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Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l'abbé d'Aubignac

Édition critique par Bernard J. Bourque

0617
2014
978-3-8233-7894-5
978-3-8233-6894-6
Gunter Narr Verlag 
Bernard J. Bourque

This work is the first critical edition of the three Défenses by Jean Donneau de Visé (1638-1710), in which the author ardently defends Pierre Corneille against the four dissertations published by Abbé d'Aubignac. The third of these Défenses (Défense d'OEdipe) is largely unknown and has never before been published since the original edition. The critical edition makes the three Défenses more easily accessible to scholars and students of French seventeenth-century literature and provides insight into Donneau de Visé's role in the Quarrel of Sophonisbe

<?page no="0"?> BIBLIO 17 Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe Écrits contre l’abbé d’Aubignac Édition critique par Bernard J. Bourque <?page no="1"?> Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe Écrits contre l’abbé d’Aubignac <?page no="2"?> BIBLIO 17 Volume 208 · 2014 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser <?page no="3"?> Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe Écrits contre l’abbé d’Aubignac Édition critique par Bernard J. Bourque <?page no="4"?> Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l'adresse http: / / dnb.dnb.de. © 2014 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikro verfilmungen und die Einspeiche rung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf chlorfrei gebleichtem und säurefreiem Werkdruck papier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6894-6 <?page no="5"?> Table des matières Remerciements......................................................................... Abréviations ............................................................................. 1. Introduction ....................................................................... I. Raison d’être ...............................................................................11 II. Vie de Jean Donneau de Visé ....................................................14 III. Donneau de Visé vu par les critiques........................................19 IV. Principes éditoriaux ..................................................................21 2. Bibliographie ..................................................................... I. Œuvres antiques ..........................................................................25 II. Œuvres de Jean Donneau de Visé ..............................................25 III. Ouvrages et articles sur Jean Donneau de Visé ........................27 IV. Œuvres dramatiques du XVII e Siècle .......................................29 V. Textes du XVII e siècle ...............................................................30 VI. Textes sur l’âge classique .........................................................32 VII. Outils de travail .......................................................................33 Défense de la Sophonisbe ...................................................... Défense du Sertorius .............................................................. Défense d’Œdipe .................................................................. Index des noms cités ............................................................ 11 25 35 71 <?page no="7"?> Remerciements Je tiens à remercier en tout premier lieu M. FRANÇOIS REY de m’avoir fourni sa saisie non publiée de la Défense d’Œdipe. C’est grâce à M. Rey que j’ai appris l’existence de cet écrit de Jean Donneau de Visé. J’adresse ma gratitude également à M. GEORGES FORESTIER de l’aide précieuse qu’il m’a apportée dans mes recherches. J’aimerais remercier aussi Mme MÉLANIE PETETIN, documentaliste iconographe à la bibliothèque-musée de la Comédie- Française, de son aide pour me procurer des photocopies de l’édition originale de la Défense d’Œdipe. B.J.B. mars 2014 <?page no="9"?> Abréviations Nous utilisons les abréviations suivantes dans les notes : Anecdotes = J. M. B. Clément et J. de Laporte, Anecdotes dramatiques, 3 vol., Paris : Vve Duchesne, 1775. Arnaud, Théories = Charles Arnaud, Les Théories dramatiques au XVII e siècle : étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac, Paris : Alphonse Picard, 1888 ; reimpr. Genève : Slatkine, 1970. Biographie = Biographie universelle ancienne et moderne, éd. Louis- Gabriel Michaud, 52 vol., Paris : Michaud, 1811-1828. Corneille. Œuvres complètes = Corneille. Œuvres complètes, éd. Georges Couton, 3 vol., Paris : Gallimard, 1980-1987. Dissertations = L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995. Éphéméride = François Rey, Éphéméride année 1663, dans Molière 21 [en ligne]. URL : http: / / moliere.parissorbonne.fr/ commun/ images/ base/ Ephemeride_1663.pdf/ . Green, Ancien = F. C. Green, The Ancien Regime: A Manual of French Institutions and Social Classes, Édimbourg : Edinburgh University Press, 1958. Haase, Syntaxe = A. Haase, Syntaxe française du XVII e siècle, 7 e éd., trad. M. Obert, Paris : Delagrave, 1969. Irailh, Querelles = Augustin Irailh, Querelles littéraires, ou mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la République des Lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours, 4 vol., Paris : Durand, 1761 ; réimpr. Genève : Slatkine, 1967. Koppisch, Rivalry = Michael Koppisch, Rivalry and the Disruption of Order in Molière’s Theatre, Madison, New Jersey : Farleigh Dickinson University Press, 2004. Lettres = Lettres de Jean Chapelain, publiées par Tamizey de Larroque, 2 vol., Paris : Imprimerie Nationale, 1880-1883. Léris, Dictionnaire = Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris : Jombert, 1763. Livet, Précieux = Charles-Louis Livet, Précieux et précieuses, caractères et mœurs littéraires du XVII e siècle, Paris : H. Welter, 1895 ; rééd. Cœuvres-et-Valsery : Ressouvenances, 2001. 9 <?page no="10"?> Lottin, Catalogue = Augustin-Martin Lottin, Catalogue chronologique des libraires et des libraires-imprimeurs de Paris depuis l’an 1470, Paris : J. R. Lottin de S. Germain, 1789. Maupoint, Bibliothèques = Maupoint, Bibliothèques des théâtres, Paris : Prault, 1733. Mouhy, Abrégé = Charles de Fieux de Mouhy, Abrégé de l’histoire du théâtre français : depuis son origine jusqu’au premier juin de l’année 1780, 3 vol., Paris : J.-G. Mérigot, 1780. Nyrop, Grammaire = Kristoffer Nyrop, Grammaire historique de la langue française, 6 vol., Copenhague : E. Bojesen, 1899-1930. Pratique = Abbé d’Aubignac. La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris : Champion, 2001 ; réimpr. 2011. Première = Abbé d’Aubignac, Première dissertation concernant le poème dramatique, dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995. Quatrième = Abbé d’Aubignac, Quatrième dissertation concernant le poème dramatique, servant de réponse aux calomnies de M. Corneille, dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995. Recueil = Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, éd. François Granet, 2 vol., Paris : Gissey et Bordelet, 1739. Scherer, Dramaturgie = Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris : Nizet, 1950 ; réimpr. 1964. Scriptores = Scriptores Historiae Augustae, trad. David Magie, 3 vol., Londres : W. Heinemann, 1932. Seconde = Abbé d’Aubignac, Seconde dissertation concernant le poème dramatique : en forme de remarques sur la tragédie de Mr Corneille, intitulée Sertorius, dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995. Troisième = Abbé d’Aubignac, Troisième dissertation concernant le poème dramatique : en forme de remarques sur la tragédie de M. Corneille intitulée L’Œdipe, dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995. v. = vers ; ~ = avant l’ère chrétienne. 10 <?page no="11"?> 1. Introduction I. Raison d’être Pierre Corneille (1606-1684) et François Hédelin, abbé d’Aubignac (1604-1676) sont généralement considérés comme étant les principaux acteurs de la querelle de Sophonisbe. La décision de la part de Corneille de ne pas nommer d’Aubignac dans ses trois Discours et la réaction ultérieure de l’abbé déclenchent un différend passionné qui entraîne des déclarations acrimonieuses et virulentes. Certes, d’Aubignac y joue un rôle très actif, publiant quatre dissertations qui critiquent Sophonisbe, Sertorius et Œdipe, ainsi que le grand dramaturge lui-même. Toutefois, Corneille choisit d’y jouer essentiellement un rôle de figuration, sa seule participation directe étant sa préface de Sophonisbe, ainsi qu’un tour qu’il jouerait à l’abbé en prenant possession des exemplaires qui restent chez l’imprimeur des remarques sur la pièce. Comme le souligne François Granet, le grand dramaturge regarde les critiques de d’Aubignac « avec une indifférence Philosophique » 1 . Son guerrier auto-désigné dans ce théâtre de conflit est Jean Donneau de Visé (1638-1710). Agissant par opportunisme, le jeune écrivain se pose en ardent défenseur du « plus fameux des Auteurs Français » 2 , après avoir sévèrement critiqué Sophonisbe quelques semaines plus tôt 3 . Comme l’affirme Charles Arnaud : Attaquer Corneille, c’était pour un débutant, un moyen sûr de faire du bruit et d’attirer l’attention ; mais le défendre, c’était bien plus glorieux 4 . 1 François Granet, « Préface », Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, éd. François Granet, 2 vol., Paris : Gissey et Bordelet, 1739, t. I, p. xcix. 2 Jean Donneau de Visé, Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille, Paris : C. Barbin, 1663, p. 81. 3 Jean Donneau de Visé, Critique de la Sophonisbe, dans Recueil, t. I, pp. 116-133. 4 Charles Arnaud, Les Théories dramatiques au XVII e siècle : étude sur la vie et les œuvres de l’abbé d’Aubignac, Paris : Alphonse Picard, 1888 ; reimpr. Genève : Slatkine, 1970, p. 303. 11 <?page no="12"?> Donneau de Visé voit en d’Aubignac une cible facile, quelqu’un dont il peut taper les nerfs sans beaucoup d’efforts. Succès garantie ! De caractère vindicatif, d’Aubignac se laisse prendre, ne voulant pas tourner la page sans avoir le dernier mot. Chose étrange, l’abbé rejette la culpabilité sur Corneille, passant sous silence la vraie paternité des deux Défenses. D’Aubignac a d’autres chats à fouetter que le jeune Donneau de Visé, le traitant comme un de « ces petits poissons qui s’attachent aux grands et merveilleux monstres de la mer pour vivre de leurs excréments » 5 . Croyant que Corneille fut à l’origine de ces écrits, ou à tout le moins qu’il les approuva, l’abbé voit le grand dramaturge comme étant suffisant et condescendant. D’Aubignac se considère comme une victime. Cet état d’esprit l’incite à enguirlander Corneille dans le but de mettre son nouvel ennemi sur la défensive. Pour sa part, Donneau de Visé menace, dans sa deuxième Défense, que « puisque la guerre est déclarée entre nous, je combattrai d’une manière qui divertira tout le monde » 6 . En juillet 1663, d’Aubignac fait publier sa dissertation sur Œdipe, accompagnée de la Quatrième dissertation 7 où il se répand en invectives contre Corneille. Donneau de Visé réplique à ces deux ouvrages par sa Défense d’Œdipe, écrit publié tardivement pour des raisons inconnues 8 . 5 Abbé d’Aubignac, Seconde dissertation concernant le poème dramatique : en forme de remarques sur la tragédie de Mr Corneille, intitulée Sertorius, dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995, p. 67. 6 Jean Donneau de Visé, Défense du Sertorius de Monsieur de Corneille, Paris : C. Barbin, 1663, p. 130. 7 Comme le soulignent Hammond et Hawcroft, « quoique publiées ensemble, ces deux dissertations marquent deux étapes différentes dans le développement de la querelle. La troisième dissertation, qui fait l’examen de l’Œdipe de Corneille, a une forme semblable à la deuxième, sur Sertorius. […] On pourrait présumer que la plus grande partie de la dissertation a été rédigée avant que d’Aubignac prenne connaissance de la Défense du Sertorius de Donneau de Visé […]. Mais cette même Défense du Sertorius semble être responsable du changement de ton qu’on remarque dans la quatrième dissertation, et qui trahit les blessures infligées par les attaques de Donneau de Visé » (Dissertations, p. xxv). 8 Dans sa Défense d’Œdipe, Donneau de Visé affirme : « Comme je ne travaille que pour la paix, j’y ai donné les mains et j’ai promis de ne plus écrire, pourvu que vous rendissiez tous les exemplaires de votre Dissertation sur l’Œdipe. Tous mes amis ont trouvé que je me soumettais trop et que, pour ne plus écrire, je devais du moins attendre que nous fussions égaux. Ces conférences ont été cause 12 <?page no="13"?> La valeur historique des Défenses au grand siècle français du théâtre est donc incontestable. La Défense de la Sophonisbe et la Défense du Sertorius, dont quelques exemplaires des éditions originales sont conservés à la BnF 9 , sont reproduits sans notes explicatives dans le Recueil de Granet, publié en 1739 10 . Le seul exemplaire connu de la Défense d’Œdipe se trouve à la bibliothèquemusée de la Comédie-Française 11 . Cet écrit n’a jamais été republié depuis sa première parution. Comme le souligne François Rey, c’est un ouvrage « dont aucun historien ne semble connaître l’existence » 12 . Étant la première édition critique des trois Défenses de Jean Donneau de Visé, notre travail a donc pour fonction de rendre ces écrits plus facilement accessibles et d’offrir des explications et des commentaires afin de faciliter leur lecture. Le livre de Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille, nous a servi d’inspiration pour le présent travail. Leur édition critique, publiée en 1995, présente les quatre dissertations de l’abbé et sert à éclairer le rôle de l’auteur dans la querelle de Sophonisbe. que cette réponse n’a pas plus tôt paru : je croyais même qu’elle ne paraîtrait point. Néanmoins, quoique je vous donnasse un si grand avantage sur moi, vous n’avez pas voulu conclure la paix. » (pp. 69-70 : pagination de l’édition originale). 9 Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille [BnF : YF-6718] ; Défense du Sertorius de Monsieur de Corneille [BnF : RES-YF-3969, YF-6704 et 8-BL- 12]. Ces écrits sont aussi accessibles sur Internet grâce à la bibliothèque numérique Gallica. 10 Défense de la Sophonisbe : t. I, pp. 154-194 ; Défense du Sertorius : t. I, pp. 295- 373. 11 Dans cet exemplaire, la Défense d’Œdipe ne comporte pas sa page de titre. Sans date et lieu de publication, l’écrit est imprimé en fin d’ouvrage avec la Défense de la Sophonisbe et la Défense du Sertorius. François Rey écrit : « Le matériel typographique (caractères, lettrines, etc.) étant semblable à celui des deux autres Défenses, il y a toute raison de penser que le libraire est le même : Claude Barbin » (Notes non publiées sur la Défense d’Œdipe). 12 François Rey, Éphéméride année 1663, dans Molière 21 [en ligne], consulté le 19 octobre 2013. URL : http: / / moliere.paris-sorbonne.fr/ commun/ images/ base/ Ephemeride_1663.pdf/ , p. 62. Rey nous fait remarquer que la Défense d’Œdipe est recensée dans le catalogue de Soleinne (ibid.). Cf. Paul Lacroix, Catalogue de la bibliothèque dramatique de M. de Soleinne, 9 parties en 6 vol., Paris : Alliance des Arts, 1843- 1845, t. IV, seconde partie, p. 100. C’est grâce aux « éphémérides » de M. Rey que nous avons pu trouver l’exemplaire de la Défense d’Œdipe. 13 <?page no="14"?> Le sous-titre que nous avons choisi pour notre livre, Écrits contre l’abbé d’Aubignac, semble aller à l’encontre de la notion de « défense » des pièces de Corneille. En fait, ces ouvrages constituent principalement une attaque contre les idées et le caractère de l’abbé. Bien que Donneau de Visé défende Corneille, son modus operandi est de répondre à toutes les critiques de d’Aubignac et de jeter le discrédit sur l’auteur des quatre dissertations. II. Vie de Jean Donneau de Visé La vie de Jean Donneau de Visé 13 est traitée dans plusieurs travaux dont cette vue d’ensemble est redevable, y compris le Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres (1763) d’Antoine de Léris, l’Abrégé de l’histoire du théâtre français (1780), de Charles de Fieux de Mouhy, Un Homme de lettres au temps du Grand Roi, Donneau de Visé, fondateur du Mercure galant (1936) de Pierre Mélèse, « Le Fondateur du Mercure galant, Jean Donneau de Visé » (1937) de Georges Mongrédien, l’Histoire de la littérature française au XVII e siècle (1948-1956) d’Antoine Adam, le Dictionnaire des journalistes (1600-1789) (1969-1999) de Jean Sgard (éditeur) et le Dictionnaire du Grand Siècle (2005) de François Bluche (éditeur). Jean Donneau de Visé est né à Paris le 3 ou le 4 décembre 1638, un des cinq enfants d’Antoine de Visé, maréchal des logis de Monsieur 14 , et de Claude Gaboury, fille d’un officier de la couronne. Le cadet de ses deux frères, Jean est destiné à l’état ecclésiastique. Selon Léris, « on lui fit même obtenir des bénéfices ; mais étant devenu passionnément amoureux de la fille d’un Peintre, il quitta le petit collet » 15 . Dès 1662, Donneau de Visé fréquente le grand monde à Paris. En février 1663, il fait publier son premier livre, Nouvelles nouvelles, en trois parties 16 . Le troisième volume comporte sa critique de L’École des femmes (1662) de Molière. Selon le jeune écrivain, cette comédie 13 Au dix-septième siècle, le nom s’écrit aussi « Devizé » et « de Vizé ». 14 Il s’agit de Philippe d’Orléans (1640-1701), frère unique de Louis XIV. 15 Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris : Jombert, 1763, p. 700. 16 Paris : G. Quinet, 1663. 14 <?page no="15"?> est « un monstre qui a de belles parties » 17 . Sa participation dans la querelle de L’École des femmes se poursuit avec la parution de deux comédies en prose intitulées Zélinde, ou la Véritable Critique de l’École des femmes, et la critique de la Critique (1663) et Réponse à l’Impromptu de Versailles ou La Vengeance des marquis (1664) 18 . Il publie aussi une Lettre sur les affaires du théâtre (1664) où il continue ses attaques contre Molière 19 . Dans le troisième volume des Nouvelles nouvelles, Donneau de Visé présente aussi sa critique de Sophonisbe (1663) de Corneille, le personnage de Straton déclarant que « si cette tragédie était d’un autre que de Corneille, elle serait trouvée très méchante » 20 . L’analyse des personnages de la pièce témoigne d’une « grande ressemblance entre les remarques de Straton et celles que publiera d’Aubignac » 21 . Après avoir écrit contre Sophonisbe, Donneau de Visé publie, quelques semaines plus tard 22 , une défense de la tragédie, présentée en réponse aux critiques de l’abbé Aubignac 23 . Pour justifier cette volteface, l’auteur déclare à la fin de ses remarques : Je n’avais alors été voir Sophonisbe que pour y trouver des défauts ; mais l’ayant depuis été voir en disposition de l’admirer, et n’y ayant découvert que des beautés, j’ai cru que je n’aurais pas de gloire à paraître opiniâtre, et à soutenir mes erreurs, et que je me devais rendre à la raison, et à mes propres sentiments, qui exigeaient de moi cet aveu, en faveur de Monsieur de Corneille 24 . 17 Cité par Michael Koppisch, Rivalry and the Disruption of Order in Molière’s Theatre, Madison, New Jersey : Farleigh Dickinson University Press, 2004, p. 35. 18 Il est probable que ces pièces ne furent jamais jouées. 19 Cf. Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, 5 vol., Paris : Domas, 1948-1956 ; réimpr. Paris : Del Duca, 1962, t. III, p. 286. 20 Donneau de Visé, Critique de la Sophonisbe, dans Recueil, t. I, p. 118. 21 Hammond et Hawcroft, Dissertations, p. xvii. 22 Rey écrit : « Le livre ne portant pas d’achevé d’imprimer, la date de sa publication est incertaine ; Mélèse [Donneau de Visé] et Couton [Vieillesse de Corneille] semblent opter pour mars, Mongrédien [La Querelle de L’École des femmes, p. 4] pour avril ou mai » (Éphéméride, p. 19). 23 Le catalogue général de la BnF attribue par erreur la Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille à Claude Deschamps, sieur de Villiers (? 1600-1681). Comédien des troupes du Marais et de l’Hôtel de Bourgogne, Villiers fut aussi dramaturge. 24 Donneau de Visé, Défense de la Sophonisbe, p. 80. 15 <?page no="16"?> Tout en analysant la pièce de Corneille, la Défense constitue aussi une attaque contre le caractère de l’abbé. En juin 1663 paraît la Défense du Sertorius, formulée en réponse à la deuxième dissertation de d’Aubignac. La Défense d’Œdipe, qui répond aux troisième et quatrième dissertations de l’abbé, paraît quelque temps après. Encore une fois, les remarques de Donneau de Visé sont remplies de paroles injurieuses contre l’abbé. En 1665, après s’être réconcilié avec Molière, Donneau de Visé fait jouer au Palais-Royal La Mère coquette, ou les Amants brouillés (1666), comédie en trois actes et en vers 25 . Sa pièce La Veuve à la mode (1668), comédie en un acte et en vers, y est représentée par la troupe de Molière en 1667. L’année 1667 voit aussi la représentation de L’Embarras de Godard, ou l’Accouchée (1668), comédie en un acte et en vers, ainsi que celle de Délie (1668), pastorale en cinq actes et en vers 26 . En juillet 1670, Donneau de Visé épouse sa maîtresse Anne Picou 27 . En même année sont jouées ses pièces Le Gentilhomme guespin, ou le Campagnard (1670), comédie en un acte et en vers, Les Intrigues de la loterie (1670), comédie en trois actes et en vers, et Les Amours de Vénus et d’Adonis (1670), tragédie à machines en cinq actes et en vers. D’autres pièces suivent : Les Amours du Soleil (1671), tragédie à machines en cinq actes et en vers, représentée en 1671, et Le Mariage de Bacchus et d’Ariane (1672), comédie héroïque à machines en cinq actes et en vers, représentée en 1672 28 . En 1672, Donneau de Visé fonde Le Mercure Galant, ouvrage périodique qui paraît d’abord tous les trois mois. « Le Libraire au Lecteur » de la première publication 29 présente l’objectif de la revue : Ce livre doit avoir de quoi plaire à tout le monde, à cause de la diversité des matières dont il est rempli. Ceux qui n’aiment que les Romans, y trouveront des 25 « De Visé prétendait que Quinault lui avait pris l’idée de sa pièce » (Léris, Dictionnaire, p. 19). 26 Cf. Charles de Fieux de Mouhy, Abrégé de l’histoire du théâtre français : depuis son origine jusqu’au premier juin de l’année 1780, 3 vol., Paris : J.-G. Mérigot, 1780, t. II, pp. 352-353. 27 Fille de Robert Picou, peintre et valet de chambre du roi, garde des tableaux de ses cabinets, et d’Anne Sauvequin. 28 Cf. Mouhy, Abrégé, t. II, p. 353. 29 Le privilège date du 15 février 1672. La première livraison est achevée d’imprimer le 25 mai 1672. 16 <?page no="17"?> Histoires divertissantes. […] Lorsqu’on voudra connaître quelqu’un, on n’aura qu’à le chercher dans Le Mercure Galant, si l’on veut être bientôt éclairci de ce qu’on souhaiterait d’apprendre. […] On y parlera à l’avenir des Provinces et des Cours Étrangères 30 . Dans le « Dessein de l’ouvrage », Donneau de Visé écrit : Je vous envoyerai toutes les Pièces galantes qui auront de la réputation, comme Sonnets, Madrigaux, et autres Ouvrages semblables. Je vous manderai le jugement qu’on fera de toutes les Comédies nouvelles et de tous les Livres de galanterie qui s’imprimeront 31 . Le Mercure galant, qui publie six volumes en 1672 et 1673, devient mensuel en 1677 après une interruption de trois ans. Après la mort de Molière en 1673, Donneau de Visé écrit pour la troupe de Guénégaud avec Thomas Corneille 32 . Nous avons d’eux L’Inconnu (1675), comédie héroïque en cinq actes et en vers, donnée en 1675, Circé (1677), tragédie à machines en cinq actes et en vers, jouée en 1677, La Devineresse, ou les faux Enchantements 33 (1680), comédie en cinq actes et en prose, représentée en 1675, et La Pierre philosophale (1681), comédie en cinq actes et en prose, jouée en 1681. On attribue aussi à Donneau de Visé les pièces suivantes : Les Dames vengées, ou la Dupe de soi-même 34 (1695), comédie en cinq 30 « Le Libraire au lecteur », Le Mercure galant, Paris : T. Girard, mai 1672. 31 « Dessein de l’ouvrage », Le Mercure galant, mai 1672, p. 7. 32 Dans la notice nécrologique de Thomas Corneille, Donneau de Visé explique le rôle qu’il joua dans la composition de ces pièces : « […] je lui donnai mes Scènes, et il en choisit un nombre avec lesquelles il composa un sujet dont le nœud parut des plus agréable, et qui a été regardé comme un Chef-d’œuvre. Le succès de cette Pièce [La Devineresse] qui a été un des plus prodigieux du siècle, en fait foi. Le succès de la Comédie de L’Inconnu a été aussi des plus grands. Il y avait des raisons pour donner promptement cette Pièce au Public ; de manière que pour avancer, je fis toute la Pièce en Prose, et pendant que je faisais la Prose du second Acte, il mettait celle du premier Acte en vers ; et comme la prose est plus facile que les Vers, j’eus le temps de faire ceux des Divertissements, et surtout du Dialogue de l’Amour et de l’Amitié qui n’a pas déplu au Public. Nous avons fait encore ensemble la superbe Pièce de Machines de Circé, de laquelle je n’ai fait que les Divertissements » (Jean Donneau de Visé, Le Mercure galant, Paris : M. Brunet, janvier 1710, pp. 282-284). 33 Cette pièce connaît un immense succès. 34 « C'est la défense du beau sexe contre la Satyre de Boileau, laquelle parut en ce temps » (Léris, Dictionnaire, p. 133). Selon de Mouhy, cette pièce fut écrite en collaboration avec Thomas Corneille. Cf. Mouhy, Abrégé, t. II, p. 353. 17 <?page no="18"?> actes et en prose, représentée en 1695, Le Vieillard couru, comédie en cinq, non imprimée, jouée en 1696, et L’Aventurier, comédie en cinq actes, non imprimée, représentée en 1696. Anne Picot meurt en 1681. Donneau de Visé se remarie en janvier 1698 avec Marie Catherine Le Hongre 35 , de qui il a au moins trois enfants 36 . En 1681, Donneau de Visé s’associe à Thomas Corneille 37 . Le Mercure galant devient un grand succès 38 , comme l’affirme Bernard Croquette : Agrémenté d’illustrations, publiant des nouvelles et des pièces de vers, des énigmes et des histoires fabuleuses dont la fin est différée de numéro en numéro, Le Mercure galant conquiert rapidement de nombreux lecteurs et surtout de nombreuses lectrices (il donne une large place aux histoires amoureuses et comporte une chronique de mode). Les deux directeurs comprennent l’intérêt qu’ils ont à insérer des articles publicitaires dans leur périodique et tirent habilement profit de son audience auprès du public 39 . Les revenues de son périodique et de ses pièces, ainsi que ses rentes 40 du roi, placent Donneau de Visé dans une situation financière Cependant, nous n’avons aucune preuve de cette collaboration. Voir l’édition critique de Sophie Tavenne, Les Dames Vangées, ou La Dupe de soy-mesme [en ligne], consulté le 30 septembre 2013. URL : http: / / www.crht.parissorbonne.fr/ matrice/ wpcontent/ uploads/ 2007/ 11/ donneau-les-damesvangees.pdf/ , pp. 3-5. 35 Fille d’Étienne II Le Hongre, sculpture de Paris. 36 Dans une lettre adressée au roi, vers 1705, Donneau de Visé parle d’être « obligé de nourrir trois enfants » (cité par Jean Sgard, Dictionnaire des journalistes [en ligne], consulté le 30 septembre 2013. URL : http: / / dictionnairejournalistes.gazettes18e.fr/ journaliste/ 244-jean-donneau-de-vise/ ). 37 Cf. Pierre Mélèse, Un Homme de lettres au temps du Grand Roi, Donneau de Visé, fondateur du Mercure galant, Paris : Droz, 1936, p. 163. 38 Après la mort de Donneau de Visé, Le Mercure galant devient Le Mercure de France (1724-1825). Un nouveau Mercure de France se publie entre 1835 et 1882. Ce périodique est suivi de la revue littéraire du Mercure de France, depuis 1890, qui devient maison d’édition. 39 Bernard Croquette, « Mercure Galant Le », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 30 septembre 2013. URL : http: / / www.universalis.fr/ encyclopedie/ le-mercure-galant/ . 40 En 1697, ses revenues annuelles des pensions sont de 15 000 livres. Cf. Georges Mongrédien, « Le Fondateur du Mercure galant, Jean Donneau de Visé », Le Mercure de France, Paris : Société du Mercure de France, octobre 1937, t. CCLXXIX, p. 111. 18 <?page no="19"?> confortable. En février 1699, Le Mercure galant parle de Jean Donneau de Visé comme étant « Historiographe de France » 41 , titre qui lui donne un logement aux galeries du Louvre. De 1697-1703, Donneau de Visé fait paraître les dix volumes de ses Mémoires pour servir à l’histoire de Louis le Grand 42 , publiés à ses frais. C’est aussi à cette époque qu’il a des ennuis financiers 43 . En 1706, Donneau de Visé devient aveugle. Il meurt quatre ans plus tard, en juillet 1710, à Paris 44 . III. Donneau de Visé vu par les critiques Partisan des « modernes », Donneau de Visé se heurte avec les « anciens » tels que Boileau, Racine et La Bruyère. Ce dernier place Le Mercure galant « immédiatement au-dessous de rien » 45 : Il y a autant d’invention à s’enrichir par un sot livre qu’il y a de sottise à l’acheter : c’est ignorer le goût du peuple, que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises 46 . La Harpe, qui devient rédacteur du premier Mercure de France, écrit que c’est dans Le Mercure galant que « l’ignorance et l’envie eurent bientôt un bureau d’adresse fait pour tout le monde » et que Donneau de Visé fut « d’autant plus mauvais critique qu’il était mauvais auteur » 47 . Dans son roman L’Ingénu (1767), Voltaire traite Donneau de Visé d’objet de dérision. Parlant de « ces petits livres de critique 41 Le Mercure galant, Paris : M. Brunet, février 1699, p. 186. 42 Paris : Jean Anisson, 1697-1703. 43 Marc Martin écrit : « Il n’en connut pas moins, sur la fin de sa vie, de sérieuses difficultés d’argent dont on connaît mal la cause, la somptueuse publication des Mémoires pour servir à l’histoire de Louis le Grand (10 vol., 1697-1703) qu’il assura à ses frais ne suffisant à les expliquer » (Dictionnaire du Grand Siècle, éd. François Bluche, Paris : Fayard, 2005, p. 489). 44 « Cet auteur perdit la vue quatre ans avant sa mort arrivée à Paris en 1710 » (J. M. B. Clément et J. de Laporte, Anecdotes dramatiques, 3 vol., Paris : Vve Duchesne, 1775, t. III, p. 485). 45 Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle (1688), Tours : A. Mame, 1876, p. 24. 46 Ibid. 47 Jean-François de La Harpe, Lycée, ou cours de littérature ancienne et moderne, 16 vol., Paris : H. Agasse, 1815, t. IV, p. 512. 19 <?page no="20"?> […], où les Visé insultent aux Racine, et les Faydit aux Fénelon », l’ingénu déclare : Je les compare […] à certains moucherons qui vont déposer leurs œufs dans le derrière des plus beaux chevaux : cela ne les empêche pas de courir. 48 . Les écrits de ces auteurs sont les « excréments de la littérature » 49 . Dans son Histoire de la littérature française du dix-septième siècle (1895), Georges Longhaye décrit Donneau de Visé de cette manière : « […] auteur de médiocres nouvelles, de mauvaises pièces et de méchantes critiques » 50 . Arnaud l’appelle un homme « léger de savoir, léger de caractère, léger de scrupules, se préoccupant moins d’être estimé que d’être lu » 51 . En revanche, les Anecdotes dramatiques (1755) de J. M. B. Clément et J. de Laporte nous présentent un jugement plus favorable du fondateur du Mercure galant : Il avait de l’esprit, de la politesse ; il connaissait le monde, et lui plaisait par les agréments de son caractère 52 . François Granet trouve le style de Jean Donneau de Visé « plus agréable que celui de l’abbé d’Aubignac, quoiqu’il soit quelquefois aussi prolixe ». Bien que la Défense du Sertorius « renferme des réflexions judicieuses » et que l’auteur « assaisonne quelquefois sa critique de railleries agréables […], il aurait dû supprimer les personnalités, ne pas imiter en ce point le mauvais exemple de d’Aubignac, et laisser tout ce qui est étranger au fond de la dispute » 53 . Plus récemment, les critiques accentuent l’esprit opportuniste de Donneau de Visé. Mongrédien et K. Suzuki nous font rappeler que dans la querelle de L’École des femmes, le jeune écrivain est motivé 48 Voltaire, L’Ingénu, histoire véritable tirée des manuscrits du Père Quesnel, Genève : À. Utrecht : 1767, p. 130. 49 Ibid. Les mots de Voltaire ressemblent à ceux de l’abbé d’Aubignac : « […] ces petits poissons qui s’attachent aux grands et merveilleux monstres de la mer pour vivre de leurs excréments ». Voir la note 5 ci-dessus. 50 Georges Longhaye, Histoire de la littérature française du dix-septième siècle, 4 vol., Paris : V. Retaux, 1895, t. IV, p. 266n. 51 Arnaud, Théories, p. 303. 52 Anecdotes, t. III, p. 485. 53 « Préface », Recueil, t. I, p. xc-xci. 20 <?page no="21"?> par le désir d’être connu 54 . Georges Couton voit en Donneau de Visé « un homme prudent et qui changea d’avis sans trop de scrupules » 55 . Malgré ces commentaires, on ne saurait nier les connaissances théâtrales et les talents journalistiques de Donneau de Visé. Koppisch déclare que dans sa critique de Molière, l’auteur de Zélinde réussit à poser des questions valables concernant L’École des femmes : […] in the midst of ad hominem barbs and a generally unenlightening critique of the play, Donneau de Visé poses some valid questions about the work 56 . Deborah Steinberger précise que les talents de Donneau de Visé lui permettent d’exceller comme publiciste : As editor in chief of the Mercure Galant, Donneau de Visé was fully aware of his power to influence public opinion. In fact, Donneau de Visé may be considered one of the first great publicists, a forefather of advertising 57 . Pour Martial Poirson et Gaël Le Chevalier, c’est « un auteur illustre mais mal connu […] qu’on pourrait qualifier, au prix d’un double anachronisme, ‘d’intellectuel médiatique’ » 58 . IV. Principes éditoriaux Éditions originales 1. DÉFENSE/ DE LA/ SOPHONISBE/ DE MONSIEUR/ DE CORNEILLE./ À PARIS,/ Chez CLAUDE BARBIN 59 , au Palais,/ vis- 54 Cf. Georges Mongrédien, « Donneau de Visé dans la guerre comique contre Molière », Revue générale, 8 (1970) : 57-68 ; K. Suzuki, « Donneau de Visé et la querelle de L’école des femmes », Étude de langues et de littérature française, 6 (1965) : 49-60. 55 Georges Couton, Corneille. Œuvres complètes, éd. Georges Couton, 3 vol., Paris : Gallimard, 1980-1987, t. III, p. 1463. 56 Koppisch, Rivalry, p. 35. 57 Deborah Steinberger, « Profiting from Scandal: the Case of La Devineresse », SE17, 9 (2004) : 135-141, p. 136. 58 Martial Poirson et Gaël Le Chevalier, « La Pierre philosophale », Féeries [en ligne], consulté le 4 octobre 2013, URL : http: / / feeries.revues.org/ 156. 59 Claude Barbin entra en apprentissage chez Estienne Richer en janvier 1641. Il fut reçu comme libraire en mars 1654 et mourut en 1698. Sa veuve exerça jusqu’en 1708. Cf. Gervais E. Reed, Claude Barbin, libraire de Paris sous le règne de 21 <?page no="22"?> à-vis le portail de la Sainte Chapelle,/ au signe de la Croix./ M. DC. LXIII./ Avec Permission./ Exemplaire consulté : Paris, Bibliothèque nationale de France : YF- 6718. In-12 0 , 81 pages. 2. DÉFENSE/ DU/ SERTORIUS/ DE MONSIEUR/ DE CORNEILLE./ Dédiée à Monseigneur de Guise./ À PARIS,/ Chez CLAUDE BARBIN, au Palais,/ sur le degré de la Sainte Chapelle,/ au signe de la Croix./ M DC. LXIII./ Avec Privilège du Roi./ Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque nationale de France : YF- 6704, RES-YF-3969 et 8-BL-12737. Les impressions de ces exemplaires sont identiques. In-12 0 , 131 pages. 3. DÉFENSE D’ŒDIPE Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque-musée de la Comédie- Française : O Cor (P) Bc P DON. Ce texte est imprimé en fin d’ouvrage avec la Défense de la Sophonisbe et la Défense du Sertorius. La page de titre est manquante. In-12 0 , 80 pages. Nous avons consulté également la saisie non publiée de ce texte de François Rey (30 pages). Louis XIV, Genève-Paris : Droz, 1974. La Défense de la Sophonisbe fut achevée d’imprimer le 23 juin 1663. 22 <?page no="23"?> Établissement du texte La présente édition respecte le texte des éditions originales. L’orthographe du texte a été modernisée, y compris les conjugaisons et l’utilisation des accents. L’usage des majuscules à certains noms communs et l’emploi fréquent de lettres minuscules au début des phrases ont été respectés aussi. De la même façon, aucune modification n’a été apportée aux temps verbaux, ni à l’ordre syntaxique. Partout dans le texte, nous avons remplacé « & » par « et ». Nous avons utilisé des crochets pour signaler la pagination de l’édition originale. Les pages non paginées de la dédicace et du « Privilège du Roi » de la Défense du Sertorius ont été identifiées par des chiffres romains minuscules. Les fautes d’impression qui ont été corrigées sont identifiées dans les notes en bas de page. Nous avons respecté la ponctuation de l’édition originale, décidant de ne pas modifier l’emploi, parfois suspect, de points-virgules, de deux-points, de points, de points d’interrogation et de points d’exclamation à la fin des phrases afin de ne pas altérer l’intention possible de l’auteur. 23 <?page no="25"?> 2. Bibliographie I. Œuvres antiques Anonyme, The Scriptores Historiae Augustae, trad. David Magie, 3 vol., Londres : W. Heinemann, 1932, t. III, Tyranni Triginta. Lettres croisées de Jérôme et Augustin, traduites, présentées et annotées par Carole Fry, Paris : Les Belles Lettres et Éditions J.-P. Migne, 2010. Plutarque, Les Vies des hommes illustres de Plutarque, trad. Alexis Pierron, 2 e édition, 4 vol., Paris : Didier, 1844, t. III. Sophocle, Ajax, dans Théâtre complet, trad. Robert Pignarre, Paris : Garnier Flammarion, 1981. Tite-Live, Histoire romaine. Livre VI à X, trad. Annette Flobert, Paris : Flammarion, 1996. II. 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François Granet, Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, 2 vol., Paris : Gissey et Bordelet, 1739, t. I, pp. 295-373. 25 <?page no="26"?> Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille, Paris : C. Barbin, 1663 [BnF : YF-6718] ; éd. François Granet, Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, 2 vol., Paris : Gissey et Bordelet, 1739, t. I, pp. 154-194. Délie, Paris : J. Ribou, 1668 [BnF : YF-8564]. La Devineresse, ou les faux Enchanteurs, Paris : C. Blageart, 1680 [BnF : YF-7143]. Les Diversités galantes, Paris : C. Barbin, 1664 [BnF : 8-RF-7375]. L’Embarras de Godard, ou l’Accouchée, Paris : J. Ribou, 1668 [BnF : 8-RF-6039]. Le Gentilhomme guespin, ou le Campagnard, Paris : G. de Luyne, 1670 [BnF : RES-YF-3759]. L’Inconnu, Paris : J. Ribou, 1676 [BnF : RES P-YF-69]. Les Intrigues de la loterie, Paris : T. Jolly, 1670 [BnF : GD-23427]. Lettre sur les affaires du théâtre, Paris : J. Ribou, 1664 [BnF : Y2- 27939]. Le Mariage de Bacchus et d’Ariane, Paris : P. Le Monnier, 1672 [BnF : 8-YTH-2-389]. Mémoires pour servir à l’histoire de Louis le Grand, 10 vol., Paris : J. Anisson, 1697-1703 [BnF : LB37-225]. Le Mercure galant, Paris : T. Girard, 1672-1673 ; C. Blageart, 1677- 1686 ; G. De Luyne, 1687-1694 ; M. Brunet, 1695-1710 [BnF : voir le catalogue général pour les cotes individuels]. La Mère coquette, ou les Amants brouillés, Paris : M. Robert et N. Legras, 1666 [BnF : YF-7434]. Nouvelles nouvelles, 3 vol., Paris : J. Ribou, 1663 [BnF : 8-BL- 18982]. La Pierre philosophale, Paris : C. Blageart, 1681 [BnF : YF-653]. Réponse à l’Impromptu de Versailles ou la Vengeance des marquis, Paris : C. Barbin, 1664 [BnF : RES-Z-3192]. La Veuve à la mode, Genève : Slatkine, 1968 [BnF : 84/ 32 DONN 4 veuv] (1 re édition : Paris : J. Ribou, 1668). Zélinde, ou la Véritable Critique de l’École des femmes, et la critique de la Critique, Paris : G. de Luyne, 1663 [BnF : RES-YF-4498]. 26 <?page no="27"?> III. 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QUOIque l’ennuie ait de tout temps été condamnée, je prétends aujourd’hui appeler du jugement de tous les siècles, et soutenir qu’elle fait souvent plus de bien que de mal, et qu’elle relève le mérite de ceux qui en ont assez pour la [p. 4] confondre : Elle prépare un triomphe aux grands hommes, alors qu’elle les attaque, et elle travaille toujours pour eux, en cherchant les moyens de les détruire : c’est un ennemi qui fait souvent du bien, en croyant faire du mal, et qui pousse des traits qui retombent sur lui, et lui font de plus profondes blessures qu’il n’avait dessein d’en faire. Un Ancien 1 a dit très judicieusement, que la condition de ceux qui n’avaient point d’Ennemis était misérable, et c’est je crois ce qui nous fait dire ordinairement, qu’il vaut mieux faire envie que pitié ; puisque l’Envie n’étant composée que du dépit de ceux qui la mettent au jour, et du mérite de ceux qui en font les objets, travaille toujours malgré elle pour la [p. 5] gloire de ces derniers. C’est elle en effet qui travaille aujourd’hui pour Monsieur de Corneille, en pensant lui nuire : c’est elle qui en le voulant blâmer nous fait ressouvenir de tout ce qu’il a fait de beau ; qui nous fait rappeler dans notre imagination tous les chefs-d’œuvre que nous que nous avons vus de lui, et qui en nous faisant penser à ce grand homme, nous fait redoubler l’admiration que nous en avons eue tant de fois : c’est elle qui a donné de l’éclat du Cid 2 , c’est elle qui lui a donné une seconde vie, et c’est elle pour ainsi dire, qui l’a mis au monde ; puisque tout ce que nous avons vu de beau de lui a été fait 1 Donneau de Visé n’identifie pas cet « Ancien ». S’agit-il d’une invention de la part de l’auteur ? 2 La tragi-comédie Le Cid fut jouée pour la première fois le 5 janvier 1637 au Théâtre du Marais. 39 <?page no="40"?> depuis le Cid. Après tant d’effets de l’Envie, si glorieux pour Monsieur de Cor-[p. 6]neille, il ne faut pas s’étonner si elle l’attaque encore, ce n’est que pour achever son ouvrage, que pour le rendre immortel, et que pour le placer avantageusement dans la postérité. Après avoir montré que c’est Monsieur de Corneille que l’envie vient d’attaquer, en voulant faire voir des défauts dans sa Sophonisbe, voyons celui qui l’a fait agir, et qui parle par sa bouche. Peut-être imagine-t-on que c’est quelque jeune homme qui a cru que son âge ferait excuser sa témérité, et qui par une bouillante et impérieuse démangeaison d’écrire, a osé reprendre le Prince des Poètes Français, afin de trouver de la gloire 3 , même dans sa défaite, et de n’être vaincu que par un ennemi dont la valeur est con-[p. 7]nue, et à qui personne n’a jamais pu résister. S’il était ainsi, cet orgueil serait louable ; mais les Remarques de la Sophonisbe, sont d’un homme, qui loin de faire voir les défauts d’autrui devrait les cacher, et qui devrait être prudent à son âge 4 ; et ce qui est plus étonnant, est que celui qui en est l’Auteur, n’attaque Monsieur de Corneille que par des raisons qui ne valent pas mieux que ces Remarques. Monsieur de Corneille, dit-il, un jour devant des gens dignes de foi, ne me vient pas visiter, ne vient pas consulter ses pièces avec moi, ne vient pas prendre de mes leçons, toutes celles qu’il fera seront critiquées ? Belles et judicieuses paroles ! Elles ne marquent point de vanité, et ne font point voir [p. 8] qu’il a plus qu’il ne croit de ce qu’il reproche à Monsieur de Corneille. Que vous êtes malheureuse Sophonisbe, de ce que celui qui vous fait revivre sur la Scène, n’a pas été voir celui qui vous condamne ? Cela vous a rendu la plus méchante femme du monde, et toutes celles que Monsieur de Corneille fera revivre après vous, sont déjà condamnées par la même raison, et ne verront pas plutôt le jour qu’elles sont sûres de rencontrer la mort ; mais peut-être que je ne songe pas assez à ce que je dis, que je me laisse un peu trop emporter à ma chaleur, et que 3 Donneau de Visé exprime-t-il ses propres motivations pour avoir critiqué Sophonisbe, cinq mois plus tôt, dans ses Nouvelles nouvelles ? Émile Picot déclare : « En publiant cette sévère critique, Visé paraît n’avoir pas eu d’autre intention que celle de se faire connaître du public » (Bibliographie Cornélienne : ou Description raisonnée de toutes les éditions des œuvres de Pierre Corneille, des imitations ou traductions qui en ont été faites, et des ouvrages relatifs à Corneille et à ses écrits, Paris : G. Chamerot, 1876, p. 495). 4 D’Aubignac naquit le 4 août 1604. Il avait donc 58 ans lors de la publication, en mars 1663, de la Défense de la Sophonisbe. 40 <?page no="41"?> cet Auteur avait raison de dire, que Monsieur de Corneille devait venir prendre de ses leçons. Voyons s’il est véritable, et par quelles 5 [p. 9] raisons il a avancé ces paroles. Est-ce que parce qu’il a fait la Pratique du Théâtre 6 ; Il a donné des règles qui lui ont été inutiles ; il n’a jamais su, ni faire de pièces achevées 7 , ni en bien reprendre, ni même en faire faire à ceux qui ont pris de ses leçons 8 . Les deux généraux 9 de sa Zénobie 10 , ne paraissent que par force nécessaires à cette pièce, et bien qu’elle ait en quelque façon réussie sur le Théâtre 11 , elle a eu si peu de 5 Nous avons remplacé « qu’elles » par « quelles ». 6 Paris : A. de Sommaville, 1657. Voir l’édition critique de Hélène Baby (Paris : Champion, 2001 ; réimpr. 2011). 7 D’Aubignac est l’auteur de trois pièces en prose : La Pucelle d’Orléans, tragédie en prose (Paris : F. Targa, 1642) ; La Cyminde ou les deux victimes, tragédie en prose (Paris : F. Targa, 1642) ; Zénobie, tragédie. Où la vérité de l’Histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du Poème Dramatique (Paris : A. Courbé, 1647). Cf. Abbé d’Aubignac. Pièces en prose, éd. Bernard J. Bourque, Tübingen : Narr Verlag, 2012. Il est invraisemblable que d’Aubignac soit l’auteur du Martyre de S te Catherine, tragédie en vers. Il est aussi fort douteux que cette œuvre fût basée sur une pièce en prose écrite par l’abbé. Cf. Bernard J. Bourque, « La Paternité du Martyre de S te Catherine (1649) », Papers on French Seventeenth Century Literature, 40 (2013) : 129-141. 8 Dans sa Quatrième dissertation, d’Aubignac écrit: « [...] j’ai d’autrefois fait en prose jusqu’à deux ou trois Actes, mais l’impatience des Poètes ne pouvant pas souffrir que j’y misse la dernière main, et se présumant être assez forts pour achever sans mon secours, y a tout gâté » (p. 138). Selon Arnaud, il s’agit de Palène (1640) et de La Vraie Didon (1643) de François Le Métel, seigneur de Boisrobert (1592-1662), et de Manlius Torquatus (1662), tragi-comédie écrite par Marie-Catherine Desjardins (1640-1683) et jouée en 1662 (Arnaud, Théories, p. 272). 9 Il s’agit de Zabas et de Timagène qui sont tous les deux amoureux de la reine de Palmyre. 10 Zénobie est la seule pièce dont d’Aubignac reconnut la propriété. Dans sa dernière dissertation, il affirme : « C’est la seule pièce que j’avoue » (Quatrième dissertation concernant le poème dramatique, servant de réponse aux calomnies de M. Corneille, dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995, p. 138). 11 Dans une lettre du 6 avril 1640 à François de Mainard (1582-1646), Jean Chapelain fait mention d’avoir vu Zénobie au théâtre: « Monsieur, j’ai vu votre lettre en allant à Zénobie […] » (Lettres de Jean Chapelain, publiées par Tamizey de Larroque, 2 vol., Paris : Imprimerie Nationale, 1880-1883, t. I, p. 598). Selon Henry Carrington Lancaster, la pièce fit partie du répertoire de la troupe royale à l’Hôtel de Bourgogne en 1646-1647 (Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 41 <?page no="42"?> succès sur le papier, qu’encore qu’il y ait fort longtemps qu’elle ait paru, la première impression en est presque demeurée toute entière aux Libraires 12 . Pour ce qui regarde ceux qui ont pris de ses leçons, ils s’en sont toujours mal trouvés. Il y a deux ans que l’on joua une pièce au Marais 13 , nommée [p. 10] Erixène 14 , dont il avait été trois ans à faire le sujet. Cette pièce parut sous le nom d’un jeune homme 15 , qui a beaucoup d’esprit, il en avait fait les vers qui furent trouvés fort beau ; mais ce sujet ayant été généralement condamné, bien qu’il eût été tant d’années à le faire, empêcha la pièce de réussir. Si le Manlius 16 de Mademoiselle Desjardins 17 , dont il a fait tout le sujet 18 , a eu plus de 5 parties en 9 vol., Baltimore : Johns Hopkins Press, 1929-1942, t. II, vol. I, p. 340). Wilma Deierkauf-Holsboer n’accepte pas ces dates, soutenant que la seconde partie du Mémoire de Mahelot n’est qu’un relevé des pièces représentées à l’Hôtel de Bourgogne entre 1642 et 1647. La Zénobie de d’Aubignac fit partie des reprises de pièces données par la troupe royale durant ces cinq années (Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, 2 vol., Paris : Nizet, 1968-1970, t. II, pp. 47-51). La pièce fut imitée en vers par Jean de Magnon qui parle du « beau succès » de la tragédie en prose du « fameux Monsieur l’Abbé d’Aubignac » (« Mon Cher Lecteur », Zénobie reine de Palmyre, Paris : C. Journel, 1660). 12 Zénobie est achevée d’imprimer le 12 janvier 1647. 13 Fondé en 1634 par les comédiens Guillaume Desgilberts, dit Montdory, et Charles Lenoir, le Théâtre du Marais fait concurrence à l’Hôtel de Bourgogne. Pierre Corneille y fait jouer toutes ses pièces jusqu’en 1647. La salle de jeu de paume où la Troupe de Marais s’installe est réduite en cendre en janvier 1644 et rouvre, complètement rénovée, neuf mois plus tard. La salle est fermée en 1673 après la dissolution de la troupe. Voir à ce sujet l’étude de Deierkauf- Holsboer, Le Théâtre du Marais, 2 vol., Paris : Nizet, 1954-1958. 14 Mouhy fait mention de cette pièce dans son Abrégé de l’histoire du théâtre français : « ERIXÈNE, Tragédie de l’Abbé D’Aubignac, représentée en 1661, non imprimée ; on ne connaît cette Pièce que par un passage de Visé, tiré de la défense de la Sophonisbe, par lequel on apprend que l’Abbé D’Aubignac en a donné le sujet ; qu’il a été trois ans à le méditer ; que cette Tragédie a été joué sur le Théâtre du Marais, sous le nom d’un jeune homme, et qu’elle n’a pas réussi. Beauchamps indique cette Pièce en deux articles et sous deux noms différents. Il attribue la première à l’Abbé D’Aubignac, et la seconde à Madame de Villedieu. Ce qu’il y a de très sûr c’est qu’Erixène ne se trouve point dans les Œuvres de cette Dame » (Mouhy, Abrégé, t. I, p. 168). 15 L’identité de cet auteur est inconnue. 16 Marie-Catherine Desjardins, Manlius, tragi-comédie, Paris : C. Barbin, 1662. La pièce fut jouée en mai 1662 à l’Hôtel de Bourgogne (Léris, Dictionnaire, p. 275). 17 Dite Mme de Villedieu (? 1640 -1683), Marie-Catherine Desjardins est l’auteur de deux autres pièces de théâtre : Nitétis, tragédie (Paris : C. Barbin, 1664) et Le Favori, tragi-comédie (Paris : Billaine, 1665). Elle fut aussi poète et romancière. 42 <?page no="43"?> succès, la gloire n’en est due qu’à la beauté des Vers de cette incomparable fille, et aux Comédiens qui les ont si bien fait remarquer, qu’ils ont fait réussir la pièce 19 , malgré tous les défauts du sujet. Je ne perdrai pas de temps à les faire remarquer ; puisqu’il faudrait que je fisse des Remarques beaucoup plus amples [p. 11] que celles que ce censeur vient de faire sur la Sophonisbe ; je dirai seulement que le rôle de Camille 20 est plus inutile que celui d’Éryxe 21 qu’il reprend, et que si les scènes de cette pièce étaient déliées aussi bien que celles du Cid, il paraîtrait moins nécessaire que l’Infante. Cette Camille à la vérité dit beaucoup de Vers, et c’est en quoi elle est plus condamnable de tant parler, et d’être entièrement inutile à la pièce. Elle ne dit pas un demi-Vers dans tous son rôle, qui puisse faire voir qu’elle aime Torquatus, et le dépit qu’elle conçoit d’abord en apprenant que Manlius aime Omphale 22 , fait croire qu’elle aime ce Héros ; mais on perd cette pensée dans le troisième Acte, où elle conseille à Manlius [p. 12] d’enlever Omphale ; tellement que le spectateur ne sait plus quel intérêt elle a dans la pièce, en voyant qu’elle ne témoigne d’amour, ni pour le père ni pour le fils. Dans le reste de la pièce, elle ne fait que persécuter Torquatus, pour 18 Dans sa Quatrième dissertation, d’Aubignac contredit cette déclaration : « Je confesse bien qu’elle m’en a montré le dessein, et que je lui en ai dit de mon avis en quelques endroits […]. Je ne prétends point ici faire son apologie, mais je suis obligé de vous dire qu’il est faux que j’aie fait son Manlius, et jamais un petit conseil n’a donné droit à personne de s’attribuer l’ouvrage d’autrui […] » (p. 137). 19 Les frères Parfaict affirment que la pièce parut avec succès à l’Hôtel de Bourgogne. Cf. François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu’à présent, 15 vol., Paris : A. Morin, 1734-1749, t. IX, pp. 115- 136. Selon Gédéon Tallemant des Réaux, « cette pièce réussit médiocrement » (Les Historiettes, 2 e édition, éd. M. Momerqué, 10 vol., Paris : Garnier, 1861, t. IX, p. 231). 20 Veuve du consul romain Levius. Donneau de Visé déclare que le rôle de Camille dans la pièce de Desjardins est superflu. 21 Il s’agit de la reine de Gétulie, dans la Sophonisbe de Corneille. Donneau de Visé répond à la critique de d’Aubignac, que « l’amour d’Éryxe […] ne produit rien de nécessaire ni d’agréable » (Première dissertation concernant le poème dramatique, dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995, p. 13). 22 Il s’agit de la princesse d’Épire, captive des Romains, et dont Manlius est amoureux. A la dernière scène de la pièce de Desjardins, Torquatus donne sa bénédiction au mariage de son fils avec Omphale. 43 <?page no="44"?> l’empêcher de faire mourir son fils, et dans la fin, ce Consul lui demande par un discours composé de deux Vers si elle lui pardonne ; et elle lui répond que oui par deux autres Vers ; l’on peut juger par là si Camille est fort nécessaire à cette pièce, si l’on ne la pourrait pas jouer et finir sans elle, et si c’est une nécessité indispensable de donner une belle-mère à Manlius. À quoi songiez-vous Monsieur, lorsque vous fîtes ce sujet ? ou plutôt à quoi pensiez-[p. 13]vous, lorsque vous dites devant tout le monde, que jusqu’ici nous n’avions vu que des quarts de pièce, et que Manlius en était une toute entière ? Si le peuple est le premier juge de ces sortes de choses, comme vous avez vous-même dit dans les Remarques que vous venez de faire, vous devez le premier suivre ses sentiments, et confesser que le sujet de cette pièce est aussi ennuyeux qu’il est mal conduit, et que vous êtes obligé à Mademoiselle Desjardins, de l’avoir soutenu par de si beaux Vers. Je ne parlerai point des perpétuelles irrésolutions de Torquatus pendant cinq Actes, qui parle sans cesse, et ne conclut rien, et qui agit si peu en Romain, que les Romains de son temps ne l’auraient pas recon-[p. 14]nu. Pour Manlius, je ne le puis condamner à la mort, dont vous l’avez arraché sans faire un trop long discours ; l’on sait assez que l’on ne doit pas user des droits de la Poésie, lorsque l’Histoire est si connue, et que vous avez changé l’unique action qui soit jamais arrivée de cette nature 23 , je n’en dirai pas davantage de crainte de m’engager insensiblement à faire des Remarques sur un sujet qui n’a rien de bon ; c’est pourquoi je passe à celles que vous venez de faire sur la Sophonisbe de Monsieur de Corneille, auxquelles je vais 23 Donneau de Visé blâme les entorses faites à une histoire si connue du public. Dans la pièce de Desjardins, le consul romain Torquatus décide de ne pas exécuter son fils Manlius pour sa désobéissance aux ordres du Sénat, dénouement contraire à l’histoire romaine de Titus Livius (Tite-Live). Voir Histoire romaine. Livre VI à X, trad. Annette Flobert, Paris : Flammarion, 1996, livre VIII, chapitres 6 et 7. D’Aubignac est d’avis « qu’il ne faut pas s’attacher aux circonstances de l’Histoire, quand elles ne s’accordent pas avec la beauté du Théâtre » (Première, p. 13). Dans sa Seconde dissertation, l’abbé répond directement à la condamnation du dénouement de Manlius. Parlant de Corneille, il affirme : « […] la faute qu’il veut imputer sur le changement de l’Histoire de Manlius est prétextée d’une maxime fort douteuse, et que je tiens fausse, et dont M. Corneille lui-même a souvent pratiqué le contraire, ayant toujours changé les Histoires qu’il a mises sur son Théâtre quand il les a voulu rendre agréables, au lieu que les défauts de la Sophonisbe et de son Sertorius sont directement contre des principes indubitables, et dont il demeure d’accord lui-même, bien qu’il les ait voulu un peu corrompre pour s’excuser » (Seconde, pp. 62-63). 44 <?page no="45"?> répondre fidèlement, et sans passer par-dessus aucunes 24 de vos observations, n’ayant que trop de quoi vous combattre. Vous dites d’abord que vous avez bien de la peine à censurer [p. 15] un homme que vous avez tant de fois admiré : L’on voit clairement que c’est débuter par un mensonge, et quand la Duchesse à qui vous écrivez ne serait point imaginaire 25 , et ne vous aurait point servi de prétexte pour mettre la main à la plume contre Monsieur de Corneille, elle n’aurait pas été si cruelle que de vous obliger à donner vos sentiments au public : Les Dames ont plus de douceur, et je suis assuré que vous les avez fait imprimer de votre propre mouvement ; ce qui fait voir que vous avez recherché, avec autant d’empressement, que de joie, à nuire à Monsieur de Corneille, et que vous avez prétendu montrer, que si vous ne saviez bien conduire des sujets, vous saviez bien reprendre ceux des plus grands [p. 16] Maîtres. Vous ne vous expliquez pas assez intelligiblement, lorsque vous dites, que quand vous fûtes voir Sophonisbe, vous remarquâtes que le Théâtre n’éclata que quatre ou cinq fois ; Vous devriez faire connaître de quoi vous entendez parler, et si c’est des vers, ou du sujet : car, pour me servir de vos termes, il est constant que les vers en sont si forts, et si beaux, qu’ils font éclater plus de cent fois ; c’est-à-dire, pour m’expliquer en termes plus clairs, qu’ils obligent les spectateurs à donner de visibles marques de leur admiration. Je puis encore vous dire là-dessus, que pour ce qui regarde le sujet d’une Tragédie, l’expérience nous a souvent fait voir qu’une Pièce peut réussir, sans que le sujet [p. 17] éclate ; et si ç’avait été une chose entièrement nécessaire, Manlius n’aurait pas joui longtemps de la vie que vous lui avez fait donner. Toutes les Pièces dont les vers sont forts, n’ont pas toujours besoin de ces artifices pour réussir, et nous en voyons peu de forts qui soient remplis de tant de brillants, si 24 Les formes « aucuns », « aucunes » étaient en usage au dix-septième siècle (A. Haase, Syntaxe française du XVII e siècle, 7 e éd., trad. M. Obert, Paris : Delagrave, 1969, § 50, p. 108). 25 D’Aubignac adresse ses trois premières dissertations à « Madame la Duchesse de R* ». Hammond et Hawcroft écrivent : « Selon Granet, il s’agit là d’une feinte. Mais Voltaire pense que d’Aubignac envoie ses Remarques à la duchesse de Retz » (Dissertations, p. xviii). Si Voltaire a raison, les dissertations s’adressent à Catherine de Gondi (1612-1677), fille aînée du duc de Retz, Henri de Gondi. En 1633, elle épousa Pierre de Gondi, cousin germain de son père. En 1634, le duc se démit de son titre en faveur de son gendre. 45 <?page no="46"?> vous en exceptez ceux de Monsieur Quinault 26 . Je n’ai pu m’empêcher de rire, lorsque vous dites que cet amas d’honnêtes gens, dont vous parler, et que vous prenez pour le peuple, a 27 un tribunal secret dans les oreilles. Je remets cette façon de parler au jugement public. Pour ce qui est du tribunal dans le fonds de l’âme, qui ne se peut tromper, et devant lequel rien ne se déguise, c’est une façon de parler com-[p. 18]mune à tous les Prédicateurs, et il n’y en a pas un qui ne s’en soit servi mille fois en parlant du péché 28 . Ce que vous écrivez, dites-vous, de cette nouvelle Pièce, en parlant de Sophonisbe, est-ce que vous avez vu dans la contenance des spectateurs, dans leur bouche, dans leur approbation, et dans leur dégoût. Voilà bien des choses, et je ne sais s’il est bien possible d’en tant remarquer, lorsque l’on a vu jouer une Pièce une fois seulement. Vous faites parler les spectateurs comme il vous plaît, et quand vous vous seriez imaginé avoir vu quelque chose dans leur contenance au désavantage de Sophonisbe, il est impossible que vous l’ayez vu dans leur bouche, et dans leur approbation, à moins qu’ils ne soient tous venus vous le dire [p. 19] les uns après les autres 29 . Vous continuez, en disant que Monsieur de Corneille, ne devait pas prendre un sujet que Monsieur de Mairet 30 , a 26 Philippe Quinault (1635-1688) est l’auteur de quatre comédies, sept tragicomédies et quatre tragédies. Comme collaborateur de Jean-Baptiste Lully, il écrivit plusieurs livrets d’opéra. Il fut élu à l’Académie française en 1670. Voir l’étude de William Brooks, Philippe Quinault, Dramatist (Oxford : P. Lang, 2008). 27 Nous avons remplacé « à » par « a ». 28 Donneau de Visé commente les phrases suivantes de d’Aubignac : « […] j’entends par le Peuple cet amas d’honnêtes Gens qui s’en divertissent, et qui ne manquent ni de lumières naturelles, ni d’inclinations à la Vertu, pour être touchés des beaux éclairs de la Poésie, et des bonnes moralités ; […] Ils ne connaissent pas pourquoi les choses sont telles qu’ils les sentent ; mais ils ne laissent pas d’avoir dans les oreilles et dans le fond de l’âme un tribunal secret qui ne se peut tromper, et devant lequel rien ne se déguise » (Première, p. 6). 29 Donneau de Visé se moque des observations suivantes de l’abbé concernant la réaction des spectateurs à la Sophonisbe de Corneille: « […] j’observai que durant tout le spectacle, le Théâtre n’éclata que quatre ou cinq fois au plus, et qu’en tout le reste il demeura froid et sans émotion ; car c’est une preuve infaillible que les affaires de la Scène languissaient, le Peuple est le premier Juge de ces Ouvrages » (Première, p. 6). 30 Jean de Mairet (1604-1686) est l’auteur de huit tragi-comédies, trois tragédies et une comédie. Sa Sophonisbe (Paris : Pierre Rocolet, 1635) fut jouée au Théâtre du Marais en 1634. Dans cette pièce, Mairet introduit pour la première fois au théâtre français la règle des trois unités. Dans ses remarques sur la pièce de 46 <?page no="47"?> mis autrefois au Théâtre assez heureusement, à quoi vous ajoutez que la croyance de mieux faire, que tous les autres, l’a 31 soulevé contre un homme mort au Théâtre. J’avoue que cette pensée, dont vous n’êtes pas seul auteur, me surprend, et que l’étonnement qu’elle me cause me fait tomber la plume des mains. Est-il possible qu’il y ait eu des personnes à Paris, assez peu raisonnables, pour tenir de si ridicules discours, et depuis quand ne peut-on, sans vanité, travailler sur un sujet qui a été traité par un autre, vingt-huit ou trente années auparavant ? est-il quelqu’un qui ignore [p. 20] que la mode a établi son empire en France ? que Monsieur de Mairet n’a travaillé que pour son temps, et que Monsieur de Corneille pouvait travailler pour celuici, sur le même sujet, sans rien diminuer de la gloire de l’Auteur de l’ancienne Sophonisbe ? Ne sait-on pas bien qu’un même sujet peut fournir des pensées différentes, non seulement à deux ; mais à plusieurs Auteurs ; que quand vingt personnes auraient travaillé sur la Sophonisbe, celle de Monsieur de Mairet aurait toujours les mêmes beautés, et que loin de lui ravir la gloire qu’il s’est acquise, et de prétendre par là diminuer de sa réputation, on croirait, en suivant ses traces, témoigner que l’on a de l’estime pour lui ; Puisque l’on ne peut [p. 21] douter de cette vérité, quelle 32 raison avez-vous de dire que Monsieur de Corneille s’est soulevé contre Monsieur de Mairet ? Je crois qu’il n’y en a point d’autre, que le dépit que vous avez que le mérite de Monsieur de Corneille l’a élevé si haut, que l’on ne peut plus l’attaquer, sans faire connaître que l’on n’agit que par envie. Nous avons vu il y a quatre ou cinq ans trois Comédies des généreux Ennemis, composées par trois Auteurs différents, deux desquelles ont été jouées alternativement à l’Hôtel de Bourgogne, et la troisième au Marais, sans que leurs Auteurs aient été soupçonnés de vanité, ni Corneille, d’Aubignac écrit : « Premièrement, les Personnes d’honneur n’ont pas approuvé […] que Monsieur Corneille ait pris ce sujet que Monsieur Mairet avait autrefois mis sur le Théâtre assez heureusement ; c’était une matière consommée, à laquelle il ne fallait pas toucher. La croyance de mieux faire que tous les autres ne devait pas soulever Monsieur Corneille contre un Homme mort au Théâtre : Il ne fallait point attaquer le repos d’un Poète qui ne lui faisait point de mal, et que le temps et la réputation devaient tenir à couvert contre cette injure » (Première, pp. 6-7). 31 Nous avons remplacé « la » par « l’a ». 32 Nous avons remplacé « qu’elle » par « quelle ». 47 <?page no="48"?> accusés de se soulever contre leurs Confrères 33 ; aussi faut-il n’être pas raisonnable, pour croire que le [p. 22] mérite d’un Auteur détruise celui d’un autre ; L’on voit dans chaque Art plus d’une personne en réputation, et les preuves que dans une bataille un soldat donne de sa valeur, n’empêchent pas qu’un autre n’en donne aussi de la sienne. Je crois vous devoir dire encore, avant que d’achever de répondre à cet endroit de vos Remarques, qui n’a rien de commun avec la Sophonisbe, et qui ne part que de l’envie que vous avez de nuire à Monsieur de Corneille ; que pour ce qui regarde la vanité que vous lui reprochez, qu’elle est inséparable de tant de mérite, et qu’il ne pourrait connaître ce qu’il vaut, s’il n’en avait point. Il est en vérité bien difficile de pouvoir s’empêcher de se rendre justice à soi-même ; Monsieur de Corneille, à moins [p. 23] que de passer pour le plus stupide de tous les hommes, peut-il ne pas paraître sensible aux applaudissements qu’il reçoit tous les jours ? est-il obligé de boucher ses oreilles aux acclamations publiques, et de fermer les yeux aux grandes et illustres assemblées qui se trouvent à toutes les représentations de ses Ouvrages ? Est-il quelqu’un, qui après tant d’éclatantes et indubitables preuves de son mérite, ait cru n’en pas avoir ; et si la plupart des hommes s’estiment, et paraissent vains, sans en avoir de sujet légitime, pourquoi voulez-vous que Monsieur de Corneille s’oppose à la vérité ? qu’il démente la voix publique, et que celui qui doit être le premier à se rendre, soit le dernier convaincu de son mérite. Pour vous, Monsieur, [p. 24] vous n’êtes pas si longtemps à vous laisser persuader du vôtre, et pour avoir traduit tout ce que les anciens ont dit du Théâtre, pour en avoir fait une pratique 34 , et pour 33 Il s’agit des trois comédies suivantes : L’Écolier de Salamanque, ou Les Généreux ennemis (Paris : A. de Sommaville, 1655) de Paul Scarron (1610- 1660), représentée pour la première fois en 1654 à l’Hôtel de Bourgogne, Les Généreux ennemis (Paris : G. de Luyne, 1655) de François le Métel de Boisrobert (1592-1662), aussi jouée en 1654 à l’Hôtel de Bourgogne, et Les Illustres ennemis (Rouen : A. Courbé, 1657) de Thomas Corneille (1625-1709), représentée en 1655 au Théâtre du Marais. Scarron écrit : « L’Écolier de Salamanque donna dans la vue à deux Écrivains de réputation en même temps qu’à moi. Ces redoutables Concurrents ne m’empêcheront point de le traiter » (« Préface », L’Écolier de Salamanque). 34 Donneau de Visé fait allusion à La Pratique du théâtre, se moquant du mot « pratique ». Il remet en question l’originalité de l’ouvrage, prétendant que le travail n’est qu’une traduction des théories déjà formulées par les Anciens. Dans sa dernière dissertation, d’Aubignac se défend contre cette allégation : « Quand 48 <?page no="49"?> avoir fait le Térence Justifié 35 , dont toute l’impression est encore chez le Libraire, vous êtes devenu le plus vain de tous les hommes, encore que vous ne vous soyez jusqu’ici pu servir, de ce qui n’est à la vérité pas vôtre, mais de ce que vous avez ramassé de tous ceux qui ont écrit pour le Théâtre. Après le blâme que vous donnez à Monsieur de Corneille, de l’injure que vous prétendez qu’il ait voulu faire à Monsieur de Mairet ; Vous commencez vos Remarques sur la Sophonisbe du premier, sans donner aucune raison de ce que vous avancez, et vous [p. 25] dites que l’on ne sait jamais où les Acteurs viennent, ni d’où ils viennent 36 . Il m’est impossible de combattre vos raisons, puisque vous n’en donnez point ; tout ce que je vous puis dire là-dessus, c’est que ce que vous avez avancé n’est pas véritable, et que lorsque vous vous mettrez en état de le soutenir, je vous ferai voir le contraire. Si tous ceux qui viennent sur la Scène, disaient en entrant, je j’entrepris cet ouvrage, je résolus de ne rien copier des autres qui nous ont donné l’art poétique depuis Aristote, et de n’enseigner que des choses nouvelles, ou de rectifier par une docte nouveauté, celles qui étaient connues […] » (Quatrième, p. 137). 35 Térence justifié ou Deux dissertations concernant l’art du théâtre, Paris : G. de Luynes, 1656. Cette publication fait partie de la querelle de d’Aubignac avec Gilles Ménage (1613-1692) concernant la durée de l’action dans l’Heautontimoroumenos (Le Bourreau de lui-même) (~162) de Térence ( ? ~190- ~159). Ménage soutint que l’action occupait au moins quinze heures ; d’Aubignac fut d’avis que la durée n’était que de dix heures. La publication du Discours sur la troisième comédie de Térence de d’Aubignac, en 1640, fut suivie par celle de la Réponse au discours sur la comédie de Térence de Ménage la même année. Ce dernier fit publier une seconde édition de sa Réponse en 1650, ce qui provoqua la publication, en 1656, de Térence justifié de d’Aubignac. La troisième édition du discours de Ménage fut publiée en 1687, onze ans après la mort de l’abbé. Voir l’ouvrage d’Augustin Irailh, Querelles littéraires, ou mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la République des Lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours, 4 vol., Paris : Durand, 1761; réimpr. Genève : Slatkine, 1967, t. I, pp. 216-217. 36 Dans ses remarques sur Sophonisbe, d’Aubignac, le grand partisan de la forme parfaite de l’unité de lieu, critique Corneille pour son abandon de la règle : « Je ne vous dis point que l’on ne sait jamais où les Acteurs viennent, ni d’où ils viennent, parce que Monsieur Corneille ne tient pas que l’unité du lieu soit nécessaire dans un Poème Dramatique […]. Et comment peut-on savoir s’ils sont vraisemblablement dans le lieu de la Scène, si l’on ne sait pas même quel est ce lieu ? » (Première, p. 7). Corneille, préconisant une notion assez large de la règle, fut d’avis que « ce qu’on ferait passer en une seule ville aurait l’unité de lieu » (Pierre Corneille, Discours des trois unités, d’action, de jour, et de lieu, dans Corneille. Œuvres complètes, t. III, p. 188). 49 <?page no="50"?> viens d’un tel lieu, et je vous viens trouver dans votre chambre pour un tel sujet, l’on n’entendrait autre chose que de semblables discours, tant que durerait la Pièce ; cela paraîtrait ridicule et affecté, et l’on connaîtrait que l’Auteur manque d’adresse. Vous devriez savoir, vous qui reprenez les autres, que le sujet qui [p. 26] amène un Acteur sur la Scène, se doit insensiblement connaître dans ses discours, et que l’on doit, sans qu’il le dise, connaître, parce qu’il vient faire, où il vient, et d’où il vient. Je ne sais pas comment une personne qui croit si bien savoir ces sortes de choses, ne s’est pas aperçue de l’Art avec lequel Monsieur de Corneille manie ces endroits ; sans doute que votre esprit étant trop rempli des fautes imaginaires que vous croyez avoir remarquées dans la Sophonisbe, n’en a pu reconnaître les beautés, ni remarquer l’adresse de Monsieur de Corneille ; vous deviez après l’avoir déchargé d’un fardeau qui le rendait trop pesant, retourner voir cette belle Pièce, avec dessein d’en examiner les beautés, et vous en seriez [p. 27] plutôt sorti dans la résolution d’écrire à son avantage, que dans celle de la critiquer. Vous continuez en disant que vous en avez vu plusieurs qui ne sont pas satisfaits, qu’entre le premier et le second Acte, on rompe un pourparler de paix, et que l’on donne une grande bataille 37 ; mais le temps qu’il faut pour le rompre n’est pas si long que celui qu’il faut pour le traiter, une parole suffit pour rompre ; et lorsqu’elle est dite au milieu de deux Armées qui attendent avec impatience si l’on entrera en traité, ou non, il n’est pas hors d’apparence qu’elles se battent, après avoir su que l’on ne doit point parler de paix. Je puis ajouter que ce pourparler de paix ne doit point tant surprendre que vous [p. 28] avez dit, et qu’à la fin du premier Acte, Syphax dit à Sophonisbe qu’il suivra ses conseils, et que puisqu’elle ne veut point de paix, il n’en veut plus entendre parler ; ce qui fait que le spectateur ne doit pas trouver étrange que deux Armées 37 Dans ses remarques sur Sophonisbe, d’Aubignac blâme Corneille pour ne pas avoir rendu ces événements plus vraisemblables : « Ce n’est pas que cela ne puisse arriver fort aisément, mais qu’en cette occasion Monsieur Corneille n’a pas abusé l’imagination du Spectateur, auquel il faut toujours un peu d’illusion pour faciliter et lui rendre vraisemblables les inventions du Poète. Et pour le faire en cet endroit, il fallait ajouter une Scène après le départ de Syphax, quand il sort pour aller donner la Bataille, ou bien en mettre une au commencement du second Acte, avant que de parler absolument de la défaite et de la captivité de ce Prince, afin que cet amusement du Spectateur, qui s’applique toujours à ce qu’il voit et à ce qu’il entend, divertît sa pensée, et lui rendît l’événement plus croyable, en occupant son esprit ailleurs durant quelque temps » (Première, p. 8). 50 <?page no="51"?> qui étaient prêtes de se battre, avent le pourparler donnent une bataille dès qu’il est rompu. Nous voici enfin arrivés à l’endroit qui fait la plus grande, et non la meilleure partie de vos Remarques, c’est-à-dire que nous voici à l’inutile, longue et ennuyeuse observation que les Suivantes, qui sans doute ne vous ont jamais été défavorables, vous ont obligé de faire. Vous dites d’abord que les deux narrations qui doivent donner les lumières à l’intelligence du sujet [p. 29] sont faites par deux Reines à deux Suivantes 38 . Souffrez que je vous dise avant que de 39 passer outre, que l’on ne sait ce que veut dire ; donner des lumières à l’intelligence du sujet, et que ceux qui accusent les autres de faire du galimatias 40 , en font souvent plus qu’eux ; pour ce qui est des personnes que vous voyez qui accompagnent toujours les Reines, qui en font le plus souvent des Confidentes, elles ne doivent point être nommées Suivantes ; les Reines n’en ont point, toutes celles qui approchent de si près de leurs personnes sont d’une qualité beaucoup plus élevée, et doivent être regardées comme celles que nous appelons présentement, Dames d’honneur et Dames D’atour. Après avoir traité ces deux personnes [p. 30] de Suivantes, vous dites qu’elles n’ont point de confidence avec leur Maîtresses, et cependant deux ou trois lignes plus bas, vous dites qu’il n’est pas vraisemblable que des Reines que l’on fait assez éclairées, s’amusent à prôner leur bonne et mauvaise fortune à de simples Suivantes, et qu’elles en fassent tout leur conseil en des extrémités, ou les plus sages n’en pourraient donner qu’avec beaucoup de précaution. Lequel croira-t-on des deux, ou qu’elles n’ont point de confidence avec leurs Maîtresses, ou que 38 À la fin de son chapitre sur les narrations dans sa Pratique du théâtre, d’Aubignac énonce trois règles que le dramaturge doit suivre pour ne pas violer les vraisemblances : la première, que le personnage qui fait la narration doit connaître l’histoire ; la deuxième, que ce personnage doit avoir de bonnes raisons pour faire la narration ; et la troisième, que celui qui écoute doit avoir « juste sujet de savoir ce qu’on lui raconte » (p. 426). D’Aubignac invoque ce dernier précepte dans sa dissertation sur Sophonisbe. Le théoricien blâme deux narrations faites par deux reines à deux suivantes « qui n’agissent point dans la conduite du Poème, qui n’ont point une confidence avec leurs Maîtresses, et qui demeurent sans aucun intérêt à tous les Accidents du Théâtre, pour qui le Spectateur ne désire ni ne craint, et qui ne font aucune impression sur son esprit » (Première, p. 8). D’Aubignac soutient qu’il est invraisemblable que des reines « s’amusent à prôner leur bonne ou mauvaise fortune à de simples Suivantes » (Première, p. 9). 39 La locution « avant que de », suivie de l’infinitif, appartient à la langue littéraire. 40 Écrit embrouillé et inintelligible. 51 <?page no="52"?