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Les Interactions entre le texte et l'image dans le "Livre de dialogue" allemand et français de 1980 à 2004

Die Beziehungen zwischen Text und Bild im deutschen und französischen Künstlerbuch von 1980 bis 2004

1002
2013
978-3-8233-7808-2
978-3-8233-6808-3
Gunter Narr Verlag 
Anja Hagemann

Die Studie untersucht erstmals die Beziehungen zwischen Text und Bild in so genannten Künstlerbüchern, Livres de dialogue, in Deutschland und Frankreich im Zeitraum von 1980 bis 2004. Livres de dialogue sind Werke, die von Dichtern und Künstlern gemeinsam erstellt wurden, ohne dass sich Bild und Text schlicht ergänzen und ohne dass sie in ein hierarchisches Abhängigkeitsverhältnis zueinander treten. Die analy sierten Werke decken ein breites Spektrum der zeitgenössischen Lyrik und Malerei ab, u.a. mit Werken von Mayröcker, Benn, Du Bouchet und Rühmkorf, van Velde, Weiler oder Watschk. Nach einer einleitenden Analyse der Prozesse, die sich mit der Darstellung des dichterischen und des malerischen Objekts befassen, wird im Folgenden der Dialog zwischen Text und Bild im weiteren Sinne untersucht, anhand der Begriffe des Raums, des Fragments, des Körpers und des kreativen Schaffensprozesses. Dabei werden u.a. folgende Fragen behandelt: Was sind im beschriebenen Kontext die spezifischen Unterschiede zwischen einem Text und einem Bild? Was passiert, wenn ein künstlerisches Ausdrucksmittel versucht, sich die Eigenschaften des anderen anzueignen? Welche neuen Wahrnehmungsformen werden durch diese Begegnung ermöglicht und wo liegen ihre Grenzen?

<?page no="0"?> edition lendemains 34 Anja Hagemann Les interactions entre le texte et l’image dans le « Livre de dialogue » allemand et français de 1980 à 2004 <?page no="1"?> Les interactions entre le texte et l’image dans le « Livre de dialogue » allemand et français de 1980 à 2004 <?page no="2"?> edition lendemains 34 herausgegeben von Wolfgang Asholt (Osnabrück), Hans Manfred Bock (Kassel), Andreas Gelz (Freiburg) und Christian Papilloud (Halle) <?page no="3"?> Anja Hagemann Les interactions entre le texte et l’image dans le « Livre de dialogue » allemand et français de 1980 à 2004 <?page no="4"?> Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. Umschlagabbildung: © Anja Hagemann, Mischtechnik auf Leinwand - 190 x 130 cm, www.anjahagemann.com. Gedruckt mit Unterstützung der Deutschen Forschungsgemeinschaft. © 2013 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1861-3934 ISBN 978-3-8233-6808-3 <?page no="5"?> Anja HAGEMANN, Mischtechnik auf Leinwand - 190 x 130 cm, www.anjahagemann.com <?page no="7"?> 1 REMERCIEMENTS Enthousiasme et générosité, j’ai découvert cela chez les personnes rencontrées au cours de mes recherches. Je tiens à remercier chaleureusement monsieur Harro Segeberg et monsieur Pierre-Alain Cahné qui ont dirigé cette thèse, suite de mon mémoire de Maîtrise et celui de D.E.A., pour la confiance qu’ils m’ont accordée. Ils m’ont laissé la liberté nécessaire à l'accomplissement de mes travaux, tout en gardant un œil critique et avisé. Leur travail, leur parcours et leurs qualités humaines m’ont été bénéfiques. Grâce aux échanges avec monsieur Segeberg, j’ai intégré des approches intermédiatiques et découvert des ouvrages allemands récents, relatifs aux sciences sur le texte et l’image. Il a eu la gentillesse d’accepter de diriger cette thèse, bien qu’écrite en français, et il a alors initié la procédure de cotutelle à l’Université de Hambourg. Avec monsieur Cahné, j’ai eu des discussions stimulantes sur les différences culturelles, allemandes et françaises et sur le processus créatif en matière de peinture et d’écriture. Lors de conférences qu’il organisait, sur la littérature contemporaine, des rencontres avec des poètes et des écrivains ont eu lieu, capitales pour ce travail. Je remercie de tout cœur l’écrivain Corinne Amar, qui m’a tant appris sur la musicalité de la langue française, la fluidité et la structure des phrases, si différente de celle de l’allemand. Grâce à elle, j’ai pris conscience de cela et j’ai pu me libérer de certains automatismes adoptés au cours de mes études de la langue française. Elle a lu la thèse entière avec soin, avec une sensibilité et une attention particulières. Ce travail a pris la forme d’un véritable échange entre un écrivain et un peintre, susceptible de donner, à son tour, peut-être, naissance à un livre de dialogue… Merci à mon fidèle amie Hendrikje Budenberg d’avoir relu attentivement une partie de cette thèse et de m’avoir fait rencontrer Audrey Le Goff, qui a accepté avec beaucoup de générosité de faire tout un travail de relecture, critique et perspicace. Je la remercie pour sa disponibilité, son écoute et son soutien durant les derniers mois de ce travail. Mon amie Jeanette Jouili, sociologue, m’a poussé à approfondir la dimension personnelle de mon travail, et à la mettre constamment en relation avec les interrogations de l’homme du XX e siècle. Grâce au psychiatre Thomas Jontza, j’ai intégré des ouvertures vers d’autres sciences ; cognitives et neurolinguistiques. Il m’a mis en contact avec le Professeur Klaus Bussmann, qui a sauvé ma soutenance de thèse. Il était prêt à remplacer au dernier moment Professeur Daniel Leuwers et je lui suis très reconnaissante. <?page no="8"?> 2 Mon ami fidèle, Olivier Duvois, m’a accompagnée tout au long de mon cursus universitaire. Il a été un soutien constant dans mon travail et dans ma vie, toujours prêt à relire mes travaux avec beaucoup d’attention, malgré son travail très prenant. De même, j’aimerais remercier ma galeriste et amie Marie-Claude Goinard et son mari Louis pour la rapidité et le soin avec lesquels ils ont lu une partie de cette thèse. Grâce à mon professeur de Taï-chi Allan Trébosc, j’ai pris conscience du lien significatif entre le corps et l’esprit, de l’importance de l’axe ; du fait que la colonne vertébrale structurait le travail d’écriture comme elle structure le corps. Lien qui m’a amené à intégrer aussi dans ce travail des théories esthétiques asiatiques. Merci également aux rapporteurs de cette thèse, madame Corinne Bayle et monsieur Daniel Leuwers d’avoir accepté spontanément de lire cette thèse et d’en juger. Un grand merci aussi à mon amie d’enfance Kathrin Matzen pour son soutien et son aide précieuse à la mise en page de ce travail. Les travaux présentés n’auraient probablement pu aboutir sans la collaboration des peintres et poètes, en particulier Yves Peyré et Francine Caron, qui ont généreusement accepté de me faire découvrir leurs créations ; Michel Ange Seretti également, qui m’a laissé travailler dans la librairie « Nicaise » et photographier tous les Livres de dialogue qui m’intéressaient ce qui ne va pas de soi, s’agissant d’objets précieux. De même, Wibke et Stefan Bartkowiak, du Forum Bookart à Hambourg, m’ont chaleureusement accueillie et donné libre accès à leur remarquable collection de Livres de dialogue. Merci enfin, à Patricia Noé et Eric Oudet pour leur soutien, leur écoute, leur amitié et ces séjours passés à la maison de Coupru, où j’ai pu, de nombreuses fois, aller me ressourcer. <?page no="9"?> 3 TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS ...................................................................1 TABLE DES MATIÈRES ..........................................................3 LISTE DE FIGURES ............................................................... 5 INTRODUCTION .....................................................................9 I. Rencontre entre le texte et l’image...................................15 I.A La représentation et ses enjeux poétiques et picturaux .. 18 I.A. a) Le mouvement.........................................................................19 I.A. b) Circularité de la lecture ..........................................................26 I.A. c) L’espace blanc ..........................................................................29 I.B La figure ................................................................................. 34 I.B. a) Un univers poétique de la transformation...........................36 I.B. b) L’espace charnel ......................................................................40 I.B. c) Allégorie d’une création commune ......................................44 I.C L’approche intersémiotique ................................................ 48 I.C. a) Du côté du sens pictural.........................................................49 I.C. b) Le jeu de la parole ...................................................................54 I.C. c) Celui qui regarde.....................................................................61 I.D Entre figuratif et abstrait : un univers de la transition .... 68 I.D. a) L’image comme langage.........................................................69 I.D. b) Le paysage intériorisé .............................................................75 I.D. c) Le Dedans et le Dehors ...........................................................78 I.E De la matière à la mémoir ........................................ 87 I.E. a) Tout est matériau ....................................................................88 I.E. b) Le puzzle comme signe ..........................................................94 I.E. c) La transposition du mythe .....................................................99 II. Dialogue entre le signe visuel et le signe verbal ........110 II.A Procédés intermédiatiques ................................................ 115 II.A. a) Le Livre de dialogue dans sa matérialité ...........................117 II.A. b) L’intertextualité ou l’art transformé ...................................122 II.A. c) L’acte de créer ........................................................................127 II.B L'esthétique du fragment .................................................. 134 <?page no="10"?> 4 II.B. a) Le fragment ou la création ...................................................135 II.B. b) Le fragment ou le langage....................................................143 II.B. c) Le fragment ou le corps ........................................................148 II.C Le corps dans son implication .......................................... 152 II.C. a) L’osmose avec la nature .......................................................153 II.C. b) L’Appel spirituel ...................................................................160 II.C. c) Le Livre, métaphore du corps .............................................165 II.D Les représentations du corps ............................................ 172 II.D. a) Quand l’univers devient menace ........................................173 II.D. b) « Quelque chose crie » ..........................................................178 II.D. c) De la déconstruction à la reconstruction ............................184 II.E Les constellations poétiques et picturales ....................... 193 II.E. a) Une réalité derrière une réalité............................................195 II.E. b) Entre présence et absence.....................................................201 II.E. c) Vers de nouvelles formes de perception ............................207 CONCLUSION.......................................................................215 BIBLIOGRAPHIE ..................................................................222 Livres de dialogue ...................................................................... 222 Ouvrages littéraires .................................................................... 227 Ouvrages généraux..................................................................... 237 Ouvrages critiques...................................................................... 241 Références complémentaires..................................................... 257 Résumé.....................................................................................260 Mots clés....................................................................................... 260 Résumé en anglais .................................................................261 Keywords ..................................................................................... 261 <?page no="11"?> 5 LISTE DE FIGURES Fig. 1 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, 35 cm x 27 cm, Paris, Librairie Nicaise, 1980 .......................20 Fig. 2 André du BOUCHET, Bram van VELDE , Dans leur voix les eaux, détail de la page 2, 1980 ...........................................................21 Fig. 3 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, 35 cm x 54 cm, Paris, Librairie Nicaise, 1980 ........................32 Fig. 4 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, lithographie accompagnant la page du titre, 29 cm x 21 cm, Paris, Librairie Nicaise, 1980 .....................................................33 Fig. 5 Eau forte d’Albert RÀFOLS-CASAMADA pour Le Surcroît d’André du BOUCHET, 33 cm x 26cm, Paris, Éditions Clivages, 1989 .....................................................................................42 Fig. 6 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, pages 9 et 10, 35 cm x 54 cm, Paris, Librairie Nicaise, 1980 ......................................................................................................43 Fig. 7 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, couverture, 35 cm x 27 cm, Paris, Librairie Nicaise, 1980 ...46 Fig. 8 Bram van VELDE, Sans titre, 132 cm x 196 cm, Amsterdam Stedelijk Museum, 1961 ....................................................................50 Fig. 9 André Du BOUCHET, extrait de son carnet manuscrit, poème 2 de son dernier livre Tumulte, Saint Clément de Rivière, Éditions Fata Morgana, 2001 ............................................................51 Fig. 10 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, pages 5 et 6, 35 cm x 54 cm, Paris, Librairie Nicaise, 1980 ..53 Fig. 11 Bram van VELDE, lithographie, sans titre, 29 cm x 29,6 cm, Paris, Galerie Hus, 1975 ....................................................................55 Fig. 12 Friederike MAYRÖCKER, Max WEILER Schwarze Romanzen (Romances noires), 20 cm x 26 cm, pages 3 et 4, Hambourg, Forum Book-art Bartkowiak, 1981 ...................................................70 Fig. 13 Friederike MAYRÖCKER, Max WEILER Schwarze Romanzen (Romances noires), 20 cm x 26 cm, pages 3 et 4, Hambourg, Forum Book-art Bartkowiak, 1981 ...................................................76 Fig. 14 Max WEILER, Wie eine Landschaft (Comme un paysage), 138,5 cm x 80 cm, tempera à l’œuf sur planche d'aggloméré, 1964.......85 Fig. 15 Friederike MAYRÖCKER, Max WEILER, Schwarze Romanzen (Romances noires), 20 cm x 13 cm, couverture, Hambourg, Forum Book art Bartkowiak, 1981 ...................................................96 <?page no="12"?> 6 Fig. 16 Joseph BEUYS, Sonnenkreuz (Croix du soleil), sculpture en bronze avec patine, 37 cm x 20 cm x 5,5 cm, Cologne, Galerie Karsten Greve, 1947 .........................................................................102 Fig. 17 Nicolas de STAËL, Nature morte au chandelier sur fond bleu, huile sur toile, 89 cm x 130 cm, 1955 .............................................112 Fig. 18 Peter RÜHMKORF, Klaus WATSCHK, Irdisches Vergnügen in g (Plaisir terrestre en g), couverture, 17 cm x 13,5 cm, 1997 .........121 Fig. 19 Peter RÜHMKORF, Klaus WATSCHK, Irdisches Vergnügen in g (Plaisir terrestre en g), pages 1 et 2, 34 cm x 13,5 cm, 1997 ........124 Fig. 20 Barthold Heinrich BROCKES, Irdisches Vergnügen in Gott Plaisir terrestre en Dieu), couverture, 1753 (source : www.f1online.de) ............................................................................131 Fig. 21 Peter RÜHMKORF, Klaus WATSCHK, Irdisches Vergnügen in g (Plaisir terrestre en g), lithographie, p. 8, 17 cm x 13,5 cm, 1997 ....................................................................................................133 Fig. 22 Georg BASELITZ, Malelade, poèmes et 40 gravures, p. 1, 52,5 cm x 75 cm, Cologne, Galerie Werner, 1990 .................................138 Fig. 23 Jacques DUPIN, Jean CAPDEVILLE, Histoire de la lumière, livre en feuilles sous emboîtage, poème de Jacques DUPIN, illustré d'un dessin et d'une gouache signée, pleine page, de Jean CAPDEVILLE, 26 cm x 34 cm, Blandain, Éditions Brandes, 1982....................................................................................139 Fig. 24 Friederike MAYRÖCKER, Monique FRYDMAN, Ziemlich Gedichtkopfkissen (Presque oreiller-poème), couverture, 33,5 cm x 27,5 cm, Paris, Éditions Despalles, 1994........................................144 Fig. 25 Friederike MAYRÖCKER, Monique FRYDMAN, Ziemlich Gedichtkopfkissen (Presque oreiller-poème), pages 8 et 9, 33,5 cm x 55 cm, Paris, Éditions Despalles, 1994........................................145 Fig. 26 Emil CIORAN, Pierre ALECHINSKY, Vacillations, 33 cm x 25, 8 cm, Montpellier, Éditions Fata Morgana, 1979 .........................149 Fig. 27 Emil CIORAN, Pierre ALECHINSKY, Vacillations, pages 1 et 2, 33 cm x 60,4 cm, Montpellier, Éditions Fata Morgana, 1979 ..151 Fig. 28 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, 17,5 cm x 19,5 cm, 2002.............................................................................................155 Fig. 29 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, détail de la couverture, 2002 ...............................................................................156 Fig. 30 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, pages 1 et 2, 17,5 cm x 19,5 cm, 2002....................................................................158 <?page no="13"?> 7 Fig. 31 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, pages 3 et 4, 17,5 cm x 19,5 cm, 2002....................................................................163 Fig. 32 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, déplié en éventail : 17,5 cm x 117 cm, 2002....................................................164 Fig. 33 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, pages 7 et 8, 17,5 cm x 19,5 cm, 2002................................................................167 Fig. 34 Pierre CAYOL, Soleils, 120 cm x 120 cm, acrylique et sable sur toile, le tableau se trouve dans l’atelier du peintre à Tavel ........168 Fig. 35 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, déplié en éventail : 17,5 cm x 117 cm, 2002....................................................171 Fig. 36 Gottfried BENN, Jörg HERMLE, Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), 50 cm x 35 cm, Paris, Éditions Dissonances, 2003 ....................................................................................................174 Fig. 37 Gottfried BENN, Jörg HERMLE, Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), p. 6, 25 cm x 35 cm, Paris, Éditions Dissonances, 2003 ............................................................................175 Fig. 38 Jörg HERMLE, Ascenseur avec chat, 60 cm x 60 cm, huile et tempera sur toile, 2006 ....................................................................177 Fig. 39 Gottfried BENN, Jörg HERMLE, Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), poème de Gottfried BENN traduit en français par Pierre GARNIER, p.1, 50 cm x 35 cm, Paris, Éditions Dissonances, 2003 .............................................................180 Fig. 40 Edward MUNCH, Madonna, 80 cm x 60 cm, huile sur toile, peint entre 1894 et 1895 ...................................................................182 Fig. 41 Gottfried BENN, Jörg HERMLE, Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), détail de la page de titre, Paris, Éditions Dissonances, 2003 ............................................................................183 Fig. 42 Julian SCHNABEL, Tati Painting, Une série de tableaux réalisés sur la célèbre toile de bâche imprimée des magasins Tati, Paris, Galerie Yvon Lambert, un dialogue tiré du film Paris, Texas de Wim WENDERS accompagne les peintures, 1990 ....................................................................................................185 Fig. 43 Julian SCHNABEL, Portrait d'Éric, huile, bondo et débris d'assiettes sur bois, 153 cm x 122 cm, Paris, Galerie Yvon Lambert, 1987 ...................................................................................186 Fig. 44 Caractère chinois représentant le mot moi....................................192 Fig. 45 Yves PEYRÉ, Christine CROZAT, Argument ferroviaire, emballage en bois carré, 20 cm x 20 cm, Villeurbanne, Éditions URDLA, 2001 ....................................................................196 <?page no="14"?> 8 Fig. 46 Yves PEYRÉ, Christine CROZAT, Argument ferroviaire, pages 8 et 9, 20 cm x 40 cm, Villeurbanne, Éditions URDLA, 2001 ......198 Fig. 47 Louis DIRE, Frédéric BENRATH, Dans l’attente, p. 12 et 13, gravure originale de Frédéric BENRATH, 26,5 cm x 53 cm, Paris, Éditions Écarts, 2003 .............................................................204 Fig. 48 Frédéric BENRATH, Vent et Poussière, peinture à l’huile sur toile, 145 cm x 113 cm, 1963 ............................................................205 Fig. 49 Elfriede CZURDA, Stefanie ROTH, Gemachte Gedichte (Poèmes faits), 35 cm x 30 cm, Berlin, Éditions Mariannenpresse, 1999 ...208 Fig. 50 Ernst HERBECK, Erika MAGDALINSKI, Alexander, pages 1 et 2, 40 cm x 32 cm, Paris, Éditions du Rouleau libre, 1990 ............212 Fig. 51 Ernst HERBECK, Erika MAGDALINSKI, Alexander, pages 3 et 4, 40 cm x 32 cm, Paris, Éditions du Rouleau libre, 1990 ............213 <?page no="15"?> 9 INTRODUCTION « Etwas wird geschehen, und es wird gelten, heute nacht. Sie wird mich alles lehren. Es gibt noch mehr Sonnen als die oben am Himmel, Cassiel. In der tiefen Nacht wird heute der Frühling beginnen 1 . » « Cette nuit, quelque chose aura lieu et aura de l’importance. Elle m’apprendra tout. Il y a d’autres soleils que celui là-haut dans le ciel, Cassiel. Dans la nuit profonde, naîtra aujourd’hui le printemps. » Ces paroles sont tirées du film franco-allemand Himmel über Berlin (Les Ailes du désir) de Wim Wenders. L’ange Damiel révèle à Cassiel son désir profond de devenir humain. Il désire rencontrer la trapéziste Marion, qui l’a séduit par son âme et sa grâce. Les anges Cassiel et Damiecontemplent les hommes du haut du ciel berlinois. Ils veillent sur eux et recueillent leurs monologues intérieurs. Éternels, ces deux êtres ne connaissent ni le froid, ni la faim, ni l’amour, mais une compassion détachée pour les hommes. Le moment est crucial dans le film : il annonce la rencontre entre l’ange et l’homme, « il y aura d’autres soleils que celui là-haut dans le ciel ». L’ange Damiel ne veut plus être spectateur de la vie, mais veut avoir accès aux sensations. Le film se déroule en noir et blanc tant que Damiel appartient à l’univers céleste. L’irruption de la couleur annonce le passage à la mortalité avec le désir des sens ; goûter, sentir, voir, toucher. Cette dichotomie entre dimension charnelle, incarnée par les humains, et dimension spirituelle, attribuée aux anges, nous la retrouvons dans la relation entre peinture et poésie. Pour le poète et critique d’art Yves Peyré, la peinture « est une preuve du tangible » 2 , tandis que la poésie est une expérience de l’impalpable. Il est certain que la poésie ne se réduit pas à la pensée et la peinture à la sensation, mais les deux moyens d’expression diffèrent dans leur manière particulière de créer de la signification. C’est dans la rencontre des deux, dans la confrontation de leurs différences que cette singularité se révèle. Quelles motivations poussent un poète et un peintre à réaliser un livre ensemble ? Le peintre Frédéric Benrath écrit dans une lettre à son ami poète Louis Dire : « Pour les textes d’écrivains aujourd'hui, ce qui m’intéresse tient au plaisir et à la singularité que j’y perçois, un peu comme si je respirais le 1 Propos tirés du film Der Himmel über Berlin (Les Ailes du désir) de Wim WENDERS (né Ernst Wilhelm WENDERS), tourné avant la chute du mur de Berlin, musique de Jürgen KNIEPER, scénario de Wim WENDERS et de Peter HANDKE, 1987 (Traduction libre) 2 Yves PEYRÉ, Peinture et poésie, Paris, Éditions Gallimard, 2001 <?page no="16"?> 10 même air que l’écrivain... Il s’agit moins de marcher d’un même pas que d’aller dans le même sens, de vivre le même temps 3 . » À l’origine du projet commun, se révèle une grande fascination pour l’œuvre de l’autre. Pour avoir un réel impact sur le peintre, l’œuvre poétique se doit d’être une création originale et nouvelle. Ensuite, il faut que le poète et le peintre découvrent des affinités, des résonances avec leurs œuvres propres. Le peintre Joan Miró 4 a travaillé toute sa vie avec des poètes et il en parle ainsi : « Peinture et poésie se font comme on fait l’amour : un échange de sang, une étreinte totale, sans aucune prudence, sans nulle protection. Le grand saut, à chaque fois 5 . » C’est une rencontre absolue où l’artiste se révèle à travers sa création, à lui-même et à l’autre, sans retenue. Pour que la rencontre, digne de ce nom, puisse avoir lieu, il est important que la relation entre le poète et le peintre soit basée sur l’égalité. Il ne s’agit pas ici de s’intéresser au « Livre illustré » qui laisse entendre que l’image est réalisée d’après le texte et sert seulement d’illustration, mais bien distinctement d’analyser le « Livre de dialogue », expression utilisée par Yves Peyré 6 . L’appellation de « Livre de dialogue » exclut tout rapport hiérarchique entre l’image et l’écrit. Par sa définition même, le « Livre de dialogue » est double et suscite plusieurs questions. Comment, deux formes d’expression aussi différentes que la peinture et la poésie, peuvent-elles se rencontrer ? Quelles peuvent être les conséquences et les limites d’une telle rencontre ? Ces thèmes ont guidé ma recherche jusque là. Dans le cadre du mémoire de DEA, j’ai limité mon étude à six œuvres capitales, de la période de 1990 à 2003. Le « Livre de dialogue » m’a convaincu qu’il méritait une étude plus approfondie, une analyse de son évolution, en France et en Allemagne, de 1980 à 2004. Faire état du Livre de dialogue contemporain présente une double difficulté. Le travail sur le contemporain implique nécessairement une vue réduite, ciblée, qui ne peut prétendre à la vision large de l’historien. La notion du recul nécessaire à une certaine objectivité vis-à-vis de l’œuvre est de fait proscrite. La diffusion de la poésie pose un problème délicat. Elle s’effectue souvent dans de petites maisons d’édition avec un nombre d’exemplaires limité ou dans des revues qui n’ont rien de médiatique. Ce- 3 Frédéric BENRATH dans une lettre à Jean LISSARRAGUE (qui porte le pseudonyme Louis DIRE) Paris, Catalogue des Éditions Écarts, 1972-1997, p. 7 4 Joan MIRÓ, René CHAR, Le Marteau sans maître, 23 eaux-fortes et aquatintes originales en couleur de Joan MIRÓ, Paris, Éditions Au vent d’Arles, 1976, Joan MIRÓ, Michael LEIRIS, Fissures, gravure originale, eau-forte et aquatinte de Joan MIRÓ Paris, Éditions Maeght, 1969 5 Joan MIRÓ, Joan Miró, Ecrits et entretiens, présentés par Margit ROWELL, Paris, Éditions Daniel Lelong, 1995 6 Yves PEYRÉ, Peinture et poésie, op. cit. <?page no="17"?> 11 pendant, l’objectif n’étant pas de faire une anthologie complète du Livre de dialogue, il s’agit ici de rendre compte de ses différentes manifestations ainsi que des questions soulevées, tout en le situant dans le contexte artistique du XX e siècle. Pour comprendre et cerner un phénomène contemporain, il importe de connaître ses origines. Dans le cadre de notre travail, centré sur le contemporain, nous en retracerons seulement les grands axes. Le lien entre poésie et peinture existe depuis fort longtemps. L’Antiquité a développé une sorte de vulgate, d’ensemble de clichés qualifiant le rapport de la peinture et de la littérature et cela, à partir de deux assertions que l’on a extraites de leur contexte. La première est attribuée aux grecs Stésichore ou Simonide de Céos (VI e av. J.-C.), selon laquelle « la poésie est une peinture parlante » 7 . Cette maxime est reprise et resurgit durant toute l’Antiquité, en particulier chez Plutarque. Elle forme le lieu commun selon lequel la peinture est, inversement, une poésie visuelle. La deuxième assertion est empruntée à L’Art poétique du Latin Horace, dans lequel un développement commençant par le fameux « ut pictura poesis : la poésie, comme la peinture » 8 semble instaurer l’idée d’une analogie entre les deux arts. Dans ce deuxième cas, il s’agit d’un contresens, puisque les propos d’Horace sont coupés de leur contexte avant d’être devenus significatifs. Ils s’appliquaient à la différence de perception d’un tableau ou d’un poème selon l’angle de vue adopté. La culture antique est donc nourrie de ces clichés. Il est significatif de remarquer que la peinture n’est pas comparable à toute littérature, mais seulement à la poésie. Dans la deuxième partie du XVIII e siècle, le Laokoon 9 du philosophe, critique allemand Lessing (1766-1768) représentait la première rupture majeure avec la tradition de l’ut pictura poesis, en assignant nettement aux différents arts leurs limites et en refusant toute confusion dans leurs rôles respectifs. Lessing distinguait « les signes naturels » 10 de la peinture et les signes conventionnels de la poésie : la peinture emploie, pour ses imitations, des formes et des couleurs étendues dans l’espace, tandis que la poésie se sert des sons articulés qui se succèdent dans le temps. Le mouvement Dada et le Surréalisme donneront lieu à des échanges féconds entre poètes et peintres, tels que Tristan Tzara avec Max Ernst 11 , Pierre Mabille avec 7 Mario PRAZ, Mnémosyne, parallèle entre littérature et arts plastiques, traduit par Claire MAUPAS, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1989 8 Adolphe REINACH, Textes grecs et latins relatifs à l’histoire de la peinture ancienne, Paris, Éditions Klincksieck, Recueil Millet, 1921, p. 48-51 9 Gotthold Ephraim LESSING, Laokoon (1766), Wilfried BARNER (éditeur), Francfort-sur-le-Main, Éditions Deutscher Klassik Verlag, 2007 10 Jacques LE RIDER, Les Couleurs et les mots, Paris, Éditions PUF, 1997, p. 49 11 Tristan TZARA, Max ERNST, Le Coeur à gaz, Paris, Éditions GLM (Guy Lévis Mano), 1946 et Tristan TZARA, Max ERNST L'Antitête, Paris, Éditions Bordas, 1949 <?page no="18"?> 12 Yves Tanguy 12 , Blaise Cendrars avec Sonia Delaunay 13 ou encore André Breton avec Joan Miró 14 . Preuve que ce dialogue entre poésie et peinture n’a jamais cessé. Leur rencontre fait naître un univers insolite, matérialisé par le livre ; elle représente aussi une expérience de la vie, à partir de la différence. Elle est comparable à la rencontre amoureuse. Dans l’ouvrage d’entretiens intitulé Éloge de l’amour, le philosophe Alain Badiou présente l’amour comme un engagement qui s’initie dans la rencontre, pour devenir un « deux » et non un « un » : « (…) dans l’amour, il y a l’expérience du passage possible de la pure singularité du hasard à un élément qui a une valeur universelle. Avec comme point de départ une chose qui, réduite à elle-même, n’est qu’une rencontre, presque rien, on apprend qu’on peut expérimenter le monde à partir de la différence et non seulement de l’identité 15 . » La rencontre entre poète et peintre au sein du Livre de dialogue correspond à cette même conception de l’amour. Les deux créateurs se plongent pleinement dans cette création à deux où chacun est maître de son autonomie. Les œuvres étudiées ici répondent à trois critères : la contemporanéité, l’égalité entre le poète et le peintre et la richesse des interactions entre textes poétiques et moyens picturaux. Le choix des livres publiés entre 1980 et 2004 correspond au critère de la contemporanéité. Ces ouvrages présentent différentes techniques picturales, telles que le dessin, la lithographie, la gravure, la craie, la peinture à l’acrylique et à l’aquarelle. Nous emploierons donc le mot « pictural » au sens large du terme. L’intention du deuxième critère est d’appréhender des œuvres dans lesquelles la poésie et la peinture se rencontrent avec une dimension égale. Quand chaque art devient pour l’autre source d’inspiration, le dialogue entre poésie et peinture s’instaure et devient le plus fécond. Le troisième critère, à savoir la rencontre entre image et texte, s’exprime sous diverses formes. En termes de disposition, la peinture et le texte poétique peuvent se trouver sur la même page ou face à face, sur deux pages différentes. Sur le plan sémantique, la peinture peut traduire visuellement certains éléments du texte, et inversement, le texte peut parler de la peinture. Un art peut aussi emprunter des éléments caractéristiques de l’autre. Lorsque le poème s’empare typographiquement de l’espace, il devient alors, presque un art plastique. 12 Pierre MABILLE, Yves TANGUY, Le Miroir merveilleux, Paris, Éditions du Sagittaire, 1940 13 Blaise CENDRARS, Sonia DELAUNAY, Prose du transsibérien et de la petite Johanne de France, Paris, Éditions des Hommes nouveaux, 1913 14 André BRETON, Joan MIRÓ, La Clé des champs, Paris, Éditions du Sagittaire, 1953 15 Alain BADIOU avec Nicolas TRUONG, Éloge de l’amour, Paris, Éditions Flammarion, coll. Café Voltaire, 2009, p. 22 <?page no="19"?> 13 La rencontre entre le texte et l’image peut s’établir par divers procédés qui prennent des dimensions différentes selon chaque livre. Sur le plan textuel, la comparaison des recueils allemands et français aborde le problème de la traduction. Le langage poétique dans sa complexité, liée à la sonorité, au sens étymologique et figuré des mots, se révèle quasiment intraduisible. Néanmoins, cette difficulté peut s’avérer stimulante, car elle est synonyme d’aventure, de la rencontre avec l’inconnu. Sur la traduction, le poète et critique littéraire Michel Deguy écrit, dans La Raison poétique, qu’elle enlève la pensée « de sa " littéralité" originale ; elle la chasse, l’excède, l’outrepasse, lui fait entreprendre un exode sans fin ». La traduction propose une lettre proche de l’originale « par " fidélité", grâce à quoi se transposerait pour nous la pensée qui attend "littéralement" son " dans tous les sens" (Rimbaud), son "expansion générale" (Mallarmé), son "tous les sens qu’on pourra lui prêter" (Valéry) » 16 . Traduire s’avère une aventure qui opère une transcendance du sens. Dans le cas des Livres de dialogue qui contiennent deux langues, la traduction peut devenir une sorte de troisième art. Nous verrons en effet avec quelle diversité elle s’intègre dans la conception plastique du livre. Néanmoins, dans certains cas, la traduction rend mal le texte d’origine et s’avère incapable de le faire sentir dans sa plénitude. Comment aborder deux systèmes sémiotiques différents, tels la poésie et la peinture avec, l’un et l’autre, des unités distinctes, un fonctionnement syntagmatique et paradigmatique propre et une manière particulière de créer de la signification ? Quelles sont les limites d’une telle rencontre ? Les analyses pratiquées sur cette catégorie de livre reposent majoritairement sur des théories stylistiques, essayant de transposer le système linguistique sur les représentations picturales, ou à l’inverse sur des théories de l’image ignorant les aspects linguistiques. L’importance accordée à des tendances, telles que « linguistic turn » 17 et « iconic turn » 18 (aussi appelée « pictorial turn ») rend compte d’une approche basée sur un rapport de domination entre le texte et l’image. Comment analyser cette rencontre en respectant l’égalité des deux systèmes ? Le premier chapitre comportera une étude détaillée des relations entre textes et images à partir des ouvrages Dans leur voix les eaux 19 et Schwarze 16 Michel DEGUY, La Raison poétique, Paris, Éditions Galilée, 2000, p. 104 17 Voir par exemple, Richard RORTY, The Linguistic turn : essays in philosophical method, Chicago, Éditions University of Chicago Press, 1975 18 Voir par exemple, Neal CURITS, The Pictorial Turn, New York, Éditions Taylor & Francis Group, 2009, Christa MAAR, Iconic turn, die neue Macht der Bilder (Iconic turn, le nouveau pouvoir des images), Hubert BURDA (éditeur), Cologne, Éditions DuMont, 2004 19 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, 5 lithographies originales de Bram van VELDE, Paris, Éditions Maeght, 1980 <?page no="20"?> 14 Romanzen 20 (Romances noires). Pour rendre compte de la complexité de ce phénomène, elle tiendra compte des théories sémiotiques, linguistiques, esthétiques et cognitives. Comment un art apparaît-il à l’intérieur d’un autre ? Quels sont les procédés liés à la représentation de l’objet poétique et pictural ? Le Livre de dialogue s’inscrit dans un contexte de l’art contemporain oscillant entre deux pôles, la figuration et l’abstraction. Le second chapitre envisage une analyse plus globale du dialogue entre le visuel et le verbal, en approfondissant l’étude de l’aspect matériel de ce type de livre. Il s’agit d’une véritable création architecturale au sein de laquelle chaque élément a sa signification. De ce fait, il peut être abordé en termes charnels, un troisième corps venant se situer entre le corps du poète et celui du peintre. Comment le médium utilisé, influence-t-il la perception du lecteur-spectateur ? Nous verrons en quoi l’approche intermédiatique répond à la complexité des interactions engagées dans ce type de livre. Tandis que la mutimédialité 21 désigne uniquement une accumulation des media, le principe d’intermédialité implique la rencontre productive des media 22 . La confrontation de différents media provoque de nouvelles manières de perception et incite à réfléchir sur les caractéristiques de chaque media. L’interrogation portera sur les différences entre les media, le processus de création, le lien entre création et engagement social politique. Quel est le regard que poètes et peintres portent sur le monde d’aujourd’hui ? Nous analyserons les ouvrages écrits en allemand ou en français, qui se démarquent des autres par leur originalité et la richesse des interactions entre le texte et l’image. Dans une perspective transculturelle, nous analysons ces interactions en mettant l’accent sur les aspects universels du Livre de dialogue contemporain. Nous nous intéresserons également aux créateurs de nationalité autrichienne, tels que Friederike Mayröcker (1924) 23 et Max Weiler (1910-2001), qui ont travaillé pendant une certaine période en Allemagne. Pour la langue française, nous étudierons également des œuvres d’artistes belges, tels que Bram van Velde, lequel a passé la plus grande partie de sa vie à Paris. 20 Friederike MAYRÖCKER, Max WEILER, Schwarze Romanzen (Romances noires), lithographies offset de Max WEILER, Pfaffenweiler, Éditions Pfaffenweiler Presse, 1981 21 Concernant la différence entre multimédialité et intermédialité voir Jürgen Ernest MÜLLER, Intermedialität, Formen moderner kultureller Kommunikation (Intermédialité. Formes de la communication culturelle moderne), Münster, Éditions Nodus Publikationen, 1996 22 Helmut SCHANZE (éditeur), Metzler Lexikon, Medientheorie, Medienwissenschaft (Dictionnaire Metzler, Théorie des Media, science des media), Weimar, Stuttgart, Éditions Metzler, 2002 23 Nous mettrons la date de naissance entre parenthèses pour les poètes et peintres étudiés, afin de mieux les situer dans le contexte actuel. <?page no="21"?> 15 I. Rencontre entre le texte et l’image Tout d’abord, nous situerons le « Livre de dialogue » parmi les formes qui lui ressemblent et risquent de prêter à confusion. L’utilisation des termes « Livre d’artiste, Album, Livre de peintre, Livre à figures » ou «Livre de dialogue » a été l’objet d’amalgames, même dans le monde littéraire et artistique. Selon Yves Peyré, nous parlons du « Livre d’artiste » lorsqu’une personne assume à la fois le rôle du peintre et celui du poète et lorsque les images sont plus nombreuses que les textes. Tel est le cas de l’ouvrage Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Image 24 de Marcel Broodthaers. Le Livre d’artiste méconnaît la tension issue de l’affrontement interdisciplinaire qui inspire le Livre de dialogue. Mais, il importe de noter que l’appellation « Livre d’artiste » prête à confusion, car dans certains cas, elle est utilisée pour désigner un livre créé par plusieurs artistes. L’« Album » exclut tout face-à-face puisqu’il s’agit de textes écrits d’après des images. Il en est ainsi dans Matière et mémoire ou les lithographes à l’école 25 où Francis Ponge décrit les peintures de Jean Dubuffet. Dans ce sens, le « Livre de peintre » est l’incarnation du Livre d’artiste porté à son paroxysme, car le texte a cédé quasiment la place aux images. Reste le « Livre à figures » où le texte est accompagné par l’image, où l’illustration est seulement mise au service du texte. Distinguer ces formes peut s’avérer difficile, car il existe des livres hybrides, à la frontière entre diverses formes. Dans le « Livre à figures », en particulier, il n’est pas toujours évident de juger si l’illustration est subordonnée au texte ou non. Le Livre de dialogue est la seule forme qui prétende éviter tout rapport hiérarchique entre les deux arts. Roland Barthes aimait le Japon, pays dans lequel il avait séjourné souvent. Dans son ouvrage L’Empire des signes, texte et image volontiers se fondaient. Réflexion qui le pousse à un essai dans lequel il développe cette notion : « Le texte ne commente pas les images. Les images n’illustrent pas le texte : chacun a été seulement pour moi le départ d’une sorte de vacillement visuel, analogue peutêtre à cette "perte de sens" que le Zen appelle un "satori" ; texte et image, dans leur entrelacs, veulent assurer la circulation, l’échange de ces signifiants : le corps, le visage, l’écriture, et y lire le recul des signes 26 . » En comparant le dialogue verbal-visuel au satori, moment de présence absolue dans le Zen, Barthes montre « l’extraordinaire » de cette rencontre, saisie dans sa plénitude. Les années 80, siège de plusieurs bouleverse- 24 Marcel BROODTHAERS, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Image, Antwerpen, Galerie Wide White Space, 1969 25 Francis PONGE, Jean DUBUFFET, Matière et mémoire ou les lithographes à l’école, Paris, Éditions Fernand Mourlot, 1945 26 Roland BARTHES, L’Empire des signes, Genève, Éditions Skira, 1970, p. 1 <?page no="22"?> 16 ments, représentent un moment capital dans son évolution : la dispersion géographique des créateurs dans des métropoles comme Paris ou New York qui n’ont plus la dynamique de création des années 60 où peintres et poètes pouvaient facilement se rencontrer par le biais des galeries ou des librairies. Cette dispersion géographique complique les échanges entre peintres et poètes. Le Livre de dialogue représente une forme artistique « de luxe » dans son édition, et par conséquent, il est de plus en plus difficile pour les créateurs de trouver des éditeurs. De plus, les nouvelles technologies de la communication prennent le dessus, et la gravure originale et la typographie, considérées désormais comme démodées. Cela conduit à un renouvellement du Livre de dialogue et le terme Art du livre des années 80 apparaît. C’est le titre d’un article de Hartmut Honzera 27 , évoquant trois types de création qui s’interrogent sur la relation entre texte et image : le Livre illustré, Livre-objet instauré par « Fluxus » et par l’art conceptuel et l’artistbook multipliant l’art pour tous 28 , non pas objet de luxe, mais ouvrage accessible à un large public. Selon la théorie défendue par Anne Mœglin- Delcroix, le terme « Livre d’artiste » s’applique seulement à cette catégorie de livres et serait née dans les années 60. L’étude d’Arthur Brall Künstlerbücher 29 (Livres d’artistes) apporte un regard nouveau sur les phénomènes de l’art du livre. Eva-Maria Hanebutt- Benz organise une première exposition Künstler machen Bücher, 1986 (Artistes créant des livres, 1986) au musée des Arts décoratifs de Francfort et déclenche une véritable vague d’expositions au-delà des frontières allemandes, comme avec l’exposition Livres d’artistes 30 , présentée en 1985 à Paris. Sur fond intersémiotique, nous analyserons l’évolution du Livre de dialogue dans les années 80, en abordant les problématiques autour de la notion de figure. À l’origine, « Figura » signifie forme plastique et fait donc partie du lexique pictural. Cicéron a ensuite intégré le terme au lexique rhétorique avec un sens qui reste général : les « figurae dicendi » qui désignent les genres de l’éloquence. Le sens actuel apparaît avec Quintilien qui distingue « figurae sententiarum et verborum » 31 (figures de pensée et de mots), donnant au mot figure un statut rhétorique qui est le sien aujourd’hui. Par son histoire, le terme « figure » établit un lien entre le 27 Hartmut HONZERA, Buchkunst der achtziger Jahre (L’Art du livre des années 80), Francfort, 5. Triennale, Éditions Gesellschaft der Bibliophilen, 1989 28 Hartmut HONZERA, op. cit., p. 366 29 Arthur BRALL, Künstlerbücher (Livres d’artistes), Francfort, Éditions Kretschmer & Großmann, 1986 30 Anne MŒGLIN-DELCROIX, Livres d’artistes, Paris, Éditions du Centre G. Pompidou, 1985 31 QUINTILIEN, De l’institution de l’orateur, traduit par l’Abbé GEDOYN, Paris, Éditions Volland, 1819 <?page no="23"?> 17 pictural et le verbal. Pour évaluer la relation entre ces deux modes d’expression dans le Livre de dialogue, nous commencerons par l’étude de la figurativité en analysant les procédés, nous attachant à la représentation de l’objet (poétique ou pictural) dans son sens global. Ensuite, une étude plus détaillée envisagera les figures de style élaborées en commun par texte et image. Les Livres de dialogue Dans leur voix les eaux 32 et Schwarze Romanzen 33 (Romances noires) surprennent par la coexistence des univers différents, entre le figuratif et l’abstrait. À partir des théories linguistiques, esthétiques et intersémiotiques, nous dégagerons les correspondances entre textes et images. À première vue, les deux ouvrages ne présentent pas beaucoup de ressemblances. Tandis que le premier s’impose par son grand format, 26 cm x 35 cm, et présente tous les aspects d’un livre de bibliophilie (le papier précieux : auvergne Richard de Bas, l’emboîtage en toile, les lithographies originales, le tirage limité à 175 exemplaires), le deuxième est modeste : plus petit, 13 cm x 20 cm, imprimé sur papier ordinaire, lithographies offset. Les deux ouvrages, malgré leurs différences extérieures, ont plusieurs points communs. Sur le plan sémantique, ils présentent une interrogation sur le rapport entre visible et invisible. En termes d’espace, chaque moyen d’expression garde son autonomie. 32 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, Paris, Éditions de la Fondation Maeght, 1980 33 Friederike MAYRÖCKER, Max WEILER, Schwarze Romanzen (Romances noires), Pfaffenweiler, Éditions Pfaffenweiler Presse, 1981 <?page no="24"?> 18 I.A La représentation et ses enjeux poétiques et picturaux D’emblée, il convient de présenter l’ampleur de la création d’André du Bouchet (1924-2001). Il a réalisé de nombreux Livres de dialogue remarquables avec des artistes tels qu’Alberto Giacometti 34 , Pierre Tal- Coat 35 , Jean Hélion, Bram van Velde, Antoni Tàpies, Geneviève Asse, Jacques Villon et Albert Ràfols-Casamada 36 . Il est aussi traducteur de Joyce, Celan, Hölderlin et Mandelstam. Au vu des diverses facettes de son œuvre, il est difficile, voire impossible, de le classer dans un courant littéraire. Évoquons, pour l’instant, deux points : sa poésie minimaliste est marquée par l’expérience mallarméenne du Coup de Dés 37 et sa proximité avec certains poètes, nés comme lui dans les années 20, tels Yves Bonnefoy, Jacques Dupin, Philippe Jaccottet… Leur œuvre est traversée par la conscience aiguë de la faille entre le langage et le réel. En 1967, André du Bouchet a fondé avec Yves Bonnefoy la revue L’Éphémère à laquelle participent également Louis-René des Forêts, Gaëtan Picon, Paul Celan, Michel Leiris et Jacques Dupin. Dans le premier numéro de L’Éphémère 38 , Yves Bonnefoy insiste sur le caractère transitif de la poésie. L’Éphémère a pour origine le sentiment que le poème est une approche du réel, un moyen vers l’au-delà. Bram van Velde (1895-1981) a également créé de nombreux Livres de dialogue, notamment avec Charles Juliet 39 , Fernando Arrabal et Hubert Juin 40 . Sa création a été marquée par deux mouvements, « Cobra » et l’ « Abstraction lyrique ». Le premier est l’acronyme de Copenhague- Bruxelles-Amsterdam et date de 1948 à 1951. « Cobra » 41 se caractérise par sa dimension collective, exprimée par le biais des œuvres partagées. Réalisées à quatre mains ou plus, ces œuvres représentent la rencontre entre écriture et peinture. L’ « Abstraction lyrique » 42 elle, se réfère à une trans- 34 André du BOUCHET, Alberto GIACOMETTI, Air, Paris, Éditions Clivages, 1977 35 André du BOUCHET, Pierre TAL-COAT, Laisses, Lausanne, Éditions François Simecek, 1975 36 André du BOUCHET, Albert RÀFOLS-CASAMADA, Le Surcroît, Paris, Éditions Clivages, 1989 37 Stéphane MALLARMÉ, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Paris, Éditions Armand Colin, 1897 38 Yves BONNEFOY, Revue L’Éphémère n° 1, Paris, Éditions de la Fondation Maeght, 1965 39 Bram van VELDE, Charles JULIET, Au long de la spirale, Paris, Éditions de la Fondation Maeght, 1975 40 Bram van VELDE, Fernando ARRABAL, Hubert JUIN, Derrière le miroir, n° 216, Paris, Éditions de la Fondation Maeght, 1975 41 Voir Willemijn STOKVIS, Cobra, Paris, Éditions Gallimard, 2001 42 Voir Valère BERTRAND, L’Abstraction lyrique des années 50 dans la revue Connaissance des arts, n° 639, Paris, Éditions Société française de promotion artistique, 1980, p. 96-101 <?page no="25"?> 19 position interprétative du réel. Elle s’oppose à une forme d’abstraction totale qui se détache de toute forme d’expression pour laisser place à une composition construite de surfaces planes. L’Abstraction lyrique est issue de la Jeune Peinture Belge (1945-1948) : après la Seconde Guerre Mondiale, ces jeunes artistes sont animés par un sentiment à la fois de joie et d’inquiétude : le soulagement de la liberté retrouvée se heurte à une incertitude profonde dans la condition humaine. Il n’existe pas de théories ni de considérations esthétiques communes, seule compte la liberté d’expression. Cela est significatif dans la peinture de Bram van Velde, inclassable, compte tenu de sa grande originalité. Malheureusement, nous n’avons pas pu rencontrer les deux créateurs de Dans leur voix les eaux, Bran van Velde étant décédé le 28 décembre 1981 et André du Bouchet, le 19 avril 2001. I.A. a) Le mouvement Dans leur voix les eaux (voir photo 1) possède un schéma dynamique de la perception qui semble s’installer au cœur de la réflexion sur la figurativité. Le linguiste et sémioticien Greimas écrit dans De l’imperfection à propos de l’événement de saisie esthétique : « Les objets qui se dressent devant nous sous formes des figures du monde offrent la possibilité d’une lecture seconde qui va au-devant des gestalten iconisables » 43 pour reconnaître des correspondances normalement invisibles. On peut dire qu’elles sont également porteuses de nouvelles significations. Dans leur voix les eaux, aussi bien par sa conception plastique que par le texte poétique, se présente immédiatement comme un livre qui cherche à transformer notre rapport au monde visible. Il tente de nous sensibiliser à tout ce qui échappe à notre vision. 43 Algirdas Julien GREIMAS, Joseph COURTÉS, Sémiotique : Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Éditions Hachette, coll. Hu. Linguistique, 2000 <?page no="26"?> 20 Fig. 1 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, 35 cm x 27 cm, Paris, Librairie Nicaise, 1980 Le livre, calé dans son emboîtage en toile de coton brun clair surprend par son épaisseur et sa douceur. Cet emballage protège le livre et lui donne son caractère à la fois original et précieux. Le papier des pages est également très épais avec une texture granuleuse permettant à la lettre imprimée de pénétrer réellement dans l’épaisseur de la page. Littéralement « imprimer » veut dire « faire, laisser une marque, une trace par pression ». Le verbe « imprimer » prend ici tout son sens grâce aux procédés d’impression traditionnels. En regardant une telle page, le lecteur-spectateur pense en même temps à la création de celle-ci. Le poème débute par le terme inclus et fait alors allusion aux lettres qui occupent le blanc de la page. Or, l’accent n’est pas mis uniquement sur la matérialité de la page ; par le terme voix le deuxième vers insiste aussi sur l’importance du langage oral et fait référence à l’origine de la poésie, où un poème était destiné, avant tout, à être lu à voix haute : <?page no="27"?> 21 Inclus dans la voix des eaux et le long de ce sommeil sitôt que je ne dors plus dans la voix j’écoute et j’écoute comme la capsule du pavot 44 . Fig. 2 André du BOUCHET, Bram van VELDE , Dans leur voix les eaux, détail de la page 2, 1980 Comment lire un tel poème qui déroute par la quasi-absence de ponctuation, par la forte présence des blancs, par l’affranchissement des règles grammaticales ? Le titre nous fournira les premiers axes de lecture. Que signifie ce titre Dans leur voix les eaux, présent également au vers 2 mais avec un changement de déterminant ? Le premier groupe syntaxique est doté d’un déterminant possessif et se compose de deux ensembles dans leur voix et les eaux. Le deuxième groupe syntaxique, dans la voix des eaux, contient le déterminant défini la et constitue un ensemble figé (des eaux se rapporte à la voix). Sur le plan phonétique apparaît dans le premier cas une allitération en « l » (leur, les) et dans le deuxième en « d » (dans, des). 44 « Eingeschlossen / in die Stimme der Wasser/ und / während dieses Schlafs / sobald / ich nicht mehr schlafe / in der Stimme / höre ich zu / und / ich höre zu / wie die Knospe / des Mohns. » (Traduction libre) <?page no="28"?> 22 Sur le plan sémantique, nous rencontrons l’alliance d’un terme concret (eaux) et abstrait (voix). Ce procédé de la caractérisation non-pertinente est récurrent dans le texte poétique, se présentant comme une énigme à déchiffrer mettant en question notre perception de la réalité. Ainsi, le titre Dans leur voix les eaux nous surprend par l’absence de virgule entre les deux groupes nominaux et l’omission du verbe, après le complément circonstanciel dans leur voix, suivi du sujet les eaux, le lecteur s’attend à trouver le verbe. Rien ne vient. Silence. La poésie d’André du Bouchet exige une participation active du lecteur confronté à deux difficultés fondamentales : l’absence de ponctuation qui rend difficile la compréhension de la structure du poème et la présence de nombreux blancs demandant une attention particulière. Lire un poème d’André du Bouchet requiert de passer outre les règles grammaticales et les fondements rationnels de la langue. Ce faisant, André du Bouchet s’oppose à une vision trop centrée sur l’intellect et invite le lecteur à une autre forme de lecture. En évoquant la capsule du pavot (vers 11-12), le poète illustre la difficulté de voir les choses telles qu’elles se présentent à lui. Étant donné le caractère aromatique de cette plante, sa forte emprise sur les sens et son rôle dans la fabrication de l’opium, elle peut être considérée comme une métaphore de l’impact trompeur des sens sur la raison. Au niveau discursif, le poète convoque des éléments figuratifs (l’eau, la capsule du pavot) et les dispose de façon particulière, afin qu’ils représentent un monde qui s’ouvre sur une réalité silencieuse. Cette réalité trouve son origine sur le plan auditif : la répétition de j’écoute (vers 6 et 8) appelle le lecteur à concentrer son attention non seulement sur la sonorité des mots, mais aussi sur leur absence et donc sur les sons qui semblent manquer. Au lieu de préciser ce qu’il entend, le poète laisse un blanc. Le lecteur peut alors laisser libre cours à son imagination, c’est-à-dire écouter sa propre voix intérieure. Cela est suggéré par l’expression dans la voix, car le complément de lieu dans attribue à la voix une notion de profondeur. L’écoute concentrée on est tenté de parler de l’écoute portée à son paroxysme permet de pénétrer dans le mystère des choses. On peut également faire le lien avec le verbe « s’écouter », incitant le lecteur à l’introspection. La poésie d’André du Bouchet explore les sonorités des mots en introduisant de légers changements. Tout le texte est traité comme une pièce musicale qui présente de simples variations d’harmonie. De nombreuses répétitions, telles que dans la voix, et, j’écoute, structurent le poème à défaut de ponctuation. Ainsi, tant par le champ lexical de la perception auditive (écouter, la voix…), que par la construction du poème, l’écoute est omniprésente dans le poème. Les récurrences dynamisent l’écriture en conférant à chaque terme une valence propre liée à sa spatialisation. Cette répétition s’inscrit d’ailleurs comme un fait sans fin et participe à l’inachèvement de <?page no="29"?> 23 l’écriture. La répétition de j’écoute, l’absence des notions temporelles et des verbes de mouvement instaurent un doute sur la notion du temps. À la fin du poème, le moi lyrique se trouve toujours dans le même état méditatif. Tel un refrain, j’écoute devient le leitmotiv du poème, de sorte que l’on est tenté de recommencer la lecture à chaque fois afin de s’imprégner d’un univers qui appelle à la méditation. Aussi, ce poème invite à une lecture non-linéaire, d’où la tentation d’utiliser le terme de « lecture circulaire ». Comme un cercle, sans commencement, ni fin, le poème se clôt sur lui-même. Effet renforcé par la sensation d’enfermement, illustrée par le verbe inclus (vers 1) qui se rapporte à la voix (vers 2). Le moi lyrique ne fait qu’un avec la voix qu’il écoute. Le complément circonstanciel dans la voix ne fonctionne pas comme un repère spatial, car « la voix », comme système sonore phonétique, constitue une notion abstraite. Il est intéressant de noter que Saussure distingue la « parole effective » et la « parole potentielle ». Dans son manuscrit De l'essence double du langage 45 , découvert en 1996 46 , Saussure envisage la parole comme « parole effective » ayant une existence réelle et exclusivement linéaire, et « parole potentielle » ayant une existence abstraite d'éléments parallèles « conçus et associés par l'esprit ». La « parole effective » est l'unique partie du langage directement observable par le fait qu'elle seule possède une matérialité physique perceptible. La « combinaison d'éléments contenus dans une tranche de parole réelle » constitue la chaîne sonore, « une suite quelconque d’éléments dans la parole » 47 . Saussure précise que le «fait le plus matériel, le plus évidemment défini en soi en apparence » est « une suite de sons vocaux » 48 . Dans le poème d’André du Bouchet en question, la voix ne sert pas forcément à maté rialiser une parole, puisque cette dernière se rapporte à l’eau. Le titre Dans leur voix les eaux, qui est identique avec le deuxième vers du poème, 45 Voir Ferdinand de SAUSSURE, De l’essence double du langage dans Écrits de linguistique générale, Paris, Éditions Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 2002, p. 61-62 46 Il convient de placer le manuscrit De l’essence double du langage dans son contexte. Le Cours de linguistique générale attribué à SAUSSURE a été rédigé, après sa mort, par deux de ses collègues, Charles BALLY et Albert SECHEHAYE avec la collaboration d'un de ses étudiants, Albert RIEDLINGER. SAUSSURE n'a pas professé un cours de linguistique générale, mais trois séries de leçons données à l'Université de Genève entre 1907 et 1911 devant un auditoire d'étudiants. Charles BALLY et Albert SECHEHAYE, qui n'avaient pas assisté aux leçons genevoises, se sont basés sur leurs notes pour rédiger le Cours. Aujourd'hui, on s’aperçoit que leur ouvrage a provoqué de nombreux malentendus et a répandu des interprétations erronées des idées de SAUSSURE. Or le manuscrit De l'essence double du langage que l'on croyait perdu, a été retrouvé en 1996 à Genève. 47 Ferdinand de SAUSSURE, op. cit., p. 239 48 Ferdinand de SAUSSURE, op. cit., p. 200 - <?page no="30"?> 24 laisse supposer que la voix est assimilable au murmure de l’eau. Les nombreuses répétitions rythment et à structurent le poème. Repères temporels, repères spatiaux absents : le sujet se confond avec la voix. Elle opère sur deux niveaux : sur le plan intratextuel, elle apparaît comme le murmure de l’eau (la voix des eaux), sur le plan extratextuel, elle représente la parole du poète. Cette parole se manifeste sous forme d’interpellation, car le poète incite le lecteur à écouter sa propre voix intérieure. Le temps et l’espace ne sont donc pas présentés comme des éléments figuratifs, mais au contraire comme des réalités immatérielles qui participent à la création permanente d’un univers. Il n’y a ni commencement évident ni fin. L’écriture d’André du Bouchet est traversée par des procédés ou des termes qui l’indéterminent. Elles suscitent l’émergence d’un « inconnu » de la parole. Le mouvement a également une place fondamentale dans l’acte de la création. À l’instar de son ami Alberto Giacometti, qui avait l’habitude de dessiner en marchant, André du Bouchet écrivait dans ses longues promenades. À ce sujet, Sylvie Décorniquet écrit : « Le corps est présent dans son déplacement effectif. La mobilité de l’écriture s’accorde à la physique de la marche. (…) L’énergie du geste facilite le déploiement des signes, sans intention délibérément signifiante, propice à surprendre un avant sens 49 . » Ainsi, la marche favorise une écriture spontanée stimulée par l’énergie du mouvement gestuel. Dans sa thèse Der Spaziergang. Stationen eines poetischen Codes (La promenade. Stations d’un code poétique) 50 , Angelika Wellmann analyse les enjeux entre la promenade et l’écriture. Le lien entre marcher et écrire est un thème central chez de nombreux écrivains contemporains, comme Robert Walser 51 , Thomas Bernhard 52 ou Peter Handke 53 . Le mouvement continu, comme moteur de la création, ne trouve pas de terme chez André du Bouchet. Certains recueils que l’on pouvait considérer comme achevés, puisque édités, sont repris ou remaniés dans des recueils 49 Sylvie DECORNIQUET, André du Bouchet, une voix clandestine, Paris, Prétexte Éditeur, 2001 50 Angelika WELLMANN, Der Spaziergang. Stationen eines poetischen Codes (La promenade. Stations d’un code poétique), Würzburg, Éditions Königshausen & Neumann, 1991 51 Robert WALSER, Das Gesamtwerk in 12 Bänden (L’Œuvre complète en 12 tomes), Francfort-sur-le-main, Éditions Suhrkamp Taschenbuch, 1971, cité par Angelika WELLMANN dans Der Spaziergang. Stationen eines poetischen Codes (La promenade. Stations d’un code poétique), op. cit. 52 Thomas BERNHARD, Gehen (Marcher), Francfort-sur-le-Main, Éditions Suhrkamp Taschenbuch, 1971 53 Peter HANDKE, Gestern unterwegs, Aufzeichnungen November 1987 bis Juli 1990 (Hier en route, notes, de novembre 1987 jusqu’à juillet 1990), Salzbourg, Éditions Jung und Jung, 2005 <?page no="31"?> 25 qui les englobent 54 . Le philosophe Descartes retravaillait constamment ses écrits : dans son ouvrage Un autre Descartes : le philosophe et son langage, Pierre-Alain Cahné montre ce que la réécriture permet d’inventer, voire de réduire « la pensée à des épures très efficaces qui sont autant de nouveaux départs » 55 . Deux idées nous semblent essentielles ici, celle de départ et celle d’épuré, soulignant que la pensée est en mouvement et que l’écrivain tente de la capter pour la rendre plus pure, plus simple ce que matérialise l’écriture d’André du Bouchet. Libérée des contraintes spatiales, elle offre également au lecteur une grande liberté. Les blancs créent, si l’on peut dire, une sorte d’espace psychique, où il peut se concentrer sur les sensations que les mots provoquent en lui. Pour Bram van Velde, il existe un lien étroit entre la promenade et la création. Le poète Charles Juliet (1934), qui a fréquenté le peintre pendant treize ans, parle de leurs rencontres, dans son livre Rencontres avec Bram van Velde. Le 31 décembre 1966, Bram van Velde souligne l’impact de la marche sur la création : « Non, je n’ai pas travaillé. J’aime sortir, marcher, et ces temps, je ne peux sortir. La peinture vit d’espace, et l’hiver je manque d’espace 56 . » Peindre et marcher sont liés au point que Bram van Velde ne peut pas créer s’il ne se déplace pas. Il n’est pas étonnant de constater que le mouvement est omniprésent dans sa peinture. À certains endroits la peinture a coulé, à d’autres les traces du pinceau apparaissent. Par ces procédés, l’artiste souligne l’importance accordée au geste. Lors de la rencontre du 28 décembre 1967 avec Charles Juliet, Bram van Velde lui confie : « Ma toile est une circulation. C’est comme l’être, la vie. Ils sont toujours en mouvement. Si ma toile était figée, statique, elle serait fausse 57 . » Le Livre de dialogue Dans leur voix les eaux exprime ainsi la rencontre dynamique des deux arts se caractérisant par le changement et l’ouverture, qu’une continuelle mise en question accompagne. La lecture sera également influencée par la rupture avec les règles traditionnelles de la ponctuation. Celle-ci ne sert plus à clôturer le discours, mais le remplit de repères, de lieux où se poser. La pensée peut donc prendre forme avant de se déformer à nouveau pour progresser. Ce faisant, la ponctuation devient par elle-même signifiante et possède une signifiance profuse et indéterminable. Le texte poétique est notamment structuré par la disposition fragmentaire des mots. À plusieurs reprises, un vers se compose d’un seul mot. Grâce à sa position isolée, le mot acquiert une 54 Défets publié en 1981 chez Clivages est repris dans Air suivi de Défets chez Fata Morgana en 1986. Verses aux Éditions Unes en 1990 est repris dans Axiales aux Éditions Mercure de France en 1992 55 Pierre-Alain CAHNÉ, Un autre Descartes : le philosophe et son langage, Paris, Éditions Vrin, 2000, p. 55 56 Charles JULIET, Rencontres avec Bram van Velde, Paris, Éditions P.O.L., 1998, p. 26 57 Charles JULIET, Rencontres avec Bram van Velde, op. cit., p. 33 <?page no="32"?> 26 importance nouvelle, évoquant ce que Kandinsky appelle une résonance intérieure: « Le mot est une résonance intérieure. (…) Mais si on ne voit pas l’objet lui-même, et qu’on l’entend simplement nommer, il se forme dans la tête de l’auditeur une représentation abstraite, un objet dématérialisé qui éveille immédiatement dans le cœur une vibration 58 . » L’attention portée à la prononciation d’un mot sensibilise le lecteur à la musicalité de celui-ci et à l’acte de la lecture en lui-même: les blancs et les vers très courts structurent le rythme de la lecture. Le lecteur prend automatiquement plus de temps et devient plus attentif à la structure et à la composition des pages. De cette manière, le livre parvient à nous faire prendre conscience de l’acte de la lecture en lui-même. Ce que l’on fait normalement de manière automatique, comme le simple fait de tourner les pages, devient ainsi un acte conscient et une source de jouissance. I.A. b) Circularité de la lecture André du Bouchet travaille donc le matériau brut du langage ainsi que les qualités graphiques de la lettre, afin de proposer une nouvelle forme de lecture s’opposant à la lecture linéaire. Le texte se situe à la frontière du poème en vers libres et de la prose, étant donné la présence des rimes à l’intérieur du texte et non pas à la fin de chaque vers. Le vers libre apparaît à l’époque symboliste : Henri de Régnier, Gustave Kahn et Stuart Merrill ont souvent joué des vers inégaux rimés de manière inattendue 59 . L’exemple de leurs poèmes permet de qualifier le vers libre comme un vers, dont on ne peut pas définir avec exactitude le nombre des syllabes. Aucune répétition n’étant prévisible, on ne sait jamais si le poète a voulu telle diérèse qui n’était pas encore sortie de l’usage de ce temps là, s’il a procédé ou non à telle élision qui semble facile, voire naturelle. Ainsi, André du Bouchet pratique le vers libre, car, à part les effets de parallélisme à l’intérieur du poème, le poème ne possède aucune structure métrique et rimique récurrente. Ainsi, les jeux de langage et d’échos sonores sont multiples et variés. Dérivée du thème titre, une série d’assonances, telles que je ne (vers 6) et d’allitérations, telles de ce sommeil (vers 4) parcourent le texte. Au fil du texte reviennent d’autres répétitions sonores. La constrictive dentale [s], notamment, sillonne le texte et domine jusqu’au vers 5. Ce son s’apprête à imiter le murmure de l’eau. Si nous avons affaire au vers libre, comment aborder la question des strophes ? Nous avons donc un vers de deux syllabes, suivi d’un vers de cinq syllabes et vient ensuite une ligne de blanc qui sépare les vers 3, 4, 5 et 58 Wassily KANDINSKY, Du spirituel dans l’art, Paris, Éditions Denoël, 1999 59 Voir Roland BIÉTRY, Les Théories poétiques à l’époque symboliste (1883-1896), Genève, Éditions Slatkine, 2001 (1. édition 1989) <?page no="33"?