis XIV, XXXII, 46-47). <?page no="10"?> 10 Des dualismes critiques aux ambivalences gnomiques 1. Le style des Maximes : des sentences pétries d’un moralisme fourchu Pour commencer, et plus encore que toute autre forme moraliste, la maxime s’avère de loin la plus lapidaire et la plus discontinue 4 . Lapidaire, bien sûr, parce que le propre de la sentence est d’être brève et de se réduire, par définition, à la phrase, mais lapidaire également dans le sens étymologique où la forme lapidaire est avant tout la forme de la pierre, c’est-à-dire à la fois le discours conservateur du mémorialiste qui grave son autosatisfaction pour la postérité et le discours libertaire de l’anarchiste qui envoie son pavé dans la vitrine des idées reçues 5 . Quant à la discontinuité de la forme gnomique, celle-ci présente un double avantage : d’un côté, elle accorde au lecteur un parcours plus fluide, puisque pas nécessairement linéaire au sein du même recueil ; de l’autre, elle permet, par son manque d’organisation apparent, surtout chez La Rochefoucauld, une remise en cause immédiate de tout système d’interprétation fermé. Ainsi, selon l’expression heureuse de Barthes, la lecture « par citations » et « pour moi » de la maxime individuelle finit-elle toujours par prendre les devants sur la lecture « de suite » et « pour soi » des Maximes dans leur ensemble (69) 6 . Par ailleurs, un autre avantage décisif des sentences de La Rochefoucauld, c’est qu’elles ne sont pas sentencieuses, et par là j’entends qu’elles semblent beaucoup moins prescriptives que descriptives. En effet, contrairement à l’observation pourtant fort juste de Plazenet qui constate que les verbes « devoir et falloir sont employés cinq fois chacun » dans les 91 maximes ajoutées à la dernière édition (99-100), je préciserai ultérieurement que les modalités 4 Schapira, dans son étude fouillée sur la forme gnomique, remarque certes que la maxime n’est pas toujours nécessairement « discontinue », surtout lorsque celle-ci se trouve « enchâssée » à l’intérieur d’un texte où il faut alors savoir la reconnaître et l’isoler, mais dans le cas de La Rochefoucauld, par exemple, le statut de « maxime indépendante » semble incontestable, et c’est donc effectivement la discontinuité qui prévaut (15). 5 La brièveté de la sentence, comme le rappelle très justement l’analyse sémiotique de Martin et Molino, pose le problème des maximes 215, 233, 504 et 563 (maxime supprimée 1, dorénavant M.S. 1) dont la longueur atypique les distingue du genre, mais seulement en partie, puisqu’alors que le « schéma d’énumération » des deux premières semble toujours « typique de la maxime courte », la construction des deux dernières rappelle plutôt le schéma des Réflexions diverses, d’où, sans doute, leur position d’exception comme pièces d’encadrement dans la première édition (159). 6 Ou, pour reprendre la formule encore plus ramassée de Barthes, quelques lignes plus loin dans le même texte (préface à l’édition des Réflexions ou sentences et maximes de 1961, reprise sous forme de chapitre dans Nouveaux essais critiques) : « C’est toujours à la maxime et non aux Maximes qu’il faut revenir » (70). <?page no="11"?> 11 1. Le style des Maximes: des sentences pétries d’un moralisme fourchu de l’obligation ne représentent qu’une portion limitée du discours modal. D’où l’impression que, dans l’ensemble, les Maximes restent beaucoup plus aptes à informer qu’à réformer. Autrement dit, à l’encontre de la grande tradition des moralistes jansénistes qui, dans lignée de Pascal, cherchent à prescrire une morale à leurs lecteurs en leur faisant admettre la misère de l’Homme sans Dieu, je crois que La Rochefoucauld se contente simplement de décrire les mœurs d’une humanité déchue, sans pour autant prétendre en corriger les tares. A preuve, cette fois, l’argument classique sur la disparition progressive de Dieu au fil des cinq éditions des Maximes. Argument qui, loin de transformer pour moi La Rochefoucauld en une sorte d’épicurien aux antipodes du jansénisme, me rappelle tout simplement à quel point ses Maximes demeurent encore l’exemple le plus exact du moraliste à l’état pur, à savoir le penseur qui réfléchit sans aucune prétention de réforme. Finalement, et pour mieux embrayer sur le problème qui va se poser ici au cœur de mon analyse, il faut en revenir à un aspect stylistique de la sentence, identifié il y a maintenant plus d’un siècle par Bourdeau, puis expliqué une décennie plus tard par le grammairien Lanson 7 . Cet aspect est celui de la « maxime à renversement » que Zeller résumera parfaitement, d’abord en termes de logique comme « [the] paradoxical tension [of a] binomial structure », puis en termes de rhétorique comme « the two-pronged structure with antithetic contents » (18). Au sein de cette définition fondamentale, quoi que non strictement nécessaire au bon fonctionnement de la maxime d’après la majorité des dictionnaires, se trouve donc l’inévitable structure binaire d’un langage, perpétuellement empêtré dans ses propres dualités antinomiques. Or, cette définition, aussi utile soit-elle à la compréhension de la forme gnomique en général, n’en recèle pas moins une référence encore plus précieuse, semble-t-il, à l’interprétation des Maximes en particulier. Ainsi, derrière la métaphore lexicalisée de la fourchette à deux dents (« two-pronged ») se cache le rappel de la fameuse pointe si typique du style de La Rochefoucauld 8 . Peut-être qu’au lieu de se réduire simplement à un « style pointu », comme le voulait la redondance heuristique de Costentin, le style de l’ex-frondeur, temporairement exilé sur ses terres charentaises, est devenu un style fourchu 9 . Peut-être, enfin, qu’ayant perdu l’habitude du coup d’estoc de ses 7 « Souvent la maxime peut se retourner et il est délicat de discerner par quel bout elle a plus de justesse ou de brillant » (L’art de la prose 138). 8 Doubrovsky, par un double glissement de sens, à la fois sémantique et étymologique, rappelle on ne peut plus succinctement la synonymie entre la pointe et le style : pointe → poinçon → stilus → style (222). 9 Référence à l’article intitulé « Le style pointu des Maximes » où Constentin présente une partie de son très vaste (et malheureusement trop méconnu) travail de thèse sur La Rochefoucauld. <?page no="12"?> 12 Des dualismes critiques aux ambivalences gnomiques jeunes jours, le vieux duc a retrouvé l’habitude du coup de fourchette… droit dans l’assiette de son lecteur ahuri 10 . En somme, et sans grande surprise, le choix d’un champ d’étude, en tout cas en littérature, en revient ici encore à une préférence de style. Le style d’un genre qui, comme le rappelle Van Delft « s’est développé d’une manière empirique, sans avoir été surveillé par les doctes » (288) et présente donc l’avantage de ne pas avoir été aussi épluché (comme celui de la tragédie classique, par exemple), mais surtout le style d’une écriture bien particulière à l’intérieur de ce genre. Car, après tout, si c’était la maxime en général qui m’intéressait, j’aurais tout simplement pu solliciter les services d’Esprit et de Sablé (publiés eux aussi en cette même année 1678) pour me livrer moi aussi, trente ans plus tard, au même type d’étude comparative que Baker et Liebich. Toutefois, c’est bien consciemment que j’ai décidé de réduire mon champ à celui des seules Maximes de La Rochefoucauld. Pour élégantes que s’avèrent, elles aussi, les sentences d’Esprit et de Sablé, je n’ai pas, moi non plus, su y trouver le même panache que chez celles du duc. L’esprit y était-il plus faible ? L’honorable académicien du même nom ne l’aurait certes jamais conçu, mais il aurait alors été question d’esprit divin, et non, comme chez La Rochefoucauld, d’esprit malin 11 . Or, comme se souvient clairement Descartes en se réveillant de son rêve, la voix du « Malin Génie » résonne parfois plus distinctement que nous ne voudrions l’admettre, surtout lorsque celle-ci émane d’une langue si joliment fourchue. 2. La réception des Maximes : dualismes et ambivalence Certes, au dualisme langagier, inscrit dans le style fourchu de La Rochefoucauld, correspond une fourchette de dualismes critiques sur les Maximes. Ne serait-ce que durant le siècle passé, on remarquera en particulier deux querelles herméneutiques, la première de type génétique et la seconde idéologique. Mais à ces querelles répondra également la seule forme de résolution possible ; celle de l’irrésolution ambivalente par le biais des approches logico-stylistiques. 10 On me pardonnera, je l’espère, le méchant double-entendre sur l’expression « coup de fourchette », car après tout, et comme l’indique la correspondance du duc avec Mme de Sablé, n’était-ce pas en échange de quelques raffinements culinaires de la marquise que La Rochefoucauld prétendait concocter ses délicieuses maximes ? 11 Je rappelle, au passage, que les Maximes d’Esprit, contrairement à celles de La Rochefoucauld, ne cherchent en rien à éliminer la présence de Dieu. Au contraire, le théologien prétend aller aussi loin que Pascal, sinon plus, dans la recherche d’une « félicité de l’homme avec Dieu » ou, tout au moins, dans sa foi en une grâce suffisamment efficace pour que certains élus soient un jour sauvés. <?page no="13"?> 13 2. La réception des Maximes : dualismes et ambivalence Dans le domaine génétique, il faut bien le reconnaître, les dualismes répertoriés proviennent plus de la critique et de sa fascination des origines que des Maximes à proprement parler. Ainsi, et pour prendre les pôles les plus extrêmes, La Rochefoucauld passe d’un vulgaire plagiaire (Dreyfus-Brisac) à celui d’un créateur « original » (Grubbs) en l’espace d’une seule génération, pour en revenir, deux générations plus tard au statut plus intermédiaire de « collaborateur » « inspiré » (Baker et Liebich). Dualisme donc transcendé, mais sans grande difficulté, puisque le débat semblait moins textuel qu’intertextuel de toute manière. Dans le domaine idéologique, par contre, le débat continue à diviser la critique avec, d’un côté, la majorité des lecteurs pessimistes qui continuent à faire de La Rochefoucauld un janséniste (de Grandsaignes d’Hauterive à Lafond), et, de l’autre, la minorité des optimistes qui font de l’auteur des Maximes un épicurien (de Sivasriyananda à Hippeau). De prime abord, il semblerait que le camp des épicuriens ait plus de mal à justifier sa position, surtout lorsque celle-ci repose non point sur un propos direct de La Rochefoucauld, mais sur une parole rapportée par un libertin notoire : « Je crois que, dans la morale, Sénèque était un hypocrite et qu’Epicure était un saint » (« Lettre du chevalier de Méré à Madame la duchesse de … ») 12 . Toutefois, on remarquera également que la faction des jansénistes s’avère tout aussi gênée par l’évidence que « [les] Maximes et Réflexions diverses sont privées de tout prolongement chrétien » (Lafond 162). D’un côté comme de l’autre, pessimistes comme optimistes se voient obligés de faire des concessions à l’adversaire, afin de ne pas s’abîmer dans le précipice d’une analyse trop caricaturale. Pas moyen ici de surmonter les dualismes idéologiques de La Rochefoucauld, il faut d’abord les embrasser, avant d’espérer peut-être les contourner. En effet, la stratégie préférée des critiques, depuis la vague structuraliste des années soixante, semble avoir été de contourner les problèmes d’idéologie pour les remplacer par des considérations de nature socio-sémiologiques. Rien de bien surprenant, donc, que chez l’auteur des Maximes par exemple, 12 En défense du chevalier libertin, Horowitz rappelle tout de même que Méré « [was] known anecdotally as the gentleman who, one day in 1653, accompanied Pascal on a coach ride, thereby exposing the great mathematician to a whole new way of thinking, which Pascal would call esprit de finesse, and which represented man’s intuitive, perceptive side » (15). Et moi de m’interroger : qui nous dit que Méré n’a pas précisément exercé sa « finesse » pour déformer le propos de son interlocuteur et faire dire à La Rochefoucauld ce que n’importe quel libertin aurait préféré lui entendre dire ? De ce côté-là, sans doute, j’hésite à partager l’opinion de Bénichou qui, dans « L’intention des Maximes », affirme, sans autre forme de procès, qu’ « il n’est pas vraisemblable que Méré nous ait trompés » (34). <?page no="14"?> 14 Des dualismes critiques aux ambivalences gnomiques les dualismes du domaine éthique se soient transmuées en contemplations du mode esthétique, par le biais de certaines « morales substitutives » comme celles de la politesse et de l’honnêteté (Starobinski) 13 . L’Homme des salons du Grand Siècle, pour reprendre l’expression balzacienne de Todorov participe à « la comédie humaine » de tous les déguisements et, pour cette raison, « la transcendance que prêche La Rochefoucauld est en quelque sorte latérale, et non plus verticale : elle va d’un homme à un autre homme » (47) 14 . Comme s’il fallait, là encore, absolument « transcender » le problème des dualismes humains, même sur le plan strictement horizontal de la pure échappatoire. Comme si le langage joliment poli de l’honnête homme pouvait d’ailleurs offrir la moindre solution. Malgré leurs résolutions illusoires, ces considérations idéologiques nous remettent enfin de plain-pied dans le langage des Maximes, en nous ouvrant la dernière porte du débat sur le dualisme langagier de La Rochefoucauld, celle de la critique logico-stylistique. Assez curieusement dans ce domaine pourtant si riche et si varié, seules deux figures ont vraiment été explorées ; en logique, celle du paradoxe (Pagliaro, Culler), et en stylistique, celle de l’antithèse (Toffano). Pénurie de recherche qui s’explique mal, vu l’engouement structuraliste de toute une génération, mais qui n’en présente pas moins l’avantage de ne plus prétendre à cette transcendance idéaliste que semble vouloir imposer la majorité des lectures 15 . Au lieu de se disputer sur la finalité d’un sens à attribuer aux Maximes, les rhétoriciens contemporains, mieux que leurs confrères idéologues, comprennent la futilité de tout effort de synthèse face à une œuvre aussi fragmentaire que celle de La Rochefoucauld 16 . Ils laissent donc plus volontiers flotter l’irrésolution dans le domaine de la signi- 13 « Le convenable devient un principe de choix et d’exclusion […, de] politesse pas de politique […] Tout le vocabulaire de l’honnêteté […] fait glisser l’éthique dans l’esthétique » (« La Rochefoucauld et les morales substitutives » 215 et 217). 14 La critique anglophone, elle aussi, renchérit sur le compte de cette « transcendance […] latérale », soit entre l’honnêteté et la « moderate virtue » (Clark, chapitre 10), soit entre l’honnêteté et le « social contract » (Hodgson, chapitre 8). 15 On compte pourtant, comme applications de structuralisme sémiotique, les deux analyses spectaculairement détaillées de Meleuc, ainsi que de Martin et Molino où les seconds, en particulier, couvrent le corpus des Maximes de manière si programmatique qu’ils en viennent eux-mêmes à se demander s’il n’aurait pas mieux valu utiliser un ordinateur pour se simplifier la tâche. Le problème, évidemment, c’est que, par cette approche de linguistique générative, tous finissent par exposer plus de surface que de profondeur dans le texte de La Rochefoucauld. 16 Voir la critique plus formaliste de Lewis qui n’hésite pas à avouer : « The Mémoires and the Réflexions evoke, respectively, a turbulent world of Cornelian heroism and a stable world of polite society, [whereas] the Maximes incorporate reflections of both worlds, but nothing hints at a synthesis of the two » (45). <?page no="15"?> 15 3. Les ambivalences des Maximes : une démarche par quatre chemins fication, et permettent ainsi beaucoup plus facilement à d’autres lecteurs des Maximes de venir eux aussi se perdre, puis se retrouver, dans le déroulement équivoque de cet épais tissu d’ambivalence langagière 17 . 3. Les ambivalences des Maximes : une démarche par quatre chemins Or, cette ambivalence du discours gnomique me semble encore sous-exploitée. Trop soucieuse, sans doute, de ne pas se montrer suffisamment catégorique dans ses jugements sur la littérature classique, la critique de La Rochefoucauld est restée, à mon sens, beaucoup plus en retrait qu’elle ne l’aurait dû, sur le problème de l’irrésolution herméneutique des Maximes. Il s’agira donc, à présent, de pousser plus loin cette critique, en s’efforçant simultanément d’éviter la tentation d’une transcendance idéaliste, tant sur le plan du texte à analyser que sur le plan de l’analyse en elle-même. La problématique de ma propre démarche semble dès lors se poser d’elle-même : comment dépasser les limitations procédurales de la critique des Maximes sans m’embarquer, moi aussi, dans un parcours transcendantal qui ne correspond en rien à l’ambivalence perpétuellement flottante du discours chez La Rochefoucauld ? Comment rendre justice à l’indécidabilité de l’ambivalence gnomique sans jamais la réduire à une simple indécision de la part d’un auteur resté d’ailleurs célèbre pour l’ambivalence de son propre caractère ? 18 En bref, comment définir ou redéfinir l’ambivalence des Maximes sans, quelque part, prétendre imposer ma propre herméneutique à La Rochefoucauld ? 17 Je fais ici le choix lexical de l’« ambivalence » par rapport à trois autres synonymes (‘ambiguïté’, ‘équivoque’ et ‘amphibologie’) qui, à mon sens, posaient des problèmes dénotatifs ou connotatifs que je souhaitais éviter. D’une part, le terme d’« ambiguïté » me semblait philosophiquement dénoter une trop grande obscurité là où, au contraire, j’espère démontrer que l’« ambivalence » éclaire le discours gnomique de La Rochefoucauld. D’autre part, la notion d’« équivoque », bien qu’étymologiquement satisfaisante (puisque renvoyant à une égalisation des voix et donc des sens), me paraissait avoir glissé trop péjorativement dans le sens, sinon de la tromperie, au moins de la suspicion, ce qui aurait sans doute contribué à moraliser un discours que je préfère encore, autant que possible, soustraire au domaine de l’éthique. Enfin, en ce qui concerne le vocable « amphibologie », ce terme méconnu connotait pour moi un peu trop pour moi l’amphigouri et le galimatias, ce qui ne me semblait pas être le choix le plus judicieux dans l’élaboration d’une problématique. 18 On se souviendra en particulier de la remarquable phrase de Rostand, tout en antithèses, comme pour mieux cerner le caractère indécis de l’auteur des Maximes : « Desservi par ses qualités plus encore peut-être par ses défauts, aussi éloigné de la <?page no="16"?> 16 Des dualismes critiques aux ambivalences gnomiques Au risque de devoir répondre à l’ambivalence d’une œuvre par l’ambivalence d’une interprétation, je proposerai ici non pas de simplifier mon approche mais bien de la complexifier. Ainsi, au lieu de m’en tenir, par exemple, aux thèmes de l’« honnête homme » ou de l’« amour-propre », qui tiennent aujourd’hui encore aussi bien la route qu’autrefois, j’ajouterai à ces questions celles de l’« amour » et de la « fortune », apparemment moins privilégiés par la critique des Maximes. De même, au lieu de m’en tenir à une seule approche, je chercherai ici à ne pas me restreindre aux seules lectures rhétoriques ou linguistiques, en ouvrant également la porte à des considérations autant psychologiques qu’anthropologiques. Car ce n’est pas par l’ambivalence singulière d’un La Rochefoucauld indécis, mais plutôt par les ambivalences plurielles de ses Maximes indécidables, que j’espère redonner sens à son œuvre. Ce n’est pas en suivant le parcours le plus direct, mais, on ne peut plus littéralement et paradoxalement d’ailleurs, en m’y prenant par quatre chemins. Premier chemin, suggéré par les ambivalences de l’« honnête homme », celui de la rhétorique par laquelle je m’appliquerai à analyser le langage figuré des Maximes pour démontrer comment le style fourchu de La Rochefoucauld se traduit par une ironie à la fois polysémique et polyphonique. De l’antithèse à l’antiphrase en passant par l’antanaclase et le chiasme, je me pencherai de préférence sur toutes ces figures oppositionnelles afin de mieux apprécier toute la complexité d’une « honnêteté » si souvent peu honnête 19 . Mais je ferai également une place importante à l’ellipse, autre figure polysémique fondamentale aux Maximes, notamment lorsque ses silences offriront des rapprochements assez inattendus entre l’« honnêteté » et l’« habileté ». Se pourrait-il alors que l’« honnête homme », défini par La Rochefoucauld, se rapproche inopinément de L’honnête homme de Faret, et que l’aristocrate véritable grandeur que de la franche bassesse, aussi incapable de sacrifier son intérêt à une cause que son humeur à son intérêt, ayant juste assez de scrupules pour en être gêné et pas assez de vertu pour y prendre appui, assez vaniteux pour pousser au tragique une affaire d’étiquette, mais trop fin pour ne pas connaître la futilité de tout, improvisant ses décisions quand il eût fallu réfléchir, calculant quand il eût fallu improviser, négociant avant l’heure ou s’opiniâtrant plus que de raison, agissant toujours à contretemps, méprisant ses ennemis comme ses amis, et ses amis comme lui-même, confondant l’ambition et la galanterie, n’ayant de suite ni dans ses haines ni dans ses amours, romanesque et cynique, violent et flottant, faible et entêté, vindicatif et oublieux, La Rochefoucauld était voué par les contradictions et les conflits de sa nature, à échouer dans toutes ses entreprises » (185). 19 Terminologie rhétorique que je préciserai évidemment au cours du premier chapitre, notamment en ce qui concerne l’antanaclase, mais que je baserai avant tout sur les définitions pointilleuses de Morier. <?page no="17"?> 17 3. Les ambivalences des Maximes : une démarche par quatre chemins cherche secrètement à émuler chez le bourgeois son plus « habile » alter ego ? Jeu potentiellement dangereux que celui de cette rhétorique ambivalente où l’ironie, sous toutes ses formes, finirait par contribuer à un effet polyphonique, et où cette polyphonie, sans pour autant transformer les Maximes en carnaval bakhtinien, leur donnerait ainsi une tonalité très distinctement subversive. Jeu donc parfaitement délicieux d’ambivalence sociale, où se déploie toute l’élégante hypocrisie d’une société de salons, virevoltant entre son idéalisme courtois et son matérialisme courtisan 20 . Deuxième chemin, inspiré cette fois par les ambivalences de l’« amourpropre », celui de la psychologie où je m’attacherai à une approche plus méconnue de la psychologie contemporaine, dite « psycho-vectorielle ». Méthode issue entièrement d’une théorie de la personnalité élaborée par Shirley, cette analyse « psycho-vectorielle » (appliquée, à l’origine, au décryptage du langage non-verbal) me permettra en particulier de me concentrer sur toutes les instances textuelles où l’« amour-propre » prend une direction encore plus ambivalente qu’à son habitude 21 . Ainsi, je chercherai d’une part à identifier les maximes où figure une combinaison émotive reliant l’« amour-propre » aux versants soit anxieux, soit agressif des trois autres émotions majeures catégorisées par Shirley (le désir, l’affection et la curiosité). Ceci me permettra notamment de classer les « ambivalences partielles » des Maximes de sorte à déterminer si La Rochefoucauld témoigne plutôt d’un complexe d’infériorité ou de supériorité. D’autre part, en partant cette fois directement des versants tantôt anxieux, tantôt agressif de l’« amour-propre » (soit la honte, soit le mépris), je chercherai a fortiori à identifier les « ambivalences complètes » des Maximes, c’est-à-dire les instances où la honte se combine avec les penchants agressifs des trois autres émotions et, vice-versa, les instances où le mépris s’associe avec les trois autres penchants anxieux. Cela me permettra alors 20 Concernant l’influence de la société des salons, je tiens au passage à signaler l’excellente lecture comparative de Chariatte qui, dans La Rochefoucauld et la culture mondaine, rapproche les Maximes des romans précieux (et notamment de la Clélie). Cependant, et quelle que soit la justesse de son propos concernant la supériorité du « discours ‘vertical’ » de La Rochefoucauld par rapport à la « façon ‘horizontale’ » de Scudéry (125), je tiens dès à présent à me démarquer des conclusions de cette dernière, notamment lorsque celles-là semblent en fin de compte destinées à réintroduire la notion de transcendance. En effet, je doute que, comme en conclut Chariatte dans la phrase finale de son livre, « l’honnête homme incarnerait […] le désir de transcender la condition humaine » (289), et ma propre lecture de l’« honnêteté » des Maximes témoignera bien entendu de ce doute. 21 Psychologue malheureusement méconnu que Shirley, mais à qui je dédierai la composition de mon deuxième chapitre in memoriam, suite à la nouvelle de sa disparition le 1 er novembre 2010. <?page no="18"?> 18 Des dualismes critiques aux ambivalences gnomiques de décider par quel côté de son identité passive-agressive La Rochefoucauld préfère vivre son « amour-propre » : par la sournoiserie ou par la fausseté. Troisième chemin, ouvert par les ambivalences intrinsèques au discours amoureux, celui de l’anthropologie structurale grâce à laquelle je proposerai de redonner sens aux maximes trop souvent oubliées sur l’« amour ». En m’appuyant notamment sur la première de ces sentences, la maxime 68, je démontrerai comment La Rochefoucauld, trois siècles avant Lévi-Strauss, établit lui aussi une forme de « triangle culinaire » pour faciliter la classification des comportements humains 22 . Du « cru » au « cuit » en passant par le « pourri », les Maximes nous livrent elles aussi toute une cuisine du sentiment amoureux. Cuisine où le discours, assez souvent sexiste, semble volontiers privilégier un « amour » libertin bien « grillé », autrement dit une approche à mi-chemin entre le « fermenté » de la « passion » trop sauvage et le « fumé » d’une « amitié » trop civilisée. Mais surtout, cuisine où La Rochefoucauld dérape tout aussi fréquemment sur les pentes de ce « triangle » amoureux, de sorte à privilégier alors des approches beaucoup plus ambivalentes, comme celles du « bouilli » ou du « rôti », où l’« amour » libertin trouve ainsi des compromis, d’abord avec la « passion », ensuite avec l’« amitié ». Sans oublier non plus la cuisine à la « vapeur » où l’« amour », à mi-chemin entre le « fermenté » et le « fumé », invite alors une dernière forme d’ambivalence structurale aux échos culturels peut-être encore plus contemporains des nôtres que ceux de Lévi-Strauss. Quatrième et dernier chemin, dicté par les ambivalences de La Rochefoucauld sur la question de la « fortune », celui de la linguistique où mon analyse consistera à démontrer que l’ordre classique de la prescription gnomique est souvent malmené par l’emploi d’une syntaxe fortement modalisée. En m’appuyant sur les dernières recherches en syntaxique modale de Gosselin ainsi que sur les modèles plus anciens de la sémantique structurale de Greimas, je regarderai en particulier comment la modalisation du discours semble imposer une forme quadrilatérale à la rota fortunae des Maximes 23 . Et par 22 Je referai ultérieurement cette précision dans l’introduction à mon troisième chapitre, car elle mérite d’être répétée pour ne pas prêter à confusion, mais je tiens dès à présent à signaler que le « triangle culinaire », auquel je me réfère ici, n’est pas celui du premier volume de Mythologiques (d’ailleurs intitulé Le cru et le cuit), mais celui d’un article éponyme de Lévi-Strauss, publié simultanément. 23 Plus besoin de présenter Greimas dont j’emprunterai ici plus à la Sémiotique des passions qu’à la Sémantique structurale. Mais en ce qui concerne Gosselin, jeune linguiste à l’Université de Rouen, je fournirai bien entendu, dans mon troisième chapitre, quelques précisions sur sa théorie des modalités, notamment dans la mesure où la définition qu’il donne de ce concept constituera le point de départ de mon argumentation. <?page no="19"?> 19 3. Les ambivalences des Maximes : une démarche par quatre chemins extension, je me demanderai également comment cette « fortune », désormais redéfinie par son étrange quadrature du cercle, affecte nos préjugés sur le fatalisme janséniste de l’œuvre. Se pourrait-il que le fameux pessimisme gnomique n’ait en fait existé que pour ceux qui préféraient enfermer La Rochefoucauld dans un ordre classique ? Ma lecture proposera bien sûr une réponse plus ambivalente où l’ubiquité de la modalisation discursive finira par secouer le désordre sémantique au cœur de nos certitudes linguistiques. Désordre d’ailleurs nulle part plus évident que dans la fameuse sentence finale sur la « mort » où, loin de se refermer sur le message anti-stoïcien qu’on lui attribue habituellement, la maxime 504 s’ouvre en fait sur une dernière ambivalence, tout aussi inextricable que les autres, et donc, en cette instance, encore plus fondamentalement humaine. <?page no="21"?> Chapitre I Ambivalences rhétoriques ; l’ironie de l’honnête homme « L’ironie est laconique […] discontinue […] L’ironie rompt avec la manière énumérative […] Sa manière n’est pas encyclopédique mais elliptique. » (Jankélévitch 81) Que reste-t-il quand le débat sur l’éthique des Maximes s’embourbe dans l’indécision la plus totale ? D’un côté, les jansénistes qui voudraient faire de La Rochefoucauld un autre Pascal, en lui accordant le bénéfice du doute quant à l’absence d’un Dieu rédempteur 24 . De l’autre, les libertins qui préféreraient voir en lui un autre Montaigne, en saisissant les moindres allusions épicuriennes pour les transformer en profession de foi hédoniste 25 . Au milieu ? De piètres concessions, certes, de part et d’autre, pour mieux prétendre que les Maximes sont à la fois jansénistes et libertines, mais, au fond, pas grand-chose pour vraiment convaincre le lecteur d’une manière ou d’une autre. La solution ? L’échappatoire de l’honnête homme. Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas, en effet, réduire le débat éthique à une simple question d’étiquette, surtout lorsque l’on sait que le moraliste s’intéresse beaucoup moins aux problèmes moraux qu’aux questions de mœurs ? Pourquoi ne pas, plus élégamment peut-être, transmuer le dilemme éthique en délibération esthétique, surtout lorsque le classicisme français se fait un 24 Tradition janséniste consacrée par le très prolifique Lafond dans toutes ses introductions aux différentes éditions des Maximes, mais surtout dans son livre fondateur dont le titre résume si sobrement son parti-pris : La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature. Tradition perpétuée jusque dans la plus récente édition des Maximes (Champion, 2005) où Plazenet introduit son érudition sous forme d’une ample réflexion sur la « théologie masquée ». 25 Depuis la découverte de la fameuse « Lettre du Chevalier de Méré à Madame la duchesse de… » par Sivasriyanda, les lectures comparatives entre l’épicurisme de Montaigne et celui de l’auteur des Maximes ne manquent pas. Je signalerai, à ce titre, la plus remarquable d’entre elles, l’Essai sur la morale de La Rochefoucauld de Hippeau. <?page no="22"?> 22 Ambivalences rhétoriques tel honneur de vanter la perfection formelle de son style ? 26 Certes, comme le rappelle Mesnard, la notion d’esthétique pourrait sembler quelque peu anachronique au Grand Siècle, mais comme le prouve par ailleurs fort justement ce même critique, si La Rochefoucauld ne s’intéresse que fort peu à la question du Beau, il n’en demeure pas moins que « l’honnêteté est, très exactement, [un] art » constitué pour « le plaisir de la société », et que « la constitution d’une telle société est véritablement celle d’une œuvre d’art » (247) 27 . Certes, comme le rappellent également tous les biographes qui s’attardent sur les longs séjours parisiens du moraliste charentais, la triple influence port-royaliste de son oncle Liancourt, chez qui il habitait, de son égérie Sablé, dont il fréquentait le salon, et de son intendant Esprit, avec qui il s’entretenait aussi fréquemment, ne devrait en rien être minimisée. Néanmoins, vu le manque d’éducation formelle reçue par le duc dans son adolescence (détail assez important sur lequel, là encore, s’entendent les biographes, et sur lequel je reviendrai plus tard dans ce chapitre), ne serait-il pas encore plus plausible que l’auteur des Maximes ait prêté peut-être plus d’intérêt encore à l’étiquette de Faret qu’à l’éthique de Jansénius ? On rappellera à cet effet que, contrairement à l’Augustinus, rapidement étouffé par une large coalition du clergé et de la noblesse, L’honnête homme ou l’art de plaire à la cour resta, pour sa part, le best-seller de trois générations et que, selon toute vraisemblance, son contenu tout pratique avait sans doute fait plus d’adhérents parmi les homologues de La Rochefoucauld que l’obscur traité de la théorie janséniste 28 . Pourquoi donc ne pas accepter ce glissement de l’éthique vers l’esthétique, ou plus simplement encore de l’éthique vers l’étiquette ? 29 Car après tout, quoi de 26 Starobinski remplace lui-même mes questions rhétoriques par une affirmation dans la seconde partie de ses « Morales substitutives » où « tout le vocabulaire de l’honnêteté […] fait glisser l’éthique dans l’esthétique […] l’éthique devient l’étiquette » (217). La première partie de l’article en question ayant, rappelons-le, rejeté la « morale héroïque », la « force d’âme » et la « réhabilitation des passions » comme autant d’« entropie[s] des énergies psychiques » (33), c’est alors la « doctrine de l’honnêteté » qui viendrait servir de « morale substitutive » de la dernière chance, en tant que « divertissement pleinement conscient de sa futilité » (212). 27 « Le mot esthétique n’existe pas au XVII e siècle : c’est seulement en 1750 qu’il commence à poindre, lorsque paraît l’Aesthetica de l’Allemand Baumgarten » (235). 28 De 1630 à 1680, L’honnête homme de Faret n’avait connu pas moins de huit éditions (Rohou, « Introduction » aux Maximes 36). 29 Pour de plus amples considérations sur l’aspect esthétique de l’honnêteté, j’en réfère à l’excellente critique culturelle de Stanton qui, dans The Aristocrat as Art, étudie la continuité paradigmatique entre l’honnête homme du XVII e siècle et le dandy du XIX ème , en passant par toutes les mutations intermédiaires du philosophe des Lumières, de l’homme sensible et du héros romantique. Quant à la question de l’honnêteté comme étiquette ou philosophie du savoir-vivre, la référence en la <?page no="23"?> 23 Ambivalences rhétoriques plus glissant que cet homme des Maximes dont les « morales substitutives » se donnent l’apparence d’honnêteté ? Essayons alors de mieux comprendre ce que serait cet honnête homme aussi omniprésent qu’insaisissable. La définition la plus classique (dans les deux sens du terme) remonte bien sûr à La Rochefoucauld lui-même et, plus spécifiquement à sa maxime 203 : « Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien ». Ou tout au moins, c’est ce que voudrait nous faire croire la culture actuelle qui, derrière le sceau de l’Académie française apposé à des dictionnaires de proverbes comme celui de Maloux, continue à nous imposer l’auteur des Maximes comme géniteur de la fameuse citation. En fait, et d’après les contemporains de La Rochefoucauld cette fois, l’origine de la célèbre sentence semble un peu plus contestée. Furetière, dans son dictionnaire, l’attribue à Bellegarde, et Richelet, dix ans auparavant, va encore plus loin en lui soustrayant tout droit d’auteur et en attribuant ainsi la maxime à une sorte de sagesse collective dont la provenance exacte se serait déjà perdue dans la nuit des temps. Bien sûr, on pourrait toujours prétexter que ces deux érudits étaient simplement jaloux du succès de leur rival et qu’ils préféraient bassement se venger en réécrivant l’histoire littéraire à leur manière 30 . On pourrait, plus pitoyablement encore, objecter qu’à un mot près, il ne s’agit pas du tout de la même citation, et que l’ajout crucial de l’adjectif « vrai » dans la maxime 203 fait en soi toute la force créative de la sentence 31 . Cependant, faut-il vraiment en arriver là pour défendre l’originalité quelque peu douteuse d’un moraliste peut-être un tantinet paresseux qui, en cette occasion comme en d’autres, aurait tout simplement manqué d’imagination ? Sans doute n’y a-t-il point grand mal à concéder que La Rochefoucauld, en nous transmettant sa maxime la plus célèbre sur l’honnête homme, n’a vraisemblablement pas été lui-même très honnête concernant la provenance de ses sources. L’ignoble chasse aux sorcières que suscite le plagiat, faut-il bien matière reste l’ouvrage de Bury, Littérature et politesse, où comme l’indique le soustitre, l’auteur retrace « l’invention de l’honnête homme » en remontant, par-delà la paideia (studia humanitatis ou institutio hominis) de Montaigne (14), jusqu’à « l’homo novus de la tradition romaine » (179). 30 Hypothèse beaucoup plus vraisemblable pour Richelet que Furetière puisque, d’une part, ce dernier avait déjà connu le succès littéraire avec la publication de son Roman bourgeois et que, d’autre part, le premier s’était, en son temps, distingué presque autant pour son érudition (le volume de Richelet étant, après tout, le premier dictionnaire de langue française) que pour ses diverses polémiques avec ses rivaux, notamment Furetière. 31 La citation exacte, aussi bien chez Richelet que chez Furetière se limite en effet à dire que « l’honnête homme est celui qui ne se pique de rien », d’où l’abstraction dans les deux de l’adjectif « vrai » attribué à La Rochefoucauld. <?page no="24"?> 24 Ambivalences rhétoriques le rappeler, n’est après tout que la manifestation d’un fanatisme bien bourgeois, et donc toujours anachronique dans le contexte d’une littérature essentiellement aristocratique. Par ailleurs, et assez paradoxalement on en convient, l’emprunt plutôt malhonnête d’une phrase apparemment en vogue ne s’avèret-il pas une des plus sûres mesures de l’omniprésence de cette honnêteté dans le microcosme nobiliaire, tout au moins en tant qu’idéal ? Peut-être que la faiblesse de cette fameuse sentence en fait après tout sa force et que, précisément grâce à cette vulgaire question de piratage intellectuel, il devient alors possible d’identifier la prémisse de ce débat sur l’honnête homme, à savoir que celui-ci est avant tout une créature ironique, produit d’une théorie de l’honnêteté collective autant que d’une pratique de la malhonnêteté individuelle. De cette chimère ventriloque émane ainsi une ironie polyphonique dont la voix se diffuse sur les ondes d’une culture de l’emprunt aristocratique. Ironie donc, dans un premier temps, strictement contextuelle, mais qui se transmue rapidement en ironie purement textuelle basée sur le braquage ludique de certains mots clefs et de leurs multiples variations sémantiques. Car si l’on comprend désormais combien l’honnête homme n’est pas celui qui ne ‘pique’ rien, on ne conteste souvent pas assez comment ce « vrai » honnête homme ne « se pique de rien » ! Il ne faudrait pas en effet oublier que même une sentence aussi banale que la maxime 203 présente un discret intérêt polysémique. Certes, l’acception restée la plus commune du verbe « se pique[r] » ne semble poser aucun problème d’interprétation ; il s’agit tout simplement de ‘se vanter’ ou, comme le disait déjà Richelet, de « faire profession d’exceller en une chose ». Cependant, derrière la simplicité apparente de cette définition, émerge très rapidement une complication pragmatique : si l’honnête homme est effectivement celui qui ne se vante de rien, d’où lui vient un pareil effacement ? Peut-être, il faut l’espérer, du fait qu’il est trop modeste ? Ou peut-être, comme on pourrait le craindre, du fait qu’il n’ « excelle » pour ainsi dire en rien ? D’un côté donc, pour reprendre là encore Richelet, le modèle de l’honnêteté serait celui qui ne « se fâche » de rien, autrement dit l’incarnation d’une sorte de sagesse antique pétrie, sinon de stoïcisme, du moins d’équanimité. De l’autre, il pourrait tout aussi bien se résumer à une forme de médiocrité dissimulée sous le voile d’une fausse modestie 32 . 32 A titre de référence comparative, on se souviendra que le fameux « ne quid nimis » qui résume, selon Pascal, la qualité essentielle de l’honnête homme pose tout à fait le même problème (Pensées, numéro 35). S’agit-il de ne révéler ‘rien de trop’, parce que l’on a effectivement un trop-plein de « qualité[s] » ? Ou s’agit-il plutôt de savoir rester modeste, parce qu’on a en fait ‘rien’ dont on puisse se vanter ? Pascal n’en est pas si sûr, lui qui s’exprime au conditionnel, comme pour mieux marquer son scepticisme quant à l’atteinte de cet idéal : « Je voudrais qu’on ne s’aperçût d’aucune qualité que par la rencontre et l’occasion d’en user, ne quid nimis ». <?page no="25"?> 25 Ambivalences rhétoriques D’un côté, la Renaissance d’une noblesse humaniste ; de l’autre la féodalité d’une aristocratie inculte. Comme nous le verrons, le choix n’est pas évident. L’ironie de la maxime 203, d’abord expliquée de manière contextuelle et polyphonique, s’avère ici plus strictement textuelle et polysémique. Par sa double dénotation simultanément acceptable, le verbe « se piquer » offre un parfait exemple d’antanaclase « interne », c’est-à-dire d’une figure de style pas nécessairement associée à l’ironie, mais dont le potentiel ironique se révèle lorsque les deux sens bien différents du même mot invitent à une double interprétation partant dans deux sens apparemment contraires 33 . Ainsi, à l’ironie de l’honnêteté malhonnête de la maxime 203 se superpose l’ironie de la petite grandeur de l’aristocrate. L’honnête homme n’est plus simplement celui qui emprunte sans jamais rembourser, mais il devient en plus celui pour qui tout déboursement risquerait de taxer plus avant l’économie déjà déficitaire d’une bourse peut-être un peu molle. Ceci dit, apprécie-t-on toujours bien l’ironie des Maximes ? Sans doute pas assez. Pour commencer, mêmes les détracteurs contemporains les plus virulents de La Rochefoucauld ne lui reprochent guère son goût de la subtilité figurée. Tout au contraire, c’est plutôt pour la littéralité de son message moralement subversif que le duc se fait tancer par ses pairs 34 . Par ailleurs, jusque 33 J’emprunte la terminologie d’« antanaclase interne » à Morier qui définit cette figure de la manière suivante : « lorsque le même mot non répété cumule les deux sens qui, ordinairement, sont représentés par la répétition du terme » (111), et je la distingue, au passage, de la « syllepse oratoire », elle-même plus développée, où les deux acceptions d’un même mot (l’une au sens propre, l’autre au figuré) se trouvent généralement explicitées autour du pivot que constitue alors le mot en question. Ainsi, dans le célèbre alexandrin de Pyrrhus, d’ailleurs sélectionné par Morier (1134) : « brûlé de plus de feux que je n’en allumai » (Andromaque I, 4), la polysémie sur « feux » ne pourrait se résumer à une antanaclase interne, puisque ses deux pôles y sont clairement représentés, d’un côté au sens figuré avec « brûlé », et de l’autre au sens littéral avec « allumai ». La figure centrale sur « feux » y est donc bien celle d’une syllepse oratoire. Inversement, dans la maxime 203, pas de syllepse sur le verbe « se pique », puisque les deux acceptions en demeurent implicites. On dira donc ici antanaclase. 34 Pour mieux le réprimander, sans doute, certaines lectrices contemporaines de La Rochefoucauld se sentent d’ailleurs obligées de lui imposer leur sarcasme, comme s’il s’agissait par là de mieux lui reprocher un manque d’esprit auquel elles seules auraient trouvé la parade la plus élégante. D’où l’ironie aussi bien textuelle que contextuelle d’une Schomberg, par exemple, qui prétend donner des leçons d’ironie à l’ironiste en lui signalant : « Je ne suis pas encore parvenue à cette habileté d’esprit où l’on ne connaît dans le monde ni honneur, ni bonté, ni probité », quelques lignes seulement avant de fâcheusement prédire des Maximes : « je ne sais pas si cela réussira en imprimé, comme en manuscrit », en partie parce que « cela n’est pas bien écrit en français » (Lettre à Sablé, citée par Caput 163). <?page no="26"?> 26 Ambivalences rhétoriques dans les critiques beaucoup plus récentes, pourtant plus férues d’ironie, rares sont celles qui insistent sur le sens de l’humour des Maximes 35 . La Rochefoucauld demeure avant tout un auteur sérieux, et certainement pas le pincesans-rire qui se profile néanmoins au détour de certaines sentences. Pourquoi alors ce déni d’ironie ? En un mot : l’augustinisme. En effet, on rappellera que, d’une part, les contemporains du duc, qui participent au battage publicitaire organisé par Sablé, appartiennent tous, de près ou de loin, au cercle restreint de cette grande dame de Port-Royal. D’autre part, même la critique, certes surtout française, des dix dernières années, de Lafond à Plazenet en passant par Sellier, reste fortement influencée par le travail de Sainte-Beuve, et donc par l’hégémonie culturelle du jansénisme au Grand Siècle. Saint Augustin ne rime apparemment pas avec boute-en-train, alors rien de bien surprenant que personne dans son sillage ne s’amuse à ironiser, sauf peut-être Pascal… Pourtant, certaines maximes font effectivement rire, ou tout au moins sourire. Nul besoin, pour le démontrer, de se réfugier dans le camp adverse de la thèse épicurienne où, comme chez Hippeau par exemple (97-101), La Rochefoucauld aurait tout simplement réussi à berner les jansénistes pour mieux surmonter leurs objections morales. Les Maximes définissent ellesmêmes, à la lettre, leur propre double jeu ironique, et nulle part sans doute mieux que dans la sentence 320 : « Louer les princes des vertus qu’ils n’ont 35 A ce jour, en effet, je n’ai trouvé qu’une seule étude, celle de Tiefenbrun (« Wit beyond Freud »), qui se consacre exclusivement à l’humour des Maximes. Une autre, plus récente, celle de Calder (« Humor in the 1660’s »), s’en approche, mais seulement de manière comparative, puisque l’humour de La Rochefoucauld y est contrasté avec ceux de Molière et de La Fontaine. Quant aux autres, certaines se contentent d’en faire mention, sans vraiment chercher à s’appesantir sur la question. Ainsi, dans sa section intitulée « Le pittoresque et l’humour », Truchet observe fort justement qu’ « [i]l y aurait quelque naïveté à vouloir le [La Rochefoucauld] prendre toujours au sérieux » (lvi), mais cette section, notons le bien, se limite à seulement quelques paragraphes dans une préface thématiquement éclectique. De même Culpin qui, dès son introduction, annonce, semble-t-il, la couleur en affirmant : « The Maximes are, fundamentally a satirical, even humorous text, and not the work of a bilious misanthropist » (12), ne revient en fait qu’une seule fois à des considérations bien générales sur l’ironie (59) avant de clôturer son discours sur une note beaucoup plus traditionnelle concernant l’idéalisme pragmatique de La Rochefoucauld (64). Plus récemment encore, d’autres études, comme celle de Chariatte, n’hésitent pas à associer ce sens de l’humour à une « culture mondaine », mais ces observations entrent alors en conflit avec celles de Brunn pour qui il ne faudrait pas confondre « la logique continue de la parole [ou du « bon mot » pratiqué dans les salons avec celle de] la logique déliée de l’écriture [ou plus spécifiquement des Maximes] ». L’humour de La Rochefoucauld ne fait donc toujours pas l’unanimité, loin s’en faut. <?page no="27"?> 27 Ambivalences rhétoriques pas, c’est leur dire impunément des injures ». Rigoureusement équilibrée par l’antithèse des premier et dernier mots (« louer » et « injures »), cette maxime n’en attire pas moins l’attention, sur son apodose, et plus particulièrement dans ce cas, sur l’ambiguïté axiologique de l’adverbe « impunément ». L’énonciateur propose-t-il, comme on pourrait s’y attendre de la part d’un aristocrate, que l’impunité est un scandale et que nul ne devrait pouvoir insulter un grand seigneur sans en attendre le moindre châtiment ? Au contraire, du point de vue de l’ex-Frondeur cette fois, ce même énonciateur suggère-t-il que l’impunité n’est que justice, surtout lorsque les grands ne méritent objectivement pas les compliments qu’ils reçoivent ? Même ambiguïté d’ailleurs, mais lexicale cette fois, dans la protase, avec l’usage plutôt trouble du mot « princes » ; s’agit-il de l’acception au sens le plus large de toute la classe aristocratique, ou plutôt, au sens le plus restreint, du seul titre de noblesse incidemment plus élevé que celui de duc ? 36 Dans le premier cas, l’énonciateur, solidaire de sa classe, renforcerait scrupuleusement sa condamnation des insultes essuyées. Dans le second, jaloux d’un titre plus noble que le sien, l’énonciateur justifierait sa propre impunité quant à son insolence proférée. Autrement dit, en termes de rhétorique classique, l’ironie de la maxime 320 commencerait sous forme d’astéisme, puisqu’elle transporte littéralement son lecteur de la louange au blâme à l’intérieur d’une même sentence, puis se renverserait alors sous forme de chleuasme, si l’on considère que l’énonciateur cherche pareillement à « prendre le blâme pour s’innocenter » (Morier 588). Le problème de l’ironie chez La Rochefoucauld n’est donc pas qu’elle n’existe pas mais plutôt qu’elle ne se conforme pas, bien sagement, à son application rhétorique la plus stricte, à savoir celle de l’antiphrase. Contrairement à un texte plus développé qui livrerait quelque part la « matrice » de son édifice sémantique en révélant à ses lecteurs la phrase clef à partir de laquelle tout énoncé contraire se lirait nécessairement comme antiphrase, les Maximes, en raison de leur discontinuité constitutive, ne semblent pas pouvoir se prêter à une telle stabilité matricielle 37 . Avec autant de textes que 36 Le manuscrit Gilbert privilégierait plutôt cette seconde acception, à savoir celle des « Princes » de sang, héritiers potentiels à la couronne, puisque sa version alternative de la maxime 320 nous propose : « Louer les rois des qualités qu’ils n’ont pas n’est que leur dire des injures. » Ceci dit, aucune des trois dernières éditions de La Rochefoucauld ne reviendra sur cette monosémie contraignante. D’où l’ambiguïté sans doute parfaitement calculée. 37 Le concept de « matrice », emprunté à Riffaterre (Semiotics of Poetry), m’a toujours semblé beaucoup trop fermé surtout dans l’intérêt d’une poétique plus ouverte, mais je lui reconnais au moins la valeur de bouée heuristique dans une mer d’incertitude herméneutique. Pour cette raison, j’en accepte pleinement la validité, mais seulement pour des textes plus développés où le message central serait suffisam- <?page no="28"?> 28 Ambivalences rhétoriques de sentences, chaque maxime devient, en quelque sorte, sa propre structure autoréférentielle, et en l’absence la plus fréquente du paragraphe qui aurait peut-être fourni l’énoncé propre à ancrer la littéralité du message central en fonction duquel peuvent alors se reconnaître les écarts de toute figure ironique, la phrase gnomique s’inscrit par principe dans l’instabilité sémantique la plus totale. Là où l’ironie plus traditionnelle semble exiger la présence d’une phrase contre laquelle peut alors venir résonner l’antiphrase, l’ironie des Maximes reste avant tout une ironie flottante, sans point d’ancrage qui permettrait d’affirmer où réside vraiment la position de l’énonciateur, ni même d’ailleurs de vérifier si cette position était sérieuse pour commencer. Ainsi, l’ironie de la maxime 320 consiste-t-elle à blâmer ceux qui font des louanges ou, au contraire, à louer ceux qui jettent le blâme ? Peu importe, à partir du moment où l’on accepte que la maxime peut se lire dans les deux directions, dans la plus grande réversibilité ironique, et que le vrai plaisir de la lecture, ou en tout cas le plus poétique, n’est pas celui de l’élucidation, mais bien plutôt celui de l’opacification des signes 38 . L’objectif ici sera donc d’utiliser le concept fondamentalement équivoque d’honnête homme pour démontrer, non pas si oui ou non les Maximes peuvent être lues comme texte ironique, mais en fait comment les sentences de La Rochefoucauld, malgré ce que l’on pourrait appeler une « sous-détermination » phrastique, parviennent à produire un effet antiphrastique, sans recours nécessaire, ni même souvent possible, à l’antiphrase. Autrement dit, si l’ironie des Maximes ne repose pas sur la figure traditionnelle de l’antiphrase, comment La Rochefoucauld se joue-t-il d’autres figures pour exploiter la richesse polysémique d’un lexique pourtant assez limité ? Car c’est bien dans les limites d’un répertoire foncièrement classique que semble s’inscrire l’honnête homme des Maximes. Sans pour autant pouvoir s’appuyer sur les dictionnaires de l’époque, tous publiés après sa mort, La Rochefoucauld n’en réussit pas moins à définir les normes de l’honnêteté selon un ment exploré pour paraître incontestable. Pour des textes plus restreints, comme les Maximes, où l’absence de « surdétermination » linguistique empêche le plus souvent l’identification d’un « hypogramme » à l’intérieur de l’énoncé minimaliste d’une seule sentence, l’ambition matricielle me semble par contre quelque peu illusoire. 38 Je rejoins ici la terminologie de Lewis qui, lui aussi, apprécie combien « [n]o less than lyric poetry, aphoristic discourse […] restore[s] the opacity of signs » (176), mais seulement pour m’en démarquer dans la mesure où, contrairement à celui-ci, je ne pense pas que le discours des Maximes « proceeds as if the space between the words should be reduced, or as if the terms of speech should be pressed together » (ibid). Je crois, au contraire, et espère d’ailleurs démontrer que la maxime ouvre un vaste espace interprétatif entre les mots, et que c’est dans cet espace précisément que se génère l’opacité du discours gnomique. <?page no="29"?> 29 Ambivalences rhétoriques vocabulaire qui, comme je propose dans un premier temps de le vérifier, sera celui qu’adopteront par la suite non seulement les dictionnaires usuels de Richelet et Furetière, mais aussi la bible normative de l’Académie française. En bref, si les Maximes ne font que sanctionner le langage d’une époque, et si cette sanction passe volontiers par l’usage de l’ironie, tout au moins pour certains mots clefs comme celui de l’honnêteté, ne se pourrait-il pas que des générations entières de lecteurs aient fâcheusement enterré le sens de l’humour de certains de nos classiques ? Nous serions alors bien loin de ce sérieux augustinien qu’auraient voulu nous imposer les partisans de Port-Royal. Dans un deuxième temps, après avoir exploré le côté polysémique de l’honnête homme chez La Rochefoucauld, il faudra en revenir à l’aspect polyphonique de l’ironie déjà identifié dans la sentence 203. Il ne s’agira pas, bien sûr, de comptabiliser les emprunts peu scrupuleux des Maximes, mais plutôt de laisser résonner un dialogue. Dialogue pratiquement inévitable, il faut bien le dire, entre toute réflexion classique sur l’honnêteté et le célèbre traité d’étiquette de Faret. L’ironie, certes, semble ici s’appliquer aux dépens de La Rochefoucauld et de ses pairs, puisqu’avec L’honnête homme ou l’art de plaire à la cour, c’est en fait un bourgeois qui donne des leçons de noblesse à l’aristocratie. Cependant, aussi délicieux qu’en soit son renversement hiérarchique, cette ironie de situation ne présente qu’un très faible intérêt littéraire, dans la mesure où elle nous écarte de considérations purement langagières 39 . Le véritable intérêt, comme partout ailleurs dans ce premier chapitre, restera donc de se concentrer sur l’ironie verbale, mais en adoptant, cette fois, des considérations moins textuelles qu’intertextuelles. En effet, dans le contexte de ce stéréotype qu’était déjà devenu l’honnête homme à l’époque des Maximes, faute surtout à la circulation de ces fameux manuels d’étiquette, comment ne pas s’interroger sur les effets stylistiques que pourraient produire le rapprochement ou, inversement, la distanciation entre les idéologies comparatives de La Rochefoucauld et de Faret ? L’ironie des Maximes semblet-elle progresser ou régresser en fonction de sa résonnance polyphonique plus ou moins forte avec L’honnête homme ? Et si oui, dans quelle mesure, et avec quelles conséquences pour la redéfinition du concept d’honnêteté ? 39 Avec tout le respect que je dois à la synthèse magistrale de Schoentjes, pour qui l’ironie de situation devrait occuper une place comparable en poétique à l’ironie verbale, je me permettrai ici de rappeler deux distinctions établies par le rhétoricien belge lui-même pour justifier mon propre choix ; d’une part, l’ironie de situation est fondée sur un discours moins rhétorique que dramatique, d’où son moindre intérêt pour l’analyse d’un texte non-théâtral ; et d’autre, la figure dominante de cette ironie dramatique (ou ironie du sort) n’est donc pas celle de l’antiphrase mais de la péripétie, figure superflue, là encore, dans l’analyse du discours gnomique (26). <?page no="30"?> 30 Ambivalences rhétoriques Finalement, on remarquera qu’à plusieurs reprises, dans les Maximes, cette fameuse honnêteté a tendance à glisser en direction d’un concept attenant, beaucoup moins noble certes, mais non moins fascinant par sa propre valeur ironique, à savoir celui de l’habileté. Un peu comme le bien honnête La Rochefoucauld, lui-même secrètement fasciné par son très habile valet Gourville, existerait-il entre l’honnête homme et l’habile homme une relation en miroir selon laquelle le premier se verrait irrésistiblement attiré par l’image du second qui deviendrait alors une sorte d’alter ego ? 40 Y aurait-il dans ce glissement conceptuel comme un présage de l’ouverture d’esprit des Lumières ? N’exagérons rien. La Rochefoucauld n’a ni la prolixité ni la conscience sociale des philosophes encyclopédistes, contrairement à ses descendants Louis-Alexandre et François-Alexandre 41 . Cependant, il y a toujours pour certains critiques raison d’hésiter quant à la modernité des Maximes, comme par exemple pour Rohou qui soutient que leur auteur « se situe entre l’ancienne morale religieuse qui réclame la pureté de l’intention et la future morale économique qui se contente des effets bénéfiques de l’action » (« [L]a condition humaine » 30). Or, et sans pour autant développer l’argument historique trop souvent négligé d’un amoralisme de La Rochefoucauld, c’est précisément dans cet espace interstitiel et ambivalent de l’hésitation que je souhaiterais situer la dernière partie de ma réflexion. Car, s’il semble conceptuellement s’établir entre l’honnêteté et l’habileté une sorte de relation circulaire à double centre, autrement dit une sorte de géométrie elliptique, ne pourrait-on pas pareillement confirmer l’existence de cette figure de l’ellipse, mais cette fois dans le domaine de la rhétorique, avec un dernier retour sur la notion d’ironie ? 42 Serait-il possible en effet que l’ironie, elle-même figure à double pôle, s’avère la forme parfaite pour une question de fond aussi ambivalente que celle de l’honnêteté ? 40 Illustre inconnu que ce Gourville dont je sais gré à Mazère et à Minois de m’avoir révélé l’existence dans leurs biographies de La Rochefoucauld, et dont les Mémoires, malheureusement sans grand intérêt littéraire, révèlent tout le génie politique et économique qui manqua si cruellement à l’auteur des Maximes. Je reviendrai bien sûr plus en détail sur ce personnage, ultérieurement dans ce chapitre, mais seulement à titre de figure symbolique, c’est-à-dire de repoussoir contre lequel se détacherait un profil de l’honnête homme bien plus ambivalent. 41 Le premier, Louis-Alexandre de La Rochefoucauld d’Anville (1743-1792) en tant que traducteur de la Constitution américaine, et le second, François-Alexandre- Frédéric de La Rochefoucauld-Liancourt (1747-1827) en tant que président de l’Assemblée nationale et partisan de l’abolition de l’esclavage. 42 Référence à l’origine, bien sûr, aux ellipses de Kepler, mais surtout à celles de Sarduy qui voit en elles la métaphore idéale pour symboliser l’excentricité d’une écriture de type baroque. <?page no="31"?> 31 1. Ironie polysémique : l’honnêteté et les dictionnaires I. 1. Ironie polysémique : l’honnêteté et les dictionnaires La définition la plus détaillée de l’honnêteté que nous donne La Rochefoucauld dans la maxime 202 mérite ici d’être citée : « Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent leurs défauts aux autres et à eux-mêmes ; les vrais honnêtes gens sont ceux qui les connaissent parfaitement et les confessent ». L’ironie passée sous silence dans la bien plus célèbre maxime subséquente qui ne se consacre qu’au « vrai honnête homme », devient ici on ne peut plus explicite à deux niveaux ; d’abord, sous forme d’antithèse entre deux formes opposées d’honnêteté, là où les lecteurs se croyaient en droit de n’en attendre qu’une ; ensuite, sous forme d’oxymore entre les adjectifs « faux » et « honnêtes » dont la juxtaposition brutale a tout pour choquer d’entrée de jeu les bonnes consciences. Dans un cas comme dans l’autre, l’ironie de l’énoncé semble reposer sur une construction de type antiphrastique où, pour l’oxymore comme pour l’antithèse, le second élément prime logiquement sur le premier, donnant ainsi au message d’ensemble une résolution presque immédiate. Si l’honnêteté, dans l’univers classique, semble avoir deux visages, comme l’indique la métaphore du déguisement sur laquelle il faudra bientôt revenir, il n’y a guère lieu d’hésiter sur le choix axiologique qui révélera toujours, en fin de compte, la position de l’énonciateur. Les « vrais honnêtes gens » triomphent, logiquement tout au moins, des « faux », ne serait-ce que par leur position rhétorique dans la sentence. Toutefois, qui dit oxymore et antithèse ne dit pas nécessairement antiphrase. On pourrait en effet rétorquer que, nulle part dans cette maxime 202, il n’existe la moindre défense, même ironique, des « faux honnêtes gens ». Là où ceux-ci se réfugient derrière le masque d’une proposition subordonnée relative caractérisée par la présence d’un seul verbe d’ailleurs lui-même négativement connoté (« déguisent »), leurs « vrais » homologues, quant à eux, se grandissent, relativement parlant, dans la coordination des verbes « connaissent » et « confessent ». Certes, le dénominateur commun de ces trois verbes reste le complément d’objet « défauts », mais même ce dernier a tendance à s’atténuer chez les « vrais honnêtes gens », puisqu’on le voit remplacé à deux reprises par le pronom « les » qui escamote le côté déplaisant du problème plus qu’il ne le souligne 43 . Par ailleurs, il ne faudrait pas non plus oublier que le verbe « connaissent » se trouve, pour sa part, estampillé du sceau de la perfection en raison de son adverbe (« parfaitement ») qui, là encore, contribue 43 Escamotage encore plus flagrant dans la première édition où les « défauts » se voyaient encore plus âprement condamnés comme « corruption [du] cœur » : « Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent la corruption de leur cœur aux autres et à eux-mêmes ; les vrais honnêtes gens sont ceux qui la connaissent parfaitement, et la confessent aux autres » (maxime CCXIV). <?page no="32"?> 32 Ambivalences rhétoriques à déséquilibrer le discours de l’honnêteté en faveur de la vérité plutôt que de la fausseté. Il n’y aurait donc pas lieu de lire cette sentence autrement que littéralement, et sa valeur ironique en disparaîtrait d’autant plus rapidement que l’on reconnaîtrait à quel point cet énoncé refuse la moindre ambivalence axiologique entre la vraie et la fausse honnêteté. Cependant, cette ambivalence existe de fait, et pour vraiment la faire parler, il convient de plonger plus avant dans la découverte des figures cachées de la maxime 202. Tout d’abord, on remarquera un retour de l’ironie entre les deux pronoms coordonnés dans la première moitié de la phrase (« autres… et… eux-mêmes ») et leur inversion verbale dans la seconde (« connaissent… et… confessent »). D’une part, la définition de l’honnêteté semble insister plus sur la valeur de l’individu que sur celle de la société, en plaçant l’emphase rhétorique du premier syntagme sur son apodose, « eux-mêmes ». D’autre part, cette même emphase se voit-elle ensuite renversée par l’attention accordée au mot de la fin, « confessent », c’est-à-dire au concept même qui redonne à l’honnêteté sa valeur sociale, minimisant par là-même le rôle de la connaissance de soi. De quel côté se range alors l’énonciateur, du point de vue axiologique ? Toujours du côté des « vrais honnêtes gens » ? Rien n’est moins certain, surtout lorsque les valeurs normatives de l’énoncé se livrent à un chassé-croisé assez facétieux. L’ironie ici n’est plus le fait d’une antiphrase, d’ailleurs discutable, selon laquelle la position de l’ironiste finirait inévitablement par se révéler, mais plutôt d’une structure en chiasme qui rend désormais toute interprétation définitive de l’honnêteté aussi futile qu’impossible. Autre figure de l’ironie, encore plus énigmatique que la précédente, mais toujours basée sur la richesse du dernier mot de la maxime 202, celle de l’ellipse que l’on pourra ici percevoir à deux niveaux. Au premier, le silence rhétorique se joue de manière purement grammaticale avec l’élimination de tout objet indirect, mais aussi de toute qualification adverbiale. On ne sait pas en effet à qui se « confessent » les « vrais honnêtes gens » ; aux « autres » sans doute, puisque la structure l’appelle, mais à quels autres exactement ? Aux seuls autres « vrais » honnêtes gens ? A tous les « honnêtes gens » en général ? Ou encore plus généralement, même à ceux qui ne seraient même pas dignes d’appartenir à la catégorie des « faux honnêtes gens » ? L’indignité potentielle du confesseur reste implicite, tout comme d’ailleurs la qualité de la confession qui, contrairement à celle de la connaissance déjà perfectionnée, n’a apparemment nul besoin d’être exécutée « parfaitement ». A un second niveau, l’ellipse s’accentue (si tant est que l’on puisse accentuer un silence) par le choix-même du verbe « confessent ». Seule occurrence d’une telle action dans toutes les Maximes, la confession d’honnêteté ne trouve aucun écho dans le reste des sentences, ce qui pousse les lecteurs à se demander si cette confession est tout à fait sincère, et donc si les « vrais honnêtes gens » <?page no="33"?> 33 1. Ironie polysémique : l’honnêteté et les dictionnaires sont aussi honnêtes qu’ils le prétendent. D’ailleurs, dans le cas de ce lecteur en particulier, c’est précisément l’emploi inattendu de ce mot de la fin qui l’a encouragé à rechercher quel autre verbe plus prévisible aurait peut-être mieux convenu comme remplacement. A en croire La Rochefoucauld et ses propres préférences lexicales en matière de termes associés au substantif « défaut(s) », le choix qui s’imposait plutôt aurait été celui du verbe « corrigent » 44 . Or, on comprend facilement comment un tel choix méritait ici d’être passé sous silence ; l’honnête homme des Maximes, même le plus vrai des vrais, ne s’intéresse à l’honnêteté que dans la mesure où ses imperfections ne nécessitent aucun autre perfectionnement que celui de la connaissance de soi, car plutôt que de résoudre, il préfère se faire absoudre. Là encore, l’ironie activée par l’ellipse finale de la maxime 202 n’a absolument rien d’antiphrastique. Il ne s’agit pas du tout pour La Rochefoucauld de nous rassurer en identifiant clairement sa prise de position contre les « faux honnêtes gens », mais plutôt de nous inquiéter par ce silence qui refuse de se prononcer distinctement en faveur des « vrais honnêtes gens ». L’ironie ne consiste donc pas toujours à dire le contraire de ce que l’on entend, mais parfois à dire si peu que l’on finit par ne plus rien entendre, ou presque. Ainsi, au lieu d’une simple antiphrase à double face, où il suffit généralement de retrouver la phrase d’origine pour se réorienter dans le discours, l’ironie de La Rochefoucauld présente une sorte de discours circulaire à double foyer où le silence elliptique de l’énonciateur rejoint la géométrie elliptique de son énoncé 45 . D’un côté, certes, la fausse honnêteté, et de l’autre, la vraie, mais en 44 Des 38 emplois de « défaut(s) » dans les Maximes, que m’aide à retrouver la bien utile Concordance de Holman et Barchillon, on remarquera que le verbe le plus souvent associé à ce substantif, hormis les auxiliaires « être » et « avoir », est en effet « corriger » que l’on ne retrouve pas moins de cinq fois. Sans grande surprise, bien sûr, il faut également noter que quatre de ces cinq emplois sont à la forme négative, choix pessimiste, s’il en fut, qui semble ni plus ni moins interdire à l’honnête homme toute opportunité de s’améliorer. Même la maxime 154, la seule des cinq à utiliser le verbe « corriger » à l’affirmative, n’exprime sa positivité que de manière encore plus fataliste en désignant la « fortune » comme unique agent de cette correction élusive : « La fortune nous corrige de plusieurs défauts que la raison ne saurait corriger. » Pourquoi donc faire l’effort de rectifier sa conduite, lorsqu’après tout celle-ci lui échappe ? Le pauvre honnête homme ferait donc bien mieux de se tourner vers ses semblables pour qu’ensemble ils puissent trouver la solution qui n’existe apparemment pas en eux-mêmes. 45 Assez curieusement, la métaphore baroque de l’ellipse, que l’on attribue volontiers à Sarduy, remonte à un dénommé Fink qui, une quarantaine d’années auparavant dans Maxime und fragment (1934), aurait lui-même utilisé cette même structure géométrique pour expliquer l’alternance harmonieuse entre tension et relâchement dans l’œuvre de La Rochefoucauld (Zeller, 37). <?page no="34"?> 34 Ambivalences rhétoriques fin de compte plus de solution pour nous rassurer que nous avons pris le bon parti. Là où l’antiphrase pouvait encore nous souffler la réponse correcte en nous rappelant laquelle des deux faces choisir pour démêler toute ambiguïté, l’ellipse pour sa part, ne nous souffle plus rien, et nous laisse alors en orbite autour des ses deux foyers, dans une parfaite ambivalence. L’honnête homme des Maximes pourra donc se montrer, sans contradiction aucune, à la fois honnête et malhonnête, et nul ne sera jamais tenu de le voir autrement que comme ce satellite orbital apparemment polarisé par sa propre ironie. Or, assez curieusement, cette bipolarisation de l’honnêteté par le biais de l’ironie se retrouve, quelques années plus tard, dans les premiers grands dictionnaires de langue française, notamment à l’endroit où ceux-ci essaient d’appréhender cet élusif honnête homme. Ainsi, et pour prendre l’exemple le plus probant, on choisira ici de se pencher sur la définition du mot « honnête » donnée par Furetière. On remarquera en effet que son Dictionnaire universel est le seul à vouloir établir une distinction entre deux acceptions différentes de cet adjectif, selon que celui-ci s’accole antérieurement ou postérieurement au substantif « homme ». D’un côté, l’« honnête homme » est donc défini comme « celui qui connaît les bienséances et qui sait les pratiquer » ; et de l’autre, l’« homme honnête » comme « obligeant, civil, qui sait vivre ». D’une part, donc, le savoir-faire, et de l’autre, le savoir-vivre, mais de l’une comme de l’autre une dénotation globalement positive d’où l’honnêteté ressort a priori grandie de ses rapports avec l’homme. A priori sans doute, mais a priori seulement, car il ne faudrait pas oublier le remarquable effet de trompe-l’œil auquel se livre Furetière en nous révélant a posteriori deux connotations négatives de cette honnêteté problématique. D’un côté, en effet, et comme sous la robe de l’« honnête homme », on découvre l’« honnête débauché », oxymore qui « se dit quelquefois abusivement des vices » ; de l’autre, et là encore comme pour mieux nous exposer les dessous de l’« homme honnête » cette fois, on prend acte de sa « naissance honnête », expression qui « se dit souvent de ce qui est médiocre, mais raisonnable, et à couvert de reproche ». D’une part comme de l’autre, la fameuse honnêteté se trouve donc malmenée, soit lorsque l’usage la renverse par un vulgaire pied-de-nez sarcastique (« honnête débauché »), soit lorsqu’il la travestit par le biais du faux compliment (« naissance honnête »). Certes, Furetière essaie de dissimuler les aspects péjoratifs de sa définition, surtout en minimisant l’importance des acceptions les plus pénibles par un choix de mots diplomatique, mais ses lecteurs ne s’y trompent pas, pas plus d’ailleurs que ceux de La Rochefoucauld dont les Maximes voudraient, elles aussi, faire illusion de tempérance avec leur leitmotiv du « ne… que ». L’ironie, aussi baroque chez l’un que chez l’autre, consiste à nous donner l’impression d’une honnêteté claire et distincte, puisque normalisable sous forme de définition, mais en <?page no="35"?> 35 1. Ironie polysémique : l’honnêteté et les dictionnaires même temps à nous fournir, comme par anamorphose, les preuves discrètes d’un univers parallèle de l’usage déviant, autour duquel le langage graviterait néanmoins tout aussi normalement. Toutefois, on ne peut pas non plus imputer toute la faute de cette honnêteté ironique à un laissez-faire baroque. Même la bible normative du langage classique, à savoir le Dictionnaire de l’Académie française dont l’objectif n’est pas de recenser l’usage des mots mais plutôt d’en censurer les emplois jugés inacceptables, reconnaît à l’adjectif « honnête » une ambivalence quelque peu troublante, quoique là encore bien dissimulée. Ainsi, l’« honnête homme » est d’abord défini comme un « homme d’honneur », c’est-à-dire « civil, courtois, poli ». Homme donc apparemment hors-classe, puisque sa civilité, sa courtoisie et sa politesse n’ont soi-disant rien à voir avec sa naissance, mais homme à qui l’honneur s’attache néanmoins comme un titre de noblesse à particule. En effet, sans pour autant préciser explicitement que l’honnête homme ne peut être qu’un aristocrate, l’Académie nous fait comprendre indirectement que seule la noblesse peut effectivement aspirer à cet « honneur ». Pour ce faire, le dictionnaire distingue alors l’« honnête homme » de l’« honorable homme », et définit la seconde catégorie de la sorte : « ceux qui ne sont pas nobles et sont pourtant d’une condition honnête ». On reconnaît, bien sûr, dans la « condition honnête » de cette honorabilité, la même connotation péjorative que Furetière donnera à la position consécutive de cet adjectif au substantif, mais avec la charge supplémentaire d’une dénotation encore plus méprisante, puisque là où le Dictionnaire universel définira la « condition » comme « ni trop simple, ni trop magnifique », l’Académie, pour sa part, impose à ce genre d’honnêteté les synonymes de « plausible, spécieux et fondé sur l’apparence ». Il n’y a plus dès lors qu’un pas à franchir pour retrouver dans ce rapprochement entre l’« homme d’honneur » et son sousproduit l’« honorable homme », le même type de rapprochement opéré par la maxime 202 entre les « vrais » et les « faux honnêtes gens ». Discours donc, là encore, de l’antithèse plus que de l’antiphrase, mais où l’ironie finit toujours par retrouver sa place sous forme de renversement elliptique. Ainsi, pour l’Académie, on découvrira, non sans amusement, que si l’honnête homme hérite de l’« honneur » comme par génération spontanée, cela ne veut pas dire qu’il soit pour autant considéré comme « honorable », autrement dit qu’il mérite tout l’honneur qui lui est naturellement accordé. Soufflet sans doute non-intentionnel de la part de l’Académie bien pensante qui ne se serait jamais permis une telle insolence vis-à-vis de la majorité aristocratique de ses propres membres, mais soufflet d’autant plus piquant qu’il a malgré tout échappé à une autocensure encore plus rigoureuse que celle des Maximes. Bilan provisoire sur l’ironie de l’honnêteté : tout le monde la reconnaît implicitement, mais personne n’ose vraiment l’expliciter sous forme d’anti- <?page no="36"?