> leurs Maîtresses en font tour leur conseil ? Mettez-vous d’accord avec vous-même, et lorsque vous ne vous contredirez point, je verrai ce que j’aurai à vous répondre, selon le parti que vous pren-[p. 31]drez. Pour moi je tiens que vos dernières paroles sont vraies ? qu’elles sont Confidentes de leurs Maîtresses ? mais comme vous blâmez cette confidence, et que vous dites qu’elle n’est pas vraisemblable, je prétends vous faire voir qu’il n’y a rien de plus ordinaire, que vous reprenez une chose qui arrive tous les jours, et qui même ne peut être autrement. Les femmes qui sont toujours auprès des Reines, sont des personnes qui sont toutes à elles, que l’on peut appeler leurs créatures, et qui savent tous leurs secrets. Les Princesses seraient bien malheureuses, si elles ne devaient entretenir que des Princesses : elles ne pourraient se soulager l’un l’autre ; leur qualité ne leur permettant [p. 32] pas d’agir comme ces Confidentes, qui peuvent rendre des services considérables. Si chacun était d’un même rang, l’on ne se soulagerait point ; et ce n’est que l’inégalité des conditions, qui fait que l’on se rend des services les uns aux autres. Je puis ajouter à cela, que les Reines ont souvent des intérêts qui les obligent à cacher leurs secrets aux Princes et Princesses, et que vous avez tort de vouloir qu’elles s’entretiennent toujours avec des personnes de leur rang, et qu’elles leur découvrent ce qu’elles leur veulent tenir caché. Vous dites dans la même Remarque des suivantes, qu’elles n’ont aucun intérêt à la Pièce, et qu’ainsi l’on ne s’intéresse point pour elles : Vous ne songez pas bien à ce que vous dites, en par-[p. 33]lant de la sorte, dans toutes les Pièces qui ont paru depuis que la Comédie est inventée, avez-vous jamais vu que ces sortes de personnes aient eu d’autres intérêts que ceux de leurs Maîtresses. Ce n’est que pour elles qu’elles agissent, et ce sont leurs Maitresses que le spectateur regarde en elles ? ce qu’elles disent découvre toujours la fortune des Reines, ou des Princesses qu’elles servent, et il s’en réjouit ou en ressent de la douleur, selon que l’état de leurs affaires le demande : Vous voyez par là que l’intérêt de ces Confidentes est confondu avec celui de leurs Maîtresses, et que ce serait ennuyer le spectateur, que de dire des choses inutiles, et qu’il conçoit bien, sans que l’on lui dise. Vous poursuivez, en disant que [p. 34] ces Confidentes (car je ne me puis résoudre à nommer Suivantes, des personnes qui doivent être de qualité) ne récitent jamais que de légères considérations sur la fortune d’autrui, et qui sont ordinairement assez mal reçues dans les passions qui occupent l’esprit des Grands. Je crois que vous avez été un des 52 <?page no="53"?> premiers Auteurs de la langue précieuse, et que réciter des considérations sur la fortune d’autrui, est aussi obscur que le langage des doctes Ruelles ; mais comme ce n’est pas mon dessein de m’arrêter aux façons de parler extraordinaires, et que votre critique en est toute remplie ; je soutiens, que si le discours des Confidentes n’est pas toujours accompagné de quelques mouvements impétueux de l’âme ; il [p. 35] n’est pas toujours froid, comme vous dites, et que les narrations qu’elles font souvent, contiennent des choses, qui changeant presque toujours l’état de la Scène, attachent plus les spectateurs, que les discours les plus emportés, qui sont souvent hors d’œuvre 41 . Lorsque ces Confidentes chez Monsieur de Corneille, ne font point de ces narrations, il ne leur fait souvent dire que cinq ou six Vers ; mais il le fait avec tant d’art, qu’ils donnent lieu aux Reines, ou aux Princesses, à qui elles parlent, de dire les plus belles choses du monde ; ce que l’on a remarqué presque dans toutes les Pièces de ce grand homme, et principalement dans Pompée, ou de cette manière Cléopâtre, a toujours charmé les spectateurs : Vous ne [p. 36] vous contentez pas de condamner celles que vous nommez Suivantes, votre critique s’attache encore aux personnes qui les représentent, et vous en faites un portrait aussi désavantageux qu’il est peu ressemblant ; mais quand elles seraient de méchantes Actrices ? 42 quand elles ne seraient point belles, et que ce que vous dites serait aussi véritable, qu’il se trouve faux dans la Pièce que vous reprenez. Dites-moi, je vous prie, à quoi sert cette Remarque ? si elle est de votre sujet, et si la Pièce de Monsieur de Corneille doit être blâmée ; pource que 43 celles qui y représentent les Confidentes ne vous plaisent pas ? Après avoir parlé 41 Pourtant, dans ses Nouvelles nouvelles, Donneau de Visé avait parlé des suivantes d’un ton désapprobateur : « Les femmes y font souvent des scènes avec leurs Suivante, qui sont d’autant plus ennuyeuses, qu’elles n’ont point d’intérêt en la pièce » (Critique de la Sophonisbe, p. 129). 42 Donneau de Visé fait allusion au jugement de l’abbé concernant la qualité des actrices qui jouent les rôles de suivantes : « Encore faut-il observer que les Femmes qui jouent ces Rôles, sont ordinairement de mauvaises Actrices qui déplaisent aussitôt qu’elles ouvrent la bouche : De sorte que soit par le peu d’intérêt qu’elles ont au théâtre, par la froideur de leur sentiment, ou par le dégoût de leur récit, on ne les écoute point » (Première, p. 9). 43 « Pource que » s’emploie beaucoup au début du dix-septième siècle, mais devient hors d’usage à la fin : « Vaugelas déclare que la cour et les meilleurs auteurs préfèrent parce que à pource que qui appartient plutôt au langage du Palais » (Haase, Syntaxe, § 137, pp. 374-375). 53 <?page no="54"?> sans nécessité, et même injustement des personnes vivantes, vous dites que le temps où elles parlent [p. 37] est celui que les Spectateurs prennent pour manger leurs confitures 44 . Si je n’étais bien assuré que ces Remarques sont de vous, je croirais qu’elles viendraient de quelque femme qui a coutume d’y en manger 45 ; mais puisque vous en êtes l’Auteur, sans doute que vous en mangiez en écoutant Sophonisbe, que votre goût y était tout entier, et que c’est ce qui vous a fait trouver des fautes, où il n’y en avait point. Vous ne vous lassez pas de parler de Suivantes, et vous ajoutez, que ce qui choque plus fortement l’esprit des spectateurs, est que ces deux Suivantes, savent fort bien ce que ces deux Reines leur content, et que ces deux Reines n’ignorent rien de ce que ces deux Suivantes leur répondent. Lorsque vous parlez [p. 38] ainsi, vous ignorez, et ce que disent les Suivantes, et ce que les Maîtresses répondent ; les Reines ne demandent point de conseil, et si elles découvrent quelque chose de l’état présent de leur fortune, ce n’est que par un effet du trouble où elles sont ; mais elles ne disent rien qui fasse voir qu’elles souhaitent que l’on les conseille : elles ne racontent point non plus à leurs Confidentes, ce qu’elles savent déjà, et leur entretien est plutôt une réflexion sur l’état de leurs affaires, qu’une narration des événements passés ; Si vous examinez bien le discours de Sophonisbe à l’ouverture du premier Acte, vous verrez qu’elle se flatte de l’espoir que Massinisse l’aimera toujours, et qu’elle donne les raisons qui lui font nourrir cette [p. 39] espérance : 44 Donneau de Visé fait allusion à la phrase suivante de l’abbé concernant les paroles des dames d’honneur : « […] c’est le temps que les Spectateurs prennent pour s’entretenir de ce qui s’est passé, pour reposer leur attention, ou pour manger leurs confitures » (Première, p. 9). 45 L’idée que les femmes voulaient toujours manger et qu’elles étaient gourmandes fut très répandue au dix-septième siècle. Wendy Gibson écrit : « The appreciation of women in France for the pleasures of the table and the amount of edibles that they managed to ingest had provoked comment since the beginning of the century. […] At court ladies habitually consumed such quantities of victuals as to surprise even their own fellow-countrymen. A leading French magistrate, attending a royal ballet in 1667 and perceiving that the dancers did nothing but eat, was told that ‘les dames de la cour ne sentaient plus que la soupe et le ragoût et avaient bu à neuf heures du matin cinq ou six sortes de vins’. Both Anne d’Autriche and Marie-Thérèse were remarked for their large appetites, a disposition encouraged by the food-loving Louis XIV, who never promenaded ladies in his carriage without forcing them to partake of an endless supply of refreshments » (Wendy Gisbon, Women in Seventeenth-Century France, Londres : The MacMillan Press, 1989, p. 204). 54 <?page no="55"?> Vous verrez encore dans cette première Scène (et un grand Maître comme vous devrait l’avoir remarqué) que Monsieur de Corneille rend le rôle d’Éryxe nécessaire, en faisant dire à Sophonisbe, qu’elle ne voudrait être aimée de Massinisse, que pour exciter la jalousie et le dépit en sa Rivale, et que c’est un des motifs qui l’a fait agir. Examinons à présent si Éryxe n’agit point plus en femme, et si elle n’affecte pas plutôt de dire souvent la même chose, que de ne pas parler ; et nous trouverons qu’elle n’aime pas tant à parler, que vous aimez à écrire inutilement : Elle ne raconte point à sa Suivante ce qui s’est passé il y a des années ; elle se plaint seulement du froid accueil de Massinisse, ce qui lui [p. 40] donne lieu de se réfléchir sur tout son procédé, et de se persuader par une conséquence qui lui semble juste, qu’il ne l’a aimée que par politique ; ainsi le spectateur reconnaît que Massinisse n’est pas inégal, comme vous le dites ; qu’il n’est point inconstant, et qu’il n’étouffe point l’amour qu’il avait pour Éryxe, puisque cette Reine avoue qu’il n’en a jamais eu pour elle. Ne vous étonnez pas, que j’ai été si longtemps sur le chapitre des Suivantes, vous m’en avez montré l’exemple, et je ne l’ai fait que pour vous découvrir votre erreur ; Je ne me puis toutefois empêcher de vous dire encore que vous ne vous deviez pas tant vous arrêter sur des rôles si peu considérables, et qui tous deux ne contiennent pas soixan-[p. 41]te Vers. Ensuite vous passez aux Reines, et vous les blâmez de ce qu’elles tiennent des discours Politiques, et de ce qu’elles font les Catons 46 ; mais à qui appartient-il mieux de parler de Politique qu’à des Reines, qui en savent beaucoup plus que les hommes qui ne sont pas de leur rang ? 47 qui entrent dans tous les conseils, et qui les tiennent souvent elles-mêmes ; et à qui convient-il mieux d’en parler dans la Pièce dont il s’agit qu’à la fille d’Asdrubal ? 48 Les Histoires ne sont pas moins pleines de Femmes Fortes 49 , et savantes en l’art de 46 Il s’agit de Marcus Porcius Cato, dit Caton l'Ancien ou Caton le Censeur (~234- ~149), qui fut écrivain, politicien et militaire romain. Il s’opposa à l’influence culturelle hellénique sur la société romaine. 47 D’Aubignac critique Corneille d’avoir mis la plupart des discours politiques de la pièce « en la bouche des deux Femmes » (Première, p. 10). 48 Il s’agit d’Hasdrubal (ou Asdrubal) Gisco (mort en ~202), général des Carthaginois de la Deuxième Guerre punique. Il s’allia avec Syphax, roi de Numidie, en lui donnant sa fille Sophonisbe en mariage. 49 La femme forte surmonte les caractéristiques négatives que le dix-septième siècle associe au sexe féminin et fait preuve des qualités qui suscitent les sentiments d’admiration et d’émerveillement, surtout chez les hommes. Comme l’affirme 55 <?page no="56"?> régner que de grands Politiques : et si c’est une faute à Monsieur de Corneille de faire parler ces Héroïnes, vous êtes tombé dans une plus grande, de nous [p. 42] avoir autrefois fait voir Zénobie, qui parle plus de Politique et moins d’amour, que Sophonisbe ni Éryxe 50 . Vous voulez qu’on croie que celles-ci étouffent tous les sentiments de tendresse, de jalousie, et d’autres passions 51 ; quels 52 personnages estce donc qu’elles jouent ? encore quelque chose les fait-il agir, et si vous les examiniez de près, vous verriez qu’elles n’étouffent pas leurs passions ; mais qu’elles ont assez de pouvoir sur elles pour s’en rendre maîtresses, et les empêcher de se manifester avec trop d’éclat ? Que ces Catons toutefois ont de sentiments tendres, qu’ils parlent bien de l’amour et de la jalousie, et qu’ils en connaissent bien les effets ! Il fallait dites-vous garder toute le Poli-[p. 43]tique de ces Reines pour Lélius et pour Scipion, qui n’eut pas été à votre sentiment un mauvais personnage sur la Scène ; il fallait donc les faire jouer seuls, puisque vous ne voulez pas que les personnes intéressées parlent de leurs affaires ; Mais d’ailleurs à quoi aurait servi de faire paraître trois personnes presque également puissantes ; l’on ne peut nier que Scipion, ou Lélius aurait été sans emploi ; puisqu’ils n’auraient paru que pour une même chose, ou du moins que chacun d’eux aurait eu peu d’emploi ; faisant ensemble ce qui suffit à peine pour en occuper un seul. Après avoir dit que les femmes sont trop Politiques, vous blâmez les hommes de ne l’être pas [p. 44] assez, et vous assurez que leurs discours n’ont rien de ces contestations que Monsieur de Ian Maclean, « the femme forte is attributed with ‘constance’, ‘fidélité’, ‘résolution’, where women are accused of ‘inconstance’, ‘instabilité, ‘caprice’ by traditional moralists ; she is not indolent, but energetic ; not ‘molle’, but ‘forte’ ; not hypocritical and superstitious, but truly devout ; she acts with heroic openness, and does not stoop to deceit as her sex in general is said to do » (Ian Maclean, Woman Triumphant: Feminism in French Literature 1610-1652, Oxford : Clarendon Press, 1977, p. 86). 50 Donneau de Visé a raison. La manière dont d’Aubignac présente Zénobie fut influencée par l’Histoire Auguste qui parle beaucoup du comportement « masculin » de la reine de Palmyre (Scriptores Historiae Augustae, trad. David Magie, 3 vol., Londres : W. Heinemann, 1932, t. III, Tyranni Triginta : 30.16- 19). La Zénobie de d’Aubignac croit fermement au droit de la femme de gouverner et de faire la guerre. 51 Selon d’Aubignac, les deux reines « pouvaient toucher en passant les considérations de l’État, pour entrer de là dans celles de leurs passions, et l’on approuverait fort qu’elles quittassent les unes pour les autres » (Première, p. 10). 52 Nous avons remplacé « quel » par « quels ». 56 <?page no="57"?> Corneille a mises tant de fois sur notre Théâtre. Voulez-vous que toutes les Pièces de ce grand Auteur se ressemblent ? que l’on agite toujours des matières Politiques dans un conseil ? qu’un Roi comme Ptolémée délibère s’il fera mourir un Héros, qui se vient réfugier chez lui ? 53 ou qu’un Empereur comme Auguste, communique à ses amis le dessein qu’il a de quitter son Empire 54 . Voilà ce qui produit ces belles contestations ; mais elles ennuieraient si l’on en voyait tous les jours ; l’on peut faire de beaux Vers, sans faire voir toujours des Princes et des Ministres dans un Conseil, et les grandes passions ne fournissent [p. 45] que trop de matière pour leur faire dire de belles choses. Mais enfin vous venez à la Catastrophe, et vous dites qu’elle n’est pas plus heureuse qu’en d’autres Poèmes de Monsieur de Corneille : c’est parler en l’air que de sortir de son sujet pour tenir de semblables discours : c’est montrer trop clairement que l’envie fait ouvrir la bouche, et c’est déclarer trop ouvertement que l’on aime passionnément la critique, que de syndiquer 55 les choses mêmes que l’on n’entreprend pas de combattre. Avouez la vérité, ne voudriezvous pas avoir fait toutes les pièces de Monsieur de Corneille, dont la Catastrophe à votre sens est imparfaite, et dont l’intrigue est mal démêlée, et connaissez-vous quelqu’un [p. 46] qui ne fut pas bien aise d’en être Auteur ? Je vous demande encore plus, quoique vous écriviez contre Monsieur de Corneille, ne tombez-vous pas d’accord avec vous-même de son mérite, et que quelque justice que toute la terre lui rende, on croit ne lui pouvoir donner toutes les louanges qui lui sont dues. Ne vous imaginez-vous pas que je sois sorti de mon sujet pour vous parler de cet incomparable Auteur, je n’ai fait toutefois que remarquer ce que vous avez mis hors du vôtre, et pour ne pas tomber dans la même faute, je quitte les éloges de ce grand homme, et vais sans répéter vos paroles répondre aux deux 53 Allusion à la tragédie La Mort de Pompée (Paris : A. de Sommaville, 1644) de Pierre Corneille. Jouée pour la première fois en 1643 au Théâtre du Marais, la pièce fut reprise par Corneille en 1660 sous le titre de Pompée. Il s’agit de l’histoire de la mort de Pompée le Grand, général et homme d’État romain qui fut tué sur l’ordre du roi d’Égypte Ptolémée XIII. Dans le premier acte de la pièce, Ptolémée et ses conseillers délibèrent sur le sort de Pompée. 54 Allusion à la tragédie Cinna ou la Clémence d’Auguste (Paris : T. Quinet, 1643) de Pierre Corneille. La pièce fut représentée pour la première fois en 1639 au Théâtre du Marais. Dans le deuxième acte, Octave César Auguste, empereur de Rome, demande à Maxime et Cinna s’il devrait renoncer à son Empire. 55 Critiquer, censurer. 57 <?page no="58"?> circonstances, dont vous dites que la Catastrophe de Sophonisbe est ac-[p. 47]compagnée, et qui ont à ce que vous voulez faire croire, été condamnées d’une commune voix. Vous accuser à tort Lélius 56 , de ne pas faire tout ce qu’il peut pour conserver Sophonisbe aux Romains, et d’envoyer après avoir prôné trop longtemps sur des considérations inutiles, Lépide 57 auprès d’elle, pour y prendre garde 58 . Je ne puis montrer que vous avez mal repris cet endroit, sans repasser sur ce que fait Lélius en cette rencontre, il voit passer Sophonisbe qui sort d’avec Éryxe, et il apprend en même temps qu’elle a refusé le poison que Massinisse lui a envoyé. À peine a-t-il pu faire réflexion sur ce refus, que craignant que ce soit un artifice, il renvoie Lépide pour garder cette Rei-[p. 48]ne ; et si vous aviez bien examiné ses paroles, vous auriez vu qu’en entrant sur la Scène où est Éryxe, et d’où sort Sophonisbe, il dit d’abord ce qu’il vient d’apprendre, et envoie sans perdre un demi-moment Lépide pour l’observer. Si l’on examine bien le temps qu’il est sans y envoyer, il n’y en a pas plus qu’il lui en faut pour dire qu’il craint qu’elle use d’artifice, et pour donner des ordres à Lépide, qui doit rejoindre Sophonisbe avant qu’elle ait pu se rendre en son appartement. Avouez que vous avez eu tort de blâmer Lélius, et qu’il ne fait rien contre la vraisemblance ; et pour vous montrer que Monsieur de Corneille n’a pas prétendu qu’il donnât le temps à Sophonisbe de s’empoi-[p. 49]sonner 59 , c’est que cette Reine ne se sert pas de ce temps pour prendre du poison : Vous vous êtes trompé, lorsque vous avez dit que Lépide, raconte lui-même qu’à son arrivée, auprès de Sophonisbe, elle venait de s’empoisonner, elle n’avait rien pris du tout ; mais il rapporte qu’il lui a vu porter je ne sais quoi à la bouche ; et il s’en doit d’autant moins défier, qu’elle le fait en sa 56 Il s’agit du lieutenant de Scipion consul de Rome. 57 Il s’agit du tribun romain. 58 Dans ses remarques, d’Aubignac juge invraisemblables les actions de Lélius aux scènes V, 4 et V, 5 : « […] Lélius présume que Sophonisbe a quelque dessein de se soustraire par la mort à la gloire des Romains, et qu’elle use de dissimulation pour n’en être pas empêchée ; et néanmoins il la voit passer devant ses yeux, sans donner ordre à Lépide qui le suivait, de s’en assurer et de l’observer » (Première, p. 11). Dans ses Nouvelles nouvelles, Donneau de Visé avait porté le même jugement sur le comportement de ce personnage : « […] quoique son emploi fait si mal son devoir, qu’il lui donne le temps de prendre du poison, bien qu’il pût y mettre ordre de meilleure heure, comme son devoir l’exigeait » (Critique de la Sophonisbe, pp. 128-129). 59 L’édition originale comporte une faute d’impression : « s’empoi-poisonner ». 58 <?page no="59"?> présence, et sans aucune action, qui marque qu’elle ne veut pas être vue. Comme c’est une action assez ordinaire, ou si vous voulez, comme les femmes de qualité ne passent pas une heure sans manger quelque chose 60 , ne pouvait-il pas croire que ce n’était que quelque confiture. S’il n’a pas eu cette pensée, vous la deviez avoir pour lui ; puis-[p. 50]que vous dites vous-même, que les Dames en mangent à la Comédie, toutes les fois que les Suivantes parlent. Mais pour ne vous pas toujours parler de douceurs, pource qu’à la fin elles vous pourraient faire mal au cœur, je vous dirai que Lépide ne fait point d’effort pour secourir Sophonisbe, à cause qu’il ne sait qu’elle est empoisonnée que lorsqu’elle l’en avertit elle-même, et lorsqu’elle se sent mourir, n’ignorant pas que l’on mettrait tout en usage pour la secourir, ce qui est fort vraisemblable ; et comme elle meurt presque dans le même moment qu’elle dit qu’elle est empoisonnée, Lépide n’a pas seulement le temps de songer à ce qu’il fera pour la sauver 61 . Je vois bien ce que vous vouliez qu’il fît, vos [p. 51] Remarques font assez connaître que vous n’aimez pas ceux qui ne se tourmentent point, et que vous vouliez qu’il se désespérât, et qu’après la mort, il allât chercher le Médecin. Ensuite de cette Remarque, qui ne vaut pas mieux que les précédentes, vous dites que l’on voit en cette Catastrophe, Sophonisbe empoisonnée de sa propre main, et rien davantage. J’avoue que ces paroles m’ont longtemps fait rire, et que je n’ai pu deviner pourquoi vous souhaitez plus de choses dans cette Catastrophe que le sujet n’en demande. Sans doute que vous aimez le faste, que vous voulez que le Théâtre soit toujours rempli, et que tous les Acteurs paraissent à la fin ; Mais vous devriez savoir que la fin de la grande Tragédie, est le [p. 52] plus souvent nue, et que cette solitude de la Scène a quelque chose de triste, et de grand tout ensemble, qui fait mieux connaître les revers de la fortune. Aussi voyons-nous presque toutes les Tragédies se terminer par des récits de 60 Voir la note 45 ci-dessus. 61 D’Aubignac blâme le comportement de Lépide à la dernière scène de la pièce : « La seconde circonstance défectueuse est, que Lépide raconte lui-même qu’à son arrivée auprès de Sophonisbe, elle venait de prendre le poison, et qu’il en avait reconnu les premiers effets ; et néanmoins il ne dit point qu’il ait fait le moindre effort pour la secourir ; il souffre qu’elle meure devant ses yeux, sans donner aucun ordre, ni faire aucune action qui pût l’en empêcher » (Première, p. 12). Cependant, comme l’affirme Donneau de Visé, Lépide n’a pas le temps d’essayer de sauver la reine de Numidie. 59 <?page no="60"?> mort, ou par des personnes seules qui se tuent, ce qui vous doit apprendre que tous les Acteurs ne se rencontrent pas si ordinairement à la Catastrophe d’une Tragédie, que les danseurs à la dernière entrée d’un Ballet. Comme vous avez entrepris de ne rien laisser passer sans le reprendre justement ou injustement, vous avez aussi blâmé le récit de la mort de Sophonisbe, pource qu’il est trop court. Mais dites-moi, je vous prie, peut-on employer cent cinquante Vers, pour dire qu’une femme est [p. 53] morte de poison, sans dire des choses inutiles 62 , et une personne qui a pris un poison violent, peut-elle parler une heure entière, comme vous voudriez que Sophonisbe eut 63 fait ? si elle eut parlé si longtemps 64 , vous auriez eu raison de dire, que Lépide devait faire ses efforts pour la secourir ; et vous ne l’auriez pas blâmé si injustement, que vous venez de reprendre témérairement le récit de cette mort que tout le monde a admiré. Vous voulez encore, qu’ensuite de ce récit, Massinisse, Syphax et Éryxe, viennent pour ennuyer le spectateur, dire ce qu’ils pensent de la mort de Sophonisbe ? 65 qu’ils viennent tenir des discours inutiles, qui ne peuvent plus servir à rien, ni changer l’état de leur fortune, et que l’on n’a jamais écoutés en [p. 54] de semblables occasions. Il n’y a personne qui ne sache ce que Syphax eut pu dire, s’il eut paru, et que Massinisse accablé de douleur, doit détester la cruelle politique des Romains. Pour ce qui est d’Éryxe, si vous aviez eu de bons yeux, vous auriez vu qu’elle est 62 Selon d’Aubignac, « le récit en est si court et si froid, que les Spectateurs n’en sont point émus » (Première, p. 12). 63 Donneau de Visé se sert de l’indicatif. 64 Dans la pièce de Corneille, Sophonisbe n’emploie que dix vers. 65 D’Aubignac est d’avis que la catastrophe doit achever complètement la pièce, « c’est-à-dire, qu’il ne reste rien après, ou de ce que les Spectateurs doivent savoir, ou qu’ils veuillent entendre » (Pratique, p. 206). Cette règle fut énoncée par Vossius en 1647 (Gerardus Joannes Vossius, Poeticarum institutionum libri tres, Amsterdam : L. Elzevir, 1647, pp. 68-70). Il faut que le spectateur sache ce qui est arrivé à tous les personnages importants ou qu’il connaisse leurs sentiments à la fin de la pièce. Dans ses remarques sur Sophonisbe, d’Aubignac affirme : « […] mais au moins nous fallait-il dire quelque chose de Massinisse, de Syphax, et d’Éryxe, on serait bien aise de savoir tous les sentiments de cette Rivale, voyant Sophonisbe morte, et Massinisse vivant, de quels mouvements d’esprit Syphax pouvait être agité dans la perte d’une Femme qu’il aimait, et qui venait de l’abandonner ; son amour et cette justice lui pouvaient mettre d’agréables discours en la bouche » (Première, p. 12). 60 <?page no="61"?> présente au récit de la mort de Sophonisbe, et vous n’en eussiez 66 pas parlé, comme si elle n’y eut pas été. Vous êtes bien cruel d’accuser Monsieur de Corneille, de n’avoir pas tué Massinisse, il semble qu’il ait fait un crime d’avoir été clément, et de n’avoir pas fait mourir un homme qui n’en a point commis. S’il avait pris tout le sujet de Monsieur de Mairet, il ne nous aurait rien produit de nouveau, et en pensant faire une Pièce nouvelle, il n’en aurait fait qu’une vieille 67 ; [p. 55] chacun est maître de ses inventions, et Monsieur de Corneille n’a point eu de raison qui l’ait pu obliger à tuer Massinisse. Voyonsnous tous les jours que des Amants se tuent après la mort de leurs Maîtresses, les exemples en sont bien rares, et loin de blâmer Monsieur de Corneille, vous devriez blâmer tous ceux qui jusqu’ici ont fait mourir des gens, que l’amour seul n’aurait jamais obligés à se tuer. Vous dites encore, en parlant de Massinisse, qu’il n’est pas nécessaire que le Poète s’opiniâtre à faire l’Historien, et que quand la vérité répugne à la générosité, à l’honnêteté, ou à la grâce de la Scène, il faut qu’il l’abandonne, et qu’il prenne le vraisemblable pour faire un beau Poème, au lieu d’une méchante Histoire 68 . [p. 56] Dites-moi, je 66 C’est bien l’imparfait du subjonctif qui est employé. Au dix-septième siècle, l’emploi de ce temps, avec l’acception du conditionnel présent d’aujourd’hui, était fréquent avec les verbes « avoir », « être » et « devoir » (Haase, Syntaxe, § 66, A, pp. 158-159). 67 Selon d’Aubignac, « Monsieur Mairet avait sans doute mieux achevé cette Catastrophe, car il fait que Massinisse se tue sur le corps de Sophonisbe, et c’était la seule chose que le Théâtre pouvait faire pour rétablir le désordre de l’Histoire qui laisse Massinisse vivant après tant d’événements autant horribles qu’extraordinaires » (Première, pp. 12-13). Dans ses Nouvelles nouvelles, Donneau de Visé avait présenté le même argument : « […] M. Mairet a mieux fait que M. Corneille, d’avoir, par les droits que donne la poésie, […] fait mourir Massinisse, qui après la mort de Sophonisbe, ne peut vivre, ni avec plaisir, ni avec honneur » (Critique de la Sophonisbe, p. 130). 68 D’Aubignac est d’avis que le dramaturge, n’étant pas historien, est libre de changer non seulement les circonstances de l’histoire, mais même l’action principale : « La Scène ne donne point les choses comme elles ont été, mais comme elles devaient être, et le Poète y doit rétablir dans le sujet tout ce qui ne s’accommodera pas aux règles de son Art, comme fait un Peintre quand il travaille sur un modèle défectueux » (Pratique, p. 113). Dans ses remarques sur Sophonisbe, l’abbé souligne avec insistance que le but du théâtre n’est pas d’enseigner l’histoire au public : « […] il n’est pas nécessaire que le Poète s’opiniâtre à faire l’Historien, et quand la vérité répugne à la générosité, à l’honnêteté, ou à la grâce de la Scène, il faut qu’il l’abandonne, et qu’il prenne 61 <?page no="62"?> vous prie, s’il y a rien de plus vraisemblable que de se conserver la vie ? Si nous voyons souvent des maris se tuer après la mort de leurs femmes ? si le soin qu’ils prennent de leur salut a quelque chose de contraire à l’honnêteté ? si la bonne grâce de la Scène dépend de l’ensanglanter, et si c’est être généreux que de se tuer de ce que l’on a perdu sa femme. Vous avouerez, si vous y faites réflexion, que cela n’aurait rien du Héros, et qu’au lieu d’être marqué dans l’Histoire des Grands, il ne le devrait l’être que dans l’Almanach d’Amour 69 . Je croyais n’avoir plus rien à dire sur ce sujet ; mais il me faut ajouter, que Monsieur de Corneille a dans cette occasion agi avec beaucoup de prudence, et beaucoup [p. 57] d’art. La manière dont sa Pièce est finie, peut facilement faire croire à ceux qui veulent le trépas de Massinisse, qu’il est mort, et qu’il se porte bien, à ceux qui veulent le contraire : Cette adresse est d’un grand Maître, et vous devez confesser, quoique vous vous piquiez de savoir la 70 fin du Théâtre, que vous ne vous en êtes pas aperçu. Enfin après bien du chemin, nous voici proche du Fort où vous vous êtes retranché, et où vous croyez ne pouvoir être forcé, c’est-à-dire au rôle de Sophonisbe, que vous estimez sans défense. Quelle Héroïne, dites-vous, elle n’a pas un seul sentiment de vertu, et elle contraint Syphax de refuser la Paix, et de s’exposer à une dangereuse bataille, par des motifs de rage, et de mépris envers [p. 58] un si grand Prince ? Une femme d’honneur, ajoutez-vous, aurait soutenu ce conseil par des motifs de gloire, et de nécessité : Est-il possible que vous ayez écrit ces paroles, et peut-on voir une femme plus généreuse que paraît Sophonisbe, en cette rencontre ? elle agit en véritable fille d’Asdrubal, et elle fait voir par ses conseils, qu’elle conserve pour les Romains la haine qu’elle a sucée avec le lait : elle n’exige rien d’injuste de Syphax, puisqu’elle ne lui demande que ce qu’il lui a promis en l’épousant. Vous dites que Sophonisbe n’est pas une Héroïne, et vous voulez qu’elle fasse tout ce qui l’empêcherait de le vraisemblable pour faire un beau Poème au lieu d’une méchante Histoire » (Première, p. 13). 69 Allusion au Grand Almanach d’Amour (Paris : C. de Sercy, 1657) de Samuel Isarn (1637-1672), poète français et ami de Madeleine de Scudéry. Il s’agit d’un almanach allégorique où, selon le sous-titre de l’ouvrage, « sont contenues les prédictions générales de l’année et de chaque saison, en particulière, avec un moyen très nécessaire pour savoir en quels temps et lieux il faut semer et cultiver toutes les choses qui servent en amitié et en amour ». 70 Nous avons remplacé « le » par « la ». 62 <?page no="63"?> l’être ; puisque vous voulez qu’elle étouffe sa haine pour les Romains, qu’elle empêche Syphax d’acquérir [p. 59] de la gloire, et de donner une bataille, qu’elle agisse comme la dernière et la plus faible de toutes les femmes, qu’elle fasse ce qu’une Bourgeoise ne ferait qu’à peine, et qu’elle pleure, lorsque son mari va chercher de la gloire 71 : Les Héroïnes n’agissent pas de la sorte, elles savent quand il faut cacher la tendresse qu’elles ont pour leurs maris, elles leur conseillent de ne pas négliger les occasions d’acquérir de l’honneur. Croyez-vous que la vue d’une Armée dût alarmer Sophonisbe, et la dût faire craindre pour son mari ? les batailles étaient trop fréquentes en son temps, l’on y allait sans songer au péril, et les Reines, et les Princesses, qui étaient élevées dans les Armées, en entendaient parler sans effroi. Vous conti-[p. 60]nuer de maltraiter cette Héroïne, en disant qu’après la perte de la bataille, et la prison de Syphax, elle tourne les yeux et le cœur sur Massinisse, fondée sur l’amour qu’il avait eu pour elle ; ignorez-vous que des personnes qui sont dans le malheur, repassent toujours dans leur imagination tout ce qui leur peut nuire, et tout ce qui peut leur servir ; et que Sophonisbe se ressouvenant de l’amour que Massinisse a eu pour elle, peut bien en parler par manière d’entretien, et comme d’une chose qui pourrait l’empêcher d’être conduite chez ses plus mortels ennemis, vous l’accusez injustement d’engager Massinisse à un mariage précipité, c’est lui-même qui la presse, et qui ne lui donne qu’une heure pour se résoudre. Tout le blâme [p. 61] que vous pourriez lui donner, ce serait d’avoir accepté cette offre ; mais nous devons la considérer comme fille d’Asdrubal, c’est-à-dire comme la personne qui devait le plus craindre de tomber au pouvoir des Romains ; son caractère est donc de ne rien épargner pour éviter l’esclavage, et elle le soutient jusqu’à la mort : Elle voit d’un côté qu’elle ne saurait éviter les fers sans épouser 71 Selon d’Aubignac, Sophonisbe agit envers Syphax « par des motifs de rage et de mépris » : « Une Femme d’honneur aurait soutenu ce conseil pas des motifs de gloire et de nécessité ; elle y aurait mêlé des craintes pour la personne de son Mari, et des espérances en sa valeur, et ne l’aurait fait résoudre que par des considérations invincibles : ce qui fait juger qu’elle avait dans l’âme peu d’estime et peu de respect pour lui, quoiqu’il l’aimât tendrement, et qu’elle conservait quelque secrète passion pour Massinisse et des pensées contraires à son devoir » (Première, p. 13). Dans ses Nouvelles nouvelles, Donneau de Visé avait déclaré qu’en épousant Massinisse, Sophonisbe « fait un crime sans y être contrainte » (Critique de la Sophonisbe, p. 121). 63 <?page no="64"?> Massinisse, et d’un autre, que le divorce étant permis, elle peut sans crime le prendre pour époux ; si vous aviez aussi pris garde que les Carthaginois étaient des peuples inconstants, et accoutumés au divorce, vous auriez vu que Sophonisbe ne choque son devoir en aucune manière ; et si vous ne saviez pas que tous les [p. 62] Auteurs qui ont écrit pour le Théâtre, ont dit qu’il fallait que tous les personnage parlassent, comme l’on fait dans le lieu où ils sont nés, et ne fissent point d’actions contraires aux mœurs de leur Pays 72 ; Je vous le répèterais, pour vous faire voir que Monsieur de Corneille n’a rien fait que de très judicieux 73 : Pour ce qui est du divorce, vous devez savoir qu’il n’était pas besoin de le dénoncer, et qu’il y avait en ce temps-là une Loi qui rompait le mariage, dès que le mari ou la femme étaient 74 captifs. Je ne vous répondrai point, lorsque vous dites qu’il ne fallait pas mettre sur la Scène des choses si contraires au sentiment des spectateurs ; il n’y a personne qui ne sache mieux l’Histoire Romaine que l’Histoire de Fran-[p. 63]ce, et le dernier Bourgeois n’ignore pas que le divorce était fort familier à cette Nation ; Comme Sophonisbe n’a épousé Massinisse que pour éviter d’être traînée au Capitole 75 , elle a raison de ne point consentir à la consommation de son mariage, avant que les Romains l’aient approuvé ; elle fait voir par là qu’elle n’a point épousé Massinisse par amour, et vous la blâmez de ce que vous la devriez louer. Pour achever de répondre à cette Remarque, et pour ne laisser aucune ligne 72 Dans ses Nouvelles nouvelles, Donneau de Visé avait été d’un avis opposé, affirmant que, dans sa pièce, Corneille aurait dû faire mourir Syphax « pour n’y pas faire voir Sophonisbe avec deux maris vivants » (Critique de la Sophonisbe, p. 130). 73 Dans l’édition originale, les mots « très » et « judicieux » sont unis par un trait d’union, selon l’usage du Dictionnaire de l’Académie française. Ce trait d’union fut supprimé par l’Académie en 1877. 74 Concernant l’accord du verbe avec « ou », Littré écrit : « C’est l’idée de conjonction qui domine ; de sorte que le pluriel est la construction la plus naturelle. Mais l’idée de disjonction peut aussi prévaloir dans l’esprit de celui qui parle ou écrit ; et alors on peut mettre le singulier ; c’est donc le sentiment de l’écrivain et l’euphonie qui en décident » (cité par Maurice Grevisse, Le Bon Usage : Grammaire française, 4 e édition, Gembloux, Belgique : J. Duculot, 1949, § 818, p. 643). 75 Allusion au triomphe romain. Ce fut la coutume romaine de célébrer une conquête avec un défilé de triomphe à Rome où les vaincus furent exhibés au public. Par la suite, les prisonniers furent exécutés au Temple de Jupiter Capitolinus. 64 <?page no="65"?> sans y repartir, si vous aviez bien écouté tout ce que Massinisse dit à Sophonisbe, vous auriez connu qu’il ne demande point en termes fort clairs à coucher avec elle 76 : Vous faites un commentaire sur ce Rôle, que Monsieur [p. 64] de Corneille aurait fait aussi bien que vous, s’il l’eut jugé à propos ; mais il a manié cet endroit avec tant de délicatesse, qu’à moins de faire un Commentaire comme vous, et de lui faire dire plus qu’il ne dit, afin d’avoir sujet de blâmer l’Auteur qui le fait parler, on ne peut avoir de sujet de le reprendre. Après avoir répondu mot à mot à tout ce que vous avez dit contre la seule personne de Sophonisbe, il me reste encore tant de choses à dire à son avantage, que vous ne devez pas vous étonner si je m’explique avec confusion. Jamais femme n’a été si constante au milieu de si grands malheurs, et quoiqu’elle les ressente vivement, elle les supporte en véritable Héroïne, et ne s’emporte point en dis-[p. 65]cours et plaintes inutiles. Cependant par un heureux malheur elle se voit pressée par Massinisse de lui donner la main. Ce Prince ne lui donne que fort peu de temps pour se résoudre, et Sophonisbe qui voudrait pourvoir empêcher ce mariage, et trouver aussi le moyen d’éviter les fers, ne flatte point Massinisse, mais lui dit pour lui ôter l’envie de l’épouser, qu’elle a pris Syphax sans regret, et qu’elle n’y a point été forcée comme in s’imagine, ce qui montre que vous n’avez pas dit vrai lorsque vous avez voulu faire croire qu’elle cherchait à l’engager à un mariage, et qu’elle n’agissait que par amour. Je vais vous convaincre malgré vous, que la crainte d’être menée à Rome l’a fait agir. Lors[p. 66]qu’elle se 76 Il s’agit de la scène IV, 5. Dans ses remarques, d’Aubignac blâme le comportement de Massinisse envers Sophonisbe : « En vérité quand on voit Massinisse sur un Théâtre, en plein jour, et parmi tant d’affaires, demander en termes fort clairs de coucher avec une Femme, la pudeur en conçoit quelque horreur, et s’en effarouche, sans faire réflexion s’ils sont mariés, car le mariage use de ses droits plus honnêtement, et ne parle point de ses mystères avec tant de licence devant tout le monde » (Première, p. 14). Voici les vers dont parle d’Aubignac : [Massinisse] Montrez pour mon bonheur un peu de passion, / Montrez que votre flamme au même bien aspire, / Ne régnez plus sur elle, et laissez-lui me dire … [Sophonisbe] Allez, Seigneur, allez, je vous aime en époux, / Et serais à mon tour aussi faible que vous. [Massinisse] Faites, faites-moi voir cette illustre faiblesse, / Que ses douceurs … [Sophonisbe] Ma gloire en est encore maîtresse. Adieu, ce qui m’échappe en faveur de vos feux / Est moins que je ne sens, et plus que je ne veux (Sophonisbe, vers 1500-1508). Dans ses Nouvelles nouvelles, Donneau de Visé avait porté le jugement suivant sur le personnage de Massinisse : « C’est un homme qui s’emporte souvent en plaintes superflues, et qui dit force paroles inutiles » (Critique de la Sophonisbe, p. 127). 