> 27 6. Peut-on donc parler de strophes libres comme on parle de vers libres ? La réponse serait négative pour deux raisons. Tout d’abord, la ligne de blanc n’a pas de fonction linguistique ou rhétorique. C’est un phénomène qui dépend exclusivement de la poétique. Ensuite, dans la poésie classique, une strophe correspond presque toujours à une phrase ou à un ensemble de phrases. Il n’est pas fréquent qu’une phrase enjambe deux strophes. Le premier poème de Dans leur voix les eaux se compose en fait de deux phrases principales qui seraient séparées par une virgule omise à la fin du vers 6. Pour ces raisons, nous préférons parler uniquement de vers libres. Quant à la cohésion du texte poétique, nous rencontrons certains procédés qui créent une syntaxe de l’attente et de l’absence. La structure syntaxique des phrases relève d’une tentative de renouvellement poétique. Au lieu de respecter l’ordre sujet-verbe-objet, qui serait celui de la définition du dictionnaire, André du Bouchet place le complément circonstanciel avant le verbe, dans la voix (vers 7) j’écoute (vers 8). Ainsi le complément circonstanciel occupe la place du thème et crée un effet d’attente du sujet. Celui-ci est annoncé par le verbe inclus au vers 1, qui fonctionne comme une cataphore. Il convient de souligner qu’inclus et j’écoute ont le même nombre de syllabes (2) et qu’ils occupent une place capitale sur la page. Les mots sont disposés d’une manière symétrique, dessinent une sorte de demicercle. Le poète commence par des mots brefs pour passer progressivement à des groupes syntaxiques plus longs et terminer à nouveau par des mots de plus en plus courts. Le demi-cercle commence donc par le mot inclus et se termine par les mots j’écoute. La ressemblance syllabique et l’analogie graphique des deux mots opèrent également un rapprochement de sens. La position du sujet pose un problème. Au chapitre précédent, nous avons vu que le sujet ne fait qu’un avec la voix qu’il écoute, il est en quelque sorte « enfermé (inclus) dans la voix ». Nous rencontrons là un phénomène récurrent dans la poésie d’André du Bouchet qui est le doute par rapport à la présence du corps dans l’espace. Où est le corps de ce « je » qui écoute ? Il est possible de dire que le corps devient en quelque sorte véhicule de la langue. Si, parfois le geste est offensif, en poésie, il s’agit pour Francis Ponge d’« écrire contre » 60 ou animé d’un souhait d’éviction ou encore pour 60 Dans Le Carnet du bois de pins, Francis PONGE décrit son approche poétique : « Je tiens en tout cas que chaque écrivain "digne de ce nom" doit écrire contre tout ce qui a été écrit jusqu’à lui ("doit" dans le sens de "est forcé de", "est obligé à") contre toutes les règles existantes notamment. C’est toujours comme cela, d’ailleurs, que se sont passées les choses ; je parle des gens à tempérament. » Citation tirée de Francis PONGE, Le Carnet du bois de pins, Lausanne, Éditions Mermod, 1947 <?page no="34"?> 28 Jacques Dupin, d’« écrire sans » 61 . Pour André du Bouchet, on est tenté de dire qu’il s’agit d’« écrire avec », c’est-à-dire avec une démarche qui scrute les hésitations de sens, voire provoque la suspension, afin d’entendre ce qui est à la limite d’être une parole. La lecture de ce poème à voix haute pose un problème, car l’absence de ponctuation soulève la question du rythme. Pour mieux comprendre cette difficulté, il convient de faire un parallèle avec notre emploi naturel de la langue. Peut-on percevoir les rythmes de la langue 62 ? La difficulté vient de ce que chacun croit connaître la langue qu’il parle, pour la seule raison qu’il la parle. Or, lorsque l’on parle, on ne fait pas attention à de nombreux détails de la langue. On s’intéresse au sens de ce que l’on dit. On ne se demande pas comment ce sens est produit. Au quotidien, il semblerait ridicule d’écouter les effets de rythme des paroles que l’on prononce. Au contraire, la poésie d’André du Bouchet demande l’écoute, en vue d’un effet esthétique, de la forme même de ce que l’on dit. Nous conviendrons d’appeler « coupes » les silences introduits dans la chaîne parlée. La ponctuation sert notamment à indiquer les coupes : la voix s’arrête à chaque virgule et à chaque point. Elle remonte légèrement avant une virgule et descend nettement avec chaque point. Dans Dans leur voix les eaux, au défaut de ponctuation et en dehors du point final, le lecteur doit placer les coupes lui-même. Mais il ne peut pas les placer n’importe comment, car la coupe correspond à une articulation de sens. Normalement, les coupes séparent des groupes syntaxiques. Cependant, dans le poème en question, les blancs sur la page, qui structurent le texte à la place de la ponctuation, séparent dans certains cas les mots de leur groupe syntaxique, tels et (vers 3) et sitôt (vers 5). Dans d’autres cas, la disposition des blancs empêche l’élision du « e ». Ainsi, dans le vers 10, on ne prononce pas le « e » final de j’écoute (10) pour faire la liaison avec la consonne du mot comme (11), car ceci introduit déjà un nouveau vers. La brièveté de certains vers et la disposition fragmentaire des mots sur la page, ainsi que l’emploi d’une syntaxe de l’attente, témoignent du fait que ce poème est marqué par l’expérience mallarméenne du Coup de dés 63 et fait partie des poésies minimalistes. Celles-ci se tournent davantage vers une rhétorique lexicale que vers une syntaxe du contenu. Nous verrons dans le 61 Il est possible de qualifier l’écriture de Jacques DUPIN comme une poétique du fragment, privilégiant l’ellipse. Jacques DUPIN définit l’acte d’écrire comme rupture. Voir Evelyne LLOZE, Approches de Jacques Dupin, Amsterdam/ Atlanta, Éditions Rodopi, 1993 62 Voir Béatrice BONHOMME, Micéala SYMINGTON, Le Rythme dans la poésie et les arts : interrogation philosophique et réalité artistique, Paris, Éditions Honoré Champion, 2005 63 Stéphane MALLARMÉ, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, op. cit. <?page no="35"?> 29 chapitre suivant, comment l’emploi des figures rétablit une unité du contenu. En rompant avec les procédés traditionnels quant au rythme et à la cohésion du texte, André du Bouchet invite à une lecture non-linéaire. Cette dernière a une dimension créative, car elle fournit au lecteur des repères pour qu’il crée lui-même de nouvelles correspondances entre les mots. Cette forme de lecture établit des parallèles avec la contemplation d’un tableau. En effet, dans un tableau abstrait, le spectateur laisse libre cours à son regard et cherche lui-même les repères possibles. Ils peuvent se traduire par des procédés visant à instaurer l’équilibre d’une œuvre visuelle, telles que les répétitions des formes et des couleurs et l’emploi des contrastes. Ainsi un tableau de Bram van Velde offre plusieurs lectures possibles. À titre d’exemple, Charles Juliet écrit : « Une gouache me frappe particulièrement. Évidente, une structure s’impose, et on commence à la parcourir de haut en bas. Puis soudain, on se rend compte que se présente une autre possibilité de lecture. On abandonne donc la première, pour suivre la seconde. Mais déjà une troisième possibilité s’offre 64 . » Ainsi, les deux arts offrent plusieurs approches et permettent, de ce fait, une grande liberté au lecteur-spectateur. I.A. c) L’espace blanc Nous avons souligné l’importance du blanc dans le texte poétique lequel représente notamment un espace ouvert à l’imagination du lecteur. Or, le blanc qui apparaît sur la page fait, avant tout, partie du matériel de la peinture. En parlant d’un poème d’André du Bouchet, on peut dire que la page porte trace d’une matière linguistique appliquée comme une matière picturale. Ainsi, par sa manière d’explorer les blancs, le poète emprunte le m a t é r i e l d u peint re. D e c e fai t, on p e u t ét ablir u n p arallèle avec l’intersémiotique. Dans son ouvrage Sémiostylistique, l’effet de l’art, Georges Molinié définit l’intersémiotique comme « l’étude des traces du traitement sémiotique d’un art dans la matérialité du traitement sémiotique d’un autre art » 65 . C’est à l’intérieur d’un art que se découvre un type de traitement qui relève spécifiquement d’un emprunt à un autre art. On peut admettre qu’il s’agit là d’un procédé qui doit passer par une forme de traduction. En effet, lorsque nous parlons de l’apparition d’un art à l’intérieur d’un autre, ceci ne signifie pas qu’il change de catégorie 66 . À titre d’exemple, un poème relèvera toujours de l’art verbal, tout en intégrant des aspects picturaux qu’il s’agira de rechercher. Nous verrons comment un art apparaît à 64 Charles JULIET, op. cit., p. 59 65 Georges MOLINIÉ, Sémiostylistique, l’effet de l’art, Paris, Éditions PUF, 1998, p. 41 66 Voir Liana POP, Espaces discursifs : pour une représentation des hétérogénéités discursives, Louvain, Éditions Peeters Publishers, 2000 <?page no="36"?> 30 l’intérieur d’un autre en nous interrogeant sur le statut de la figurativité en sémiotique. L’exploration de l’espace de la page est une caractéristique de la poésie concrète, apparue vers 1953 avec Eugen Gomringer 67 . La poésie concrète repose notamment sur le refus de soumettre le mot au flux du discours verbal et sur la volonté de réactiver les composantes concrètes, visuelle et sonores du mot. Dans son ouvrage Literatur im Medienzeitalter 68 (Littérature à l’époque des media), Harro Segeberg donne un aperçu des différentes apparitions de ce courant en le distinguant de la poésie visuelle et de la Wiener Gruppe (Groupe viennois). La poésie d’André du Bouchet présente des similitudes avec les poèmes concrets « présentant des configurations de lettres, de mots ou des phrases "en explorant l’espace de la page entre et autour de ces éléments 69 ", deux exemples seraient "rennen rennen" (courir, courir) de Gerhard Rühm et "film" d’Ernst Jandl » 70 . Le principe de libérer les signes verbaux de leurs référents pragmatiques et univoques présente des similitudes avec les réflexions de Kandinsky dans Du Spirituel dans l'art 71 . Kandinsky crée un lien entre un nouvel art plastique et une forme de poésie fondée sur la réalité phonétique même des mots. Dans le chapitre précédent, nous avons vu comment le mot inclus (vers 1) fait allusion au procédé d’impression, lequel crée une relation intime entre les mots et la page, car la texture épaisse du papier laisse apparaître la trace de l’impression. Le sens du mot inclus, devient donc visible matériellement et, de ce fait, le mot acquiert une certaine forme de picturalité. Ainsi, la langue se dépouille de sa fonction rationnelle, pour devenir réalité charnelle. Bram van Velde insiste également sur l’importance du vide qui opère comme un squelette architectural, assurant l’équilibre de ses peintures. La touche spontanée de Bram van Velde permet de tracer un parallèle avec l’écriture. À l’image de la page écrite, les interventions picturales sont des accentuations précaires d’un passage à vide qui laisse voir la touche de 67 Voir Eugen GOMRINGER, Theorie der konkreten Poesie (Théorie de la poésie concrète), textes et manifestes, 1954-1997, Vienne, Éditions Splitter, 1997 68 Voir Harro SEGEBERG, Literatur im Medienzeitalter. Literatur, Technik und Medien seit 1914 (Littérature à l’époque des media. Littérature, technique et media depuis 1914), Darmstadt, Éditions Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2003, p. 258-264 69 Eugen GOMRINGER, konkrete poesie. deutschsprachige autoren. eine anthologie von eugen gomringer (poésie concrète. auteurs de langue allemande. une anthologie d’eugen gomringer), Stuttgart, Éditions Philippe Reclam, 1992 cité par Harro SEGEBERG dans Literatur im Medienzeitalter. Literatur, Technik und Medien seit 1914 (Littérature à l’époque des media. Littérature, technique et media depuis 1914), op. cit. 70 Harro SEGEBERG, Literatur im Medienzeitalter. Literatur, Technik und Medien seit 1914 (Littérature à l’époque des media. Littérature, technique et media depuis 1914), op. cit. p. 263 71 Voir Wassily KANDINSKY, op. cit. <?page no="37"?> 31 couleur, à la fois radicalement séparée et fondée par cet espace même. Il n’y a pas de recherches sur la perspective, mais une mise en avant du jeu des formes. À part quelques exceptions présentant des effets de saturation, les couleurs pures s’opposent au noir et au blanc. Nous pensons à la vision de Hegel à propos du sujet du tableau : « […] ce qui fait ici comme le noyau de la représentation, ce ne sont pas ces objets en eux-mêmes, c’est la vitalité et l’animation de la conception et de l’exécution personnelle 72 . » En effet, c’est d’abord dans le jeu des formes, qui se matérialisent, que l’œuvre nous parle. Une analyse doit prendre en compte l’agencement des volumes et des masses, les nuances d’intensité, la saturation des couleurs et l’équilibre des structures. La première lithographie (voir photo 3) nous fournit des informations sur la nature de la rencontre des deux arts. Elle est placée à gauche de la page du titre. Sur cette dernière apparaissent les traces de la lithographie. Le titre est inscrit dans l’espace blanc entre les deux formes, représentées par la lithographie. Comme l’écriture condensée d’André du Bouchet, la peinture de Bram van Velde va droit à l’essentiel. Le peintre travaille avec une gamme des couleurs réduite et emploie des tracés larges. À l’écriture fragmentée d’André du Bouchet, Bram van Velde répond par une peinture privilégiant l’aspect global du tableau. Notre analyse tiendra compte des propos du peintre Maurice Denis : « Se rappeler qu’un tableau (…) est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées 73 . » L’image peut donc être considérée comme un système symbolique avec sa manière propre de créer de la signification 74 . Notamment, dans la peinture dite abstraite, l’image ne fonctionne pas comme un signe pour un objet réel, mais comme un signe représentant une certaine vision du monde. À ce sujet, Nelson Goodman 75 définit la dénotation comme l’application référentielle 72 Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Esthétique (Vorlesungen über die Ästhetik, 1835- 1838), textes choisis par Claude KHODOSS, traduction par Charles Magloire BÉNARD, Paris, Éditions PUF, 1973, p. 66 73 Maurice DENIS dans Cézanne, correspondance recueillie par John REWALT, Paris, Éditions Grasset, 1937 74 Pour l’analyse des théories de l’image fondées sur l’analogie entre l’image et l’objet représenté, voir Oliver Robert SCHOLZ, Bilder : konventional, aber nicht maximal arbiträr (Images : conventionnelles, mais non pas essentiellement arbitraires), p. 63-74, dans Stefan MAJETSCHAK (éditeur), Bild-Zeichen : Perspektiven einer Wissenschaft vom Bilde (Image-signes : perspectives d’une science de l’image), Munich, Éditions Wilhelm Fink, 2005 75 Voir Nelson GOODMAN, Catherine EGLIN, Esthétique et connaissance, pour changer de sujet, traduit de l’anglais par Roger POUIVET, Paris, Éditions de l’éclat, coll. tiré à part, 1990 <?page no="38"?> 32 non verbale 76 . Un symbole s’intègre toujours dans un système. Fig. 3 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, 35 cm x 54 cm, Paris, Librairie Nicaise, 1980 En approchant l’image comme système symbolique, l’analyse de la première lithographie de Dans leur voix les eaux s’appuie sur l’organisation des formes et des couleurs et leur articulation dans l’espace du tableau. Dans la première lithographie (voir photo 4), deux masses picturales apparaissent au centre, pouvant être qualifiées comme formes principales. Celles-ci ont la même taille et peuvent être associées à des figures dotées d’une tête et d’un corps, la figure rouge placée à gauche, la noire à droite. 76 Concernant la dénotation, George DICKIE suggère que « toute la question est de savoir si la valeur esthétique des œuvres d’art est toujours fonction de la référence de leurs propriétés ou si, dans certains cas, leur valeur peut dépendre de la simple possession de propriétés dépourvues de dimension référentielle. » Citation tirée de George DICKIE, Evaluating Art, Philadelphia, Temple University Press, 1988, p. 106-107 d’une étiquette à un objet ou à un symbole, l’étiquette peut être verbale ou non verbale 76 . Un symbole s’intègre toujours dans un système. <?page no="39"?> 33 Fig. 4 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, lithographie accompagnant la page du titre, 29 cm x 21 cm, Paris, Librairie Nicaise, 1980 Dans une partie de chaque figure apparaît la couleur de l’autre. En haut, les deux figures sont séparées par une ligne rose fondue en un orangé clair, alors que, là où l’on pourrait voir le cou, commence une ligne blanche, qui s’ouvre vers le bas et continue en dehors du tableau. L’apparition de la figure rouge dans la figure noire, et inversement, pourrait faire penser au symbole du Yin et du Yang. La lithographie met en scène une construction équilibrée, composée de deux formes verticales. Elles se trouvent liées par une petite forme rectangulaire de couleur rose et séparées par une ligne blanche, qui focalise le regard à cause de sa position centrale. Les deux <?page no="40"?> 34 figures peuvent être associées aux deux arts, qui se rencontrent dans une sorte d’étreinte. L’apparition d’un art à l’intérieur de l’autre est suggérée ici par la réapparition de la couleur dans chaque forme. Le trait blanc qui sépare les deux formes renvoie à la fois la séparation spatiale des deux arts au sein du livre et au rôle essentiel du vide dans la création poétique et picturale. Tel un principe architectural, les blancs structurent le poème et la lithographie. Dans le poème, les blancs ont une fonction quasi grammaticale, car ils structurent le texte poétique à défaut de ponctuation. Ce faisant, le poète s’approprie les caractéristiques du matériel pictural, car la page devient espace de développement d’une œuvre visuelle. I.B La figure Selon le sémioticien Georges Molinié, on parle de figures, « lorsqu’il y a une non-correspondance entre l’information véhiculée et le système expressif sé » 77 ainsi que « lorsque l’effet de sens produit ne se réduit pas à celui qui est normalement engagé par l’arrangement lexical et syntaxique occurrent » 78 . La figure est une expression détournée et occupe une place déterminante dans la caractérisation et la littérarité. Or, elle n’est pas pour autant réservée à la littérature 79 , c’est par exemple le cas de la métaphore. Selon le linguiste cognitif Mark Johnson 80 , ni la raison, ni l’imagination seules ne permettent la connaissance du monde comme la métaphore qui repose sur une synthèse de deux facultés. La concrétisation des éléments subjectifs et abstraits permet leur intégration dans un ensemble de faits empiriquement vérifiables. Dire du temps « qu’il passe » ou « qu’il s’écoule », peut donner l’impression de mieux le maîtriser. Il en est de même pour le transfert de processus mentaux en actes physiques, comme dans les expressions « boire les paroles de quelqu’un » ou « ne pas mâcher ses mots » 81 . Les figures, liées à notre organisation conceptuelle du monde, apparaissent dans tout type de production verbale et, selon le grammairien Pierre Fontanier, « les figures […] ne peuvent conserver leur titre de figure qu’autant qu’elles sont en usage libre, 77 Georges MOLINIÉ, La Stylistique, Paris, Éditions PUF, 1993, p. 113 78 Georges MOLINIÉ, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Éditions Le Livre de Poche, 1992 79 Voir Patrick BACRY, Les Figures de style et autres procédés linguistiques, Paris, Éditions Belin, coll. Sujets, 1992 80 Voir Mark JONSON, Georges LAKOFF, Les Métaphores de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, coll. Propositions, 1986 81 Voir Catherine FROMILHAGUE, Claude THOMASSET, Les Figures de style, vol. 84 de 128, Paris, Éditions Armand Colin, 2005 <?page no="41"?> 35 et qu’elles ne sont pas, en quelque sorte, imposées par la langue» 82 . Considérer la présence de la figure comme un choix facilite sa reconnaissance comme produit d’une construction artificielle. La notion de figure est également présente dans le lexique pictural où elle est liée au terme de l’image. Il est remarquable, à propos de la relation entre poésie et peinture, que l’emploi du mot « image » se soit généralisé pour relater un procédé caractéristique de l’écriture poétique : « l’image » désigne le mélange de métaphore, de comparaison, d’analogie, bref de décrochage d’une langue commune vers une parole plus individuelle. Celle-ci traverse les données du réel pour faire apparaître des correspondances jusque-là cachées, voire inconnues. « Faire une image » revient à préférer le figuré au littéral ; à déplacer et à défaire les lignes de la représentation concrète. Le poète inaugure une liaison neuve, à travers la parole, entre soi et le monde. Des mots simples comme « peinture » et « image » servent à poser les enjeux de l’écriture poétique, dans ses rapports au monde et à la conscience. C’est seulement à travers la lumière qu’ils portent sur ces enjeux que l’étude des mécanismes complexes de l’image peut être envisagée, en remplaçant soigneusement, selon cette logique de figuration, les procédés étiquetés par la tradition ; allégorie, métonymie, synecdoque, comparaison et métaphore. Ces procédés, comme pour suivre la logique à la fois simple et essentielle des mots « peinture » et « image », servent à la construction d’un sens figuré, c’est-à-dire détourné par l’usage commun. Parmi les cinq procédés cités, la rhétorique classique en nomme trois : la métonymie, la synecdoque et la métaphore qui sont appelées tropes, d’après le nom grec « tropos » qui veut dire tourner 83 . Il s’agit bien de tourner le sens des mots d’après une logique de création plutôt que d’identification. On pourrait tracer un parallèle avec la peinture abstraite, dans laquelle la disposition des couleurs et leurs contrastes, l’abandon de la représentation des choses réelles, à savoir la mimesis, et la composition souvent originale permettent de dégager un sens caché du tableau. Nous analyserons ainsi les interactions entre sens caché de la peinture et sens figuré du poème. Il paraît cependant essentiel d’étudier les figures du texte poétique non seulement d’après leur nature propre mais aussi selon leur degré de figuration, c’est-à-dire selon la capacité à agencer les mots de façon plus ou moins détournée du sens commun. On pourrait nommer ainsi des procédés figurés de l’image, dans la mesure où ils sont ancrés dans cette capacité des mots à s’interposer entre la conscience individuelle et le monde. Ils servent, pour le poète, à formuler sa propre interprétation du monde. Nous verrons en quoi l’emploi des figures dans la poésie d’André du Bouchet 82 Pierre FONTANIER, Les Figures du discours, Paris, Éditions Flammarion, coll. Champs Classiques, 1977 83 Voir Léo HOEK, Áron Kibédi VARGA, Kees MEERHOFF, Rhétorique et image, vol. 98, Amsterdam/ Atlanta, Éditions Rodopi, 1995 <?page no="42"?> 36 met en place un univers sensoriel où tout est perpétuellement en train de se construire. Par divers procédés stylistiques et graphiques, cet univers transcende le cadre poétique pour prendre à certains moments une forme matérielle. I.B. a) Un univers poétique de la transformation Dans l’univers d’André du Bouchet où tout est animé, les nombreuses personnifications créent des correspondances entre les éléments naturels. L’eau « parle » (la voix des eaux), la capsule du pavot « écoute » (j’écoute comme la capsule du pavot). Le moi lyrique fait partie de cet univers sensible et se situe au même niveau que l’eau, la terre et les plantes ; tout est intimement lié. Ces liens ne sont pas figés, mais ouverts et perpétuellement en transformation. Au chapitre I.A. a), nous avons vu que la capsule du pavot peut être considérée comme la métaphore de l’impact trompeur des sens sur la raison. Or, elle peut être aussi métaphore de la création poétique. La capsule contient des graines oléagineuses, utilisées en boulangerie (pain aux graines de pavot, farine de pavot) ou servant à fabriquer de l’huile par extraction (l’huile d'œillette). Les graines du pavot sont comparables au matériel précieux du poète (les mots). Le poète travaille ce matériau brut, lui donne forme et cherche à en extraire l’essence. Dans cette démarche, le poète n’a pas recours à une forme fixe, qu’on trouve dans le sonnet, par exemple. La structure de son poème ne prend pas appui sur un modèle, mais dépend entièrement de lui. L’importance de la forme dans le travail créatif est soulignée par la métaphore de la capsule du pavot. En effet, le pavot est une plante résistante qui mesure jusqu’à plus d’un mètre de haut. L’extrémité des rameaux porte un bouton floral unique et dès que la fleur se déploie, elle perd ses deux sépales. À l’image de cette plante résistante, le poète construit une architecture formelle qui répond aux exigences du fond. Pour saisir pleinement la relation complexe entre le fond et la forme d’un poème, on peut établir un parallèle avec « la fonction poétique », dont parle le linguiste Jakobson : dans le langage « ordinaire », les paradigmes sont constitués d’unités équivalentes, parmi lesquelles le sujet parlant opère une sélection. En revanche, les syntagmes sont complémentaires et ne peuvent se substituer les uns aux autres ; le sujet parlant les combine entre eux et les enchaîne. Or, pour Jakobson, la fonction poétique permet justement de bouleverser cet état de fait en créant des équivalences syntagmatiques : « La fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison 84 . » Les répétitions, les associations et toutes les symétries construisent le message selon une logique associative de type équationnel, 84 Roman JAKOBSON, Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 220 <?page no="43"?> 37 alors que dans le discours non poétique, le message est bâti de façon linéaire. Ce sont les mots, mais aussi la syntaxe et les nécessités métriques qui élaborent le message, alors que d’ordinaire, c’est un contenu informationnel préexistant qu’il s’agit de mettre en mots. Cette modification du fonctionnement « normal » du langage est profondément motivée : toute équivalence et toute similarité formelles engendrent des similarités et/ ou des dissimilitudes sémantiques. En d’autres termes, le signifiant participe à l’élaboration de la séquence et du sens : les termes rapprochés par leurs sons, leur orthographe ou leurs connotations le sont pour le sens. Ainsi, la poésie noue la forme et le sens, qui s’engendrent l’un l’autre. En effet, les deux correspondent parfaitement chez André du Bouchet et il en résulte une construction esthétique harmonieuse. Elle peut être assimilée au déploiement de la fleur de pavot et à son nombre de pétales équilibré ; quatre pétales du blanc (pavot somniferum) au rouge (pavot rhoeas). Au niveau plastique, la couleur brun clair des pages correspond à la couleur des capsules du pavot. La disposition des lettres sur la page évoque un demi-cercle qui peut être associé à la forme d’un sépale (voir notre la partie I.A. a). Ainsi, la page, normalement support des idées, les rend ici visibles matériellement : les idées prennent littéralement corps. Le Livre de dialogue donne forme aux poèmes et aux lithographies, les protège, telle une capsule protège ses pétales. Les sépales s’ouvrent seulement lorsque la fleur a suffisamment mûri pour se déployer. Il en est de même pour l’impact du Livre de dialogue sur le lecteur-spectateur: le livre aura seulement assez de force, lorsque les deux créations seront assez mûres et profondes pour supporter le contact l’une de l’autre, sans qu’il y ait de rivalité entre elles. L’impact n’est donc garanti que lorsque deux créateurs affirmés ont pris le temps de laisser mûrir leur création tout en cherchant le contact avec le mode d’expression associé. Dans Dans leur voix les eaux, face à face des deux arts, le peintre traduit les mots du poète par les couleurs. Tout au long du livre, il explore les couleurs des pétales du pavot qui vont du blanc au rouge, en passant par divers roses et mauves. Le poète, à son tour, évoque la forme du sépale du pavot par la disposition des mots sur la page. Le deuxième poème (page 4) présente à nouveau une forme de demi-cercle, plus ronde que la première (page 2). Il débute par le pronom démonstratif cela en emploi anaphorique. Le texte antérieur ne permet pas d’identifier un nom auquel cela renverrait à coup sûr. Il instaure tout de même un lien avec le poème précédent, lien que nous tenterons de comprendre : Cela 1 n’est pas peu aimer 2 comme 3 répondant à un amour 4 <?page no="44"?> 38 la distance 5 jusqu’à la poussière qui ne se fractionne 6 pas 7 le déborde 8 aimée du soleil 85 . 9 Tout d’abord, nous avons affaire à une litote : Cela n’est pas peu aimer, que l’on pourrait traduire par cela est beaucoup aimer… En quelque sorte, avec la litote, on dit le moins pour le plus. Selon Catherine Fromilhague, la litote laisserait une certaine liberté au récepteur : même si on oriente le récepteur vers une interprétation, on ne la lui impose pas 86 . Ceci convient à la démarche du poète, qui nous offre seulement quelques facettes d’un monde à la fois bien ancré et ouvert sur l’extérieur, telles les lithographies de Bram van Velde ; de larges traces de pinceau, liées entre elles et entrecoupées par d’espaces blancs qui nous invitent à laisser libre cours à notre propre imagination et à créer nous-mêmes les liens manquants. L’idée d’un manque est suggérée par la présence récurrente de la négation ne pas que nous rencontrons deux fois dans un contexte inhabituel. Sur le plan syntaxique, nous sommes étonnés de la trouver au vers 2 en association avec l’adverbe peu. Sur le plan graphique, le pas a une position inhabituelle, car il se trouve isolé du groupe syntaxique qui ne se fractionne. En français, la négation ne pas comporte un ne discordantiel, qui exprime le fait que l’idée est en décalage avec ce qui est, et un pas forclusif, qui dit que la phrase est fausse. Quelles sont donc les conséquences de la séparation du « pas » forclusif (vers 7) du groupe syntaxique (vers 6) ? Tout d’abord, la poussière, en emploi métaphorique, représente l’oubli. En effet, les greniers ou d’autres lieux, où on n’entre que très rarement, sont toujours couverts de poussière. En ce sens, la distance, dont il est question au vers 5, peut tuer un amour, car l’oubli de l’être aimé efface petit à petit l’amour. Lorsque la poussière se dépose sur les objets, sa couche fine ne permet plus de les voir clairement. Elle opère ainsi comme un filtre qui ne laisserait passer que quelques nuances de la réalité. André du Bouchet se réfère également à la métaphore bien connue, qui associe la poussière à ce que le corps de l'homme devient après la mort. Même si nous comprenons l’aspect biologique de la mort, celle-ci nous échappe, puisqu’elle représente actuellement 85 « Dies / ist nicht wenig zu lieben / wie / auf eine Liebe anwortet / die Entfernung / bis zum Staub der sich nicht teilt / über sie hinausgeht / geliebt von der Sonne. » (Traduction libre) Nous avons préféré ne pas isoler le mot nicht (pas) au vers 7, comme c’est le cas dans la version française, afin de respecter les règles de syntaxe allemande. 86 Voir Catherine FROMILHAGUE, Les Figures de style, Paris, Éditions Nathan, 1995 <?page no="45"?> 39 ce que l’homme ne peut maîtriser. Fractionner la poussière, au sens de diviser cette totalité en parties, échappe au pouvoir de l’homme, car la poussière est en nombre infini. Ainsi, la poussière qui ne se fractionne pas (vers 6) montre que l’homme ne peut maîtriser la mort, ni réellement saisir sa signification. Le fait d’isoler le « pas » forclusif du groupe syntaxique souligne cette évidence. Mais cette isolation peut aussi prendre ses racines dans la manière de créer du poète. Comme nous l’avons vu, celui-ci avait l’habitude d’écrire en marchant. Dans une interview donnée à Alain Veinstein, André du Bouchet dit : « Il y a eu certainement pour moi un rapport entre ce déplacement physique et ce qui arrive à un mot et à un autre quand on les écrit. Même aujourd’hui, marchant moins ou beaucoup moins, si j’écris une phrase, il faut que les mots eux-mêmes bougent, que les mots eux-mêmes soient en marche, se délogent 87 . » La disposition des mots sur la page correspond donc également à une certaine logique inhérente à la manière de créer d’André du Bouchet. En effet, le « pas » forclusif, hors du contexte de la négation, renvoie au mouvement de la marche qui exerce une influence capitale sur le processus créatif. Le poète explore les formes de répétition et plus particulièrement les figures de continuité phonique (voir la partie I.A. b). Il appréhende la chaîne des mots comme une suite d’objets sonores et musicaux. L’emploi de la dérivation pour le verbe « aimer » (aimer vers 2, amour vers 4, aimée vers 9) opérerait une sorte de glissement avec un léger changement sur le plan graphique et sémantique. C’est une poésie, qui privilégie les modifications en douceur aux changements brutaux. Cela ne joue nullement sur la force de cette poésie habitée des thèmes universels : la quête de la vérité, l’amour, la mort. Étant donné que la poésie d’André du Bouchet s’inspire en grande partie de la musique, il n’est pas étonnant qu’elle attire l’intérêt des compositeurs. Bertrand Dubedout, qui a obtenu le dernier prix Claude Arrieu, a composé un cycle de sept œuvres, intitulé Fractions du silence 88 , inspiré de l’œuvre poétique d’André du Bouchet. Au début de ce chapitre, nous avons insisté sur les nombreuses personnifications qui contribuent à la mise en place d’un univers animé où les limites entre l’homme et les choses qui l’entourent, s’estompent. Comment donc comprendre le sens des vers 8 le déborde et 9 aimée du soleil ? Tout d’abord, le pronom personnel le (vers 8) remplace un amour (vers 4) et le verbe aimée (vers 9) se rapporte à la poussière (vers 6). Au sens concret, s’il est vrai que la poussière ne se voit pas 87 Alain VEINSTEIN, Entretien avec André du Bouchet, novembre 2000, France Culture, Surpris par la nuit dans le Catalogue de l’exposition Espace du poème, espace de la peinture, Toulon, l’Hôtel des Arts, Conseil Général du Var, du 9 novembre 2002 au 12 janvier 2003, p. 26 88 Bertrand DUBEDOUT, Fractions du silence, disque L’Air du large, œuvres contemporaines pour flûte et piano, Paris, Éditions Billaudot, 1996 <?page no="46"?> 40 toujours, la lumière du soleil la rend visible. Le soleil, en emploi métaphorique, renvoie à la conscience éveillée. La lumière du soleil éclaire tout et les choses même cachées par l’oubli réapparaissent à la surface de la conscience. C’est donc une sorte de moment idéal et par-là utopique, car l’homme n’échappe pas à l’oubli. André du Bouchet décrit l’état de la création où les sens de l’artiste sont pleinement éveillés et ouverts aux mouvements de l’âme et aux influences extérieures. C’est un état proche du rêve éveillé, dont parle, à ce titre, Laurence Campa : « En poésie, l’imagination nourrit le langage et le langage se déploie en quelque sorte « à l’état de rêve » ; il est lui-même imagination de mots et création d’images 89 ». L’œuvre poétique d’André du Bouchet ne se contente pourtant pas de l’imagination pure, celle-ci constitue seulement le point de départ, pour interroger le rapport du langage au réel. Cela correspond à la démarche d’Yves Bonnefoy, qui associe la poésie à une « intensification de la conscience et de la parole » 90 . L’œuvre poétique répond donc à une exigence de clarté. Ainsi, les deux poèmes présentent en quelque sorte les différentes étapes de la création : premièrement, il y a un recueillement où le poète se concentre sur sa voix intérieure, deuxièmement, le poète s’ouvre sur l’extérieur dans un état de « rêve éveillé » pour saisir l’instant présent dans toute sa plénitude. Cette démarche va de pair avec la recherche continuelle de l’équilibre entre le fond et la forme. Dans cette exigence de précision, André du Bouchet scrute les mots, afin qu’ils franchissent au mieux l’écart qu’il perçoit entre le langage et le réel. I.B. b) L’espace charnel Nous avons vu comment André du Bouchet confère aux idées abstraites une dimension palpable par l’exploration de figures stylistiques et l’aspect graphique de la page. Dans cette recherche, la notion d’espace tient un rôle capital et incite à poser les questions suivantes : de quelle manière, les deux créateurs, s’approprient-ils l’espace du livre ? En quoi, le traitement de l’espace pictural et textuel est-il un acte significatif ? Ainsi, nous analyserons la composition des lithographies de Bram van Velde. Celles-ci se caractérisent par leur grande simplicité. Dans la plupart des cas, quelques coups de pinceau larges et l’emploi de formes géométriques, donnent à l’ensemble une certaine stabilité et contrastent avec des traits plus fins qui suggèrent le mouvement. Il y a également un jeu sur le double : une forme rencontre toujours son double, lequel présente cependant quelques différences. Pour ce qui est la rencontre entre les deux arts, il s’agit d’un face à face ; la peinture et le poème ne se trouvent jamais sur la même page. Ce faisant, 89 Laurence CAMPA, La Poétique de la poésie, Paris, Éditions Sedes, 1998, p. 66 90 Yves BONNEFOY, Entretiens sur la poésie 1972-1990, Paris, Éditions Mercure de France, 1990, p. 73-74 <?page no="47"?> 41 chaque moyen d’expression respecte l’espace de l’autre et garde son autonomie. Chacun a sa manière particulière de s’approprier l’espace de la page. Dans l’œuvre picturale, où l’espace semble se donner d’emblée à voir, l’émergence de figures ou de rapports qui viennent troubler l’image intervient. Ainsi, chez Bram van Velde, la couleur supplante le dessin, accentue la mobilité des rapports, dans l’apesanteur que suscite la blancheur du fond : elle fait « espace » plutôt qu’elle ne rend l’espace perceptible. En effet, la superposition des couleurs complémentaires fait que tout se trouve sur le même plan. Il n’y a donc pas de recherche sur la perspective effets de l’éloignement et position dans l’espace, par rapport à l’œil du spectateur au sens d’une représentation des objets en trois dimensions. La peinture de Bram van Velde fait plutôt « travail d’espacement » dans son mouvement continuel d’abstraction. Dans le domaine musical, l’œuvre de François Nicolas, intitulée Duelle 91 , où deux sources sonores coexistent, permet d’évoquer une autre expérience de l’espace. Ce dernier s’instaure ici comme une perpétuelle abolition de la durée continue et du lieu. La mise en page du texte poétique est également significative : elle obéit à la même logique que la peinture ; dans leur disposition fragmentaire, les mots sont soumis à un « travail d’espacement ». À ce sujet, Jean-Pascal Léger écrit: « Pour André du Bouchet, « air » signifie presque « poème ». Le livre est un espace que le poète habite comme il pose sa table de travail devant une fenêtre et comme il doit habiter les mots en leur donnant du souffle, en leur restituant la fraîcheur de l’espace 92 . » L’espace tient une place capitale dans cette poésie : elle entoure les mots afin de démontrer leur importance en insistant sur leur polysémie. Les grands espaces blancs se remarquent encore plus lorsque l’on regarde la page avec une distance suffisante qui empêche de comprendre le sens du texte, afin d’en considérer uniquement l’aspect graphique. Puisque nous appliquons au texte un traitement réservé à l’image, nous utilisons le terme de « l’image textuelle ». Cette dernière acquiert une dimension de fragilité, à cause de la présence de nombreux fragments qui renvoient à une construction architecturale trouée et par-là, instable. Les lithographies, malgré l’absence d’une recherche sur la perspective, s’imposent par les contrastes forts, comme le rouge et le noir, les traits larges, les formes denses. Ainsi, l’impact de Dans leur voix les eaux réside notamment dans la tension qui s’installe entre fragilité et force, par le contraste visuel entre l’image 91 François NICOLAS, Duelle, œuvre mixte pour mezzo-soprano, violon, piano et électroacoustique diffusée par la Timée (47 minutes), Paris, Éditions Jobert, 2000- 2001 92 Jean-Pascal LÉGER, André du Bouchet, espace du poème, espace de la peinture, Catalogue d’exposition, Toulon, Hôtel des Arts, 2002, p. 7 <?page no="48"?> 42 textuelle et les lithographies. André du Bouchet a été certainement sensible à ce contraste, car il a affronté le deuxième texte poétique (avec un léger changement sémantique dans les trois derniers vers) également à un autre mode d’expression. Il s’agit d’une gravure à l’eau-forte du peintre et poète Albert Ràfols-Casamada (voir photo 5) tirée du recueil Le Surcroît 93 d’André du Bouchet, que nous avons photographiée avec une certaine distance pour rendre uniquement l’aspect graphique des mots, et non pas leur signification. La gravure à l’eau-forte s’obtient en faisant mordre par l’acide nitrique une plaque de cuivre ou de zinc recouverte d’un vernis protecteur, sur lequel on a dessiné à l’aide d’une pointe qui a mis le métal à nu. Fig. 5 Eau forte d’Albert RÀFOLS-CASAMADA pour Le Surcroît d’André du BOUCHET, 33 cm x 26cm, Paris, Éditions Clivages, 1989 La technique de l’eau-forte est donc axée sur le dessin, comparable en cela à l’écriture : le mouvement que l’on exerce pour dessiner ou écrire présente des ressemblances. Il en est de même pour l’aspect visuel des deux pages. En effet, sur la première page à gauche en haut, les traits horizontaux interrompus ressemblent aux lignes espacées formées par la disposition des mots. Dans le Livre de dialogue Le Surcroît, la gravure et le texte forment donc un ensemble harmonieux. Dans leur voix les eaux, en revanche, présente une tension entre les images et les textes. Ceux-ci renvoient à une dimension de précarité, par la construction fragmentée et la puissance des 93 André du BOUCHET, Albert RÀFOLS-CASAMADA, Le Surcroît, Paris, Éditions Clivages, 1989 <?page no="49"?> 43 lithographies qui frappent par l’utilisation des formes denses et les forts contrastes colorés (voir photo 6). Ceci permet d’établir un lien avec la définition traditionnelle de la différence entre un poème et une peinture, instaurée par le philosophe allemand Lessing : la peinture emploie, pour ses imitations, des formes et des couleurs étendues dans l’espace, tandis que la poésie se sert des sons articulés qui se succèdent dans le temps. En l’occurrence, l’aspect imposant des lithographies souligne bien que la peinture est « une preuve du tangible » 94 , s’opposant ainsi à la poésie qui est une expression de l’impalpable. Fig. 6 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, pages 9 et 10, 35 cm x 54 cm, Paris, Librairie Nicaise, 1980 Nous avons vu que la rencontre entre les deux arts est dans, cet ouvrage, synonyme d’un face à face où personne n’entrave le domaine de l’autre. Cependant, la couverture rompt avec ce principe. En effet, les mots du titre se trouvent intégrés dans la lithographie ; ils entrent donc dans l’espace du peintre. De fait, nous assistons à une fusion des deux moyens d’expression. 94 Yves PEYRÉ, op. cit. <?page no="50"?> 44 I.B. c) Allégorie d’une création commune L’univers d’André du Bouchet se caractérise par la rencontre entre éléments concrets et abstraits, présences inattendues qui surprennent le lecteur et lui offrent des perceptions nouvelles. La création des liens entre la représentation figurée et les notions abstraites est également le principe sur lequel est fondée l’allégorie. Celle-ci propose une mise en action d’idées, en s’appuyant sur un principe de transposition évidente qui est une conception rigoureusement codée du monde. Le verbe grec « allegorein », signifie « parler autrement », ce qui montre l’aspect didactique de l’allégorie 95 . On illustre un objet normalement abstrait en le transposant à un autre niveau du monde sensible. Les deux niveaux sont liés terme à terme et pourtant chacun possède sa vie propre, la représentation figurée comme le développement abstrait auquel elle renvoie. Nous verrons en quoi le traitement de l’espace pictural et textuel devient significatif et contribue à la mise en place d’une allégorie de la double création (picturale et littéraire). Par sa définition même, le Livre de dialogue lie intimement l’acte de voir et de l’acte de lire. Même dans le travail créatif d’André du Bouchet, le regard est lié à l’écriture, car il en constitue le moteur. À ce titre, le poète Philippe Jaccottet écrit : « Le regard d’André du Bouchet est abrupt, il s’ouvre à des apparitions comme si le voile qui nous sépare du dehors se déchirait par instants 96 . » Ce faisant, l’écriture traduit la plénitude de l’instant présent, tout en opérant une sorte d’osmose avec la chose décrite. Dans ce sens, la page de la couverture de Dans leur voix les eaux prend toute sa dimension allégorique, en illustrant la fusion entre peinture et écriture. La couverture (voir photo 7) présente une forme récurrente de la peinture de Bram van Velde : une sorte de grand « V », dont la ligne droite, à la couleur saturée brun rose, est nettement plus fine que les autres. Le « V » est fermé en haut par un épais trait noir. L’enfermement graphique souligne bien le sens du titre Dans leur voix les eaux, analysé au chapitre I.A. a), le moi lyrique ne faisant qu’un avec la voix qu’il écoute, de même, il appelle le lecteur à écouter sa propre voix intérieure. Or, le fait d’être en quelque sorte prisonnier de la voix, renvoie à la quête du poète qui est constamment à la recherche du mot. Cela montre qu’il y a un décalage entre le réel et le langage, désignés tous les deux comme étrangers. La peinture pourrait-elle combler par ses moyens le manque que le poète attribue au langage ? Il en disait deux mots dans l’entretien avec Alain Veinstein : « Peut-être pour moi, était-ce trouver aussi l’équivalent d’un soutien dans ce qui 95 Voir Gilbert DAHAN, Richard GOULET, Allégorie des poètes, allégorie des philosophes, études sur la poétique et l’herméneutique de l’allégorie de l’Antiquité à la Réforme, Paris, Éditions Vrin, 2005 96 Philippe JACCOTTET, La Poésie d’André du Bouchet, dans la Nouvelle Revue Française n° 59, Paris, 1957, p. 932 <?page no="51"?> 45 serait hors de la parole » 97 . Pour le poète, il existe donc quelque chose qui ne peut être formulé, qui est intraduisible par les mots et qui se situe à la limite du langage. Dans ces propos, il communique son aspiration la plus profonde qui est la volonté de saisir l’insaisissable. Dans ce sens, le peintre choisit la lettre « V » qui devient représentative de la voix. On peut voir un parallèle avec le principe de la synecdoque particularisante qui dans ce cas touche le signifiant, car la partie (la première lettre) représente le tout (le mot entier). Ainsi, la peinture s’approprie un procédé, normalement réservé à la poésie. De même, elle rend visible le sens des mots de dans leur voix les eaux. En effet, les mots sont littéralement enfermés dans le grand « V » qui renvoie à la voix. La couverture (voir photo 7) est le seul endroit où les lettres sont manuscrites. André du Bouchet dit lui, que sa manière d’utiliser la typographie tend à imiter l’écriture manuscrite: « La façon dont une ligne imprimée est jetée sur la page rompt également ce qu’il peut y avoir de cadré dans le caractère d’imprimerie. Ces pages imprimées peuvent se lire aussi comme une ligne manuscrite. Il y a quelque chose de plus intermittent, de moins régulier que dans une page d’imprimerie 98 . » Il rompt ainsi avec la conformité des procédés d’imprimerie, pour conférer aux caractères imprimés une dimension humaine. Dans le cas des lettres manuscrites, l’irrégularité est portée à son paroxysme, les lettres semblent bouger dans tous les sens, comme si elles étaient animées. L’exploration du geste spontané semble plus importante que la lisibilité même, car la première lettre du titre (« D ») se fond quasiment dans la peinture. Le trait vertical de couleur brune, à gauche, montant, semble être un prolongement de l’écriture, fait avec la même énergie vitale, et il semble franchir les limites de la page. On observe une confusion volontaire entre l’acte d’écrire et celui de peindre. Ainsi, la peinture transforme les idées du titre en réalités matérielles, palpables et inversement, l’écriture traite les mots comme des unités graphiques. La couverture du livre devient donc l’allégorie de la création en commun. Le Livre de dialogue permet la confrontation des deux arts, qui par moments tendent à fusionner. On peut même parler du Livre de dialogue comme d’une sorte de « troisième corps », comme le fait l’éditeur Thierry Le Saëc : 97 L’Entretien d’André du BOUCHET avec Alain VEINSTEIN, op. cit., p. 17 98 L’Entretien d’André du BOUCHET avec Alain VEINSTEIN, op. cit., p. 17 <?page no="52"?> 46 « Ce qui me passionne dans le livre d’artiste est la recherche de ce troisième corps, qui serait le lieu même du livre, plus tout à fait le corps du peintre ni celui du poète, un corps autonome (…) une effraction créatrice dans l’intimité de chacun des protagonistes pour faire surgir l’espace du livre 99 . » Le même élan créatif émane de la peinture et de la poésie qui poursuivent l’objectif commun d’aller vers une nouvelle forme de perception, que Bram van Velde décrit ainsi : « Quelque chose cherche à naître. Mais je ne sais pas ce que c’est. Je ne pars jamais d’un savoir. Il n’y a pas de savoir possible. Le vrai n’est pas un savoir 100 . » Fig. 7 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, couverture, 35 cm x 27 cm, Paris, Librairie Nicaise, 1980 99 Thierry LE SAËC dans Eugène GUILLEVIC, La Passion du monde, Angers, Presses de l’Université d’Angers, 2003, p. 402 100 Charles JULIET, Rencontres avec Bram van Velde, Paris, Éditions P.O.L, 1998, p. 48 <?page no="53"?> 47 Le moteur créatif est une sorte de nécessité intérieure, que le peintre n’arrive pas à définir par les mots, puisqu’elle échappe à l’ordre rationnel. L’œuvre de Bram van Velde se caractérise par une approche d’ordre plutôt émotionnel, dans laquelle la recherche du vrai est primordiale. Au fond, les mêmes motivations guident le peintre et le poète. Le monde extérieur est au point de départ de la création plastique et littéraire. Mais le but de l’artiste n’est pas de reproduire ou de décrire cette réalité, il veut saisir et transmettre l’émotion qu’elle provoque. L’émotion est donc liée au regard, qui est, selon le peintre et poète Albert Ràfols-Casamada « pensée et sentiment » 101 . L’artiste le transforme par le biais du langage poétique ou plastique en un objet ayant une valeur intrinsèque. Il est frappant de constater que les œuvres d’André du Bouchet et de Bram van Velde ont toujours été difficiles à comprendre, échappent même presque aux analyses des critiques. Sylvie Decorniquet place comme préambule à son article André du Bouchet : Une voix clandestine 102 , la citation de Jean-Michel Maulpoix : « J’ai appelé poème la voix qui me manquait. 103 » Ceci démontre bien que les critiques se heurtent constamment au même problème qui est l’existence de la faille entre le langage et le réel dans l’œuvre poétique d’André du Bouchet. Il est de même pour la réaction des critiques face à la peinture de Bram van Velde. Lors d’une émission présentée par le Centre Pompidou, Gérard Garouste dit sur Bram van Velde : « C’est tout à fait facile de parler d’un artiste mort et de parler de lui comme un mythe, mais il est très frappant de voir que lorsque Bram van Velde était là, la critique ne parlait pas de lui parce qu’il était insaisissable, il échappait au cours 104 . » Même aujourd’hui, il n’existe que peu d’études sur l’œuvre de Bram van Velde, dont les plus remarquables sont sans doute Celui qui ne se peut servir des mots 105 de Samuel Beckett et Rencontres avec Bram van Velde 106 du poète Charles Juliet. Celui-ci nous livre un portrait saisissant du peintre sous forme d’un journal intime où il relate les rencontres avec l’artiste. Néanmoins, les deux œuvres ne nous révèlent pratiquement rien sur la méthode 101 Albert RÀFOLS-CASAMADA, Correspondències i contrastos (Correspondances et contrastes), Barcelone, Éditions Publicacions de la Universitat de Barcelona, 1994, p. 21 102 Sylvie DECORNIQUET, André du Bouchet : Une voix clandestine, Revue Prétexte n°13, Printemps 1997 103 Jean-Michel MAULPOIX, L’Écrivain imaginaire, Paris, Éditions Mercure de France, 1994 104 Nicole BOULESTREAU, Comment la télévision fait-elle accéder aux tableaux ? , émission, 1996 105 Samuel BECKETT, Celui qui ne peut se servir des mots dans Hommages à Bram van Velde, Paris, Éditions Fata Morgana, 1975 106 Charles JULIET, op. cit. <?page no="54"?> 48 de travail de Bram van Velde, qui n’en parlera jamais à personne. Et on comprend du reste que l’artiste a un rapport complexe avec le langage. Il se méfie des mots, voire les déteste : « chaque fois, ce qui me frappe, c’est son refus de toute conversation, son aversion pour les mots » 107 écrit Charles Juliet, le 3 avril 1972. Trois ans plus tard, il trouvera la raison de ce comportement : « Il ne parvient à parler que lorsqu’il a à formuler quelque chose qui soit en rapport avec le fondamental. (…) la grande difficulté à communiquer (…) provient sans doute moins d’une incapacité à se servir des mots que de l’impérieuse exigence d’authenticité qui l’habite 108 . » Au fond, Bram van Velde et André du Bouchet ont les mêmes aspirations, c’est-à-dire, parvenir à l’expression authentique de leur perception de la réalité par le matériel linguistique ou pictural. Ainsi, sur le plan graphique, l’espace du poète et celui du peintre fusionnent et sur le plan intersémiotique, l’un emprunte le matériel de l’autre : le peintre traduit les idées véhiculées par le titre en unités palpables et le poète traite les mots comme des unités graphiques. La couverture constitue donc une allégorie poétique et picturale de la création commune. Dans cette double démarche, les deux créateurs sont ensemble guidés par l’objectif de traduire leur perception de la réalité sous une lumière nouvelle. I.C L’approche intersémiotique Il se crée progressivement un dialogue entre les deux arts qui tentent, par moments de fusionner. Nous approfondirons l’analyse de cette rencontre en essayant de repérer les unités sémiotiques qui permettent de lier les deux moyens d’expression. Quand nous parlons, en sémiotique, de la structure du système langagier verbal, nous faisons allusion à un double plan : celui de l’expression et celui du contenu. Chacun d’eux est subdivisé en substance et en forme. Quant à la substance de l’expression verbale, le sémioticien Georges Molinié écrit qu’elle se compose du son et du dessin, en insistant sur l’égalité des deux composantes : « Même si l’on a tendance (…) à privilégier le son comme composante substantielle fondamentale du langage, on est bien conduit à réintroduire, à part égale, la composante (…) du dessin, à cause de l’importance de l’écriture dans le développement historique du langage à travers les cultures et à cause de ses enjeux les plus forts de l’ensemble des praxis d’art 109 . » 107 Charles JULIET, op. cit., p. 80 108 Charles JULIET, op. cit., p. 80 109 Georges MOLINIÉ, Sémiostylistique, l’effet de l’Art, op. cit., p. 11 <?page no="55"?> 49 Le dessin et la couleur sont la substance de l’expression dans le pictural. Georges Molinié définit la forme de l’expression dans le verbal comme « la sélection et l’arrangement des lexies (des mots, locutions et groupes), ainsi que le jeu des principales figures » 110 et dans le pictural « la forme, la sélection et la disposition des traits des couleurs » 111 . Or les choses se compliquent lorsque l’on cherche une définition précise de la substance du contenu. Georges Molinié dit du verbal qu’il propose un contenu idéologique et en même temps l’investissement individuel de chaque producteur de discours 112 . Vouloir établir une analogie entre le sens caché de la poésie et celui de la peinture, nécessite au préalable de dégager des points communs entre les mots (matériau du poète) et les couleurs (matériau du peintre). Les couleurs, comme les mots, composent une échelle, dont les degrés principaux sont identifiés par leur nom. Les couleurs sont désignées, elles ne désignent pas ; elles ne renvoient à rien, ne suggèrent rien d’une manière univoque. L’artiste les choisit, les mélange et les dispose à son gré sur la toile. C’est dans une composition seule qu’elles s’organisent et prennent, techniquement parlant, u n e sig ni fication quant à l a s é l e c t io n e t qu a n t à l’arrangement. L’artiste crée ainsi sa propre sémiotique. I.C. a) Du côté du sens pictural Le Livre de dialogue Dans leur voix les eaux présente donc des interactions multiples entre l’image et l’écrit. Par l’exploration de l’allégorie, le poète souligne la matérialité des signes linguistiques. Le peintre l’accompagne dans cette démarche, en traduisant les idées abstraites en réalités visuelles et ce faisant, il met en évidence le côté palpable des signes linguistiques. Les couleurs sont le matériau par lequel l’artiste crée sa propre sémiotique. La particularité chez Bram van Velde réside dans une préférence pour les couleurs pures, face au blanc et au noir. Si on considère la synthèse additive (superposition des faisceaux lumineux monochromatiques), le blanc est la réunion de toutes les couleurs et le noir en est l’absence. Dans la peinture de Bram van Velde, le blanc renvoie notamment à la spontanéité du geste et à l’aspect inachevé de l’œuvre. Certaines lithographies peuvent être rapprochées des croquis colorés où il s’agit de saisir l’instant présent dans toute sa plénitude. Il explore également les possibilités du matériau en soi : dans ses tableaux, il laisse couler la peinture, expérimente sa résistance 110 Georges MOLINIÉ, Sémiostylistique, l’effet de l’Art, op. cit., p. 11 111 Georges MOLINIÉ, Sémiostylistique, l’effet de l’Art, op. cit., p. 12 112 Marie CARANI propose quatre notions de base pour l’approche sémiotique d’une image : « les formes graphémiques », « les espaces graphiques », « les formes iconiques » et « les systèmes perspectifs » dans Marie CARANI, De l’histoire de l’art à la sémiotique visuelle, vol. 4 de Nouveaux cahiers du CELAT, Québec, Éditions du Septentrion, 1992, p. 139 <?page no="56"?> 50 à l’eau et par moments, mélange les couleurs directement sur la toile. Cela correspond à la démarche du peintre américain Jackson Pollock, pour qui le procédé du « dripping », synonyme du geste à la fois contrôlé et libre, conférait une certaine autonomie aux peintures qui se mélangeaient directement sur la toile. L’eau coule et les couches de peinture se fondant l’une dans l’autre, sur la toile, donnent à l’œuvre sa dimension vivante et sensuelle, comme si la toile avait une vie propre. À ce sujet, Charles Juliet écrit : « La vie que le peintre s’est acharné à amasser, à comprimer sur ces surfaces, n’a pas été mutilée, ni réduite à quelque schéma rigide qui n’en serait que la dépouille. Elle est là, dans sa totalité. Et elle circule, souple, libre, sauvage, irrépressible et insaisissable, entraînant doutes, abandon, vertiges, fureurs, lassitude et émerveillement 113 . » À cela s’ajoute la dimension inachevée de l’œuvre provoquée par l’indéfinition des traits, laquelle traduit la spontanéité du geste, et par l’application non uniforme de la couleur. Ainsi, la mise en évidence du support montre la volonté de rendre visible le processus de création et d’introduire le temps de la création dans l’œuvre. Fig. 8 Bram van VELDE, Sans titre, 132 cm x 196 cm, Amsterdam Stedelijk Museum, 1961 113 Charles JULIET, op. cit., p. 60 <?page no="57"?> 51 Fig. 9 André Du BOUCHET, extrait de son carnet manuscrit, poème 2 de son dernier livre Tumulte, Saint Clément de Rivière, Éditions Fata Morgana, 2001 Nous avons placé côte à côte une photographie d’un tableau de Bram van Velde et d’une page d’André du Bouchet (voir photos 8 et 9). Cette dernière témoigne des différentes étapes de la création : les ratures, le fait de coller des feuilles blanches sur certains mots et le jeu avec l’espace font de la page le lieu où les mots, à l’instar des couleurs, jouent entre eux. De même, les blancs fréquents dans l’œuvre de Bram van Velde, permettent de faire le lien avec les blancs structurant les poèmes d’André du Bouchet. Dans les deux œuvres, le blanc a un rôle primordial. L’œil humain considère comme blanche toute lumière perçue comme un mélange équilibré des trois couleurs primaires. Il existe une infinité de mélanges possibles de longueur d’ondes donnant du blanc, pour l’œil.Si la somme de toutes les longueurs d’ondes donne du blanc, il suffit d’additionner deux longueurs d’ondes complémentaires comme le jaune et le bleu ou le magenta et le vert, pour obtenir une lumière blanche. Si le blanc donc est la réunion de toutes les couleurs, il n’est plus synonyme de vide, mais de plénitude. <?page no="58"?> 52 Dans un texte d’André du Bouchet, le blanc figure un certain non-dit, quelque chose qui est bien présent dans la conscience du poète, mais qu’il n’exprime pas explicitement. Les blancs figurent des moments de silence dans cette écriture qui suggère plutôt qu’elle ne détaille. Ainsi, Dans leur voix les eaux est composé de poèmes qui se caractérisent par un style discontinu, sont souvent constitués par une accumulation d’images juxtaposées, qui par petites touches en configurent le sens. L’écriture éclatée reflète la multiplicité et la complexité de la réalité et les réactions que celle-ci suscite. De même, dans les lithographies, qui fluctuent entre abstraction et figuration, la couleur déploie son pouvoir d'évocation, et les traits imprécis laissent entrevoir des formes figuratives. En même temps, traits et couleurs affirment leur valeur purement plastique. Comment définir le matériau du peintre, c’est-à-dire les couleurs, d’un point de vue sémiotique ? Doit-il être appréhendé à la manière du système verbal, selon des niveaux dont le premier serait constitué d’éléments arbitraires et dépourvus de sens ? Le matériau poétique ainsi ramené à la double articulation ne peut que difficilement se libérer du modèle linguistique. Selon le même schéma, le matériau pictural brut (la couleur qui sort du tube par exemple) devrait se définir comme élément arbitraire et non signifiant de la première articulation. Les avis divergent à ce sujet. Certains sémiologues affirment la signification immédiate du matériel pictural et le rapprochent du second niveau d’articulation dans le système verbal 114 . Deux questions se posent quand on veut établir une sémiotique picturale des lithographies de Bram van Velde et une sémiotique poétique des textes d’André du Bouchet : Quels sont les éléments récurrents dans les images et les textes du livre Dans leur voix les eaux et sous quelle forme apparaissent-ils ? Aux pages 5 et 6, image et texte se rencontrent pour la première fois dans un face à face. Nous faisons abstraction des deux premières pages 115 où l’image, située à gauche se trouve confrontée au titre, placé à droite. En l’occurrence, on ne peut parler d’égalité dans le dialogue, car le titre suggère seulement le texte à venir. Aux pages 5 et 6, nous assistons à la première rencontre équilibrée entre les deux arts. Pour dégager des unités sémiotiques picturales, nous allons chercher des points communs entre la lithographie en question et les autres présentes dans le livre et nous les mettrons en rapport avec la sémiotique poétique. La description du plan de manifestation comme le plan d’expression du tableau exige un métalangage descriptif plus riche et plus construit, afin de pouvoir parler de l’agencement complexe des formes, des 114 Voir Jacques FONTANILLE, Sémiotique du visible : des mondes de lumière, Paris, Éditions Presses Universitaires de France, 1995, Guy BARRIER, Nicole PIGNIER, Sémiotiques non verbales et modèles de spatialité : textes du congrès Sémiotique 2001, Limoges, Éditions Presses Universitaires de Limoges, 2002, Institute of Materials, Interdisciplinar Science Reviews, vol. 11, Londres, Éditions Maney, 1986 115 Voir l’analyse de la partie I.A. c) L’espace blanc <?page no="59"?> 53 lignes et des plages colorées puis des qualités plastiques qu’elles réalisent. Jean-Marie Floch le suggère à juste titre, en écrivant que l’analyse sémiotique d’un tableau abstrait « pose le problème de la justification de la pertinence sémiotique des critères retenus pour sa segmentation et de la nature signifiante des unités discrètes dégagées » 116 . En effet, il est uniquement possible de parler de signifiant s’il y a un signifié. Seule l’étude de celui-ci peut attribuer quelque statut sémiotique aux unités discrètes. C’est pourquoi nous comparerons la lithographie (voir photo 10) aux autres dans le livre. L’image se présente comme un espace clos mettant en scène un réseau de lignes noires et cinq plages colorées dont quelques-unes prennent des lignes pour limites et d’autres s’organisent elles-mêmes en unités. Il est ainsi possible de diviser cet espace en unités discrètes provisoires, grâce à quelques oppositions visuelles. Ces dernières opèrent comme critères de découpage et produisent des ruptures de continuité dans l’étendue. Fig. 10 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, pages 5 et 6, 35 cm x 54 cm, Paris, Librairie Nicaise, 1980 Quant au dispositif topologique constitué par ces lignes et ces surfaces colorées, on voit qu’il se caractérise par une organisation binaire des formes. Sur fond rouge primaire, une forme se dresse, délimitée partielle- 116 Jean-Marie FLOCH, Composition IV de Kandinsky dans Questions de sémiotique sous la direction d’Anne HÉNAULT, Paris, Éditions PUF, 2002 <?page no="60"?> 54 ment par d’épaisses lignes noires, évoquant une fleur de tulipe inversée. Au milieu, une ligne noire sépare deux formes ressemblantes à des feuilles allongées qui sont couvertes à droite d’une plage de couleur rose saturé et à gauche d’une plage de couleur orange saturé. En bas du tableau, l’organisation binaire se fait par le changement des tons, il y a un procédé de dégradation qui fait que le rose et l’orange s’approchent des couleurs primaires pures. Le regard est d’abord attiré par la forme orange clair, quasi phallique, qui se pose sur le trait noir à gauche. C’est la seule occurrence où une forme claire couvre une forme noire dans le livre. La forme blanche réapparaît en haut à gauche, cette fois-ci de couleur blanc pur, dotée d’une taille nettement plus petite: elle ressemble à une feuille (qui fait la moitié des autres formes évoquant des feuilles), délimitée par des contours noirs. Tout est ainsi organisé autour d’une structure binaire, qui joue sur les formes, les lignes et les valeurs chromatiques des couleurs. De même, il y a un jeu des réapparitions par variations de taille et de couleur. Le tableau semble donc s’articuler en deux parties, droite et gauche, qui s’opposent à la fois selon une saisie paradigmatique et selon une saisie syntagmatique. La présence des catégories visuelles opposées constitue la projection du paradigmatique sur l’axe syntagmatique : une telle organisation permet ainsi de parler de structure textuelle. Quant à la saisie syntagmatique, la mise en relation des formes est toujours binaire, mais elle se fait par une variation de taille à gauche. Cette première segmentation du tableau à partir d’oppositions et de relations d’éléments visuels permet de reconnaître un certain nombre d’unités discrètes. Nous avançons l’hypothèse que cet espace clos et articulé du tableau est un ensemble signifiant. I.C. b) Le jeu de la parole Dans toutes les lithographies, on trouve des éléments récurrents, le plus frappant étant la ligne noire, dont la taille et l’épaisseur varie. Comme nous l´avons vu dans la partie I.B. c), la ligne noire dessine souvent une forme évoquant la lettre « V ». Il en est de même pour notre lithographie à la page 7. En effet, le « V » apparaît à deux endroits, en haut à gauche où il contient le petit trait blanc et en bas au centre du tableau où il ne contient rien. Il est frappant de constater que cette forme apparaît avec des variations dans de nombreuses œuvres de Bram van Velde. À titre d’exemple, dans la lithographie de 1975 (voir photo 11) un « V » noir se trouve au centre, avec un trait fermé en haut, formant un triangle. Dans le Livre de dialogue Dans leur voix les eaux, le « V » représente la voix et illustre la quête du poète de saisir l’insaisissable, c’est-à-dire ce qui se situe à la limite de la parole. La parole serait à la fois synonyme de manque, figuré par les espaces blancs, et de plénitude, figurée par les mots que le poète a pu mettre sur papier suite à une recherche minutieuse. Ainsi, Henri Maldiney : « C’est le propre de la poésie de susciter la rencontre des mots <?page no="61"?> 55 au lieu même de leur naissance, qui est aussi le sien, comme il l’est du monde : au vide auquel elle s’ouvre 117 . » Voilà ce qui définit au plus près l’œuvre d’André du Bouchet : des paroles d’ouverture. Le passage de la rupture à l’ouverture constitue l’existence de cette poésie. Mutation du plein et du vide qui renaissent l’un de l’autre à même l’existence de la parole. Chaque mot a sa tenue hors de soi dans un vide en attente, dans un « ouvert », dont il est l’ouverture et que le mot suivant nouera, un instant, en configuration passagère. Fig. 11 Bram van VELDE, lithographie, sans titre, 29 cm x 29,6 cm, Paris, Galerie Hus, 1975 Peut-on ainsi dire que la forme du « V » est un syntagme graphique qui servirait de « formant » à l’unité sémantique ? Comme Greimas et Courtés 118 , nous entendons par « formant » une partie de la chaîne de l’expression correspondant à une unité du plan du contenu. On pourrait 117 Henri MALDINEY, L’Art, l’éclair de l’être, Paris, Éditions Compact, 1993 118 Voir Algirdas Julien GREIMAS, Joseph COURTÉS, Sémiotique : Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, op. cit. <?page no="62"?