> 36 Ambivalences rhétoriques phrase. Alors, c’est le plus souvent à l’antithèse que recourent les uns et les autres pour mieux formuler les pôles ambivalents autour desquels graviteront les sous-entendus elliptiques. Pour l’Académie française, l’opposition s’établit entre l’« homme d’honneur » et l’« homme honorable », avec au cœur de ce distinguo la distinction aristocratique qui, tout en manquant explicitement au second, n’empêche pas moins au premier de manquer tacitement à la pleine mesure de l’honnêteté, puisque le fait d’être honoré ne signifie pas nécessairement que l’on est honorable. Pour Furetière, l’antithèse prend la forme d’un chiasme entre l’« honnête homme » et l’« homme honnête », chiasme moins rhétorique que sémantique, surtout si l’on considère que le croisement le plus visible de l’adjectif et du substantif dissimule en fait un autre renversement, purement connotatif, où l’honnêteté s’associe paradoxalement au vice et à la médiocrité. Pour La Rochefoucauld, chez qui s’inscrivent déjà les prémices dénotatives et connotatives des deux grands dictionnaires, le jeu des contraires passe par l’oxymore des « faux honnêtes gens » dont l’image miroir des « vrais honnêtes gens » ne fait que renforcer le dénominateur commun des « défauts » qui les humanisent, que ce soit par le mensonge ou par la vérité partielle. Ainsi, pour les uns comme pour les autres, si personne n’a encore pleinement le courage de déculotter l’honnêteté, tout le monde semble prendre un plaisir plus ou moins douteux à nous révéler les dessous de ce brave honnête homme. Toutefois, chez La Rochefoucauld en particulier, l’ironie de l’honnêteté dépasse le stade de la pantalonnade à mots couverts. Là où les dictionnaires se contentent de nous faire découvrir une discrète parodie de l’honnête homme, soit par emploi « abusif » (Furetière), soit par amende « honorable » (l’Académie), les Maximes, quant à elles, transforment cet honnête homme en protagoniste d’une structure ironique bien plus dramatique encore. Car l’ironie primordiale de cette honnêteté gnomique, faut-il bien le rappeler, consiste quand même à ancrer le discours dans l’ubiquité des « défauts », c’est-à-dire à prendre par principe le contrepied de l’honnêteté avant tout vertueuse que voudraient privilégier les dictionnaires. Ainsi, nulle part dans ses sentences La Rochefoucauld ne décrit son honnête homme comme « conforme à l’honneur » (Furetière et l’Académie). Nulle part le concept d’honnêteté, sous aucune autre variante d’ailleurs, n’est jamais associé à celui de l’honneur, pourtant encore plus fréquent dans les Maximes (15 emplois contre 12). Tout au contraire, cet honnête homme, que nous rencontrons pour la première fois à la maxime 202, évoque essentiellement l’homme déchu, autrement dit l’homme qui a perdu son honneur parce qu’il a menti, ou pire encore parce que, même s’il s’est « confessé », il n’a sans doute pas dit toute la vérité, ayant visiblement déjà volé le fruit interdit de la « connaissance ». En ce sens donc, l’honnêteté pour La Rochefoucauld <?page no="37"?> 37 1. Ironie polysémique : l’honnêteté et les dictionnaires revêt une ironie beaucoup plus ambitieuse que celle des dictionnaires. Alors que ceux-là devront s’en tenir à la rigueur du lexique qui les contraindra à reconnaître avant tout la primogéniture d’une honnêteté dénudée de tout préfixe, celui-ci pourra, quant à lui, s’accorder la licence poétique de placer la malhonnêteté à l’origine de sa définition, et ce faisant, de renvoyer l’honnête homme aux vestiaires, de peur que ce dernier ne prenne froid dans la nudité de son paradis lexical. Or, la plus spectaculaire ironie de l’honnêteté dans les Maximes consiste précisément à revêtir d’emblée ce « déguisement » qui rappelle à la fois les « vices déguisés » de l’exergue et le démasquage narquois du frontispice. Du côté de l’exergue, il semblerait que l’honnêteté en tant que « vertu » se réduise effectivement à son contraire, à savoir le « vice » de la malhonnêteté. Du côté du frontispice, il paraîtrait que cette honnêteté, comme les vertus de Sénèque, ne soit également qu’un masque théâtral bien fragile, risquant de se détacher à tout instant pour mieux nous révéler le visage vicieux de la malhonnêteté. On en reviendrait alors à la plus fréquente définition de l’ironie comme synonyme d’antiphrase « déguisant » l’essence de la phrase cachée, mais seulement pour mieux en démasquer, en fin de compte, le message originel. Définition essentielle, certes, mais qui ne fait pas assez honneur à l’ironie encore plus fondamentalement ambivalente de La Rochefoucauld. Ainsi, comment ne pas signaler, d’une part, que le visage hideux démasqué par « l’Amour de la Vérité » n’est pas celui de Sénèque à proprement parler, mais celui de son buste sur piédestal, c’est-à-dire celui d’un autre masque de Sénèque, pas nécessairement plus vrai que le premier ? 46 D’autre part, comment ne pas se demander si le reste des « vertus », celles qui « ne sont pas le plus souvent que des vices déguisés » ne sont pas alors le moins souvent des vices non-déguisés, autrement dit des vices démasqués ? Que ce soit par la mise en abyme d’une « vérité » qui ferait alterner les masques à l’infini, ou par l’invitation au chiasme que pourrait suggérer la logique de l’exergue, l’ironie de l’honnêteté dans les Maximes semble refuser aux lecteurs le point de référence unique que lui donnait l’antiphrase. L’ironie, chez La Rochefoucauld, c’est plutôt l’alternance entre les points de référence interchangeables ; plus l’honnête homme déguise sa malhonnêteté, plus il en découvre son honnêteté ; plus il fait une vérité de ses vices, plus il fait un mensonge de ses vertus. 46 Je ne comprends toujours pas pourquoi les critiques qui se sont eux aussi appuyés sur le frontispice, à un moment ou à un autre de leur analyse des Maximes (Sivasriyananda, Hippeau et Campion en particulier), ont préféré voir en ce buste l’incarnation-même de Sénèque plutôt qu’une simple représentation du vieux stoïcien romain, mais j’en apprécie alors d’autant mieux comment ces mêmes critiques ont effectivement pu minimiser, à mon sens, l’importance de la forme ironique chez La Rochefoucauld. <?page no="38"?> 38 Ambivalences rhétoriques D’ailleurs, bien que rapidement déchue de sa position d’ouverture dans l’édition de Hollande, la sentence 182 résume parfaitement combien cette ambivalence des Maximes, concernant la question de l’honnêteté, s’étend plus métaphoriquement encore au plus grand ensemble du discours sur les vices et les vertus : « Les vices entrent dans la composition des vertus, comme les poisons entrent dans la composition des remèdes : la prudence les assemble et les tempère, et elle s’en sert utilement contre les maux de la vie ». On rentre ici de plain-pied dans ‘la pharmacie de La Rochefoucauld’ où Derrida aurait sans doute pris le même plaisir à déconstruire le logos qu’il ne l’avait fait dans sa relecture du Phèdre de Platon, en pilant dans un creuset analogue le fameux concept de pharmakon 47 . D’un côté, la symétrie de la comparaison gnomique renforce l’écart textuel entre l’antithèse des comparants (« vices » et « vertus ») et celle des comparés (« poisons » et « remèdes ») ; de l’autre, cette même symétrie rapproche les éléments opposés, précisément par la réitération du syntagme « entrent dans la composition ». D’une part, donc, le pharmakon-poison s’écarte radicalement de son contraire, le pharmakon-remède ; et d’autre part, les deux concepts se rapprochent, tout aussi radicalement, en retrouvant dans leur « composition » la racine de leur étymologie commune. Ainsi, des « vices » et des « vertus », la maxime 182 invite-t-elle symétriquement à effectuer un écart/ rapprochement comparable. Or, en l’absence d’une similaire étymologie fantôme, n’est-on pas en droit de se demander si ce n’est pas justement l’honnête homme, lui-même pareillement tiraillé entre les pôles de la vérité et du mensonge, qui pourrait le plus « honnêtement » jouer ce rôle d’interface sémantique ? Ne retrouve-t-on pas, après tout, dans l’honnêteté comme dans le pharmakon, aussi bien le dédoublement théâtral de la créature aux deux visages que le dédoublement rhétorique de l’antanaclase au double sens ? La Rochefoucauld, certes, se serait peut-être défendu d’une interprétation aussi ludique de la maxime 182, avec la même virulence que ne l’aurait sans doute fait le Socrate de Phèdre confronté à la lecture ouvertement sophistique de Derrida, mais il convient tout de même d’en douter. En effet, bien que la pharmacie des « vices » et des « vertus » trouve grammaticalement son sujet dans « la prudence », il ne faudrait pas oublier quel sort ridicule la sentence 65 avait déjà réservé à cette prudence : « elle ne saurait nous assurer du moindre événement ». Moins que l’apothicaire avisé, c’est plutôt l’apprenti sorcier 47 Inutile de multiplier les références paginées au premier essai de La dissémination ; Derrida semble en effet avoir volontairement composé « La pharmacie de Platon » comme un anti-essai, sans doute pour mieux y laisser flotter la signification de son analyse. Ainsi le concept pourtant fondamental de pharmakon ne s’y trouve-t-il pas expliqué une seule fois mais plutôt « disséminé » à travers le texte, comme si seul son développement cyclique pouvait en donner la pleine mesure. <?page no="39"?> 39 1. Ironie polysémique : l’honnêteté et les dictionnaires qu’évoque le pharmacien métaphorique de La Rochefoucauld. En outre, on se souviendra que la seule autre lexie associée directement à la « prudence », à savoir le verbe « tempère », malgré les apparences, ne rachète en rien l’image déjà ternie du pharmacien impuissant. Au lieu de la sagesse aristotélicienne du « juste milieu », la « tempérance » gnomique rappelle plutôt la « modération » démontée de la maxime 18, c’est-à-dire la « crainte de tomber », la « vaine ostentation » et le « désir de paraître » 48 . Par ailleurs, et comme si la métaphore pharmaceutique n’avait pas été suffisamment dégradée par son cotexte, le dernier syntagme verbal de la sentence 182 insiste sur l’aspect foncièrement utilitariste de l’« assemblage » des vices-poisons et des vertus-remèdes : « [la prudence] s’en sert utilement ». Dès lors, plus moyen de se leurrer sur la pureté des intentions du pharmacien ; son mélange de drogues ne vise même pas à faire miroiter le souverain bien, mais seulement à minimiser « les maux de la vie ». En ce sens, presque rien ne le sépare de son confrère l’honnête homme qui, lui aussi, semble s’intéresser beaucoup moins au développement de ses qualités qu’à l’atténuation de ses « défauts ». Or, c’est précisément le creuset métaphorique de cet « honnête » pharmacien qui nous replace au cœur de l’ironie des Maximes, non pas tellement à cause du pharmakon déjà bien « assemblé », mais à cause du pharmakos le plus souvent sacrifié. On rappellera en effet que le pharmacien des « vices » et des « vertus » se trouve, en fin de compte, relégué à une position subalterne par rapport à celle qu’il occupait à l’ouverture de l’édition de Hollande. Tout comme le pharmakos ou bouc émissaire des cités grecques, son statut d’original à l’intérieur de sa propre communauté en fait une victime idéale pour le rituel expiatoire qui apaiserait la colère divine. Il faut donc le conduire loin à l’extérieur des murs ou, en l’occurrence, loin de la vue de tous en première page, pour mieux le sacrifier, sinon en le châtrant par flagellation comme le faisaient les Grecs, du moins en le châtiant par transplantation comme le ferait La Rochefoucauld. Ainsi, l’ironie du sort procède ici par double renversement ; alors que les Grecs devaient amener leur pharmakos à l’extérieur de la cité pour mieux laver les péchés des citoyens restés à l’intérieur, La Rochefoucauld doit emmener son honnête pharmacien à l’intérieur du texte pour mieux laver l’affront aux lecteurs restés à l’extérieur. Chiasme sans doute plus politique que poétique, mais qui renforce à merveille la définition de l’ironie comme figure de l’ambivalence perpétuelle d’un langage prisonnier de ses oppositions binaires à la fois interchangeables et irrésolubles : « faux honnêtes 48 « La modération est une crainte de tomber dans l’envie et dans le mépris que méritent ceux qui s’enivrent de leur bonheur : c’est une vaine ostentation de la force de notre esprit : et enfin, la modération des hommes dans leur plus haute élévation, est un désir de paraître plus grands que leur fortune » (maxime 18). <?page no="40"?> 40 Ambivalences rhétoriques gens » et « vrais honnêtes gens » ; « vices » et « vertus » ; pharmakon-« poison » et pharmakon-« remède » ; pharmakos-extérieur et pharmakos-intérieur 49 . En somme, que ce soit par antithèse ou par chiasme, par ellipse ou par antanaclase, l’ironie de l’honnêteté dans les Maximes consiste avant tout à refuser aux lecteurs la simplicité d’une interprétation monolithique où le sens viendrait se figer d’un côté du débat plutôt que de l’autre. Contrairement à l’antiphrase beaucoup moins ambivalente, puisque toujours ancrée dans le bloc granitique de la phrase-phare, l’ironie de La Rochefoucauld flotte en parfaite liberté, dans un va-et-vient constant, tantôt entre deux mots, tantôt entre deux sens opposés d’un même mot. Beaucoup moins hyperbolique, par ailleurs, que sa comparse antiphrastique qui finit toujours par révéler son jeu par excès de zèle, la figure ironique plus sophistique, ou devrait-on dire plus sophistiquée, de l’honnête homme cache beaucoup mieux ses cartes, et même lorsqu’elle les expose, c’est seulement pour mieux nous narguer avec une main pleine de jokers. A la fois fluide et ludique, l’ironie des Maximes invoque donc la « dissémination » qui en irrite certains, ou alors, moins problématiquement, la polysémie qui en amuse bien d’autres. Or, comme si cette « dissémination » ne suffisait pas à disperser la graine de cet honnête homme facétieux, il faudra en plus que cette graine prenne temporairement racine dans le sol non moins mouvant du dialogue inévitable avec le courtisan de Faret ; à l’ironie polysémique se superposera ainsi une ironie polyphonique. I. 2. Ironie polyphonique : La Rochefoucauld et Faret Si la maxime 202 se contente d’évoquer métaphoriquement la théâtralité d’une honnêteté qui se « déguise », c’est plutôt la sentence 206 qui nous en « expose » le mécanisme : « C’est être véritablement honnête homme que de vouloir être toujours exposé à la vue des honnêtes gens ». Sans doute La Rochefoucauld aurait-il pu condenser plus encore sa maxime en réduisant le syntagme verbal « vouloir être exposé » au simple infinitif réflexif « s’exposer », mais cela aurait fait de son honnête homme un vulgaire exhibitionniste. Or, pourquoi s’en tenir à un spectacle de rue quand on peut en faire un spectacle de ruelle, ou tout au moins de salon ? L’honnête homme, compte tenu de l’emploi de l’infinitif passif « être exposé », devient ainsi la victime d’une sorte d’exhibitionnisme ambiant dont la responsabilité incombe moins à l’individu qu’à son milieu social. Mais comme la « vraie » honnêteté 49 Même si Platon n’utilise jamais le terme de pharmakos dans son Phèdre, Derrida l’utilise, quant à lui, très brillamment dans sa « pharmacie » pour déconstruire l’opposition entre les concepts d’intérieur et d’extérieur, après avoir justement attribué à l’écriture le rôle de bouc émissaire dans la culture occidentale. <?page no="41"?> 41 2. Ironie polyphonique : La Rochefoucauld et Faret ne peut s’en tenir au rôle de la victime passive, il faut tout de même lui redorer quelque peu son blason en réintroduisant la notion de libre arbitre, et c’est là qu’intervient l’emploi du verbe « vouloir ». Autrement dit, l’honnête homme de la maxime 206, ce n’est pas simplement celui qui se découvre pour choquer son public, mais plutôt celui qui prétend se laisser découvrir par les autres alors même que cette découverte correspond précisément au strip-tease qu’il désire en douce. Toute bienséance respectée, l’exhibitionnisme de l’honnêteté y conserve donc ses lettres de noblesse et, de la sorte, son laissez-passer effectif entre les maisons closes de son microcosme bienpensant. L’ironie de la sentence 206 se joue ainsi à au moins trois niveaux. Au premier, celui de la maxime à proprement parler, on reconnaît d’abord le mécanisme du double renversement avec, d’une part, la négation de la responsabilité du sujet sur un verbe passif, et d’autre part la négation de cette négation, c’est-à-dire la réappropriation d’une intentionnalité de l’action par la réinsertion d’un verbe actif (« vouloir »). Procédé purement baroque de l’anamorphose selon laquelle chaque glissement verbal contribue à produire une impression différente sur les lecteurs, mais procédé tout aussi rigoureusement classique si l’on considère que le contraire du contraire nous ramène au point d’origine, tout comme l’antiphrase qui ne finit en fait que par renforcer le message de la phrase de départ, à savoir ici que l’honnête homme n’est peut-être après tout qu’un exhibitionniste astucieux. Ce qui fait alors qu’au deuxième niveau, l’ironie de la maxime 206 se joue également de manière moins textuelle que dramatique ; au lieu de reconduire ses lecteurs à un point de départ rassurant qui leur permettrait de sauver la face en prétendant qu’ils sont les victimes d’un conditionnement social, La Rochefoucauld les éconduit en soulignant la volonté individuelle de participer à cet honnête exhibitionnisme. Pas de pitié pour l’honnête homme : les « honnêtes gens » qui l’entourent ne l’excusent en rien, puisque c’est par la même volonté que ceux-là recherchent aussi à s’exhiber, ou plus précieusement à « être exposé[s] ». Or, ce sont précisément ces « honnêtes gens » qui vont nous révéler le troisième niveau de l’ironie dans la sentence 206, et nous ramener, par là-même, à des bases plus textuelles que dramatiques. Faut-il bien rappeler, en effet, comment ce groupe humain en particulier fait écho aux deux sous-groupes distingués précédemment dans la maxime 202, c’est-à-dire d’une part les « faux honnêtes gens », et d’autre part les « vrais » ? En refusant de nous éclairer avec précision sur l’identité du groupe auquel il se réfère dans la sentence 206, La Rochefoucauld nous impose ici, à nouveau, une ambivalence sémantique. Doit-on voir en ces « honnêtes gens » une image miroir de l’honnête homme « véritable » ? Ou devrait-on plutôt voir en eux l’antithèse de cet <?page no="42"?> 42 Ambivalences rhétoriques honnête homme, selon la structure de la maxime 202 ? Ces questions restent bien sûr ouvertes, offrant ainsi aux lecteurs, comme seule interprétation plausible, une sorte d’amalgame des deux sous-catégories, autrement dit un mélange absolument inextricable de mensonge et de vérité. Les « honnêtes gens » de la sentence 206 ne seraient pas alors « vrais » plutôt que « faux », ou vice-versa, mais à la fois « vrais » et « faux », ce qui rendrait l’exhibitionnisme du « véritable » honnête homme d’autant plus compliqué. Non seulement la « véritable » honnêteté devra-t-elle « être exposé[e] » devant un public mixte d’authenticité et de fausseté, mais elle devra en outre « vouloir » s’exhiber aux uns comme aux autres, apparemment sans aucune distinction. Ironie du sort, certes, mais ironie fondamentalement ancrée dans l’ambivalence textuelle que procure ici le voisinage direct des maximes 202 et 206. Autrement dit, si l’ironie de l’honnêteté se joue pour commencer au niveau purement textuel de la sentence, il arrive parfois que cette polysémie interne se trouve enrichie par l’écho d’une polysémie voisine, ce qui lui donne alors une résonnance de type polyphonique. Ironie certes toujours intra-textuelle, puisqu’elle nous maintient d’abord à l’intérieur du texte des Maximes, mais ironie qui n’en invite pas moins ensuite à élargir le champ, à la fois visuel et auditif, du cotexte immédiat pour identifier d’autres empreintes sonores qui, à un niveau plus intertextuel cette fois, contribueraient elles aussi, peut-être, à l’enrichissement sémantique du concept d’honnêteté. Car si la beauté des textes les plus littéraires irradie avant tout de l’intérieur par la perfection de leur forme poétique, cette beauté continue presque aussi fréquemment à résonner de l’extérieur par un dialogue, souvent implicite d’ailleurs et donc d’autant plus élégant de discrétion, avec le langage de toute une communauté. Pour reprendre l’élégante métaphore de Bakhtine, ce n’est vraiment que lorsque la glose poétique se transforme en « hétéroglose » intertextuelle que le langage s’épanouit dans toute la plénitude de sa culture environnante, non plus en parlant par lui-même, mais plutôt en se laissant parler, comme par une « autre langue » 50 . L’ironie dépasserait alors effectivement le stade de la figure rhétorique pour devenir, selon l’expression plus récente de Hutcheon, la marque de toute une « communauté discursive » 51 . 50 Je rappelle, toutefois, que le néologisme de Bakhtine (« hétéroglose » ou « autre langue ») avait à l’origine été conçu pour dépasser les limites du formalisme russe en ouvrant la voie à une sorte de sociologie culturelle, mais que ce dépassement s’appliquait avant tout au roman. Je ne prétends donc pas savoir si Bakhtine aurait jugé approprié d’appliquer son concept à d’autres genres, comme celui de la maxime, par exemple. 51 C’est dans Irony’s Edge (1994) que Hutcheon développe à l’origine son concept de « communauté discursive » dont la traduction en français apparaîtra ultérieurement dans son essai pour Schoentjes. <?page no="43"?> 43 2. Ironie polyphonique : La Rochefoucauld et Faret Ainsi, lorsque l’honnête homme de La Rochefoucauld se trouverait « exposé à la vue » de sa propre communauté, ce ne serait plus simplement au regard collectif qu’il s’exposerait mais bien à l’oreille collective qu’il s’expliquerait de surcroît. Or, qui dit beauté du dialogisme communautaire ne dit pas nécessairement beauté de la « communauté discursive » à proprement parler, surtout lorsque cette communauté s’applique aux honnêtes gens. Tout comme Bakhtine redoutait l’« hétéroglose » dominante des régimes totalitaires dont l’écho langagier finissait immanquablement par réprimer les gloses opposantes, Hutcheon signale elle aussi le sectarisme inévitable du discours ironique qui inclut toujours pour mieux exclure 52 . Pour toute « communauté discursive », il existerait, selon cette critique canadienne, un double mouvement, d’une part de rassemblement des individus autour d’un même discours, et d’autre part de ségrégation de ce groupe langagier par rapport aux autres groupes. Double mouvement dans lequel on reconnaît bien sûr le va-et-vient de l’« ironiste » entre la charge contre sa « victime » et le ralliement de son « public » (Schoentjes, 199). Mais encore et surtout, double mouvement qui nous rappelle ici les allers-et-venues de l’honnête homme entre la précieuse société de ses pairs et l’ignoble fréquentation des prétendants à l’honneur. Toutefois, même à l’intérieur d’une seule « communauté discursive », il conviendra de se demander si le discours ironique, qui renforce l’identité communautaire du groupe, se limite toujours à la marginalisation de groupes extérieurs. Parfois, et surtout dans une communauté aussi frondeuse et fragmentée que celle des honnêtes gens, la marginalisation ne pourrait-elle pas également s’opérer à l’intérieur même du groupe ? Ainsi, il semble que l’honnête homme de La Rochefoucauld s’avère d’abord être une copie conforme de son homologue, le courtisan de Faret, surtout dans la mesure où, l’un comme l’autre partagent un « esprit » pareillement intuitif, et où cette intuition avant tout mondaine se détache d’une intuition purement intellectuelle. Mais la copie ne devient-elle pas moins conforme lorsqu’on accorde un peu 52 Hutcheon donne ainsi, comme illustration de ce phénomène de marginalisation ironique, le double exemple de son propre sentiment d’exclusion, non seulement en tant qu’intellectuelle nord-américaine culturellement aliénée par la satire politique de ses collègues européens, mais aussi en tant que femme indépendante marginalisée au sein de sa propre société par le discours des mères de famille (Schoentjes, 297). Elle n’accorde certes pas grande importance à l’immense réservoir d’empathie qui permettrait, surtout à une personne plus éduquée, de transcender ces barrières culturelles, mais son argument rappelle en tout cas la réalité incontournable d’une constante balkanisation sociolinguistique des groupes humains. <?page no="44"?> 44 Ambivalences rhétoriques plus d’attention aux distinctions, qu’elles soient sociales ou sémantiques, entre les membres de cette « honnête » société, et notamment, lorsque la perspective de l’aristocrate affirme toute la distance qui le sépare du bourgeois au cœur même de leur lingua franca du « mérite » et de l’« estime » ? La copie de l’« honnêteté » se détériorerait-elle, plus ironiquement encore, à l’endroit où la « communauté discursive » devrait le mieux pouvoir affirmer son identité, c’est-à-dire à l’intérieur de son propre microcosme langagier ? Que resterait-il dès lors de la fameuse « conversation » pourtant si fondamentale à l’étiquette des honnêtes gens ? Un futile échange de monnaie verbale dans le creux d’une économie langagière au bord de la faillite ? Ou, plus prosaïquement peut-être, un simple taux de conversion où l’honnête homme finirait par perdre au change de son propre commerce ? Pour ce qui est de l’intuition, l’honnête homme se définit avant tout par un rejet de la culture philosophique, mais qui n’en écarte pas pour autant une forme de sagesse occidentale. Ainsi, chez Faret, on trouve déjà cette déclaration aux allures de maxime : « [il] est beaucoup mieux d’étudier dans le grand livre du monde que dans Aristote » (26). Certes, on pourrait bien croire qu’il s’agit ici simplement de signaler son mépris pour la scolastique aristotélicienne, mépris devenu d’ailleurs assez fréquent depuis l’humanisme de la Renaissance, et de renforcer au passage son adhésion à un néo-platonisme plus en vogue. Mais il n’en est rien ; Platon s’avère aussi absent de L’honnête homme que des Maximes, et La Rochefoucauld va encore plus loin en rejetant également, sans même les nommer, les stoïciens (sentence 22) et les cyniques (sentence 54) 53 . Là où l’aristocrate se détache du bourgeois, toutefois, c’est dans son rejet encore plus radical de toute forme de culture livresque. Faret consacre au moins trois pages à énumérer les « bons » historiens, d’Hérodote à César (27-29), mais La Rochefoucauld ne cite personne 54 . L’anti-intellectua- 53 Pour le rejet des stoïciens : « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir, mais les maux présents triomphent d’elle » (maxime 22), et pour celui des cyniques : « Le mépris des richesses était dans les philosophes un désir caché de venger leur mérite de l’injustice de la fortune, par le mépris des mêmes biens dont elle les privait ; c’était un secret pour se garantir de l’avilissement de la pauvreté ; c’était un chemin détourné pour aller à la considération qu’ils ne pouvaient avoir par les richesses » (maxime 54). Seul Caton d’Utique, stoïcien célèbre pour son suicide en réponse au triomphe de César, mérite apparemment le droit de cité chez La Rochefoucauld (maxime 504), mais seulement pour subir une dégradation encore plus humiliante face au vulgaire « laquais » qui aurait poussé son effronterie jusqu’à « danser sur l’échafaud ». 54 Non point que La Rochefoucauld ne s’intéresse pas à l’histoire, comme en témoigne sa réflexion intitulée « Des événements de ce siècle », mais son intérêt semble se porter plus vers l’histoire contemporaine colportée dans les salons que vers l’histoire antique chroniquée par les Gréco-romains. <?page no="45"?> 45 2. Ironie polyphonique : La Rochefoucauld et Faret lisme de l’aristocrate provincial, sommairement éduqué entre les parties de chasse organisées par son père, ressort alors au grand jour, en comparaison avec l’éducation plus fouillée reçue par le bourgeois parisien. Or, malgré cette différence de culture, les deux praticiens de l’honnêteté se rejoignent à nouveau sur leur mépris élitiste de l’expérience. Pour Faret, celle-ci est une « marâtre » qui « précipite [la sagesse] plus qu’elle ne la conduit » (29), et pour La Rochefoucauld, soit cette expérience arrive toujours trop tard (maxime 405), soit elle ne permet en rien d’« éviter » les écueils de la vie, quand bien même cette dernière pourrait être hypothétiquement répétée (maxime 191) 55 . Dans un cas comme dans l’autre, il semblerait donc que l’honnête homme se détache de la sagesse occidentale seulement pour mieux s’y rattacher, non pas par le biais de toute une éducation philosophique, jugée apparemment inutile, mais par celui d’un rejet a priori de la connaissance a posteriori. Cependant, si l’honnêteté rejette parfois explicitement le savoir empirique, cela ne veut pas nécessairement dire qu’elle adopte implicitement une méthode rationaliste. En effet, malgré leur reconnaissance commune des « qualités de l’esprit », ni Faret ni La Rochefoucauld ne poussent leur intuition antiphilosophique jusqu’à définir ces fameuses « qualités », laissant ainsi « l’esprit » dans le plus grand flou artistique 56 . Flou quelque peu surprenant chez l’aristocrate qui fait de cet « esprit » un des fleurons de sa réflexion gnomique, avec un total de 54 itérations du mot dans l’ensemble des Maximes, mais surprise qui ne s’en précise pas moins si l’on considère que deux des définitions principales de cet esprit énigmatique se rattachent à la 55 Maxime 191 : « On peut dire que les vices nous attendent dans le cours de la vie comme des hôtes chez qui il faut successivement loger ; et je doute que l’expérience nous les fît éviter s’il nous était permis de faire deux fois le même chemin » ; maxime 405 : « Nous arrivons tout nouveaux aux divers âges de la vie, et nous y manquons souvent d’expérience malgré le nombre des années. » 56 Faret intitule en effet toute la quatrième section de son manuel « Des qualités de l’esprit », et La Rochefoucauld reprend cette même expression dans les maximes 80 et 425. Ni chez l’un ni chez l’autre, toutefois, ne s’engage-t-on à spécifier en quoi consistent exactement ces fameuses « qualités ». Faret, comme à son habitude, s’échappe dans une énumération plutôt quantitative que qualitative des « moyens pour acquérir [la vertu] » nécessaire à guider « l’esprit » (24). Quant à La Rochefoucauld, toujours aussi évasif que sa forme gnomique le lui permet, il se contente d’abord de nous affirmer qu’il est « facile de connaître » ces fameuses « qualités de l’esprit » (maxime 80), avant de nous confirmer ensuite qu’il n’en connaît qu’une seule, et incidemment, la plus grivoise d’entre toutes, à savoir la « pénétration » (maxime 425). D’un côté, les « qualités » se résument à une simple question de quantité, et de l’autre, l’« esprit » se glisse, de manière caricaturalement pinéale, dans le corps. <?page no="46"?> 46 Ambivalences rhétoriques « politesse » et à la « galanterie » courtisanes (maximes 99 et 100) 57 . Pour La Rochefoucauld comme pour Faret, le rejet de l’expérience empirique passe en effet moins par l’adoption d’un rationalisme nouveau que par l’adhésion à une sagesse bien plus ancienne, sagesse qu’ils appellent l’un et l’autre le « jugement », mais dans laquelle on reconnaît surtout l’ancienne doxa, autrement dit l’opinion commune tant diffamée par notre philosophie occidentale 58 . En ce sens, on comprend donc que l’« esprit », qui rapproche le plus les deux théoriciens de l’honnêteté, les éloigne en fait le plus radicalement de l’« esprit » rationaliste de la méthode cartésienne. Là où Descartes voyait dans l’intuition « la conception d’un esprit pur et attentif, si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons » (Œuvres, 43), Faret et La Rochefoucauld appuient en revanche l’« esprit » de leur honnêteté sur une intuition plus mondaine qui n’a apparemment que faire des idées claires et distinctes du jésuite fléchois. Pour eux, l’intuition la plus « honnête » ne consiste pas à savoir se distinguer par l’individualité d’un Cogito indubitable, mais plutôt à ne pas douter que la distinction courtisane triomphera toujours de la distinction cartésienne. Or c’est précisément par cette distinction entre les distinctions que continue à se préciser l’ironie polyphonique de l’honnêteté. Si les honnêtes hommes de Faret et de La Rochefoucauld se distinguent radicalement de l’intuition philosophique en général, et rationaliste en particulier, c’est pour mieux se rapprocher de la seule distinction digne à leurs yeux de ce nom, à savoir la distinction sociale. Distinction encore plus vitale pour le bourgeois que pour l’aristocrate, puisque celui-ci ne saurait compter sur les quartiers de noblesse de celui-là pour faire son entrée à la Cour, mais rapprochement qui, assez paradoxalement, suscite beaucoup moins d’angoisse chez le premier que chez le second. Ainsi, les lecteurs pourront-ils s’étonner de découvrir chez Faret la phrase suivante : « Dans cette multitude de jugements différents […] qui ne se donnent guère la peine d’examiner bien avant le mérite de ceux qui se présentent, on peut dire que ce sont les autres qui nous donnent l’estime et que nous n’avons qu’à la conserver » (40). Alors que, chez La Rochefoucauld, la maxime 162 répondra que : « L’art de savoir bien mettre 57 Maxime 99 : « La politesse de l’esprit consiste à penser des choses honnêtes et délicates » ; maxime 100 : « La galanterie de l’esprit est de dire des choses flatteuses d’une manière agréable. » 58 « Jugement » quelque peu plus raffiné chez La Rochefoucauld que chez Faret, il faut quand même le signaler, puisque là où le bourgeois semble accepter ce « jugement » comme une valeur brute et donc inutile à remettre en question, l’aristocrate, pour sa part, n’hésite pas à en suggérer elliptiquement les limites, comme dans la maxime 89 : « Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement. » <?page no="47"?> 47 2. Ironie polyphonique : La Rochefoucauld et Faret en œuvre de médiocres qualités dérobe l’estime, et donne souvent plus de réputation que le véritable mérite ». D’un côté comme de l’autre, la distinction tant recherchée résulte moins du « mérite » que de l’« estime », mais seul le bourgeois parvenu reconnaît immédiatement le bénéfice de cette revalorisation pour sa propre entreprise. Pour l’aristocrate éconduit, en revanche, c’est plutôt l’heure des lamentations face à cette injustice qui privilégie les plus « médiocres » au détriment des plus méritants 59 . Lamentations qui, à leur tour, se traduisent par une nouvelle distinction, sémantique cette fois, puisqu’il en va désormais de l’honneur même de l’honnête homme de savoir se distinguer par rapport à l’arrivisme sans scrupules de ceux que La Rochefoucauld appellera ailleurs les « gens de chicane » (maxime 221) 60 . Pour mieux apprécier cette distinction sémantique entre le « mérite » et l’« estime », que Faret semble fort empressé d’escamoter pour son courtisan, il convient ici de s’arrêter un instant sur une nuance importante de la maxime 162 : « L’art de savoir bien mettre en œuvre de médiocres qualités dérobe l’estime et donne souvent plus de réputation que le véritable mérite. » D’un côté, comme cela se passe le plus souvent dans la rhétorique gnomique, tout le poids axiologique de cette maxime semble verser sur le mot de la fin, « mérite », d’autant que ce substantif est lui-même immédiatement renforcé par la qualification antérieure de l’adjectif « véritable ». De l’autre, et en raison du déséquilibre métrique qui accorde ici plus d’importance à la première proposition de cette sentence qu’à la seconde, c’est plutôt le concept d’« estime » qui semble dominer l’échelle des valeurs. Si l’on considère en outre que le début de la maxime associe l’adverbe qualitatif « bien » à l’obtention de cette « estime », on en finit presque par s’interroger sur la connotation négative du verbe « dérober » (comme synonyme de ‘voler’) et par se demander si ce verbe ne signifierait pas plutôt ‘dévoiler’, c’est-à-dire ‘révéler la vérité’. Autrement dit, malgré le fort contrepoids de l’épithète « médiocres », pourrait-on voir dans la maxime 162 une revalorisation indirecte de l’« estime » par rapport au « mérite » ? Sans doute, et surtout si on lit cette sentence en tandem avec la maxime 155 qui n’hésite pas à rappeler combien ce « mérite » peut être 59 Inutile d’énumérer les multiples déconvenues politico-sociales essuyées par La Rochefoucauld aussi bien avant qu’après la Fronde, quand l’affaire du tabouret, à elle seule, résume l’humiliation chronique du grand aristocrate qui, pour mieux asseoir son autorité de duc auprès du roi, dut consacrer une grande partie de sa vie à obtenir le privilège d’asseoir le postérieur de son épouse sur un des tabourets de la reine. 60 « On ne veut point perdre la vie, et on veut acquérir de la gloire : ce qui fait que les braves ont plus d’adresse et d’esprit pour éviter la mort, que les gens de chicane n’en ont pour conserver leur bien » (maxime 221). <?page no="48"?> 48 Ambivalences rhétoriques « dégoûtant » 61 . Toutefois, malgré cette remontée en cote apparente de l’« estime », il ne faudrait pas non plus enterrer le « mérite » qui, dans la cinquième et dernière édition des Maximes revient tout de même en force avec la sentence 455 62 . Plutôt que de suggérer, comme Faret, que le « mérite » pourrait effectivement n’intervenir en rien dans l’attribution de cette « estime » si prisée par le courtisan, un La Rochefoucauld plus âgé et plus blasé encore que celui des premières maximes préfère en effet embrasser le « faux mérite » aux côtés du « véritable ». On reconnaît ainsi la stratégie familière du double discours sur la vraie/ fausse honnêteté, et l’on n’en apprécie que mieux la mauvaise foi de l’aristocrate qui, sous prétexte de défendre la valeur à ses yeux fragilisée du « mérite », s’était déjà vu obligé de relativiser le concept jusque-là absolu de l’« estime » : « Notre mérite nous attire l’estime des honnêtes gens, et notre étoile celle du public » (maxime 165). Autrement dit, La Rochefoucauld concède elliptiquement, par la plus courte des deux propositions de cette sentence, qu’il est effectivement possible, comme le pensait Faret, de gagner l’« estime » de la Cour sans autre forme de procès que celui du spectacle offert à son « public », mais seulement dans la mesure où il peut simultanément dévaloriser le talent de certains courtisans en le réduisant à leur « étoile », c’est-à-dire plus simplement à leur chance 63 . Inversement, par la plus longue des deux propositions de cette maxime, les autres « honnêtes » courtisans peuvent alors maintenir leur 61 Maxime 155 : « Il y a des gens dégoûtants avec du mérite, et d’autres qui plaisent avec des défauts. » « [D]égoûtant », bien entendu au sens privatif par rapport à l’ineffable « bon goût » de la culture classique, mais également au sens gustatif, puisqu’aussi bien la première édition des Maximes que la version antérieure de Hollande, rappellent que c’est par une comparaison gastronomique que La Rochefoucauld est parvenu au concept du « dégoût » : « Comme il y a de bonnes viandes qui affadissent le cœur, il y a un mérite fade et des personnes qui dégoûtent avec des qualités bonnes et estimables ». Assez curieusement d’ailleurs, même lorsque l’idée du « dégoût » ne reflue pas entre les avatars de la maxime 155, la définition de ce qui deviendra en fin de compte le « mérite », pour sa part, fluctue considérablement. Plazenet affirme en effet qu’il existe, entre la version de Hollande et le « 2 e état » de la première édition des Maximes, un « 1 er état » de cette sentence qui aurait tout simplement renversé l’adjectif final pour transformer « estimables » en « inestimables ». La Rochefoucauld aurait donc hésité entre un « mérite » qui pouvait s’avérer à la fois propre et impropre à recevoir de l’« estime », et de là à penser que la résorption de cette contradiction ait fini par le « dégoûter » lui-même, il n’y a qu’un pas. 62 Maxime 455 : « Quelque disposition qu’ait le monde à mal juger, il fait encore plus souvent grâce au faux mérite qu’il ne fait injustice au véritable. » 63 Quoique, comme je le démontrerai dans le dernier chapitre sur la rota fortunae, même les « étoiles » des Maximes ne sauraient se réduire à une simple question de chance. <?page no="49"?> 49 2. Ironie polyphonique : La Rochefoucauld et Faret « mérite » intact, que celui-ci comme ceux-là s’avèrent d’ailleurs vrais ou faux, puisque le succès de cette opération dépendrait alors non pas d’un aberrant coup de dé mais, littéralement, d’un phénomène physique d’attraction où, tel un aimant, le « mérite […] attire l’estime ». En somme, il y a certes une forte dose de raisins verts dans la concoction de cette sentence 165, mais au moins la mauvaise foi de l’aristocrate permet temporairement de conserver la distinction des « honnêtes gens » par rapport aux plus vulgaires courtisans comme Faret, et à condition de ne pas trop verser dans les détails, l’honneur reste sauf. L’ironie de l’honnêteté, jusque-là polyphonique en vertu de sa résonnance par rapport à un discours philosophique extérieur qu’elle méprise et qu’elle rejette, devient ici polyphonique par sa dissonance intérieure, au sein de son propre discours. Pour autant qu’ils se reconnaissent, en effet, par l’emploi d’un même lexique, les honnêtes hommes de Faret et de La Rochefoucauld se renvoient dos à dos précisément par l’emploi de ce langage censé les rassembler. Autrement dit, plus les courtisans se distinguent en tant que « communauté discursive », moins le courtisan se distingue en tant qu’individu digne de reconnaissance particulière, et plus il devient alors essentiel que l’honnête homme sache établir ses propres distinctions, même si, là encore, celles-ci s’avèrent aussi sociolinguistiques que celles de son groupe. D’un côté, l’honnête bourgeois de Faret qui décroche l’« estime », de l’autre, l’honnête aristocrate qui se raccroche au « mérite », et entre les deux déjà, comme une sorte de vide qui résonne de dissonance. Vide qu’il convient bien sûr de meubler avec toute la bienséance du trompe-l’œil qui dissimule si théâtralement la laideur des coulisses. Vide contre lequel il faudra donc continuer à entretenir l’illusion de plénitude, non plus en trompant simplement les yeux, mais en trompant aussi les oreilles par la magie d’une « conversation » elle-même si mystérieuse et si insaisissable qu’elle en deviendrait presque inaudible. Bien sûr, qui dit discours d’une « communauté discursive » ne dit pas nécessairement « conversation » au sens de dialogue polyphonique ; La Rochefoucauld aussi bien que Faret en témoignent là encore, chacun à sa manière. Pour l’aristocrate d’abord, on se souviendra en effet de toute la séquence sur les « louanges empoisonnées » (sentences 145, 148, 198 et 320) dont j’avais d’ailleurs choisi la dernière pour introduire la pensée ironique des Maximes 64 . Souvent impossible à distinguer du « blâme » (maxime 198), 64 Maxime 145 : « Nous choisissons souvent des louanges empoisonnées qui font voir, par contrecoup, en ce que nous louons, des défauts que nous n’osons découvrir d’une autre sorte » ; maxime 148 : « Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui médisent » ; maxime 198 : « Nous élevons la gloire des uns pour abaisser celle des autres, et quelquefois on louerait moins Monsieur le Prince et M. de Turenne si on ne les voulait point blâmer tous deux » ; maxime 320 : « Louer les Princes des vertus qu’ils n’ont pas, c’est leur dire impunément des injures. » <?page no="50"?> 50 Ambivalences rhétoriques de la « médisance » (maxime 148) ou des « injures » (maxime 320), le discours laudatif de l’honnête homme semble toujours menacer de se refermer sur lui-même, plutôt que d’inviter à la discussion… à moins évidemment que cette discussion ne se condense dramatiquement sous forme d’invitation au duel. De même, bien que pour des raisons toutes différentes, le discours du courtisan de Faret ne semble guère plus se soucier de véritable dialogue. Dans sa section pourtant intitulée « De la conversation des égaux », le bourgeois gentilhomme déclare ainsi sans ambages que « [c]e n’est pas tout que d’avoir du mérite, il faut savoir le débiter et le faire valoir » (59). Déclaration qui rappelle certes le mépris de l’arriviste du peuple pour cette aristocratie visiblement engoncée dans ses traditions, mais déclaration qui, par son syntagme final, souligne surtout le « savoir… faire » économique du nouveau courtisan. Pour ce dernier, l’économie de l’honnêteté n’est plus en effet celle du troc, mais plutôt celle de l’investissement ; il ne s’agit pas simplement de savoir échanger des louanges à mots couverts, mais au contraire de savoir « débiter » ou se mettre à découvert afin de mieux pouvoir, par la suite, « faire valoir » les bénéfices de son propre capital. Autrement dit, contrairement à La Rochefoucauld qui chercherait parfois, semble-t-il, à anéantir le dialogue par l’élégance de son ambivalence rhétorique, Faret recherche plutôt à dominer la « conversation » par la puissance de sa dépense verbale. Mais dans un cas comme dans l’autre, la « communauté discursive » des honnêtes gens semble beaucoup moins polyphonique que l’on ne voudrait croire, surtout lorsque cette polyphonie semble se réduire aux seules voix des plus téméraires. Pourtant, La Rochefoucauld comme Faret reconnaissent l’importance de laisser parler les autres. Pour l’honnête homme des Maximes, c’est là le seul moyen d’« attirer des louanges » que l’on prend alors « comme une récompense de son mérite » (maximes 143 et 144) 65 . Plus fameusement encore, on se souviendra de la très brève sentence 146 : « On ne loue d’ordinaire que pour être loué » qui, tout autant que la logique circulaire de la louange, rappelle aux lecteurs l’économie autarcique de l’honnêteté aristocratique. Non seulement le verbe « louer » se réfère-t-il contextuellement au lexique de la louange, mais il pourrait tout aussi bien suggérer celui de la location, c’est-à-dire de l’emprunt moyennant finance. Emprunt bien éloigné toutefois de la poursuite plus capitaliste du bourgeois, puisque pour La Rochefoucauld 65 Maxime 143 : « C’est plutôt par l’estime de nos propres sentiments que nous exagérons les bonnes qualités des autres, que par l’estime de leur mérite : et nous voulons nous attirer des louanges lorsqu’il semble que nous en donnons » ; maxime 144 : « On n’aime point à louer, et on ne loue jamais personne sans intérêt. La louange est une flatterie habile, cachée et délicate, qui satisfait différemment celui qui la donne, et celui qui la reçoit. L’un la prend comme une récompense de son mérite ; l’autre la donne pour faire remarquer son équité et son discernement. » <?page no="51"?> 51 2. Ironie polyphonique : La Rochefoucauld et Faret il s’agit avant tout d’une économie refermée sur elle-même où la louange s’échange de manière latérale sans autre forme de profit que celle du petit joueur endetté qui réussirait tout simplement à rentrer dans ses fonds ou, dans le meilleur des cas, à doubler la mise sur son adversaire 66 . Pour Faret, inversement, la transaction verbale avec le reste de la « communauté discursive » s’opère plutôt de manière verticale, et c’est d’ailleurs moins « la conversation des égaux » qui semble l’intéresser que la « conversation des Grands ». Ainsi découvre-t-on, sans grande surprise, la phrase suivante chez le courtisan bourgeois : « Un honnête homme, quand même il serait né assez bassement pour n’oser s’approcher des Grands qu’avec des soumissions d’esclave, si est-ce que si une fois il leur fait connaître ce qu’il vaut, il les verra à l’envie les uns des autres, prendre plaisir à l’élever jusqu’à leur familière communication » (65). Là où l’honnête aristocrate ne voit à la Cour qu’un vaste parterre de ses semblables où rares sont les têtes que son amour-propre lui permet de voir dépasser, l’honnête bourgeois, pour sa part, garde une perspective plus ascensionnelle des sommets, ce qui lui permet plus facilement d’échafauder un discours beaucoup plus séducteur (« à l’envie ») que celui de ses plus nobles rivaux. Si l’un comme l’autre, malgré leur arrogance respective, se soucient pareillement du besoin de « conversation » entre honnêtes gens, Faret, par son complexe d’infériorité littéralement servile (« soumissions d’esclave »), parvient beaucoup plus aisément à profiter de cette différence de condition sociale que La Rochefoucauld, lui-même déjà établi et donc plus cynique visà-vis de ses possibilités de réussite à la Cour. L’instinct de « communication » semble ainsi se maintenir aussi bien du côté de l’honnête bourgeois que de celui de l’honnête aristocrate, mais c’est plutôt chez le premier qu’il continue à se développer, car chez le second, il semblerait parfois que cet instinct de conversation se réduise pitoyablement à un simple instinct de conservation. Cependant, l’ironie de cette honnêteté conversationnelle passe encore par un dernier renversement. Là où on aurait pu croire, dans un premier temps, que la plus grande ironie de la « communauté discursive » des courtisans du Grand Siècle consistait non pas à privilégier le discours polyphonique des honnêtes gens, mais seulement la parole monophonique du seul 66 Car il arrive parfois, comme dans le cas de la fausse modestie, que le joueur récolte effectivement le double de ce qu’il escomptait : « Le refus des louanges est un désir d’être loué deux fois » (maxime 149). Même logique du redoublement à la fin de la sentence 144 : « l’un la prend [la louange] comme une récompense de son mérite ; l’autre la donne pour faire remarquer son équité et son discernement ». Dans l’économie verbale de l’honnêteté selon La Rochefoucauld, on apprécie certes la reconnaissance du « mérite » que nous accordent les autres, mais faute de pouvoir toujours compter sur celle-ci, on apprécie encore plus la double reconnaissance de l’« équité » et du « discernement » que l’on s’administre soi-même. <?page no="52"?> 52 Ambivalences rhétoriques honnête homme, on s’aperçoit, dans un deuxième temps, que même les beaux parleurs ne sauraient mépriser l’importance de leur auditoire, surtout lorsque, d’après la formule bien ‘goupillée’ de l’époque, « tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute » 67 . Or, même après ce double renversement communicationnel, l’ironie de l’honnêteté ménage apparemment un dernier retournement discursif. D’un côté, le courtisan bourgeois de Faret prétend se soucier de la « familière communication » avec les « Grands », alors qu’en fait, il ne recherche que les « bons mots […] courts, aigus, clairs » (86) qui lui permettront précisément d’anéantir la « conversation » qu’il dit vouloir. De l’autre, le courtisan aristocrate de La Rochefoucauld prétend ne s’intéresser qu’à « la flatterie, habile, cachée et délicate [de] la louange » (maxime 144), alors qu’en fait, il décourage explicitement l’honnête homme de « pense[r] plutôt à ce qu’il veut dire qu’à répondre précisément à ce qu’on lui dit » (maxime 139) 68 . D’un côté comme de l’autre, il s’opère donc une sorte de chassé-croisé des valeurs conversationnelles, puisque d’une part, l’honnête bourgeois semble vouloir communiquer seulement pour mieux pouvoir dominer ses interlocuteurs et donc annihiler la communication, alors que de l’autre, l’honnête aristocrate chercherait plus volontiers à effectuer le parcours inverse, autrement dit à émousser les pointes de sa langue fielleuse, de sorte à savoir un jour « bien écouter et bien répondre », ce qui pour lui reste explicitement « une des plus grandes perfections qu’on puisse avoir dans la conversation » (maxime 139). Paroles en l’air que les préceptes de cette sentence 139 où La Rochefoucauld ferait semblant de « bien écouter », alors qu’il s’empresse tout aussitôt de démontrer, dans la séquence 143 à 150 des Maximes, combien il préfère encore s’adonner à la « médisance » des « louanges empoisonnées » ? Peut-être, surtout si l’on considère que les paroles dans l’air du temps sont effectivement celles du mot d’esprit tel que l’appréciait déjà, deux générations auparavant, 67 Le goupil (ou renard) de la fable, pourrait effectivement paraître anachronique par rapport au courtisan de Faret, mais en tant que protagoniste du « Livre I » de La Fontaine, paru en 1668, il s’avère tout à fait contemporain de l’honnête homme de La Rochefoucauld. 68 Maxime 139 : « Une des choses qui fait que l’on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c’est qu’il n’y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu’il veut dire qu’à répondre précisément à ce qu’on lui dit. Les plus habiles et les plus complaisants se contentent de montrer seulement une mine attentive, au même temps que l’on voit dans leurs yeux et dans leurs esprits un égarement pour ce qu’on leur dit, et une précipitation pour retourner à ce qu’ils veulent dire : au lieu de considérer que c’est un mauvais moyen de plaire aux autres ou de les persuader, que de chercher si fort à se plaire à soi-même ; et que bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu’on puisse avoir dans la conversation. » <?page no="53"?> 53 2. Ironie polyphonique : La Rochefoucauld et Faret le courtisan de Faret. Toutefois, ce serait oublier que l’art de la « conversation » fascine aussi bien les honnêtes bourgeois que les honnêtes aristocrates. Faret n’est en effet pas le seul à s’inquiéter de capter les modalités du discours au sein de cette « communauté discursive » de l’honnêteté ; La Rochefoucauld lui aussi montrera tout l’intérêt qu’il prête au dialogue entre courtisans, non seulement par cette curieuse maxime 139 qui se distingue autant par sa longueur que par sa modestie inattendues, mais aussi par la quatrième entrée des Réflexions diverses, elle-même d’ailleurs intitulée « De la conversation ». Ainsi, bien loin de la tendance auto-suffisante de la forme gnomique qui finit souvent par phagocyter les discours avoisinants, cette quatrième réflexion rappelle combien même les voix les plus mémorables de l’« honnête » société doivent savoir se tempérer pour le grand profit du groupe : « Il faut éviter de contester sur des choses indifférentes, faire rarement des questions, qui sont presque toujours inutiles, ne laisser jamais croire qu’on prétend avoir plus de raison que les autres, et céder aisément l’avantage de décider. » Le seul problème de cette courtoisie de la « conversation » courtisane dont la rhétorique prescriptive pourrait tout aussi bien s’appliquer au traité de Faret, c’est que, venant d’un La Rochefoucauld assez timide qui n’hésite pas à se décrire comme « réservé » dans son autoportrait, cette politesse de l’effacement verbal en société pourrait bien être le résultat d’une toute autre motivation que celle de l’arriviste bourgeois. Quand, pour Faret, le seul intérêt à laisser momentanément s’exprimer les autres serait sans doute de mieux reprendre par la suite la parole à son compte, pour La Rochefoucauld, on en vient à se demander si la réserve qu’il encourage n’est pas plutôt le fruit d’une simple peur du ridicule face à des interlocuteurs aptes à le surclasser par la fulgurance de leurs traits d’esprit 69 . Pour quelle autre raison, en effet, l’auteur de la quatrième réflexion préférerait-il tout simplement « se joindre à l’esprit de celui qui en a le plus », alors que de l’esprit, ses Maximes nous prouvent qu’il en avait évidemment à revendre ? Se pourrait-il que l’esprit de salon de La Rochefoucauld se soit parfois résumé à un simple esprit d’escalier ? Nul moyen, bien sûr, de le démontrer, surtout lorsque le propre de la maxime semble être, comme le disait d’ailleurs Faret du « bon mot », qu’elle « ne sente pas l’odeur de l’étude » afin qu’elle ne soit « pas soupçonné[e] 69 Dans son autoportrait, là encore, La Rochefoucauld insiste certes que : « La conversation des honnêtes gens est un des plaisirs qui me touchent le plus. » Toutefois, quelques lignes plus loin, dans la phrase suivante, il confesse également qu’il ne se considère pas nécessairement comme le plus inspiré des beaux esprits : « si je ne dis pas beaucoup de petites choses pour rire, ce n’est pas du moins que je ne connaisse bien ce que valent les bagatelles bien dites, et que je ne trouve fort divertissante cette manière de badiner où il y a certains esprits prompts et aisés qui réussissent si bien. » <?page no="54"?> 54 Ambivalences rhétoriques d’avoir été préparé[e] » (86). Cependant, il n’en demeure pas moins que, lorsque la « conversation » de l’honnête bourgeois reprend de plus belle, celle de l’honnête aristocrate s’achemine directement vers le « silence », ou comme le dit là encore l’auteur de la quatrième réflexion, vers l’art de « savoir se taire ». L’ironie finale de cette polyphonie de l’honnêteté serait donc de se traduire par une réduction monophonique de la « communauté discursive » à son plus hâbleur élément bourgeois. Reste alors à interpréter le « silence » de l’aristocrate face à cette montée en force de l’« habile » bourgeoisie ; serait-ce là la défaite de l’honnêteté aristocratique aux mains de l’habileté bourgeoise, ou au contraire, le signe avant-coureur d’une conversion inévitable de l’aristocratie au moment même où la « conversation » entre les deux mondes aurait semblé défaillir ? I. 3. Ironie polycentrique : honnêteté et habileté Y a-t-il, pour commencer, la moindre ambivalence entre les concepts d’honnêteté et d’habileté chez La Rochefoucauld ? Peut-être pas nécessairement pour commencer, mais en tout cas pour terminer. Ainsi, la fameuse sentence 504, qui clôture aujourd’hui encore l’édition finale des Maximes, nous livre l’observation suivante sur la mort : « Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s’empêcher de la considérer ». Double surprise que cette déclaration à la fois inopinée et pourtant si fortement opinée ; d’un côté, nous nous laissons surprendre par le rapprochement inattendu d’une honnêteté et d’une habileté qui, jusque-là, semblaient avoir fait chambre à part, et de l’autre, l’énonciateur nous surprend plus encore en suggérant la possibilité que l’honnêteté si fondamentale puisse n’avoir été qu’un simple « prétexte » par rapport à une habileté plus centrale. Qu’en est-il vraiment ? L’honnêteté et l’habileté se retrouvent-elles par pur hasard sur le lit de mort de cette dernière maxime ? Ou se sont-elles déjà côtoyées, bon gré mal gré, depuis bien plus longtemps encore ? Pour mieux répondre à ces questions, je propose à présent d’éclairer le « prétexte » de cette rencontre conceptuelle, apparemment fortuite, à la lumière d’une analyse là encore textuelle qui reviendra progressivement sur les traces de cette relation si discrète qu’elle se ferait presque oublier. D’où vient, d’abord, l’impression qu’habileté et honnêteté font effectivement chambre à part dans les Maximes ? Peut-être de la sentence 244 dont l’énoncé rappelle clairement que « [l]a souveraine habileté consiste à bien connaître le prix des choses. » Même dans le meilleur des cas, celui où l’habileté se fait la plus « souveraine », autrement dit la plus noble (si l’on accepte que la ‘souveraineté’ serait le degré le plus élevé de la ‘noblesse’), celle-ci ne <?page no="55"?> 55 3. Ironie polycentrique : honnêteté et habileté s’inquiète pas des valeurs personnelles ou sociales, mais tout simplement du « prix » bassement bourgeois des « choses ». De même, et comme par confirmation logique, là où l’honnête homme reste avant tout celui qui se connaît, ou tout au moins celui qui reconnaît ses « défauts » (maxime 202), l’habile homme, en revanche, ne s’avise de « connaître » que la matérialité de son univers 70 . Tout comme l’aristocrate souhaitait se distinguer du bourgeois dans la masse des courtisans, l’honnêteté semblerait donc se distinguer de l’habileté, surtout dans le contexte d’un discours où le territoire se divise assez clairement entre les préoccupations axiologiques d’une honnêteté aristocratique et l’occupation économique d’une habileté bourgeoise. Pourtant, on remarque également l’effort de littéralité interprétative auquel il faut se contraindre, dans la maxime 244, pour entretenir ce qui s’avère bientôt être l’illusion d’une distinction, à la fois sociale et sémantique, entre honnêteté et habileté. D’une part, il faut en effet réduire la signification de l’épithète « souveraine » à son sens le plus limité de ‘royale’, alors que, vu la position antécédente de cet adjectif par rapport à son substantif, on pourrait tout aussi bien y reconnaître le sens de ‘suprême’, ce qui ouvrirait alors l’interprétation de telle sorte à augmenter instantanément la valeur intrinsèque de l’« habileté ». D’autre part, il faut ensuite limiter les bénéfices rhétoriques de l’expression « le prix des choses » pour y lire simplement le discours de la matérialité économique, alors qu’il se pourrait aussi vraisemblablement que cette expression déploie une bien plus ample envergure, à la fois métonymique et métaphorique, où les « choses » s’ouvriraient sur la ‘vie’ pour que leur « prix » puisse alors prendre sa ‘valeur’ la plus humaine et donc la plus expansive. D’ailleurs, le manuscrit Gilbert des Maximes nous offre, de ce côté-là, la plus sûre confirmation de cette interprétation plus ouverte de la sentence 244 en y accolant un syntagme, malheureusement retiré de toutes les éditions, et que j’ajoute ici en italique : « La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix des choses et l’esprit de son temps. » Autrement dit, même dans ses retranchements les plus visiblement matérialistes, l’habile homme n’en oublie pas moins les préoccupations idéalistes de son confrère l’honnête homme, et en ce sens, il se rapproche déjà beaucoup plus fondamentalement de son alter ego que ne voudrait le concéder l’énonciateur aristocrate, lui-même si soucieux de se dissocier bourgeois « de chicane » (maxime 221) 71 . Certes, la concession de ce rapprochement identitaire entre habile homme et honnête homme ne vient pas facilement à la plume de La Rochefoucauld, 70 Rappel de la maxime 202 : « Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent leurs défauts aux autres et à eux-mêmes ; les vrais honnêtes gens sont ceux qui les connaissent parfaitement, et les confessent. » 71 Revoir la note 60. <?page no="56"?> 56 Ambivalences rhétoriques et il faut donc continuer à remonter le cours des Maximes pour mieux apprécier toute l’ironie de cette relation récalcitrante. Ainsi, la première ironie de ce rapport se situe sur un plan purement structural. On remarque en effet que la fameuse séquence gnomique sur l’honnêteté (maximes 202 à 206) se trouve encadrée par deux sentences spécifiquement centrées sur l’habileté (maximes 199 et 208). Encadrement sans doute fortuit, vu l’organisation souvent anarchique de l’œuvre, mais encadrement qui n’en pose pas moins la question de savoir si ce côtoiement conceptuel ne pourrait pas tout aussi bien relever d’un tacite désir d’autodérision de la part de l’auteur, surtout lorsque l’on sait que les trois cents premières maximes de l’édition finale furent de loin les plus travaillées et les plus retouchées. Comment, pour cette raison, ne pas soulever la possibilité d’un énonciateur un peu moqueur qui, pour mieux dénigrer les faux-semblants de ses semblables, en l’occurrence les honnêtes gens, chercherait alors à leur rendre la monnaie, non par affront direct, mais par l’éclairage indirect du contraste ? Contraste particulièrement cuisant, si l’on considère que la maxime 199 semble accorder aux habiles gens plus de talent naturel qu’à leurs honnêtes comparses 72 . Contraste encore plus douloureux pour le fameux « amour-propre » de l’honnête homme, si l’on considère par ailleurs que même les imbéciles seraient plus aptes à incarner ce talent naturel (maxime 208) 73 . L’ironie du rapprochement conceptuel entre honnêteté et habileté naîtrait donc d’un problème de cadrage structural ; faute de pouvoir encadrer toute son honnête compagnie, La Rochefoucauld aurait peut-être tout simplement décidé de la recadrer en ouvrant un peu plus l’objectif de sa caméra gnomique. Il serait alors apparu, aux marges de l’écran, un étrange oiseau aux couleurs exotiques, une sorte de cousin d’Amérique et d’idiot de la famille tout à la fois, une forme de bâtard aussi prodigue que prodige, et dont on aurait jusque-là préféré dissimuler l’existence : bref, nul autre que cet habile ajouté dont la présence embarrasse. Or, cette présence embarrassante de l’habileté aux côtés de l’honnêteté, qu’il concède à demi-mots dans ses Maximes, La Rochefoucauld la concède sans doute encore plus sciemment dans sa vie personnelle. A en croire Saint- Simon, mauvaise langue certes notoire de son époque, mais observateur souvent mieux avisé que ne l’aurait voulu bon nombre de ses contemporains, La Rochefoucauld aurait en effet laissé entrer dans sa famille un « gendre secret », roturier d’origine, mais rapidement anobli au rang de baron de Gourville (Mazère 102) 74 . Récompense « honnête » d’un seigneur généreux accordée à 72 Maxime 199 : « Le désir de paraître habile empêche souvent de le devenir. » 73 Maxime 208 : « Il y a des gens niais qui se connaissent, et qui emploient habilement leur niaiserie. » 74 D’après la récente biographie de Mazère, le baron de Gourville (né Jean Hérault en 1625) nous est plus objectivement décrit en ces termes : « Orphelin de père <?page no="57"?> 57 3. Ironie polycentrique : honnêteté et habileté son plus « habile » serviteur, ou dérapage calculé d’un valet roublard qui, à force de mettre la main à la pâte dans toutes les affaires de son maître, aurait fini par lui cuisiner quelque descendance illégitime ? Pas moyen de savoir, car ni les Mémoires de l’un, ni celles de l’autre n’en soufflent mot. L’ambivalence biographique la plus parfaite demeure donc, quant à ce rapport de force entre l’« honnête » seigneur et son « habile » valet, ce qui ne fait par ailleurs que renforcer la possibilité d’une pareille ambivalence, rhétorique cette fois, à l’intérieur des Maximes. Ainsi, le « complexe de Gourville », tel que je souhaiterais appeler le rapport ambivalent de La Rochefoucauld à son serviteur, trouve peut-être ses racines dans l’expérience personnelle de l’aristocrate charentais, mais seulement pour mieux pousser vers la surface gnomique le fin cépage d’une rhétorique ironique dont le lecteur devra continuer à patiemment vendanger le fruit. Car l’ironie du rapprochement volens nolens entre l’honnête homme et son alter ego l’habile homme se précise effectivement de manière plus textuelle en continuant une lecture à rebours des Maximes. De fait, avant l’ironie structurale de l’encadrement des sentences 202 à 206, on découvre, à la maxime 170, cette forme plus traditionnelle de l’ironie verbale : « Il est difficile de juger si un procédé net, sincère et honnête est un effet de probité ou d’habileté. » D’un côté, la sentence semble nous rassurer par l’accumulation de tout un champ lexical de l’honnêteté (trois adjectifs et un substantif), mais de l’autre, elle renverse d’un seul tenant tout ce bel édifice moral dans l’ornière finale de l’« habileté ». Sans pour autant prendre le parti facile de l’antiphrase qui aurait lourdement démontré la malhonnêteté de toute honnêteté, l’énoncé déguise cette malhonnêteté sous forme d’« habileté », exactement de la même manière que le reste des Maximes énumère tant d’autres « vices déguisés » en vertus apparentes. Cependant, là encore, personne ne s’y trompe, et seule la finesse toute diplomatique des cinq premiers mots de la sentence permet de dissimuler l’affront aux honnêtes gens que très jeune, sa mère lui fit apprendre à écrire et, à 17 ans, le mit en pension chez un procureur d’Angoulême. Il y demeura six mois puis revint à La Rochefoucauld où l’abbé Louis de La Rochefoucauld, futur évêque de St-Jean-d’Angély, frère de François VI, l’employa comme valet de chambre », et ce fut en 1646 qu’il passa au service du futur auteur des Maximes (102). Plus subjectivement, toutefois, Mazère renforce l’image du « manipulateur ingénieux », en citant la double antonomase d’un confrère biographe qui avait, pour sa part, résumé le caractère roublard de Gourville de la manière suivante : « roublard Scapin mâtiné de Turcaret » (246). Et Minois de renchérir de façon encore plus explicite, dans sa propre biographie, en caractérisant l’homme de main de La Rochefoucauld comme : « une sorte de préfiguration de Figaro, en ce qui concerne la débrouillardise uniquement. Car Gourville […] n’a aucune velléité de critique sociale » (167). <?page no="58"?> 58 Ambivalences rhétoriques représentait la version publiée dans la première édition : « Il n’y a personne qui sache si un procédé net, sincère et honnête, est plutôt un effet de probité, que d’habileté. » 75 Au moins, dans sa version finale, l’énoncé n’exclut plus la possibilité qu’une certaine élite, celle au « jugement » le plus infaillible sans doute, puisse encore et toujours se prémunir contre les faux semblants de l’« habileté ». La Rochefoucauld n’en remet plus à Dieu seul la grâce de ne pas se laisser duper par les gens trop habiles ; cet honneur pourrait apparemment aussi être partagé par les plus honorables, à savoir, bien sûr, par nuls autres que les plus « honnêtes » parmi les honnêtes gens, cela s’entend. Que cette honnêteté se réfère alors seulement aux « vrais » honnêtes gens, cela semble également aller de soi, puisqu’il y aurait intrinsèquement quelque injustice à ce que la « fausse » honnêteté soit pareillement récompensée par l’honneur d’un similaire état de grâce. Mais que ce « jugement » puisse appartenir, de la sorte, à tous ceux qui seraient assez lucides pour l’exercer correctement, cela se pourrait tout aussi bien, et l’on en reviendrait alors à l’insulte délicate de la maxime 208 selon laquelle même les plus « niais », qui partagent cette lucidité parce qu’ils « se connaissent », méritent apparemment plus le droit au jugement « difficile » que certaines honnêtes gens. Qui de plus qualifié, en effet, que l’habile homme lui-même pour reconnaître l’« habileté » de son propre « procédé » ? Donc, par extension logique, comment ne pas voir dans le « jugement » inspiré du « vrai » honnête homme une part d’« habileté » nécessaire, tout au moins pour ne pas se laisser berner par son habile alter ego ? Cette cohabitation ironique entre l’honnête homme et son habile rival atteint bientôt le paroxysme de l’ambivalence avec la confusion identitaire généralisée que produit la maxime 66 : « Un habile homme doit régler le rang de ses intérêts et les conduire chacun dans son ordre ; notre avidité le trouble souvent, en nous faisant courir à tant de choses à la fois, que pour désirer trop les moins importantes, on manque les plus considérables ». Qui est ici l’« habile homme » ? Toujours cette tierce personne dont l’« avidité » dérange, et que l’on préfère maintenir à distance, notamment par l’usage de la troisième personne ? Sans doute, puisque d’une part, on retrouve ici peu ou prou la même méfiance vis-à-vis de l’« ordre [des] intérêts » bourgeois que dans la maxime 170, lorsque l’« habileté » s’était opposée à l’ordre des valeurs « honnêtes » de l’aristocratie ; là où l’honnête homme s’inquiète noblement du salut de son âme, l’habile homme, pour sa part, ne saurait se soucier 75 La version de Hollande ainsi que les différents manuscrits (Liancourt, Barthélémy et Gilbert) minimisaient certes cet affront en affirmant qu’« [i]l n’y a que Dieu qui sache […] », mais comme La Rochefoucauld préféra, par la suite, effacer les instances de l’intervention divine dans ses Maximes, il ne resta, dans la première édition en tout cas, littéralement « personne » qui puisse démêler l’« honnête[té] » de l’« habileté ». <?page no="59"?> 59 3. Ironie polycentrique : honnêteté et habileté que du statut de sa bourse. D’autre part, la maxime 66 renforce encore plus visiblement la distance entre les deux partis, surtout avec l’opposition grammaticale entre la troisième personne minoritaire représentée par l’unique pronom d’objet direct « le », et la première personne majoritaire représentée à la fois par le pronom sujet « nous » et par l’adjectif possessif « notre ». La situation se complique, toutefois, lorsque l’on observe, assez curieusement, que c’est en fait au substantif « avidité » que se rattache l’adjectif « notre ». Malgré son affinité lexicale avec les « intérêts » du début, l’« avidité » n’appartient pas à l’« habile homme », mais bien plus paradoxalement au « nous » énonciatif, autrement dit à ce groupe humain bien vaguement défini, mais auquel appartiendrait les semblables de La Rochefoucauld, et donc, par assimilation, l’ensemble des honnêtes gens. On assiste alors à une dévalorisation instantanée, quoique tacite, de l’honnêteté face à l’habileté, accompagnée d’une revalorisation simultanée des « intérêts » de l’« habile homme ». Pour la première fois, sans doute, l’habileté n’est plus une simple « niaiserie » bourgeoise (maxime 208) menaçant à tout instant de trahir la « probité » aristocratique (maxime 170), mais au contraire, elle devient le lieu d’un renversement axiologique où l’économie bien « réglée » des uns prime sur l’éthique déréglée des autres, et où la tendance à « courir » des derniers en appelle au devoir de « conduire » des premiers. Or, qui dit renversement axiologique, dans la maxime 66, ne dit pas encore confusion identitaire. Pour en arriver à cette apothéose du rapport ironique entre honnêteté et habileté, il faut se pencher plus spécifiquement sur la syllepse grammaticale entre le « nous » et le « on » que La Rochefoucauld introduit et maintient à partir de la deuxième édition. Avant cela, ni la première édition, ni l’édition de Hollande, ni même les principaux manuscrits n’envisageaient la moindre rupture dans la séquence pronominale du « nous » 76 . Pourquoi un tel changement ? En admettant que la dynamique linguistique de la maxime 66 s’échafaude effectivement entre l’« habile homme » objectivé par le pronom « le » et le sujet énonciatif « nous », le lecteur reconnaît dans l’usage du pronom sujet « on » à la fois l’indétermination collective du « nous » et la singularité pronominale du « le ». Le « on », qui enclenche ici la syllepse, en déclenchant une inconsistance grammaticale entre une fonction sujet tour à tour plurielle puis singulière, opère en fait un rapprochement entre les pôles apparemment opposés de la première per- 76 Le texte de la première édition suffira ici à démontrer l’uniformité de l’usage du « nous », indiqué en italique ci-dessous, et donc l’absence de toute syllepse avec un « on » jusque-là encore inexistant : « Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts, et les conduire chacun dans son ordre ; notre avidité le trouble souvent, en nous faisant courir à tant de choses à la fois, que pour désirer trop les moins importantes, nous ne les faisons pas assez servir à obtenir les plus considérables. » <?page no="60"?