65 <?page no="66"?> voit obligée de répondre à Massinisse, elle ne dément point son caractère, elle ne veut pas devenir amie des Romains, en épousant leur ami. Elle lui demande la liberté de les haïr, et l’assure que ce n’est qu’à cette condition qu’elle se donne à lui : elle fait bien davantage dans une autre rencontre, et pour montrer que l’amour ne l’a fait point agir, elle dit à Massinisse, qu’elle ne se soucie point de vivre avec lui, ni d’en être éloignée, pourvu qu’elle évite les fers, ce qui surprend tellement ce Prince, qu’il la prie de lui dire si elle l’aime, afin que cet aveu lui donne plus de force pour parler à Scipion de leur mariage. Cette Reine lui répond qu’elle l’aime en époux ; ces paroles ne marquent pas qu’elle [p. 67] l’aimait avant son mariage ; mais bien qu’elle suit son devoir, et qu’elle l’aime, puisqu’il est son époux ; mais comme elle parle d’une manière qui fait voir à Massinisse qu’elle donne tout au devoir, et rien à l’amour, il ne se contente pas de ces paroles, et veut savoir plus précisément s’il est aimé, tellement que se voyant derechef pressée, et ne voulant pas perdre le fruit qu’elle espère tirer de son mariage, ni irriter un vainqueur qui peut la garantir des fers qu’elle appréhende, elle lui dit qu’elle lui témoigne moins d’ardeur qu’elle n’en sent. Voilà une partie des choses qui peuvent justifier cette Reine que vous avez condamnée sans sujet : ceux qui la croient méchante, ne doivent point blâ-[p. 68]mer Monsieur de Corneille ; puisqu’il l’a fait mourir, et ceux qui la croient vertueuse et généreuse, comme elle l’est en effet doivent plaindre son sort ; mais enfin, soit que l’on la blâme ou que l’on l’estime, il est constant que Monsieur de Corneille n’a rien fait qu’avec beaucoup de jugement, puisque sans violer les règles du Théâtre, il a trouvé le moyen de contenter tout le monde. Syphax n’est pas plus exempt de votre critique que sa femme, vous dites qu’il fait tout pour lui complaire, et qu’après la perte de sa liberté, elle lui reproche son infortune, et lui dit des injures, et qu’il s’érige en ridicule de ne s’en plaindre qu’aux Romains, et de ne pas s’emporter à quelque chose de violent contre [p. 69] Massinisse ; qu’il devrait crier contre le Ciel et la terre, et étrangler Massinisse, ou s’étrangler lui-même 77 . Je ne crois pas devoir 77 D’Aubignac désapprouve la docilité de Syphax face à la défaite : « […] ce Prince se consente de s’en plaindre aux Romains, et s’érige lui-même en ridicule, il ne s’emporte à rien de violent, ni contre Massinisse, ni contre Sophonisbe ; il est patient, doux, et attend la justice de ses Ennemis : Il est vrai qu’il est captif, mais il devait crier contre le Ciel et la Terre, courir à Massinisse pour l’étrangler, ou s’étrangler soi-même, et faire tout ce que la fureur pouvait exiger de lui dans ce 66 <?page no="67"?> dire beaucoup de choses pour détruire de si nobles Remarques ; si d’abord Syphax refuse la Paix, ce n’est pas tant pour déférer aux conseils de sa femme, que pour ne pas manquer à sa parole, dont elle le fait ressouvenir ; et quand même il le ferait pour lui plaire, Monsieur de Corneille ne doit point être blâmé de représenter au naturel des choses qui arrivent tous les jours, n’étant pas nouveau de voir des vieillards donner quelque chose aux conseils de leurs femmes. Sophonisbe ne le traite point si mal que vous avancez, et loin de lui dire des injures, elle l’assure [p. 70] qu’elle voudrait encore pouvoir être à lui, et que s’il pouvait sortir des fers, et l’empêcher d’être menée à Rome, elle lui ferait voir qu’elle le préfère à Massinisse : vous vous persuadez qu’elle le brave, parce qu’elle dit des choses qui paraissent impossibles ; mais que ne dit-on point dans le malheur ? Combien ne fait-il point perdre de paroles ? combien faitil dire de chose, pource que l’on voudrait qu’elles fussent ? et combien le désir en fait-il imaginer que l’on sait qui ne peuvent arriver ? l’on voit bien que toutes vos pensées sont pleines de fureur ; puisque vous voulez que Syphax s’étrangle, ou qu’il étrangle Massinisse : Le spectacle à la vérité en aurait été nouveau ; puisque jusqu’ici aucun Auteur [p. 71] ne s’est avisé de faire mourir des Héros par la corde ; mais pour quitter la raillerie, permettez que je vous demande si vous ne vous êtes point repenti depuis que vous avez fait vos Remarques, d’avoir voulu que Syphax se désespérât : croyez-vous que le désespoir soit une vertu Royale, que les Héros doivent imiter les femmes, en faisant ce que leur inspire la fureur, et qu’il ne leur soit pas plus glorieux de supporter patiemment leurs disgrâces, que de faire des actions indignes d’eux, et de s’emporter en plaintes, surtout, lorsqu’ils savent bien qu’elles doivent être inutiles. Comment vouliez-vous que Syphax étranglât Massinisse, et qu’il s’étranglât lui-même ; puisque non seulement il était enchaî-[p. 72]né ; mais qu’ils étaient bien gardés l’un et l’autre, et qu’il ne pouvait tenter l’impossible sans s’ériger en ridicule, bien que vous vouliez qu’il le soit, pour avoir agi en homme sage. Syphax a fait tout ce qu’il se pouvait dans cette rencontre, il s’est emporté quand il a été temps de le faire ? il n’a point crié contre misérable état » (Première, p. 15). Dans ses Nouvelles nouvelles, Donneau de Visé avait, lui aussi, blâmé le caractère de Syphax : « Son malheur n’excite point de pitié, parce qu’il ne lui arrive aucune disgrâce qu’il n’ait bien méritée. […] Ce personnage a quelque chose de si bas, que de crainte de vous en dire plus que je ne voudrais, je passe à celui d’Éryxe […] » (Critique de la Sophonisbe, p. 124). 67 <?page no="68"?> le Ciel ni contre la terre, d’autant que ces sortes de plaintes sont toujours inutiles, et ne servent qu’à découvrir la faiblesse de ceux qui les font ? il s’est plaint à Lélius, il lui a dit en parlant de sa femme, qu’il cédait avec joie à Massinisse un poison qu’il lui avait volé, et qu’il souhaitait qu’ils périssent ensemble. Comme il n’en peut pas dire davantage je ne vous en entretiendrai pas [p. 73] plus longtemps, et passerai à Massinisse. J’ai déjà répondu à ce que vous en dites d’abord, lorsque je vous ai fait remarquer qu’Éryxe avoue elle-même qu’il ne l’a jamais aimée ; mais quand il en aurait été amoureux, la froideur qu’elle lui témoigne, en voulant cacher sa jalousie, est capable de le faire résoudre à l’abandonner et à épouser Sophonisbe, sans crainte de passer pour parjure. Monsieur de Corneille qui ne fait rien inutilement, savait bien pourquoi il obligeait Éryxe à cacher sa jalousie, il voulait qu’elle servit 78 à Massinisse, pour l’acquitter sans paraître inconstant ; et de fait, ce Prince qui ne sait point quels motifs la 79 font agir, l’embarrasse et lui reproche 80 sa froideur, ce qui [p. 74] produit des effets merveilleux. De l’infidélité que vous reprochez à Massinisse, vous passez à la dureté, et après avoir dit qu’il ne paraît point affligé de la mort de celle qu’il vient d’épouser, vous dites que l’on ne voit pas quelle 81 est la paix ou le trouble de son esprit 82 . Si cela est, vous avez tort de dire qu’il ne paraît point affligé, et vous ne devez pas dire ce que vous avouez vous-même que vous ne savez pas. Comme j’ai dans un autre endroit combattu ce qui suit dans vos Remarques touchant Massinisse, je n’en dirai rien davantage. Quant au rôle d’Éryxe, je ne parlerai point de ses sentiments, puisque vous avouez qu’ils sont raisonnables ; mais je suis obligé de dire qu’elle n’est pas inutilement [p. 75] introduite sur la Scène 83 , et Sophonisbe 78 Donneau de Visé se sert de l’indicatif. 79 Nous avons remplacé « l’a » par « la ». 80 L’édition originale comporte une faute d’impression : « re-reproche ». 81 Nous avons remplacé « qu’elle » par « quelle ». 82 D’Aubignac condamne le comportement de Massinisse : « Massinisse est encore moins honnête homme, il aime Éryxe et Sophonisbe ; il fait des discours d’amour et de service à la première, et deux heures après il épouse l’autre ; et quand il perd celle qu’il vient d’épouser, il n’en paraît point affligé » (Première, p. 15). 83 D’Aubignac affirme que le rôle d’Éryxe est superflu : « […] c’est une Actrice inutilement introduite sur la Scène, une personne postiche dont on n’avait pas grand besoin ; aussi n’en arrive-t-il rien de considérable. […] je souhaiterais qu’Eryxe fût au moins aussi bien jointe au sujet, que Dircé dans la Tragédie d’Œdipe ; mais je ne puis souffrir qu’elle soit comme l’Infante du Cid, que 68 <?page no="69"?> ayant dit d’abord qu’elle ne souhaiterait que Massinisse l’aimât encore, que pour faire dépit à sa Rivale, cette Actrice n’est point inutile, puisqu’elle est cause que Sophonisbe agit ; peut-être que l’on dira que ce motif n’est pas assez fort ; mais il n’y a rien qui arrive plus ordinairement, l’on sait ce que peut l’ambition d’une femme, l’on sait ce que peut son dépit, et que l’on en a vu qui ont épousé leurs ennemis, pour nuire à des personnes qu’elles haïssaient ; j’avoue toutefois que la haine que Sophonisbe a pour Éryxe, ne suffirait pas pour lui faire épouser Massinisse, si elle n’était soutenue de la crainte qu’elle a de servir d’ornement au triomphe des Romains. Nous [p. 76] voici tantôt au bout de notre carrière, et je crois que j’aurai répondu à toutes vos Remarques, lorsque je vous aurai fait voir encore une fois, que vous êtes, au sentiment de tout le monde, souvent sujet à vous contredire vous-même. Vous finissez presque avec ces paroles, je pourrais bien ajouter encore quelques légères observations touchant les expressions qui sont obscures, et vrais galimatias en plusieurs endroits, et vous dire qu’il y a moins de Vers rudes et mal tournés, qu’en nuise autre Pièce de Monsieur de Corneille. Voilà du bien et du mal fort proches l’un de l’autre, et l’on a tant de peine à se persuader que vous ayez eu dessein de parler avantageusement de Monsieur de Corneille, que l’on croit plutôt que [p. 77] vous avez écrit autre chose que ce que vous aviez pensé ; mais de quelque façon que l’on le puisse prendre, l’on trouvera toujours que le mérite de Monsieur de Corneille vous excite à parler contre lui ; et si après avoir dit qu’il y a du galimatias dans Sophonisbe, vous dites qu’il y a quelques beaux Vers, ce n’est que pour avoir lieu de dire qu’il y en a de méchants dans ses autres Pièces 84 . Quelque chose que j’ai pu dire à l’avantage de Sophonisbe, comme je vous ai répondu sans l’aveu de Monsieur de Corneille, et par conséquent sans savoir les raisons particulières qu’il a pour justifier ce qu’il a fait, vous devez être persuadé que je n’ai rien dit qui puisse approcher de ce qu’il dirait, s’il prenait la peine de répondre à [p. 78] des Remarques, qui ne pouvant nuire à sa personne n’a jamais approuvée » (Première, pp. 15-16). Donneau de Visé avait exprimé le même jugement dans ses Nouvelles nouvelles : « Éryxe […] est un personnage entièrement inutile à la pièce » (Critique de la Sophonisbe, p. 124). 84 D’Aubignac déclare : « Je pourrais bien encore ajouter quelques autres légères observations touchant les expressions qui sont obscures et vrais galimatias en plusieurs endroits, et vous dire qu’il y a moins de Vers rudes et mal tournés, qu’en nulle autre Pièce de Monsieur Corneille » (Première, p. 16). 69 <?page no="70"?> réputation, ne méritent pas d’occuper sa plume ; Croyez-moi, Monsieur, la gloire de ce grand Maître du Théâtre est trop bien établie, pour pouvoir seulement être ébranlée ; c’est pourquoi tout ce que vous pourriez dire en sa faveur, ou contre lui, lui doit être également indifférent. Tout le monde entier ne saurait détruire ce que cent millions de bouches, et une infinité de plumes ont rendu inébranlable : Je conclurai, parce que le mérite de Monsieur de Corneille l’a tellement élevé par-dessus les autres, que personne ne l’approche ; et qu’entre le reste des Auteurs, et lui, il y a du moins six places de vides. Chaque siècle fournira des personnes qui repren-[p. 79]dront ceux qui feront mieux qu’eux ; mais nous ne sommes pas assurés que tous les siècles fournissent un Corneille ; C’est une vérité dont vous ne pouvez douter ; Je ne sais si je dois ajouter foi à ce que l’on m’a dit, que vous écrivez contre Sertorius ; Comme l’on assure que vous avez grande démangeaison d’écrire, et que vous souhaitez que quelqu’un vous réponde, afin de faire connaître que si vous ne savez pas faire de Pièces de Théâtre, vous en savez du moins les règles, je vous déclare que je suis prêt à me battre ; mais prenez bien garde à ce que vous avez à faire, j’ai beaucoup à gagner, et rien à perdre en ce combat : si je suis défait, je ne dois point rougir, et si je vaincs, je dois être bien glo-[p. 80]rieux ; mais pour vous, vous ne sauriez trouver de gloire ni dans votre victoire, ni dans votre défaite, puisque je suis un David auprès de vous, et que je combattrai contre Goliath. Il me reste encore à vous dire, que vous vous étonnerez peut-être, de ce qu’ayant parlé contre Sophonisbe, dans mes Nouvelles Nouvelles 85 , je viens de prendre son parti ; mais vous devez connaître par là que je sais me rendre à la raison : Je n’avais alors été voir Sophonisbe que pour y trouver des défauts ; mais l’ayant depuis été voir en disposition de l’admirer, et n’y ayant découvert que des beautés, j’ai cru que je n’aurais pas de gloire à paraître opiniâtre, et à soutenir mes erreurs, et que je [p. 81] me devais rendre à la raison, et à mes propres sentiments, qui exigeaient de moi cet aveu, en faveur de Monsieur de Corneille ; c’est-à-dire, du plus fameux des Auteurs Français. FIN. 85 Voir les notes 41, 58, 67, 71, 72, 76 et 77 ci-dessus. 70 <?page no="71"?> Défense du Sertorius <?page no="73"?> DÉFENSE DU SERTORIUS DE MONSIEUR DE CORNEILLE. Dédiée à Monseigneur de Guise 1 . [fleuron] À PARIS, Chez CLAUDE BARBIN, au Palais, sur le degré de la Sainte Chapelle, au signe de la Croix. ____________________________ M DC. LXIII. Avec Privilège du Roi. 1 Il s’agit d’Henri II de Guise (1614-1664), le second fils de Charles I er de Guise et d’Henriette Catherine de Joyeuse. <?page no="74"?> [p. i] À MONSEIGNEUR LE DUC DE GUISE. MONSEIGNEUR, Comme tous ceux qui font profession d’écrire, croiraient avec beaucoup de raison ne [p. ii] pouvoir jamais être estimés, s’ils ne vous avaient consacré quelqu’un de leurs Ouvrages. Je viens me mêler parmi la foule, et grossir le nombre de vos admirateurs. Je ne l’aurais, toutefois osé, si je n’avais su que ma Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille n’a pas déplu à VOTRE ALTESSE, et si je n’étais informé de l’estime particulière qu’elle fait de ce Grand homme ; Je crois, MONSEIGNEUR, ne vous pouvoir rien dire, [p. iii] qui vous soit plus glorieux ; qui vous soit plus glorieux ; et rien ne marque plus que vous êtes le digne Protecteur des belles Lettres, que le désir que vous témoignez d’avoir souvent cet illustre Auteur auprès de vous. C’est ce qui m’a porté à dédier à VOTRE ALTESSE un Ouvrage qui lui sera considérable par le grand Nom de Corneille, qui s’y rencontre presque en chaque page, ne doutant point qu’elle ne regarde par cette raison, aussi favorablement la Défense [p. iv] de Sertorius, que celle de Sophonisbe. Je ne vous dirai rien ici, ni des avantages de votre Naissance, ni de ceux de votre personne ; puisque je ne vous pourrais rien dire qui ne vous ait été dit mille fois ; et que l’on met tous les jours quelque Livre sous la protection de VOTRE ALTESSE. Vos belles Qualités sont dans les Écrits de tous les Auteurs de notre Siècle ; du moins il y en a peu en France, qui aient fait imprimer deux fois, [p. v] sans les mettre à la tête de leurs Ouvrages ; et ceux qui n’écrivent point les ont aussi toujours à la bouche. Comme la Cour et le Peuple les admirent sans cesse, je me contenterai, MONSEIGNEUR, pour ne pas augmenter le nombre des obligeants fâcheux de vous demander part à cette bonté, avec laquelle vous les accueillez si favorablement, et la grâce de souffrir que 74 <?page no="75"?> comme l’Ombre de Monsieur de Corneille, je puisse m’introduire avec [p. vi] lui dans votre Cabinet, pour vous y assurer que je suis, MONSEIGNEUR, De Votre Altesse, Le très humble, et très obéissant serviteur, D. 75 <?page no="76"?> [p. vii] ___________________________ Privilège du Roi. LOUIS PAR LA GRÂCE DE DIEU, ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE ; À nos aimés et féaux Conseillers, les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maître des Requêtes ordinaires de notre Hôtel 2 , Baillis 3 , Sénéchaux 4 , leurs Lieutenants, et tous autres nos Officiers et Justiciers qu’il appartiendra. Salut GUILLAUME DE LUYNE, Marchand Libraire de notre bonne Ville de Paris : Nous a fait remontrer qu’il désirerait faire imprimer La Défense du Sertorius du Sieur de Corneille ; mais craignant que quelqu’un ne voulût contrefaire son impression, et que par ce moyen il ne soit privé du fruit qu’il en pourrait retirer ; Nous aurait requis lui accorder nos Lettres avec les défenses sur ce nécessaires. À CES CAUSES, désirant favorablement traiter l’Exposant ; Nous avons permis et permettons par ces présentes, de faire imprimer, vendre et débiter en [p. viii] tous les lieux de notre Royaume le susdit Livre, en tels volumes, marges, et caractères que bon lui semblera, durant l’espace de sept années ; à commencer du jour qu’il sera achevé d’imprimer pour la première fois, à la charge de mettre deux Exemplaires dudit Livre en notre Bibliothèque publique, un en notre Château du Louvre, et un en celle de notre très cher et féal Chevalier, et Commandeurs de nos Ordres, le Sieur Séguier, Chancelier 2 Il s’agit des membres du Conseil d’État chargés de rapporter les requêtes au roi et à son Conseil. F.C. Green décrit le rôle de ces officiers : « The office of maître des requêtes goes back to the origins of the French monarchy when the king used to dispense summary justice in person. As the numbers of petitions increased, he had to employ legal experts to sift out these requêtes. In time, the maîtres became an institution and were granted privileges. They had, for example, the right of jurisdiction over all the officers of the King’s Household and sat in rotation each quarter in a special royal court called les requêtes de l’hôtel » (The Ancien Regime: A Manual of French Institutions and Social Classes, Édimbourg : Edinburgh University Press, 1958, p. 6). 3 Vers le début de la monarchie française, les provinces furent administrées par des seigneurs nommés « baillis » qui rendaient la justice au nom du roi. Pendant le règne de Louis XIV (1638-1715; roi de France de 1643 à 1715), leur pouvoir fut amoindri (Green, Ancien, pp. 10-11). 4 Dans certaines provinces françaises, les sénéchaux exerçaient les mêmes fonctions que les baillis (Green, Ancien, p. 25). 76 <?page no="77"?> de France 5 , avant que de 6 l’exposer en vente, et à faute de rapporter ès mains de notre aimé et féal Conseillers de nos Conseils, et Grand Audiencier de France en quartier, un récépissé de notre Bibliothécaire, et du Sieur Cramoisy, commis par notre dit Chevalier de la délivrance actuelle desdits Exemplaires : Nous avons dès à présent déclaré ladite permission d’imprimer nulle, et avons enjoint au Syndic des Libraires de faire saisir tous les Exemplaires qui auront été imprimés, sans avoir satisfait aux clau-[p. ix]ses portées par ces dites présentes, du contenu desquelles, vous mandons faire jouir l’Exposant, faisant très expresses défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’imprimer, faire imprimer, vendre ni débiter le susdit Livre en aucun lieu de note obéissance, durant ledit temps, sous quelque titre ou prétexte que ce soit, sans le consentement de l’Exposant, à peine de confiscation des Exemplaires, et de quinze cents livres d’amende, applicables un tiers à l’Hôpital Général, un tiers au dénonciateur, et l’autre au dit Exposant, et de tous dépens, dommages et intérêts : VOULONS en outre qu’avec copies des présentes collationnées par l’un de nos aimés et féaux Secrétaires, foi soit ajoutée comme à l’Original : et mandons au premier notre Huissier ou Sergent sur ce requis, faire pour l’exécution des présentes tous Exploits requis et nécessaires, sans demander pour ce autre permission. CAR tel est notre plaisir : [p. x] DONNÉ à Paris le huitième jour d’Avril l’an de Grâce mil six cent soixante-trois ; et de notre Règne le vingtième. Et plus bas, Par le Roi en son Conseil, LE ROI. Et ledit GUILLAUME DE LUYNE a associé à ce présent Privilège CLAUDE BARBIN, pour en jouir selon l’accord fait entre eux. Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de cette Ville, suivant l’Arrêt de la Cour de Parlement du 8. Avril 1663. DUBRAY, Syndic. Achevé d’Imprimer pour la première fois le 23. Juin 1663. 5 Le Chancelier fut le premier officier de la Couronne à l’égard de la justice. D’habitude, il eut aussi la garde et la disposition du sceau de France (Green, Ancien, p. 8). 6 Voir la note 39, Défense de la Sophonisbe. 77 <?page no="79"?> [p. 1] DÉFENSE DU SERTORIUS DE MONSIEUR DE CORNEILLE. SI la réputation de Monsieur de Corneille était moins grande, l’envie ne continuerait pas la guerre qu’elle lui déclara ces jours passés. Cet exécrable monstre 1 est toujours effarouché par le mérite, et ne saurait voir son éclat sans en être ébloui, et sans essayer de l’affaiblir. Les brillantes qualités [p. 2] de ce célèbre Auteur lui ont fait mal aux yeux ; et il a résolu de les combattre, pource qu’il 2 ne les peut souffrir. Il a commencé en rongeant sa Sophonisbe ; et le dépit qu’il a de ce que ses morsures n’ont pas été assez profondes pour se faire sentir, ayant redoublé sa rage, l’a fait résoudre à ramasser toutes ses forces contre son Sertorius. Comme c’est de la plume de Monsieur l’Abbé d’Aubignac, que ce Monstre s’est servi, et que celui-ci par ses Remarques, sur les deux dernières Pièces de Théâtre de Monsieur de Corneille, s’est acquis la qualité de Ministre de l’Envie, il trouvera bon que je parle à lui dans tout ce discours, et qu’en découvrant ses impostures, je lui fasse voir, qu’il ne sait pas mieux la langue Française, que l’Art de faire réussir les Poèmes dramatiques, auxquels il met la main 3 . [p. 3] Cet Ouvrage d’appareil, cette Satire ridicule, et cet Enfant de la vanité de l’Auteur, que la bonté de ma cause me fait espérer de combattre avec succès, est envoyé à une Duchesse, qui doit être bien malheureuse, puisqu’elle a besoin d’un semblable divertissement, pour adoucir les mauvaises heures de sa solitude. Ne trouvez pas 1 Dans sa Défense de la Sophonisbe, Donneau de Visé compare d’Aubignac à Goliath (p. 80 : pagination de l’édition originale). 2 Voir la note 43, Défense de la Sophonisbe. 3 À l’égard des pièces de l’abbé d’Aubignac, voir la note 7, Défense de la Sophonisbe. 79 <?page no="80"?> étrange Monsieur l’Abbé, si je ne répète point vos termes, c’est à cause que l’on ne dit pas, donner de l’adoucissement à une chose, non plus que, rendre le respect sensible, dont vous vous servez dans le Compliment que vous faites à votre Duchesse Campagnarde, et sans doute imaginaire 4 . Vous poursuivez, en disant, qu’il faudrait que la raison de Monsieur de Corneille fût bien malade, s’il s’offensait des vérités, c’est-à-dire de vos Remarques, qui doivent l’instruire avec le public ; et qu’elle [p. 4] fût comme les yeux faibles, qui sont blessés de la lumière, pour peu qu’elle les touche 5 . Ouït-on jamais de semblables fanfaronnades en la bouche d’un Capitan 6 , et ces paroles ne font-elles pas connaître jusqu’à quel point votre vanité vous aveugle. Il y a plus d’apparence que votre raison est blessée de la lumière de ce grand Maître du Théâtre, comme on en peut juger par l’égarement, dans lequel ses beaux Ouvrages l’ont jeté ; et je peux vous dire encore, avant de quitter cet endroit, qu’être touché de la lumière, est une façon de parler que vous ne ferez pas facilement recevoir. Il n’est pas nécessaire que la lumière touche nos yeux, pour nous faire voir les objets, et si elle les touchait, il y aurait bien plus d’aveugles que l’on n’en voit. Sept ou huit lignes plus bas, dans le même Compliment, [p. 5] vous dites ; et de cet entretien de mon devoir, on m’en fait faire une conversation publique, cet entretien de mon devoir est une locution des plus modernes. Dans les quatre ou cinq pages suivantes, vous vous efforcez de montrer que l’on peut bien porter jugement d’une chose que l’on ne sait pas faire. Vous allez voir le contraire, et par votre propre raisonnement, et par le mien ; après quoi, je reprendrai les mauvaises façons de parler qui sont dans ces quatre ou cinq pages. Vous commencez de soutenir votre erreur par une comparaison aussi noble, que votre esprit est élevé ; et vous dites, que ceux qui ne sont pas capables de faire un habit, un soulier, ni un chapeau, ne laissent pas d’en bien juger 7 : Il est vrai, mais ils en disent les raisons en même 4 Voir la note 25, Défense de la Sophonisbe. 5 Seconde, p. 22. 6 Le Capitan est un personnage de la commedia dell’arte. Terme de mépris, le mot signifie « un fanfaron qui se vante d’une bravoure qu’il n’a point » (Dictionnaire de l’Académie française, 4 e édition, 2 vol., Paris : B. Brunet, 1762, t. I, p. 243). 7 Dans ses remarques sur Sertorius, d’Aubignac affirme que les gens du parterre « ne sont pas tous capables de faire un habit, un soulier, ni un chapeau, et néanmoins ils en jugent tous les jours quand les Artisans leur en apportent. […] 80 <?page no="81"?> temps. Ils connaissent bien si un chapeau [p. 6] est trop large, et si un soulier les blesse ; leurs têtes et leurs pieds les en instruisent assez ; mais il n’en va pas de même de l’esprit, qui ne doit pas être comparé à des choses si basses et si matérielles. Selon votre grotesque raisonnement, si un Paysan, qui pourrait juger de la bonne ou mauvaise façon de ses sabots, venait à la Comédie, vous voudriez qu’il peut pareillement juger de la bonté de la Pièce, aussi bien que Messieurs de Corneille, Boyer 8 et Quinault 9 , qui ont non seulement une parfaite connaissance du Théâtre ; mais qui nous font souvent voir des Poèmes dramatiques, qui sont estimés de tout le monde. Comme vous n’avez point acquis par l’expérience, ce que vous savez des règles du Théâtre, vous voulez qu’une personne qui n’aura jamais fait de Comédie, s’y connaissent aussi bien, [p. 7] que ceux qui y travaillent depuis trente ans ; et pour montrer qu’il n’est pas nécessaire de savoir faire une chose, pour la connaître, vous vous servez de l’exemple du chapeau, et des souliers, dont on juge tous les jours, sans en savoir faire. Mais vous ignorez donc que le fréquent usage de ces choses, vaut autant que la pratique dans un autre, et que c’est par cette raison que l’on en juge sans en savoir faire. Je pourrais toutefois vous dire encore, que votre comparaison n’est pas fort juste, et que bien que nous connaissions si un soulier est trop grand, ou s’il nous incommode, nous ne saurions néanmoins si bien juger de la bonté du cuir, que ferait un Cordonnier. Après avoir ingénieusement comparé des souliers à l’esprit, vous sortez de votre sujet, pour répan-[p. 8]dre votre fiel sur Monsieur de Corneille le jeune 10 ; et comme il a beaucoup de mérite, il n’est pas Ainsi lorsqu’il s’agit d’un Poème Dramatique, ceux du peuple qui n’ont aucune étude s’en rendent les premiers Juges […] et décident hardiment de la bonté d’une pièce sans avoir lu Aristote, ni Scaliger » (Seconde, p. 23). 8 Il s’agit de Claude Boyer (1618-1698), poète, apologiste et dramaturge. Il est l’auteur de 21 tragédies, 3 tragi-comédies, 2 comédies et une pastorale. Il fut élu membre de l’Académie française en 1666. 9 Sur Philippe Quinault, voir la note 26, Défense de la Sophonisbe. 10 Il s’agit de Thomas Corneille (1625-1709), le frère cadet de Pierre Corneille. Dans ses remarques sur Sertorius, d’Aubignac exprime un jugement négatif sur le talent de ce dramaturge. Concernant la tragédie Persée et Démétrius, représentée pour la première fois en 1662 à l’Hôtel de Bourgogne, l’abbé déclare : « Ce n’est pas que l’ouvrage ne soit fort bon pour lui, mais ils [les spectateurs] l’ont considéré comme un apprenti qui travaille encore sur la besogne que le maître lui taille, et qui la gâte quelquefois pour ne pas bien 81 <?page no="82"?> exempt de vos injures. C’est par là que l’on connaît clairement que l’envie vous fait ouvrir la bouche, puisque sans nécessité vous lui dites des choses aussi ridicules que piquantes, et qui font que l’on a pitié de vous. À quoi songiez-vous, lorsque vous laissâtes déborder votre venin contre lui ? où était alors votre prudence ? Sans doute si vous en aviez, vous auriez retenu ces saillies, qui découvrent que vous n’avez dessein que de nuire à Messieurs de Corneille, et qui ôtent la curiosité à beaucoup de personnes de lire vos Remarques, de crainte d’y trouver plus d’injures que de choses bien reprises. En effet que peut-on attendre de judicieux dans la suite d’un Ouvrage, où l’on n’aperçoit [p. 9] d’abord qu’une injurieuse et furieuse passion, d’un homme qui traite, avec la dernière indignité, une personne qui est en toutes façons plus considérable que lui. Que vous auriez de vanité, Monsieur d’Aubignac, si vous étiez autant estimé que ce jeune Corneille, que votre incivilité et votre rage vous empêchent de nommer Monsieur 11 ! Nous avons vu plusieurs Ouvrages de lui, qui ont eu l’applaudissement de toute la France : Timocrate 12 , Commode 13 , exécuter ce qu’on lui ordonne » (Seconde, p. 24). Dans sa dernière dissertation, l’abbé écrit : « […] vous trouvez mauvais que j’appelle votre petit frère un apprenti, et n’est-ce pas le nom que tout le monde lui donne, le petit Corneille, pour le distinguer de vous qui êtes le grand Corneille ? Et que peut-il être autre chose qu’un apprenti de Théâtre à comparaison de vous qui vous en faites le Maître ? Sans lui faire tort on pourrait bien compter entre vous et lui quatre ou cinq degrés de maîtrise, et tout ce qu’il peut prétendre, c’est d’être votre premier garçon et de travailler par vos ordres » (Quatrième, p. 124). 11 Dans sa dissertation sur Sertorius, d’Aubignac l’appelle « le jeune Corneille » (Seconde, p. 24). 12 Timocrate (Paris : Courbé, 1657), tragédie représentée pour la première fois en 1656 au Théâtre du Marais. Cette pièce connut un immense succès : « […] on n’avait pas encore vu de pièces jouées si longtemps de suite, puisque les représentations en furent continuées pendant un Hiver entier ; le Roi l’alla voir sur le Théâtre du Marais et elle parut si intéressante qu’on vit ensuite paraître plusieurs pièces dont les Héros étaient haïs sous un nom et aimes sous un autre ; la Troupe de l’Hôtel de Bourgogne qui surpassait infiniment celle du Marais, entreprit de jouer cette pièce, mais ces Comédiens ne reçurent pas tous les applaudissements qu’ils attendaient, […] et lorsqu’on voulait la voir, on préférait d’aller au Marais » (Maupoint, Bibliothèques des théâtres, Paris : Prault, 1733, pp. 300-301). 13 La Mort de l’empereur Commode (Paris : Courbé et de Luyne, 1659), tragédie jouée pour la première fois en 1658 au Théâtre du Marais. Cette pièce eut beaucoup de succès : « […] sur le bruit des applaudissements que recevait cette pièce sur le Théâtre du Marais, le Roi et toute sa Cour l’y allèrent voir 82 <?page no="83"?> Stilicon 14 et Camma 15 parlent en sa faveur ; et l’on ne doute point que la réputation qu’ils lui ont acquise, ne vous ait fait mal à la tête, puisque c’est cette seule réputation des Grands hommes qui vous met en si mauvaise humeur. Cette inutile et injurieuse digression est suivie de deux exemples que vous employez pour sou-[p. 10]tenir votre erreur, mais qui sont entièrement contre vous. Si nous syndiquons 16 , dites-vous les défauts d’un Tableau, ou d’une Maison ; le Peintre et l’Architecte ont raison de nous obliger à mieux faire, ou à nous en taire. Cela étant, comme vous l’avouez vous-même, pourquoi ne voulez-vous pas que l’on vous ordonne de garder le silence sur les Ouvrages de Monsieur de Corneille, ou de nous montrer que vous en savez plus que lui. Je sais bien que ce serait temps perdu, puisque l’un et l’autre vous est impossible ; Mais enfin l’on vous pourrait obliger avec justice à l’une de ces alternatives. Vous continuez d’appuyer votre erreur, en avançant témérairement qu’il n’y a point de gens moins capables de juger des Ouvrages, que ceux qui n’ont point d’autres lumières que celles qu’ils [p. 11] ont acquises en travaillant. À quoi pensez-vous, lorsque vous parlez de la sorte ? si ceux qui sont d’une profession ne peuvent juger de leurs Ouvrages, ni de ceux de leurs compagnons, qui est-ce qui en jugera ? Doit-on envoyer quérir un Serrurier, pour voir si un Tableau est bien fait ? et un Peintre, pour connaître les défauts d’une Serrure ? Si ce que vous avancez est véritable, vous devez beaucoup mieux juger d’une Pièce de Théâtre, que Monsieur de Corneille, pource qu’il en a beaucoup plus fait que vous, et vous n’avez raisonné ainsi, que pour persuader que vous savez mieux juger d’un Poème dramatique, que cet illustre Auteur n’en sait faire. Je veux représentée, et quelque temps après elle fut jouée sur le Théâtre du Louvre où l’on en donna plusieurs représentations » (Maupoint, Bibliothèques, p. 80). 14 Stilicon (Paris : Courbé, 1660), tragédie représentée pour la première fois en 1660 à l’Hôtel de Bourgogne, « fut le charme de tout Paris » (Maupoint, Bibliothèques, p. 289). 15 Camma, reine de Galatie (Paris : Courbé, 1661), tragédie jouée pour la première fois en 1661 à l’Hôtel de Bourgogne « où la Cour et la Ville se trouvèrent en si grand nombre qu’il ne restait plus de place sur le Théâtre pour la jouer, c’est pourquoi les Comédiens Français qui jusqu’alors n’avaient joué sur ce Théâtre que les Dimanches, Mardis et Vendredis, commencèrent à cause de la foule que leur attirait cette pièce à jouer les Jeudis » (Maupoint, Bibliothèques, p. 62). 16 C’est-à-dire, critiquons. 83 <?page no="84"?> que vous en sachiez les règles, ou du moins que vous ayez lu ceux qui en ont écrit ; mais outre qu’il les sait parfaitement, il les a long-[p. 12]temps pratiquées, et même avec succès ; C’est pourquoi l’on ne peut douter que Monsieur de Corneille ne soit plus capable de faire une Pièce de Théâtre que vous, et d’en mieux juger, bien que pour faire sortir votre Nom des ténèbres, vous tâchiez de nous persuader le contraire. Vous poursuivez aussi judicieusement que vous avez commencé, et pour informer pleinement de votre vanité, vous osez bien vous mettre en comparaison avec Aristote 17 , à cause que vous nous avez donné des règles du Théâtre aussi bien que lui. Néanmoins il y a bien de la différence entre le Maître et le Disciple ; vous n’avez fait autre chose que donner en notre langue ce que lui, et plusieurs autres ont écrit de ce bel Art ; et je ne crois pas que dans toute votre pratique, l’on puisse rien trouver de vous que [p. 13] votre projet du rétablissement du Théâtre Français 18 , que vous avez fait, pour montrer que vous êtes capable d’avoir la charge de Directeur, Intendant, ou Grand Maître des Théâtres, et des Jeux publics de France, que vous voulez obliger le Roi d’établir en son Royaume 19 , et que vous avez brigué depuis trente ans avec tant de succès, que vous avez assuré plusieurs personnes dignes de foi, que vous aviez enfin obtenu de sa Majesté cette belle Charge 20 , et que chacun trouve digne d’un Prêtre âgé de soixante-cinq ans 21 . J’aurais bien des choses à dire sur ce sujet ; 17 Dans ses remarques sur Sertorius, d’Aubignac affirme : « Aristote nous a donné les préceptes fondamentaux du Poème Dramatique, on les estime, on les révère, et l’on y cherche les décisions de toutes les difficultés qui naissent sur ce sujet. Et néanmoins nous n’en avons point de sa façon […] » (Seconde, p. 26). 18 Allusion au Projet pour le Rétablissement du Théâtre français, publié en 1657 dans l’édition originale de La Pratique du théâtre. 19 « […] S. M. établira une personne de probité et de capacité comme Directeur, Intendant, ou Grand Maître des Théâtres et des Jeux publics de France, qui aura soin que le Théâtre se maintienne en l’honnêteté, qui veillera sur les actions des Comédiens, et qui en rendra compte au Roi, pour y donner l’ordre nécessaire » (Abbé d’Aubignac, Projet pour le Rétablissement du Théâtre français, dans Pratique, p. 704). 20 Dans sa Quatrième dissertation, d’Aubignac nie avec véhémence qu’il briguât cette charge : « Mais qui vous a dit que j’aie jamais rien recherché de semblable ? à quel Ministre d’Etat l’ai-je demandée ? quel favori en ai-je importuné ? quels placets en ai-je présentés au Roi ? De quelle gens et de quelles machines ai-je pu me servir en cette brigue depuis dix-sept ans que je n’ai pas seulement approché la porte du Louvre, comme je vous l’ai déjà dit ? » (p. 139). 21 Donneau de Visé a tort. En juin 1663, d’Aubignac n’avait que 58 ans. 84 <?page no="85"?