> 56 dire qu’il s’agit ici d’un « formant figuratif », c’est-à-dire d’un formant constitué d’un dispositif d’expression auquel « la grille de lecture du monde naturel » associe un signifié, et qui est ainsi transformé en signeobjet. Dans cette logique, le formant « V » représente la quête de la parole juste, c’est-à-dire qui traduirait les sensations du poète le plus exactement possible. Ceci est également valable pour la recherche du peintre, centrée sur la notion du « vrai ». Dans cette recherche, tout est construit autour des deux notions qui sont le vide, auquel renvoie le manque des mots justes, et la plénitude. Ainsi, lors du premier véritable face à face entre les deux moyens d’expression, le texte poétique reflète bien l’oscillation entre ces deux états complémentaires. Ils sont les axes autour desquels se joue le processus créatif, quête du sens. C’est la quête de « ce je ne sais quoi » sans cesse en train de se dérober. Pour André du Bouchet, cet insaisissable est intimement lié à la voix : « un sens que par les moyens de l’écriture on aura voulu fixer, se révèle, en vérité, aussi volatil que la voix, et cela, c’est ce que la voix, justement, met en lumière dans l’écrit 119 . » Et c’est précisément cette évaporation du sens qui explique pourquoi André du Bouchet écrit. Ces propos reflètent l’importance de la voix, qui met les mots en valeur et puisqu’elle passe par le corps attribue aux mots une sorte de réalité matérielle. Cette provenance charnelle de la parole joue un rôle primordial dans la poésie d’André du Bouchet. Or, le corps est périssable et la voix volatile, c’est-à-dire éphémère. Le livre, en revanche, sert à fixer les mots, à leur attribuer une matérialité. Par-là, le poète fait notamment allusion à la dimension intime du Livre de dialogue, car celui-ci instaure une certaine proximité entre les œuvres picturales et le spectateur. Dans aucun autre contexte, le spectateur peut se permettre de toucher les tableaux, dans le cas du Livre de dialogue, il y est même obligé. Comparable à un « happening » intimiste, le Livre de dialogue provoque une mise en scène, opérée par le lecteur-spectateur qui tourne les pages et qui impose en quelque sorte son propre rythme. Ce procédé souligne la différence entre les tableaux dans le Livre de dialogue et dans un contexte autre que le livre. Sur le plan temporel, le Livre de dialogue met en scène une succession de tableaux. L’ordre des tableaux est important dans l’ouvrage en question, car il structure la rencontre et lui attribue un rythme particulier. Comme nous avons vu, nous passons de la fusion des deux moyens d’expression (couverture) à un face-à-face (titre et tableau) où l’image et le texte se rejoignent, en prenant une portée allégorique, dans un jeu de dialogue équilibré. Au sein de cette organisation binaire, les blancs structurent l’espace de l’image 119 André du BOUCHET, D’un entretien radiophonique, cité par Pierre CHAPPUIS, André du Bouchet, poètes d’aujourd’hui, Paris, Éditions Seghers, 1979 <?page no="63"?> 57 et du texte et instaurent ainsi un parallèle entre ces deux espaces, au point de les confondre. Les blancs seraient de l’air qui traverse la page. À ce sujet, Jean-Pascal Léger écrit : « Le vide accompagne ainsi le poème, mais les mots s’incrustent dans le papier, dans la mémoire et c’est plutôt de l’air qui les accompagne 120 . » Après l’analyse de l’image à la page 7, nous aborderons ensuite à l’étude du texte qui lui fait face. Il s’agit précisément de la dernière partie du deuxième poème. Sur le plan graphique, c’est la première fois dans le livre que les blancs se situent au début des vers et que les vers sont si courts ils se composent au maximum de quatre mots. Sur le plan sémantique, nous avons affaire à un monologue intérieur, sur l’absence et la présence de l’être aimé et sur la quête des mots justes : … y étant 10 sans toi 11 qui 12 lorsque tu es là 13 atténues 14 d’un jour 15 encore 16 le jour aveuglant 17 là 18 je me porte 19 y étant. 20 Dès le début s’instaure un doute sur la position du sujet (je) dans l’espace. Quel est le lieu où il se trouve ? Le pronom adverbial personnel y se réfère normalement à un antécédent, mais celui-ci est absent. Dans la phrase, y a la fonction du complément circonstanciel de lieu. On peut dire que, paradoxalement, l’antécédent est quand même présent dans l’espace du blanc. Le lieu auquel il renvoie est désigné à la fin au vers 18 par le mot là, qui en vérité ne nous donne aucune indication précise sur la nature du lieu. Cette dernière partie du deuxième poème épouse parfaitement la page ; elle commence et se clôt sur les mêmes mots : y étant (vers 10, 20). Soulignée par la figure de l’antépiphore, le lieu se caractérise par l’absence de la personne aimée, comme aux vers 10 et 11: y étant sans toi. Il s’agit probablement de l’absence de l’être aimé avec lequel le moi lyrique a traversé un passé commun, lequel est suggéré par les trois points de suspension. En effet, dans la partie I.B. a), nous avons vu que l’amour (vers 4) se trouve associé à la distance (vers 5). Il y a donc une gradation, l’être aimé se carac- 120 Jean-Pascal LÉGER, op. cit., p. 7 <?page no="64"?> 58 térise d’abord par son éloignement et ensuite par son absence. D’où la difficulté de définir le lieu : celui-ci est en fait un « non-lieu », car l’autre n’est pas dans un lieu où il pourrait, devrait être. L’emploi du gérondif pour le verbe être surprend. Normalement, le gérondif évoque un processus simultané à celui qui est désigné par le verbe principal. Il prend, dans la phrase, la fonction syntaxique de complément circonstanciel adjoint et modifie, non le verbe seul, mais l’ensemble formé par les éléments de la phrase minimale. En effet, dans notre phrase là je me porte y étant (vers 18, 19, 20), l’absence de l’autre conditionne tout le comportement du moi lyrique, elle l’affecte dans tout son être. Cette situation est douloureuse à supporter et de ce fait le verbe se porter prend tout son sens, tant l’absence de l’autre pèse. À l’inverse, la présence de l’autre est associée au verbe atténuer (atténues, vers 14), l’autre ayant la faculté d’adoucir l’existence du moi lyrique. Mais comment interpréter le syntagme le jour aveuglant (vers 17) ? L’adjectif aveuglant est un synonyme d’éblouissant et au sens figuratif, on parle d’une vérité aveuglante pour dire qu’on ne peut pas la nier. Quel est donc le sens du syntagme le jour aveuglant ? C’est la lumière qui aveugle, or dans la première partie du poème, la lumière est associée au soleil qui aime la poussière (vers 6 et 8). Nous avons vu que ceci peut se comprendre comme une métaphore de la mort. Ainsi le jour aveuglant (vers 17) pourrait être le jour de la mort, vu comme un moment de grande clarté où l’homme comprendrait le sens de son existence. Or, trop de lumière n’est pas supportable pour les yeux et rend aveugle. À un certain point, la capacité d’absorption des yeux arrive à sa limite. Le travail d’écriture d’André du Bouchet s’apparente à un travail de chercheur qui tente constamment de trouver le mot qui traduirait au plus près sa perception de la réalité. À ce sujet, il est intéressant de noter l’existence de deux mots pour traduire « la réalité » en allemand, « Wirklichkeit » et « Realität » 121 . Cette différence entre le français et l’allemand peut poser problème, notamment dans les traductions des ouvrages philosophiques allemands. Eric Weil constate dans Hegel et l’état 122 : 121 Voir par exemple Pierre GRAPPIN, Dictionnaire Général Larousse, Français- Allemand et Allemand-Français, Paris, Éditions Larousse, coll. Dictionnaire général, 2009 122 Eric WEIL, Hegel et l’État, cinq conférences suivies de Marx et la philosophie du droit, Paris, Éditions Librairie philosophique Joseph Vrin, 2000 <?page no="65"?> 59 « Le terme allemand que nous avons rendu par "réalité" est " Wirklichkeit", de wirken : "agir en créant", "produire un effet dans la réalité", tandis que le terme français renvoie (...) à l’objet en tant que rencontré, passif, objet théorique. Selon la valeur étymologique des mots, il faudrait rendre par "réalité" plutôt ce que Hegel appelle "Dasein" et que nous rendons par "existence" 123 . » Pour le poète André du Bouchet il s’agit évidemment d’une perception subjective, qu’il cherche à exprimer au mieux. Cette quête n’aboutit jamais, car le poète remet perpétuellement ses textes en question. Et quand Alain Veinstein lui demande si la réécriture de ses textes parvenait à les clarifier, il répond qu’on ne parvient jamais à clarifier suffisamment et à un certain point « on clarifie si bien qu’on rejoint de nouveau l’obscur et l’opaque à force de clarté » 124 . Ainsi l’expression le jour aveuglant (vers 17) acquiert une nouvelle portée métaphorique, en traduisant le moment où le poète arrive à ses limites, quant à la clarification de ses textes. Néanmoins, le poète cherche continuellement à transgresser les limites du langage. La mort dont il est question dans ce poème peut être celle de l’être aimé que le moi lyrique a perdu, mais elle renvoie tout aussi bien à la mort au sens global du terme. En effet, André du Bouchet confère toujours à ses textes une résonance plus grande encore que celle de l’événement personnel, même lorsqu’il lui arrive, comme dans notre cas, d’évoquer la mort ou des ruptures comme dans Poussière sculptée 125 . Quant à la manière de décrire les événements douloureux, Dominique Kunz Westerhoff écrit : « La figuration de l’accident donne lieu aux accidents de la figure. Loin de chercher à représenter l’événement réel qui a porté atteinte à l’autre, au langage et au rapport au monde, parce qu’il s`y refuse ou parce que la brutalité du fait l’a rendu impossible, du Bouchet reproduit la rupture dans le poème, de même que son pouvoir d’anéantissement. L’événement s’efface le tout premier, à l’initiale de la phrase […] les figures poétiques elles-mêmes sont soumises à ce travail d’élision 126 . » 123 Les traducteurs ont essayé de contourner la difficulté en traduisant « Dasein » par « être-là » et « Wirklichkeit » par « effectivité ». Or, le terme « Dasein » fait partie, en allemand, du langage courant, alors que la traduction littérale « êtrelà » peut dérouter le lecteur français. Le terme « effectivité » n’est pas toujours approprié pour traduire « Wirklichkeit », car HEGEL refuse l’adjectif qualificatif « wirklich » pour désigner ce qui a seulement une existence contingente. Le contingent appartient donc au domaine du possible et s’oppose ainsi au « réel ». 124 L’Entretien d’André du BOUCHET avec Alain VEINSTEIN, op. cit., p. 23 125 André du BOUCHET, Poussière sculptée, six portraits d’Alberto GIACOMETTI, Paris, Éditions Fata Morgana, 1997 126 Dominique Kunz WESTERHOFF, « André du Bouchet, l’accident et la figure », Compar(a)ison, An International Journal of Comparative Literature, Bruxelles, Éditions Peter Lang, 1999 <?page no="66"?> 60 En effet, sans exprimer explicitement la douleur provoquée par l’absence de l’autre, celle-ci est pourtant perceptible. Au niveau stylistique, André du Bouchet la rend palpable par un travail méticuleux sur les figures, telles que l’antépiphore et la métaphore. Ce désir, de rendre tangible le chagrin de la perte, se retrouve dans l’écriture de Corinne Bayle. Dans son roman Rouges roses de l’oubli, la rose, avec toute sa symbolique, incarne les multiples facettes de la mémoire : « Très tôt, j’ai su qu’il me faudrait écrire un livre, avant que des blessures, n’impriment en moi la nécessité de m’atteler à cette tâche. L’écriture seule rendrait leur chair et leur sang à mes morts - mais l’encre se dilue et m’absorbe, mon chagrin est bu par le papier, et j’ignore qui je suis et ce que fais dans ce monde de roses desséchées 127 . » La personnification du support, la relation entre le chagrin et le papier, illustre le pouvoir d’incarnation de l’écriture, donne une vie, une chair aux souvenirs. Dans l’ouvrage Dans leur voix les eaux, les blancs font irruption dans l’espace du texte et isolent certains mots. La solitude, ressentie par le moi lyrique, est rendue visible matériellement par les blancs qui fonctionnent comme des coupures entre les mots. On peut appliquer aux poèmes d’André du Bouchet la réponse qu’il fit à Alain Veinstein lors d’un entretien : « Votre solitude, vous ne la définissez que dans un rapport avec quelqu’un d’autre 128 . » Les apparaissent ainsi dans l’expérience de leur rapport aux autres mots. Comme la matière picturale, le mot est placé sur la page et acquiert une présence quasi charnelle. Pour Clément Layet, André du Bouchet traite la page comme « une surface à couvrir. Ici avec des mots, ici avec rien. La peinture s’étale sur les caractères, sur le livre » 129 . Le travail du poète s’apparente, dans une certaine mesure, à celui du peintre. Dans une approche intersémiotique, Dans leur voix les eaux permet de dégager des points communs entre le traitement de la matière littéraire et la matière picturale. Avec la peinture de Bram van Velde, nous découvrons des syntagmes graphiques qui servent de formant à l’unité sémantique. Dans une certaine mesure, nous avons établi des correspondances entre les unités sémantiques et picturales, tout en étant conscients des limites de cette analyse. Vouloir comprendre le système pictural, en prenant comme unique modèle le système littéraire, serait une attitude réductrice par rapport à la richesse du mode d’expression plastique. Si l’on trace un parallèle avec le système musical, on songe à ce propos de Pierre-Alain Cahné en référence à Kierkegaard : « (…) le critique qui s’aventure à parler de la musique 127 Corinne BAYLE, Rouges roses de l’oubli, Seyssel, Éditions Champ Vallon, p. 28 128 L’Entretien d’André du BOUCHET avec Alain VEINSTEIN, op. cit., p. 18 129 Clément LAYET, André du Bouchet, Paris, Éditions Seghers, 2002, p. 38 <?page no="67"?> 61 ne peut pas pénétrer le signe musical peut tout juste définir la limite ou frontière qui sépare le discours de la musique » 130 . Ainsi, notre dernière partie part de l’analyse intersémiotique élargie vers un contexte plus général et prend notamment en compte la relation particulière instaurée entre Dans leur voix les eaux et le lecteur-spectateur. I.C. c) Celui qui regarde Après l’analyse détaillée de la rencontre poétique et picturale, une étude plus globale portera sur la rencontre entre l’œuvre et le lecteur-spectateur. Son impact visuel est fort 131 : l’aspect vigoureux des lithographies contrastées s’oppose à l’aspect plus retenu de l’image textuelle, provoqué par l’écriture fragmentée. Cette distinction évidente confère à l’ouvrage une dimension d’autant plus vivante. Lorsque le sens du texte échappe ou désoriente, l’image constitue pour le lecteur-spectateur une sorte de repère. Il est ainsi dans une attitude active et participe à la quête du sens, afin de s’approprier le contenu de cet ouvrage. Il est invité à interroger son rapport au monde et au langage. Pour le poète lui, le défi consiste, selon Paul Valéry, à créer l’état poétique chez le lecteur 132 , qui ne se limite pas à déchiffrer le texte et à en recevoir passivement les beautés. Il prend une part active à la communication poétique. Si le poème actualise par la parole des éléments linguistiques, l’acte de lecture lui, donne vie aux potentialités du poème. Selon le linguiste Michel Charles, la lecture, comprise comme « dialogue », suppose deux instances solidaires, le livre et le lecteur, « entretenant une relation dynamique » 133 . La lecture dépend des compétences du lecteur, de ses savoirs et de ses capacités, mais aussi du contexte ; moment, cadre, époque. Dans leur voix les eaux, par sa complexité, demande qu’on lui accorde du temps. Le sens profond de cette œuvre ne se dévoile pas immédiatement. Cette dernière invite à une lecture non linéaire, les textes poétiques fonctionnant sur des ruptures, des obscurités, des sous-entendus et des lacunes dont le lecteur prend conscience. La marge du lecteur résulte enfin de la possibilité qu’il a d’évoluer librement dans le réseau textuel, de se construire des cheminements toujours nouveaux. Liberté, renforcée par l’absence de ponctuation (à part le point final) et la présence des blancs. S’ajoute la présence des lithographies, invitant, par leur caractère abstrait, à diverses approches interprétatives. Le blanc joue un rôle particulier pour les deux modes d’expression et pour le lecteur-spectateur. Il est un espace 130 Pierre-Alain CAHNÉ, Un autre Descartes : le philosophe et son langage, op. cit., p. 15 131 Voir la partie I.C. a) Du côté du sens pictural 132 Voir Paul VALERY, Paul Valery : musique, mystique, mathématique, textes choisis par Paul GIFFORD et Brian STIMPSON, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires de Lille, 1993 133 Michel CHARLES, Rhétorique de la lecture, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 60 <?page no="68"?> 62 de liberté, lui permettant de laisser libre cours à sa propre imagination. En termes intersémiotiques, l’utilisation du blanc en écriture signifie que le poète emprunte le matériel du peintre. L’endroit où la page a été laissée vide, le non-mot se trouve en présence du mot. La page, plus uniquement support de l’écriture, devient signifiante : le lecteur prend en compte l’absence des mots. André du Bouchet s’inspire de l’héritage de Mallarmé : l’ouvrage Un coup de dés 134 intègre de nouveaux éléments dans la création poétique, en s’interrogeant sur la relation entre le mot et le texte, l’espace du texte et la typographie. Tout en s’inspirant de la conception poétique de Mallarmé, André du Bouchet la renouvelle. Les blancs ne s’assimilent pas à ce « silence impartial » dont parlait Mallarmé, ils participent plutôt à la vitalité du texte, à sa mobilité et constituent cet espace ouvert à l’imagination du lecteur. Il n’est pas chose aisée de saisir l’œuvre poétique d’André du Bouchet, à la frontière de l’absence, de la non-signification et du silence, proche en cela de la conception de Maurice Blanchot, pour qui le poème « est plutôt notre absence que notre présence, (…) commence à faire le vide et (…) ôte les choses d’elles-mêmes » 135 . Inspirée par la quête perpétuelle des mots, la poésie d’André du Bouchet demande au mot d’exister d’emblée matériellement - importance visuelle du mot sur la page, sa relation au concret. Le signe devient réalité sensible. Il est intéressant de voir, dans cette démarche, le lien quasi immédiat entre signifiant et signifié, qui apporte cette dimension nouvelle au texte poétique. L’univers poétique ainsi créé naît des rapports multiples du poème avec l’univers « réel ». Pour rejoindre le thème de la voix, omniprésent, la parole poétique peut se définir comme « parole parlante » 136 où, comme dirait le philosophe Merleau-Ponty, le sens ne préexiste pas au discours poétique, il est engendré par lui. Cela n’exclut pas la représentation, simplement, elle est déjà une visée et une vision du monde engendrée par la parole. À la manière du philosophe, on peut appréhender cette parole poétique pour toute communication : « La parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien. C’est ce qui rend possible la communication. Pour que je comprenne les paroles d’autrui, il faut évidemment que son vocabulaire et sa syntaxe soient "déjà connus" de moi 137 . » 134 Stéphane MALLARMÉ, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Paris, Éditions Poésie/ Gallimard, 2003 (1. publication en 1897) 135 Maurice BLANCHOT, La Part du feu, Paris, Éditions Gallimard, coll. Blanche, 1945 136 Maurice MERLEAU-PONTY, L’Œil et l’esprit, Paris, Éditions Folio, 1964 137 Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1945, p. 214 <?page no="69"?> 63 La poésie est ce qui surgit, par le geste du poème, toujours singulière et toujours renouvelée. Associer la parole au geste permet d’établir un parallèle entre l’acte d’écrire et celui de peindre. Existe-t-il une sorte de syntaxe des gestes, qui permettrait des interprétations par rapport à tel ou tel geste du peintre ? Les choses ne sont pas si simples, mais les lithographies de Bram van Velde, intégrant de larges traits noirs au caractère brut, tirent leur puissance de la spontanéité du geste. En regardant la gouache, réalisée pour le poème Der Einzige 138 (L’Unique) d’Hölderlin, André du Bouchet découvre la sensation d’effondrement, l’effondrement « d’un homme à bout de forces » 139 en même temps que se produit une sorte de « résurgence ». Et il précise : « Quand je dis au bout de sa force ou épuisement, ce n’est pas une rencontre débilitante. De toutes ces œuvres une énergie extraordinaire se dégage ». Pour le lecteur-spectateur, la peinture de Bram van Velde demande un travail d’observation exigeant. Il le confronte à un univers sans références manifestes, sans catégories ni significations préalables, en dépit de quelques éléments figuratifs ponctuels, que nous avons analysés au chapitre I.A. c). Ce travail consiste à repérer des formes élémentaires, des lignes, des surfaces, des ensembles, des couleurs et des mouvements puis, à les associer de diverses manières. Il n’est pas évident de s’approprier le sens des lithographies de Bram van Velde, lesquelles préservent ainsi un intervalle d’attente, un espace d’approche préalable et nécessaire, un travail de patience. Après une observation attentive, approfondie, on peut repérer ces syntagmes graphiques qui servent de formant à l’unité sémantique. Nous avons évoqué le formant « V », qui constitue une allégorie de la quête de la parole juste ; thème central du Livre de dialogue Dans leur voix les eaux. Il importe de faire la différence entre les deux traits particuliers à partir lesquels nous avons élaboré la notion de formant et l’objet peint, en général. Normalement, l’objet peint ne peut contenir de concept. À titre d’exemple, les pommes de Cézanne sont des fruits reconnaissables et particuliers. Il ne s’agit pas du concept de « pomme », mais d’un prétexte au jeu coloré et à la sensation. L’idée de pomme reste contenue dans le mot, beaucoup plus que dans l’œuvre peinte 140 . Le mot se révèle plus allégorique que le dessin, puisqu’il contient au moins le concept, alors que l’image n’est pas l’illustration d’une « idée de pomme », mais des objets traités dans une 138 Voir Friedrich HÖLDERLIN, Sämtliche Werke (Œuvres complètes), tome 2, Berlin, Éditions Propyläen Verlag, 1922, p. 164-168 139 L’Entretien d’André du BOUCHET avec Alain VEINSTEIN, op. cit., p. 16 140 Voir Lambert WIESING, Sind Bilder Zeichen? (Les Images, sont-elles des signes? ) dans Klaus SACHS-HOMBACH, Klaus REHKÄMPER, (éditeurs), Bild, Bildwahrnehmung, Bildverarbeitung : Interdisziplinäre Beiträge zur Bildwissenschaft (Image, perception de l’image, assimilation de l’image : écrits interdisciplinaires sur la science de l’image), vol. 15 de Bildwissenschaft (Science de l’image), Wiesbaden, Éditions DUV (Deutscher Universitätsverlag), 2004 (1. édition 1998), p. 95-100 <?page no="70"?> 64 situation particulière où l’idée est secondaire. Le portrait, le paysage comme la nature morte reproduisent des éléments, des êtres, des objets figurés et énoncés. Cependant, l’imitation, en reléguant l’idée, ne peut accéder à l’allégorie. Ainsi, nous constatons que l’objet peint ne peut contenir un concept et, qu’en cela, il est très différent du mot. Nous parlons d’objet peint dans une œuvre, et non de contours d’objet à la façon d’un pictogramme. La peinture de Bram van Velde est un cas particulier, qui met en place des « allégories picturales », grâce à sa dimension abstraite (voir la partie précédente). Il lui arrive d’intégrer des éléments quasi figuratifs et de présenter des structures récurrentes auxquelles nous avons attribué le terme de formant. Ainsi, Dans leur voix les eaux met en scène deux œuvres aux nombreuses facettes que le lecteur peut approcher sous plusieurs angles. Pourtant, toutes les approches se heurtent à la même difficulté qui constitue en même temps la richesse des deux arts: ils préfèrent la suggestion à l’expression directe. C’est une attitude ouverte, permettant au lecteur-spectateur de se livrer à un jeu d’associations provoquées par les textes et les images. À partir de là, il n’est pas étonnant de trouver des ressemblances entre le processus créatif d’André du Bouchet et celui de Bram van Velde. En effet, le poète et le peintre ont une démarche se caractérisant par l’attente et l’ouverture. Quant au premier, il dit : « Je n’ai jamais été à la recherche d’un poème à écrire. J’avais toujours un carnet en poche sur lequel les choses, sans que j’aille les chercher, venaient toujours à moi. (…) Je note rarement et je ne me mets jamais à une table à la recherche d’un poème à écrire 141 . » L’attitude d’André du Bouchet est active et réceptive, il ne se force pas à écrire, mais il reste constamment à l’écoute de lui-même. Il attend que la motivation vienne par elle-même. Ainsi, quelque chose venant de l’extérieur, suscite l’envie d’écrire. Ce moteur créatif extérieur peut être la peinture, dont il dit : « Je rencontre la peinture mais pour la quitter. Pour suivre un propre chemin de réflexion que cette rencontre a activée 142 . » Tel l’attitude idéale du lecteur face au texte poétique, André du Bouchet accueille le monde extérieur et laisse ensuite libre cours à ses propres associations. De même, Bram van Velde ne « s’efforce » jamais de peindre. Lorsqu’il ne crée pas, il est en position d’attente : « Je suis toujours sur la voie. J’attends, je me prépare 143 . » Le déclenchement du processus créatif est une sorte d’émotion qu’il ne peut définir précisément, seulement par les propos, 141 L’Entretien d’André du BOUCHET avec Alain VEINSTEIN, op. cit., p. 23 142 L’Entretien d’André du BOUCHET avec Alain VEINSTEIN, op. cit., p. 19 143 Charles JULIET, op. cit., p. 21 <?page no="71"?> 65 « une forme cherche à naître » 144 ou encore « toutes les toiles que j’ai peintes m’ont été imposées. Il ne faut jamais s’efforcer » 145 . Étonnamment, peindre semble être ici un processus étranger à la volonté, émanant d’une force irrésistible. On pourrait qualifier ce processus de nécessité intérieure. Il s’agit d’une approche émotionnelle : « Je ne peux rien dire, rien expliquer. La toile ne vient pas de la tête, mais de la vie 146 . » S’il pouvait mettre sa peinture par en mots, le peintre serait plutôt devenu écrivain et non pas peintre. « Ce qui se passe » échappe aux explications rationnelles. Quand Cézanne lui, parle des paysages qu’il peint, des termes comme « nature » ou « motif » lui suffisent. Gustave Moreau n’essaie même pas de nommer ce qu’il regarde et désigne la peinture comme un « silence passionné » 147 . L’artiste lui donne vie en y projetant ses émotions. Bram van Velde fait corps avec la peinture et tout ce qui ne va pas dans le sens de cette nécessité est abandonné. Lorsque Charles Juliet demande au peintre s’il a envisagé de quitter la peinture pour chercher par exemple, du travail, Bram van Velde lui répond : « J’ai tout quitté. C’est la peinture qui l’a exigé. C’était tout ou rien 148 . » Le fait de tout abandonner pour s’engager dans la voie peut faire penser à la démarche des apôtres de Jésus-Christ ou encore à celle d’un apprenti moine zen dans un monastère 149 : « Un matin d’avril, un jeune voyageur plante son bâton de pèlerin devant un monastère de Kyoto 150 . » C’est un choix : tout laisser derrière lui, pour s’engager dans la voie du Zen. Mais le chemin est long. On est tenté de dire que la création se voit attribuer une valeur quasi sacrée, puisque de la même façon, elle participe à un engagement absolu. Bram van Velde et André du Bouchet sont allés jusqu’aux sources, les plus profondes d’eux-mêmes et tous les deux ont été poussé par le désir d’aller toujours plus loin. Cette démarche évoque ces lignes de Rilke, écrites le 29 avril 1904 : « Les œuvres d’art naissent toujours de qui a affronté le danger, de qui est allé jusqu’au bout d’une expérience, jusqu’au point que nul humain ne peut dépasser. Plus loin on pousse, et plus propre, plus personnelle, plus unique devient une vie 151 . » C’est pourquoi Dans leur voix les eaux offre au lecteur-spectateur l’aventure d’une rencontre de deux œuvres profondes et sensibles. Rencontre qui est 144 Charles JULIET, op. cit., p. 11 145 Charles JULIET, op. cit., p. 26 146 Charles JULIET, op. cit., p. 27 147 Voir Gustave MOREAU, Bernard NOËL, Gustave Moreau, Les Maîtres de l’Art, Vanves, Éditions Hazan, 1979 148 Charles JULIET, op. cit., p. 40 149 Voir Satô GIEI, Journal d’un apprenti moine zen, Arles, Éditions Philippe Picquier, 2010 150 Début du Journal d’un apprenti zen, Satô GIEI, op. cit. 151 Rainer Maria RILKE cité par Charles JULIET dans Rencontres avec Bram van Velde, Paris, Éditions P.O.L, 1998, p. 1 <?page no="72"?> 66 une expérience de la différence, au sens ou Maurice Blanchot évoque la notion d’expérience : « (…) car il n’y a d’expérience au sens strict que là où quelque chose de radicalement autre est en jeu 152 . » Chez André du Bouchet comme chez Bram van Velde, la complaisance cède la place à l’autocritique ; ils se mettent constamment en question. Au lieu de s’appuyer sur des certitudes confortables, ils ont ce courage de s’ouvrir à l’inconnu. Le lecteur-spectateur lui, rencontre des aspects inattendus : l’isolement des mots par les blancs le sensibilise à l’acte de la lecture en lui-même. Les blancs lui offrent un espace de liberté dans lequel il peut faire appel aux sensations provoquées par les mots. Par les procédés stylistiques utilisés, telles les répétitions, les associations et les symétries, les textes poétiques invitent à une lecture non linéaire, à l’instar des images abstraites qui offrent plusieurs possibilités de lecture. Au niveau discursif, le poète convoque des éléments figuratifs et les dispose de façon particulière, afin qu’ils représentent un monde ouvert sur une réalité silencieuse. Le peintre, à son tour, nous dévoile une partie de sa vie intérieure sans avoir recours à la figuration. Certains éléments abstraits, néanmoins, permettent d’établir un lien avec les objets de notre monde concret. Une « allégorie picturale » se découvre, qui renvoie à la rencontre des deux modes d’expression au sein du livre. L’impact de Dans leur voix les eaux réside notamment dans la tension qui s’installe, grâce au mouvement entre le caractère fragile de l’image textuelle et le caractère volontaire des lithographies. Dans l’univers poétique d’André du Bouchet, tout est intimement lié ; le moi lyrique se situe au même niveau que l’eau, la terre et les plantes. Loin d’être figées, les correspondances entre les éléments sont perpétuellement en transformation. De même, Bram van Velde expérimente la spontanéité du geste et les contrastes de couleurs, pour mettre en évidence le support utilisé. Ainsi, chez le poète comme le peintre, les procédés à partir du mouvement témoignent de cette volonté de rendre visible le processus de création, d’introduire le temps de la création dans l’œuvre même. Sur le plan intersémiotique, Dans leur voix les eaux permet de dégager des points communs entre le traitement de la matière littéraire et celui de la matière picturale. Dans les lithographies de Bram van Velde, nous avons observé des syntagmes graphiques qui servent de formant à l’unité sémantique. Dans une certaine mesure, nous avons établi des correspondances entre les unités sémantiques et picturales, tout en étant conscients des limites de cette étude. Pour analyser le système pictural, il ne s’agit pas d’aboutir à un système uniquement fondé sur le modèle linguistique, qui 152 Maurice BLANCHOT, L’Entretien infini, Paris, Éditions Gallimard, coll. Blanche, 1969, p. 66 <?page no="73"?> 67 serait une répétition de celui-ci. Tout en empruntant à la linguistique et à la sémiotique une partie de sa terminologie, nous mènerons notre travail sur deux fronts : la peinture et la poésie. Enfin, on observe de multiples interactions entre la poésie et la peinture. Il n’est pas surprenant de constater que dans la vie, les deux créateurs ont été également très proches. André du Bouchet, du reste, compta de nombreux amis chez les peintres : « Pierre Tal-Coat, Giacometti, Bram van Velde ont été […] des amis avec qui j’ai eu des rapports très vivants, constants, chaleureux, parce que, pour commencer, je me suis senti proche de leur travail 153 . » Quand un art devient pour l’autre source d’inspiration, le dialogue entre les deux est le plus fécond. 153 Entretien d’André du BOUCHET avec Alain VEINSTEIN, op. cit., p. 25 <?page no="74"?> 68 I.D Entre figuratif et abstrait : un univers de la transition Le Livre de dialogue Schwarze Romanzen (Romances noires) est d’apparence plus modeste que Dans leur voix les eaux. Il mesure seulement 13 cm x 20 cm, est imprimé sur papier ordinaire et contient des lithographies offset. En dehors de la page de titre, où ils apparaissent simultanément, images et textes ne sont pas liés. Aucune rencontre directe entre les deux n’a lieu, comme dans l’ouvrage Dans leur voix les eaux où textes et images sont disposés face à face. Romances noires est construit à partir d’une structure binaire, comportant trois dessins en début de livre et trois à la fin. Les images servent de cadre aux textes. La notion de cadre, facteur déterminant pour la contemplation et l’interprétation du tableau, est normalement réservée à l’univers pictural : le cadre présente le tableau, il le met en scène. Selon le sémiologue et historien Louis Marin, la peinture, à défaut de posséder une langue propre, dispose de moyens spécifiques pour faire voir ce qu’elle présente, « moyens qui ne sont ni discursifs ni même mimétiques » 154 . Le cadre sert à condenser l’attention du spectateur. En l’occurrence, l’écriture s’approprie une pratique appartenant à la peinture. Paradoxalement, ce ne sont pas les images qui se trouvent encadrées, mais qui servent de cadre. Lors du premier contact avec l’ouvrage, la séparation spatiale entre les textes et les images surprend. Dans la plupart des Livres de dialogue, nous sommes d’abord mis en présence du texte et ensuite de l’image ou de l’image en présence du texte. Il est rare que l’image se trouve seule, en première position. L’ouvrage débute par trois pages d’images. À partir de la question de l’espace, nous analyserons les interactions entre le texte et l’image. Nous commencerons par ce qui lie les deux arts de manière la plus évidente, c’est-à-dire la figurativité. Ensuite, nous nous aventurerons dans l’étude des éléments abstraits. Nous verrons comment les deux niveaux de la réalité s’entrecroisent et comment s’instaurent des correspondances entre les unités picturales et linguistiques. Nous verrons d’abord les différentes manières dont le peintre explore le thème du végétal, ensuite, nous verrons comment il tente de transgresser les limites entre le concret et l’abstrait, ainsi que celles entre l’écriture et le dessin. 154 Louis MARIN, De la représentation, Paris, Éditions Gallimard, coll. Hautes Études, 1994 <?page no="75"?> 69 I.D. a) L’image comme langage La texture granuleuse des deux premières pages de couleur grise peut surprendre. En évoquant les traces du crayon, elles donnent un avant-goût de la lithographie offset à la page trois. La technique de la lithographie est basée sur le dessin. L’artiste dessine sur la pierre lithographique avec une encre qui retient le gras du dessin effectué. La pierre refuse l’encre d’impression grasse aux endroits intacts, tandis qu’elle la retient aux endroits dessinés. Enfin, l’impression originale est réalisée sur une presse offset. Comme Bram van Velde, Max Weiler vise à la transposition interprétative du réel. Prenant la nature comme modèle, il s’inspire en grande partie de la peinture asiatique. Nous parlons de « nature » au sens de tout ce qui existe sur la Terre hormis l’homme et ses œuvres. Où faut-il situer Max Weiler par rapport aux autres artistes du XX e siècle s’inspirant du végétal et l’abordant par des moyens à mi-chemin entre le figuratif et l’abstrait ? En quoi les lithographies de Max Weiler intègrent-elles une dimension langagière ? Malgré sa dimension abstraite, l’œuvre du peintre permet une approche figurative. Il trouve son inspiration dans un contact quasi fusionnel avec la nature : « Je ressens une sorte de symbiose entre la nature et moi. La nature me dévoile ses secrets. Je participe au processus même de la Création 155 . » Cette conception fait référence au romantisme : la nature est propice à la rêverie, mais aussi à la réflexion. En elle se reflètent la condition humaine et ses passions essentielles. En écrivant « des forêts, des montagnes ne sont pas seulement des concepts, mais constituent notre expérience et notre histoire, une part de nous même » 156 , Nietzsche insisterait sur le lien profond entre l’homme et la nature. Liaison qui constitue un des fondements mêmes du bouddhisme où la séparation entre les hommes et les autres êtres, animaux, plantes, minéraux, n’existe pas. Toute la nature, l’inorganique inclus, est animée par un même souffle, associé à l’esprit. C’est pourquoi, dans le bouddhisme, des paysages peuvent aussi passer pour des portraits. Le peintre asiatique s’approprie la nature par la contemplation. L’image mentale qui en résulte constitue le point de départ du travail artistique. L’œuvre de Max Weiler est fondée sur la dualité, culturelle d’abord ; entre conceptions picturales asiatique et occidentale, formelle ensuite ; entre figuratif et abstrait. La première lithographie de Romances noires (voir photo 12) 155 Peter WEIERMAIR, Über Max Weiler (Sur Max Weiler), Innsbruck, Éditions Allerheiligenpresse, 1980, p. 100, citation originale : « Ein Gefühl der Vereinigung mit der Natur erfasst mich. Sie wird für mich wie durchsichtig. Ich bin einbezogen in ihr webendes Sein. » (Traduction libre) 156 Friedrich NIETZSCHE, Menschliches, allzu menschliches. Ein Buch für freie Geister (Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres), fragment posthume, traduction de Anne-Marie DESROUSSEAUX et Henri ALBERT, Paris, Éditions Le Livre de poche, 1878 <?page no="76"?> 70 s’appuie sur ce principe de composition binaire. En bas, on observe une forme organique, évoquant un demi-cercle, composée de lignes qui suivent différents mouvements. À gauche, on observe des lignes ondulées, à droite, des lignes diagonales. Les lignes elles-mêmes se composent de fins traits juxtaposés. En haut, on rencontre une multitude de petits traits éclatés. Ils ne présentent pas de liens apparents entre eux. Fig. 12 Friederike MAYRÖCKER, Max WEILER Schwarze Romanzen (Romances noires), 20 cm x 26 cm, pages 3 et 4, Hambourg, Forum Book-art Bartkowiak, 1981 La première forme fait penser à un assemblage d’éléments végétaux, évoquant une vallée vue de loin. Grâce à ce motif, à la frontière entre concret et abstrait, l’artiste explore l’outil à dessin : il utilise toutes les nuances du gris, allant jusqu’au noir, le plus sombre. La partie haute évoque des petites herbes ou des pollens, qui s’envolent librement. La partie basse présente des lignes organisées par leur orientation horizontale, verticale ou ondulée. La partie haute, en revanche, ne présente pas d’organisation apparente, car les éléments sont assimilables à des fragments flottant librement dans l’espace. La disposition des lignes permet d’aborder la lithographie en termes de rythme, au sens où le « rythme » désigne l’allure d’un mouvement. Dans la partie inférieure, on observe une opposition entre le rythme <?page no="77"?> 71 fluide, provoqué par les lignes ondulées, et le rythme alternant, provoqué par le changement d’orientation des lignes. La partie supérieure présente un rythme aléatoire. On observe une répétition du même motif, celui des petits éléments de teinte plus ou moins nuancée. Pourtant, cette répétition se fait d’une manière irrégulière, les éléments étant disposés sur la page avec des distances variables. La présence de différents rythmes associée au thème du paysage évoque les propos de Stendhal dans les Mémoires d’un touriste : « J’aime les beaux paysages ; ils font quelquefois sur mon âme le même effet qu’un archet bien manié sur un violon sonore ; ils créent des sensations folles ; ils augmentent ma joie et rendent le malheur plus supportable 157 . » La comparaison musicale illustre à quel point le paysage est perçu comme une vibration intérieure. Dans ce sens, le paysage constitue pour Max Weiler un espace de rêverie et de libre composition. Le nombre de rythmes différents ainsi que l’absence de recherches sur la perspective (aucun point de fuite) suscitent chez le spectateur une sorte de désorientation, pourtant nuancée par l’organisation binaire. La partie inférieure peut alors être qualifiée de terrestre, à cause de sa dimension dense et structurée, et la partie supérieure peut être vue comme aérienne. Commençons par la partie dite terrestre. Le paysage pourrait être assimilé à une vision observée à vol d’oiseau, étant donné la multitude de petits éléments. Il est impossible de savoir précisément à quoi ceux-ci se rattachent. De ce fait, on pourrait dire que la première lithographie met l’accent sur l’acte de dessiner. Sur les deux pages suivantes figurent des formes plus grandes. Le point d’observation semble plus rapproché. Les formes font penser à des arbres au sein d’une végétation dominée par les herbes et le feuillage. Ceci invite à faire un rapprochement avec la fonction métalinguistique du langage. Cette dernière permet d’utiliser les signes et les séquences de signes pour se désigner eux-mêmes et non pas pour renvoyer à leur signifié conventionnel 158 . Dans ce cas, le langage se prend lui-même comme objet d’étude. On peut établir un lien avec le moyen d’expression picturale. La lithographie en question explore toutes les possibilités de l’outil à dessin. Nous assistons à la répétition de certains motifs, comme la juxtaposition des petits traits. Fasciné par la richesse de la nature, Max Weiler cherche des codes picturaux lui permettant de traduire ses sensations le plus précisément possible. Dans cette quête, il s’inspire de la sagesse asiatique : 157 STENDHAL, Mémoires d’un touriste, Langres, 5 mai, 1937, Coeuvres-et-Valsery, Éditions Ressouvenances, 1999 158 Voir Roman JAKOBSON, Essais de linguistique générale : les fondations du langage, tome 1, Paris, Éditions de Minuit, 1963, Winfried NÖTH, Handbook of semiotics, Indiana, Éditions Indiana University Press, 1995 <?page no="78"?> 72 « Les plus grands peintres chinois ont trouvé des formules simples […] pour représenter un arbre, de l’eau, du brouillard, une montagne. Ils ont créé leurs œuvres à partir de celles-ci. Moi aussi, j’ai trouvé mes formes, c’est-à-dire des formes, construites à partir de la nature 159 . » À l’image de Cézanne, qui a créé une forme de langage pictural s’appuyant sur le cylindre, la sphère et le cône, Max Weiler cherche à traduire les formes naturelles par des symboles, capables de traduire ses émotions 160 . Il s’approprie le mode de perception de Cézanne qui se donnait comme premier maître la nature, lorsqu’il écrivit en 1904 : « On n’est ni trop scrupuleux, ni trop sincère, ni trop soumis à la nature ; mais on est plus au moins maître de son modèle, et surtout de ses moyens d’expression 161 . » On trouve cette tension entre la réalité objective et sa transposition esthétique au cœur de la démarche de Max Weiler, une quête qui se situe entre deux pôles, figuration et abstraction et puise ses origines dans le passé lointain. Vers 50.000 avant notre ère, les premières traces de figurativité apparaissaient. Des Moustériens gravaient des séries de traits parallèles. La signification de ces manifestations préfiguratives reste inconnue. Selon l’ethnologue et l’historien André Leroi- Gourhan 162 , elles témoignent de la volonté de figurer le rythme. Ainsi, la notation du rythme serait antérieure à la figuration au sens propre du terme. André Leroi-Gourhan tire la conclusion que l'art primitif ne naît pas d'une représentation figurative du réel, mais qu'il débute dans l'abstrait. À l’âge de la pierre, on trouve des peintures rupestres, à titre d’exemple dans la grotte Gusalla en Espagne. Selon Wilhelm Drixelius, à toutes les époques, les formes évoluent vers la simplification et la précision dans les œuvres d’art 163 . Cette démarche relève de l’abstraction. Au sens philosophique, l’abstraction désigne une opération consistant à isoler par la pensée une ou plusieurs qualités d’un objet concret, pour en former une représentation intellectuelle. L’image mentale prend ainsi forme sous les mains de l’artiste 159 Gottfried BÖHM, Der Maler Max Weiler. Das Geistige in der Natur (Le Peintre Max Weiler. Le Spirituel dans la nature) dans Tag- und Nachthefte, (Journaux du jour et de la nuit), Vienne, Éditions Springer Verlag, 2001 (2. édition 2008) Citation originale : « Die Chinesen, die Grössten unter diesen, hatten die einfachsten […] Formeln für den Baum, Wasser, Nebel, Berg. Mit diesen erzeugten sie ihre Bilder. Ich habe auch meine Formeln gefunden, gesehene, von der Natur abgemachte Formen. » (Traduction libre) 160 De nombreux peintres, tels que KANDINSKY, KLEE, les Formalistes russes, MONDRIAN et ALBERS, ont tenté de déterminer les éléments de base du langage pictural susceptibles à servir comme unités minimales, dans l’élaboration d’une grammaire s’appuyant sur ces signes. 161 Laurent HOUSSAIS, Le Journal de Cézanne, Paris, Éditions Hazan, 2006 162 Voir André LEROI-GOURHAN, Le Fil du temps. Ethnologie et préhistoire, 1935- 1970, Paris, Éditions Fayard, 1983 163 Voir Wilhelm DRIXELIUS, Formen der Kunst (Les Formes de l’Art), Munich, Éditions Martin Lurz, 1974 <?page no="79"?> 73 qui s’attache à la rendre visible. Les liens entre figuration et abstraction sont complexes et ils jouent un rôle essentiel dans notre étude du Livre de dialogue contemporain. De nos jours, le terme « abstraction » apparaît dans le domaine artistique pour désigner une pratique ne représentant pas de sujets ou d’objets du monde naturel, réel ou imaginaire, mais seulement des formes et des couleurs pour elles-mêmes. Par opposition, la « figuration », au sens commun, se rapporte à la représentation d'un spectacle identifiable, objet, figure ou paysage, du réel ou d'un monde irréel né de l'imagination de l'artiste. L'évolution de l'art vers l'abstraction s'est faite progressivement. Les artistes impressionnistes avaient déjà produit des tableaux quasi abstraits, tous adonnés à la lumière. À titre d'exemple, dans certaines peintures de Bonnard, les personnages sont presque invisibles. Certains courants, tels le Fauvisme, l'Expressionnisme avaient initié la déformation de la réalité et la dissolution de la figure en faveur de la couleur et de la matière plastique elle-même. On pourrait dire que l'art abstrait est notamment né du travail de trois peintres qui, sans se connaître, ont créé presque aux mêmes dates des œuvres abstraites : Kandinsky, en 1910 à Munich, Mondrian, en 1914 à Paris et Malevitch, en 1913 à Moscou. Selon le philosophe Michel Henry, « Kandinsky appelle abstrait le contenu que la peinture doit exprimer, soit cette vie invisible que nous sommes » 164 . Cette volonté de représenter l'invisible va de pair avec l'invention de la photographie libérant la peinture de la représentation de la réalité. Dans le célèbre tableau de Malevitch Carré blanc sur fond blanc 165 , le spectateur se trouve face à un objet unique, sans arrière-plan. En l'occurrence, la peinture abstraite est autoréférentielle, puisqu'elle ne renvoie pas à autre chose qu'elle-même. L'art abstrait est donc un phénomène complexe, apparaissant sous différentes formes. Dans Littérature et peinture 166 , Daniel Bergez, Professeur de lettres modernes, prétend à juste titre que la peinture iconique du Moyen Âge et l’art musulman nous rappellent qu’il existe depuis fort longtemps un art abstrait. Dans les années soixante, Jean Dubuffet a travaillé, comme Max Weiler, sur la représentation de l’univers végétal. Leur approche créative présente des points communs, quoique leurs œuvres aient pris une évolution différente. Dans les dessins de Jean Dubuffet, notamment dans le Jardin touffu 167 , réalisé en juillet 1955, on constate la présence de motifs récurrents ainsi que l’abolition de la perspective. Il s’agit là de deux aspects que l’on retrouve dans l’œuvre de Max Weiler. Lorsque ce dernier a recours à la 164 Michel HENRY, Voir l'invisible : sur Kandinsky, Paris, Éditions PUF, 2005 165 Kasimir MALEVITCH, Carré blanc sur fond blanc, 78,7 cm x 78,7 cm, huile sur toile, Musée d’Art Moderne (MOMA), New York, 1918 166 Voir Daniel BERGEZ, Littérature et peinture, Paris, Éditions Armand Colin, 2004 167 Jean DUBUFFET, Jardin touffu, dessin réalisé au stylo bille, Musée des Arts décoratifs, Paris, 1955 <?page no="80"?> 74 métaphore, en disant que ses œuvres sont comme un paysage, comme un nuage ou comme de l’eau, l’emploi de la conjonction circonstancielle « comme » montre bien qu’il ne s’agit pas de représenter la nature telle qu’elle est, mais l’émotion qu’elle provoque. Dans la première lithographie, Max Weiler insiste sur l’acte de dessiner. Ceci permet d’établir un parallèle avec la fonction métalinguistique du langage. Cette dernière a pour objet le langage : le message est centré sur le code utilisé pour délivrer le message. Néanmoins, la capacité du dessin de s’interroger sur lui-même est restreinte. Comme les artistes Jean Dubuffet, Nicolas de Staël, Arnulf Rainer, Maria Lassnig et Pierre Tal-Coat, Max Weiler fait partie d’un courant artistique, que l’on pourrait intituler « Paysagisme abstrait ». Prenant comme sujet la nature, au sens large du terme, ces artistes tentent de trouver une sorte de langage plastique pour exprimer leurs émotions. L’œuvre de Max Weiler se caractérise par l’intégration d’approches asiatiques, comme le taoïsme et le bouddhisme. Sur le plan interdisciplinaire, Max Weiler cherche une sorte de code pictural ressemblant au code graphique du langage. Cette quête met l’accent sur la différence du fonctionnement des deux systèmes. La représentation visuelle entretient avec son objet un rapport analogique, tandis que la langue est faite des signes littéralement abstraits par rapport à ce qu’ils désignent. Le spectateur comprend immédiatement ce qui est représenté sur un tableau figuratif, mais il ne peut comprendre un texte que s’il en connaît la langue utilisée. Lorsque Saussure parle de l’arbitraire du signe linguistique, il insiste sur le fait que sa valeur référentielle demande la connaissance d’un code abstrait, car différent d’une langue à une autre 168 . En revanche, quand la pratique picturale se sert des signes à mi-chemin entre le figuratif et l’abstrait pour ses représentations, comme c’est le cas dans les lithographies de Max Weiler, elle se rapproche de la langue. La pratique picturale s’approprie en quelque sorte la dimension abstraite attachée aux signes linguistiques. Même si le moyen visuel emprunte au langage, nous éprouvons quelques réticences par rapport au terme de langage pictural. Pour Daniel Bergez, le signifiant d’une œuvre picturale prend source dans sa composition et dans le traitement du sujet qui la motive, mais elle n’est pas à proprement parler langage. Il est possible d’approcher l’œuvre picturale, en termes de discours. Le peintre attribue du sens au tableau à travers l’organisation interne de ses composantes. Même si le Laokoon 169 a bien mis 168 Voir Ferdinand de SAUSSURE, Écrits de linguistique générale, Paris, Éditions Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 2002 169 Gotthold Ephraim LESSING, Laokoon (1766), op. cit. <?page no="81"?> 75 l’accent sur les différences entre les deux moyens d’expression, elles se rejoignent dans leur capacité commune à créer du sens 170 . I.D. b) Le paysage intériorisé À l’instar du texte, l’image peut faire preuve de polysémie. Pour l’historien de l’art Erwin Panofsky, la forme n’est pas dissociable du contenu dans une œuvre d’art. Il écrit dans L’Œuvre d’art et ses significations : « (…) la répartition du coloris et des lignes, de la lumière et des ombres, des volumes et des plans, toute délicieuse qu’elle est en tant que spectacle visuel, doit aussi être comprise comme investie d’une signification plus que visuelle 171 . » On peut dire ainsi que le tableau produit des signes. Les théories d’iconicité ainsi que de sémiotique de l’image s’appuient sur ce principe et nous l’approfondirons dans la partie suivante qui traitera de la relation entre l’image matérielle et mentale. Le signe pictural contient un pouvoir de signification qu’il n’actualise pas totalement, puisqu’il se constitue en deçà de la sphère du langage. Nous verrons que les lithographies de Max Weiler appellent plusieurs niveaux d’interprétation. Les lithographies de la page 3 et 4 mettent en scène un paysage dominé par le végétal. Comme dans la peinture chinoise de la dynastie Song, on observe la quasi-absence de profondeur, aucune recherche sur la perspective, puisque tout semble se situer sur le même plan. Dans ses écrits 172 , Max Weiler déclare que l’art de la dynastie Song 173 , de 960 à 1279, a eu une influence capitale sur son œuvre. Imprégnés des pensées taoïste et bouddhiste, les peintres de cette dynastie visent l’union avec l’objet contemplé au moyen de leur imagination. Il s’opère alors une sorte d’incorporation assimilée. Il s’agit d’une forme d’imagination active, le peintre cherche à se mettre à la place de l’objet, au point d’en oublier son 170 Voir Oliver Robert SCHOLZ, Was heisst es ein Bild zu verstehen ? (Que signifie comprendre une image ? ), dans Klaus SACHS-HOMBACH, Klaus REHKÄMPER, (éditeurs), Bild, Bildwahrnehmung, Bildverarbeitung : Interdisziplinäre Beiträge zur Bildwissenschaft (Image, perception de l’image, assimilation de l’image : écrits interdisciplinaires sur la science de l’image), vol. 15 de Bildwissenschaft (Science de l’image), Wiesbaden, Éditions DUV, Deutscher Universitätsverlag, 2004 (1. édition en 1998) 171 Erwin PANOFSKY, L'Œuvre d’Art et ses significations, (Meaning in The Visual Arts) traduit de l’anglais par Marthe et Bernard TEYSSÈDRE, Paris, Éditions Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1982, première parution en 1957 172 Max WEILER, op. cit. 173 Voir Chang KWANG-CHIH, The Archaeology of Ancient China (L’Archéologie de la Chine ancienne), New Haven-Londres, Éditions Yale University Press, 1963 <?page no="82"?> 76 propre corps. L’homme et la nature se confondent. C’est pourquoi la peinture n’apparaît pas en trois dimensions. Fig. 13 Friederike MAYRÖCKER, Max WEILER Schwarze Romanzen (Romances noires), 20 cm x 26 cm, pages 3 et 4, Hambourg, Forum Book-art Bartkowiak, 1981 Avec la dynastie Song, peinture et poésie se trouvent intimement liées. Un poème est souvent écrit au sein même d’une peinture 174 . Selon François Cheng, « inscrire des poèmes dans l’espace blanc des tableaux », c’est pour le peintre chinois combiner « qualité plastique de l’image et qualité musicale du vers, c’est-à-dire plus en profondeur, dimension spatiale et dimension temporelle » 175 . Étant donné le caractère envahissant de l’herbe, sa représentation constitue un défi pour l’artiste, par quels moyens peut-il l’affronter? 174 Voir Shen XINYOU, Jieziyuan Huazhuan, | (Le Tao de la peinture - Une étude des rituels de la peinture chinoise), traduit en anglais par Mai-mai SZE, A Study of the Ritual Disposition of Chinese Painting, New Jersey, Éditions Princeton University Press, 1963 (1. publication en 1956) 175 François CHENG, Vide et plein. Le Langage pictural chinois, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 1979 <?page no="83"?> 77 Les textes poétiques ne sont pas considérés comme des ajouts mais comme des parties intégrantes de l’espace plastique du tableau. Nous verrons que le sujet, c’est-à-dire l’univers dominé par le végétal, conditionne chez Max Weiler le traitement de l’espace. Les lithographies sur la double page (voir photo 13) suscitent deux questions Le thème du végétal, est-il seulement un prétexte à la création ou a-t-il une fonction plus importante ? Sur le plan sémantique, les herbes sont un motif récurrent dans plusieurs œuvres au milieu du XX e siècle. Des peintres, tels que Francis Bacon, Jean Fautrier, Jean Dubuffet et Henri Cueco en explorent les possibilités de représentation. Du côté de la littérature, le poète Francis Ponge décrit dans La Fabrique du pré 176 la mousse, les lilas et les ombelles 177 . L’écrivain Claude Simon publie L’Herbe 178 en 1958 et les profusions végétales servent de cadre à plusieurs histoires de ses personnages. Dans Das Gewicht der Welt. Ein Journal 179 (Le Poids du monde. Un journal), l’écrivain allemand Peter Handke multiplie les notations végétales. Sur la page trois à droite, apparaissent deux formes diagonales, ressemblant à des arbres, dont les racines se séparent et les cimes se rencontrent. En bas, on rencontre une multitude de petits traits juxtaposés en noir, qui font référence à la forme structurée figurant sur la première lithographie. Ainsi, nous sommes en présence d’un élément graphique rappelant une partie de la lithographie précédente, et nous pouvons dès lors voir un lien avec le procédé de l’anaphore, soit « toute relation de reprise dans un texte d’un terme (mot, groupe de mots, phrase, suite de phrases) par un autre, que le terme repris soit placé avant ou après le terme qui le reprend » 180 . L’anaphore fait partie des phénomènes qui assurent la cohérence d’un texte. Ce terme s’applique dans une certaine mesure aux unités plastiques. Cela introduit la notion de temporalité dans l’œuvre picturale où le spectateur-lecteur est invité à laisser circuler son regard librement au sein du livre. Il trouve des motifs similaires dans toutes les lithographies, structurant ces lithographies et assurant, telles les anaphores, leur cohérence. La lithographie de droite témoigne d’un changement d’échelle. Le paysage représenté, situé à michemin entre le figuratif et l’abstrait, se trouve, à nouveau, relativement éloigné du spectateur. 176 Francis PONGE, La Fabrique du pré, Paris, Éditions Skira, 1971 177 Cf. La Mousse et Végétation dans Le Parti pris des choses, Paris, Éditions Gallimard, 1942, Les Ombelles et Les Lilas dans Pièces, Paris, Éditions Gallimard, 1962 178 Claude SIMON, L’Herbe, Paris, Éditions de Minuit, 1958 179 Peter HANDKE, Das Gewicht der Welt. Ein Journal (Le Poids du monde. Un journal) (novembre 1975mars 1977), Francfort-sur-le-Main, Éditions Suhrkamp Taschenbuch, 1977 180 Jean-Louis CHISS, Jacques FILLIOLET, Dominique MAINGUENEAU, Introduction à la linguistique française, tome II : Syntaxe, communication, poétique, Paris, Éditions Hachette, 2001 <?page no="84"?> 78 Un jeu avec le point de vue du spectateur s’instaure. Plus on s’approche du paysage représenté, plus les détails devraient apparaître. Mais ici, en l’occurrence, la proximité ne change rien et l’objet se dérobe au regard. En frustrant l’attente du spectateur, le peintre joue avec la perception de la réalité. Le regard se perd dans la multitude d’éléments végétaux qui semblent être omniprésents ils apparaissent même dans l’air où ils s’envolent librement. Les herbes, lorsque la vision s’y absorbe, deviennent un monde à elles seules ; la hiérarchie des objets et des formes se brouille dans cet univers foisonnant. Cette perte de repères est portée à son paroxysme dans des œuvres où la figure humaine se trouve dissimulée ou absorbée par le règne végétal. La notion du « végétal », du reste, au sens biologique du terme désigne un être vivant qui se distingue des animaux par son absence d’organes locomoteurs, par divers modes propres de nutrition et de reproduction et par sa composition chimique. Le végétal se caractérise par sa productivité et son fonctionnement, régis par des lois bien précises. Dans l’œuvre de Max Weiler, la figure humaine est absente ou se trouve absorbée par la végétation. L’herbe a également une dimension psychique, elle joue sur le mental du peintre et du spectateur et provoque une certaine confusion. Ainsi, les herbes de la littérature recoupent-elles celles de la peinture, et on pourrait dire qu’une même logique scripturale se réalise par des moyens d’expression différents. L’élément végétal est loin d’être seulement un prétexte pour les expressions artistiques. Il permet de figurer la puissance de la nature et de dégager des énergies, matérielles et mentales à la fois, qui peuvent perturber l’univers des formes et les hiérarchies établies. L’herbe, « brouilleuse » de frontières entre les objets, correspond bien aux idées fondamentales de la peinture chinoise traditionnelle, basée sur la transgression des limites entre le corps du peintre et l’objet contemplé. I.D. c) Le Dedans et le Dehors Le rapport entre l’image mentale et l’image matérielle est complexe et engendre différentes approches et problématiques. Nous allons en donner un bref aperçu, tout en analysant la démarche picturale de Max Weiler. Il convient de rappeler que l’étymologie du mot « image » renvoie à une représentation à visée analogique d’un objet extérieur qui en est le référent 181 . Dans cette perspective, l’image sert à imiter un objet extérieur. Pour Oliver Robert Scholz, la théorie de l’imitation constitue un modèle standard 182 sur 181 Voir Roland BARTHES, La Rhétorique de l’image dans la revue Communications n°4, publiée par le Centre Edgar Morin (EHESS-CNRS) et les Éditions du Seuil, Paris, 1964, p. 40-51 182 Voir Oliver Robert SCHOLZ, Bilder im Geiste ? Das Standardmodell, sein Scheitern und ein Gegenvorschlag (Images dans l’esprit ? Le modèle standard, son échec et une <?page no="85"?> 79 lequel s’appuient les théories fondées sur les signes iconiques. En sémiologie, l’icône « est un signe qui se réfère à l’objet qu’il dénote simplement en vertu de ses caractères propres » 183 . L’icône présente donc certaines propriétés de l’objet représenté. En d’autres termes, l’icône désigne l’image qui, s’articulant avec un sens, se rapporte à une entité physique ou simplement représentative. L’approche iconique constitue un mode général de relation entre le signe et l’objet dénoté. L’icône intègre l’image sous toutes ses formes, à titre d’exemple, le dessin, le schéma, le diagramme ou l’organigramme. Il existe un certain nombre de critiques, mettant en question la théorie de l’imitation 184 . En effet, certaines images ressemblent plus à d’autres images qu’aux objets qu’elles représentent. Nelson Goodman écrit dans Langages de l’art que « la peinture du Château de Marlborough » 185 par John Constable ressemble plus à une autre peinture qu’au château luimême. En consultant différents dictionnaires, on constate l’absence d’une seule définition valable de la notion « image » 186 . L’image, « représentation organisée d’un objet dans le système cognitif d’un individu », est « une connaissance subjective » 187 du monde. Cette définition intègre la connaissance du monde extérieur, c’est-à-dire la dimension cognitive de l’image, ainsi que sa valeur subjective 188 . Selon le sociologue Edgar Morin, l’image est « une synthèse contre-proposition) dans Klaus SACHS-HOMBACH (éditeur), Bilder im Geiste. Zur kognitiven und erkenntnistheoretischen Funktion piktoraler Repräsentationen (Images dans l’esprit. La fonction cognitive et épistémologique des représentations picturales), Amsterdam/ Atlanta, Éditions Rodopi, 1995, p. 41 183 Charles Sander PEIRCE, Pragmatisme et sciences normatives sous la direction de Claudine TIERCELIN et Pierre THIBAUD, Paris, Éditions du Cerf, coll. Passages, 2003 184 Voir Nelson GOODMAN, Languages of Art. An Approach to a Theory of Symbols (Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles), Indianapolis, Éditions Hackett, 1976, (1. édition 1968), Hartmut STÖCKL, op. cit., Oliver Robert SCHOlZ, op. cit. 185 Voir Nelson GOODMAN, op. cit., citation intégrale : « A Constable painting of Marlborough Castle is more like any other picture than it is like the Castle, yet it represents the Castle and not another picture - not even the closest copy », p. 5 (Traduction libre) 186 Voir Klaus SACHS-HOMBACH, Bild/ Bildtheorie (Image/ la théorie de l’image), dans Hans Jörg SANDKÜHLER (éditeur), Enzyklopädie der Philosophie (Encyclopédie de la philosophie), Hambourg, Éditions Meiner Verlag, 1999 187 Kenneth Ewart BOULDING, The Image : Knowledge of life in society (L’Image : connaissance de la vie en société), Michigan, Éditions University of Michigan Press, coll. Ann Arbor Paperbacks, p. 24, cité par Michael HEARN, La Perception dans la Revue Française de Science politique, Paris, vol. 36, n° 3, juin 1968, p. 322 188 Voir la théorie de Jean-Paul SARTRE pour lequel l’image est intimement liée à la pensée et à l’affectivité, Jean-Paul SARTRE, L’Imaginaire, Paris, Éditions Gallimard, 1986 <?page no="86"?> 80 cognitive dotée des qualités de globalité, de cohérence, de constance, de stabilité. » Elle est fondée sur trois aspects essentiels « l'action du réel sur nos sens (la perception), notre mémoire (des schèmes mémoire), les fantasmes qui nous font privilégier certains aspects plutôt que d'autres ». Edgar Morin définit cette « construction que nous projetons ensuite sur le réel » comme une « boucle qui achève de nous mettre en relation avec ce réel ». Cette boucle élimine une partie de la réalité en même temps qu’elle rajoute « des aspects mémorisés, des schèmes » 189 . Ceci montre bien ce que la perception de l’image inclut de forte charge subjective. Daniel Henri Pageaux définit l’image comme « représentation, mélange de sentiments et d’idées dont il importe de saisir les résonances affectives et idéologiques » 190 . Qu’en est-il alors, lorsque la problématique de l’image est intériorisée et lorsque l’interrogation porte sur son rapport à l’imagination ? Olivier Robert Scholz s’interroge sur les théories qui considèrent l’esprit comme une sorte de lieu intérieur 191 . En neurosciences, l’esprit peut se définir comme la capacité de créer et d’utiliser certaines formes de représentation 192 . L’image mentale peut être désignée comme « la représentation mentale évocatrice des qualités sensorielles d’un objet absent du champ perceptif » 193 . Dans cette approche, l’imagerie mentale concerne la représentation mentale d’éléments qui ne sont pas physiquement présents. Est-ce que des mécanismes cérébraux communs sont activés lors de la perception d’un objet et lors de la représentation d’une image mentale? Cette problématique suscite des points de vue controversés. 194 Or, l’existence des similitudes entre le substrat cérébral de l’imagerie mentale et celui de la perception d’un objet 189 Citations tirées de Edgar MORIN, La Méthode 3, la connaissance de la connaissance, Paris, Éditions du Seuil, p. 106-107, 1996 190 Daniel Henri PAGEAUX, De l’image à l’imaginaire dans Colloquium Helveticum, Cahiers Suisses de Littérature générale et comparée, Bern, n° 7, 1988, p. 9-17 191 Voir Oliver Robert SCHOLZ, op. cit., p. 46. Pour illustrer la conception de l’esprit comme un lieu intérieur, Oliver Robert SCHOLZ cite un dialogue tiré d’Hamlet, Prince of Denmark de William SHAKESPEARES : « Hamlet : (...) My father, me thinks I see my father.- Horatio : Where, my lord ? - Hamlet : In my mind’s eye, Horatio » (Acte I, scène 2) 192 Voir Jean DELACOUR, Le Cerveau et l’esprit, Paris, Éditions PUF, 1995 et Jean DELACOUR, Une introduction aux neurosciences cognitives, Bruxelles, Éditions De Boeck, 1998 193 Margaret MATLIN, Cognition - An Introduction to Cognitive Psychology (La Cognition- Une introduction à la psychologie cognitive), traduction de la 4° édition américaine par Alain BROSSARD, Bruxelles, Éditions De Boeck, coll. Neurosciences & Cognition, 2001 194 Voir Jean DELACOUR, Conscience & cerveau, la nouvelle frontière des neurosciences, Bruxelles, Éditions De Boeck, 2001 <?page no="87"?> 81 réel est admise 195 . Il existe également des débats autour de la notion de « l’image mentale », dont l’existence est mise en doute par certains chercheurs 196 . Dans le domaine artistique, la signification globale d’un tableau dépend en grande partie de la lecture que l’époque donne du motif représenté par l’artiste. Au début des années quatre-vingt, de nombreux changements artistiques se manifestent. Nous en donnerons seulement une approche globale, afin de situer Max Weiler au sein de ces différents mouvements. À l’art conceptuel de portée européenne succèdent les avant-gardes nouvelles, intitulées Trans-avant-gardes internationales : Bad Painting (américaine), Nouveaux Fauves (allemande) et la Trans-avant-garde italienne. En France naissent au début des années quatre-vingt la Figuration libre et la Figuration savante. La Figuration libre 197 s’oppose à la tradition culturelle pour retourner aux valeurs naturelles et instinctives. Elle privilégie l’aspect brut à l’artificiel. Max Weiler est également en quête d’une sorte d’authenticité. La dimension « naturelle », au sens de ce qui n’a pas été fabriqué, modifié ou traité par l’homme, se trouve au centre des deux démarches. Tandis que les artistes de la « Nouvelle Figuration » laissent libre cours à leurs pulsions et s’inspirent de la culture de masse, Max Weiler cherche le contact avec la nature et s’inspire des grands maîtres de l’Extrême-Orient. Il est sensible à la conception chère aux peintres de la dynastie Qing, selon laquelle chaque être vivant, le paysage inclus, comporte un aspect visible et un aspect invisible 198 . Le visible relève du Yang ; l’invisible relève du Yin. Leur nature complémentaire participe du célèbre adage : un Ying, un Yang, c’est le Tao. Max Weiler vise à abolir la distance entre le spectateur et le tableau, tel le peintre chinois traditionnel, qui vise à transgresser la distance entre lui et son sujet au moyen de son imagination. À cette volonté correspond l’abolition de la perspective dans la plupart des œuvres de Max Weiler. La mimesis ou l’imitation formelle, de l’esthétique occidentale, cède ici sa place à l’appropriation expressionniste de la nature. Max Weiler veut abolir la frontière entre le spectateur et le tableau. C’est un appel à l’imagination du spectateur, invité à plonger son regard dans cet univers fécond où règne le végétal. Le spectateur peut alors ressentir la 195 Voir Stephen Michael KOSSLYN, Richard ANDERSEN, Frontiers in Cognitive Neuroscience, (Frontières de la neuroscience cognitive) Chicago, Éditions University of Chicago Press, 1995, p. 603 196 Pour avoir un aperçu concernant les différentes approches de l’image mentale, voir Michael KIRBY, Stephen Michael KOSSLYN, Thinking visually (Penser visuellement) dans Understanding Vision (Comprendre la vision), Cambridge, Éditions Blackwell, 1992 197 Voir Hervé PERDRIOLLE, Figuration libre : une initiation à la culture mass media, Paris, Éditions Axe-Sud, 1984 198 Voir François CHENG, Vide et plein, le langage pictural chinois, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Essais, 1991 <?page no="88"?