> 60 Ambivalences rhétoriques sonne (« nous ») et de la troisième personne (l’« habile homme »). Autrement dit, le « on » de la maxime 66 réunit, sous forme d’un seul pronom, ce que le syntagme « notre avidité le trouble souvent » avait essayé de séparer. Plus moyen donc d’insister ici sur toute une rhétorique de l’opposition entre l’habile homme (« le ») et les honnêtes gens (« notre ») ; par leur réduction à la particule élémentaire du « on », l’honnêteté et l’habileté deviennent proprement indissociables, quelle que soit la valeur qui tienne en fin de compte le haut du pavé axiologique 77 . A force de vouloir constamment nier son « complexe de Gourville » ou cette force qui l’attire irrésistiblement vers son habile alter ego, l’honnête homme de La Rochefoucauld finit presque par y perdre son identité. Mais pas tout à fait. L’honnêteté résiste en effet, malgré tout, à sa cooptation totale par l’habileté, et ce grâce à un dernier tour de magie ironique. Cette ironie finale s’appelle la « finesse », et selon que le magicien des Maximes lui applique un coup de baguette magique ou deux, on voit alors soit resurgir l’ancienne « fausseté », soit apparaître une nouvelle « subtilité » 78 . Certes, la « finesse » selon La Rochefoucauld se rattache beaucoup plus explicitement au concept d’habileté qu’à celui d’honnêteté. Ainsi, dans la séquence 124 à 127 des Maximes où chacune des sentences traite de la « finesse », on remarque que deux des maximes définissent cette notion en rapport direct avec la fameuse « habileté ». Mais ce rapport, pour direct qu’il semble, ne simplifie pas les choses. En effet, alors que, d’un côté, la sentence 124 prétend que : « Les plus habiles affectent toute leur vie de blâmer les finesses, pour s’en servir en quelque grande occasion et pour quelque grand intérêt », de l’autre, la maxime 126 affirme que : « Les finesses et les trahisons ne viennent que de manque d’habileté ». D’une part, la « finesse » s’associe au mode superlatif de l’habileté (« les plus habiles »), de l’autre, elle résulterait d’un « manque ». Comment interpréter les termes de ce nouveau paradoxe ? La meilleure solution réside dans une comparaison purement grammaticale des deux sentences ; alors que dans la maxime 124, les « habiles » gens restent en position de sujet par rapport aux « finesses » qu’ils dominent (« blâmer ») et qu’ils administrent (« s’en servir »), dans la maxime 126, inversement, l’« ha- 77 Pour ouvrir plus encore la problématique de cette discussion grammaticale, je rappellerai l’existence, parmi d’autres, de la très synthétique analyse d’Attal, dans les « Emplois de ‘on’ chez La Rochefoucauld ». 78 « Finesse » qui, par principe, se démarque de l’« esprit de finesse » pascalien, puisque là où, comme nous allons le voir, la « finesse » de La Rochefoucauld pourrait effectivement évoquer la « fausseté » des autres maximes sur l’honnête homme, celle de Pascal empêche catégoriquement une telle association : « les esprits faux ne sont jamais […] fins » (Pensées, numéro 1). <?page no="61"?> 61 3. Ironie polycentrique : honnêteté et habileté bileté » devient l’objet de ces mêmes « finesses » 79 . Autrement dit, tant que l’habileté maintient le contrôle de la « finesse », l’habile homme maintient le droit d’évoluer au niveau le plus superlatif de sa maîtrise, mais dès lors qu’elle en perd le contrôle, elle se retrouve automatiquement en défaut par rapport à sa propre essence, c’est-à-dire en « manque ». De la même manière que l’honnête homme se divise autour de la question de la « fausseté », selon qu’il ne la contrôle plus (maxime 202) ou qu’il croit encore la maîtriser (maximes 203 et 206), l’habile homme donnerait donc lui aussi la même impression d’être partagé, mais quant à lui, autour du concept opératoire de « finesse ». Il faudrait faire attention, toutefois, à ne pas exagérément simplifier cette « finesse » au point de la réduire à une constante monosémique. Certes, pour reprendre la formulation de la sentence 125, la « finesse » semble avant tout « la marque d’un petit esprit » qui, par ailleurs, « s’en sert pour se couvrir » 80 . Mais il ne faudrait pas non plus oublier les derniers mots de cette maxime dans laquelle La Rochefoucauld semble se délecter de l’emploi d’une antanaclase antithétique sur le verbe « se découvre ». D’un côté, l’action de « se couvrir » invite au voyeurisme de l’antithèse sur « se découvrir », comme si la « finesse » n’était pas une couverture assez large pour bien recouvrir le « petit esprit » (voire le « manque d’habileté » de la sentence suivante). De l’autre, la polysémie de « se découvrir » appelle à l’ironie de l’antanaclase, comme si la « finesse » représentait non seulement une mise-à-nu embarrassante pour l’habile homme, mais aussi un moment heuristique de révélation identitaire. On reconnaît ici le même type d’ironie que celui de la sentence 206, préalablement commentée, où c’était l’honnête homme, cette fois, qui prenait plaisir, d’une part, à « être [involontairement] exposé » aux autres courtisans, et d’autre part, à « vouloir » cet exhibitionnisme avantageux. Autrement dit, la « finesse » pour l’habile homme ressemble, une fois encore, à la « fausseté » pour l’honnête homme. Dans le pire des cas, cette « finesse »/ « fausseté » contrarie la poursuite absolue de la connaissance de soi, puisque l’une permet de « se couvrir » (maxime 125) et l’autre de « se déguiser » (maxime 202). Inversement, dans le meilleur des cas, l’habile homme/ honnête homme parvient à contrecarrer cette perte identitaire, puisque l’un « se découvre » (maxime 125) et que l’autre « s’expose » (maxime 206). 79 Cette position d’objet pour l’« habileté », dans la sentence 126, semble d’ailleurs être le résultat d’un travail stylistique concerté, puisque, dans la première édition des Maximes, l’adjectif « habile » maintenait une position d’attribut par rapport au sujet : « Si on était toujours assez habile, on ne ferait jamais de finesses, ni de trahisons. » 80 Maxime 125 in extenso : « L’usage ordinaire de la finesse est la marque d’un petit esprit, et il arrive presque toujours que celui qui s’en sert pour se couvrir en un endroit, se découvre en un autre. » <?page no="62"?> 62 Ambivalences rhétoriques Tout comme la « fausseté », chez l’honnête homme, semble perpétuellement rechercher son pendant de « vérité », il ne paraît alors guère surprenant que la « finesse », chez l’habile homme, recherche elle aussi son complément. La maxime 125 nous y prépare, non seulement avec son antanaclase finale, mais aussi avec sa précision initiale. Il faut rappeler, en effet, que ce n’est pas simplement la « finesse » qui est condamnée par l’énonciateur, mais plutôt « [l’] usage ordinaire » que l’on en fait. Ainsi, serait-il vraiment si difficile pour l’habile homme de concevoir une forme « extraordinaire » de cette « finesse » ? Apparemment pas, puisque cette forme existe déjà, quelques sentences auparavant, dans la maxime 117 dont la proposition majeure nous livre la déclaration suivante : « La plus subtile de toutes les finesses est de savoir bien feindre de tomber dans les pièges que l’on nous tend ». Si, pour La Rochefoucauld, la « finesse » de l’habile homme peut sembler paradoxalement « grossi[è]r[e] » (maxime 129), lorsqu’elle s’associe aux « petit[s] esprit[s] » (maxime 125), aux « trahisons » (maxime 126) ou autres tromperies (maximes 127 et 129), c’est parce qu’il lui manque ce complément de « subtilité » qu’elle trouve dans la sentence 117 81 . « Subtilité » qui lui accorde ici une valeur superlative (« [l]a plus subtile de toutes ») dès lors comparable au superlatif de la sentence 124 où seuls « [l]es plus habiles » semblaient avoir maîtrisé l’art d’une telle « finesse », mais « subtilité » qui devra par ailleurs surveiller de près son équilibre, car au-delà du superlatif de la perfection, même la plus grande « finesse » finit par retomber, et comme par hasard, dans la « fausseté » : « La trop grande subtilité est une fausse délicatesse » (maxime 128). Il y a donc effectivement connivence, dans les Maximes, entre la « finesse » de l’habile homme et la « fausseté » de l’honnête homme, et nulle part, sans doute, plus visiblement que dans la comparaison entre les sentences 117 et 282 82 . Comment ne pas remarquer, en effet, l’étrange similarité, d’une part, entre « [l]a plus subtile de toutes les finesses » et « des faussetés déguisées qui représentent si bien la vérité », et d’autre part, entre « feindre de tomber dans les pièges » et « s’y laisser tromper » ? D’un côté, La Rochefoucauld nous invite à lexicalement polariser les extrêmes de la « finesse »/ « fausseté » et de la « subtilité »/ « vérité ». De l’autre, il nous rappelle qu’il n’y a, logiquement cette fois, aucune contradiction à vouloir rapprocher ces pôles, et dès lors aucune honte à s’abandonner à la « tromper[ie] » et aux « pièges ». Pourquoi jouer un tel jeu ? Parce que ne pas « feindre de tomber » ou de « s’y laisser tromper » serait, 81 Maxime 127 : « Le vrai moyen d’être trompé, c’est de se croire plus fin que les autres » ; maxime 129 : « Il suffit quelquefois d’être grossier pour ne pas être trompé par un habile homme. » 82 J’ai cité la « proposition majeure » de la maxime 117 au paragraphe précédent, et je citerai ici l’intégralité de la maxime 282 : « Il y a des faussetés déguisées qui représentent si bien la vérité, que ce serait mal juger que de ne s’y pas laisser tromper. » <?page no="63"?> 63 3. Ironie polycentrique : honnêteté et habileté du côté de l’habile homme, une faute de « savoir » (sentence 117), et du côté de l’honnête homme, une faute de « juge[ment] » (sentence 282). Autrement dit, l’important, pour l’habileté comme pour l’honnêteté, reste certes dans la poursuite du « bien » suprême, qu’il soit « subtilité » ou « vérité », mais à condition que cette poursuite reste nécessairement teintée de « finesse » et de « fausseté ». Car de même que sans le risque de la « finesse », l’habile homme ne parviendrait sans doute jamais à la récompense de la « subtilité » ; de même, sans le danger de la « fausseté », l’honnête homme ne trouverait sans doute jamais, lui non plus, le repos de sa « vérité ». Ainsi, là encore, le propre de l’ironie des Maximes consiste non pas à se réfugier une fois pour toutes dans la résolution antiphrastique d’un problème, ici celui du duel identitaire entre honnêteté et habileté, mais plutôt à révéler les multiples aspects de certaines dualités conceptuelles de sorte à dynamiser l’ambivalence de leur rapport. L’ironie finale, à laquelle je faisais précédemment allusion comme à un coup de baguette magique, peut bien se manifester sous forme de concept unique, comme par exemple celui de la « finesse », mais seulement dans la mesure où ce concept finit à son tour par se dédoubler sous forme d’apparition bicéphale. D’une part, la « finesse » peut effectivement se rapprocher de la « fausseté », tout comme l’habile homme peut effectivement se rapprocher de son honnête rival ; d’autre part, elle doit se distancer aussi « habilement », pourrait-on dire, de la « subtilité » que la « vérité » ne doit « honnêtement » se distancer de la « fausseté ». D’une part comme de l’autre, la « finesse » dépend d’un dédoublement conceptuel, soit par rapprochement, soit par éloignement, et c’est en ce sens que La Rochefoucauld continue à nous jouer ses tours de magie ironiques. Dans le microcosme gnomique du modèle réduit, aucune autre créature ne saurait vraiment sortir du chapeau que cette étrange chimère bicéphale, pourtant si familière. Chimère d’autant plus familière, en fait, qu’on reconnaît en elle le Janus bifrons de l’honnête homme, et pourtant chimère plus étrange encore, puisqu’au lieu de révéler une créature dont le double visage appartiendrait à une seule et même tête, c’est ici une créature à double tête et potentiellement donc au quadruple visage qui surgit. D’un côté, l’honnête homme et son double « déguisement » de « fausseté » et de « vérité » ; de l’autre, son habile compère et sa double « feinte » toute en « finesse » et en « subtilité ». Entre les deux ? Un tête-à-tête à géométrie variable où les participants, toujours plus similaires entre eux qu’ils ne voudraient l’admettre, finissent certes par se méprendre et se confondre, mais apparemment jamais au point d’en perdre eux-mêmes la tête. Car si l’honnête homme de La Rochefoucauld souffre sans doute d’un « complexe de Gourville » qui lui fait quelque peu tourner la tête, fort heureusement pour lui, ce rapprochement plutôt terre-à-terre ne l’empêche pas <?page no="64"?> 64 Ambivalences rhétoriques de garder la tête haute. On se souvient, en effet, de la structure elliptique précédemment choisie pour caractériser la fuite perpétuelle de l’honnêteté dans une sorte de satellisation orbitale autour de ses deux centres, la « fausseté » et la « vérité ». Or, si l’on accepte qu’à cette géométrie elliptique correspond celle de l’habileté qui, elle aussi, se satellise autour de la « finesse » et de la « subtilité », et si l’on concède, par ailleurs, qu’il existe également le même type de satellisation entre l’honnêteté et l’habileté, on reconnaît alors la nécessité d’une nouvelle structure elliptique, non plus à deux centres, comme on pouvait encore le croire auparavant, mais bien à quatre. Ainsi, lorsque l’honnête homme se trouve attiré dans l’orbite des « finesses » par une habileté qui l’insulte, il n’en revient que plus facilement, et comme pour mieux se consoler, dans l’orbite de sa propre « vérité ». Inversement, quand il entre dans l’orbite privilégiée de la « subtilité » qui lui rend l’habileté beaucoup plus attrayante, c’est comme par scrupule qu’il s’en retourne à l’orbite de la « fausseté » 83 . L’ellipse de l’honnêteté, que l’on croyait assez simple à l’origine, puisque réduite au double centre de sa « vérité » et de sa « fausseté », s’allonge alors de telle manière à non seulement englober l’ellipse de l’habileté (« finesse » et « subtilité »), mais aussi se dédouble en sorte que les centres opposés de chaque ellipse (« vérité »/ « finesse » et « subtilité »/ « fausseté ») peuvent alors dessiner leur propre ellipse. De loin, il semblerait que l’honnête homme soit désormais satellisé entre les pôles de son honnêteté et de son habileté. De plus près, toutefois, on s’aperçoit que cette ellipse reste double, afin sans doute de permettre à l’honnêteté de toujours revenir sur ses bases (« vérité » et « fausseté »), sans jamais avoir à y rester plus longtemps que la durée d’une attraction orbitale. L’honnête homme des Maximes reste donc plus que jamais sur orbite, et c’est en ce sens, quel que soit le nombre de têtes que lui invente son magicien, qu’il se retrouve avec la tête perpétuellement dans les étoiles. 83 On trouvera l’un des exemples les plus probants du scrupule de l’honnête homme dans la proposition mineure de la maxime 117 que j’avais jusqu’à présent passée sous silence : « on n’est jamais si aisément trompé que quand on songe à tromper les autres. » Autrement dit, même quand l’honnête homme jouit de sa propre « subtilité », il n’en oublie jamais que celle-ci n’est qu’une forme extrême de la « finesse », et que celle-là finit toujours par se prêter à un retour du bâton. <?page no="65"?> 65 Conclusion : les ellipses de l’honnêteté Conclusion : les ellipses de l’honnêteté Quel bilan tirer de cette figure elliptique que dessine l’honnête homme de La Rochefoucauld ? Premièrement, bien sûr, que cet honnête homme reste avant tout une créature satellitaire dans un univers courtisan. Malgré ses aspirations idéalistes qui le poussent à glorifier la perfection d’une « vraie » honnêteté d’ailleurs bien évasive, le courtisan des Maximes ne s’avisera jamais de jouer les Alceste misanthropes, et de vouloir se réfugier dans le désert, afin de déjouer les « faussetés » de son propre milieu. Le désert, La Rochefoucauld ne le connaît que trop bien, c’est le désert de ses exils à Verteuil, et jamais, autrement que par décret royal, ne s’y attardera-t-il bien longtemps. Pour le duc charentais, tout comme pour l’honnête homme qu’il nous décrit dans ses Maximes, l’important c’est de rester en jeu, et pour cela, il faut plus que jamais savoir rester à Paris, dans l’orbite immédiate du plus grand nombre de ses pairs. Or, que ce soit dans les antichambres des Tuileries ou dans les salons de Port-Royal, le courtisan doit toujours savoir ajuster son jeu pour ne se laisser berner ni par la « fausseté » des honnêtes gens, ni par la « finesse » des plus habiles. Il doit vouloir participer de bon cœur à cette mascarade où le seul honneur consiste à ne pas s’empêtrer les pieds dans la danse, et à mériter ainsi la couronne de la « subtilité », elle-même d’ailleurs aussi évasive que la « vraie » honnêteté 84 . Contrairement à son ancêtre, le héros cornélien, pour qui la seule obligation était de savoir retomber dans le giron paternel de son bon roi, l’honnête homme des Maximes, quant à lui, doit plutôt savoir maintenir l’équilibre entre ses différents foyers d’attraction. Autrement dit, là où l’image la plus classique du courtisan, surtout après la Fronde, consiste à réduire la satellisation de l’honnête homme au seul astre du Roi Soleil, La Rochefoucauld nous rappelle que cette satellisation s’élabore en fait non pas autour d’un centre mais de plusieurs, et qu’incidemment, aucun de ces centres ne repose sur la personne d’un monarque absolu. C’est peut-être en ce sens que les Maximes s’avèrent les plus révolutionnaires ; à force de révolutions elliptiques autour de son microcosme polycentrique, l’honnête homme de La Rochefoucauld finit par faire ellipse sur celui qu’il aurait autrefois fallu célébrer comme le modèle de l’honnêteté absolue. Ellipse stellaire, justifiée 84 La hantise de s’empêtrer littéralement les pieds dans la danse resterait d’ailleurs la même un siècle plus tard, tout au moins selon l’imagination de Waterhouse dont le scénario du film Ridicule se trouve encadré par la double vengeance de l’infortuné marquis de Milletail. Surnommé le « marquis de Patatras » pour n’avoir su tenir sur ses jambes lors d’un bal, ce dernier répond en fin de compte à l’immaturité de l’insulte onomatopéique par la « subtilité », toute relative bien entendu, du surnom qu’il impose à son tour, lors de la scène du bal masqué, à la victime de son croc-enjambe : le « marquis des Antipodes ». <?page no="66"?> 66 Ambivalences rhétoriques par une plus grande ouverture du discours sur l’honnêteté, ou éclipse solaire motivée par le piètre ressentiment d’un aristocrate mal luné ? Aux lecteurs de décider. Deuxièmement, la figure elliptique tracée par l’honnête homme des Maximes évoque la notion de distance entre les centres, et donc de trajet orbital effectué dans le silence d’un espace interstellaire. Sans doute pas dans « [l]e silence éternel de ces espaces infinis » qui avaient angoissé Pascal, mais certainement dans ce « silence » dont rêvait le mathématicien clermontois pour ne jamais à avoir à imposer son jugement à autrui, tout au moins verbalement 85 . Silence moins métaphysique que purement rhétorique, mais silence d’autant plus représentatif de la pensée gnomique et de ses blancs typographiques que La Rochefoucauld lui-même se considère comme un grand timide, et qu’il préfère soi-disant se taire, plutôt que de diriger la « conversation ». Le courtisan des Maximes se fait elliptique non seulement par satellisation sociale, mais aussi par silences sémantiques, et c’est ce sens, qu’il nous permet de redécouvrir une définition souvent négligée de l’« honnête homme » comme celui « qu’on ne connaît pas ou dont on ne veut pas dire le nom » (première édition du Dictionnaire de l’Académie française) 86 . Les silences elliptiques de La Rochefoucauld seraient-ils alors ceux d’un honnête homme qui préfèrerait presque ne pas se faire connaître ? Hypothèse assez douteuse pour un aristocrate si friand de reconnaissance sociale, mais hypothèse dont la validité augmente dès lors que l’on se souvient à quel point le courtisan des Maximes souhaite se faire valoir avant tout par sa discrétion. Contrairement au courtisan de Faret qui, quant à lui, ne montre aucun scrupule à déballer son bagout, l’honnête homme chez La Rochefoucauld préfère encore rester du côté elliptique de ceux « qu’on ne connaît pas » assez, plutôt que de passer du côté arriviste de ceux qui se seraient peut-être un peu trop fait connaître et « dont on ne veut pas dire le nom ». C’est ainsi, sans doute, que l’« honnête homme » des Maximes incarne le plus élégamment l’idéal classique de l’honnêteté ; là où l’honnête bourgeois prétendrait mettre la musique des sphères au diapason de sa voix, seul l’honnête aristocrate (en tout cas celui de La Rochefoucauld) saurait « vraiment » apprécier la « subtilité » du silence. Troisièmement, qui dit silence elliptique de l’honnête homme sur son orbite de courtisan, dit aussi, inévitablement, prise de vitesse rhétorique d’un 85 « Il vaut mieux ne rien dire et alors il [autrui] juge selon ce qu’il est, c’est-à-dire selon ce qu’il est alors, et selon que les autres circonstances dont on n’est pas auteur y auront mis. Mais au moins on y aura rien mis, si ce n’est que ce silence n’y fasse aussi son effet » (Pensées, numéro 105). 86 Définition d’ailleurs si peu courante que ni Richelet ni Furetière n’y font la moindre allusion, mais dont l’usage, aussi discret fût-il, semble apparemment avoir mérité d’être normalisé dans la langue française. <?page no="67"?> 67 Conclusion : les ellipses de l’honnêteté énonciateur ironiste cherchant avant tout à effacer les traces de toute prise de position idéologique apte à ralentir son évolution. Ainsi, contrairement à l’ironie antiphrastique d’un La Fontaine, par exemple, qui n’hésite presque jamais à afficher sa sympathie pour les petites gens malmenées par les grands de ce monde, l’ironie polysémique de La Rochefoucauld se concentre sur quatre figures de l’ambivalence rhétorique (l’antanaclase, l’antithèse, l’oxymore et le chiasme) qui, outre l’ellipse bien entendu, résument le mieux ce désir perpétuel d’évasion caractéristique du style fuyant des Maximes. L’honnête homme, sous sa forme gnomique en tout cas, c’est celui qui refuse de se laisser saisir d’une manière ou d’une autre, et qui, pour ce faire, cherche tous les moyens pour échapper à sa caractérisation définitive. Son instrument de choix, ou cette ironie elle-même insaisissable, puisque vouée non plus à un seul contraire (comme dans l’antiphrase) mais à plusieurs, lui permet tantôt de rapprocher ses contraires (oxymore), tantôt de les éloigner (antithèse), tantôt de les croiser (chiasme), tantôt de les superposer (antanaclase), sans parler bien sûr de les taire par ellipse. L’honnête homme serait-il alors plutôt « vrai » que « faux », ou plutôt « habile » qu’ « honnête », et dans ce cas plutôt « fin » que « subtil » ? Peu importe. Il s’agit surtout de savoir continuer là où les autres préféreraient qu’il s’arrête, car l’arrêt prête toujours au jugement, et même dans le meilleur des cas, ces « jugements » finissent par limiter les allers et venues du courtisan 87 . Autrement dit, contrairement à ce que prétendra La Bruyère, l’« honnête homme » ne pourrait se réduire au rôle de celui qui « tient le milieu entre [… les] extrêmes », car même si ce « milieu » s’avère décentré, il n’en fixe pas moins la position de son sujet, et cette fixité, nul ne saurait la tolérer, surtout pas l’ironiste ambivalent de La Rochefoucauld. Finalement, la figure elliptique dessinée par l’honnête homme évoque surtout l’illusion optique. Tout comme, de loin, la quadruple ellipse résumée schématiquement dans la figure précédente ressemble à une seule ellipse englobant les centres de la « vérité » et de la « subtilité », de près, on remarque également la présence d’une autre ellipse potentielle, celle qui réunirait les centres de la « fausseté » et de la « finesse ». Or, pas plus qu’il ne pourrait évoluer exclusivement entre les sphères un peu trop parfaites de la « vérité » et de la « subtilité », l’honnête homme ne saurait non plus s’astreindre à l’orbite entre les deux imperfections de la « fausseté » et de la « finesse ». En effet, ce n’est pas parce que, comme le démontre impitoyablement Coulet dans son article éponyme, la seule peur de La Rochefoucauld se résume effectivement 87 Référence au chapitre des Caractères intitulé « Des jugements » où La Bruyère rivalise d’ironie elliptique, mais seulement sur le plan rhétorique : « L’honnête homme tient le milieu entre l’habile homme et l’homme de bien, quoique dans une distance inégale entre ces deux extrêmes » (fragment 55). <?page no="68"?> 68 Ambivalences rhétoriques à « la peur d’être dupe », que l’honnête homme lui-même s’enferme nécessairement dans une fuite perpétuelle entre les pôles les plus exaspérants de son parcours orbital. Au contraire, au nom de cet amour-propre omniprésent dans les Maximes, l’honnêteté tend à contrebalancer ses faiblesses intimidantes (la « fausseté » et la « finesse ») en leur opposant ces forces de résistance rassurantes que sont la « vérité » et la « subtilité ». Ainsi, en partant des deux ellipses internes de la « vérité/ fausseté » et de la « subtilité/ finesse », puis en les faisant communiquer entre elles, tantôt par l’opposition de leurs pôles (faibles et forts), tantôt par l’assimilation (faibles ou forts), on parvient alors à un système elliptique composé non pas de quatre ellipses, mais de six. En ce sens, l’idéal de l’honnêteté classique n’a presque rien à voir avec l’absolutisme d’une esthétique immuable et donc éternelle. Ici, l’idéal plutôt baroque de La Rochefoucauld, il faut bien le concéder, c’est celui du relativisme d’une esthétique en trompe-l’œil, aussi mobile que fragile. L’honnête homme des Maximes serait alors toujours le produit de ces formules lapidaires qui tomberaient comme autant de sentences d’une Grande Inquisition, mais seulement dans la mesure où ces mêmes formules résonneraient, à leur tour, du murmure à la fois sidéré et sidérant d’un Galilée fameusement ironique qui, fouetté dans son amour-propre après avoir dû rétracter ses théories hérétiques, se serait éloigné silencieusement, tout en jurant dans sa barbe : « E pur si muove… e pur si muove…e pur si muove. » <?page no="69"?> Chapitre II Ambivalences psychologiques ; l’amour-propre entre agressivité et anxiété « [L]’amour-propre est un ballon gonflé de vent d’où il sort des tempêtes quand on lui a fait une piqûre. » (Voltaire, « Zadig », Romans et contes, 30) A en croire Voltaire, l’amour-propre est bien loin de mériter toute l’attention que semble lui avoir accordée La Rochefoucauld. Aussi, l’auteur du Siècle de Louis XIV n’hésite-t-il pas à minimiser la gloire de son illustre prédécesseur : « Quoiqu’il n’y ait presque qu’une vérité dans ce livre, qui est que l’amourpropre est le mobile de tout, cependant cette pensée se présente sous tant d’aspects variés qu’elle est presque toujours piquante » (XXXII, 46-47). La faiblesse des Maximes n’est pas que leur créateur n’ait pas su « piquer » dans la vessie de l’amour-propre, mais qu’il ait pris cette vessie pour une lanterne, en prétendant éclairer avec elle seule la totalité de son œuvre. À Gide d’ailleurs de renchérir, presque deux siècles plus tard : « […] je ne reproche pas [à La Rochefoucauld] de dénoncer l’amour-propre ; je lui reproche parfois de s’en tenir là ; je lui reproche de croire qu’il a tout fait, quand il a dénoncé l’amourpropre » (« Feuillets » du Journal de 1918, 661) 88 . Pour l’« immoraliste » moderne, le problème n’est pas que le moraliste classique n’ait pas osé « dénoncer » l’amour-propre comme « mobile de tout », mais que cette dénonciation en soit restée « là », autrement dit que ce mobile soit devenu immobile. En 88 Même lorsque Gide relit La Rochefoucauld, trois ans plus tard, et que son opinion semble avoir changé du tout au tout, on s’aperçoit en fait qu’il se rapproche plus que jamais de la position voltairienne : « […] les maximes ayant attrait à l’<amourpropre> sont de moindre intérêt que celles qui ne se rattachent à aucune théorie, à aucune thèse, et dont certaines sont de la pénétration la plus singulière, et d’un tour qui peut être imité, mais n’appartient qu’à lui ; ou du moins, s’il se retrouve dans les salons du siècle, lui le porte à la perfection. » (Journal du 30 septembre 1921, 698-99). Sur le fond, l’amour-propre reste le parent pauvre des Maximes, alors que c’est uniquement sur la forme que les sentences parviennent à redorer leur blason. <?page no="70"?> 70 Ambivalences psychologiques termes plus philosophiques, on pourrait donc dire que Gide comme Voltaire accusent tout simplement La Rochefoucauld d’avoir adopté une position un peu trop immanente. Ce manque de transcendance des Maximes, La Rochefoucauld avait pourtant essayé d’y remédier. Dès la première édition, il sollicite en effet l’aide d’un théologien, La Chapelle-Bessé, pour lui concocter un « Discours » moralement exemplaire. Précaution quelque peu hypocrite, sans doute, puisque l’auteur n’attendra que quelques mois avant de décapiter cette lourde préface scolastique, pour en alléger la deuxième édition. Cependant, cette astucieuse précaution suffira apparemment à produire l’illusion requise. Non seulement la collaboration opportune, pour ne pas dire opportuniste, avec l’Église évite à La Rochefoucauld sa propre cabale des dévots, mais elle semble par ailleurs garantir à cet enfant prodigue du jansénisme une place privilégiée au Panthéon de Port-Royal. C’est ce que confirmera en tout cas, presque deux siècles plus tard, Sainte-Beuve, le chef de file du renouveau augustinien, en affirmant que « [l]es Maximes ne contredisent en rien le christianisme » (Port- Royal, tome V, 68). Peu importe donc que La Rochefoucauld ne puisse jamais vraiment rivaliser de transcendance spirituelle avec Pascal ou, pire encore, qu’il semble avoir pris un malin plaisir à effacer toute trace de la présence de Dieu dans ses Maximes. L’important est que l’immanence désespérante de son amour-propre puisse être récupérée par la logique de la « Misère de l’homme sans Dieu », et que cette récupération maintienne ainsi l’illusion d’une transcendance potentielle. D’ailleurs, aujourd’hui encore, il faut bien le reconnaître, c’est grâce à cette illusion que subsistent les exégèses comparatives les plus érudites entre l’amour-propre de La Rochefoucauld et l’amor sui de Saint Augustin 89 . Cependant, même la critique augustinienne la plus convaincue se trouve, ces jours-ci, obligée de relativiser sa position sur la transcendance des Maximes. Sans aller jusqu’à soutenir, avec Baker, que « La Rochefoucauld ne s’embarrassait guère de distinctions théologiques » (Collaboration et originalité, 62), Lafond, par exemple, concède que, contrairement à « Pascal [qui] 89 Voir, par exemple, Sellier pour qui, la seule maxime 358 (« L’humilité est la véritable preuve des vertus chrétiennes […] ») devient prétexte à une démonstration presque scolastique fondée sur la théorie augustinienne des trois concupiscences : « [l]e mal dans chaque homme est semblable à un arbre immense : les racines et le tronc c’est le moi ; les trois maîtresses branches : volupté, curiosité, orgueil » (« La Rochefoucauld, Pascal, Saint Augustin », 562). Si l’humilité s’oppose à l’orgueil comme la charité s’oppose à la cupidité, et si la charité ressemble à l’amor dei comme la cupidité ressemble à l’amor sui, alors l’humilité s’oppose à l’amor sui tout comme l’amour-propre de La Rochefoucauld s’oppose nécessairement à l’amor dei de Saint Augustin. C.Q.F.D. <?page no="71"?> 71 Ambivalences psychologiques lit Montaigne en augustinien, les moralistes [y compris La Rochefoucauld] lisent Saint Augustin en laïques » (Augustinisme et littérature, 90). Cette concession ouvre ainsi la porte à de nouvelles possibilités d’analyse, car si « les moralistes laïques ont emprunté [l’] amour-propre, ils en ont modifié le sens et l’interprétation » (Rohou 1998, 29). Peut-être la lecture théologique de l’amour-propre dans les Maximes ne serait-elle plus la seule lecture acceptable pour racheter le manque de transcendance de cet amor sui laïcisé. Peut-être même que notre mauvaise conscience judéo-chrétienne, désormais quelque peu allégée, tolérerait enfin que nous envisagions l’amour-propre dans toute son immanence, sans constamment nous sentir obligés d’avoir à le racheter. Resterait alors à choisir sa propre voie pour redonner voix à un amour-propre dorénavant un peu plus émancipé. Resterait alors la liberté de vraiment lire, c’est-à-dire, surtout, de relire. Pour ma part, c’est ici une lecture psychologique de l’amour-propre qui motivera ma relecture des Maximes, et ceci pour trois raisons. D’abord, il m’a toujours semblé que, depuis la fameuse métaphore d’Humain, trop humain assimilant La Rochefoucauld à un de « [c]es archers dont les flèches précises atteignent toujours […] le centre noir […] de la nature humaine », trop peu d’analyses se sont véritablement donné la peine d’engager « l’examen psychologique » de l’amour-propre suggéré par Nietzsche (68) 90 . Ensuite, même pour les analyses qui se sont livrées à ce type d’examen, comme par exemple celle de Doubrovsky, on remarquera souvent une tendance fortement psychanalytique, c’est-à-dire plus métapsychologique que psychologique, à proprement parler. Enfin, jusque dans l’étude de Lewis intitulée « The Psychology of Self-Love » (The Art of Abstraction, 55-102), je regrette là encore 90 Ceci n’est pas pour dire, évidemment, que l’on ne s’intéressait pas aux questions d’ordre psychologique deux siècles avant la naissance de la psychologie, comme en témoigne, notamment, la grande vogue des traités sur les passions. De Coëffetau (Tableau des passions) à Descartes (Traité des passions), en passant par Cureau de la Chambre (Caractères des passions) et Senault (De l’usage des passions), tout le monde semble déjà avoir jeté les bases d’une théorie de la personnalité, une ou deux générations avant que La Rochefoucauld n’ait pu nous livrer son amour-propre. Cependant, et comme l’analyse très minutieusement Levi, dans sa lecture des French Moralists, tous ces balbutiements de psychologie restent avant tout ancrés dans les classifications philosophiques de Chrysippe et de Cicéron, ultérieurement développées par la Summa theologica d’Aquin. Pour avoir accès à un appareil d’analyse véritablement épuré, il faudra donc attendre l’avènement de la révolution positiviste du XIX e siècle. D’où mon intérêt non pas diachronique pour une lecture comparative des discours psychologisants à l’époque des Maximes (où j’aurais pu, là encore m’intéresser à la casuistique des salons), mais synchronique pour une analyse plus strictement psychologique, volontairement détachée de toute considération philosophico-théologique. <?page no="72"?> 72 Ambivalences psychologiques de n’avoir pu trouver guère plus qu’un débat idéologique sur l’amour-propre entre les critiques freudienne et sartrienne, et ce malgré la présence d’une analyse formelle par ailleurs excellente 91 . J’entreprendrai donc, ici, non pas d’élargir plus encore le champ déjà bien ouvert de la recherche post-théologique sur l’amour-propre des Maximes, mais plutôt de le préciser. Ainsi, au lieu de me laisser tenter par la poétique aussi spectaculaire que tentaculaire de la psychanalyse voisine, je me cantonnerai dans le périmètre d’une psychologie moins poétique, et pour tout dire plus prosaïquement behavioriste. Plus spécifiquement encore, je chercherai ici à classifier les multiples ambivalences de cet amour-propre bien mystérieux, dont le « double caractère » semble à la fois « n’être que pour soi et vouloir être tout » (Starobinski 1962, 33). Pour ce faire, j’utiliserai la méthode d’« analyse psycho-vectorielle » élaborée par Shirley, mais seulement dans la mesure où cette méthode me permettra de transférer son modèle du cadre de la communication non-verbale, pour laquelle il avait été à l’origine conçu, à celui de la communication strictement verbale 92 . Selon ce modèle, Shirley divise les émotions en quatre groupes (centrés sur la fierté, le désir, l’affection et la curiosité), puis précise qu’à chacune de ces quatre valeurs normatives se rattache une double variante, anxieuse ou agressive (i.e. la honte ou le mépris autour de la fierté), avant d’expliquer que ces douze émotions de base peuvent alors se combiner, une à une entre chaque groupe, de telle sorte à former ce qu’il appelle alors des « psycho-vecteurs » : 93 91 Même problème, encore plus récemment, avec l’article de Rubidge qui, malgré un titre prometteur, « Psychological Atomism, Amour-propre, and the Language of Generosity », procède en fait à une lecture plus philosophique que psychologique, en reconnaissant d’abord que son concept opératoire est calqué sur le « logical atomism » de Russell (44), et ensuite que sa propre démarche emploiera l’« eliminative materialism » de Rorty (45). 92 L’origine de l’expression « analyse psycho-vectorielle » remonte à l’article publié par Shirley en 1972 dans le volume 80 du Journal of Psychology : « Psychovector Analysis : A New Discipline Within the Behavioral Sciences » (135-45). Cependant, je me référerai ici exclusivement au modèle précisé ultérieurement par l’auteur dans son livre intitulé Mapping the Mind où je me concentrerai sur le chapitre 12 (« A Simulation Model of the Emotional System », 195-224) et le chapitre 14 (« The Emotionally Imbalanced Personality », 261-95). 93 Je simplifie, dans ce premier schéma, la logique psycho-vectorielle, de telle sorte à centrer toutes les combinaisons sur l’émotion qui nous intéressera le plus, à savoir la fierté. Car, en envisageant toutes les autres formes de combinaisons possibles entre les trois autres groupes émotifs (désir, affection et curiosité), ainsi qu’entre différents bouquets de psycho-vecteurs, Shirley parvient lui-même à identifier non moins de 111 émotions différentes. De même, je n’identifie sur mon propre schéma que les trois psycho-vecteurs normatifs (détermination = fierté + désir ; admiration = fierté + affection ; sincérité = fierté + curiosité). Pour les psycho-vecteurs anxieux <?page no="73"?> 73 Ambivalences psychologiques Bien sûr, ces combinaisons ne se limitent pas à des psycho-vecteurs strictement normatifs, anxieux ou agressifs, car rien n’empêche les émotions normatives de se combiner avec des émotions anxieuses ou agressives pour former des « ambivalences partielles », ni même les extrêmes anxieux et agressifs de se combiner entre eux pour former des « ambivalences complètes » 94 . Je me servirai ainsi d’un outil particulièrement adapté à l’identification des ambivalences psychologiques tacites, pour mieux déceler les ambivalences plus discrètes de l’amour-propre chez La Rochefoucauld. Cette nouvelle démarche devrait alors me permettre de répondre, chemin faisant, aux questions suivantes. Premièrement, à supposer que l’amourpropre des Maximes se résume effectivement à un avatar de l’amor sui, observerait-on, dans cette vanitas vanitatum laïcisée, comme un penchant à l’agressivité, et si oui, d’où proviendrait cette agressivité ? Du mépris identifié par Shirley comme le versant agressif de la fierté, ou plutôt de l’interaction de cette fierté, dite alors normative, avec les penchants agressifs de trois autres émotions majeures (le désir, l’affection et la curiosité) ? 95 Deuxièmement, et en suivant le parcours contraire, pourrait-on également voir, du côté plus incertain et donc plus vulnérable de l’amour-propre, comme un penchant (hantise = honte + peur ; embarras = honte + pathos ; regret = honte + distraction), ainsi que pour leurs pendants agressifs (antagonisme = mépris + colère ; écœurement = mépris + hauteur ; morgue = mépris + dédain), je me contente de représenter les premiers sous forme de pointillés, et les seconds sous forme de tirets, afin de ne pas surcharger ce schéma de base avec toute une nomenclature ultérieurement inutile à mon analyse. 94 Comme le résume parfaitement Shirley : « Normal people experience attraction emotions [que j’appelle moi-même ‘normatives’] around 66-75% of the time they are behaviorally active, while they experience pure anxieties about 4-6% and pure agressivities [sic] 4-6%. Of the 13-26% of emotional responses which remain, most of this time seemed to involve partial ambivalences with only 1.5-3% of this time given over to complete ambivalences » (Mapping the mind 285). 95 Aux quatre émotions normatives du modèle psycho-vectoriel (la fierté, le désir, l’affection et la curiosité) correspondent quatre penchants ou versants agressifs, à savoir le mépris, la colère, la hauteur et le dédain. <?page no="74"?> 74 Ambivalences psychologiques à l’anxiété, et si oui, d’où proviendrait cette anxiété ? De la honte identifiée là encore par Shirley comme le versant anxieux de la fierté, ou plutôt de l’interaction de cette même fierté normative avec les penchants anxieux de trois autres grandes émotions psycho-vectorielles ? 96 Ces deux premières séries de questions me permettront notamment de classer les « ambivalences partielles » des Maximes de sorte à déterminer si La Rochefoucauld témoigne plutôt d’un complexe de supériorité ou d’infériorité. Finalement, en partant cette fois directement des versants tantôt anxieux, tantôt agressif de l’amour-propre (la honte et le mépris), je chercherai a fortiori à identifier les « ambivalences complètes » des Maximes, c’est-à-dire les instances où la honte se combine avec les penchants agressifs des trois autres émotions (la colère, la hauteur et le dédain), et vice-versa, où le mépris s’associe avec des penchants anxieux (la peur, le pathos et la distraction). Cette dernière question me permettra alors de décider par quel côté de son identité passive-agressive La Rochefoucauld préfère aborder son amour-propre, fût-ce par la fausseté ou par la sournoiserie 97 . Car si l’amour-propre des Maximes, condamné au supplice de son immanence irréconciliable, ne mérite certes pas qu’on lui accorde la moindre transcendance spirituelle, il ne mérite pas non plus, comme le suggèrent ses détracteurs voltairiens, qu’on le ponctionne sans componction. Une dernière précision, avant de commencer, sur le vaste champ lexical de l’amour-propre, lui-même innervé par une encore plus vaste sémantique de l’ambivalence. Même si le terme d’« amour-propre » restera sans doute toujours, par cooptation théologique autant que par défaut de mémoire, l’apport conceptuel fondamental de La Rochefoucauld à la culture classique, je me permettrai quand même de rappeler combien les Maximes multiplient les synonymes de ce concept déjà foncièrement polysémique 98 . Outre l’« orgueil », l’« intérêt » et la « vanité » dont les connotations généralement 96 Les quatre penchants ou versants anxieux, correspondant aux quatre sentiments normatifs de la fierté, du désir, de l’affection et de la curiosité, se nomment la honte, la peur, le pathos et la distraction. 97 Je préciserai ultérieurement de quelle panoplie d’émotions se jouent la sournoiserie et la fausseté. Pour l’instant, toutefois, il suffira de signaler que, selon le modèle psycho-vectoriel appliqué aux ambivalences de l’amour-propre, la fausseté représente pour les « ambivalences complètes » ce que le complexe d’infériorité représente pour les « ambivalences partielles », et inversement, la sournoiserie devient le pendant du complexe de supériorité. 98 Pour ce qui est du défaut de mémoire, il est vrai que l’on oublie trop souvent le travail de Jovy qui avait démontré que le terme « amour-propre » pourrait n’être qu’une traduction littérale du néologisme anglais, « self-love », créé au début du XVII ème par un obscur pasteur, du nom de Daniel Dyke. <?page no="75"?> 75 Ambivalences psychologiques plus négatives évoquent plus facilement l’amor sui, on reconnaît également l’« ambition », l’« honneur » et la « gloire », certes presque anachroniques dans le monde post-héroïque de l’après-Fronde, mais non moins intégrés dans la polysémie ambivalente de l’amour-propre. Ainsi, que l’on se place du côté augustinien de l’orgueil ou du côté cornélien de la gloire, l’amour-propre de La Rochefoucauld incarne les mêmes ambivalences sémantiques que celles répertoriées peu de temps plus tard dans les grands dictionnaires de l’époque. Quand les Maximes nous parlent de « gloire », s’agit-il d’« honneur […] qui procède du mérite » ou en fait d’« orgueil, sotte vanité » (Académie française) ? De même, quand il s’agit d’« orgueil », faut-il entendre « fierté, arrogance, vanité, sotte gloire » ou bien plutôt « fierté, grandeur d’âme » (Furetière) ? Sans doute l’amour-propre de La Rochefoucauld s’inscrit-il quelque part entre ce « noble orgueil » et cette « sotte gloire », autrement dit quelque part entre ces oxymores aussi élégants que trompeurs du langage classique. Mais où exactement se fixe-t-il dans ce chassé-croisé perpétuel d’ambivalences chiasmatiques ? Tout dépend bien sûr, comme nous allons très vite le vérifier, du cotexte individuel de chaque sentence. L’important ici est surtout de ne pas sommairement affubler l’amour-propre de la moindre charge, que celle-ci soit d’ailleurs négative ou positive, sans avoir préalablement examiné le détail de plusieurs maximes. Car pour l’instant, il faut bien le reconnaître, l’amour-propre, dans toute son ambivalence, ressemble moins au lourd rocher de la culpabilité augustinienne qu’à la pierre de levier plus délicate utilisée en artisanat, et que les artisans du Grand Siècle nommaient eux-mêmes très justement l’« orgueil » 99 . Pour l’instant, en effet, si orgueil de l’amourpropre il y a, celui-ci reste avant tout un point d’équilibre virtuel entre les extrêmes, et seule la relecture des Maximes va désormais nous permettre de faire pencher cet équilibre, non plus vers le bien ou le mal théologiques, mais vers l’agressivité ou l’anxiété psychologiques 100 . 99 Bien qu’absente des dictionnaires de Richelet et de l’Académie française, cette acception méconnue du mot « orgueil » apparaît chez Furetière : « grosse pierre ou morceau de bois qu’on met sous le levier pour servir de point d’appui. » 100 Je note, au passage, combien mon parti-pris théorique, sur la neutralité de principe que l’on se doit d’accorder à l’amour-propre, correspond à l’effort de neutralisation idéologique, pratiqué par le modèle psycho-vectoriel, sur le concept de « fierté » : « [p]ride is not readily recognized as an emotion in the western world because of a Christian prejudice which equates pride with conceit […] rather than with respect and self-respect » (Shirley, 115). Pour cette raison, je n’hésiterai pas, dorénavant, à prendre le pivot psychologique de la fierté comme alternative fonctionnelle à l’orgueil plus métaphoriquement artisanal de l’amour-propre. <?page no="76"?> 76 Ambivalences psychologiques II. 1. Le penchant agressif de l’amour-propre Inutile d’aller chercher bien loin chez La Rochefoucauld pour trouver à l’amour-propre un penchant agressif ; cette agressivité s’appelle apparemment « cruauté » ou « férocité », et deux maximes se mettent d’ailleurs au diapason pour répéter le même message. Tout d’abord : « [p]eu de gens sont cruels de cruauté, mais l’on peut dire que la plupart des hommes sont cruels et inhumains d’amour-propre » (H. 110). Et ensuite : « [l]a férocité naturelle fait moins de cruels que l’amour-propre » (M.S. 32 ou 604). Le seul problème est alors que ni l’une ni l’autre de ces deux sentences ne manifestent la moindre ambivalence psychologique ; l’amour-propre s’y résume à une agressivité pure, et l’on en vient même à se demander si ce n’est pas là une des raisons pour lesquelles l’auteur élimina si promptement ces deux maximes. L’agressivité mal déguisée aurait sans doute enfreint à la bienséance classique, et seule sa version ambivalente aurait en fin de compte mérité de conserver le droit au chapitre, ou plutôt à la sentence. D’où l’importance d’autant plus capitale, dès lors, d’aller chercher plus avant (ou serait-ce plus après ? ), dans l’édition finale des Maximes, pour mieux identifier quels types d’ambivalences agressives restent les plus tolérables dans le microcosme égocentrique de La Rochefoucauld. Pour établir cette typologie, bien entendu, il faudra commencer par s’accorder sur la démarche psychologique à suivre, et à cette fin, je proposerai maintenant quelques précisions utiles sur l’outil méthodologique à notre disposition. Selon le modèle psycho-vectoriel, il convient en effet de rappeler que la fierté, nommée ici amour-propre, n’est qu’une des quatre émotions de base (les trois autres se nommant pour leur part désir, affection et curiosité), et que son potentiel d’ambivalence agressive dépend étroitement de deux possibilités combinatoires. Soit l’amour-propre se laisse entraîner par l’agressivité pure des trois autres émotions (« colère », « hauteur », « dédain »), auquel cas il devient tour à tour « sévérité » (fierté + colère), « dégoût » (fierté + hauteur) ou « irrévérence » (fierté + dédain) ; soit c’est l’agressivité pure de l’amour-propre, nommée « mépris », qui se laisse tempérer par les trois autres émotions de base, auquel cas on voit alors apparaître l’« autoritarisme » (mépris + désir), la « condescendance » (mépris + affection) ou le « reproche » (mépris + curiosité) 101 . 101 L’emploi de guillemets peut ici paraître excessif, surtout pour signaler la traduction de termes anglais aussi transparents que « desire », « affection » et « curiosity », etc. Cependant, par respect pour la simplicité même de cette terminologie psycho-vectorielle sans prétention, je continuerai dorénavant à clairement signaler le premier emploi que je ferai de chacun de ces termes à l’intérieur de mon propre texte. Les guillemets disparaîtront alors, dès le deuxième emploi, à moins que mon choix de traduction n’exige ultérieurement une quelconque précision. <?page no="77"?> 77 1. Le penchant agressif de l’amour-propre Autrement dit, soit le penchant agressif de l’amour-propre provient de l’extérieur, lorsque ce sont les autres agressivités émotives qui lui procurent son ambivalence, soit ce penchant provient de l’intérieur, lorsque l’amourpropre, déjà transformé en mépris, procure aux autres émotions leur dose d’ambivalence agressive. De quel côté de ce schéma combinatoire penchera alors l’amour-propre de La Rochefoucauld ? Tout dépendra de quelles ambivalences les Maximes feront le plus grand usage, et surtout de quel pivot psycho-vectoriel elles se serviront le plus : fierté ou mépris. II. 1.a. Sévérité (fierté + colère) ou autoritarisme (mépris + désir) ? Première possibilité d’ambivalence agressive pour l’amour-propre, celle qui déséquilibre le vecteur normatif de la « détermination » (fierté + désir) pour pencher soit du côté de la colère pour devenir sévérité, soit du côté du mépris pour devenir autoritarisme. A vrai dire, il est fort peu question de « sévérité », chez La Rochefoucauld, et l’on comprend très rapidement pourquoi en consultant la maxime 257 que celui-ci formule pour définir un concept voisin, pour ainsi dire synonyme : « La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit » 102 . D’une part, la sévérité (ou « gravité ») est une réponse ici purement physiologique du « corps », qui n’engage donc en rien la psychologie des émotions. D’autre part, le potentiel d’ambivalence agressive de cette sévérité se volatilise dans l’euphémisme final sur les « défauts de l’esprit ». Certes, rien n’empêche à l’amour-propre de servir d’agent grammatical implicite du participe passé « inventé », mais il faudrait alors que l’« esprit » puisse jouer son rôle de coléreux. Or, pour parler plus littéralement, cet « esprit » en 102 La maxime 79 de la copie Smith-Lesouëf réunit en effet le texte de la sentence cidessus avec celui de la maxime qui prendra le numéro 204 dans l’édition finale : « [l]a sévérité des femmes [c’]est un ajustement et un fard qu’elles ajoutent à leur beauté. » La « gravité » et la « sévérité » y deviennent ainsi synonymes. <?page no="78"?> 78 Ambivalences psychologiques « défaut », s’avère sans doute un peu trop débile pour savoir s’enflammer 103 . Aucune flamme coléreuse à l’horizon ; seule une fumée, pour ne pas dire une fumisterie, de sottise difficilement déguisée (ou « cach[ée] ») par l’amourpropre. Le penchant agressif de la sévérité disparaît par faute d’inspiration, et le « mystère » d’une ambivalence promise se dissipe en sotie d’une « gravité » dégradée. Si la relation entre l’amour-propre et le désir ne penche pas vers l’agressivité du côté du désir, puisque ce dernier ne se transforme pas ici en colère, il faut alors vérifier que c’est du côté de l’amour-propre que s’incline l’ambivalence agressive. Il faut, autrement dit, vérifier que la fierté, devenue mépris, prend effectivement l’ascendant sur le désir, et que la relation devient ainsi péremptoire. Or, bien que l’autoritarisme ne figure jamais explicitement dans le vocabulaire des Maximes, le mépris, quant à lui, multiplie les premiers rôles, et plus d’ailleurs comme verbe qu’en tant que substantif. Prenons pour exemple la maxime 246 : « Ce qui paraît générosité n’est souvent qu’une ambition déguisée, qui méprise de petits intérêts pour aller à de plus grands. » Au cœur de cette sentence, comme le plus souvent chez La Rochefoucauld, se joue une mascarade, selon le modèle désormais consacré de l’exergue où x n’est que y « déguisé ». La différence, ici, est que la proposition relative de la seconde moitié de la phrase vient alors préciser le caractère agressif de cette mascarade et, par là-même en accuser la théâtralité métaphorique. Au lieu de s’en tenir à une « ambition » dorénavant neutralisée, puisque démasquée, la maxime 246 intensifie le rapport entre amour-propre et désir, non seulement en augmentant l’importance du désir, lorsque les « petits intérêts » deviennent « grands », mais surtout en activant l’agressivité de la fierté sous forme du verbe « méprise[r] ». Autrement dit, là où l’« ambition » aurait pu se réduire à une simple détermination psycho-vectorielle où le désir et la fierté s’équilibrent, elle penche alors du côté agressif de l’ambivalence en privilégiant le mépris sur le désir, et se transforme donc en autoritarisme. Deux maximes plus loin, d’ailleurs, La Rochefoucauld persiste et signe sur le compte de l’autoritarisme : « La magnanimité méprise tout pour avoir tout. » Au cas où le doute subsisterait concernant les « intérêts » de la sentence 246, la maxime 248 nous rappelle, sans détour, que ces « intérêts » sont bien ceux de l’« avoir », c’est-à-dire du désir qui veut posséder. Ajoutons à ce désir, une fois encore, le sentiment agressif du mépris activé par sa forme ver- 103 Trop débile ou trop « délicat », pour reprendre là encore la version Smith-Lesouëf qui, dans sa proposition finale, énonce que la « sévérité », comme la « gravité », « est un attrait fin et délicat et une douceur déguisée. » D’une manière ou d’une autre, on remarquera a fortiori combien l’antithèse de la « douceur » anéantit toute velléité coléreuse, et, par là, toute ambivalence agressive. <?page no="79"?> 79 1. Le penchant agressif de l’amour-propre bale, et nous voilà de retour, on ne peut plus directement, sur le vecteur psychologique du pur autoritarisme. Plus besoin, en effet, d’enfiler le moindre déguisement, comme avec la « générosité » travestie ; ici, la « magnanimité » défile immédiatement du côté agressif de l’amour-propre. Ainsi, l’ambivalence psychologique ne peut-elle plus provenir d’une théâtralité aussi démasquée qu’inexistante, mais d’un rapport vectoriellement déséquilibré entre le mépris et le désir. Déséquilibre que la maxime 248 essaie certes de dissimuler, avec la symétrie pronominale de sa double hyperbole (« méprise tout pour avoir tout »), mais déséquilibre qui n’en persiste pas moins, lorsque l’on se rappelle combien, à côté du mépris agressif, le désir, quant à lui, reste aussi peu coléreux que dans la sentence 257. Entre le mépris et le désir, on peut donc à présent affirmer que, si la relation n’est pas enfin bouleversée du « tout » au « tout », elle conserve en tout cas une certaine ambivalence psychovectorielle, en raison surtout de ce penchant vers une fierté plus agressive. II. 1.b. Dégoût (fierté + hauteur) ou condescendance (mépris + affection) ? Deuxième possibilité d’ambivalence agressive pour l’amour-propre : celle où la dyade psycho-vectorielle de l’« admiration » (fierté + affection) pencherait soit du côté de la hauteur, pour devenir dégoût, soit du côté du mépris pour devenir condescendance. En effet, si l’admiration, en tant qu’émotion normative de la psychologie vectorielle, s’avère naturellement fragile, il ne faudrait pas oublier combien, chez La Rochefoucauld, cette même « admiration » se montre plus susceptible encore de pencher vers l’agressivité, surtout dès lors que les normes culturelles de la politesse se trouvent un tant soit peu bafouées. Considérons par exemple la maxime 294 : « Nous aimons toujours ceux qui nous admirent, et nous n’aimons pas toujours ceux que nous admirons. » Une fois dépassée le stade de notre propre admiration, en tant que lecteurs, devant la perfection formelle de l’équilibre gnomique, nous remarquons surtout que cet équilibre se fonde sur le très discret et pourtant très essentiel déséquilibre grammatical entre les pronoms relatifs. D’un côté, les objets de la forme affirmative du verbe « aimons », c’est-à-dire objets d’affection, se transforment en sujets de l’admiration (« ceux qui »). De l’autre, les objets de la forme négative de ce même verbe (« n’aimons pas »), c’est-à-dire objets d’une désaffection diplomatiquement hautaine, se maintiennent en position d’objet (« ceux que »), sans avoir sans doute la courtoisie de renvoyer l’ascenseur. Autrement dit, derrière l’équilibre des mots, se cache un déséquilibre affectif teinté d’agressivité. Certes, cette agressivité n’est jamais trop virulente, puisqu’elle se maintient, ici au moins, à la « hauteur » des bonnes manières de la haute société. Toutefois, il suffit de cette hauteur pour faire discrètement basculer <?page no="80"?> 80 Ambivalences psychologiques l’admiration dans le dégoût, et pour soulever, en même temps, une question importante de la psychologie autant classique que vectorielle. Ainsi, si l’on n’admet d’une part que la pratique de la litote, à l’âge classique, semble aussi répandue que le « je ne te hais point » de Chimène, et si l’on admet d’autre part que mon choix du terme « dégoût » pourrait aussi bien s’appliquer au « distaste » (fierté + hauteur) qu’au « disgust » (mépris + dégoût) du modèle psycho-vectoriel, ne pourrait-on pas alors se demander si le dégoût identifié à la maxime 294 ne relèverait pas tout simplement de cette agressivité pure nommée « écœurement » ? 104 Peut-être, mais cette possibilité s’avère immédiatement douteuse, dès l’instant où l’on relit la maxime 178 : « Ce qui nous fait aimer les nouvelles connaissances n’est pas tant la lassitude que nous avons des vieilles, ou le plaisir de changer, que le dégoût de n’être pas assez admirés de ceux qui nous connaissent trop, et l’espérance de l’être davantage de ceux qui ne nous connaissent pas tant. » Ici, le « dégoût », explicité par le texte, ne referme pas la pensée sur une pointe agressive, comme dans la sentence 294, mais il ponctue, au contraire, cette pensée en son milieu, de telle sorte à fonctionner comme pivot entre deux admirations. D’un côté, l’admiration perdue des « vieilles […] connaissances », de l’autre, l’admiration retrouvée des « nouvelles », et entre les deux, ce « dégoût » qui fonctionne comme temps de récupération pendulaire pour un amour-propre certes meurtri, mais toujours fondamentalement optimiste, puisque rempli d’« espérance ». Autrement dit, tout agressif que paraisse le dégoût, son agressivité ne fait que pivoter momentanément vers ce penchant, avant de revenir sur ses bases admiratives plus traditionnelles. Ce qui fait que, d’un point de vue psycho-vectoriel, ce pivot ne peut donc être que celui de la fierté, balançant son équilibre émotionnel dans un va-et-vient continu entre la norme et l’ambivalence. Nulle question alors de bousculer l’amour-propre vers un mépris qui transformerait le « dégoût » en « écœurement » démesuré, et pour ainsi dire malséant. Pour l’instant, en tout cas, l’amour-propre subit son agressivité de l’extérieur, et une fois encore, cette agressivité demeure parfaitement ambivalente. Toutefois, le mépris ne s’éloigne jamais trop de l’amour-propre, et finit parfois par faire pencher la balance de l’admiration en direction de la condescendance. D’où la distinction assez claire que La Rochefoucauld cherche à établir entre le langage de l’admiration, ou « louange », et le langage de la condescendance, ou « flatterie ». Si la louange ressemble, en effet, à la monnaie courante du système économique de l’admiration où l’« [o]n ne loue 104 Le « disgust » de l’agressivité pure étant nécessairement plus intense que le « distaste » de l’ambivalence agressive, il m’a donc fallu associer ma traduction de « dégoût » au second terme, et non pas au premier pour lequel j’ai alors dû trouver une version emphatique, d’où « écœurement ». <?page no="81"?> 81 1. Le penchant agressif de l’amour-propre d’ordinaire que pour être loué » (maxime 146), la « flatterie », en revanche, se trouve immédiatement dénoncée comme « une fausse monnaie, qui n’a de cours que pour notre vanité » (maxime 158). Le flatteur, en complimentant son homologue par de fausses louanges, ou « louanges empoisonnées » qui ne font que souligner les « défauts » (maxime 145), révèle moins la fierté de son amour-propre que l’agressivité de son mépris pour l’autre 105 . Au lieu de participer de bon gré à l’échange fluide de platitudes admiratives dont il bénéficie lui-même directement, la « vanité » le met en position de supériorité précaire à l’intérieur de cette économie déjà fragile qu’il place, de la sorte, au bord de la faillite. Certes, le pivot affectif demeure, entre les compliments que les Maximes annoncent comme « louanges » et ceux qu’elles dénoncent comme « flatteries », mais cela n’empêche pas que La Rochefoucauld cherche alors encore plus résolument à nous faire apprécier la différence, toute vectorielle, entre la psychologie de l’admiration, encore suffisamment respectable, et celle de la condescendance, d’emblée toujours méprisable. En somme, alors que dans la section précédente le mépris semblait être l’agressivité de choix pour faire pencher la détermination (ou « ambition ») plutôt du côté de l’autoritarisme que de la colère, dans le cas du psycho-vecteur de l’admiration considéré ci-dessus, il semblerait au contraire que ce soit plutôt le penchant agressif de l’affection (ou hauteur) qui déséquilibre ici la balance. Aussi, alors que dans le premier cas, l’ambivalence agressive pivotait autour du désir, dans ce cas, c’est autour d’un amour-propre, apparemment moins lunatique, que semble plus volontiers pivoter cette ambivalence. II. 1.c. Irrévérence (fierté + dédain) ou reproche (mépris + curiosité) ? Dernière ambivalence agressive possible pour l’amour-propre, celle qui déséquilibre le vecteur normatif de la « sincérité » (fierté + curiosité) pour pencher soit du côté du dédain pour devenir irrévérence, soit du côté du mépris pour devenir reproche. Pour La Rochefoucauld, apparemment, l’irrévérence n’a pas plus lieu d’être que la sévérité. Là où la sévérité s’apparentait à une affliction plus physique que psychologique, d’ailleurs plus excusable chez les femmes que chez les hommes (note 102), l’irrévérence, quant à elle, s’apparente plutôt à un défaut de maturité, soi-disant plus excusable chez les jeunes que chez les vieux, mais à peine. Écoutons à cet effet la maxime 372 : « La plupart des jeunes gens croient être naturels, lorsqu’ils ne sont que mal polis et grossiers. » Puis com- 105 Maxime 145 : « Nous choisissons souvent des louanges empoisonnées qui font voir, par contrecoup, en ce que nous louons, des défauts que nous n’osons découvrir d’une autre sorte. » <?page no="82"?> 82 Ambivalences psychologiques parons-en le message avec celui de la sentence 495 : « Il faut que les jeunes gens qui entrent dans le monde soient honteux ou étourdis : un air capable et composé se tourne d’ordinaire en impertinence. » Qu’ils soient « mal polis » ou, à l’inverse, « capable[s] et composé[s] », les jeunes des Maximes semblent être les seuls à se voir affublés d’une forme ou d’une autre d’irrévérence, que celle-ci soit « grossi[ère] » ou « impertinen[te] ». Peu importe si, comme dans le second cas, la fierté des jeunes personnes paraît justifiée ; seule l’agressivité de leur dédain retient l’attention des aînés, eux-mêmes pratiquement fossilisés dans le microcosme de leurs « bons préceptes » (maxime 93) 106 . L’important, ici, est donc de reconnaître combien le penchant agressif de cette irrévérence juvénile n’appartient pas plus aux ambivalences psycho-vectorielles de la maturité patriarcale que n’avait appartenu la sévérité féminine. Il en va tout autrement du reproche, et cela dès la séquence thématique sur l’« orgueil » (maximes 33 à 37). « Si nous n’avions point d’orgueil, » précise la sentence 34, « nous ne plaindrions pas de celui des autres. » Autrement dit, si nous nous permettons de reprocher aux autres leur orgueil, c’est précisément parce que cet orgueil, que nous connaissons si bien pour le pratiquer nous-mêmes si souvent, ressemble plus au penchant agressif de la fierté, c’est-à-dire au mépris, qu’à un amour-propre équilibré et salutaire 107 . Irrités, sans doute, de reconnaître en l’autre une pareille agressivité, alors même que notre curiosité nous poussait de prime abord à mieux le connaître, nous répondrions ainsi au mépris par le mépris, ce qui transformerait simultanément notre sincérité en reproche. Reproche, bien sûr, d’autant plus ironique que, malgré l’équilibre perçu du mépris des uns et des autres, c’est presque inévitablement sur le dos des autres, et non pas sur le nôtre, que retombe 106 Maxime 93 : « Les vieillards aiment à donner de bons préceptes pour se consoler de ne plus être en état de donner de mauvais exemples. » Est-ce vraiment un pur hasard que cette sentence, parfaitement irrévérencieuse, ait fait partie de la première édition, alors que les deux autres (372 et 495) furent toutes deux introduites treize ans plus tard, lors de la dernière édition, par un La Rochefoucauld lui-même vraisemblablement aigri par les injures du vieillissement ? 107 La maxime 34 ne précise bien sûr pas à qui le « nous » se « plaindr[ait] », mais comme nous allons le voir dans l’analyse subséquente de la maxime 37, elle-même nullement hypothétique, les « plain[tes] » ou « remontrances » peuvent apparemment s’adresser assez directement d’homme à homme, surtout, il faut bien le concevoir, entre personnes d’une même condition. Je choisis donc, pour cette raison avant tout, de lire ici le verbe « plaindrions » comme une litote elliptique. Litote, d’abord, parce que « [se] plaindr[e] » signifierait plutôt faire des « remontrances », autrement dit adresser des reproches. Ellipse, ensuite, parce que le complément d’attribution disparaîtrait alors pour éviter la maladresse d’une répétition pronominale : « […] nous ne nous plaindrions pas de celui des autres [aux autres]. » <?page no="83"?> 83 1. Le penchant agressif de l’amour-propre la responsabilité de l’agression d’origine. Mais pourquoi pas ? Après tout, si nous réussissons à nous convaincre que le mépris de l’autre n’est tempéré par aucune forme de curiosité vis-à-vis de notre personne, pourquoi voir en son mépris autre chose qu’une agressivité pure ? Au moins, dans le reproche que nous lui adressons, nul ne pourra prétendre que notre propre mépris n’est pas adouci par la curiosité, et que notre agression n’en devient pas ainsi plus ambivalente, donc plus socialement acceptable 108 . Or, l’ironie de la paille et de la poutre ne s’arrête pas là. Non content d’alourdir la paille du mépris chez son voisin pour alléger la poutre des reproches qui lui sont adressés, l’« orgueil » procède alors à un acte de mauvaise foi encore plus abracadabrant. A preuve, la maxime 37 : « L’orgueil a plus de part que la bonté aux remontrances que nous faisons à ceux qui commettent des fautes, et nous ne les reprenons pas tant pour les en corriger, que pour leur persuader que nous en sommes exempts. » Ici, les reproches, ou « remontrances », que notre « orgueil », ou mépris, adressent à l’autre, ne se contentent plus du frêle avantage de l’ambivalence agressive sur l’agression pure. Ici, il faut de surcroît que cette ambivalence puisse « persuader » l’autre de son infériorité psychologique, non plus seulement partiellement, mais totalement. En effet, que peut bien chercher l’« orgueil », par ce psychodrame de la « remontrance », sinon à démontrer sa propre supériorité ? Et de quoi prétend-il alors « persuader » l’autre, par ces reproches, sinon de la sincérité de sa propre démarche ? Autrement dit, en cherchant à transformer son reproche en sincérité, l’« orgueil » cherche tout simplement à désamorcer son mépris agressif en fierté normative, autour du même pivot d’une curiosité constante. L’« orgueil » prétend, ainsi, redorer son blason en redevenant, modestement, un amour-propre « exempt » de toute agressivité, même ambivalente. C’est donc à ce jeu de dupes à deux étapes qu’il doit alors se livrer, non seulement pour tromper les autres, mais aussi, quelque part sans doute, pour se « persuader » lui-même ; d’abord l’ambivalence agressive du reproche pour mieux tempérer le mépris, ensuite la dyade normative de la sincérité pour annuler ce mépris ; partie gagnée. Cependant, même dans le jeu de la persuasion, l’amour-propre ne finit pas toujours en vainqueur. Comme en témoigne, cette sentence plus tardive, ajoutée peut-être pour moduler les irrévérences de jeunesse : « Nous n’avouons de petits défauts que pour persuader que nous n’en avons pas de grands » (maxime 327). Plus question, ici, de s’ « exempt[er] » de toute faute, l’amour-propre n’espère au mieux que se défendre de « grands […] défauts », 108 Entendons, évidemment, que pour se « plaindr[e] » ou pour adresser des reproches à autrui, il faut d’abord manifester à son égard un minimum d’intérêt, autrement dit, psycho-vectoriellement parlant, de curiosité. <?page no="84"?> 84 Ambivalences psychologiques comme celui du mépris, mais pour cela, il devra bien sûr préalablement concéder au reproche de plus « petits défauts », comme celui de l’ambivalence. Car à tout prendre, là encore, mieux vaut s’abandonner à une ambivalence agressive qu’à une agressivité pure. II. 1.d. Bilan sur les ambivalences agressives de l’amour-propre Dans sa poursuite d’un amour-propre agressif, La Rochefoucauld semble faire l’impasse sur la sévérité et l’irrévérence, pour privilégier l’autoritarisme et le reproche. Cependant, ses Maximes donnent également un léger avantage au dégoût par rapport à la condescendance. On peut donc reconnaître en cet amour-propre une plus forte tendance à prendre le mépris plutôt que la fierté comme pivot d’ambivalence psycho-vectorielle. Ceci implique alors que l’agressivité provient plus facilement de l’intériorité d’une fierté déséquilibrée que de l’extériorité d’autres sentiments agressifs (colère, hauteur, dédain). Par conséquent, on peut bien affirmer que les Maximes ne manifestent aucune « impudence » (sévérité + dégoût + irrévérence), car seul le dégoût fonctionne, à proprement parler, sur le pivot de la fierté. Cependant, il demeure plus difficile d’établir si le texte de La Rochefoucauld fait preuve d’« insolence » (autoritarisme + condescendance + reproche), surtout lorsque celui-ci vacille entre la sanction contre le faux-monnayage de la « flatterie » et le choix nonsanctionné de la « louange empoisonnée ». II. 2. Le penchant anxieux de l’amour-propre L’amour-propre est donc trop agressif. Tout le monde le sait, à commencer par l’auteur des Maximes qui s’en excuse d’avance, tout au moins dans l’« Avis au lecteur » précédant la première édition. Cette agressivité, La Rochefoucauld y remédie d’abord en soustrayant la fameuse M.S.1 des éditions subséquentes, mais aussi en rappelant, beaucoup plus discrètement dans ses préambules ultérieurs, qu’à l’amour-propre, sans doute trop autoritaire, peuvent se substituer d’autres concepts plus libertaires, comme par exemple celui de l’« intérêt » 109 . Ainsi, à l’anarchie relative de la désorganisation voulue des Maximes correspondrait une anarchie polysémique autour du concept à la fois central et décentré de cet amour-propre aussi omniprésent 109 « [P]ar le mot d’Intérêt, on n’entend pas toujours un intérêt de bien, mais le plus souvent un intérêt d’honneur ou de gloire » ; formule inchangée de l’« Avis au lecteur », entre la deuxième et la cinquième éditions. <?page no="85"?> 85 2. Le penchant anxieux de l’amour-propre qu’insaisissable. Starobinski l’avait d’ailleurs parfaitement compris qui, dans son premier article sur La Rochefoucauld, annonçait : « Instead of being submitted to a tyranny, man will much rather appear as given to a sort of anarchy. Far from finding any unity through the amour-propre, man’s soul becomes the seat of unlimited multiplicity and contradictions » (224). Quelques pages plus loin, le critique poussait même plus loin son intuition en avançant : « these changes do not reveal the power of amour-propre so much as its anxiety » (226). Malheureusement, cette intuition s’en arrêterait là, puisque Starobinski ne verrait pas l’intérêt de pousser plus avant sa réflexion sur l’anxiété. Or, comme d’une part l’anxiété me semble faire partie des faces cachées du discours sur l’amour-propre dans les Maximes, et comme d’autre part cette anxiété constitue le penchant inverse de l’agressivité dans le modèle d’analyse psycho-vectorielle, je me propose ici de vérifier le bien-fondé de cette intuition oubliée. Et si l’amour-propre, déjà fondamentalement ambivalent entre sa fierté normative et son mépris agressif, cherchait en fait à masquer un autre type d’ambivalences, lui-même aux antipodes des premières, puisque basé cette fois non sur l’agressivité mais sur l’anxiété … Si le penchant anxieux constitue effectivement le versant opposé au penchant agressif, dans le cadre de toute réaction psychologique, on doit alors s’interroger sur la présence, dans les Maximes, de quatre nouvelles émotions dénotant la mutation anxieuse de quatre bases normatives. Trouve-t-on, chez La Rochefoucauld, une « honte » qui dégraderait l’amour-propre, une « peur » pour paralyser le désir, un « pathos » pour refroidir l’affection et une « distraction » pour dérouter la curiosité ? Plus spécifiquement encore, et vu que les anxiétés pures restent sans doute aussi honteuses dans le microcosme de la bienséance que les agressivités pures n’étaient méprisables, comment l’amour-propre des Maximes parvient-il à contrebalancer le déséquilibre anxieux ? Par quelles ambivalences cherchera-t-il à contrecarrer les avances de cette anxiété ? Penchera-t-il plutôt vers l’intériorité de sa propre fierté normative pour combattre les influences anxieuses de la peur, du pathos et de la distraction, auquel cas, il privilégierait alors des sentiments d’« intimidation » (fierté + peur), de « sollicitude » (fierté + pathos) ou de « perplexité » (fierté + distraction) ? Ou penchera-t-il, en revanche, vers l’extériorité normative du désir, de l’affection et de la curiosité pour tenter de régulariser l’anxiété de sa propre honte, auquel cas, il privilégierait plutôt l’« hésitation » (honte + désir), la « conciliation » (honte + affection) ou le « scrupule » (honte + curiosité) ? Tout dépendra, là encore du pivot psycho-vectoriel sur lequel s’appuiera l’amour-propre : fierté ou honte ? <?page no="86"?