> mais la crainte que j’ai de vous donner trop de confusion m’en empêche ; et je reprends Aristote, dont vous voulez être le Compagnon, ou plutôt le Maître. Vous dites que l’on aurait tort de ne se pas assujettir à ses règles, en-[p. 14]core que nous n’ayons aucun Poème dramatique de sa façon. L’on ne peut nier qu’il n’ait été un grand homme ; mais s’il avait fait autant de Pièces de Théâtre que Monsieur de Corneille, il aurait mieux connu le fort et le faible de ses règles ; il y aurait retranché ou ajouté ; et se trouvant ainsi fondées sur l’expérience, elles auraient pu être suivies de tout le monde. Nous voyons tous les jours proposer quantité de choses dans les Conseils qui sont trouvées bonnes, et qui sont néanmoins rejetés, parce que l’on juge qu’il est impossible de les exécuter. Travailler, comme Aristote, sans avoir pratiqué ce que l’on enseigne, c’est parler en l’air, et vouloir donner ses fantaisies pour des règles certaines, sans savoir si l’on peut les suivre. Un Tailleur qui vous ferait un habit, sans avoir pris votre me-[p. 15]sure, et sans vous avoir vu, travaillerait, sans savoir si cet habit vous serait propre. Ce Philosophe en a fait de même, il a travaillé aux règles du Poème dramatique ; mais n’en ayant point composé, il n’a pas pu savoir si ces règles pourraient être observées. Comme il travaillait pour l’esprit, il devait en composant quelques Poèmes dramatiques, prendre la mesure sur le sien. C’est ce qu’a fait Monsieur de Corneille, qui est de cette façon plus capable que personne, de nous donner des règles de Théâtre. Il a mérité par sa longue et glorieuse expérience, que l’on le regarde comme le plus grand Maître de la Scène qui ait 22 jamais été. C’est une chose si constante que vous n’en sauriez témoigner d’autres sentiments, sans faire soulever contre vous tout ce que l’Europe a d’honnêtes gens : [p. 16] et il faut que vous soyez, ou bien jaloux de son mérite, ou bien ignorant, pour en faire si peu d’estime. Est-il possible que vous ne sachiez pas en quelle vénération Monsieur de Corneille est dans tous les Pays étrangers ? et que son Nom y est plus connu que dans l’Hôtel de Bourgogne ? Que ses Ouvrages sont traduits en toutes sortes de Langues ? et qu’il passe partout pour celui à qui le Théâtre doit toutes ses beautés ? Cependant, si l’on vous en veut croire, ce Grand homme 22 L’auteur se sert du subjonctif. Au dix-septième siècle, cependant, on employait très souvent l’indicatif dans une proposition relative dépendant d’un superlatif. Le subjonctif « ne s’y introduisit que peu à peu pour se substituer à l’indicatif. Th. Corneille préfère le subjonctif dans cette construction ; cependant l’indicatif est très fréquent au XVII e siècle » (Haase, Syntaxe, § 75, p. 179). 85 <?page no="86"?> n’a jamais rien fait qui approche de votre Zénobie, ni du Manlius de Mademoiselle Desjardins, pource que vous en avez conduit le sujet. Je ne crois pas qu’il en faille davantage, pour faire connaître que votre raison est périlleusement malade. Après avoir combattu toutes ces [p. 17] fausses raisons, par lesquelles vous prétendez persuader que l’on peut juger d’une chose que l’on ne sait pas faire ; je puis encore ajouter, que ceux qui parlent de ce qu’ils ne connaissent pas, peuvent bien dire qu’un Ouvrage ne leur plaît point, mais qu’ils ne peuvent néanmoins le condamner. Chacun à son goût particulier ; mais s’il se trouve des gens qui n’aiment ni les ortolans ni les perdrix, il ne s’ensuit pas qu’ils ne vaillent rien et le jugement de ces dégoûtés ne les peut rendre méchants. Si par un autre exemple vous n’aimiez point la couleur de feu, serait-elle pour cela abandonnée de tout le reste des deux sexes ; et les Marchands seraient-ils obligés à l’exclure de leurs Boutiques ? Dites-moi, je vous prie, si vous prendriez le parti d’une personne, qui ne sachant aucune des règles du [p. 18] Théâtre, condamnerait entièrement une Comédie ? et pour une Pièce bien conduite, qui ne lui plairait pas, en composerait une contre toutes les mêmes règles ? diriez-vous encore que l’on peut bien juger d’une chose que l’on ne sait pas faire ? Sans doute que vous le diriez, et que vous ne voudriez pas vous démentir, après avoir dit, que ceux du peuple qui peuvent connaître si des souliers sont bien faits, jugent tous les jours des Poèmes dramatiques, bien qu’ils n’aient aucune étude. Vous ajoutez qu’ils ne consultent que leur propre sentiment, qu’ils regardent ce qui leur plaît, et ce qui leur déplaît, et décident hardiment de la bonté d’une Pièce, sans avoir lu Aristote ni Scaliger 23 . J’en demeure d’accord avecque 24 vous : Mais la raison agit-elle lorsque l’on ne sait pourquoi [p. 19] l’on approuve, ou pourquoi l’on condamne ? et croiriez-vous qu’un homme que l’on aurait condamné à la mort fut bien jugé, si ceux qui auraient prononcé l’Arrêt n’en pouvaient donner aucunes 25 raisons ? Vous n’attribuez tant de pouvoir à ces Juges ignorants, que pour 23 Médecin et humaniste italien, Jules-César Scaliger (en italien, Giulio Cesare Scaligero: 1484-1558) fut l’auteur d’études scientifiques sur Hippocrate, Aristote et Théophraste. Son ouvrage Poetices libri septem fut publié en 1561. 24 C’est la seule fois dans ses deux dissertations que Donneau de Visé se sert du vieux mot « avecque ». Nous avons décidé de ne pas le remplacer par « avec ». 25 Voir la note 24, Défense de la Sophonisbe. 86 <?page no="87"?> montrer, que si ceux qui ne savent point les règles du dramatique, en peuvent juger, vous avez droit de censurer toutes les Pièces de Théâtre, pource que vous croyez en savoir les règles. Mais il y bien de la différence entre savoir comment il faut faire une chose, et la savoir faire. Celui qui l’a sait faire, sait beaucoup plus que l’autre, d’autant qu’il doit connaître aussi les règles ; et que le dernier peut seulement les savoir, sans les pouvoir réduire en pratique ; ce qui découvre qu’il y a bien de la différence entre Monsieur de Corneille, et [p. 20] vous. Vous devriez savoir, à votre âge 26 , ce que les plus grossiers n’ignorent pas, qu’en forgeant l’on devient Forgeron, et que l’expérience est la maîtresse des choses. Il n’y a rien de plus commun que ce Proverbe dans la bouche des hommes, et rien aussi de plus véritable, que l’on se perfectionne en travaillant, et que l’habitude fait plus que la science. Si vous aviez travaillé, vous auriez renchéri sur votre théorie, et en apprenant la peine qu’il y a d’accommoder un sujet au Théâtre, vous auriez connu que c’est être ignorant, que de savoir les règles d’une chose sans en avoir fait aucun usage. Je crois avoir suffisamment combattu une 27 erreur, que vous ne soutenez qu’à cause qu’elle vous est avantageuse ; et je veux au moins vous faire le plaisir de croire que [p. 21] c’est plutôt par vanité, que par ignorance, que vous prenez un si méchant parti. Mais je ne puis m’empêcher de retourner ensuite à la charge sur vos manières de parler, qui ne sont pas meilleures 28 que vos raisons. Votre pratique du Théâtre, que vous rappelez presque dans toutes les pages de votre Libelle, est tout à fait mal nommée, c’est une théorie, et non une pratique, l’Usage ne s’enseigne point : et je suis étonné que vous ayez tant vécu, sans être instruit de cette vérité ; et qu’après vous être venté de savoir si parfaitement Cicéron 29 , vous ignoriez ce que les moindres 26 Donneau de Visé fait allusion à la vieillesse de d’Aubignac six fois dans sa Défense du Sertorius. C’est un point sur lequel l’abbé est très sensible. Dans sa dernière dissertation, il affirme : « Et pourquoi me donnez-vous dix ou douze ans que je n’ai pas […] ? […] Mais après tout, pensez M. de Corneille, que vous n’êtes pas plus jeune que moi, ou du moins cela serait difficile, car quand je vous ai connu, vous aviez bien huit ou dix ans plus que moi » (Quatrième, p. 123). La réalité est que Corneille fut le cadet de d’Aubignac de deux ans. 27 Nous avons remplacé « un » par « une ». 28 Nous avons remplacé « meilleurs » par « meilleures ». 29 Marcus Tullius Cicero (~106-~43), auteur latin et homme d’État romain, est connu surtout pour ses talents oratoires. D’Aubignac parle de Cicéron vers la conclusion de sa Seconde dissertation (p. 61). 87 <?page no="88"?> Écoliers en ont pu apprendre. Vous ne deviez pas répéter si souvent une si méchante chose ; mais il ne faut pas s’en étonner, puisque vous n’avez écrit contre le Sertorius, que pour afficher vos Ouvrages, qui se moisis-[p. 22]sent faute d’acheteurs. Au reste, vous êtes le plus joli galant du monde, et la Duchesse à 30 qui vous écrivez vous est bien obligée, lorsque vous l’accusez de faiblesse, et c’est lui faire un compliment tout à fait doux, que de lui dire que vous la voulez détromper : C’est cajoler en galant de votre âge, et parler en Pédant, plutôt qu’en homme du monde. Vous parlez cependant plus à l’avantage de Monsieur de Corneille, que vous ne croyez, lorsque vous reprochez à votre Duchesse, qu’elle est dans les sentiments de ce Prince des Poètes Français, et qu’elle s’y pourrait bien entretenir, par l’opinion de quantité de gens de qualité qui l’approcheront 31 . Ensuite vous revenez à la comparaison du chapeau et des souliers, et dites que l’on connaît bien s’ils laissent la [p. 23] liberté de tous les mouvements du corps. Je ne crois pas que des souliers et un chapeau, puissent incommoder tous les mouvements du corps ; des souliers peuvent incommoder les pieds, et un chapeau peut incommoder la tête ; et je vous puis assurer que quand mon chapeau serait trop large, je ne laisserais pas d’avoir le mouvement de la main assez libre, pour répondre à vos invectives contre Monsieur de Corneille. De crainte d’être trop long, je passe par-dessus une infinité d’autres méchantes façons de parler, dont votre Ouvrage est farci, après avoir seulement remarqué que l’on ne dit point, éclairer la conduite, mais bien, éclairer un homme dans sa conduite : Que jamais on n’ouït tant parler d’outils, d’instruments et de matière, en parlant à une Dame, et que pour [p. 24] faire le savant, vous nommez sans nécessité l’Horizon, le Méridien, et les Azimuts 32 ; puisque c’est d’une manière 30 Nous avons remplacé « a » par « à ». 31 S’adressant à la duchesse à propos de Corneille, d’Aubignac affirme : « Et comme vous avez cru, Madame, qu’il n’a fait ce Discours [des trois unités] que pour affaiblir les raisons et la force de ma Pratique du théâtre en les corrompant, et que je vous ai vue quelquefois douter sur cette fausse maxime ; je vous prie de trouver bon que j’essaie de vous en détromper entièrement » (Seconde, p. 23). 32 « Les Doctes en l’Astrologie connaissent l’Horizon, le Méridien, les Azimuts et tous les autres Cercles et les Points nécessaires à la fabrique des Cadrans ; ils ont donné les règles pour les faire, et jugent bien de tout ce qu’ils ont de bon et de mauvais, sans néanmoins en avoir peut-être jamais fabriqué » (Seconde, p. 25). 88 <?page no="89"?> qui ne nous prouve point que vous connaissiez toutes ces choses, vous devriez savoir que l’on dit les grâces de l’art, et les délicatesses des Orateurs, et non les grâces des Orateurs ; et que l’on ne dit point une complaisance à la multitude ; Les vingt-cinq lignes qui suivent ne servent qu’à prouver votre vanité, et vous ne les avez laissé échapper à votre plume, que pour parler de votre Roman de la Philosophie des Stoïques, et pour dire que vous savez bien faire des Vers, ce que nous verrons dans l’examen de votre Sonnet, où il y a plus de fautes que de mots. Vous ajoutez dans le même endroit, sans aucune autre nécessité, que celle que vous vous êtes imposée de vous [p. 25] louer, que feu Monsieur le Comte de Fiesque avait coutume d’appeler votre Zénobie la femme de Cinna 33 . Ce Héros n’aurait pas voulu répudier Emilie 34 , pour l’épouser, le Parti 35 n’aurait pas été égal, et ce fameux Romain serait bientôt demeuré veuf ; car il y a longtemps que Zénobie est dans le Tombeau 36 , ou du moins que l’on n’en parle que comme d’une Héroïne qui n’est connue que dans l’Histoire, et non dans la Comédie que vous en avez faite. Mais lorsque vous dites qu’on la voulu faire passer pour la femme de Cinna, vous ne prenez pas garde que c’est avouer, que vous êtes autant au-dessous de Monsieur de Corneille, que la femme est au-dessous de son mari ; et reconnaître, quelque dépit 33 Dans ses remarques sur Sertorius, d’Aubignac affirme que s’il avait versifié ses tragédies en prose, « peut-être n’auraient-ils pas eu moins d’applaudissement que Zénobie que feu M. le Comte de Fiesque avait accoutumé d’appeler la femme de Cinna » (Seconde, p. 26). Il s’agit de Charles-Léon, Comte de Fiesque (décédé en 1658) qui épousa Gilonne d’Harcourt en 1643. Frondeur, le comte fut proche du Grand Condé. 34 Émilie est la fille de Teranius, tuteur d’Auguste. Elle est amoureuse de Cinna. 35 « Une personne à marier, considérée par rapport aux biens de la fortune » (Le Dictionnaire de l’Académie française, 2 vol., Paris : J. B. Coignard, 1694, t. II, p. 188). 36 Zénobie (? 241-272) naquit à Palmyre, son nom paraissant dans les inscriptions palmyréniennes comme Bat-Zabbai. Elle épousa le veuf Septimius Odenat (mort en 267) qui devint roi de Palmyre. Lorsque le roi et son fils Hérodien furent assassinés, le jeune Vaballathus, fils d’Odenat et de Zénobie, succéda au trône. Zénobie exerça la régence au nom de son fils. Désirant établir son indépendance de Rome, elle s’empara de toute la province syrienne et, en 269, elle envahit l’Égypte. Elle eut ensuite des desseins sur l’Asie Mineure. L’empereur Claude (219-270) lança, sans succès, une contre-attaque en Égypte. À son successeur, Aurélien (? 214-275), fut laissée la tâche de réprimer la révolte palmyrénienne. Selon l’Histoire Auguste, Aurélien permit à Zénobie de finir ses jours dans une villa à Tabur (Tivoli) à l’est de Rome (Scriptores, t. III, Tyranni Triginta : 30.27). 89 <?page no="90"?> que vous fasse son mérite, qu’il vous est glorieux que Monsieur le Comte de Fiesque ait mis [p. 26] votre Zénobie au-dessous de Cinna ; et c’est, à n’en point mentir, la plus grande gloire que vous puissiez jamais avoir. Vous réduirez, continuez-vous, dans la rigueur de l’Art dramatique, tel sujet qu’il plaira à Monsieur de Corneille, pourvu qu’il soit capable d’être mis sur la Scène ; mais je sais deux choses qui vous en empêcheront, l’une que vous ne trouverez jamais de sujet tel que vous en souhaitez, et l’autre que les Comédiens craindraient de perdre leur étude, s’ils apprenaient une Pièce de votre composition. Si vous croyez, toutefois, obscurcir la gloire de Monsieur de Corneille en travaillant avec lui sur un même sujet, et que vous soyez persuadé que l’on veuille bien jouer votre Pièce, vous n’avez qu’à choisir, entre toutes les siennes, le sujet qui vous agrée le plus, et lors-[p. 27]que vous l’aurez accommodé au Théâtre, nous verrons si vous effacerez ce Grand homme. Je crois qu’il en sera d’accord, parce que je le lui ai ouï dire fort souvent. Après vous être excessivement loué, après avoir dit que vous saviez bien faire des Vers 37 , et parlé à l’avantage de votre Zénobie, vous perdez six pages en discours qui ne sont pas plus nécessaires, vous y efforçant seulement de prouver ce qui se sait assez, qu’il ne faut jamais louer ce qui n’est pas bon, ni blâmer ce qui n’est pas mauvais ; et qu’ainsi il ne faut pas louer les défauts d’un Ouvrage, à cause qu’il y a quelque chose de bon, ni blâmer ce qu’il a de bon, à cause qu’il a quelque défaut. Tout cela était un franc galimatias, qui ne conclut rien contre Monsieur de Corneille, et dans lequel vous n’avez pu encore vous empêcher [p. 28] de le louer, plus de trente fois, tant il est difficile de ne pas rendre justice à son mérite. Vous le comparez à Virgile, qui a, dites-vous, quelques imperfections dans son Énéide 38 . 37 Dans ses remarques sur Sertorius, d’Aubignac déclare : « […] vous savez, Madame, que j’ai quelque connaissance de la Poésie, et que quand il me plaît, je fais des vers qui ne déplairaient pas au théâtre » (Seconde, p. 26). Cette déclaration témoigne de la sensibilité de l’abbé quant à son manque de talent de versificateur dans un siècle où la forme versifiée fut l’objet d’un sentiment de révérence. 38 D’Aubignac essaie de justifier sa critique des vers de Corneille en citant l’exemple de Virgile (~70-~19) : « Et pour parler de la poésie, Virgile par le consentement de tous les savants a fait des vers inimitables dans son Enéide, mais il en a laissé beaucoup d’imparfaits pour qui l’ardeur de son imagination ne lui laissait pas assez de lumière en composant ; et personne n’a rejeté cet admirable Poème à cause de ses imperfections, comme on n’a pas approuvé 90 <?page no="91"?> Cette comparaison est si juste, que personne ne vous en blâmera ; et pour vous montrer que tout votre raisonnement tourne malgré vous à la louange de Monsieur de Corneille, je ne me veux servir que de vos paroles. Vous dites que les choses sont bonnes, quand elles ont plus de bonnes parties que de mauvaises, et qu’elles ne valent rien, lorsqu’elles en ont plus de mauvaises que de bonnes. Quand votre esprit, qui ne se plaît qu’à critiquer, trouverait des fautes dans les Ouvrages de Monsieur de Corneille, vous en sauriez nier, sans passer pour ridicule, qu’il y a plus de bonnes parties que de mauvaises, [p. 29] et par conséquent vous nous laissez à conclure que les Ouvrages de Monsieur de Corneille sont bons, et que vous avez tort de les censurer. Tout le langage qui suit n’est pas mieux digéré ; on ne dit point attribuer un caractère de discernement, ce sont ceux qui jugent d’une chose, qui en font le discernement ; mais il ne faut pas s’en étonner, vous avez autant de peine à bien construire, qu’à trouver des fautes dans le Sertorius : Et puis vous avouez que tous les Ouvrages qui sortent de la main de l’homme, portent des marques de sa faiblesse, et de sa corruption ; c’est pourquoi les désordres de votre style sont assurément des effets de votre infirmité 39 . J’avais jusqu’ici désespéré de trouver quelque chose dans votre Ouvrage, qui marquât votre caractère ; [p. 30] mais enfin, ayant lu ces paroles : Malheur à vous, dit un Prophète, qui donnez à la Lumière le nom de Ténèbres, et aux Ténèbres le nom de Lumière. Malheur à vous, qui dites que la douceur est amère, et que l’amertume est douce 40 . Je me suis écrié que j’avais trouvé Monsieur l’Abbé d’Aubignac, et je me suis imaginé qu’il allait quitter le Sertorius, pour faire un sermon à sa Duchesse ; pource qu’elle n’a peut-être personne qui lui en fasse dans son désert. Mais, hélas ! j’ai été bientôt obligé de changer de sentiment, et reconnu que la médisance et les injures remplissaient le reste de ses Remarques. Je ces vers à moitié faits à cause des autres ; et son exemple serait une mauvaise raison pour autoriser un Poète moderne qui voudrait faire de même » (Seconde, p. 28). 39 Dans sa dernière dissertation contre Corneille, d’Aubignac avoue son infirmité : « […] j’avoue que je suis infirme, qu’il y a plus de vingt-cinq ans que je vis entre la maladie et la santé, que les années n’aident pas à mon rétablissement » (Quatrième, p. 124). 40 Seconde, p. 27. Il s’agit du livre d’Isaïe (chapitre 5, verset 20) de l’Ancien Testament. 91 <?page no="92"?> voudrais bien que vous me fissiez voir la construction de ce qui suit. Il s’est relâché souvent, dites-vous en parlant de Monsieur de Corneille, en des sentiments peu raisonnables, introduit des passions nouvelles, et peu [p. 31] théâtrales, etc. Vous n’avez pu, dites-vous ensuite, applaudir aux dérèglements de Monsieur de Corneille ; mais vous deviez savoir que les dérèglements ne regardent que les mœurs 41 . Vous dites après, en parlant de deux statues de marbre, qui sont à Richelieu, que le Sculpteur leur a laissé, par rencontre, une partie imparfaite. On ne peut laisser une chose imparfaite, par rencontre : Vous ajoutez, en parlant de cette partie, et qui n’a presque point senti le ciseau. Il faudrait dire, sur laquelle l’art n’a presque rien fait, ou s’est négligé ; car sentir, est le propre des choses sensibles. Comme vos Remarques sont pleines de semblables façons de parler, et qu’il faudrait que je fisse un volume pour les reprendre toutes, je me contenterai d’avoir fait voir une partie de celles des cinq ou six premières pages, et je crois que ce [p. 32] doit être assez, pour faire connaître qu’il y en a beaucoup dans le reste de l’Ouvrage, puisqu’il s’en rencontre tant en si peu de discours. Ainsi je passe aux Remarques sur Sertorius ; mais je me trompe, ce ne sont que des règles du Poème dramatique, auxquelles il n’est pas besoin que je m’arrête, puisqu’elles sont générales ; qu’elles ne regardent point le Sertorius, et que Monsieur de Corneille, ni moi, ne pouvons vous les nier. Après que vous avez montré par vos règles, que le plus grand défaut d’un Poème dramatique, est d’avoir trop de sujet, et d’être chargé d’un trop grand nombre de personnages, différemment engagés dans les affaires de la Scène, comme aussi de plusieurs intrigues qui ne sont pas nécessairement attachées les unes aux autres, ce [p. 33] que les Grecs nomment Polymythie, c’est-à-dire, une multiplicité de fables, ou d’histoires entassées les unes sur les autres, vous voulez conclure qu’il n’y a point de Poème plus vicieux en cette Polymythie, que le Sertorius de Monsieur de Corneille ; d’autant, dites-vous, qu’il contient cinq histoires qui peuvent, toutes indépendamment l’une de 41 Donneau de Visé a tort. Le Dictionnaire de l’Académie française (1694) donne la définition suivante du nom « dérèglement » : « Manque de règle. Le dérèglement du pouls. le dérèglement des humeurs, de l’estomac. le dérèglement de l’esprit. il trouva cette maison, ce monastère dans un étrange, dans un horrible dérèglement. le dérèglement de sa vie, de ses mœurs. le dérèglement des saisons » (t. II, p. 389). 92 <?page no="93"?> l’autre, fournir des sujets raisonnables pour cinq pièces de Théâtre 42 . En vérité, Monsieur, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de répondre à des choses si ridicules ; l’on voit bien qu’elles ne peuvent partir que de la tête d’un grand rêveur, et d’un homme qui fait la Philosophie des Stoïques en Roman 43 . Vous devez être persuadé que personne n’entrera dans vos sentiments ; puisque tout Paris n’a pu s’empêcher de dire, qu’il n’y [p. 34] avait presque point de sujet dans le Sertorius, et que cette Tragédie n’a été admirée que pour les beaux Vers, et la force des raisonnements qui s’y trouvent. Vous voulez néanmoins que chaque personnage suffise pour faire une Tragédie ; et si vous aviez aimé les Suivantes, Confidentes, ou Dames d’honneur, vous auriez sans doute dit, que l’on aurait pu faire un Poème dramatique, du personnage de Thamire, qui est Dame d’honneur de Viriate ; et je crois qu’il aurait fallu appeler ce Poème, la Suivante, ou la Dame d’honneur : Mais examinons les cinq sujets que vous prétendez nous faire trouver dans Sertorius. Au premier, vous n’y laissez que le nom de Sertorius, et vous désirez que l’on y ajoute seulement quelques intrigues, et de petits incidents, cela ne vaut pas la peine. Dites-[p. 35]moi, je vous prie, avez-vous bien pensé à ce que vous écriviez ? personne ne doute que quelques intrigues, et de petits incidents, ne pussent suffire pour une Pièce de Théâtre ; mais vous nous deviez faire voir qu’il y a cinq sujets dans le Sertorius, sans qu’il fût nécessaire d’y rien ajouter. Vous voulez que Perpenna puisse fournir seul assez de matière pour le second Poème ; mais en y ajoutant aussi, dites-vous, mille petits événements des affaires humaines, on n’en peut encore douter, et mille événements, sans le nom de Perpenna, pourraient suffire pour composer un Poème dramatique. 42 Les cinq sujets identifiés par d’Aubignac sont les suivants : le conflit entre l’ambition de Sertorius, en considérant Aristie comme épouse, et son amour pour la reine Viriate ; la rivalité entre Sertorius et son lieutenant Perpenna qui sont tous les deux amoureux de Viriate ; le désir de la part d’Aristie de se venger, après avoir été répudiée par son mari Pompée ; l’ambition de Viriate de soutenir sa couronne en voulant épouser Sertorius ; l’histoire de Pompée qui épouse, pour des raisons politiques, la belle-fille de Sylla, mais qui conserve ses premiers sentiments pour Aristie, sa première femme (Seconde, pp. 31-33). 43 Allusion au roman, qui sera publié en 1664, intitulé Macarise, ou la Reine des Îles fortunées, histoire allégorique contenant la philosophie morale des stoïques sous le voile de plusieurs aventures agréables en forme de roman (Paris : J. Du Brueil, 1664). 93 <?page no="94"?> Aristie est le sujet de la troisième Pièce de Théâtre que vous trouvez dans Sertorius : mais vous êtes néanmoins d’avis qu’il faudrait qu’elle fît une Cabale 44 . Vous rai-[p. 36]sonnez juste, et je ne fais point difficulté de croire qu’une Cabale ne suffise pour faire une Pièce de Théâtre ; puisqu’elle suffirait bien pour exciter une guerre civile. Le quatrième sujet de Poème dans Sertorius, est Viriate ; mais vous n’en donnez pas de meilleures raisons que des trois autres, et de la manière que vous parlez, vous dites justement qu’il faudrait le faire, afin qu’il y fût, puisqu’il y faudrait ajouter quelques intrigues de Cour, qui ne font pas souvent un petit nœud, ni peu de peine à démêler. Nous voici au cinquième Poème que vous rencontrez dans cette grande Pièce. C’est, dites-vous, l’histoire de Pompée qui eut pu faire une pièce de Théâtre, pour peu que Monsieur de Corneille se fût efforcé d’y ajouter : de manière que les cinq sujets re-[p. 37]marqués dans Sertorius, n’y subsistent que par votre imagination, et en présupposant toutes les circonstances nécessaires pour la perfection d’un Poème. N’est-ce pas perdre son papier et sa peine, et s’exposer à la raillerie publique, que de mettre au jour de semblables rêveries ? Vous trouvez du sujet dans le Sertorius, ainsi que d’autres auraient fait, en formant sur le nom de chaque personnage le plan d’une pièce entière ; et l’on ne doute point qu’il ne s’en puisse faire autant sur toutes les Pièces : Aussi ruinez-vous tout d’un coup ce que vous avez cru avoir bien établi, lorsque vous dites que toutes ces choses qui fournissent tant de sujets dans Sertorius paraissent en quelque manière attachées ensemble, et de cette façon vous vous faites railler en pensant faire blâmer les [p. 38] autres. Pourquoi vouliez-vous que Monsieur de Corneille démembrât son Poème en cinq ? Est-ce que vous aviez peur qu’il manquât de sujets, et que vous vouliez qu’il en gardât pour faire quatre autres pièces ? Si c’est cela, vous n’aviez qu’à lui dire, afin qu’il vous remerciât de votre bonne volonté. Vous avez peu de mémoire, puisque vous avouez que vous n’avez pu retenir le sujet de Sertorius ; à cela je ne puis rien répondre, sinon que les gens de votre âge n’en ont pas toujours autant que les jeunes 45 . 44 Manœuvres secrètes, concertées contre quelqu’un ou quelque chose. 45 Dans sa dernière dissertation, d’Aubignac écrit : « De quelle bizarrerie vous piquez-vous de dire que si j’ai eu de la peine à retenir le Sertorius, c’est un défaut de mémoire, et d’y mêler les années de mon âge à votre fantaisie ? Ceux qui me connaissent et qui me voient tous les jours faire des épreuves de mémoire, vous en peuvent raisonnablement donner le démenti » (Quatrième, p. 123). 94 <?page no="95"?> Comme vous affectez de ne tenir aucun ordre dans tout ce que vous faites, vous répétez encore à l’avantage de Monsieur de Corneille, que tous les intérêts de ces cinq personnes semblent attachés les uns aux autres : Vous dites encore après cela (car vous affectez [p. 39] fort les répétitions pour grossir fort vos remarques) que la quantité de sujet ôte à Monsieur de Corneille le moyen de faire voir les sentiments et les passions. Il faut que vous n’ayez pas bien observé Sertorius. Comme il y a peu de sujet, tous les Actes, excepté le dernier, n’ont que trois ou quatre Scènes 46 : Il y en a même qui n’en ont que deux, et dans l’Acte second Sertorius et Viriate font ensemble une Scène qui a près de deux cents Vers ; ce qui ne pourrait être, si cette Pièce était si pleine de sujet, puisqu’en celles où il y en a beaucoup, les Actes ont d’ordinaire huit ou neuf Scènes. Comme chacun a 47 sa manière, aussi bien pour les Pièces de Théâtre, que pour la Peinture, la vôtre est de faire toujours parler, et de ne rien conclure, et tous vos Héros ressemblent à ceux des Pièces de Collège 48 , qui [p. 40] sont en de perpétuelles irrésolutions ; pource que ceux qui les composent croiraient qu’elles ne seraient pas belles, si leurs Acteurs n’étaient presque toujours dans la fureur, et dans la suspension ; suivant cette maxime, Sertorius, dites-vous, pourrait être en doute s’il doit aimer à son âge, s’il doit servir une étrangère, s’il doit préférer cette 49 amour aux avantages de sa fortune, s’il doit prier pour Perpenna, s’il doit préférer les devoirs de son amitié aux tendresses de son 50 amour. Perpenna devait demeurer incertain entre son amour pour Sertorius 51 , et son amour pour Viriate, ou du moins ne pas résoudre si tôt la mort 46 Acte I = 3 scènes ; Acte II = 5 scènes ; Acte III = 2 scènes ; Acte IV = 4 scènes ; Acte 5 = 8 scènes. 47 Nous avons remplacé « à » par « a ». 48 Allusion aux pièces de théâtre jouées dans les collèges jésuites et dont les sujets furent tirés principalement de la Bible ou des textes hagiographiques. Cf. Plaire et instruire : Le spectacle dans les collèges de l’Ancien Régime, éd. Anne Piéjus, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2007. 49 D’Aubignac emploie l’adjectif démonstratif « cet » (Seconde, p. 35). Donneau de Visé le transforme en « cette ». Au dix-septième siècle, le mot « amour » était d’un genre incertain (Le Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 22). 50 D’Aubignac écrit « de l’amour », plutôt que « de son amour » (Seconde, p. 35). 51 La citation n’est pas exacte. D’Aubignac écrit : « Perpenna ne devait-il pas demeurer incertain entre son respect pour Sertorius, et son amour pour Viriate, ou du moins ne résoudre pas si tôt la mort d’un si grand homme […] » (Seconde, p. 35). 95 <?page no="96"?> d’un si grand homme, son Général, sur un simple soupçon qu’il ne lui tient pas parole ? Viriate devait douter un peu davantage entre la liberté de sa puissance indépendante, et son mariage ; Monsieur de 52 Corneille lui pouvait faire dire [p. 41] beaucoup de choses agréables sur les biens et les maux de la souveraineté d’une femme, et de sa soumission envers un Mari. Aristie pouvait être un peu plus incertaine entre l’injure qu’elle avait reçue par son divorce, et 53 l’amour qui lui restait dans le cœur, et un mariage de vengeance qu’elle méditait. Et Pompée ne devait pas sans beaucoup de contestations secrètes en luimême, arrêter les transports et les effets de son amour renaissant à la présence d’Aristie. Voilà un torrent d’irrésolutions, et de quoi faire trente Actes sans rien conclure, et sans agir autrement, qu’en se parlant toujours à soi-même. C’est de la sorte que vous avez fait le sujet de Manlius, où l’on n’est pas plus avancé au dernier Acte, qu’au premier ; puisque pendant les cinq on n’entend autre chose que les irrésolutions de Torquatus, comme je vous ai [p. 42] déjà fait voir dans ma défense de Sophonisbe. Il faut que les Héros lorsqu’ils ont résolu une chose, après l’avoir mûrement considérée, l’exécutent sans plus faire paraître de suspensions : et quand je répondrai à ce que vous avez remarqué sur chaque Personnage en particulier, je vous montrerai que tous ceux que vous accusez de n’avoir pas assez montré d’irrésolution, ont fait ce qu’ils devaient faire. Avant que de nous découvrir tout ce que vous blâmez dans le Sertorius, vous attaquez la Catastrophe, et vous dites, Que c’est un grand défaut quand on entend les spectateurs, après que la toile est tirée, se demander les uns aux autres, qu’est devenue une intrigue de la Scène ? et 54 ce que fait un des principaux Personnages qu’ils y ont vu ? Je ne sais pas pourquoi vous dites tant de choses inutiles, et à quoi vous [p. 43] désirez les faire servir, puisque vous ne pouvez pas soutenir avec justice, que l’on ne sait point ce que deviennent tous les Personnages de Sertorius ? Il est toutefois constant que ce Héros et Perpenna meurent, et que l’on fait le récit de leur mort : qu’Aristie et Pompée se réconcilient ; et que Viriate ne trouvant point de Chefs capables de résister à Pompée, ni de Rois dignes de l’épouser, elle 52 Donneau de Visé substitue « Monsieur » à « M. » et ajoute la particule nobiliaire « de ». Voir la Seconde dissertation de d’Aubignac, p. 35. 53 Donneau de Visé ajoute l’esperluette « & » devant le mot « amour ». 54 Donneau de Visé substitue « & » à « ou ». Voir la Seconde dissertation de d’Aubignac, p. 36. 96 <?page no="97"?> renonce à la guerre, ainsi qu’à l’hyménée, reçoit la paix que Pompée lui offre, et fait Rome son héritière. Vous avouez que la mort de Sertorius fait la Catastrophe de cette Pièce ; mais vous voulez qu’elle soit imparfaite, à cause, dites-vous, que les spectateurs demeurent toujours dans la peine et le désir de savoir, à quoi il se serait résolu, et si l’amour eut été plus fort que l’ambition dans le [p. 44] cœur de ce Héros, que vous assurez être dans une incertitude qui ne finit point 55 . Il faut avouer que vous prenez grand plaisir à vous contredire, et que ces paroles sont bien éloignées de ce que vous disiez tantôt, en vous efforçant de prouver que Sertorius, et tous les autres personnages de cette Pièce, n’étaient jamais dans le doute. L’incertitude de Sertorius n’étant point finie, le spectateur ne voit point, dites-vous, s’il se détermine à suivre les espérances de sa grandeur, ou les tendresses de ses sentiments, qui est une façon de parler plus extraordinaire que celles que vous reprenez en Monsieur de Corneille. Mais je vous réponds que l’on connaît assez quel est le caractère de Sertorius, et qu’il est assez bien soutenu dans toute la Pièce. Toutes ses actions découvrent qu’il ne fait rien que pour [p. 45] son parti ; que c’est un Politique qui n’en cherche que l’intérêt ; et qui lui sacrifie jusqu’à son amour. Vous ne pouvez dire, sans imposture, qu’il meurt sans se déclarer pour sa grandeur, ou pour son amour ; puisque dans la dernière Scène qu’il fait avec Viriate, elle lui parle ainsi. Dès demain, Au lieu de Perpenna, donnez-moi votre main 56 . Néanmoins l’intérêt du parti l’oblige à la refuser civilement ; en lui disant pour ses raisons que Perpenna se pourrait révolter, qu’il faut avant qu’il l’épouse qu’il s’assure du secours des amis d’Aristie, et qu’une victoire ou deux pourraient lui donner le moyen de la satisfaire avec moins de crainte ; à quoi il ajoute d’autres choses qui marquent son refus, et qui font que le dépit de se voir méprisée, [p. 46] oblige cette Reine à le quitter. Pouvez-vous opiniâtrer après cela, que le spectateur ne voit point si Sertorius se détermine à suivre les 55 Comme le soulignent Hammond et Hawcroft, « en effet, Sertorius disparaît de la scène avant la fin de l’Acte IV (scène 4). Sa mort est racontée dans l’Acte V, scène 2 » (Dissertations, p. 37n). 56 [Viriate], Sertorius (IV, 2), v. 1299-1300. Le vers 1299 est : « Prenez-là, j’y consens, Seigneur, et dès demain ». 97 <?page no="98"?> espérances de sa grandeur, ou les tendresses de ses sentiments, sans l’accuser témérairement d’avoir aussi peu de lumière que vous ? Vous trouvez que la mort de Sertorius n’est fondée que sur un léger soupçon de son Ami ; mais je vous ferai voir le contraire en combattant l’endroit où vous parlez de Perpenna. Vous jugez encore que la mort de ce Héros ne finit pas la Pièce : Ce qui vous fait ainsi parler, est que vous eussiez 57 voulu qu’on l’eût terminée par le récit de cette mort 58 . Mais vous avez dit vous-même dans votre pratique 59 , et venez encore de dire dans vos Remarques, que c’est un grand défaut quand on entend les spectateurs, après que la Pièce est finie, [p. 47] se demander les uns aux autres, qu’est devenue une intrigue de la Scène ? ou ce que fait un des principaux Personnages qu’ils y ont vu ? Je n’ai pour répondre qu’à vous payer de vos raisons, et à vous dire que la réconciliation de Pompée et d’Aristie, et la mort de Perpenna, suivent de bien près la mort de Sertorius ; aussi bien que la résolution que prend Viriate de ne se point marier ; et si vous désapprouvez ces raisons, je me consolerai de voir que vous vous condamnerez vousmême. Votre esprit chicaneur vous fait encore remarquer une chose sur la mort de Sertorius, qui se rencontre dans toutes les Pièces qui ont été faites. Elle est trop précipitée, dites-vous, et si Arcas fut arrivé demi-heure plus tôt, avec nouvelle de l’État des affaires de Rome ; ou que Pompée eut eu soin d’envoyer un Trom-[p. 48]pette 60 pour en avertir les Romains qui tenaient ce Parti, ce Héros ne serait pas mort, et les conjurés n’eussent osé rien entreprendre contre lui. Est-il possible qu’un homme comme vous, qui se pique d’avoir de l’esprit, 57 Sur l’emploi de l’imparfait du subjonctif, voir la note 66, Défense de la Sophonisbe. 58 D’Aubignac écrit : « Cette mort n’est fondée que sur un léger soupçon de son Ami, elle ne produit aucun notable événement, et ne finit point la Pièce qui donne encore la conclusion de l’histoire de Pompée et d’Aristie » (Seconde, p. 37). 59 Allusion à un passage du chapitre IX de La Pratique du théâtre, où on lit : « Il faut aussi prendre garde que la Catastrophe achève pleinement le Poème Dramatique, c’est-à-dire, qu’il ne reste rien après, ou de ce que les Spectateurs doivent savoir, ou qu’ils veuillent entendre ; car s’ils ont raison de demander, Qu’est devenu quelque Personnage intéressé dans les grandes intrigues du Théâtre, ou s’ils ont juste sujet de savoir, Quels sont les sentiments de quelqu’un des principaux Acteurs après le dernier événement qui fait cette Catastrophe, la Pièce n’est pas finie, il y manque encore un dernier trait ; Et si les Spectateurs ne sont pas encore pleinement satisfaits, le Poète assurément n’a pas encore fait tout ce qu’il doit » (Pratique, pp. 206-207). 60 Un joueur de trompette d’un régiment de cavalerie. 98 <?page no="99"?> puisse avancer de semblables discours ? Ne savez-vous pas bien que, si, n’est pas une raison, et qu’il n’y a rien à quoi l’on ne le puisse mettre ? 