> 82 démarche créative du peintre basée sur le contact quasi fusionnel avec la nature. L’imagination et la représentation s’y trouvent intimement liées. En français, le terme de représentation se réfère à la fois à l’image mentale et à l’image matérielle. Dans l’acte de la perception, l’image résulte de l’interaction entre le spectateur et le médium. Pour schématiser, la vision comporte deux étapes. Au niveau de l'œil, les rayons lumineux produisent une « impression », ensuite, les nerfs de la rétine les transmettent au cerveau où ils apparaissent sous forme de « sensations ». Les sensations ne sont pas un enregistrement passif d'informations de formes et de couleurs, mais impliquent des mécanismes neurologiques apportant d'autres résultats. L’acte de la perception et le traitement de l’information provoquent une controverse entre modèles analogiques et propositionnels. Le caractère analogique de la représentation a été défendu par plusieurs chercheurs, comme Allan Paivio 199 , Stephen Michael Kosslyn 200 , Roger Shepard et Lynn Cooper 201 selon lesquels les images mentales dérivent de nos perceptions, perceptions avec lesquelles elles présentent une analogie. Notre cerveau enregistre toutes les images déjà vues. Quand nous sommes en présence d’une image matérielle, comme un tableau, notre cerveau la compare avec les images déjà mémorisées 202 . Les images mentales peuvent être assimilées à des schémas s’appuyant sur des objets déjà vus, qui vont être comparés avec les nouvelles informations visuelles lors de l’acte de la perception 203 . Ulric Neisser souligne la dimension sensorielle et visuelle de la mémoire iconique 204 . Pour les partisans des modèles propositionnels, comme Zenon Pylyshyn 205 et Jerry Alan Fodor 206 , en revanche, prédomine un type de re- 199 Voir Allan PAIVIO, Imagery and Verbal Processes (Images et procédés verbaux), New York, Éditions Holt, Rinehart & Winston, 1971 200 Stephen Michael KOSSLYN, Image and Brain : The Resolution of the Imagery Debate (Image et cerveau : la solution du débat sur l’image), Cambridge, Éditions MIT Press, 1996 201 Voir Roger SHEPARD, Lynn COOPER, Mental Images and their Transformations (Images mentales et leurs transformations), Cambridge, Éditions MIT Press, 1982 202 Voir Georg Ronald MANGUN, Richard IVRY, Michael GAZZANIGA, Neurosciences cognitives. La biologie de l’esprit, Bruxelles, Éditions De Boeck, coll. Neurosciences & cognition, 1998 203 Voir Michael KIRBY, Stephen Michael KOSSLYN, Thinking visually (Penser visuellement) dans Understanding Vision (Comprendre la vision), op. cit. 204 Voir Ulric NEISSER, Cognition and Reality (Cognition et Realité), San Francisco, Éditions Freemann & Co Ltd, 1976 205 Voir Zenon PYLYSHYN, What the Mind’s Eye tells the Mind’s Brain : A Critique of Mental Imagery (Ce que l’œil intérieur raconte au cerveau : une critique des images mentales) dans le journal Psychological Bulletin, 80, 1-24, Californie, Éditions American Psychological Association, 1973 <?page no="89"?> 83 présentation amodale où la relation entre signifiant et signifié est arbitraire. La représentation se base sur des relations abstraites, indépendantes du contexte 207 . Mais, il est évident que la perception compréhension d’une image sont influencées par le degré d’attention, les émotions, les attentes et les facteurs culturels et sociaux 208 . Au début de cette partie, nous avons souligné qu’un tableau ne peut pas être considéré indépendamment de son époque. Notre perception est liée à notre contexte culturel. Il est intéressant de lire les témoignages des critiques d’art chinois sur leur premier contact avec la peinture occidentale. Frappés par le réalisme des scènes représentées, ils leur attribuent une dimension vivante. Ils ont l’impression d’être regardés par les figures peintes au point que la contemplation devient une expérience quasi traumatique 209 . La représentation matérielle et la représentation mentale, en tant que produits d’imagination, se trouvent intimement liées dans la culture asiatique. Dans son ouvrage Psychanalyse de l’image 210 , le psychanalyste Serge Tisseron affirme que de même en Occident, les images ont toujours eu un grand impact sur l’homme. L’idée est présente dès l’Antiquité grecque. Jean-Pierre Vernant 211 part du poème Le Bouclier d’Héraclès, poème épique sur le combat entre Héraclès et Cycnos, se termi- 206 Voir Jerry Alan FODOR, The Language of thought (Le Langage de la pensée), New York, Éditions Harvard University Press, 1975 207 Voir Zenon PYLYSHYN, Seeing and Visualizing : It’s Not What You Think (Voir et visualiser : ce n’est pas ce que tu crois), Cambridge, Éditions MIT Press, 2004 Zenon PYLYSHYN part du principe que notre mémoire stocke des informations, résultant d’une interprétation perceptuelle, plutôt que des informations perceptuelles brutes. Selon lui, la règle inverse nécessiterait de reproduire, pour chaque récupération en mémoire, l’analyse interprétative sur l’information brute. 208 Quant aux différents procédés liés à la perception d’une image, voir notamment Stefan MÜLLER-DOHM, Visuelles Verstehen. Konzepte kultur-soziologischer Bildhermeneutik (Compréhension visuelle. Concepts de l’herméneutique culturelle et sociologique) dans Thomas JUNG, Stefan MÜLLER-DOHM (éditeurs), « Wirklichkeit » im Deutungsprozess. Verstehen und Methoden in den Kultur- und Sozialwissenschaften (Analyse de la notion de « réalité ». Compréhension et méthodes des sciences culturelles et sociales), Francfort-sur-le-Main, Éditions Suhrkamp, p. 438-457, 1996 Hartmut STÖCKL, Lingustik, Impulse & Tendenzen. Die Sprache im Bilddas Bild in der Sprache (Linguistique, impulsions et tendances. Le Langage dans l’image l’image dans le langage), Berlin, Éditions Walter De Gruyter, 2004 209 Voir Hong WON-KI, Quarante-cinq années de peinture coréenne contemporaine (1900- 1945), Toulouse, thèse de doctorat, Université Toulouse le Mirail, 1994, p. 80 210 Voir Serge TISSERON, Psychanalyse de l’image, Paris, Éditions Dunod, coll. Psychismes dirigée par Didier ANZIEU, 1995 211 Voir Jean-Pierre VERNANT, Patrick KAPLANIAN, L’Univers, les Dieux, les Hommes, Paris, Éditions du Seuil, 1999 <?page no="90"?> 84 nant sur la description d’un bouclier, du poète grec Hésiode 212 . Il commente la description du bouclier. Devant ce dernier, nous dit Jean-Pierre Vernant, le spectateur peut s’imaginer d’être réellement dans la bataille. Il s’agit donc du pouvoir d’entrer dans l’image. Plutôt qu’une mimesis, Max Weiler privilégiera l’expression des sensations provoquées par la contemplation de la nature. Le tableau évoquant une montagne de la série Wie eine Landschaft (Comme un paysage) (voir photo 14), par exemple, est construit à partir de taches de couleurs différentes. Il est impossible d’assimiler les éléments à des objets concrets. On peut, en revanche, parler de similitude de telle ou telle forme avec une montagne ou un fleuve. Max Weiler n’imiter pas la nature, il fait ressortir les caractéristiques d’un paysage montagneux, s’appuie sur le contraste entre la dureté des pierres et la douceur des nuages, sur la structure particulière des herbes montagneuses. Il invite à la contemplation méditative. Dans ses œuvres tout s’anime et la nature se trouve dans un perpétuel processus de transformation et de renouvellement. Max Weiler donne à son œuvre une signification « spirituelle » : « Mon œuvre est spirituelle. C’est pourquoi, je me sens attiré vers les courants, que l’on trouve dans les pays montagneux de Chine jusqu’au Tyrol. (…)Mon travail n’a rien à voir avec la religion, mais avec la création 213 . » 212 On situe la vie d'HÉSIODE (Hσίοδος, en grec ancien) au IX e siècle ou au VIII e . Il existe des doutes, exprimés par exemple par le grammairien Aristophane de BYZANCE sur le fait si HÉSIODE est vraiment l’auteur du Bouclier d’Héraclès. HÉSIODE était un pauvre fermier. Le contraste entre son poème Les Travaux et les Jours qui tente d'enseigner aux hommes, comment vivre heureux dans un monde âpre et dur et la splendeur aristocratique des poèmes épiques de son contemporain HOMÈRE ( Ὅ μηρος), avec l'Iliade et l'Odyssée, est frappant. Son poème Théogonie, composé de1022 vers, relate la création de l'univers et des généalogies divines. 213 Max WEILER, op. cit., citation originale : « Mein Werk ist ein geistiges. Dies verbindet mich mit Strömungen, die in gebirgigen Ländern von China bis Tirol vorkommen.(...) Meine Arbeit hat nichts mit Religion zu tun, wohl aber mit Schöpfung.» (Traduction libre) <?page no="91"?> 85 Fig. 14 Max WEILER, Wie eine Landschaft (Comme un paysage), 138,5 cm x 80 cm, tempera à l’œuf sur planche d'aggloméré, 1964 Même s’il affirme que son œuvre n’est pas liée à une religion, l’emploi du terme « Schöpfung », se traduisant à la fois par les termes de création et de Genèse, renvoie entre autres à une notion chrétienne. En 1937, Max Weiler a réalisé le tableau Weihnachtsbild (Peinture de Noël) illustrant le thème de la Genèse et de la rédemption. Mais au-delà de son contenu religieux, l’œuvre de Max Weiler prend une dimension spirituelle, laquelle a sa source dans le contact fusionnel entre l’homme et la nature. Comme nous l’avons analysé dans la partie précédente, le motif de l’herbe permet au peintre de jouer avec la perception de la réalité, de l’utiliser. <?page no="92"?> 86 Cette impression de s’arrêter, comme suspendu, à la frontière du visible se retrouve dans les poèmes d’André du Bouchet, univers au-delà du dicible. Cette attitude va de pair avec une forme de retenue face aux matériels picturaux ou linguistiques, démarche plus introvertie, qui opère en silence, contrairement à une attitude purement expressionniste, qui s’exprime d’une certaine manière « à voix haute » par des traits imposants ou des couleurs contrastées. Dans Romances noires, la technique du dessin se rapproche de la peinture des « Pointillistes ». Par une infinité de petits traits, Max Weiler construit des formes à dimension d’ouverture et de fragilité. Dans ses tableaux des années 70, en revanche, les traits sont plus affirmés, les couleurs plus contrastées. Dans chaque lithographie des endroits se font voir où les traits sont plus foncés que d’autres. Ces endroits focalisent l’attention du spectateur et servent à organiser l’image. Dans la première lithographie, l’œil est dirigé sur les endroits plus foncés, en bas. La deuxième et la troisième lithographie, en revanche, font voir un éparpillement de petits traits noirs. Le regard troublé, bousculé, n’a plus où se poser. Nous examinerons en quoi les lithographies de Max Weiler permettent ces rythmes différents. D’après Benveniste, le mot « rhuthmos » désigne originairement une « forme mouvante, mobile, fluide » et non pas une forme fixe, le rythme indique une « manière particulière de fluer » 214 . Une telle notion de « rythme », qui implique, étymologiquement, l’idée d’une forme se formant, d’une configuration issue d’un processus, correspond assez bien à la productivité de l’univers végétal, tel qu’il est représenté dans une certaine mesure par Max Weiler. L’agencement des éléments végétaux sur la page crée un rythme diffus qui provoque une incertitude sur le point de vue à adopter. Ce doute se trouve renforcé par le côté fragmentaire qui évoquent cet aspect délicat du dessin. En y regardant de plus ou moins près, on saisit la cohésion des fragments « recollés ». L’ensemble des traits et des lignes évoque un paysage en mouvement. Les lithographies de Max Weiler, à la frontière entre figuratif et abstrait montrent un univers où s’établissent de nombreuses correspondances entre textes et images. Ces interactions sont basées sur l’espace, la répétition et la temporalité. Les images, placées avant et après les textes, fonctionnent comme un cadre. Celui-ci est habituellement réservé aux techniques picturales. L’écriture s’approprie alors une caractéristique de l’art pictural. Le dessin, en revanche, emprunte à l’écriture la figure de l’anaphore, laquelle introduit la notion de temporalité dans l’œuvre picturale. Max Weiler cherche à assurer la cohérence des lithographies par la présence de motifs récurrents. 214 Émile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1966, p. 327-335 <?page no="93"?> 87 L’artiste vise également à abolir la frontière entre le spectateur et l’image. C’est un appel à l’imagination du spectateur, invité à entrer littéralement dans le paysage représenté. Ce faisant, il nous sensibilise à l’acte de la perception en lui-même, qui associe les images matérielles aux images mentales mémorisées. La tentative de créer une œuvre dans laquelle le spectateur peut en quelque sorte s’immerger, se retrouve dans les techniques visuelles modernes, telles que le cinéma, la vidéo et les installations acoustiques et visuelles de la technique digitale. L’invention des images virtuelles correspond à un désir profond de l’homme de se projeter dans l’image, à y entrer. Dans la même perspective, Jörg Jochen Berns 215 démontre en quoi les schémas de représentation de la fin du Moyen Age et du début des Temps Modernes sont à l’origine du film. Il illustre l’analogie entre « le film intérieur » de l’imagination et le développement des techniques donnant l’illusion du mouvement. L’évolution des media a donc ses fondements dans l’histoire, influencée par les désirs et les peurs de l’homme, véhiculés par la littérature. Dans son ouvrage Literatur im technischen Zeitalter 216 (Littérature au siècle technique), Harro Segeberg analyse les interactions complexes entre la littérature et le développement technique. Dans Literatur im Medienzeitalter 217 (Littérature à l’époque des media), il étudie ces interactions par rapport aux media. I.E De la matière à la mémoire : correspondances multiples L’œuvre de Max Weiler intègre la pensée taoïste et bouddhiste à la vision occidentale, preuve de son ouverture. L’émergence du motif de l’herbe vient suggérer des énergies matérielles et mentales, figure la puissance de la nature, son omniprésence. Sur le plan mental, les stries et entrelacs de l’herbe symbolisent la complexité de la conscience humaine. Dans les textes poétiques de Romances noires, les différents mondes, rural, floral, mythologique et chrétien, coexistent et s’entrecroisent, tels des sarments. Friederike 215 Jörg Jochen BERNS, Film vor dem Film. Bewegende und bewegliche Bilder als Mittel der Imaginationssteuerung in Mittelalter und Früher Neuzeit (Film avant le film. Images émouvantes et images mobiles comme moyen de guider l’imagination au Moyen Âge et au début des Temps Modernes), Marbourg, Éditions Jonas, 2000 216 Harro SEGEBERG, Literatur im technischen Zeitalter. Von der Frühzeit der deutschen Aufklärung bis zum Beginn des ersten Weltkriegs (Littérature au siècle technique. Du début des Lumières en Allemagne jusqu’au début de la Première Guerre mondiale), Darmstadt, Éditions Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997 217 Voir Harro SEGEBERG, Literatur im Medienzeitalter. Literatur, Technik und Medien seit 1914 (Littérature à l’époque des media. Littérature, technique et media depuis 1914), op. cit. <?page no="94"?> 88 Mayröcker nous propose un voyage à travers les époques, du troisième millénaire av. J.-C. jusqu’à nos jours, afin de transmettre son regard sur l’Histoire. Ce faisant, elle offre une réflexion sur la transmission de la mémoire, ainsi qu’un lien entre passé et présent. Des correspondances se tissent entre poésie, peinture et musique et interrogent les signes linguistiques et plastiques. Dans son ouvrage L’Aventure sémiologique, Barthes définit le signe comme « une fracture qui ne s’ouvre que sur le visage d’un autre signe » 218 . I.E. a) Tout est matériau L’art plastique a toujours été une source d’inspiration pour Friederike Mayröcker. Elle a réalisé des livres en commun avec des artistes, tels que Monique Frydman 219 , Angelika Kaufmann 220 , Maria Lassnig 221 , Tone Fink 222 et Linda Waber 223 . Dans ses textes poétiques, Friederike Mayröcker ne cesse de parler des artistes qui l’ont marquée. À titre d’exemple, dans son recueil Brütt oder die seufzenden Gärten 224 (Brut ou les jardins sanglotant), ses références vont de Lorenzetti, Rembrandt, Van Gogh, Matisse, Picasso, Bacon... Romances noires déroute par le mélange de différents registres lexicaux et l’emploi inhabituel des signes de ponctuation. Un registre lyrique de la poésie courtoise, un registre musical et un registre de la critique sociale s’entrecroisent. À ce sujet, il convient de parler de la notion d’intertextualité. Les critiques qui ont retracé l’histoire de ce concept 225 ont souligné le risque de la confusion avec des termes proches, comme « dialogisme », « hypertextualité » ou « réécriture ». Notre objectif ici n’est pas de faire une analyse de ce phénomène, mais de définir brièvement notre approche du concept d’intertextualité, afin de le mettre en relation avec l’œuvre de Friederike Mayröcker. Dans La Stratégie de la forme, la linguiste 218 Roland BARTHES, L’Aventure sémiologique, Paris, Éditions du Seuil, 1985 219 Friederike MAYRÖCKER, Monique FRYDMAN, Johannes STRUGALLA, Ziemlich Gedichtkopfkissen (Presque oreiller-poème), traduction par Jacques LAJAR- RIGE, Paris, Éditions Despalles, 1994 220 Friederike MAYRÖCKER, Angelika KAUFMANN, Sinclair Sofokles der Baby- Saurier (Sinclair Sofokles le bébé dinosaure), St. Pölten, Éditions Niederösterreichisches Pressehaus, 2004 221 Friederike MAYRÖCKER, Maria LASSNIG, Rosengarten (Le Jardin des roses), Pfaffenweiler, Pfaffenweiler Presse, 1984 222 Friederike MAYRÖCKER, Tone FINK, Verfaulbett oder die Almlunge (Lit pourri ou le poumon de l'alpage), Horn, Édition Thurnhof, 1992 223 Friederike MAYRÖCKER, Linda WABER, Umbra, der Schatten, das ungewisse Garten-Werk (Umbra, l'ombre, l'œuvre incertaine du jardin), Vienne, Éditions Hora, 1989 224 Friederike MAYRÖCKER, Brütt oder die seufzenden Gärten (Brut ou les jardins sanglotant), Francfort-sur-le-Main, Éditions Suhrkamp, 1998 225 Nathalie PIÉGAY-GROS, Introduction à l’intertextualité, Paris, Éditions Dunod, 1996 <?page no="95"?> 89 Laurent Jenny montre les rapports qu’entretient l’intertextualité avec l’ensemble: « L’intertextualité désigne non pas une addition confuse et mystérieuse d’influences, mais le travail de transformation et d’assimilation de plusieurs textes opéré par un texte centreur qui garde le "leadership" du sens 226 . » Le titre Romances noires indique que les textes poétiques renvoient au genre poétique de la romance. À l’origine, ce genre désigne un bref poème épique espagnol en octosyllabes, dont les vers pairs sont assonancés. Au XVIII e et XIX e siècle, il désigne une pièce poétique simple, assez populaire sur un sujet sentimental ou la musique sur laquelle une telle pièce est chantée. En musique classique, la romance est une chanson composée de plusieurs couplets (3 à 5 vers) suivis d’un court refrain. Le titre Romances noires renvoie donc à la fois à l’histoire musicale et au caractère sentimental de la romance. Néanmoins, l’adjectif qualificatif noir attribué à la romance désoriente, le noir, dans la symbolique occidentale, étant notamment associé au deuil, à la mort. L’attribution de cette couleur à une pièce poétique sentimentale relève du paradoxe. Cela évoque pourtant la légende de Pyrame et Thisbé et l'histoire de ces deux amants qui meurent d'une manière tragique. Croyant que Thisbé a été dévoré par une lionne, Pyrame se donne la mort. Le mûrier, arrosé de sang, qui donnait des fruits blancs, les a noirs depuis. Pour ce qui est de l’aspect musical, dès le premier poème, un accent particulier est mis sur le rythme. Le point ne marque plus la fin d’une phrase, mais est employé en guise de césure et découpe ainsi le vers en segments métriques. Le peintre Max Weiler porte une grande attention aux unités picturales, jusqu’aux plus infimes, l’unité minimale étant, de fait, le point. Dans les textes poétiques, le point a perdu sa fonction traditionnelle et n’est plus suivi d’une majuscule. De l’absence de majuscules résulte une image textuelle relativement homogène : bei voll mond nacht . du flecken lose zeit 1 en face . für c . 2 auf dünnen harten 3 . . . . . . . . . . . . . . . spinett 4 (im späten nebel) 5 lors d’une nuit de pleine lune . toi époque im maculée 1 en face . pour c . 2 Sur une épinette 3 . . . . . . . . . . . . . . . mince dure 4 (dans le brouillard tardif) 5 226 Laurent JENNY, La Stratégie de la forme dans Poétique n° 27, Paris, Éditions du Seuil, 1976, p. 257 <?page no="96"?> 90 Nous nous efforçons de traduire les poèmes allemands le plus fidèlement possible. Néanmoins, le langage poétique dans sa complexité liée à la sonorité, au sens figuré des mots et à leur étymologie se révèle difficilement traduisible dans une autre langue. Le Livre de dialogue Ziemlich Gedichtkopfkissen 227 (Presque Oreiller-poème), que Friederike Mayröcker a réalisé au début des années 90 avec la peintre Monique Frydman, traite de cette problématique de la traduction, sur un mode ludique. Au-delà du travail stylistique, la poétesse porte toute son attention à la mise en page et aux qualités graphiques des lettres, lesquelles participent activement à la création du sens. Nous retranscrirons précisément les poèmes en respectant les espaces blancs. Max Weiler propose une réflexion sur le lien entre dessin et écriture au même titre que Friederike Mayröcker illustre le lien entre poésie et musique. Romance (titre) et épinette (vers 3) appartiennent au lexique du registre musical et se réfèrent au XVIII e siècle. L’épinette est un instrument de musique à sautereaux et à clavier, de la famille des clavecins. Elle possède des cordes obliques en regard des touches du clavier. Elle imite l’aspect oblique de l’épinette par la mise en page du texte poétique. De la distribution graphique des lettres résulte une forme triangulaire. Les quinze points en dessous du vers 3 évoquent les touches de l’instrument. La poétesse renvoie, de la sorte, à la fusion initiale entre poésie et musique. Selon le grammairien David Ducros, au XII e siècle et XIV e siècle, « mélodie et poème fusionnent, avant l’interdépendance du texte récité, et avant l’apparition de concerts de musique seulement instrumentale » 228 . Cette relation intime entre les deux arts est également illustrée par l’emploi des figures de diction, telles que l’allitération et l’anaphore, ainsi que l’attention portée au rythme. À titre d’exemple, dans voll mond, on observe une anaphore en / o/ au vers 1 et dans harten spinett, une allitération en / t/ aux vers 3 et 4. Friederike Mayröcker utilise le vers libre, c’est-à-dire « la disposition d’un poème en vers étrangers à des modèles métriques connus » 229 . À première vue, le poème ne présente pas d’organisation métrique apparente ; vers 1 : 4+6, vers 2 : 2+2, vers 3 : 5, vers 4 : 2, vers 5 : 5. Il existe pourtant une analogie entre les vers 3 et 5 et entre les vers 2 et 4. Ainsi, tout en s’étant dégagée des contraintes du mètre, la poétesse conserve un sentiment métrique qui organise certaines cellules syllabiques autour des traces métriques apparentes. De même, les blancs participent activement à la construction du poème et doivent être pris en considération lors de la lecture. Le poème en vers libres, est « vu dans un rythme » avant d’être « lu dans un rythme ». Cette opération n’implique pas dans notre esprit une substitution une à une des 227 Friederike MAYRÖCKER, Monique FRYDMAN, op. cit. 228 David DUCROS, Lecture et analyse du poème, Paris, Éditions Armand Colin, 1999 229 David DUCROS, op. cit., p. 49 <?page no="97"?> 91 opérations de perception, mais une inversion de leur ordre d’apparition, dont résultent des modifications importantes de l’équilibre final. L’écriture a un aspect scandé étant donné les nombreuses coupures par les points et les blancs. Cela donne une coloration plus soutenue au texte, renforcée par le style nominal et l’allitération en / t/ de harten spinett (vers 3, 4). On a l’impression que les propos sortent comme des coupes. Cela incite à interroger le pouvoir du langage, apparu problématique en Occident seulement depuis l’avènement du premier romantisme. Les écrivains d’Iéna ont, les premiers, exprimé ouvertement leurs doutes sur les capacités du langage à traduire le monde. Avant cela, une confiance semblait régner, même si le mot « indicible » apparut dans le vocabulaire français, en 1511, chez Jean Lemaire Belges, pour désigner ce qui, exceptionnellement, dépasse les possibilités de l’exprimable, à savoir la douleur du deuil 230 . De même, les romantiques partiront de la notion de subjectivité pour déplorer l’impuissance du langage. Au XX e siècle, l’expérience des deux guerres mondiales, le massacre et l’horreur liés à ces événements vont accentuer ce problème et atteindre la parole vécue, le témoignage et la transmission d’une mémoire. Dans les années 80, beaucoup d'artistes s'interrogent sur le pouvoir du langage. À titre d'exemple, Raymond Pettibon travaille sur des métaphores héroïques, Karen Kilimik sur la publicité et Jim Shaw sur la bande dessinée. Lorsque Friederike Mayröcker évoque l’époque immaculée (vers 1), elle souligne la problématique de la transmission de l’histoire d’un pays. Il n’y a pas d’histoire sans souillure, chaque époque a ses côtés sombres. La poésie et la peinture ont notamment pour rôle de fonctionner comme des miroirs de leur époque. L’expression époque immaculée doit être comprise par le biais de l’ironie ; évidemment le XX e siècle a été marqué par l’horreur des deux guerres mondiales. Dans la poésie de Friederike Mayröcker, la tonalité sérieuse est fréquemment accompagnée d’une touche d’humour. La critique de la société se voit confrontée, sans transition, avec un registre lyrique de la poésie courtoise : nuit, pleine lune, toi (vers 1), épinette (vers 4). Le cadre est propice à la déclaration d’amour. Celle-ci se rapporte à une personne, dont le nom commence par la lettre « C », pour c. (vers 2). Mais la locution adverbiale en face, empruntée au français, surprend. « En face » veut dire « par devant » et peut s’employer au sens de « regarder quelqu’un en face ». Étant donné le rythme saccadé du poème, interrompu par de nombreux points, la locution adverbiale acquiert une tonalité violente. Ceci pourrait suggérer l’impression que la personne reçoit le poème telle une gifle en pleine figure. Au premier vers, l’apostrophe rhétorique toi, époque immaculée nous indique que la poétesse s’adresse à une période déterminée par l’histoire. Il s’agit d’une personnification, consistant, en l’occurrence, à traiter une entité 230 Le mot « indicible » apparaît dans La Concorde des deux langages, Édition critique de Jean FRAPPIER, Paris, Éditions Droz, 1947 <?page no="98"?> 92 abstraite comme une personne. Nous avons traduit fleckenlose Zeit par époque immaculée et non pas par temps sans tache, ce qui aurait été également possible. Dans ses textes poétiques, Friederike Mayröcker associe plusieurs périodes historiques. Son poème Dieses Jahrhundert (Ce siècle) commence par : « Le 24. Hiver de ce siècle, j’ai été tout d’un coup là : (1. chute temporelle), puis poète nomade à travers les années, les siècles ; on peut presque lire un record dans son œil, quand je le regarde, quand je regarde en arrière sur ce siècle 231 . » Comme dans Romances noires, la poétesse rompt avec les règles syntaxiques et grammaticales ainsi qu'avec les règles de ponctuation. Elle transgresse les lois temporelles en poète nomade, capable de survivre aux siècles. Elle lie le passé au présent. La notion de la mémoire, en tant qu’aptitude de l’esprit à conserver le souvenir du passé, prend ici tout son sens. Le passé se conserve dans la mémoire individuelle et dans les mémoires collectives, historiques et sociales. Grâce à une écriture morcelée, la poétesse souligne le caractère fragmentaire des souvenirs. Chaque remémoration est une reconstruction, une recréation du passé, en fonction du présent. Elle établit un lien entre l’époque contemporaine et le Bas Moyen Âge, ainsi que l’Antiquité grecque, comme nous le verrons dans la partie I.E. c). Pour la traduction de Zeit, nous préférons époque à temps. Nous avons opté pour immaculé à la place de sans taches afin de respecter un procédé récurrent utilisé par Friederike Mayröcker, consistant à séparer aussi bien les préfixes du verbe qu’à décomposer les mots composés. À titre d’exemple, elle décompose voll mond nacht (vers 1), étant un mot composé en allemand. Parlà, Friederike Mayröcker se rapproche de la langue française et souligne la polysémie des mots. L’adverbe voll (plein) ne se rapporte donc plus uniquement à la lune, mais pourrait se rattacher à tout autre syntagme dans le texte. La disposition des blancs invite à une lecture non-linéaire. La traduction du texte poétique nécessite donc une démarche interprétative. Ce texte présente un lexique travaillé dans sa disposition et recherché, ménageant sans cesse des rencontres étonnantes entre les registres, ainsi qu’entre les entités concrètes et abstraites. Dans l’œuvre de Friederike Mayröcker, il est évident que le texte « est une permutation de textes, une intertextualité : dans l’espace d’un texte plusieurs énoncés pris dans d’autres textes se 231 Friederike MAYRÖCKER, Magische Blätter V (Feuilles magiques V), Francfort-surle-Main, Éditions Suhrkamp, 1999, citation originale : « Im 24. Winter dieses Jahrhunderts hat es mich plötzlich gegeben : (1. Sturz in die Zeit), dann als Wanderpoet durch die Jahre Jahrzente ; fast ein Rekord ist zu lesen in seinem Auge, wenn ich es anblicke, wenn ich zurückblicke auf dieses Jahrhundert. » (Traduction libre) <?page no="99"?> 93 croisent et se neutralisent » 232 . Dans ce sens, l’intertextualité est « cette interaction textuelle qui se produit à l’intérieur d’un seul texte » 233 . Du point de vue du lecteur, l’intertexte désigne les textes, dont on se souvient grâce à la lecture d’un certain passage 234 . La lecture est une interaction entre le texte et le lecteur. Le contexte historique, social et culturel du lecteur, influe sur la lecture. Le lecteur constitue l’implicite du texte, une donnée nécessaire et inévitable pour la lecture d’un texte 235 . L’intertextualité « oriente la lecture du texte » et « en gouverne éventuellement l’interprétation » 236 . Elle s’oppose donc à la lecture linéaire. Nous avons vu que les textes poétiques d’André du Bouchet invitent également à une lecture non-linéaire, que nous avons qualifiée de « lecture circulaire » 237 . Dans les textes poétiques de Friederike Mayröcker, tous les éléments se trouvent à égal niveau. Des registres, à priori, hétérogènes coexistent, comme les lithographies de Max Weiler, qui s'inspirant de l’art chinois traditionnel, peint le paysage, au cours de ses transformations. À défaut de perspective, tout est situé sur le même plan et les différents éléments végétaux sont liés les uns aux autres par une multitude de petits traits. La spécificité du texte tient à la manière dont la poétesse fait s’entrecroiser ces registres, manière comparable en cela à la façon, dont le peintre travaille les traits, afin de créer des liens entre les différentes formes. 232 Julia KRISTEVA, Problèmes de la structuration du texte, repris dans Théorie de l’ensemble, Paris, Éditions du Seuil, coll. Tel Quel, 1968, p. 299 233 Julia KRISTEVA, op. cit., p. 311 234 Voir Michael RIFFATERRE, La Production du texte, Éditions du Seuil, 1979 235 Wolfgang ISER Analyse la réception des textes dans L’Acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Éditions Mardaga, 1976 236 Michel RIFFATERRE, L’intertexte inconnu dans Littérature n°41, Paris, Éditions Larousse, février 1981, p. 4-6 237 Voir la partie I.A. a) Le mouvement <?page no="100"?> 94 I.E. b) Le puzzle comme signe Les interactions entre poésie et dessin se déroulent également à un autre niveau, celui de la problématique du signe. Il en résulte deux questions fondamentales : premièrement, à quelle catégorie des signes linguistiques appartiennent le nom commun et le nom propre ? Deuxièmement, y a-t-il des signes plastiques présentant des ressemblances avec les signes linguistiques ? Comme nous l’avons vu, le premier poème se réfère à toute une tradition de poésie lyrique courtoise. Il a le même fonctionnement que l’introduction, situant l’action dans un roman. Les compléments circonstanciels de temps sont lors d’une nuit de pleine lune (vers 1) et dans le brouillard tardif (vers 5), le dernier est mis entre parenthèses, le locuteur n’a donc pas voulu faire figurer cet élément directement dans son texte de base. Cet élément a une importance secondaire et pourrait être retranché sans affecter ni le sens ni la construction de la phrase. Les parenthèses tiennent également un rôle important dans l’approche musicale du poème : elles correspondent à une suspension mélodique à l’oral. Le groupe entre parenthèses possède sa musicalité propre, indépendante du discours où il est inséré. Le complément de lieu est absent, le moi lyrique se trouve dans un espace flou. Il est dehors, la nuit éclairée par la pleine lune s'obscurcit à cause du brouillard. Le style nominal, se caractérisant par une absence totale de verbes, ne permet pas de reconnaître une succession dans le temps. Un doute sur le déroulement du temps s'installe. Quant au complément de lieu en face, il attribue à la phrase une dimension négative. Nous avons vu que la déclaration d’amour, issue de la tradition de la poésie courtoise, ressemble plutôt à une sorte de déclaration de guerre. L’interlocuteur est seulement désigné par la lettre « C », suivie d’un point. Dans la tradition romanesque, notamment dans le roman à caractère documentaire ou historique, l'abréviation du nom propre sert à protéger l’identité de la personne. Par ce procédé, soulignant l’opposition entre le nom propre et le nom commun, la poétesse incite le lecteur à réfléchir sur le signe linguistique. Un nom commun, comme « chaise » ou « maison », est un signe linguistique. Il a « une représentation acoustique associée arbitrairement à un concept » 238 . Si « C » n’est pas associé à une catégorie conceptuelle, et si nous n’avons pas une idée, de qui est « C » en général, ce nom propre ne peut être attribué à un tel que par une convention ponctuelle. Cette connaissance nous est nécessaire pour parler de lui en le désignant par son nom. Le nom propre désigne virtuellement toutes les « apparitions » passées, présentes et futures, virtuelles et réelles de l’entité à laquelle il a été attaché en vertu d’un acte de baptême. Jean-Michel Gouvard qualifie le nom propre de « désignateur rigide, c’est-à-dire comme un signe linguistique qui n’a pas d’autre fonction 238 Jean-Michel GOUVARD, op. cit. <?page no="101"?> 95 que de référer directement et toujours à telle entité singulière dont il a été décidé conventionnellement qu’elle serait désignée ainsi » 239 . Pourquoi, la poétesse, a-t-elle choisi de fournir seulement la première lettre du nom propre? Étant donné l'apostrophe rhétorique au vers précédente, le « C » pourrait également désigner un nom commun, employé comme nom propre. Par-là, il peut se charger d’un sens, c’est-à-dire qu’il peut se voir attacher à une ou plusieurs représentations. En se situant à la limite entre nom commun et nom propre, la poétesse incite le lecteur à réfléchir sur la question du signe. Dans son ouvrage Magische Blätter V (Feuilles magiques V) 240 , Friederike Mayröcker présente une réflexion sur les noms propres de plusieurs poètes et peintres contemporains. Elle dédie un poème à Eugen Gomringer, membre du courant de la poésie concrète, commençant par les mots : « wie bist du konkret, wie konkret bist du 241 ? » (Comme tu es concret, jusqu’à quel point es-tu concret ? ). L'emploi de l’adjectif konkret (concret) surprend, car il ne désigne plus l’étiquette artistique, mais sert désormais à caractériser l’artiste lui-même. Ainsi, les notions associées habituellement aux courants artistiques deviennent une qualité inhérente à la personne. Elles font partie d’elle au même titre que son nom. De fait, la séparation entre l’écriture et la vie se trouve abolie. Dans l’ouvrage Feuilles magiques V, des artistes, tels que le peintre Linda Waber ou l’écrivain Thomas Bernhard, font partie de cet univers transitoire entre l’art et le quotidien. En termes de disposition, la poétesse joue avec les lettres du nom propre. Sur la couverture (voir photo 15), l’aspect graphique de la lettre A dans Mayröcker surprend à cause de l’absence du trait horizontal. Il en est de même pour la lettre A dans l’adjectif schwarze (noir). Le manque du trait horizontal sensibilise le lecteur à la dimension visuelle de la lettre, ainsi qu’au caractère surprenant du titre. Nous avons vu que l’adjectif noir associé au genre littéraire de la romance relève du paradoxe. Le poème véhicule également une dimension critique à l'égard de l'époque contemporaine. Dans ce sens, l'adjectif schwarze (noir) renvoie à tout ce qui est de l'ordre du manque. La couverture présente l’unique occurrence dans le livre où l’écriture est manuscrite. Celle-ci surprend par sa dimension irrégulière, presque maladroite. Les lettres semblent être dessinées par quelqu’un qui apprend à écrire, accordant une attention particulière à l’aspect graphique des lettres. Ainsi, la couverture fait ressortir le lien intime entre écriture et dessin. 239 Jean-Michel GOUVARD, op. cit. 240 Friederike MAYRÖCKER, Magische Blätter V (Feuilles magiques V), Francfort-surle-Main, Éditions Suhrkamp, 1999 241 Friederike MAYRÖCKER, op.cit. <?page no="102"?> 96 Fig. 15 Friederike MAYRÖCKER, Max WEILER, Schwarze Romanzen (Romances noires), 20 cm x 13 cm, couverture, Hambourg, Forum Book art Bartkowiak, 1981 À première vue, la mise en page de la couverture a une tonalité désordonnée. Dans les deux parties précédentes, nous avons établi un parallèle entre le mélange des registres lexicaux et la construction des images : dans les deux cas, tous les éléments se situent sur le même plan. La couverture est organisée selon la même logique. Il n’y a pas de différence entre le trait graphique de l’écriture et celui du dessin. Le peintre préfère des petites touches aux traits larges et affirmés et privilégie le détail à l’aspect global. Ce faisant, il insiste sur la singularité de chaque ligne dessinée, au même titre que la poétesse souligne les caractéristiques graphiques de chaque lettre. Écriture et dessin fusionnent, grâce à l’aspect visuel du mot Romanzen (romances), au point que le déchiffrement de certaines lettres en devient impossible. Le r peut être confondu avec un b et le z avec un l. L’épais trait bleu vient se poser sur les espaces à l’intérieur des caractères, comme s’il voulait les « engloutir ». La rencontre entre les deux moyens d’expression acquiert une dimension quasi charnelle. L’aspect graphique du mot Romanzen (romances) ressemble à la forme organique située en bas de la couver- <?page no="103"?> 97 ture. Au sein de cette forme, les espaces emplis de couleur bleue succèdent en alternance aux espaces vides. Le mot Romanzen (romances) présente le même traitement graphique. La forme évoque un buisson. Cette plante se caractérise par le grand nombre de petites branches et par le feuillage épais. Cette représentation constitue une énigme. Malgré le traitement détaillé, nous sommes incapables d’affirmer avec précision s'il s’agit d’un buisson ou d’un autre végétal, voire d’une représentation abstraite. La difficulté de déterminer l'objet est récurrente dans les lithographies de Max Weiler. L'aspect insaisissable de l'objet constitue une des bases de la peinture traditionnelle chinoise. À titre d'exemple, la peinture de Dong Yuan se caractérise par son ambiguïté « comme s'il y avaitcomme s'il n'y avait pas » 242 . Dans son ouvrage La Grande Image n'a pas de forme, le sinologue François Jullien illustre le fait que le peintre chinois « saisit le monde au-delà de ses traits distinctifs et dans son essentielle transition » 243 au lieu de s'attacher aux aspects figés des choses. Le peintre intègre le processus de transformation dans son œuvre. Quand il peint un paysage, il prend en compte les différentes apparences de ce dernier, selon les saisons. De même, les lithographies de Max Weiler évoquent ce mouvement et cette notion essentielle de transformation. La lithographie de la couverture est plus contrastée que les autres présentes dans le livre. Le nom du peintre, en lettres manuscrites, est placé en bas de la page, en dessus du nom de l’imprimerie Pfaffenweiler Presse. Les lettres composant les noms propres des deux créateurs présentent beaucoup de différences. Il est probable que Friederike Mayröcker a écrit les mots du titre et qu’ensuite Max Weiler est intervenu pour remplir partiellement les espaces à l’intérieur des caractères. L’aspect graphique du nom Weiler surprend à cause de la première lettre : l’artiste a ajouté un trait vertical à la lettre W, susceptible d'être confondue avec la lettre M. Cette dernière correspond à l’initiale du nom « Mayröcker ». Ainsi, la fusion entre les deux premières lettres des noms propres figure la collaboration entre les deux créateurs. À cela s'ajoute l’aspect graphique du mot Romanzen (romances), illustrant la fusion des deux modes d’expression ; la romance, au sens traditionnel, contient toujours une histoire d’amour et le titre Schwarze Romanzen (Romances noires) apparaît comme la métaphore de l’histoire d’amour entre le dessin et la poésie. La couleur noire renvoie à l’encre, servant à la fois à écrire et à dessiner. Une dualité existe entre la dimension négative du noir, renvoyant au manque (voir la partie précédente) et sa dimension positive, illustrant la fusion entre dessin et écriture. En l’occurrence, le sens s’inscrit également au niveau de la forme. 242 Tang ZHIQI (vers 1620), Hualun congkan, Zhonghua shuju, Éditions Yu Anlan, p. 140 243 François JULLIEN, La Grande Image n'a pas de forme, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 19 <?page no="104"?> 98 Dans la Description de San Marco 244 , Michel Butor (1926) déploie graphiquement la représentation d’une cathédrale. Un plan dépliant de San Marco se trouve à la fin du livre. Le plan restitue également la structure du texte. Michel Butor a donc érigé une cathédrale avec des mots. Il incite le lecteur à découvrir par lui-même la signification du texte, présenté sous forme de fragments. De nombreux poètes contemporains explorent les interactions entre le texte et sa représentation visuelle et créent ainsi des liens inattendus. Dans cette démarche, le recours au fragment relève d’un choix esthétique dont nous analyserons les enjeux dans la partie II.B, intitulée « L’esthétique du fragment ». La fusion entre les deux arts s’opère par le procédé graphique et par la figure de la métaphore. L’idée abstraite est rendue tangible par le dessin, elle acquiert alors le statut de signe visuel. Le Livre de dialogue Romances noires propose non seulement une réflexion sur la différence des signes linguistiques, en confrontant le nom propre et le nom commun, mais encore une réflexion sur l’opposition entre les signes linguistiques et plastiques. La première réflexion montre la possibilité d'employer comme nom propre tout signe linguistique auquel on souhaite donner cette fonction. Dans une tradition remontant à Saussure, le nom propre n’est pas considéré comme un vrai signe linguistique, parce qu’il n’aurait pas de sens 245 . Quant au nom commun, la procédure référentielle est différente. Jean-Michel Gouvard en donne la définition suivante : « Le locuteur emploie un signe linguistique qui lui permet de dénommer la catégorie dans laquelle il classe le référent, et c’est par le biais de cette catégorisation que l’interlocuteur accède au référent ainsi dénommé 246 . » La poétesse soulève un doute par rapport à la catégorie du nom employé : le « C » (vers 2) peut être un nom propre ou un nom commun. La poétesse joue avec ces deux notions, afin de sensibiliser le lecteur à la question du signe linguistique et particulièrement à celle du nom propre, signe linguistique à part. Comme le souligne Andres Max Kristol 247 , les noms propres étaient souvent motivés à l’origine. Il prend l’exemple de « Sophoklês », qui voulait dire « sage-gloire » en grec. Dans certains cas, les locuteurs ont tendance à remotiver les signes linguistiques, dont le lien s’est perdu avec la motivation première. En l'occurrence, la remotivation est 244 Michel BUTOR, Description de San Marco, Paris, Editions Gallimard, coll. Blanche, 1963 245 Voir Ferdinand de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Paris, Éditions Payot, 1971 (pour avoir plus de précisions sur cet ouvrage, voir la note 46) 246 Jean-Michel GOUVARD, op. cit., p. 58 247 Voir Andres Max KRISTOL, Motivation et remotivation des noms de lieux : réflexions sur la nature linguistique du nom propre dans Rives nord-méditerranéennes, 2 e série, 11, 105-120 (Actes de la journée d’études Récit et toponymie, CNRS/ Université de Provence), 2002 <?page no="105"?> 99 comprise comme l’attribution d’un nouveau sens à un signe linguistique. Traditionnellement, ces remotivations ont une dimension négative en linguistique diachronique où elles sont considérées comme des erreurs. Mais, nous sommes d’accord avec Andres Max Kristol sur le fait qu’elles témoignent également de la créativité linguistique. C’est justement ce que Friederike Mayröcke suscite chez le lecteur en dévoilant seulement la première lettre, le « C » (vers 2). On se souvient qu’Umberto Eco 248 ou l’École de Greimas 249 se sont opposés à l’appréhension du signe en tant que concept statique et rigide. I.E. c) La transposition du mythe L’œuvre de Friederike Mayröcker incite à réfléchir sur la problématique du signe. Dans ses textes poétiques, plusieurs univers coexistent et s’entrecroisent. Le deuxième texte de Romances noires présente notamment une confrontation entre les mondes mythologiques et contemporains : verklärter baum und mündlich 6 (weihnachts freuden) . 7 aus un erhörter liebe phönix 8 auf meinem haupt der feuer reif . 9 der berg bau hat das christ kind mächtig . prächtig 10 wir haben kummer immerfort . 11 im schatz und in der weise 12 (weisze lilien) 13 Arbre transfiguré et verbal 6 (joies de noël) . 7 par amour non exaucé phénix 8 sur ma tête l’anneau de feu . 9 l’exploitation des mines a l’enfant jésus puissant . somptueux 10 nous avons sans cesse du chagrin . 11 au trésor et à la manière 12 (lys 250 blancs) 251 13 Nous avons transcrit le poème en respectant la mise en page d’origine et en traduisant le texte le plus fidèlement possible. Comment appréhender ce texte, déroutant par ses jeux langagiers? Le texte poétique précédent fournit des indications sur la lecture de ce texte : à voix haute, accompagné par une 248 Voir Umberto ECO, Le signe, Bruxelles, Éditions Labor, coll. Média, 1988 249 Voir Algirdas Julien GREIMAS, Sémantique structurale. Recherche de méthode, Paris, Éditions Larousse, coll. Langue et langage, 1966 250 Nous utiliserons l’orthographe d’origine du mot « lys » et non pas l’orthographe modernisée « lis ». 251 Traduction libre <?page no="106"?> 100 épinette, lors d’une nuit de pleine lune. Il est destiné à un interlocuteur, dont le prénom commence par la lettre « C ». Ce texte, ainsi que le précédent, frappe par une quasi-absence des verbes ; le seul verbe est avoir (avons, vers 11). La structure nominale et les nombreuses figures fondées sur une manipulation syntaxique lui donnent cet aspect fragmenté. Le lecteur est incité à trouver lui-même les liens manquants. Les blancs invitent à inclure des moments de réflexion dans la lecture. Le texte transcende les époques et les croyances, en établissant des correspondances entre le Moyen Âge et l’époque moderne et entre la mythologie et la religion. Pour Marc Eigeldinger, il est possible de parler dans ce cas d’intertextualité qu’il étend « aux divers domaines de la culture ». L’intertextualité « peut être liée à l’émergence d’un autre langage à l’intérieur du langage littéraire ; par exemple celui des beaux-arts et de la musique, celui de la Bible ou de la mythologie, ainsi que celui de la philosophie » 252 . Commençons par l’isotopie de la naissance de Jésus : nous avons traduit l’adjectif verklärt par transfiguré. L’arbre transfiguré (vers 6) désigne le sapin de Noël, embelli par les bougies. La coutume du sapin décoré a son origine en Allemagne. En 1419, les boulangers décoraient pour la première fois des sapins pour Noël, à Fribourg. L’adjectif verklärt a une connotation mystérieuse. Il se compose de la racine klar, clair, et du préfixe ver. La traduction littérale de verklären donne obscurcir. En utilisant l’adjectif verklärt, la poétesse insiste sur l’importance du mystère dans la religion chrétienne. Joies de noël (vers 2) et enfant jésus (vers 3) sont également des lexies du registre chrétien. Le registre mythologique est étroitement lié au registre chrétien, par moments les deux se mélangent. Phénix (vers 1) et l’anneau de feu (vers 2) sont des lexies du registre mythologique, mais l’anneau de feu renvoie également à la couronne d’épines portée par Jésus. Le phénix ou phœnix (du grec φоνιξ) est un oiseau fabuleux, se caractérisant par sa capacité de renaître après s’être consumé sous l’effet de sa propre chaleur 253 . Selon Plutarque et Hérodote, il serait d’origine éthiopienne. D’après la légende grecque, il apparaît tous les 500 ans pour construire un nid au sommet d’un palmier ou d’une yeuse. Il transforme son nid en bûcher et au bout de trois jours, un nouveau phénix apparaît sous les cendres 254 . L’anneau de feu (vers 2) se rapporte au feu créateur et destructeur du phénix, ainsi qu’à la couronne d’épines du Christ. En confrontant la religion à la mythologie, Friederike Mayröcker met l’accent sur l’histoire des religions et sur leurs inter- 252 Marc EIGELDINGER, Mythologie et intertextualité, Genève, Éditions Slatkine, 1987, p. 15 253 Voir Silvia FABRIZIO-COSTA (éditrice), Phénix : mythe(s) et signe(s) : actes du Colloque international de Caen (12-14 octobre 2000), Maison de la recherche en sciences humaines de l’Université de Caen, Bruxelles, Éditions Peter Lang, 2001 254 Voir Michel MESLIN, Des mythes fondateurs pour notre humanité, Paris, Éditions Complexe, coll. Questions à l’histoire, 2007 <?page no="107"?> 101 prétations populaires. Au Moyen Âge, le phénix fut le symbole de la résurrection du Christ, présenté comme animal terrestre avec un corps de lion et aérien avec des ailes d’oiseau. L'aspect terrestre renvoie au corps du Christ et à sa présence sur terre parmi les hommes et l'aspect aérien à sa dimension spirituelle. La sculpture Sonnenkreuz (Croix du soleil) de Joseph Beuys (voir photo 16) renvoie également au lien entre religion et mythe. Dans cette œuvre, la couronne d’épines du Christ est remplacée par des feuilles de vigne, évoquant le dieu Bacchus. Cette allusion païenne est soulignée par le grand soleil placé au-dessus de la croix. Joseph Beuys réunit donc les aspects les plus graves du christianisme, un Jésus mourant, et les plus festifs du paganisme, le soleil qui rayonne sur des feuilles de vigne. La solidité brute du bronze renvoie à une dimension totémique. Au-delà de l’approche historique, Friederike Mayröcker illustre la survivance du mythe, exprimée, dans la mémoire collective, à travers le langage et les images. En allemand, l’expression « wie ein Phönix aus der Asche » (comme un phénix « qui renaît » de ses cendres) s’emploie lorsque quelque chose que l’on croyait perdu, réapparaît sous une lumière nouvelle. En Allemagne et en France, le nom « phénix » s’emploie dans des registres multiples. À titre d’exemple, il désignerait des organismes d’aide et des secours populaires comme « La Fédération SOS Suicide Phénix » ou des groupes de musique ou encore des personnages de la littérature de sciencefiction. Sur le plan graphique, la disposition des mots évoque la tête d’un oiseau, qui pourrait être un phénix. Il est possible d’instaurer un parallèle avec la synecdoque particularisante, permettant de « désigner quelque chose par un terme dont le sens inclut celui du terme propre ou est inclus par le terme propre » 255 . En d’autres termes, lorsqu’il s’agit de désigner la partie pour le tout. La représentation graphique de la tête du phénix rappelle la portée symbolique liée à cet oiseau fabuleux. Mais la compréhension et l’interprétation de la représentation visuelle dépendent en grande partie du texte. En l’occurrence, le sens s’inscrit également au niveau de la forme. 255 Claire STOLZ, Initiation à la stylistique, Paris, Éditions Ellipses, 1995, p. 95 <?page no="108"?> 102 Fig. 16 Joseph BEUYS, Sonnenkreuz (Croix du soleil), sculpture en bronze avec patine, 37 cm x 20 cm x 5,5 cm, Cologne, Galerie Karsten Greve, 1947 Dans Romances noires, l’expression l’anneau de feu (vers 9) est une métaphore du lien entre le mythe et la religion. Comment expliquer que l'anneau soit porté par le moi lyrique (sur ma tête l’anneau de feu, vers 9) ? Notons tout d’abord que le feu est aussi bien associé au phénix qu’à la création. Tel le soleil, le feu symbolise l’action fécondante. En se consumant, le feu purifie et permet une régénérescence. À l'inverse, Lucifer, « porteur de lumière », précipité dans les flammes de l’enfer, incarne le feu qui ne se consume pas et exclut la régénération. Le feu occupe également une place essentielle dans les rites initiatiques de mort et de renaissance. Dans certaines cérémonies rituelles, le feu est considéré comme véhicule ou messager du monde des vivants vers celui des morts. Les lys blancs (vers 13) se trouvent également associés à la mort. Dans les rites funéraires des Galloromains, les lys servaient à décorer les tombes 256 . Les textes poétiques de Romances noires pourraient être dédiés à un défunt, dont le nom commencerait par la lettre « C ». 256 Sylvain LEDIEU (éditeur), Rites et monuments funéraires chez les Gallo-romains, Reims, Editions CRDP (Patrimoine culturel de Reims), 1988 <?page no="109"?> 103 La coutume de décorer les tombes par les lys blancs est née au Moyen Âge. Mais la fleur de lys, comme motif stylisé, apparaît déjà au troisième millénaire avant notre ère, en Assyrie. Le lys blanc figure aussi dans le Cantique des Cantiques 257 (Shir ha-shirim), un poème d’amour antérieur à la Bible, suscitant des interprétations multiples. Un fameux verset évoque un lys : « Je suis la fleur des champs et le lys des vallées 258 » (Cant. 2, 1). La fleur de lys prendra d’abord une valeur christologique. Les représentations du Christ au milieu des lys ou des fleurons stylisés en témoignent. Avec le développement du culte voué à la Vierge s’ajoute la symbolique mariale du lys : « Comme un lys au milieu des épines, telle est ma Dame au milieu des lys 259 » (Cant. 2, 2). Dans d’autres passages de la Bible, le lys incarne la pureté et devient représentatif de la Vierge Marie. Il est également associé au pouvoir et à la royauté. Le lys se prête donc à des interprétations multiples. Ernst Cassirer 260 insiste sur le rôle de la perception dans les différents systèmes symboliques. La perception constitue un acte interprétatif, car elle structure, classifie et interprète les signes. Grâce à l'exploration des "formes symboliques", sortes d'invariants de la culture humaine, Ernst Cassirer réunit la science et les autres productions culturelles de l'esprit dans une même vision philosophique. En se référant à Ernst Cassirer, Nelson Goodman qualifie les systèmes de symboles comme étant différents mondes épistémiques 261 . En peinture, le courant de la « Figuration savante », apparu dans les années 80, s'inspire de l'iconographie mythologique et religieuse. Le travail de Jean-Michel Alberola (1953) se situe autour de l'épisode biblique Suzanne et les vieillards et de la fable mythologique Le Bain de Diane 262 . En signant ses œuvres « Actéon Fecit », il s'identifie au chasseur transformé en cerf puis tué pour avoir surpris la nudité de Diane. Il propose ainsi une réflexion sur le pouvoir de l’image et la puissance du regard. Il peint plusieurs versions de ces mythes, traitant de la pulsion coupable et de la mort. Le peintre mé- 257 Voir Franck LALOU, Patrick CALAME, Le Grand Livre du Cantique des Cantiques : le texte hébreu, les traductions historiques et les commentaires selon les traditions juives et chrétiennes, Paris, Éditions Albin Michel, coll. Spiritualité, 1999 258 Louis NEYRAND, Bernhard de VREGILLE, Commentaire sur le Cantique des Cantiques par Apponius, Paris, Éditions du Cerf, 1997 259 Louis NEYRAND, Bernhard de VREGILLE, op. cit. 260 Voir Ernst CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen, erster Teil : Die Sprache (Philosophie des formes symboliques, première partie : le langage), Berlin, Éditions Bruno Cassirer Verlag, 1923 et Ernst CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen, zweiter Teil : Das mythische Denken (Philosophie des formes symboliques, deuxième partie : la pensée mythique), Berlin, Éditions Bruno Cassirer, 1925 261 Voir Nelson GOODMAN, Languages of Art. An Approach to a Theory of Symbols (Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles), op. cit. 262 Voir Jean-Michel ALBEROLA, Jean de LOISY, Jean-Michel Alberola, Paris, Éditions Ereme, 2006 <?page no="110"?> 104 lange des citations d'origines diverses, provenant du registre mythologique et de l'histoire de l'art, avec des réminiscences autobiographiques. Il est intéressant de noter que les figures mythologiques possèdent des caractéristiques, attributs qui deviennent signes d’identification ; Apollon, par exemple, prédit l’avenir, Éole déchaîne les tempêtes, etc…. Ces divinités ont eu des histoires, mais du fait de leur immortalité, leur histoire n’est jamais achevée ou toujours renouvelable. Dans son ouvrage, Literatur im Medienzeitalter (Littérature aux temps des media), Harro Segeberg montre comment, dans le roman Tauben im Gras 263 (Des Pigeons sur l’herbe), le mythe d’Odyssée est transformé en son contraire : « un mythe antique est cité, (re)mis en scène d’une manière technique médiale, et de ce fait transformé en son contraire 264 . » Ceci montre bien la vitalité des thèmes antiques et le fait qu’un mythe réactualisé est aussi le reflet de son époque. Le mélange des styles, la référence au passé et l'usage de la citation sont caractéristiques de la poésie et de la peinture des années 80. Friederike Mayröcker nous sensibilise notamment à la transmission des mythes et des rites et nous offre un regard original sur l’histoire. Quand la poétesse parle de record au sujet du XX e siècle, elle se réfère aux nombreux changements d’ordre technique, industriel, politique et culturel, ainsi qu’aux guerres qui continuent de marquer notre époque. Elle porte aussi un regard critique sur l'interprétation et l'utilisation de la religion à des fins politiques. Dans weisze lilien (lis blancs, vers 13), elle rappelle l'origine du mot weisse (blancs), qui s'écrivait avec « sz ». Ensuite il y a eu une ligature esthétique entre le « s long » suivi du « z » ; le « ß ». Finalement weisse s’écrit avec « ss ». Elle met ainsi l'accent sur la complexité du langage, système en perpétuelle transformation. Elle sensibilise le lecteur sur l’homonymie, analogie entre plan oral et plan graphique 265 . L'emploi du « z » dans weisze surprend. On pourrait dire que la lettre fait tache et rend l'impureté de la blancheur tangible. Nous avons vu que le lys blanc, symbole de la Vierge Marie, incarnait la pureté. L'impureté du mot weisze met l'accent sur le décalage entre les messages véhiculés par la doctrine religieuse et leurs interprétations. C'est le cas, lorsque la religion est utilisée pour légitimer la violence. Cette problématique est également traitée dans 263 Wolfgang KOEPPENS, Tauben im Gras (Des Pigeons sur l’herbe), Francfort-sur-lemain, Éditions Suhrkamp, 1951 264 Harro SEGEBERG, Literatur im Medienzeitalter. Literatur, Technik und Medien seit 1914 (Littérature à l’époque des media. Littérature, technique et media depuis 1914), op. cit., p. 242-243, citation originale : « Vielmehr wird im Roman ein antiker Mythos herbeizitiert, technisch-medial re-inszeniert und dadurch in sein Gegenteil verkehrt. » Traduction libre) 265 Voir Antonio GRIERA, Influence de l’homonymie sur l’évolution des langues et dialectes dans Georges STRATKA, Linguistique et philologie romanes : X e congrès international de linguistique et philologie romanes, Paris, Éditions Klincksieck, 1965, p. 1073 <?page no="111"?> 105 le Livre de dialogue français Il n'y a pas de guerre sainte 266 , créé par le poète Michel Deguy et le peintre Bertrand Dorny. Dans cet ouvrage, la réalité abstraite du texte est rendue tangible par l'exploration des moyens graphiques. Le peintre Bertrand Dorny se sert de toutes sortes de matériaux pour illustrer les horreurs des conflits de religion. À titre d'exemple, il utilise du papier métallique comme symbole des armes et de l'emprisonnement. Dans Romances noires s’instaure un lien entre weisse (blancs, vers 12) et weise (manière, vers 13). Ces termes sont des paronymes, c’est-à-dire qu’ils ont des sens différents, mais des signifiants voisins. Au niveau graphique, la disposition des mots weihnachts / weise / weisze évoque un mouvement vertical, commençant par weihnachts (vers 7) à droite et se terminant par weisze (vers 13) à gauche. En explorant le potentiel graphique du texte, la poétesse crée des correspondances inattendues. À l'instar du peintre travaillant le matériel plastique (les couleurs), le poète travaille le matériel langagier (les mots). Nous avons vu que Friederike Mayröcker explorait le potentiel du lexique, des figures et des sonorités. Comme André du Bouchet, elle rompt avec les règles grammaticales et insiste sur le caractère visuel de la poésie. Dans son œuvre, la séparation du mot de base du préfixe, du suffixe ou du mot avec lequel il forme un mot composé est un procédé récurrent. Romances noires en présente de nombreux exemples : un erhörter (in ouï, vers 8), flecken lose (im maculé, vers 1) et weihnachts freuden (joies de Noël, vers 7). Un préfixe en allemand peut être un suffixe en français. L'allemand est une des langues possédant le plus grand nombre de mots composés. Il convient de définir les notions de terme de base et de monème (ou morphème) radical. Un monème radical est une unité à laquelle on ne peut rien enlever par commutation (exemple : joie, chagrin), alors qu’un terme de base désigne toute unité à laquelle est adjointe un affixe. À la différence des monèmes radicaux, les mots affixés ou composés ne sont pas totalement immotivés, puisque leur forme obéit partiellement à une motivation intra-linguistique 267 : si « immaculé » désigne le fait d’être sans tache, c’est par le sens de ses éléments constitutifs. Les préfixes ne changent pas la catégorie syntaxique du terme de base, alors que la plupart des suffixes le font. Si la grande majorité des suffixes sont dépendants du terme de base et ne sauraient en être séparés, un grand nombre de préfixes peuvent avoir un autre mode de fonctionnement. Quelle est donc la conséquence de la séparation du préfixe du terme de base ? À la différence des suffixes, beaucoup de préfixes sont polyvalents, c’est-à-dire qu’ils servent à former des noms, des verbes et des adjectifs. Dans Romances noires, les préfixes séparés de leur 266 Michel DEGUY, Bertrand DORNY, Il n'y a pas de guerre sainte, Paris, Éditions Dorny, 11 septembre 2001 267 Voir André MARTINET, Syntaxe générale, Paris, Éditions Armand Colin, 1985 <?page no="112"?> 106 terme de base possèdent un potentiel de créativité linguistique: ils pourraient être rattachés aux autres mots dans le texte et ainsi modifier leur sens. La plupart des suffixes, en revanche, servent à faire passer un mot d’une catégorie syntaxique à une autre : par exemple, le nom Fleck (tache) devient l’adjectif fleckenlos (immaculé). L'emploi de l’attelage constitue un autre procédé récurrent dans Romances noires. L’attelage consiste à mettre deux termes différents, au niveau syntaxique ou sémantique, sur le même plan : dans im schatz und in der weise (dans le trésor et à la manière) au vers 7, le complément circonstanciel de lieu dans le trésor a une valeur concrète, car il indique un lieu, tandis que le complément circonstanciel de manière à la manière a une valeur abstraite, car il ne fournit aucune information précise. L’attelage se rapporte à la phrase précédente : nous avons sans cesse du chagrin (vers 11). Ainsi, la démarche de la poétesse témoigne d'une forme de créativité linguistique. Lorsque l'on ajoute à schatz (trésor) le mot wort (mot), on obtient le mot composé wortschatz qui veut dire « vocabulaire » en français. La traduction littéraire est le trésor des mots, conférant aux mots une dimension précieuse. En séparant le suffixe du terme de base, la poétesse souligne le caractère dynamique du langage. Pour être productif, c’est-à-dire prêt à servir aux énoncés toujours nouveaux, un suffixe doit être différent du terme de base. Selon l’Introduction à la linguistique française, tome II, les termes de base doivent être en assez grand nombre pour permettre des suffixations nouvelles: « Si le suffixe se soude progressivement au terme de base, la commutation devient difficile, si le mot disparaît, la vitalité du suffixe s’en trouve affaiblie 268 . » Ceci montre bien la dimension vivante du langage, dynamique, soumise à des transformations perpétuelles. Serait-il possible de parler à ce titre de suffixe vivant, vieilli ou mort ? Il convient de souligner l’aspect pluriel de la communication linguistique. Un suffixe, devenu peu productif, peut prendre de nouvelles valeurs ; archaïsante, littéraire ou bien savante. Il arrive également qu’un suffixe retrouve une nouvelle productivité 269 . Il en est de même pour les expressions du registre mythologique, analysées dans le chapitre précédent, qui changent de signification par rapport à leur nouvelle utilisation. Dans une approche lexicologique, la suffixation a des liens avec la polysémie et l’homonymie ; les dérivés suffixaux renforcent la variété des usages sémantiques des lexèmes. La suffixation n’est donc pas un procédé purement mécanique, ayant pour unique but l’enrichissement du stock 268 Jean-Louis CHISS, Jacques FILLIOLET, Dominique MAINGUENEAU, Introduction à la linguistique française, tome II, Paris, Éditions Hachette, 2006 269 Voir Bernard FRADIN, Nouvelles approches en morphologie, Paris, Éditions PUF, 2003 <?page no="113"?> 107 lexical, mais elle fournit des informations sur les réseaux du lexique 270 . Le mot composé, en revanche, est un segment du discours se comportant syntaxiquement comme un simple mot. Mais le mot composé peut être analysé en plusieurs unités significatives pouvant fonctionner comme unités autonomes. La préfixation ressemble à la composition, et les deux s’opposent à la suffixation. Les suffixes sont des morphèmes sans autonomie, marquant s u r t o u t la catégorie s y nt axique. Beaucoup de p réfixes , en revanche, peuvent avoir le rôle d’unités indépendantes, qui n’influencent que très peu la catégorie syntaxique et pas du tout son genre 271 . Quelle est donc la signification des mots composés, décomposés par Friederike Mayröcker, tels que weihnachts freuden (joies de noël, vers 7) et berg bau (l’exploitation des mines, vers 10) ? Freuden (joies), considéré comme une unité autonome, permet de créer une antithèse avec kummer (chagrin, vers 11). Lorsque berg (montagne) fonctionne comme une unité indépendante, il peut être associé à weihnachten (noël) et ainsi à la tradition chrétienne. Le mont Sinaï a tenu un rôle important dans l’Ancien Testament. Le mot composé bergbau (l’exploitation des mines, vers 10) est associé au mot kummer (chagrin, vers 11) renvoyant aux problèmes sociaux après la seconde guerre mondiale. L'exploitation des mines était fondamentale pour la reconstruction de l'Allemagne, et les mineurs devaient travailler dans des conditions extrêmement dures. Grâce à leur décomposition, les mots composés peuvent se croiser entre eux à la manière d’un chiasme. Ce faisant, le mot retrouve sa polysémie et permet de créer de nouveaux lexèmes. Le mot composé se caractérise par sa cohésion interne et par son évolution constante : on observe une gradation continue qui va des groupes les plus figés, par exemple « tournevis » (« Schraubenzieher » en allemand), aux groupes en voie de figement, comme « fruits de mer » (« Meeresfrüchte » en allemand, en l'occurrence, le figement a déjà eu lieu). Certaines suites de monèmes se soudent progressivement, lorsqu'elles se trouvent associées à un référent fréquemment utilisé 272 . Par la séparation des préfixes et des suffixes de leurs termes de base et par la décomposition des mots composés, Friederike Mayröcker sensibilise le lecteur à la polysémie des mots et au caractère dynamique du langage. La poétesse nous propose donc un voyage à travers l’histoire ainsi qu'une réflexion sur les origines du langage. La quasi-absence des verbes, en dehors du verbe avoir (avons, vers 10), constitue un autre phénomène syntaxique surprenant. Il s’agit d’un style nominal. Les noms sont la seule catégorie possédant un genre et une variation en nombre de leur référent. 