> 86 Ambivalences psychologiques II. 2.a. Intimidation (fierté + peur) ou hésitation (honte + désir) ? Première possibilité d’ambivalence anxieuse pour l’amour-propre, celle qui déséquilibre le vecteur normatif de la détermination (fierté + désir) pour pencher soit du côté de la peur pour devenir intimidation, soit du côté de la honte pour devenir hésitation. On pourrait dire que La Rochefoucauld hésite à faire pencher la balance entre intimidation et hésitation, surtout lorsqu’il parle de « timidité » : « Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires : l’avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité l’avarice ; on est souvent ferme par faiblesse, et audacieux par timidité » (maxime 11). En s’opposant, d’un côté, à l’audace qui se jette dans le risque sans toujours bien en calculer les conséquences, la « timidité » s’embourbe dans sa propre peur, et tombe ainsi dans la paralysie de l’intimidation, tout comme l’« avarice » qui, sans doute trop peureuse pour encourir le risque de se faire voler, préfère se cacher pour mieux calculer et recalculer son propre potentiel. Dans ce premier cas, la « timidité » comme l’audace se rejoignent par leur amour-propre ; amourpropre dynamique pour la seconde, et statique pour la première. De l’autre côté, on comprend également que « timidité » ne signifie pas nécessairement paralysie mais plutôt hésitation, surtout lorsque l’on applique la théorie même de la maxime selon laquelle audace et « timidité » peuvent se renverser aussi facilement que « prodigalité » et « avarice ». Dans ce deuxième cas, les deux « passions » se rejoignent par un même désir qui permet alors de les faire pivoter entre détermination et hésitation, selon que le psycho-vecteur s’attache à la fierté de l’audace ou à la honte de la « timidité ». D’une manière ou d’une autre, toutefois, cette « timidité » reste avant tout une « faiblesse », c’est-à-dire un manque de caractère qui intimide d’autant plus l’amourpropre que, comme le confessera plus tard La Rochefoucauld, « [l]a faiblesse est plus opposée à la vertu que le vice » (maxime 445). Autrement dit, difficile pour l’amour-propre de « déguis[er] » la « timidité » en « vertu » alors que celle-ci n’est pas un « vice » pour commencer, mais plutôt une « passion » <?page no="87"?> 87 2. Le penchant anxieux de l’amour-propre par nature incontrôlable 110 . Il faut donc essayer de l’éviter plutôt que de la travestir, car, après tout, celle-ci présente un plus grand « danger » qu’il ne serait raisonnable d’affronter, même pour les plus « audacieux » : « La timidité est un défaut dont il est dangereux de reprendre les personnes qu’on en veut corriger » (maxime 480) 111 . Cependant, jamais les Maximes ne parviennent vraiment à éviter ni l’ambivalence anxieuse de l’intimidation, ni celle de l’hésitation. Ainsi, dans un premier temps, La Rochefoucauld se moque-t-il plaisamment de la pusillanimité de la nature humaine en énonçant : « Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes » (maxime 38). D’un côté, le désir manifesté par les « espérances » futures qui nous poussent à vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ; de l’autre, la peur beaucoup plus actuelle qui nous rappelle à l’ordre et nous fait tenir nos promesses par simple « crainte » de nous trouver ultérieurement embarrassés. Et au centre de ce mouvement pendulaire ? Là encore, sans doute, l’amour-propre toujours aussi explicitement invisible quoiqu’implicitement central, puisqu’en balançant d’abord en direction du désir, il signale au passage le potentiel d’une détermination normative, mais qu’en revenant ensuite sur les bases de ses propres « craintes », il trahit alors son penchant inévitable vers cette peur qui modifie la détermination en intimidation. Certes, grâce au pivot de la fierté, l’amour-propre reste sauf, mais sa « faiblesse » consiste ici à ne pas pouvoir se détacher de la menace extérieure présentée par l’anxiété du désir. Dans un deuxième temps, La Rochefoucauld revient également sur l’ambivalence de l’hésitation, et ce sous la forme du concept de « défiance » : « Ce qui nous empêche d’ordinaire de faire voir le fond de notre cœur à nos amis, n’est pas tant la défiance que nous avons d’eux, que celle que nous avons de nous-mêmes » (maxime 315). Ici, toutefois, le ton badin de la moquerie antithétique disparaît pour faire place au sérieux de la définition pessimiste à double détente. Non seulement le verbe « empêche[r] » ancre toute la phrase dans une forte dénotation négative, mais, en plus, la locution adverbiale de quantité, elle-même au négatif (« n[e …] pas tant […] que »), repousse encore plus loin la négativité de la sentence. Comme si la honte, manifestée par le besoin de cacher « le fond du cœur » à ses propres amis, ne suffisait pas à embarrasser l’individu, il faut en plus que cette honte demeure sa seule 110 « Passion » d’autant plus « incontrôlable » que première, puisque, comme l’indiquent à l’origine aussi bien la maxime XI de la première édition que la maxime 65 de l’édition de Hollande : « l’audace naît de la timidité. » 111 Il ne semble pas inutile, là encore, de remarquer que le « danger » de la maxime 480 est lui-même encadré de deux faiblesses, l’une à la maxime 479, et l’autre à la maxime 481. <?page no="88"?> 88 Ambivalences psychologiques responsabilité 112 . Car, dans le cas de la « défiance » vis-à-vis des « amis », c’est bien de honte qu’il s’agit, et non pas de peur ; sur ce point, La Rochefoucauld s’était déjà montré très clair : « Il est plus honteux de se défier de ses amis que d’en être trompé » (maxime 85). Certes le désir de maintenir l’amitié, afin sans doute de continuer à s’épanouir en société, reste une émotion parfaitement normative. Ceci dit, à cette émotion équilibrée peut alors s’attacher l’anxiété d’un amour-propre chargé d’exprimer le doute sur la valeur de la personne humaine. Surgit ainsi l’ambivalence anxieuse que les maximes 85 et 315 nomment la « défiance » et dans laquelle on reconnaît le psycho-vecteur de l’hésitation. Si nous avons déjà honte de « nous-mêmes », comment ne pas laisser ce sentiment affecter notre jugement sur autrui et, par là-même, comment « empêche[r] » cette honte de déséquilibrer notre désir normatif d’appartenance ? Dans ce cas, c’est donc très clairement de l’extérieur que doit provenir la bouée salvatrice de l’amour-propre à la dérive. II. 2.b. Sollicitude (fierté + pathos) ou conciliation (honte + affection) ? Deuxième possibilité d’ambivalence anxieuse pour l’amour-propre : celle où la dyade psycho-vectorielle de l’admiration (fierté + affection) pencherait soit du côté du pathos, pour devenir sollicitude, soit du côté de la honte pour devenir conciliation. On trouve sans conteste, chez la Rochefoucauld, une certaine sollicitude, mais pas celle que l’on pourrait espérer d’un homme qui préfère soi-disant « être trompé » par « ses amis » qu’avoir à « s [’en] défier ». En effet, si la sollicitude, ou la « tendresse », existe bel et bien, dans la maxime 235, ce n’est certes pas dans l’intérêt de réconforter autrui, mais plutôt dans celui de se réconforter soi-même : « Nous nous consolons aisément des disgrâces de nos amis, lorsqu’elles servent à signaler notre tendresse pour eux. » La douleur, ou le pathos, qui se glisse implicitement dans l’espace textuel entre le verbe réflexif et son complément d’objet, se glisse en fait dans un espace psychologique renversé où la réaction de sollicitude (« nous nous consolons ») précède littéralement le stimulus de la douleur (« des disgrâces »). Aussi, bien que ce pathos résulte phénoménologiquement des malheurs « de nos amis », il paraît déjà textuellement absorbé par l’amour-propre de la réflexivité grammaticale. Dans le cas d’une rencontre inattendue avec l’anxiété du sentiment 112 Ne nous y trompons pas ; comme l’indique le manuscrit Gilbert, en effet, il est fort possible que la comparaison quantitative entre la « défiance » externe et interne n’ait été qu’une précaution oratoire propre à atténuer la force unilatéralement incriminante du « ne… pas » : « Ce qui fait que nous nous cachons à nos amis, n’est pas la défiance que nous avons d’eux, mais celle que nous avons de nous. » <?page no="89"?> 89 2. Le penchant anxieux de l’amour-propre affectif (ou pathos), l’amour-propre doit donc servir, non pas seulement de rééquilibrage immédiat, mais bien de bouclier propre à minimiser l’impact du choc frontal. Ainsi, dans la maxime 235, la sollicitude demeure-t-elle effectivement une ambivalence anxieuse. Cependant, par la force démesurée que cette ambivalence accorde au pivot normatif de la fierté, on en finit presque par se demander si la « tendresse », elle-même repoussée en fin de sentence comme simple symbole ou « signal », ne pourrait pas tout aussi bien disparaître sans laisser la moindre trace. Et La Rochefoucauld de nous avoir déjà répondu à l’affirmatif : « Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui » (maxime 19), comme si, après tout, les « amis » lui avaient toujours pesé, et que le meilleur moyen de rétablir l’équilibre était de les ravaler au rang plus générique d’« autrui » 113 . Sollicitude donc pour le moins douteuse que celle de La Rochefoucauld, mais non moins douteuse, sans doute, que ne s’avère la conciliation, ou plutôt la « réconciliation », selon la terminologie de la maxime 82 : « La réconciliation avec nos ennemis n’est qu’un désir de rendre notre condition meilleure, une lassitude de la guerre et une crainte de quelque mauvais événement. » Ici, l’ambivalence du sentiment de conciliation semble encore plus complexe que celle définie par le modèle psycho-vectoriel ; au lieu de s’en tenir à une ambivalence à deux pôles où le pivot normatif serait celui de l’affection, et le pôle anxieux celui de la honte, la « réconciliation » devient une polyvalence entre trois pôles, ceux du « désir », de la « lassitude » et de la « crainte ». Malheureusement, cette polyvalence prête à confusion. A supposer que, là encore, le sentiment d’ambivalence provienne du déséquilibre entre un pivot normatif et, ici au moins, deux pôles anxieux, il faudrait alors concevoir la conciliation, chez La Rochefoucauld, comme une émotion ancrée non pas dans l’affection mais dans le désir, et dont les deux vecteurs partiraient ainsi en direction soit de la distraction (ou « lassitude »), soit de la peur (ou « crainte »). Or, si le premier vecteur existe effectivement dans le modèle psycho-vectoriel (désir + distraction = « incertitude »), le second, en revanche, ne peut exister en tant que tel, puisque la peur n’est que la version anxieuse du désir. Quelque part, donc, la maxime 82 essaie de nous jouer des tours, mais point heureusement sans nous souffler par ailleurs la solution de ses mystères, notamment par le biais de sa structure dont le rythme ternaire, comme nous le verrons, rapproche assez logiquement la « réconciliation » de la « clémence ». 113 Assez curieusement, d’ailleurs, cette peur du déséquilibre associée à l’amour-propre se manifeste encore plus explicitement dans la maxime 10 de la copie Smith- Lesouëf qui réunit les textes des maximes 38 et 19 : « Nous promettons selon nos espérances et nous tenons selon nos craintes ; nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui. » Autrement dit, pas de sollicitude (maxime 19) sans intimidation préalable (maxime 38). <?page no="90"?> 90 Ambivalences psychologiques Comment ne pas en effet reconnaître, dans la sentence 82, une simple variation sur le thème de la maxime 16 : « Cette clémence, dont on fait une vertu, se pratique tantôt par vanité, quelquefois, par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble » ? Dans un cas comme dans l’autre, les deux formes de conciliation se définissent par la combinaison de trois émotions, et dans les deux cas également, deux de ces trois émotions constitutives s’avèrent parfaitement interchangeables (la peur appelée « crainte », et la distraction nommée soit « lassitude », soit « paresse »). Seule différence, toutefois : le remplacement du « désir » (psycho-vectoriellement incompatible avec la peur) par la « vanité » ou l’amour-propre, autrement dit le retour de la fierté qui, en tant que pivot normatif, n’aurait alors aucun mal à se rattacher aux anxiétés à la fois de la peur et de la distraction 114 . La conciliation, ou dans ce cas « clémence », deviendrait ainsi une double ambivalence anxieuse oscillant entre intimidation (fierté + peur) et perplexité (fierté + distraction), mais elle en perdrait aussi tout lien avec son pivot normatif d’origine, à savoir l’affection. Or, même pour La Rochefoucauld, cette possibilité semble de prime abord invraisemblable, et il suffit, pour le confirmer, de relire la sentence précédente : « La clémence des princes n’est souvent qu’une politique pour gagner l’affection des peuples. » 115 Certes, la honte ne figure pas explicitement dans cette quinzième sentence, mais on comprend dès lors d’autant mieux comment ce serait peut-être la honte de cette honte qui aurait effectivement encouragé l’énonciateur, d’abord à la dissimuler sous forme de « vanité » (maxime 16), ensuite à la faire entièrement disparaître (maxime 82) 116 . En ce qui concerne la sollicitude et la conciliation, La Rochefoucauld semble donc éprouver encore plus de réserve vis-à-vis du penchant anxieux de ces deux émotions qu’il n’en avait témoigné face à l’intimidation et l’hésitation. Apparemment, le pathos perturbe plus que la peur, et l’affection rassure moins que le désir. 114 On pourra rétorquer que la « vanité » de La Rochefoucauld ressemble plus au mépris ou encore au dédain psycho-vectoriels, mais vu que l’ensemble des manuscrits (Liancourt, Barthélémy, Gilbert) ainsi que l’édition de Hollande, la copie Smith- Lesouëf et la première édition préfèrent employer le terme de « gloire », je m’en tiendrai donc à une « vanité » plus normative qu’agressive. 115 L’édition de Hollande rassemble d’ailleurs les sentences 15 et 16 de l’édition finale sous la forme suivante : « La clémence est un mélange de gloire, de paresse et de crainte ; dont nous faisons une vertu ; et chez les Princes, c’est une politique dont ils se servent pour gagner l’affection des peuples » (maxime 7). 116 A cette résorption de l’espace textuel de la honte correspond d’ailleurs une résorption encore plus discrète de l’espace logique de la conciliation qui, entre les maximes 16 et 82, passe d’un regroupement disjonctif ouvert (ou « vanité » ou « paresse » ou « crainte » ou « les trois ensemble »), à un regroupement conjonctif fermé (et « désir » et « lassitude » et « crainte »). <?page no="91"?> 91 2. Le penchant anxieux de l’amour-propre II. 2.c. Perplexité (fierté + distraction) ou scrupule (honte + curiosité) ? Dernière ambivalence anxieuse possible pour l’amour-propre, celle qui déséquilibre le vecteur normatif de la sincérité (fierté + curiosité) pour pencher soit du côté de la distraction pour devenir perplexité, soit du côté de la honte pour devenir scrupule. Côté distraction, celle-ci ne manque bien sûr pas de poser problème dans le microcosme salonnier de La Rochefoucauld, surtout lorsqu’elle se manifeste sous la forme de l’« ennui » : « Nous nous vantons souvent de ne nous point ennuyer, et nous sommes si glorieux que nous ne voulons pas nous trouver de mauvaise compagnie » (maxime 141). Pour autant que la fierté essaie de se protéger du penchant anxieux de la curiosité, l’« ennui » menace toujours de venir tenir « mauvaise compagnie » à l’amour-propre. En effet, dire que « nous ne voulons pas […] trouver » n’implique nullement que nous réussissions à ne pas être trouvés. Tout au contraire ! Et c’est sans doute pour mieux accentuer l’inéluctabilité de cette rencontre qui, par définition, laisse le sujet perplexe, que la maxime accentue l’adjectif « glorieux » par l’amplification adverbiale du « si » ; plus « nous nous vantons » de savoir échapper à la distraction, plus celle-ci parvient ironiquement à nous retrouver. Plus l’amour-propre essaie de normaliser sa relation ambivalente avec l’anxiété, plus cette anxiété le rappelle au désordre. Pourtant, cette distraction infligée par autrui semble on ne peut plus tolérable par rapport à celle que le moi peut tout aussi bien répercuter à son entourage : « Nous pardonnons à ceux qui nous ennuient, mais nous ne pouvons pardonner à ceux que nous ennuyons » (maxime 304). On reconnaît ici la structure rhétorique exacte de la maxime 294, précédemment étudiée (II.1.b.), où toute la dynamique de l’ambivalence psycho-vectorielle pivote autour d’une simple modification pronominale (« ceux qui […] ceux que »). Ici encore, l’amour-propre se montre magnanime seulement dans la mesure où son identité en tant que sujet, à la fois grammatical et philosophique, reste protégée, mais dès lors qu’il doit assumer la responsabilité de son propre « ennui », le sentiment de fierté se rebiffe instinctivement. Au lieu d’une perplexité que « nous pardonnons » d’autant plus facilement que son penchant anxieux semble effectivement venir de l’extérieur, la perplexité, que nous générons en l’autre, insulte notre amour-propre. Aussi, par réaction, la distraction que nous voyons en lui, ou en elle, se transforme instantanément, chez nous, en dédain. On assiste ainsi à un contre-balancement d’un penchant à l’autre de la curiosité normative ; à la distraction anxieuse de l’autre répond le dédain agressif du moi ; à la perplexité d’autrui répond l’irrévérence de l’amour-propre (fierté + dédain) qui nous rappelle combien nous ne pouvons tirer notre révérence, bref, combien « nous ne pouvons pardonner ». Autrement dit, plutôt que de <?page no="92"?> 92 Ambivalences psychologiques s’approprier un sentiment anxieux qui risquerait à son tour de faire basculer la fierté dans la honte, et de convertir ainsi la perplexité en regret (honte + distraction), l’amour-propre préfère encore éviter l’anxiété totale pour s’en tenir à une simple ambivalence. Mais encore faut-il que cette ambivalence se souvienne de laisser son angoisse à l’extérieur de sa fierté normative. C’est donc sans grande surprise que l’on remarque également à quel point le scrupule ne joue, à son tour, qu’un rôle conditionnel chez La Rochefoucauld : « Nous aurions souvent honte de nos plus belles actions, si le monde voyait tous les motifs qui les produisent » (maxime 409). A moins, en effet, d’avoir suscité la curiosité d’autrui, en lui révélant accidentellement « les motifs […] de nos plus belles actions » (car « voyait » n’est pas montrer), le moi n’a aucune raison de s’intéresser à la turpitude de ses propres motivations. Par conséquent, sans la curiosité des autres, l’amour-propre n’a aucun intérêt à exercer sa propre curiosité, et à pratiquer ainsi la moindre forme de sincérité introspective (fierté + curiosité). Il faut que cette motivation lui vienne là encore de l’extérieur, pour que la fierté penche alors anxieusement vers la honte, et pour que la sincérité normative se transforme en scrupule ambivalent. Certes, l’amour-propre s’intéresse enfin suffisamment à ses propres actions pour pouvoir potentiellement faire machine arrière (curiosité), mais ce retour en arrière se fait alors au prix d’une anxiété qui ralentit ou même paralyse toute autre forme de réaction (honte). Avec ce type de scrupule, apparemment sclérosé d’ambivalence, nous sommes encore bien loin du fardeau judéo-chrétien de la culpabilité, et encore plus loin, sans doute, de l’impératif catégorique moderne de la morale kantienne. Cependant, précisément grâce à cette ambivalence psycho-vectorielle, nous ne sommes jamais plus près non plus d’une résolution normative à ce déséquilibre : « Quelque honte que nous ayons méritée, il est presque toujours en notre pouvoir de rétablir notre réputation » (maxime 412). Contrairement au mépris, beaucoup plus tolérable dans l’univers des Maximes, la honte fait à coup sûr partie de ces déséquilibres auxquels il convient de remédier le plus prestement, afin de « rétablir notre réputation », c’est-à-dire afin de raviver notre amour-propre. II. 2.d. Bilan sur les ambivalences anxieuses de l’amour-propre De toute évidence, La Rochefoucauld semble plus craindre la honte que la distraction, le pathos ou même la peur. Aussi, ses ambivalences anxieuses penchent-elles plus fréquemment vers l’extériorité d’une curiosité, d’une affection et d’un désir anxieux que vers l’intériorité d’un amour-propre angoissé. Pour cette raison, on peut donc un peu plus facilement reconnaître chez lui une tendance à l’« embarras » (intimidation + sollicitude + perplexité) qu’une propension à la « gêne » (hésitation + conciliation + scrupule). Piètre <?page no="93"?> 93 3. L’amour-propre passif-agressif distinction pour ceux qui voient en ces deux termes une continuité absolue du champ sémantique, mais distinction cruciale pour ceux qui, en revanche, préfèrent différencier les ambivalences où le pivot psycho-vectoriel reste normatif (embarras ancré dans la fierté) de celles où le pivot devient la source même d’anxiété (gêne ancrée dans la honte) 117 . En effet, en préférant ici le pivot de l’amour-propre à celui de la honte, les Maximes semblent vouloir se rapprocher d’une fierté plus équilibrée dont elles n’avaient cure du côté de leurs ambivalences agressives. Il semblerait, ainsi, qu’après s’être sans doute un peu trop complaisamment abandonné au mépris, La Rochefoucauld ressente le besoin de restaurer un peu l’équilibre en faveur d’un amour-propre plus serein… à moins, bien sûr, que cette sérénité embarrassée ne se soit en fin de compte que l’ultime « faiblesse ». Auquel cas, comme le suggérait la sentence 445, cette « faiblesse […] plus opposée à la vertu que le vice », redeviendrait à juste titre, de toutes les émotions, la plus méprisable. II. 3. L’amour-propre passif-agressif Admettons donc que l’agressivité de l’amour-propre provienne souvent de l’intériorité de son propre mépris, là où les trois autres émotions dominantes (désir, affection et curiosité) demeurent majoritairement normatives dans leur interaction avec ce dernier. Admettons également que l’anxiété de l’amour-propre provienne plutôt de l’extériorité de ces trois autres émotions devenues elles-mêmes anxieuses (peur, pathos, distraction), là où la fierté demeure, pour sa part, normative. Il ne devrait alors plus subsister le moindre doute sur la direction des ambivalences à la fois agressives et anxieuses chez La Rochefoucauld. En effet, avec son agressivité intérieure et ses anxiétés extérieures, l’amour-propre semble être le candidat idéal à la « sournoiserie » passive-agressive. Sournoiserie qui, selon le modèle psycho-vectoriel, se définit précisément par la fourchette dont le mépris servirait de manche et dont les dents auraient pour noms peur, pathos et distraction. Mais sournoiserie qui, surtout, barrerait alors l’accès au penchant inverse de la fierté passiveagressive, à savoir celui de la « fausseté ». Car sans le pivot anxieux de la honte attaché aux trois émotions agressives de la colère, de la hauteur et du dédain, il n’y pas vraiment moyen d’identifier dans les Maximes la moindre fausseté, 117 Je propose ici « embarras » comme traduction du terme « abashed[ness] » (que le modèle psycho-vectoriel conserve d’ailleurs sous forme adjectivale) et « gêne » pour « self-consciousness », surtout parce que seule la gêne dénote parfois la torture, alors que l’embarras ne dénote au pire que l’obstacle. Au pivot normatif de la fierté correspond ainsi le terme le moins extrême, alors qu’au pivot anxieux de la honte correspond plus logiquement le terme le plus intense. <?page no="94"?> 94 Ambivalences psychologiques psycho-vectoriellement en tout cas. Ainsi, grâce à sa sournoiserie, La Rochefoucauld parviendrait-il effectivement à ne pas s’empêtrer dans les mailles d’une fausseté qu’il dénonce lui-même à chaque tournant. Aubaine particulièrement saisissante pour un auteur si soucieux de ne point trop déplaire, mais dont il conviendra quand même de saisir à présent le détail, question de ne pas se dessaisir, sans vérification aucune, de la fausse face sournoisement escamotée de cet amour-propre devenu passif-agressif. Pour ce faire, je propose alors d’évaluer non plus si l’ambivalence psychologique des Maximes provient d’un déséquilibre émotionnel interne ou externe par rapport à un amour-propre toujours potentiellement normatif, mais plutôt de vérifier si, à l’intérieur d’une fierté déjà fondamentalement déséquilibrée, le pivot agressif du mépris continue effectivement à triompher du pivot anxieux de la honte. Autrement dit, par-delà les ambivalences « partielles » identifiées dans les deux parties précédentes, je souhaite à présent me concentrer sur les ambivalences « complètes » de l’amour-propre que je continuerai, toutefois, à comparer deux à deux. Ainsi, par rapport au vecteur normatif de la détermination (fierté + désir), l’ambivalence penche-t-elle plutôt du côté agressif de la fierté (mépris) et donc du côté anxieux du désir (peur) pour former l’« envie », ou penche-t-elle, vice-versa, vers la honte (fierté anxieuse) et la colère (désir agressif) pour former le « ressentiment » ? De même, en ce qui concerne l’émotion normative de l’admiration (fierté + affection), la balance s’incline-t-elle plutôt du côté de la « possessivité » (mépris + pathos) ou de celui de la « servilité » (honte + hauteur) ? Enfin, par rapport au vecteur normatif de la sincérité (fierté + curiosité), l’ambivalence s’incline-t-elle plutôt vers le « snobisme » (mépris + distraction) ou vers l’« hypocrisie » (honte + dédain) ? En somme, si la vérification s’opère comme prévu, nous confirmerons alors que la sournoiserie (envie + possessivité + snobisme) pèse en effet plus lourd que la fausseté (ressentiment + servilité + hypocrisie), et nous pourrons ainsi corroborer par le jeu des ambivalences complètes ce que l’interaction des ambivalences partielles nous avait permis d’entrevoir, notamment combien le mépris surclasse toujours la honte dans l’amour-propre de La Rochefoucauld. <?page no="95"?> 95 3. L’amour-propre passif-agressif II. 3.a. Envie (mépris + peur) ou ressentiment (honte + colère) ? Il y a apparemment moins de ressentiment mémorable chez La Rochefoucauld que chez Corneille. L’unique objet du ressentiment, dans les Maximes, réside en fait non point dans la Rome antique mais dans la ruse classique : « Ce qui nous donne tant d’aigreur contre ceux qui nous font des finesses, c’est qu’ils croient être plus habiles que nous » (maxime 350). Or ce ressentiment, ou cette « aigreur », sont bientôt balayés comme sous-produits d’une « faiblesse » dont l’amour-propre de La Rochefoucauld ne saurait s’accommoder : « Il n’y a que les personnes qui ont de la fermeté qui puissent avoir une véritable douceur ; celles qui paraissent douces n’ont d’ordinaire que de la faiblesse, qui se convertit aisément en aigreur » (maxime 479). Autrement dit, l’« aigreur » reste une solution facile, ou « aisé[e] », pour les « faibles » qui, confrontés à la honte de leur manque de « fermeté », compensent alors l’anxiété de leur amour-propre par une expression d’autant plus agressive qu’intériorisée de leur désir frustré, à savoir la colère. On reconnaît certes, dans cette « aigreur », la définition même de l’ambivalence psycho-vectorielle du ressentiment (honte + colère), mais on reconnaît également, dans la position qu’accorde la sentence à cette « aigreur », un indéniable rejet, autant rhétorique que psychologique, de la part de l’énonciateur. Le ressentiment et toute sa « faiblesse » afférente ne doivent en aucun cas pouvoir affecter la « fermeté » de ceux ou celles pour qui l’ancrage normatif de l’amour-propre ne vacille soi-disant pas, d’où la très nette séparation de « fermeté » et « faiblesse » signalée par le point virgule 118 . Aussi, peut-être que la « douceur » qui donne son thème à la sentence 479, ne fait pas ici simplement mais bien doublement illusion ; au delà de la fausse « douceur » dénoncée explicitement par le verbe « paraissent », c’est peut-être, plus sournoisement, une fausse valeur que La Rochefoucauld injecte au cœur de sa maxime, comme pour mieux protéger une « fermeté » un peu plus vulnérable qu’il ne voudrait le concéder. Le « véritable » objectif de cette sentence serait alors, ni plus ni moins, le même que dans la maxime subséquente sur la « timidité », précédemment analysée 118 Comme l’indique Plazenet dans ses « Principes d’édition » aux Maximes (117-21), la ponctuation n’a jamais particulièrement intéressé La Rochefoucauld qui, à en croire les manuscrits en tout cas, omet d’ailleurs, en grande partie, de l’inclure. Je rappellerai donc ici à quel point cette ponctuation reste avant tout une fantaisie d’éditeurs, et combien même ceux qui prétendent y faire le plus attention finissent occasionnellement par s’embrouiller dans leurs propres choix. Ainsi, par exemple, Plazenet qui, dans sa propre édition, nous donne deux versions différentes de la marque de ponctuation centrale à la maxime 479 : un point virgule dans son « Historique des Maximes » (896), mais un point séparant la sentence en deux phrases dans la « Cinquième édition » (192). <?page no="96"?> 96 Ambivalences psychologiques (II.2.a) : si la « faiblesse » comme la « timidité » représentent un « danger » pour l’amour-propre bien équilibré, autant les éviter que les confronter. La Rochefoucauld ne semble d’ailleurs pas vouloir reconnaître grande différence entre le ressentiment et l’envie : « On fait souvent vanité des passions même les plus criminelles, mais l’envie est une passion timide et honteuse que l’on n’ose jamais avouer » (maxime 27). Pour lui, aussi bien l’« aigreur » que l’« envie » restent surtout des sentiments ancrés dans la « honte », avec comme seule différence la direction de chaque psycho-vecteur. Dans le cas du ressentiment, l’« aigreur » s’attache de toute évidence à une colère intestine, alors que, dans le cas de l’envie, la « passion timide » implique le rattachement à un désir latent (honte + désir = hésitation ou « timidité »). Autrement dit, la colère n’étant que le penchant agressif du désir, il n’y aurait, entre ressentiment et envie, qu’une différence de degré ; l’« envie » deviendrait alors, ni plus ni moins, synonyme de « timidité », ou d’hésitation, ce qui en ferait donc, assez curieusement, une ambivalence psychologique moins complète que le ressentiment. Or, quelque part sans doute, cette définition initiale de l’« envie » a dû gêner La Rochefoucauld, et lui paraître insuffisante, d’où cette précision, dans la sentence subséquente : « l’envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres » (maxime 28). L’énonciateur, s’étant aperçu qu’il avait peut-être un peu trop normalisé l’ambivalence de l’« envie » en lui accordant l’appui d’un désir normatif, en revient ici à la « fureur », ou colère, pour rétablir l’ambivalence complète entre l’anxiété de l’amour-propre (honte) et l’agressivité du désir (colère) 119 . L’« envie » se confond donc ici avec le ressentiment, et l’on comprend alors d’autant mieux comment La Rochefoucauld, dans sa dernière édition choisira logiquement de préciser : « La plus véritable marque d’être né avec de grandes qualités, c’est d’être né sans envie » (maxime 433). Si, d’une part, l’« envie » comme l’« aigreur » restent fondamentalement stigmatisés par la honte, et si, d’autre part, l’« envie »-« aigreur » se rejoignent dans la colère, elle-même la moins bienséante des émotions agressives, on comprend dès lors à quel point cette forme d’envie-ressentiment demeure un défaut essentiel à éviter. Défaut apparemment sine qua non, puisque sa singularité grammaticale semble empêcher à elle seule la pluralité de toutes les « grandes qualités » humaines… ou serait-ce simplement aristocratiques ? 119 Je remarque, au passage, que l’agressivité de cette « fureur » était accentuée dans la première édition, tout comme dans l’édition de Hollande, ainsi que dans la copie Smith-Lesouëf et dans le manuscrit Barthélémy, par l’emploi du substantif « ruine » : « l’envie est une fureur qui nous fait toujours souhaiter la ruine du bien des autres. » Exemple parfait, sans doute, d’une agressivité que La Rochefoucauld se serait senti obligé d’atténuer pour mieux convenir à la bienséance classique. <?page no="97"?> 97 3. L’amour-propre passif-agressif Il ne faudrait pas oublier, en effet, qu’en écrasant le ressentiment comme l’envie de tout son mépris aristocratique, La Rochefoucauld se ménage aussi discrètement une issue de secours, juste au cas où l’envie ferait tout de même partie de ses émotions inévitablement humaines, trop humaines. Ainsi essaie-t-il d’abord de se réfugier dans les nuances, notamment dans la maxime 28, déjà partiellement citée, où l’énonciateur essaie de distinguer l’« envie […] fureur » de « [l]a jalousie [qui] est, en quelque manière, juste et raisonnable, puisqu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir ». On reconnaît ici, certes, non seulement la fibre aristocratique soucieuse de défendre son droit à la propriété (« conserver un bien qui nous appartient »), mais aussi et surtout la triple précaution oratoire d’un énonciateur qui, peut-être un peu trop conscient de l’interchangeabilité de ses deux concepts voisins (« jalousie » et « envie »), décide de moduler le premier pour ne pas ultérieurement avoir à le préciser 120 . D’abord, ce sont les attributs de la « jalousie » (« juste et raisonnable ») qui sont visés par cette révision à la baisse (« en quelque manière »). Ensuite, c’est la subordination causale qui se voit à son tour atténuée, lorsque le verbe directeur (« conserver ») se trouve écarté de manière asymptotique (« ne tend qu’à conserver »). Enfin, c’est la subordination relative qui se replie encore plus loin dans la relativité par la conjonction du « ou » introduisant alors l’illusion (« nous croyons ») comme copropriétaire du « bien » de la « jalousie » 121 . Autrement dit, là où l’« envie » plus vulgaire peut laisser librement éclater toute la « fureur » de son ressentiment, l’envie plus aristocratique, nommée ici « jalousie », doit se livrer, pour sa part, à toute une casuistique de la modulation grammaticale, avant de concéder la moindre possibilité de prétention illusoire. Car si La Rochefoucauld semble effectivement prêt à concevoir le rapprochement inévitable de la « jalousie » et de l’« envie », il ne faudrait quand même pas 120 C’est sans doute grâce à toutes les nuances, apportées à la maxime 28, que La Rochefoucauld pourra ultérieurement rapprocher à nouveau « envie » et « jalousie », sans se sentir obligé de nous fournir la moindre précision supplémentaire : « Les coquettes se font honneur d’être jalouses de leurs amants, pour cacher qu’elles sont envieuses des autres femmes » (maxime 406). 121 Le contraste entre le droit à la propriété (« nous appartenir ») et son aperception comme source d’illusion (« nous croyons ») semble d’ailleurs encore plus frappant dans l’édition de Hollande qui reprend textuellement, sur ce point, les versions du manuscrit Barthélémy et de la copie Smith-Lesouëf : « elle [la jalousie] ne cherche qu’à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous devoir appartenir ». Comme si le verbe « appartenir » ne suffisait pas à affirmer le droit à la propriété, il faut en plus que ce droit, sans doute par lui seul trop vulnérable, s’assure l’appui du « devoir » moral. D’où la valeur encore plus subversive du « nous croyons » qui, dans ce cas, expose la notion de droit naturel comme simple construction culturelle. <?page no="98"?> 98 Ambivalences psychologiques lui faire avaler que sa propre envie ressemblât en quoi que ce fût à celle du vulgum pecus. Or, c’est précisément grâce à ce rapprochement entre l’« envie » plébéienne et la « jalousie » patricienne que La Rochefoucauld peut alors en revenir à une définition plus traditionnelle de l’envie, c’est-à-dire aux antipodes de l’ambivalence honteuse et coléreuse du ressentiment. D’une part, l’« envie » commence par se détacher implicitement de la honte pour mieux se rattacher explicitement au mépris : « L’orgueil, qui nous inspire tant d’envie, nous sert souvent aussi à la modérer » (maxime 281). D’autre part, cette « envie » finit par se détacher explicitement de la colère pour mieux se rattacher implicitement à la peur : « L’envie est plus irréconciliable que la haine » (maxime 328). En effet, si l’on rappelle d’abord que, psycho-vectoriellement parlant, la « haine » se traduit en termes d’« antagonisme » (mépris + colère) ; si l’on conçoit ensuite que le pivot émotif entre « haine » et « envie » s’appuie alors sur l’« orgueil » de la maxime 281, autrement dit sur le mépris ; et si l’on en revient enfin au fait que, de l’« envie » et de la « haine », c’est apparemment la première que La Rochefoucauld qualifie de « plus irréconciliable », c’est-à-dire de plus ambivalente ; alors, le seul moyen de laisser pleinement s’exprimer toute l’ambivalence de cette « envie », c’est de la rattacher, implicitement bien entendu, au versant contraire du désir, soit à la peur plutôt qu’à la colère (envie = mépris + peur). Là où la « haine » reste une émotion « moins irréconciliable », à savoir moins ambivalente, puisqu’elle réunit deux sentiments agressifs (le mépris et la colère), l’« envie » doit donc, en fin de compte, se détacher de l’agressivité de son désir (« fureur » ou colère), en pivotant sur la constante agressive de son amour-propre (« orgueil » ou mépris), pour mieux se rattacher au pôle inverse du désir, autrement dit à son anxiété nommée la peur. L’ironie serait ainsi que la peur devienne, pour La Rochefoucauld, une émotion plus honteuse encore que la honte même, puisque plus innommable. Cependant, cette ironie confirmerait aussi parfaitement l’observation précédente selon laquelle les Maximes distinguent difficilement l’« envie » de l’« aigreur » ou ressentiment. II. 3.b. Possessivité (mépris + pathos) ou servilité (honte + hauteur) ? Ni la possessivité ni la servilité ne figurent directement dans le lexique de La Rochefoucauld. Pourtant, de ces deux ambivalences, l’une comme l’autre semblent trouver leur place dans les Maximes sous le déguisement de concepts apparemment plus simples. Ainsi, par exemple, on ne penserait pas nécessairement trouver dans la « pitié » autre chose que le sentiment d’une pure anxiété affective, ou pathos. Cependant, la maxime 264 offre une toute autre définition du concept : <?page no="99"?> 99 3. L’amour-propre passif-agressif La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d’autrui ; c’est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber ; nous donnons du secours aux autres, pour les engager à nous en donner en de semblables occasions, et ces services que nous leur rendons sont, à proprement parler, des biens que nous nous faisons à nous-mêmes par avance. Impossible d’envisager le pathos que nous inspire autrui par ses « maux » autrement que par le biais de nos propres « malheurs ». Autrement dit, pas moyen de manifester le moindre altruisme sans le motif ultérieur (« prévoyance […] par avance ») de son propre égoïsme (« biens que nous nous faisons à nous-mêmes »), et donc pas moyen de témoigner la moindre « pitié » à l’état pur. Pour que l’anxiété de l’affection, ou pathos, que nous ressentons vis-à-vis d’autrui puisse effectivement exister, il faut qu’une certaine agressivité de l’amour-propre, ou mépris, puisse simultanément imposer son propre intérêt (« les engager à nous en donner »). On reconnaît alors, dans ce qui semblait de prime abord une anxiété simple, l’ambivalence complète d’une dyade passive-agressive, réunissant pathos et mépris. Ainsi, la « pitié » devient-elle possessivité, et cette possessivité trouve-t-elle immédiatement son écho dans la rhétorique du texte. Car, après tout, les autres ne se résument-ils pas à la métonymie de ces « services […] secours » que l’on s’attend logiquement à posséder ? De la même manière, avant de se transformer en véritable pierre de touche de la lecture augustinienne, par le biais de la maxime 358, l’« humilité » ressemble, à l’origine, à une simple permutation du mépris : « L’humilité n’est qu’une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres ; c’est un artifice de l’orgueil qui s’abaisse pour s’élever ; et bien qu’il se transforme en mille manières, il n’est jamais mieux déguisé et plus capable de tromper que lorsqu’il se cache sous la figure de l’humilité » (maxime 254) 122 . A en croire la structure purement circulaire de cette lapalissade commutative, « humilité » = « orgueil », et « orgueil » = « humilité », donc « humilité » = « humilité ». Autrement dit, l’« humilité », en tant que vertu textuellement périphérique, reste ancrée dans le vice centralement « déguisé » de l’« orgueil », et c’est ainsi qu’elle peut rester fidèle à elle-même, ou tout au moins fidèle au projet de l’exergue, en réaffirmant son statut fondamental de vertu vicieuse. Cependant, là encore, il faudrait se méfier de la simplicité apparente du mécanisme de renversement gnomique. Certes, La Rochefoucauld se complaît à multiplier les déguisements d’un amour-propre qu’il compare d’ailleurs à Protée, mais c’est précisément grâce à son travail de réécriture, qui nous éloigne ici de l’élan métaphorique des versions précédentes, que la 122 Pour la maxime 358, revoir la note 89. <?page no="100"?> 100 Ambivalences psychologiques maxime 254 expose plus directement sa complexité psychologique 123 . Là où les versions plus développées de cette maxime finissent en effet par noyer l’« humilité » dans une célébration carnavalesque de l’« orgueil », la version finale, qui persistera à partir de la deuxième édition, parvient en revanche à sauver l’« humilité » des eaux en forçant l’« orgueil » à plus efficacement se définir, notamment à l’intérieur des deux points virgules : « c’est un artifice de l’orgueil qui s’abaisse pour s’élever ». On comprend alors que, dans le cas particulier de l’« humilité », l’« orgueil » ne peut plus simplement s’exposer comme l’agressivité pure d’un amour-propre méprisant, mais qu’il doit au contraire se livrer à un double déséquilibre pour mieux faire illusion. Dans un premier temps, le mépris doit « s’abaisse[r] » au point que son amour-propre en devienne honteux (« indigne de tous les honneurs », précisent les versions plus longues). Dans un deuxième temps, et tout en maintenant l’illusion d’un amour-propre honteux, l’« orgueil » doit simultanément « s’élever », c’est-à-dire prendre de la hauteur vis-à-vis des autres, question sans doute de ne pas se laisser prendre à son propre jeu, et de ne pas avoir ainsi à rester soi-même insupportablement honteux. Par cette simultanéité calculée de la honte et de la hauteur, il apparaît donc que, pour se faire « humilité », l’« orgueil » doive effectivement se soumettre à l’ambivalence complète de la servilité (honte + hauteur). Nous sommes, dès lors, bien loin de l’« humilité » exemplaire que La Rochefoucauld essaiera de nous resservir dans la fameuse maxime 358… à moins bien sûr que, derrière cette maîtresse suprême des 123 Je donnerai ici la version du manuscrit Gilbert qui, de toutes, semble encore la plus complète, puisqu’elle réunit notamment la métaphore de Protée, disparue après l’édition de Hollande, et la phrase finale de la première édition (maxime CCLXXVII), absente des manuscrits Barthélémy et Liancourt ainsi que de la copie Smith-Lesouëf : « L’humilité n’est souvent qu’une feinte soumission, que nous employons pour soumettre effectivement tout le monde ; c’est un mouvement de l’orgueil, par lequel il s’abaisse devant les hommes pour s’élever sur eux, c’est son plus grand déguisement et son premier stratagème ; c’est comme il est que sans doute le Protée des fables n’a jamais été ; il en est un véritable dans la nature, car il prend toutes les formes, comme il lui plaît ; mais quoiqu’il soit merveilleux et agréable à voir sous toutes ses figures et dans toutes ses industries, il faut avouer néanmoins, qu’il n’est jamais si rare ni si extraordinaire que lorsqu’il se cache sous la forme et sous l’habit de l’humilité ; car alors on le voit les yeux baissés, dans une contenance modeste et reposée ; toutes ses paroles sont douces et respectueuses, pleines d’estime pour les autres et de dédain pour lui-même : si on l’en veut croire, il est indigne de tous les honneurs, il n’est capable d’aucun emploi ; il ne reçoit les charges où on l’élève que comme un effet de la bonté des hommes et de la faveur aveugle de la fortune. C’est l’orgueil qui joue tous ces personnages, que l’on prend pour l’humilité. » <?page no="101"?> 101 3. L’amour-propre passif-agressif « vertus chrétiennes », se cache déjà un esprit de servilité avant-coureur de la servitude religieuse que bouleverseront Marx et Nietzsche. En bref, malgré la ressemblance fondamentale entre la « pitié » et l’« humilité », comme avatars de l’« orgueil », il semblerait que La Rochefoucauld accorde plus d’intérêt à la seconde qu’à la première de ces deux vertus vicieuses. Ce faisant, nous découvrons alors, dans l’amour-propre, une agressivité psychologique beaucoup plus ambivalente que ne nous la laisse entrevoir la critique traditionnelle. Au lieu de s’appuyer exclusivement sur le mépris dans son rapport au monde, l’amour-propre doit ici, à nouveau, aller chercher son agressivité à l’extérieur (hauteur = affection agressive) et la contrebalancer par une fierté plus anxieuse, là encore, la honte. II. 3.c. Snobisme (mépris + distraction) ou hypocrisie (honte + dédain) ? Etymologiquement, le snobisme est d’abord un anachronisme pour l’aristocrate du Grand Siècle ; en effet, le mot « snob » ne fait son entrée dans la langue française que sous le Second Empire, ce qui lui donnerait, chez La Rochefoucauld, deux siècles d’avance sur son premier emploi. Sociologiquement, ce snobisme semble encore moins approprié, surtout de la part d’un aristocrate qui ne cherche pas, contrairement à certains bourgeois arrivistes, à se faire « assimiler » par la « haute société », puisqu’il en fait déjà lui-même partie 124 . Psychologiquement, toutefois, le snobisme trouve au moins une fois sa place dans les Maximes : « La promptitude à croire le mal, sans l’avoir assez examiné est un effet de l’orgueil et de la paresse : on veut trouver des coupables, et on ne veut pas se donner la peine d’examiner les crimes » (maxime 267). En admettant que la « paresse » ressemble le plus à la distraction psycho-vectorielle, et qu’une fois encore l’« orgueil » s’assimile au mépris, on peut effectivement identifier du snobisme (mépris + distraction) au cœur de cette sentence. Cependant, on remarque également que cette ambivalence passive-agressive ne présente, pour La Rochefoucauld, qu’un faible intérêt. Même au centre de la maxime 267, le snobisme reste une émotion périphérique. Emotion certes propre à éclairer les origines des préjugés humains (« croire le mal, sans l’avoir examiné »), mais émotion apparemment trop peu spectaculaire pour retenir plus encore l’attention d’un lectorat salonnier culturellement prédisposé à la distraction, et qui, par ailleurs, ne devait sans doute guère se scandaliser à l’idée d’une justice aussi expéditive qu’autocratique. Autrement dit, passe 124 Après avoir rappelé l’étymologie cambridgienne du mot « snob », voici la définition que le Robert en donne : « Personne qui cherche à être assimilée aux gens distingués de la haute société, en faisant étalage des manières, des goûts, des modes qu’elle lui emprunte sans discernement et sans besoin profond, ainsi que des relations qu’elle peut y avoir. » <?page no="102"?> 102 Ambivalences psychologiques encore pour le snobisme en tant que source potentielle de griefs, mais une fois ces griefs identifiés, passons. Inversement, vis-à-vis de cette dernière ambivalence passive-agressive de l’amour-propre, nommée « hypocrisie », La Rochefoucauld fait preuve d’un tout autre intérêt. Outre le fait que l’auteur lui consacre une de ses plus longues sentences, la maxime 233 que je ne citerai donc ici qu’en partie, on remarque également que cette sentence fait aussi partie du groupe exclusif des trois seules maximes où vient se prononcer un « je » énonciatif tout à fait inattendu. Apparemment, l’« hypocrisie » préoccupe aussi personnellement La Rochefoucauld que la faible « expérience » de la sentence 191, ou que le « mépris de la mort » de la maxime finale : « Je dis que c’est une espèce d’hypocrisie, à cause que dans ces sortes d’afflictions, on se trompe soi-même. » Certes, l’« hypocrisie » de la maxime 233 semble ici plus étymologique que psychologique, puisque c’est à nouveau la comédie de l’amour-propre (« on se trompe soi-même ») qui monopolise l’attention de l’énonciateur 125 . Cependant, même derrière cette mise-en-scène des plus traditionnelles pour les Maximes, nous retrouvons très rapidement les bases d’une ambivalence psycho-vectorielle complète : « sous prétexte de pleurer la perte d’une personne qui nous est chère, nous nous pleurons nous-mêmes ; nous regrettons la bonne opinion qu’elle avait de nous ; nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considération. Ainsi les morts ont l’honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants. » En d’autres termes, l’« hypocrisie » première de La Rochefoucauld, dans la maxime 233, n’a rien effectivement à voir avec le pathos de l’« affliction », mais tout à voir avec la honte du « regret » (honte + distraction). Ce n’est donc pas, une fois encore, parce que le moi s’oublie dans la douleur de l’autre qu’il en pleure ses larmes, mais plutôt parce qu’il en souffre la « diminution » de son amour-propre, autrement dit la « honte ». La distraction de son « regret » n’en est alors que de plus faible durée ; très vite, cette forme de curiosité anxieuse se transmue implicitement en curiosité agressive, ou dédain, à peine dissimulés par la fausse sincérité de « l’honneur des larmes ». Je ne m’intéresse à la néantisation de l’autre qu’à partir du moment où elle me permet d’affirmer ma propre existence, et surtout qu’à partir du moment où elle me permet de sauver l’« honneur » en faisant pivoter ma propre honte d’une anxiété pure (le « regret ») 125 Comédie dramatique, cela s’entend, car la sentence 233 traite avant tout des « afflictions », mais aussi comédie purement mécanique, surtout lorsque le manège de ces « afflictions » se transforme finalement en jets d’eau lacrymaux, aspergeant en cadence leurs larmes de crocodile sur le mode anaphorique du « on pleure » : « une autre espèce de larmes, qui coulent et se tarissent facilement ; on pleure pour avoir la réputation d’être tendre ; on pleure pour être plaint ; on pleure pour être pleuré ; enfin on pleure pour éviter la honte de ne pleurer pas. » <?page no="103"?> 103 3. L’amour-propre passif-agressif vers une ambivalence passive-agressive, l’« hypocrisie » (honte + dédain). Et juste au cas où nous choisirions de douter de l’importance cruciale de cette honte dans la formation psycho-vectorielle de l’hypocrisie, la proposition finale de la maxime 233, nous la rappelle sans ambages : « enfin on pleure pour éviter la honte de ne pleurer pas. » La honte reste donc primordiale dans notre « hypocrisie », et c’est en fait, ironie du sort, le pathos de l’« affliction » qui nous sert ici à la masquer. La Rochefoucauld essaiera bien sûr de se défendre de cette « hypocrisie », en l’attribuant tantôt à la condition féminine (maxime 233), tantôt à la condition « profession[nelle] » (maxime 256) 126 . Cependant, quelle que soit la distance qu’il essaie d’imposer entre sa sincérité et son hypocrisie, ses sentences finissent toujours par le trahir et par atteindre une sorte d’universalité de l’« hypocrisie ». Dans le cas de la maxime 233, cette universalité est le résultat du leitmotiv impersonnel du pronom indéfini « on » ; et dans celui de la maxime 256, elle est le fruit d’une généralisation encore plus universelle : « le monde » 127 . Pourquoi alors un tel effort de distanciation entre la sincérité et l’hypocrisie, alors que, dès l’exergue, La Rochefoucauld avertit ses lecteurs que les Maximes traiteront presque exclusivement de « déguis[ements] » ? Pourquoi une telle hypocrisie vis-à-vis de l’« hypocrisie » ? Sans doute pour la même raison que dans la toute première édition de son recueil, le « libraire » (entendons, par là, l’auteur lui-même) s’est senti obligé d’inclure, dans la préface, la formule suivante : « le meilleur parti que le lecteur ait à prendre, est de se mettre d’abord dans l’esprit, qu’il n’y a aucune de ses Maximes qui le regarde en particulier, et qu’il en est seul excepté, bien qu’elles paraissent générales » 128 . Culturellement, La Rochefoucauld reste encore à distance respectueuse de l’« hypocrite lecteur » de Baudelaire, mais pratiquement, nous entendons déjà, sotto voce, ce complément narquois qui nous murmure à tous, hypocrites que nous sommes : « mon semblable, mon frère. » 126 « Cette triste et fatigante vanité se trouve d’ordinaire dans les femmes ambitieuses : comme leur sexe leur ferme tous les chemins qui mènent à la gloire, elles s’efforcent de se rendre célèbres par la montre d’une inconsolable affliction » (maxime 233) ; et « Dans toutes les professions, chacun affecte une mine et un extérieur, pour paraître ce qu’il veut qu’on le croie : ainsi on peut dire que le monde n’est composé que de mines » (maxime 256). 127 Voir les deux notes précédentes. 128 Au cas, d’ailleurs, où l’appel au « Lecteur » ait pu paraître un peu trop général, La Rochefoucauld précisera, dans les préfaces aux quatre éditions subséquentes, combien le seul lectorat qui l’inquiète vraiment est bien celui de la censure dévote : « la manière dont il [l’auteur] parle de ce nombre infini de défauts qui se rencontrent dans leurs vertus apparentes, ne regardent point ceux que Dieu en préserve par une grâce particulière. » <?page no="104"?> 104 Ambivalences psychologiques II. 3.d. Bilan sur les ambivalences passives-agressives de l’amour-propre Tout comme l’« hypocrisie » semble ici prévaloir contre le snobisme, on rappellera aussi que, selon les observations précédentes, la servilité semble également s’imposer contre la possessivité, et le ressentiment contre l’« envie ». Autrement dit, par rapport aux trois dyades normatives de la sincérité (fierté + curiosité), de l’admiration (fierté + affection) et de la détermination (fierté + désir), l’amour-propre pencherait plus volontiers du côté de la honte que de celui du mépris, dans ses déséquilibres passifs-agressifs. Ainsi, et contre toute attente, au lieu de privilégier la sournoiserie (snobisme + possessivité + envie), La Rochefoucauld insiste plutôt sur la fausseté (hypocrisie + servilité + ressentiment). Contrairement à ce que laissaient entrevoir les ambivalences partielles, dont les pivots privilégiaient le mépris et la fierté aux dépens de la honte, les ambivalences complètes de l’amour-propre renversent totalement cette impression d’origine. Au lieu de continuer à ancrer leur amour-propre dans un mépris agressif ou dans une fierté normative, les Maximes renversent l’ancrage psycho-vectoriel pour s’attacher, à la place, au sentiment d’une honte fondamentalement anxieuse. A peine croyions-nous avoir capturé l’essence-même de cet amour-propre en le condamnant pour mépris, que nous nous apercevons de notre propre méprise ; l’« orgueil » n’est pas simplement là, dans son agressivité hostile, mais il est aussi ici, dans son anxiété vulnérable… à moins que ce ne soit à la fois ici et là, dans ce constant déséquilibre, entre honte et mépris, qui nous transforme tous en Narcisses passifs-agressifs. Conclusion : l’amour-propre ou le silence de la mer A l’issue de ce chapitre, on observera donc que, contrairement à ce que laisse souvent entendre la critique augustinienne, l’amour-propre des Maximes ne se limite pas à l’agressivité méprisante de l’amor sui, mais qu’il comprend, tout aussi fréquemment, une forte tendance à l’anxiété honteuse. Certes, La Rochefoucauld semble faire tout son possible pour conjurer le danger de cette honte, notamment par le jeu de ses ambivalences partielles qui tendent à normaliser l’amour-propre en rejetant la responsabilité de ses angoisses sur les trois autres grandes anxiétés extérieures (la peur, le pathos et la distraction). Cependant, malgré toutes ces dissimulations, la honte finit toujours par refaire surface dans les Maximes, surtout par le biais des ambivalences complètes qui, pour leur part, rattachent fermement le discours de l’amourpropre à l’intériorité de sa propre anxiété. Ainsi, en privilégiant le ressentiment (honte + colère), la servilité (honte + hauteur) et l’hypocrisie (honte + dédain) sur l’envie (mépris + peur), la possessivité (mépris + pathos) et le snobisme (mépris + distraction), La Rochefoucauld trahit sa propre fausseté <?page no="105"?> 105 Conclusion : l’amour-propre ou le silence de la mer (ressentiment + servilité + hypocrisie) bien plus encore que la sournoiserie (envie + possessivité + snobisme) à laquelle il semblait nous avoir mieux préparés. Au lieu de continuer à faire tourner leur amour-propre tantôt sur le pivot agressif du mépris (comme dans le cas des ambivalences agressives), tantôt sur le pivot normatif de la fierté (comme dans celui des ambivalences anxieuses), les Maximes finissent alors, assez paradoxalement, par faire tourner leur « orgueil » autour du pivot anxieux de la honte, tout au moins dans le cas de leurs ambivalences psychologiques les plus profondes. C’est comme cela, peut-être, que La Rochefoucauld rééquilibre le plus délicatement le déséquilibre agressif que semblait effectivement lui imposer la proximité toxique d’un amor sui culturellement incontournable. C’est comme cela, sans doute, que les Maximes parviennent à approfondir l’image déjà bien trouble d’un amour-propre insaisissable. C’est comme cela, encore plus certainement, que La Rochefoucauld continue toujours à nous interpeller et à nous interloquer, trois siècles et demi plus tard. Car, après tout, même si les Maximes ne l’avaient pas intentionnellement conçu de la sorte, quoi de plus à la mode, pour notre nombrilisme postmoderne de l’aliénation institutionnalisée, que cet amour-propre « passif-agressif » ? Au moins, La Rochefoucauld nous assure que ce n’est pas entièrement notre faute si la machine humaine ne tourne pas rond ; celle-ci était déjà joliment détraquée bien avant que nous y mettions du nôtre. Ceci dit, à l’issue de cette analyse psychologiquement détaillée, il restera tout de même, pour certains, une question non sans importance. Pourquoi, surtout si je prétendais accorder un nouveau traitement à l’amour-propre chez La Rochefoucauld, ne pas avoir concentré mon étude, ne serait-ce qu’en partie, sur la première et sans doute la plus remarquable des maximes supprimées ? Certes, ce sacrifice de lecture semble pour le moins inattendu, surtout vu la quantité de salive et d’encre que fait encore couler la fameuse M.S.1 129 . Toutefois, je rappellerai d’abord que je voulais ici, avant tout, me consacrer à l’étude de la dernière édition des Maximes (1678), et non à la première (1665), ce qui impliquait donc un plus grand respect du choix final de l’auteur. Je préciserai ensuite que, grâce à la continuité lexicale entre la M.S.1 et le reste des sentences, j’aurais sans doute fini par opérer des regroupements suffisamment similaires entre les concepts pour, là encore, en arriver plus ou moins aux mêmes conclusions. Ainsi, par exemple, en dépit de la « profondeur » 129 La plus récente manifestation du culte voué à cette sentence ne remonte pas plus loin qu’au colloque de Vancouver (3-5 avril 1997) où Hodgson, plus d’un an avant la publication du programme de l’agrégation 1999 (où figureraient les Maximes de La Rochefoucauld), n’eut apparemment aucun mal à rassembler cinq intervenants pour former sa propre table ronde sur la fameuse M.S.1. <?page no="106"?> 106 Ambivalences psychologiques baroque des « abîmes » métaphoriquement « ténébr[eux] » abritant cet amourpropre très vite autocensuré (puisque la M.S.1 disparaît dès la deuxième édition), comment ne pas remarquer une gradation remarquablement similaire à celle de la classification psycho-vectorielle ? La Rochefoucauld associe l’amour-propre d’abord avec la pluralité du désir (« Rien n’est si impétueux que ses désirs […] »), ensuite avec la polarisation radicale du sentiment affectif (« il y élève, sans le savoir, un grand nombre d’affections et de haines »), et enfin avec la complexité d’une curiosité qui « appelle toute son attention » pour mieux le disperser dans tous les sens (« il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout »). De même, comment ne pas voir dans cette liste de « tous les contraires » une sorte de récapitulation des ambivalences psychologiques ultérieurement disséminées à travers le reste des Maximes : « il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux » ? Et comme si cette liste d’adjectifs antithétiques ne suffisait pas, La Rochefoucauld de renforcer sa complicité virtuelle avec l’analyse psycho-vectorielle, en nous affirmant, dans la phrase suivante, que l’amour-propre a « différentes inclinations », autrement dit que les ambivalences de la fierté ne sont qu’une question de penchants, ou de déséquilibres émotionnels. D’ailleurs, c’est précisément le reste du contenu de cette phrase sur les « différentes inclinations » qui me fournira le dernier argument de défense contre ma négligence apparente de la si précieuse M.S.1 : « selon la diversité des tempéraments qui le tournent et le dévouent tantôt à la gloire, tantôt aux richesses et tantôt aux plaisirs ; il en change [d’inclinations] selon le changement de nos âges, de nos fortunes et de nos expériences, mais il lui est indifférent d’en avoir plusieurs, ou de n’en avoir qu’une, parce qu’il se partage en plusieurs et se ramasse en une, quand il le faut, et comme il lui plaît. » Si la continuité du lexique entre la M.S. 1 et le reste des sentences m’aurait sans doute permis de parvenir aux mêmes conclusions psycho-vectorielles par l’analyse de l’une que par celle des autres, je concède toutefois que cette même maxime m’aurait également donné plus de fil à retordre, ne serait-ce que dans le seul domaine de la psychologie. Par delà mon approche de type behavioriste, puisqu’avant tout concentrée sur les réponses émotionnelles aux stimuli de « nos expériences », il m’aurait en effet fallu envisager, en plus, une psychologie des « tempéraments » plus proche de la typologie jungienne, une psychologie du développement plus apte à cerner l’évolution du moi « selon le changement de nos âges », et bien sûr une psychologie cognitive pour explorer alors les différents mécanismes épistémologiques d’un amourpropre livré « tantôt à la gloire, tantôt aux richesses, tantôt aux plaisirs ». Le champ d’étude me semblait beaucoup trop vaste pour faire honneur à toutes les possibilités d’interprétations, et l’élimination de la M.S.1 me permet- <?page no="107"?> 107 Conclusion : l’amour-propre ou le silence de la mer tait alors, tout simplement, de mieux respirer, en n’ayant plus à me sentir contraint de tout analyser ; soulagement d’autant plus à propos que, des « inclinations » comme des interprétations, l’amour-propre était apparemment « indifférent d’en avoir plusieurs, ou de n’en avoir qu’une ». Cet aveu d’humilité, par rapport à un texte tellement plus riche que les réponses offertes par un seul lecteur, rassurera, je l’espère, les esprits plus poétiques sur l’impact toujours aussi limité de chaque nouvelle exploration psychologique au cœur des « ténèbres » de l’amour-propre. Pour ma part, je me rassure plutôt à l’idée que d’autres chercheurs se laisseront un jour inspirer par d’autres outils psychologiques, pour éclairer à leur tour une autre partie de cet « abîme » réputé insondable, et pour découvrir à leur tour un tout autre profil de l’amourpropre chez La Rochefoucauld, fût-il plus ou moins ambivalent que le mien. Après m’être justifié sur l’omission volontaire de la M.S.1 dans ma propre analyse, il me reste toutefois, tradition oblige, à formuler ma propre hypothèse sur la raison potentielle de cette même omission dans l’édition finale des Maximes. Pourquoi La Rochefoucauld, à l’issue d’un tel morceau de bravoure, a-t-il simplement décidé d’éliminer sa sentence d’ouverture ? Pour sa longueur ? Certes non, puisque la maxime finale sur le mépris de la mort, elle aussi tout à fait hors-norme, avait quant à elle maintenu sa position de poupe, de la première à la dernière éditions. Pour éviter de faire mauvaise impression sur ses lecteurs bien-pensants ? Ne nous leurrons pas ; le fameux exergue sur « [n]os vertus » comme « vices déguisés » fait sans doute bien pire en souffletant d’entrée de jeu ce même lectorat hypocrite. Peut-être alors, et pour reprendre la formule sans ambages de Sellier, « parce qu’avec elle [M.S.1] tout était dit » (390). Hypothèse beaucoup plus vraisemblable, surtout vu la densité à la fois poétique et conceptuelle de cette sentence, mais hypothèse encore quelque peu insatisfaisante si l’on considère que La Rochefoucauld ne se prive jamais de tout dire, dès la première occasion, à condition bien sûr que ce « tout » puisse aussi respecter une certaine bienséance. Car c’est peut-être là toute la différence entre la maxime finale et la M.S. 1. Là où la sentence sur la mort défile comme une marcia funebre sans aucune prétention d’omniscience, la M.S.1, pour sa part, déboule comme un allegro con brio aussi arrogant que tapageur. Pas moyen de le résumer en une courte phrase comme l’exergue ; cet amour-propre, c’est une véritable explosion de bruit et de fureur qui se déchaîne, en fin de compte, comme cette « succession turbulente » de « vagues continuelles » dont « le flux et le reflux » viennent assourdir l’auteur autant que ses lecteurs. Pas moyen de calmer cet « orgueil », à moins, évidemment, de le morceler en une multitude de maximes différentes, et de le disperser à travers l’œuvre, de telle sorte à laisser aux plus ambitieux la tâche de le reconstruire, chacun à sa manière. En somme, peut-être qu’en supprimant sa plus tapageuse maxime sur l’amour-propre, La Rochefoucauld <?page no="108"?> 108 Ambivalences psychologiques parvient surtout à nous assurer que les « vagues » ne nous feront jamais chavirer et que, malgré notre statut irrévocable de passagers embarqués, nous finirons nous-mêmes par apprécier ce ballotage délicat, et par entendre un jour, entre deux clapotis bien espacés, ce « profond » silence de la « mer ». <?page no="109"?> Chapitre III Ambivalences anthropologiques ; le triangle « culinaire » du discours amoureux If the honnête homme is also a grand seigneur, he will maintain an equilibrium between la folie and la sagesse without delivering himself completely to the one, nor binding himself to the other. (Butrick 196) L’altruisme n’a jamais excessivement incommodé l’honnête homme du Grand Siècle, et encore moins l’ancien Frondeur à l’amour-propre bien trempé. Et c’est peut-être là une des raisons principales pour lesquelles les sentences de La Rochefoucauld sur l’amour n’ont jamais connu grand succès, ni auprès des patriarches de l’Education nationale, ni auprès de la critique augustinienne des Maximes. Pour les uns, ces sentences font toujours figure de parent pauvre, tant par rapport aux accents élevés de la tragédie de Racine que par rapport aux tirades enlevées de la comédie de Molière. Pour les autres, ces maximes ne font que renforcer la thèse centrale d’un amor sui omniprésent, et sans vraiment y apporter assez de nouveauté pour mériter un traitement séparé 130 . D’ailleurs, pour mieux comprendre le désintérêt des uns et des autres, il suffit de se pencher un instant sur la maxime 262 : « Il n’y a point de passion où l’amour de soi-même règne si puissamment que dans l’amour. » Outre la métaphore déjà quelque peu éculée de la « passion » comme tyran qui « règne » autocratiquement sur ses sujets/ objets, la sentence en question ne comporte en effet guère plus d’intérêt que celui 130 Pour ne citer que l’exemple le plus récent, on se souviendra en particulier des explications de texte de Pommier où chaque maxime, sans exception, finit toujours par faire référence à l’amour-propre, même lorsque ce dernier s’avère visiblement absent de l’énoncé d’origine. Inutile de suggérer, comme Truchet, que le lexique de l’amour, dans les Maximes, puisse quantitativement dépasser celui de l’amourpropre ; pour Pommier, « un raisonnement aussi simpliste laisse pantois » (11), et rien ne vaut, sans doute, les mérites purement qualitatifs d’une analyse thématique préalablement déterminée. <?page no="110"?> 110 Ambivalences anthropologiques de réduire « l’amour » implicitement altruiste au rang des autres passions égoïstes, et donc de le démasquer à son tour comme une simple variation de cet « amour de soi-même » décidément incontournable. Aussi n’est-on pas vraiment surpris, dans le dernier demi-siècle d’études sur les Maximes, de ne répertorier, en tout et pour tout, que trois critiques ayant accordé à l’amour un traitement distinct de l’amour-propre : Butrick, Horowitz et Chariatte 131 . Dans l’ensemble, La Rochefoucauld n’enrichirait pas suffisamment le débat sur l’égoïsme du sentiment amoureux, et il faudrait alors, peut-être, attendre l’avènement de la génération romantique pour faire place, dans ce domaine, à un nouveau monstre sacré, celui de l’égotisme stendhalien. Néanmoins, ce consensus de l’oubli, réservé aux réflexions sur l’amour des Maximes, paraît quelque peu excessif. La Rochefoucauld n’a peut-être pas la sensibilité de Stendhal, mais son sens subtil de l’observation ne l’a certes pas empêché de produire, sur la question, une des formules les mieux ajustées, sinon de son siècle, du moins de son œuvre : « Il est difficile de définir l’amour : ce qu’on peut dire est que, dans l’âme, c’est une passion de régner ; dans les esprits, c’est une sympathie ; et dans le corps, ce n’est qu’une envie cachée et délicate de posséder ce que l’on aime après beaucoup de mystères » (maxime 68) 132 . Comment ne pas reconnaître ici la tripartition classique du 131 Là encore, il faut préciser que, pour Horowitz, seule une moitié du chapitre qu’elle consacre à La Rochefoucauld traite de l’amour dans les Maximes à proprement parler. L’autre moitié fait référence à La justification de l’amour, ouvrage récemment attribué à La Rochefoucauld (Hubert) mais simultanément rejeté comme apocryphe (Lafond). Si l’on fait abstraction du travail d’Horowitz, en raison de sa nature potentiellement spéculative, il ne reste plus alors que la thèse de Butrick pour résumer l’essentiel du discours critique sur l’amour dans les Maximes. Car même la recherche plus récente de Chariatte, malgré son intérêt spécifique à la « culture mondaine » de La Rochefoucauld, ne réserve en fait qu’une portion relativement congrue à la comparaison des topoï « galants » entre les maximes amoureuses et les Questions d’amour de Linage, Bussy-Rabutin et Jaulnay (171-74). Du reste, Chariatte se consacre surtout à la comparaison entre les Maximes et la Clélie, pour parvenir aux deux conclusions suivantes : d’abord, que « l’idéologie du Tendre [comme] anthropologie totalisante [… est] en train de toucher à sa fin » durant les années 1660 (131) ; ensuite, que « l’anthropologie augustinienne ruine l’idéologie de l’amour [qui devient synonyme de] passion impétueuse » (161). Conclusions remarquablement similaires à celles que tirait Sellier, une douzaine d’années auparavant : « Les Maximes, elles aussi [comme la littérature précieuse inspirée de Scudéry], traitent abondamment, et avec finesse, de l’amour ; mais c’est le scepticisme [de la tradition augustinienne] qui prédomine » (« La Rochefoucauld et la préciosité » 19). 132 Comme Butrick (78), j’accorde donc moi aussi une importance cruciale à la maxime 68, lorsqu’il s’agit de résumer la position essentielle de La Rochefoucauld sur l’amour. Toutefois, la ressemblance entre mon travail et celui de ma devancière s’arrête ici, car, là où Butrick avait réduit l’amour « dans le corps » à un simple désir <?page no="111"?> 111 Ambivalences anthropologiques discours amoureux tel que le tenait, chacun à sa manière, Racine, Corneille et Molière ? D’une part, il y a l’amour en tant que « passion de régner » ; cette passion, c’est bien sûr la passion déraisonnable des créatures raciniennes qui, comme Phèdre, préfèrent encore sacrifier l’objet aimé sur l’autel de leur folie vengeresse, avant que de concéder leur propre défaite 133 . Cette « passion » constitue le versant égoïste de l’amour, d’où la reprise du cliché métaphorique du tyran, précédemment discuté (maxime 262). D’autre part, il y a l’amour en tant que « sympathie » ; cette sympathie, c’est plutôt la sympathie de type familial qui rassemble les intérêts népotistes de la tribu cornélienne. Une telle « sympathie » constitue le versant plus altruiste de l’amour, mais seulement dans la mesure étymologique où l’expérience du moi coïncide raisonnablement avec celle des autres 134 . Enfin, et comme par mouvement de synthèse, après la thèse de la « passion » amoureuse et l’antithèse de la « sympathie » raisonnable, il y a l’amour en tant qu’ « envie cachée et délicate de posséder » ; cette envie, c’est assurément celle du Dom Juan de Molière pour qui le libertinage se définit à la fois par la « passion », caractéristique de l’« envie » naturelle de « posséder », et par la « sympathie », propre à la recherche d’une certaine « délicate[sse] » culturelle 135 . Le « grand seigneur », qu’il soit ou non « méchant homme », reste avant tout un maître de la dialectique, c’est-à-dire, comme l’indiquait la citation liminaire de Butrick, un libertin pour qui l’amour demeure un jeu d’équilibre, que ce soit entre « folie » et « sagesse », ou entre « passion » et « sympathie ». En ce sens, la philosophie sexuel (79-80), je proposerai à présent une interprétation moins étroite de la question. 