61 Quand on en vient au, si, c’est que l’on ne sait que dire, et je vous pourrais répondre que si le Ciel tombait il y aurait bien des Bêtes prises. Lorsque les choses ont pu arriver, comme elles sont arrivées, il n’est plus question de savoir ce qui aurait pu les empêcher ; et votre, si, n’est rien dire qui les ait empêchées. Dans toutes les Tragédies où l’on fait périr des innocents, c’est qu’on présuppose que l’on ne savait pas leur inno-[p. 49]cence ; et vous pourriez dire que si on l’eut connue un moment plus tôt, on ne les aurait pas fait mourir. Comme vous êtes l’ennemi déclaré de Sertorius, vous dites qu’il meurt dans un état qui n’excite point de compassion pour lui. Vous êtes bien insensible de regarder sans pitié la mort d’un Héros, qui n’a rien fait qui fût indigne de lui ? Et si votre cœur n’en a point été touché, vous devez vous en prendre à sa dureté, et non à Monsieur de Corneille ? La mort de Sertorius fait bien plus que d’exciter de la compassion pour lui, elle en fait avoir pour Viriate, que l’on craint de voir tomber sous le pouvoir du lâche Perpenna. La période qui suit, et qui regarde encore la catastrophe, n’est qu’une répétition de ce que vous avez dit plusieurs fois, et comme [p. 50] vous l’avouez, et que je vous y ai répondu, je n’en parlerai point, ayant assez d’autres choses à vous répondre. Perpenna, dites-vous, aime Viriate, il prie Sertorius de s’employer auprès d’elle en sa faveur. Sertorius le fait généreusement ; mais les mouvements secrets de son amour qui le rendent 62 inquiet, donnent quelque soupçon à Perpenna, qui est son Rival ; et ce perfide le tue ; mais il avait déjà résolu de le faire avant 63 ce soupçon, ce qui fait que cette mort n’est pas un 64 dénouement véritable de cette intrigue ; puisqu’elle n’eut pas 61 D’Aubignac s’explique en disant que « quand on veut introduire sur la Scène des aventures qui ne sont fondées que sur des contretemps et des moment infortunés, il leur faut donner des couleurs fortes, nécessaires, et si justes, que les Spectateurs soient persuadés qu’elles ne se pouvaient faire autrement, afin d’exciter leur compassion en faveur des malheureux qui s’y trouvent enveloppés » (Seconde, p. 37). 62 D’Aubignac conjugue le verbe à la troisième personne du singulier : « rend » (Seconde, p. 38). 63 Donneau de Visé substitue le mot « avant » à « auparavant ». Voir la Seconde dissertation de d’Aubignac, p. 38. 64 D’Aubignac écrit « un dénouement », plutôt que « le dénouement » (Seconde, p. 38). 99 <?page no="100"?> laissé d’arriver sans cela. Vous voulez conclure par là que Perpenna ne tue Sertorius que sur un soupçon, et que comme il avait résolu de le faire auparavant, cette mort n’est pas le véritable dénouement de la Pièce. Perpenna ne tue point Sertorius, sur un simple soupçon, et il fait voir dès l’ouverture de la Pièce, [p. 51] que l’ambition et l’amour l’ont porté à conspirer contre Sertorius ; mais il dit en même temps, que le bonheur de ce Héros arrête une main prête à lui percer le cœur ; et après avoir parlé de Viriate qu’il aime, il dit, en parlant de Sertorius, Et s’il peut me céder le Trône où je prétends, J’immolerai ma haine à mes désirs contents 65 . Y eut-il jamais rien de si merveilleux que cet endroit ? rien de si spirituel ? et rien de si bien imaginé ? mais je vois bien que vous n’en découvrez pas l’art. La résolution que Perpenna avait prise, avant l’ouverture du Théâtre, de faire mourir Sertorius, n’est pas sa mort, mais seulement une préparation à cet événement, afin qu’il ne semble pas qu’on ait pu se déterminer à une action de cette conséquence, et l’exécuter en vingt-quatre heures ; et si vous y prenez bien garde, Per- [p. 52]penna ne tue point Sertorius, pource qu’il l’avait résolu avant l’ouverture de la Pièce, au contraire, on voit dans la première Scène qu’il est encore moins résolu que jamais de le faire périr, étant prêt de lui laisser la vie, pourvu qu’il le serve auprès de Viriate ; et Monsieur de Corneille ne l’a fait parler de la sorte, qu’à dessein qu’il trouva dans tout le cours de la Tragédie, de nouveaux sujets d’immoler son Rival. Voici donc ce qui l’oblige à s’y résoudre, et si vous y aviez fait réflexion, vous auriez reconnu que ce n’est pas un simple soupçon. Sertorius ayant parlé pour lui à Viriate, et cette Princesse voyant ensuite Perpenna, elle lui demande quel rang elle peut tenir auprès de l’Épouse de Sertorius, qui règne chez elle, et lui déclare qu’elle ne peut souffrir un autre Souverain, qui dans ses pro-[p. 53]pres États prenne le pas devant elle ? ce discours le surprend, et après qu’elle l’a quitté, il dit à Aufide, À lui rendre service elle m’ouvre une voie Que tout mon cœur embrasse avec excès de joie 66 . 65 [Perpenna], Sertorius (I, 1), v. 91-92. La pièce comporte les mots « ce Trône », plutôt que « le Trône ». 100 <?page no="101"?> Voilà deux vers qu’une personne comme vous, qui croit savoir toutes les délicatesses du Théâtre, ne devait pas laisser passer sans les examiner : C’est ce qui s’appelle préparer des incidents, sans les faire prévoir, et en quoi Monsieur de Corneille réussit admirablement. Il a par ces deux vers préparé la mort de Sertorius ; et pour voir si je me trompe, nous n’avons qu’à passer du second Acte au cinquième. Perpenna, après avoir tué Sertorius, dit à Viriate en entrant sur la Scène. Sertorius est mort, cessez d’être jalouse, Madame, du haut rang qu’aurait pris son Épouse, Et n’appréhendez plus, comme de son vivant, Qu’en vos propres États elle ait le pas devant 67 . [p. 54] Avouez la vérité, Monsieur, vous ne vous étiez pas aperçu de cette adresse ? et vous n’aviez pas cru que ce que Viriate avait dit à Perpenna lui ferait résoudre la mort de Sertorius. Néanmoins les vers que je viens de vous marquer font assez voir que c’est le plus puissant motif qui l’ait porté à entreprendre sur la vie de son Rival : Il est vrai qu’il est fortifié par le soupçon qu’Aufide lui jette dans l’esprit, que Sertorius ne le sert pas bien ; mais ce n’est pas, comme vous le pensez, à cause de ce soupçon qu’il le tue. Sertorius ne meurt pas non plus ainsi que je vous l’ai déjà dit, et que je viens de vous le prouver, pource que Perpenna avait résolu son trépas, avant l’ouverture de la Pièce ; puisque Viriate ne lui avait pas encore demandé quel rang elle tiendrait auprès l’Épouse de ce Héros, et que Mon-[p. 55]sieur de Corneille ne lui fait dire à l’ouverture de la Pièce qu’il a dessein de faire périr Sertorius, qu’afin de montrer lorsqu’il exécute cette perfidie, qu’il y était tout disposé, et qu’il ne fallait pas beaucoup de chose pour l’y faire résoudre. Pour répondre à ce que vous dites, touchant les intérêts de Viriate, je crois qu’il est à propos de rapporter deux ou trois lignes de vos Remarques. Cette Reine, dites-vous, croit qu’Aristie est sa Rivale, et que cette Romaine, pas sa naissance, et son crédit à Rome, sera le grand obstacle de son dessein, et c’est ce qui fait le nœud de cette histoire ; c’est pourquoi Viriate résout de la faire sortir de ses États ; 66 [Perpenna], Sertorius (II, 5), v. 733-734. 67 [Perpenna], Sertorius (V, 4), v. 1697-1700. 101 <?page no="102"?> mais elle ne fait rien pour en venir à bout 68 . Si vous aviez bien lu Sertorius, vous auriez vu que dans la Scène que Viriate fait avec Perpenna, elle lui dit, [p. 56] en parlant d’Aristie, après lui avoir demandé s’il veut la servir, Délivrez nos climats de cette vagabonde, Qui vient par son exil troubler un autre monde, Et forcez-la 69 sans bruit d’honorer d’autres lieux, De cet illustre objet qui me blesse les yeux. Assez d’autres États lui prêteront asile 70 . Perpenna l’assure que pour la servir tout lui sera facile, mais elle ne s’en contente pas, et lui demande encore une fois s’il veut la servir, et Perpenna lui répond, Si je le veux, j’y cours, Madame, et meurs déjà d’y consacrer mes jours 71 . Pouvez-vous dire, après cela, que Viriate n’agit point contre sa Rivale ? Il faut que vous n’ayez pas lu cette Scène, et que vous ayez passé par-dessus, sans vous en apercevoir. Je sais bien que vous m’objecterez que Perpenna ne sert point Viriate, puisqu’il ne chasse point Aristie ; mais vous ne [p. 57] regardez pas qu’il la sert d’un côté, tandis que cette Reine croit qu’il la servira d’un autre. Viriate voulait chasser Aristie, afin qu’elle ne tînt point le premier rang dans ses États, en épousant Sertorius ; et Perpenna la satisfait en sacrifiant ce Héros. Vous faites ensuite le railleur, en disant que c’est travestir Viriate en dévote, et lui faire faire vœu de virginité, que de lui faire dire qu’elle ne veut plus penser au mariage 72 . Voyons de quelle manière cette Reine fait ce vœu 73 de virginité, et cet endroit paraît si 68 Seconde, p. 38. 69 Nous avons remplacé « là » par « la ». 70 [Viriate], Sertorius (II, 4), v. 705-709. 71 [Perpenna], Sertorius (II, 4), v. 719-720. 72 « Et quand M. Corneille, pour donner quelque fin à cette intrigue, fait dire à Viriate qu’elle ne veut plus penser au Mariage, je ne saurais m’empêcher de rire, car c’est la travestir en dévote, et lui faire faire un vœu de viduité » (Seconde, p. 39). 73 Nous avons substitué « vœu » à « veu ». 102 <?page no="103"?> ridicule, qu’un autre que vous ne puisse s’empêcher d’en rire ? Viriate dit à Pompée à la fin de la pièce, J’accepte la Paix que vous m’avez offerte, C’est tout ce que je puis, Seigneur, après ma perte : Elle est irréparable, et comme je ne vois Ni Chefs dignes de vous, ni Rois dignes de moi, Je renonce à la guerre ainsi qu’à l’hyménée ; Mais j’aime encore l’honneur du Trône où je suis née : [p. 58] D’une juste amitié je sais garder les Lois, Et ne sais point régner comme règnent nos Rois. S’il faut que sous votre ordre ainsi qu’eux je domine, Je m’ensevelirai sous ma propre ruine : Mais si je puis régner sans honte, et sans époux, Je ne veux d’héritiers que votre Rome, ou 74 vous 75 . J’aurais de quoi m’étendre là-dessus ; mais comme ces vers en disent assez, je n’entreprendrai point de les commenter ; Je me contenterai de vous demander par quelle raison vous blâmez Monsieur de Corneille, de n’avoir pas fait marier Viriate ? Est-ce la première Tragédie où une Maîtresse perd son Amant, et pourriez-vous en montrer une où cela n’arrive pas ? Vous dites encore de Viriate, que l’on ne la plaint point de perdre Sertorius, pource qu’elle ne l’aimait que par ambition 76 . Y a-t-il quelque règle du Poème Dramatique, qui veuille que l’on ne plaigne que les Amants malheureux ? Les personnes qui ont de l’esprit, [p. 59] de la générosité, et du malheur, ne doivent-elles pas être plaintes ? et ne peut-on avoir de tendres sentiments que pour celles qui ont de mauvais succès dans leurs amours ? C’est ce qui devrait être condamné, et non ce que vous blâmez ; et plaindre quelqu’un qui ressent de la douleur, de ce que son 74 Nous avons remplacé « où » par la conjonction « ou ». 75 [Viriate], Sertorius (V, 7), v. 1889-1900. Le vers 1889 commence par le mot « Moi ». 76 « Mais le Mariage de Viriate avec Sertorius n’était pas fort avancé, puisque luimême le différait autant qu’il pouvait, de sorte qu’on ne voit pas qu’elle fasse une perte fort douloureuse, et jamais le mauvais succès de l’ambition n’imprime aucune tendresse de cœur en ceux qui souffrent ni en ceux qui les voient souffrir, ainsi les spectateurs ne sont touchés d’aucun sentiment de douleur pour Viriate, qui ne désirait épouser Sertorius que par ambition, et dont l’âme n’est point blessée par aucun mouvement d’amour affligé auquel on puisse compatir » (Seconde, p. 39). 103 <?page no="104"?> amour n’a pas réussi, c’est le plaindre de ce qu’il a beaucoup de faiblesse. L’on doit avoir plus de compassion pour Viriate, que pour ces Amantes infortunées ; c’est une femme d’esprit, qui n’a rien fait qui fût indigne d’une Reine. Elle perd Sertorius qui la soutenait depuis plusieurs années ; elle avait même quelque espérance de l’épouser ; et elle se trouve par sa mort exposée au pouvoir et à la tyrannie des Romains. Il me semble que c’est être dans un état aussi pitoyable que celui des [p. 60] Amantes que l’on plaint dans les Tragédies, pour avoir perdu leurs Amants. Vous faites un grand discours touchant Aristie, qui n’aboutit qu’à vouloir persuader peu judicieusement que Pompée pouvait se réconcilier avec elle, sans avoir besoin de la mort de Sertorius 77 ; ne songeant pas que tout le sujet de cette Tragédie roule sur lui. Il pouvait épouser Aristie, et empêcher par son mariage que Pompée se réconciliât avec elle. Comme il est le Héros, le sort des autres dépend du sien. Qui vous a dit que sans sa mort l’on eut ouvert les portes de la ville à Pompée, et qu’on l’eut trahi comme Perpenna ? Sa mort attire encore celle de ce Traitre, qui l’a assassiné ; elle est cause que Viriate accepte la Paix ; c’est enfin cette mort qui dénoue toute la Pièce, et qui règle [p. 61] le sort de tous les Acteurs ; ce qui montre clairement que vous vous êtes abusé en tout ce que vous avez soutenu au contraire. Je ne sais pas si vous faites l’ignorant exprès, pour avoir sujet de reprendre Monsieur de Corneille ; mais je sais bien que vous vous trompez souvent, et cela vous arrive encore lorsque vous dites qu’Aristie prie son Protecteur de travailler à sa réconciliation avec son mari, dans l’entrevue qu’il doit avoir avec lui. Mais comme vous ne me croiriez peut-être pas, voici les vers qu’elle lui dit. J’apprends qu’un infidèle, autrefois, mon Époux, Vient jusque dans ces Murs, conférer avec vous. L’ordre de son Tyran, et sa flamme inquiète Me pourront envier l’honneur de ma retraite, L’un en prévoit la suite, et l’autre en craint l’éclat, Et tous les deux contre elle ont leur raison d’état. Je vous demande donc, sûreté toute entière 77 « […] on sait que Sylla renonce à sa dictature, et qu’Emilie est morte en couches, la paix se fait, et Pompée se réconcilie avec elle [Aristie], et voilà sans doute cette Pièce dénouée sans avoir besoin de la mort de Sertorius ni du veuvage de Viriate » (Seconde, p. 40). 104 <?page no="105"?> Contre la violence, et contre la prière ; Si par l’un ou par l’autre, il veut se ressaisir De ce qu’il ne peut voir ailleurs sans déplaisir 78 . [p. 62] Vous voyez par ces Vers qu’elle dit tout le contraire de ce vous lui faites dire dans votre Prose, et qu’une personne qui demande sûreté contre la violence, et contre la prière, ne demande pas que l’on travaille à sa réconciliation. Vous êtes pitoyable à contretemps, et vous avez de la douleur de ce qu’Émilie, qui n’a point paru sur la Scène, est morte en accouchant. Vous blâmez cet événement, comme s’il n’était pas vraisemblable, comme s’il n’était pas ordinaire, et comme si Monsieur de Corneille ne l’avait pas préparé dès le troisième Acte, avec tant de précaution, qu’on ne la saurait condamner 79 . À cause que tous les Personnages de cette Tragédie ont de grands intérêts, vous ne voulez pas qu’elle se puisse toute passer dans un même lieu 80 ; et néanmoins il est [p. 63] vrai qu’elle s’y peut passer, et se passe, en effet, toute entière dans le Cabinet de Viriate ; et je vous apprends, si vous ne le savez pas, que ce que l’on appelle Cabinets chez les Grands, sont des antichambres, où plusieurs personnes se peuvent, en divers endroits, entretenir ensemble de leurs affaires les 78 [Aristie], Sertorius (I, 3), v. 247-256. Le vers 255 comporte les mots « Si par l’une », plutôt que « Si par l’un ». 79 « Ce n’est pas néanmoins que ce dénouement soit juste ni fort subtilement inventé ; car Emilie qui meurt en accouchant ne fait pas une belle aventure, et c’est proprement se défaire d’un Rival par un coup de Tonnerre » (Seconde, p. 40). Dans sa Pratique du théâtre, d’Aubignac blâme le dénouement extraordinaire et précipité : « Il est possible qu’un homme meure subitement, et cela souvent arrive ; mais celui-là serait moqué de tout le monde, qui pour dénouer une Pièce de Théâtre, ferait mourir un rival d’apoplexie, comme d’une maladie naturelle et commune, ou bien il y faudrait beaucoup de préparations ingénieuses » (p. 125). Pourtant, dans sa Pucelle d’Orléans, d’Aubignac fait mourir subitement le juge Canchon d’une crise cardiaque, le personnage déclarant : « Bon Dieu, je suis mort, un trait invisible me vient de percer le cœur » (V, 7). 80 Selon d’Aubignac, le premier acte se passe vraisemblablement dans la maison de Perpenna, le deuxième dans la chambre ou dans le cabinet de Viriate, le troisième dans la maison de Sertorius, le quatrième dans la chambre de Viriate et le cinquième, selon Corneille lui-même, dans le cabinet de Viriate (Seconde, p. 41). La théorie de d’Aubignac concernant l’unité de lieu postule un rapport extrêmement limité et sans imagination entre le spectateur et l’image de la scène. Voir Pratique, pp. 149-170. 105 <?page no="106"?> plus secrètes 81 . Ce sont pures rêveries, de dire cet Acte est dans une chambre, et cet autre est dans une autre : c’est avancer des choses que vous ne sauriez prouver ; vous devriez aussi chercher des lieux pour chaque Vers, et dire, celui-ci serait bon dans ce lieu-là, et celui-là dans un autre. Vous ne pouvez soutenir, sans vous faire railler, que Sertorius ne peut loger dans le même Palais où loge Viriate, puisque c’est une chose aussi vraisemblable que possible, et que le Roi de France, qui [p. 64] vaut bien Viriate, fit, il y a quatre ou cinq ans, loger avec lui dans le Louvre, la Reine de Suède 82 , et le Duc de Modène 83 . Les Palais des Rois sont des Villes, dont les différents Appartements, sont les Quartiers. Votre grand discours, touchant les trois unités 84 , est si inutile, que je les passe sans y faire de réflexion, ayant déjà répondu à trop d’autres aussi hors d’œuvre, et dont vous avez rempli votre critique seulement, pour vous donner des louanges, que personne ne vous donne. Vous nous assurez que vous n’avez pas fait votre Pratique du Théâtre pour instruire le public, et que c’est un Fantôme que vous ne connaissez point, et avec lequel vous ne prétendez point de commerce 85 . Je ne vois pas que cela ait rien de commun avec 81 Dans sa dernière dissertation, d’Aubignac signale une erreur de terme : « Ne savez-vous pas que les antichambres sont devant les chambres et les cabinets derrière ou à côté, et que dans un bâtiment régulier, on passe de l’antichambre à la chambre et de la chambre au cabinet ? » (Quatrième, p. 129). 82 Il s’agit de Christine de Suède (1626-1689) qui monta sur le trône en 1632 et qui abdiqua la couronne en 1654. Son réel titre fut « roi de Suède », désigné par son père faute d’héritier mâle. En juillet 1657, elle fut reçue à Fontainebleau par Louis XIV, séjour qui dura jusqu’en mars 1658 (Cf. Dictionnaire du Grand Siècle, pp. 325-327). 83 Il s’agit de François 1 er d’Este (1610-1658) qui s’allia à la France en vue de reconquérir Ferrare. En 1657, il passa un mois à Paris. (Cf. Dictionnaire du Grand Siècle, p. 553). 84 Selon d’Aubignac, la Sertorius de Corneille n’applique ni l’unité d’action ni l’unité de lieu. Bien que l’unité de temps soit respectée, la limite qu’impose l’auteur à la durée de l’action, c'est-à-dire un demi-jour, a pour effet de presser les événements (Seconde, p. 43). 85 « Je fis cet ouvrage pour plaire à Monsieur le Cardinal de Richelieu, et non pas pour instruire le Public, c’est un fantôme que je ne connais point et avec lequel je ne prends point de commerce, ce n’est pas pour lui que j’ai fait imprimer cet Ouvrage, mais pour mes Amis qui me l’ont demandé quinze ans après l’avoir retenu dans les ténèbres » (Seconde, p. 43). C’est vers 1640 que d’Aubignac commença la rédaction de sa Pratique du théâtre et de son Projet pour le Rétablissement du Théâtre français. Leur publication tardive (1657) est attribuée 106 <?page no="107"?> Sertorius, et que cela serve à une autre cho-[p. 65]se, qu’à grossir votre Livre ; mais si vous voulez que je vous y réponde, je vous dirai, que puisque vous n’avez point écrit pour le Public, vous n’avez donc écrit pour personne ; puisque sous le nom de Public, l’on comprend toutes sortes de personnes. Je commence, toutefois, de m’apercevoir que vous avez raison de parler ainsi, et que vous avez plus recherché votre utilité, que l’utilité publique, puisque vous ne l’avez fait imprimer que pour les deux cents écus que vous en avez reçus du Libraire. Je ne vous dis pas cela sans sujet ; et je le ferai voir dans la suite, puisque vous m’y obliger en plus de quatre endroits de vos Remarques. Mais pour passer d’une chose si vile, à l’un des grands hommes des siècles passés, vous n’avez pas raison de soutenir que Pompée ne pou-[p. 66]vait pas venir à Nertobrige 86 deux fois en un même jour. Quand Pompée n’apprendrait pas en chemin le changement des affaires de Rome, et qu’il ne reviendrait point sur ses pas, ce qui ôte toute la difficulté que vous y trouvez, il pourrait bien venir deux fois en un jour, en une même Ville. Il est Général d’Armée, dites-vous, et c’est pour cela qu’il doit marcher plus vite ; puisque les commodités ne lui peuvent manquer, et qu’il ne vient point à la tête d’une Armée 87 . Vous nous voulez ensuite donner vos pensées pour règles, et vous dénouez la Pièce à votre fantaisie ; mais quand ce que par l’auteur au décès de Richelieu en 1642 : « La mort de ce Grand Homme a fait avorter ces deux Ouvrages, mais voici le premier que j’abandonne, tel qu’il est, aux sollicitations de mes Amis. Pour le second, je me contenterai d’en donner au Public ce simple projet, n’estimant pas à propos d’en mettre au jour six ou sept Chapitres qui furent tracés dès ce temps-là, qui sont encore imparfaits et mal ordonnés » (Pratique, pp. 53-54). 86 « La scène est à Nertobrige ville d’Aragon, conquise par Sertorius, à présent Catalayud » (Sertorius, p. 312). Georges Couton écrit : « En réalité, on orthographie Catalayud le nom de cette ville située dans la province de Saragosse. L’erreur commise par Corneille était, semble-t-il, assez courante à son époque. Ce sont les ruines de l’antique Bilbitis que l’on trouve aux environs de Catalayud. L’emplacement de l’ancienne Nertobrige serait occupé actuellement par la ville d’Almuna pour certains, par celle de Ricla pour d’autres » (Corneille. Œuvres complètes, t. III, p. 1452). 87 « Il est difficile à concevoir que Pompée soit venu à Nertobrige deux fois en un même jour ; un Général d’Armée qui vient la première fois avec grande escorte, et la seconde avec beaucoup de troupes, ne peut pas aller si vite ; quand il faut donner des ordres de guerre, mettre des Gens en état de marcher, et les conduire assez loin, car Arcas les avait rencontrés à deux milles, il est nécessaire d’avoir un peu plus de temps » (Seconde, p. 43). 107 <?page no="108"?> vous proposez serait bien raisonnable, Monsieur de Corneille n’aurait pas moins bien réussi, puisqu’il n’y a point de sujet, qui ne puisse être conduit en cent différentes façons. [p. 77 = p. 67] 88 Vous voulez aussi qu’Aristote n’ait donné que douze heures pour la durée des Poèmes dramatiques, et vous faites voir, en l’interprétant à votre fantaisie, que vous ignorez l’Astrologie 89 , et que j’avais raison de dire, tantôt, que vous en parliez d’une manière qui faisait douter que vous la sussiez. Néanmoins lorsque Monsieur de Corneille l’interprète autrement, et qu’il nous fait voir qu’Aristote en a donné vingt-quatre, vous dites qu’il est dans l’erreur 90 . Vous vous soulevez encore, lorsqu’il dit que l’on peut ajouter cinq ou six heures au temps que donne Aristote ; mais vous ne vous souvenez pas que ce Philosophe a dit, lui-même, que l’on y pouvait ajouter un peu de temps, pour lequel Monsieur de Corneille a quelquefois pris cinq ou six heures. Vous dites qu’il n’y [p. 68] a point de Poète qui ne puisse, aussi bien que lui, y ajouter encore dix heures, et un autre encore autant, de sorte que cette mesure n’aurait point de bornes ; mais je vous réponds qu’ils n’en doivent pas ajouter sur celui que Monsieur 88 L’édition originale comporte une erreur de pagination. 89 « Après avoir joué un rôle considérable au XVI e siècle, en conséquence de la diffusion d’ouvrages venus des Anciens et des Arabes, l’astrologie conserve au XVII e une grande audience, tant pour les milieux populaires que dans les classes dominantes, voire à la Cour. […] La ‘science’ de l’astrologue, parfois assez voisine encore de l’astronomie, se diversifie en astrologie judiciaire - fondée sur les horoscopes et qui prétend définir la nature, le caractère propre et le devenir des hommes - en astrologie météorologique - qui examine les effets du cours des planètes sur les climats, les changements de temps et les ‘météores’ de tous genres - et astrologie médicale, - qui par le truchement d’une géographie zodiacale du corps humain, recherche des rapports entre les maladies ou les épidémies et les situations astrales » (Dictionnaire du Grand Siècle, p. 129). Cf. Michelle Grenet, La passion des astres au XVIIe siècle, de l’astrologie à l’astronomie, Paris : Hachette, 1994. 90 D’Aubignac soutient que le concept « du tour d'un Soleil » peut se définir de deux manières, c'est-à-dire le jour naturel, qui a une durée de vingt-quatre heures, et le jour artificiel, qui est le temps entre le lever et le coucher du soleil. Imbu de Castelvetro et de Piccolomini, d’Aubignac affirme qu’Aristote entend seulement parler de cette dernière notion : « […] il est nécessaire d’observer qu’Aristote entend seulement parler du jour artificiel, dans l’étendue duquel il veut que l’action du Théâtre soit renfermée » (Pratique, pp. 181-182). Comme l’affirme Jacques Scherer, cette théorie est inspirée « par le respect de la vraisemblance plus que par celui d'Aristote » (Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris : Nizet, 1950 ; réimpr. 1964, p. 113). 108 <?page no="109"?> de Corneille ajoute ; mais sur celui qu’Aristote a permis, et s’ils n’en usent pas avec discrétion, l’Auteur de Sertorius n’en doit pas être blâmé. Vous ne pouvez souffrir que Monsieur de Corneille cite ses ouvrages dans les discours qu’il a faits sur l’Art du Théâtre. Je ne sais pas contre quelle règle il pèche, en ne citant point ceux des autres Auteurs 91 ; mais je sais bien qu’il y en a qui seraient fâchés qu’il les traitât de la manière qu’il se traite lui-même ; et vous avez tort de le vouloir obliger d’emprunter ailleurs, ce qu’il trouve [p. 69] chez lui. Comme ce qu’il a écrit du Théâtre est dans les recueils de ses Œuvres, lorsqu’il parle de quelqu’une de ses Pièces, l’on la peut voir en même temps ; ce qui ne se pourrait faire, sans difficulté, s’il en citait d’autres. Vous trouvez que Sertorius est un lâche, et qu’il abandonne Perpenna son Ami 92 : Cette lâcheté ne paraît néanmoins pas ; Il est vrai que dans son dernier entretien avec Perpenna, ce Lieutenant lui témoigne, en parlant de Viriate, qu’il craint qu’il ne l’ait rempli d’un frivole espoir ; mais notre Héros, toujours égal, et toujours généreux, lui répond. Non je vous l’ai cédée, et vous tiendrai parole, Je l’aime, et vous la donne encore malgré mon feu 93 . Je ne sais pas pourquoi vous osez l’accuser, après cela, de lâcheté, et dire qu’il ne persévère pas, et qu’il abandonne son Ami. [p. 70] Je vous ai déjà répondu deux ou trois fois, à ce qui suit, touchant 91 D’Aubignac écrit de Corneille : « […] il pose pour maxime qu’une ville entière peut faire le lieu d’un Poème Dramatique. Et comment prouve-t-il cette maxime ? par le lieu de la Scène de son Cinna, de son Menteur et de la suite. […] Il pose pour Maxime qu’un Palais entier peut bien être le lieu de la Scène sans en blessé l’unité. Et comment prouve-t-il cette maxime ? par l’exemple de sa Rodogune, de son Héraclius, et des autres. Il a bien vu qu’il y a de la précipitation dans son Héraclius, son Nicomède et son Cid. Et comment se défend-t-il ? premièrement pas sa paresse à laquelle je n’ai rien à dire, mais il pose pour maxime que le 5 e Acte peut avoir ce privilège. Et comment le prouve-t-il ? par son Héraclius, son Nicomède et son Cid » (Seconde, pp. 45-46). 92 D’Aubignac soutient que Sertorius « s’est offert d’abord avec beaucoup de sincérité contre ses propres sentiments, et dans si peu de temps il change de conduite, et traite avec beaucoup de froideur cet Ami sans aucun motif de ce changement » (Seconde, p. 46). 93 [Sertorius], Sertorius (IV, 3), v. 1478-1479. 109 <?page no="110"?> Perpenna, et vous avez répété la même chose en divers endroits de vos Remarques 94 . Vous dites que Viriate devait faire parler d’amour à Sertorius, par ses Ministres, et qu’elle 95 choque la pudeur : Vous dites encore deux lignes plus bas, qu’il fallait qu’elle mêlât quelque tendresse dans ses discours. C’est la reprendre de ce qu’elle choque sa pudeur, et la blâmer en même temps, de ce qu’elle ne la choque pas assez. Mais si nous voyons tous les jours sur le Théâtre, que des femmes parlent elles-mêmes de leur amour, Viriate peut bien parler du sien, sans choquer la bienséance, puisque ce n’est qu’un amour de Politique, et qu’elle ne le cache pas même à Sertorius 96 . Il faut que votre imagination [p. 71] soit bien remplie de vilaines idées ; puisque vous dites, que la Scène de Pompée avec Aristie, en peut laisser, et qu’elle semble faire entendre, que pour conserver Aristie, il fallait qu’un mari se réservât tout entier pour elle ; Cette femme ne dit rien qui approche de ces paroles, puisqu’après que Pompée lui a dit, qu’encore qu’Émilie paraisse sa femme, elle n’en a que le nom : elle lui répond en véritable Héroïne. Et ce Nom seul est tout pour celles de ma sorte. Rendez-le-moi, Seigneur, ce grand Nom qu’elle porte, J’aimai votre tendresse, et vos empressements, Mais je suis au-dessus de ces attachements, Et tout me sera doux, si ma trame coupée 94 D’Aubignac juge invraisemblable le comportement de Perpenna : « Perpenna assassine son Général sur le simple soupçon qu’il a d’en avoir été trahi, et néanmoins il avait auparavant résolu d’exécuter ce crime dès le soir, mais il paraît trop honnête homme pour entreprendre si légèrement cette détestable action ; il fallait le représenter plus méchant pour le rendre capable d’un si noir attentat » (Seconde, p. 47). 95 Nous avons substitué « qu’elle » à « quelle ». 96 D’Aubignac juge malséant le comportement de la reine Viriate : « Il y a toujours de la faiblesse et même quelque image d’impudence, quand une femme sollicite elle-même un homme, bien que ce soit pour en faire son Mari. Elle a beau faire entendre qu’elle n’est pas touchée d’amour, on ne laisse pas d’en concevoir toujours quelque chose contre la pudeur du sexe, et j’estimerais plus séant que Viriate fît sa négociation par l’entremise de ses Ministres, cela serait plus dans l’ordre de la politique. Et si M. Corneille a voulu qu’elle en donnât elle-même quelque connaissance, il y fallait mêler quelques tendresses qui ne sont pas si faciles à retenir que les desseins d’Etat, et dont la manifestation serait un peu plus excusable, quoiqu’elle ne fût pas plus honnête » (Seconde, p. 47). 110 <?page no="111"?> Me rend à mes aïeux en femme de Pompée, Et que sur mon Tombeau ce grand titre gravé Montre à tout l’Univers que je l’ai conservé 97 . Je ne juge pas qu’il y ait rien dans ces Vers, qui puisse laisser de vilaines idées, ni qui sente ce qu’un homme de votre caractère, et de [p. 72] votre âge, ne devrait pas penser, et que je n’ose expliquer 98 . Vos discours nous font voir que si vous aviez une femme, vous seriez le meilleur mari du monde, et que vous feriez bien des lâchetés pour lui plaire. Vous ne trouvez pas que Pompée soit un Héros, à cause qu’il n’immole point sa gloire à son amour. Vous voulez qu’un Général d’Armée prenne la suite, qu’il emmène sa femme en croupe 99 ; qu’il se rende vagabond sur la Mer, et sur la Terre ; qu’il implore l’assistance de tous les Peuples, et qu’il s’expose aux dernières persécutions, et cela, dites-vous, pour suivre l’exemple des Maris généreux 100 . C’est un exemple qu’il ne faut pas toujours suivre ; et je doute qu’un homme qui aurait agi de la sorte, pût être mis au nombre des Héros. D’ailleurs l’affaire n’est pas dans [p. 73] l’extrémité où vous la mettez ; Pompée agit avec beaucoup de prudence ; il veut conserver sa gloire et son amour ; et il ne feint de quitter sa femme, qu’à cause qu’il voit que les affaires sont prêtes à changer de face. Aussi, lui dit-il, Demeurez en état d’être toujours ma femme, Gardez jusqu’au tombeau l’empire de mon âme. Sylla n’a que son temps, il est vieil et cassé, Son règne passera, s’il n’est déjà passé, 97 [Aristie], Sertorius (III, 2), v. 1057-1064. 98 Selon d’Aubignac, les paroles d’Aristie ressentent « les faiblesses de la Nature » (Seconde, p. 47). 99 C’est-à-dire, à cheval derrière la personne qui est en selle. 100 D’Aubignac déclare que Pompée est « le Personnage le plus lâche du monde » pour avoir répudié sa femme par la crainte de désobéir à Sylla : « […] Il fallait emmener sa femme chez les Parthes ou chez les Celtes, il fallait se jeter dans le parti de la rébellion, ou bien en former un tout nouveau pour la défense des Innocents, […] suivre l’exemple des Maris généreux maltraités de la même sorte, et s’ériger lui-même en exemple illustre et fameux de constance, d’amour et de fidélité pour les âges suivants, En un mot tout faire et tout endurer » (Seconde, p. 48). 111 <?page no="112"?> Ce grand pouvoir lui pèse, il s’apprête à le rendre, Comme à Sertorius je veux bien vous l’apprendre 101 . Et plus bas, Peut-être touchons-nous au moment désiré Qui saura réunir ce qu’on a séparé 102 . On peut voir par là que Pompée n’abandonne ni sa gloire ni sa femme, et qu’il ne feint, comme je viens de remarquer, que pource qu’il se voit sur le point de conserver l’une et l’autre. Sertorius ayant fait une peinture avantageuse à Viriate de l’un de ses Amants, lui nomme Perpenna, [p. 74] et cette Reine lui répond, J’attendais votre Nom après ces qualités 103 . Vous avouez que le Parterre éclate, et vous êtes au désespoir de ce qu’au lieu de dire, voilà un bel endroit ! il s’écrit, voilà qui est admirable ! Cette remarque ne conclut rien contre le Sertorius ; elle ne regarde que le Peuple, et fait voir seulement le dépit que vous ressentez, lorsque l’on donne quelque louange à Monsieur de Corneille 104 . Vous avouez que l’on le loue ; mais votre jalousie vous empêche de goûter les louanges que l’on lui donne ; et pour empêcher qu’il n’en reçoive à l’avenir ; vous allez, dit-on, faire un Livre qui sera intitulé ; La manière d’applaudir aux Poèmes Dramatiques 105 , où vous ferez voir que l’on loue tous les jours bien des choses que l’on devrait condamner. Vous paraissez encore fort en [p. 75] colère contre Sertorius, de ce qu’il parle à Viriate en faveur de son Lieutenant ; mais vous ne songez pas que ce Lieutenant est d’un sang beaucoup plus illustre que lui ; et que notre Héros préférant toutes choses à l’avantage de son parti, fait 101 [Pompée], Sertorius (III, 2), v. 1037-1042. 102 [Pompée], Sertorius (III, 2), v. 1075-1076. 103 [Viriate], Sertorius (II, 2), v. 512. 104 D’Aubignac affirme : « A ce vers le Parterre éclate, et sans plus rien considérer on s’écrie partout que cette Pièce est admirable. On devait néanmoins se contenter de dire, voilà un bel endroit, mais pour un vers qui fait un assez beau jeu en suite de dix ou douze autres, il ne faut pas en faire passer dix-huit cents pour incomparables » (Seconde, p. 49). 105 Il s’agit d’une invention de la part de Donneau de Visé qui se moque de l’abbé. 112 <?page no="113"?> tout ce qu’il peut pour lui conserver un homme de sa qualité 106 . L’on ne s’étonne point de vous voir blâmer la Conférence de Sertorius et de Pompée 107 : car l’on sait que vous ne sauriez rien voir de beau sans beaucoup de chagrin, et que vous vous attachez principalement à censurer les belles choses. Voici ce que Monsieur de Corneille a mis dans sa Préface du Sertorius, touchant cette conférence. Pompée semble s’écarter un peu de la prudence d’un Général d’Armée, lorsque sur la foi de Sertorius il vient conférer avec lui dans une Ville, dont ce Chef du parti contraire est [p. 76] maître absolu ; mais c’est une confiance de généreux à généreux, et de Romain à Romain, qui lui donne quelque droit de ne craindre aucune supercherie de la part d’un si grand homme. Ce n’est pas que je ne veuille bien accorder aux Critiques, qu’il n’a pas assez pourvu à sa propre sûreté, mais il m’était impossible de garder l’unité de lieu, sans lui faire faire cette échappée, qu’il faut imputer à l’incommodité de la règle, plus qu’à moi qui l’ai bien vue. Si vous ne voulez la pardonner à l’impatience qu’il avait de voir sa femme dont je le fais encore si passionné, et à la peur qu’elle ne prît un autre mari, faute de savoir ses intentions pour elle, vous la pardonnerez au plaisir qu’on a pris à cette conférence, que quelques-uns des premiers de la Cour, et pour la naissance, et pour l’esprit, ont estimé 108 autant qu’une Pièce entière. Vous n’en serez pas désavoué par Aristote, qui [p. 77] souffre qu’on mette quelquefois des choses sans raison sur le Théâtre, quand il y a apparence qu’elles seront bien reçues, et qu’on a lieu d’espérer que les avantages que le Poème en tirera pourront mériter cette 106 D’Aubignac juge invraisemblable les paroles de Sertorius : « […] voyant au Théâtre Sertorius parler à Viriate en faveur de Perpenna, et considérant qu’il n’avait pas dû en être prié après cette déclaration, toute cette action n’était point conduite raisonnablement » (Seconde, p. 49). 107 Il s’agit de la scène III, 1. D’Aubignac soutient que Pompée n’aurait pas dû conférer avec Sertorius dans le palais de son ennemi : « […] c’est une imprudence qu’un Général d’Armée ne devait pas faire, et la vertu de Sertorius n’était pas une assez belle couleur pour cela ; […] c’est une action de jeunesse qui n’était pas convenable à celui qu’on disait avoir acquis déjà le nom de Grand, et cette pensée demeurant à l’esprit durant toute cette conférence, émoussait toutes les pointes de leur discours et celles de mon plaisir » (Seconde, p. 50). 108 « On trouve estimé sans accord dans toutes les éditions imprimés du vivant de Corneille ; les mots qui suivent le participe ont alors ici valeur d’attribut » (Couton, Corneille. Œuvres complètes, t. III, p. 1452). 113 <?page no="114"?> grâce 109 . Monsieur de Corneille répond ainsi à 110 une partie de ce que vous reprenez, et je vais répondre au reste. Vous trouvez que le commencement de cette Conférence est chargé de grands compliments ennuyeux 111 . Est-il possible que vous ne puissiez jamais découvrir l’adresse de ce grand homme ? et que vous blâmiez toujours les choses qui doivent être les plus admirées ? Si vous aviez lu la vie de Sertorius, vous auriez connu que celui qui le fait revivre sur la Scène, soutient son caractère d’une façon bien ingénieuse et bien délicate. Ce Héros, dans l’histoire, fait des leçons à Pom-[p. 78]pée, et le traite de petit garçon ; dit qu’il le renvoyera 112 à Rome à coups de verges 113 : Monsieur de Corneille qui a voulu adoucir cet endroit, et conserver néanmoins la fierté de Sertorius, dans les compliments qu’il lui fait faire à Pompée, lui fait mêler des leçons parmi ses civilités. Vous vous persuadez que la fin de cette conférence n’est pas meilleure, et qu’ils en sortent avec la même froideur qu’ils y sont entrés, sans aucune résolution, et même sans aucunes propositions d’accommodement 114 : Vous vouliez, sans doute, que 109 Sertorius, « Au Lecteur », dernier paragraphe. La première phrase commence par « Le même Pompée », plutôt que « Pompée ». 