270 Voir Georges MATORÉ, La Méthode en lexicologie, Paris, Éditions Didier, 1973 271 Voir Georges MATORÉ, op. cit. 272 Voir Olivier SOUTET, La Polysémie, travaux de stylistique et linguistique françaises, Paris, Éditions Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005 <?page no="114"?> 108 On observe de nombreux cas d’absence d’article, tel qu’épinette (vers 3) et arbre illuminé (vers 6). L’accent est ainsi mis sur la référence virtuelle, c'està-dire l'ensemble d'éléments désignés par un syntagme comportant le terme épinette ou arbre illuminé du fait de son signifié. Le texte acquiert alors une portée générale. Il s'agit d'une écriture spontanée, mélangeant des registres hétérogènes et rappelant par moments l’écriture automatique des surréalistes. Selon l'Harenbergs Lexikon der Weltliteratur (Encyclopédie Harenberg de la littérature mondiale), Friederike Mayröcker établit des liens entre son propre passé et le monde qui l'entoure: « Mayröcker s’inspire du monde fragmenté et de ses souvenirs d’enfance, qui remontent sans cesse à la surface de la conscience. Elle construit son échafaudage d’associations lyriques à partir des souvenirs et des contradictions intérieures 273 . » Un parallèle peut être établi entre le travail d'écrivain et la définition de la mémoire au temps des grecs, désignée par les deux termes « mneme » et « anamnesis ». Le premier « mneme» concerne le souvenir qui surgit à la manière d'une affection mémorielle passionnelle peu contrôlable 274 . Pour le second « anamnesis », le sujet est actif. Il se remémore les choses, grâce à son action de recherche. Dans la mythologie grecque, on se souvient que Mnémosyne est la divinité qui représente la personnification de la mémoire. En l'occurrence, le travail d'écriture consiste à accueillir les souvenirs, source d'inspiration majeure, pour les réintégrer dans un nouveau contexte. L’arbre illuminé (vers 6) et les joies de noël (vers 7) renvoient au bonheur des enfants, devant le sapin de Noël, illuminé de bougies. Le parfum du sapin, la lumière des bougies, la magie du moment avec la promesse des cadeaux ajoutent une dimension de mystère, souligné par l’adjectif verklärt (vers 6). Comme nous l'avons analysé, verklärt s'avère intraduisible, mais proche des termes mystique et illuminé. L'intégration des souvenirs confère à l’écriture une dimension personnelle et tangible. La poétesse illustre que le monde s’offre à nous par fragments. Vouloir la saisir et la comprendre dans sa globalité est difficile, voire impossible, mais on peut s’en approcher progressivement. La poétesse nous sensibilise à la survivance du mythe dans la mémoire collective, s'inscrivant ainsi dans toute une tradition des Livres de dialogue 273 François BONDY, Ivo FRENZEL, Joachim KAISER, Lew KOPELEW, Hilde SPIEL, Harenbergs Lexikon der Weltliteratur, tome IV, Dortmund, Éditions Harenbergs Lexikon, 1981, citation originale : « Die zersplitterte Welt um uns, die immer wieder an die Oberfläche vordringenden Kindheitseindrücke belässt Mayröcker in ihrer Gegensätzlichkeit, wenn sie ihr lyrisches Assoziationsgerüst erichtet. » (Traduction libre) 274 Maurice HALBWACHS, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Éditions Albin Michel, coll. Bibliothèque de l'évolution de l'Humanité, 1994 <?page no="115"?> 109 inspirés des mythes. À titre d'exemple, dans Au travail ma chérie 275 , Dominique Fourcade et Pierre Buraglio réinterprètent l'Iliade et l'Odyssée d’Homère en leur attribuant une dimension quotidienne et ludique. Concernant le « livre de peintre », beaucoup de peintres ont œuvré pour de grands mythes, comme Daphnis et Chloé 276 , illustré par Bonnard ou Les Métamorphoses 277 d'Ovide, illustrées par Picasso. Dans ces cas, il n'y a pas eu « Dialogue », puisque la création s’est faite après la mort de l’un des créateurs. En l’absence de rencontre, le livre est alors « livre de peintre » et non « livre » de dialogue. La communication entre le poète et le peintre à travers leurs moyens d'expression respectifs constituant un aspect essentiel de notre analyse du Livre de dialogue, le sujet « Un » sans son « Autre » n’est pas ici matière à développement. 275 Dominique FOURCADE, Pierre BURAGLIO, Au travail ma chérie, Paris, Éditions Préférence, 1992 276 LONGUS, Pierre BONNARD, Daphnis et Chloé, Paris, Édition Ambroise Vollard, 1902 277 OVIDE, Pablo PICASSO, Les Métamorphoses, Genève, Éditions Albert Skira, 1931 <?page no="116"?> 110 II. Dialogue entre le signe visuel et le signe verbal Dans le premier chapitre, nous avons effectué une analyse détaillée des Livres de dialogue Dans leur voix les eaux et Schwarze Romanzen (Romances noires), explorant les procédés liés à la représentation de l’objet poétique et pictural. Nous avons démontré que la complexité de ce type de livre ne peut pas être saisie en transposant le modèle linguistique sur la peinture ou inversement, en l’analysant uniquement en termes iconographiques. Le rapport d’égalité, caractérisant le Livre de dialogue, demande la prise en compte des théories sémiotiques, linguistiques, cognitives et esthétiques. Nous verrons, dans ce deuxième chapitre, en quoi l’analyse intermédiatique répond à la complexité des interactions engagées dans ce type de livre. Nous analyserons, de façon plus globale, le dialogue entre le visuel et le verbal, certaines caractéristiques de ce type de livre par rapport à d’autres media, tout en approfondissant l’étude du processus créatif. Au sens étymologique, « dialogue » provient du latin « dialogus », dérivé du verbe grec « discourir ». Il est formé à partir de deux mots, « dia » qui signifie « à travers » ou « entre » et « logos » qui désigne « la parole » ou encore « le discours ». Il est intéressant de noter que cette notion « logos » apparaît aussi dans la définition du cerveau. « Logos » et « tekhne », au sens grec du terme, s’opposent comme les deux hémisphères du cerveau, le rationnel et l’intuitif ; l’un calculant, l’autre ressentant. Pierre Ouellet distingue le matériau littéraire du matériau musical et pictural dans la mesure où « les mots et les phrases sont des entités qui ne valent pas pour ellesmêmes mais pour "autre chose" », qu’elles "visent", tout comme notre regard, notre mémoire ou notre imagination vise quelque chose qu’on peut appeler son contenu intentionnel, au sens phénoménologique de l’expression » 278 . La littérature échappe donc à la sensation brute, laquelle serait plutôt attribuée à la peinture. Cela rejoint la différence traditionnelle entre peinture et poésie, élaborée notamment par Lessing 279 . La peinture se présente à nos yeux dans toute sa matérialité, dans sa dimension palpable et se confronte donc à l’aspect impalpable de la poésie. Quoique les mots soient écrits sur une page, l’essentiel se joue dans la tête du lecteur, qui crée lui-même des images en rapport avec le sens du poème. Dans la nouvelle Nachkommenschaften (Descendances), Stifter propose une réflexion sur l’aspect impalpable de l’écriture qui « est le plus dématérialisé des arts : elle 278 Pierre OUELLET, Poétique du regard : littérature, perception, identité, vol. 24 de Nouveaux cahiers du CELAT, Limoges, Éditions Presses Universitaires de Limoges, 2000, p. 8 279 Voir Gotthold Ephraim LESSING, Laokoon (1766), op. cit. <?page no="117"?> 111 n’est soumise aux contraintes d’aucun matériau ; ni à celles de la sonorité, comme la musique ; ni à celles des couleurs, comme la peinture, ni au marbre et au bronze, comme la sculpture ; ni à la pierre, comme l’architecture. » L’écrivain, poursuit Stifter « n’a affaire qu’aux mots, qui ne sont pas un matériau, mais les vecteurs de l’idée » 280 . Néanmoins, vouloir réduire la poésie avant tout aux concepts, par opposition à la peinture, associée aux sensations, serait sous-estimer la complexité de ces deux systèmes. Nous analyserons en quoi cette distinction traditionnelle portant sur la réception d’un poème ou d’une peinture ou encore, d’un dessin est justifiée. Comme nous l’avons suggéré dans la partie intitulée « image matérielle et image mentale » 281 , différents procédés cognitifs sont engagés lors de l’acte de perception. L’approche par le medium en question prend en compte cette complexité. « Media », du latin « medium », dont il est le pluriel désigne « le moyen, le milieu » ou « le lien ». Pour en donner une définition simplifiée, le media est une institution ou un moyen impersonnel permettant une diffusion large et collective d'informations à un public vaste et hétérogène, quel qu'en soit le support. Les i nteract ions e nt r e le s i g n e visuel et le s i g ne verb al peuvent être décrites en termes de multimédialité et d’intermédialité. Nous partageons la vision de Jens Schröter 282 sur l’impossibilité de fournir une définition unique de la notion d’intermédialité. Il convient également de la différencier des notions d’intertextualité et d’interdiscursivité. Considérons l’interaction entre le visuel et le verbal du point de vue des multimedia. Les publicités, les bandes dessinées ou les œuvres d’art, dans lesquelles le titre ou un texte explicatif ont été intégrés, en constituent des exemples. La multimédialité 283 , simple accumulation des media, s’oppose à l’intermédialité, la rencontre productive des media 284 . La confrontation de différents media provoque de nouvelles manières de perception et incite à 280 Adalbert STIFTER, Nachkommenschaften (Descendances), traduit par Jean-Yves Masson, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 48 (première publication en 1864) 281 Voir partie I.D. c) Le Dedans et le Dehors 282 Voir Jens SCHRÖTER, Intermedialität. Facetten und Probleme eines aktuellen medienwissenschaftlichen Begriffs (Intermédialité. Facettes et problèmes d’une notion courante de la science des media) dans montage/ av 7.2. Zeitschrift für Theorie & Geschichte audiovisueller Kommunikation (Journal de la théorie & de l’histoire de la communication audiovisuelle), 1998, p. 129-154 283 Concernant la différence entre multimédialité et intermédialité, voir Jürgen Ernest MÜLLER, Intermedialität, Formen moderner kultureller Kommunikation (Intermédialité. Formes de la communication culturelle moderne) Münster, Éditions Nodus Publikationen, 1996 284 Metzler Lexikon, Medientheorie, Medienwissenschaft (Dictionnaire Metzler, Théorie des Media, science des media), Helmut SCHANZE (éditeur), Weimar, Stuttgart, Éditions Metzler, 2002 <?page no="118"?> 112 réfléchir sur les caractéristiques de chaque media. Selon Joachim Paech 285 , l’intermédialité suppose une véritable interaction entre les media. Ainsi, « les formes d’intermédialité » peuvent être qualifiées de « ruptures, lacunes, intervalles ou des espaces intermédiaires, ou encore comme des frontières ou marches » 286 . L’importance est mise sur l’entre-deux, sur ces espaces intermédiaires, qui, eux aussi, prennent tout leur sens, dans une construction. C’est ce qui se passe, lorsque l’on regarde le tableau Nature morte au chandelier sur fond bleu (voir photo 17) de Nicolas de Staël (1914-1955). Fig. 17 Nicolas de STAËL, Nature morte au chandelier sur fond bleu, huile sur toile, 89 cm x 130 cm, 1955 285 Film, Fernsehen, Video und die Künste: Strategien der Intermedialität (Film, télévision, vidéo et Arts : stratégies de l’intermédialité), Joachim PAECH (éditeur), Stuttgart, Éditions Metzler, 1994 286 Version originale : « Formen von Intermedialität sind Brüche, Lücken, Intervalle oder Zwischenräume, ebenso wie Grenzen und Schwellen (...) », Joachim PAECH, Intermedialität : Mediales Differenzial und transformative Figurationen (Intermédialité : Différentiel médiatique et figurations transformatives) dans Intermedialität : Theorie und Praxis eines interdisziplinären Forschungsgebiets (Intermédialité : théorie et pratique d’un domaine de recherche interdisciplinaire), Jörg HELBIG (éditeur), Berlin, Éditions Schmidt, 1998 <?page no="119"?> 113 On ne s’intéresse plus tant aux objets qu’à ce qui est « entre » les objets, ces espaces vides et significatifs. L’intermédialité peut donc être comprise comme la réintroduction du médium dans la forme déterminée par les media. Cette réintroduction nécessite une rupture capable de figurer la différence entre « médium » et « forme ». Par exemple, un film qui s’arrête fait voir la différence entre le film continu, assimilable à la « forme », et les images, qui en constituent le matériau, le « médium ». Les formes d’intermédialité participent activement aux processus de la création du sens. La fameuse affirmation de Marshall MC Luhan « The media is the message » 287 (Le media, c’est le message) montre bien que dans un message, l’impact sur le récepteur n’est pas uniquement produit par le contenu mais, lié, en grande partie, au canal de transmission lui-même. La radicalité de cette affirmation a engendré de nombreuses critiques : pour Werner Faulstich, les media constituent avant tout un canal de transmission avec un système de signes spécifiques qui n’influencent pas forcément le message véhiculé 288 . Marshall Mc Luhan affirme, au contraire, que l’expérience vécue du media utilisé est remise en premier plan, subordonnant le message à celui-ci, et inversant ainsi l’opposition traditionnelle entre fond et forme. Même si cette affirmation paraît excessive, il nous semble indéniable que le media utilisé influence notre perception. Quelles sont les caractéristiques du Livre de dialogue par rapport à d’autres media, et comment le percevons-nous? La communication moderne se caractérise par des « media-networks », par des fusions et des transformations intermédiatiques. Il est fondamental de considérer le lien entre intermédialité et sémiotique. Les produits et les textes médiatiques sont comparables à des systèmes de signes, organisés par des codes spécifiques. La sémiotique est fondée sur la recherche de ces systèmes afin d’établir des liens entre différents signes. La signification de ces textes et de leurs éléments est influencée par leur contexte intermédiatique. En analysant les limites associées à chaque media, ce deuxième chapitre met notamment l’accent sur les interactions médiatiques. Il s’agit d’investir les espaces à mi-chemin entre le poétique et le pictural. L’étymologie de la notion d’intermédialité renvoie, du reste, aux jeux de l’« être entre ». Par quels procédés, l’ouvrage Irdisches Vergnügen in g 289 (Plaisir terrestre en g) parvient-il à toucher les différents sens du lecteur-spectateur, à instaurer 287 Marshall Mc LUHAN, Understanding Media (Comprendre les media), traduction en français par Jean Paré, Paris, Éditions du Seuil, 1964 288 Voir Werner FAULSTICH, Einführung in die Medienwissenschaft. Probleme - Methoden - Domänen (Introduction à la science des media. Problèmesméthodesdomaines) Munich, Éditions, Wilhelm Fink, 2002, p. 22 289 Peter RÜHMKORF, Klaus WASCHK, Irdisches Vergnügen in g. Fünzig Gedichte (Plaisir terrestre en g. Cinquante poèmes), Leipzig, Éditions Faber & Faber, 1997 <?page no="120"?> 114 ce jeu entre intimité et distance avec lui? Malgré leur singularité propre, de nombreux Livres de dialogue contemporains, tels que Vacillations 290 et Ziemlich Gedichtkopfkissen 291 (Presque oreiller-poème) semblent se baser sur une esthétique du fragment, conception barthésienne 292 , à l’encontre des distinctions génériques traditionnelles. Quelles formes prend-elle et quelles sont ses significations? Nous évoquerons cela. Nous approfondirons également l’analyse du processus créatif, dans lequel l’implication corporelle est un facteur essentiel. Les livres Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique 293 et Immer was schreit (Toujours quelque chose crie) sont axés sur des approches insolites du corps. Nous explorerons les différentes apparitions du corps transmises par le Livre de dialogue, le portrait-collage et le long métrage, ouverture vers d’autres formes d’expression, proche du Livre de dialogue par leur dimension intermédiatique. Avec les Livres de dialogue Argument ferroviaire 294 , Dans l’attente 295 et Alexander 296 , l’accent est mis sur la valeur du mot, témoignage exprimé à travers la volonté de donner au mot son véritable sens. Nous nous intéresserons enfin, à la manière dont ces ouvrages explorent ce pouvoir de représentation, d’animation, comparable à une « puissance obscure », qui rend le sens caché des choses. 290 Emil CIORAN, Pierre ALECHINSKY, Vacillations, tirage à 200 exemplaires, 32 lithographies originales de Pierre ALECHINSKY, Montpellier, Éditions Fata Morgana, 1980 291 Friederike MAYRÖCKER, Monique FRYDMAN, Johannes STRUGALLA, Ziemlich Gedichtkopfkissen (Presque oreiller-poème), op. cit. 292 Voir Roland BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil, coll. Écrivains de toujours, 1975 293 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, Rocheford du Gard, Éditions Alain Benoît, 2002 294 Yves PEYRÉ, Christine CROZAT, Argument ferroviaire, Villeurbanne, Éditions URDLA, 2001 295 Louis DIRE, Frédéric BENRATH (de son vrai nom Philippe GÉRARD), Dans l’attente, quatre gravures originales de Frédéric BENRATH, Paris, Éditions Écarts, 2003 296 Ernst HERBECK, Erika MAGDALINSKI, Alexander, Paris, Éditions du Rouleau libre, 1990 <?page no="121"?> 115 II.A Procédés intermédiatiques L'approche intermédiatique s’appuie sur une longue histoire. La replacer dans son contexte historique permettra de montrer comment nous l’intégrons dans nos recherches. Le principe d’« intermedium » apparaît dès le Quattrocento italien, le XV e siècle, où l’« intermedio » désignait un interlude théâtral ou musical. À la Renaissance, il devient un genre scénique indépendant de la pièce principale. La notion « intermedium » est créée en 1812 par Coleridge 297 . Selon ce dernier, l’« intermedium » est fondé sur les fonctions narratives de l’allégorie se situant entre personne et personnification, entre le général et le spécifique. Claus Clüver souligne dans son livre Interart Studies : An Introduction que les classifications esthétiques et scientifiques ont longtemps négligé l’aspect intermédiatique des poésies classiques 298 . Chez le philosophe, critique allemand Lessing, les effets des œuvres d’art sont liés aux structures spécifiques des media 299 . Se situant entre les media, les œuvres d’art romantiques ouvrent de nouvelles dimensions de l’expérience spectatorielle. Malgré tous les croisements possibles, les notions « media » et « arts » ont des significations différentes. Avec le terme « media », nous envisageons surtout les aspects matériels, communicationnels, tandis que les « arts » renvoient surtout aux fonctions esthétiques des œuvres. En 1917, Oskar Walzel souligne dans son livre Wechselseitige Erhellung der Künste (Éclaircissement mutuel des arts) 300 , les liens entre les différentes formes d’expression esthétiques. Dans les années 60, Dick Higgins demande aux artistes dans son Statement on Intermedia 301 de transgresser les limites entre les arts. 297 Samuel Taylor COLERDIGE, Coleridge's Miscellaneous Criticism (Critiques diverses de Coleridge), Pennsylvanien, Éditions Raysor, 1936 298 Voir Claus CLÜVER, Interart Studies : An Introduction (Études interartistiques : une introduction), Bloomington, University of Bloomington Press, 1996 299 Voir Ernest Walter Bernhard HESS-LÜTTICH, Kommunikation als ästhetisches Problem (Communication comme problème esthétique), Tübingen, Éditions Gunter Narr, 1984, p. 203 300 Voir Oskar WALZEL, Wechselseitige Erhellung der Künste. Ein Beitrag zur Würdigung kunstgeschichtlicher Begriffe (Éclaircissement mutuel des arts. Une contribution pour l’élaboration des notions de l’Histoire de l’art), Berlin, Éditions Reuther & Richard, 1917 301 Dick HIGGINS, The Statement on Intermedia, dans The Something Else Newsletter, vol. I, n°1, New York, Éditions Something Else Press, 1996 <?page no="122"?> 116 Deux types d’intermédialité peuvent être distingués 302 . Le premier se rapporte à l’association de différents systèmes de signes, comme celui du texte et de l’image dans le cas d’un film. Le deuxième désigne le passage d’un système de signes à un autre 303 , comme dans le cas de la transformation d’un texte dramatique en un spectacle théâtral. Il désigne, également, la transposition du « concept de la configuration par le media d’un système de signes dans un autre système » 304 , comme dans le cas de « la peinture poétique » 305 . Il existe de nombreux liens entre l'intermédialité et l'intertextualité. Or, cette seconde notion s’emploie surtout à décrire des textes écrits. L'intertextualité vise à sortir le texte de son autonomie supposée, en y découvrant la mise en œuvre d'autres textes préexistants. L'interdiscursivité part du principe que le texte est constitué de multiples discours. Dans cette perspective, l'intermédialité étudie dans quelle mesure textes et discours sont également « des supports, des modes de transmission et des apprentissages de codes » 306 . Le concept d'intermédialité explore les processus de production du sens liés à des interactions médiatiques. L’intermédialité implique l’interaction entre les différents media. L’étymologie de la notion d’intermédialité renvoie aux jeux de l’ « être entre », aux différences matérielles ou conceptuelles de personnes ou d’objets mis en présence, c’est-à-dire à la matérialité des media 307 . C’est à travers l’interaction des composantes hétérogènes que les processus intermédiatiques ont lieu. C’est justement ce qui nous intéresse dans le Livre de dialogue. Il s’agit d’un dialogue actif entre l’écriture et les techniques picturales. Il permet à chaque media de prendre conscience de sa propre nature et de ses limites tout en offrant au lecteur-spectateur de nouvelles manières de perception. Il s’agit de comprendre les interactions, les interférences et 302 Voir Uwe WIRTH, Intermedialität (Intermédialité) dans Grundbegriffe der Medientheorie (Notions de base de la théorie des media) Alexander ROESLER (éditeur) Bernd STIEGLER, Munich, Éditions Wilhelm Fink, 2005, p. 114-121 et Werner WOLF, Intermedialität (Intermédialité) dans Metzler-Lexikon, Literatur-und Kulturtheorie (Dictionnaire Metzler, Théorie de la littérature et de la culture), Ansgar NÜNNING (éditeur), Stuttgart/ Weimar, 2001, p. 284 303 Voir Julia KRISTEVA, La Révolution du langage poétique, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Essais, 1985, p. 59 304 Uwe WIRTH, op. cit., citation originale : die Übertragung des « Konzept[s] der medialen Konfiguration eines Zeichenverbundsystems auf ein anderes » (Traduction libre) 305 Johann Jakob BREITINGER, Critische Dichtkunst (Art poétique critique), première version 1740, Stuttgart, Éditions Metzler, 1966, p. 59 306 Éric MÉCHOULAN, Intermédialités : le temps des illusions perdues dans Intermédialités, n° 1, printemps 2003, p. 9-27 307 Voir Éric MÉCHOULAN, Intermédialités : le temps des illusions perdues dans Intermédialités, op. cit. <?page no="123"?> 117 les complémentarités des media. Conjonction de plusieurs systèmes de communication et de représentation, l'intermédialité fait ainsi référence à l’hétérogénéité. II.A. a) Le Livre de dialogue dans sa matérialité Le médium utilisé influence considérablement nos sensations et, par là même, notre cerveau; à tel point que le contenu même du message peut s'en trouver grandement affecté. Une photographie découverte dans un album de famille ou tirée en grand format et exposée dans une galerie d'art contemporain ne fera pas le même effet sur le spectateur. Il en est de même pour le goût. Une étiquette de « Château-Margaux » ou celle d'un vin ordinaire collée sur la même bouteille, n'aura pas la même influence sur la dégustation. Marshall Mc Luhan classe les media en deux grandes catégories. D'un côté, on trouve les media « chauds », qui engagent seulement la participation d’un seul de nos sens. L'information reçue par ce sens étant, d'entrée de jeu très riche, la participation du cerveau est faible ; de l'autre, les media « froids » 308 , qui s'adressent à plusieurs sens et sont plutôt pauvres. Ils demandent, de la part du récepteur, une participation très importante pour compenser cette pauvreté. Ainsi, à cause de la grande différence de qualité des images, le cinéma est considéré comme « chaud », alors que la télévision est « froide ». Il s’agit évidemment d’une approche schématique, car les études sur les différents sens engagés lors de l’acte de la perception évoluent constamment 309 . Le Livre de dialogue Irdisches Vergnügen in g 310 (Plaisir terrestre en g), par sa conception s’adresse directement à nos sens. Le matériau, la technique d’impression utilisée, la charge émotionnelle véhiculée par les linogravures sont des invitations toutes sensorielles destinées au lecteur-spectateur. Le livre attire immédiatement le regard par les couleurs, le rouge sanguin intense contraste avec le noir profond. Ses dimensions inhabituelles, 17 cm sur 27 cm, intriguent. Le papier précieux vélin de Rives et la boite en cotonlin invitent au toucher charnel. La texture en est douce, coton et lin. La linogravure a été directement imprimée sur la couverture. Au toucher, les 308 Voir Marshal Mc LUHAN, Understanding Media (Comprendre les media), traduction en français par Jean Paré, op. cit. 309 Dans le chapitre intitulé La vision et la couleur du livre Perception et réalité : une introduction à la psychologie des perceptions, John BOEGLIN démontre que la perception chromatique engage plusieurs régions du cerveau, liées elles-mêmes à différents sens par le système nerveux, p. 115 André DELORME, Michelangelo FLÜCKIGER, Perception et réalité : une introduction à la psychologie des perceptions, Bruxelles, Éditions De Boeck, coll. Neuroscience & cognition, 2003 310 Peter RÜHMKORF, Klaus WASCHK, Irdisches Vergnügen in g. Fünzig Gedichte (Plaisir terrestre en g. Cinquante poèmes), Leipzig, Éditions Faber & Faber, 1997 <?page no="124"?> 118 traces délicates de l’impression sont perceptibles. Si l’œuvre du poète Peter Rühmkorf (1929-2008) est intéressante matériellement, elle se démarque également par sa richesse et sa diversité. Il est difficile de rester insensible à sa création, marquée par l’emploi des contrastes : ses textes poétiques mêlent habilement références littéraires et allusions à la société actuelle ou termes propres aux mass media. Peter Rühmkorf travaille sur le matériau de la langue, jouant avec elle et se jouant d’elle, explorant le potentiel lexical, la musicalité de la rime, la réactualisation du sens originel des mots. Il a créé de nombreux recueils de poésie 311 , des pièces de théâtre 312 , des biographies 313 , des contes 314 et ses publications constituent, fréquemment, des mélanges de plusieurs genres. Il intègre des essais et des lettres dans ses recueils de poésie, comme dans les œuvres Walther von der Vogelweide, Klopstock und ich 315 (Walther von der Vogelweide, Klopstock et moi) et Strömungslehre I 316 (La Leçon du courant I). Il a réalisé des livres en commun avec des peintres, comme Mein lieber Freund und Kompanjung 317 (Mon cher ami et copain de route) avec le peintre Horst Janssen. Il a également écrit des œuvres avec d’autres poètes, comme In gemeinsamer Sache. Gedichte über Liebe und Tod, Natur und Kunst 318 (Réalisés en commun. Poèmes sur l’amour et la mort, la nature et l’art) avec Robert Gernhardt. La vie et la poésie demeurent intimement liées, pour Peter Rühmkorf. Engagé, en politique, dans le mouvement de la gauche extraparlementaire, il s’est opposé, avec le poète 311 Voici seulement quelques exemples : Peter RÜHMKORF, Irdisches Vergnügen in g. Fünzig Gedichte (Plaisir terrestre en g. Cinquante poèmes), Reinbek, Éditions Rowohlt, 1959, Haltbar bis 1999 (Date limite 1999), Reinbek, Éditions Rowohlt, 1979, Außer der Liebe nichts. Liebesgedichte (À part l’amour rien. Poèmes d’amour), Reinbek, Éditions Rowohlt, 1986 312 La pièce la plus connue est Was heißt hier Volsinii? Bewegte Szenen aus dem klassischen Wirtschaftsleben (Que signifie ici Vosinii? Des scènes mouvementées de la vie économique classique), Reinbek, Éditions Rowohlt, 1969 313 Peter RÜHMKORF, Wolfgang Borchert, Reinbek, Éditions Rowohlt, 1961 314 Peter RÜHMKORF, Auf Wiedersehen in Kenilworth. Ein Märchen mit dreizehn Kapiteln (Au revoir à Kenilworth. Un conte de treize chapitres), Francfort-sur-le-Main, Éditions Fischer 1980, Die Last, die Lust und die List. Aufgeklärte Märchen (Le Fardeau, le désir et la ruse), Reinbek, Éditions Rowohlt, 1996 315 Peter RÜHMKORF, Walther von der Vogelweide, Klopstock und ich (Walther de la Vogelweide, Klopstock et moi), Reinbek, Éditions Rowohlt, 1975 316 Peter RÜHMKORF, Ströhmungslehre I (Leçon de courant I), Reinbek, Éditions Rowohlt, 1978 317 Peter RÜHMKORF, Horst JANSSEN, Mein lieber Freund und Kompanjung (Mon cher ami et copain de route), Hambourg, Éditions Felix Jud, 1999 318 Peter RÜHKORF, Robert GERNHARDT, In gemeinsamer Sache. Gedichte über Liebe und Tod, Natur und Kunst (Réalisés en commun. Poèmes sur l’amour et la mort, la nature et l’art), Zurich, Éditions Haffmans, 2000 <?page no="125"?> 119 Hans Magnus Enzensberger 319 , à l’étouffant climat de restauration qui a marqué les années « Adenauer » 320 . En dehors de son œuvre poétique, Peter Rühmkorf a également publié de nombreux essais sur la poésie et la politique. Il a transformé des chansons populaires (Volkslieder), en y ajoutant des comptines ou des slogans publicitaires détournés en refrains obscènes ou contestataires. Quelques semaines avant sa mort, il a publié un dernier recueil, dont le titre exprimait bien son approche, à la fois ludique et ironique de la poésie : Paradiesvogelschiß 321 (Crotte d’oiseau de paradis). De nombreux poètes allemands tels que Durs Grünbein, Volker Braun, Hans Magnus Enzensberger et Hans-Ulrich Treichel ont souligné l’importance et la singularité de son œuvre, dans la littérature allemande contemporaine. Le peintre Klaus Waschk (1941-), à son tour, a créé de nombreux livres avec des écrivains, tels que Litauische Claviere 322 (Des Pianos lithuaniens) avec Johannes Boborowski, Die Gladiatoren 323 (Les Gladiateurs) avec Arthur Koestler ou Jan Lobel aus Warschau 324 (Jan Lobel de Varsovie) avec Luise Rinser. Le travail artistique de Klaus Waschk se laisse difficilement classer dans un mouvement particulier. Il pratique surtout le dessin, en insistant sur les contrastes des formes et des traits. Son travail explore le potentiel expressif du corps humain. Il tente de saisir l’essence de l’objet représenté et ne s’attarde pas sur les détails. À travers ses dessins impulsifs, à la forte charge émotionnelle, Klaus Watschk présente des points communs avec des peintres néo-expressionnistes. Ce mouvement naît vers la fin des années 70, sous l’impulsion notamment de Karl-Horst Hödicke et Georg Baselitz. Il se caractérise par la pratique d’une peinture véhémente et le choix de sujets, allant de la représentation des instincts primitifs, des mythes, du nazisme, de l’homosexualité à la violence, dans les grandes villes. Les gravures dans 319 Dans ce contexte social et politique, d’autres écrivains engagés sont par exemple Peter WEISS (1916-1982), Erich FRIED (1921-1988), Heinar KIPPHARDT (1922- 1982), Max von der GRÜN (1926), Günter GRASS (1927), Rolf HOCHHUT (1931), Uwe JOHNSON (1934-1984), Heinrich HENKEL (1937), Erika RUNGE (1939), Peter SCHNEIDER (1940) et Günter WALLRAFF (1942) 320 En 1952, Peter RÜHMKORF contribue à la revue Zwischen den Kriegen (Entre les guerres) à laquelle participe, notamment, l’écrivain Werner RIEGEL. Ils sont également à l’origine du Studentenkurier (Journal des étudiants), qui marquera fortement le mouvement de la révolte des étudiants, dans les années 60, en Allemagne. 321 Peter RÜHMKORF, Paradiesvogelschiß (Crotte d’oiseau de paradis), Reinbek, Éditions Rowohlt, 2008 322 Johannes BOBOROWSKI, Klaus WASCHK, Litauische Claviere (Des pianos lithuaniens), Francfort-sur-le-Main, Éditions Büchergilde Gutenberg, 1990 323 Arthur KOESTLER, Klaus WASCHK, Die Gladiatoren (Les Gladiateurs), Francfortsur-le-Main, Éditions Büchergilde Gutenberg, 1985 324 Luise RINSER, Klaus WASCHK, Jan Lobel aus Warschau (Jan Lobel de Varsovie), Francfort-sur-le-Main, Éditions Fischer Bibliothek, 1988 <?page no="126"?> 120 Irdisches Vergnügen in g (Plaisir terrestre en g) laissent une impression brute et directe à laquelle répondent l’humour et l’ironie du texte poétique. En intégrant certains aspects de la bande dessinée, Klaus Watschk présente également des similitudes avec le mouvement de la nouvelle peinture figurative, né à l'aube des années 80, regroupant Remi Blanchard, François Boisrond, Robert Combas et Hervé Di Rosa. Les peintres s’inspirent notamment des sujets comme la société, la violence, la bande dessinée, les mass media. En observant la couverture de Plaisir terrestre en g (voir photo 18), nous sommes immédiatement attirés par le vif contraste rouge-noir et la mise en scène des deux personnages. Celui placé en haut pourrait presque être le reflet en miroir du personnage en bas. Ce dernier semble être attaché à un gibet par l’une de ses jambes. Sur sa gauche se trouve une grande roue. Tout semble inscrit dans une dynamique vigoureuse ; la roue, le personnage sur le gibet, le pendu même tremblant de frayeur ; la mise en forme est caricaturale et évoque la bande dessinée. La couverture introduit bien la manière dont l’espace du poète et celui du plasticien seront traités tout au long du livre. Chacun conserve son espace propre, le texte et l’image se rencontrant en dialogue, dans un face à face. Nous sommes néanmoins frappés par l’absence du nom du plasticien Klaus Watschk. Seul figure sur la couverture le nom du poète Peter Rühmkorf. Inégalité dans le rapport entre le poète et le peintre ? Parti pris des deux créateurs ? Ceci indique une forme d’injustice. En tout cas, il s’agit bien d’un Livre de dialogue, et non pas d’un livre illustré 325 , car les deux moyens d’expression y conversent avec une puissance et un espace égaux, tout au long du livre. Avec cette première approche, nous constatons que Plaisir terrestre en g est un livre qui s’adresse aux sens, par sa construction et par la dimension physique des images, mettant en scène des personnages schématisés. À ce sujet, il est intéressant de constater que face à une œuvre d’art figurative, nous percevons la scène représentée généralement de façon tridimensionnelle. En même temps, nous percevons les lignes, les marques ou les couleurs de la technique employée elle-même sur sa surface bidimensionnelle 326 . Les images représentant des figures ont un impact immédiat sur le lecteur-spectateur, tout en engageant un procédé d’identification avec celuici. Le Livre de dialogue est un media engageant le contact direct avec le lecteur-spectateur, qui est invité à toucher le livre et à tourner les pages. Si la même linogravure se trouvait exposée dans un musée, le lecteur- 325 Comme nous l’avons signalé dans l’introduction, il ne s’agit pas d’analyser « le livre illustré » qui laisse entendre que l’image est réalisée d’après le texte et sert seulement d’illustration, mais « le livre de dialogue », dans lequel les deux moyens d’expression se confrontent avec une force égale. 326 Voir Irwin ROCK, Daniel MESTRE, La Perception, Éditions De Boeck Université, coll. Neurosciences & Cognition, 2000 <?page no="127"?> 121 spectateur devrait renoncer au plaisir du toucher. En éprouvant même les endroits où la presse a laissé des empreintes, il est possible de sentir le contact direct avec les différentes étapes de la réalisation du livre, de sentir « littéralement » l’histoire de sa création. L’intime entre les créateurs et leur réalisation vient se prolonger dans le regard d’un troisième acteur : le lecteur-spectateur. Fig. 18 Peter RÜHMKORF, Klaus WATSCHK, Irdisches Vergnügen in g (Plaisir terrestre en g), couverture, 17 cm x 13,5 cm, 1997 <?page no="128"?> 122 II.A. b) L’intertextualité ou l’art transformé Cet aspect intime du Livre de dialogue Plaisir terrestre en g est renforcé par la technique de la linogravure, utilisée par Klaus Watchk. Il s’agit d’une gravure dite taille d'épargne 327 , technique consistant à enlever les blancs du résultat final. Le matériel utilisé pour la linogravure est le linoléum que l’artiste travaille avec des couteaux particuliers, en retirant les parties désirées. L'encre se pose ensuite, en relief, sur les parties non retirées et le pressé, sur la plaque, conserve l'empreinte de l’encre. La linogravure est proche en cela de la gravure sur bois. Le linoléum est un matériau plus souple que le bois et se laisse travailler plus facilement que ce dernier où les fibres conduisent le sens 328 . La linogravure présente cet avantage d’une exécution plus rapide et d’une souplesse plus grande. « Graver » veut dire « creuser ou inciser un matériau ». L’implication corporelle de l’artiste est donc capitale dans la réalisation de l’œuvre finale. Celle-ci garde la trace de l’implication physique et rend le processus de création visible. Dans Plaisir terrestre en g, cet effet est renforcé par le tirage de chaque linogravure de la presse d’origine. Sur la première gravure (voir photo 18) apparaissent bien les traces de l’intervention de Klaus Watschk. Le lecteur-spectateur est donc en face d’un objet concret témoignant du processus créatif de l’artiste. Contrairement à une reproduction photographique, la gravure originale garde les traces de l’artiste. Le lecteur-spectateur peut toucher les endroits où la presse est intervenue sur le papier. Au sens figuré, il tient dans ses mains une partie de l’espace du peintre. Le Livre de dialogue constitue donc un espace intermédiaire entre les artistes et le lecteur-spectateur. Rien n’y est laissé au hasard : la reliure, le papier, la mise en page, la technique de reproduction jusqu’à la typographie sont élaborés jusqu’au moindre détail. Dans Plaisir terrestre en g, image et texte sont côte à côte ; l’image est placée à gauche et le texte à droite. Il est intéressant de constater que le parcours visuel du lecteur-spectateur obéit à certaines lois. Les occidentaux sont habitués à lire de gauche à droite et de haut en bas 329 . Les publicitaires ou les maquettistes de journaux utilisent à bon escient cette loi pour guider la lecture des textes et imposer ainsi la perception de certains éléments qu'ils souhaitent privilégier. La lecture occidentale d'une image présente 327 André BÉGUIN, Dictionnaire technique de l'estampe, Paris, Éditions Skira, 1975 328 Voir Théo ELFRINK, Gravure sur bois et linogravures, Paris, Éditions Dessain et Tolra, 1976 329 Il existe bien entendu des différences culturelles dans la perception visuelle, voir Marshall SEGAL, Donald CAMPBELL, Melville HERSKOVITS, The Influence of Culture on Visual Perception (L’Influence de la culture sur la perception visuelle), Indianapolis, Éditions Bobbs-Merrill, 1966 <?page no="129"?> 123 des similitudes avec celle d’un texte 330 . Ernst Gombrich 331 et Louis Marin 332 ont insisté sur l’existence d’une lecture du tableau, comparable à celle du texte, tout en affirmant que le parcours visuel n’est pas le même dans les deux cas. Lorsque texte et image se rencontrent, la position des deux a un impact sur la perception du lecteur-spectateur. Dans Plaisirs terrestres en g, la position de l’image à gauche du texte n’est pas un fait anodin. Par son cadre noir, l’image paraît dense et affirmé et contraste avec l’aspect plus souple du texte. Les lignes, de longueurs variées, semblent vouloir transgresser le cadre de la page. Elles font écho aux nombreux traits présents dans l’image, comme prolongées par l’espace textuel. En tenant uniquement compte de l’aspect visuel de la double page (voir photo 19), le regard du lecteurspectateur occidental, habitué à une lecture gauche-droite, peut prendre appui sur la structure dense de l’image pour aller vers la structure plus ouverte du texte. Inversement, si l’image était placée à droite, elle susciterait un sentiment d’enfermement, car le texte se heurterait aux limites du cadre de l’image. L’œuvre de Peter Rühmkorf pose plusieurs problèmes de traduction. Les références à la société actuelle, le vocabulaire des mass media et les allusions à un hors-texte ne sont pas toujours familiers à un étranger. Dans notre traduction, nous tenterons de respecter le plus possible le texte d’origine. Le premier poème du livre Plaisir terrestre en g est intitulé Himmel abgespeckt que nous avons traduit par Ciel 333 dégraissé 334 : 330 Voir Francis EDELINE, Jean-Marie KLINKENBERG, Groupe μ, Philippe Minguet, Traité du signe visuel : pour une rhétorique de l’image, Paris, Éditons du Seuil, 1992 331 Voir Ernst Hans Josef GOMBRICH, Standards of Truth : The Arrested Image and the Moving Eye (Idées traditionnelles : l’image arrêtée et l’œil mouvant) dans William James Thomas MITCHELL (éditeur), The Language of Images (Le Langage des images), Chicago, Éditons Chicago University Press, 1980 332 Voir Louis MARIN, On Representation (La Représentation), Stanford, Éditons Stanford University Press, 2001 333 En allemand, « Himmel » désigne à la fois « ciel » et « cieux ». Puisque « annonciation » fait partie du registre religieux, il serait également possible de traduire « Himmel » par « cieux ». 334 « Abspecken » se compose de la préposition « ab » (de) et de « specken », verbe intégrant le nom « Speck » (graisse). « Abspecken » fait partie du langage familier en allemand. <?page no="130"?> 124 Aucun trombone disponible, aucune annonciation, le ciel dégraissé quand le soir lèche la fenêtre avec ses sept langues. Jetée dans le spectre, l’âme à nouveau vers le haut, vers les nuages-et les oiseaux-: Qui m’a glissé la poignée de viande dans le manteau, mon cœur de gorille grossier 335 . Fig. 19 Peter RÜHMKORF, Klaus WATSCHK, Irdisches Vergnügen in g (Plaisir terrestre en g), pages 1 et 2, 34 cm x 13,5 cm, 1997 Dans le cadre de cette étude, nous allons seulement analyser les deux premières strophes et les mettre ensuite en rapport avec la linogravure correspondante. 335 Version originale : Keine Posaune zurhand, keine Verkündigungen, / der Himmel abgespeckt, / wenn der Abend mit siebenfarbener Zunge / am Fenster leckt. / Ins Spektrum gefläzt, die Seele noch einmal nach oben, / wolken-und vogelwärts-: / Wer hat mir die Faustvoll Fleisch in die Jacke geschoben, / mein rüdes Gorillenherz ? (Traduction libre ) <?page no="131"?> 125 Le texte poétique frappe par la rencontre de lexiques différents : un lexique religieux (trombones, annonciation, l’âme), un lexique animal (oiseaux, gorille), un lexique familier (dégraissé), un lexique anatomique (langues, cœur). Le contraste entre l’aspect spirituel et la dimension charnelle se remarque immédiatement. Il est significatif que Peter Rühmkorf a transformé d’une manière ironique le titre Irdisches Vergnügen in Gott 336 (Plaisir terrestre en Dieu) du poète Barthold Heinrich Brockes. L’ouvrage de ce dernier, composé de neuf tomes et publié entre 1721 et 1748, traite de la relation entre l’homme et la nature. Il s’agit d’un éloge de la création divine où chaque élément, à sa place, illustre le lien entre beauté et utilité. Barthold Heinrich Brockes se réfère à la Genèse, à la création de la vie par Dieu. Peter Rühmkorf se moque de la vision religieuse, en mêlant au registre spirituel un registre charnel et familier. Cette vision provocante est renforcée par la linogravure, mettant en scène divers éléments d’une manière désordonnée, voire chaotique ; un être ailé, assimilable à un ange, tombe du ciel, tandis que deux figures, situées en bas de la page, semblent se battre ou se livrer à des ébats amoureux. Dans Plaisir terrestre en g le monde est ludique et chaotique, à l’opposé de la dimension équilibrée et solennelle présentée par Barthold Heinrich Brockes. Dans le titre Plaisir terrestre en g (on ne peut s’empêcher de penser aussi au fameux point g de l’orgasme féminin), le remplacement de Dieu par la lettre g, symbole du gramme et de la constante de la gravitation, souligne qu’il s’agit d’une vision critique du monde. En même temps, le « point g ». À première vue, le titre fait croire à une critique de la religion, mais après une lecture approfondie, il paraît évident que Peter Rühmkorf s’oppose avant tout au régime d’ « Adenauer », et en particulier à la politique de la guerre froide et la manière dont le passé nazi est abordé. Concernant la religion, Peter Rühmkorf dit : « J’ai une sorte d’évangile laïc, présentant des similitudes avec l’humanisme et aussi en parti avec le socialisme. Je ressens le besoin de proclamer cet évangile 337 . » 336 Barthold Heinrich BROCKES, Irdisches Vergnügen in Gott (Plaisir terrestre en Dieu), Bavière, Éditions Schramm, 1753 337 Peter RÜHMKORF, dans un entretien avec Uwe WITTSTOCK, Peter Rühmkorf - “Ja, Provokation macht Spaβ” (Peter Rühmkorf- “Oui, la provocation m’amuse”), 19 mars 2008, journal weltonline : http: / / www.welt.de, version originale : « Ich habe so ein weltliches Evangelium, in das der Humanismus sehr gut mit hineinpasst und auch Teile des Sozialismus, und ich spüre offenkundig den Drang, dieses Evangelium zu verkünden. » (Traduction libre) <?page no="132"?> 126 En s’appuyant sur une approche humaniste 338 , Peter Rühmkorf cherche à provoquer l’esprit critique du lecteur, afin que ce dernier prenne conscience du passé, pour mieux comprendre le présent. Dans cette démarche, il utilise fréquemment le procédé de la parodie. Il est important de ne pas confondre l’intertextualité avec la parodie, la caricature ou la satire. Trois définitions de la parodie littéraire nous semblent des plus pertinentes : Gerard Génette la qualifie comme « transformation ludique d’un texte singulier » 339 et comme «détournement de texte à transformation minimale » 340 . Mikhaïl Bakhtine propose une définition plus large : « (…) Cas particulier de stylisation d’un discours autre, qu’il soit littéraire ou social. En ce sens, la parodie est un cas particulier du dialogisme et du plurilinguisme propres au discours romanesque 341 . » Pour Peter Rühmkorf, la parodie constitue un intermédiaire entre tradition littéraire et réalité : « Dans ce cas, il s’agit d’une parodie, dont l’objet (…) n’est plus le modèle littéraire, mais (…) un problème de l’époque, un constat du présent, une situation sociale 342 . » Dans ce contexte, l’auteur d’une parodie est comparable à un filtre ou un medium entre le monde social et le monde littéraire. Intermédiaire entre les deux, Peter Rühmkorf transmet sa vision singulière du monde 343 . En l’occurrence, la parodie est non seulement une critique 338 Peter RÜHMKORF entend par humanisme, la capacité de déterminer le bien et le mal par le recours à des qualités humaines universelles, en particulier la rationalité. L’humanisme implique la recherche de la vérité par l'intermédiaire des moyens humains, en particulier les sciences, en solidarité avec l'humanité. 339 Gérard GENETTE, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 1982, p. 40 340 Gérard GENETTE, op. cit., p. 202 341 Mikhaïl BAKHTINE, Du discours romanesque, deuxième étude dans Esthétique et théorie du roman, Paris, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1978, p. 83-233 Une autre définition pertinente de la parodie est proposée par Linda Hutcheon : « Répétition avec une distance critique (par renversement ironique), qui insiste plus sur la différence que sur la ressemblance » Linda HUTCHEON, A Theory of Parody. The Teaching of Twenthieth-Century Art Forms (Une théorie de la parodie. L’enseignement des formes artistiques du vingtième siècle) Londres, Éditions Methuen, 1986, p. 143 342 Nous avons parlé de la difficulté que pose le mot « réalité », voir page 62. En l’occurrence, l’emploi du mot « réalité » s’oppose à « l’imagination littéraire » et renvoie à l’engagement politique de Peter RÜHMKORF. 343 Peter RÜHMKORF, Abendliche Gedanken über das Schreiben von Mondgedichten. Eine Anleitung zum Widerspruch (Des pensées nocturnes sur l’écriture des poèmes sur la lune. Un mode d’emploi pour la contestation) dans Kunststücke (Tours d’adresse), Reinbek, Éditions Rowohlt, 1967, citation originale : « Hier (…) wird von einer Parodie zu handeln sein, deren Objekt une eigentlicher Streitgegenstand nun gar nicht mehr die Literaturvorlage ist, sondern (...) ein Zeitproblem, ein Gegenwartsbefund, Gesellschaftszustand. Wobei der Parodant als Filter, Medium und Transparentfolie » zu betrachten ist, « durch die der Autor mit seiner Welt in Vergleich tritt. » (Traduction libre) <?page no="133"?> 127 littéraire, mais aussi un mode de traitement du réel. Pour Peter Rühmkorf, la parodie est encore un moyen de « se libérer de la toute-puissance pesante du patrimoine culturel » 344 . Dans Plaisirs terrestres en g, les nombreuses rimes impures, comme vogelwärts (vers les oiseaux, vers 6) avec Gorillenherz (cœur de gorille, vers 8) témoignent du fait que la rime est aussi vecteur de la critique sociale, manifestant les dissonances du monde réel dans l’espace du poème. Partant des aspects matériels et communicationnels du Livre de dialogue, nous constatons que la particularité de ce media réside dans son architecture même. Le processus créatif lié au procédé d’impression se matérialise par le Livre de dialogue. De fait, celui-ci peut être qualifié comme espace intermédiaire entre l’univers poétique-pictural et celui du lecteur-spectateur. Pour Peter Rühmkorf, la parodie est un espace imaginaire ; un intermédiaire entre tradition littéraire et réalité, lequel prend une dimension concrète et se manifeste jusque dans la vie du poète. II.A. c) L’acte de créer La création est une construction, utilisant des outils langagiers ou picturaux, pour donner sa vision de la « réalité ». Création littéraire et vie sont intimement liées, chez Peter Rühmkorf, et se nourrissent mutuellement. Il définit la poésie, non comme une arme, mais comme le refuge de l’utopie : « Dans un sens profondément anthropologique, le poème n’est pas un lieu où l’on décide de l’histoire, où l’on construit le monde de demain, mais un non-lieu, un sur-lieu, un sous-lieu, voire aussi un cabinet 345 , mais le poème est toujours une utopie, où "peut être" ce qui en fait "ne devrait pas être" 346 . » 344 Peter RÜHMKORF, Über das Volksvermögen. Exkurse in den literarischen Untergrund (Sur la capitale nationale. Des excursions dans l’underground littéraire), Reinbek, Éditions Rowohlt, 1967, p. 112, cité par Waltraud WENDE dans Harro SE- GEBERG, Ortrud GUTJAHR (éditeurs), Klassik und Anti-Klassik, Goethe und seine Epoche (Classique et anti-classique, Goethe et son époque), Bavière, Éditions Königshausen & Neumann, 2001, Citation originale : « Das Parodieren des Klassikers kann damit als Versuch gedeutet werden, sich aus "der drückenden Allmacht sogenannter Kulturgüter" zu befreien. » (Traduction libre) 345 Il s’agit d’un jeu de mots, caractéristique de la poésie de Peter RÜHMKORF, intraduisible en français, car le mot Abort (cabinet) se réfère aux différents lieux cités comme le Unort, Überort, Unterort (non-lieu, sur-lieu, sous-lieu). 346 Version originale : « In einem sehr tiefen antrophologischen Sinn ist das Gedicht ja wirklich kein Tatort auf dem Geschichte entschieden oder Welt von morgen vorbereitet wird, sondern ein Unort, Überort, Unterort, meinetwegen auch Abort, aber immer Utopie, wo "sein kann", was eigentlich "nicht sein darf". » (Traduction libre) <?page no="134"?> 128 Le poème donne donc accès à la parole libre s’opposant à toute propagande. Northrop Freye insiste sur le fait qu’écrire est une forme d’action qui peut seulement s’exercer au sein de la liberté spirituelle, c’est « la vision d’un acte décisif de liberté spirituelle, la vision de la recréation de l’Homme » 347 . Peter Rühmkorf s’inscrit dans un mouvement de poésie engagée, représenté notamment par Erich Fried, Hans Magnus Enzensberger et Günther Grass. La critique sociale et politique est également une constante dans l’œuvre d’Erich Fried 348 . Les thèmes récurrents de son œuvre lyrique sont l'exil, comme dans 100 Gedichte ohne Vaterland 349 (Cent poèmes sans patrie) et l'engagement radical contre la guerre, la haine et la bêtise 350 . L’œuvre de Hans Magnus Enzensberger, à son tour, se caractérise par un regard féroce sur la société et en particulier sur la médiocrité, comme dans Mittelmaß und Wahn 351 (Médiocrité et folie). Dans Aussichten auf den Bürgerkrieg (Perspectives de la guerre civile), il décrit l'homme comme « le seul primate à pratiquer de manière méthodique, enthousiaste et à grande échelle, le meurtre de ses congénères. La guerre est l'une de ses principales inventions » 352 . Günther Grass fait également partie des poètes contemporains engagés, politiquement à gauche et antilibéral. Il a régulièrement critiqué le passé nazi et est devenu un ténor de l'antiaméricanisme 353 , dénonçant par exemple Helmut Kohl et Ronald Reagan, venus ensemble visiter le cimetière de Bitburg, sous prétexte que des SS y étaient enterrés avec des soldats alliés et allemands durant la Seconde Guerre mondiale. Selon Thomas Serrier, Günther Grass applique à la langue allemande un « traitement 347 Voir Northrop FRYE, Anatomy of Criticism (L’Analyse de la critique), New York, Éditions Penguin, 2002 348 Voir par exemple, Erich FRIED, Und Vietnam und (Et Vietnam et), Hambourg, Éditions Klaus Wagenbach, 1996. Dans ces poèmes, Erich FRIED critique notamment l’intervention américaine lors de la guerre du Vietnam (1959-1975). 349 Erich FRIED, 100 Gedichte ohne Vaterland (100 Poèmes sans patrie), Cologne, Éditions Werk-Bund Verlag, 1978 350 L’engagement poétique prend différentes formes dans l’œuvre de Peter RÜHMKORF et d’Erich FRIED, voir l’analyse de Jürgen DOLL dans Austriaca n°52, Rouen, Éditions Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2001, voir également Walter HINDERER, Geschichte der politischen Lyrik in Deutschland (Histoire du lyrisme politique en Allemagne), Bavière, Éditions Königshausen & Neumann, 2007 351 Hans Magnus ENZENSBERGER, Mittelmaß und Wahn gesammelte Zerstreuungen (Médiocrité et folie distractions recueillies), Francfort-sur-le-main, Éditions Suhrkamp, 1999 352 Hans Magnus ENZENSBERGER, Aussichten auf den Bürgerkrieg (Perspectives de guerre civile), Francfort-sur-le-main, Éditions Suhrkamp, 1994 353 Voir par exemple Günther GRASS, Die Blechtrommel (Le Tambour), Darmstadt, Éditions Luchterhand, 1959, Günther GRASS, Schreiben nach Auschwitz (Écrire après Auschwitz), Francfort-sur-le-main, Éditions Luchterhand Literaturverlag, 1990 <?page no="135"?> 129 de choc » 354 privilégiant les néologismes, les changements de rythme brutaux, les ellipses, l'alternance de divers registres stylistiques et la dislocation de la syntaxe. Sa prose est remplie de phrases complexes et sophistiquées, brutalement interrompues par des subordonnées sans verbe et de phrases injonctives. Du côté français, de nombreux poètes ont participé à la Résistance en publiant clandestinement des œuvres importantes. C’est le cas de Louis Aragon 355 , avec notamment Les Yeux d’Elsa, et La Diane Française 356 , le poème Liberté de Paul Éluard, ouvrant le recueil Poésie et Vérité 357 paru en 1942 ; poèmes de lutte, destinés à entrer dans la mémoire des combattants et à soutenir l'espérance de la victoire. Ils deviennent aussi importants que les armes et les munitions. Le poème Liberté a été, à l'époque, parachuté dans les maquis. Les Feuillets d'Hypnos de René Char sont aussi profondément ancrés dans le contexte de la Résistance. La situation historique et personnelle de René Char constitue un facteur essentiel pour comprendre son œuvre. Les Feuillets d'Hypnos peuvent être abordés sous deux angles : celui d'une écriture conditionnée par la Résistance, et celui d'une écriture sur la Résistance. La situation impose une écriture brève, centrée sur l’essentiel, à titre d’exemple : « Je vois l'homme perdu de perversions politiques, confondant action et expiation, nommant conquête son anéantissement 358 . » Ce fragment révèle une prise de position philosophique, qui sous-tend l'engagement du poète. Proche de l’œuvre L’Homme révolté d’Albert Camus, René Char 359 tente de « servir en même temps la douleur et la beauté » 360 . Dans l’engagement poétique, la création et la vie se nourrissent mutuellement. Le philosophe Paul Audi exprimera cela en d’autres termes : 354 Thomas SERRIER, Günther Grass, Paris, Éditions Belin, 2003 355 Louis ARAGON, Les Yeux d’Elsa, Paris, Éditions Nathan, 1942 356 Louis ARAGON, La Diane française, Paris, Éditions Seghers, 1944 357 Paul ÉLUARD, Poésie et vérité, Paris, Les Éditions de Minuit, 1945 voir aussi Paul ÉLUARD, Au rendez-vous allemand, Paris, Les Éditions de Minuit, 1945 358 René CHAR, Feuillets d’Hypnos, n° 69, Paris, Éditions Gallimard, 1946 359 René CHAR a eu durant toute sa vie des amitiés profondes avec des peintres, il a écrit des essais remarquables sur l’art, figurant dans Art bref (1950) et dans les éditions successives de Recherches de la base et du sommet et dans Fenêtres dormantes et porte sur le toit (1997). Il a créé de nombreux Livres de dialogue, tels qu’Artine avec DALI (1930), Le Marteau sans maître (1934) avec BRAQUE et Rougeurs des matinaux avec PICASSO (1965). Les peintres et sculpteurs qui ont marqué René CHAR ont été pour lui ses alliés substantiels. Il évoque par ce terme le pouvoir qui lie poètes et peintres et dit parlà même toute la capacité de la peinture à rendre la pensée charnelle. 360 Albert CAMUS, Création et liberté dans Actuelles II, Paris, Éditions Gallimard, 1965, p. 165 <?page no="136"?> 130 « C’est l’excédence de la vie, la plénitude débordante, irréductible du vivre, que l’individu ne peut mettre à distance de soi, c’est cela qui fonde dans les profondeurs de l’être le règne de l’activité créatrice 361 . » En l’occurrence, l’écriture prend une coloration concrète, car elle s’appuie sur une expérience vécue. Le Livre de dialogue Plaisirs terrestre en g témoigne de ce vécu, tout en se nourrissant de l’héritage littéraire et de l’influence des mass media. Le premier poème de Plaisirs terrestre en g est une parodie du poème Der Zürchersee 362 (Le Lac de Zurich) de Friedrich Gottlieb Klopstock (1724-1803). Ce dernier est un des précurseurs du « Sturm und Drang » et du mouvement romantique. Le Lac de Zurich est une célébration des beautés de la nature 363 . L’œuvre de Peter Rühmkorf est marquée par les contrastes : elle puise son inspiration dans l’histoire littéraire, en faisant référence à des poètes du XVIII e siècle, tels Barthold Heinrich Brockes, Friedrich Gottlieb Klopstock ainsi qu’aux poètes romantiques, tels que Gottfried Benn et Joseph von Eichendorff ; dans la réalité sociale, ainsi que dans les mass media. Il est possible d’aborder son œuvre en termes d’intertextualité ou de transtextualité. Cette dernière est un concept que Gérard Genette a développé plus particulièrement dans son livre Palimpsestes. La littérature au second degré 364 . Pour Gérard Genette, l’objet de la poétique n’est pas le texte, considéré dans sa singularité, mais bien la transtextualité ou transcendance textuelle du texte 365 . Grossièrement, la transtextualité se définit par « tout ce 361 Paul AUDI, Créer, Paris, Éditions Verdier, coll. Verdier Poche, 1944 362 Friedrich Gottlieb KLOPSTOCK, Der Zürchersee (Le Lac de Zurich), publié pour la première fois en 1750 sous le titre Zwo Oden (Deux Odes) à Zurich, Oden von Friedrich Gottlieb Klopstock (Odes de Friedrich Gottlieb Klopstock), Ditztingen, Éditions Reclam, 1999 363 En 1746, l'abbé Charles BATTEUX est l'auteur d'un traité sur les Beaux-arts, qui définit comme principe commun à tous les beaux-arts l'imitation de la belle nature, mais en attribuant à chaque art ses moyens spécifiques. Cependant, l'intérêt pour les arts poétiques de l'âge classique persiste. Cet intérêt se manifeste à travers la publication d’une traduction française de l'Art poétique d’HORACE de Géraud Valet de RÉGANHAC et à travers la traduction d’un ensemble de quatre poétiques classiques : Les Quatre Poétiques d'Aristote, d'Horace, de Vida, de Despréaux (1771) par l'abbé Charles BATTEUX. 364 Gérard GENETTE, Palimpsestes. La littérature au second degré, op. cit., p. 7 365 Des approches plus délimitantes, et ainsi plus précises, sont notamment proposées par Rolf KLOEPFER (intertextualité référentielle) et Karl-Heinz STIERLE (approche descriptive de l’intertextualité). Voir Rolf KLOEPFER, Intertextualität und Intermedialität oder die Rückkehr zum dialogischen Prinzip. Bachtins Theoreme als Grundlage für Literatur- und Filmtheorie (Intertextualité et intermédialité ou le retour au principe du dialogue, les théories de Bachtine comme fondement pour la théorie de la littérature et du film), Jochen MECKE (éditeur) dans Volker ROLOFF, Kino-/ (Ro)Mania. Intermedialität zwischen Film und <?page no="137"?> 131 qui met un texte en relation, manifeste ou secrète, avec un autre texte » 366 . À l’usage, c'est cependant le terme d'intertextualité 367 qui s'est imposé pour désigner les « transcendances » d'un texte singulier. Peter Rühmkorf déplace les textes d’origine dans un autre espace, en l’occurrence celui du Livre de dialogue. Ce dernier est double, accueillant le poète et le peintre, la dimension verbale et visuelle. Le procédé de l’intertextualité se trouve intensifié par les ressemblances visuelles de Plaisir terreste en g avec l’œuvre de Barthold Heinrich Brockes. À titre d’exemple, la couverture d’Irdisches Vergnügen in Gott (Plaisir terrestre en Dieu) de Barthold Heinrich Brockes (voir photo 20) est construite à partir du contraste rouge-noir et explore le potentiel graphique des lettres. Fig. 20 Barthold Heinrich BROCKES, Irdisches Vergnügen in Gott Plaisir terrestre en Dieu), couverture, 1753 (source : www.f1online.de) Literatur (Cinéma-/ (Ro)Mania. Intermédialité entre film et littérature), Tübingen, Éditions Stauffenburg Verlag, 1999 Voir Karl-Heinz STIERLE, Werk und Intertextualität (L’Œuvre et l’intertextualité) dans Karl-Heinz STIERLE, Rainer WARNING (éditeur) : Das Gespräch, Poetik und Hermeneutik XI (La Conversation, poétique et herméneutique XI), Munich, Éditions Wilhelm Fink, 1984 366 Gérard GENETTE, Palimpsestes. La littérature au second degré, op. cit., p. 7 367 Voir la partie I.E. a) Tout est matériau <?page no="138"?> 132 Ces procédés sont appliqués tout au long du livre. Klaus Watschk s’inspire également de l’œuvre de Heinrich Brockes, en intégrant des lettres, ainsi que des signes mathématiques dans ses lithographies. Au niveau conceptuel, le texte est un énoncé de nature quelconque et non seulement littéraire. Dans Plaisirs terrestres en g, Peter Rühmkorf utilise également des énoncés issus des mass media. Le terme abgespeckt (dégraissé, figurant dans le titre du premier poème et dans le vers 2) fait référence au lexique de la publicité, utilisé par exemple, dans la promotion des produits amincissants. Il renvoie également à des quotidiens populaires, comme Bildzeitung (Quotidien de l’image) ou encore à la presse féminine. Si, par exemple, l’on tape les termes « abspecken et Bildzeitung » dans le moteur de recherche Google, un nombre impressionnant de résultats s’affichent (à ce jour, lundi 19 avril 2010, 9h30 : 25100). La Bildzeitung est depuis des décennies le quotidien le plus populaire Allemagne. Cornelia Voss tente de comprendre ce succès en analysant les procédés utilisés par ce quotidien pour susciter l’émotion du lecteurspectateur 368 . Dans cette démarche, les images, comme l’indique aussi le titre du quotidien, jouent un rôle capital. La conception globale, la mise en page, la typographie et les sujets abordés sont utilisés pour avoir un impact immédiat sur le lecteur-spectateur et l’inciter à la consommation. Tout en s’adressant aux différents sens, le Livre de dialogue Plaisirs terrestres en g veut susciter l’esprit critique du lecteur-spectateur par le biais de la parodie littéraire 369 et par la conception des images. La lithographie de Klaus Watschk, page 8, frappe par le contraste des éléments mis en scène (voir photo 21). 368 Voir Cornelia VOSS, Textgestaltung und Verfahren der Emotionalisierung in der BILD-Zeitung (La Conception et les méthodes pour susciter l’émotion du lecteurspectateur dans le quotidien BILD-Zeitung), Francfort, Éditions Peter Lang, 1944 369 Voir l’étude de la parodie, partie II.A. b) L’intertextualité ou l’art transformé <?page no="139"?> 133 Fig. 21 Peter RÜHMKORF, Klaus WATSCHK, Irdisches Vergnügen in g (Plaisir terrestre en g), lithographie, p. 8, 17 cm x 13,5 cm, 1997 Les figures schématisées font penser à certaines représentations expressionnistes, centrées sur le potentiel expressif du corps. L’introduction des signes mathématiques et des codes de routes, comme la flèche en haut à gauche, évoquent la bande dessinée. De ce fait, l’image tente de s’approprier un procédé normalement réservé au texte, c’est-à-dire l’intertextualité. La charge émotive de l’image crée une intimité avec le lecteur-spectateur, pourtant nuancée par les allusions à la bande dessinée. La même oscillation entre intimité et distance est provoquée par le texte. La mise à distance par la parodie, s’appuyant sur les procédés de transtextualité, contraste avec la dimension intime et directe, véhiculée par la transmission des expériences vécues. Ces dernières concernent notamment l’engagement politique et social de Peter Rühmkorf. <?page no="140"?> 134 L’écrit reproduit et fixe la pensée. De ce fait, il est un médium particulier qui s’oppose aux supports fugitifs, tels les media audio-visuels. Il devient en même temps document, lorsque le message qu’il porte est décodé par le lecteur. Dans ce sens, Plaisirs terrestres en g est à la fois un témoignage orginal de la société allemande actuelle, et aussi une rencontre féconde entre le texte poétique et l’image. Le procédé créatif est rendu visible par la technique de la lithographie et l’architecture-même du livre. L’œuvre acquiert une dimension vivante, intensifiée par l’engagement politique du poète qui nous transmet son vécu en s’appuyant sur un registre contrasté. II.B L'esthétique du fragment Peter Rühmkorf a recours, pour sa part, à une écriture fragmentaire. Inclassable dans le cadre d'un genre, le fragment entretient une relation de dépendance et d'interdépendance avec le tout. Selon la théorie littéraire, il existe quatre-vingt-treize formes d'écriture dans lesquelles le fragment peut se reconnaître 370 . Ce sont, entre autres, l'adage, le witz, l'impromptu, la devinette, l'oracle ou le haïku. Cette multiplicité autorise Ginette Michaud à considérer le fragment comme interdisciplinaire, trouvant « son articulation à la jonction de la philosophie, de la littérature et de la psychanalyse, entre ces divers champs du savoir » 371 . Associer le fragment à la poésie peut étonner. Le fragment est lié à l'idée du morcellement subi, alors que la poésie à celle d'unité. L'idéalisme allemand, né de Kant, pose l'impossibilité et la nécessité de la représentation de l'infini. Le fragment pourrait être la réponse romantique à cette nécessité. Dans cette conception, la totalité n'est pas exclue mais dépassée et selon Schlegel, « en poésie également, toute totalité pourrait bien être fraction et toute fraction à vrai dire totalité » 372 . Clos sur lui-même, le fragment est en même temps cet état d'esprit qui refuse l'enfermement et la clôture. Schlegel insiste sur le caractère autotélique du fragment: « Pareil à une petite œuvre d'art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson 373 . » Le XX e siècle a fait du 370 Voir Mirella VADEAN, Le Concept du fragmentaire dans le Journal d’Henriette Dessaulles, revue de critique et de théorie littéraire @nalyses, printemps 2007, http: / / www.revue-analyses.org 371 Ginette MICHAUD, Lire le fragment, transfert et théorie de la lecture chez Roland Barthes, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 1989 372 Friedrich von SCHLEGEL, (Kritische Fragmente) Fragments critiques, traduction par Philippe LACOUE-LABARTHE et Jean Luc NANCY dans L'Absolu littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1978 373 Voir Friedrich von SCHLEGEL, op. cit., citation originale : « Ein Fragment muß gleich einem kleinen Kunstwerk von der umgebenden Welt ganz abgesondert sein und in sich selbst vollendet wie ein Igel. » (Traduction libre) <?page no="141"?