133 Progression du sadisme vers le masochisme, que la psychocritique de Mauron présente comme une constante dans le théâtre racinien, à l’exception notable de Mithridate où, pour la première fois, les coupables sont punis par la vengeance du père, et où le conflit entre la passion et l’autorité se résorbe (121-28). 134 Nadal démontre, bien sûr, qu’il existe pratiquement autant d’amours que de pièces et même de personnages différents chez Corneille. Cependant, même dans un cas aussi éloigné du stéréotype de l’amour cornélien que celui de Pauline (de Polyeucte), on remarque que la figure patriarcale, régissant l’ordre de la tribu, ne disparaît jamais, mais se trouve tout simplement remplacée : « [En adhérant] à l’ordre chrétien non plus fondé sur la loi du sang et de la naissance, mais sur celle de l’Esprit, Pauline n’est plus la fille de son père, mais du Père, de la famille naturelle mais de la famille spirituelle, du Monde mais du Ciel » (Le sentiment de l’amour dans l’œuvre de Pierre Corneille 207). 135 Certes, en amour, Dom Juan semble progresser rapidement et sans « beaucoup de mystères ». Aussi, de ce côté-là, il faut bien concéder que son libertinage semble beaucoup plus épuré que celui de La Rochefoucauld. Néanmoins, l’important est ici de constater l’importance que les Maximes accordent d’emblée à l’amour libertin, sans oublier d’en explorer progressivement les « mystères ». <?page no="112"?> 112 Ambivalences anthropologiques amoureuse des Maximes n’a peut-être pas encore le panache monomane de l’égotisme stendhalien, mais de la pensée romantique, elle anticipe déjà, sans aucun doute, l’ambivalence dynamique de la dialectique hégélienne 136 . D’ailleurs, en matière d’ambivalence dynamique, La Rochefoucauld ne tarde guère à renforcer la modernité de sa dialectique amoureuse, par le message à la fois littéral et figuré de la maxime 75 : « L’amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement continuel, et il cesse de vivre, dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre. » D’abord, l’amour se définit littéralement comme « un mouvement continuel », c’est-à-dire comme l’opposé de l’ancienne dialectique platonicienne où le mouvement finit toujours par aboutir à une immobilité idéalement contemplative 137 . Ensuite, cet amour se dynamise, figurativement, à la lumière, ou plutôt à la chaleur de sa comparaison avec le « feu » ; soit l’amoureux est en mesure d’« espérer », auquel cas il se rapproche de la flamme amoureuse, et l’amour peut alors se consommer bien cuit ; soit il ne peut que « craindre » les effets d’une flamme trop ardente, auquel cas il prend ses distances, et alors, l’amour finit par se consommer pourri. Entre les deux ? La maxime 75 reste assez énigmatique à ce sujet, et il faut pour cela en revenir à la sentence 68 dont la synthèse pourra très bien servir de complément d’interprétation. Entre les deux, c’est-à-dire entre la « passion » qu’il faut « craindre » et la « sympathie » qui permet d’« espérer », on trouve donc cette « envie cachée et délicate » dont le « mouvement continuel » permettrait tout simplement de « subsister ». Autrement dit, entre l’amour pourri de la « passion » et l’amour bien cuit de la « sympathie », il y aurait ainsi un troisième amour, moins animal que le premier, et moins sédentaire que le second. Cet amour, en tant qu’amour de « subsist[ance] » dynamique, serait donc un amour nomade basé avant tout sur un régime de cueillette à la volée ; il s’agirait alors d’un amour cru. En bref, dès lors qu’il 136 On objectera peut-être que la dialectique amoureuse de La Rochefoucauld, dans la maxime 68, ressemble plus à la dialectique platonicienne qu’à celle de Hegel, surtout en raison de la reprise littérale du fameux trio opératoire : « âme […] esprit […] corps ». Toutefois, je rappellerai par la même occasion que, là où la dialectique amoureuse, jadis avancée par Diotime dans Le Banquet (53-56), s’organisait dans la monovalence d’une élévation continuelle de l’âme, pour La Rochefoucauld, inversement, c’est plutôt par l’ambivalence du rôle joué par le « corps » que se solde la réflexion amoureuse. L’auteur de la maxime 68 a beau vouloir minimiser, comme Platon, l’importance de l’amour corporel par un nouvel emploi de sa restriction adverbiale fétiche (« ne […] que »), il n’en demeure pas moins que les « mystères » de l’amour ne sont pas, en fin de compte, associés avec l’« âme », mais bien avec le « corps ». L’ordre platonicien est donc définitivement renversé. Place à une dialectique de l’ambivalence. 137 Que ce soit l’immobilité de l’amoureux transi par sa moitié retrouvée dans Le Banquet, ou celle du prisonnier ébloui au sortir de la caverne dans La République. <?page no="113"?> 113 Ambivalences anthropologiques permet à ses lecteurs de se livrer à un jeu de superposition herméneutique entre deux maximes voisines, La Rochefoucauld n’anticipe pas seulement le mouvement dialectique de la philosophie hégélienne, mais il annonce également la dynamique oppositionnelle de toute la pensée structuraliste qui en découlera. Le triangle dialectique (de l’« âme », des « esprits » et du « corps ») explicité par la sentence 68, c’est déjà le triangle « culinaire » (du « pourri », du « cuit » et du « cru ») suggéré par la maxime 75 138 . A partir de cette structure triangulaire assez simple, toutefois, je souhaiterais à présent m’interroger sur les ambivalences anthropologiques un peu moins évidentes de cette ‘cuisine’ amoureuse des Maximes. Ainsi, de même que, selon le modèle de Lévi-Strauss, la crudité alimentaire se voit immédiatement associée à la grillade, en vertu de l’équidistance entre le raffinement et la grossièreté de chaque préparation (20), de même chez La Rochefoucauld, faudrait-il d’abord supposer que l’amour « cru » de la poursuite libertine se confonde imperceptiblement avec l’amour « grillé » au fer rouge de la possession corporelle ? Si oui, dans quelles proportions ? Si non, pourquoi pas ? Ensuite, si comme dans le triangle « culinaire », il existe, sur le versant « na- 138 La première mouture du « triangle culinaire », celle que Lévi-Strauss présente dans son article éponyme (1964), reste pour moi la plus claire. C’est donc à ce travail que je ferai référence en priorité, plutôt qu’à sa forme simultanément développée, dans le premier volume de Mythologiques, d’ailleurs intitulé Le cru et le cuit. En ce qui concerne la représentation schématique de ce triangle, cependant, j’ai préféré inclure ici une représentation plus complète que celle de l’ébauche incorporée par Lévi-Strauss dans son article ; je m’en suis donc remis au schéma qui circule ces jours-ci librement sur Wikimedia, dont la terminologie supplémentaire, en lettres minuscules, sera d’ailleurs expliquée dès le paragraphe suivant. <?page no="114"?> 114 Ambivalences anthropologiques turel » reliant le « cru » au « pourri », une distinction essentielle entre le « fermenté » (ou le pleinement « pourri ») et le « bouilli » (comme intermédiaire entre le « fermenté » et le « grillé »), existerait-il une pareille distinction sur le versant « passion[nel] » des maximes amoureuses ? Si oui, cette « passion » se concentrerait-elle plutôt du côté de la pourriture irrécupérable, ou plutôt de celui de la perpétuelle mise en ébullition ? Là encore, dans quelles proportions ? Mêmes questions exactement sur le versant « culturel » du triangle, reliant le « cru » au « cuit », à savoir : s’il existe sur ce versant une distinction importante entre le « fumé » (ou l’aliment « cuit » au feu sans en toucher les flammes) et le « rôti » (ou l’aliment « cuit » à distance intermédiaire entre le « grillé » et le « fumé »), existerait-il une distinction similaire sur le versant « sympathi[que] » des sentences amoureuses ? Si oui, de quel côté pencherait plutôt cette « sympathie », et dans quelle mesure ? Finalement, tout comme le modèle de Lévi-Strauss signale une dernière ambivalence « culinaire » entre le « fermenté » et le « fumé », qu’il appelle la « vapeur » (29), trouverait-on aussi chez La Rochefoucauld de pareilles vapeurs amoureuses ? Y aurait-il, entre cet amour « pourri » des « passions » et cet amour bien « cuit » de la « sympathie », un amour quelque peu plus éthéré que les autres, et donc peut-être diamétralement opposé à celui que présentait la synthèse de la maxime 68 ? Serait-ce là l’ambivalence anthropologique suprême du discours amoureux des Maximes ? Pour répondre à ces questions « culinaires » sur les ambivalences anthropologiques du discours amoureux chez La Rochefoucauld, il me reste à présent à déterminer le corpus gnomique de mon étude. En effet, comme je l’avais précédemment indiqué, la quantité de maximes portant sur la question de l’amour est en fait supérieure à celle des sentences traitant du thème soi-disant majeur de l’amour-propre. Il importe donc encore plus de savoir restreindre mon enquête, afin de ne pas me perdre, en particulier, dans le vaste champ sémantique du verbe « aimer » dont les multiples acceptions se réfèrent à peu près aussi souvent à l’amitié qu’à l’amour, et encore plus souvent aux objets, actions ou valeurs qu’aux êtres humains à proprement parler. A cette fin, j’éviterai alors sciemment de me pencher sur les maximes dont le seul rapport avec l’amour humain dépendrait de l’emploi trop générique des différentes formes du verbe « aimer ». A la place, je me concentrerai ici exclusivement sur les sentences où le concept d’« amour » figure explicitement en tant que tel, c’est-à-dire sous sa forme substantivée. Cela ne m’empêchera pas, bien sûr, de rapprocher, au passage, ces maximes de certaines où figure parallèlement le concept d’« amitié », mais seulement dans la mesure où ce rapprochement se trouve justifié par le texte, autrement dit dans la mesure où La Rochefoucauld explore lui-même ce parallélisme à l’intérieur d’une même maxime, ou de plusieurs. Ainsi, en éliminant les sen- <?page no="115"?> 115 1. L’« envie […] de posséder » : amour « cru » ou « grillé » ? tences comportant seulement des références aux vocables « aimer », « amitié », « ami », « aimable » et même « amoureux », je devrais, en tout cas selon l’analyse quantitative de Butrick, pouvoir réduire le corpus de mon analyse de 150 maximes à 47 (60) 139 . III. 1. L’« envie […] de posséder » : amour « cru » ou « grillé » ? Les anthropologues d’aujourd’hui n’ont aucun mal à nous rappeler que 97% des mammifères pratiquent une forme ou une autre de promiscuité, et qu’apparemment nous autres humains ne faisons pas partie des 3% restants (Blum, 95) 140 . L’explication qu’ils nous en donnent se veut majoritairement biologique, donc naturelle, puisqu’il s’agirait avant tout, pour notre espèce, de diversifier, autant que possible, le patrimoine génétique de notre descendance. Simultanément, ces mêmes anthropologues n’hésitent pas non plus à énumérer les composantes culturelles de cette promiscuité, à commencer par celle du désir d’accumuler (ou, comme diraient certains, de « posséder ») des ressources 141 . Toutefois, à l’époque de La Rochefoucauld où la primatologie darwinienne devait attendre près de deux siècles pour faire école, il fallait sans doute encore tempérer quelque peu son jugement en matière de déterminisme scientifique, surtout quand ce jugement portait sur une question 139 Ceci ne signifie pas, bien entendu, que je me propose ici d’analyser l’intégralité de ces 47 maximes, mais seulement que c’est à partir de ce corpus que je me permettrai alors de sélectionner les sentences les plus probantes. 140 Statistique qui pourrait paraître excessive, mais qu’il convient de relativiser, d’une part en rappelant qu’il ne s’agit pas de 97% de l’ensemble des mammifères, mais de 97% de leurs espèces, et d’autre part en précisant que même les anthropologues ne voient pas en ce chiffre une invitation à l’échangisme tous azimuts, mais seulement une manière de dédramatiser les interdits sexuels qui pèsent encore sur nos sociétés. Comme nous dit d’ailleurs Blum : « I’m not arguing this as some biological endorsement of slipping a few one-night stands past your spouse. What I’m arguing is that we miss the point by being obsessed with sex when we consider monogamy » (95). 141 Je ne citerai ici que Fisher dont la production scientifique sur l’anthropologie amoureuse semble à la fois la plus prolifique et (donc ? ) la plus respectée : « […] four reasons why adultery could have been biologically adaptive among our female forebears : […] they could garner extra resources, life insurance, better genes and more varied DNA for their biological future » (91). Ceci dit, j’aurai tout aussi bien pu m’en remettre à l’autorité commune de Ryan et Jethá qui affirment, eux aussi, et encore plus récemment, la même chose exactement, à savoir que notre promiscuité humaine est le résultat d’une programmation autant naturelle que culturelle (93-94). <?page no="116"?> 116 Ambivalences anthropologiques aussi délicate que celle de la promiscuité. On pouvait certes se délecter assez ouvertement des frasques hédonistes de la « galanterie » masculine ou de la « coquetterie » féminine, mais il fallait aussi, de toute évidence, savoir y mettre les manières, en n’oubliant jamais, en même temps, de fustiger cette danse socialement acceptable comme une pratique moralement condamnable. A preuve, les maximes que je propose maintenant d’étudier, sur l’« envie de […] posséder », où La Rochefoucauld participe lui aussi sans scrupule, à la culture hypocrite de ces ambivalences anthropologiques, quoiqu’avec la plus grande délicatesse, comme à son habitude. Du côté du parfaitement « grillé », la promiscuité s’appelle d’abord l’« inconstance » : La constance en amour est une inconstance perpétuelle, qui fait que notre cœur s’attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l’une, tantôt à l’autre : de sorte que cette constance n’est qu’une inconstance arrêtée et renfermée dans un même sujet (maxime 175). Ici, la « grill[ade] » anthropologique s’opère au moins à trois niveaux : moral, social et individuel. Moralement, la sentence 175 renverse d’emblée les valeurs chrétiennes traditionnelles, selon lesquelles la « constance » reste, par définition, une vertu aussi intègre qu’intégrale, et c’est précisément à la double intégrité de cette vertu que s’attaque ici notre cuisinier des ambivalences amoureuses. D’une part, La Rochefoucauld poursuit effectivement son entreprise paradoxale en révélant à ses lecteurs une nouvelle instance de vice « déguisé » en vertu, puisque, comme selon la formule de l’exergue, la vertu de la « constance » se voit, à son tour, pareillement réduite au vice de l’« inconstance » par la restriction du « ne […] que ». D’autre part, la maxime 175 dépasse le stade du simple paradoxe logique pour mieux poser, par l’intermédiaire d’une réflexion implicite sur l’arbitraire langagier, une question encore plus perturbante sur l’arbitraire des valeurs morales. Ce n’est pas, en effet, la « tromperie » ou la « légèreté » que La Rochefoucauld oppose ici à la « constance », mais bien l’« inconstance », autrement dit, son antonyme lexical par excellence et non pas un simple antonyme sémantique ; il n’y a donc ici plus que deux lettres pour séparer le vice de la vertu, et l’on finirait, à juste titre, par se demander ce qui serait advenu si, au lieu d’une dérivation morphologique à partir d’une vertu, l’« inconstance » avait pu former sa propre base linguistique. La « constance » serait-elle devenue une détromperie ou une illégèreté ? Quelle lourdeur ! Heureusement, comme ne cessent de le rappeler les Maximes, que le langage moral sait se prémunir contre les dérivations peu flatteuses à son encontre. Mais heureusement aussi qu’un La Rochefoucauld peut, par la <?page no="117"?> 117 1. L’« envie […] de posséder » : amour « cru » ou « grillé » ? même occasion, nous rappeler la nature parfaitement arbitraire de ces choix langagiers. Car c’est ainsi que le moraliste peut le mieux se distinguer du moralisateur ; là où le second se contenterait, dans certains cas, de décrier la fausse intégrité morale des vertus signifiées, le premier ira encore plus loin, en exposant le manque d’intégr(al)ité d’un concept, ici la « constance », dont la plénitude ne pourrait s’atteindre que par l’inflexion contraire de son signifiant. Non content de brûler vive la fausse vertu à la flamme d’une « inconstance » dévorante, la sentence 175 nous « grille » encore plus parfaitement cette « constance » suspecte, en retournant le signe sur son dos. Socialement, on assiste d’ailleurs à la même grillade que sur le plan moral, mais pour cela, il faut y adjoindre le contenu lexical de la sentence subséquente : « Il y a deux sortes de constance en amour : l’une vient de ce que l’on trouve sans cesse dans la personne que l’on aime de nouveaux sujets d’aimer, et l’autre vient de ce que l’on se fait un honneur d’être constant » (maxime 176). Ici, la « constance » devient synonyme de l’« honneur », mais d’un « honneur » bien mesquin, puisque précédé d’un article indéfini. En revanche, c’est alors implicitement le « déshonneur » qui passe à l’honneur, puisque l’« inconstance », elle aussi implicite, devient synonyme de « trouver sans cesse dans la personne de nouveaux sujets d’amour », autrement dit d’un amour plus inventif et donc plus glorieux, sans doute, que dans la sentence précédente où celui-ci s’était vu « arrêté et renfermé dans un même sujet. » Ainsi, après la morale chrétienne, c’est à présent l’éthique aristocratique que La Rochefoucauld attaque au fer rouge, mais, là encore, avec une plus grande discrétion que dans le cas précédent, parce que, cette fois-ci, il faut savoir rétablir, par voisinage de lecture, la dichotomie escamotée de l’« honneur »/ « déshonneur ». Or, ce petit effort supplémentaire ne fait qu’ajouter des épices à une grillade déjà bien réussie. Individuellement, enfin, la maxime 175 parvient au triomphe du mode « grillé » de la cuisine amoureuse. Si, comme le soutient Lévi-Strauss dans son « triangle culinaire », le « grillé » correspond en effet le mieux à cette destruction, autant naturelle que culturelle, de la nourriture par le feu (28), comment ne pas voir, dans le discours amoureux de La Rochefoucauld, une pareille destruction de l’objet aimé ? « [N]otre cœur s’attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l’une, tantôt à l’autre ». Autrement dit, à la métonymie de l’amant comme « cœur » amoureux répond un véritable démembrement métonymique de la personne aimée, désormais réduite à la somme de ses « qualités ». Et comme si la brutalité de ce démembrement ne suffisait pas, l’amant poursuit sa destruction sélective en imposant sa « préférence » à certaines « qualités » plutôt qu’à d’autres, exactement à la manière d’un maître-queux qui « attache » sa signature à certains morceaux de choix en y imposant la brûlure distinctive de son <?page no="118"?> 118 Ambivalences anthropologiques fer. Bien loin du sujet pensant indivisible de la métaphysique cartésienne, le « sujet » aimé de La Rochefoucauld devient ici l’incarnation même d’un objet pensé dans toute sa divisibilité métonymique. L’individu aimé en perd alors l’essence même de son individualité. Toutefois, qui dit destruction identitaire par le feu, dit aussi, simultanément, reconstruction d’une nouvelle identité par le biais de la cuisine amoureuse. Là encore, revenons un instant à la maxime 176 qui nous précise que l’« on trouve sans cesse dans la personne que l’on aime de nouveaux sujets d’aimer ». A condition bien sûr de ne pas restreindre sa lecture des « sujets » à leur seule acception littérale comme synonyme de ‘raisons’, on découvre ici non plus le « sujet » singulièrement démembré qui clôturait la sentence précédente, mais une pluralité poétiquement beaucoup plus agréable. De même n’est-il sans doute pas insignifiant qu’au lieu d’être agressivement « attach[é] » à son « sujet » aimé, l’amant peut maintenant se contenter de « trouve[r] » la multiplicité de ses plaisirs, un peu comme si le maître-queux, maintenant attablé parmi ses convives, pouvait enfin se laisser surprendre par les délices de sa propre grillade, en oubliant pratiquement la part qu’il y avait jouée 142 . En ce sens, d’ailleurs, l’amant des Maximes est-il bien différent de l’amoureux de Salzbourg ? Peut-être que les mines de sel ont été remplacées par les sels de cuisson, mais, en fin de compte, La Rochefoucauld nous parle déjà de la fameuse cristallisation stendhalienne. Que ce soit avec leur « sujet » démembré ou avec leurs « sujets […] [re]trouv[és] », les sentences 175 et 176 évoquent déjà étrangement la branche d’arbre, recouverte de cristaux, que Stendhal aurait un jour saisie comme inspiration métaphorique dans sa propre théorie amoureuse 143 . Chez l’auteur des Maximes, comme chez le théoricien de l’amour égotiste, l’amoureux est avant tout celui qui, malgré la présence indubitable d’une transformation culturelle (dans une mine de sel ou sur le fer d’un gril), reconnaît aussi obstinément la présence d’une 142 Le texte de la première édition renforce en fait cette lecture, en accordant au « sujet » aimé une force naturelle que les éditions subséquentes ne lui accorderont plus : « Il y a deux sortes de constance en amour : l’une vient de ce que l’on trouve sans cesse dans la personne que l’on aime (comme dans une source inépuisable) de nouveaux sujets d’aimer : et l’autre vient de ce qu’on se fait un honneur de tenir sa parole. » Ici, le démembrement métonymique de la maxime 175 est remplacé par une parenthèse métaphorique où la comparaison avec la « source » permet alors encore plus facilement à l’amoureux de jouer les explorateurs émerveillés, et donc de se disculper face à son rôle précédent de tortionnaire possessif. 143 « Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections » (De l’amour, 35). <?page no="119"?> 119 1. L’« envie […] de posséder » : amour « cru » ou « grillé » ? transformation naturelle, puisqu’aussi bien le sel que le feu appartenaient à la nature avant d’appartenir à l’homme. La seule différence, peut-être, c’est que là où Stendhal n’accordait à l’amour que deux phases de cristallisation, La Rochefoucauld, lui, ne semble pas limiter les « sujets d’aimer » 144 . Apparemment, même du côté romantique, la grillade gnomique ne se défend pas si mal face à l’égotisme amoureux. Du côté du délicieusement « cru », cette fois, c’est plutôt chez les femmes qu’il faut aller chercher la promiscuité amoureuse. Ainsi, par exemple, considérons pour commencer la maxime 277 : « Les femmes croient souvent aimer, encore qu’elles n’aiment pas : l’occupation d’une intrigue, l’émotion d’esprit que donne la galanterie, la pente naturelle au plaisir d’être aimées, et la peine de refuser, leur persuadent qu’elles ont de la passion, lorsqu’elles n’ont que de la coquetterie. » On remarquera, ici, trois distinctions importantes qui rapprochent plus l’amour féminin du mode de la cueillette que de celui de la grillade masculine. D’abord, stylistiquement, on notera que là où la sentence 175 se contentait de réduire le « sujet » aimé à l’aide d’une métonymie centrale sur ses « qualités » que l’on pouvait alors laisser aux lecteurs le loisir d’imaginer, la maxime 277, en revanche, accumule les objets de la poursuite amoureuse (« l’occupation […], l’émotion […], la pente […] la peine »), comme pour mieux contribuer à une impression de frivolité féminine. Là où l’homme sait se concentrer sur sa proie avec toute la finesse du chasseur avisé, la femme, par contre, ne saurait que se disperser dans la nature, livrée aux hasards de découvertes comestibles qu’il lui suffit alors de cueillir. Ensuite, grammaticalement, on assistera à un pareil renforcement des stéréotypes anthropologiques, cette fois sous forme d’objectification. Non seulement, dans la proposition centrale de la sentence 277, les femmes deviennent l’objet indirect de leur propre poursuite amoureuse (« leur »), mais elles se voient en plus réduites à une objectivité tour à tour relative (« que donne la galanterie ») puis passive (« être aimées »). Pas de sympathie ici non plus pour les cueilleuses ; seuls les chasseurs sont apparemment qualifiés pour pratiquer un amour pleinement actif. Enfin, lexicalement, mêmes stéréotypes, mais cette fois-ci par le biais d’une réflexion sur les origines potentielles du langage lui-même. En effet, l’amour féminin n’est-il pas associé, fondamentalement, à l’action de « persuad[er] » afin de mieux faire « croi[re] », autrement dit au fondement même de la rhétorique comme pur outil à conviction ? Peu importe que La Rochefoucauld, par la formulation même de ses Maximes, ne cherche pour sa part à faire autre chose que 144 Je rappelle que, pour Stendhal, il y avait en fait « sept époques de l’amour » dont la « première » et la « seconde » cristallisations constituaient les étapes 5 et 7 (De l’amour, 41). <?page no="120"?> 120 Ambivalences anthropologiques nous convaincre ‘comme une femme’ ; au moins, il pourra toujours se défendre en rétorquant qu’anthropologiquement, en tout cas, les hommes ne se sont jamais payés de mots, et que leurs actions ont toujours compté plus que leur parole 145 . Or, dans cette tribu nomade de l’anthropologie amoureuse, les chasseurs, habitués à leurs grillades, semblent avoir l’estomac bien plus délicat que les cueilleuses, habituées à leurs crudités 146 . Ainsi, face à la promiscuité des rapports, l’énonciateur masculin paraît-il bientôt plus fragile, que sa comparse féminine : « On est quelquefois moins malheureux d’être trompé de ce qu’on aime, que d’en être détrompé » (maxime 395). Derrière le paradoxe de l’antithèse du « trompé […] détrompé », selon lequel le mensonge serait donc préférable à la vérité, se cache en effet deux possibilités d’interprétation, aussi peu flatteuses l’une que l’autre. Dans la première, l’homme sait que la femme lui a été infidèle, peut-être parce qu’il a lui-même découvert le pot aux roses (ou la lettre égarée), mais tant que sa compagne ne lui a rien avoué, il peut toujours faire semblant d’ignorer la vérité. Dans la deuxième, la passivité d’« être trompé » pourrait être encore plus pathétique : seuls les autres connaissent l’infidélité de son épouse, et lui n’en sait absolument rien, préférant de loin s’enfouir encore plus profondément la tête dans le sable. Dans un cas comme dans l’autre, la vulnérabilité du mâle consisterait alors à concéder sa défaite en secret, plutôt que d’avoir à l’affronter chez l’effrontée qui, pour sa part, n’aurait alors aucun mal à le terrasser, sans doute par la seule force de sa parole performative. Certes, on pourrait toujours prétexter que le « on » de la maxime 395 fait référence, non à l’homme dans son identité masculine, mais à l’Homme dans son identité humaine, et que, par conséquent, le chasseur n’est pas plus vulnérable que sa comparse cueilleuse, dans les jeux de l’amour infidèle. Toutefois, l’insistance sur le « elles » final, dans la plus pénétrante des sentences sur la promiscuité, contribue quand même à renforcer l’impression d’une incontournable supériorité féminine dans ce discours : « Les infidélités devraient éteindre l’amour, et il ne faudrait pas être jaloux, quand 145 Il suffit d’en revenir au texte de la maxime, citée dans la note 142, pour se souvenir de la gloire douteuse attachée, en amour, à l’« honneur de tenir sa parole. » 146 Je précise là encore, avant de m’embarquer plus avant dans cette dichotomie des chasseurs et des cueilleuses, que cette anthropologie amoureuse, malgré ses ressemblances avec la dichotomie culinaire du « cru » et du « grillé », n’est pas celle de Lévi-Strauss mais bien celle de La Rochefoucauld. Je ne souhaite donc en aucune manière suggérer que le grand anthropologue ait pu astreindre ses grillades au seul goût des chasseurs, ou ses crudités au seul goût des cueilleuses. Pour La Rochefoucauld, au contraire, cette dichotomie, à présent caricaturale, semble poser beaucoup moins de problèmes… tout au moins pour l’instant. <?page no="121"?> 121 1. L’« envie […] de posséder » : amour « cru » ou « grillé » ? on a sujet de l’être : il n’y a que les personnes qui évitent de donner de la jalousie qui soient dignes qu’on en ait pour elles » (maxime 359). Bien sûr, grammaticalement, le partitif (« elles ») se réfère au substantif (« personnes ») qui, là encore, pourrait aussi bien s’appliquer aux hommes qu’aux femmes. Cependant, l’inconvénient de ce type de lecture purement textuel, c’est qu’il en oublie la signifiance du cotexte 147 . Rares, en effet, sont les instances où les Maximes condamnent la « galanterie » masculine. La « coquetterie » féminine, en revanche, se fait beaucoup plus souvent démonter, comme nous l’avons vu dans la sentence 277. Pourquoi alors renverser cette tendance anthropologique, surtout lorsque, cette fois-ci, La Rochefoucauld semble vouloir la renforcer par une nouvelle subtilité ? D’un côté, en effet, la maxime 359 prend le contrepied des sentences un peu trop facilement misogynes de notre auteur, en donnant l’illusion que son discours cherche à célébrer l’idéal de la femme fidèle « qui évite de donner de la jalousie ». De l’autre, inversement, le choix du subjonctif pour l’auxiliaire « soient » nous rappelle instamment combien cet idéal reste pour le chasseur un oiseau si rare qu’il ne peut, à vrai dire, l’imaginer autrement que comme une pure vision de l’esprit. Une vision, sans doute, quelque part aussi improbable que ne l’était la double injonction conditionnelle du départ, selon laquelle : « Les infidélités devraient éteindre l’amour, et il ne faudrait pas être jaloux ». Car, en fin de compte, pour La Rochefoucauld, la femme ne semble guère plus capable de s’abstenir de cueillette que l’homme d’« éteindre » son feu. Or, comme dans ce cas, le feu du chasseur ne lui permet de griller d’autre gibier que celui de sa propre « jalou[sie] », une fois encore, il semblerait donc que ce soit lui qui souffre plus que la cueilleuse. Au cas, d’ailleurs, où nous doutions toujours de la vulnérabilité comparative de l’homme par rapport à la femme, dans ce jeu de la promiscuité amoureuse, La Rochefoucauld persiste et signe dans une de ses sentences les plus pathétiques : « Les jeunes femmes qui ne veulent point paraître coquettes, et les hommes d’un âge avancé qui ne veulent pas être ridicules, ne doivent jamais parler de l’amour comme d’une chose où ils puissent avoir 147 Je dis bien ‘cotexte’, c’est-à-dire que je me réfère ici au seul texte des Maximes, car pour le ‘contexte’, autrement dit pour une référence plus ouverte aux préjugés sexistes de l’époque, celui-ci ne manque pas de nous démontrer que les « personnes » responsables d’« infidélités » sont généralement les femmes. A preuve, le fragment suivant des Caractères dont l’argument hypothétique rappelle étrangement la maxime 359 : « Celles qui ne nous ménagent sur rien, et ne nous épargnent nulles occasions de jalousie, ne mériteraient de nous aucune jalousie, si l’on se réglait plus par leurs sentiments et par leur conduite que par son cœur » (« Du cœur », fragment 29). <?page no="122"?> 122 Ambivalences anthropologiques part » (maxime 418). Non seulement « les hommes » se voient ici réduits au rang de « coquettes » par une date de péremption inversée (« jeunes femmes […] âge avancé ») désormais imposée sur la validité du discours amoureux, mais en plus, cette restriction catégorique (« ne doivent jamais ») s’impose de surcroît pour des raisons qui n’ont plus rien à voir avec l’amour. En effet, ce n’est même plus ici la peur de se brûler à la flamme de sa propre grillade, ou de sa propre jalousie qui dicte au chasseur sa prise de précaution, mais c’est tout simplement la peur du « ridicule ». Autrement dit, passé un certain âge, il incombe au chasseur d’éteindre malgré tout son feu, et s’il reste en lui la moindre énergie pour l’amour (comme le suggérerait, là encore, l’usage du subjonctif sur « puissent ») 148 , il importe surtout de savoir cacher cette flamme, de peur que le vent mauvais de l’opinion collective ne la lui souffle. Toutefois, comme vient de nous le rappeler la maxime 418, le rapprochement anthropologique, entre les goûts amoureux de la cueilleuse et du chasseur, reste un rapprochement aussi injonctif que négatif. Ce n’est pas parce que ni les hommes ni les femmes, à certains âges de la vie, ne devraient « parler d’amour » qu’ils ne peuvent pas continuer à le pratiquer. Aussi, malgré ses apparences équilibrées, la sentence 418 offre en fait à La Rochefoucauld une nouvelle opportunité de renforcer les valeurs sexistes de son discours misogyne. En effet, on remarquera que si le domaine de l’interdiction, pour la femme, porte spécifiquement sur la « coquette[rie] », autrement dit sur la promiscuité de la cueilleuse, pour l’homme, en revanche, il ne porte bien sûr pas sur la « galanterie » du chasseur. En d’autres termes, l’homme peut toujours se permettre quelques infidélités, même à un âge plus avancé, pour autant qu’il continue à se restreindre à ne pas convertir ses gestes en paroles. La femme, au contraire, dont l’infidélité est apparemment ancrée dans le verbe (comme nous l’avons vu dans la maxime 175), serait donc anthropologiquement incapable de se restreindre pareillement. Pour le chasseur, la chasse peut donc continuer avec toute la discrétion du traqueur de fauve et toute la délicatesse du tourneur de sentences, mais pour la cueilleuse, il conviendrait plutôt de se retirer entièrement de l’aventure amoureuse, comme toutes ces jeunes femmes, sans doute, que l’on protégeait si généreusement des prédateurs en 148 Je suggère ici que, si La Rochefoucauld avait voulu être plus catégorique encore dans son interdiction, il aurait peut-être choisi d’utiliser le mode indicatif sur le verbe ‘pouvoir’, de sorte à mieux refermer la porte sur cet amour « comme une chose où ils ne peuvent avoir part. » Je concède, toutefois, que la notion d’improbabilité, propre à l’usage du subjonctif « puissent », pourrait tout aussi bien relativiser la force de l’injonction que la renforcer, car une autre valeur tout aussi ‘probable’ du subjonctif serait ici sa valeur impérative. <?page no="123"?> 123 2. La passion amoureuse : « bouilli[e] » ou « pourri[e] » ? les cloîtrant dans un couvent. Ainsi, le silence que la maxime 418 voudrait imposer au discours amoureux ne se résume-t-il pas, malgré ses apparences rhétoriques, à une frugalité discursive commune. D’un côté, il s’agit d’une frugalité absolue où l’appétit devrait déjà se soumettre à un régime quasi ascétique ; c’est le silence gnostique de la femme. De l’autre, il s’agit d’une frugalité relative où l’appétit pourrait encore se permettre quelques grillades licencieuses ; c’est le silence gnomique de l’homme. En somme, même si le discours amoureux des Maximes soutient momentanément, en particulier sur sa fin, l’ambivalence anthropologique du « cru » et du « grillé » avancée par Lévi-Strauss, La Rochefoucauld nous fait bien comprendre que cette ambivalence n’a rien d’une confusion conceptuelle 149 . Dans le domaine commun de la promiscuité, l’« inconstance » masculine reste bien distincte de la « coquetterie » féminine. Toutefois, et contrairement à ce que l’on aurait pu attendre d’une rhétorique assez ouvertement misogyne, les Maximes témoignent aussi d’une peur respectueuse de l’infidélité amoureuse qui expose, par moments, le pathétique de ce machisme de pacotille. Non seulement les grillades du chasseur s’avèrent alors immangeables par rapport aux crudités de la cueilleuse, mais en plus, le chasseur découvre qu’il n’a pas non plus l’estomac assez solide pour apprécier ces crudités. Dans un système anthropologique qui nous habitue à privilégier les grillades sur les crudités, La Rochefoucauld hésite, ne serait-ce que quelques instants, sur l’échelle de ses propres valeurs, et c’est dans ces instants, à mon sens, qu’éclate la pleine ambivalence de sa cuisine amoureuse. III. 2. La passion amoureuse : « bouilli[e] » ou « pourri[e] » ? Comme bon nombre de ses contemporains, La Rochefoucauld attribue à la passion amoureuse une force naturelle irrémédiablement destructrice. L’amour est avant tout vécu comme une poussée de fièvre dont le résultat ne peut être que la mise en ébullition du sentiment de haine : « Plus on aime une maîtresse, plus on est prêt de la haïr » (maxime 111). Par conséquent, le champ lexical de la maladie finit toujours par faire surface, et avec lui son cortège inévitable de « remèdes », tous aussi « faillibles » les uns que les autres : « Il y a plusieurs remèdes qui guérissent de l’amour, mais il n’y en a point 149 Il ne faudrait pas oublier que la maxime 418 fait partie des sentences ajoutées lors de la cinquième et dernière édition des Maximes, c’est-à-dire de ces sentences publiées au moins treize ans après les maximes de la première édition où, sans grande surprise, La Rochefoucauld affichait encore un amour beaucoup plus conquérant. J’aurai d’ailleurs bientôt l’occasion de revenir sur cette observation. <?page no="124"?> 124 Ambivalences anthropologiques d’infaillibles » (maxime 459) 150 . Autrement dit, la passion amoureuse, en tant que pathogène, stimule certes une réponse immunitaire proportionnée, sous forme de production symétrique d’un antigène nommé la haine (« plus […] plus »), mais cette mise en ébullition immunitaire ne suffit apparemment pas à protéger contre l’infection qui finit toujours par progresser suffisamment pour laisser des traces de pourriture irrécupérable. Ainsi le suggère la maxime 417 : « En amour, celui qui est guéri le premier est toujours le mieux guéri » où jamais il ne sera question d’un parfait rétablissement, mais seulement d’une « guéri[son] » dont la valeur superlative (« le mieux ») recèle en fait une simple comparaison elliptique. « [C]elui qui est guéri le premier », semble en effet ne pouvoir espérer, au mieux, que d’être « le mieux guéri » des deux malades amoureux, et rien n’assure donc que ce rétablissement restaure le premier des deux convalescents à une parfaite santé. En somme, l’amoureux « guéri » ne semble guère aguerri ; une fois refroidie son ébullition préventive, il garde en lui, malgré lui, les traces de ce combat perdu, et sa seule consolation, sans doute, serait alors d’avoir réussi à contenir la putréfaction d’une passion à son tour refroidie. Car nul ne doute que l’ébullition amoureuse ne mène en fin de compte à la pourriture. Même si l’esthétique bienséante de La Rochefoucauld ne peut pas encore lui permettre une métaphore aussi peu flatteuse que celle de la « charogne » baudelairienne, on reconnaît, en effet, derrière l’euphémisme floral à la Ronsard, une pareille morbidité du discours amoureux. Ainsi : « La grâce de la nouveauté est à l’amour ce que la fleur est sur les fruits : elle y donne un lustre qui s’efface aisément et ne revient jamais » (maxime 274) 151 . En fait, non seulement le « lustre » donné par « la fleur […] s’efface » euphémiquement, mais, en plus, cet éclat naturel s’éteint définitivement dans l’étreinte asphyxiante de l’adverbe final ; au lieu de nous déposer « aisément » sur un adverbe délicat, la sentence nous étrangle de son « jamais » irrévocable. Que reste-t-il alors de cet amour ? La nature morte d’une nourriture en pleine décomposition, sans doute, puisque, contrairement à 150 Le manuscrit Gilbert accentue plus encore la faillibilité des « remèdes » à l’amour, en les rejetant à l’intérieur d’une proposition subordonnée conditionnelle : « S’il y a des remèdes pour guérir de l’amour, il n’y en a point d’infaillibles. » Peut-être que, comme l’indique alors la proposition principale, ces « remèdes » n’existent pas, et que la maxime 459, avec ses deux propositions coordonnées, ne fait qu’entretenir l’illusion d’une guérison possible, afin de mieux nous faire avaler la pilule, version placebo. 151 Malgré son insertion en milieu de recueil, la maxime 274 fait partie des sentences introduites dans la cinquième et dernière édition. Elle appartient donc, à juste titre, au même corpus d’inspiration que les maximes 417 et 459 discutées dans le paragraphe précédent. <?page no="125"?> 125 2. La passion amoureuse : « bouilli[e] » ou « pourri[e] » ? Ronsard qui se contentait de rapporter à Marie « ces fleurs épanouies […] à ce vêpre cueillies », La Rochefoucauld, cette fois-ci un peu moins raffiné, préfère laisser sur la table cette assiette de « fruits » qu’il abandonne alors à une putréfaction tacite 152 . Une fois éteinte, la passion amoureuse ne peut donc simplement « s’efface[r] ». Il faut qu’elle périsse en y laissant son corps. Or, inutile d’espérer l’embaumement ; même les plaisirs nécrophiles d’une ancienne passion réchauffée appartiendraient au domaine de l’irréalisable : « Il est impossible d’aimer une seconde fois ce qu’on a véritablement cessé d’aimer » (maxime 286). La pente naturelle de la passion amoureuse, tout comme la pente naturelle du « triangle culinaire », dévale, semble-t-il, irrémédiablement vers la pourriture, au point où nous nous demandions, comme le fera d’ailleurs Lévi-Strauss, si le « bouilli » et le « pourri » méritent finalement la moindre séparation conceptuelle. Rappelons en effet que, selon la première version du « triangle culinaire », Lévi-Strauss superpose le « bouilli » et le « pourri » (28). Ce n’est que par la suite qu’il envisage de séparer ces deux concepts en leur adjoignant celui du « fermenté » qui deviendra à son tour synonyme de « pourri », pendant que le « bouilli » remontera la pente pour s’installer à équidistance entre le « grillé » et le « fermenté », c’est-à-dire entre le « cru » et le « pourri » (29). Au départ, donc, et dans un système culinaire qui ne comprendrait que trois types de cuisine (le « bouilli », le « grillé » et le « rôti »), le « bouilli » se rapprocherait le plus du « pourri » en ce sens où, comme le « pourri » il serait le plus protégé de la flamme, préservant ainsi une plus grande partie de sa saveur naturelle, contrairement au « grillé » et au « rôti ». Très vite, toutefois, Lévi-Strauss dépasse le stade de l’ambivalence naturelle entre « bouilli » et « pourri », lorsqu’il réalise combien cette ambivalence dépend exclusivement des « résultats » produits et non des « moyens » employés pour y parvenir (29). Tout comme La Rochefoucauld dans son discours amoureux, il s’aperçoit que c’est seulement par rapport à ses « effets » que l’ébullition ressemble à la putréfaction : « Si on juge de l’amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu’à l’amitié » (maxime 72). En cuisine, comme en amour, il semblerait donc que ce soit les conséquences du processus anthropologique qui mènent à une dégénérescence naturelle, mais seulement dans la mesure où l’on se détourne momentanément des causes. Car dès lors où ces causes refont surface, dès 152 Non que Ronsard, de son côté, ne nous épargne la vue de ces fleurs « toutes flétries » et « chutes à terre », puisque l’objectif de son « Sonnet à Marie » reste avant tout d’injecter une forte dose morbidité préfreudienne au cœur de la beauté amoureuse. Cependant, il faut bien l’admettre, un parquet mal balayé produit quand même une moins mauvaise impression qu’une table mal desservie, et de ce côté-là, le « fruit » abandonné de la maxime 274 retourne, à la longue, plus facilement le cœur des lecteurs que les pétales éparpillés du poète. <?page no="126"?> 126 Ambivalences anthropologiques lors où les « moyens » s’expliquent, le « bouilli » se sépare culturellement du « pourri », et l’ambivalence entre l’ébullition de la « haine » et la putréfaction du « fruit » de la passion disparaît… ou presque. Comment le « bouilli » se distingue-t-il culturellement de son penchant naturel pour/ vers le « pourri » ? Pour Lévi-Strauss, la réponse reste très schématique : « la nourriture bouillie est doublement médiatisée : par l’eau [… et] par le récipient. Par conséquent, on peut dire que […] le bouilli est du côté de la culture » (21). Pour La Rochefoucauld, la réponse s’avère un peu plus compliquée, mais je démontrerai ici qu’elle se résume, elle aussi, à une double médiation culturelle de la passion ; d’abord par le biais du « doute » qui fournira à l’amoureux le « récipient » nécessaire à la concoction de sa « jalousie » fébrile, ensuite par celui de la « jalousie », elle-même, dont les « eau[x] » agitées déborderont rapidement de leur marmite bouillonnante. Du côté du doute, il convient pour commencer de distinguer le « doute » de l’amoureux des Maximes du doute méthodique de la métaphysique cartésienne. Là où, pour Descartes, la fameuse démarche dubitative offrait l’avantage de se démarquer très clairement du scepticisme pyrrhonien, en aboutissant au sacre d’un Cogito triomphant, pour La Rochefoucauld, inversement, le « doute » régresse inextricablement en direction d’une incertitude ontologique fondamentale : « Quand on aime, on doute souvent de ce qu’on croit le plus » (maxime 348) 153 . D’un côté, en effet, la passion amoureuse nous pousse vers un paroxysme de la foi (« ce qu’on croit le plus »), mais de l’autre, cette foi nous est alors simultanément retirée à proportion égale, comme l’indique grammaticalement la relativité de la proposition superlative par rapport au « doute » de la proposition principale. Ainsi, bien que La Rochefoucauld fasse, pour une fois, l’économie verbale de ses paradoxes symétriques habituels, comment ne pas reconnaître en filigrane, dans cette maxime 348, un autre rapport paradoxalement proportionnel selon lequel, dans l’étreinte de la passion, ‘plus on croit, plus on doute’ ? Contrairement à la logique cartésienne par laquelle le doute menait rationnellement à la concentration apparemment irréductible du sujet pensant, la logique des Maximes mène passionnellement à l’écartèlement pareillement irrémédiable de l’être amoureux. Là où la métaphysique rationaliste se soldait, métaphoriquement au moins, en physique nucléaire, la physique passionnelle de l’amour gnomique explose 153 A ceux qui ‘douteraient’ du contenu potentiellement métaphysique (ou ontologique) du verbe « croi[re] », je rappellerais que la maxime 348 s’adressait à l’origine à Mme de Rohan (dans une lettre découverte au Musée de l’Arsenal par Truchet), et que celle-ci, en sa capacité d’abbesse de Malnoue, était certainement plus en mesure que d’autres de juger de la bonne ou mauvaise foi de son ami le moraliste (Plazenet, 868). <?page no="127"?> 127 2. La passion amoureuse : « bouilli[e] » ou « pourri[e] » ? sous forme de crise métaphysique. A la crise de foie naturelle qu’aurait pu susciter la consommation d’un amour pourri succède la crise de foi culturelle d’une passion en voie d’ébullition. Car le « doute » métaphysique de l’amoureux des Maximes représente certes une étape fondamentale en direction de ce bouillon haineux dans lequel finira sa passion, mais, comme le « récipient » dans la cuisine « bouillie », il ne représente en fait qu’un premier « moyen » de s’interposer entre la pourriture d’un sentiment d’abandon masculin et la crudité d’une tromperie une fois encore foncièrement féminine. Ainsi, dans un premier temps, La Rochefoucauld accuse l’homme amoureux (« celui ») qui, faute sans doute d’être resté sans « doute », est alors devenu responsable (« faute ») d’avoir laissé pourrir son amour (« cesse ») : « C’est presque toujours la faute de celui qui aime de ne pas connaître quand on cesse de l’aimer » (maxime 371). Ainsi, dans un deuxième temps, c’est encore implicitement le manque de « doute » qui mène, ou plutôt malmène, l’amoureux transi à se laisser « trompe[r] » par sa « maîtresse », à moins que cela ne soit par lui-même : « Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé » (maxime 374). D’une part, en effet, nous remarquerons la répétition pronominale du « on » qui semble accorder à la forme passive du verbe ‘tromper’ un complément d’agent elliptiquement réflexif (« on est bien trompé [par soi-même] »). D’autre part, toutefois, nous observerons aussi l’absence un peu trop évidente du ‘se’ réflexif (« on [s’] est bien trompé ») qui renvoie alors, euphémiquement bien sûr, la responsabilité de la « trompe[rie] » sur le dos de la « maîtresse » (« on est bien trompé [par elle] »). Pleinement responsable ou pas, l’homme amoureux des maximes 371 et 374 pèche en tout cas très clairement par excès de naïveté vis-à-vis de la gent féminine 154 . C’est parce qu’il n’applique pas suffisamment le « doute » culturel pour résister à la montée en puissance de sa passion naturelle qu’il tombe alors de ce « récipient » qui aurait pu lui servir de bouclier, et que son amour finit ainsi, soit « cru », soit « pourri ». Est-ce à dire que, chez La Rochefoucauld, seules les femmes savent absorber, dans la marmite du « doute », une quantité suffisante de potion ma- 154 Je remarquerai, là encore, que ces deux maximes faisaient elles aussi partie du même groupe de sentences soumises à Mme de Rohan dans la lettre découverte par Truchet à l’Arsenal. Toutefois, je supposerai également que, cette fois-ci, l’abbesse y trouva moins de subtilité ontologique que dans la précédente (maxime 348). On se souviendra, en effet, du célèbre reproche qu’elle adressa à La Rochefoucauld par retour de courrier : « […] vous jugez encore mieux du cœur des hommes que de celui des Dames » (Plazenet, 653). Sans doute ne s’en prenait-elle pas spécifiquement à une sentence plutôt qu’à une autre pour appuyer son propre jugement, mais il semble dès lors difficile d’imaginer que la future maxime 374, par exemple, n’ait pas fait partie des réflexions qu’elle eut préféré que le moraliste supprimât. <?page no="128"?> 128 Ambivalences anthropologiques gique pour se prémunir entièrement contre la maladie d’amour ? Les Maximes se garderont bien de faire une pareille concession, mais elles nous fourniront par contre une explication aussi sexuellement distincte que distinctement sexiste : « Dans les premières passions, les femmes aiment l’amant ; et dans les autres, elles aiment l’amour » (maxime 471). Autrement dit, retour à la duplicité féminine (dont la crudité avait tant intimidé le chasseur), mais cette fois-ci avec une touche caricaturale d’idéalisme platonicien ; après s’être jouées de l’« amant », les « femmes » se tournent directement vers une contemplation de « l’amour », moins comme essence absolue, semble-t-il, que comme ersatz amoureux pour remplir le vide généré par leur désintérêt pour l’homme (« aiment l’amant […] aiment l’amour »). Sans passer par le détour masculin du « doute », et donc sans risquer la même crise de foi métaphysique, la passion féminine évite toute médiation culturelle, hormis celle d’un auto-érotisme euphémiquement refroidi, si ce n’est même implicitement fermenté 155 .L’amour au féminin serait ainsi, tout au moins potentiellement, un amour « pourri », et seul l’amour au masculin pourrait peut-être, quelque part, racheter cette passion maladive. Le problème, évidemment, pour l’amoureux dubitatif des Maximes, c’est que le second degré de médiation culturelle entre une passion naturellement « cru[e] » ou « pourri[e] », passe alors par un « moyen » d’expression presqu’aussi exclusivement féminin que le sera plus tard l’hystérie misogyne. Il s’agit bien sûr de la « jalousie ». Or La Rochefoucauld se méfie de cette féminisation du lexique à peu près autant qu’il se méfie de la passion amoureuse, et il lui importe donc de remédier au plus vite à cette nouvelle menace féminine. D’où le retour en force du concept à tout faire de l’« amour-propre » qui, une fois encore, sauve la mise : « Il y a dans la jalousie plus d’amour-propre que d’amour » (maxime 324). D’accord pour laisser escalader le « doute » explicitement masculin en direction d’une « jalousie » grammaticalement féminine, mais seulement dans la mesure où cette féminité peut à son tour être récupérée par un lexique masculin où l’« amour-propre » vient à la rescousse 155 Comment ne pas se souvenir, ici, du sous-entendu auto-érotique que représente, dans La Princesse de Clèves, la description des tableaux emportés par la protagoniste à Coulommiers, surtout lorsque la voix narrative ne peut s’empêcher de glisser sa touche d’ironie, euphémiquement contenue par la modalité adverbiale du « peutêtre » : « M. de Nemours était du nombre [des militaires dépeints], et c’est peut-être ce qui avait donné envie à Mme de Clèves d’avoir ces tableaux » (152) ? La Rochefoucauld, faut-il bien le rappeler, aurait participé très étroitement à l’élaboration de ce roman (voir la mise-au-point de Bazin sur la question). Aussi, n’aurait-il pas été surprenant que ses maximes, en tous cas sur les femmes, se soient partiellement inspirées de la connaissance intime qu’il avait de cette princesse éponyme (voir, à ce sujet, la lecture de Sainte-Beuve dans Portraits de femmes). <?page no="129"?> 129 2. La passion amoureuse : « bouilli[e] » ou « pourri[e] » ? du mâle aimant mal aimé. Peu importe, sans doute, que la récupération de la « jalousie » par le fameux « amour-propre » suggère une encore plus forte dose d’auto-érotisme que ne le ferait ultérieurement la contemplation masturbatoire de l’« amour » par les femmes de la maxime 471. Pour l’instant, en tout cas, la « jalousie » masculine peut continuer à renforcer l’illusion toute relative de sa propre maîtrise sur la passion amoureuse (« plus d’amour-propre que d’amour »). Cependant l’illusion d’une maîtrise aussi culturelle que simplement verbale ne sera que de bien courte durée. Dès la maxime 361, en effet, La Rochefoucauld concède combien la « jalousie » dépasse facilement les limites du répertoire amoureux : « La jalousie naît toujours avec l’amour, mais elle ne meurt pas toujours avec lui. » Entendons par là une sorte d’euphémisme renversé où le syntagme « ne meurt pas toujours » signifierait en fait que la « jalousie » survit parfois plus longtemps que la passion elle-même. Nous comprenons alors que cette « jalousie », utilisée à l’origine comme médiation culturelle dans la cuisine amoureuse, devient à son tour une force naturelle à part entière. Tout comme l’« eau » bouillonnante, à l’intérieur du « récipient » de Lévi-Strauss, qui continuerait sans doute à bouillir même si on lui prélevait la nourriture qui lui était réservée, la « jalousie » de La Rochefoucauld continue à bouillonner, une fois l’amour disparu. Et ce bouillonnement se fait si fort qu’il finit bientôt par déborder naturellement de la marmite culturelle que lui offrait à l’origine le « doute » métaphysique. Autant donc pour la précieuse distinction entre les « effets » naturels et les « moyens » culturels de l’amour « bouilli » ; l’ébullition haineuse, engendrée par la double médiation du « doute » et de la « jalousie », finit une fois encore par dévaler la pente d’un naturel qui, momentanément chassé, revient proverbialement au galop. On se demanderait presque, à nouveau, si la désambiguïsation anthropologique entre le « bouilli » et le « pourri » en valait vraiment la peine. D’ailleurs, ne peut-on pas donner une interprétation contraire à la même maxime 361, selon laquelle, cette fois, la « jalousie » aurait la vie plus courte que l’« amour », et mènerait ainsi plus directement à la putréfaction de la passion ? On suppose, en effet, un peu trop facilement que l’euphémisme renversé du syntagme « ne meurt pas toujours avec » implique que la « jalousie » survit à la passion amoureuse. Mais on en oublie alors que la non-synchronie du privatif « ne […] pas […] avec » pourrait tout aussi bien signifier que c’est après la « jalousie » que l’« amour […] meurt », et non l’inverse. Après tout, même dissimulé sous la forme d’un pronom disjoint (« lui »), c’est effectivement l’« amour » qui a le dernier mot. Peu importe donc que le bouillonnement de l’amoureux jaloux disparaisse avant ou après la mort de sa passion. Son ébullition haineuse finira toujours par s’évaporer dans la nature en laissant, serait-ce devant ou derrière lui, une même pourriture amoureuse, <?page no="130"?> 130 Ambivalences anthropologiques celle de sa passion sauvée des eaux, et désormais libre de se décomposer au grand air. Car même si, chez La Rochefoucauld, l’amour « bouilli » occupe de toute évidence une place centrale dans le discours sur la passion, l’amoureux garde apparemment la possibilité de faire l’économie de ce bouillonnement haineux : « Il y a une certaine sorte d’amour dont l’excès empêche la jalousie » (maxime 336). Ici, en effet, non seulement cette « sorte d’amour » évite l’eau du récipient qui lui aurait sans doute occasionné quelque brûlure, mais en plus, elle semble totalement conjurer l’éventualité d’une telle rencontre (« empêche »). Comment justifier un tel prodige, là où la médiation culturelle de la « jalousie » aurait semblé naturellement inévitable ? D’une part, en se référant d’encore plus près au texte de la sentence, et d’autre, en redescendant la pente du « cru » au « pourri » dans le « triangle culinaire ». Ainsi, au niveau textuel, on constate d’abord que cette « sorte d’amour », en laquelle on croyait déjà identifier une forme de passion, s’associe de surcroît au concept hyperbolique de l’« excès ». Ce n’est donc pas simplement d’une passion naturelle que nous entretient la maxime 336, mais bien d’une passion si « exces[sive] » qu’elle finit par se dénaturer, en « empêch[ant] » par là-même la possibilité de tout autre « moyen » d’intervention, à commencer par la « jalousie ». Même justification ensuite, mais sur le plan de la théorie anthropologique, cette fois ; tout comme le « triangle » de Lévi-Strauss permettait d’anticiper que le « cru » puisse se transformer directement en « pourri » sans la moindre intervention culturelle, l’« amour » de la sentence 336 semblerait faire l’impasse sur l’ébullition haineuse, en dévalant aussi directement d’une passion relativement neutre (« une sorte ») à une passion foncièrement marquée (« l’excès »). Dans un cas comme dans l’autre, il suffirait alors de faire abstraction de l’élément bouillant pour que l’élément cuisiné, serait-ce la nourriture, serait-ce la passion, puisse effectivement s’auto-décomposer à l’air libre. Cependant, et précisément en raison de cette ressemblance entre l’« excès » amoureux et la putréfaction alimentaire, il convient, par la même occasion, de s’interroger sur l’identité implicite du type d’amoureux qui s’abandonnerait à une telle passion. Doit-on encore supposer qu’il s’agisse toujours d’un homme, alors qu’en fait la simple référence à l’« excès » devrait immédiatement nous faire douter d’un tel choix ? A vrai dire, il semblerait plutôt que La Rochefoucauld utilise la sentence 336 pour retomber dans l’ornière de sa misogynie habituelle, et ce pour au moins deux raisons. La première est que l’impasse sur la « jalousie » évoque d’abord étrangement le contenu de la maxime 471 (précédemment discutée dans la présente section) où « les femmes » pouvaient apparemment, sans médiation aucune, passer d’un amour « cru » dans lequel l’« amant » demeurait encore l’enjeu principal de leur cueillette amoureuse, à un amour « pourri » dans lequel leurs <?page no="131"?> 131 2. La passion amoureuse : « bouilli[e] » ou « pourri[e] » ? « passions » devenaient enfin une forme de contemplation auto-érotique. Deuxième raison de soupçonner, dans la sentence 336, le retour implicite d’un discours misogyne : l’écho encore plus proche avec la maxime 359 (elle aussi précédemment discutée, mais dans la section précédente). Rappelons, en effet, que c’était dans cette maxime que La Rochefoucauld avait identifié l’oiseau rare chez ces « personnes qui évitent de donner de la jalousie ». Là encore, impasse totale sur la « jalousie », mais avec cette même ironie tacite qu’il réserverait plus tard au faux idéalisme de celles qui « aiment l’amour ». Pas plus que « les femmes » de la maxime 471 ou que « les personnes » de la maxime 359, « l’excès » de la sentence 336 ne parvient à dissimuler l’arrogance goguenarde de l’énonciateur masculin vis-à-vis de cette passion aux dérèglements, à son sens, proprement féminins. Peut-être que la femme réussit plus astucieusement que l’homme à contourner les écueils bouillonnants de la « jalousie », mais ce n’est alors que pour mieux dévorer la carcasse d’un amour « pourri ». Nul doute, en fin de compte, que la passion manifestée par les hommes s’avère être d’une toute autre trempe : « La même fermeté qui sert à résister à l’amour sert aussi à le rendre violent et durable, et les personnes faibles, qui sont toujours agitées des passions, n’en sont presque jamais véritablement remplies » (maxime 477). Si l’on suppose, une fois encore, que derrière les « personnes faibles » se cache euphémiquement la gent féminine, et si l’on admet, par ailleurs, que le lexique de la « fermeté » (« résister […] violent […] durable ») s’applique traditionnellement à l’homme, on remarque en effet que l’amoureux semble ici tremper beaucoup plus héroïquement dans son bouillon passionnel que son homologue amoureuse. Adoptant cette fois plus explicitement le champ métaphorique de la cuisine « bouillie », La Rochefoucauld oppose en fait la volatilité féminine et la résilience masculine ; d’un côté, les eaux « agitées des passions » qui finissent toujours soit par déborder, soit par s’évaporer ; de l’autre, le récipient « véritablement rempli » où l’homme, malgré la « violen[ce] » de l’ébullition, parvient malgré tout à « résister » 156 . Autrement dit, là où la femme abandonne l’embarcation plutôt que de s’y ébouillanter, quitte à réembarquer ultérieurement vers de nouvelles « passions », l’homme préfère apparemment s’accoutumer au bouillonnement ambiant, question de mieux affirmer sa virilité en ne faisant pas chavirer la barque. Alors que la femme s’échappe, sans doute pour respirer plus tranquillement l’essence auto-érotique de son amour idéalisé (maxime 156 La maxime 477 représente, en effet, un travail de développement métaphorique par rapport à sa version simplifiée dans le manuscrit Gilbert où le concept final de « rempli[ssage] » ne figurait nulle part : « La même fermeté qui sert à résister à l’amour, sert aussi à le rendre violent et durable ; et les personnes faibles qui sont toujours agitées des passions n’en ont jamais de longues. » <?page no="132"?> 132 Ambivalences anthropologiques 471), l’homme s’accroche vaillamment, d’un côté au moins, à la marmite bouillonnante de sa passion. Car de l’autre, il lui faut quand même garder une main « ferme[ment] » emmanchée sur la valeur plus « durable » de son fameux amour-propre (maxime 324). Qu’advient-il alors de l’ambivalence anthropologique entre la version « bouillie » et la version « pourrie » de la passion amoureuse ? La maxime 477, avec son surhomme submergé dans le gros bouillon de son propre onanisme, nous offre certes la solution grand-guignolesque ; les hommes, apparemment, auraient ingurgité suffisamment de leur propre potion magique pour se découvrir une invincibilité aux brûlures passionnelles ; les femmes, quant à elles de plus faible nature, se seraient contentées de faire trempette dans la grande marmite avant de se retirer à l’air libre et d’y découvrir la pourriture. Une fois encore, comme avec la dichotomie du « grillé » et du « cru », la différence anthropologique semblerait donc se jouer autour du feu, et plus spécifiquement autour de la maîtrise culturelle de cette flamme métaphorique de la passion. Pour les hommes, en qui persisterait plus facilement cette illusion de maîtrise, le feu resterait un mode de contrôle privilégié dans la cuisine amoureuse, fût-ce par le « grillé », fût-ce par le « bouilli ». Pour la femme, inversement, dont l’esprit plus indépendant se méfierait d’une cuisine si contraignante, le feu deviendrait alors symbole de sédentarité masculine, et il conviendrait plutôt de savoir s’en séparer, quitte à se contenter, fût-ce du « cru », fût-ce du « pourri ». Ceci dit, La Rochefoucauld ne trompe plus personne avec son dualisme caricatural entre, d’une part, une masculinité aguerrie par la conquête du feu et, d’autre part, une féminité amollie par un régime de cueillette, car, cette fois-ci, l’ambivalence anthropologique du discours amoureux se maintient à au moins deux niveaux. Au premier, il convient de rappeler que, même le surhomme implicite de la maxime 477 ne parvient pas tout à fait à nous faire oublier les « personnes faibles » parmi lesquelles on pourrait sans doute dénombrer autant d’hommes que de femmes. Comme avec l’« envie de posséder », La Rochefoucauld n’interdit jamais explicitement la possibilité de confondre, aux moments les plus cruciaux, l’identité féminine et masculine. Dès lors, ne pourrait-on pas supposer qu’au surhomme immergé dans sa marmite de « jalousie » corresponde, quelque part, une femme d’exception, ellemême tout aussi peu susceptible aux brûlures passionnelles ? Les Maximes ne fourniront, bien entendu, aucune réponse explicite, et donc aucun « moyen » non plus de vraiment balayer cette nouvelle ambivalence androgyne. Au second niveau, l’ambivalence devient encore plus troublante, puisqu’elle remet cette fois en question l’arbitraire d’une distinction anthropologique tout aussi fondamentale, sinon plus, à savoir celle la dichotomie entre nature et culture. Certes, le « triangle culinaire » nous avait préparé à accepter que certains concepts, comme celui du « bouilli », puissent appartenir aussi bien <?page no="133"?> 133 3. L’amour de « sympathie » : « rôti » ou « fumé » ? au domaine du naturel qu’à celui du culturel. Cependant, jamais Lévi-Strauss n’aurait permis à ses lecteurs de confondre ses outils théoriques et, à cet effet, il avait nettement insisté sur une différenciation entre les « moyens » culturels et les « résultats » naturels de la cuisine « bouillie ». La Rochefoucauld, en revanche, un peu moins à cheval sur les principes d’une anthropologie qu’il précède de trois siècles, se permet de désarçonner sans vergogne les certitudes théoriques de son illustre successeur. Ainsi, des deux « moyens » menant à l’ébullition de la passion amoureuse, seul le premier (le « doute ») reste purement culturel. Le second (la « jalousie »), en découvrant notamment ses affinités électives avec l’« amour-propre », redécouvre, pour sa part, un penchant naturel qui le rapproche alors à nouveau d’un amour « pourri ». Autrement dit, là où le « triangle culinaire » de l’anthropologue académicien insistera toujours sur la distinction quelque peu arbitraire des « moyens » et des « résultats » (surtout lorsqu’un de ces « moyens » s’avère aussi naturel que l’« eau »), la cuisine amoureuse de l’anthropologue en herbe maintient, de son côté, une ambivalence clef entre les « moyens », tantôt culturels, tantôt naturels, de consommer la passion. III. 3. L’amour de « sympathie » : « rôti » ou « fumé » ? Du côté plus strictement culturel du discours amoureux, à savoir du côté où la cuisine amoureuse tirerait moins en direction d’une passion « pourri[e] » que d’une « sympathie » bien « cuit[e] », il convient à présent de poser une troisième question de désambiguïsation anthropologique. En admettant, bien sûr, la distinction entre le « rôti » et le « fumé » établie par Lévi-Strauss, selon laquelle les deux modes de préparation se distinguent par leur degré d’éloignement vis-à-vis de la flamme, on se demandera maintenant à quelle distance de l’« envie […] de posséder » se prépare la « sympathie » de La Rochefoucauld 157 . En d’autres termes : l’amoureux « sympathi[que] » des Maximes préfère-t-il exercer cette souffrance qui le rapproche étymologiquement de l’être aimé pour encourager un rapport à l’autre beaucoup plus délicat, et 157 Comme dans la section précédente de ce chapitre où j’ai remarqué que Lévi-Strauss avait superposé les concepts de « bouilli » et « pourri » avant de les séparer grâce à l’intervention du « fermenté », ma réflexion part ici sur la même observation théorique, mais de l’autre côté du « triangle culinaire ». Dans son triangle d’origine (28), je rappelle en effet que l’anthropologue avait choisi de superposer le « rôti » et le « cuit », et que c’est seulement en diversifiant les modes de préparation culinaire qu’il décale alors le « rôti » entre le « cru » et le « cuit », et que le « fumé » prend ainsi la place du « cuit » (29). Reste à savoir comment La Rochefoucauld pratiquera luimême cette distinction théorique à l’intérieur de sa propre cuisine amoureuse. <?page no="134"?> 134 Ambivalences anthropologiques donc, pratiquement, aussi raffiné que le rapport de la « fumé[e] » au feu ? Ou, inversement, cet amoureux préfère-t-il exercer sa « sympathie » en se rapprochant plus respectueusement du chasseur libertin, et en maintenant ainsi un rapport avec l’autre aussi subtil que celui du « rôti » avec le « grillé » ? D’une manière ou d’une autre, il s’agira, là encore, de mesurer les écarts stylistiques entre certaines maximes pour mieux apprécier les écarts « culinaire[s] » que le contenu gnomique en soi n’aurait sans doute pas suffi à pleinement exposer. Mais, cette fois-ci, les détails textuels prendront encore plus d’importance que d’habitude, car, apparemment, la « sympathie » intéresse beaucoup moins La Rochefoucauld que la passion, et les sentences qu’il y consacre forment, par conséquent, un bien plus maigre corpus 158 . Bien que les Maximes n’accordent donc, quantitativement, qu’une moindre importance au versant culturel de la cuisine amoureuse, on remarque, en revanche, que la sentence 136 se rattrape promptement sur la qualité : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. » Ici, en effet, la culture s’inscrit comme force déterminante au cœur du discours amoureux, et ceci d’au moins trois manières : d’abord par un choix lexical ; ensuite, par un agencement syntaxique ; et finalement par un dédoublement rhétorique. En ce qui concerne le choix des mots, on observe pour commencer la similarité lexicale du substantif « amour » et de son adjectif dérivé « amoureux », par contraste avec l’opposition des verbes dont le premier (« auraient […] été ») se range du côté des descriptifs, alors que le second (« avaient […] entendu ») se classe parmi les verbes d’action. De plus, toujours du côté des verbes, on note également la juxtaposition d’« entend[re] » et de « parler », de sorte à mieux signaler une passivité implicite derrière la forme active d’« avaient […] entendu ». Ainsi, grâce à la ressemblance lexicale entre les deux formes d’« amour », la maxime 136 souligne en fait encore plus dramatiquement le contraste entre le discours amoureux (« parler de l’amour ») et l’« [être] amoureux ». D’un côté, l’« amour » semble coller à la peau de l’« amoureux » comme tout attribut séparé de son sujet par un seul verbe d’état (« auraient […] « été »). De l’autre, ce même « amour » devient un inter- 158 Je concède bien entendu que si, comme nous allons voir, la version « fumé[e] » de l’amour correspond chez La Rochefoucauld à l’« amitié », le corpus des maximes sur ce thème devient alors beaucoup plus volumineux. Toutefois, comme je l’avais précisé dans mon introduction à ce chapitre, je rappelle ici que mon étude s’intéresse exclusivement à l’« amitié » dans la mesure où ce terme recoupe celui de l’« amour », à l’intérieur d’une même maxime. Hormis ces cas particuliers, qui seront les seuls auxquels je m’intéresserai dans cette section, j’estime que la question de l’« amitié » à elle seule mérite effectivement d’être traitée, mais que, pour l’instant, ce traitement dépasse trop largement le périmètre de ma recherche actuelle. <?page no="135"?> 135 3. L’amour de « sympathie » : « rôti » ou « fumé » ? médiaire entre l’« amoureux » et ce qu’il aime, ou, comme le dirait Girard, il devient « médiation » entre le « sujet désirant » et l’« objet désiré » 159 . Autrement dit, l’« amour » a beau commencer sous l’illusion d’une essence propre et, pour ainsi dire, naturelle, il finit, en tout cas dans la maxime 136, par se détourner du mur de la caverne et par s’apercevoir que sa véritable essence provient de son environnement culturel. Finie la tendre illusion d’un amour platonicien où l’amoureux idéal resterait transi devant l’essence éternelle de sa moitié enfin retrouvée. Ici, c’est l’éclairage aveuglant du discours collectif qui matraque incessamment l’« amoureux » et qui le contraint finalement à imiter ce qu’il ne saurait inventer. D’où l’application, trois siècles à l’avance, de la fameuse théorie « mimétique » de Girard selon laquelle le « mensonge romantique » consiste à croire que l’amour puisse encore exister en soi, alors que la « vérité romanesque » nous rappelle que le désir amoureux n’est qu’une imitation médiatisée par le langage de l’autre. D’ailleurs, le mimétisme amoureux ressemble encore plus à une simple programmation langagière si l’on considère à présent l’agencement syntaxique de la maxime 136. Au lieu, en effet, de placer la proposition principale en dernier lieu, de sorte à laisser planer le doute sur la question de l’essence amoureuse, l’énonciateur choisit ici de renverser l’ordre prévisible des deux propositions, en plaçant la subordonnée conditionnelle en position finale. Le résultat de ce réagencement est alors celui d’une discrète manipulation logique. Au lieu de passer d’une cause hypothétique à une conséquence conditionnelle, l’énonciation profite de son renversement propositionnel pour minimiser le rôle des conséquences et accentuer l’importance des causes. En d’autres termes, ce n’est donc plus l’essence amoureuse qui est incontournable, mais bien sa médiatisation par le discours des autres. Peu importent les illusions platoniciennes sur la vérité absolue d’un amour idéal ; la seule vérité de la sentence 136 est celle d’un brouhaha collectif dont ressortirait, comme par magie, une sorte d’avatar amoureux à la silhouette aussi floue que distante. Car l’important, après tout, n’est pas d’insister sur une métaphysique de la présence amoureuse, mais plutôt de noyer cet amour dans une parfaite imprécision langagière entretenue par le seul besoin de « parler ». Et comme l’artisan des Maximes le sait très bien, plus on parle, moins on communique ; l’amour « sympathique », en tant que produit 159 Voir le premier chapitre de Mensonge romantique et vérité romanesque où les trois pôles ici nommés du « désir triangulaire » servent d’armature structurale à toute une réorganisation du roman européen de Don Quichotte à Madame Bovary selon les paramètres d’un « désir mimétique ». Girard passe évidemment plus longtemps à explorer ce mimétisme amoureux chez Stendhal que chez les autres romanciers, mais la théorie de cet amour purement imitatif reste valable pour de nombreuses œuvres, et à plus forte raison, à mon sens, pour la maxime 136. <?page no="136"?