110 Nous avons remplacé « a » par « à ». 111 Il s’agit de la scène III, 1 (v. 749-808). D’Aubignac déclare : « […] le commencement est chargé de grands compliments ennuyeux, et indignes des Héros ; ils se donnent de l’encens l’un à l’autre, ils se flattent et tombent dans de petites civilités peu nécessaires » (Seconde, p. 50). 112 « Envoyer faisait autrefois envoyerai ou envoirai, formes dérivées de inviare habio sous l’influence du substantif voie ; elles ont été remplacées par enverrai. […] La forme victorieuse enverrai est due à l’influence du verbe voir, dont le futur est verrai » (Kristoffer Nyrop, Grammaire historique de la langue française, 6 vol., Copenhague : E. Bojesen, 1899-1930, t. II, § 206, p. 154). 113 Allusion à la biographie de Sertorius présentée par Plutarque : « Sertorius, vainqueur à son aile gauche, revenait en ce moment : il tombe tout à coup sur les troupes d’Afranius, troublées du désordre où elles étaient, et en fait un grand carnage. Le lendemain matin, il se remet sous les armes, et présente de nouveau la bataille à Pompée ; mais, apprenant que Metellus était proche, il fit sonner la retraite, et il décampa en disant : ‘Si cette vieille n’eût été là, j’aurais renvoyé cet enfant à Rome, après l’avoir châtié à coups de verges’ » (Les Vies des hommes illustres de Plutarque, trad. Alexis Pierron, 2 e édition, 4 vol., Paris : Didier, 1844, t. III, pp. 51-52). 114 « La fin n’est pas meilleure, car ils en sortent avec la même froideur qu’ils y sont entrés sans aucune résolution, et même sans aucunes propositions d’accommodement. Et si Aristie que M. Corneille fait survenir un peu à la hâte et 114 <?page no="115"?> Pompée parlât en Avocat, qu’il divisât son discours, et qu’il en fît remarquer les points : Mais il me semble qu’il vous satisfait en expliquant les raisons de sa venue ; l’une pour voir Sertorius, et l’autre pour essayer de le rendre à la Républi-[p. 79]que : car il dit à Sertorius dans le milieu de cette Conférence, Une seconde fois n’est-il aucune voie Par où je puisse à Rome emporter quelque joie ? Elle serait extrême, à trouver les moyens De rendre un si grand homme à ses Concitoyens : Il est doux de revoir les murs de sa patrie, C’est elle par ma voix, Seigneur, qui vous en prie 115 . Sertorius lui réplique qu’il ne sait qu’un moyen, qui est de s’unir ensemble contre Sylla. Pompée lui répond qu’il commande, et qu’il ne peut servir sous un autre, sans honte. Sertorius lui dit qu’il sera son Lieutenant ; et Pompée lui fait voir que de pareils Lieutenants n’ont des Chefs qu’en idée. Ensuite, il lui propose une autre voie d’accommodement, et lui dit, que s’il veut mettre les armes bas, Sylla quittera sa Dictature. Je laisse après cela juger au public, si ces grands hommes ne parlent point d’accommodement : Mais vous trouvez étrange [p. 80] que Pompée et Sertorius se quittent sans aucune résolution. Dites-moi, je vous prie, feu Monsieur le Cardinal conclut-il la Paix en première Conférence, et des affaires de cette importance se terminent-elles en deux heures ? Je vous pourrais dire encore, que se déterminer à n’entendre aucune proposition d’accommodement, est prendre une résolution, et c’est ce que fait Sertorius. Vous croyez avoir fait un discours bien pointu, lorsque vous avez dit que les fautes de la Conférence de Pompée et de Sertorius vous demeurant en l’esprit pendant tout leur entretien, émoussaient toutes les pointes de leurs discours, et celles de votre plaisir 116 . Je ne crois pas que l’on puisse rien dire de plus méchant, et que l’on puisse deviner ce que c’est, que les pointes du plaisir. Vous blâmez des choses auxquel-[p. 81]les personne n’a jamais trouvé à redire, et vous ne sauriez souffrir les interruptions au milieu contre le mystère de ces conférences, n’eût rompu celle-ci sans en attendre la fin, je m’imagine qu’ils ne se seraient jamais séparés » (Seconde, pp. 50-51). 115 [Pompée], Sertorius (III, 1), v. 921-926. 116 Voir la note 111 ci-dessus. 115 <?page no="116"?> du discours d’un Acteur 117 : Néanmoins il n’y a rien de plus ordinaire, ni qui représente plus au naturel les actions humaines. Ceux qui interrompent les autres, ne le font que par le désir de répondre, et de crainte de perdre ce qu’ils ont à dire, et non comme vous le dites, à cause que celui qui parle est sur le point de dire une sottise. Ce n’est pas que cela ne puisse arriver, mais seulement dans les Pièces Comiques, et très rarement. Comme le plus souvent vous reprenez imprudemment, faute d’avoir bien examiné, vous désirez que Monsieur de Corneille fasse parler Pompée, ou quelque autre Acteur, pendant que les lettres d’Aristie brûlent : et si vous y aviez bien pris garde, vous au-[p. 82]riez vu que Perpenna fait ce que vous souhaitez, et qu’étonné de l’action de Pompée, il lui dit, mais Dieux ! Seigneur, qu’allez-vous faire ? 118 Mais quand notre illustre Auteur y aurait manqué, je ne crois pas que cela fût capable d’obscurcir sa gloire. J’ai pitié de vous, lorsque vous blâmez, donner la main, et que vous voulez qu’on die 119 , consentir à un mariage, outre que ces paroles ne sont point Poétiques, elles n’auraient pas bonne grâce dans une Pièce sérieuse ; et cette observation est si ridicule, qu’elle vous expose à la raillerie de tout le monde 120 . Je n’ai pu m’empêcher de rire lorsque vous soutenez avec tant d’opiniâtreté que l’on prend pour Sertorius, le premier Personnage qui 117 D’Aubignac blâme « les interruptions fréquentes » qui se trouvent dans la pièce : « Les Grands Seigneurs n’ont pas accoutumé dans leurs entretiens sérieux de se fermer la bouche l’un à l’autre avec tant d’imprudence, et cela ne peut arriver que rarement. Et quand on voit Sertorius interrompu par Thamire, un Héros par une Suivante, il est malaisé de l’approuver, car c’est lui faire entendre qu’il va dire une sottise, et lui vouloir apprendre à parler » (Seconde, pp. 51-52). 118 Il s’agit de la scène V, 6 (v. 1854). 119 « Les formes du moyen âge sont : die dies die(t) diions diiez dient ; elles ont été remplacées par dise dises dise disions disiez disent qui apparaissent au XVI e siècle et supplantent vite les autres. […] après le grand siècle, die n’est plus qu’un archaïsme auquel les poètes seuls ont parfois recours » (Nyrop, Grammaire, t. II, § 139, p. 110). 120 À la scène V, 4, nous retrouvons « demander sa main » (v. 1724), « au refus de ma main » (v. 1763), « obtenir ma main » (v. 1774) et « recevez enfin ma main » (v. 1788). D’Aubignac affirme : « Nous voyons encore ici des répétitions importunes, comme demander la main, donner la main, refuser la main, pour dire rechercher un Mariage, y consentir, ou le rejeter, et cela se dit tant de fois qu’enfin l’oreille en est fatiguée et l’esprit ennuyé » (Seconde, pp. 52-53). 116 <?page no="117"?> entre sur la Scène 121 . Cependant Perpenna, qui ouvre le Théâtre, dit, dès le sept ou huitième vers 122 , [p. 83] Et de Sertorius le surprenant bonheur, Arrête une main prête à lui percer le cœur 123 . Et dans tout le reste de la Scène, Aufide lui persuade d’immoler ce Héros ; ce qui fait assez voir que ce n’est pas lui, puisque l’on ne parle que de le faire mourir. Vous désiriez relire plusieurs fois les choses que vous voulez critiquer, pour ne pas tomber dans des fautes si considérables, lorsque vous voulez reprendre celles des autres. Vous continuez, en disant, que Perpenna n’est connu qu’au cinquanteseptième vers de la seconde Scène ; ce qui, à votre sens, embrouille fort le Spectateur. Mais quel est le plus important à savoir, où le nom d’un Personnage, ou son emploi, et ses intérêts ? Je tiens que qui connaît l’emploi et les intérêts d’un homme n’est point embarrassé, et peut comprendre tout ce qu’il dit ; [p. 84] et que qui ne sait que le nom, ne sait rien que confusément. Ainsi étant, vous ne pouvez accuser Monsieur de Corneille d’avoir mal fait ; puisque jusqu’à l’endroit où il nomme Perpenna, il n’y a pas un vers qui ne découvre qui il est, et quels sont ses intérêts. Mais vous passez de cette remarque à la critique de ce vers et demi, que vous dites être un pur galimatias. Et que veut dire Que mon cœur, sur mes sens, garde si peu d’empire 124 . Pour vous répondre à, que veut dire, l’on aurait raison de vous demander ce que vous voulez dire vous-même, et pourquoi vous 121 « Le Théâtre s’ouvre parmi les ténèbres et la confusion de l’esprit des Spectateurs ; car le premier personnage qui vient demeure inconnu durant la première Scène et jusqu’au cinquante-septième vers de la seconde ; on croit d’abord que c’est Sertorius, et quand on s’en détrompe, on entre dans une plus grande incertitude » (Seconde, p. 53). 122 Donneau de Visé a tort. Il s’agit du quinzième vers. 123 [Perpenna], Sertorius (I, 1), v. 15-16. 124 [Perpenna], Sertorius (I, 1), v. 1-2. Le premier vers est : « D’où me vient ce désordre, Aufide, et que veut dire ». Le deuxième vers de la pièce comporte le mot « vœux », plutôt que « sens ». 117 <?page no="118"?> blâmez une chose que tout le monde dit, et que tout le monde écrit ? 125 S’il m’était permis de vous parler Latin, je vous ferais voir que cette façon de parler n’est pas moins en usage chez les [p. 85] Latins, que chez les Français, et que nous la tenons d’eux. Je ne sais pas pourquoi vous trouvez mauvais qu’un cœur garde de l’empire sur ses vœux : les vœux sont les enfants du cœur ; puisque c’est lui qui les forme, et par conséquent il peut garder de l’empire sur eux 126 . Vous ne voulez pas que l’on demande sûreté contre la prière 127 ; mais vous devriez savoir que la prière d’un homme qui peut tout, est un commandement, et qu’elle est souvent soutenue de la force. Vous assurez qu’Aristie, prie elle-même Pompée, après avoir demandé à Sertorius sûreté contre lui. J’ai relu deux ou trois fois cette Scène, sans trouver ce que vous dites, et vous me feriez plaisir de me le montrer 128 . Vous désireriez que toutes les narrations fussent placées en d’au-[p. 86]tres lieux. Vous rapportez là-dessus quelques endroits du Poème Dramatique ; mais comme vous ne dites rien en particulier de 125 « Je demanderais volontiers à M. Corneille, qui est celui qui veut dire, quel homme, quel agent, quel sentiment entre dans cette construction pour sauver les petites règles de la Grammaire Française ? » (Seconde, p. 54). 126 « Et comment est-ce qu’un cœur garde quelque empire sur des vœux ? Cela forme-t-il quelque Idée, et peut-on y comprendre quelque chose par la signification des termes ? » (Seconde, p. 54). 127 Il s’agit de la scène I, 3 (v. 253-254) : « Je vous demande donc sûreté toute entière, / Contre la violence, et contre la prière ». D’Aubignac affirme : « […] on implore ordinairement la protection de quelque puissance contre la violence ; mais contre les prières, je crois que cela ne s’est jamais fait, parce qu’il ne faut que ne les pas écouter, ou n’y pas consentir après les avoir écoutées » (Seconde, p. 54). 128 D’Aubignac écrit : « Ce qui est d’autant plus étrange en cette rencontre, est que cette Femme au lieu de se défendre des prières de Pompée au troisième Acte, elle le prie elle-même, le conjure et le presse de la recevoir ; de sorte qu’elle avait plus grand besoin de la protection de Sertorius contre le refus et la faible politique de son Mari » (Seconde, p. 54). C’est une allusion à la scène III, 2 où Aristie déclare à Pompée : « Et ce nom seul est tout pour celles de ma sorte, / Rendez-le moi, Seigneur, ce grand nom qu’elle porte, / J’aimai votre tendresse, et vos empressements, / Mais je suis au-dessus de ces attachements, / Et tout me sera doux, si ma trame coupée / Me rend à mes Aïeux en femme de Pompée, / Et que sur mon tombeau ce grand titre gravé / Montre à tout l’avenir que je l’ai conservé. / J’en fais toute ma gloire, et toutes mes délices, / Un moment de sa perte a pour moi des supplices » (v. 1057-1066). 118 <?page no="119"?> Sertorius, je n’ai rien à vous y répondre 129 . Ce que vous avancez, touchant la cinquième Scène du second Acte, est faux. Perpenna ne va point cajoler Viriate, au lieu d’aller recevoir Pompée 130 , et il dit à la fin de cette Scène, Cependant de nos murs on découvre Pompée, Tu sais qu’on me l’a dit, allons le recevoir ; Puisque Sertorius m’impose ce devoir 131 . Ce qu’il fait, puisqu’il finit le second Acte, avec ces Vers, et que Pompée ouvre le troisième 132 . Je vous ai répondu à tout ce que vous répétez encore du troisième Acte. Vous ne sauriez souffrir qu’Aristie, après avoir dit deux ou trois fois, plus de Sertorius, se plaigne à [p. 87] Pompée de ce qu’il ne lui répond pas à son exemple, plus d’Émilie. Je sais bien que c’est perdre du papier que de répondre à ces bagatelles, mais je vous dirai néanmoins que cette répétition que vous trouvez froide, est extrêmement chaude, et que vous ne savez pas ce qui joue au Théâtre 133 . Vous ne dites rien touchant la Scène première de l’Acte quatrième, que vous ne répétiez partout, où vous parlez de Suivantes. Il faut que vous n’ayez point de goût pour les bonnes choses ; 129 D’Aubignac soutient que la narration de la scène II, 1 et celle de la scène V, 1 devraient faire l’ouverture du premier acte. Il explique que les narrations « qui doivent apporter de la lumière au sujet, en établir les Intrigues et les fonder, doivent être d’ordinaire au commencement ou du moins après les choses qui se peuvent entendre aisément d’elles-mêmes, autrement tout est plein d’incertitude et de confusion » (Seconde, pp. 54-55). 130 D’Aubignac a bien raison. À la scène II, 5, Perpenna déclare : « N’importe, servons-la, méritons son amour, / La force et la vengeance agiront à leur tour. / Hasardons quelques jours sur l’espoir qui nous flatte, / Dussions-nous pout tout fruit ne faire qu’une ingrate » (v. 739-742). 131 [Pompée], Sertorius (II, 5), v. 746-748. 132 C’est plutôt Sertorius qui ouvre le troisième acte. 133 Il s’agit de la scène III, 2 où Aristie dit trois fois « plus de Sertorius » dans la même réplique: « Plus de nouvel Hymen, plus de Sertorius, / Je suis au grand Pompée, et puisqu’il m’aime encore, / Puisqu’il me rend son cœur, de nouveau je l’adore. / Plus de Sertorius. Mais, Seigneur, répondez, / Faites parler ce cœur qu’enfin vous me rendez. / Plus de Sertorius. Hélas ! quoi que je die, / Vous ne me dites point, Seigneur, ‘Plus d’Émilie’ » (v. 1016-1022). D’Aubignac blâme cette répétition : « Voilà certes une mauvaise répétition, bien froide et désagréable » (Seconde, p. 55). 119 <?page no="120"?> puisque vous blâmez la seconde Scène du même Acte 134 . Nous en avons peu vu d’aussi belles, et tous les gens d’esprit l’ont admirée. L’on y voit un Romain, qui malgré la violence de sa passion, refuse la main de l’objet qu’il aime, et qui sait immoler son amour à l’intérêt de son parti, et à la gloire de [p. 88] sa patrie. Vous voulez qu’il épouse Viriate, à cause qu’il lui a déclaré qu’il l’aime ; mais cette raison n’est pas assez forte pour le contraindre d’abandonner sa Patrie, qu’il aime tendrement ; et cette déclaration, et l’aveu de cette Reine, ne servent qu’à faire voir combien ce Héros a de pouvoir sur lui-même. Je ne sais pas où vous trouvez de l’ironie, et des obscurités dans la Scène, dont vous parlez ensuite ; et je ne vous puis donner de raisons qui combattent ce que vous ne m’expliquez point 135 . L’ouverture du cinquième Acte vous choque, à cause qu’elle se fait par la suite d’une Conversation, entre Viriate et Aristie ; et vous voulez, sans en donner aucunes raisons, qu’elles l’achèvent où elles l’ont commencée 136 . N’est-ce pas s’arrêter à la baga-[p. 89]telle, que de dire que les noms de Manlius, et d’Antoine, que l’on dit qui ont été tués, lorsque Pompée a surpris la Ville, jettent de la confusion dans l’esprit du spectateur, pource qu’ils n’ont point paru sur la Scène 137 . Il faudrait qu’il fût aussi facile à embarrasser que le vôtre. L’on connaît assez que ces deux hommes sont créatures de Perpenna, et qu’ils ont été employés pour faire mourir Sertorius ; ce qui devait suffire pour vous tirer d’embarras. Vous revenez aux Vers ; et après avoir blâmé les métaphores, vous en tournez deux de Sertorius en Prose, que vous dites, qui ne forment 134 D’Aubignac soutient que Viriate agit contre la pudeur en pressant son mariage avec Sertorius, et que celui-ci, qui est amoureux de la reine, est un peu trop prudent. Cf. Seconde, p. 56. 135 D’Aubignac déclare que la scène IV, 4 est superflu, « chargée d’obscurités par une Ironie peu nécessaire, et ne dit rien de nouveau » (Seconde, p. 56). Il s’agit de la dernière scène du quatrième acte. Figurant Perpenna et Aufide, elle ne comporte que 16 vers. 136 « L’Acte cinquième s’ouvre par la suite d’une conversation entre Viriate et Aristie, mais il ne la fallait point commencer ailleurs, si elles cherchaient un lieu secret pour s’entretenir, ou bien elles devaient l’achever où elles l’avaient commencée, au moins M. Corneille nous devait donner quelque couleur de ce changement » (Seconde, p. 56). 137 Il s’agit de la scène V, 5 (v. 1807-1808) : « Antoine et Manlius déchirés par morceaux, / Tous morts et tous sanglants, ont encor des bourreaux. » 120 <?page no="121"?> à l’esprit que des riens éclatants, et vous n’en donnez point de raison 138 . Vous censurez aussi cet autre qui suit. Que sa première flamme en haine convertie 139 . [p. 90] Il semble que vous n’ayez jamais lu de Poètes Français, et que vous ne sachiez pas qu’ils usent souvent du mot de flamme, pour celui d’amour. Dans quatre lignes que vous employez, pour représenter un Vers, vous faites quatre fautes considérables. Vous dites que de la flamme se peut éteindre, et ne laisser que de la cendre froide. L’on n’a encore jamais vu de la flamme laisser de la cendre ; et comme cela ne se peut faire, il ne se peut dire par un homme raisonnable, non plus qu’avoir quatre choses à l’esprit, que vous mettez dans le même endroit 140 . Vous reprenez. Un commerce rampant de soupirs et de flamme 141 . Et dites que les soupirs et les flammes ne rampent point : Aussi, n’est-ce pas ce que Monsieur de Corneille a voulu dire ; et, rampant, est l’épithète de commerce, et n’a rien [p. 91] à démêler avec les flammes et les soupirs 142 . Les Vers qui suivent ne sont, si l’on vous en veut croire, qu’un franc galimatias. 138 Après avoir affirmé que la pièce comporte beaucoup de vers qui sont « assez beaux » et « agréables », d’Aubignac blâme les « Métaphores accumulées qui confondent les idées et se forment en notre esprit que des Riens éclatants comme de dire qu’une âme divisée tout à coup d’avec soi-même, reprend la chaîne mal brisée de ses remords » (Seconde, p. 57). La citation correspond aux vers 13-14 de la scène I, 1 : « Cette âme d’avec soi tout à coup divisée / Reprend de ces remords la chaîne mal brisée. » 139 [Sertorius], Sertorius (I, 2), v. 162. 140 D’Aubignac blâme le mélange de termes dans cette métaphore : « […] l’un des termes est Physique et naturel, et l’autre Moral ; et l’Art ne souffre point que l’on puisse joindre ensemble des choses de deux ordres si différents » (Seconde, p. 57). 141 [Aristie], Sertorius (I, 3), v. 286. Le vers commence par « Ce commerce », plutôt que « Le commerce ». 142 « Y eut-il jamais Métaphore plus impropre que de faire ramper des soupirs et des flammes qui s’élèvent incessamment et ne peuvent s’abaisser que par une violence extraordinaire ? » (Seconde, p. 58). 121 <?page no="122"?> J’adore les grands Noms que j’en ai pour otages, Et vois que leurs secours, nous rehaussant le bras, Aurais bientôt jeté la tyrannie à bas 143 . Ils sont fort intelligibles, et ils le seraient encore plus, si vous aviez répété ceux qui les précèdent. Le secours d’un Nom, est ce qui vous choque ; mais c’est une façon de parler, dont on se sert ordinairement : c’est une partie qui est prise pour le tout, et vous devriez savoir, que quand on dit, cinquante voiles, et cinquante chevaux, l’on entend cinquante Vaisseaux, et cinquante Cavaliers 144 . Vous vous plaisez fort à faire des pointes, et vous ne reprenez exil enveloppé d’ennuis, que pour dire, que c’est une nouvelle enve-[p. 92]loppe. Vous voulez que Monsieur de Corneille mette accompagné ; mais accompagné n’exprime pas assez : il faut bien voir que l’on a quelques ennuis ; mais il ne dit pas que l’on en soit accablé 145 . Vous nous voulez persuader, que l’on ne peut entendre ces deux Vers, Et laisse à ma pudeur des sentiments confus, Que l’amour-propre obstine à douter du refus 146 . Et après les avoir malicieusement tournés en Prose, et transposé tous les mots ; la raison que vous donnez, pour montrer que l’on ne les entend pas, est qu’il faut aller bien vite, pour suivre un Historien qui les récite, et les comprendre 147 . Il semble que par là vous demeuriez d’accord que l’on les entend bien, quand on les lit soi-même ; mais il n’y a pas plus de difficulté à les comprendre, lorsque l’on les entend, 143 [Sertorius], Sertorius (I, 3), v. 318-320. 144 D’Aubignac soutient que le secours d’un nom peut fortifier l’esprit, mais il ne peut « remuer un bras et le rehausser » (Seconde, p. 58). Les vers qui précèdent sont les suivants : « Mais, Madame, après tout, que puis-je vous répondre, / De quoi vous assurez, si vous-même parlez, / Sans être sûre encore de ce que vous voulez ! / De votre illustre Hymen je sais les avantages, » (v. 314-317). 145 Il s’agit de la scène II, 1 (v. 375-376). Viriate affirme : « Et l’exil d’Aristie enveloppé d’ennuis / Est prêt à l’emporter sur tout ce que je suis. » D’Aubignac blâme l’emploi du mot « enveloppé » : « Voilà une nouvelle enveloppe, il ne fallait que mettre, accompagné » (Seconde, p. 58). 146 [Viriate], Sertorius (II, 1), v. 383-384. 147 « Qui peut entendre comment l’amour-propre obstine des sentiments confus qu’un Amant laisse à la pudeur pour douter du refus ? Il faut aller bien vite pour suivre un Histrion qui récite ces paroles et les comprendre » (Seconde, p. 58). 122 <?page no="123"?> puisque ce [p. 93] n’est point un endroit que l’on doive dire avec précipitation, et que la tirade n’est pas logique. Vous expliquez si bien vous-même le sens des deux Vers suivants, que vous ne rapportez qu’en Prose, qu’il me serait superflu de prendre le soin de vous le développer. Vous dites que c’est une nouvelle façon de s’exprimer ; mais comme vous ne faites point voir qu’elle est méchante, je crois que l’estime que vous en faites vous a obligé d’en parler 148 . En voici deux autres, dont vous ne dites du mal, qu’à cause que leur trop d’éclat a su vous éblouir. Et voir leur fier amas de puissance et de gloire, Brisé contre l’écueil d’une seule victoire 149 . Qui jamais, dites-vous, a fait d’une victoire un écueil ? Ne vous y trompez pas, il y a des écueils autre part que dans la Mer : tout [p. 94] ce qui arrête ou détruit est un écueil, la victoire peut être un écueil à la Puissance contre qui elle se déclare, et qu’elle renverse. Ce sont de nobles expressions que vous ne devriez pas condamner ; et ceux qui les approuvent méritent de vous plus d’éloges que de pitié, puisqu’ils font par là connaître qu’ils sont plus intelligents et justes 150 . Vous ne sauriez comprendre qu’un homme puisse semer pour soi, lorsqu’il agit pour un autre 151 ; et néanmoins il n’est rien plus ordinaire, que de voir des gens qui travaillent pour eux, en faisant les affaires de leurs Maîtres. Si, par exemple, Monsieur le Cardinal de Richelieu, n’étant pas bien affermi dans le Ministère, vous avait dit, si vous trouvez le moyen de me gagner telles, et telles personnes ; et que par là je puisse parvenir où [p. 95] je prétends, je vous promets la 148 Il s’agit de la scène II, 1 (v. 403-404) : Viriate déclare : « Et son feu que j’attache aux soins de ma grandeur / Dédaigne tout mélange avec leur folle ardeur ». D’Aubignac affirme : « Qui s’est avisé pour exprimer que l’on aime par ambition, et non pas par tendresse de cœur » (Seconde, p. 58). 149 [Viriate], Sertorius (II, 1), v. 433-434. 150 « Qui jamais a fait d’une victoire un écueil contre lequel un fier amas de puissance et de gloire s’est brisé ? Ce sont là de ces merveilles dont les Habiles ont pitié quand le parterre s’écrie » (Seconde, p. 59). 151 Il s’agit de la scène III, 1 (v. 875-876). Sertorius déclare à Pompée : « Et si votre valeur sous le pouvoir d’autrui / Ne sème point pour vous, lorsqu’elle agit pour lui ». D’Aubignac écrit : « Je n’entends pas bien comment la valeur sème pour un homme sous le pouvoir d’autrui en agissant pour un autre, cette Métaphore n’est pas moins impropre qu’obscure » (Seconde, p. 59). 123 <?page no="124"?> Charge d’Intendant général de tous les Théâtres de France, que vous souhaitez, depuis si longtemps, et que vous eussiez exécuté cette proposition, vous auriez semé pour vous en agissant pour lui. C’est une belle chose, continuez-vous, qu’une âme frappée d’un offre en l’air. Vous me feriez grand plaisir, ou de ne point reprendre de vers, ou de montrer pourquoi ils vous choquent : car je voudrais répondre à toutes vos Remarques, et je ne puis me résoudre à dire seulement, voilà qui est bien, lorsque vous dites, voilà qui est mal, sans en donner d’autres raisons 152 . Si c’est un offre en l’air qui vous choque, c’est une façon de parler qui est fort en usage, et vous avez tort de blâmer Monsieur de Corneille, et se servir d’une chose que l’on disait [p. 96] avant qu’il fût au monde. Vous êtes bien délicat de ne pouvoir prononcer, Tour à tour la victoire, autour d’eux en furie 153 , Il fallait mettre, dites-vous, La victoire incertaine autour d’eux en furie. N’avez-vous pas cru avoir fait des merveilles, lorsque vous avez accommodé ce Vers à la délicatesse de votre gosier ? Vous avez néanmoins tout gâté ; et l’on connaît par là que vous entrez aussi mal dans le sens des vers de Sertorius, que dans le sujet. Monsieur de Corneille, qui dit beaucoup en peu de paroles, et qui a l’art de resserrer ses pensées, pour les rendre plus fortes et plus belles, a prétendu dire que la Victoire favorisait tantôt l’un, et tantôt l’autre parti, ce qu’il a fait entendre à tout le monde, excepté à Monsieur l’Abbé d’Aubignac, [p. 97] qui a l’intelligence aussi courte que la vue 154 . 152 Il s’agit de la scène IV, 2 (v. 1221-1222). Viriate déclare : « Et si d’un offre en l’air votre âme encor frappée / Veut bien s’embarrasser du rebut de Pompée ». Comme l’affirme Donneau de Visé, d’Aubignac n’explique pas pourquoi la métaphore lui déplaît. 153 [Perpenna], Sertorius (I, 1), v. 29. D’Aubignac blâme la « cacophonie » et la « rudesse » de ce vers (Seconde, p. 59). 154 Nous avons ajouté un point à la fin de cette phrase qui n’avait aucun signe de ponctuation. 124 <?page no="125"?> N’arboreront-ils point l’Étendard de Pompée 155 . Vous dites qu’il fallait mettre, n’élèveront-ils point, etc. mais vous blâmez encore injustement Monsieur de Corneille, de se servir du mot d’arborer. Il n’y en a aucun qui signifie la même chose ; et si ce mot a quelque chose de rude, on ne doit pas le lui imputer ; puisqu’il n’en pouvait substituer d’autres. Le mot de ressaisir, vous choque encore, et toutefois ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il est en usage ; plusieurs Auteurs s’en sont servis, et comme il signifie beaucoup, l’usage l’a autorisé 156 . Vous reprenez ensuite deux ou trois vers, pource qu’il y a deux TT, dans l’un 157 , et trois voyelles de suite dans l’autre 158 . Vous avez en vérité raison, et vos Remarques [p. 98] font voir que Monsieur de Corneille ne sait pas faire de vers, puisqu’en dix-huit cents, vous en avez trouvé cinq ou six, selon vous, trop métaphoriques, et cinq ou six trop rudes. Le nombre est considérable, et a sans doute bien fatigué l’esprit de ceux qui ont vu jouer sa Pièce, et de ceux qui l’ont lue. Je vois que vous ne savez plus où vous en êtes ; mais je vous avertis en Ami de bien songer à vous ; car la réputation de Monsieur de Corneille est un écueil contre lequel la vôtre se brisera, bien que vous croyez 159 qu’il n’y ait point d’écueils que dans la Mer. Vous me faites beaucoup d’honneur, d’attribuer la défense de 155 [Perpenna], Sertorius (I, 1), v. 106. D’Aubignac blâme la « rudesse » du verbe « arborer » (Seconde, p. 59). 156 Il s’agit de la scène I, 3 (v. 255). Aristie déclare à Sertorius : « Si par l’une ou par l’autre il veut se ressaisir ». D’Aubignac condamne l’emploi du verbe « se ressaisir » : « Voilà un mot dont la Chicane n’a encore introduit que le simple » (Seconde, p. 60). Donneau de Visé a bien raison. Le verbe « se saisir » figure dans Le Dictionnaire de l’Académie française (1694) : « On dit, se saisir d’une chose, pour dire, La prendre, s’en rendre maître par force, de sa propre autorité » (t. II, p. 436). 157 Il s’agit de la scène II, 1 (v. 414). Thamire demande à Viriate : « N’ont-ils tous ni vertu, ni pouvoir, ni mérite ». D’Aubignac écrit : « Voilà bien des T.T. » (Seconde, p. 60). 158 Il s’agit de la scène III, 2 (v. 995). Aristie déclare à Pompée : « Suivant qu’on m’aime, ou hait, j’aime, ou hais à mon tour ». Selon d’Aubignac, ces monosyllabes sont « bien durs et difficiles à prononcer » (Seconde, p. 60). 159 « Tous les auteurs du commencement et quelques-uns de la fin du XVII e siècle construisent les conjonctions quoique, bien que, encore que avec l’indicatif à tous ses temps, comme dans l’ancienne langue, au lieu de les construire avec le subjonctif dit de concession » (Haase, Syntaxe, § 183, p. 194). 125 <?page no="126"?> Sophonisbe à ce célèbre Auteur ; et j’ai sujet d’être vain, d’avoir fait un Ouvrage que l’on croit sorti de la plume d’un si grand [p. 99] homme 160 . Vous me blâmez en même temps d’avoir repris le Tribunal dans les oreilles, et dites, que je n’ai pas lu Cicéron 161 , que vous appelez Auteur Classique. Je ne m’étonne pas que vous vous serviez du mot de Classique ; car les Pédants ont tellement la Classe dans la tête, qu’ils ne sauraient s’empêcher d’en parler, lors 162 même qu’ils parlent à des Duchesses. Je vous pourrais dire encore, que bien que vous ayez formé ce mot sur celui de Classe, qu’il sent bien la Galère, et qu’en parlant de la sorte, vous traitez Cicéron d’Auteur de Galère 163 . Peut-être que vous n’avez pas cru lui faire ce tort, et que votre faute ne vient que d’avoir oublié comment on dit une Galère en Latin. Pour retourner au Tribunal, Cicéron ne dit point que nous en ayons un dans les oreilles ; [p. 100] mais bien que nos oreilles peuvent porter jugement. J’en demeure d’accord avec lui ; mais comme vous condamnez jusqu’aux moindres métaphores de Monsieur de Corneille, 160 D’Aubignac attribue la Défense de la Sophonisbe à Corneille. Il parle aussi d’une épigramme, d’un sonnet et d’une lettre, dont la paternité, selon l’abbé, appartient aussi au grand dramaturge. Voir la Seconde dissertation, p. 61. Comme l’affirment Hammond et Hawcroft, « l’épigramme et le sonnet sont perdus : on ne sait s’ils étaient de Corneille ou non » (Seconde, p. 61n). La Lettre sur les remarques qu’on a faites sur Sophonisbe est signée des initiales L.B. (Œuvres de Pierre Corneille, éd. Ch. Marty-Laveaux, dans Les Grands Écrivains de la France, 13 vol., Paris : Hachette, 1862, t. VI, p. 459). Nous ignorons l’identité de l’auteur. François Rey émet l’hypothèse que la paternité de la lettre appartient à Donneau de Visé : « Le style est assez clairement celui de Donneau. Les arguments sont quasiment les mêmes. Il s’agit probablement d’une première version de la Défense, pour laquelle Donneau n’a pas encore eu l’idée de s’en prendre directement à l’abbé » (Éphéméride, p. 20). 161 D’Aubignac blâme les cacophonies qui caractérisent, selon lui, certains vers de Corneille: « M. Corneille a de ces négligences en toutes les pages de ses œuvres, et pour les éviter il ne faudrait que s’en rapporter au jugement de ses oreilles ; car c’est un organe dont Cicéron dit que le tribunal est très sévère » (Seconde, pp. 60- 61). Sur Cicéron, voir la note 29 ci-dessus. 162 « LORS n'est supplanté par alors qu'au XVII e siècle, et tous les auteurs de cette époque, surtout ceux du commencement, s'en servent souvent » (Haase, Syntaxe, § 96, p. 230). 163 Dans sa dernière dissertation, d’Aubignac affirmera : « Et vous dites aussi que selon la langue Latine, classe ou classis, signifie une galère ; je ne sais où vous l’avez appris, mais les petits grimes des Collèges vous assureront que ce mot signifie une armée navale […] » (Quatrième, p. 128). 126 <?page no="127"?> je n’ai pas cru vous devoir laisser dire que nous avions un Tribunal dans les oreilles, sans vous en dire un mot 164 . Je ne vous nierai point que les Auteurs de l’Antiquité vous ont appris beaucoup de choses, que vous vous êtes rendues propres ; puisque le Livre que vous avez intitulé, La Pratique du Théâtre, fait assez voir que vous vous attribuez bien des choses, dont vous n’êtes pas Auteur. Je passe sur ce que vous dites contre la Lettre en Prose, pource qu’elle n’est pas de moi, et vous dirai seulement que vous avez tort de traiter si indignement une [p. 101] personne qui vous a traité avec plus de respect qui ne vous en était dû 165 ; mais je m’arrête au sujet qui vous a fait écrire si injurieusement contre Monsieur de Corneille. Comme vous vous croyez le plus grand Maître du Théâtre qui ait jamais été ; il y a plus de quatre ou cinq ans que vous vous plaignez tous les jours à vos amis de ce que Monsieur de Corneille n’a point parlé de vous dans ce qu’il a écrit, touchant l’Art du Théâtre. Vous ne vous êtes pas contenté de cela, vous avez voulu le faire savoir au public, et le mettre dans l’observation que vous venez de faire sur le Sertorius 166 . Voilà ce qui vous tient au cœur. N’est-il pas vrai que Monsieur de Corneille vous aurait fait un très grand plaisir de parler de vous dans ses Ouvrages ? et que comme ils ont un grand [p. 102] débit, il vous aurait fait connaître dans le monde ? Mais puisque vous le souhaitiez avec tant d’ardeur, vous deviez vous y prendre d’une autre manière ; et si vous eussiez, au lieu d’injures, mis les prières en usage, vous seriez peut-être venu à bout de votre dessein. Vous voulez passer pour un homme qui n’a point appris le métier des harengères 167 , et qui ne sait point dire d’injures ; néanmoins on ne 164 En se moquant de la métaphore employée par d’Aubignac, Donneau de Visé rend à l’abbé la monnaie de sa pièce. 165 Dans l’édition originale, nous trouvons le mot « deub ». Le participe passé du verbe « devoir » s’écrivait anciennement « deub ». 166 D’Aubignac se plaint des trois Discours de Corneille : « […] lorsqu’il a traité sérieusement de l’Art du Théâtre, et qu’il s’est servi de toutes mes maximes, il n’a rien dit de moi ni dans cet Ouvrage » (Seconde, p. 62). Dans sa dernière dissertation, l’abbé écrira : « Comment avez-vous dit que je me plains, il y a cinq ans que vous n’avez pas parlé de ma Pratique du Théâtre dans vos discours que vous en avez tous escroqués ? car vous ne les avez fait imprimer qu’à la fin de l’année 1660 il n’y a que deux ans et demi » (Quatrième, p. 137). 167 Femme criardes et mal embouchées. Parlant de Corneille, d’Aubignac écrit : « Il a néanmoins trouvé le moyen de me fermer la bouche, et de m’empêcher de faire 127 <?page no="128"?> peut trouver une page dans toutes vos Remarques, où vous n’en ayez mis quelques-unes. Y a-t-il rien de plus injurieux que ce que vous dites de Monsieur de Corneille le jeune, et un homme de votre caractère devrait-il ainsi attaquer la réputation de son prochain ? Vous appelez Faibles, Ignorants, Malicieux, Chiens, Serpents, Ca-[p. 103]naille, Vermine, et Poétastres 168 , tous 169 ceux qui prennent le parti de Monsieur de Corneille 170 ; l’on peut juger après cela si vous dites vrai, lorsque vous assurez que vous n’avez point appris le métier des harengères, et si ce ne sont pas là des injures, et des plus fines. Mais, que dis-je ? pardonnez-moi ce mot, j’ai tort de vous accuser de dire de fines injures ; car elles sont si grossières et si visibles, qu’il n’est pas nécessaire que l’on prenne le soin de les faire remarquer. Pour moi, je vous remercie en mon particulier, de celles que vous m’avez dites. Vous m’avez fait beaucoup d’honneur, en me traitant comme l’un des plus grands hommes de notre siècle ; et je croirais que l’on ne me devrait point estimer, si je recevais des louanges d’une personne qui traite si mal ceux qui [p. 104] en méritent mille fois plus que moi. Dans le même endroit, où vous assurez que vous ne savez point dire d’injures, vous dites, en injuriant Monsieur de Corneille, qu’elles ne sont propres qu’à ceux qui n’ont point été nourris dans la Cour ; aucune réplique ; car je ne sais point dire d’injures ni d’impostures, et je ne veux pas même les entendre, je n’ai jamais appris le métier de Harengère […] » (Seconde, p. 62). Ironiquement, après avoir lu la Défense du Sertorius, d’Aubignac n’hésitera pas à remplir d’injures sa Quatrième dissertation. 168 Mauvais poètes. 169 Nous avons substitué « tous » à « tout ». 170 Après avoir lu la Défense de la Sophonisbe, d’Aubignac ajoute quelques injures dans le dernier paragraphe de sa Seconde dissertation : « J’apprends aussi que par la Cabale de M. Corneille toute la Canaille du Parnasse, ou pour mieux dire, la Vermine qui rampe aux pieds de cette pénible Montagne, est fort émue, et que tous les Faiseurs de nouvelles et les Poétastres naissants prennent les Armes pour sa défense. Voilà bien du bruit pour peu de chose, et une grande Guerre qui menace le repos des Muses. J’avoue qu’ils ont raison de prendre part à ses intérêts, puisqu’il est leur Maître, et que c’est en fripant ses Ouvrages qu’ils trouvent de quoi faire tant de Bagatelles qui ne leur sont pas moins utiles qu’à ceux qui les jouent sur le Théâtre, ou qui les vendent au palais. Et sitôt qu’ils paraîtront, vous verrez, Madame, qu’ils ressemblent à ces petits poissons qui s’attachent aux grands et merveilleux monstres de la mer pour vivre de leurs excréments » (Seconde, p. 67). Nous avons ici un avant-goût du niveau et du contenu de sa Quatrième dissertation, ouvrage qui paraîtra quelques mois plus tard. 128 <?page no="129"?