> 135 fragment une des catégories esthétiques essentielles. Le fragment utilise les figures de l'anacoluthe et de l'asyndète, figures de l'interruption et du court-circuit. De nos jours, l'homme est confronté à un flot continuel d'informations, portées par l'imprimé ou l'image, par les signaux électriques ou les supports sonores. A la suite de la globalisation, les différentes cultures et univers s’entrecroisent. La société occidentale actuelle est divisée en de multiples groupes ou tribus. Cette fragmentation est intimement liée au marketing et aux mass media, et particulièrement au développement d'Internet. Du fait du pluriculturalisme et de l’hétérogénéité, la vie dans les grandes villes présente de multiples facettes. En considérant cette complexité, il n’est pas étonnant qu’une technique artistique telle que le collage, pour un grand nombre de poètes et de peintres contemporains, s’avère une technique de prédilection 374 . II.B. a) Le fragment ou la création Peter Rühmkorf s'inspire des réalités différents et de tout ce qui l'entoure. Il prend des fragments appartenant à différents registres, tels que le quotidien, le social, l’historique, le politique. En les associant, il crée un univers insolite. Le procédé de l'emprunt est comparable à la technique du collage en art plastique. Le mot « coller » sous-entend une dualité: on enlève un morceau, on le « décolle », pour ensuite l'intégrer, le « recoller », dans un assemblage constituant un nouveau corps hétérogène. Le collage est « une composition picturale faite des papiers découpés et collés sur la toile, éventuellement intégrés à un papier peint » 375 . L'hybride de la Renaissance peut être considéré comme l'ancêtre du collage contemporain, puisqu’il combine d’une manière ludique « le vivant et l'inanimé, le végétal et l'animal, le bestial et l'humain en des constantes métamorphoses » 376 . Le croisement de différents registres témoigne d’une liberté nouvelle et annonce l'autonomisation progressive des différentes disciplines artistiques. Les disciplines se singularisent, tout en permettant l'apparition des liens inattendus entre elles. Dans la Dramaturgie de Hambourg (1767-1768), Lessing envisage l'hybridation entre le roman et le théâtre et entre la comédie et la tragédie: 374 À titre d’exemple, Jiri KOLAR et Arthur AESCHBACHER découpent des textes préexistants pour les intégrer dans de nouveaux contextes. 375 Alain REY, Dictionnaire Le Grand Robert, Paris, Éditions Dictionnaires Le Robert, 1964 376 André CHASTEL, Le Fragmentaire, l'hybride et l'inachevé dans Fables, formes, figures, Paris, Éditions Flammarion, 1978, p. 41 <?page no="142"?> 136 « Que m'importe qu'une pièce d'Euripide soit ni tout récit ni tout drame? Nommez-la un être hybride, il suffit que cet hybride me plaise, et m'instruise plus que les productions régulières de vos auteurs corrects tels que Racine et autres 377 . » Ces propos montrent la volonté de transgresser les genres pour les réinventer ou en créer de nouveaux. Les arts plastiques participent à ce renouvellement provoqué par le romantisme. Chaque moyen d’expression relève désormais d'un champ autonome. Le collage met en évidence les ruptures et la discontinuité des parties en empruntant des éléments appartenant au réel extérieur. Après la seconde guerre mondiale, les peintres et les poètes expriment leur méfiance à l'égard des grands discours sur la religion, la politique ou la science, basés sur la logique moderniste du progrès de l'Humanité 378 . Lorsque les artistes travaillent sur la relation entre l'art et la vie, ils se concentrent sur des aspects particuliers. La notion du fragmentaire porte atteinte à l'exigence classique de l'œuvre fondée sur la perfection, la cohérence et l'achèvement. À l'Âge classique, il aurait été impossible de mettre sur le même plan une étude ou un croquis et une œuvre accomplie. Entre la Renaissance et les Temps modernes, on assiste à une révolution de la sensibilité. Nous sommes passés du rejet du fragment à son apologie. D'après Christian Godin, Michel-Ange était le premier artiste à assumer délibérément le choix du fragmentaire. Selon Schlegel, « nombre d'œuvres des Anciens sont devenu fragments. Nombre d'œuvres des Modernes le sont dès leur naissance » 379 . On peut tracer un parallèle avec la conception baudelairienne de la modernité. La modernité est inhérente à la disparition des régimes de signification classiques. Marquant une rupture, la modernité ouvre sur une discontinuité dont résulte l’idée de l’œuvre inachevée. Depuis le XX e siècle, on assiste à une mise en cause radicale des notions de totalité et d'harmonie. En physique quantique, le fameux principe d’incertitude d’Heisenberg 380 s’oppose à l’idée du déterminisme. Selon ce principe, un objet quantique ne peut être ni parfaitement localisé ? ni avoir une énergie parfaitement définie. Dans les années 70 apparaissent les sciences du chaos, tels que l’étude des systèmes apériodiques comme l’effet papillon d’Edward Lorenz 381 ou la théo- 377 Gotthold Ephraim LESSING, Hamburgische Dramaturgie (Dramaturgie de Hambourg), traduction française par Édouard de SUCKAU, revue et annotée par Léon CROUSLÉ, Paris, Éditions Didier et Cie, 1873, p. 236 378 Jean-François LYOTARD, La Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979 379 Friedrich von SCHLEGEL, Kritische Fragmente (Fragments critiques), traduction par Philippe LACON-LABARTHE et Jean Luc NANCY in L'Absolu littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 101 380 Werner HEISENBERG, Physik und Philosophie (Physique et philosophie), Stuttgart, Hirzel, 7. Édition, 2006 381 Edward LORENZ, The Essence of Chaos (L’Essence du chaos), Londres, Éditions Routledge, 1998 <?page no="143"?> 137 rie des catastrophes de René Thom 382 . Selon Lyotard 383 , un trait fondamental de la sensibilité postmoderne consiste à remettre en question les notions d'unité et d'homogénéité. De nos jours, un grand nombre d'artistes s’interroge sur la notion du fragment. Les années 80 révèlent de nouveaux artistes, attachés au « nomadisme ». Ils n’appartiennent ni à un courant, ni à une école, mais prennent les ingrédients de leurs œuvres « un peu partout », dans l’Histoire de l’Art, comme dans les cultures contemporaines. Rosemarie Trockel, Katharina Fritsch et Jeff Koons, par exemple, travaillent sur les normes sociales et la consommation. Georg Baselitz (1938) lui, explore notamment les fragments du corps où les pieds deviennent le sujet de toiles étonnantes. Après la série des grands tableaux, jugés scandaleux pour leur caractère sexuel ouvertement affiché, Georg Baselitz peint les motifs ruraux segmentés, diffractés et étagés des Frakturbilder (images fracturées) ayant pour motifs des vaches, des arbres et des chiens. La décomposition et la recomposition de la figure tiennent également un rôle important dans la création des livres de Georg Baselitz, comme en témoignent les livres Malelade 384 et Bing 385 . Le titre « Malelade » se compose du nom « Malerei » (peinture) et de l’adjectif « malade ». Cet ouvrage contient des poèmes écrits dans un style morcelé auxquels correspondent les gravures mettant en scène des fragments d'hommes et d'animaux. 382 René THOM, Paraboles et catastrophes, Paris, Éditions Flammarion, coll. Champs sciences, 1989 383 Voir Jean-François LYOTARD, op. cit. 384 Georg BASELITZ, Malelade, poèmes et 40 gravures, Heidelberg, Éditions Kehrer, 1990 385 Georg BASELITZ, Samuel BECKETT, Bling, texte de Samuel BECKETT (1966), 24 gravures de Georg BASELITZ, Cologne, Galerie Werner, 1991 <?page no="144"?> 138 Fig. 22 Georg BASELITZ, Malelade, poèmes et 40 gravures, p. 1, 52,5 cm x 75 cm, Cologne, Galerie Werner, 1990 Sur la première page (voir photo 22), l’écriture entre dans l’espace de l’image. Elle apparaît en miroir en haut et en bas de la page. La dimension manuscrite confère cet aspect physique, à la fois spontané et authentique, à l’ensemble. Les lettres semblent être dessinées sur la page, compte tenu du soin apporté à chacune. On pense à la manière dont Georg Baselitz approche la peinture. En 1969, il peint les premières représentations renversées avec le tableau Der Wald auf dem Kopf 386 (La Forêt sur la tête). Le retournement des sujets présente un moyen de vider de son contenu ce qu’il peint 387 . L'intérêt est ainsi porté sur la peinture en soi et non sur le contenu, le medium prenant le pas sur l’élément anecdotique. Dans l’œuvre de Georg Baselitz, le fragment renvoie à l’unité détruite et devient le signe d’une blessure. La fragmentation de l’image questionne également l’acte pictural en luimême. Le corps fragmenté occupe une place importante dans le Livre de 386 Georg BASELITZ, Der Wald auf dem Kopf (La Forêt renversée), peinture à l’huile sur toile, Baden Baden, Staatliche Kunsthalle Baden Baden, 1969 387 Maria LINSMANN, Georg BASELITZ, Künstlerbücher (Livres d’artiste), Troisdorf, Éditions Wienand, 2001 <?page no="145"?> 139 dialogue Histoire de la lumière 388 (voir photo 23) de Jacques Dupin (1927) et de Jean Capdeville (1917). Fig. 23 Jacques DUPIN, Jean CAPDEVILLE, Histoire de la lumière, livre en feuilles sous emboîtage, poème de Jacques DUPIN, illustré d'un dessin et d'une gouache signée, pleine page, de Jean CAPDEVILLE, 26 cm x 34 cm, Blandain, Éditions Brandes, 1982 Dans l’œuvre de Georg Baselitz, le corps, même décomposé en fragments anatomiques, possède sa dimension palpable. L’ouvrage Histoire de la lumière traite également du corps détruit 389 (vers 5), mais la notion du corps est abordée dans un sens plus large, touchant à la cosmogonie. Les dessins et 388 Jacques DUPIN, Jean CAPDEVILLE, Histoire de la lumière, Blandain, Éditions Brandes, 1982 389 Jacques DUPIN, Jean CAPDEVILLE, Histoire de la lumière, op. cit. <?page no="146"?> 140 les gouaches de Jean Capdeville (voir photo 23) représentent des lignes qui s’entrecroisent en rencontrant des formes plus ou moins géométriques, évoquant par endroits des explosions. Les larges formes peintes à la gouache noire servent de fond aux traits dessinés à la craie blanche, avec des gestes rapides. Dès le début, le poète établit un parallèle entre la dimension désaffectée de la langue et la disparition du corps. La poésie de Jacques Dupin est l’expression d’un combat intérieur, fondé sur la difficulté de rendre compte d’une réalité immédiate. Le poète trouve dans la peinture ce qui lui manque dans l’expression verbale. Dans Histoire de la lumière, la peinture traduit par moments visuellement les aspects du texte poétique. Ainsi, par sa dimension palpable, la peinture le sort le mot de son cadre abstrait pour le transformer en réalité charnelle. Dans le Livre de dialogue allemand Versäumt zu scheitern 390 (Manqué d’échouer), créé par le poète Heinz G. Hahs et le peintre et typographe Johannes Strugalla, il est également question d’un combat intérieur. Heinz G. Hahs met en avant le blanc typographique et utilise des techniques d’énonciation nominales mises au service de l’exploration des angoisses profondes, thème cher aux expressionnistes. Cela évoque la mémoire du corps. Selon Joseph Delboeuf, « toute impression (…) laisse une trace inaltérable » 391 , dont le corps garde un souvenir. Les traits tracés dans le bois par Johannes Strugalla, évoquant des corps déformés, frappent par la dureté du geste. La technique de la gravure sur bois nécessitant une véritable implication physique, elle se prête à merveille à cette quête des blessures du moi. Pour Maurice Blanchot (1907-2003), en revanche, le fragment n’est pas le reste d’un ensemble réel ou imaginaire. Il décrit l’écriture fragmentaire comme « un langage autre » 392 , qui ne se définit pas par rapport à la totalité. En d’autres termes, il envisage le fragment sans référence à une unité originelle perdue, ni unité résultante à venir. Dans L'Écriture du désastre 393 , la parole apparaît comme plurielle et anonyme. Les nombreuses citations et les jeux de renvoi donnent à entendre la voix des morts comme si le but était de donner corps à l'absence. Pour Maurice Blanchot, le processus de l'écriture fragmentaire n'est jamais terminé. Il s'inscrit contre l'idée de totalité, d'œuvre et de pouvoir. Jacques Derrida (1930-2004) lui, insistera sur 390 Heinz G. HAHS, Johannes STRUGALLA, Versäumt zu scheitern (Manqué d’échouer), Mayence, Éditions Despalles, 1985 391 Joseph DELBOEUF, Le Sommeil et les rêves, Paris, Éditions Fayard, coll. Corpus des œuvres de Philosophie, 1994 392 Maurice BLANCHOT, L’Entretien infini, Paris, Éditions Gallimard, coll. NRF Essais, 1969, p. 235 393 Maurice BLANCHOT, L'Écriture du désastre, Paris, Éditions Gallimard, coll. Blanche, 1980 <?page no="147"?> 141 l’appartenance de tout texte à un ou plusieurs genres 394 . Roland Barthes (1915-1980), à son tour, conçoit le fragment comme une forme frontalière s’opposant aux distinctions génériques traditionnelles. Le fragment est donc susceptible d’embrasser plusieurs genres. En s’appuyant sur cette pensée, L’œuvre de Roland Barthes se caractérise par ce qu’Adorno appelait « antisystematischer Impuls » 395 (pulsion antisystématique). La construction du texte repose sur les procédés de collage et de montage. Dans Papiers collés 396 , assemblage de notes, portraits et impressions de lectures, le fragment présente pour Georges Perros (1923-1978) un moyen de résister au piège de l'écriture, ayant tendance à se figer en système. Le fragment constitue ainsi un moyen d'échapper à la fixation du sens. René Char 397 pratique également une écriture fragmentaire et refuse toute forme pure. Feuillets d'Hypnos 398 se présente sous forme de notes signifiantes : vécu de guerre, expérience intense, physique et douloureuse. « Hypnos » est le pseudonyme de résistant de René Char. Les Feuillets d’Hypnos sont, en quelque sorte, son journal de bord. La brièveté s'impose comme une contrainte, puisque René Char (1907-1988) écrit ses feuillets, composés de 237 fragments, quand il peut et comme il peut, durant la seconde guerre mondiale alors qu'il combat du côté des résistants. Le fragment joue donc un rôle décisif dans la création picturale et littéraire des années 40 jusqu’à nos jours. À partir des années 80, on constate un épuisement des théories et des avant-gardes dans la peinture et la littérature, une plus grande dispersion des formes et des expérimentations. On peut tracer un parallèle entre l’écriture fragmentaire et le concept de l’hypertexte. Il exprime la possibilité de relier deux éléments textuels par un lien. Par exemple, la définition d'un mot sera reliée à son occurrence ; ou bien on pourra relier toutes les apparitions d'un mot et parcourir ainsi un document. L’intervention de ce concept est attribuée au sociologue américain Ted Nelson 399 . La méthode avec laquelle les hommes relient les informations est à la base même du Web 400 . Chaque élément d'une page web 394 Voir Jacques DERRIDA, La Loi du genre dans Glyph, numéro 7, Baltimore et Londres, John Hopkins University Press, 1980, p. 185 395 Theodor Ludwig Wiesengrund ADORNO, Der Essai als Form (L’Essai comme forme) in Noten zur Literatur (Notes sur la littérature), Francfort-sur-le-Main, Éditions Suhrkamp Taschenbuch, 1958, p. 27 396 Georges PERROS, Papiers collés, Paris, Éditions Gallimard, 1960, réédition L'Imaginaire en 1986 397 Voir la partie II.A. c) L’acte de créer 398 René CHAR, Feuillets d'Hypnos, Paris, Éditions Gallimard, coll. Folioplus Classiques, 2007 (1. publication en 1946) 399 Voir Theodor Holm NELSON (1937), Computer Lib/ Dream Machines, Washington, Tempus Books of Microsoft Press, 1974 400 Le principe de l'hypertexte a été repris par de nombreux chercheurs en informatique : dans les années 60, Douglas ENGELBART a mis au point une interface <?page no="148"?> 142 (mot, image, graphisme, icône, etc.) peut contenir un lien qui, lorsqu'il sera activé, appellera une nouvelle page hébergée sur le même serveur ou sur une machine à l'autre bout de la planète. On peut dire que les processus hypertextuels gardent de nombreuses traces de l’activité traditionnelle de la lecture. Les nouveaux dispositifs technologiques, en revanche, incitent le lecteur à manipuler les données et à les transformer à sa guise 401 . L’hypertexte produit un texte infiniment ouvert et fragmentaire. La lecture ou le visionnement de l’image deviennent des actes d’appropriation. Lire implique alors l’idée de transformer, refaçonner le matériau 402 . Le Livre de dialogue français et allemand témoigne de l'utilisation du fragment dans sa forme volontaire et fonctionnant comme véhicule d'une pensée antitotalitaire. Car, le fragment est aussi inséparable de la visée du tout. Il renvoie au tout comme système possible. Dans le tableau La Danse, Matisse donne « dans un espace limité l'idée de l'immensité » 403 . Le fragment permet donc d’éveiller l'imagination du spectateur. La notion du fragment intervient également dans l'acte de la lecture défini par Michel Gailliard 404 comme fragmentation du texte, construction, modification et correction de réseaux de sens. Selon lui, le fragment est « la principale voie de la lecture » 405 . Ainsi, tout texte est plus ou moins fragmentaire, c'est-à-dire fragmenté dans la conscience du lecteur, par l'acte de la lecture. Cependant le texte appartenant véritablement au genre fragmentaire oblige le lecteur à « objectiver » 406 les constructions de sens qui s'opèrent automatiquement dans la lecture d'un texte suivi. Le fragment tient aussi un rôle principal dans l’acte de la création. Avec le développement des media, nous sommes continuellement confrontés aux messages médiatiques et avons la possibilité d’accéder à un stock quasi illimité de documents sur internet. D’après Jean Cottraux, ceci modifie la pensée et aboutit au « sampling », « c'est-à-dire au collage bout à bout homme-machine (permettant des échanges entre un humain et une machine). Bill ATKINSON a développé le logiciel « hypercard » et Tim BERNERS-LEE a défini en 1989 les bases du « world wide web ». 401 Voir par exemple, Merete STISTRUP JENSEN, Marie-Odile THIROUIN, Frontières des genres: migrations, transferts, transgressions, Lyon, Éditions Presses Universitaires de Lyon, 2005 402 Au sujet de l’hypertexte, voir Harro SEGEBERG, Literatur im Medienzeitalter. Literatur, Technik und Medien seit 1914 (Littérature à l’époque des media. Littérature, technique et media depuis 1914), op. cit., p. 241 - 257 403 Henri MATISSE, Écrits et propos sur l'art, Paris, Éditions Hermann, coll. Savoir, 1972, p. 154 404 Michel GAILLIARD, Le Fragment comme genre dans Poétique, n° 120, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 387-402 405 Michel GAILLIARD, op. cit., p. 399 406 Michel GAILLIARD, op. cit., p. 400 <?page no="149"?> 143 d’images, de musiques, de sons ou des phrases » 407 . De nombreux Livres de dialogue contemporains témoignent d’un processus de création fondé sur la construction par fragments. À titre d’exemple, dans le Livre de dialogue Ich pflanze Tollkirschen in die Wüsten der Städte 408 (Je plante des belladones dans les déserts des villes), le poète Ralph Günther Mohnau et le peintre Ingo Wirth, explorent, d'une manière ludique, le quotidien en mélangeant des registres hétérogènes. Du côté français, Début et fin de la neige 409 d’Yves Bonnefoy et de Geneviève Asse traite de la réalité quotidienne, de l'impalpable et du rapport de l'homme moderne à la nature. Geneviève Asse a recours à la phototypie permettant de rendre les nuances, des ombres les plus sombres aux voiles les plus pâles. Elle transmet des impressions de rêve. Le lecteurspectateur rencontre un univers insolite où la disposition des mots et des formes évoque des flocons de neige. II.B. b) Le fragment ou le langage Le Livre de dialogue Ziemlich Gedichtkopfkissen 410 (Presque oreiller-poème) (voir photo 24) de Friederike Mayröcker et de Monique Frydman (1943) traite le thème du fragment sous différentes facettes. L’aspect morcelé de l'écriture est renforcé par la typographie. Les mots se trouvent séparés par de nombreux blancs. Le livre surprend également par la rencontre de signes différents. Pour le peintre, l’outil est le matériel plastique (les couleurs), pour le poète, c’est l’exploration du matériel langagier (les mots). Nous avons vu comment Friederike Mayröcker expérimente le potentiel du lexique, des figures et des sonorités 411 , explore également le registre de la typographie ; plusieurs types de lettres et différentes polices telles que Times, Century gothic et Georgia. Tout cela, mélangé librement sur la page (voir photo 25) et donnant l'impression d'un dessin aux figures dansantes. Deux aspects surprennent : l’intégration des signes mathématiques (+, -, =) et celle de la traduction française dans le texte poétique allemand. 407 Jean COTTRAUX, La Répétition des scénarios de vie, Paris, Éditions Odile Jacob, 2001 408 Voir Ralph Günther MOHNAU, Ingo WIRTH, Ich pflanze Tollkirschen in die Wüsten der Städte (Je plante des belladones dans les déserts des villes), Francfort-surle-Main, Éditions Fischer, 1988 409 Yves BONNEFOY, Geneviève ASSE, Début et fin de la neige, Genève, Éditions Jacques T. Quentin, 1989 410 Friederike MAYRÖCKER, Monique FRYDMAN, Johannes STRUGALLA (typographie), Ziemlich Gedichtkopfkissen (Presque oreiller-poème), traduction par Jacques LAJARRIGE, Paris, Éditions Despalles, 1994 411 Voir l’analyse de la partie I.E. c), intitulée La transposition du mythe dans le livre de dialogue Romances noires. <?page no="150"?> 144 Fig. 24 Friederike MAYRÖCKER, Monique FRYDMAN, Ziemlich Gedichtkopfkissen (Presque oreiller-poème), couverture, 33,5 cm x 27,5 cm, Paris, Éditions Despalles, 1994 Il est rare de trouver des ouvrages où la traduction est intégrée de façon si harmonieuse dans le texte d’origine. Les caractères de celui-ci sont plus foncés et plus grands que ceux de la traduction et des signes mathématiques. Ainsi s’installent deux plans, de sorte que la traduction et la science mathématique se trouvent rapprochées. Cette mise en relation engage une réflexion sur la position de l’homme face aux sciences empiriques et le rôle de la traduction. Comme les mathématiques, la linguistique fait partie des sciences empiriques. Son but est de construire des théories empiriquement vulnérables des phénomènes observés. Elle travaille avec des modèles, c’est-à-dire des reconstructions idéalisées, mais très explicites, qui rendent compte des faits observés. De même, le texte poétique de Friederike Mayröcker nous confronte à un modèle d’un procédé mathématique de base, la soustraction : j’avais perdu la faculté de soustraire (petite phrase au centre de la page). Néanmoins, la logique scientifique ne se laisse pas appliquer, car, au lieu d’obtenir un résultat cohérent, le « je » lyrique parvient à plusieurs résultats différents. Dans les pages suivantes, la poétesse parle de « relations » au pluriel au lieu de parler de « résultat » au singulier. Si la deuxième notion a <?page no="151"?> 145 un caractère statique, en n’admettant qu’une seule solution, la première appelle à la liberté et à la transformation en permettant plusieurs possibilités. Fig. 25 Friederike MAYRÖCKER, Monique FRYDMAN, Ziemlich Gedichtkopfkissen (Presque oreiller-poème), pages 8 et 9, 33,5 cm x 55 cm, Paris, Éditions Despalles, 1994 Il convient d’insister sur la différence entre les théories mathématique et linguistique. La première cherche toujours des exemples pour prouver l’exactitude, tandis que la seconde cherche à en prouver l’inexactitude pour fonder de nouvelles théories. Comme l’écrit Robert Martin : « La preuve linguistique ne peut être qu’une preuve confirmative ; la technique est celle de la falsification et non pas celle, illusoire, de la vérification 412 . » En opposant la linguistique aux mathématiques, Friederike Mayröcker illustre notamment la dimension dynamique de la première, science en transformation perpétuelle. Ainsi, elle est plus proche de la vie elle-même qui s’oppose aux théories scientifiques fondées sur la raison, par les événements inattendus, le hasard. De même, les sciences naturelles s'opposent aux sciences humaines. Pour les premières, l'individu est interchangeable, tandis que les secondes s'intéressent justement à sa singularité. Dans ce sens, l'œuvre d'art pourrait se définir comme un modèle de connaissance fondé sur l'individualité de 412 Robert MARTIN, Comprendre la linguistique, Paris, Éditions PUF, 2002, p. 57 <?page no="152"?> 146 l'homme. Dans Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschens 413 (Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme), Schiller insiste sur l'importance de l'éducation esthétique de l'homme, fondée sur la rencontre des deux pulsions entre lesquelles la nature humaine est divisée: la raison, « instinct » formel, et la sensibilité, « instinct » sensible. La troisième pulsion serait le jeu et nous verrons comment Presque oreiller-poème 414 explore la dimension ludique de l’écriture. Dans la lettre XIV, Schiller écrit que dans le jeu, l'homme a une intuition complète de son humanité 415 . Il a accès à la liberté, en échappant à la servitude de la raison livrée à elle-même comme à celle de la sensibilité. Sa nature se trouve réconciliée et libre. Schiller considère que l'expérience esthétique et la création artistique autonome sont aussi des facteurs de la transformation de la société. Il souligne l'effet moral du beau en se référant à la définition classique de l'objet beau, lequel est associé à la régularité et à l'harmonie. L’objet beau rencontre donc un écho dans la nature même de l'homme et comble son besoin d'unité et d'harmonie. Dans son ouvrage Cette étrange idée du beau 416 , le philosophe et sinologue François Jullien s’interroge sur l’origine du beau le met en relation avec la pensée chinoise qui elle, n’a pas isolé « le beau » en un concept abstrait. En lien avec la conception de Schiller, Presque oreiller-poème illustre le thème de l’homme moderne, victime du système technique fondé sur le rationalisme, qui ne laisse aucune place à l’inexplicable ni aux sentiments 417 . Néanmoins, les artistes ne se limitent pas à cette position négative, car ils y introduisent une dimension ludique par la typographie et la conception plastique. L’aspect ludique est lié à la disposition des signes mathématiques. Arrachés de leur contexte rationnel, le peintre les pose librement en dessous des phrases, à la manière d’un enfant qui s’amuse à combiner ces éléments dans un jeu libre. Cependant, comme nous l’avons vu, ces signes se situent sur le même niveau que la traduction. Quel est donc le sens de ce rapprochement? 413 Friedrich SCHILLER, Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschens (Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme), Édition bilingue, traduction en français par Robert LEROUX, Paris, Éditions Aubier, 1992 414 Concernant la créativité linguistique de Friederike MAYRÖCKER, voir l’analyse de la partie I.E. c) intitulé La transposition du mythe dans le livre de dialogue Romances noires. 415 Friedrich SCHILLER, op. cit. 416 François JULLIEN, Cette Étrange Idée du beau, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2010 417 Ce sujet est traité sur un mode original, oscillant entre l’aspect sérieux et ludique dans le livre de dialogue Argument ferroviaire, créé en commun par le poète Yves PEYRÉ et la peintre Christine CROZAT. Yves PEYRÉ, Christine CROZAT, Argument ferroviaire, Villeurbanne, Éditions URDLA, 2001 <?page no="153"?> 147 Une première réponse se dégage de la disposition des signes mathématiques. Comme le souligne le « je » lyrique dans la première phrase, le « + », signe de l’addition, se trouve toujours à la fin : j'essayais à nouveau, toujours la même chose, je retombais dans les additions. De même, traduire suppose la pluralité. Comme on ne retrouve jamais exactement les « mêmes » expressions, d’une langue à l’autre, on va chercher à les « décrire », comme écrit Michel Deguy : « Le « même » n’existe pas à part mais en transit, en métamorphose, dans le milieu de la paraphrase-périphrase, des commentaires, de tous ces « préparatifs » (du seprépare-à-passer-dans), de l’appareil, ou apparat de son passage. Par où passe-t-il pour disparaître d’une langue en apparaissant dans une autre 418 ? » Traduire d’une langue à une autre nécessite parfois l’utilisation de la paraphrase. Contrairement aux mathématiques, il y a toujours plusieurs résultats possibles. Par la mise en relation de la traduction avec les mathématiques, Friederike Mayröcker évoque aussi les dangers d’une traduction automatique, négligeant le caractère singulier de chaque langue. La traduction automatique consiste à saisir un texte informatique, à le soumettre à un traitement automatique et à récupérer une « traduction brute ». Lors du traitement, aucune intervention humaine n’est possible, contrairement à des systèmes TAO (Traduction assistée par ordinateur) 419 . Antoine Berman prend position pour la diversité des langues. Il s’agit de défendre les langues contre l’homogénéisation croissante des systèmes de communication 420 . Dans cette perspective, les risques de la traduction automatique sont à prendre en compte. L’intégration des signes mathématiques dans le texte fait également référence à l’écriture informatique, et plus précisément à la création d’une police numérique. L’expression anglaise picture éléments (éléments d’image) renvoie au pixel, plus petit point de l’image. Il s’agit d’une entité calculable qui peut recevoir une structure et une quantification. Si le bit est la plus petite unité d’information que peut traiter un ordinateur, le pixel est le plus petit élément que peuvent manipuler les matériels et logiciels d’affichage ou d’impression. La lettre A, par exemple, peut être affichée comme un groupe de pixels organisé dans un certain ordre. Presque oreiller-poème fait référence au médium de l’ordinateur, et plus particulièrement au processus m ê m e de la c r é at ion de l’écr i ture numérique. Re courir à des s ignes 418 Michel DEGUY, op. cit., p. 104 419 Voir Sylviane CARDEY, Le Processus de traduction automatique, p. 9-32, dans Recherches en linguistique étrangère, vol. 17, CsRLE (Centre spécialisé de Recherches en Linguistique Étrangère), Besançon, Éditions Presses Universitaires Franche- Comté, 1994 420 Voir Antoine BERMAN, L'Épreuve de l'étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Éditions Gallimard, coll. Les Essais, 1984 <?page no="154"?> 148 graphiques, évoquant le processus de pixellisation répond donc à l’envie de représenter la structure sur laquelle repose l’écriture numérique. Ainsi, de nombreux poètes français et allemands contemporains, tels que Friederike Mayröcker, Ralph Günther Mohnau, Maurice Blanchot, Yves Bonnefoy, René Char ou Heinz G. Hahs, ont recours à une écriture fragmentaire pour réunir des registres à priori hétérogènes. Leur œuvre n'est pas close et déterminée, mais porteuse de liberté. Le fragmentaire se confronte à l'idée de la totalité et remet ainsi en cause les certitudes de la littérature et de la peinture. Comme le Livre de dialogue réunit les deux moyens d’expression, cet « vacillement » des certitudes s’exprime avec d’autant plus de vigueur. Des livres tels que Presque oreiller-poème 421 , Histoire de la lumière 422 , Ich pflanze Tollkirschen in die Wüsten der Städte 423 (Je plante des belladones dans les déserts des villes) ou Versäumt zu scheitern 424 (Manqué d’échouer) en constituent des exemples significatifs. Quant au recours au fragment, celui-ci donne à lire la revendication d'un discours polymorphe, transgressant les distinctions génériques traditionnelles, impliquant également la volonté de confondre les genres et de perturber les horizons d'attente. II.B. c) Le fragment ou le corps Un grand nombre de Livres de dialogue contemporains se situent aux confins de la figuration. La notion du corps y est au cœur d'un travail pictural et poétique, fondé sur le fragment. Dans le Livre de dialogue Vacillations 425 (voir photo 25), nous analyserons comment s’installe ce jeu entre la distance instaurée par la dimension abstraite du texte et une intimité provoquée par l’aspect charnel des lithographies. Dans Vacillations, les aphorismes d’Emil Cioran (1911-1995) viennent répondre, sur la même page, aux lithographies de Pierre Alechinsky (1927), dialogue où les deux modes de communication trouvent leur expression. Pierre Alechinsky 426 a créé des Livres de dialogue avec de nombreux poètes, tels que Michel Butor, Joyce Mansour, Yves Bonnefoy et Michel 421 Friederike MAYRÖCKER, Monique FRYDMAN, op. cit. 422 Jacques DUPIN, Jean CAPDEVILLE, op. cit. 423 Ralph Günther MOHNAU, Ingo WIRTH, Ich pflanze Tollkirschen in die Wüsten der Städte (Je plante des belladones dans les déserts des villes), Francfort-sur-le-Main, Éditions Fischer, 1988 424 Heinz G. HAHS, Johannes STRUGALLA, Versäumt zu scheitern (Manqué d’échouer), op. cit. 425 Emil CIORAN, Pierre ALECHINSKY, Vacillations, tirage à 200 exemplaires, 32 lithographies originales de Pierre ALECHINSKY, Montpellier, Éditions Fata Morgana, 1979 426 Voir Céline CHICHA, Marie-Françoise QUIGNARD, Les Impressions de Pierre Alechinsky, Paris, Éditions Bibliothèque Nationale de France, 2005 <?page no="155"?> 149 Portal. Il a également réalisé des œuvres avec Hugo Claus, qui est à la fois poète, romancier, dramaturge et peintre. Il s’inscrit au sein du mouvement « Cobra », né d'une scission du surréalisme révolutionnaire, et défini par Asger Jorn et Christian Dotremont, ses deux autres « acolytes », comme « une collaboration organique expérimentale qui évite toute théorie stérile et dogmatique » 427 . Fig. 26 Emil CIORAN, Pierre ALECHINSKY, Vacillations, 33 cm x 25, 8 cm, Montpellier, Éditions Fata Morgana, 1979 « Cobra » se caractérisait par une attitude anti-formaliste et les liens qu'il établissait entre écriture et peinture. L'expression « mot-image » a été inventée en 1948, par le peintre Louis Van Lint, collaborateur d'Asger Jorn. Dans Vacillations, les lithographies, rehaussées par l'aquarelle appliquée au 427 Françoise LALANDE, Christian Dotremont, l'inventeur de Cobra, une biographie, Paris, Éditions Stock, 1998 <?page no="156"?> 150 pochoir, mettent en scène des formes que l'on pourrait associer à des corps animaux ou humains. Des figures ondulées évoquent un serpent ou un point d'interrogation et de grandes taches, font songer à des hommes en mouvement, dotés de têtes énormes. Les traits vigoureux rappellent l'écriture. La démarche de Pierre Alechinsky se nourrit du lien entre écriture et peinture, qu’il explore dans son ouvrage Peintures et écrits 428 . Formé à la calligraphie japonaise par des maîtres en calligraphie, son œuvre en témoigne par la précision du geste, la fluidité et l'attention portée aux blancs. L'écriture lui sert également de support pour ses peintures. Il travaille à partir de manuscrits anciens, de vieilles cartes de géographie, de factures. Dans Vacillations (voir photo 27), les images et les textes sont encadrés de traits noirs ou de traits rouge vermillon sombre. Images et textes se trouvent donc séparés, en fragments autonomes. Des correspondances entre les fragments textuels et visuels viennent naître grâce à ce système d'encadrement original. Comme chaque cadre est peint individuellement, aucun ne se ressemble. Les traits de chaque cadre sont dessinés spontanément laissant, par endroits, transparaître le blanc de la page. Le texte et l’image ouvrent ainsi le cadre vers l’extérieur et inversement. Le philosophe Emil Cioran tisse des liens inattendus entre la philosophie et la poésie. Selon Gabriel Liiceanu 429 , son œuvre confronte sa vision négative de l'existence au non-conformisme et à l'absurde. Il s'inspire notamment de Kierkegaard et de Schopenhauer. De même que ces derniers, il a une préférence pour l'aphorisme, la forme la plus concentrée de la pensée. Les aphorismes d’Emil Cioran sont souvent autoréférentiels, comme dans Vacillations : « Je voudrais proclamer une vérité qui me chasserait à jamais des vivants. Je ne connais que les états mais non les mots qui me permettraient de la formuler 430 . » Pour Emil Cioran, la philosophie traditionnelle, basée sur la logique classique, ne saurait seule exprimer les grands mystères. 428 Pierre ALECHINSKY, Peintures et écrits, Paris, Éditions Flammarion, 1994 429 Voir Gabriel LIICEANU, Cearta cu filosofia (La Querelle avec la philosophie), Bucarest, Éditions Humanitas, 1998 430 Emil CIORAN, Pierre ALECHINSKY, op. cit. <?page no="157"?> 151 Fig. 27 Emil CIORAN, Pierre ALECHINSKY, Vacillations, pages 1 et 2, 33 cm x 60,4 cm, Montpellier, Éditions Fata Morgana, 1979 Son œuvre est fondée sur la contradiction et la remise en question incessante. Elle se caractérise par des observations inattendues et surprenantes, le refus des certitudes et la quête constante de nouvelles manières de penser. La peinture de Pierre Alechinsky se base également sur une expérimentation perpétuelle ; il reprend, par exemple, fréquemment des tableaux achevés pour les transformer, car il trouve toujours « une multiplicité d'orientations possibles. Rien n’est jamais fixé » 431 . Ainsi, le titre « Vacillations » revoie à l’équilibre. Une flamme également vacillante ; dans ce sens, les blancs qui apparaissent dans les textes et les images pourraient être comparables à des éclats de lumière. La structure fragmentaire favorise l’expression d’une pensée antithétique et paradoxale, grâce à son aspect discontinu. Emil Cioran aborde certains aspects de la réalité lui paraissant ridicules, insolites ou absurdes avec un humour non dénoué de cynisme. En accord avec la philosophie nihiliste, il refuse tout système politique et s'attaque d'une manière 431 Pierre ALECHINSKY, Peintures et écrits, op. cit. <?page no="158"?> 152 provocante à la doctrine religieuse 432 , s'inspirant notamment de Schopenhauer, Sprengler et Nietzsche. L'emploi du pronom « on » crée par moments une distance avec le lecteur, distance qui se trouve pourtant nuancée par les images de Pierre Alechinsky, aux formes organiques. Toute une dimension physique se révèle, qui établit une intimité avec le spectateur. La démarche de Pierre Alechinsky s'appuie sur cette implication corporelle. En explorant le geste, la spontanéité du geste, il met en valeur l'expressivité de la matière, afin de créer une peinture s'adressant plus aux sens qu'à l'intellect. Dans Vacillations, le texte emprunte à l’image son aspect graphique et un jeu s’opère entre fragments visuels et textuels, à travers un système d’encadrement original : Emil Cioran se sert d’une écriture fragmentée, concentrée, pour exprimer une pensée antithétique et paradoxale à laquelle Pierre Alechinsky répond par des images organiques, centrées sur le corps. II.C Le corps dans son implication Le Livre de dialogue n’est pas uniquement un support pour le texte et l’image, il se caractérise par sa construction même. Il constitue une véritable création architecturale au sein de laquelle chaque élément a sa signification propre. De ce fait, il n’est pas étonnant qu’il ait été fréquemment défini en termes aussi physiques que charnels. Le poète et éditeur Thierry Le Saëc le qualifie comme un troisième corps, se situant entre le corps du poète et celui du peintre, « une effraction créatrice dans l’intimité de chacun des protagonistes pour faire surgir l’espace du livre » 433 . Dans cette perspective, il est, pour le poète Michel Butor, « semblable à un corps avec ses ossements, humeurs et souffles » 434 . Le livre devient une sorte de corps vivant. Il est possible de parler d’une « personnification du livre », qui va de pair avec le désir des créateurs de se fondre dans la création. Le peintre et le poète sont poussés à joindre leurs modes d’expression, par une nécessité intérieure. Cette nécessité associe au processus créatif un sentiment d’urgence en conférant à la réalisation artistique un enjeu quasi vital, que l’écrivain Charles Juliet exprime ainsi: « Celui qu’une nécessité intérieure contraint, selon cet autre mot de Hölderlin, à ne chercher "qu’une seule chose : la plus grande, la plus belle", est condamné à n’éprouver le plus souvent que déception, amertume, désespoir. Car ce à quoi il aspire si ardemment se refuse, ou ne se livre à lui que par éclair, quand l’être se tient 432 Voir Emil CIORAN, Syllogismes de l'amertume, Paris, Éditions Gallimard, 1987 433 Thierry LE SAËC dans Eugène GUILLEVIC, La Passion du monde, op. cit. (voir p. 45, note 99) 434 Madeleine SANTSCHI, Voyage avec Michel Butor, Lausanne, Éditions L’Age d’Homme, 1982 <?page no="159"?> 153 au plus près du rien, se voit rassemblé au plus désert et au plus jaillissant d’un profond silence. Et le pire, c’est que ce qui est quêté, impose de renoncer au savoir, à l’agir, au vouloir. Foudroyante exigence 435 ! » « Renoncer au savoir, à l’agir, au vouloir » ; Charles Juliet définit combien « le lâcher prise » est essentiel dans l’acte de création. La célèbre phrase de Picasso « je ne cherche pas, je trouve » va également dans ce sens. Cette conception implique que le créateur est ouvert à ce qui vient à lui, au lieu de s’enfermer en soi dans la volonté d’obtenir un résultat, une « œuvre réussie ». Le « lâcher prise » constitue une attitude d’ouverture à la vie, aux autres, à tout ce qui peut procurer l’inspiration ; lâcher le besoin de contrôle, afin d’être capable d’accueillir le vide, c’est-à-dire l’imprévu, l’inconnu. Il existe évidemment différentes manières de créer. D’autres artistes ne travaillent pas à partir du vide, mais ont besoin d’extérioriser un trop plein créatif 436 . Le Livre de dialogue Des Corps Célestes * Macrocosme 437 , créé par la poétesse Francine Caron (1945) et le peintre Pierre Cayol (1939) évoque la place essentielle accordée au vide. Les nombreux blancs, situés à l’intérieur des textes, des images et autour d’eux, structurent le livre à la manière d’une respiration fluide. II.C. a) L’osmose avec la nature Le Livre de dialogue Des Corps Célestes * Macrocosme conjugue l’harmonie et la force. La mise en page équilibrée des textes et des images, ainsi que la disposition des blancs donnent à l’ensemble une structure harmonieuse. La puissance du livre réside dans le fait que les textes poétiques et les gravures se concentrent sur l’essentiel. Le livre joue également sur l’aspect ludique, grâce aux divers modes de lecture qu’il propose. Il peut se déplier en éventail ou se lire de manière classique, en tournant les pages et invite le spectateur-lecteur à participer à un travail créatif. Francine Caron a créé de nombreux Livres de dialogue remarquables avec des peintres, telles que Monique Tonet 438 , Shirley Carcassonne 439 , 435 Charles JULIET, Traversée de nuit, Journal II, 1965-1968, Paris, Éditions P.O.L., 1997 436 Dans l’ouvrage Créer, le philosophe Paul AUDI expose ses réflexions sur l’acte de créer, Paul AUDI, Créer, op. cit. 437 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique suivi de Des Corps Célestes, Rocheford du Gard, Éditions Alain Benoît, 2002 438 Francine CARON, Monique TONET, Étreinte-Éternité, Rocheford du Gard, Éditions Alain Benoît, 1998 439 Francine CARON, Shirley CARCASSONNE, ÉRoTICa TuMeSCens, Rocheford du Gard, Éditions Alain Benoît, 2005 <?page no="160"?> 154 Maria Emdadian 440 et Chantal Denis 441 . Par sa richesse au niveau de la forme et la complexité des sujets abordés, il est impossible de classer la poésie de Francine Caron dans un seul registre. Elle puise son inspiration, à la fois, dans l’Histoire de l’art et la mythologie 442 , dans l’osmose entre la terre et l’être humain 443 , dans le lien profond entre l’amour, le sexe et la spiritualité 444 , mais également dans les problématiques actuelles 445 . Écrire s’avère une nécessité intérieure pour la poétesse. La poésie est, selon elle, un acte constructeur de soi, un « château intérieur », devenu l’essentiel dans sa vie. Pour le peintre Pierre Cayol, la poésie est source d’inspiration capitale. Il a réalisé des Livres de dialogue avec des poètes, tels que Jean Joubert 446 , Béatrice Libert 447 et Raphaël Mérindol 448 . Sa peinture est proche de celle de Cézanne, dans la mesure où il explore les formes, pour y trouver une sorte de langage pictural, sans pour autant tomber dans une schématisation rigide. Ses tableaux sont, au contraire, le fruit d’un perpétuel désir de renouvellement. Il s’inspire notamment du travail des Indiens d’Amérique en s’interrogeant sur leurs mythes et leurs représentations rituelles. À l’image des poètes engagés, tels que Peter Rühmkorf, Erich Fried ou René Char 449 , la création artistique et la vie sont intimement liées pour Pierre Cayol. Il séjourne régulièrement dans les territoires indiens d’Arizona et du Nouveau-Mexique, chez les Navajos, les Apaches, les Hopis et les Pueblos, parmi lesquels il compte de nombreux amis. 440 Francine CARON, Maria EMDADIAN, Shoah, Paris, Éditions TranSignum, 2007, trois poèmes de Francine Caron traduits en allemand par Gabriele Wennemer et en hébreu par Bluma Finkelstein 441 Francine CARON, Chantal DENIS, Venise avec le temps, Paris, Éditions L’Oeil pour l’Oeil, 2007, Francine CARON, Chantal DENIS, Sphinx Sphinge, Paris, Éditions L’Oeil pour l’Oeil, 2008 442 Voir Francine CARON, Musée du Louvre, Cholet, Alain GUINHUT (éditeur), Éditions Terre Inconnue, 1984, remanié et complété sous le titre Grand Louvre, à paraître en 2010 443 Voir Francine CARON, Catherine ROLAND, Picardie Poésie, Amiens, Éditions EKLITRA, 1982, voir Francine CARON, Catherine ROLAND, Terres celtes, Maulevrier, Éditions Hérault, 1986 444 Francine CARON, couverture créée par le peintre Yves TRÉMOIS, L’Année d’Amour, Les Sables d’Olonne, Éditions Pinson, 1979 445 Voir Francine CARON, D'Europe, Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1993, 2 e édition augmentée et publiée par l'Association Poésie sur Seine en 1998 et la revue Europe Plurilingue en 2000, voir également Francine CARON, Planète foot, War Planet, Bordeaux, Éditions Les Dossiers d'Aquitaine, 2004 446 Jean JOUBERT, Pierre CAYOL, Douze, Paris, Éditions Jean-Louis Meunier, 2009 447 Béatrice LIBERT, Pierre CAYOL, Ton corps, Rocheford du Gard, Éditions Alain Benoît, 2008 448 Raphaël MÉRINDOL, Pierre CAYOL, L’Encens des jours, Laudun, Éditions La Cardère, 2005 449 Voir à ce sujet la partie II.A. c) L’acte de créer <?page no="161"?> 155 Depuis 1993, il préside l’association « Indianités » qui a pour but de faire connaître la culture de ces peuples. Le lien profond entre l’homme et la nature est au centre du Livre de dialogue de Francine Caron et de Pierre Cayol. Il se compose de deux recueils : Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique et Des Corps Célestes. Contrairement à la couverture du livre Plaisir terrestre en g 450 où apparaît uniquement le nom du poète, les noms des deux créateurs figurent sur les deux couvertures (voir photo 28). Ils possèdent la même taille, témoignant ainsi du désir d’égalité sur lequel est fondée la relation entre poète et peintre. La couverture du premier recueil explore la mise en page : les lettres M, C, d et le chiffre 1 sont imprimés en gras. La lettre C du mot corps fait référence aux initiales des deux créateurs Caron et Cayol. Fig. 28 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, 17,5 cm x 19,5 cm, 2002 Cette mise en relation de la poétesse et du peintre renvoie à la définition du Livre de dialogue comme un corps autonome à la frontière entre le corps du poète et celui du peintre. La mise en page du texte suggère la représentation schématique d’un microscope électronique. L’espace sur lequel sont imprimés les mots d’1 est assimilable au diaphragme. Dans un 450 Voir l’analyse de la couverture de Plaisir terrestre en g <?page no="162"?> 156 système optique centré, le diaphragme sert à limiter l'ouverture d'un faisceau. Il est essentiellement dimensionné pour assurer le niveau d'éclairement voulu et joue sur l'extension linéaire du faisceau. Cette thématique correspond à un sujet central du livre Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique : mettre en lumière une expérience poétique et picturale singulière, tout en lui attribuant une portée universelle. La dimension singulière est illustrée par le détachement graphique des mots d’1 et le détachement de la syllabe nique du terme électronique (voir photo 29). En reliant d’1 et nique, se forme un nouveau mot d’unique. Quant au terme Macrocosme, il renvoie à la dimension globale de l’aventure poétique et picturale. Fig. 29 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, détail de la couverture, 2002 Dans Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, nous sommes en présence d’un univers où tout est animé et où la nature et l’homme se trouvent dans une sorte d’osmose. Dans les textes poétiques et les gravures, le vide tient une place essentielle ; assimilé au souffle, il symbolise la circulation d’énergie dans la philosophie taoïste. Concernant la mise en page des gravures, l’espace blanc au-dessus de l’image est plus grand que celui au-dessous. Cette répartition du vide est respectée tout au long du livre et lui donne cette coloration d’ouverture, comme si les formes étaient appelées vers le haut, le ciel. Francine Caron explore le potentiel graphique du texte, en utilisant la typographie et la mise en page. <?page no="163"?> 157 Elle se sert de caractères typographiques qui insistent sur les rondeurs des lettres et par-là sur la dimension charnelle de l’écriture. Le peintre, à son tour, se concentre sur les multiples interactions entre les différentes formes, se situant à la limite entre l’organique et le géométrique. Le premier poème de ce Livre de dialogue tisse des liens entre le processus actif de la création, les rapports entre l’intérieur et l’extérieur, entre le corps, l’artiste et le sacré : Devant : le Corps Sacré d’être la Vie jusqu’à l’ultime arceau d’un cil Tu vas au fond bercé/ e de la maternité du seul silence Corps inconnu médiane À pénétrer inverse 451 L’absence de ponctuation, en dehors des deux points au premier vers, vient accroître cette sensation d’ouverture. Le poème est comparable à un corps dans lequel l’énergie circule librement, sans être bloquée par des crispations. L’image située à droite de ce texte présente trois formes (voir photo 30), celle de gauche étant imbriquée dans celle du milieu, elle-même semble contenir la forme de droite. Mais ces formes ne sont pas figées l’une dans l’autre, grâce à l’espace blanc laissé autour de chacune. 451 « Davor : der Körper / Heilig sein das Leben / bis zum letzten Bogen einer Wimper / Du dringst bis zum Grund / gewiegt / von der Mutterschaft / der einzigen Stille / unbekannter Körper / halbierend / durchdringen umgekehrt » (Traduction libre) <?page no="164"?> 158 Fig. 30 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, pages 1 et 2, 17,5 cm x 19,5 cm, 2002 Cette construction est comparable à l’intérieur du corps humain où rien n’est figé, où le sang doit pouvoir circuler librement, afin de transporter, vers les muscles et les organes, les éléments nécessaires. La peau constitue l’interface entre le milieu intérieur et extérieur du corps. La poétesse parle du mouvement vers l’intérieur au vers 10 : À pénétrer inverse. L’espace entre les deux expressions rend le mouvement visible, comme si les mots pénétraient le blanc de la page. Ceci est souligné par le terme inverse, lequel renvoie au premier vers du poème. Dans ce premier vers, Devant : le Corps, les deux points constituent l’unique signe de ponctuation du poème et acquièrent par-là un statut particulier. Il est possible de faire le lien avec une entrée en scène au théâtre. L’utilisation de devant comme mot d’ouverture pourrait situer l’action dans un pré-contexte, l’italique renforçant l’idée d’un hors-champ. Les deux points qui suivent indiqueraient l’entrée en scène d’un personnage. Cette entrée directe dans le vif du sujet confère une certaine force au début du poème. Cela est renforcé par le rythme et l’augmentation continue des syllabes : quatre syllabes pour le premier vers, le deuxième vers en contient six et le troisième huit. Le deuxième vers Sacré d’être la Vie, peut être lu en focalisant l’attention sur les sonorités : sacré peut être compris comme ça crée. Le terme ça fait <?page no="165"?> 159 référence à l’inconscient 452 , tel que le perçoit Freud. Dans la théorie psychanalytique, trois systèmes sont distingués : l'inconscient, le préconscient et le conscient ayant chacun son type de fonctionnement particulier. Ces systèmes sont en lien avec trois instances, le « ça » 453 , étant le pôle pulsionnel, le « moi », qui englobe la raison et le narcissisme et le « surmoi », fonctionnant comme agent critique qui a intériorisé des interdits et des exigences. Le « ça » tient une place importante dans l'ensemble des processus mentaux. Dans le texte poétique, son emploi souligne la puissance de la force vitale engagée dans l’acte de la création. Dans celui-ci, le corps a un rôle essentiel. L’adjectif sacré (vers 2) se définit par ce qui est relatif aux éléments communs à la religion. Il s’agit d’une approche ouverte ne se limitant pas à une seule religion, mais se focalisant sur les éléments communs à toutes les religions. Dans le texte poétique, sacré renvoie au lien entre le corps et la dimension spirituelle. Nous explorerons ce lien dans la partie suivante, intitulée « La quête spirituelle ». De tout temps, la création artistique a engendré des relations complexes avec la notion du sacré à travers le mythe fondateur de l'art comme expression du divin ou le mythe du créateur comme génie. Au vingtième siècle apparaissent pourtant de nombreux courants, philosophiques et artistiques, visant à rompre avec la notion du sacré. Citons, par exemple, le prophétique « Dieu est mort » 454 de Nietzsche et des courants comme le Dadaïsme, ou encore le Pop Art. Le livre Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique constitue une réflexion originale sur le lien entre le corps, la terre et le sacré. Le quatrième vers tu vas au fond a une dimension personnelle, car le pronom tu, s’adresse directement au lecteur-spectateur. 452 Voir à ce sujet Anne BERMAN, Bemerkungen über den Begrift des Unbewussten in der Psychoanalyse (Réflexions sur la notion de l’inconscient dans la psychanalyse) dans Revue française de psychanalyse, Volume 33, Paris, Éditions PUF, 1969 Il convient de signaler qu’il existe de nouvelles critiques de l'inconscient. Certains auteurs refusent d’admettre l’existence de l'inconscient tout en admettant certains faits psychanalytiques. Ils affirment que la conscience elle-même, en tant que phénomène, présente de nombreux degrés d'intensité et de clarté. 453 FREUD définit le « ça » comme le pôle pulsionnel de la personnalité, soit la partie la plus chaotique et la plus obscure. Il constitue le domaine de l’instinctif, qui ne connaît ni règle de temps ou d’espace, ni interdit. Totalement inconscient, il est dirigé par le seul principe de plaisir. De ce fait, les choses les plus contradictoires peuvent y coexister. Voir, Sigmund FREUD, Psychologie des Unbewußten (La Psychologie de l’inconscient), tome III, Francfort-sur-le-Main, Éditions Fischer, 1975 (1. publication 1905) 454 Ces propos apparaissent pour la première fois dans Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir) publié en 1882 aux éditions Ernst Schmeitzner à Chemnitz. Par ces propos, NIETZSCHE affirme que Dieu n'est plus la source fondamentale des codes moraux ou téléologiques. NIETZSCHE reconnaît la crise que la mort de Dieu représente pour les considérations morales établies, telle la dévalorisation des valeurs supérieures. <?page no="166"?> 160 Les vers 5 et 6 (Bercé/ e de la maternité) insistent sur l’origine de l’homme en renvoyant au foetus porté dans le ventre maternel. Francine Caron met assez souvent en parallèle le corps de Gaïa 455 , la « Terre-Mère » dans la mythologie grecque, et le sien. Le ventre humain est assimilable au ventre de la terre 456 . L’énergie créatrice se dégage dans l’oscillation entre les deux pôles ; entre le microcosme et le macrocosme. Il s’agit d’une allégorie de la naissance où le poète accouche du poème. Cela implique un travail d’introspection et le courage d’aller aux tréfonds de soi-même. Francine Caron a intitulé un de ses textes Le Haut Ventre 457 , ce qui lui semblait s’imposer contre la notion de bas ventre qu’elle qualifie de clinique et péjorative 458 . Le titre Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique associe l’écriture à un travail profond et méticuleux sur le langage. Le microscope sert à donner des images agrandies d'objets minuscules dont les détails échappent à l'œil nu. Le poème donne à voir, à son tout, en révélant au lecteur-spectateur une nouvelle manière de percevoir le monde. II.C. b) L’Appel spirituel Le travail pictural de Pierre Cayol implique l’idée de retour aux sources, afin d’y trouver l’énergie créatrice. L’écrivain N. Scott Momaday, d’origine amérindienne, dit à propos de Pierre Cayol : « Il perçoit le paysage à la manière des Indiens, le ressent en profondeur, dans sa dimension spirituelle, l’admire avec révérence. 459 » Le peintre témoigne d’un profond respect vis-àvis de la nature et la considère, en lien avec la tradition des Indiens d’Amérique, comme sacrée. Les gravures de Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique sont composées de formes évoquant des arbres, des poissons, des cailloux ou encore des vagues. Nous analyserons la relation entre ces formes et la quête spirituelle, ainsi que leurs interactions avec les textes poétiques de Francine Caron. 455 Dans la mythologie grecque, Gaïa (en grec Gaĩa) est une déesse primordiale associée à la « Terre-Mère ». Elle est la mère des races divines, mais enfante aussi de nombreux monstres. Elle apparaît en outre comme une divinité chtonienne que l'on invoquait et à laquelle on sacrifiait des victimes en même temps qu'aux autres puissances infernales, telles Hadès, Perséphone ou Hécate. Voir à ce sujet, Jacques DÉSAUTELS, Dieux et mythes de la Grèce ancienne : la mythologie greco-romaine, Laval, Éditions des Presses de l’Université Laval (Québec), 1988 456 À ce sujet, voir le site web de Francine CARON, « www.adamantane.net », étude de Isabelle NORMAND 457 Voir Francine CARON, Le Haut Ventre dans 15 ans de poésie, 1981, p. 193 458 Propos tirés d’une lettre qu’elle m’a envoyée le 22 avril 2010 459 N. Scott MOMADAY, House Made of Dawn (La Maison de l’aube), New York, Éditions Harper and Row, 1968 <?page no="167"?> 161 Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique frappe par la mise en page équilibrée et par la place primordiale accordée aux blancs. Les espaces vides structurent les pages, comme le rythme d’une pièce musicale. Les formes ne sont jamais rigides, malgré, par moments, quelques aspects géométriques. La typographie des lettres insiste sur les rondeurs. Une impression sensuelle et fluide se dégage des formes et des lettres. Tantôt délicates, tantôt denses, les formes sont des « caresses » par lesquelles le peintre imprime ses différentes sensations. Cette sensualité se retrouve dans les textes poétiques grâce à la mise en scène d’un univers empli de chaleur et d’humidité, rythmées par la dentale « t » à articuler pleinement à haute voix, et dans la musicalité des rimes : Rythmé dedans la serre à la tempête des bronchioles : le Cœur tam-tam solide Autant chaleur de fleuve tissu spongieux d’entre vertèbres qu’ imbrication de chaleur nerf sur chaque muscle 460 460 « Im Rythmus des Gewächshauses / im Sturm der Lungensäcke / : das Herz solides tam tam / Genauso / Wärme des Flusses / schwammiger Stoff / zwischen Wirbeln / bis zur Verzahnung / jedes Nerfs / mit jedem Muskel » (Traduction libre) <?page no="168"?> 162 Le corps humain et la nature se retrouvent en osmose : le tissu spongieux (vers 6), rappelant l'éponge par sa structure molle, est associé aux vertèbres (vers 7) du corps humain. Le travail poétique renvoie à l'histologie pratiquée à l'aide du microscope, s'intéressant aux tissus et aux cellules. La mise en page du texte peut évoquer le tracé des cellules, observées à l’aide d’un microscope. Chaque cellule constitue une entité vivante qui, dans le cas d'organismes multicellulaires, fonctionne de manière autonome, tout en étant coordonnée avec les autres. Il en va de même avec les différentes parties du poème, séparées visuellement par des blancs tout au long du livre. La plus longue partie contient six vers, la plus brève, un vers. Le registre anatomique (bronchioles, cœur, tissu, vertèbres, nerf, muscle) est associé à un registre sensuel (chaleur de fleuve, rythmé dedans, imbrication de chaleur). Ce dernier est renforcé par le travail musical de la poétesse sur le rythme et les sonorités. Le premier vers présente une analogie rythmique avec le troisième vers en étant composé de trois mots à deux syllabes, Rythmé (2) dedans (2) la serre (2). Le rythme imite les battements du cœur : le Cœur (2) tam-tam (2) solide (2) (vers 3). L’image à droite (voir photo 31) présente des formes évoquant des éléments organiques, telles des branches d’arbres, des feuilles ou des vagues. Il est aussi possible de voir deux formes évoquant des poissons. Le travail de Pierre Cayol se réfère aux traditions amérindiennes. Les Amérindiens représentent des formes et des silhouettes depuis des milliers d’années sur différents supports : sur les parois et les rochers, le sable, les peaux d’animaux, les objets de la vie quotid i e nne et s u r l eu r s corps 461 . C e s r e p r é s e n t a t ion s à c ar ac t ère symbolique forment une sorte de langage pictural. On pourrait associer la forme ronde du haut à un poisson blanc, dont la tête est dressée vers le ciel. En bas, se trouve un autre poisson, noir et plus petit, nageant vers la gauche. Ces représentations évoquent les totems des Amérindiens. Dans leur tradition, chaque animal est représenté sous forme de totem 462 . 461 La peinture corporelle constitue une des premières formes d’expression plastique utilisée par nos ancêtres. À l'aube de l'humanité, ils découvrent la terre colorée, le charbon de bois, la craie, le jus des baies et le sang des animaux. Des recherches anthropologiques témoignent du fait qu’avant la première pierre gravée, l’homme appliquait des pigments sur son corps pour affirmer son identité, l’appartenance à son groupe et se situer par rapport à son entourage. Voir Dos WINKEL, Bertie WINKEL, Bérénice GEOFFROY-SCHNEITER, L’Art de la parure. Peintures corporelles : Afrique, Amériques, Asie et Océanie, Paris, Éditions du Seuil, 2006 462 Chaque clan a son totem particulier : la tortue, pour les Iroquois et l’ours, pour les Mohawks. <?page no="169"?> 163 Le poisson fut également l’un des premiers symboles du Christianisme 463 et a des significations diverses, toujours en lien avec la dimension spirituelle. Fig. 31 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, pages 3 et 4, 17,5 cm x 19,5 cm, 2002 Dans le Bouddhisme se trouve une représentation symbolique de deux poissons 464 , symbolisant le monde spirituel, qui repose sous le monde matériel. Dans la tradition juive, on protégeait la mère et le nouveau né par des amulettes sur lesquelles apparaissaient des poissons, comme symbole de pureté 465 . Dans la mythologie hindoue, le poisson renvoie au mythe universel du déluge 466 et au mythe de Manou 467 . Le Macrocosme du Corps 463 Dans la basilique byzantine de Bethléem, une mosaïque de la période constantinienne porte l’inscription grecque « ἰ χθύς » (poisson). Quant à la signification des symboles chrétiens, voir par exemple Jean DANIÉLOU, Les Symboles des chrétiens primitifs, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Sagesses, 1998 464 Cette représentation symbolique de deux poissons dorés se trouve à l’entrée du temple Vaira-Yogine à Pharping au Népal. Ils représentent la libération spirituelle des souffrances terrestres. 465 Voir Paul LEPIC, Naître : rituels de la naissance et de la petite enfance dans le judaïsme, le christianisme et l'islam, Paris, Éditions Bréal, 2006 466 Le thème du Déluge apparaît non seulement dans la Bible, mais aussi dans des récits sumériens, mésopotamiens, grecs et également dans la mythologie hindoue, scandinave et même maya. <?page no="170"?> 164 humain sous le regard d’1 microscope électronique sensibilise le lecteurspectateur aux connections entre les religions et les mythes 468 . Fig. 32 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, déplié en éventail : 17,5 cm x 117 cm, 2002 Par sa composition, il invite à une sorte de lecture des images. Le livre se déplie en éventail (voir photo 32) et les images, formes géométriques et organiques, apparaissent avec des variations, comme dans une pièce musicale. Dans cet enchaînement, le cercle constitue une forme récurrente. Il apparaît tantôt entièrement, tantôt coupé en demi-cercle. Alors, le regard du lecteur-spectateur, par son imagination, peut le compléter. Le cercle est l’une des formes le plus fréquentes dans les représentations traditionnelles amérindiennes. Il apparaît dans les danses rituelles, la forme et la disposition des tipis ou des wigwams 469 et dans les objets symboliques, comme les capteurs de rêves 470 et les roues de médecine 471 . Le cercle symbolise l'unité et l'équilibre du monde. 467 Voir Heinz BECHERT, Georg von SIMSON (éditeur), Einführung in die Indologie (Introduction à l’indologie), Darmstadt, Éditions Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1979 468 Concernant le lien entre mythe et religion, voir notre analyse de l’œuvre de Friederike MAYRÖCKER, partie I.E. c) La transposition du mythe. 469 Voir Anne GARRET-BOURRIER, Spiritualité et fois amérindiennes : Résurgence d'une identité perdue, dans Cercles, vol. 15, Rouen, Éditions CECLA (Centre d'Etudes sur la Littérature et la Civilisation des pays de Langue Anglaise), 2006 470 Au départ, les capteurs de rêves étaient tressés d'une toile en fibre d'ortie ou en tendon animal, teintée ensuite en rouge, à l'aide de l'écorce de pruniers sauvages. Selon les croyances traditionnelles, le capteur de rêves devait empêcher les cauchemars des enfants. 471 Bien que leur fonction et leur âge ne soient pas encore bien déterminées, certains anthropologues pensent que les roues de médecine servaient à faire des observations astronomiques pour prévoir des dates importantes, telle la date du solstice d'été. D'autres pensent qu'il s'agit des représentations symboliques de la voûte du ciel ou des cycles éternels de l'univers, utilisées lors de cérémonies importantes comme la danse du soleil. La plus imposante des roues de médecine se trouve dans les Bighorn Mountains du Wyoming et du Montana. <?page no="171"?> 165 Dans Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, nous avons vu que le texte poétique établit des correspondances entre la structure du corps humain et la nature. Le fonctionnement des cellules, à la fois autonomes et coordonnées avec les autres éléments, se retrouve dans les relations qu’entretiennent textes et images. Le texte reprend dans sa représentation visuelle les formes des images. Les images représentent des formes organiques, réunissant l’univers humain, animal et végétal. Le positionnement des images par rapport aux textes poétiques ne semble pas obéir à des lois rigides. Il serait possible de changer l’enchaînement tout en gardant un ensemble équilibré. Le livre fonctionne comme un ensemble ouvert, comparable à un corps humain où la respiration circule entre les organes. Les blancs tiennent une place primordiale dans cette structure verbale et visuelle. Il importe d’établir un parallèle avec la conception du vide dans la philosophie chinoise. La communion entre l’homme et l’univers est fondée sur le fait que l’homme est non seulement « un être de chair et de sang, mais aussi de souffles et d’esprits » 472 . Chaque être vivant est conçu avant tout comme « une condensation de différents types de souffle qui en règlent le fonctionnement vital » 473 . Dans cette perspective, le Livre de dialogue Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique peut être considéré comme un corps dans lequel l’énergie circule par le souffle, incarné par les espaces vides. Ceux-ci assurent également le lien entre extérieur et intérieur. II.C. c) Le Livre, métaphore du corps Les blancs à l’intérieur des images fonctionnent comme des ouvertures vers les textes. L’image constitue toujours un espace ouvert. Les textes poétiques témoignent de l’ouverture de la pensée. Nous sommes en présence d’un univers sans cesse en mouvement où l’absence de ponctuation souligne la fluidité de la pensée. Celle-ci est constamment en train de se renouveler. Le quatrième poème de Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique met en relief la puissance de l’énergie créatrice, poussant la pensée toujours plus loin : 472 François CHENG, Vide et plein. Le Langage pictural chinois, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 1979 473 François CHENG, Vide et plein. Le Langage pictural chinois, op. cit., p. 127 <?page no="172"?