> 136 Ambivalences anthropologiques culturel, ne peut donc que souffrir de cette entropie communicative, et c’est sans doute en ce sens que La Rochefoucauld, tout au moins dans la sentence 136, confirme également son appartenance à notre très occidentale métaphysique de l’absence amoureuse 160 . Enfin, en ce qui concerne le dédoublement rhétorique, il semblerait là encore que ce soit le langage lui-même qui contribue à renforcer le plus directement ce message de conditionnement culturel de l’« amoureux ». En effet, par delà le choix des mots et l’agencement syntaxique, c’est surtout la répétition adverbiale du « ne […] jamais » qui frappe les lecteurs de la maxime 136. Aucune tempérance verbale de l’ordre des ‘ne… guère’, ‘ne… pas toujours’ ou même seulement ‘parfois’ ; cette fois-ci, La Rochefoucauld ne cherche aucunement à modérer son propos 161 . L’important, ici, semble d’insister sur l’universalité inconditionnelle de la sentence, un peu comme si l’énonciateur désirait quelque part y contrecarrer la construction grammaticalement conditionnelle de la phrase. Autrement dit, c’est parce que les individus prêtent toujours l’oreille aux bavardages des autres qu’ils finissent eux-mêmes toujours par devenir « amoureux ». D’ailleurs, même la psychanalyse confirme cette interprétation, lorsqu’elle nous rappelle que la négation n’existe pas, ou plutôt que son insistance à vouloir exister ne fait que refouler l’essence d’un contraire beaucoup plus profond et donc beaucoup plus significatif. Ainsi, une fois encore, celui ou celle qui prétendrait « n’av[oir] jamais entendu parler de l’amour », serait aussi menteur ou menteuse que ceux qui soutiendraient « n’a[voir] jamais été amoureux ». Les seuls « amoureux » psychanalytiquement honnêtes seraient alors ceux qui auraient toujours connu (ou méconnu) l’« amour », précisément parce qu’ils se seraient toujours fiés à 160 Les théoriciens de l’amour se pressent au portillon pour nous livrer peu ou prou le même message sur la métaphysique de l’absence dans la littérature occidentale. Je ne citerai ici que le plus célèbre, Rougemont, qui, après s’être penché longuement sur le cas apparemment fondateur de Tristan et Iseut, estime qu’ : « ils ont besoin l’un de l’autre pour brûler, mais non de l’autre tel qu’il est ; et non de la présence de l’autre, mais de son absence ! » (27). Et de l’absence à la mort, il ne reste alors qu’un pas que Rougemont franchit quelques paragraphes plus loin : « Sans le savoir, les amants malgré eux n’ont jamais désiré que la mort ! » (31). De toute évidence, notre culture amoureuse à l’occidentale semblait vouée au choix de Pâris revu et corrigé par Freud dans son « Motif du choix des trois coffrets » ; en choisissant la plus belle des trois femmes dont le rapt entraînera la destruction de Troie, Pâris choisit l’équivalent d’Atropos parmi les trois Destins. L’éros se réduit au thanatos, et visiblement, ou invisiblement d’ailleurs, les amoureux occidentaux sont donc incapables d’aimer autre chose que la mort. 161 La maxime 136 apparaît pour la première fois dans la deuxième édition, et elle ne subira ultérieurement aucune modification. Même les manuscrits n’y modifient pas un traître mot. <?page no="137"?> 137 3. L’amour de « sympathie » : « rôti » ou « fumé » ? la rumeur de ce « parler » collectif. En somme, la seule condition valable de la sentence 136 ne serait plus celle du conditionnel grammatical mais deviendrait, effectivement, celle du conditionnement culturel. Toutefois, il faudrait quand même se garder de faire de La Rochefoucauld un trop grand précurseur de l’amour comme force exclusivement culturelle. Jamais, par exemple, ne trouverait-on dans les Maximes l’équivalent d’une formule aussi radicale que celle de Reich pour qui « love is decidedly a product of culture » (8) 162 . Pourquoi une telle modération de la part d’un auteur qui, comme nous venons juste de le rappeler, n’hésite « jamais » à radicaliser son propos ? D’une part, parce que Rousseau devait attendre un siècle de plus avant de laisser son empreinte sur la question culturelle. D’autre part, et surtout, parce que La Rochefoucauld lui-même se ménage d’emblée une issue de secours face à l’autocratie de la culture amoureuse. N’oublions pas, en effet, les cinq premiers mots de la maxime 136 qui spécifient : « Il y a des gens ». Cette ouverture, triplement indéterminée par l’emploi du pronom impersonnel (« Il »), du déictique non-fléché (« y ») et de l’article indéfini (« des »), nous laisse immédiatement avec une triple incertitude. Qui sont ces « gens » ? Où exactement évolue la nébuleuse du « y » ? Mais aussi, à quelle distance se situe le ‘je’ implicite de l’énonciation par rapport au « Il » explicite de l’énoncé ? La Rochefoucauld évite bien sûr de nous fournir la moindre réponse. Cependant, et d’un point de vue purement linguistique, il semble pratiquement impossible d’interpréter la triple indétermination autrement que par une triple distanciation énonciative. Le ‘je’ implicite de l’énoncé ne veut en rien avoir affaire à ces « gens » déboussolés dans la zone du « y », d’où la mise-à-distance toute calculée du « Il » impersonnel. Libre ensuite au ‘tu’ du lecteur implicite de choisir de quel côté se ranger, fût-ce du côté des faibles (ou du « Il ») qui se laissent engager par le discours des autres, fût-ce du côté des forts (ou du ‘je’) qui s’effacent plutôt que de se prononcer ouvertement. La Rochefoucauld, comme à son habitude, ne force la main à personne. 162 Je cite Reich, plutôt que beaucoup d’autres qui accordent à la culture une pareille importance, parce qu’il partage également avec La Rochefoucauld une fascination pour l’amour-propre qu’il définit d’ailleurs comme « the vain urge to reach one’s egoideal » (40). Pour Reich, et contrairement à la psychanalyse freudienne plus traditionnelle, « Love is not originated in the sexual urge but belongs to the realm of the ego-drives » (65). Autrement dit, si l’« urge[nce] » amoureuse demeure incontestable, cette « urge[nce] » peut très bien ne pas être le résultat d’une « urge[nce] » naturelle de type libidinal ou érotique. Tout comme pour La Rochefoucauld, apparemment, l’amour peut très bien résulter d’une force autre que la « passion ». De là à dire, cependant, que l’amour se résume entièrement à l’amour-propre (ou « ego-ideal »), seul Reich, fils spirituel de Stendhal (11), pourra effectivement se permettre de franchir le pas. La Rochefoucauld, pour sa part, devra encore garder quelque distance. <?page no="138"?> 138 Ambivalences anthropologiques Si l’auteur d’une seule maxime parvient assez souvent à dissimuler son je(u), l’auteur des Maximes, en revanche, finit presque toujours par le révéler, surtout en ce qui concerne la cuisine amoureuse. Ainsi, la sentence 376 nous permet-elle ultérieurement d’entrevoir où pourrait, par exemple, se cacher l’énonciateur fugitif de la maxime 136 : « L’envie est détruite par la véritable amitié, et la coquetterie par le véritable amour. » Entre la « véritable amitié » et le « véritable amour », plus d’échappatoire ; le ‘je’ inaudible de l’énonciation a beau avoir précédemment échappé au conditionnement classique du discours amoureux des autres, il n’échappe plus ici à une autre forme de « sympathie » culturelle, celle de l’adhésion inconditionnelle à la rhétorique du « véritable ». Ici, l’appartenance culturelle se mesure non plus par rapprochement avec ces simples « gens » dont on se distingue en catimini, mais par opposition avec ces défauts (« envie » et « coquetterie ») qui solidarisent « amour » et « amitié ». Plutôt qu’une entente superficielle avec des « gens » eux-mêmes trop susceptibles de se laisser influencer par n’importe qui, la « sympathie » devient alors une complicité entre heureux élus, seuls capables, sans doute, de respirer l’essence délicate du lien « véritable » entre « amour » et « amitié ». L’ironie du sort, cependant, c’est que même le fumet délicat de l’amour de « sympathie », savouré par les happy few de La Rochefoucauld, laisse parfois un arrière-goût désagréable. Ainsi, malgré la forme passive réservée au verbe dans la première moitié de la maxime 376, et malgré l’ellipse faite sur ce même verbe dans la seconde moitié, rien ne permet à cette sentence de dissimuler que l’action prédiquée reste associée à la destruction (« est détruite ») plus qu’à la dégustation. Pas même l’insistance sur la nature « véritable » de l’expérience amicale/ amoureuse ne parvient à faire oublier combien l’amour de « sympathie » appartient lui aussi à une culture potentiellement nocive. Certes, le danger s’avère moins plébéien que dans la maxime 136 où seuls les « gens » se laissaient niaisement emballer par le discours des autres, puisque, cette fois-ci, les heureux élus arrivent déjà tout emballés par leur propre idéalisme de « vérit[é] ». Néanmoins, comme le suggère l’effacement avorté du registre agressif dans la sentence 376, même les patriciens se méfieraient parfois des vertus de leur esprit de corps. En matière de subtilité culturelle, La Rochefoucauld aurait, là encore, beaucoup d’avance sur son temps, puisque lui aussi, après tout, préfère fumer les délices de la « sympathie » sans trop inhaler, bien sûr. D’ailleurs, la méfiance encore implicite vis-à-vis de l’amour de « sympathie » devient tout à fait explicite dans la maxime 440 : « Ce qui fait que la plupart des femmes sont peu touchées de l’amitié, c’est qu’elle est fade quand on a senti de l’amour. » Quelle que soit l’illusion de ressemblance entre « amour » et « amitié » entretenue par la sentence 376, La Rochefoucauld remet en fin de compte quelque distance entre ces deux notions. Ainsi, l’« amour » peut très bien rester ce fumet subtil « senti » comme une parfum dont la synesthésie ré- <?page no="139"?> 139 3. L’amour de « sympathie » : « rôti » ou « fumé » ? veillerait au passage d’autres sens (y compris le « touch[er] »), mais l’« amitié », quant à elle, se voit réduite à une simple « fad[ais]e », sans doute parce que sa propre effluve se dissipe avant même d’avoir pu réveiller les sensations (« peu touchées »). Peut-être donc que la « sympathie » culturelle entre « amour » et « amitié » disparaîtrait, dès lors que l’on comparerait d’un peu trop près la « véritable » essence de l’une et de l’autre. Peut-être, en fait, que cette « sympathie » n’aurait jamais ‘vraiment’ existé, et que la cuisine amoureuse aurait tout simplement concocté cet écran de fumée pour mieux protéger ceux ou celles qui, déjà sourds à la rumeur plébéienne (de la sentence 136), eussent de surcroît été insensibles à l’odeur encore plus délicate d’un amour patricien 163 . Ou peutêtre, tout simplement, que ce lourd fumet « sympathi[qu]e » ne servirait alors qu’à consoler les élus moins heureux qui auraient déjà l’amour… dans le nez. D’une manière ou d’une autre, il convient toutefois de remarquer que La Rochefoucauld évite, là encore, bien soigneusement de dissiper entièrement la fumée qui enveloppe l’amour de « sympathie ». En effet, il ne faudrait pas oublier que, dans la maxime 440 comme dans la sentence 376, les énoncés s’intéressent avant tout aux « femmes », serait-ce explicitement (maxime 440) ou implicitement (sentence 376 où il est question de « coquetterie ») 164 . Autrement dit, si le discours de la « sympathie » amoureuse reste peu ou prou interdit à « la plupart des femmes », rien n’empêche, par un effet de miroir aux alouettes, que ‘la plupart des hommes’ puissent encore s’adonner avec succès à cet « amour[-]amitié ». Ce ne serait pas, comme nous l’avons déjà vu, la première fois que La Rochefoucauld s’appuie sur la facilité d’un argument sexiste pour réduire l’ambivalence de son anthropologie amoureuse. Cependant, on remarquera également que même les hommes n’échappent pas nécessairement à l’exclusion de l’amour de « sympathie » qui semble frapper 163 Lévi-Strauss observe d’ailleurs qu’historiquement, c’est le côté « cuit[/ ]cru » de son « triangle culinaire » qui définit le mieux la cuisine patricienne, alors que le côté « pourri[/ ]cru » définit plutôt la cuisine plébéienne : « Dans l’ancienne France, la poule au pot était pour le souper de famille, la viande rôtie pour le banquet […] l’un connote donc l’économie, l’autre la prodigalité, celui-ci est aristocrate, celui-là peuple » (21-22). Cette antithèse figure en outre plusieurs pages avant la distinction finale que l’anthropologue établit entre, d’une part, le « bouilli » et le « fermenté », et d’autre, le « rôti » et le « fumé » (28-29). On imagine alors combien, dans ce même système, le « fermenté » aurait sans doute joué un rôle encore plus plébéien, alors que le « fumé » aurait pris une importance d’autant plus patricienne. 164 La Bruyère, dans ses Caractères, rangera d’ailleurs son antithèse entre l’amitié masculine et l’amour féminin précisément dans son chapitre intitulé « Des femmes » : « Les femmes vont plus loin en amour que la plupart des hommes, mais les hommes l’emportent sur elles en amitié » (fragment 55). Cependant, c’est dans son chapitre subséquent, « Du cœur », qu’il apportera son complément de réflexion sexiste : « Il est plus ordinaire de voir un amour extrême qu’une parfaite amitié » (fragment 6). <?page no="140"?> 140 Ambivalences anthropologiques leurs homologues féminins. Ainsi, de même que, dans la maxime 376, l’« envie » qui s’oppose à la « véritable amitié » n’appartient pas plus à un sexe qu’à un autre, le « on » unisexe de la sentence 440 assimile, lui aussi, la nostalgie pareillement sensuelle des unes et des autres (« quand on a senti de l’amour »). Non content d’avoir suffisamment désambiguïsé l’amour culturel des simples « gens » par rapport à celui des happy few, La Rochefoucauld réintroduit ici l’ambivalence du masculin/ féminin, comme pour mieux souligner l’androgynie potentielle de la « sympathie » amoureuse. En outre, cette ambivalence androgyne s’amplifie par la découverte de la sentence subséquente : « Dans l’amitié, comme dans l’amour, on est souvent plus heureux par les choses qu’on ignore que par celles que l’on sait » (maxime 441). Certes, cette sentence pourrait tout simplement se lire comme un complément à la maxime 395, précédemment discutée, où j’avais soutenu que la neutralité du « on » gardait avant tout une valeur masculine 165 . On retrouve, en effet, dans ces deux énoncés, la même préoccupation quelque peu anachronique avec la question du bonheur (« quelquefois moins malheureux » et « souvent plus heureux »), ainsi que la réalisation que ce bonheur appartiendrait plus facilement à l’« ignor[anc]e » béate des imbéciles ou, en tout cas, à celle des autruches qui préféreraient encore se laisser « trompe[r] » 166 . Cependant, et pour la même raison également que celle j’avais avancée en analysant la maxime 395, à savoir celle du cotexte environnant le texte du seul énoncé, je soutiendrai à encore plus forte raison que la proximité immédiate du « on » très ambivalent de la sentence 440 ne peut qu’infiltrer et donc, inévitablement, renforcer la valeur androgyne de ce même pronom dans la maxime 441. Ainsi, tout incapables que puissent, d’un côté, paraître les « femmes » de se laisser « touche[r] » par l’« amitié » (maxime 440), de l’autre, La Rochefoucauld insinue très clairement que celles-ci seraient aussi vulnérables que leurs homologues masculins, face aux infidélités de cette même « amitié » (maxime 441). Grâce au diptyque des sentences 440 et 441, l’amour de « sympathie » parvient alors, de fait, au paroxysme de son ambivalence anthropologique. D’une part, l’« amitié » semble encore séparable de l’« amour » dont elle se distingue par une « sent[eur] » plus « fade ». D’autre part, en revanche, « l’amitié comme […] l’amour » deviennent comparativement inséparables. D’un côté, l’« amitié » semble réservée aux hommes, puisque « la plupart des femmes » 165 Maxime 395, préalablement examinée dans la section sur l’amour « cru » ou « grillé », mais que je rappelle ici : « On est quelquefois moins malheureux d’être trompé de ce qu’on aime, que d’en être détrompé. » 166 Je soutiendrai moi aussi, avec Mauzi, que dans la culture française, tout au moins, « l’idée de bonheur » reste une invention du XVIII e siècle, même si je reconnais que, dans la culture occidentale, elle remonte au moins au cynique Diogène et à son ancêtre hédoniste, trop souvent oublié, Aristippe de Cyrène. <?page no="141"?> 141 3. L’amour de « sympathie » : « rôti » ou « fumé » ? en sont interdites. De l’autre, la neutralité du « on » renforce la futilité de toute distinction entre masculin et féminin, puisque, là encore, l’« amour » se confond avec l’« amitié ». Non seulement la désambiguïsation entre l’« amour » soi-disant plus féminin et l’« amitié » apparemment plus masculine disparaît-elle, pour ainsi dire, en fumée, mais en plus, ce fumet de « sympathie » culturelle révèle, en fin de compte, une préparation culinaire plus rapprochée des dangers de la flamme amoureuse. En effet, une fois éventée la fumée du rapprochement « sympathi[qu]e » entre « amour » et « amitié », que reste-t-il, derrière l’écran de bonheur simulé par la maxime 441 ? Certes point l’« ignor[anc]e » que La Rochefoucauld détache soigneusement du syntagme final, mais plutôt « [les choses] que l’on sait », autrement dit ces « choses » si désagréables pour l’amour-propre que l’on préfère encore y faire euphémiquement ellipse. Ces « choses » comme, par exemple, la tromperie et l’infidélité qui, à elles seules, déplacent à nouveau, d’un seul trait, la position du discours amoureux. Car, à ce stade, finie la « sympathie » comme « fad[ais]e » réservée aux happy few majoritairement masculins et minoritairement féminins ; la « sympathie » se détache ici de la « véritable amitié » pour se rapprocher à nouveau de l’« envie […] de posséder ». De cette sorte, l’amour de « sympathie » se rapproche également de sa propre étymologie, puisqu’il redevient un amour de ‘souffrance’ partagée, aussi bien par le contingent masculin que féminin. Toutefois, au lieu d’égaliser le rôle culturel des hommes et des femmes, ce glissement de l’ambivalence anthropologique, ne parvient malheureusement qu’à accentuer le sexisme inhérent de la cuisine amoureuse chez La Rochefoucauld. Comme dans le « triangle culinaire » de Lévi-Strauss, on remarque en effet que, sur la pente dite « culturelle », le point intermédiaire entre le « cru » et le « cuit » ne correspond pas à une préparation mi-cuite, mi-crue, mais plutôt à une cuisine « rôti[e] », c’est-à-dire à une cuisson à mi-distance entre l’éloignement minimal de la flamme (le « grillé ») et son éloignement maximal (le « fumé »). Ainsi, chez La Rochefoucauld, l’éloignement « sympathi[qu]e » d’une cuisson « fumé[e] » ne correspond pas non plus au rapprochement d’une nourriture amoureuse plus « cru[e] » (ou, comme je l’avais déjà soutenu, plus féminine), mais au rapprochement d’une cuisson plus proche du « grillé » (ou, là encore, plus masculine), c’est-à-dire d’une préparation « rôti[e] ». A preuve, la maxime 429 : « Les femmes qui aiment pardonnent plus aisément les grandes indiscrétions que les petites infidélités. » Ici, nulle question de laisser les « femmes », pourtant sujets de la sentence, prendre les commandes du grand jeu de l’amour ; celles-ci doivent avant tout « pardonne[r] » les écarts de conduite de leurs partenaires, autrement dit se soumettre, une fois encore, à l’« envie […] de posséder » masculine. La seule consolation pour ces « femmes », apparemment, serait de bien choisir leurs amants pour que ceux-ci aient au moins la décence de préférer les <?page no="142"?> 142 Ambivalences anthropologiques « grandes indiscrétions » aux « petites infidélités », autrement dit pour qu’ils aient le bon sens de savoir se taire plutôt que de nuire à la réputation de leur maîtresse 167 . Car, d’une manière ou d’une autre, dans ce monde de la vulnérabilité masculine que nous révèle souvent La Rochefoucauld, les hommes finissent toujours par s’approprier le droit d’agir en gardant toujours une main sur la manivelle, pendant qu’enfilées sur la broche, les femmes doivent, quant à elles, savoir bien se tenir, c’est-à-dire ne pas trop réagir. En ce sens, l’amour de « sympathie », dans les Maximes, reste avant tout un marché de dupes. Pas plus que les hommes, sur le versant naturel de la cuisine amoureuse, ne parviennent à se laisser « bouilli[r] » vifs dans leur jalousie haineuse, les femmes ne réussissent-elles non plus, sur le versant culturel cette fois, à se laisser « rôti[r] » à la flamme d’amours indiscrètes. Pas plus que la pourriture d’une passion « fermenté[e] » semblerait réservée aux seules femmes, la cuisson d’une « sympathie » bien « fumé[e] » pourraitelle n’affecter que les hommes. Pour autant que La Rochefoucauld essaie de séparer les rôles masculins et féminins, ceux-ci finissent toujours par se confondre et par nous rappeler combien l’ambivalence anthropologique du discours amoureux repose moins sur des différences sexuelles que sur des préférences culinaires. Or, pour autant que ces préférences culinaires semblent s’éloigner des pôles les plus extrêmes du « fermenté » (trop dangereux) et du « fumé » (trop insipide) pour mieux se rapprocher d’une cuisine « grillé[e] » (ou masculine), ces préférences s’éloignent également des pôles du « pourri » et du « cuit » pour mieux se rapprocher d’une cuisine « cru[e] » (ou féminine). D’un côté, donc, les Maximes se complaisent dans l’ambivalence androgyne du « on » (maxime 440), mais de l’autre, elles ne peuvent s’empêcher de ségréguer à nouveau les rôles des unes et des autres, alors que d’un troisième côté, enfin, les sentences amoureuses se réfugient dans l’ambivalence fondatrice du « grillé » et du « cru », autrement dit du masculin et du féminin. Ainsi, les 167 Je rappelle ici que, du point de vue du chasseur laconique rencontré dans la première partie de ce chapitre, la seule « grande[ur] » de la promiscuité reste surtout de ne pas s’abandonner à la volubilité féminine. Peu importe, apparemment, que le prix de cette discrétion verbale se solde non pas par une mais par plusieurs « indiscrétions » physiques ; la seule chose qui compte pour l’énonciateur, et qui devrait donc compter exactement de la même manière pour les « femmes », c’est que la promiscuité ne se traduise pas par la « petites[se] » d’« infidélités » trop ‘grillées’. En ‘rôtissant’ sa promiscuité à une distance plus respectueuse, et en la rebaptisant d’« indiscrétions » plutôt que d’« infidélités », le chasseur espère sans doute faire mieux illusion sur les objectrices de conscience. Mais au cas où cette nuance ne suffise pas, il y ajoute tout de même le camouflage antithétique des adjectifs « petites » et « grandes ». Au moins là, il n’y a plus à s’inquiéter ; une promiscuité si sophistiquée ne pourra être que « pardonn[ée] » ! <?page no="143"?> 143 4. Le « véritable amour » ou les mystères de la « vapeur » happy few détenteurs, ou d’ailleurs détentrices, de la « véritable amitié » ne peuvent-ils sans doute pas connaître simultanément le « véritable amour » à moins de pouvoir savourer, au préalable, une parfaite « sympathie » entre les sexes. « [S]ympathie » parfaite dans la mesure où les « femmes » s’y prêtent explicitement les premières par leur amour de tolérance dont les hommes promettent alors implicitement de ne pas trop pousser les limites. D’où le jeu de dupes perpétuel de cette « sympathie » où personne ne peut ‘véritablement’ se faire confiance, et où tout le monde finit en fait par aller voir ailleurs… pour y trouver le « véritable amour », cela s’entend ! III. 4. Le « véritable amour » ou les mystères de la « vapeur » Aussi bien sur le versant naturel que culturel de son « triangle culinaire », Lévi- Strauss attire notre attention sur le « bouilli » et le « rôti » qu’il éloigne tour à tour du « pourri » et du « cuit », pour mieux les rapprocher du « grillé ». Outre que cet éloignement reflète effectivement une diversification des techniques « culinaires », ce rapprochement de la flamme représente également une préférence anthropologique pour un type de cuisine plus chaude et donc plus rapide. Le « fermenté » et le « fumé », trop affectés par l’air et pas assez par le feu, s’avèrent inefficaces en comparaison, et se voient alors relégués à la base du « triangle ». De la même manière, on observe chez La Rochefoucauld, une tendance assez similaire à privilégier l’« envie […] de posséder », d’ailleurs plus souvent ‘grillée’ que ‘crue’, par rapport à la ‘fermentation’ d’une « passion » érotiquement ‘pourrie’, ou encore à la ‘cuisson’ d’une « sympathie » délicatement ‘fumée’. Dans un cas comme dans l’autre, la « passion » comme la « sympathie » préfèrent le ‘bouill[onnement]’ d’un amour « violent et durable » (maxime 477) ou encore la ‘rôtisserie’ d’une amitié soumise aux « grandes indiscrétions » (maxime 429). Plus attiré par les ‘grillades’ du chasseur que par les ‘crudités’ de la cueilleuse, l’amoureux des Maximes s’éloigne donc logiquement d’un amour exposé à l’air libre pour mieux se replier sur un amour culturellement médiatisé par la flamme du désir, c’est-à-dire par le feu de l’« envie » que La Rochefoucauld, misogynie oblige, rejette évidemment plus volontiers sur le compte de la « coquetterie » que sur celui de la « galanterie » 168 . 168 Butrick dénombre incorrectement, dans les Maximes, onze références à la « coquetterie » contre zéro pour la « galanterie » (128). Je montrerai bientôt, pour ma part, que si un moindre déséquilibre existe effectivement entre ces deux concepts, La Rochefoucauld laisse planer, à nouveau, une certaine ambivalence entre la « galanterie » masculine et la « coquetterie » féminine, notamment lorsque ces deux formes de promiscuité se définissent par opposition au « véritable amour ». <?page no="144"?> 144 Ambivalences anthropologiques Or, comme le soulignait déjà la maxime 376, de la même façon que la « véritable amitié » se situe aux antipodes de l’« envie », c’est également aux antipodes de la « coquetterie » que se situe le « véritable amour ». Faut-il alors supposer que cet amour d’exception se trouve lui aussi relégué au second rang, quelque part entre la ‘cuisson fumée’ et la ‘pourriture fermentée’ ? Ou peut-on encore se permettre de rêver qu’il existe, dans la transcendance essentialiste de ce « véritable amour », autre chose qu’une dernière ambivalence anthropologique, cuisinée cette fois-ci à la ‘vapeur’ ? De toute évidence, La Rochefoucauld voudrait d’emblée distinguer cet amour idéal du reste des « copies » qu’il dénonce, en bon platonicien, dans la maxime 74 : « Il n’y a que d’une sorte d’amour, mais il y en a mille différentes copies » 169 . De même, il voudrait s’assurer que ce « véritable amour » ne se confonde pas avec le matérialisme vulgaire de ceux qui prétendraient y faire « commerce » : « L’amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu’on lui attribue, et où il n’a non plus de part que le Doge à ce qui se fait à Venise » (maxime 77) 170 . La monade amoureuse, pour rester « véritable » ou idéale, doit donc nécessairement rester singulière dans les deux sens du terme, c’est-à-dire aussi bien individuelle qu’originale. D’où la nécessité sans doute de l’« exempt[er] » de tout « mélange », comme le fait d’entrée de jeu la maxime 69 : « S’il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c’est celui qui est caché au fond du cœur, et que nous ignorons nous-mêmes. » Cependant, c’est peut-être là, précisément, que s’arrête toute ressemblance avec l’idéalisme platonicien. En effet, là où pour Platon l’idéal 169 Référence, ici, non pas au Banquet mais à La République, et plus spécifiquement à la discussion des trois lits où le lit, représenté par l’artiste, est une ‘copie’ du lit fabriqué par l’artisan, qui est lui-même une ‘copie’ du lit idéal conçu par Dieu (Livre X, 86-88). 170 Je ne m’étendrai plus ici sur la question du mépris aristocratique de l’honnête homme pour la classe bourgeoise, puisque ce propos a déjà été suffisamment développé dans le premier chapitre, mais je signalerai tout de même, au passage, ce que cette maxime 77 a de plus choquant, à savoir l’irruption abracadabrante de ce « Doge [de] Venise » au milieu d’une humanité gnomique généralement sans noms et sans visages. Le seul autre exemple d’une coupe pareillement synchronique se trouve dans la maxime 198 où, cette fois-là, ce sont deux grands aristocrates, Condé (« Monsieur le Prince ») et « Turenne », qui font leur apparition, et où La Rochefoucauld doit donc prendre garde à ne pas se montrer trop ouvertement irrévérent. Pour le « Doge » bourgeois, en revanche, un même degré de précaution diplomatique semblerait apparemment outrancier, et la maxime 77 peut ainsi, sans complexe, se permettre d’ajouter à sa morgue aristocratique une dose tout aussi culturellement acceptable de condescendance xénophobe. Entre une monarchie absolue et une république commerçante, même l’ex-Frondeur éconduit ne se méprend point sur son allégeance sociopolitique. <?page no="145"?> 145 4. Le « véritable amour » ou les mystères de la « vapeur » consiste à sortir de la caverne pour laisser éclater la vérité au grand jour, pour La Rochefoucauld inversement, l’objectif semble plutôt de se réfugier à l’intérieur, pour mieux y chercher ce « véritable amour » qui tend à se « cache[r] au fond du cœur ». Car l’amour idéal des Maximes, tout comme l’« amour-propre » de la fameuse M.S. 1, reste surtout une vérité des « profondeurs », non pas une vérité transcendante. Et comme avec l’« amour-propre » d’ailleurs, ces « profondeurs », bien que médiocrement éclairées, parviennent néanmoins à assurer la survie de leurs habitués, notamment par le « flux et le reflux » d’une liquidité aussi active que passive 171 . Ainsi, que ce soit par le biais explicitement métaphorique de la « mer » ou par le biais implicitement métonymique du ‘sang’ (pompé par le « cœur »), le « véritable amour[eux] » des Maximes respire, pour commencer, un air un peu moins malsain que celui des prisonniers de La République. Nul besoin, donc, pour cet amoureux de s’évader à l’air libre, comme l’unique rescapé de la caverne platonicienne ; pour La Rochefoucauld, il suffirait apparemment, pour mieux respirer, de s’abandonner au va-et-vient perpétuel berçant les « profondeurs » d’un « cœur » et, par extension, d’un corps palpablement… caverneux. Or, pour qui se complait dans une atmosphère fondamentalement humide, la recherche de la vérité finit souvent par générer des chimères quelque peu évaporées. Aussi ne doit-on guère être surpris de voir bientôt surgir, au détour d’une des plus célèbres sentences sur l’amour, ces fameux « esprits » dont « l’apparition » ressemble étrangement à celle des fantômes : « Il est du véritable amour comme de l’apparition des esprits : tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu » (maxime 76). Bien qu’encore épargné par la mode des châteaux hantés dont raffolera la génération romantique, La Rochefoucauld n’hésite pas ici à comparer le « véritable amour » à une pure fantaisie surgie, sans aucun doute, des « [pro]fond[eurs] du cœur » préalable- 171 La Rochefoucauld reprend en effet la métaphore marine, qu’il avait déjà employée dans les dernières lignes de la M.S. 1, à l’occasion de sa sixième réflexion intitulée « De l’amour et de la mer ». Bien que cette réflexion ne réemploie pas littéralement l’expression de « flux et reflux » utilisée à l’origine pour illustrer l’anamorphose continuelle de l’« amour-propre », on retrouve quand même dans ce texte ultérieur une même fascination antithétique pour les « caprices » de l’amour, mais quelque peu radicalisée cette fois. En effet, là où la maxime concentrait son discours sur les aspects opposés des « éternels mouvements » de l’« amour-propre », le texte de la réflexion, en revanche, sépare plus dramatiquement sa rhétorique entre, d’un côté, les « tempêtes » de l’amour, et de l’autre, ses « bonaces ». Autrement dit, non seulement l’amour, comme l’« amour-propre », fluctue dans ses divers « mouvements », mais en plus, il peut fluctuer entre la mobilité des eaux déchaînées et l’immobilité relative des eaux calmes. Ces « flux et reflux » de la métaphore marine, chez La Rochefoucauld, tiennent donc effectivement d’une dynamique aussi active que passive. <?page no="146"?> 146 Ambivalences anthropologiques ment révélées par la maxime 69. Le seul problème avec cette comparaison spectrale reste évidemment une question de crédibilité. En effet, comme si ce n’était pas déjà suffisamment difficile pour les lecteurs d’avaler que le « véritable amour[eux] » des Maximes se définit prioritairement comme une sorte de spéléologue en tenue d’homme grenouille, il faudrait en plus que ce plongeur des « profondeurs » amoureuses fût à présent susceptible d’avoir non seulement une vision, mais en plus des visions multiples. Car le problème de crédibilité poétique est aussi un problème de crédibilité grammaticale. Si au moins le « véritable amour » de la maxime 76 s’en arrêtait à la singularité d’une seule « apparition », peut-être que sa vérité idéalement indivisible pourrait plus facilement continuer à faire illusion. Mais l’énonciateur croit bon d’insister sur le fait que la singularité de cette « apparition » se divise alors en une pluralité d’« esprits ». Nous voilà ainsi, potentiellement, de retour aux « mille différentes copies » que La Rochefoucauld voulait précédemment distinguer du « véritable amour » 172 . Inutile donc de trop s’époumoner à la recherche du mystérieux « amour pur et exempt de tout mélange » que chante la maxime 69 ; la liquidité de cet amour idéal contient en elle l’élément de sa propre évaporation, et plus nous l’inspirons, plus la tête nous en tourne. Que reste-t-il alors de la singularité du « véritable amour », dès lors que l’unité sine qua non de son essence platonicienne s’évapore ? C’est là, sans doute, qu’il faut se tourner vers la seconde acception de cette singularité, afin de suppléer à son unicité défaillante par une certaine originalité, sinon poétique, tout au moins rhétorique. En effet, nous avons précédemment observé, dans la maxime 376, que le « véritable amour » se définit par antithèse à la « coquetterie », de la même manière que la « véritable amitié » s’oppose à l’« envie ». Or, cette « coquetterie » antithétique n’a rien de fondamentalement original, surtout par rapport à la maxime 349 qui disait déjà que « Le plus grand miracle de l’amour, c’est de guérir de la coquetterie. » Ce qui marque une plus grande originalité rhétorique, par contre, c’est l’ellipse antithétique commune à ces deux maximes, ou plutôt l’insistance commune de ces deux maximes sur le terme de la « coquetterie » féminine, comme pour mieux suggérer, par opposition implicite, que la « galanterie » masculine reste, de son côté, épargnée. Autrement dit, si le « véritable amour » semble encore 172 A en croire la généalogie de la maxime 76, La Rochefoucauld a d’ailleurs lui-même passablement hésité avant d’arrêter sa version définitive sur le « véritable amour ». En effet, non seulement la première édition mais aussi tous les manuscrits s’accordent à parler simplement d’« amour » : « Il est de l’amour comme de l’apparition des esprits, tout le monde en parle mais peu de gens en ont vu. » Comme quoi les frontières entre l’amour « véritable[ment] » singulier et l’amour potentiellement reproductible à l’infini des « mille différentes copies » ne sont pas toujours aussi claires que ne le prétendrait notre adepte de la casuistique salonnière. <?page no="147"?> 147 4. Le « véritable amour » ou les mystères de la « vapeur » conserver une part de son originalité, malgré la disparition de son unicité, c’est surtout en raison du fait que sa définition antithétique, donc négative, s’avère non pas simplement antithétique, mais bien doublement. D’une part, l’amour idéal s’oppose à la « coquetterie » qu’il « détrui[t] » ou qu’il « guéri[t] », selon le champ métaphorique, mais d’autre part, cette « coquetterie » reste toujours implicitement opposée à la « galanterie », d’où la réalisation que, potentiellement en tout cas, seules les coquettes sont exclues du partage, et que les galants au moins peuvent toujours prétendre à cet amour parfait. Car, à ce stade certainement, rien n’oppose le « véritable amour » à la promiscuité du désir masculin. Cependant, même cette originalité rhétorique ne parvient pas à garantir la singularité de l’amour idéal. Quelques sentences plus loin, en effet, La Rochefoucauld précise que « [c]e qui se trouve le moins dans la galanterie, c’est de l’amour » (maxime 402) 173 . Finie l’opposition, même implicite, entre les coquettes et les galants ; aussi bien les hommes que les femmes se trouvent à présent logés à la même enseigne. Qu’il s’agisse de « coquetterie » ou de « galanterie », la promiscuité sous toutes ses formes finit par tourner superlativement à vide, puisqu’elle « se trouve le moins » (maxime 402) précisément là où la plénitude amoureuse se trouve « le plus » (maxime 349). On assiste donc au retour d’une antithèse simple, pour ne pas dire simpliste, entre l’amour et l’infidélité, et l’on s’aperçoit alors que même l’originalité momentanée de la double antithèse ne peut pas, à la longue, suffire à entretenir l’illusion d’un amour « véritable[ment] » singulier. En outre, malgré leur ressemblance autant thématique que rhétorique avec la structure antithétique de la maxime 376, ni l’une ni l’autre des sentences 349 et 402 ne se donnent la peine de réitérer l’adjectif « véritable » comme épithète à l’« amour ». Dans un cas, comme dans l’autre, il semblerait que l’amour idéal se dégrade et se déprécie plus avant au contact de la seule valeur capable de le définir par son contraire, à savoir la promiscuité. Autrement dit, seule la fameuse « envie […] de posséder », définie ici par l’interchangeabilité de la « coquetterie » et de la « galanterie », paraît ici gagner au change, car plus le « véritable amour » se dé-singularise de toutes les manières possibles et imaginables, plus il se voit remplacé par la singularité montante du désir androgyne des coquettes et de leurs homologues galants. En effet, s’il reste, à ce stade, au « véritable amour » des Maximes la moindre singularité, ce n’est certes plus par son essence depuis longtemps évaporée, mais plutôt par opposition avec sa contre-essence désirante. Là 173 Je précise que la maxime 402, de même qu’avant elles les maximes 349 et 376 appartiennent toutes trois aux ajouts apportés lors de la quatrième édition de 1671, ce qui m’encourage d’autant plus à y voir la continuité thématique que je développe ici. <?page no="148"?> 148 Ambivalences anthropologiques où l’amour idéal de La Rochefoucauld finit bientôt par se dissiper, faute de « véritable » substance sans doute, la promiscuité, en revanche, semble beaucoup plus à même de fournir la réalité matérielle de cette dissipation, surtout lorsque coquettes et galants semblent de surcroît être de connivence pour mieux cuisiner cette commune dissipation. Ainsi, de même que l’« envie […] de posséder » s’était soldée par une ambivalence anthropologique entre la cuisine ‘crue’ des cueilleuses et la cuisine ‘grillée’ des chasseurs, nul n’est vraiment surpris de constater que l’ambivalence sémantique, entre la « coquetterie » des femmes et la « galanterie » des hommes, persiste du début à la fin des Maximes. A preuve, la maxime 73, issue de la première édition : « On peut trouver des femmes qui n’ont jamais eu de galanterie, mais il est rare d’en trouver qui n’en aient jamais eu qu’une », ou encore, la maxime 499, ajoutée lors de la dernière édition : « On ne compte d’ordinaire la première galanterie des femmes que lorsqu’elles en ont eu une seconde. » Aussi bien dans la première maxime que dans la seconde, la « galanterie » typiquement masculine se trouve associée aux « femmes », alors que, par chiasme elliptique, la « coquetterie » de même que les hommes disparaissent entièrement 174 . Pourquoi une telle mascarade de la part d’un auteur qui, comme nous l’avons vu à maintes reprises, ne se prive aucunement d’éreinter la « coquetterie » féminine au profit d’une gloriole toute masculine ? Sans doute parce que, d’une part, les maximes 73 et 499 suggèrent, toutes deux par un effet de réversibilité tacite, que la « coquetterie » des hommes s’avère effectivement interchangeable avec la « galanterie » des femmes, et que, par conséquent, pas plus les unes que les autres ne peuvent échapper aux rets d’une promiscuité intrinsèquement itérative (« jamais […] qu’une »/ « une seconde »). Mais peut-être, d’autre part, parce que La Rochefoucauld nous confesse indirectement que, derrière cette « galanterie » grammaticalement singulière, il peut encore exister une promiscuité plus « rare » ou moins « ordinaire » que celle qui finirait toujours par se réitérer, bref, une « galanterie » si anthropologiquement singulière qu’elle en deviendrait tout simplement ‘extraordinaire’. Peut-être alors que, la singularité perdue par le « véritable amour » se retrouverait subrepticement dans la nostalgie implicite d’une promiscuité de roman courtois où, tout en trompant gaillardement leurs époux, les amoureux parviennent néanmoins à s’accomplir par la fidélité à leur seule et unique infidélité. Or, il faudrait pour 174 Chiasme qui, d’ailleurs, perdra entièrement sa valeur elliptique, lorsque La Bruyère explicitera la complémentarité de ce renversement, sous forme d’une juxtaposition entre l’« homme coquet » et la « femme galante » : « Il semble que la galanterie dans une femme ajoute à la coquetterie. Un homme coquet au contraire est quelque chose de pire qu’un homme galant. L’homme coquet et la femme galante vont assez de pair » (Les Caractères, « Des femmes », fragment 20). <?page no="149"?> 149 4. Le « véritable amour » ou les mystères de la « vapeur » cela concéder que le « véritable amour » s’avère en fin de compte inférieur à la « galanterie » parfaite, ou plus dangereusement encore à la « coquetterie » idéale, et de ce côté-là, La Rochefoucauld doit encore rester sur ses gardes. Comme le démontre en effet Rougemont, l’idéal courtois issu de Tristan et Iseut « est apparu en occident [au douzième siècle] comme l’un des contrecoups du christianisme (et spécialement de sa doctrine du mariage) dans les âmes où vivaient encore un paganisme naturel et hérité » (57). Il serait donc non seulement démodé, mais en plus passablement risqué, pour un sympathisant présumé du jansénisme comme La Rochefoucauld, de se prononcer en faveur d’une telle hérésie, surtout dans la foulée de la querelle politico-théologique engagée par la génération précédente sur la « vertu des païens » 175 . Certes, l’auteur des Maximes n’hésite pourtant pas à façonner, à l’encontre du mariage en particulier, une sentence dont la teneur n’aurait sans doute pas choqué les contemporaines de l’aventureuse Aliénor d’Aquitaine : « Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux » (maxime 113) 176 . Néanmoins, même cette sentence, aux accents passablement salonniers, ne pousse quand même pas la provocation au point d’affirmer, comme l’aurait apparemment fait la cour d’amour de la comtesse de Champagne que « l’amour ne peut étendre ses droits sur deux personnes mariées » (De l’amour, 312) 177 . Autrement dit, La Rochefoucauld peut bien s’engager sur la voie nostalgique d’un idéal courtois, mais il doit alors se garder de confondre la courtoisie ‘païenne’ des courtisanes médiévales et la « galanterie » casuiste des coquettes de Port-Royal 178 . En bref, il lui faut veiller plus astucieusement que jamais à cacher son jeu, ce qui, dans les derniers re- 175 Lafond, citant lui-même Adam, rappelle que c’était en fait Richelieu qui avait commandité De la vertu des païens auprès de La Mothe Le Vayer, dans les jours qui avaient suivi la publication de l’Augustinus. En prenant pour cible l’augustinisme, le Cardinal visait apparemment bien plus large que la communauté janséniste : « il s’agissait […] de s’opposer […] à un mouvement intellectuel qui correspondait sur le plan de la pensée aux activités du parti dévot et espagnol sur le plan de la politique européenne » (Augustinisme et littérature, 66). 176 Sans doute, cette maxime a-t-elle encore moins choqué les salonnières que fréquentait La Rochefoucauld, notamment celles qui avaient retenu les leçons de préciosité chez Scudéry. Comment oublier, en effet, la fameuse formule de Sapho, répondant à Cydnon, dans Le Grand Cyrus : « je veux un amant sans vouloir un mari » ? 177 Stendhal cite ici le jugement du 3 mai 1174, rapporté par André le Chapelain, où la question posée aurait été : « Utrum inter conjugatos amor possit habere locum ? » 178 Même un siècle plus tard, à l’époque de la Révolution, lui qui pourtant parlera assez ouvertement de « divorce » (maxime CCCXCIX), Chamfort procédera non sans quelque précaution oratoire, avant que d’éreinter l’institution du mariage : « Le mariage et le célibat ont tous deux des inconvénients ; il faut préférer celui dont les inconvénients ne sont pas sans remède » (maxime CCCLXXXIX). <?page no="150"?> 150 Ambivalences anthropologiques tranchements du « véritable amour », le pousse à nous concocter une dernière ambivalence anthropologique, cette fois-ci cuisinée en deux temps. Dans un premier temps, la maxime 473 fera semblant de concéder que l’amour idéal peut, en fin de compte, se réduire à une valeur inférieure à celle de sa perfection initiale : « Quelque rare que soit le véritable amour, il l’est encore moins que la véritable amitié. » Peu importe que l’« amitié » ait préalablement fait figure de « fad[ais]e » par rapport à l’« amour » (maxime 440) et que, par extension logique, la « véritable amitié » devienne ainsi véritablement « fade » par rapport au « véritable amour ». L’important, ici, c’est sans doute d’espérer que les lecteurs ne prêteront pas trop attention aux détails ou, à défaut, qu’ils imagineront alors une sorte de structure en chiasme qui, malgré l’infériorité de l’« amitié » face à l’« amour », pourrait tout de même confirmer la supériorité de la « véritable amitié » face au « véritable amour ». Car, d’une manière ou d’une autre, il semble surtout que La Rochefoucauld cherche à suffisamment distraire ses lecteurs avec la symétrie anaphorique de l’épithète « véritable », pour que ceux-ci en oublient le changement de système imposé par le glissement de substantifs entre « amour » et « amitié ». Au lieu de continuer à comparer l’amour idéal aux « mille différentes copies » de sa propre essence, la maxime 473 change discrètement de paradigme en laissant entrevoir, derrière la triangularité du système amoureux, une structure ‘amicale’ potentiellement analogue, puisque déjà utilisée comme point de comparaison indispensable (maximes 376, 440 et 441 précédemment discutées dans la section sur l’amour ‘fumé’). C’est là, bien sûr, exactement la même technique qu’utilisera plus tard Lévi-Strauss, lorsqu’il pressentira que la structure bidimensionnelle de son « triangle culinaire » ne suffit plus à accommoder d’autres formes de cuisine, et qu’il concevra, en profondeur de champ, une troisième dimension triangulaire, pour remédier au problème 179 . Or, pour La Rochefoucauld, cette profondeur de champ se dessine, de préférence, en contre-plongée ; avec la « véritable amitié » prenant finalement le pas sur le « véritable amour », c’est comme si le prolongement tridimensionnel de l’amour ‘vapeur’ (ou « véritable ») en direction de son homologue ‘amical’(la « véritable amitié ») finissait par inviter le regard à tracer une hauteur bidi- 179 Je rappelle que c’est « pour introduire la catégorie du frit » que Lévi-Strauss introduit « le tétraèdre rendant possible d’élever un troisième axe : celui de l’huile, en plus de ceux de l’air et de l’eau » (28). Mais, comme La Rochefoucauld avant lui, l’anthropologue évite lui aussi d’identifier toutes les « arête[s] » de son « tétraèdre », puisqu’il n’en nomme en fait que deux, celle « reliant le fumé et le frit » et celle « reliant le frit et le bouilli » (28). Pour ne pas menacer l’intégrité de la structure, il est donc parfois préférable de ne pas trop fournir de détails sur ses complications potentielles, mais plutôt d’ouvrir discrètement les perspectives, et de laisser aux lecteurs le choix de faire le reste du parcours. <?page no="151"?> 151 4. Le « véritable amour » ou les mystères de la « vapeur » mensionnelle, l’attirant imperceptiblement vers le sommet ‘grillé ou ‘cru’ du triangle amoureux. Invitation certes en trompe-l’œil, mais qui n’en permettra pas moins aux Maximes d’opérer alors un dernier glissement, toujours sur le même axe (de la ‘vapeur’ au ‘grillé’) bien que dans le sens inverse, de telle sorte à parfaire l’illusion optique de cette dernière ambivalence amoureuse. Dans un deuxième temps, en effet, La Rochefoucauld semble changer de perspective, en introduisant une notion de temporalité par définition étrangère à la « vérité » éternelle de l’amour idéal : « Il n’y a guère de gens qui ne soient honteux de s’être aimés, quand ils ne s’aiment plus » (maxime 71) 180 . Ici, le point de vue énonciatif prend la structure amoureuse de haut, et cela aussi bien au sens propre, d’ailleurs, qu’au sens figuré de l’expression. Au sens propre, l’énonciateur se contente de laisser l’amour prendre ses distances, en le conjuguant affirmativement au passé de l’infinitif (« s’être aimés »). Dans ce cas-ci, la « vérit[é] » amoureuse a sans doute bien existé, mais il faut à présent faire machine arrière pour la retrouver ; la vue du haut se résume ainsi à une vision en plongée rétrospective. Au sens figuré, l’énonciateur prend plutôt ses propres distances avec l’amour, en le restreignant négativement dans un présent catégorique (« ne s’aiment plus »). Dans ce cas-là, la « vérit[é] » amoureuse se désagrège au point de nous faire douter, sinon qu’elle ait jamais existé, du moins qu’elle puisse jamais reparaître ; la vue du haut se résume alors à une visée prospectivement condescendante. Au mieux, le point de vue énonciatif redevient celui du plongeur, remonté à la surface avec ce corps amoureux en décomposition, et désormais plus sceptique qu’auparavant sur les richesses cachées du « véritable amour ». Au pire, la perspective devient celle du fossoyeur, fatalement désensibilisé par les enterrements à répétition, mais cyniquement morbide face à l’éternelle rengaine de ces amours avortées. Dans un cas comme dans l’autre, cependant, l’énonciation parvient une fois encore à changer discrètement de paradigme dans son discours amoureux, car au lieu de nous éclairer sur l’amour, c’est en fait vers la mort que nous entraîne la maxime 71. Tout comme dans la maxime 473 où la « véritable amitié » avait servi de trompe-l’œil, La Rochefoucauld se sert ici de la fatalité pour ouvrir une nouvelle profondeur de champ par rapport à sa structure amoureuse. Et comme, cette fois-ci, le regard s’exerce plutôt en plongée qu’en contre-plongée, l’illusion optique d’un axe bidimensionnel entre un amour ‘grillé’ ou « galant » et un amour ‘vapeur’ ou « véritable » peut alors se parfaire. Là où la « véritable amitié » avait contribué à élever le « véritable amour » en 180 Je précise que, malgré sa position au cœur de la seule séquence entièrement organisée autour du concept de l’« amour » (maximes 68-77), la sentence 71 n’appartient pas à ce groupement gnomique, puisqu’elle fut en fait ajoutée lors de la dernière édition. On se demanderait presque si La Rochefoucauld avait voulu la cacher… <?page no="152"?> 152 Ambivalences anthropologiques direction d’un désir plus palpable, la fatalité amoureuse contribuera symétriquement à rapprocher les désirs consommés d’un idéal révolu. Peut-être que le « véritable amour » des Maximes ne serait en fin de compte que le produit d’un désir épuisé. Auquel cas la dernière ambivalence amoureuse disparaîtrait effectivement « au fond du cœur », comme le promettait la maxime 69, mais seulement après avoir longuement côtoyé l’« envie […] de posséder » de la maxime 68 qui, dès le début nous avait fort justement laissé présager « beaucoup de mystères ». En somme, si le « véritable amour » se cuisine incontestablement à la ‘vapeur’, comme en témoigne la maxime 76 avec son « apparition des esprits », cet amour semble difficilement « pur et exempt du mélange de nos autres passions », comme l’affirmait pourtant la maxime 69. Au contraire, et comme nous venons de le découvrir, cet amour s’affiche comme « pur […] mélange », et donc comme exemple parfait du discours ambivalent que tient La Rochefoucauld sur l’amour, en voulant nous faire croire que, d’une part, la « vérit[é] » reste aussi unique et indivisible qu’une essence platonicienne (maximes 74 et 77), alors que, d’autre part, ce même idéal demeure immanquablement tributaire de la promiscuité amoureuse des coquettes et des galants (maximes 349 et 402). Certes, dans le cas précis du « véritable amour », l’ambivalence semble moins horizontale que dans le système de Lévi-Strauss où la « vapeur » prenait sa place à la base du « triangle » entre le « pourri » et le « cuit ». En fait, toute la richesse de l’ambivalence entre l’idéal amoureux et son contraire aventureux se développe ici sur l’axe le plus vertical de la structure triangulaire, à savoir précisément sur la hauteur qui rejoint le sommet des amours ‘crues’ ou ‘grillées’ à leur base ‘évaporée’. Cependant, et parce que la verticalité de ce rapport s’avère aussi illusoire que la double illusion optique qui l’engendre, l’ambivalence du « véritable amour » ne peut en fin de compte que redevenir ce « mystère » des profondeurs où tout avait, métaphoriquement en tout cas, commencé (maxime 68). Autrement dit, en se laissant attirer tantôt par la « véritable amitié » (maxime 473), tantôt par la fatalité amoureuse (maxime 71), le « véritable amour » finit par se distinguer des autres ambivalences du discours amoureux surtout par la tridimensionnalité qu’il ouvre au cœur de la structure triangulaire. L’« amour pur », selon les Maximes, ce n’est donc plus simplement cet amour cuisiné à la ‘vapeur’, à mi-chemin entre un amour-amitié ‘fumé’ et une passion ‘fermentée’, mais c’est plutôt une poursuite en trompe-l’œil qui, tout en prétendant rejoindre les formes pareillement épurées de l’amitié naguère trop ‘cuite’ et de la fatalité jadis trop ‘pourrie’, n’arrête jamais de se retourner pour vérifier que la délicieuse « envie […] de posséder » reste toujours derrière elle. Au bout du compte, l’ultime ambivalence amoureuse chez La Rochefoucauld se réduirait ainsi, « véritable[ment] », au « pur […] mélange » d’une promiscuité ‘purement’ étymologique. <?page no="153"?> 153 Conclusion : du triangle amoureux aux « triangles d’amour » Conclusion : du triangle amoureux aux « triangles d’amour » Inutile d’attendre l’opéra de Bizet pour conclure que « l’amour est un oiseau rebelle » et qu’essayer de le saisir s’avère aussi problématique que de s’en dessaisir. La Rochefoucauld, apparemment, apprendra très vite cette leçon. En effet, selon l’anecdote racontée par Epton (143), le jeune duc, alors prince de Marcillac, se serait engagé un peu promptement auprès d’une demoiselle Simier, courtisane de Louis XIII, avant de déchanter et de chercher encore plus promptement la clef des champs. Cette demoiselle, ayant toutefois réussi à obtenir quelque compensation, se serait alors produite au Louvre dans une robe toute confectionnée de plumes, histoire de pouvoir plaisanter : « L’oiseau s’est envolé, mais il y a laissé des plumes ! » 181 Pourtant, cela n’empêchera pas l’auteur des Maximes de continuer à chasser l’oiseau rare. Durant son mariage à la très dévouée mais bien effacée Andrée de Vivonne, il y aura d’abord ses « passions », plus ou moins romanesques, pour la duchesse de Chevreuse et mademoiselle de Hautefort, puis ses « sympathies », plus ou moins littéraires pour mesdames de Sablé et de La Fayette 182 . Entre les deux, bien sûr, ce sera la « volonté […] de posséder » incarnée par sa relation tourmentée avec la très intrigante duchesse de Longueville 183 . Mais surtout, il faudra compter avec la diversité des maximes amoureuses (plus nombreuses encore que celles sur 181 Malgré le travail de recherche monumental entrepris pour son histoire culturelle sur Love and the French, Epton ne cite malheureusement pas ses sources, ce qui limite quelque peu la valeur de son propos, surtout face aux biographies de La Rochefoucauld qui ne confirment, autant que je sache, nulle part l’authenticité de cette anecdote. C’est donc plutôt à titre métaphorique que j’en résume l’essentiel, et que je me permets, par ailleurs, d’offrir ma propre rétro-interprétation de la fameuse boutade : « The bird has escaped, but he has left his feathers behind ! » 182 La plupart des biographes s’entendent sur l’importance respective jouée par les Chevreuse, Sablé et autre La Fayette dans l’éducation sentimentale, politique et littéraire de La Rochefoucauld, mais seul Bishop accorde un rôle formateur plus déterminant à mademoiselle de Hautefort, favorite de Louis XIII et future duchesse de Schomberg : « She [Chevreuse] did not, however, have his [Marcillac’s] heart. He loved with all respect, the ever laughing, ever virtuous Mademoiselle de Hautefort » (38). Ne pas l’inclure dans ma liste aurait donc pu priver Céladon de sa seconde Astrée (la première ayant été, selon l’opinion commune, la duchesse de Chevreuse). 183 J’utilise le vocable « intrigante » autant comme nom que comme adjectif pour signifier combien la duchesse de Longueville, sœur du ‘grand’ Condé, fut à la fois une « intrigante » politique de premier ordre, notamment durant les années de la Fronde, mais aussi combien sa personnalité continua, deux siècles plus tard, à paraître suffisamment « intrigante », comme salonnière cette fois, pour mériter son propre chapitre dans les Portraits de femmes où Sainte-Beuve insère d’ailleurs, non sans quelque malice, le portrait du brave La Rochefoucauld. <?page no="154"?> 154 Ambivalences anthropologiques l’amour-propre) qui, non contentes de capter le vécu dans un instant d’éternité gnomique, commenceront en plus par lui imposer une structure tripartite (maxime 68). Comme si l’ossature, rassemblée à l’emporte-pièce, suffisait à reconstituer l’animal. Ou comme si les plumes, saisies au vol, pouvaient remettre l’oiseau en cage. Décidément, le jeune La Rochefoucauld aurait bien sommairement retenu sa leçon. Je ne prétendrai pas, toutefois, que l’auteur des Maximes ait passé sa vie à émuler le travail de l’habile couturier qui aurait confectionné la robe de la promise éconduite, quoique cette hypothèse eût été assez cocasse. Au contraire, j’en reviendrai plutôt à la métaphore anthropologique du chasseur qui, filée à partir de la comparaison elle-même relativement éculée de l’amour au « feu » (maxime 75), finit par tisser un tout autre vêtement que ce carnavalesque costume de plumes. Ainsi, au lieu de suggérer malicieusement que les qualités du tireur étaient si piètres que son oiseau lui échappait à chaque fois, je propose, en revanche, que notre chasseur (r)abattait suffisamment de gibier pour avoir quelque peu l’embarras du choix quant à sa préparation culinaire. Car la particularité du chasseur, tout au moins chez La Rochefoucauld, c’est qu’en plus il sait cuisiner ou, tout au moins, il sait apprécier les nuances gastronomiques d’une cuisine cynégétique. D’un côté, en effet, les maximes amoureuses se concentrent quantitativement sur la « passion », tantôt pour en déplorer l’aspect intrinsèquement fugitif et donc inévitablement moribond (maximes 274, 286…), tantôt pour en déclamer les dangers généralement liés à la « jalousie » voire à la « haine » (maximes 72, 324…). De l’autre, les sentences amoureuses se distinguent qualitativement par leur « sympathie » avec l’« amitié » (maximes 440 et 441) qui leur trace un profil moins naturellement violent et donc plus culturellement avisé, quoique pas nécessairement plus sophistiqué (maxime 136). Il s’agit ainsi, d’une part, de rejeter les déchets d’une « passion » potentiellement ‘pourrie’, tout en sachant s’accoutumer au gros ‘bouillon’ des autres « passions » qui en débordent (maxime 477) ; alors que, d’autre part, il s’agit plutôt de savourer le ‘fumet’ d’un amour plus « sympathi[qu]e », tout en continuant, aussi discrètement que possible, à faire tourner la broche d’un amour mieux ‘rôti’ (maxime 429). Mais, d’un côté comme de l’autre, la préférence de La Rochefoucauld pour le ‘bouilli’ comme pour le ‘rôti’, aussi discrète soit-elle, finit toujours par trahir une fascination pour cette cuisine intermédiaire que Lévi- Strauss, dans son fameux « triangle culinaire », baptisera très judicieusement comme à la fois « grillé[e] » et « cru[e] ». En effet, l’amour dans les Maximes, demeure le plus souvent cette même « envie […] de posséder » que nous avait déjà signalée la maxime 68, que ce soit à la mode des galants ou à celle des coquettes (maximes 175, 277…). Or, comme nous l’avons découvert en dernier lieu, même le « véritable amour », cuisiné on ne peut plus explicitement <?page no="155"?> 155 Conclusion : du triangle amoureux aux « triangles d’amour » à la ‘vapeur’ (maxime 76), finirait par réduire sa hauteur, autant morale que géométrique d’ailleurs, vis-à-vis de cette promiscuité aussi ‘crue’ que ‘grillée’ (maxime 473). Même le « véritable amour », habituellement aussi transcendant que notre idéalisme platonicien, se réduirait à son tour à l’immanence matérialiste d’une nouvelle ambivalence culinaire. Autant dire alors que, chez La Rochefoucauld, même si la chasse amoureuse produit souvent des succès bien plus éclatants que ceux de la confection des habits de plumes, la cuisine du cœur, quant à elle, parvient difficilement à faire renaître le phénix de ses cendres. L’originalité des Maximes ne consiste donc pas à avoir élevé le discours amoureux à des hauteurs poétiques à nulle autre pareille, mais plutôt à avoir profité d’une rhétorique lapidaire pour capter le mouvement d’une pensée anthropologiquement ambivalente. Pensée beaucoup plus moderne que classique, comme je le suggérais déjà en introduction, mais peut-être aussi, à plus forte raison, pensée encore plus contemporaine que simplement moderne, comme nous pourrions à présent en conclure, au regard de théories encore plus récentes sur la triangularité amoureuse. Car si les ambivalences amoureuses de La Rochefoucauld se cuisinent exceptionnellement bien selon les paramètres anthropologiques du « triangle culinaire », elles ne sont pas non plus sans évoquer les structures triangulaires de Lee et Sternberg, par exemple 184 . 184 Tous deux psychologues, Lee et Sternberg s’intéressent spécifiquement à la classification des paramètres amoureux ; le premier s’appuyant sur force exemples littéraires (Colours of Love) ; et le second multipliant les études de cas propres à sa recherche plus traditionnelle (The Triangle of Love). <?page no="156"?> 156 Ambivalences anthropologiques Certes, pour Lee, les « couleurs de l’amour » ne s’organisent pas explicitement sous la forme d’un triangle mais, en fait, selon l’ordre des trois couleurs primaires, c’est-à-dire le rouge, le bleu et le jaune, qu’il associe respectivement à ses trois types d’amour principaux : eros, ludus et storge. Toutefois, comment ne pas reconnaître dans le jaune de son storge un avatar direct de l’amour de « sympathie » des Maximes, alors même que ce terme se définit comme « affection […] aris[ing] from a basic trust in one’s family, friends and community » (88) ? 185 Comment, par ailleurs, ne pas identifier le bleu de son ludus à la fameuse « envie […] de posséder », quand cet amour ‘ludique’ trouve directement ses origines dans la « galanterie » elle-même ? 186 En outre, comment ne pas associer le rouge de son eros à la « passion » selon La Rochefoucauld, surtout lorsque Lee utilise la maxime 336 pour illustrer sa propre théorie sur les deux types d’amour ‘érotique’, l’un « non-jaloux », l’autre si (46-47) ? 187 D’ailleurs, en opérant cette précieuse distinction entre ces deux sortes d’‘érotisme’, Lee se rapproche, avec sa version plus jalouse, d’un type d’amour qu’il placera lui-même à mi-distance entre l’eros et le ludus, et qu’il nommera alors mania. Or cet amour ‘maniaque’, représenté logiquement par le violet (rouge + bleu), s’avère une fois encore très similaire au ‘bouillonnement’ amoureux chez La Rochefoucauld puisque, d’une part, l’amour y devient « demonic » et que, de l’autre, la jalousie se fait « obsessive » (90 et 93). De même, entre ludus et storge, trouve-t-on le vert (bleu + jaune) de la pragma dont la « deliberate manipulation […] with a calculating rationality » (131) rappelle étrangement la ‘rôtisserie’ manipulatrice de la maxime 429. Seul l’orange (rouge + jaune) de l’agape, à mi-chemin entre l’eros et le storge, ne semble pas particulièrement prononcé dans les Maximes. Mais cela s’entend, car l’agape, ou cet amour paulinien (emprunté sans doute de la même manière au lexique de Lewis), penche un peu trop du côté de l’altruisme inconditionnel (143), et donc pas assez de celui du « véritable amour », quelque peu ‘évaporé’. A moins, bien sûr, que la fameuse « apparition des esprits » de la maxime 76 ne prenne soudain une élévation 185 Lee admet avoir lui-même emprunté le terme de storge au célèbre théologien Lewis qui avait remis ce concept à la mode, une décennie auparavant, dans son propre traité sur l’amour, The Four Loves. Pour Lewis également, ce type d’amour faisait référence à une affection née de la familiarité entre les êtres. 186 « Gallantry was one of the most courteous forms of ludus ever to become fashionable » (Lee 60). 187 Je rappelle que la maxime 336, préalablement commentée dans la deuxième section de ce chapitre, invoquait cette « certaine sorte d’amour dont l’excès empêche la jalousie », et je signale au passage que, malgré sa réhabilitation de l’eros comme sensualisme platonicien (52-53), Lee ne remet pourtant jamais en question le côté excessif de cette catégorie amoureuse. <?page no="157"?> 157 Conclusion : du triangle amoureux aux « triangles d’amour » plus mystique, auquel cas tout serait alors permis, et même les ‘vapeurs’ de l’amour gnomique pourraient, elles aussi, nous convier à quelques agapes… parfumées à la fleur d’oranger, cela s’entend. La ressemblance entre le « triangle d’amour » de Sternberg et la cuisine amoureuse de La Rochefoucauld est bien entendu encore plus frappante. A la base de ce système triangulaire, on trouve en effet la « passion » et l’« intimité », deux valeurs qui, à condition de souligner combien la seconde ressemble à l’amour-amitié des Maximes, rappellent d’une part l’amour ‘pourri’ de l’« excès » passionnel, et de l’autre, l’amour ‘fumé’ de la précieuse « sympathie » 188 . Au sommet, on découvre ensuite l’« engagement » qui, malgré ses apparences de vieux couple marié, n’en révèle pas moins combien ses fondements demeurent hétérogènes, variables et donc ludiques : « notions of commitment […] may change over time for two members of a couple » (48). Ainsi, marié ou non, le couple contemporain représenté par Sternberg n’a-t-il rien à envier au couple classique de la coquette et du galant ; les uns comme les autres s’ « engagent » volontiers, pourvu que leurs contrats restent à durée indéterminée. Et les ressemblances continuent à se préciser sur les versants du sommet. D’un côté, la « passion » combinée à l’« engagement » s’appelle l’« amour fantasque », aussi « fantasque » sans doute que l’amour ‘bouilli’ dans la marmite « jalouse » voire « haine[use] » de La Roche- 188 Sternberg précise bien qu’à elle seule, l’« intimité » se résume à une amitié qu’il qualifie d’abord de « liking » avant de s’apercevoir que la banalité de ce terme mérite une précision : « The term liking is used here in a nontrivial sense, to describe not merely the feelings you have towards casual acquaintances and passers-by, but rather the set of feelings you experience in relationships that can truly be characterized as friendships » (52-53). <?page no="158"?> 158 Ambivalences anthropologiques foucauld 189 . De l’autre, l’« engagement » associé à l’« intimité » se nomme l’« amour de compagnie » où, comme dans l’amour bien ‘rôti’ des Maximes, les « compagnons » n’oublient jamais que, pour aimer convenablement, il faut avant tout savoir respecter les bornes implicites imposées par le milieu culturel (57). Mais surtout, et assez paradoxalement, les ressemblances entre le « triangle d’amour » et la cuisine amoureuse semblent culminer par la base. A l’endroit même où la théorie de Lee présente une agape dont l’altruisme coïncide difficilement avec le « véritable amour », le modèle de Sternberg offre un « amour romantique » dont l’idéalisme, résultant d’une combinaison nullement paulinienne entre la « passion » et l’« intimité », correspond beaucoup mieux à l’amour ‘évaporé’ de La Rochefoucauld. Mieux encore, et parce que cet « amour romantique » ne représente pas une forme d’amour plus parfaite et plus définitive que les cinq autres, le « triangle d’amour » va lui aussi chercher à situer l’amour le plus « accompli » à l’intérieur de son propre périmètre. Attiré tout autant par le « vide » (ou « emptiness ») de l’« engagement » que le « véritable amour » des Maximes ne l’avait été par « l’envie […] de posséder » (54), l’« amour romantique » de Sternberg se laisse pareillement aspirer par la hauteur qui le sépare du sommet, et c’est ainsi que l’amour le plus idéalisé du système triangulaire finit également par se matérialiser sous forme d’« amour accompli » 190 . Accomplissement dont la tournure ‘consommée’ n’est bien sûr pas sans rappeler la métaphore culinaire du feu abandonné par le chasseur nomade, mais aussi, accomplissement dont l’aspect achevé évoque encore plus curieusement la nostalgie implicite de la maxime 71. On en finirait presque par se demander si, même de nos jours, l’amour le plus « accompli » ne resterait pas, tout simplement, un amour confiné au souvenir… ou seraitce à l’oubli. En bref, si l’originalité d’une pensée se mesure surtout par sa capacité à rester contemporaine aux formes de l’esprit que se donnent les générations 189 Je signale qu’une traduction plus fidèle à la lettre de « fatuous love » se serait arrêtée sur l’« amour imbécile » ou encore, et plus simplement sur le cliché de l’« amour fou ». Mais comme Sternberg n’indique nulle part, dans son explication, qu’il voit en cet amour la moindre sottise ou stupidité, je préfère ici m’en tenir à l’« amour fantasque » qui, à mon sens, exprime mieux l’esprit de « fatuous love », dans la mesure où l’auteur lui-même associe cette expression au poncif du « tourbillon » ou « whirlwind » (59). 190 J’hésite à traduire le « consummate love » de Sternberg par « amour consommé », bien que les dictionnaires m’y autorisent, car cette traduction certes très directe du point de vue strictement lexical, me semble également un peu trop directe du point de vue connotatif, et par trop directe, j’entends cette fois-ci trop lourdement sexuelle, surtout dans un système où la « passion » plus charnelle se réduit au seul tiers de l’« amour accompli » (59). <?page no="159"?> 159 Conclusion : du triangle amoureux aux « triangles d’amour » subséquentes, le discours amoureux de La Rochefoucauld, bien que trop souvent négligé par la critique, s’avère de fait tout aussi original que bon nombre de ceux qui marquèrent plus visiblement le Grand Siècle. Certes, les Maximes resteront toujours à la fois moins poétiques que les tragédies classiques sur le problème des « passions », moins analytiques sur la question de la « sympathie » que la casuistique précieuse, et moins provocatrices que les romans libertins sur l’« envie […] de posséder ». Néanmoins, et comme nous venons de le vérifier, chacun de ces trois aspects de l’anthropologie amoureuse trouve sa place dans le « triangle culinaire » du discours gnomique, et ce, dès la première sentence sur l’amour, à savoir la maxime 68 où l’équilibre parfait de ces trois éléments prête aussi quelque peu à confusion. En effet, nulle part ailleurs dans ses Maximes, La Rochefoucauld ne parvient-il à retrouver ce même équilibre. Tantôt ses sentences versent sur la pente culturelle de la « sympathie », tantôt sur la pente naturelle des « passions », alors que, le plus souvent, elles essaient de combiner les deux tendances en se rapprochant de l’ambivalence dominante d’un amour tantôt « grillé », tantôt « cru ». Mais, là encore, même cette ambivalence finit par échapper à elle-même en se laissant à son tour attirer par les aspirations d’un « véritable amour » encore plus insaisissable. Autrement dit, malgré leur préférence pour un amour « ludique » (dont la dominante « bleue » rappelle d’ailleurs étrangement la couleur d’une viande à la limite du « cru » et du « grillé »), les Maximes continuent à tendre vers un amour plus « consommé », c’est-à-dire plus ambivalent et plus précaire encore que les autres. Le triangle amoureux si parfaitement équilibré de la maxime 68 devient alors un triangle en anamorphose, c’est-à-dire non plus simplement un triangle à proprement parler, mais bien plusieurs, selon la perspective adoptée par chaque sentence subséquente. Anamorphose plus baroque que classique, si l’on considère que tous les « triangles d’amour » chez La Rochefoucauld résultent d’un même hologramme qui aurait à l’origine dissimulé la variété de ses formes autant que de ses couleurs 191 . Mais anamorphose peut-être plus classique que baroque, si l’on considère à présent que la fuite tridimensionnelle de l’amour nous ramène à nouveau vers la mort et donc vers toute une tradition de déterminisme fataliste. 191 Bien que Sternberg présente, à l’origine, sa recherche sous forme de triangle équilatéral (37), il concède lui aussi très rapidement que cette perfection géométrique ne se trouve pratiquement jamais en amour, et que son fameux « triangle of love » se résume plutôt à une multiplicité quasiment infinie de « triangles of love », tous aussi asymétriques les uns que les autres (72). <?page no="161"?> Chapitre IV Ambivalences linguistiques ; les quadratures modales de la rota fortunae « Va où tu veux, meurs où tu dois. » (Manuscrit du Vatican, XV e siècle) « Le hasard gouverne un peu plus de la moitié de nos actions, et nous dirigeons le reste. » (Machiavel, Le Prince, XXV) Autant La Rochefoucauld aura pu plaire à certains par la modernité de son discours sur l’amour-propre, autant ses sentences sur la fortune laissent encore son lectorat majoritairement indifférent. D’un côté, en effet, les Maximes préfigurent l’amour de soi célébré par les philosophes des Lumières. Elles s’avèrent ainsi potentiellement progressistes, autrement dit porteuses d’avenir dans un Occident prérévolutionnaire où percent déjà les premières lueurs d’un égoïsme triomphant 192 . De l’autre, ces Maximes semblent restreindre le concept de révolution à celui de l’éternelle rotation de la rota fortunae médiévale : « La fortune tourne tout à l’avantage de ceux qu’elle favorise » (maxime 60). Elles s’avèrent alors médiocrement réactionnaires et donc sans grand intérêt, même aux yeux des critiques les plus conservateurs qui se contentent d’y jeter un regard pour le moins condescendant, en cherchant presque à ignorer ce « […] discours fataliste d’une certaine culture archaïque, paysanne ou populaire » (Lafond, 210). Comme s’il fallait excuser au Parisien d’adoption ses origines bassement charentaises ! Eliade, quant à lui, n’aurait sans doute pas manqué de sourire tristement de ce mépris réservé par 192 On se souviendra, en particulier, de la très convaincante analyse de Rohou qui, plus encore dans son article pour les candidats à l’agrégation que dans sa préface au Livre de Poche, place les Maximes à l’intersection de la féodalité et de la modernité, ou plus spécifiquement à l’interface du moralisme religieux et de l’utilitarisme économique (« La Rochefoucauld, témoin d’un tournant de la condition humaine »). <?page no="162"?