> 166 Nos incroyables astres : Cercle des rampes tympaniques l’ovule d’or des galaxies du rut et le volcan du Ventre Bombe. Cratère 474 Le thème du Cercle (vers 2) fonctionne comme un lien entre divers éléments, le tympan, l’ovule et le ventre, qui sont des formes rondes. Tout est animé dans cet univers et le mouvement de l’ovule (vers 4) va des galaxies du rut (vers 5) au « ventre-volcan » (vers 6), ce qui évoque la jouissance physique et le processus vital, dont dépendent tous les éléments. L’élargissement de la vision, illustré par le passage de l’ovule aux galaxies renvoie au titre Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, contenant les notions macro et micro. D’une manière visuelle, les quatre derniers vers figurent un cercle (voir photo 32). L’image située à droite du texte est également construite à partir de deux grands demicercles. Le vide circule aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des textes et des images. Cette interaction s’illustre également dans les rapports des êtres vivants avec le milieu extérieur. Ils absorbent des substances qui leur servent à maintenir leurs structures et leur fournissent l’énergie dont ils ont besoin pour exercer leurs fonctions. Ces substances absorbées à partir du milieu extérieur vont sans cesse être transformées. Les être vivants renouvellent ainsi leur propre substance. Ils rejettent à l’extérieur les résidus de ces transformations et dégagent l’énergie sous forme de chaleur. Ce processus, fondement de la vie même, est illustré par la mise en relation des notions comme ventre, bombe et cratère (vers 6, 7). Ce Livre de dialogue montre un univers vivant et contrasté où tout est animé et lié. Cette vision du monde est proche de celle des Amérindiens. Animistes, ils conçoivent le monde comme un « Grand Tout » dans lequel les éléments naturels et 474 « Unsere unglaublichen gestirne / Kreis / der trommelfellgeländer / die goldeizelle / der brunstgalaxien / und der vulkan des Bauchs / Bombe. Krater » (Traduction libre) <?page no="173"?> 167 surnaturels coexistent 475 . Il n’y a pas de frontière entre le monde visible et le monde des esprits et les croyances interfèrent dans la vie quotidienne. Fig. 33 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, pages 7 et 8, 17,5 cm x 19,5 cm, 2002 Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique est également basé sur le désir d’unité. Les textes poétiques mettent en scène des registres contrastés, oscillant entre un lexique organique, animal et spirituel. Les images, à leur tour, font coexister des formes géométriques et naturelles, tout en évoquant des représentations rituelles des Amérindiens. Dans les peintures de Pierre Cayol (voir photo 34), certaines formes revienn e n t c o n s t am m e n t. E lles évo q u e n t d e s t o t e m s e t d’ a u t r e s représentations symboliques. Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique s’inscrit dans la continuité de son travail pictural sur le lien entre l’homme et la nature. 475 Il est souvent difficile de retrouver les croyances originelles des Amérindiens. Ils ont été christianisés par les prêtres européens, à partir du XVII e siècle, et les deux cultures ont souvent fusionné. Cependant, certains éléments des croyances indiennes ont subsisté, comme en le constate en Amérique centrale. Voir Gilles GROS-LOUIS, Les valeurs et les croyances amérindiennes : la culture est l'âme de son peuple, elle conserve toute son histoire, Wendake, Éditions La Griffe de l'aigle, 1998 <?page no="174"?> 168 Fig. 34 Pierre CAYOL, Soleils, 120 cm x 120 cm, acrylique et sable sur toile, le tableau se trouve dans l’atelier du peintre à Tavel Par sa conception ainsi que son contenu, ce Livre de dialogue conjugue la réflexion sur le processus créatif avec l’aspiration de l’homme de vivre en osmose avec le milieu naturel. Dans ce contexte, il importe de prendre en c o mpt e l’ Hi s toir e des Am érindien s 476 , m a rquée par le s conséquences 476 L'arrivée des Européens en Amérique du Nord à partir du XVI e siècle provoqua d'importantes conséquences sur les Amérindiens : leur nombre s'effondra rapidement à cause des maladies, des guerres et des mauvais traitements. Leur mode de vie et leur culture subirent d’irréparables mutations. Avec l'établissement de frontières et la colonisation des Blancs américains, ils perdirent la majorité de leur territoire et furent obligés d'intégrer des réserves. Leur situation démographique, sociale et économique ne cessa de se dégrader. Depuis les années 1970, la communauté amérindienne connaît un certain renouveau : leur population augmente et les traditions revivent. Même si les Amérindiens sont désormais des citoyens à part entière, ils restent malgré tout en marge du développement américain. <?page no="175"?> 169 déva s t at ri ce s d e l’a r r ivée des Europé ens e n A m é r i que d u N ord. Microcosme et macrocosme sont évidemment liés : le regard que l’homme porte sur lui-même conditionne la relation avec autrui. Pour l’écrivain Charles Juliet, le travail sur soi est inhérent à l’acte créatif : « Et travailler sur soi. S'affranchir de tout ce qui enferme, sépare, asservit. Faire rendre gorge jour après jour à cet être dur et mauvais qui réside en chacun. Cet être sans bonté qui naît de notre égocentrisme, et plus encore sans doute de la peur, de nos peurs, lesquelles nourrissent cet aveugle besoin de sécurité, de puissance et de domination d'où résultent tant de ravages. Travailler sur soi. Éliminer la peur, les peurs. Pour découvrir que l'autre est un autre toimême. Que tu n'as ni à le dominer ni à l'exploiter. Que nous avons à nous connaître, nous respecter, nous entraider. Si possible nous aimer 477 . » L’acte créatif est synonyme d’un véritable travail sur soi-même dans une visée humaniste 478 . Le poète tente de transcender les frontières entre soi et les autres. Ceci rejoint le lien profond entre l’homme et son environnement, véhiculé par l’ouvrage Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique. Cette conception y est incarnée d’une manière exemplaire. Terrain multidisciplinaire, ouvert aux différents moyens d’expression, il est fondé sur le respect de l’autre, aussi bien masculin que féminin (voir bercé/ e, poème 1, vers 5). Nous avons vu que le titre Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, contient les notions macro et micro et met en place des correspondances entre le concept du livre et le corps humain. Dans la tradition chinoise, par exemple, la peinture n’est pas un simple objet esthétique : « Elle tend à devenir un microcosme recréant, à la manière du macrocosme, un espace ouvert où la vraie vie est possible 479 . » Dans cette conception, l’œuvre acquiert une dimension quasi animée. Ce pouvoir de l’œuvre provient de l’idée que la peinture est, elle aussi, une « réalité ». L’art suprême est associé au divin ou au merveilleux 480 . Cette idée se retrouve dans la tradition littéraire occidentale, comme dans le roman fantastique Le Portrait Voir Wolfgang MARSCHALL, Indianer heute (Indiens aujourd’hui), Volume 1, Ethnologica Helvetica, Suisse, Éditions Schweizerische Ethnologische Gesellschaft, 1979, Heinzgerd RICKERT, Das Bild des Indianers in Europa (L’Image de l’Amérindien en Europe) Bochum, Éditions Europäischer Universitätsverlag, 2006 477 Charles JULIET, Trouver la source suivi d’Échanges, Paris, Éditions La Passe du vent, 1992, p. 33 478 La conception humaniste de Charles JULIET rejoint celle de Peter RÜHMKORF, voir p. 152, note de bas de page n° 337 479 François CHENG, Vide et plein. Le Langage pictural chinois, op. cit., p. 72 480 Voir sur l’esthétique chinoise, Cheng FUWANG, Shen yu wu yiu : lun zhong guo chuan tong shen mei fang shi (L’esprit voyage avec l’objet), Taipeh, Éditions Shangding wenhua, 1992 <?page no="176"?> 170 de Dorian Gray 481 d’Oscar Wilde, dans lequel le portrait de Dorian est doté d’un pouvoir magique. Dans Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, la dimension vivante du livre est renforcée par son impression recto-verso et le fait qu’il peut prendre plusieurs formes. Il peut être lu comme un livre traditionnel où l’on tourne les pages l’une après l’autre ou être déplié, tel en éventail. Il se situe à la frontière du livre et du livre-objet. Le livre-objet se caractérise par une recherche formelle de l’apparence et de la matérialité même. À titre d’exemple, La Blessure offre son cratère 482 peut être considéré comme un livre-objet. Il s’agit d’une bouteille de vin peinte par Georges Badin, sur laquelle Michel Butor a écrit un poème à la place de l’étiquette. Par ce procédé, le support de l’écriture devient signifiant. Cela évoque les propos de Marshall Mc Luhan « le media, c’est le message » 483 . Le médium, donc la bouteille, influence fortement la réception du poème par le lecteur-spectateur. Les images associées à la bouteille de vin vont être transposées sur le texte poétique, telles que l’inspiration dionysiaque ou le texte qui mûrit à travers le temps. Les livres-objets véhiculent souvent un discours critique sur la forme et la fonction du livre. Tel est le cas d’Avis de printemps 484 , réalisé par Michel Butor et Bertrand Dorny. Il s’agit d’un bouquet de fleurs en papier où les textes sont inscrits sur les différentes surfaces florales. Les pages du livre sont alors étalées dans la simultanéité et non dans la successivité. Ce livre-objet propose une réflexion sur la lecture du livre traditionnel, qui se présente comme une suite de pages à tourner et ce faisant, situe le livre dans un cadre temporel. Si certains des livres-objets tiennent à garder un lien étroit avec le livre traditionnel, par l’utilisation du papier ou la mise en valeur du texte, d’autres n’offrent ni image à regarder, ni texte à lire, ni page à tourner. Ils n’entretiennent plus qu’un lointain rapport avec le livre. Leur reproduction, manuelle, artisanale ou industrielle, est souvent limitée par leur matérialité contraignante. Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique présente une véritable recherche sur la matérialité du livre et appelle à la 481 Histoire du peintre Basil Hallard, fasciné par la beauté d’un jeune séducteur mondain, Dorian. Il peint un portrait idéal de lui. Après avoir formulé un vœu, c’est le portrait et non le vrai visage de Dorian qui vieillira et surtout portera les traces de ses péchés. Dorian a vendu son âme au diable pour garder la beauté de sa jeunesse. Ainsi, grâce au portrait de Dorian, l’art dépasse la nature ou encore la nature imite l’art qui devient modèle de référence. Voir Oscar WILDE, The picture of Dorian Gray (Le Portrait de Dorian Gray), Londres, Éditions Penguin, 1994, première publication en 1890 482 Michel BUTOR, Georges BADIN, La Blessure offre son cratère, livre-objet, 2001 483 Marshall Mc LUHAN, Understanding Media (Pour comprendre les media), op. cit., voir à ce sujet p. 152-153 484 Michel BUTOR, Bertrand DORNY, Avis de printemps, livre-objet, 1998 <?page no="177"?> 171 créativité du lecteur-spectateur, par les différents modes de lecture qu’il propose. Fig. 35 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, déplié en éventail : 17,5 cm x 117 cm, 2002 En fonction de l’éclairage, les textes et images imprimés transparaissent sur le côté recto, et vice-versa (voir photo 35). Il est intéressant de noter que, l’impression recto-verso obéit à une certaine logique, fondée sur la rencontre visuelle et textuelle : l’image qui transparaît donne l’impression d’être en dessous du texte. Elle devient le fondement de l’espace textuel. De plus, l’image au recto reprend toujours certains éléments de celle au verso. À titre d’exemple, la gravure verticale apparaissant au recto, qui présente deux formes évoquant des poissons, transparaît à droite en position horizontale avec de légères variations. Il s’agit presque d’une image en miroir, apparaissant dans une autre position. Ainsi, par la structure de l’impression recto-verso, l’image et le texte fusionnent, comme dans un acte d’amour. La création à deux dans le cadre du Livre de dialogue est comparable à une rencontre amoureuse, que le philosophe Alain Badiou, dans un ouvrage d’entretiens intitulé Éloge de l’amour, décrit avec ces propos : « (…) le Sujet d’amour (…) traite le déploiement du monde à travers le prisme de notre différence, en sorte que ce monde advient, qu’il naît au lieu de n’être que mon regard personnel. L’amour est toujours la possibilité d’assister à la naissance du monde 485 . » L’amour est donc un engagement qui s’initie dans la rencontre, pour devenir un « Deux » et non un « Un ». C’est la construction du monde à partir de la différence, comparable au Livre de dialogue où la rencontre de deux media donne naissance à des visions du monde singulières, pour une construction commune. 485 Alain BADIOU avec Nicolas TRUONG, Éloge de l’amour, Paris, Éditions Flammarion, coll. Café Voltaire, 2009 <?page no="178"?> 172 II.D Les représentations du corps L’implication corporelle, nous l’avons vu, tient une place essentielle dans l’acte créatif. Nous percevons le monde à partir de notre corps. De même, la façon, dont nous percevons notre corps influence notre appréhension du monde extérieur. Pour Husserl, le corps fournit à la pensée ce qu’il nomme les données de la représentation 486 , c’est-à-dire les contenus sensibles du corps, comme le toucher, la voix ou le regard. La manière dont le corps est ressenti conditionne à son tour sa représentation, sous forme d’images ou de textes. Nous analyserons les différentes visions du corps transmises par le Livre de dialogue, le portrait-collage et le long métrage. Cette partie constitue une ouverture vers d’autres formes d’expression, proche du Livre de dialogue par leur dimension intermédiatique. Schopenhauer affirme que le corps entier n’est que volonté objectivée, c’est-à-dire la volonté devenue perceptible 487 . Or, existent également des forces qui échappent à notre volonté. Il en est question dans le Livre de dialogue Immer was schreit 488 (Toujours quelque chose crie). « La passion », dans son sens classique désigne tous les phénomènes dans lesquels la volonté est dominée par les impulsions du corps. En sémiotique, deux conceptions de la passion sont à distinguer : la première définit la passion par rapport à l’action, la deuxième par opposition à la raison. D’un point de vue narratif, en relation donc avec l’action, la passion désigne une modulation des états du sujet. Ce changement est provoqué par les modalités investies dans l’objet, telles que l’enviable, le haïssable ou le redoutable, qui affectent profondément « l’être » du sujet. Ces modalités d’état sont sous-tendues par la thymie que Denis Bertrand définit comme « disposition affective de base » qui détermine « la relation du corps sensible avec son environnement. (…) la thymie s’articule en un versant positif, l’euphorie, en un versant négatif, la dysphorie, et en un versant neutre, l’aphorie » 489 . Dans le Livre de dialogue Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), le titre- 486 Edmond HUSSERL, tome I, 1, Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge (Les Méditations cartésiennes et les conférences de Paris), Stephan STRASSER (éditeur), Hambourg, Éditions Felix Meiner, 1950 Les Méditations Cartésiennes sont la retranscription de quatre conférences prononcées à La Sorbonne le 23 et 25 février 1929. 487 Voir Arthur SCHOPENHAUER, Die Welt als Wille und Vorstellung (Le Monde comme volonté et comme représentation), vol. I, Leipzig, Éditions Brodhaus, 1859, p. 305 488 Gottfried BENN, Jörg HERMLE, Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), Alain-Michel PLANCHON (éditeur), Michael CAINE (typographe), poème de Gottfried BENN traduit en français par Pierre GARNIER, Paris, Éditions Dissonances, 2003 489 Denis BERTRAND, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Éditions Nathan, 2000 <?page no="179"?> 173 même présente un certain détachement du sujet. Le terme quelque chose témoigne d’un écart entre le sujet et son action. Dans le Portrait d’Eric 490 du peintre Julian Schnabel (1951), le matériel utilisé, c’est-à-dire des assiettes brisées, a une influence capitale sur la perception du tableau. Les assiettes brisées sont le symbole des blessures de l’âme, de la déchirure intérieure. Dans le film, Le Scaphandre et le papillon 491 , la blessure se situe à la fois au niveau psychologique et psychique. Jean-Dominique Bauby, le personnage principal, est immobilisé à cause d’un accident vasculaire cérébral. Julian Schnabel réalise l’adaptation du roman autobiographique de Jean- Dominique Bauby (1952-1997) 492 . Il est frappant de constater l’existence de ressemblances entre sa manière de peindre et de filmer. II.D. a) Quand l’univers devient menace L’ouvrage Immer was schreit (Toujours quelque chose crie) n’est pas issu d’un projet commun entre un peintre et un poète. Le livre résulte de l’initiative du peintre allemand Jörg Hermle (1936), résidant à Paris, et de l’éditeur Alain-Michel Planchon. L’amitié des deux a favorisé la réalisation de ce projet. Une visite dans l’atelier du typographe Michael Caine nous a fait comprendre qu’il s’agit encore d’une collaboration entre l’éditeur et le typographe. Dans le cas du livre-objet, une telle collaboration semble être absente. Les livres-objets se caractérisent par leur aspect sophistiqué, à la limite de la sculpture. Au cours de nos recherches, nous avons eu l’occasion de rencontrer de nombreux peintres et poètes. Quand il s’agissait de créer un livre-objet, l’initiative venait souvent du peintre. Concernant la collaboration entre le peintre Bertrand Dorny et le poète Michel Deguy, nous parlons volontairement des « livres-objets de Bertrand Dorny » ; Michel Deguy nous ayant confié que leur travail commun est surtout le fruit de l’initiative du peintre. Dans certains cas, celui-ci prépare même le livre à l’avance pour que le poète n’ait que le texte à écrire. Ce procédé nous a désenchantée. L’appellation de « Livre de dialogue » ne semble pas être justifiée si le livre n’a pas été le fruit d’un véritable dialogue. L’ouvrage Immer was schreit (Toujours quelque chose crie) constitue un cas à part. Même si le peintre Jörg Hermle n’a jamais rencontré le poète Gottfried Benn, décédé en 1956, le livre frappe par la puissance des interactions entre textes et images. Il est le fruit d’une collaboration intense entre l’éditeur Alain- 490 Julian SCHNABEL, Portrait d'Éric, huile, bondo et débris d'assiettes sur bois, 153 cm x 122 cm, Paris, Galerie Yvon Lambert, 1987 491 Julian SCHNABEL, Le Scaphandre et le papillon, long métrage franco-américain, Pathé Distribution, 2007 492 Jean-Dominique BAUBY, Le Scaphandre et le papillon, Paris, Éditions Robert Laffont, 1997 <?page no="180"?> 174 Michel Planchon, le typographe Michael Caine 493 et Jörg Hermle. L’ouvrage est donc bien fondé sur le dialogue, même s’il ne s’agit pas d’un échange entre le peintre et le poète. Le livre frappe par le mélange entre une intense gravité et une étrangeté déstabilisante (voir photo 36). Michael Caine a choisi une typographie « dérangeante », c’est-à-dire des caractères qui ont l’air déformé. Ils se dressent vers le haut, tout en étant très serrés. L’aspect tordu est renforcé par les changements de police à peine perceptibles, de sorte qu’apparaissent de légères différences d’un caractère à l’autre. Le lecteur-spectateur ne les perçoit pas forcément tout de suite. Il sent qu’il y a quelque chose de singulier dans cette écriture, quelque chose qu’il n’arrive pas encore à identifier. Les seules couleurs utilisées sont le rouge et le noir. Le titre, dans lequel se mélangent les mots français et allemands écrits en rouge primaire : immer toujours quelque was schreit chose , contraste avec la première gravure à l’eau-forte, fondée sur les nuances noir-gris. Les eaux-fortes de Jörg Hermle montrent le quotidien familial sous une lumière mystérieuse et dramatique. Fig. 36 Gottfried BENN, Jörg HERMLE, Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), 50 cm x 35 cm, Paris, Éditions Dissonances, 2003 493 Michael CAINE a travaillé sur les textes d’écrivains contemporains, tels que Michel BUTOR, Fernando ARRABAL, Luis MIZÓN, Marcelin PLEYNET ou encore Alain JOUFFROY. Il a également créé des essais pour le générique du film La Neuvième Porte de Roman POLANSKY, dans un style typographique imitant les premières éditions de l’œuvre de William SHAKESPEARE. <?page no="181"?> 175 Les personnages, à mi-chemin entre l’homme et l’animal, sont présentés dans des contextes familiers à tous, comme la balade à la plage ou le jeu d’échecs. La scène balnéaire notamment, qui se trouve au milieu du livre (voir photo 36), se situe à la frontière entre réalité et cauchemar. L’ancrage dans le réel est assuré par des éléments figuratifs, tels que les êtres humains, les chiens, les souris, la mer, la plage. La manière de travailler de Jörg Hermle ressemble à celle d’un scénographe. Il commence par poser un décor simple, une piscine, une plage ou une cuisine, puis il dispose ses personnages et enfin il les anime. Il part d'une vision, d'une conception d'ensemble, pour arriver au particulier sans s'attacher au détail. Il se concentre sur la globalité de la scène. L’extrême schématisation des personnages, dont le visage est à peine suggéré, et leur attitude complètement passive frappent par leur étrangeté. S’agit-il de personnes ou plutôt de « morts vivants » ? Cette sensation déstabilisante est renforcée par les corps blancs, allongés sur la plage, qui provoquent un doute : s’agit-il de gens en train de bronzer ou est-ce des cadavres ? Fig. 37 Gottfried BENN, Jörg HERMLE, Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), p. 6, 25 cm x 35 cm, Paris, Éditions Dissonances, 2003 Toute l’image semble d’ailleurs dominée par le gros chien au centre qui est le seul à avoir des yeux extrêmement vivants. Il se trouve aux aguets, prêt à attaquer celui qui oserait s’approcher. Cette scène se prêterait évidemment <?page no="182"?> 176 à une interprétation psychanalytique. Contentons-nous d’admettre que le chien a un rôle significatif : normalement, il est un animal très proche de l’homme ; ainsi dans l’interprétation des rêves, l’apparition d’un chien violent symbolise une menace pour la paix familiale. Cet étrange état intermédiaire entre réalité quotidienne et cauchemar se dégage de l’œuvre picturale de Jörg Hermle. Les titres banals des tableaux comme Encore devant la télé, Bébé a déjà six mois et Ascenseur avec chat (voir photo 38), exposés à la galerie Huis-Clos à Paris 494 , font référence à l’univers quotidien, mais ne laissent nullement imaginer la portée étrange et presque morbide de ce monde pictural. Les titres renvoient également au fait que la « normalité », la banalité du quotidien, n’est en somme qu’une apparence. Dans son roman L’Acte d’amour, Corinne Amar nous livre un portrait saisissant de Sarah, trente ans, qui se bat pour trouver un sens à sa vie, ose aller à la rencontre d’elle-même et interroger les apparences autour d’elle : « Je marche. Je fais comme eux. Et tout à coup je pense qu’il y a peut-être autour de moi des gens qui ont l’air normal et qui pourtant, dans la minute ou le quart d’heure qui suit, vont finir par se jeter au fond du canal… malgré les cabines téléphoniques, malgré les cafés plein de monde, malgré la lumière du joursimplement parce qu’ils sont sortis pour ça : tuer l’obscurité 495 . » L’obscurité renvoie aux côtés sombres, aux ténèbres en nous, insidieuses et secrètes. Dans l’œuvre de Jörg Hermle, on a également cette impression que l’équilibre apparent peut être ébranlé, dans le moment qui suit. Or, le décalage entre la banalité des titres et la charge émotionnelle qui se dégage des tableaux introduit une dimension humoristique à son œuvre. Dans Toujours quelque chose crie, le contact entre l’homme et son environnement est perturbé. Nous sommes loin de la vision harmonieuse, véhiculée par l’ouvrage Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique 496 . Le titre Toujours quelque chose crie sous-entend par le mot quelque chose un détachement entre le sujet et son action, entre le sujet et son environnement. En associant le texte poétique aux peintures, l’impression de malaise, provoquée par ce contact dérangé, est renforcée par sa matérialisation même en images. 494 Galerie Huis-Clos, collection permanente, 74 bis rue des Tournelles, 75003 Paris 495 Corinne AMAR, L’Acte d’Amour, Paris, Éditions Gallimard, 1999, p. 16 496 Voir la partie II.C, intitulée L’implication corporelle sur l’osmose entre l’homme et la nature dans le Livre de dialogue Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique <?page no="183"?> 177 Fig. 38 Jörg HERMLE, Ascenseur avec chat, 60 cm x 60 cm, huile et tempera sur toile, 2006 Face aux gravures à l’eau-forte de Jörg Hermle, il est tentant d’appliquer les procédés sémantiques de la thymie, selon la définition de Denis Bertrand. Les gravures ont un caractère menaçant. Elles donnent l’impression que la paix apparente peut basculer à chaque moment vers de terribles conflits familiaux. Il est possible d’établir un parallèle avec la thymie, qui détermine la relation du corps avec son environnement : l’état du sujet peut donc basculer à tout moment vers le versant négatif de la thymie, appelé dysphorie. Le texte poétique de Gottfried Benn explore les profondeurs d’un monde opaque et inquiétant. Il est intéressant de constater que Gottfried Benn, contrairement à Peter Rühmkorf ou Bertold Brecht, ne s’est pas considéré comme poète socialement et politiquement engagé, mais uniquement comme témoin de l’époque. À sa manière, pourtant, il était engagé, proche <?page no="184"?> 178 des membres de die Aktion 497 (L’Action), une revue anarchiste de la gauche allemande des années 20 qui adopta son recueil de poèmes Morgue 498 . Ses textes poétiques traitent de corps entassés, sans nom, dans une morgue de Berlin. Gottfried Benn, alors étudiant en médecine, doit y faire des dissections. L’acte d’écriture devient alors un moyen d’évacuer l’événement insupportable. Gottfried Benn illustre son temps d’une manière directe, sans passer par une narration romanesque. Cette même approche se retrouve dans le travail pictural de Jörg Hermle. Ses personnages schématisés témoignent de la violence qui marque le monde actuel. Jörg Hermle, illustre la violence à l’échelle de la famille et rend ainsi compte de tout un phénomène social. Dans Toujours quelque chose crie, il y a une sorte d’entente tacite entre les textes poétiques et les gravures, d’autant plus étonnante que Jörg Hermle et Gottfried Benn ne se sont pas connus personnellement. II.D. b) « Quelque chose crie » Au-delà de la qualité des moyens employés (poétiques, picturaux), au-delà de diverses approches différentes qu’ils proposent du corps, les artistes affirment tous l’importance du fonctionnement de l’imaginaire. Or, l’imaginaire révèle une réalité qui n’est pas physique, qui n’est pas de l’ordre de la perception. De quelle réalité s’agit-il ? Rappelons une intuition de Saussure concernant les aspects physiques du langage : « L’image acoustique n’est pas le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte psychique de ce son 499 . » La sensation n’est donc pas significative ; son seul rôle est de provoquer un choc physique, comme un signal électrique, qui va éveiller des zones du psychisme. S’agit-il de zones précises, bien définies ? Dans ce cas, nous retrouvons l’effet de code et l’univers fini du langage. Or, « l’empreinte psychique » ne saurait ignorer la totalité du psychisme, les ombres de l’inconscient qui lui, questionne l’univers et que le philosophe Merleau-Ponty décrit ainsi : « Tant que notre philosophie ne nous aura pas donné les moyens d’exprimer cet "intemporel", et "indestructible" en nous qui est, dit Freud, l’inconscient même, peut-être vaut-il mieux continuer à l’appeler l’inconscient - à la seule condition de 497 Voir Jürgen FRÖHLICH, Liebe im Expressionismus : eine Untersuchung der Lyrik in den Zeitschriften Die Aktion und der Sturm von 1910 bis 1914 (L’Amour dans l’Expressionnisme : une analyse du lyrisme dans les revues « L’Action » et « La Tempête » de 1910 à 1014), Bruxelles, Éditions Peter Lang, 1991 498 Gottfried BENN, Morgue I und II (1912-1920) dans Gottfried Benn, sämtliche Gedichte (Gottfried Benn, tous les poèmes), Berlin, Éditions Suhrkamp, 2007 499 Ferdinand de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 98 <?page no="185"?> 179 savoir que le mot est l’index d’une énigme - car il garde, comme l’algue ou le caillou qu’on rapporte, quelque chose de la mer où il a été pris 500 . » L’inconscient relève de l’énigme et dans cette perspective, le visuel et le verbal affirment leurs fonds communs. Selon Saussure, « le mot écrit, le trait, la tache, la couleur… ne sont pas des images visuelles, choses purement physiques, mais des empreintes » 501 . Quelles sortes d’empreintes ? Empreintes du psychisme humain, empreintes de forces qui s’inscrivent par l’intermédiaire de l’artiste ? Dans Toujours quelque chose crie, le premier poème est écrit en rouge et s’intitule Madonna (voir photo 39) ; il établit un lien singulier entre la sexualité et la mort. Ce lien constitue un thème récurrent dans la littérature et dans la peinture des expressionnistes allemands 502 . On pense à Hanns Heinz Ewers (1871-1943) qui a écrit des scénarios, tels que Der Student von Prag 503 (L’Étudiant de Prague) et Mandragore 504 , traitant du sexe et du sang. La première strophe de Madonna illustre cet abandon heureux du moi lyrique qui s’adresse à sa bien-aimée : Ne me rends pas encore ! Gib mich noch nicht zurück Je me suis tant enfoncé Ich bin so hingesunken en toi. Et je suis si ivre an dich. Und bin so trunken de toi. O bonheur. von dir. O Glück ! 500 Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1945 501 Ferdinand de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 98 502 D’une manière générale, les écrivains de la période expressionniste, comme Gottfried BENN, Carl STERNHEIM ou encore Carl EINSTEIN, sont peu connus en France. Voir à ce sujet, Claudia KOLLSCHEN, Gottfried Benns Kunstkonzept die Welt als ästhetisches Phänomen (Le concept artistique de Gottfried Benn - le monde comme phénomène esthétique), Munich, Éditions Grin, 2009, Alexandra PIGNOL, Gottfried Benn, Paris, Éditions de l’Harmattan, 2010 503 Hanns Heinz EWERS, Der Student von Prag (L’Étudiant de Prague), ein romantisches Drama in vier Akten (un drame romantique en quatre actes), Berlin, Deutsche Bioscop GMBH, 1913 504 Hanns Heinz EWERS, Mandragore, traduit en français par François TRUCHAUD, Paris, Éditions Christian Bourgeois, 1973 <?page no="186"?> 180 Fig. 39 Gottfried BENN, Jörg HERMLE, Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), poème de Gottfried BENN traduit en français par Pierre GARNIER, p.1, 50 cm x 35 cm, Paris, Éditions Dissonances, 2003 Il convient de souligner que la traduction française n’est pas en mesure de rendre la rime ; il s’agit d’une rime embrassée (abba), qui souligne l’étreinte amoureuse dont parle le moi lyrique. Gottfried Benn attache beaucoup d’importance à la musicalité du langage. Ainsi, la beauté mélodieuse du style poétique établit un contraste avec la violence du contenu. Le lien entre le désir pour la bien-aimée et la mort est aussi une thématique du poème Ophelia 505 de Georg Heym qui s’inspire du mythe d’Ophélie. La jeune héroïne de William Shakespeare 506 , fiancée malheureuse d’Hamlet, se noie de désespoir. Archétype de l’Eternel féminin, le personnage de William Shakespeare a inspiré de nombreux écrivains et peintres. Citons seulement le poème Ophélie 507 de Rimbaud et Ophélia d’Henri Murger 508 . Eugène Dela- 505 Georg HEYM (1887-1912), Ophelia dans Georg Heym, Gesammelte Werke. Mit einer Darstellung seines Lebens und Sterbens (Georg Heym, œuvres complètes. Avec une présentation de sa vie et de sa mort), Carl SEELIG (éditeur), Zurich, Verlag der Arche, 1947 506 William SHAKESPEARE, Hamlet, Othello, Macbeth, Paris, Éditions Gallimard, coll. Livre de Poche, 1972, la première représentation de La Tragédie d'Hamlet, prince du Danemark, se situe entre 1598 et 1601, le texte fut publié en 1603. 507 Arthur RIMBAUD, Rimbaud, œuvre complète, sous la direction d’André GUYAUX, Paris, Éditions Gallimard, coll. Pléiade, 2009, première publication en 1895 508 Henri MURGER, Ophélia dans Les Nuits d’hiver, Paris, Éditions Les frères Michel Lévy, 1862 <?page no="187"?> 181 croix lui, crée en 1857 une série de lithographies pour la pièce de William Shakespeare, intitulée La Mort d’Ophélie ; Odilon Redon réalise la peinture Ophélie en 1905. Le mythe a également été largement exploité par les compositeurs, Berlioz, Strauss, Brahms… Dans le premier poème de Toujours quelque chose crie, nous sommes en présence d’une oscillation constante entre la mort et la sensualité. La dimension charnelle est renforcée dans la version française en traduisant hingesunken an dich par enfoncé en toi. Traduit de façon littéraire, hinsinken veut dire « tomber comme une masse, s’évanouir » et il s’utilise souvent dans le sens de « tot hinsinken » qui signifie « tomber mort ». Ainsi, la version française privilégie l’aspect érotique à celui associé à la mort. Comme nous l’avons vu précédemment, cela illustre de nouveau la problématique de la traduction. Toujours sur le thème de la mort, nous sommes confrontés dès la deuxième strophe à une vision apocalyptique : Die Welt ist tot. Der Himmel singt hingestreckt an die Ströme der Sterne hell und reif. Alles klingt in mein Herz. Le monde est mort Le ciel chante étendu le long des courants d’étoiles clair et mûr. Tout vient tinter dans mon cœur 509 . Or, la tonalité est complètement différente : si la mort est rejetée en tant que force destructrice dans le Livre de dialogue Il n’y a pas de guerre sainte 510 , elle se trouve dans Toujours quelque chose crie idéalisée, car associée à un sentiment de plénitude sensuelle (par le lexique érotique ivre de toi, étendu, courant) et spirituelle (par le lexique faisant référence à l’esprit comme tinter, clair). Finalement, le texte poétique a un ton déconcertant, du fait de la plénitude ressentie par le moi lyrique, intrinsèquement liée à la mort. Quelle est la signification de ce plaisir paradoxal ressenti face à l’abandon de soi- même ? Cette attitude contient évidemment une certaine violence qui deviendra encore plus explicite dans les strophes suivantes. Elle se manifeste tout au long du livre à travers les eaux-fortes de Jörg Hermle. Michael Caine a choisi d’écrire les titres en rouge primaire, la couleur du sang. 509 Traduction libre 510 Voir la partie I.E. c) La transposition du mythe <?page no="188"?> 182 Il est significatif que le titre du poème de Gottfried Benn évoque la fameuse série des tableaux, intitulée également Madonna (voir photo 40), peinte par Edward Munch (1863-1944) entre 1894 et 1895. La même année, Edward Munch a réalisé la peinture La Jeune Fille et la mort, dans laquelle la Mort apparaît comme un squelette. Une jeune fille, qui semble être la même que celle représentée dans la série Madonna, se serre contre la Mort et embrasse avec ferveur son crâne décharné. Dans cette œuvre, Edward Munch ne se conforme pas aux représentations traditionnelles. Au début de la Renaissance, la Mort était souvent représentée de façon sexuellement agressive et invulnérable. Ici, en revanche, Edward Munch suggère que l'amour va vaincre la mort. La jeune fille n'est pas dominée, mais étreint elle-même passionnément la mort. Fig. 40 Edward MUNCH, Madonna, 80 cm x 60 cm, huile sur toile, peint entre 1894 et 1895 <?page no="189"?> 183 On pens également au premier recueil poétique d’Yves Bonnefoy 511 (1923), intitulé Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Selon Daniel Leuwers 512 , chez Yves Bonnefoy, la mort n’est pas abstraite, « Douve a une présence qui excède le sens - et ce, grâce à son corps figuré non seulement dans sa mortalité physique mais plus encore dans une activité érotique liée à la mort. ». Il cite ainsi ce passage du recueil : « Et je t’ai vu te rompre et jouir d’être mort ô plus belle Que la foudre, quand elle tache les vitres blanches de ton sang 513 » On retrouve ici ce même lien déconcertant, comme dans Toujours quelque chose crie, entre la jouissance sexuelle et la mort. Dans l’ouvrage de Gottfried Benn et de Jörg Hermle, la mort est omniprésente. Michael Caine se sert d’une typographie évoquant le sang. Il a utilisé des caractères franklin qui font penser à des éléments organiques, comme des globules de sang, du fait de leur rondeur et de l’aspect de fluidité. Les titres (voir photo 41), à l’image de gouttes de sang, traversent le livre comme un fil rouge et contribuent à l’étrange sensation provoquée sur le lecteur-spectateur. Fig. 41 Gottfried BENN, Jörg HERMLE, Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), détail de la page de titre, Paris, Éditions Dissonances, 2003 Celle-ci résulte de la tension entre la violence et la beauté esthétique. Le livre frappe par la puissance de la mise en page. Le texte se présente toujours comme un ensemble clos et centré. Dans le premier poème (voir photo 39), la traduction française se trouve à droite de la version allemande. Les bordures des textes sont alignées vers les deux côtés de la page, droite et 511 Yves BONNEFOY a créé des Livres de dialogue remarquables avec des peintres, tels que Pierre ALECHINSKY, Eduardo CHILLIDA, Claude GARACHE, Jacques HARTMANN, Alexandre HOLLAN, Zao WOU-KI, Bram van VELDE… 512 Daniel LEUWERS, Yves Bonnefoy, Amsterdam, Éditions Rodopi, collection monographique Rodopi en Littérature française contemporaine, 1988, p. 15 513 Yves BONNEFOY, Du mouvement et de l'immobilité de Douve, suivi de Hier régnant désert, Paris, Éditions Mercure de France, 1953, p. 45 e <?page no="190"?> 184 gauche. Le titre figure au centre et s’impose par sa taille et sa couleur rouge primaire. Les images, à leur tour, sont également construites à partir d’un élément de focalisation. Sur la page 6 notamment (voir photo 37), le chien situé au milieu domine l’image, tout semble être construit à partir de lui. Ainsi, un certain calme se dégage de cette construction centrée, bien ancrée. Calme renforcé par la quasi-immobilité des personnages et par les textes poétiques. Le moi lyrique prend de la distance par rapport à son état. Le style d’écriture est contemplatif. Néanmoins, cet équilibre apparent se trouve en permanence menacé. Les images mettent en scène des événements banaux de la vie quotidienne, mais le spectateur ressent un certain malaise ; à tout moment la scène peut basculer vers le drame. Il est possible de dire que même les blancs de la page créent une tension, en véhiculant une forte charge émotionnelle. Cet ouvrage se situe à l’opposé du livre Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique (voir partie II.C) où l’Homme se trouve en symbiose avec son environnement et où les blancs représentent des espaces d’ouverture et de respiration. II.D. c) De la déconstruction à la reconstruction Pour le peintre Julian Schnabel (1951), le corps est également un sujet de prédilection. Comme dans Toujours quelque chose crie, son œuvre témoigne d’un conflit intérieur. Tandis que la première frappe par un caractère calme mais menaçant, la seconde se démarque par la suggestion du mouvement rendu tangible par le dynamisme des gestes. Julian Schnabel travaille avec des éléments hétérogènes. Le corps constitue le point de départ de sa démarche. Son œuvre est marquée par le mélange des media. Dans le cadre de notre étude, nous la situerons brièvement dans un contexte intermédiatique afin d’esquisser les liens avec le concept du Livre de dialogue. L’œuvre picturale devient un lieu de transformation du matériau répondant aux pulsions ; la surface où s’inscrivent les traces de cette aventure. Julian Schnabel incorpore dans son travail des objets trouvés et altérés par le temps. Il réalise, par exemple, plusieurs œuvres avec des rideaux provenant du théâtre japonais Kabuki ou avec des vieux revêtements d’un ring de boxe. Il s'intéresse aux matières ayant une histoire et conférant ainsi à l'œuvre un caractère unique. Les fragments lui servent de support pour ses tableaux et sont aussi variés que les sujets de ses œuvres. Il travaille sur la thématique chrétienne, la mythologie antique et se réfère à la peinture classique et contemporaine en explorant notamment le sexe et la mort, comme en témoigne la peinture Marie Callas 4, réalisée en 1982. Il interroge également la société de consommation et le statut de l’artiste contemporain en réalisant une série de tableaux, Tati Painting (voir photo 42). Il utilise le logo des magasins Tati, <?page no="191"?> 185 peu qualitatifs, qui s’adressent à des catégories sociales populaire et proposent tout « au plus bas prix ». Fig. 42 Julian SCHNABEL, Tati Painting, Une série de tableaux réalisés sur la célèbre toile de bâche imprimée des magasins Tati, Paris, Galerie Yvon Lambert, un dialogue tiré du film Paris, Texas de Wim WENDERS accompagne les peintures, 1990 Lors d'un voyage en Espagne en 1978, après avoir égaré son passeport, Julian Schnabel passe cinq jours bloqué dans une petite chambre d'hôtel à Barcelone. Il commence à peindre en s’inspirant des œuvres de Gaudi, Goya et de mosaïques (azulejos). Cette expérience est le point de départ de ses fameux « plate-paintings » constitués de fragments d'assiettes incorporés et collés sur bois. En 1987, il peint le tableau Portrait d'Éric (voir photo 43) sur des assiettes éclatées à haute vitesse et figées en l'état sur de grands panneaux en bois. La thématique du portrait implique la volonté de rendre le corps signifiant et de faire ressortir son caractère particulier. Un des premiers artistes ayant appliqué ce principe était Léonard de Vinci. Ses dessins visent une sorte de psycho-morphologie de la figure humaine, celle-ci y étant traitée sous un angle psychologique et universel. Le Portrait d'Éric est d’une taille inhabituelle, le tableau mesure 153 cm sur 122 cm. Les fragments concaves et convexes ont des arêtes saillantes, <?page no="192"?> 186 coupées à angle droit. Les empâtements généreux, exécutés avec rapidité, provoquent de puissants contrastes colorés. Comme pour Bram van Velde ou Pierre Alechinsky, l’attention accordée au geste constitue une notion capitale dans le processus créatif de Julian Schnabel. Sa peinture est gestuelle, implique tout le corps. Il se sert notamment de tissus peints qu'il jette contre le tableau. L'œuvre en porte les traces et s'impose par sa dimension dynamique et vigoureuse 514 . Fig. 43 Julian SCHNABEL, Portrait d'Éric, huile, bondo et débris d'assiettes sur bois, 153 cm x 122 cm, Paris, Galerie Yvon Lambert, 1987 514 Voir Philippe MOTTU, Regard sur le siècle, Lausanne, Éditions L’Age d’Homme, 1996, p. 264 <?page no="193"?> 187 Créer un portrait sur fond de fissures et de cassures n'est pas un acte anodin. D'autant plus que les éléments ainsi fragmentés comportent une dimension violente, gardant l’empreinte de l'acte destructeur. L’écrivain et critique littéraire Corinne Amar, dans son portrait de l’écrivain Roger Grenier, explore les liens entre visible et invisible, à travers la photographie et le portrait littéraire. Elle cite un propos de la photographe américaine Lisette Model (1901 - 1983) sur la photographie et qui résumait son travail : « C’est la surface qui m’intéresse. Parce que la surface est l’intérieur. Chacun possède une façon propre d’exprimer son corps, as uniquement son visage. (…) 515 . » Ainsi, extérieur et intérieur se confondent, comme s’il n’existait pas de frontière entre les deux. Dans le Portrait d’Eric, le support du portrait rend l’intérieur visible, dans le sens où les assiettes brisées peuvent être associées aux blessures profondes de l'âme. Malgré les cassures, le Portrait d'Éric possède une unité ; les touches de couleurs, exécutées avec rapidité, établissent un lien entre les morceaux hétérogènes. Julian Schnabel se réfère à la tradition expressionniste et à la quête douloureuse du moi. En utilisant des fragments, issus de différentes réalités, l’artiste provoque la rencontre entre l'histoire des fragments et sa propre histoire: « L'utilisation de matériaux préexistants confère à mon travail un caractère ethnographique. (...) cela situe la réalisation esthétique dans un lieu et dans un temps précis. Ce choix peut permettre d'identifier un lieu culturel, familier ou exotique, issu de ma propre imagination ou inspiré d'influences extérieures 516 . » L’insertion d’objets réels dans le tableau incite également à réfléchir sur la technique picturale. En incorporant des éléments étrangers dans le tableau, Julian Schnabel se réfère à toute une tradition artistique du collage. En 1912, Braque et Picasso utilisent pour la première fois le collage comme procédé voulu. Le premier emploi artistique du montage au cinéma 517 est habituellement attribué à David Wark Griffith 518 pour les films The Birth of a Na- 515 Lisette MODEL, citée par Corinne AMAR dans Roger Grenier : portrait, Paris, Fondation la Poste, « www.fondationlaposte.org/ Florilettres », édition avril 2010 516 Bernard MARCADÉ, Éloge du mauvais esprit, Paris, Éditions de la Différence, 1987 517 Le développement du montage suscite un vaste débat théorique, littéraire et idéologique, dans lequel s’engagent notamment Walter BENJAMIN, Ernst BLOCH, György LUKÁCS et Bertold BRECHT. Voir à ce sujet : Erika BILLETER, Denis BABLET, Collage et montage au théâtre et dans les autres arts durant les années vingt, Lausanne, Éditions La Cité, 1978, Harro SEGEBERG, Literatur im Medienzeitalter. Literatur, Technik und Medien seit 1914 (Littérature à l’époque des media. Littérature, technique et media depuis 1914), op. cit., Anton KAES, Kino-Debatte. Texte zum Verhältnis von Literatur und Film, 1909-1929 (Débat sur le cinéma. Des textes sur le lien entre littérature et film, 1909-1929), Munich, Éditions Max Niemeyer, 1978 518 Lillian GISH, Ann PINCHOT, Le Cinéma, Mister Griffith et moi, Paris, Éditions Robert Laffont, 1987 <?page no="194"?> 188 tion 519 et Intolerance : Loves struggle throughout the ages 520 . Il est à l’origine de toute une tradition des peintres-cinéastes, comme Man Ray, qui a réalisé le film Retour à la raison 521 ou Fernand Léger à qui est attribué le film Le Ballet mécanique 522 . Il existe un lien évident entre le principe de montage et celui d’assemblage : « Quand le metteur en scène assemble les images séparées en une série déterminée de telle sorte que leur conception permette d’atteindre un effet déterminé et voulu, il agit comme un moteur qui assemble les diverses parties d’une machine, de sorte qu’elle devienne une machine productive 523 . » Sans vouloir faire un amalgame entre collage et montage, nous constatons que l’impact de toute œuvre d’art, fondée sur ces deux procédés, réside dans les rapports de tension et de confrontation entre les différentes parties. Le groupe Mu (μ) 524 définit la technique du collage comme un prélèvement « d’un certain nombre d’éléments dans des œuvres, des objets, des messages déjà existants, afin de les intégrer dans une création nouvelle pour produire une totalité originale où se manifestent des ruptures de types divers » 525 . Le collage est binaire. Les éléments sont détournés de leur fonction initiale pour être placés dans un nouvel ensemble, sans que l’intégration soit totale. Les « ruptures » témoignent de l’origine étrangère des éléments collés qui transparaît d’une manière ou d’une autre. Le collage est comparable à une citation sans guillemets, qui fait irruption dans le texte. Elle peut être considérée comme un 519 David Wark GRIFFITH, The Birth of a Nation (La Naissance d’une nation), États- Unis, 1915 520 David Wark GRIFFITH, Intolerance : Love’s stuggle throughout the ages, titre français : Intolérance, États-Unis, 1916 521 MAN RAY, né Emmanuel RUDZITSKY, Retour à la raison, film en noir et blanc, France, 1923 522 Fernand LÉGER, Le Ballet mécanique, France, 1924, inspiré du dadaïste Hans RICHTER et réalisé avec la contribution de Man RAY et Dudley MURPHY. Ce film expérimental, tourné sans scénario, explore des formes d’écriture cinématographique originales, telles que les cascades de plans rapides, les images masquées et les successions d’images fixes et mobiles. 523 Béla BALÁZS, Der Film : Werden und Wesen einer neuen Kunst (Le Film : devenir et essence d’un nouvel art), Vienne, Éditions Globus, 1949 524 Le Groupe μ (Centre d'Études poétiques, Université de Liège) poursuit depuis 1967 des travaux interdisciplinaires en rhétorique, poétique, sémiotique et en théorie de la communication linguistique ou visuelle. Outre les membres actuels, Francis ÉDELINE et Jean-Marie KLINKENBERG, le groupe a compté Jacques DUBOIS, Francis PIRE, Hadelin TRINON et Philippe MINGUET. Le nom du Groupe renvoie à la lettre grecque μ (« Mu ») initiale de la métaphore et de la métonymie, le couple métaphore-métonymie ayant participé au renouveau de la rhétorique dans les années 1960. 525 Le Groupe Mu, Revue d’esthétique, n° 3-4, Collages, article introductif Douze bribes pour décoller, p. 11-42, Liège, 1978 <?page no="195"?> 189 emprunt, par opposition au plagiat qui tente délibérément de cacher ses sources. Le collage est un procédé fondé sur la rupture et la transgression. Dans les arts plastiques, il permet de dépasser la frontière entre peinture et sculpture, deux media différents. Un des objectifs principaux de l’intermédialité réside dans la confrontation des media pour analyser les moyens spécifiques à chaque media. L’intermédialité ne se manifeste pas uniquement dans des opérations de transfert, mais aussi dans la coprésence d'au moins deux media tenus comme distincts 526 . Il est important de faire la différence avec le concept de multimédialité, désignant une simple accumulation des media, sans confrontation entre eux. Le film Le Scaphandre et le papillon 527 de l’artiste Julian Schnabel présente des liens avec le principe du Livre de dialogue. Comme ce dernier, il accorde une place importante au texte, car il est réalisé d'après le livre de Jean-Dominique Bauby 528 . Julian Schnabel tenait à réaliser ce long-métrage en français, afin de se rapprocher au mieux du roman autobiographique 529 . Comme dans le cas du Livre de dialogue où les deux créateurs trouvent des points communs dans leur travail respectif, Julian Schnabel découvre dans l’écriture de Jean-Dominique Bauby des affinités avec son œuvre propre. Tel le style condensé de l’écrivain, la peinture de Julian Schnabel va droit à l’essentiel. Même si le film est réalisé d’après le texte littéraire, il s’agit de deux créations autonomes. Le film n’est en aucun cas une simple « illustration » du livre de Jean-Dominique Bauby. Le texte littéraire et le film disposent de deux systèmes de signes différents. L’adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire suppose un processus de transformation, d’un système de signes à un autre. Le terme « adaptation » a une connotation péjorative, en situant le cinéma au rang d’un simple médium. Il en est de même pour le terme « illustration » qui sous-entend que l’image est mise au service du texte. La théorie de la transformation 530 , en revanche, insiste 526 Voir Irina O. RAJEWSKI, Intermediality, Intertextuality and Remediation : A Literary Perspective on Intermediality (Intermédialité, intertextualité et remédiation : une approche littéraire de l’intermédialité) dans la revue Intermédialités n° 6 Remédier éditée par Philippe DESPOIX et Yvonne SPIELMANN, Montréal, automne 2005 527 Julian SCHNABEL, Le Scaphandre et le papillon, long métrage franco-américain, Pathé Distribution, 2007 Julian SCHNABEL a également réalisé les long-métrages Basquiat, 1997 et Before Night Falls (Avant que tombe la nuit), 2001, ainsi que le documentaire musical Berlin, 2008 528 Jean-Dominique BAUBY, Le Scaphandre et le papillon, Paris, Éditions Robert Laffont, 1997 529 Before Night Falls (Avant que tombe la nuit) est également réalisé d’après un roman autobiographique, celui de Reinaldo ARENAS, 2001 530 Helmut SCHANZE (éditeur), Fernsehgeschichte der Literatur. Voraussetzungen- Fallstudien- Kanon (Histoire de la télévision et la littérature. Conditionsétudes des cascanon), Munich, Éditions Wilhelm Fink Verlag, 1996, la traduction la plus exacte <?page no="196"?> 190 sur la différence essentielle des deux systèmes de signes. Outre l’adaptation et la transformation existent la transposition et la transfiguration. La transposition désigne l’utilisation sélective du support littéraire, certaines scènes seu l e m en t s e r o n t ut ili s é e s d an s le fil m. L a t r ans f igurat i o n e s t l’interprétation libre de l’œuvre littéraire. Elle travaille avec des métamorphoses, comme Don Juan ou Œdipe, qu’elle sépare de leur contexte dramatique et épique pour les transposer dans de nouveaux contextes. Partant de la théorie de la transformation et ainsi de l’acceptation de la différence des deux systèmes de signes, l’intermédialité ne désigne pas « une relation de hiérarchie mais une interaction équilibrée des arts » 531 . Il est donc question du « potentiel esthétique résultant pour le film et la littérature de leur confrontation mutuelle » 532 . C’est précisément ce qui nous intéresse dans l’analyse du Livre de dialogue, étant le lieu de rencontre de deux moyens d’expression autonomes. Le récit Le Scaphandre et le papillon nous raconte qu’à la suite d’un accident vasculaire cérébral, Jean-Dominique Bauby ne peut plus bouger son corps. Comme enfermé à l'intérieur de lui-même, il est paralysé, le corps enserré dans une sorte de sarcophage. Seule fonctionne la paupière gauche, assurant le lien avec le monde. Elle devient son unique mode de communication, il cligne une fois pour dire « oui », deux fois pour dire « non ». Atteint physiquement, mais le cerveau intact, Jean-Dominique Bauby comprend et entend tout. Grâce à ce système de langage, il va concevoir chaque jour les phrases de son récit et les dicter lettre par lettre en clignant de l'œil sur la lettre de l'alphabet correspondante, dite à voix haute par son infirmière. Grâce à l'écriture, il parvient à prolonger sa vie en dehors de luimême, au-delà des limites de son propre corps. En dehors de l'œil gauche, deux éléments fonctionnent encore : la mémoire et l'imagination, métaphore du papillon, tandis que le corps inerte est le scaphandre. La puissance du rêve et de la pensée permet de franchir toutes les frontières. Par l’introspection, Jean-Dominique Bauby prend pleinement conscience de sa vie avant l'accident. Le travail de Julian Schnabel révèle des liens entre la manière de filmer et celle de peindre. La première moitié est filmée depuis le point de vue de du titre serait « Histoire de la télévision de la littérature », mais impossible en français, à cause de la répétition de la préposition « de ». Helmut SCHANZE souligne par ce titre les interactions entre télévision et littérature. 531 Michael BRAUN, Werner KAMP (éditeurs), Kontext Film. Beiträge zu Film und Literatur (Contexte film. Écrits sur le film et la littérature), Berlin, Éditions Erich Schmidt Verlag, 2006, p. 8, citation originale : Intermedialität bezeichnet « nicht das Verhältnis einer Hierarchie, sondern einer gleichberechtigten Interaktion der Künste ». (Traduction libre) 532 Michael BRAUN, Werner KAMP, op. cit., citation originale : « Es geht um das ästhetische Potential, das sich für "Film" und "Literatur" aus der wechselseitigen Reibung ergeben kann. » (Traduction libre) <?page no="197"?> 191 Jean-Dominique Bauby. L'image est tantôt floue, tantôt nette, colorée ou aveuglante. Julian Schnabel filme comme il peint, au plus près de la peau, de la pellicule. Les plans de bouche ou de cou rappellent les détails d'un tableau. Le fait que le personnage principal puisse uniquement communiquer par l'œil permet d'instaurer un parallèle avec la peinture, un moyen de communication fondée sur la perception visuelle. Dans Le Scaphandre et le papillon, le portrait que Julian Schnabel fait de Jean-Dominique Bauby évoque celui d’Éric (voir Portrait d'Éric, photo 43). Après son accident, Jean- Dominique Bauby voit passer sa vie en revue et prend conscience qu'il a privilégié sa carrière à sa famille. Il se rend compte qu'il est passé sans doute à côté de l'essentiel, l'amour de sa femme et de ses enfants. Cette prise de conscience s'accompagne d'une grande souffrance. Les souvenirs lui viennent sous forme de fragments à travers lesquels il reconstruit peu à peu son histoire. Comme nous l'avons vu, il peut dicter son récit, grâce à un système construit sur le clignement de la paupière. L'écriture participe ici à la reconstruction de soi. En analysant le Portrait d'Éric, nous avons évoqué la dimension violente et douloureuse des assiettes brisées, la déconstruction, constituant le support du portrait. Jean-Dominique Bauby reconstruit l'histoire de sa vie à l’aide de souvenirs, qui apparaissent sous forme de fragments. Travail de reconstruction douloureux, qui le confronte à ses erreurs, mais lui permet de prendre conscience de son vécu, de se réapproprier sa vie. L'écriture devient une forme de thérapie permettant la réconciliation avec soi-même. L'individu, passé par un conflit intérieur, l’extériorise avec les moyens d'expression appropriés. À cet égard, il est intéressant de constater que le caractère chinois, représentant le mot « moi », présente une main tenant une arme guerrière, une hallebarde (voir photo 44). Le conflit du moi est rendu visible matériellement, montrant ainsi que la notion du conflit est inhérente à l'individu. Par la peinture et le cinéma, Julian Schnabel révèle ce qui se cache derrière l'apparence. À travers le portrait, il tente de saisir l'essence d'une personne. Dans le tableau Portrait d'Éric, les fragments, sous forme d’assiettes brisées, rendent palpables les blessures de l'âme. Il communique la sensation d’une fragmentation intérieure. En fracassant des assiettes, en projetant des tissus contre la toile, l’artiste a directement transmis ses pulsions sur le tableau. Il est le miroir immédiat de l’état d’âme du peintre et le spectateur ne peut être insensible aux traces de violence portées par le matériel. Dans le film Le Scaphandre et le papillon, le spectateur perçoit le monde comme Jean-Dominique Bauby, c’est-à-dire par à-coups, sous forme de fragments où plusieurs domaines interfèrent ; vie « réelle » et fiction (puisqu’il s’agit d’un travail cinématographique fondé sur l’autobiographie), peinture et images en mouvement, maladie et son dépassement mental, grâce à l’écriture. Le fragment est synonyme du souvenir. Julian Schnabel se sert <?page no="198"?> 192 notamment de la technique du gros plan : il s'approche de la peau avec la caméra de telle sorte que cette dernière devienne méconnaissable et présente des ressemblances avec un tableau abstrait. Par endroits, le mouvement de la caméra semble imiter les gestes du pinceau. Le fait qu’un media tente d’imiter un autre peut être qualifié d’exemple de « transmédialité ». Pour donner une définition simplifiée de la transmédialité, il est possible de dire qu’elle insiste sur le processus de transfert d’un système de signes vers un autre 533 . Le terme de transmédialité met l’accent sur la « multiplicité dialogique » entre deux media différents 534 . Fig. 44 Caractère chinois représentant le mot moi Ainsi, nous sommes face à différentes représentations du corps. Dans le Livre de dialogue Toujours quelque chose crie, nous sommes dans un univers empli d’un calme oppressant. Au niveau de la forme, le livre frappe par le soin accordé à sa construction. Les textes et les images sont toujours organisés autour d’un élément central. La définition de la peinture comme art de 533 Voir Roberto SIMANOWSKI, Transmedialität als Kennzeichen moderner Kunst (Transmédialité comme caractéristique de l’art moderne) dans Urs MEYER, Roberto SIMANOWSKI, Christoph ZELLER, Transmedialität : zur Ästhetik paraliterarischer Verfahren (Transmédialité : concernant l’esthétique des procédés paralittéraires), Göttingen, Éditions Wallstein Verlag, 2006, p. 39-82 534 Alfonso de TORO, Epistémologies, le Maghreb : hybridité, transculturalité, transmédialité, Paris, Éditions de l’Harmattan, 2009, p. 32 <?page no="199"?> 193 l’espace, par rapport à la poésie, art du temps, prend ici tout son sens. Les gravures à l’eau forte constituent des ensembles clos. L’aspect figé est renforcé par la schématisation des personnages et leurs postures quasi immobiles. Les images font appel à nos angoisses profondes. Les textes poétiques de Gottfried Benn y répondent en explorant la mort et le désir et s’inspirent des archétypes de notre mémoire culturelle. Le livre transgresse les époques et la thématique explorée est toujours d’actualité, grâce à son caractère universel. II.E Les constellations poétiques et picturales En se confrontant aux nécessités de son art, avec la matière picturale ou verbale, l’artiste se révèle. Mais pour que cette création, force spirituelle et sensible à la fois, puisse avoir lieu, l’artiste doit s’identifier avec le matériau qu’il utilise, le connaître au point de faire corps avec lui. Du rôle de l’écriture, Henri Michaux écrit : « L’être se constitue et se découvre dans l’imagination de l’écriture, il vient au jour dans les chaînes verbales et les constellations des phrases 535 . » Cette compréhension, cette « co/ naissance » exige une adhésion qui est déjà un acte d’amour. Comme le poète chérit le langage, le peintre affectionne la toile, les odeurs d’un atelier où reposent les essences, les huiles, les tubes de couleurs. L’amour porté à un matériau originel et aux outils servant à véhiculer sa pensée, à réinventer l’acte créatif. C’est bien en réalité ce qui fonde la valeur du poète : son rapport sensible à la langue et à l’écriture. La peinture, de la même façon, avoue cet amour attentif et sensible. Sarah Stein, amie d’Henri Matisse et collectionneuse de ses tableaux, nota ce qu’il disait de l’amour qu’il portait à son travail : « Il faut toujours rechercher le désir de la ligne, le point où elle veut entrer ou mourir » 536 . Ainsi, le matériau en soi prend vie. Il est important de distinguer les termes « matériau » et « matériel ». Il est possible de qualifier « le matériau » de substance que l’artiste travaille et transforme, à laquelle il donne forme ; le « matériel », lui, est l'ensemble des instruments qu’il utilise matériau et matériel constituant tout l’univers artistique. À la réalité extérieure se substitue la réalité matérielle des moyens picturaux, l’existence des mots et de tous les autres moyens d’expression, dont la présence s’impose à la sensibilité de l’artiste. L’art est bien cet acte d’amour : en portant toute son attention aux matériaux qu’il choisit selon son désir, l’artiste, dans sa création se rencontre lui-même, se construit et 535 Henri MICHAUX, Face aux verrous, Paris, Éditions Gallimard, 1945, p. 157 536 Sarah STEIN, Henri MATISSE, Notes de Sarah Stein d’après Matisse, Écrits et propos sur l'art, Paris, Éditions Hermann, 1908 <?page no="200"?> 194 s’affirme avec la vie de la matière. L’artiste entre en contact avec une vérité profonde, il devient une conscience sensible, témoigne de la vie de la matière, de l’existence de la nature. De cette façon, le matériau apparaît comme un lieu d’échanges où l’homme rencontre la nature : « Le mot, l’écrit, s’est libéré non du sens, mais du monde. Ce n’est que par une confusion du référent et du signifié, qu’avec les "mots en liberté" des poètes ont cru se libérer du sens… Mais cette séparation du mot et du monde n’est jamais totale, sauf en certains cas limites, et un langage poétique est justement ce qui tend à trouver, à retrouver ce contact 537 . » Cette pensée du linguiste Henri Meschonnic montre combien le motmatériau est une matière vivante, matière à révéler dans la profondeur du signe. Réduit au seul signifiant et séparé de la vie du signifié, il est condamné à être un matériau mort, susceptible seulement de constructions artificielles. Nous pensons ici aux jeux présents dans certains aspects de l’art concret 538 , qui restent souvent des exercices visuels liés à la seule perception, n’atteignant pas l’imagination sensible. Ils sont comparables aux dispositions « accrocheuses » utilisées en publicité. Il importe de considérer le mot-matériau comme un tout, afin de conserver la vie du signe, à travers l’amour des mots. Les Livres de dialogue Argument ferroviaire 539 et Dans l’attente 540 témoignent de l’amour du mot, exprimé à travers la volonté de donner aux mots leur véritable sens : dans l’un et l’autre, les poètes Yves Peyré (1952) et Louis Dire (1942) ont cherché à traduire leurs émotions et pensées, le plus authentiquement possible ; les artistes plasticiens Frédéric Benrath (1930-2007) et Christine Crozat (1952) eux, ont également poursuivi cette démarche. Leurs œuvres prennent des formes très différentes, mais elles sont animées par la recherche de la notion du « vrai ». 537 Henri MESCHONNIC, Pour la Poétique, Essais, tome 1, Paris, Éditions Gallimard, 1970, p. 86 538 Voir à ce sujet Jean WEISGERBER, Les avant-gardes littéraires au XX e siècle, vol. 1, New York, Éditions Jean Benjamins Publishing Company, 1984 539 Yves PEYRÉ, Christine CROZAT, Argument ferroviaire, Villeurbanne, Éditions URDLA, 2001 540 Louis DIRE, Frédéric BENRATH (de son vrai nom Philippe GÉRARD), Dans l’attente, quatre gravures originales de Frédéric BENRATH, Paris, Éditions Écarts, 2003 <?page no="201"?> 195 II.E. a) Une réalité derrière une réalité Christine Crozat et Yves Peyré se connaissent depuis longtemps et leur ouvrage Argument ferroviaire, créé en commun, reflète leur amitié. En dehors de ses recherches sur le Livre de dialogue 541 et de ses essais sur la peinture, Yves Peyré a créé des Livres de dialogue singuliers avec des peintres, tels que Henri Michaux 542 , Jean Capdeville 543 , Michel Haas 544 et Zao Wou- Ki 545 . Christine Crozat, à son tour, a réalisé des livres en collaboration avec des poètes, tels que Henri Gaudin 546 , Oliver Kaeppelin 547 et Yannis Ritsos 548 . Dans Argument ferroviaire, Christine Crozat utilise la technique de la lithographie et introduit un jeu singulier avec le support. En superposant des feuilles transparentes, en utilisant du papier Vergé de Rives, pur chiffon, le livre acquiert un côté tridimensionnel ; rappelons ici que l’artiste est également sculpteur. La présentation originale du livre attire le regard (voir photo 45). Protégé comme un objet précieux, il possède un écrin en bois carré, mesurant 20 cm sur 20 cm. La couverture du livre est peinte à l’acrylique mélangée avec un liant gluant qui permet d’obtenir des couches d’épaisseurs diverses. Comme la peinture à l’huile, l’acrylique permet d’obtenir des différences de brillance. Ainsi la vision de profondeur, obtenue par les différentes épaisseurs, est renforcée par l’opposition des couches mates et brillantes. Le livre peut être défini comme une succession de pages, une suite d’espaces. La superposition des papiers transparents attire la curiosité du lecteur-spectateur, qui a envie de savoir ce qui se cache réellement derrière les morceaux de textes et d’images qu’il perçoit. 541 Yves PEYRÉ, Peinture et Poésie, op. cit. 542 Yves PEYRÉ, Henri MICHAUX, En appel de visages, Lagrasse, Éditions Verdier, 1983 543 Yves PEYRÉ, Jean CAPDEVILLE, Chorégraphie du heurt, Paris, Éditions Écarts, 2000 et Yves PEYRÉ, Jean CAPDEVILLE, L'Horizon du monde, Saint Clément de Rivière, Éditions Fata Morgana, 2003 544 Yves PEYRÉ, Michel HAAS, Rêve de traverse, Vincennes, Éditions Édite, Jean Christophe PICHON (éditeur), 1989 545 Yves PEYRÉ, Zao WOU-KI, L’Évidence de la nuit, Genève, Éditions J. T. Quentin, 1991 546 Christine CROZAT, Henri GAUDIN, Jusqu’à nous, Metz, Éditions Voix Richard Meier, 1994 547 Christine CROZAT, Olivier KAEPPLIN, Un confident, Limoges, Éditions Sixtus, 1998 548 Christine CROZAT, Yannis RITSOS, Jeux du ciel et de l’eau, Paris, Éditions l’Échoppe, 1991 <?page no="202"?> 196 Fig. 45 Yves PEYRÉ, Christine CROZAT, Argument ferroviaire, emballage en bois carré, 20 cm x 20 cm, Villeurbanne, Éditions URDLA, 2001 Ce désir de saisir la réalité par le regard est exprimé par le sculpteur Alberto Giacometti (1901-1966) : « C’est comme si la réalité était continuellement derrière les rideaux qu’on arrache… Il y en a encore une autre… Toujours une autre (…) c’est une quête sans fin 549 . » Durant toute sa vie et avec une persévérance impressionnante, Alberto Giacometti a créé des dessins et des sculptures d’après les mêmes modèles, sa mère et son frère Diego notamment. Quête permanente de l’expression la plus juste, qui s’approcherait au plus près de la vérité de l’être. Le poète, à son tour, scrute les mots pour explorer leur potentiel d’expression. L’énonciation littéraire, phénomène complexe, peut se définir par la rencontre de plusieurs niveaux, d’après Claire Stolz « par la multiplicité des instances productrices et des instances réceptrices : on distingue en effet l’écrivain et le narrateur qui est le JE dans le texte poétique, le narrateur et le personnage. De même, du côté de la réception, on distinguera souvent le lecteur concret, occurrent et le narrataire. » 550 Le texte littéraire construit lui-même son univers référentiel. Il s’oppose à l’énoncé non littéraire, qui a des référents extralinguis- 549 Alberto GIACOMETTI, Écrits, Paris, Éditions Hermann, 2007 550 Claire STOLZ, op. cit., p. 71 <?page no="203"?