> 162 Ambivalences linguistiques l’« homme historique » à l’« homme archaïque », lui dont Le mythe de l’éternel retour nous rappelait d’ailleurs si justement combien ce mépris finissait par se propager jusqu’à la question de la créativité si chère aux intellectuels occidentaux 193 . Le pire, évidemment, c’est que, dans une certaine mesure, la critique n’a pas entièrement tort de soupçonner un manque de créativité dans les sentences de La Rochefoucauld sur la fortune. En effet, comme si les lapalissades de la première édition, dans le style de la maxime 60 précédemment citée, ne suffisaient pas, on continue à trouver par ailleurs, et jusque dans la dernière édition, des sentences aussi peu inspirantes que la maxime 435 qui affirme que « [l]a fortune et l’humeur gouvernent le monde. » Non seulement La Rochefoucauld se contente-t-il visiblement d’étayer le poncif médiéval de la rota fortunae par le locus classicus encore plus ancien de la théorie humorale, mais au passage, il se permet de resserrer plus étroitement encore, sur notre libre arbitre, le carcan de son univers déjà insupportablement fataliste. Plus question donc d’imaginer une issue de secours à cette fortune décidément moins inspirante qu’étouffante ; en nous contraignant à la fois au déterminisme externe de la fortune et au déterminisme interne des humeurs, les Maximes sembleraient, elles aussi, exiger que leurs lecteurs abandonnent tout espoir aux portes d’un Enfer gnomique. Et les critiques de renchérir en multipliant les déterminismes qu’ils imputent à La Rochefoucauld. D’un fatalisme reposant sur les deux seuls facteurs de la fortune et des humeurs, on passe alors à trois facteurs chez Baker qui inclut l’« amour-propre » (5), quatre chez Truchet qui ajoute les « passions » (lxiii), voire même cinq chez Todorov qui va assez curieusement jusqu’à adjoindre l’« esprit » 194 . On en finirait par croire que, malgré la prétendue « Complexité de La Rochefoucauld », Starobinski aurait peut-être eu raison de simplifier radicalement son propos en déclarant finalement que l’auteur des Maximes « s’accommode de n’importe quel déterminisme » (40). L’inconvénient, bien sûr, de se plier à une telle simplification, c’est qu’en réduisant un concept aussi vaste que celui de la fortune à un simple déterminisme fataliste, on tend également à réduire son choix de lecture à celui des maximes les plus simples. Et par simples, j’entends non seulement une 193 « L’homme moderne qui accepte l’histoire ou prétend l’accepter, peut reprocher à l’homme archaïque son impuissance créatrice […] Pour le moderne, l’homme ne saurait être créateur que dans la mesure où il est historique ; en d’autres termes, toute création lui est interdite, sauf celle qui prend source dans sa propre liberté […] de faire l’histoire en se faisant lui-même » (230). 194 Dans « La comédie humaine selon La Rochefoucauld », Todorov estime en effet que la faiblesse de la connaissance autant que la résistance opposée par l’être à cette connaissance entraînent inévitablement « l’échec de l’esprit face au cœur » (38). <?page no="163"?> 163 Ambivalences linguistiques simplicité d’ordre philosophique qui refermerait les portes de la réflexion avant même de les avoir ouvertes, mais aussi et surtout une simplicité d’ordre linguistique où seules seraient retenues les assertions les plus catégoriques. Ainsi, par exemple, quoi de plus tranchant que la très abrupte maxime 435 où le double sujet (« La fortune et l’humeur ») coordonne ses efforts pour mieux dominer (ou « gouverne[r] ») l’unique objet de son prédicat (« le monde ») ? Quoi de plus définitif que l’affirmation universelle de la maxime 60 dans laquelle c’est désormais le « tout » pronominal qui devient l’objet de la rota fortunae ? Nulle part, dans ces maximes, ne voit-on planer le moindre doute. Nulle part ne voit-on s’immiscer un « souvent » ou un « parfois » pourtant si fréquents dans le travail de réécriture de La Rochefoucauld. En bref, nulle part ne pourrait-on vraiment soupçonner la moindre volonté de modérer philosophiquement le propos en y modérant linguistiquement l’énoncé. Par le biais de ces sentences on ne peut plus péremptoires, privilégiées le plus souvent par la critique, le discours des Maximes sur la fortune se résumerait alors, effectivement, au plus simple, c’est-à-dire au plus immodéré des discours déterministes. Discours d’autant plus immodéré, d’ailleurs, que l’on sait tout le mépris que La Rochefoucauld réservait à la « modération » au fil de ses différentes éditions, et ce quelle que fût la « fortune » des individus concernés 195 . Pourtant, ce n’est certes pas sous le signe de l’immodération fataliste qu’apparaît pour la toute première fois la « fortune » dans les Maximes : « Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger ». Bien au contraire, la maxime d’ouverture, que La Rochefoucauld conservera comme telle à partir de la quatrième édition, nous présente une « fortune » doublement modérée. Dans un premier temps, en effet, la modération passe par une modulation de la conjonction coordonnant les sujets de la proposition relative. Il ne s’agit plus, comme plus tard dans la maxime 435 (« La fortune et l’humeur […] »), d’accumuler les forces en présence pour mieux régir le prédicat subséquent, mais plutôt d’offrir une alternative entre les deux forces en puissance (« la fortune ou notre industrie »), afin de mieux relativiser la régie potentiellement alternée des deux sujets sur leur prédicat. Soit la « fortune » passe au gouvernail, soit « notre industrie », mais pas nécessairement les deux à la fois. D’ailleurs, on remar- 195 Issue de la première édition, la maxime 18 dénonce en effet combien « la modération des hommes dans leur plus haute élévation est un désir de paraître plus grands que leur fortune. » Alors qu’inversement, à l’issue de la troisième édition cette fois, la « modération » sera conçue comme cache-misère « pour consoler les gens médiocres de leur peu de fortune » (maxime 308). <?page no="164"?> 164 Ambivalences linguistiques quera de surcroît qu’il n’est même plus question de « gouverne[r] », comme dans la maxime 435, mais simplement d’« arranger », ou plus précisément de « sav[oir] arranger ». Autrement dit, la modération de la « fortune » passe, dans un deuxième temps, par une modalisation verbale qui atténue plus encore l’influence immédiate de la « fortune ». Non seulement la « fortune » semble-t-elle d’emblée libérée de son empire absolu sur « le monde », puisque son rôle ressemble plus à celui d’une fleuriste intérimaire « arrange[ant] » les « actions » et les « intérêts » humains comme autant de bouquets sur un étalage, mais en plus, même ses « arrange[ments] » restent plus potentiels que matériels, car qui dit « sav[oir] arranger » ne dit pas nécessairement avoir « arrang[é] », ni donc pour cela en être capable le moment venu 196 . En somme, il suffira ainsi à La Rochefoucauld d’une seule maxime, et non des moindres, puisqu’il choisit de la faire passer en premier, pour faire trembler tout l’édifice fataliste d’un discours jusque-là emprisonné dans une immodération de ‘fortune’. Libre à nous, par conséquent, de nous glisser par les brèches de cet édifice fissuré, question bien sûr de continuer à battre en brèche les préconceptions caricaturales de la fortune comme simple fatalisme, mais question surtout d’y voir plus clair dans ce processus plutôt cryptique de modération discursive, défini à la base par une véritable performance de modalisation linguistique. Or, avant de s’engager dans une lecture modale sur la fortune dans les Maximes, il faut tout d’abord définir ce que l’on entendra par le concept encore relativement flou de ‘modalité’. Pour ce faire, je m’appuierai dès à présent sur deux de ses définitions les plus récentes 197 . La première, issue d’une généraliste en grammaire syntaxique, stipule que la « Modalité » est une « [c]atégorie de l’énonciation qui indique la manière dont le locuteur envisage le degré de réalité du procès et les appréciations qu’il porte sur lui » (Gardes Tamine, 235). Alors que la seconde, issue d’un spécialiste en linguistique 196 J’insiste, au passage, sur l’emploi très délibéré du verbe modal « savoir », que La Rochefoucauld choisit précisément d’ajouter à partir de la quatrième édition, afin sans doute de mieux tempérer les excès des deux versions précédentes où le verbe « arrange[r] » figurait seul, et où la « fortune » n’avait pas encore trouvé en « notre industrie » un assez digne compagnon de route : « De plusieurs actions différentes que la Fortune arrange comme il lui plaît, il s’en fait plusieurs vertus » (maxime CCXCIII, première édition) ; ou encore, « Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions que la fortune arrange comme il lui plaît » (maxime 1, deuxième et troisième éditions). 197 Le concept de modalité étant en constante évolution, dans le domaine de la grammaire linguistique, il me semble d’autant plus important de consulter les toutes dernières études portant sur la question, en allant de sa définition la plus synthétique, chez les grammairiens, à sa définition la plus analytique, chez les linguistes. <?page no="165"?> 165 Ambivalences linguistiques modale, conclut que les « modalités », en tant que « validation des représentations », sont « un processus qui conduit une représentation à cesser d’être purement individuelle et mentale pour intégrer l’espace discursif de l’interlocuteur où elle prend la forme d’un jugement » (Gosselin, 467). L’avantage de la seconde définition sur la première est que, là où Gardes Tamine se contente de refermer le champ énonciatif sur le seul « locuteur », Gosselin, pour sa part, ouvre beaucoup plus largement cet « espace discursif », en permettant dès lors à l’« interlocuteur » de venir s’y installer 198 . Choix d’autant plus judicieux, à mon sens, que dans les Maximes, en particulier, rares sont les instances où les modalités s’appuient sur des embrayeurs renvoyant à un ‘je’ volontairement effacé par La Rochefoucauld. En revanche, pléthore sont les sentences où les modalités contribuent plus ou moins subrepticement à moduler le « jugement » des « interlocuteur[s]. » De plus, là où les « modalités » chez le linguiste nous paraissent encore plus utiles que la « Modalité » chez la grammairienne, c’est précisément sur le plan de leur pluralité. En effet, là où Gardes Tamine semble une fois de plus restreindre son champ d’opération au seul ensemble des « appréciations [du locuteur] » sur la « réalité du procès », Gosselin, quant à lui, prend soin de ne pas limiter sa ‘réalité’ modale à une « validité » singulière. Dès son introduction, il précise ainsi très clairement que « la perspective linguistique adoptée conduit à laisser de côté la question philosophique de la validité des représentations - qui implique la recherche d’un critère de validité - pour ne retenir que celle de leur validation, i.e. la façon dont elles sont représentées par l’énoncé comme plus ou moins valides » (1). Aussi, alors que Gardes Tamine semble en fin de compte privilégier une logique plus aristotélicienne du vrai et du faux, implicitement recherchés par sa définition de « Modalité », Gosselin choisit d’emblée de pousser au-delà de cette seule « modalité aléthique » 199 . 198 Pour mieux comprendre la restriction de champ que Gardes Tamine impose à son « locuteur », il suffit de remonter de quelques entrées dans son « Glossaire » pour y découvrir la définition suivante de l’« Enonciation : Acte de production d’un énoncé par un locuteur qui dit je dans un moment particulier auquel il renvoie par maintenant, et dans un lieu précis auquel il renvoie par ici. » (235). 199 Difficile de retracer l’origine exacte de l’emploi du terme « aléthique » que l’on retrouve aussi bien dans le domaine de la linguistique que dans celui de la logique. Mais pour un des bilans le plus complets sur la question, on peut aller consulter les Typologies des modalités de Le Querler à qui Gosselin emprunte majoritairement la terminologie. On comprend alors très clairement comment les quatre options linguistiques de « modalité aléthique » (nécessaire, impossible, possible, contingent) sont en fait calquées sur les quatre points cardinaux de la logique aristotélicienne (affirmation universelle, négation universelle, affirmation particulière, négation particulière). <?page no="166"?> 166 Ambivalences linguistiques Très vite d’ailleurs, et en développant le travail de son collègue Slakta qui avait « placé les modalités aléthiques en relation [soit] à des sujets, [soit] à une institution » (60), le linguiste parviendra alors à diviser ses « modalités », d’une part en « validations subjectives » de type soit « boulique », soit « épistémique », et de l’autre en « validations institutionnelles » de type soit « axiologique », soit « déontique » 200 . Division typologique d’autant plus utile pour une lecture modale des Maximes que, comme nous allons bientôt le voir, rares sont les instances où La Rochefoucauld souhaite seulement nous faire « apprécier » la « réalité » de ses sentences. Tantôt il semblerait effectivement vouloir « valid[er] » un « jugement » plus « subjectif », tantôt il se contenterait presque d’en déférer à des « validations [plus] institutionnelles ». Tantôt même il préférerait sans doute jouer plus insidieusement sur les deux tableaux à la fois. D’un côté ou de l’autre, néanmoins, les deux définitions du terme de « modalité » paraissent s’accorder sur un point crucial. Que ce soit pour s’en rapprocher, comme chez Gardes Tamine, ou pour s’en détacher, comme chez Gosselin, ni la grammairienne ni le linguiste ne sauraient vraiment concevoir leur vision modale sans le fantôme du carré logique d’Aristote 201 . Ainsi Gosselin, citant à nouveau le travail de Slakta, exposera-t-il lui-même comment, aux quatre options des « modalités aléthiques », correspondent quatre options pour les « modalités épistémiques » et quatre options encore pour les « modalités déontiques ». Quadratures modales que je choisis ici de représenter côte-à-côte sous forme de carrés superposables, non seulement par souci de plus grande simplicité pédagogique, mais aussi pour mieux visualiser le calque conceptuel opéré à partir du fameux carré aristotélicien, tel que l’emploient encore aujourd’hui certains philosophes en logique modale : 200 Quelques pages plus loin (80), Gosselin simplifie très schématiquement la différence entre ces quatre « modalités » principales à l’aide d’exemples très éclairants que je rapporte ici. Du côté des « validations subjectives » : « C’est un gros livre » (modalité épistémique) et « Je veux lire » (modalité boulique) ; et du côté des « validations institutionnelles » : « C’est un livre infâme » (modalité axiologique) ; « Vous devez lire » (modalité déontique). 201 Je rappelle que, si la logique aristotélicienne à proprement parler remonte au travail fondateur enregistré en grec dans l’Organon, l’adaptation de ce système sous forme de ‘carré logique’ date plutôt de la période médiévale. D’où l’emploi maintenant standardisé des lettres de l’alphabet romain A, E, I et O (provenant apparemment des verbes latins AffIrmo et nEgO) pour symboliser les quatre coins du carré : A = affirmation universelle ; E = négation universelle ; I = affirmation particulière ; O = négation particulière. <?page no="167"?> 167 Ambivalences linguistiques Car le paradoxe de la fortune dans les Maximes, comme je propose maintenant de le démontrer, c’est que cette rota fortunae s’avère être moins circulaire que quadrilatérale. A coup de modalisations multiples et souvent superposables, La Rochefoucauld semble en effet vouloir projeter une vision bien plus quadrangulaire de la fortune que celle que lui aurait léguée la culture médiévale. Mais de là à décider si cette projection ressemble plus à celle de ces savants excentriques qui persisteraient envers et contre tous à chercher la quadrature du cercle, ou plus encore à celle de ces charrons d’antan qui auraient proverbialement essayé de réinventer la roue, il nous faudra pour l’instant réserver notre « jugement ». En somme, dans l’optique de se concentrer à présent sur les ambivalences linguistiques du paradigme de la « fortune » dans les Maximes, ce dernier chapitre propose d’ouvrir très largement la définition de ‘modalité’. Certes, il y sera d’abord question de pures considérations syntaxiques, puisque, dans un premier temps, je choisirai de m’intéresser aux verbes et à leur valeur modale au sein de la proposition. Cependant, au lieu de me limiter à la seule étude des verbes modaux ou semi-modaux, je chercherai surtout à observer l’ensemble des verbes employés en rapport avec la « fortune », de sorte à noter, en particulier, comment le positionnement de cette « fortune », soit en tant que sujet, soit en tant que prédicat, contribue à modaliser le fatalisme dont se voit souvent taxé La Rochefoucauld. <?page no="168"?> 168 Ambivalences linguistiques De même, et dans un deuxième temps, je continuerai ensuite à ouvrir la définition de ‘modalités’, en passant de la syntaxique à la sémantique. Pour ne pas restreindre mon analyse aux seules sentences traitant explicitement de la « fortune », j’interrogerai alors le champ lexical de cette « fortune », afin d’y comprendre comment la synonymie joue elle aussi un rôle très modalisant dans la préconception ultra-déterministe que nous nous faisons habituellement du concept. Nous verrons notamment, comment les notions parallèles de « destinée », de « hasard », d’« étoiles », d’« accidents » contribuent également à tempérer notre jugement sur ce fatalisme ambiant des Maximes. Enfin, et pour repousser les modalités de la « fortune » dans leurs derniers retranchements, nous irons analyser la maxime de clôture du recueil de La Rochefoucauld. Bien que la « fortune » n’y figure explicitement qu’une seule fois, cette ultime sentence, consacrée si symboliquement à la « mort », nous fournit en fait l’un des plus parfaits exemples de ce discours modalisé, sinon d’ailleurs le plus parfait, vu la longueur de son texte. Assez développée pour ressembler plutôt à une réflexion qu’à une sentence, la maxime 504 apporte en effet le coup de grâce aux préjugés sur le déterminisme fataliste du recueil. Non seulement la clôture des Maximes ne referme en rien le discours sur la « fortune », mais en plus, et comme nous le découvrirons en dernier lieu, La Rochefoucauld finit volens nolens par se laisser emballer suffisamment par ses propres longueurs pour rejoindre la position de ceux-là mêmes qu’il semblait attaquer. Autrement dit, s’il fallait à ce stade apporter une dernière précision à la définition de ‘modalités’, je dirais en bref que ces modalités ne nous intéresseront ici que dans la mesure où l’énonciation sémantiquement ambivalente du locuteur se joue dans un énoncé syntaxiquement polarisé dont l’objectif, implicite ou explicite, serait d’encourager, chez l’interlocuteur, les validations subjectives de jugements ambivalents. IV. 1. Un sujet in-« fortun[é] »-ment prédiqué Des vingt-et-une instances jusqu’ici non citées de l’intervention explicite de la « fortune » dans la version finale des Maximes, pas moins de onze la font figurer comme sujet propositionnel 202 . Statistiquement parlant, on pourrait donc assez facilement prétendre que, si la fortune ne détermine pas toujours philosophiquement le sort des hommes, linguistiquement en tout cas, elle 202 Le rapport augmente d’ailleurs si l’on inclut les quatre sentences précédemment citées (maximes 1, 60, 308 et 435), puisque le décompte des emplois de la « fortune » comme sujet passe alors à quatorze sur vingt-cinq. <?page no="169"?> 169 1. Un sujet in-« fortun[é] »-ment prédiqué semble visiblement déterminer l’action des sentences qui s’y intéressent. Cependant, rien ne paraît moins sûr, et cela notamment en raison de considérations syntaxiques, soit dans le corps de ces sentences à proprement parler, soit en comparaison avec la syntaxe d’une sentence parallèle. Premier exemple particulièrement probant, celui de la maxime 309 : « Il y a des gens destinés à être sots, qui ne font pas seulement des sottises par leur choix, mais que la fortune même contraint d’en faire. » De prime abord, tout dans cette maxime contribue à imposer un déterminisme écrasant, à commencer par ce « destin » adjectivé qui vient d’emblée réduire les « gens […] sots » à une sorte de « sottise » congénitale, et à en conclure par l’adjonction encore plus étouffante de la fameuse « fortune » qui vient de surcroît « contrain[dre] » par son verbe. Embarqué par ce fatalisme, comme les « sots » par leurs « sottises », le lecteur parvient ainsi très facilement à opérer le plus logique des rapprochements entre la « fortune » et la « destiné[e] », et donc à corroborer sans scrupule le préjugé mythologique selon lequel toute « fortune » ou « destiné[e] » reste simple question de déroulement providentiel. Or, une telle lecture constitue précisément le type de jugement hâtif qui, non contente de caricaturer le problème, finit en fait par produire un contresens qui fait rater l’ironie essentielle de la sentence. En effet, à y regarder de plus près, on remarque à présent que le verbe « contraint » n’est pas utilisé comme simple verbe transitif prenant les « sots » comme objet, mais comme modalité déontique imposée sur le verbe « faire » - verbe d’ailleurs crucial à la construction de la sentence, puisque son emploi final sous forme d’infinitif prend également une valeur anaphorique par rapport à son premier emploi sous forme conjuguée (« font »). Autrement dit, l’obligation exprimée par l’emploi modal de « contraint » passe moins par les pauvres « sots » que par leurs « sottises », puisque celles-là constituent syntaxiquement l’objet des deux verbes « faire ». Pire encore, cette obligation passe moins par leurs « sottises » que « par leur choix », comme l’indique sournoisement ce complément de manière glissé au beau milieu de la sentence 203 . La « fortune » de la maxime 309 se définit donc, ironiquement, moins par le fatalisme qu’elle semble « destiné[e] » à véhiculer du début à la fin, que par le libre arbitre qui se dissimule en son cœur. Au mieux, la « fortune » doit ici se contenter de jouer les adjuvants de la liberté, car seule celle-ci, apparemment détient le pouvoir de s’enfermer dans sa « destiné[e] ». 203 Emploi d’autant plus sournois pour un lecteur existentialiste qui ne manquerait sans doute pas de faire valoir combien l’emploi de ce « choix » au singulier semble bien péjoratif par rapport à la dignité de tout choix individuel. Mais de quelle dignité s’agirait-il exactement, lorsque La Rochefoucauld choisit de nous entretenir des « sots » ? <?page no="170"?> 170 Ambivalences linguistiques Autre exemple de modalisation, apportée cette fois par la lecture de deux sentences parallèles où la « fortune » figure comme sujet linguistique, celui des maximes 154 et 403. Dans la première, en effet, il apparaît assez curieusement que la « fortune » n’a rien d’une force modale : « La fortune nous corrige de plusieurs défauts que la raison ne saurait corriger » (maxime 154). Seule la « raison » se trouve ici triplement modalisée, d’abord par l’emploi du verbe modal ‘savoir’, ensuite par la conjugaison de ce verbe au conditionnel (« saurait ») et enfin par la flexion négative imposée à l’ensemble (« ne saurait corriger »). La « fortune », pour sa part, ne souffre en revanche aucune compromission, d’où l’emploi on ne peut plus direct du verbe « corrige[r] » au mode indicatif et à la forme affirmative, afin de mieux régir le reste d’un prédicat où figurent notamment nos « défauts » comme complément indirect. Mais c’est précisément dans ce complément d’objet que s’entrouvre la porte d’une modalisation indirecte sur laquelle La Rochefoucauld ne manquera d’ailleurs pas de revenir. Car là où la maxime 154 aurait pu rester catégorique en énonçant, par exemple, que ‘la fortune nous corrige de nos défauts’, la sentence énonce plutôt que la ‘correction’ en question s’applique seulement à « plusieurs » de ces « défauts ». D’où le potentiel de renverser, sans jamais se contredire aucunement, le rôle de la « fortune » comme précepteur moral, et d’en exposer toute la tartufferie inhérente : « La fortune se sert quelquefois de nos défauts pour nous élever » (maxime 403). Si la « fortune », dans la maxime 154, se contentait de ne corriger que « plusieurs » défauts, c’était peut-être précisément parce que, « quelquefois », elle pouvait bel et bien « se ser[vir] » de ces autres « défauts » pour produire un effet tout à fait inverse. Au lieu de « corrige[r] » l’homme et de le rabaisser, elle pourrait alors effectivement l’« élever » et renforcer, au passage, les visées souvent amorales du fameux amour-propre. On en reviendrait alors à porter un regard beaucoup plus sceptique sur le rôle ultra-déterministe joué par la « fortune » de la maxime 154 ; au mieux cette « fortune » ne pourrait « nous corrige[r] » que dans la plupart des cas (ou, comme l’aurait dit autrement La Rochefoucauld, le « plus souvent »), car le reste du temps, on la verrait plutôt engagée dans des tractations aussi moralement que ‘modalement’ ambivalentes 204 . D’ailleurs, la maxime 227, ajoutée lors de la dernière édition, confirme parfaitement cette modalisation indirecte du fatalisme habituellement associé à la « fortune » : « Les gens heureux ne se corrigent guère, et ils croient toujours avoir raison, quand la fortune soutient leur mauvaise conduite. » Comme dans les maximes 154 et 403, la « fortune » semble linguistiquement 204 De fait, aussi bien les portefeuilles Vallant que le manuscrit Gilbert emploient explicitement l’adverbe comparatif « plus souvent » pour modaliser la seule autre version connue de la maxime 154 : « La fortune nous corrige plus souvent que la raison. » <?page no="171"?> 171 1. Un sujet in-« fortun[é] »-ment prédiqué régir la « conduite » humaine, puisque sa fonction de sujet détermine très clairement la forme à la fois indicative et affirmative du verbe « soutient ». Cependant, comme dans ces deux maximes là encore, cette position de sujet, recteur d’un verbe apparemment non modalisé, ne suffit pas à maintenir cette apparence d’autorité absolue de la « fortune » sur son prédicat. Tout au contraire. D’une part, en effet, la « fortune » n’appartient plus à la proposition principale (comme dans la maxime 403), ni même à une proposition relative à la principale (comme dans la maxime 154), mais plus modestement, cette fois, à une proposition circonstancielle de temps, rejetée de surcroît en fin de sentence. D’autre part, on remarque également que le contenu sémantique du verbe « soutient » n’a plus grand-chose à voir avec l’autorité régissante des verbes « corrige » (maxime 154) ou « se sert » (maxime 403). Ici, il ne s’agit plus pour la « fortune » de contrôler la « conduite » humaine, mais simplement de la « sout[enir] », autrement dit de lui servir tout au mieux de vulgaire adjuvant. Choix parfaitement logique, si l’on considère en plus que ce sont « les gens » qui deviennent le sujet du verbe « corrigent » dans la maxime 227, mais choix d’autant plus révélateur de cette dégradation modalisée de la « fortune » que ces mêmes « gens heureux ne se corrigent guère », ce qui implique évidemment qu’ils peuvent malgré tout se « corrige[r] » seuls, dans certains cas. Non seulement la « fortune » n’aurait-elle plus alors son rôle à jouer comme intervenant direct dans la « conduite » humaine, mais en plus, même ces « gens » banalement « heureux » pourraient, dans certaines circonstances, exercer la pleine mesure de leur libre arbitre en choisissant de se « corrige[r] » eux-mêmes. Comble de l’ironie, ce serait donc un peu comme si les imbéciles « heureux », alias les « sots » de la maxime 309, pouvaient de fait, et par le biais de leurs propres « sottises », « contrain[dre] » eux-mêmes la « fortune », là où les honnêtes gens n’y seraient apparemment pas parvenus. Ainsi la « fortune », en tant que sujet chez La Rochefoucauld, demeure apparemment une fonction moins déontologiquement correctrice que linguistiquement co-rectrice. Comme dans la maxime d’ouverture, son rôle n’est pas d’obliger ou d’interdire les « actions » et « intérêts » humains, mais seulement de les régir syntaxiquement, et ce de manière assez souvent partagée, surtout lorsque cette régie se trouve coordonnée avec la régie parallèle d’un autre sujet. Peu importe, d’ailleurs, si cet autre sujet s’avère de nature plus ou moins déterministe, car tôt ou tard, la « fortune » finit toujours par jouer les sousfifres. A preuve, ce dernier exemple du doublet constitué par les maximes 53 et 153. Quoi de plus déterministe, en effet, que cette première sentence où c’est à la « nature » que vient s’adjoindre la « fortune » pour déterminer le sort des « héros » : « Quelques grands avantages que la nature donne, ce n’est pas elle seule, mais la fortune avec elle qui fait les héros » (maxime 53) ? Et pourtant, là encore, aucun respect pour la « fortune » qui doit bientôt s’incliner à <?page no="172"?> 172 Ambivalences linguistiques jouer les seconds rôles, derrière la « nature » apparemment plus « méritante » : « La nature fait le mérite, et la fortune le met en œuvre » (maxime 153) 205 . De créatrice participant directement au tissage de l’étoffe des « héros » dans la maxime 53, la « fortune » se trouve en fin de compte démise de ses fonctions, et rabaissée au rang de simple accessoiriste. Un cran plus haut, certes, que celui de la fleuriste « arrange[ant] » ses bouquets dans la maxime d’ouverture, mais un cran à peine, puisque là où seule la « nature » a désormais l’autorité de « faire », autrement dit de créer, la « fortune » doit à présent se contenter de « mettre en œuvre », c’est-à-dire plus prosaïquement d’agencer. Au mieux, en tant que sujet grammatical dans les Maximes, la « fortune » doit alors, effectivement, se contenter d’agencer le prédicat qu’elle régit, mais de là à assumer les pleins pouvoirs dans le contrôle de la « destinée » humaine, la seule chose qu’elle pourra vraiment « fai[re] » à ce stade, c’est preuve de patience. D’un point de vue aléthique enfin, le sujet de la « fortune » chez La Rochefoucauld n’a donc rien d’une nécessité, mais relève plutôt d’une simple contingence, ou plus précisément d’une « surpr[is]e ». Selon la précision apportée, lors de l’édition finale, par la maxime 449, nous découvrons en effet que : « Lorsque la fortune nous surprend en nous donnant une grande place, sans nous y avoir conduit par degrés, ou sans que nous nous y soyons élevé par nos espérances, il est presque impossible de s’y bien soutenir, et de 205 Si l’infortune de la « fortune » s’accentue considérablement entre les maximes 53 et 153, je préciserai en outre que cette dégradation semblait inscrite dans la fibre même de la première de ces deux sentences. Il suffit en effet de comparer la version finale de la maxime 53 avec sa version initiale, dans la première édition, pour comprendre à quel point son rôle avait déjà été radicalement amoindri. Selon le texte d’origine : « Quelques grands avantages que la nature donne, ce n’est pas elle, mais la fortune qui fait les Héros » (maxime LXII). Autrement dit, à ce stade en tout cas, la « fortune » restait encore le seul artisan dans la manufacture des « Héros. » Trois mots de plus dans la version finale (« seule », juxtaposé à « elle », et « avec elle », servant de complément d’accompagnement au verbe « fait ») et la « nature » s’imposait de facto comme adjointe. Environ dix ans plus tard d’ailleurs, dans la quatorzième de ses Réflexions diverses intitulée « Des modèles de la nature et de la fortune », La Rochefoucauld reviendra une dernière fois sur cette dichotomie, comme pour y parfaire le mouvement de renversement déjà amorcé dans la maxime 153. A ce stade, la « fortune » ne favorisera plus que les tyrans historiques les plus méprisables au goût de notre moraliste (César) ou les ennemis personnels du duc, qu’une mort plus récente permettrait alors d’attaquer sans peur de représailles (Turenne, mort en 1675). Mais la « nature », quant à elle, privilégiera dorénavant les héros personnels de La Rochefoucauld (en particulier Caton qui figurait déjà, aux côtés de ce deuxième ennemi juré de César que fut Brutus, dans la maxime 504), ainsi que ces princes de sang encore un peu trop vivants et donc un peu trop puissants pour ne pas être au moins superficiellement respectés (Condé). <?page no="173"?> 173 1. Un sujet in-« fortun[é] »-ment prédiqué paraître digne de l’occuper. » Ici, la contingence principale provient bien sûr du fait que la « fortune » peut tout simplement décider de « surprend[re] », c’est-à-dire de faire irruption sur une scène où elle aurait certes pu annoncer plus progressivement (« par degrés ») son rôle directeur (« avoir conduit »). Mais la contingence subalterne reste la plus discrètement pertinente, car c’est dans la seconde proposition concessive que se cache cette fois la « surpr[is]e » la plus significative de la sentence (« sans que nous nous y soyons élevés par nos espérances »). Une fois encore, effectivement, c’est bien le libre arbitre, réduit métonymiquement à « nos espérances », qui vient s’immiscer sur une scène où seule aurait dû figurer la « fortune ». Une fois de plus, c’est donc la « fortune » qui finit par faire de la figuration, après avoir fait les frais de son propre dilettantisme. Pas assez décisive, sans doute, dans son irruption scénique qui lui accorde pourtant la première place syntagmatique dans le découpage de la phrase, la « fortune » finit à nouveau par jouer les seconds rôles, mais cette fois-ci dans la syntaxe de cette même phrase. Refoulée à la position de sujet dans une proposition qui ne s’avère être qu’une circonstancielle de temps, cette « fortune » ne peut plus qu’offrir l’avant-scène à une proposition principale qui se permet alors, logiquement, de s’arroger quelque liberté supplémentaire, sous forme de modalité adverbiale. Car avec l’insertion modale du « presque » au cœur du syntagme « il est presque impossible », c’est bel et bien un nouveau pied-de-nez à l’encontre du déterminisme fataliste que se permet La Rochefoucauld. A force de laisser sa « fortune » se dégrader de nécessité en contingence, la maxime 449 permet de surcroît au libre arbitre de se glisser d’une « impossib[ilité] » totale vers une « impossib[ilité] » partielle, c’est-à-dire vers une possibilité effective. Autrement dit, à la contingence d’une « fatalité » dilettante peut alors correspondre la possibilité, aussi restreinte fût-elle, d’une liberté de choix. A force de ne rien vouloir perdre de son effet de « surpr[is]e », la « fortune » finit donc une fois encore par se laisser « surprend[re] » par le libre arbitre. Ceci dit, et en vertu de cet esprit de contrariété auquel se plie si facilement le jeu des modalités, faut-il pour autant attendre que la « fortune » se renverse en position de prédicat pour mieux assumer une autorité qu’elle semblait difficilement pouvoir exercer en tant que sujet ? Suffirait-il, en fait, qu’un autre sujet prenne syntaxiquement la relève pour que la « fortune » reprenne sémantiquement le dessus ? La logique semble quasiment imparable, mais reste bien sûr à vérifier, là encore, si les modalités des Maximes se plient toujours aussi nécessairement à cette nouvelle phase de jeu. De prime abord, il paraîtrait assez clairement que cette pauvre « fortune », jusqu’ici bien malmenée, soit très vite en passe de redorer son blason, en tant qu’objet de prédicat. J’en veux pour preuve la maxime 61 : « Le bonheur et le malheur des hommes ne dépend [sic] pas moins de leur humeur que de <?page no="174"?> 174 Ambivalences linguistiques leur fortune. » Quoi de plus littéral, en effet, que l’emploi du verbe « dépend » pour balayer plus efficacement les velléités d’une indépendance humaine, et surtout pour restaurer d’une seule traite le déterminisme de la « fortune » ? Certes, une fois de plus, la « fortune » semble partager l’affiche avec un autre protagoniste, l’« humeur ». Mais cette fois-ci, La Rochefoucauld nous a déjà prévenus, et nous ne pouvons pas prétendre que ces deux actants aient la même importance : « Notre humeur met le prix à tout ce qui nous vient de la fortune » (maxime 47). Si l’« humeur » peut effectivement « met[tre] le prix à tout », c’est parce que ce « tout » lui « vient de » sa collaboratrice, autrement dit que la collaboration n’est pas un partenariat à égalité, mais bien un commerce contrôlé par une seule actionnaire. Alors, s’il reste tout à fait probable que le prestige de la « fortune » se réduit par moments à celui d’une fleuriste, au moins cette fleuriste semble à présent travailler à son propre compte, et dans un commerce suffisamment ‘florissant’ pour pouvoir employer de surcroît une assistante. De l’image de la prolétaire intérimaire des débuts, la « fortune » se hisse ainsi, bourgeoisement, au statut de capitaliste de quartier. Cela ne redonne peut-être pas à notre protagoniste toutes les lettres de noblesse que nous lui recherchions, mais cela lui redonne au moins pignon sur rue. Cependant, la perspective se modifie quelque peu, lorsque l’on se penche cette fois sur le détail de la maxime 61, à savoir sur le problématique adverbe « pas moins » modalisant le seul verbe de la sentence. S’agit-il de comprendre que « [l]e bonheur et le malheur des hommes […] dépend » aussi bien « de leur humeur que de la fortune », ou bien qu’ils « dépend » plus de celle-ci que de celle-là ? Dans le premier cas, la « fortune » commerçante se verrait effectivement rabaissée au rang de son employée ; dans le second, l’« humeur » reprendrait de fait la direction à la propriétaire-gérante. L’équilibre des rôles, suggéré par la première interprétation, ne semble pas pouvoir fonctionner, en raison du cotexte de la maxime 47 précédemment citée. Quant au renversement des rôles, impliqué par la deuxième interprétation, celui-ci paraît encore plus illogique. En effet, et pour reprendre le carré logique d’Aristote, on s’aperçoit que dire « ne […] pas moins » ne correspond pas du tout à dire plus. Là où « pas moins » représente la négation d’une proposition universelle négative (E) définie par « moins », c’est-à-dire l’énoncé d’une proposition particulière affirmative (I), plus représente, en revanche, l’énoncé d’une proposition universelle affirmative (A). Or, d’après la règle de conversion, applicable aux inférences immédiates, seules les propositions universelles affirmatives peuvent se convertir en propositions particulières affirmatives. La démarche inverse serait donc tout simplement illogique, et son résultat, comme le diraient nos collègues philosophes, catégoriquement ‘irrecevable’. Alors, comment lire en fin de compte la modalité adverbiale appliquée au verbe de la maxime 61 ? Sans doute le plus littéralement possible, c’est-à- <?page no="175"?> 175 1. Un sujet in-« fortun[é] »-ment prédiqué dire en ne cherchant aucunement à restaurer une positivité énonciative dans une sentence où elle n’a peut-être jamais existé. Peut-être, en effet, que La Rochefoucauld n’a jamais souhaité nous communiquer que « [l]e bonheur et le malheur des hommes […] dépend […] de leur humeur [ainsi] que de leur fortune. » Peut-être souhaitait-il plutôt nous rappeler, une fois encore, combien le libre arbitre des « hommes » ne « dépend » de déterminismes ni internes (« leur humeur ») ni externes (« la fortune »), et une fois de plus, combien peu (ou « moins ») ces deux forces déterministes importent dans le « bonheur » ou le « malheur » humains. Voilà donc, à nouveau, la « fortune » dégradée face à la liberté humaine, avec pour seule consolation la compagnie de l’« humeur » devenant elle-même, pour la circonstance, sa nouvelle compagne d’infortune. Dix ans plus tard, dans les maximes qu’il ajoutera à sa quatrième édition, La Rochefoucauld ne se montrera guère plus clément à l’encontre de cette fortune décidément « pas moins » chanceuse comme prédicat que comme sujet. Loin s’en faut. Avec la maxime 392, on assiste en effet à un parfait renversement de « fortune » par le biais du verbe « gouverner » : « Il faut gouverner la fortune comme la santé, en jouir quand elle est bonne, prendre patience quand elle est mauvaise, et ne faire jamais de grands remèdes sans un extrême besoin. » De sa position de sujet jadis « gouvern[ant] », la « fortune » devient ici l’objet explicitement « gouvern[é] ». Et qui plus est, cet objet se voit de surcroît réduit, par simple comparaison (« comme la santé »), à une vulgaire question de pathologie humaine. La seule consolation proviendrait alors, assez ironiquement, de la modalisation déontique fournie par l’injonction du départ (« Il faut »), car ce ne serait pas littéralement le sujet humain qui « gouverner[ait] » la « fortune », mais seulement une version impersonnelle dictant à l’homme son obligation. Or, si cette obligation se pose d’emblée avec une force si catégorique, c’est peut-être après tout parce que la « fortune » se révèle être une rivale coriace qu’il faudrait surtout savoir ménager (« ne faire jamais de grands remèdes ») 206 . Faute d’avoir pu « gouverner » efficacement par elle-même, en tant que sujet syntaxique, la « fortune » peut ainsi se rassurer de demeurer au moins un sujet politique passablement insoumis. Toutefois, même cette image de dure à cuire, donnant du fil à retordre à l’humanité, ne colle pas parfaitement à la peau de la « fortune » chez La Rochefoucauld. Quelques maximes plus loin, on découvre en effet l’« élévation » qui, à elle seule apparemment, pourrait non seulement se hisser audessus de la « fortune », mais aussi et surtout s’en détacher définitivement : « Il 206 Le manuscrit Gilbert confirme d’ailleurs ce ménagement à l’égard de la « fortune », puisqu’au lieu de « gouverner la fortune », il s’agit plus diplomatiquement de savoir « se conduire » en sa présence. <?page no="176"?> 176 Ambivalences linguistiques y a une élévation qui ne dépend point de la fortune : c’est un certain air qui nous distingue et semble nous destiner aux grandes choses ; c’est un prix que nous nous donnons imperceptiblement à nous-mêmes ; c’est par cette qualité que nous usurpons les déférences des autres hommes, et c’est elle d’ordinaire qui nous met plus au-dessus d’eux que la naissance, les dignités et le mérite même » (maxime 399). Comme si La Rochefoucauld ne nous avait pas déjà suffisamment signalé que le libre arbitre tendait à reprendre ses droits sur un déterminisme fataliste assez souvent débordé par les événements, il faut en plus qu’il lui apporte explicitement le coup de grâce en identifiant la seule instance où ce libre arbitre peut entièrement se passer de l’adjuvance (ou de l’opposition) de la « fortune ». L’ironie, bien sûr, c’est que cette fameuse « élévation » ressemble elle-même étrangement au cousin germain de la « fortune », à savoir la « destin[é]e ». Mais cette ressemblance pourrait bien résulter d’une simple illusion d’optique, comme l’indique d’ailleurs le recours à la modalité épistémique du verbe « destiner » (« semble nous destiner »). Car, dans le jeu modal de la maxime 399, tout porte à croire que l’« élévation » pourrait effectivement n’être qu’un spectre ; du ‘je ne sais quoi’ exprimé par « un certain air », au très fantomatique emploi de l’adverbe « imperceptiblement ». Tout sauf, évidemment, le recours au verbe « usurpons » dont la désinence rappelle combien cette « élévation » remet le « nous » de notre humanité au cœur de ses préoccupations, et donc, en revanche, combien la « fortune » se retrouve plus que jamais marginalisée, pour ne pas dire rejetée. Certes, d’un point de vue aussi syntaxique, il faut bien reconnaître que l’« usurp[ation] » en question prend pour objet les « autres hommes » et non la « fortune » à proprement parler. Néanmoins, il ne faudrait pas non plus oublier que ces « autres hommes » ne sont pas ceux du libre arbitre, puisqu’ils se définissent, dans l’ultime proposition, par « la naissance, les dignités et le mérite même », autrement dit par les déterminismes régis en partie par nulle autre que la « fortune » (cf : maxime 153, précédemment discutée). Si l’« élévation » s’avère en fin de compte « usurp[atric]e », c’est donc bien, précisément, parce que la « fortune », mise à l’index dès la proposition d’ouverture, se voit radicalement dépouillée de ses pouvoirs 207 . En somme, pas plus comme prédicat que comme sujet syntaxique, la « fortune » ne parvient-elle à affirmer son autorité sur une humanité volon- 207 Dépouillement certes momentané, puisque La Rochefoucauld s’efforce quand même de redonner à la « fortune » quelques vêtements, quatre sentences plus loin, avec l’insertion de la maxime 403 (précédemment discutée). Mais dépouillement non moins radical, puisque là où sentence 403 modalisera d’emblée les conditions sous lesquelles la « fortune » se proposait d’« élever » les hommes (emploi de « quelquefois »), la maxime 399, en revanche, ne modalise en rien toute la force énonciative accordée par l’« élévation » au verbe « usurpons ». <?page no="177"?> 177 2. Des « accidents » du « hasard » aux « étoiles » de la « destinée » taire et indépendantiste. Au mieux, le déterminisme fataliste se résout à une codétermination syntaxique, autrement dit à une régie linguistique partagée avec des partenaires nominaux ayant pour noms tantôt l’« industrie », tantôt l’« humeur », tantôt la « nature ». Au pire, ce déterminisme s’effondre en chute libre par rapport à l’« élévation » d’un libre arbitre que la « fortune » semblait jusque-là plus ou moins contrôler. Mais d’une manière ou d’une autre, cette « fortune » finit toujours par se dégrader au point de nous faire douter de la nécessité même de son mécanisme fataliste. IV. 2. Des « accidents » du « hasard » aux « étoiles » de la « destinée » Pour mieux se rassurer sur la viabilité de ce mécanisme, que regrettent les critiques des Maximes sans jamais vraiment y regarder de plus près, peut-être faudrait-il à présent faire tourner la rota fortunae dans une autre direction. Après avoir refermé le livre de la « fortune » sur des limitations syntaxiques, que trouverions-nous, en effet, si nous ouvrions le champ de notre investigation sur de plus amples considérations sémantiques ? Que se passerait-il, notamment, si nous nous apercevions qu’il suffisait d’ouvrir le champ lexical de la « fortune » pour y trouver, par le biais de ses synonymes, une puissance linguistique que la « fortune », à elle seule, n’aurait pu maîtriser ? Peut-être alors, comme l’avait déjà suggéré Starobinski, qu’un déterminisme finirait effectivement par en cacher un autre, ou plusieurs. Ou peut-être encore que ces nouvelles puissances linguistiques se dévoileraient à leur tour comme autant de modalités potentielles, c’est-à-dire comme autant de déterminismes en puissance. Pour commencer, la seule certitude que nous donnent les Maximes, dans l’exploration du champ lexical de la « fortune », c’est que la « Providence » et la « destinée » n’y figurent pas, ou en tout cas qu’elles n’y figurent plus. La maxime supprimée 39 (ou maxime 613) révèle en effet que La Rochefoucauld les a définitivement éliminées, dès la deuxième version du recueil, et à s’y attarder quelques instants, on comprend très facilement pourquoi : « Quelque incertitude et quelque variété qui paraisse dans le monde, on y remarque néanmoins un certain enchaînement secret et un ordre réglé de tout temps par la Providence, qui fait que chaque chose marche en son rang et suit le cours de sa destinée. » D’une part, il semble parfaitement logique, pour un auteur qui cherche visiblement à éliminer toute référence explicite au Dieu chrétien, que la référence tout aussi chrétienne à la « Providence » personnifiée disparaisse de la même manière. D’autre part, vu le rôle subsidiaire accordé par la maxime à cette « Providence » qui se contente de « sui[vre] le cours de [l]a destinée », il semble encore plus probable que La Rochefoucauld <?page no="178"?> 178 Ambivalences linguistiques n’ait pas voulu inutilement provoquer les autorités théologiques déjà écorchées par leurs querelles intestines. Il faut sans doute, je le rappelle encore, imaginer un La Rochefoucauld confortablement isolé dans son cocon janséniste pour apprécier tout l’intérêt que peut avoir l’auteur à continuer de ménager, ne serait-ce qu’en apparence, les sentiments de ses proches. Et pour maintenir la paix, quoi de plus simple que d’éliminer une référence païenne susceptible d’offusquer les esprits ? En assimilant implicitement la « Fortune » à une autre Lachésis « sui[vant] » le fil d’une « destinée » déjà tissée, la M.S. 39 exposait son auteur à des reproches dont il n’aurait peut-être pas voulu continuer à se défendre ; il suffisait alors de la faire disparaître, et avec elle toute possibilité d’assimiler par la suite la « Fortune » à un déterminisme divin, qu’il fût chrétien ou païen. Or, si la « Providence » disparaît effectivement des Maximes, suite à leur première édition, la « destinée » persiste, bien que sous une forme plus dissimulée, dans la version finale. Comme nous l’avions précédemment observé dans la maxime 309 (« Il y a des gens destinés à être sots, […] »), cette « destinée » refait surface à partir de la troisième édition, mais seulement pour se voir associée à la « sottise ». C’est un peu comme si La Rochefoucauld avait discrètement décidé de réserver une nuance péjorative à cette notion, afin de pouvoir la maintenir dans sa panoplie de masques et autres déguisements, sans inquiéter outre mesure ses ‘honnêtes’ lecteurs en leur suggérant que celle-ci ne puisse jamais s’appliquer à eux. Raison de plus, sans doute, d’avoir éliminé la « destinée », en tant que telle, dès la première mouture ; car si cette dernière était tacitement réservée à un rôle de bouffon par la suite, pourquoi la maintenir dans une maxime où elle pourrait être prise au sérieux ? En choisissant d’éliminer la « destinée » aux côtés de la « Providence », il est donc tout à fait probable que La Rochefoucauld a également souhaité épargner à sa « fortune » l’embarras d’une association trop étroite avec deux clowns sans doute un peu trop tristes à son goût. Si au moins la « destinée » de la M.S. 39 avait su faire rire, comme la maxime 309, peut-être l’aurait-il encore conservée. Mais en l’absence des modalités qui donneraient toute sa saveur à la sentence sur les « sots », mieux valait-il sans doute la supprimer purement et simplement 208 . C’est donc ailleurs, dans le champ lexical de la « fortune », qu’il faut maintenant continuer à chercher une sémantique de la fatalité. 208 Je remarque au passage qu’à l’exception de l’épithète « certain », d’ailleurs immédiatement contré par la locution adverbiale « de tout temps », la M.S. 39 ne module nullement les rôles respectifs de la « Providence » et de la « destinée ». Si la sentence avait été maintenue, la « fortune » aurait sans doute dû s’accommoder de jouer la tragédie auprès de ses deux sœurs Parques. Son rôle d’Atropos viendra au bout du compte, comme nous allons bientôt le rappeler, mais pour l’instant, La Rochefoucauld tient apparemment encore à lui éviter le chant du cygne de ce chœur antique. <?page no="179"?> 179 2. Des « accidents » du « hasard » aux « étoiles » de la « destinée » Deuxième arrêt : le « hasard » qui, à lui seul, figure trois fois dans les Maximes. Deux fois à compter des sentences maintenues depuis la deuxième édition (maximes 57 et 105), et une dernière fois avec la sentence 344, ajoutée lors de la quatrième édition. Mais surtout, deux fois où ce « hasard » semble investi d’une mission déterministe auprès d’une humanité implicitement déboussolée et donc, apparemment, toujours en quête de son identité élusive. Dans le premier cas (ou, chronologiquement parlant, dans le dernier), on remarque en effet que c’est le besoin de « découvrir » des « propriétés cachées » qui motive cette quête : « La plupart des hommes ont, comme les plantes, des propriétés cachées que le hasard fait découvrir » (maxime 344). Dans le second, c’est encore le besoin de « trouver la raison » : « Celui-là n’est pas raisonnable à qui le hasard fait trouver la raison, mais celui qui la connaît qui la discerne et qui la goûte » (maxime 105). Mais dans un cas comme dans l’autre, c’est avant tout le rôle modal du verbe « fait » qui devrait retenir le plus notre attention. Aussi bien dans une maxime que dans l’autre, on observe ainsi que les « hommes » ne sont pas les sujets des verbes qui expriment indirectement leur quête (« découvrir » et « trouver »), puisque ces verbes restent à l’infinitif. Tout au contraire, ces « hommes » (ou « [c]elui-là ») restent les objets indirects implicites de syntagmes verbaux où c’est explicitement le « hasard » qui devient le sujet, et qui parvient dès lors à contrôler le processus heuristique. Pas question, dans ces cas, que l’humanité ne brandisse la bannière de son libre arbitre ; la « fortune » semble ici avoir trouvé un champion pour la reconquête de son empire fataliste, et ce champion aurait pour nom le « hasard ». Cependant, cette reconquête n’ira apparemment pas bien loin. Dès la deuxième moitié de la maxime 105, par exemple, on assiste à un renversement aussi bien qualitatif que quantitatif des termes proposés dans la première moitié de la sentence. Ainsi, côté qualitatif, l’apposition péjorative de l’adverbe « là » au pronom démonstratif d’ouverture (« Celui ») disparaît complètement pour faire place à un « celui » parfaitement désembrayé, puisque libéré des contraintes modales qu’aurait pu lui apporter (par souci d’équilibre) l’apposition de la deixis spatiale ‘-ci’. Côté quantitatif, par ailleurs, ce deuxième « celui » servira également de dénominateur commun non pas à un mais bien à trois pronoms relatifs (« qui ») employés cette fois comme sujets et non plus comme objets des verbes qui leur succèdent. Ce qui fait qu’au lieu de se retrouver comme unique objet, indirect de surcroît, d’un verbe contrôlé par le « hasard », le « celui » réhabilité de la seconde moitié de la sentence, devient à présent l’ancrage anaphorique d’une accumulation verbale. Or, derrière cette seconde incarnation du « celui » réapparaît bien sûr l’homme elliptique du départ, mais un homme à présent capable de « connaît[re] », de « discerne[r] » et de « goûte[r] » par lui-même, autrement dit un homme sérieusement revigoré à « raison » d’un libre arbitre qui lui avait d’abord curieusement <?page no="180"?> 180 Ambivalences linguistiques manqué 209 . L’ironie, bien entendu, est que cette même tendance elliptique, qui soustrait l’autorité au « hasard » pour mieux la redistribuer à l’humanité, ne nous rassure pas pour autant sur les capacités qu’a cette humanité de devenir « raisonnable ». Certes, la conjonction centrale (« mais ») annonce un renversement par rapport à la négation de la proposition principale (« Celui-là n’est pas raisonnable »), et ce renversement implique à son tour que tout lecteur « raisonnable » devrait savoir insérer une contrepartie affirmative à l’intérieur de la proposition coordonnée elliptique : « mais [est raisonnable] celui qui […] ». Cependant, pourquoi refuser à la maxime 105 le plaisir subversif d’avoir également pu suggérer à la place : « mais [n’est pas plus raisonnable] celui qui […] connaît […] discerne et […] goûte » ? La Rochefoucauld, faut-il bien le rappeler, n’était guère plus impressionné par l’omnipotence de la raison que ne l’était Pascal 210 . D’ailleurs, ne trouvait-on pas tout à l’heure que même les « sots » de la maxime 309 étaient apparemment libres d’exercer leurs propres choix ? Alors pourquoi pas également les individus « [dé]raisonnables » ? Rien ne permet, à ce stade, d’interdire une lecture où même les fous pourraient exercer leur libre arbitre aux dépens du « hasard » de la « fortune ». En fait, il semblerait même que ce fût une quantité marginale mais pas pour autant négligeable de l’humanité qui bénéficiât du libre arbitre le moins contraint par les déterminismes extérieurs. A preuve, la maxime 344, précédemment citée, où par le biais de la comparaison avec les « plantes », l’humanité se subdivise botaniquement en deux groupes. D’un côté, celui du genus explicite, comptant « la plupart des hommes », pour qui l’espoir demeure toujours de pouvoir un jour « découvrir […] des propriétés cachées ». De l’autre le species implicite, comptant le reste de ces « hommes », pour qui nulle « propriété cachée » ne reste malheureusement à « découvrir ». On retrouverait là encore ces pauvres « sots », déjà exclus du partage fataliste de la « sottise » dans la maxime 309, mais aussi, sans aucun doute, tout le reste d’une humanité si peu intéressante que même le « hasard » n’aurait pas 209 J’insiste sur la curiosité de ce manque, surtout par rapport au manuscrit de Liancourt qui, comme l’édition de Hollande, élimine totalement la présence du « hasard », dans la première moitié de la sentence, pour mieux réserver le processus heuristique à l’homme exclusivement : « Celui-là n’est pas raisonnable qui trouve la raison ; mais celui qui la connaît, qui la goûte et qui la discerne. » 210 Toujours maintenu depuis la première édition, on rappellera le fameux doublet des maximes 209 et 210 : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit » et « En vieillissant, on devient plus fou et plus sage. » Sentences beaucoup plus radicalisées que la maxime 207, mais non moins évocatrices du rapport direct que celle-ci entretient avec la « fortune » : « La folie nous suit dans tous les temps de la vie. Si quelqu’un paraît sage, c’est seulement parce que ses folies sont proportionnées à son âge et à sa fortune. » <?page no="181"?> 181 2. Des « accidents » du « hasard » aux « étoiles » de la « destinée » jugé utile de s’y intéresser. L’astuce, bien sûr, c’est que si jamais les ‘grands hommes’ de La Rochefoucauld s’avisaient eux aussi de vouloir se distinguer de « [l]a plupart » représentée dans la sentence 344, leur ‘grandeur’ pourrait aussi, effectivement, les détacher du simple genus pour mieux les inclure dans le species. Comme quoi les Maximes s’avèrent toujours ‘spécialement’ généreuses vis-à-vis de ceux qui souhaiteraient également venir augmenter les rangs de cette « sottise » d’exception. En outre, et pour en revenir à la maxime 57, rien ne permet non plus de confondre nécessairement les déterminismes du « hasard » et de la « fortune » : « Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent les effets d’un grand dessein, mais des effets du hasard. » Certes, il semblerait, en apparence tout au moins, que le « hasard » s’oppose aussi fortement au « grand dessein » de l’humanité, sinon bien plus, que la « fortune » n’avait pu s’opposer au libre arbitre. Là où le « dessein » humain reste figé dans l’indétermination par son article indéfini (« un »), le « hasard », quant à lui, évolue du côté de la détermination définie, notamment par le biais de la combinaison morphématique de son déterminant (« du » = de + le). Inversement, et par effet de chiasme, là où « les effets » du « grand dessein » de l’humanité restent spécifiques et donc limités par l’emploi de l’article défini « les », ceux du « hasard », en revanche, s’avèrent généraux, et donc aptes à pouvoir s’appliquer à beaucoup d’autres domaines qu’à simplement celui de la « grand[eur] » humaine. Dire que le « hasard » exerce « des effets », et non pas, par exemple, « ses effets », pourrait ainsi signifier qu’il garde d’autres « effets » en réserve pour d’autres occasions. Ceci, potentiellement en tout cas, suggérerait alors que la « fortune » malmenée puisse malgré tout restaurer son rayon d’action déterministe, grâce au « hasard » d’une nouvelle alliance lexicale. Cependant, pour ce faire, il faut avant tout supposer que le « grand dessein » des « hommes » corresponde à « leurs grandes actions ». Or, à l’exception de l’anaphore adjectivale sur « grand », qui distrait d’ailleurs si astucieusement le lecteur, rien ne force à croire que ce « grand dessein » appartient effectivement au bon vouloir de l’humanité 211 . Rien n’empêche, 211 Dans toutes les autres versions de cette maxime, la « grandeur » est en effet confinée à la subordonnée concessive du départ, avec parfois, comme dans la copie Smith- Lesouëf, l’anaphore elle aussi redistribuée à l’intérieur de cette seule protase : « Quoique la grandeur des Ministres se forme par la grandeur de leurs actions […] ». Sans doute, dans sa version finale, La Rochefoucauld ne souhaitait-il pas trop insister sur cette « grandeur » qui ressemblait toujours un peu trop à la « vanité des ministres » de ses versions manuscrites. D’où, d’une part, le remplacement stratégique des « Ministres » par de simples « hommes », et d’où, d’autre part, la répartition, beaucoup plus astucieuse des deux formes de l’adjectif « grand/ es », comme pour mieux dissimuler son chef d’accusation. <?page no="182"?> 182 Ambivalences linguistiques en particulier, de croire que ce « grand dessein » puisse appartenir à un autre agent déterministe externe, comme par exemple la « fortune ». Auquel cas cette « fortune », loin d’être renforcée par son association lexicale avec le « hasard », se verrait dès lors réduite à une portion plus congrue que jamais dans le partage des déterminismes 212 . Loin de regagner une partie de son empire sur le libre arbitre d’une humanité éprise de « grand[eur] », la « fortune » des Maximes finirait donc plus rapetissée que jamais par la modalité adverbiale négative du « pas souvent ». Un peu comme si La Rochefoucauld aurait fait plus confiance aux « accidents » du « hasard » qu’au « dess[e]in » trop « grand[iose] » de la rota fortunae. En effet, deux sentences seulement après l’irruption du « hasard » sur l’avant-scène des Maximes, ce sont à présent les « accidents » qui viennent voiler la roue de la « fortune » : « Il n’y a point d’accidents si malheureux dont les habiles gens ne tirent quelque avantage, ni de si heureux que les imprudents ne puissent tourner à leur préjudice » (maxime 59). D’une part, la pluralité de ces « accidents » conteste pour la première fois la singularité de la « fortune », de sorte à en questionner par principe l’unicité du « dessein ». Si la « fortune » devenait synonyme d’« accidents », elle devrait alors se soumettre aux fluctuations extrêmes d’une axiologie émotive organisée selon la linéarité scalaire d’une polarisation antithétique (« si malheureux […] si heureux »), et non plus à la force concentrique d’un « dessein » pivotant sur le nombril de sa propre « grand[eur] ». D’autre part, et pire encore pour la santé de ce déterminisme fataliste, la « fortune » devenue « accident[elle] », pour ne pas dire « accidentée », devrait de surcroît se plier inconditionnellement au libre arbitre des moins « grands » parmi ses objets humains, fussent-ils « habiles gens » ou « imprudents ». Une fois de plus, nul besoin pour la « fortune » de chercher à gérer centralement le destin de l’humanité, car cette fois-ci, quelle que soit la nature des « accidents » dirigés à l’encontre des hommes, tout le monde pourrait apparemment les éviter, et pas simplement les plus « grands ». Des plus « habiles » aux plus « imprudents », tout le monde parviendrait ainsi à déjouer les « accidents » intervenant en cours de route… mais à la seule différence près que seuls ces derniers bénéficieraient explicitement du privilège de ‘pouvoir’ faire « tourner » la rota fortunae. Différence qui semble avoir son importance, et qui mérite tout de même d’être signalée avant d’affirmer combien, en se réduisant à une variété d’« accidents », la « fortune » s’abandonne de fait aux manipulations du libre arbitre. 212 Portion si congrue, en fait, qu’aucune des versions précédant la seconde édition ne parlait d’autre chose que de « quelque petit dessein », rejetant d’ailleurs ce « dessein » amenuisé en fin de sentence, comme parent pauvre du « hasard ». Ainsi, par exemple, l’apodose de la maxime LXVI de la première édition : « elles [leurs actions] sont bien souvent les effets du hasard, ou de quelque petit dessein. » <?page no="183"?> 183 2. Des « accidents » du « hasard » aux « étoiles » de la « destinée » Car la maxime 59, malgré les apparences, ne se réduit pas à une simple préfiguration de la maxime 309, où les « imprudents » ne seraient qu’une version atténuée des « sots » empêtrés dans leurs propres « sottises ». Certes, on y reconnaît facilement le sarcasme d’un La Rochefoucauld toujours très cruel vis-à-vis de ces maladroits qui finissent par gaspiller, volontairement ou non, les opportunités qui leur sont données par la « fortune ». Sarcasme notamment accentué par la structure en chiasme entre les deux adjectifs, qualifiant le thème central des « accidents » (« malheureux » et « heureux »), et les deux substantifs, correspondant à leur rhème respectif (« avantage » et « préjudice »). Néanmoins, en se concentrant exclusivement sur la figure de rhétorique la plus attrayante de la maxime 59, on en oublierait presque, là encore, le jeu beaucoup plus subtil des modalités linguistiques que l’énonciateur distribue pourtant, dans cette sentence, avec exactement le même souci d’équilibre. Du côté des « habiles gens », on remarque ainsi le verbe « tirent », conjugué visiblement à l’indicatif, et donc nullement modulé, alors que son complément (« avantage ») se trouve, pour sa part, modulé par un adjectif épithète de quantité (« quelque ») qui vient en atténuer la portée. Du côté des « imprudents », inversement, on observe « puissent tourner », modulé d’emblée par l’emploi au subjonctif du verbe modal ‘pouvoir’, alors que son complément (« préjudice ») ne se voit nullement modulé puisque l’adjectif possessif (« leur »), qui le spécifie, indique seulement un renvoi anaphorique au sujet de la proposition relative (« les imprudents »). Là où nous aurions si facilement pu croire que La Rochefoucauld se contentait de renforcer, par le choix de ses adjectifs (« quelque » et « leur »), l’ironie du renversement de « fortune » entre les « habiles gens » et les « imprudents », le texte nous révèle qu’une seconde instance de modalisation vient renverser la mise. Au premier chiasme rhétorique des croisements lexicaux correspond ainsi un chiasme linguistique des croisements modaux. Et c’est par ce second chiasme que la maxime 59 se renverse. Au lieu d’accorder ironiquement aux « imprudents » le plus fort levier sur les « accidents […] heureux », comme nous l’avait révélé une première lecture, la sentence potentialise lourdement (avec « puissent ») leurs capacités de faire « tourner » la rota fortunae. Ce qui fait qu’inversement, les « habiles gens » se retrouvent, une fois encore dans les Maximes, propulsés vers un rôle auquel même les « grands » de ce monde ne pourraient prétendre. Non plus le rôle de se promouvoir plus lestement en société, mais cette fois, celui de mieux manipuler sa propre « fortune » 213 . 213 Et si l’on doutait encore des capacités manipulatrices de ces « habiles gens », il suffirait de consulter les versions alternatives de la maxime 59, notamment le manuscrit de Liancourt ainsi que l’édition de Hollande, pour remarquer combien, même dans le cas d’une modalisation une nouvelle fois renversée entre les protagonistes <?page no="184"?> 184 Ambivalences linguistiques Bien sûr, là aussi, La Rochefoucauld doit faire très attention à ne pas offenser son microcosme aristocratique qui pourrait très bien voir en cette modalisation une manière d’encourager la montée de la très « habile » bourgeoisie. Il faut donc s’assurer, sans trop tarder, que ces « habiles gens » ne tardent pas trop à être remis à leur place. Et pour ce faire sans doute, la troisième édition introduit la maxime suivante, précisément à la suite de la fameuse sentence sur la « sottise » : « Il arrive quelquefois des accidents dans la vie où il faut être un peu fou pour se bien tirer » (maxime 310). Voilà qui est fait pour ces parvenus qui ne cherchent visiblement qu’à « tirer » partie des « accidents » pour mieux parvenir à leurs fins ; si l’on ne peut les taxer de « sottise », on peut en tout cas les traiter de « fou[s] » ! Le seul problème, dans l’histoire, c’est que même cette ‘folie’ n’est pas sans quelques attraits, et on le ressent bien avec l’injonction du « il faut » apportant une modulation déontique à la seconde portion de la sentence. Car il ne s’agit plus ici, comme précédemment dans la maxime 105, de condamner le manque de « raison » de ceux qui bénéficieraient d’un coup de « hasard », mais plutôt de faire ressentir comme une obligation, à ceux qui se trouveraient en but aux « accidents », d’abandonner la contraignante « raison » au profit de son contraire, la « fo[l]ie » émancipatrice. Certes, on remarquera aussi que la maxime 310 dissimule son injonction à l’intérieur de sa proposition relative, et que, par conséquent, l’obligation déontique peut tout aussi bien se lire comme une modalité prédiquée uniquement sur la circonstance impersonnelle du « Il arrive ». Autrement dit, nul n’oblige les honnêtes gens à vouloir se « tirer » de certains « accidents », là où une entière soumission à la « fortune » semblerait sans doute plus noble ; seuls les « habiles gens » se sentiraient apparemment contraints de répondre par l’action aux infortunes du sort. L’ambivalence linguistique persiste, et La Rochefoucauld peut donc secrètement continuer à admirer cette habileté si indépendante, sans pour autant se faire trop accuser de corruption. Dernier arrêt dans la recherche sémantique sur la « fortune » dans les Maximes : la sentence 58 introduisant pour la seule et unique fois les « étoiles ». Elle-même intercalée entre les premières interventions du « hasard » (maxime 57) et des « accidents » (maxime 59), cette sentence s’insère visiblement au cœur même d’une des rares instances d’exploration lexicale systématiquement entreprise par La Rochefoucauld. Pourtant, rien de moins antithétiques, l’« habile[té] » demeure avant tout une question de savoir-faire, autrement dit de supériorité stratégique par rapport aux « imprudents » : « On pourrait dire qu’il n’y a point d’heureux ni de malheureux accidents, parce que les habiles gens savent profiter des mauvais, et que les imprudents tournent bien souvent les plus avantageux à leur préjudice. » <?page no="185"?> 185 2. Des « accidents » du « hasard » aux « étoiles » de la « destinée » spectaculaire, apparemment, que cette maxime 58 : « Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses, à qui elles doivent une grande partie de la louange et du blâme qu’on leur donne. » D’un côté, les « actions » y rappellent celles de la maxime précédente, à la seule différence près que les termes de la maxime 57 semblent d’emblée avoir été assimilés par la sentence 58. Au lieu de prétendre contrôler ces « actions », les « hommes » (métonymiquement représentés par l’emploi de l’adjectif possessif « nos »), reconnaissent d’entrée de jeu la supériorité du « hasard », transmué ici en « étoiles ». De l’autre côté, les épithètes « heureuses » et « malheureuses » annoncent déjà la version masculinisée, mais toujours pluralisée, de la maxime subséquente où ces adjectifs s’appliquent alors aux « accidents ». Il semblerait ainsi que la sentence 58 serve uniquement de transition dans le mouvement d’une pensée qui progresse très rapidement d’une maxime 57 où la singularité d’un déterminisme « hasard[eux] » continue à faire illusion, à la maxime 59 où la pluralité des volontés libres parvient à surmonter les « accidents ». Même les modalités linguistiques, habituellement si aptes à nuancer le propos, en le tirant très légèrement dans une direction plutôt que dans une autre, ne semblent pas ici parvenir à extraire la maxime 58 de son impasse transitionnelle. D’une part, en effet, on notera que le syntagme quantificateur « une grande partie » réduit les jugements humains de la « louange » et du « blâme » à de simples sous-ensembles débordant à peine de l’ensemble originel des « étoiles », rapprochant ainsi la sentence 58 de la maxime précédente. D’autre part, on rappellera que la locution impersonnelle du départ (« Il semble que […] ») entraîne, comme toute expression de doute, l’emploi obligatoire du subjonctif sur le verbe qu’elle régit (« aient »), relativisant de la sorte le déterminisme effectif des « étoiles », et rapprochant alors cette même sentence 58 de la maxime subséquente 214 . Perdues entre les deux extrémités de ce cosmos philosophique, il semblerait donc que les « étoiles » finissent par se faire rapidement oublier, faute sans doute de ne pas avoir suffisamment su briller au cours de cette nouvelle rotation de la rota fortunae. Toutefois, on observera également la présence d’une autre modalisation, sans doute encore plus discrète, mais non moins cruciale pour le développement sémantique de la maxime 58. Pronominale cette fois, la dernière 214 La Rochefoucauld semble d’ailleurs avoir fait particulièrement attention à ne pas déséquilibrer les modalités en faveur d’une lecture qui pencherait trop du côté du libre arbitre de la maxime 59. Dans sa réécriture finale de la maxime 58, il supprime en effet à « nos actions » le quantificateur « plusieurs de » qui avait pourtant figuré dans les manuscrits de Liancourt et Barthélémy ainsi que dans sa correspondance avec Mme de Sablé. <?page no="186"?> 186 Ambivalences linguistiques modalisation se joue par le biais de la syllepse grammaticale sur « no[u]s » et « on » 215 . En offrant à ses lecteurs l’illusion d’une humanité oralement unifiée par l’interchangeabilité des pronoms qui la représentent, la sentence ouvre en fait une séparation entre la totalité inclusive du « no[u]s » qui englobe toutes « nos actions », et la fragmentation exclusive du « on » qui ne retient qu’ « une grande partie » de nos jugements. Le « on » des Maximes, généralement si interchangeable avec le « nous », devient ici, par le biais de la proposition relative qui le rattache à la « louange » et au « blâme » quantifiés, un simple substrat du « no[u]s » initial. Ce qui offre alors la possibilité d’entrevoir, dans ses marges, la présence dissimulée d’un deuxième « on » ; ce « on » qui incarnerait sans doute la ‘petite partie’ non représentée du « no[u]s » ; ce « on » qui pourrait d’ailleurs ne pas se sentir obligé de « donner » à « nos actions » la moindre « [ré]action » ; bref, ce « on » qui saurait en fin de compte faire la part des choses entre le déterminisme de nos « étoiles » et le libre arbitre de notre jugement. Autrement dit, et grâce à une modalisation facilement survolée, la maxime 58 passerait effectivement d’une sentence ambivalente sans grande importance idéologique à une sentence où ce serait précisément cette ambivalence modale qui fournirait un point de référence au cœur du discours sur la « fortune » dans les Maximes. Peutêtre qu’au lieu de rester indécis face au déterminisme fataliste qui, selon certains, gâcherait l’originalité de son œuvre, La Rochefoucauld aurait préféré jouer les casuistes et se prononcer malgré tout, mais en prenant bien soin de brouiller les pistes à l’intérieur d’une maxime généralement oubliée. Ainsi, à l’issue d’une recherche sémantique dans le champ lexical de la « fortune », il appert que la rota fortunae des Maximes recèle une pluralité que ne laissait pas entrevoir son emploi au singulier. La « fortune », pour La Rochefoucauld, appartient certes toujours, et comme à regret, à cette « destinée » dont on ne se débarrasserait que difficilement (M.S. 39), mais elle appartient également à cette force si contraire à la « Providence » que s’avère être le « hasard » (max. 57), ainsi qu’à ces « accidents » dont la légèreté finit pratiquement par anéantir sa gravitas (max. 59). Au mieux, sans doute, cette pluralité incontournable de la rota fortunae pourra aussi lui permettre plus idéalement de relever la tête vers les « étoiles » (max. 58), en se détournant quelque peu des contraintes plus matérielles du « hasard » et des « accidents ». 