> 197 tiques. L’énonciation dans le Livre de dialogue concerne donc à la fois un cadre linguistique et extralinguistique. Du côté de la réception, le lecteurspectateur est confronté à la fois à l’univers pictural et à l’univers poétique. À l’impact du texte poétique s’ajoute celui des images. Du plus, les images et les textes ont une communication indépendante au sein du livre. Dans Argument ferroviaire notamment, ils s’interpellent et se stimulent, en s’inspirant l’un de l’autre tout en gardant leur autonomie. Ainsi, dans le Livre de dialogue, l’énonciation littéraire ne peut pas être analysée indépendamment des images. L’énonciation lyrique s’appréhende avant tout en tant que discours d’un « je » et elle est entièrement organisée autour de la subjectivité de ce « je », même si les textes, comme dans Argument ferroviaire, comportent les marques d’autres personnes. Dans cet ouvrage, le « je » manifeste une coréférence entre le sujet de la voix narrative et le personnage. Dans le premier poème, tout d’abord, la narration s’établit selon le point de vue d’un spectateur qui contemple les événements (vers 1 à 6). L’apparition de je (vers 7 et 9) et moi (vers 11) interrompent la description et implique le narrateur de façon active dans le poème. La brume de tête, le secouement fidèle et le train furtif qui va, le monde est rayé, le tracé n’est rien qu’un coup d’ongle, le balancement reprend, à la fenêtre la buée se durcit, je suis là, immobile, je cours plus vite que les arbres qui se tendent, l’horizon immense et incertain se referme sur moi. 551 Dès le début du poème, la situation d’énonciation soulève des questions d’ordre spatio-temporelles. On ne sait pas clairement, si le narrateur se situe à l’intérieur ou à l’extérieur du train. Le mélange entre un champ lexical concret et un champ lexical abstrait, ainsi que les nombreuses occurrences de caractérisation non pertinente, déroutent le lecteur. Ces procédés sont mis au service d’une allégorie de la création. Le premier poème d’Argument ferroviaire se présente sous forme de dialogue intérieur dans lequel nous assistons à un dédoublement du moi lyrique, à la fois 551 « Die Spitze des Nebels, das treue Schütteln / und der flüchtige Zug / der fährt, die Welt wird gestreift, der Strich / ist nichts / als ein Nagelkratzen, das Schaukeln / geht weiter, / am Fenster wird der Dampf sichtbar / ich bin da, / unbeweglich, / ich laufe schneller als die Bäume, die sich strecken, / der Horizont / riesig und unsicher schließt sich über mir. » (Traduction libre) <?page no="204"?> 198 spectateur et acteur. Basée sur une situation concrète, c’est-à-dire la contemplation du paysage de l’intérieur d’un train, la scène devient de plus en plus abstraite pour atteindre son paroxysme dans la perte totale des repères spatio-temporels. Fig. 46 Yves PEYRÉ, Christine CROZAT, Argument ferroviaire, pages 8 et 9, 20 cm x 40 cm, Villeurbanne, Éditions URDLA, 2001 Ainsi, Yves Peyré provoque chez le lecteur un sentiment de désorientation que Christine Crozat renforce par le côté matériel du livre (voir photo 46). En effet, arrivé à la troisième page, le lecteur ne parvient plus à la tourner normalement, car elle est librement posée sur la deuxième page. Il faut la soulever à la manière d’une voile ; plusieurs pages sont superposées de cette manière. Comme elles ne sont pas fixées, et à cause de la qualité extrêmement fine du papier, le livre se présente comme un ensemble très fragile, qui risque de se déchirer, à la moindre maladresse. La fragilité de l’être humain, que le poète illustre par le sentiment du déséquilibre, est ainsi rendue visible par la construction plastique du livre. L’ancrage dans le discours se fait par l’emploi du présent d’énonciation va, est, (vers 3), reprend (vers 6) qui insiste sur l’aspect sécant, dans les phrases où intervient directement le « je », telles que je cours plus vite que les arbres (vers 9). Le processus est considéré à l’intérieur de son déroulement, comme une succession d’instants. Le présent sert à souligner la vitesse du train, qui provoque une accélération des sensations et des pensées du narrateurspectateur. Néanmoins, l’absence des embrayeurs temporels complique l’ancrage temporel. Ainsi, nous supposons avoir affaire à un présent <?page no="205"?> 199 omnitemporel dans les phrases, le monde est rayé et le tracé n’est rien qu’un coup d’ongle (vers 3-5). Or, il convient d’en élucider le sens caché pour avoir accès à la vérité générale. Tout abord, il s’agit du phénomène de la caractérisation non pertinente. L’irruption du champ lexical de l’écriture par les mots rayé (vers 3), résume (vers 12) et écrites (vers 29) fait référence à l’acte d’écrire lui-même. Ainsi, l’énonciation apparaît comme auto-référentielle, puisqu’elle représente le texte dans le mouvement de son écriture. Le point de départ est une vision concrète, bien connue du lecteur, car lorsque l’on regarde un paysage d’un train qui se déplace à grande vitesse, la distinction des éléments extérieurs est difficile. Tout se mélange pour apparaître en un seul trait mouvementé. Ainsi, la métaphore, le monde est rayé illustre cette vision, pour la transposer sur la condition humaine : l’homme moderne est perdu, le monde lui semble comme « barré », car il ne parvient plus à y trouver sa place. Louis Aragon pense à propos du « moderne » : « Ce mot fond dans la bouche au moment même qu’elle le forme. Il en est ainsi de tout le vocabulaire de la vie, qui n’exprime pas l’état, mais le changement 552 . » Dans Argument ferroviaire, il s’agit de la difficulté de l’homme de faire face aux changements, et particulièrement aux évolutions techniques. Néanmoins, cette vision est nuancée, car le texte poétique contient également une dimension ironique. L’état de contemplation immobile s’oppose au désir de participer activement au mouvement. Ceci est évoqué par la tonalité enfantine je cours plus vite que les arbres (vers 9), qui souligne une exaltation mais aussi un besoin primitif et vital. L’homme a un besoin originel de se sentir exister, en se dépensant et mesurant ses forces dans le rapport à autrui. Les machines remplaçant sa force physique, il est donc réduit au rang de spectateur. De plus, un sentiment d’angoisse se matérialise par les termes immense et incertain et se referme sur moi (vers 11). La version artificielle de l’extérieur, la déformation des arbres et du paysage, la perte de repères spatio-temporels, suscités par la rapidité du train, s’ajoutent à l’inquiétude du personnage. La référence à la vision permet d’établir le lien avec le dessin basé sur le trait. À cela correspond le champ lexical de la création plastique le tracé (vers 3), et le regard (vers 25). Le coup d’ongle (vers 5) évoque le coup d’œil ou le coup de crayon, les deux incluant des mouvements rapides. Ainsi se crée un lien avec l’esquisse, qui consiste à saisir rapidement au crayon les éléments essentiels d’un objet. Au-delà de la référence au dessin, il importe de souligner la construction plastique du livre qui illustre la portée métaphorique du texte. Argument ferroviaire est composé de fines pages transparentes qui se présentent en partie sous forme de pages volantes. Ainsi, le caractère délicat de la construction correspond à la fragilité de l’être hu- 552 Louis ARAGON, Le Paysan de Paris, Paris, Éditions Gallimard, 1926 <?page no="206"?> 200 main, les pages volantes correspondant au sentiment même du déracinement. Il y a donc une sorte d’échange communicatif entre l’écriture et les moyens plastiques. Le contenu du texte poétique a été assimilé par l’artiste et traduit par des moyens plastiques. Le texte devient palpable, son aspect abstrait étant devenu concret. Ainsi, le texte est-il sorti du domaine de l’abstraction pour être transformé en réalité charnelle. Le livre est composé de pages transparentes, qui laissent apparaître les dessins antérieurs et ceux qui suivront. Le lecteur-spectateur a ainsi l’impression qu’il peut assister aux différentes étapes de la création. Il est possible d’établir un parallèle avec le modelage, lequel, à l’inverse de la sculpture, laisse apparaître les traces de l’artiste. Par sa fragilité, à laquelle s’ajoutent l’extrême finesse du papier et le fait que certaines pages ne sont pas reliées à l’ensemble, Argument ferroviaire évoque les modelages d’Alberto Giacometti qui mettent en scène de frêles silhouettes. La structure du livre renvoie également au processus créatif en luimême. Christine Crozat a réalisé les dessins lors de ses déplacements en train, auxquels renvoie l’adjectif ferroviaire du titre. Le livre contient les traces immédiates de ces voyages, les fragments d’un paysage qui disparaît, le vol d’oiseaux ou un champ de colza. Son regard prélève au gré des trajets les formes furtives qui viennent se superposer aux souvenirs et aux projections plus intimes de sa conscience. La rencontre entre la poésie et le dessin est illustrée, de façon très originale, par l’intermédiaire de la structure d’Argument ferroviaire. La superposition des feuilles a seulement lieu à la page 3. La première page nous montre un dessin, fait d’un trait mouvementé ; la deuxième page accueille le texte poétique ; sur la troisième, un dessin fait de triangles évoquant des yeux de fauves, vient se poser une feuille double avec la suite du poème. Ainsi, chaque art préserve son autonomie, n’interférant pas dans l’espace de l’autre. De plus, chaque art peut d’emblée se présenter indépendamment de l’autre au lecteur, avant de se confronter à son « Autre ». Par la transparence des feuilles, les deux formes d’expression semblent se fondre en une seule. Ainsi, Argument ferroviaire rend visible ce que nous avons défini comme condition idéale pour la rencontre entre deux formes d’expression distinctes. Il importe d’ajouter qu’il s’agit là d’un procédé récurrent au sein du livre, qui apparaît avec une certaine symétrie. Toutes les trois pages a lieu cette forme de rencontre. La première fois, le poète pose le texte sur le dessin, la fois suivante c’est au tour de l’artiste. La structure équilibrée maintient ce juste « dialogue » entre poésie et dessin. <?page no="207"?> 201 II.E. b) Entre présence et absence Le Livre de dialogue Dans l’attente (photo 46), créé en commun par le poète Louis Dire et le peintre Frédéric Benrath se distingue à première vue par l’impression de calme solennel et de sobriété qui s’en dégage. Les gravures de Frédéric Benrath invitent à la méditation par la dimension de profondeur qui en émane. La mise en page des textes poétiques se démarque par l’attention portée aux espaces blancs. Rien ne semble laissé au hasard, chaque mot a été choisi avec précaution. Il est intéressant de noter que le poète Louis Dire est aussi l’éditeur des Éditions Écarts sous le nom de Jean Lissarrague. Sa ligne éditoriale est entièrement en accord avec notre conception du Livre de dialogue : « Chaque livre édité par les éditions Écarts rassemble un poète et un peintre partageant l'ambition de réaliser un livre en commun. La conception du livre, toujours établie en pleine complicité, et son architecture sont à chaque fois originales de façon à créer un espace unique au sein duquel textes et images vivent intensément 553 . » Cette conception, de création commune du livre, basée sur l’échange se trouve matérialisée à travers l’ouvrage Dans l’attente. Puisqu’il s’agit de l’œuvre poétique de Jean Lissarrague, nous utiliserons son nom de poète, Louis Dire. Il a créé plusieurs ouvrages avec Frédéric Benrath, tels Traverses I 554 , Constats 555 , Venise encore 556 et l’ouvrage Quand bien même avec la peintre Colette Deblé 557 . Frédéric Benrath, à son tour, a travaillé avec de nombreux poètes ; Michel Butor 558 , Dieter Hulsmanns 559 ou encore Yvonne Caroutch 560 . Dans l’attente débute de manière insolite, le texte poétique renvoyant à une sensation d’absence, de manque, mélangée à un sentiment de menace, difficilement identifiable : 553 Jean LISSARRAGUE, site web Pages, salon des éditeurs de bibliophilie contemporaine, Éditions Écarts, « http: / / www.pages-bibliophilie.eu » 554 Louis DIRE, Frédéric BENRATH, Traverses I, Paris, Éditions Écarts, 1989 555 Louis DIRE, Frédéric BENRATH, Constats, Paris, Éditions Écarts, 1991 556 Louis DIRE, Frédéric BENRATH, Venise encore, Paris, Éditions Écarts, 1995 557 Louis DIRE, Colette DEBLÉ, Quand bien même, Paris, Éditions Écarts, 2005 558 Frédéric BENRATH, Michel BUTOR, Voyage aux îles des vestiges, Paris, Éditions Écarts, 1999 559 Frédéric BENRATH, Dieter HULSMANNS, Bourreau de la communauté, Préface et traduction en français de Jean-Pierre WILHELM, Stuttgart, Editions Burkhardt, 1963 560 Frédéric BENRATH, Yvonne CAROUTCH, La Tente cosmique, Asnières, Éditions Le Point d’or, 1982 <?page no="208"?> 202 rien une rumeur qu’on ne perçoit qu’avec ce silence une rumeur étale dépourvue de tout contenu une douleur sans cause un ressassement obscur une rumeur sans origine discernable mais qui oppresse extorque à pas sourds l’aveu de sombres rêves ou de grises misères vertige lent mais irrépressible vacillement dans l’attente du jour 561 « Rien » commence le poème, le mot est posé, et le fait qu’il constitue à lui seul un vers renforce son importance. On pense à Maupassant : « Aimer beaucoup, comme c’est aimer peu ! On aime, rien de plus, rien de moins 562 . » « Leitmotiv » presque, pour cette poésie, qui se passe d’ornements ; elle est quête de l’essentiel, quête du mot dense, du terme bref, du vers ramassé. Par son travail sur le langage, le poète explore sa musicalité : nous percevons une gradation, un passage de deux syllabes (rien, vers 1), à trois (une rumeur, vers 2) puis, à 9 (qu’on ne perçoit qu’avec ce silence, vers 9). À cela correspond le passage d’une syllabe finale fermée (« rien ») à une syllabe finale ouverte (« rumeur »). Il est rare qu’un poème commence par le sentiment d’un manque, illustré par le lexique de l’absence, tels rien (vers 1), silence (vers 3), absence de bruit, dépourvue (vers 5), sans (vers 9). Cela est renforcé par les espaces blancs. Le terme rien prend tout son sens : l’espace blanc autour du mot rend sa signification palpable. La lumière est également absente, comme l’indiquent les termes obscur (vers 7), sombres (vers 12) et grises (vers 13). À l’obscurité correspond cette dimension menaçante 561 « nichts / ein Geräusch / das man nur bei dieser Stille hört / ein ruhiges Geräusch / ohne jeglichen Inhalt / ein Schmerz ohne Ursache / ein dunkles Wiederkäuen / ein Geräusch / ohne eindeutige Ursache / aber das bedrückt / das mit dumpfen Schritten erpresst / das Geständnis von dunklen Träumen / oder von grauen Sorgen langsamer Schwindel aber / ununterdrückbares / Gleiten / in das Warten auf den Tag » (Traduction libre) 562 Guy de MAUPASSANT, Notre cœur, 1890, dans Œuvre complètes, Guy de Maupassant, Paris, Société d'éditions littéraires et artistiques, 1902 <?page no="209"?> 203 de la rumeur qui approche, qualifiée par les verbes oppresse (vers 10), extorque (vers 11), l’adjectif irrépressible (vers 15). On pense au caractère menaçant véhiculé par le Livre de dialogue Immer was schreit (Toujours quelque chose crie). Dans cet ouvrage, la menace était notamment représentée par les images figuratives. Ici, pourtant, la difficulté de nommer l’objet concret de cette menace surprend. À la place des mots, on rencontre l’espace blanc de la page. Les blancs confèrent aux mots toute leur importance et soulignent leur caractère polysémique. Ici chaque mot a sa valeur, et tout fait sens, l’absence comme le vide. Or, nous rencontrons à la page 16, les vers suivants : obsédante / présence des mères / toujours à montrer à distinguer / à nommer (vers 1 à 4). Pour le poète, il s’agit d’empêcher l’encombrement de la pensée. « Nommer » signifie aussi enfermer l’objet, en le privant d’autres définitions possibles. En même temps, « nommer » les choses comme elles sont, c’est avoir le courage de « dire vrai » 563 . Le poète Stéphane Mallarmé lui, préfère « suggérer » : « Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voila le rêve Il doit y avoir toujours énigme en poésie et c'est le but de la littérature il n'y en a pas d'autre d'évoquer les objets 564 . » Avec la valeur accordée à la « suggestion », Stéphane Mallarmé en souligne le pouvoir, lui ajoute celui de l'énigme en poésie. Cela s’inscrit dans le titre Dans l’attente qui illustre également ce sentiment d’absence. Quelque chose est attendu, mais de quoi s’agit-il ? Le vers 17 nous donne une réponse possible : dans l’attente du jour. Le jour amène la lumière. Cela évoque la clarté de la pensée et par-là le processus créatif : le poète scrute les mots, pour trouver leur vérité, leur justesse. Cette dernière est synonyme de bon dosage. Le poète cherche l’expression la plus authentique de sa pensée qui laissera toute liberté à l’imagination du lecteur. Il est possible de tracer un parallèle avec l’art figuratif. Comme l’indique son appellation, la « figure » fait nécessairement référence à un objet connu du monde. Les mots, eux, renvoient toujours à quelque chose. Ils affirment forcément quelque chose, tandis que la peinture abstraite peut ne renvoyer à rien d’autre qu’ellemême. Ainsi, les gravures de Frédéric Benrath (voir photo 47) correspondent parfaitement à cette volonté de ne pas trop dire, afin de laisser place à la suggestion et à l’imagination. La première gravure de Frédéric Benrath est d’un noir profond. Le spectateur peut y plonger son regard. Dans la partie du haut se trouvent une multitude de petits traits, qui s’évaporent comme des nuages. Le 563 Voir Vladimir JANKELEVITCH, Du mensonge, Lyon, Éditons Confluences, 1942 564 Stephane MALLARMÉ, L’Écho de Paris dans Stephane Mallarmé, Correspondances 1890 -1891, vol. 4 de Correspondances, Paris, Éditons Gallimard, 1959 <?page no="210"?> 204 peintre explore les nuances du gris. Le poète y répond par le lexique des couleurs sombres. Fig. 47 Louis DIRE, Frédéric BENRATH, Dans l’attente, p. 12 et 13, gravure originale de Frédéric BENRATH, 26,5 cm x 53 cm, Paris, Éditions Écarts, 2003 La gravure invite à la méditation et évoque les grands tableaux, par endroits presque monochromes, du peintre américano-russe Rothko. Dans les années 50, il peint de grands champs lumineux et colorés, nommés par la critique « color field paintings » ou « formes-couleur ». Cela pose la question de la représentation. Il est possible d’établir un parallèle avec l’œuvre de John Cage en musique. Dans la partition 4'33" (1952) 565 intitulée pièce silencieuse pour n'importe quel(s) instrument(s), aucun son ne doit être produit. Par-là, John Cage démontre ainsi que le silence absolu n'existe pas puisqu'on entend toujours des sons. Ce n’est pas une non-œuvre, mais seulement une autre manière de la concevoir. On écoute les sons, les bruits : l'oeuvre est présente, par l'ambiance qui la crée. Dans l’attente semble aussi inviter le lecteur-spectateur à une autre manière de perception, fondée sur l’acceptation du doute. Il existe un jeu entre présence et absence de l’objet poétique, mis en place dès le début du poème : rien (vers 1), mais tout de suite après, une rumeur apparaît qui échappe à toute description, dépourvue de tout contenu (vers 5) et sans origine discernable (vers 9). Quant à la démarche picturale, elle se situe pour Frédéric Benrath, dans une évolution 565 4′33″ est une partition de musique avant-gardiste composée par John CAGE, souvent décrite comme « quatre minutes trente-trois secondes de silence ». Elle est en fait constituée de sons de l'environnement, que les auditeurs entendent lorsqu'elle est interprétée. <?page no="211"?> 205 vers la dématérialisation de l’objet pictural, vers l’abandon progressif de la figuration. Dans la peinture Vent et Poussière (voir photo 48), on peut encore imaginer un paysage montagneux simplifié, mais dans les œuvres qui suivent, telles les gravures de Dans l’attente, la référence figurative n’est plus possible. Frédéric Benrath explique cette évolution ainsi : « Ma peinture s’est de plus en plus vidée, vidée des choses qui devenaient encombrantes, inutiles et qui risquaient de tomber dans la rhétorique 566 . » Il s’oppose à la peinture narrative pour aller vers une peinture de plus en plus vidée d’un contenu figuratif. L’expression picturale s’apparente alors à une quête d’espace, de liberté. Elle constitue également un terrain ouvert au spectateur, l’invitant à la méditation, la contemplation silencieuse. Fig. 48 Frédéric BENRATH, Vent et Poussière, peinture à l’huile sur toile, 145 cm x 113 cm, 1963 566 Frédéric BENRATH, Peintre et critique, Frédéric BENRATH et Claude PERRIN, revue Perpétuelles, n°8, Paris, 1990, p. 9 <?page no="212"?> 206 Dans le texte poétique de Louis Dire, le silence n’est pas synonyme de vide, mais de plénitude. C’est grâce à lui, que le bruit mystérieux devient perceptible, rien / une rumeur / qu’on ne perçoit qu’avec ce silence (vers 1 à 3). La poésie est liée aux sons, elle est aussi faite pour être entendue. Dans l’ouvrage Dans l’attente, les silences semblent avoir autant d’importance que les paroles. Ils prennent tout leur sens, dans leur complémentarité. Il est possible de voir un parallèle avec le sens du mot « merci » en indonésien : « Terima kasih », en bahasa indonesia (la langue officielle de la République d'Indonésie). L’expression évoque le remerciement, la gratitude, l’acceptation et la réception d’un don. « Terima » (recevoir) s’accole à « kasih » (donner). La réunion des contraires renvoie au concept dans lequel donner et recevoir se confondent. Ce « Merci » signifie accueil d’un don. Dans cette perspective, il y a peu de différence entre donner et recevoir. La réunion des termes de sens opposés met l’accent sur l’échange, sur le partage, plutôt que sur le résultat. Nous avons eu la chance de lire quelques lettres que le poète et le peintre ont échangées avant la réalisation du livre. Au sujet du Livre de dialogue à créer, Frédéric Benrath écrit à Louis Dire : « (…) Quant à la nature du terrain sur lequel l’écrivain et l’artiste se trouvent confrontés, l’intérêt est justement dans l’incertitude du résultat avec les moyens employés 567 . » Pour le peintre, ce qui compte avant tout n’est pas le résultat, mais le chemin à parcourir ensemble, l’aventure à deux. Louis Dire parle de « grand livre illustré », avec des réticences cependant, par rapport au mot « illustré » : « (…) le mot "illustré" crée une difficulté car il sous-entend une existence première du texte et une fonction de nature ornementale, distractive et donc quasiment accessoire pour les gravures 568 . » Allant dans le sens de notre démarche, Louis Dire ne se satisfait pas de l’expression « livre illustré » pour désigner une collaboration entre deux artistes fondée sur l’équilibre et l’échange. Comme nous avons tenté de le démontrer tout au long de ce travail, le terme de « Livre de dialogue » est approprié, car il rend justice à ce type de rencontre. Il est intéressant de remarquer que le poète associe le projet à une confrontation, un affrontement. Le peintre, lui, n’est pas tout à fait d’accord : « Je ne partagerai peut-être pas complètement ton sentiment qu’un grand livre illustré est forcément le lieu d’un affrontement. La collaboration entre les protago- 567 Frédéric BENRATH dans une lettre à Jean LISSARRAGUE (qui porte le pseudonyme Louis DIRE) Paris, Catalogue des Éditions Écarts, 1972-1997, p. 7 568 Jean LISSARRAGUE (qui porte le pseudonyme Louis DIRE) dans une lettre à Frédéric BENRATH, Paris, Catalogue des Éditions Écarts, 1972-1997, p. 5 <?page no="213"?> 207 nistes étant par avance consentie, même si chacun a sa petite ou grande vanité qui sommeille, il n’a pas intérêt à glisser des peaux de bananes sous le papier de l’autre. Il ne s’agit pas de consensus ni de complaisance mais au contraire de mettre la barre le plus haut possible 569 . » Cette différence d’approche est peut-être liée à la différence des media. Les mots, matériau du poète, renvoient forcément à quelque chose, tandis que les couleurs, matériau du peintre, ne renvoient qu’à eux-mêmes. Par les mots, on exprime plus facilement une prise de position, qui peut susciter un affrontement. La peinture abstraite renvoie avant tout à elle-même. Si le peintre, par la nature de son media et sa manière de le concevoir ne risque pas de prendre une position quelconque, il est plus facile pour lui de se situer du côté de l’échange. La peinture est surtout un art de l’espace. On pourrait dire que ce type de livre est fait avant tout pour être contemplé. Mais en même temps, le livre est traditionnellement le terrain de l’écrivain. En tout cas, l’ouvrage Dans l’attente, composition équilibrée du texte poétique et de l’image renvoie à la définition qu’Umberto Eco donne de l’œuvre d’art : « L'œuvre d'art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant 570 . » Selon lui, l'artiste qui produit une œuvre sait qu'il structure un message à travers son objet et ne peut ignorer qu'il travaille pour un récepteur. Ainsi, Louis Dire s’adresse directement au lecteur-spectateur : toi seul décide / du poème / et lui insuffle vie (p. 20, vers 13-16). Le poète établit une relation intime avec celui-ci. L’ouvrage Dans l’attente invite à une perception privilégiant le questionnement à des idées toutes faites. II.E. c) Vers de nouvelles formes de perception En s’adressant aux sens, le Livre de dialogue interroge notre manière de perception et nous sensibilise à des choses qui nous échappent. L’ouvrage Gemachte Gedichte (Poèmes faits), conçu par la poétesse Elfriede Czurda (1946) et la peintre Stefanie Roth, surprend par son texte (voir photo 49). Il apparaît comme un enchaînement de mots arbitraires, sans réelle suite logique les uns avec les autres : Aalreusen ab acht adressaten aeronauten affekt (nasse à anguilles à partir de huit destinataires aéronautes affect). Ce procédé évoque la poésie concrète 571 par son aspiration à sortir les mots du discours verbal, afin de mettre l’accent sur leurs composantes concrètes, visuelles et sonores. Les langues occidentales privilégient l’aspect phonétique à l’aspect visuel, contrairement aux langues asiatiques et orientales, telles le chinois, 569 Frédéric BENRATH dans une lettre à Jean LISSARRAGUE (qui porte le pseudonyme Louis DIRE), Paris, Catalogue des Éditions Écarts, 1972-1997, p. 5 570 Umberto ECO, L’Œuvre ouverte, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 1979 571 Voir la partie I.A. c) L’espace blanc <?page no="214"?> 208 le japonais avec les idéogrammes ou bien l’égyptien avec les hiéroglyphes. Le phonétisme favorise l'abstraction et par-là, la distance entre signifiant et signifié. Le poète « concret » rêve de les rapprocher, dans une sorte d’immédiateté du langage. L’adjectif « immédiat » vient du latin « immediatus » et veut dire « qui est en rapport direct dans une relation spatiale ou temporelle, qui ne comporte pas d'intermédiaire, ou d'intervalle dans l'espace ou dans le temps » 572 . Gemachte Gedichte (Poèmes faits) montre l’importance accordée à la matérialité du langage : les poèmes peuvent se lire comme des suites sonores, tout en appréciant la mise en page originale. On pourrait reprocher à cet ouvrage son caractère pour le moins abstrait. Quand le mot se suffit à lui-même, il se trouve coupé de la réalité sensible. Fig. 49 Elfriede CZURDA, Stefanie ROTH, Gemachte Gedichte (Poèmes faits), 35 cm x 30 cm, Berlin, Éditions Mariannenpresse, 1999 572 Pierre GRAPPIN, Dictionnaire Général Larousse, Français-Allemand et Allemand- Français, Paris, Éditions Larousse, coll. Dictionnaire général, 2009 <?page no="215"?> 209 Ce type d’ouvrage est également un témoignage de l’évolution de notre perception, modifiée par les expériences picturales succédant à l’impressionnisme et par l’évolution des media. La diffusion de reproductions, affiches, spots publicitaires ou illustrations de journaux, a progressivement imprégné l’esprit du lecteur-spectateur, qui s’attend, désormais, à une autre conception de l’espace, intégrant texte et image. La journaliste allemande Christina Weiss emploie la métaphore « die Orte der Sprache 573 » (les lieux du langage) pour souligner la forte présence des signes verbaux et visuels dans le quotidien : « Les lieux du langage se sont multipliés. Dans notre entourage immédiat, le langage a des apparences plus physiques et plus directes. Nous sommes confrontés à un grouillement verbal géant et à un vacarme des mots, que nous avons l’habitude d’assimiler sans cesse (...). » En s’appuyant sur cette omniprésence du langage, elle montre que notre perception du langage, sous forme de texte, est avant tout visuelle : « Nous regardons le langage avant de le lire, nous percevons d’une manière consciente ou inconsciente des typographies de taille et de couleurs diverses 574 . » La présence des images a également considérablement augmenté dans notre environnement contemporain. L’évolution des mass media a provoqué une multiplication de l’information. Des outils visuels, tels la photographie, le diagramme, le design des textes et la typographie, permettent d’y faire face, de nous donner une orientation visuelle. L’écriture se concentre alors sur sa visibilité, sur sa dimension graphique 575 . Tendance qui peut être résumée ainsi : « (...) ce lien entre communication et représentation qui se manifeste à travers le media de l’écriture (...) a provoqué la situation actuelle caractérisée par une surproduction d’informations - quantité d’informations dépassant largement la capacité d’assimilation des hommes, même avec l’aide des machines. (...) Le visuel est un 573 Christina WEISS, Seh-Texte. Zur Erweiterung des Textbegriffs in konkreten und nach konkreten visuellen Texten (Textes visuels. Pour un élargissement de la notion du texte dans et à partir des textes visuels concrets), Zirndorf, Éditions Verlag für moderne Kunst, 1984. Citation originale : « Die Orte der Sprache sind allgemeiner geworden. Sprache begegnet uns körperhafter und bildhafter denn je in der unmittelbaren Umwelt. Wir leben inmitten eines riesigen Sprachgewimmels und Wortgedröhns, das wir pausenlos - routiniert - verarbeiten (...). » (Traduction libre) 574 Christina WEISS, op. cit, citation originale : « Die Sprache, die uns umfängt, nehmen wir in der Mehrzahl als Bild bzw. in der Kombination mit Bildern wahr. Wir sehen die Sprache, bevor wir sie lesen, wir registrieren - bewußt oder unbewußt - diverse Schrifttypen, -größen und -farben. » (Traduction libre) 575 Voir Hartmut STÖCKL, Lingustik, Impulse & Tendenzen. Die Sprache im Bilddas Bild in der Sprache (Linguistique, impulsions et tendances. Le Langage dans l’image l’image dans le langage), op. cit., p. 3 <?page no="216"?> 210 moyen beaucoup plus efficace pour intégrer et « traiter » un grand nombre d’informations (...) 576 . » La présence de l’image s’est multipliée. Le linguiste Ulrich Schmitz constate que, de nos jours, le texte apparaît de plus en plus sous forme multimodale 577 . Dans la poésie, chez Stéphane Mallarmé, la dimension visuelle de l'écriture est intégrée pleinement, voie poursuivie par les poètes futuristes, surréalistes et dadaïstes. Aujourd’hui, de nombreux poètes intègrent à leur travail un mariage de la poésie et des arts plastiques, par exemple Peter Dencker, Gerhard Rühm ou Rupprecht Matthies. Le lien entre mot et image évoque, à son tour, celui du mot et du son. Maurice Blanchot souligne la puissance musicale et quasi surnaturelle des mots : « Je dis une fleur ! (…) au fond de ce mot lourd, surgissant lui-même comme une chose inconnue, je convoque passionnément l’obscurité de cette fleur (…) Le mot agit, non pas comme une force idéale, mais comme une puissance obscure, comme une incantation qui contraint les choses, les rend réellement présentes hors d’ellesmêmes 578 ». Le mot se voit attribuer un pouvoir magique, capable d’insuffler la vie aux choses. Son pouvoir de représentation, d’animation, est comparable à une puissance obscure qui rend le sens caché des choses. Le travail du poète Ernst Herbeck (1920) s’inscrit dans cette démarche, à travers le Livre de dialogue Alexander 579 , il travaille sur le potentiel musical et pictural du langage poé- 576 Gunther KRESS, Theo van LEEUWEN, Front Pages : (The Critical) Analysis of Newspapaper Layout. Approaches to Media Discourse (Couverture des journaux : L’Analyse (critique) de la maquette des journaux. Approches des discours sur les media), Alan Bell and Peter Garrett (éditeurs), Oxford/ Massachusetts, Éditions Blackwell, 1998, citation originale : « (...) this reliance on the medium of writing for communication and representation (...) has produced the present situation of information overload - quantities of information beyond what can be productively handled by humans, even with the aid of machines. (...) The visual is a vastly more efficient mode for carrying and « processing » great amounts of information (...). » (Traduction libre) 577 Voir Ulrich SCHMITZ, Schriftliche Texte in multimedialen Kontexten (Textes écrits dans des contextes multimédiaux) dans Rüdiger WEINGARTEN (éditeur), Sprachwandel durch Computer (Le Changement du langage par l’ordinateur), Opladen, Éditions Westdeutscher Verlag, 1997, p. 131-158, Gunther KRESS, Theo van LEEU- VEN désignent la multimodalité « comme pratique sémiotique contemporain » dans Multimodal Discourse : The mode and media of contemporary communication (Discours multimodal : le mode et média de la communication contemporaine), Londres, Éditions Edward Arnold, 2001 578 Maurice BLANCHOT, La Littérature et le droit à la mort, Paris, Éditions Gallimard, 1949 579 Ernst HERBECK, Erika MAGDALINSKI, Alexander, Paris, Éditions du Rouleau libre, 1990 <?page no="217"?> 211 tique en explorant les figures de diction, l’allitération et l’assonance, ainsi que l’onomatopée (un mot dont le son imite la chose qu'il signifie). Étant donné sa dimension concrète, l’onomatopée est comme une manière de peindre avec des sons. Pour Karl Bühler 580 , psychologue et théoricien du langage allemand, elle exprime ce désir de retrouver le contact immédiat avec le réel sensible et le besoin « d’arriver à pénétrer directement jusque dans l’intimité de la vie universelle. L’homme qui a appris à lire et à interpréter l’univers au moyen des sons sent bien que l’outil intermédiaire constitué par la langue et ses lois propres l’écarte de la profusion immédiate que l’œil est capable d’absorber, l’oreille d’entendre, la main de saisir » 581 . Ainsi, l’onomatopée exprime le désir de saisir pleinement, par ses sens, la portée des mots. Dans Alexander, nous verrons par quel procédé original le peintre cherche à pénétrer dans l’intimité du mot, dont le poète tente d’extraire la musicalité, tout en restant à l’intérieur des bornes du langage. Le premier poème, associé à la couleur rouge, s’appelle Das Leben qui se traduit par La Vie. Malgré la diversité des méthodes picturales employées, le livre témoigne d’une certaine unité : les poèmes sont, à chaque fois, introduits par des tableaux, intégrant leurs titres. La douceur de ces tableaux, explorant les nuances de gris, brun et blanc, contraste avec les couleurs vives employées dans le reste du livre. Ces tableaux ne sont pas figuratifs, mais ils évoquent le ciel. Le premier titre Das Leben (La Vie) semble voler librement dans le ciel, traversé par un trait gris, qui touche le mot en plein cœur (voir photo 50). C’est-à-dire qu’il vise la lettre du milieu : le b. On pourrait associer ce trait gris-blanc à une trace laissée dans le ciel par un avion. Ainsi, la peinture sort le mot de son contexte abstrait, pour lui conférer une certaine matérialité. Le texte poétique, à son tour, s’attache à travailler la musicalité du mot. Ernst Herbeck explore la richesse du son bilabiale b, qui a été visé au préalable par le trait du peintre. Il associe le mot Leben (vie) au mot beben (frémis- 580 Karl BÜHLER fait partie de l'École de Würzbourg (1901-1909) qui s'inscrit dans la lignée de la psychologie empirique conçue par Franz BRETANO. Les membres de cette école donnent à la perception intérieure une application expérimentale sous la forme de l'introspection contrôlée. Dans Sprachtheorie. Die Darstellungsfunktion der Sprache (La Théorie du langage. La Fonction représentative du langage), Karl BÜHLER la décrit comme une méthode qui « consiste à faire penser quelqu'un à quelque chose et, immédiatement après, à lui faire décrire exactement la façon dont s'est déroulée sa pensée ; puis, on fait varier le "quelque chose", suivant les principes expérimentaux ; voilà la méthode sous sa forme la plus simple ». Karl BÜHLER, Sprachtheorie. Die Darstellungsfunktion der Sprache (La Théorie du langage. La Fonction représentative du langage), Jena, Éditions Verlag von Gustav Fischer, 1934 581 Karl BÜHLER, Essais sur le langage, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 113 <?page no="218"?> 212 sement), dont la sonorité suggère la chose qu’elle dénomme ; il s’agit donc d’une onomatopée. Fig. 50 Ernst HERBECK, Erika MAGDALINSKI, Alexander, pages 1 et 2, 40 cm x 32 cm, Paris, Éditions du Rouleau libre, 1990 Une autre particularité d’Alexander réside dans le fait que de nombreux feuillets ne sont pas reliés au livre. Ces feuilles volantes sont transparentes et très fines ce qui confère au livre sa dimension fragile. Sur chaque feuillet le peintre a collé un motif simple de couleur vive. Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, il y a un contraste entre la douceur des tableaux intégrant le titre et la puissance des couleurs primaires qui accompagnent les poèmes. Dans ce sens, les feuilles volantes concilient ces deux forces : la délicatesse dans la matière du papier et la puissance colorée se retrouve dans les motifs collés sur ces feuillets. Ce contraste entre fragilité et force confère un caractère vivant à cet ouvrage. Lorsque l’on tourne les feuilles volantes comme des feuilles normales, le papier transparent se pose d’abord sur le texte allemand (voir photo 51). Le motif découpé se compose alors d’une forme phallique à l’intérieur de laquelle se retrouvent trois cœurs blancs transparents, qui laissent apparaître les lettres, lorsqu’on les pose sur le texte poétique. La rencontre est un acte d’amour et comme le dirait Georges Bataille, dans cette triple vision poésie, érotisme, mort, une rencontre d’éternité : <?page no="219"?> 213 « La poésie mène au même point que chaque forme de l’érotisme à l’indistinction, à la confusion des objets distincts. Elle nous mène à l’éternité, elle nous mène à la mort et par la mort à la continuité. La poésie est l’éternité 582 . » La superposition des deux papiers, rencontre entre corps pictural et corps poétique, peut seulement se réaliser grâce aux cœurs transparents. On ne pourra s’empêcher d’établir le lien avec le « titre-tableau » où le trait du peintre traverse le mot en plein cœur. Le cœur est alors au centre de cette démarche qui va droit dans l’intimité du texte poétique, en isolant un ensemble de mots, et dans l’intimité du mot, en entrant dans le centre typographique de ce mot. Il importe de souligner les nombreuses similitudes en français et en allemand, quant aux expressions se rapportant au cœur. Il en est ainsi pour l’une des notions essentielles concernant notre démarche : « aller droit au cœur » en français se dit « direkt ins Herzen treffen », en allemand. Fig. 51 Ernst HERBECK, Erika MAGDALINSKI, Alexander, pages 3 et 4, 40 cm x 32 cm, Paris, Éditions du Rouleau libre, 1990 582 Georges BATAILLE, L’Érotisme, Paris, Éditions de minuit, 1957, citation tirée de l’ouvrage Être indifférent ? La Tentation du détachement, Laurie LAUFER, Claudie DANZIGER, Paris, Éditions Autrement, 2001 <?page no="220"?> 214 La perception des couleurs a également une dimension subjective, intime. Dans son ouvrage Remarques sur la couleur, Wittgenstein s’interroge sur le thème en imaginant des hommes qui auraient d’autres concepts de couleurs que les nôtres. D’ailleurs, il est délicat de traduire des noms de couleur d’une langue dans une autre. Wittgenstein cite, à ce sujet, les propos, plein d’humour, de Runge à Goethe : « Si nous voulions nous représenter un orange tirant sur le bleu, un vert tirant vers le rouge, un violet tirant sur le jaune, cela nous ferait la même impression qu’un vent du nord soufflant du sud-ouest 583 . » Dans les Beiträge zu einer Kritik der Sprache 584 qui se traduisent par Contributions à une critique du langage de Fritz Mauthner, la réflexion sur les couleurs débouche sur le constat de l’inaptitude de toute langue à atteindre et à exprimer la vérité. Il commence par rappeler que même les sensations les plus simples dans le cerveau humain, n’ont pas toujours été les mêmes qu’aujourd’hui. Les peuples primitifs ne percevaient ni n’exprimaient notre couleur bleue, dont on ne trouve trace ni dans les Védas, ni dans la Bible, ni dans le Coran, ni chez Homère. Les récits de voyageurs révèlent que l’homme peut percevoir des couleurs qui ne correspondent à aucun mot dans sa langue maternelle. Fritz Mauthner mentionne un peuple d’une île des mers du Sud qui n’a que quatre mots désignant les couleurs ; pourtant, lorsqu’on leur présente un tableau réunissant soixante nuances de couleurs, ils savent les distinguer et les reconnaître. 583 Ludwig Josef Johann WITTGENSTEIN, Bemerkungen über die Farben, Remarques sur les couleurs, traduction Gérard GRANEL, Nîmes, Éditions Trans-Europ- Repress, 1983, p. 22 584 Fritz MAUTHNER, Beiträge zu einer Kritik der Sprache (Contributions à une critique du langage), tome 2, Zur Sprachwissenschaft (À propos des sciences du langage), Francfort-sur-le-Main, Ullstein Materialien n°35146, 1982, p. 683 <?page no="221"?> 215 CONCLUSION Multiple, complexe, initiée, la rencontre entre texte poétique et expression picturale engage des interactions particulières. Expérience de la différence, de l’altérité : la rencontre avec l’autre permet la prise de conscience de son essence propre, de ses limites et de ses ouvertures. Dans certains ouvrages analysés, le livre matérialise une fusion, comme dans l’acte d’amour ; la jouissance de l’absorption de l’Autre dans l’Un 585 . Par le dialogue, l’un et l’autre se confondent, se confrontent, s’éloignent, pour se retrouver, se fondre à nouveau ; jeu perpétuel entre proximité et distance. « L’amour est à réinventer 586 » disait Arthur Rimbaud. Chaque Livre de dialogue apparaît, telle une expérience amoureuse, une découverte de l’autre et de soi-même à travers l’autre. Désir de partage, plaisir de deux artistes, s'écoutant l'un l'autre, se répondant, sans jamais entraver la liberté créatrice de chacun. Le Livre de dialogue doit sa création et sa réalisation à une rencontre égalitaire de deux arts et de deux créateurs, condition indispensable pour un échange véritable. Nous avons souligné que les appellations « Livre illustré », (« Illustrierter Gedichtband » en allemand), ou « Livre d’artiste », (« Künstlerbuch »), ne rendent pas justice à ce type d’ouvrage. La complexité de cette rencontre est pleinement rendue, si seulement elle intègre à la fois les théories de l’image, mais aussi, les théories linguistiques. Ce terrain pluridisciplinaire renvoie à d’autres approches ; cognitives, philosophiques, intermédiatiques. Au-delà du dialogue intime entre le poète et le peintre et la singularité de chaque rencontre, le Livre de dialogue engage un débat plus large sur la nécessité de la rencontre entre différentes sciences. Au sein même de cette démarche la rencontre de deux langues : le français, langue adoptée et l’allemand, langue d’origine. Cette réflexion progressive, nous a aussi permis d’explorer plus en avant, au travers des cheminements personnels et de développements intellectuels, les singularités de chacune. De ces différences linguistiques naît une conscience d’autant plus éclairée de sa propre langue, en miroir de l’autre. De nombreux Livres de dialogue remarquables ne sont pas connus en France et inversement, pas davantage en Allemagne. Il en est de même, dans les deux pays, pour certaines recherches en linguistique, intermédialité, sémiotique et sur les récentes théories de l’Image. 585 Ainsi, le mot d’esprit de Woody ALLEN : « Désormais, mon amour, nous ne ferons plus qu’un : moi. », citation tirée de l’ouvrage Être indifférent ? La Tentation du détachement, op. cit., p. 162 586 Arthur RIMBAUD, Une saison en Enfer, Bruxelles, Éditions Alliance typographique, 1873 <?page no="222"?> 216 Par ce travail de recherche, remarquons le, la part importante des découvertes (scientifiques, artistiques comme humaines) et la joie éprouvée à transmettre et retranscrire ses idées ont joué un grand rôle. Les entretiens avec les peintres, la visite de leurs ateliers, et parfois même la possibilité de les regarder travailler, nous ont convaincue que la confrontation à la pratique de l’art est une étape essentielle dans l’analyse de ce phénomène. Donner la parole aux peintres nous semble important, car tout artiste a ses mots propres pour parler de ses expériences. Ce lien entre concret et abstrait, autre fil conducteur de notre recherche, vise à ancrer les théories appliquées dans la réalité sensible : créer des ponts entre une expérience vécue et des concepts abstraits, rendre enfin ces derniers tangibles. Notre travail ne propose pas un concept d’analyse strict, mais, au contraire, une approche élargie et dynamique, explorant ce phénomène dans son mouvement, son geste, ses reprises et ses ruptures, ses enjeux sans cesse renouvelés. Questionnement d'une matière vivante, en perpétuelle transformation. Le premier chapitre rend compte de la complexité des rapports entre texte et image et de leurs analyses possibles : étude des procédés s’attachant à la représentation de l’objet poétique et pictural, des figures de style élaborées en commun et des correspondances entre unités sémantiques et unités picturales. Le poète et le peintre se rejoignent dans l’importance accordée au temps et à l’espace, dans ce défi que constitue, pour chacun des arts, le dépassement de ses propres limites. Pour la poésie, tenter par la parole d’aller au-delà du temps qui s’écoule ; pour la peinture dépasser le cadre qui lui sert de limite. Dans l’ouvrage Dans leur voix les eaux 587 , les deux modes d’expression abordent le temps à travers le mouvement ; celui-ci, nous l’avons vu, peut fonctionner comme déclencheur de l’acte créatif, à travers la marche, la promenade, et comme facteur essentiel dans le processus créatif même, à travers le geste. L’espace devenu signifiant par la mise en évidence du support montre la volonté du peintre de rendre visible le processus de création, d’introduire le temps dans l’œuvre. Pour le poète, les blancs, pauses de respiration, structurent les textes, constituant cet espace de l’imaginaire du lecteur-spectateur et soulignant la polysémie des mots. Le temps et l’espace ne sont pas seulement éléments figuratifs, mais encore réalités immatérielles, qui viennent participer à la création d’un univers, sans commencement évident ni fin. Pour de nombreux peintres contemporains, tels Jean Capdeville, Monique Frydman, Max Weiler ou Pierre Alechinsky, la peinture est traitée comme un poème, la répercussion du geste entraînant un défilé d’images, tel un langage secret. Pour des poètes, comme André du Bouchet, Peter 587 André du BOUCHET, Bram van VELDE, Dans leur voix les eaux, 5 lithographies originales de Bram van VELDE, Paris, Éditions Maeght, 1980 <?page no="223"?> 217 Handke ou René Char, l’importance du mouvement dans l’acte créatif est capitale. Poésie et peinture se conjuguent dans l’importance accordée au geste. De plus, avec l’étude des rapports entre l’image physique et l’image mentale, nous avons montré qu’au niveau cognitif, la perception par le lecteur-spectateur engage des procédés complexes, constamment réévalués par les sciences cognitives et neurolinguistiques. En nous basant sur des théories issues de la linguistique, de l’intersémiotique, de la philosophie et de l’Histoire de l’art, nous avons souligné les principaux mécanismes employés par la poésie et la peinture pour créer du sens dans le livre allemand Schwarze Romanzen 588 (Romances noires). L’œuvre de Max Weiler est fondée sur la dualité, culturelle d’abord ; entre conceptions picturales asiatique et occidentale, formelle ensuite ; entre figuratif et abstrait. Avec lui, Friederike Mayröcker souligne le caractère dynamique du langage, en explorant les différentes manifestations du signe, tels le nom propre et le nom commun. Le peintre contribue alors à cette réflexion, par l’élaboration graphique de la couverture, dont les signes plastiques changent la perception des noms propres. Le langage et le moyen pictural se rejoignent dans la coexistence d’éléments différents, mis sur un même plan : l’abolissement de la perspective par l’artiste plasticien correspond à la rencontre de lexies différentes dans les textes poétiques. Au niveau formel, les images de Max Weiler encadrent les textes de Friederike Mayröcker : ils ne se font pas face comme dans l’ouvrage Dans leur voix les eaux. La rencontre semble moins directe, mais, par la présence et la complexité des interactions, elle ne perd rien de son intensité. Dans le second chapitre, nous avons démontré combien l’analyse intermédiatique est apte à saisir la richesse de ce type de livre et développe cette part sensible de la rencontre, où tout se passe dans « l’entre-deux », avec ses blancs, ses ruptures, ses suspensions, ses espaces. Avec l’ouvrage Irdisches Vergnügen in g 589 (Plaisir terrestre en g), nous nous sommes intéressés aux procédés s’adressant aux différents sens, qui établissent un jeu subtil entre intimité et distance avec le lecteur-spectateur. En approfondissant ces procédés fondés sur la conception plastique et la dimension physique des images, nous sommes entrés dans le contact direct avec les différentes étapes de la réalisation du livre, en éprouvant « physiquement » les endroits où la presse avait laissé des empreintes, témoins directs de l’histoire de sa création. Implication physique évidente, qui porte au regard du lecteur-spectateur le processus de création, le livre de dia- 588 Friederike MAYRÖCKER, Max WEILER, Schwarze Romanzen (Romances noires), lithographies offset de Max WEILER, Pfaffenweiler, Éditions Pfaffenweiler Presse, 1981 589 Peter RÜHMKORF, Klaus WASCHK, Irdisches Vergnügen in g. Fünzig Gedichte (Plaisir terrestre en g. Cinquante poèmes), Leipzig, Éditions Faber & Faber, 1997 <?page no="224"?> 218 logue, ainsi media « sensuel », vient reproduire et immortaliser la pensée dans son mouvement, et s’oppose aux supports fugitifs, tels les media audio-visuels. L’intimité entre les créateurs et leur réalisation vient se prolonger dans le regard d’un troisième acteur : le lecteur-spectateur. Dans l’oeuvre de Peter Rühmkorf, vie et création constituent, eux aussi, un lien intime. L’usage de la parodie devient un intermédiaire entre tradition littéraire et réalité, prend une dimension concrète et se manifeste jusque dans la vie du poète. Quant aux lithographies de Klaus Watschk, nous l’avons vu, elles prennent en compte l’intertextualité, procédé normalement réservé au texte, par l’utilisation d’éléments évoquant la bande dessinée. La charge émotionnelle de l’image, centrée sur le potentiel expressif du corps est nuancée par son humour graphique et les allusions à la bande dessinée. L’œuvre gagne en dimension vivante, intensifiée en cela par l’engagement personnel, politique du poète qui fait ainsi part de son vécu et s’appuie sur un registre contrasté. Nous avons souligné le fait qu’un grand nombre de Livres de dialogue français, aussi bien qu’allemands témoignent de l'utilisation du fragment comme technique d'écriture ou de peinture pour réunir des registres, à priori hétérogènes. Leur œuvre ne cherche pas à être close en soi et déterminée, mais porteuse de liberté. Le fragmentaire se confronte ainsi à l'idée de totalité et remet en cause les certitudes de la littérature et de la peinture. Comme le Livre de dialogue réunit ces deux moyens d’expression, ce « vacillement » des certitudes s’exprime avec d’autant plus de netteté, de vigueur. Des livres tels que Le Surcroît 590 , Vacillation 591 , Histoire de la lumière 592 ou Ich pflanze Tollkirschen in die Wüsten der Städte 593 (Je plante des belladones dans les déserts des villes) en constituent des exemples significatifs. Dans Vacillations, le texte emprunte à l’image son aspect graphique et un jeu s’opère entre fragments visuels et textuels, à travers un système d’encadrement original : Emil Cioran se sert d’une écriture fragmentée, concentrée, pour exprimer une pensée antithétique et paradoxale à laquelle Pierre Alechinsky répond par des images organiques, centrées sur le corps. 590 André du BOUCHET, Albert RÀFOLS-CASAMADA, Le Surcroît, Paris, Éditions Clivages, 1989 591 Emil CIORAN, Pierre ALECHINSKY, Vacillations, tirage à 200 exemplaires, 32 lithographies originales de Pierre ALECHINSKY, Montpellier, Éditions Fata Morgana, 1980 592 Jacques DUPIN, Jean CAPDEVILLE, Histoire de la lumière, Blandain, Éditions Brandes, 1982 593 Voir Ralph Günther MOHNAU, Ingo WIRTH, Ich pflanze Tollkirschen in die Wüsten der Städte (Je plante des belladones dans les déserts des villes), Francfort-surle-Main, Éditions Fischer, 1988 <?page no="225"?> 219 Dans d’autres œuvres, comme Versäumt zu scheitern 594 (Manqué d’échouer) ou Malelade 595 le fragment peut être lié à la discontinuité ou encore à la défiguration, à la blessure. L’écriture fragmentaire est également liée au phénomène de l’hypertexte, ouvert à l’infini. La lecture ou le visionnement de l’image devient alors acte d’appropriation et lire implique ainsi, l’idée de transformer, de refaçonner le matériau d’origine. L’hypertexte demande donc au lecteur un travail tout aussi actif et créatif. Il serait, du reste, intéressant d’explorer les liens entre l’hypertexte et le Livre de dialogue. Nous avons souligné combien l’implication corporelle est un facteur essentiel dans le processus créatif. Les livres Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique 596 et Immer was schreit 597 (Toujours quelque chose crie) sont axés sur des approches du corps insolites. D’autre part, dans trois media différents, tels que le Livre de dialogue, le portrait-collage et le long métrage, il est intéressant de voir et de comparer la manière dont le corps est représenté. Dans Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, le texte poétique établit des correspondances entre la structure du corps humain et la nature ; le fonctionnement des cellules se retrouve dans les relations qu’entretiennent le texte et l’image. Le texte reprend, dans sa représentation visuelle, les formes des images. Celles-ci figurent des formes organiques et réunissent en elles l’univers humain, animal et végétal. L’ouvrage fonctionne comme un ensemble ouvert, comparable à un corps humain où la respiration circule, entre les organes. Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), en revanche, met en scène un univers plutôt angoissant où les textes poétiques de Gottfried Benn explorent les profondeurs d’un monde opaque et inquiétant. Un certain calme, pourtant, se dégage de la construction centrée, renforcé par la quasi-immobilité des personnages et par le style contemplatif de l’écriture. Équilibre conscient de sa précarité et en permanence menacé. Les titres, à l’image de gouttes de sang, traversent le livre, tel un fil rouge et contribuent à cette étrange sensation d’opacité, d’inquiétude provoquée sur le lecteur-spectateur par la tension entre la violence et la beauté esthétique voulues. 594 Heinz G. HAHS, Johannes STRUGALLA, Versäumt zu scheitern (Manqué d’échouer), Mayence, Éditions Despalles, 1985 595 Georg BASELITZ, Malelade, poèmes et 40 gravures, Heidelberg, Éditions Kehrer, 1990 596 Francine CARON, Pierre CAYOL, Macrocosme du Corps humain sous le regard d’1 microscope électronique, Rocheford du Gard, Éditions Alain Benoît, 2002 597 Gottfried BENN, Jörg HERMLE, Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), Alain-Michel PLANCHON (éditeur), Michael CAINE (typographe), poème de Gottfried BENN traduit en français par Pierre GARNIER, Paris, Éditions Dissonances, 2003 <?page no="226"?> 220 Dans le Portrait d’Eric 598 , le support, constitué de fragments, de bouts d’assiettes brisées, rend nettement palpables les blessures profondes de l'âme. Le matériau prend alors toute son importance, symbolisant la reconstruction du moi, sur fond de déconstruction. À partir du film Le Scaphandre et le papillon 599 , Jean-Dominique Bauby reconstruit l'histoire de sa vie à l’aide de souvenirs, apparus sous forme de fragments. L'écriture devient une forme de thérapie permettant la réconciliation avec soi-même. Le spectateur perçoit le monde comme Jean- Dominique Bauby, c’est-à-dire, par à-coups, sous forme de fragments où plusieurs domaines interfèrent ; la vie « réelle » et la fiction, la peinture et l’image en mouvement, la maladie et encore son dépassement mental, grâce à l’écriture. Le réalisateur Julian Schnabel s'approche de la peau avec sa caméra, de telle sorte que cette dernière devienne méconnaissable, proche en cela d’un tableau abstrait. Par endroits, le mouvement de la caméra semble imiter les gestes du pinceau. On parle de « transmédialité » lorsque un media tente d’en imiter un autre. Enfin, nous avons mis en évidence, avec les Livres de dialogue Argument ferroviaire 600 , Dans l’attente 601 et Alexander 602 la manière dont ceuxci explorent le pouvoir de représentation, d’animation, du mot et de l’image. Dans Argument ferroviaire, par exemple, Yves Peyré provoquait, chez le lecteur, un sentiment de désorientation, de déséquilibre, que Christine Crozat rendait visible par la construction du livre, présenté comme un ensemble fragile dans sa matérialité. La structure du livre renvoie, de même, au processus créatif en soi : les dessins, réalisés par l’artiste, lors de ses déplacements en train, comportent les traces immédiates de ces voyages. L’ouvrage Dans l’attente invite le lecteurspectateur à percevoir les choses d’une autre manière, à accepter la nécessité du doute. Un jeu entre présence et absence de l’objet poétique s’y opère, auquel répond la démarche picturale de Frédéric Benrath, située dans cette évolution vers la dématérialisation de l’objet pictural, vers l’abandon progressif de la figuration. Un grand nombre de Livres de dialogue contemporains se situent à la frontière entre figuratif et abstrait. Ce faisant, ils rendent tangible l’évolution progressive de l’art contempo- 598 Julian SCHNABEL, Portrait d'Éric, huile, bondo et débris d'assiettes sur bois, 153 cm x 122 cm, Paris, Galerie Yvon Lambert, 1987 599 Julian SCHNABEL, Le Scaphandre et le papillon, long métrage franco-américain, Pathé Distribution, 2007 600 Yves PEYRÉ, Christine CROZAT, Argument ferroviaire, Villeurbanne, Éditions URDLA, 2001 601 Louis DIRE, Frédéric BENRATH (de son vrai nom Philippe GÉRARD), Dans l’attente, quatre gravures originales de Frédéric BENRATH, Paris, Éditions Écarts, 2003 602 Ernst HERBECK, Erika MAGDALINSKI, Alexander, Paris, Éditions du Rouleau libre, 1990 <?page no="227"?> 221 rain vers la dissolution de la figure, en faveur de la couleur et de la matière plastique elles-mêmes. La peinture se rapproche alors, de la dimension abstraite du langage, système symbolique par excellence. Dans l’ouvrage Alexander, riche en symboles, se trouve également un contraste évident entre la douceur des tableaux intégrant le titre et la puissance des couleurs primaires qui accompagnent les poèmes ; deux forces conciliées par les feuilles volantes, transparentes et superposées, qui rythment l’ensemble. Le matériau poétique perd son caractère abstrait et devient palpable, lorsque des poètes, comme André du Bouchet, Friederike Mayröcker, Jacques Dupin, Francine Caron ou encore Heinz G. Hahs expérimentent le potentiel graphique de l’écriture. Le Livre de dialogue alors, témoigne de cet affranchissement des contraintes métriques, des règles de ponctuation, des catégories génériques traditionnelles. De nombreux poètes se servent d’une écriture discontinue et revendiquent ainsi un discours polymorphe. Pour le philosophe Gilles Deleuze, le fragment constitue une forme de la pensée pluraliste et se situe donc aux antipodes de la pensée monodique, c’est-à-dire qu’il ouvre à un horizon plus large. Dans cet acte d’écriture, tout peut servir de source d’inspiration ; l’héritage littéraire, les mythes, le lien entre l’homme et la nature, les questions existentielles, le quotidien. Il en est de même pour les peintres, se situant entre figuration et abstraction. Une tendance dominante réside ici dans l’abolissement de la perspective ; tous les éléments se trouvent placés sur un plan égalitaire. D’autres ouvrages encore, tels Il n’y pas de guerre sainte ou Irdisches Vergnügen en g (Plaisir terrestre en g) témoignent d’une forme de poésie engagée. En exprimant ses crises et ses doutes intérieurs, le poète anticipe certaines conceptions modernes du monde, dont il saisit la complexité, à travers la mise en lien de multiples oppositions, fondées sur les grandes interrogations de l’homme du XX e siècle. L’artiste, le peintre ou le poète, souligne ainsi l’existence d’une continuité entre la matière et l’imagination, entre la perception et la création, entre le monde sensible et l’esprit. Le Livre de dialogue est une aventure à la fois sensuelle et spirituelle et nous sensibilise à la manière de voir et de lire, engage un perpétuel questionnement : « Notre relation au monde est saturé des liens, dont les mots tissent la trame (…) Et si cette trame est le fruit d’une construction intellectuelle traversant toute l’histoire, si elle est l’humanité pour accéder à la conscience d’elle-même, elle n’en exige pas moins d’être défaite, reprise - reprisée 603 ! » 603 Renaud EGO, Une légende des yeux, Arles, Éditions Actes Sud, coll. Un endroit où aller, 2010 <?page no="228"?> 222 BIBLIOGRAPHIE Livres de dialogue BASELITZ Georg, BECKETT Samuel, Bling, texte de BECKETT Samuel, 24 gravures de Georg BASELITZ, Cologne, Galerie Werner, 1991 BENN Gottfried, HERMLE Jörg, Immer was schreit (Toujours quelque chose crie), PLANCHON Alain-Michel (éditeur), CAINE Michael (typographe), poème de Gottfried BENN traduit en français par Pierre GAR- NIER, Paris, Éditions Dissonances, 2003 BRETON André, MIRÓ Joan, La Clé des champs (Der Schlüssel der Felder), Paris, Éditions du Sagittaire, 1953 BOBOROWSKI Johannes, WASCHK Klaus, Litauische Claviere (Des pianos lithuaniens), Francfort-sur-le-Main, Éditions Büchergilde Gutenberg, 1990 BONNEFOY Yves, ASSE Geneviève, Début et fin de la neige (Anfang und Ende des Schnees), Genève, Éditions Jacques T. 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Elle est en fait constituée de sons de l'environnement, que les auditeurs entendent lorsqu'elle est interprétée. BASELITZ Georg, tableau Der Wald auf dem Kopf (La Forêt renversée), peinture à l’huile sur toile, 250 cm x 190 cm, Baden Baden, Staatliche Kunsthalle Baden Baden, 1969 BENRATH Frédéric, tableau Vent et Poussière, peinture à l’huile sur toile, 145 cm x 113 cm, 1963 BEUYS Joseph, Sonnenkreuz (Croix du soleil), sculpture en bronze avec platine, 37 cm x 20 cm x 5,5 cm, Cologne, Galerie Karsten Greve, 1947 CAYOL Pierre, tableau Soleils, 120 cm x 120 cm, acrylique et sable sur oile, le tableau se trouve dans l’atelier du peintre à Tavel DUBEDOUT Bertrand, Fractions du silence, disque L’Air du large, œuvres contemporaines pour flûte et piano, Paris, Éditions Billaudot, 1996 DUBUFFET Jean, Jardin touffu, dessin réalisé au stylo bille, Musée des Arts décoratifs, Paris, 1955 <?page no="264"?> 258 GRIFFITH David Wark, long-métrage The Birth of a Nation (La Naissance d’une nation), États-Unis, 1915 GRIFFITH David Wark, long-métrage Intolerance : Love’s stuggle throughout the ages, titre français : Intolérance, États-Unis, 1916 LÉGER Fernand, long-métrage Le Ballet mécanique, France, 1924 MAN RAY, né Emmanuel RUDZITSKY, long-métrage Retour à la raison, en noir et blanc, France, 1923 MALEVITCH Kasimir, tableau, Carré blanc sur fond blanc, 78,7 cm x 78,7 cm, huile sur toile, Musée d’Art Moderne (MOMA), New York, 1918 MUNCH Edward, tableau Madonna, 80 cm x 60 cm, huile sur toile, peint entre 1894 et 1895 NICOLAS François, Duelle, œuvre mixte pour mezzo-soprano, violon, piano et électroacoustique diffusée par la Timée (47 minutes), Paris, Éditions Jobert, 2001 SCHNABEL Julian, tableau Portrait d'Éric, huile, bondo et débris d'assiettes sur bois, 153 cm x 122 cm, Paris, Galerie Yvon Lambert, 1987 SCHNABEL Julian, Le Scaphandre et le papillon, long-métrage francoaméricain, Pathé Distribution, 2007 SCHNABEL Julian, Tati Painting, Une série de tableaux réalisés sur la célèbre toile de bâche imprimée des magasins Tati, Paris, Galerie Yvon Lambert. Un dialogue tiré du film Paris, Texas de Wim Wenders accompagne les peintures, 1990 SCHNABEL Julian, long-métrages Basquiat, 1997, Before Night Falls (Avant que tombe la nuit) d’après le roman autobiographique de ARENAS Reinaldo, 2001, Berlin (documentaire musical), 2008 STAËL Nicolas (de), Nature morte au chandelier sur fond bleu, huile sur toile, 89 cm x 130 cm, 1955 WEILER Max, tableau Wie eine Landschaft (Comme un paysage), tempera à l’œuf sur planche d'aggloméré, 138,5 cm x 80 cm, Vienne, Fondation Max Weiler, 1964 <?page no="265"?> 259 WENDERS Wim, (né Ernst Wilhelm WENDERS), long-métrage, Der Himmel über Berlin (Les Ailes du désir), musique de KNIEPER Jürgen, scénario de WENDERS Wim et de HANDKE Peter, 1987 <?page no="266"?> 260 Résumé Cette thèse a pour objet d’étudier les interactions entre le texte et l’image dans le Livre de dialogue, créé en commun par un poète et un peintre, en France et Allemagne de 1980 à 2004. Il ne s’agit pas ici de s’intéresser au « Livre illustré » qui sous-entend que l’image sert seulement d’illustration au texte, mais au« Livre de dialogue » où deux modes d’expression sont mis en présence en un rapport d’égalité ; dialogue qui provoque des interactions complexes. La problématique réside dans l’existence de deux systèmes sémiotiques différents, tels la poésie et la peinture avec, l’un et l’autre, ses unités distinctes, son fonctionnement syntagmatique et paradigmatique propre et sa manière particulière de créer de la signification. Les procédés examinés portent sur les différentes apparitions, les conséquences et les limites de cette rencontre. Une étude détaillée aborde en premier lieu les procédés s’attachant à la représentation de l’objet poétique ou pictural - oscillant entre figuratif et abstrait. Ensuite, sont explorées les interactions entre texte et image à partir des notions de l’espace, du fragment, du corps et du processus créatif. En conclusion, il s’agit non pas de transposer le modèle stylistique sur la peinture ou inversement, mais de dégager des points d’intersection entre sémiotique, intermédiatique, esthétique et histoire de l’art. Mots clés - Relations texte et image - Poésie et peinture contemporaines - Livre de dialogue - Sémiotique - Théories de l’image - Intermédialité <?page no="267"?> 261 Résumé en anglais This thesis investigates the interactions between text and image in the artist book (Livre de dialogue), composed jointly by a poet and a painter, in France and Germany from 1980 to 2004. In contrast to the « illustrated book», where the image is subordinated to the text, I explore in this special type of book the encounter between two means of expression sharing equal importance, a dialogue that yields complex interactions between visual and verbal signs. The existence of two different semiotic systems such as poetry and painting bears interesting questions, as each possesses its specific units, its own syntagmatic and paradigmatic structure and its specific way to create significance. The analysis focuses on the different forms, the consequences and the limits of this encounter. The first part consists of an examination of the figurative processes that are linked to the representation of the poetic or pictorial object in a general way. Following this examination, a more detailed analysis investigates the interactions between text and image based on the concepts of space, fragment, body and the creative process. Thus, the aim is not to transpose the stylistic system to painting or vice versa, but to explore points of intersection between semiotic, intermedia, aesthetic and history of art. Keywords - Interactions between word and image - Poetry and painting - Livre de dialogue, Artist book - Semiotic - Image theories - Germany, France - Intermedia <?page no="268"?> Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG ! "# $ www.narr.de JETZT BES TELLEN! Nicole Colin / Corine Defrance Ulrich Pfeil / Joachim Umlauf (Hrsg.) Lexikon der deutsch-französischen Kulturbeziehungen nach 1945 $ . " $ / 0 1 $ 2 -0 ( . 34 5 0 ,( 6 0 ISBN 978-3-8233-6693-5 ( 7" / . - (. " . 8 $ 9 7 $ . 8 ! " / . 7"/ : 7.0 ; 8< = 8 $ 8! $ / 8 . " 8 . $ $ . . >" ; : . 0 & 0 7. 0 & . 7 8 0 ? . .8. " 8 $ + .. $ $ 8. ! ; @ >8 .8 ; 8 9 A ! . 8 . $ ; : ; ./ 8! B 8 $ . . . $ ; : = " 8 .; 1 ; $ & . / C . . $ C 7" D8 / & . . < ; . 1 ; 8 E .0 $ / > < = 9 7 ; 8 / ; . > : . $ 8 " : = F 7 . 8 $ $ / )7. 8 <" G . $ $ 8 " . . . 8 . . " )8 @ 8 : "; 0 $ / . 8 &8 ": +"$ 7. ; 8 $ *8/ A . H ; 8 = 8 $ 7.8 " 8 . .8 / & $ I $ ) . 7 J K8 < < .; $ ; 1 . = 8 . $ 8 $ . $ < . ! $ C 7. <?page no="269"?> Cet ouvrage porte sur les interactions entre le texte et l’image dans le « Livre de dialogue », créé en commun par un poète et un peintre, en France et Allemagne de 1980 à 2004. Il ne s’agit pas ici de s’intéresser au « Livre illustré » qui sous-entend une image uniquement au service d’un texte, mais d’introduire la notion nouvelle de « Livre de dialogue » dans laquelle deux modes d’expression sont mis en présence, en un rapport d’égalité. Les œuvres analysées couvrent un large spectre de la poésie et de l’art contemporains, entre autres Mayröcker, Benn, Du Bouchet et Rühmkorf, van Velde, Weiler ou Watschk.