215 Syllepse d’autant plus visible dans la première édition qui, comme les différents manuscrits, conservait encore l’incise « aussi bien que nous », intercalée entre la proposition principale et sa relative : « Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses, aussi bien que nous, d’où dépend une grande partie de la louange et du blâme qu’on leur donne. » <?page no="187"?> 187 2. Des « accidents » du « hasard » aux « étoiles » de la « destinée » Mais jamais, semble-t-il, la pluralité de la « fortune » ne lui accordera plus l’option de se reposer exclusivement au bercail d’une « destinée » décidément trop fataliste. Pour résumer cette nouvelle configuration de la rota fortunae, je proposerai donc le « carré sémiotique » suivant : 216 Carré qui, pour reprendre là encore la terminologie de Greimas, révèle une « structure polémico-contractuelle » tout à fait interchangeable avec celle du théoricien structuraliste. Du côté « polémique » : le « hasard » et les « accidents » qui deviennent respectivement sujets d’« antagonisme » et de « discorde » dans la quête fataliste, que ce soit par le manque de déférence envers la « Providence » (max. 57), ou par les trop grandes facilités accordées au libre arbitre (max. 59). Du côté « contractuel » : la « destinée » et les « étoiles » avec qui la « fortune » se trouve tantôt en « collusion », tantôt en « conciliation » selon que les Maximes cherchent à en expurger le népotisme (M.S. 39) ou qu’elles préfèrent en dissimuler les négociations diplomatiques (max. 58). Ou plus visuellement : 216 A l’origine du « carré sémiotique » de Greimas (Sémiotique des passions), on retrouve, non sans surprise, les préoccupations du jeune structuraliste qui s’était à l’origine distingué par ses « schémas actantiels » (Sémantique structurale) inspirés du formalisme russe. Maintenant réorganisée selon le carré logique d’Aristote (à qui elle ne fait pourtant jamais référence), la nouvelle « structure actantielle » ressemble à présent au quadrilatère suivant : <?page no="188"?> 188 Ambivalences linguistiques C’est un peu comme si, en poursuivant sa vision implicitement quadrangulaire de la « fortune », La Rochefoucauld avait ‘voulu’ « mobilis[er] » toute la ‘puissance’ de la controverse d’un côté, tout en ‘sachant’, de l’autre, « stabilis[er] » le débat en rappelant combien cette rota fortunae ‘devait’ en fin de compte s’en retourner, ne serait-ce que momentanément, sur les traces ineffaçables de la « Providence » 217 . Un peu comme si, en acceptant que sa « fortune » ne pourrait jamais se soumettre exclusivement au « devoir » imposé par une « destinée » ultra-déterministe, l’auteur des Maximes avait préféré « savoir » le rôle respectif de l’humanité et de ses « étoiles », dans ce bras-defer perpétuel entre le « pouvoir » du « hasard » et le « vouloir » des hommes confrontés à leurs « accidents ». Ou plus visuellement encore : 217 Pour mieux étudier les « passions », je note que Greimas avait lui aussi choisi d’utiliser les modalités, mais moins comme modalités linguistiques qu’en tant que modalités de l’être. Il pouvait ainsi s’appuyer sur les quatre verbes modaux « devoir », « vouloir », « pouvoir » et « savoir » pour représenter sous forme d’équation les « passions » qu’il étudiait, comme par exemple : « désespoir = savoir-ne-pas-être + ne-pas-pouvoir-être + vouloir-être + devoir-être ». Mais surtout, je note qu’il avait très vite observé comment ces quatre modalités, structurées elles aussi en carré, s’organisaient de sorte à ce que la relation entre « vouloir » et « pouvoir » fût un rapport « mobilisant » tout à fait comparable à la « polémique » de la relation entre « discorde » et « antagonisme », et de sorte à ce que la relation entre « savoir » et « devoir » fût un rapport « stabilisant » pareillement comparable à la relation « contractuelle » entre « conciliation » et « collusion » (voir schéma ci-dessus). <?page no="189"?> 189 2. Des « accidents » du « hasard » aux « étoiles » de la « destinée » D’ailleurs, on sent bien toute l’ambivalence de La Rochefoucauld vis-à-vis de ces différentes « fortunes ». D’une part, il veut les effacer, comme avec la M.S. 48 (ou sentence 625) supprimée à la suite du deuxième tirage de première édition : « Il y a une révolution générale qui change le goût des esprits, aussi bien que les fortunes du monde. » De l’autre, il préfère les conserver, comme dans le cas de la maxime 52 : « Quelque différence qui paraisse entre les fortunes, il y a néanmoins une certaine compensation de biens et de maux qui les rend égales. » Dans le premier cas, on peut supposer que l’antithèse entre la pluralité des « fortunes » et la singularité de la rota fortunae suggérée par la « révolution générale » ait paru trop difficile à soutenir à l’intérieur d’une seule maxime, d’où sa suppression. Dans le deuxième, en revanche, on constate que, si le retour à la singularité originelle de la « fortune » n’est pas interdit, c’est parce qu’il passe par l’intermédiaire d’une « certaine compensation ». Modalisation bien paradoxale, cela s’entend, puisque rien n’est moins « certain », tout compte fait, que la nature exacte de cette « compensation ». S’agit-il d’une « compensation » d’ordre moral, auquel cas l’on se demande pourquoi les « biens » et les « maux » figurent au pluriel et non pas au singulier ? Ou s’agirait-il plutôt de « biens » et de « maux » matériels, auquel cas la « compensation » pourrait tout aussi bien devenir une « compensation » de nature économique ? La Rochefoucauld se joue volontiers de cette ambivalence lorsque, deux sentences plus loin, il associe explicitement ces « biens » aux « richesses » : « Le mépris des richesses était dans les philosophes un désir caché de venger leur mérite de l’injustice de la fortune, par le mépris des mêmes biens dont elle les privait » (maxime 54). Et le jeu continue de plus belle avec cet apport à partir de la troisième édition : « Notre sagesse n’est pas moins à la merci de la fortune que nos biens » (maxime 323) ; ou encore cet ajout à partir de la quatrième : « Pour être un grand homme, il faut savoir profiter de toute sa fortune » (maxime 343). Apparemment, lorsque la « fortune » des Maximes persiste dans un emploi singulier, il ne faudrait donc pas oublier son acception plus moderne comme synonyme de confort bourgeois, mais seulement dans la mesure où cet emploi peut simultanément être escamoté par le jeu de la polysémie. Car il ne faudrait tout de même pas confondre ces « habiles » arrivistes (maxime 58) ou, pire encore, ces arrogants « philosophes » (maxime 54) à l’« élévation » des plus « grands » qui, pour leur part, savent ne pas « dépend[re] » de la « fortune » (maxime 399), sans pour autant prétendre échapper à son incarnation la plus fatale : la mort. <?page no="190"?> 190 Ambivalences linguistiques IV. 3. « [D]e ne dépendre plus des caprices de la fortune » La « fortune » chez La Rochefoucauld, comme nous le comprenons mieux que jamais à présent, ressemble effectivement à une force très « capric[ieus]e », c’est-à-dire à une force plus ou moins détachée de contraintes déterministes, selon les formes que lui accordent ses diverses modalités à la fois syntaxiques et sémantiques. Néanmoins, dans son ultime intervention, au sein de la dernière sentence des Maximes, la « fortune » nous rappelle aussi combien ses « caprices » persistent malgré tout dans un esprit de déterminisme fataliste associé spécifiquement à une plus longue réflexion sur la « mort ». Ainsi la retrouvons-nous, pour la dernière fois, dans une phrase où il s’agit « […] d’être affranchi des misères de la vie, et de ne dépendre plus des caprices de la fortune » (maxime 504) 218 . Phrase particulièrement problématique, comme nous allons bientôt le voir, puisque, d’un côté, il est question de continuer à y dénoncer le « mépris de la mort [des] philosophes […] païens », selon l’impulsion pamphlétaire donnée dès les premières phrases de cette maxime finale, et que, de l’autre, il serait plutôt question de concéder au fatum stoïcum une validité qui le rapprocherait étrangement de la philosophie déployée ici par La Rochefoucauld. Mais surtout, phrase parfaitement ambivalente, par sa double modalisation antithétique, et qui ouvre donc une dernière boîte de Pandore dans le discours sur la « fortune » dans les Maximes. 218 Voici l’intégralité de cette dixième phrase de la maxime 504 (qui en comporte quinze au total) : « La gloire de mourir avec fermeté, l’espérance d’être regretté, le désir de laisser une belle réputation, l’assurance d’être affranchi des misères de la vie, et de ne dépendre plus des caprices de la fortune, sont des remèdes qu’on ne doit pas rejeter ; mais on ne doit pas croire aussi qu’ils soient infaillibles. » A noter aussi que, dans cette maxime de clôture, c’est bien sûr la phrase finale (d’ailleurs la plus longue de toute la sentence) qui résume dans le plus grand détail la philosophie d’ensemble de La Rochefoucauld sur la question de la « mort ». Je me permettrai donc de la citer ici également, à titre de référence comparative : « Ainsi, bien que les motifs soient différents, ils produisent les mêmes effets : de sorte qu’il est vrai que, quelque disproportion qu’il y ait entre les grands hommes et les gens du commun, on a vu mille fois les uns et les autres recevoir la mort d’un même visage ; mais ç’a [sic] toujours été avec cette différence que, dans le mépris que les grands hommes font paraître pour la mort, c’est l’amour de la gloire qui leur en ôte la vue, et dans les gens du commun, ce n’est qu’un effet de leur peu de lumière qui les empêche de connaître la grandeur de leur mal, et leur laisse la liberté de penser à autre chose. » Pour le reste de la maxime 504, trop long pour être ici répercuté dans son intégralité, je me contenterai alors de ne le citer que par syntagmes, en mentionnant au passage le numéro des phrases auxquels ces syntagmes se rattachent. <?page no="191"?> 191 3. « [D]e ne dépendre plus des caprices de la fortune » Certes, l’objectif proclamé de la maxime 504 reste relativement clair, comme l’annonce sa phrase d’ouverture : « Après avoir parlé de la fausseté de tant de vertus apparentes, il est raisonnable de dire quelque chose de la fausseté du mépris de la mort : j’entends parler de ce mépris de la mort que les païens se vantent de tirer de leurs propres forces, sans l’espérance d’une meilleure vie. » Visiblement, il s’agirait pour La Rochefoucauld d’y poursuivre sa chasse aux sorcières de la « fausseté », mais avec la promesse d’un renversement qui pourrait étonner. Au lieu de s’en prendre, comme à son habitude, aux « vertus apparentes », c’est ici à un vice explicite (le « mépris de la mort ») que le moraliste préfère maintenant s’attaquer. Et surtout, au lieu de s’en tenir à des propos habituellement pessimistes d’où ressortirait l’absence d’une grâce chrétienne, fût-elle ‘efficace’ ou ‘suffisante’, c’est ici sur une note d’optimisme parfaitement inattendue que se conclut la première phrase, puisque le moraliste y suggère « l’espérance d’une meilleure vie. » La Rochefoucauld serait-il en passe de jouer les Pascal dans son ultime sentence, et de nous encourager, lui aussi, à faire le pari sur cette grâce divine, de sorte que la « mort » nous permette soit de tout gagner, soit de ne rien perdre ? L’acharnement dogmatique de la maxime 504 à l’encontre des « philosophes […] païens » nous permettrait presque d’y croire. En effet, la tirade contre le « mépris de la mort [des] païens » continue bien au-delà de la première phrase. On la retrouve dans la deuxième phrase avec l’apodose du « jamais sincère », dans la troisième, avec la troisième irruption consécutive du « je » habituellement effacé (« je doute que personne de bons sens l’ait jamais cru »), et dans la quatrième, avec le jugement encore plus catégorique du « on » (« on n’a jamais raison de mépriser la mort »). Et la tirade de s’intensifier à partir de la huitième phrase où, cette fois-ci, ce sont les « philosophes [païens] » que le narrateur met spécifiquement à l’index, en rabaissant leur sophia au rang de pur doxa (« ils croyaient qu’il fallait […] »). Huitième phrase dont le syntagme « éterniser leur réputation » annonce d’ailleurs le « désir de laisser une bonne réputation » de la dixième. Ce qui permet ultérieurement au moraliste d’asséner ses deux coups les plus percutants, d’abord dans la douzième phrase où le « mépris de la mort » devient vulgaire « flatter[ie] », et ensuite dans la treizième où c’est la « [mé] connai[ssance] » de l’« amour-propre » qui se trouve enfin dénoncée. Autrement dit, après s’être engagé personnellement (« je ») dans un effort de discréditation systématique à l’égard des « païens », si La Rochefoucauld soutient de surcroît que ces pauvres « philosophes » se fourvoient sur le compte de l’« amour-propre », comment ne pas s’en remettre à l’autorité de l’expert en la matière ? Peut-être que le moraliste manque d’expertise en matière de théologie, mais en matière de pure « fausseté », ce n’est pas au vieux courtisan qu’on apprend à faire des grimaces. <?page no="192"?> 192 Ambivalences linguistiques Cependant, il ne faudrait pas non plus oublier que ce « mépris de la mort », si âprement dénoncé par la maxime 504, ne s’applique pas exclusivement aux « philosophes […] païens ». Loin s’en faut. De fait, et pour en revenir spécifiquement au contenu de la dixième phrase, on observe que le premier « remède » visé, dans la liste de faux-semblants où figure la « fortune », n’est nul autre que la « gloire ». Cette même « gloire », d’ailleurs, que l’on retrouvera ultérieurement dans la longue phrase finale où, contrairement à ses habitudes plus modérées, La Rochefoucauld s’attaque de front aux « grands hommes ». Apparemment, il se pourrait fort bien que les « païens » n’aient servi que de point de comparaison à partir duquel le moraliste aurait alors gaillardement franchi le pas pour mieux affiner le portrait de ses contemporains, mais surtout de ses égaux. Peut-être, en effet, que l’objectif principal de la maxime finale ne serait pas, comme le professe pourtant sa phrase d’ouverture, de remettre à leur place les « philosophes » mécréants de l’Antiquité (trop socialement insignifiants, sans doute, pour mériter d’être ici nommés), mais plutôt d’utiliser ces mêmes « païens » comme tremplin vers une critique culturelle éminemment contemporaine (et où, cette fois, ce serait pour se protéger de leur excès d’influence sociale que les critiqués ne seraient pas nommés). Hypothèse donc parfaitement plausible que celle où cette dixième phrase permettrait à La Rochefoucauld, par le biais de concepts applicables aussi bien aux uns qu’aux autres (notamment « gloire » et « réputation »), de glisser presque imperceptiblement d’une harangue philosophico-théologique à un règlement de compte piètrement politique. Hypothèse d’autant plus plausible que celle-ci se vérifie au moins de trois manières différentes, à l’intérieur de la maxime 504. Premièrement, et comme on ne le rappellera peut-être jamais assez, La Rochefoucauld n’a rien d’un théologien. Quelle que soit l’illusion que ses Maximes aient pu fournir, les préoccupations religieuses, que l’on y voit occasionnellement transparaître, disparaissent toujours aussi vite qu’elles ne sont apparues. Ainsi, la maxime finale du recueil en offre une fois de plus la confirmation. Pas plutôt énoncée, dans la phrase d’ouverture, « l’espérance d’une meilleure vie » s’évapore instantanément. Plus la moindre référence, explicite ou implicite, à cet au-delà paradisiaque de la mythologie chrétienne ; plus le moindre effort pour rassurer le croyant en faisant miroiter un quelconque espoir de grâce ; le lecteur de la maxime 504 reste dans un monde qu’il ne connaît à présent que trop bien, un monde de la disgrâce où nul n’est en droit d’espérer son passeport pour la « meilleure vie ». Peut-être que cette « vie » existe effectivement, d’où sans doute l’obligation d’en signaler la potentialité au passage, mais quant à espérer en savourer un jour la récompense, là par contre, rien n’est moins sûr. Les traces s’effacent dans les esprits comme elles s’effacent dans le texte. <?page no="193"?> 193 3. « [D]e ne dépendre plus des caprices de la fortune » Deuxièmement, et plus pertinemment encore d’un point de vue « philosoph[ique] », La Rochefoucauld ne s’intéresse que très superficiellement aux « philosophes […] païens » à proprement parler. Outre le fait qu’aucun de ces penseurs antiques n’obtient droit de cité dans la maxime 504, on remarque ainsi qu’au soi-disant « mépris de la mort » pratiqué par ces « païens » correspond une parfaite méprise de leur « philosoph[i]e ». Méprise certes assez fréquente chez les intellectuels prérévolutionnaires, mais fondée sur un « contresens traditionnel » qu’il convient ici d’exposer, afin de mieux saisir la valeur stratégique de ce stéréotype, tout au moins chez La Rochefoucauld 219 . En effet, il est bien difficile de trouver chez les stoïques la moindre référence au « mépris de la mort ». Au mieux rencontre-t-on, chez Sénèque par exemple (puisque c’est là le « philosophe » dont les Maximes prétendraient se moquer le plus, à en croire leur frontispice), une référence à la « contemptionem animae », dans une des toutes premières épîtres de ses fameuses Lettres à Lucilius (I, 4). Mais il faudrait alors ajouter que cette fameuse « contemptionem animae » se traduirait plutôt par un « mépris du principe vital », ce qui est pratiquement le contraire du « mépris de la mort ». Par ailleurs, il faudrait préciser que même ce « mépris » se voit rapidement tempéré par le fait que la « contemptionem » en question ne représente pas la pensée de Sénèque, mais celle de l’interlocuteur qu’il s’imagine, afin de mieux dramatiser son propos 220 . Lui-même, en revanche passe plutôt son temps à corriger les bévues de son disciple imaginaire, un peu comme il aurait sans doute aimé corriger, ultérieurement, celles de ses interprètes les moins avisés, ou en tout cas les plus hâtifs… La Rochefoucauld entre autres. Troisièmement, et une fois accepté le glissement identitaire des accusés de la maxime 504 (qui, par leur « amour de la gloire », finissent par s’éloigner des « philosophes […] païens » pour mieux se rapprocher des « grands hommes »), 219 Pour ce « contresens traditionnel », voir en particulier la page de Paillard (Lyon 3) pour l’Encyclopédie de l’Agora : http : / / agora.qc.ca/ Documents/ Stoicisme--Fatum_ stoicum_par_Christophe_Paillard. Le philosophe y énumère, entre autres, parmi les coupables de cette méprise : Descartes, Pascal, Fontenelle et Diderot. 220 Comme l’indique l’incise du « inquis », ce sont effectivement les propos de son interlocuteur imaginaire que Sénèque répercute dans la phrase suivante : « Difficile est, inquis, animum perducere ad contemptionem animae ». Assez ironiquement, bien sûr, c’était précisément dans la phrase précédente (décidément destinée à être mal interprétée par tous) que le grand stoïcien nous livrait une de ses plus fameuses formules sur la « mort » : « Mors ad te venit : timenda erat si tecum esse posset : necesse est aut non perveniat aut transeat » (Lettres à Lucilius : I, 4). Comme quoi le « mépris de la mort » que La Rochefoucauld et ses contemporains croyaient identifier dans la philosophie stoïque aurait très bien pu résulter d’un sombre amalgame entre deux phrases prononcées, à l’intérieur d’un même texte, par deux énonciateurs pourtant conçus à demeurer en contrepoint. <?page no="194"?> 194 Ambivalences linguistiques comment ne pas reconnaître, dans la phrase finale de cette sentence, un dernier glissement associatif qui confirmerait plus avant l’hypothèse d’un règlement de compte politique ? Par delà la réflexion philosophico-théologique que semble au départ promettre la maxime de clôture, on observe en effet un dernier rapprochement, cette fois-ci « entre les grands hommes et les gens du commun ». Rapprochement encore plus dangereux que celui avec les « païens » puisque, d’une part beaucoup plus explicite, et d’autre part beaucoup plus socialement subversif par sa contemporanéité. Rapprochement que La Rochefoucauld s’empresse bien sûr de nuancer en y apportant la « différence » nécessaire à sauver la face de ces « grands hommes », à savoir le fait que leur « amour de la gloire » n’est tout de même pas à confondre avec le « peu de lumière » des « gens du commun ». Mais rapprochement qui n’en persiste pas moins, même au sein de cette ultime distinction, puisqu’au lieu de conclure sa phrase sur un gros plan nostalgique sur la « gloire [des] grands », c’est très nettement sur la « liberté de pensée » du « commun » des mortels que La Rochefoucauld préfère conclure sa maxime et, par extension, ses Maximes 221 . Inutile de continuer à se leurrer sur la suprématie culturelle des « grands » ; face à la « mort », tout le monde finit par loger à la même enseigne, et si quelques-uns devaient finir un peu mieux lotis que les autres, ce ne serait pas nécessairement ceux que l’on aurait pu attendre. Car là encore, le « peu de lumière [des] gens communs » rappelle étrangement la « sot[tise] » de la maxime 309, ou encore la « fo[lie] » de la maxime 310. Peut-être, pour « se bien tirer » de l’ultime confrontation avec la « fortune » (ou, en tout cas, pour s’en acquitter le moins mal), suffit-il simplement d’assumer jusqu’au bout la responsabilité de sa propre niaiserie. Auquel cas, les plus « grands », irrémédiablement condamnés par l’intelligence de leur fameux « amour de la gloire », finissent à nouveau par se retrouver exclus de l’ultime « liberté » qui aurait pu affirmer leur humanité aux portes de la « mort ». Ultime confrontation, sans doute, du moraliste avec son amour-propre, mais surtout, ultime règlement de compte d’un « grand » aristocrate avec son milieu. Après un La Rochefoucauld qui sympathise secrètement avec la cause des « habiles gens », voici un La Rochefoucauld pour qui même les « gens du commun » mériteraient un égard tout particulier. Autrement dit, malgré ses apparences de réflexion philosophico-morale sur le « mépris de la mort » des « philosophes […] païens », la maxime 504 se révèle plutôt comme une sentence rédigée à l’encontre de la « gloire » impuissante d’une noblesse contemporaine à La Rochefoucauld. L’ironie étant bien 221 Préférence que La Rochefoucauld accentue d’ailleurs en substituant la « liberté de penser » à la rêverie potentielle de « la liberté de songer » sur laquelle il avait préféré conclure la première édition. <?page no="195"?> 195 3. « [D]e ne dépendre plus des caprices de la fortune » sûr que son auteur ne saurait vraiment démonter cette noblesse sans quelque part se démonter lui-même, il faut alors à notre moraliste un dernier tour de magie pour éviter de transformer cette tragédie de l’amour-propre en une comédie de l’autodérision 222 . Or, c’est précisément sur ce tour de magie verbal qu’il faudra enfin s’arrêter, car comme nous allons maintenant le découvrir, c’est là que se joue l’ultime renversement de la maxime finale, et c’est surtout là où nous pourrons savourer une dernière fois toute l’élégance du clavier si bien tempéré de notre moraliste modal. Pour ce faire, et comme convenu au départ, repassons à présent par la dixième phrase de cette maxime de clôture, précisément à l’interface des « caprices de la fortune » et de l’apodose constituée par la proposition coordonnée du « mais […] ». C’est ici, en effet, que viennent se loger le prédicat de la proposition principale, ainsi que sa subordonnée relative : « […] sont des remèdes qu’on ne doit pas rejeter ». Mais surtout, c’est ici encore que refait surface la modalité déontique de l’obligation (« doit »), bien que de manière encore plus autoritaire qu’auparavant, puisqu’apparaissant maintenant sous forme négative, c’est-à-dire sous forme d’interdiction. Là où le moraliste s’était précédemment contenté de formuler ses injonctions de manière positive, notamment avec le « Il faut » de la sixième phrase, ou avec l’impératif de la neuvième (« Contentons-nous […] »), ici, finies les civilités précautionneuses ; il s’agit une fois pour toutes de tirer un trait sur la doxa du « mépris de la mort ». D’où, sans doute, la raison pour laquelle la longue accumulation de sujets (« gloire […] », « espérance […] », « désir […] » et « assurance […]) » se solde, à l’issue du prédicat, par le seul attribut « des remèdes », eux-mêmes déjà fameusement associés aux « vices » (maxime 182). Mais d’où également la surprise du lecteur lorsque le trait sur la doxa ne survient que dans la proposition finale (« on ne doit pas croire »), et non 222 Ce n’est bien sûr pas mon propos que de m’attarder sur le potentiel comique d’une maxime aussi sombre que la maxime 504, mais il n’en demeure pas moins que ce potentiel existe effectivement, et surtout dans la quatrième phrase où l’autodérision se porte à fleur de peau : « […] ceux mêmes qui se la donnent volontairement [la mort] ne la comptent pas pour si peu de chose, et ils s’en étonnent et la rejettent comme les autres, lorsqu’elle vient à eux par une autre voie que celle qu’ils ont choisie. » Non content d’éculer plus avant le topos tragi-comique de l’être humain rechignant devant la mort (ex. La Fontaine : « La Mort et le Malheureux » ; « La Mort et le Bûcheron » ; « La Mort et le Mourant »), La Rochefoucauld y ajoute son propre grain de fantaisie en prétendant connaître intimement la psychologie des suicidés. A se demander combien de ses amis dépressifs auraient eu la gentillesse de venir lui communiquer leurs impressions après la mort, ou mieux encore, combien de fois un La Rochefoucauld suicidaire aurait « volontairement » pratiqué ce rituel afin de pouvoir le décrire avec plus d’autorité ! <?page no="196"?> 196 Ambivalences linguistiques pas dans la principale où cette première interdiction se voit de fait associée à l’action de « rejeter » ces mêmes « remèdes ». Ainsi, malgré tout l’effort de durcissement déontique de cette dixième phrase, culminant par l’apodose de l’interdiction prononcée à l’encontre des croyances fautives, La Rochefoucauld persiste discrètement dans son adhésion aux « vices […] remèdes » qu’il avait pourtant cru bon de retirer de la position d’ouverture de ses Maximes, suite à l’édition de Hollande. Non seulement le moraliste s’offre-t-il alors la possibilité de revenir à chaque instant sur ses pas, mais il peut donc, et par la même occasion revenir sur les pas de ceux-là mêmes à qui il semblait le plus s’attaquer. Or, quelles traces exactement nous laisse La Rochefoucauld dans sa maxime de clôture ? Quelles marques de sa propre philosophie sur la « mort » nous lègue le moraliste ? Bien peu de choses, certes, mais en tout cas un fort relent de cette politique de l’autruche qui avait déjà inspiré l’amoureux du chapitre précédent. A preuve, les deux phrases injonctives citées auparavant : « Il faut éviter […] » et « Contentons-nous pour faire bonne mine […] ». Dans la première, il s’agit donc littéralement d’« éviter » le « visage » de la « mort », autrement dit de savoir se cacher lorsque celle-ci se présente à nous. Savoirfaire qui découle d’ailleurs d’une modalité boulique, comme l’indique la proposition subordonnée conditionnelle de cette même phrase (« si on ne veut pas croire […] »). Dans la deuxième, il s’agit plus encore de « […] ne pas nous dire à nous-mêmes tout ce que nous en pensons », c’est-à-dire de savoir tout simplement se taire plutôt que de délirer sur des fantasmes morbides. Savoir-faire, là encore, en partie fondé sur la modalité implicite du vœu pieux, puisque le moraliste nous incite par ailleurs à « espér[er] plus de notre tempérament […] ». Ainsi, après avoir fustigé le « mépris de la mort » et tout son cortège de faux-semblants, La Rochefoucauld propose lui aussi de « faire bonne mine », autrement dit de se dissimuler à son tour quelque peu, face au regard impitoyable de la fatalité. Mais à la différence près, il faut bien le signaler, que le moraliste ne perçoit apparemment pas sa dissimulation de la même manière que celle de ses rivaux. Car là où ceux-ci continueraient sans vergogne à se « déguis[er] » comme dans l’exergue du recueil, lui au moins aurait l’« honnête[té] » de ne porter aucun masque, ou tout au moins l’« habile[té] » de savoir tout simplement regarder ailleurs au lieu d’« envisager » la « mort » de face. A ce sujet, d’ailleurs, rien ne résume mieux la pensée de La Rochefoucauld que cette septième phrase, glissée stratégiquement au cœur de la sentence : « Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s’empêcher de la considérer ; mais tout homme qui la sait voir telle qu’elle est trouve que c’est une chose épouvantable. » Ici, la « mort » représente certes toujours le point d’orgue de la phrase, mais l’euphémisme qui la contient en dernier lieu à cette « chose épouvantable » rappelle <?page no="197"?> 197 3. « [D]e ne dépendre plus des caprices de la fortune » également combien, dans ce cas tout au moins, c’est plutôt vers la protase qu’il faut aller chercher le noyau sémiotique de l’énoncé. A savoir dans cette « honnête[té] » des « prétextes », cela va de soi, mais surtout dans cette « habile[té] » curieusement associée, par superlatif interposé, à une forme de « brav[oure] » apparemment absente des autres stratégies de contournement. Là encore, et comme à l’issue du premier chapitre, cette admiration insolite du moraliste pour la supériorité de l’« habile » sur l’« honnête »… Néanmoins, changeons à nouveau de champ métaphorique, en repassant du « mépris de la mort » comme « déguise[ment] » au « mépris de la mort » comme « remède », et la frêle distinction, qui semblait élever le moraliste au-delà de son sujet, disparaît purement et simplement. Comme l’indique en effet la dixième phrase, La Rochefoucauld et sa « Franchise » de courtisan hors pair peuvent encore entretenir l’illusion d’une supériorité morale face à tous ces masques de faux-semblants. Mais face à la « mort » elle-même, le moraliste et son grand corps malade semblent volontiers se satisfaire des mêmes « remèdes » que partagent apparemment les courtisans classiques et les « philosophes » stoïciens. D’un côté, et très explicitement, on remarque ainsi combien les syntagmes « éviter de l’envisager » et « s’empêcher de la considérer » des sixième et septième phrases annoncent directement le prédicat « ôte la vue » de la dernière phrase où le sujet (« amour de la gloire ») s’appliquait pourtant aux grands hommes, et non au très sage moraliste. Autrement dit, face à la maladie de la « mort », le « remède » de l’un correspond parfaitement au « remède » des autres ; il faut en fin de compte savoir regarder ailleurs. De l’autre côté, et plus implicitement encore, on remarque également combien la philosophie de La Rochefoucauld finit, non pas simplement mais bien doublement, par rejoindre le fameux fatum stoïcum des « païens » qu’il prétendait à l’origine éreinter. Ainsi, en concédant l’importance de savoir regarder ailleurs que dans les yeux de la « mort », le moraliste concède-t-il, d’une part, l’importance non pas de « changer le cours des événements », mais plutôt de « changer la représentation qu’il s’en fait », comme le voulaient les stoïques 223 . Et d’autre part, en signifiant l’essentialité des « remèdes » comme plate-forme tournante de son argument, ne serait-ce qu’à un niveau métaphorique, La Rochefoucauld indique aussi cette même recherche d’une ‘absence de maladies’ que, là encore, les stoïques résumaient par leur concept 223 Référence, là encore, à l’excellente page de Paillard dans l’Encyclopédie de l’Agora (voir la note 219). Ce philosophe y rappelle en particulier que, « [l]oin d’un déterminisme uniforme, le fatum stoïcum est personnalisé par l’individualité de chacun », et que cette « individualité » commence par une « liberté de jugement » où, « [f]aute de pouvoir changer le cours des événements, l’homme peut changer la représentation qu’il s’en fait. » <?page no="198"?> 198 Ambivalences linguistiques d’apatheia. En somme, plus le moraliste se détourne de ceux dont il méprise le plus le « mépris », plus il se reconnaît dans leurs faiblesses qu’il finit alors par retrouver plus facilement comme les siennes propres. Car au bout du compte, la maxime 504, c’est bien plus que l’histoire d’un homme dégoûté par une humanité corrompue ; c’est l’histoire d’un homme qui embrasse in extremis une humanité qu’il avait jusque-là portée à bout de bras. En bref, par le biais de la modalité déontique réitérée dans la dixième phrase de sa sentence finale, La Rochefoucauld parvient à attirer notre attention, non pas sur la doxa du « mépris de la mort » telle que l’« on ne doit pas [y] croire », mais sur la doxa telle que l’« on ne doit pas [la] rejeter ». De ce fait, il parvient essentiellement à souligner l’importance, face à la « mort », d’« éviter de l’envisager », de « s’empêcher de la considérer » (sixième et septième phrases), ou encore d’« en détourner les yeux » (treizième phrase). Importance littérale puisque, faut-il bien le rappeler, La Rochefoucauld demeure avant tout le Frondeur qui, pour avoir reçu en plein visage une décharge de mousquet, faillit effectivement en perdre la vue 224 . Mais aussi importance métaphorique, puisque le moraliste reste entre autre célèbre pour sa maxime 26 où, là encore, c’était le « regard » humain qui se trouvait le plus menacé par la « mort » : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Or, ce « regard » fuyant dont le « peu de lumière » lui permet de « détourner les yeux pour les arrêter sur d’autres objets », ce n’est pas dans la maxime 504 que nous le rencontrons pour la première fois formulé de la sorte. Ce « regard », c’était déjà celui de la « fortune » dans la maxime 380 : « La fortune fait paraître nos vices, comme la lumière fait paraître les objets. » Et cette « fortune », elle aussi, aurait eu des « yeux » pareillement vulnérables, puisque la maxime 391 la présentait à son tour comme potentiellement « aveugle » 225 . Autrement dit, une fois encore, et malgré leurs ressemblances de surface, même la « mort » ne saurait rapprocher la « fortune » de ce déterminisme qui semble perpétuellement lui faire défaut. In fine, les « caprices de la fortune » ressembleront toujours plus aux stratégies modalisées d’une humanité aspi- 224 A ceux ou celles qui me tiendraient ici rigueur de jouer un peu trop facilement la carte d’une approche biographique démodée, je rappellerai tout de même que, si la maxime 504 ne fait aucune référence explicite à la Fronde, sur le plan métaphorique, en revanche, l’imagination militaire du Frondeur, quant à elle, bat son plein, notamment dans la onzième phrase où se déploie une des plus systématiques métaphores filées du recueil : « Ils [les remèdes] font, pour nous assurer, ce qu’une simple haie fait souvent à la guerre pour assurer ceux qui doivent approcher d’un lieu d’où l’on tire : quand on en est éloigné, on s’imagine qu’elle peut mettre à couvert ; mais quand on en est proche, on trouve que c’est un faible secours. » 225 Maxime 391 : « La fortune ne paraît jamais si aveugle qu’à ceux à qui elle ne fait pas de bien. » <?page no="199"?> 199 Conclusion : mélancolie de la « fortune » ? rant à la « liberté » qu’à la direction absolutiste d’une fatalité étranglée par sa rigor mortis. Conclusion : mélancolie de la « fortune » ? Le moins que l’on puisse dire, à l’heure du bilan sur la « fortune » dans les Maximes, c’est que la rota fortunae de La Rochefoucauld paraît quelque peu déformée. Le cercle, qui semblait à l’origine pouvoir le plus simplement la définir par sa métaphore la plus éculée (maxime 60), disparaît aussi vite qu’il n’était apparu. Et à sa place surgit une structure modale visiblement beaucoup plus quadratique. Que ce soit d’un point de vue syntaxique, ou selon une perspective plus ouvertement sémantique, la « fortune » se laisse en effet encadrer par tout un discours qui en modalise la teneur, serait-ce pour en atténuer le fatalisme, serait-ce pour en accentuer les « caprices ». Côté syntaxique, nous découvrons alors une « fortune » réduite au rang de simple figurante dans le rapport de force grammatical qui l’oppose au libre arbitre de l’humanité, peu importe d’ailleurs sa position de sujet ou de prédicat dans les sentences. Dans le meilleur des cas, comme dans celui de la maxime d’ouverture par exemple, cette figuration semble équitablement partagée avec, en l’occurrence, l’« industrie » humaine. Mais dans le pire des cas, comme dans celui de la maxime 399, la figuration en finit même par ressembler à une cruelle absence, là en particulier où l’« élévation » de certains hommes se suffit apparemment à elle-même. Ainsi, en termes de modalisation épistémique, la « fortune » s’éloigne-t-elle de son caractère intrinsèquement ‘certain’ (maxime 60) pour devenir tour à tour ‘probable’ (maxime 227) ou même ‘contestable’ (maxime 308) pour ne pas dire pratiquement ‘exclue’ du partage face à la liberté humaine (maxime 399). Autrement dit, la rota fortunae devient l’objet d’un discours probabiliste d’où ressort toute l’incertitude de son déterminisme fondamental. Il en va de même du côté sémantique, sauf que cette fois-ci c’est par la quadripartition de ses synonymes que la roue de la « fortune » continue à se réinventer. Car avec l’ouverture de son champ lexical, la rota fortunae des Maximes se redéfinit de quatre manières différentes : d’abord comme « destinée » rapidement effacée (M.S. 39), ensuite comme « hasard » subtilement accentué (maximes 57, 105 et 344), puis comme « accidents » apparemment minimisés (maximes 59 et 310), et enfin comme « étoiles » discrètement célébrées (maxime 58). En termes de modalisation déontique, on observe alors une tendance à s’écarter de la « fortune » comme ‘obligation’ de la « destinée » pour mieux se rapprocher des autres « fortunes » ; fût-ce du « hasard » sur lequel pèse encore un semblant d’interdiction’ (maxime 105) ; fût-ce des <?page no="200"?> 200 Ambivalences linguistiques « accidents » dont on éprouve d’emblée le caractère pratiquement ‘facultatif’ (maxime 59) ; ou fût-ce avant tout des « étoiles » grâce auxquelles les hommes s’accordent la ‘permission’ de juger leurs semblables. Là encore, le déterminisme inhérent de la « fortune » se trouve donc mis à mal. Là encore, la rota fortunae paraît plus déformée que jamais. Or, même dans sa rencontre la plus fataliste, à savoir celle avec la « mort » dans la sentence finale, la « fortune […] capric[ieus]e » de La Rochefoucauld ne regagne rien de son déterminisme perdu. Tout au contraire, dans la maxime 504, c’est plutôt la « mort » elle-même qui finit par perdre de sa gravitas, lorsque le moraliste concède à ses lecteurs qu’il suffit « d’en détourner les yeux » pour ne pas se laisser « épouvant[er] ». En effet, malgré son incitation apparente à ne pas imiter le « mépris de la mort » des « philosophes […] païens », la sentence finale rejoint en fin de compte la position de ceux qu’elle prétendait critiquer. Et à l’issue de la toute dernière proposition (non seulement de la maxime 504, mais des Maximes dans leur intégralité), ce n’est plus la lourdeur d’un déterminisme fataliste que l’on retiendra, mais plutôt la légèreté d’une « liberté de penser » toute humaine. « [L]iberté » certes contrainte à toutes les entournures, mais « liberté » qui, en sachant se détourner de la « mort », suggère peut-être également pourquoi la « fortune » demeure néanmoins si incontournable chez La Rochefoucauld… Si la rota fortunae ne peut plus être contournée, c’est peut-être, in fine, parce que toutes ces déformations successives ne lui permettent tout simplement plus de tourner. De fait, le plus curieux dans les mésaventures de la « fortune » des Maximes, c’est surtout de s’apercevoir de la régularité étrangement géométrique avec laquelle notre charron de moraliste s’acharne contre sa roue. Même dans le cas de son discours sur la « mort », où la quadrature modale, à proprement parler, semble se dessiner avec moins de précision que dans les deux cas précédents, La Rochefoucauld ne tarde guère à faire apparaître la même préférence structurale. Ainsi, en adaptant une dernière fois la terminologie sémiotique de Greimas, on remarque que la relation de l’homme avec la « mort » n’est pas une question de devoir-mourir, mais plutôt de nepas-devoir-ne-pas-mourir (maxime 504) 226 . De même aurait-on préalablement pu observer que cette relation n’était pas non plus une question de pouvoirmourir, mais plutôt de « ne [pas] p[ouvoir] s’empêcher de mourir », c’est-à-dire de ne-pas-pouvoir-ne-pas-mourir (maxime 23) 227 . Autrement dit, même sans 226 Revoir la note 217. 227 Maxime 23 dont voici l’intégralité du texte : « Peu de gens connaissent la mort : on ne la souffre pas ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume, et la plupart des hommes meurent parce qu’on ne peut pas s’empêcher de mourir. » <?page no="201"?> 201 Conclusion : mélancolie de la « fortune » ? passer explicitement par les deux autres points de son « carré sémiotique » (le devoir/ pouvoir-ne-pas-mourir et le ne-pas-devoir/ pouvoir-mourir), le discours sur la « mort » s’appuie encore implicitement sur une structure oppositionnelle de type quadratique : Peu importe que tous les actants de ce drame sémiotique ne soient pas simultanément présents sur scène, puisqu’en fin de compte ce drame continue à se modaliser de quatre manières différentes, tout comme s’étaient déjà modalisés les drames syntaxique et sémantique de la « fortune ». Pour La Rochefoucauld, pas même la « mort » ne parviendra à arrondir les angles de la rota fortunae. Pas même la « mort » ne parviendra à surmonter la quadrature modale. Toutefois, il ne faudrait pas non plus s’imaginer que le charron de la « fortune » se transforme en géomètre fou. Car qui dit réinvention quadratique de la rota fortunae ne dit pas nécessairement recherche d’une parfaite quadrature du cercle. Loin s’en faut. En se penchant d’un peu plus près sur le cas des ‘carrés’ modaux dessinés par les Maximes, on remarque en effet une assez nette préférence du moraliste, non pas pour la position contraire à la version la plus déterministe de la « fortune » ou de la « mort », mais bien pour une position subalterne à cette fatalité la plus sombre. Ainsi, dans le cas de la modalité épistémique, privilégiée par les différentes configurations syntaxiques de la « fortune », c’est surtout la ‘probabilité’, version subalterne de la ‘certitude’ qui prime sur l’‘exclu’ et sur le ‘contestable’. De même, dans le cas de la modalisation sémantique, apportée par l’exploration du champ lexical de cette « fortune », ce sont là encore les « étoiles » qui, par leur noblesse subalterne à celle de la « destinée », trahissent un instinct secret de préservation patricienne par rapport à un « hasard » et à des « accidents » un peu trop plébéiens. Et finalement, dans le cas ultime de la rencontre avec la « mort », comme nous venons de le voir à l’instant, c’est une fois de plus la modalisation négative des contraires (ne-pas-devoir-ne-pas-mourir ou ne-pas- <?page no="202"?> 202 Ambivalences linguistiques pouvoir-ne-pas-mourir), autrement dit la position subalterne des devoir-mourir ou pouvoir-mourir, qui perturbe à son tour la régularité géométrique de la quadrature modale dans le discours fataliste. En fin de compte, que ce soit sur le plan syntaxique, sémantique ou même sémiotique, les différents « carrés » de la « fortune » ou de sa consœur la « mort » se déforment alors encore plus asymétriquement que la malheureuse rota fortunae. Un peu comme si le charron des Maximes avait décidé, pour réinventer sa ‘roue’, non seulement de l’aplanir sur quatre côtés, mais en plus de l’étirer dans une seule des quatre directions, de sorte sans doute à mieux laisser son empreinte sur le parcours de ses voyageurs. Au lieu de se complaire dans une simple permutation géométrique où la « fortune » pourrait perpétuellement alterner entre une structure tantôt circulaire, tantôt quadrilatérale, l’auteur des Maximes semblerait avoir voulu proposer une résolution à ce va-et-vient incessant de l’ambivalence structurale. Ainsi, en aplatissant la structure sur un de ses côtés plutôt que sur les trois autres, La Rochefoucauld parvient certes à donner l’illusion qu’il pourrait encore s’extirper de sa logique ambivalente, s’il le voulait bien. Mais il ne le veut pas. Ou tout au moins, il ne semble pas le vouloir. Et surtout pas lorsque la solution, réitérée à tous les niveaux de son discours modal, semble nous orienter vers le probabilisme d’une « fortune » à la dérive. Car, en somme, le moraliste finit toujours par se retrouver face à face avec cette divinité au double visage qui, aujourd’hui encore, continue à murmurer son nom sur les murs du temple de Préneste. Cette divinité qui, à la fois mère et fille de l’éternel Jupiter, se voit elle aussi partagée « mélancolique[ment] » entre son passé et son avenir. Cette divinité qui nous berce autant qu’elle nous blesse… Fortuna. <?page no="203"?> Conclusion Des ambivalences complexes, ‘réservées’ au silence « [C]e moment fragile où le verbe se tait, touche à la fois au silence et à l’applaudissement » (Barthes, « La Rochefoucauld », 78) 1. La complexité des ambivalences gnomiques Jusqu’à présent, le dualisme métaphysique de Descartes semble avoir survécu plus facilement que les ambivalences gnomiques de La Rochefoucauld. Et cela se comprend. D’un côté, en effet, le cartésianisme nous simplifie la vie en réaffirmant la scission platonicienne du sujet et de l’objet qu’il rebaptise res cogitans et res extensa 228 . Dualisme aussi illusoire que chez Platon puisque, derrière cette « scission », se cache la même nostalgie d’un univers moniste où la perfection des Idées aurait tout simplement fait place à celle d’un Dieu, bien entendu unique 229 . Mais surtout, dualisme qui, par l’importance 228 Entendons-nous sur le fait que la philosophie cartésienne, dans ses nuances, n’a rien de simple, mais que c’est la fameuse « mathesis » du cartésianisme qui, comme l’explique si élégamment Foucault, contribue à ordonner le désordre apparent de l’épistémologie de la Renaissance, en imposant l’« ordre » simplifié de la « mesure » : « La critique cartésienne de la ressemblance […] n’est plus la pensée du XVI e siècle s’inquiétant devant elle-même et commençant à se déprendre de ses figures les plus familières ; c’est la pensée classique excluant la ressemblance comme expérience fondamentale et forme première du savoir, dénonçant en elle un texte confus qu’il faut analyser en termes d’identités et de différences, de mesure et d’ordre » (Les mots et les choses 66). 229 En ce qui concerne les limites du dualisme cartésien, je renvois en particulier à l’excellente définition de Cottingham qui, après avoir précisé que Descartes était à la fois pluraliste (« as far as minds are concerned ») et moniste (« [i]n the case of corporeal substance »), finit par indiquer que Dieu, si central à la métaphysique cartésienne, « alone qualifies as substance stricto sensu » (54). <?page no="204"?> 204 Conclusion qu’il accorde au Cogito, permettrait de surcroît aux scientifiques de l’ère dite moderne (à moins que ce ne soit simplement aux positivistes), de reconnaître en Descartes une sorte de père fondateur 230 . Car l’avantage décisif du Cogito cartésien, ne l’oublions quand même pas, c’est que derrière cette présence incontestable de Dieu se trouvent deux des sujets les plus aptes à flatter l’esprit scientifique, à savoir la liberté de l’homme et la supériorité de sa pensée. Comme le résume d’ailleurs si élégamment Revel, le Cogito, pour les rationalistes nostalgiques de « la philosophie naturelle […] satisfaisait le désir de transcendance en empruntant le langage de l’immanence » (118). De l’autre côté, inversement, les ambivalences de La Rochefoucauld nous compliquent la vie. Non seulement l’auteur des Maximes ne satisfait que rarement le « désir de transcendance », mais en plus il multiplie les immanences de sorte que son « amour-propre » revête autant de déguisements que les « honnêtes gens » qui deviennent, entre autres, les objets de son observation 231 . Puisque le sujet observant se conçoit lui-même comme un honnête homme, et qu’à tous les objets observés correspondent diverses formes d’amour-propre, l’identité du sujet ne pourrait alors plus se séparer de la diversité de ses objets, et vice-versa. Plus moyen pour le sujet pensant de rester enfermé dans la seule et unique certitude de son Cogito ; il faudrait alors que ce sujet s’ouvre à toutes les incertitudes de son monde, aussi bien intérieur qu’extérieur 232 . Il faudrait en outre que l’objectivité de toute science puisse être relativisée par la subjectivité de ses observateurs. Et il faudrait surtout que la scission du sujet et de l’objet puisse être ressoudée, afin que la monovalence cartésienne parvienne enfin à recouvrir la mesure pleinement 230 Revel précise que « [l]a promotion de Descartes au rang de pionnier de la science moderne est en réalité la création du XIX e siècle » (111), et qu’ « on a incomparablement plus écrit sur Descartes depuis cent ans [1860] qu’au cours des deux siècles qui ont suivi sa mort » (115). 231 Son observation ou celle des autres, puisque l’imbrication de La Rochefoucauld dans les milieux salonniers a déjà été très largement démontrée (le plus récemment par Chariatte), que sa correspondance avec Esprit et Sablé (eux aussi experts de la forme gnomique) trahit manifestement des velléités de collaboration, et que, comme je le suggère moi-même à l’issu de la deuxième section du chapitre sur l’honnête homme, l’auteur des Maximes souffrait peut-être lui-même d’un léger ‘esprit d’escalier’. 232 Incertitudes que Barthes appelle le « désordre réel de l’homme (désordre des passions, des événements, des humeurs) », ou encore « désordre des realia », par rapport à l’ordre illusoire des « irrealia » ou des « vertus [qui] ne sont que des valeurs parasites », mais surtout « désordre [qui] donne à cet homme son identité » ; « désordre [qui] fait le monde [… et qui] crée, vaille que vaille, la seule vie qui nous soit impartie » (« La Rochefoucauld » 83). <?page no="205"?> 205 1. La complexité des ambivalences gnomiques ambivalente de ses promesses dualistes 233 . Vaste programme, cela s’entend, et d’autant plus inquiétant d’ailleurs que ce serait alors nul autre qu’un « moraliste mondain » qui prétendrait donner à son ancêtre scientifique une leçon de ‘méthode’ appliquée 234 . L’ironie du sort, bien entendu, veut que la sagesse gnomique de La Rochefoucauld se rapproche beaucoup plus immédiatement de nos préoccupations scientifiques actuelles que la sagesse ‘méthodique’ de Descartes… et que nous ne nous en soyons, jusque-là, pratiquement pas aperçu. En effet, le système des ambivalences qui régit le discours des Maximes ne va pas sans évoquer le principe d’incertitude qui régit, depuis Heisenberg, notre physique quantique 235 . Qu’il s’agisse du trajet elliptique de l’« honnête homme » ou du parcours orbital de la microparticule, le dynamisme de l’objet observé empêche que le sujet observant en fixe précisément la position. Au mieux, le sujet peut toujours espérer ralentir le mouvement de son objet en le bombardant des photons de son observation, comme par exemple lorsque La Rochefoucauld tente de surexposer l’« amour-propre » en lui imposant la lumière intensive 233 Car là encore, pour reprendre Barthes, même le « désordre des realia » pourrait se transmuer en un « ordre » nouveau. « Quel ordre ? Non pas celui d’une organisation, mais celui d’une force, ou mieux encore d’une énergie » (83). Autrement dit, plus rien à voir avec « l’imagination de la pesée [où] comme un dieu, l’auteur des maximes soupèse des objets et nous dit la vérité des tares ; [ici], La Rochefoucauld n’est pas un dieu ; […] il ne pèse jamais une Faute singulière et métaphysique, mais seulement des fautes plurielles et temporelles » (75). 234 L’expression de « moraliste mondain » est généralement attribuée à Van Delft, en référence à l’excellent chapitre de son Moraliste classique. Cependant, c’est à Deschanel qu’en revient de fait la paternité, un siècle auparavant, dans son Romantisme des classiques (70). Comme quoi, l’idée d’un La Rochefoucauld « badin, persifleur, enjoué [qui] finit par tempérer singulièrement la gravité [de son] propos » (Van Delft 163) avait déjà fait des adeptes longtemps avant la résurgence de l’intérêt critique à la préciosité, et ce malgré la prévalence de la tradition augustinienne dans l’herméneutique des Maximes (de Sainte-Beuve à Plazenet en passant par Sellier et, bien sûr, Lafond). 235 Je ne jouerai pas ici les apprentis physiciens en prétendant simplifier par moi-même toutes les complexités de l’incertitude selon Heisenberg. Par contre, je laisserai volontiers cet honneur à Lupasco qui, par le pouvoir d’une seule phrase, a réussi à m’expliquer ce principe, mieux que quiconque pour l’instant : « Au fur et à mesure que la position q du corpuscule microphysique s’actualise [ A ], la quantité de mouvement p se [potentialise ( P )], et inversement : q A ⊃ p P ; p A ⊃ q P » (29). Autrement dit, plus un sujet parvient à observer de près un objet, plus il en affecte le mouvement inhérent, moins il en comprend la nature fondamentalement dynamique, et vice-versa. Ou encore, et pour reprendre la formule vulgarisatrice de Heisenberg lui-même : « Science is no longer in the position of observer of nature, but rather recognizes itself as part of the interplay between man and nature » (134). <?page no="206"?> 206 Conclusion de ses multiples éclairages. Mais, dans tous les cas, il devient effectivement impossible de continuer à défendre la fameuse scission cartésienne du sujet et de l’objet. Car, tout comme l’essence de l’« amour-propre » ne peut se laisser capter sans en réduire simultanément l’énergie vitale, les honnêtes gens ne sauraient maintenir leur dynamisme orbital sans, tout à la fois, sacrifier une partie de leur positionnement culturel. De même, tout comme la richesse de la ‘cuisine amoureuse’ ne peut jamais pleinement se déployer sans en altérer la préparation a priori fondamentale de la grillade libertine, le déterminisme lui aussi a priori incontournable de la « fortune » ne saurait se laisser représenter sans se voir opposer l’énergie dynamique d’un discours fortement modalisé. A la « vision pauvre du monde déterministe » apparemment « instituée à partir du XVII e siècle » aurait donc survécu, par-delà la simplification de Morin, une vision beaucoup plus riche de la pensée classique 236 . Vision certes, à ce stade, moins scientifique que celle de Descartes, mais dont les complications encore plus proprement visionnaires appelaient déjà, et pour reprendre Morin là encore, une véritable « science de la complexité » 237 . Or, qui dit complexité des ambivalences gnomiques dit aussi, à la base, complexité du système logique employé par les Maximes. De ce côté-là encore, le discours de La Rochefoucauld ressemble beaucoup plus étroitement à ceux de nos logiques postmodernes qu’à celui de la logique aristotélicienne recyclée par les contemporains jansénistes du vieux duc 238 . Ainsi, bien que l’auteur des Maximes respecte soigneusement le principe de non-contradiction selon lequel, par exemple, les « vertus » (A) ne pourraient pas être à la fois des vertus et des non-vertus (~[A~A]), il n’exclut pas la possibilité tout à fait pragmatique où les éléments contraires (E), à savoir les « vices » de son exergue, se « déguis[eraient] en élément subalterne (O = ~A), de telle sorte que 236 « La vision pauvre du monde déterministe […] n’a pu s’imposer qu’en fonction de la scission paradigmatique entre le sujet et l’objet qui s’est instituée à partir du XVII e siècle » (Science avec conscience 94). 237 Cela fait maintenant plus de quatre décennies que Morin chante les vertus de la « complexité ». Il suffit donc de se référer à pratiquement n’importe laquelle de ses publications pour y retrouver les « paradigmes » ou même les « commandements » de cette « science avec conscience » qui, sans grande surprise, retrouve en partie ses origines dans le principe d’Heisenberg ou dans la « nécessité de lier l’objet à son observateur » (297). 238 A partir du moment où, comme Rousset, on accepte d’interpréter les Maximes comme une entreprise moins classique que baroque (« La Rochefoucauld contre le classicisme »), on ne tarde pas, en effet, à percevoir cette continuité paradigmatique dont nous entretiennent, entre autres, des philosophes comme Maffesoli : « La modernité renvoie au mécanique, au rationnel, au linéaire, au tranché, tandis que la postmodernité comporte du baroque, de l’organique, de l’ambiguïté » (Eloge de la raison sensible 47). <?page no="207"?> 207 1. La complexité des ambivalences gnomiques la nouvelle identité entre les « vertus » et les « vices déguisés » (A = ~A) puisse également se lire comme un démenti du tiers exclu (A v ~A) 239 . Toujours soucieux de ne jamais s’empêtrer dans les contradictions, La Rochefoucauld préfère multiplier les contraires de son répertoire, non pas pour démontrer mais bien pour suggérer combien le fameux tiers exclu mériterait, en fait, de ne pas être si promptement rejeté. Et c’est ainsi, a fortiori, que se complémenteront l’« habile homme » et son « habile » contraire, ou encore les versants agressifs et anxieux des psycho-vecteurs de l’« amour-propre », sans oublier le noble fumet de l’« amitié » et l’ignoble pourriture de la « passion », ou enfin les oppositions modales entre les diverses incarnations de la « fortune ». Mais c’est surtout ainsi que se forgera le lien le plus immédiat, non plus avec la logique classique de la simplicité aristotélicienne, mais avec les logiques postmodernes de la complexité quantique, et tout particulièrement avec la « logique de l’énergie » de Lupasco, autrement connue comme logique du « tiers inclus » 240 . Le problème, évidemment, c’est que cette logique est souvent mal interprétée et que, pour mieux la comprendre, il faut surtout ne pas la confondre avec la dialectique hégélienne dont le mouvement consiste pourtant, lui aussi, à dépasser les limites d’un raisonnement plus classique 241 . En effet, 239 Je renverrai ici au fameux carré logique d’Aristote (note 201) où, en termes aléthiques, le contingent (O) se conçoit également comme non-nécessaire ou ~A, par opposition à l’impossible (A~) et au possible (~A~). 240 Entre les énergies d’actualisation ( A ) et de potentialisation ( P ), précédemment utilisées pour définir le principe d’Heisenberg (voir la note 235), Lupasco invente une troisième énergie, ou « tiers inclus » ( T ), qu’il définit comme « ni A ni B » (T = ~A ~P), mais aussi, et assez curieusement, comme « mi A mi B » (9). Ceci lui permet alors de redéfinir le principe de tiers exclu en logique classique (e v ~e) sous forme d’une « disjonction contradictionnelle de base » énoncée de la manière suivante : (e A • ~e P ) v (~e A • e P ) v (e T • ~e T ) . Ou, plus visuellement encore, cela lui permet de substituer à la table de vérité démodée (à gauche) un tableau de valeurs (à droite) désormais mieux adaptées à sa « logique de l’énergie » (11) : e ~e e ~e V F A P F V T T P A 241 Barthes le comprend très bien, qui observe : « la vision de La Rochefoucauld n’est pas dialectique […] » (76). Cependant, là où, dans la tradition des intellectuels marxistes de son époque, l’auteur du Degré zéro poursuit sa critique en affirmant « […] et c’est en cela qu’elle [la vision non-dialectique] est désespérée […] », je ne vois, pour ma part, aucune raison de me laisser entraîner par un jugement de valeur pareillement pessimiste, surtout lorsque les Maximes, contrairement aux Mémoires de La Rochefoucauld, semblent si détachées de la moindre prétention historique ou politique. <?page no="208"?> 208 Conclusion comme l’explique parfaitement Morin, la dialectique de Hegel est « moniste dans son idée de départ : par là, elle élimine le hasard et devient un mouvement nécessaire » (288). Or, pour La Rochefoucauld en particulier, le « hasard », tout comme d’ailleurs les « accidents », ne disparaissent jamais du discours pourtant déterministe sur la « fortune ». Bien au contraire, ils contrebalancent le déterminisme plus fataliste de la « destinée » et des « étoiles ». Ce qui implique que le « mouvement » de la pensée gnomique n’est que partiellement « nécessaire », et que, dans la « mort » pas plus que dans l’« amour » pourtant triangulaire, les Maximes ne sauraient donc se contenter d’une synthèse simplificatrice. Aussi, et pour reprendre là encore une distinction importante faite par Morin entre la logique hégélienne et celle de la complexité, le « dépassement », dont je me souciais moi-même dès mon introduction, ne peut donc plus se réduire, comme chez Hegel, à un « phénomène frontal et général », mais doit alors se transmuer en un « phénomène déviant et marginal » (288). « [D]éviant » non seulement au sens physique du terme, il faut bien l’apprécier, mais aussi au sens psychologique puisque, en tout cas chez La Rochefoucauld, la déviance se déploie sur toute une gamme d’ambivalences tour à tour agressives et anxieuses, ou les deux à la fois. « [M]arginal » également aux sens à la fois physique et social puisque, par-delà la métaphore orbitale de ses parcours elliptiques, l’« honnêteté » des Maximes se caractérise par la marginalisation de l’« habileté » qui, simultanément, parvient en retour à marginaliser l’« honnêteté ». Enfin, ne l’oublions pas, si la complexité des ambivalences chez La Rochefoucauld dépasse aussi bien la méthode cartésienne que la logique aristotélicienne et que la dialectique hégélienne, c’est précisément parce qu’elle se contente de dépasser, au lieu de perpétuellement chercher à transcender 242 . Pas de miraculeuse « glande pinéale » pour régler, comme chez Descartes, le faux dualisme du sujet et de l’objet. Pas d’inexplicable « juste milieu » pour dissimuler, comme chez Aristote, la misère des exclusions ‘logiquement’ irréconciliables. Et surtout, pas de synthèse romantiquement idéaliste pour résoudre, comme chez Hegel, les conflits antithétiques de notre humanité. A la place, les Maximes nous légueront le « tiers inclus » d’un « amour pur », 242 C’est peut-être là, je m’en aperçois enfin, la raison principale pour laquelle, les deux articles en langue française écrits par Starobinski sur les Maximes, fonctionnent si bien ensemble. En effet, là où « La complexité de La Rochefoucauld » se termine sur l’ouverture d’une absence totale de transcendance, « Les morales substitutives » ne résolvent en rien cette absence, mais se contentent de « substitu[er] » l’esthétique de l’honnêteté à l’éthique des vertus. Autrement dit, et dans la plus pure tradition des moralistes du Grand Siècle, aucune transcendance par la morale, mais seulement un dépassement par les mœurs. Dépassement dont j’aurai, par ma recherche, décidé d’explorer davantage la pluralité. <?page no="209"?> 209 2. De la pluralité des ‘réserves’ à la singularité du silence ni plus ni moins valable que celui du libertinage, ou encore la remise sur orbite des « étoiles » dont la pluralité déterministe renoue avec les pluralités elliptiques de l’« habile […] honnêteté » autant qu’avec les non-résolutions passives-agressives de l’« amour-propre ». Comme nous le soupçonnions depuis le départ, aucune transcendance éclatante, donc, dans l’écriture de La Rochefoucauld, mais, à la place, des immanences aussi discrètes que circonspectes, autrement dit éminemment réservées. Si réservées, en fait, que l’on se demanderait presque s’il ne conviendrait pas, en fin de compte, d’y apporter quelques autres ‘réserves’… 2. De la pluralité des ‘réserves’ à la singularité du silence La Rochefoucauld, comme je l’avais déjà observé dans le premier chapitre de cette étude, n’hésite pas à se décrire comme un homme plutôt « réservé ». Son autoportrait en témoigne très explicitement, et ses Maximes ne font que le confirmer. Pour cette raison, et peut-être après tout parce que j’ai dû ressentir le scrupule d’avoir quelque part négligé une des ambivalences les plus fondamentales de l’homme et de l’œuvre, j’ai donc décidé, pour conclure, de revenir sur mes pas afin de remettre en question cette « réserve » pour le moins énigmatique. Se pourrait-il, en effet, que derrière la ‘discrétion’ et la ‘circonspection’, déjà identifiées, se cachent d’autres acceptions de la fameuse « réserve » ? 243 Pour mieux répondre à cette question purement sémantique, j’offre donc de nous replonger une dernière fois dans les dictionnaires et, cette fois-ci, plus seulement dans ceux de l’époque classique, mais aussi dans ceux des générations subséquentes. Car ne se pourrait-il pas tout à fait que, par-delà la modernité à la fois scientifique et logique de sa pensée, La Rochefoucauld nous ‘réserve’ également la surprise d’une dernière ouverture ambivalente ? La première « réserve » des Maximes, rappelons-le, commença pour nous avec la question de l’« habileté ». En tant que dangereux alter ego de l’« honnête homme », son « habile » double ne devait en aucun cas occuper l’avantscène, faute de quoi La Rochefoucauld aurait sans doute offusqué la majorité de son lectorat nobiliaire par la vulgarité de ses sympathies pour le moins séditieuses. En grand aristocrate soucieux de son rang, l’auteur des Maximes ne pouvait pas décemment se présenter comme un adjuvant de la bour- 243 La ‘discrétion’ et la ‘circonspection’, déjà identifiées à la fin de la section précédente, l’avaient d’ailleurs été depuis les origines, puisque même la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694) utilise ces deux concepts pour définir celui de la « réserve ». <?page no="210"?> 210 Conclusion geoisie arriviste ; il lui fallait donc dissimuler son « complexe de Gourville » en appliquant toutes les ruses d’un double langage elliptiquement ironique. Dans ce premier cas, la « réserve » de La Rochefoucauld devenait celle de sa toute première acception en langue française, d’ailleurs rapidement disparue, à savoir celle d’une « désignation républicaine » effaçant dangereusement les frontières entre patriciens et plébéiens 244 . « Réserve » ainsi placée doublement sous l’égide du silence, d’abord par l’aristocrate soucieux de sa réputation, ensuite par la langue française elle-même. La deuxième « réserve » des Maximes nous détourna ensuite vers la casuistique moraliste de l’« amour-propre ». Casuistique beaucoup moins théologique que salonnière, en dépit de ses allures incontestables d’augustinisme réchauffé, et donc beaucoup plus apte à évaluer non plus seulement les défauts « agressifs » et « anxieux » de la fierté humaine, mais aussi ses qualités « normatives ». Casuistique dont les ambivalences psycho-vectorielles ne pouvaient cependant, par la même occasion, que susciter la méfiance de la communauté bien-pensante des jansénistes, et cela en dépit des pieuses précautions prises par La Rochefoucauld. Car si l’auteur des Maximes pouvait bien prétendre traiter l’« amour-propre » avec la même impitoyable lucidité que Pascal, le fait d’avoir volontairement effacé Dieu de ses sentences le rendait, par là-même, moralement suspect. Au mieux, le casuiste gnomique ne pouvait qu’espérer avoir suffisamment dénoncé les ambivalences « passivesagressives » de la fierté pour se ménager un viatique de la dernière chance. Dans ce deuxième cas, la « réserve » de La Rochefoucauld devenait celle de la première acception reconnue par l’Académie, à savoir celle du « cas réservé » où, conscient de la gravité de son péché de lèse-majesté, le moraliste se ‘réservait’ le droit à l’absolution, sinon par ses confrères jansénistes, du moins par d’autres dignitaires de sa plus vaste famille chrétienne 245 . « Réserve », là encore, particulièrement agitée, mais où le ‘silence de la mer’ orgueilleuse pouvait malgré tout subsister, le temps d’une dernière plongée au fond de l’âme, l’instant peut-être de la plus sublime extrême-onction. La troisième « réserve » des Maximes nous projeta alors dans le vaste domaine du discours amoureux. Domaine d’autant plus vaste qu’apparemment ouvert à toutes les fantaisies de la « cuisine » amoureuse et, par conséquent, moins censuré que les deux précédents. Domaine où prédominait certes l’ambivalence anthropologique d’une promiscuité libertine, tantôt bien « grillée », 244 Seul Le thresor de la langue francoyse de Nicot (1606) reconnaît cette corrélation sémantique entre la « réserve » et la « désignation républicaine ». Ainsi le « Designatus Reip. ciuis » est-il traduit par la locution « Qui a la reserve d’estre du nombre des citoyens ». Mais cette acception disparaîtra bientôt des dictionnaires subséquents. 245 Selon l’Académie (1694) : « On appelle, Cas reservez, les pechez dont il n’y a que l’Evesque ou le Pape qui puissent absoudre. » <?page no="211"?> 211 2. De la pluralité des ‘réserves’ à la singularité du silence tantôt bien « crue », mais où la chasse gardée des partisans de la grillade n’en prévalait pas moins sur la cueillette plus discrète des courtisanes de la crudité. Autrement dit, vaste territoire, en effet, que ces terres amoureuses, mais territoire toujours cruellement sexiste à moins d’y observer à quel point, même parmi les chasseurs eux-mêmes, la grillade semblait bien loin de convenir à tout le monde. Territoire qu’il convenait, dès lors, de partager plus équitablement, quitte peut-être à ce que chacun puisse se « réserver » des plaisirs cynégétiques plus à son goût. Dans ce troisième cas, la « réserve » de La Rochefoucauld se transformait, assez anachroniquement d’ailleurs, en « réserve de chasse », acception d’autant plus surprenante que fondamentalement bourgeoise 246 . Mais surtout, « réserve » encore des plus silencieuses puisque, dans le cas du chasseur gnomique en particulier, l’amour le plus « pur » se consommait alors à mi-chemin entre la grillade libertine la plus prévisible et les agapes vaporeuses les plus invisibles. La quatrième « réserve » des Maximes nous mena enfin au discours fortement modalisé de la « fortune ». Ici, le déterminisme, abusivement dénigré par la critique, ne se trouvait plus mesuré en termes aussi fatalistes qu’à son habitude. Au contraire, à la circularité impitoyable de la rota fortunae se substituait en fait une forme de « carré sémiotique », organisé selon les croisements modaux de la « destinée » et des « accidents », du « hasard » et des « étoiles ». Et à cette étrange quadrature du cercle correspondait, de surcroît, une similaire modalisation du discours sur la « mort », au chapitre de la sentence de clôture. Dans ce quatrième cas, la « réserve » de La Rochefoucauld se transmuait, encore plus anachroniquement, en une sorte de « dissolution » du fatalisme traditionnel, c’est-à-dire en une forme de « gomm[ag]e » pour mieux « réserver » à l’artiste moraliste une plus grande portion de la « planche » gnomique 247 . « Réserve » donc, à nouveau du silence, puisque même la « mort », apparemment, aurait fini par se montrer trop tapageuse, d’où le besoin sans doute de lui « réserver » un coin plus tranquille. En somme, les ambivalences multiples des Maximes témoignent effectivement du caractère « réservé » que s’attribuait lui-même La Rochefoucauld, mais elles poussent encore bien plus loin que la « réserve » de la ‘discrétion’ et de la ‘circonspection’. Avec toute la complexité de leur jeu à la fois rhé- 246 La « réserve » comme « terme de chasse » n’est apparemment pas reconnue par l’Académie avant la cinquième édition de son Dictionnaire (1798) où elle figure alternativement comme « canton de réserve », c’est-à-dire comme « canton qui est réservé pour celui à qui la chasse appartient. » 247 Apparaît pour la première fois, à la treizième entrée du Littré (1872-77), cette nouvelle acception de « réserve », comme « [t]erme de gravure [ : ] Dissolution de gomme, laque ou de toute autre matière résineuse qui protège, réserve une portion de la planche. » <?page no="212"?> 212 Conclusion torique, psychologique, anthropologique et linguistique, ces Maximes nous poussent, en fin de compte, dans leurs « réserves » du silence. « Réserves » tantôt sociales, tantôt casuistes, tantôt domaniales et tantôt lithographiques, mais toujours plus ‘discrètes’ et ‘circonspectes’ les unes que les autres, et toujours plus proches de cette dernière acception du terme. Acception plus artistique que les autres, et donc, quelque part, d’un idéalisme plus suspect que ne nous l’avait laissé entrevoir un La Rochefoucauld plutôt matérialiste. Mais acception on ne peut plus parfaite, à mon sens, pour résumer la philosophie de l’auteur des Maximes, puisque cette « réserve » lithographique en appelle une dernière, encore plus orientée vers la production artistique, à savoir celle de la « réserve » en peinture à proprement parler. Si l’on rappelle en effet que, selon cette dernière définition, la « réserve » représente la partie de la toile laissée volontairement blanche par l’artiste pour mieux ponctuer le jeu des couleurs, on peut alors concevoir en un seul regard la vraie valeur de ce silence gnomique 248 . Tout comme le blanc de la toile ne se révélera que par contraste avec l’intensité des couleurs, le silence des sentences ne se dévoilera que par opposition avec le bruit et la fureur des passions environnantes. Et inversement, surtout, tout comme les couleurs de l’artiste ne prendront sens qu’à la lumière de ce blanc, le bruit et la fureur des passions ne subsisteront que par le silence qui viendra les valoriser. Car il ne faudrait pas oublier cette maxime 79, ajoutée d’ailleurs lors de la dernière édition des Maximes : « Le silence est le parti le plus sûr de celui qui se défie de lui-même. » ; surtout pas si cette « défi[ance] » de nos propres passions pouvait aussi nous aider à mieux savoir mesurer nos mots, et peut-être même à mieux savoir enfin nous taire. 248 Acception de « réserve » sanctionnée par le Dictionnaire de l’Académie à partir de l’édition de 1932-35. <?page no="213"?> Bibliographie Sources primaires Œuvres complètes de La Rochefoucauld. Ed. Louis Martin-Chauffier, revue et augmentée par Jean Marchand, introd. Robert Kanters. Paris : Gallimard (Pléiade), 1957. Réflexions ou sentences et maximes. Ed. Roland Barthes. Paris : CFL, 1961. Maximes et mémoires. Ed. 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Les Maximes y retrouveront ainsi une vitalité que leur ont parfois contesté les lectures strictement jansénistes, mais surtout, elles nous feront redécouvrir tout le plaisir d’une sagesse classique pleinement ambivalente. Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser BIBLIO 17