> qui ne la voient que par intervalle, pour tirer quelque profit de la libéralité des Grands, et qui se tiennent renfermés dans les ténèbres, n’en sortant que pour faire des courses avantageuses dans le pays des Histrions, et des Libraires 171 . J’ai voulu rapporter vos propres paroles, d’autant qu’elles ne peuvent nuire à la réputation de Monsieur de Corneille, et qu’on voit seulement qu’il n’y a pas un mot en ces cinq ou six lignes qui ne soit une injure. Qu’est-ce que toutes ces choses ont de commun avec vos Remarques ? et à quoi bon [p. 105] parler des Histrions, des Libraires, et de la libéralité des Grands ? Si chacun était récompensé selon son mérite, Monsieur de Corneille devrait être aussi considérable par ses biens, que par son esprit ; et néanmoins il n’a pas tant gagné avec toutes ses veilles 172 , et avec la qualité de Grand homme, que vous avez fait avec celle de Pédant. Je voudrais de bon cœur n’avoir point été obligé de tenir de semblables discours : Je sais bien que nous en serons blâmés tous deux, et qu’ils ne regardent ni Sertorius, ni sa défense. Mais je serai le plus excusable ; puisque vous avez commencé, et que je n’ai fait que vous répondre, et montrer que vous dites des injures dans le même temps que vous assurez que vous n’en dites point. Je demeure d’accord de ce que [p. 106] vous dites, en répondant à une partie de ce que je vous ai dit touchant Manlius ; que l’on pouvait sauver la vie à ce Héros avec quinze ou vingt vers ; mais comme ces quinze ou vingt vers n’y sont pas, vous avouez par là que je n’ai rien dit que de raisonnable 173 . Quoique vous parliez des Suivantes ; comme vous ne répondez à rien de ce que je vous en ai dit, je ne crois pas m’y devoir arrêter 171 Seconde, p. 63. Dans son texte, d’Aubignac parle d’une « manière d’agir qui n’est propre qu’à ceux qui n’ont point été nourris dans la Cour ». Aussi, il emploie le mot « intervalle » au pluriel. 172 « Veilles au plur. se dit figur. De la grande & longue application qu'on donne aux affaires, à l’étude et aux productions de l’esprit. Doctes veilles. savantes veilles. glorieuses veilles. pénibles veilles. cet écrivain a reçu le fruit de ses veilles. le bonheur de l’Etat est le fruit des veilles du Prince » (Le Dictionnaire de l’Académie, 1694, t. II, p. 617). 173 « Et quand même elle [Mademoiselle Desjardins] aurait failli en sauvant Manlius, dont le nom et les aventures n’étaient pas si connus que de César et d’Alexandre, il lui serait facile de tout réparer avec quinze ou vingt vers qui contiendraient le récit de sa mort ; au lieu que M. Corneille pour rétablir les manquements de ses Pièces, aurait peine d’en conserver la moitié des vers, mais à eux le débat » (Seconde, p. 63). 129 <?page no="130"?> davantage. Si Sertorius n’était imprimé il y a un an, vous diriez que vous avez obligé Monsieur de Corneille d’appeler Thamire, Dame d’honneur ; mais comme cette Pièce a été imprimée longtemps avant vos Remarques, vous ne sauriez dire que vous avez obligé Monsieur de Corneille à lui donner ce nom 174 . Tout le monde rit de vous voir [p. 107] si souvent parler d’argent, et vous ne sauriez dire que Monsieur de Corneille fait un Pérou 175 de la Cour, sans faire connaître votre faiblesse : mais comme c’est le quatrième endroit où vous parlez de ces sortes de choses, je cesse de vous y répondre. Vous faites le railleur, en disant qu’il n’y a que des Idiots qui se persuadent que le Privilège du Roi fait partie d’une Pièce 176 ; mais vous devriez avouer qu’il est nécessaire à un Livre que l’on veut mettre sous la presse 177 ; puisqu’à faute de l’avoir vous avez été obligé de faire imprimer secrètement votre libelle, comme l’on fait toutes les choses défendues 178 . Vous reconnaissez assez la nécessité d’un 174 D’Aubignac nous fait rappeler que Corneille utilisa le nom de « suivantes » pour décrire Nérine dans Médée, ainsi que Mégare et Nérine dans Œdipe. Cf. Seconde, p. 65. 175 « Faire un Pérou » signifie « faire une grande fortune ». Dans ses remarques, d’Aubignac déclare : « Mais M. Corneille qui depuis tant d’années en fait un Pérou […] » (Seconde, p. 66). 176 D’Aubignac compare le poème épique, où l’auteur « s’explique lui-même comme il lui plaît » et le poème dramatique, où il « ne peut rien faire entendre que pas la bouche des Personnages qu’il introduit ». L’abbé se moque ensuite des « Idiots qui se persuadent que tout ce qu’ils trouvent imprimé dans une Pièce de Théâtre en fait partie jusqu’au privilège du Roi, sans lequel il ne serait pas libre de l’imprimer » (Seconde, p. 66). 177 En fait, d’Aubignac termine sa phrase avec les mots « sans lequel il ne serait pas libre de l’imprimer ». 178 D’Aubignac prétend que la première édition de ses remarques sur Sophonisbe fut imprimée chez Charles de Sercy sans son autorisation. S’adressant à la duchesse de R*, il affirme : « Je vous envoie des exemplaires imprimés des premières Lettres que vous avez en original ; je pensais n’écrire qu’à vous, et on me fait parler à tout le monde, et de cet entretien de mon devoir on m’en a fait faire une conversation publique. C’est une petite supercherie de la complaisance que j’ai eue pour quelqu’un de mes amis qui m’avait demandé la copie de mes Lettres, mais je ne la puis condamner, puisque tous les honnêtes gens en ont reçu beaucoup de contentement » (Seconde, p. 22). Charles de Sercy fut reçut comme libraire en 1649. Il mourut en 1703. Cf. Augustin-Martin Lottin, Catalogue chronologique des libraires et des libraires-imprimeurs de Paris depuis l’an 1470, Paris : J. R. Lottin de S. Germain, 1789, p. 50. 130 <?page no="131"?> Privilège ; puisque vous aviez donné au Libraire l’extrait d’un qui était faux 179 , et sur la fin duquel il y a, Donné à Paris le [p. 108] quinzième Janvier 1663. Signé par le Roi en son Conseil, Sebret ? quoique Monsieur Sebret soit mort en 1661 180 . Vous deviez, en faisant cela, songer à quoi s’exposent ceux qui font de pareilles faussetés. Ce que j’avance n’est point une calomnie, et pour le justifier j’ai cet extrait de Privilège entre mes mains. Je le ferai voir à ceux qui en douteront. Après avoir jeté votre venin sur Monsieur de Corneille, vous dites à ceux qui ont pris ses intérêts, qu’ils ont raison, pource qu’il est leur Maître, et que c’est en fripant ses Ouvrages, qu’ils trouvent de quoi faire tant de bagatelles, qui ne leur sont pas moins utiles, qu’à ceux qui les vendent 181 . Vous auriez bien de la vanité, si vos Ouvrages s’étaient aussi bien vendues, et s’ils avaient eu autant d’approbation : Il est [p. 109] vrai que vous vous consolez de ce qu’ils vous ont été plus profitables, que ceux à qui vous reprochez d’en avoir tiré du profit ; et si vous aviez agi aussi généreusement qu’eux, vous n’auriez pas pris douze pistoles du Royaume de la Coquetterie 182 . Cet Ouvrage est fort considérable, et digne d’un homme de votre profession, et je ne m’étonne pas, si après avoir composé ce Livre de conséquence, 179 Dans sa dernière dissertation, d’Aubignac répond aux accusations de Donneau de Visé : « Vous pouviez bien aussi vous passer de mettre en avant que vous avez tiré de ce petit perfide [Charles de Sercy] un extrait de mon privilège et d’ajouter qu’il est faux. A quoi sert un petit méchant manuscrit contre un original en parchemin signé et scellé ? il porte expressément le pouvoir de faire imprimer plusieurs Dissertations concernant le Poème Dramatique, vous en pouvez lire la copie dans les dernières imprimées, elle est avec celles-ci […] » (Quatrième, p. 143). 180 Il s’agit probablement de Charles Céberet (1603-1662) : « Céberet fut reçu, le 16 avril 1637, ‘conseiller-secrétaire du Roi, maison et couronne de France et de ses finances’, charge qu’il résigna le 26 novembre 1657. Il fut secrétaire d’Anne d’Autriche, de 1640 à 1650, et était premier secrétaire du chancelier Séguier depuis 1633; il l’était encore en mars 1653. Il avait épousé Marguerite Le Secq et mourut le 29 octobre 1662 » (Rapports et notices sur l’édition des Mémoires du Cardinal de Richelieu, éd. Jules Lair et L. Delavaud, Paris : Société de l’Histoire de France, 1922, fasc. VII, cahier 41). 181 Voir la note 170 ci-dessus. 182 Dans sa dernière dissertation, d’Aubignac écrit : « Si ce petit Hère [Charles de Sercy] vous a dit qu’il m’a donné douze pistoles pour l’histoire du temps, c’est un impudent car il ne m’a jamais donné d’argent » (Quatrième, p. 143). 131 <?page no="132"?> vous traitez tous les autres de bagatelles 183 . Vous finissez en disant que Monsieur de Corneille ne vous a jamais fait ni bien, ni mal. Vous êtes donc bien ridicule (sauf le respect dû à votre Caractère) de dire des injures de gaieté de cœur, à un homme que vous avouez qui ne vous a jamais offensé 184 . Mais venons au Sonnet par où vous terminez ce bel Ouvrage, et dans lequel, comme [p. 110] pour reprendre haleine, vous vous égayez à faire des vœux pour le retour de votre Duchesse 185 . Comme je désire l’examiner aussi bien que les Remarques, je crois qu’il est à propos de le mettre ici tout entier. SONNET. NE reverrez-vous point cet illustre séjour, Où mille cœurs soumis qui vous rendent hommage, Ne souhaitent rien tant que le noble avantage, De languir à vos pieds de respect et d’amour. Vous devez vos beautés aux soupirs de la Cour, Vous les devez encore à l’honneur de votre âge, C’est trop les retenir dans un désert sauvage Où rien ne se plaindra de cet heureux retour. Mais si vous ne sortez de cette nuit profonde, Avec tous les plaisirs pour les rendre au beau monde, Vous ne reviendrez plus que visiter des morts. Et je sais que jamais, inhumaine Sylvie, Vous n’auriez la bonté par quelque doux transports, D’en regarder un seul pour lui rendre la vie. [p. 111] 183 Encore une fois, Donneau de Visé se montre sarcastique vis-à-vis des talents littéraires de l’abbé. 184 « M. Corneille en m’a jamais fait ni bien, ni mal, et les grâces de ses Ouvrages ni leurs défauts ne me regardent point […] » (Seconde, p. 67). 185 D’Aubignac termine ses remarques par un sonnet : « Trouvez bon néanmoins, Madame, qu’en travaillant ici pour vous divertir dans votre retraite, j’aie fait des vœux pour votre retour, comme vous le verrez en ces vers » (Seconde, p. 67). L’abbé présent-il ce sonnet pour faire admirer à ces critiques ses talents de versificateur ? 132 <?page no="133"?> Si j’étais un censeur bien sévère, je dirais quelque chose des soixante-treize Monosyllabes qui s’y rencontrent 186 ; mais je passe par-dessus, pour m’arrêter à ce qu’il y a de méchant, de superflu et d’impropre. Ne souhaitent rien tant que le noble avantage. Ne souhaiter rien tant, est une façon de parler trop rampante, et dont on ne se doit pas servir en vers. Noble, ne signifie rien où il est mis : il y est même impropre, et il faudrait, Glorieux, ou quelque autre épithète, qui eût à peu près la même signification 187 . De languir à vos pieds de respect et d’amour. On ne languit que d’amour, et non de respect. Ce vers est digne d’un homme de votre profession, de votre âge, et de votre mine ; et je crois que le spectacle serait assez plaisant, de vous voir languir auprès d’une Dame 188 . [p. 112] Vous devez vos beautés aux soupirs de la Cour. Ce vers ne signifie pas ce que vous voulez dire ; il semble que votre Duchesse doive sa naissance aux soupirs de la Cour ; et vous entendez qu’elle doit revenir, à cause que la Cour souhaite son retour 189 . Vous les devez encore à l’honneur de votre âge. 186 Dans sa dernière dissertation, d’Aubignac écrit : « Pourquoi blâmez-vous mon Sonnet d’avoir 73 monosyllabes ? car c’est une imposture et pour vous convaincre, il ne faut que les compter » (Quatrième, p. 133). Cependant, la déclaration de Donneau de Visé est relativement exacte. 187 D’Aubignac déclare : « Comment dites-vous que le mot de noble n’ajoute rien à celui d’avantage ? car quand cela serait, les Poètes ont assez accoutumé de mettre des épithètes qui ne font qu’expliquer la nature d’une chose sans aucune nouvelle pensée, comme la neige blanche, des Astres brillants, des fleuves coulants et mille semblables » (Quatrième, p. 134). 188 D’Aubignac ne répond pas à cette critique. 189 D’Aubignac affirme : « Pourquoi ne voulez-vous pas que l’on dise qu’une Dame de naissance et de qualité doit ses beautés aux soupirs de la Cour et à la gloire de notre âge ; ne sait-on pas que les femmes de condition pourvues de quelques grâces doivent leur présence à la Cour, ou tous les honnêtes gens les désirent, et soupirent pour leur absence […] » (Quatrième, p. 135). 133 <?page no="134"?> Je ne sais ce que vous voulez dire, par l’honneur de votre âge. C’est une façon de parler, dont personne ne s’est jamais servi ; et une pensée si obscure, qu’elle n’est entendue que de vous. C’est trop les retenir dans un désert sauvage. Il est aussi fort nouveau de dire, Madame retient ses beautés dans un désert. Il semble que ces beautés veuillent revenir, et qu’elle les retienne malgré elles. Sauvage est superflu avec désert. Qui dit désert, dit l’un et l’autre ; et si ce n’était [p. 113] un lieu sauvage, ce ne serait pas un désert 190 . Mais si vous ne sortez de cette nuit profonde. Un Poète peut bien prendre un désert pour une nuit ; mais non pas pour une nuit profonde ; car il n’en est point de si obscure où le Soleil ne répande un peu de lumière 191 . Avec tous les plaisirs pour les rendre au beau monde. Ce vers est trop lié avec le précédent. Si elle revient avec tous les plaisirs, elle n’était donc pas dans un désert ? car il est impossible que tous les plaisirs se rencontrent dans un lieu que vous dites qui est sauvage. Vous ne reviendrez plus que visiter des morts. La construction de ce vers n’est pas trop bonne. Vous pouvez dire, par un privilège de Poète, qu’elle trouvera tous ses Amants, et tous ses Amis morts à son retour ; mais c’est trop que de dire qu’elle ne visitera que des morts. Je ne [p. 114] crois pas que son absence fasse sitôt venir la fin du monde. Visiter, est impropre, et l’on voit bien que vous ne l’avez mis, que pource qu’il est plus long que Revoir, puisqu’il n’a pas la même signification. Vous n’auriez la bonté par quelque doux transports D’en regarder un seul pour lui rendre la vie. 190 D’Aubignac explique que « le mot de sauvage dit beaucoup plus que celui de désert, qui dans sa naturelle signification n’exprime autre chose qu’un lieu destitué d’habitants » (Quatrième, p. 135). 191 D’Aubignac ne répond ni à cette critique ni aux deux autres qui suivent. 134 <?page no="135"?> Par quelques doux transports, est une cheville ; et quand ce n’en serait pas une, on ne dit point, Regarder quelqu’un par des transports, il faut avec. C’est se moquer de nos Mystères, et de la Résurrection, que de dire que votre Duchesse peut, par un regard, ressusciter les morts. Cette fleurette est un peu impie, et vous en deviez chercher une autre pour finir votre Sonnet 192 . Si vous avez fait ces Vers, pour prouver au public, que vous en savez aussi bien faire que Mon-[p. 115]sieur de Corneille, je laisse à juger si vous avez raison 193 . Cependant, comme j’ai encore beaucoup de choses à vous dire, vous trouverez bon que je vous adresse ces lignes. 192 D’Aubignac répond à cette accusation d’impiété dans sa dernière dissertation : « […] la poésie ne souffre point ce reproche, parce que ses paroles et ses expressions sont toutes figurées, et personne ne pensera que vivre, mourir, et ressusciter, soient des termes qu’il faut prendre à la lettre ; la vie des Amants n’est que l’espérance d’être aimé, leur mort est la perte de cette espérance, et leur résurrection son retour. Ce n’est pas à vous M. de Corneille, à prendre à la rigueur ces façons de parler ; car si on entendait de cette sorte les paroles de votre paraphrase de l’Imitation, on y compterait plus de cinquante hérésies, ou du moins cent propositions que l’on qualifierait en Sorbonne proches de l’hérésie » (Quatrième, pp. 135-136). 193 Voir la note 185 ci-dessus. 135 <?page no="136"?> [p. 116] APOSTILLE 194 , À MONSIEUR L’ABBÉ d’Aubignac. COMME je ne vous ferai point de Compliment, de crainte qu’il ne fût suspect, vous trouverez bon que je vous dise d’abord, que si vous aviez dessein de faire croire que l’envie ne vous faisait point écrire, vous ne deviez pas mettre de Préfaces à la tête de vos Dissertations, ou que vous en deviez faire de moins injurieuses. Si vous aviez quelque réputation, elles seraient capables de vous la faire perdre, et vous y dites des choses si hors de la vraisemblance, et qui dépei-[p. 117]gnent si bien votre emportement, qu’en découvrant à tout le monde que la passion vous aveugle, vous obligez vos Amis d’avoir pitié de vous. Vous ne vous contentez pas d’y vomir partout des injures contre Monsieur de Corneille ; comme vous n’avez jamais pu vous accommoder avec personne, vous y traitez en même temps votre Libraire de perfide ; et vous voulez qu’il ait échangé vos Remarques sur la Sophonisbe, avec grand nombre d’Exemplaires de la traduction d’à Kempis 195 de Monsieur de Corneille, qui, dites-vous, lui demeuraient inutiles 196 . Mais il n’est rien de plus faux, puisqu’excepté deux cents exemplaires qu’il a donnés, pour vous, à Monsieur l’Abbé 194 « Addition faite à la marge d’un écrit, ou au bas d’une lettre » (Le Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 43). Dans sa dernière dissertation, d’Aubignac signalera une erreur de terme : « […] vous avez fait en faveur de Sercy le dernier des fripons, une apologie que vous nommez apostille par la confusion de deux mots tirés d’une langue que vous n’entendez pas » (Quatrième, p. 140). Le Dictionnaire de l’Académie française (1694) nous fournit la définition suivante du mot « apologie » : « Discours, soit écrit, soit de vive voix pour la justification, pour la défense de quelqu’un » (t. I, p. 43). 195 Il s’agit de L’Imitation de Jésus-Christ, traduite et paraphrasée en vers français, par P. Corneille, Paris : R. III Ballard, 1656. Ouvrage anonyme, De imitatione Christi fut publié au début du XV e siècle. L’auteur est probablement Thomas à Kempis ( ? 1380- ? 1471), moine chrétien né en Allemagne. 196 D’Aubignac affirme que Corneille obtint du libraire Sercy tous les exemplaires qui restaient des remarques sur Sophonisbe en échange d’un grand nombre d’exemplaires de sa traduction de l’Imitation de Jésus-Christ (« Au Lecteur », Première, p. 3). 136 <?page no="137"?> de Villeserain 197 , et quinze ou vingt qu’il a vendus, il a tout le reste de l’impression, et qu’il est prêt de faire [p. 118] afficher: que si les Beurrières 198 le veulent venir trouver, il leur vendra toutes vos Remarques sur la Sophonisbe, avec vos Oraisons funèbres 199 , dont il n’a pas vendu une douzaine. Il aurait bien un autre reproche à vous faire, qui est que par une lâcheté sans égale, après avoir tiré de lui ces deux cents exemplaires de vos Remarques, vous les faites imprimer autre part, afin d’en tirer autant d’un autre 200 : Mais je vois ce qui vous fait agir de la sorte, c’est que les Livres que vous ferez seront considérables par la quantité des Éditions, s’ils ne le sont par la vente, et par l’estime que vous en attendez ; Au reste je crois que les Exemplaires vous seront plus inutiles, que ne le sont à Monsieur de Corneille ceux de sa traduction d’à Kempis, dont vous nous voulez 197 Il s’agit de Louis-Anne Aubert de Villeserin (mort en 1695) qui fut membre de l’Académie des Belles-Lettres, fondée par d’Aubignac vraisemblablement en 1654. En 1671, l’abbé de Villeserin fut nommé l’évêque de Senez (Louis Moréri, Le Grand dictionnaire historique, 10 vol., Paris : Libraires Associés, 1759, t. X, p. 635-636). A propos des deux cents exemplaires, d’Aubignac affirme dans sa dernière dissertation: « Et comment croyez-vous qu’il ait donné pour moi à Monsieur l’Abbé de Villeserain deux cents exemplaires de ma Dissertation sur votre Sophonisbe ? […] vous écrivez qu’il me les a fait donner, pour faire croire qu’il ne les a pas vendus ni à moi ni à personne. […] je n’en ai pas vu trois douzaines, et je ne pense pas que Monsieur l’Abbé de Villeserain en ait eu une douzaine » (Quatrième, pp. 142-143). 198 « On dit fig. d’Un mauvais livre qui ne se vend point, qu’Il faut l’envoyer aux Beurrières, qu’Il n’est bon que pour les Beurrières » (Le Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 99). 199 Il s’agit des ouvrages suivants : Panégyrique funèbre de Josias comte de Rantzau, maréchal de France, gouverneur de Dunkerque, Bergh et autres lieux, Paris : C. de Sercy, 1650 ; Panégyrique funèbre de Charlotte-Marguerite de Montmorancy, Paris : C. de Sercy, 1651. D’Aubignac est aussi l’auteur du Panégyrique funèbre de Louis de Savoie (1641), mais cet ouvrage fut publié par J. Du Bray, et non pas C. de Sercy. 200 Allusion à la deuxième édition des remarques sur Sophonisbe, publiée chez Jacques Du Brueil. D’Aubignac déclare : « […] Il n’est pas juste néanmoins qu’il [Corneille] jouisse seul de ce trésor, et qu’il s’enrichisse du bien d’autrui que l’on avait donné libéralement au public, les honnêtes Gens qui ont vu cet Ouvrage l’ont si hautement loué, que tous les autres en cherchent partout avec beaucoup de soin. C’est donc pour les contenter que cette seconde Edition paraît au jour » (« Au Lecteur », Première, p. 3). 137 <?page no="138"?> faire croire qu’il est fort em[p. 119]barrassé 201 . Si ce que vous dites est véritable, ceux qui depuis quinze jours en ont fait commencer la dixseptième Édition 202 , sont bien aveuglés d’employer de l’argent, qu’ils ne sont pas assurés de retirer. Vous nous voulez néanmoins assurer qu’il n’y aura jamais rien à perdre à vos Ouvrages, et vous nous dites dans votre première Préface, que c’est un trésor 203 ; tellement que ceux qui seront assez heureux pour les avoir, feront assurément fortune avec vous : et vous n’avez aussi donné vos Remarques sur Sertorius, à un pauvre Relieur de la Place de Sorbonne 204 , qu’afin que tout le monde s’aperçoive mieux des grands trésors qu’il amassera, en les débitant. Mais je crains, pour lui, que vous ne le traitiez bientôt de perfide, s’il refuse, comme les autres, d’imprimer votre Ro-[p. 120]man des STOÏQUES 205 . Ce n’est que pour ce sujet, que vous traitez si mal le Sieur de Sercy. Voici le discours qu’il dit que vous lui fîtes, lorsque vous l’envoyâtes quérir pour lui en parler. Hors ça, mon bon Monsieur, j’ai plusieurs Ouvrages, dont le moindre est capable de vous enrichir. J’ai, entre autres, un roman qui n’a point de pareil ; Et les CASANDRES, les CLÉOPÂTRES, les CYRUS, les CLÉLIES, et les FARAMONDS 206 , ne sont rien en comparaison de cet inimitable Roman. Cependant vous savez combien ils ont fait gagner à Monsieur Courbé 207 . Quand vous vous associeriez quatre ensemble, mon Roman vous ferait faire, à chacun, une aussi grande fortune ; et pour vous 201 Allusion à la déclaration de d’Aubignac que Corneille avait échangé les exemplaires de sa traduction parce qu’ils « lui demeuraient inutiles » (« Au Lecteur », Première, p. 3). 202 La traduction connut un immense succès. Au dix-septième siècle, nous en comptons vingt-deux éditions. 203 Voir la note 200 ci-dessus. 204 Il s’agit de Jacques II Du Brueil qui fut reçu comme libraire en septembre 1661. Il mourut en 1712. Cf. Lottin, Catalogue, p. 55. 205 Voir la note 43 ci-dessus. 206 Il s’agit des romans Cassandre (1642-1645), Cléopâtre (1646-1657) et Faramond (1661-1670) de Gauthier de Costes, seigneur de La Calprenède (1609- 1663) et des romans Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653) et Clélie, histoire romaine (1654-1661) de Madeleine de Scudéry (1607-1701). Publiée en plusieurs volumes, chaque œuvre est d’une longueur exceptionnelle. 207 Augustin Courbé entra en apprentissage chez Jean Gesselin le 11 juin 1613 et fut reçu comme libraire le 5 octobre 1623. Il exerça au moins jusqu’en 1668. Sa veuve lui succéda et exerça jusqu’en 1709 au moins. Cf. Philippe Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens, libraires et fondeurs de caractères en exercice à Paris au XVII e siècle, Paris : J. Laget, 1995, p. 102. 138 <?page no="139"?> montrer que je suis sans intérêt, je ne vous demande pour chaque Volume, qu’autant que l’on a donné pour les Livres que je vous viens de nommer. Ce grand Ouvrage [p. 121] est intitulé, LE ROMAN STOÏQUE ; il aura dix volumes : j’en ai déjà six de faits. Comme il est tout extraordinaire 208 , je veux qu’il soit in quarto, pour le distinguer des autres. Je veux qu’il y ait dix figures dans chaque volume, et qu’elles soient gravées et dessinées par Monsieur Chauveau 209 . Tout ce qui sera dans cet Ouvrage, sera allégorique, jusqu’aux points et aux virgules. Or sus 210 , mon Ami, (car je vous puis nommer ainsi ; puisqu’il y a longtemps que nous nous connaissons) songez à ce que je vous viens de dire ; c’est votre bien que je veux. Si vous imprimez mon Roman, je vous ferai le Libraire de l’Académie que nous allons faire. Il n’est pas que vous n’en ayez ouï parler ; car elle fait déjà assez de bruit. Elle se nommera l’Académie des Allégoriques 211 , et tous les Ouvrages que nous composerons, ne seront que des Allégories. Toutes les paroles des [p. 122] grands hommes étant des Oracles, le Libraire ne fut pas plutôt de retour chez lui, qu’il écrivit votre harangue qu’il m’a donnée, afin que le Public ne fût pas privé d’une Pièce si considérable. Mais comme votre éloquence n’a pu lui persuader de chercher la ruine, il est un perfide ; et s’il avait voulu vous donner de 208 Nous avons remplacé « extordinaire » par « extraordinaire ». 209 Il s’agit de François Chauveau (1613-1676), dessinateur, graveur et peintre qui illustra beaucoup d’œuvres littéraires du XVII e siècle, y compris les romans Artamène ou le Grand Cyrus et Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry, ainsi que des œuvres de Molière, de Racine et de La Fontaine. En 1662, Louis XIV lui conféra le titre de Graveur du Roi. Cf. Dictionnaire du Grand Siècle, p. 318. 210 La locution « or sus » s’emploie pour exhorter ou exciter. 211 Donneau de Visé se moque de l’Académie des Belles-Lettres. D’Aubignac crée cette société vraisemblablement en 1654, n’ayant pas réussi à devenir membre de l’Académie française. Son Discours au Roi pour l’établissement d’une seconde Académie dans la Ville de Paris est publié en 1664, bien que le privilège soit du 26 janvier 1656. Dans ce discours, d’Aubignac indique que son académie se réunit depuis deux ans (Paris : J. du Brueil, 1664, p. 370). Son ambition d’obtenir des Lettres patentes pour transformer son académie en Académie Royale n’est pas réalisée. L’Académie des Belles-Lettres continue à se réunir même quelque temps après la mort de son fondateur. Cf. Charles-Louis Livet, Précieux et précieuses, caractères et mœurs littéraires du XVII e siècle, Paris : H. Welter, 1895 ; rééd. Cœuvres-et-Valsery : Ressouvenances, 2001, pp. 200-203. Voir aussi l’article de Josephine de Boer, « Men’s Literary Circles in Paris, 1610- 1660 », Publications of the Modern Language Association of America, 53 (1938) : 730- 780, pp. 775-778. 139 <?page no="140"?> l’argent, et se charger de vos Allégories, ce serait un honnête homme, et vous ne l’auriez point accusé de perfidie. Mais il ne faut pas s’étonner si vous injuriez un Libraire, puisque vous n’épargnez pas Monsieur de Corneille. Si vous saviez, toutefois, l’estime que l’on fait de lui, et le mépris que l’on a pour vos Observations, vous rougiriez de honte. Si vos injurieux écrits pouvaient vivre (ce qui est impossible) ils rendraient témoignage à [p. 123] la postérité du mérite de Monsieur de Corneille : toute la gloire que vous en devriez espérer, serait d’être regardé de nos Neveux, comme un Zoïle 212 , et je ne crois pas que vous me puissiez faire voir par aucun exemple que les Satyres 213 aient jamais nui à ceux qui ont eu une réputation aussi bien établie qu’est celle de Monsieur de Corneille. Nous avons un grand homme parmi nous, qui honore toute notre Nation, et vous voulez faire voir que l’on s’abuse, lorsque l’on reconnaît son mérite. Tous les Étrangers se railleront de nous, et tous les Français vous auront en horreur. Vous aboyez toutefois en vain, il y a tant de distance entre Monsieur de Corneille et vous, que vous ne pourrez jamais donner la moindre atteinte à sa réputation : Tout ce que vous fai-[p. 124]tes se brise auprès de son nom ; comme un verre contre un Vase d’Airain 214 . Vous donnez un démenti à toute l’Europe, qui l’a admiré. Mais, ditesmoi, je vous prie, qui devons-nous croire, ou d’un Censeur dont la raison est blessée, ou des millions d’approbateurs ? Ne croyez-vous pas que le nombre le doit emporter, et que tant d’équitables voix doivent être plus fortes que la vôtre ? Comme vous êtes seul de votre opinion, vos écrits devraient être brûlés au Parnasse, ainsi que les Ouvrages de ceux qui veulent introduire de nouvelles opinions. L’on ne connaît que trop que vous n’agissez de la sorte, que pour vous rendre recommandable par votre défaite, imitant celui qui mit le feu au Temple de Diane 215 , pour faire parler de lui. Mais j’espère que vous 212 Critique injuste et envieux. Il s’agit du nom d’un grammairien grec, Zoïle (? ~400-~ 320), qui critiqua Homère avec beaucoup d’amertume. Cf. Biographie universelle ancienne et moderne, éd. Louis-Gabriel Michaud, 52 vol., Paris : Michaud, 1811-1828, t. LII, pp. 410-417. 213 Allusion à l’ouvrage de d’Aubignac intitulé Des Satyres, brutes, monstres et démons (Paris : N. Buon, 1627). Dans ce traité, Hédelin fait l’étude des monstres et des demi-dieux de la mythologie grecque, concluant que les satyres ne sont que des singes. 214 Symbole de la dureté. 215 Il s’agit du temple d’Artémis à Éphèse. Ce temple fut incendié en ~356 par un citoyen d’Ephèse, nommé Érostrate, qui voulait se rendre célèbre. 140 <?page no="141"?> vous [p. 125] repentirez, et qu’au lieu de vos Remarques sur l’Œdipe, vous nous donnerez dans peu, les moyens de se bien préparer à la mort, et que vous cesserez de nous apprêter à rire. Lorsque l’on se veut mêler de Critiquer les autres, il faut être dans une estime plus générale que vous n’êtes, et que l’on n’ait pas lieu de croire que l’ennui fait ouvrir la bouche. L’on examine d’abord qui est celui qui Critique, et celui que l’on Critique : cela étant, jugez quelle 216 différence on trouvera entre Monsieur de Corneille et vous ? Vous ne sauriez souffrir qu’il cite ses Ouvrages, lorsqu’il est nécessaire qu’il en cite quelques-uns 217 ; Néanmoins vous parlez des vôtres dans toutes les pages de vos Observations, sans aucune nécessité. Si vous savez si bien faire des [p. 126] Poèmes Dramatiques, que vous nous le voulez persuader, accommodez au Théâtre l’Ajax, que vous trouvez incomparable ? 218 Faites-nous voir ce Héros tout ensanglanté du meurtre de deux ou trois cents Moutons, et représentez-le nous au milieu de toutes ces bêtes égorgées ? 219 mais gardez-vous, surtout, de le faire mourir comme Sophocle, au milieu du quatrième Acte ; car je doute qu’il y eût des Français assez patients pour écouter le cinquième, où l’on dispute de sa sépulture 220 . C’est un nouveau sujet qui renaît, et je suis assuré que plusieurs s’en iraient sans se mettre en peine de savoir en quel lieu l’on inhumerait son Corps. Après que l’on a su la mort d’un Héros, et ce que deviennent tous les Acteurs, l’on n’a plus d’attention pour ce qui reste ; et si la Pièce ne finit, [p. 127] elle doit finir. Ce qui était autrefois bien reçu, ne plairait pas à présent, et vous connaîtriez par le mauvais succès de votre Ajax, que les 216 Nous avons remplacé « qu’elle » par « quelle ». 217 Voir la note 91 ci-dessus. 218 Il s’agit de la tragédie grecque Ajax de Sophocle (~496-~406), racontant l’histoire de la mort du chef des Salaminiens. Dans ses remarques sur Sertorius, d’Aubignac écrit : « […] quand il [Corneille] allègue l’Ajax de Sophocle, comme si l’unité de lieu n’y était pas gardée, il faut qu’il ne l’ait pas lu, ou qu’il ait oublié la conduite de ce Poète […] » (Seconde, p. 42). L’édition originale de La Pratique du théâtre comporte une dissertation intitulée Analyse ou examen de la première Tragédie de Sophocle intitulée Ajax. Le sous-titre annonce clairement le thème de l’ouvrage : sur les règles que nous avons données pour la Pratique du Théâtre. 219 Dans la pièce, Ajax, sous l’influence d’Athéna, massacre les animaux des armées grecques parce qu’il les prend pour les compagnons d’Ulysse. 220 Ajax se suicide. La pièce se termine par la dispute entre Teucros et le roi Agamemnon concernant la sépulture d’Ajax, le roi atride refusant d’abord d’honorer le corps du chef des Salaminiens. 141 <?page no="142"?> anciens ne doivent pas être imités en toute chose, par ceux qui veulent présentement faire des Pièces de Théâtre. Je parlerai une autre fois des cinq ou six Poèmes Dramatiques, dont vous avez conduit le sujet 221 ; et bien qu’elles soient ensevelies dans les ténèbres, je les déterrerai pour faire leur procès. Je croyais avant que de finir vous devoir faire un compliment de conjouissance 222 , et que vous seriez du nombre de ceux que le Roi a depuis peu reconnus pour beaux esprits 223 ; mais comme vous n’en êtes point, Monsieur de Corneille vous pourrait dire ces deux vers, que Don Diègue dit dans le Cid au Comte de Gormas. [p. 128] Vous voyez toutefois qu’en cette concurrence, Un Monarque, entre nous, met de la différence 224 . 221 Dans sa dernière dissertation, d’Aubignac écrit : « Quels sont les cinq ou six Poèmes dramatiques dont j’ai conduit le sujet ? Je ne les connais pas ; on m’en a montré plusieurs dont j’ai dit mes sentiments qui n’ont pas été suivis ; j’ai donné l’ouverture de quelques sujets que l’on a fort mal disposés ; j’ai d’autrefois fait en prose jusqu’à deux ou trois Actes, mais l’impatience des Poètes ne pouvant souffrir que j’y misse la dernière main, et se présumant être assez fort pour achever sans mon secours, y a tout gâté. J’en ai même donné trois en prose à feu M. le Cardinal de Richelieu qui les fit mettre en vers, mais les Poètes en changèrent tellement l’économie qu’ils n’étaient plus reconnaissables. […] Enfin Zénobie est la seule Pièce dont j’ai été le maître, au sujet, en la conduite et au discours ; c’est la seule que j’avoue […] » (Quatrième, p. 138). Voir la note 8, Défense de la Sophonisbe. 222 « Marque que l'on donne à quelqu’un de la joie qu’on a d’un bonheur qui lui est arrivé. Il n’a guère d’usage qu’en ces phrases. Faire des compliments de conjouïssance. une lettre de conjouïssance » (Le Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 609). 223 Georges Couton écrit que dès juin 1663, « les premières gratifications du Roi aux gens de lettres et savants sont connus : la liste se dresse depuis novembre 1662. Ainsi établit un dirigisme qui oriente la littérature vers la célébration admirative des faits et gestes du Roi. Corneille reçoit 2 000 livres, qui seront versés annuellement, mais avec des retards, jusqu’en 1674 » (Corneille. Œuvres complètes, t. I, p. LXII). 224 Le Cid (I, 4), v. 207-208. D’Aubignac écrit : « Et pourquoi vous vanter par deux méchants vers de votre Cid qu’en cette concurrence le Roi a mis quelque différence entre vous et moi ? Nous ne sommes point tombés en concurrence, je n’ai pas prétendu même chose que vous, sa Majesté n’a point interposé son jugement entre vous et moi, et ce désavantage que vous m’imputez impertinemment, m’est commun avec dix mille personnes de naissance, de condition et de vertu, qui méritent mieux que vous, mais qui ne sont pas connus de sa Majesté […] » (Quatrième, pp. 120-121). Donneau de Visé fait aussi 142 <?page no="143"?> Le dépit que vous avez eu, de ce que le Roi en a tant mis entre lui et vous, vous a fait dire, que vous eussiez refusé ses bienfaits, s’il vous eut envoyé moins de deux mille écus 225 . Vous aimez toutefois trop l’argent, pour en refuser quelque médiocre qu’il soit, et ce n’est que le regret de n’avoir pas été traité comme les autres, qui vous fait parler de la sorte. Tout ce qui vient des Rois, honore toujours ceux qui le reçoivent ; et je sais des personnes qui donneraient de bon cœur tous les ans mille écus, pour avoir de sa Majesté une pension de bel esprit, ne se monta-t-elle qu’à mille livres. Je ne puis m’empêcher de vous dire encore, que personne n’ajoute foi à ce que vous dites, et que l’on ne [p. 129] veut pas même lire vos Observations ; pource que l’on sait que votre critique s’est toujours attachée aux belles choses. Je crois qu’il vous souvient encore de la Mirame de Monsieur Desmarets, sur laquelle vous fîtes autrefois des Remarques ; et que vous n’avez pas oublié, que Monsieur le Cardinal de Richelieu vous obligea de lui demander pardon 226 . Vous dites que vous n’avez connu dans ma Défense de Sophonisbe, que la colère de Monsieur de Corneille ; l’on voit bien par là que vous le connaissez mal ; puisqu’il n’y a personne qui puisse dire l’avoir jamais vu en colère. Vous faites tort à sa réputation, en lui attribuant cette Défense, et bien que vous me fassiez beaucoup d’honneur, je suis, obligé de vous avertir, que vous vous abusez ; et de vous dire [p. 130] aussi que cette Défense de Sertorius est du même Auteur, que celle de Sophonisbe, qui se vend chez Barbin, vis-à-vis le Portail de la Sainte Chapelle, et non de celui de la lettre en Prose 227 . Comme il a beaucoup de mérite, et qu’il aurait lieu allusion au titre de noblesse conféré à la famille Corneille en 1637 après le succès du Cid. 225 Dans sa dernière dissertation, d’Aubignac nie avoir dit ces paroles : « En quel lieu me l’avez-vous ouï dire, quand l’ai-je dit, à qui l’ai-je dit ? En vérité, M. de Corneille, ce n’est pas là seulement une extravagance qui mérite que l’on vous berne, mais une calomnie qui vous rend digne de la peine des lois les plus rigoureuses » (Quatrième, p. 121). 226 Donneau de Visé se trompe. Il s’agit plutôt de la tragi-comédie Roxane (1639) de Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1559-1676). D’Aubignac s’était présenté comme membre de l’Académie française en 1640, mais fut refusé soi-disant à cause de sa critique de Roxane « où il blâmait le goût de Son Éminence et de Mme d’Aiguillon qui l’avait estimée » (Chapelain, lettre du 13 juillet 1640 à Balzac, dans Lettres, t. I, p. 663). Selon Donneau de Visé, la pièce en question était Mirame (1641). 227 Voir la note 160 ci-dessus. 143 <?page no="144"?> de se fâcher, si l’on prenait mes Ouvrages, pour les siens, j’ai cru être obligé de vous donner cet avis, et de vous dire, en même temps, que puisque la guerre est déclarée entre nous, je combattrai d’une manière qui divertira tout le monde. Quand je ne remporterais pas la victoire, je sais des choses qui rendront ma cause bonne, et qui vous feront railler de tous ceux qui apprendront, et qui verront notre Combat. Il faut que vous n’ayez point d’Amis, puisque vous n’avez point été averti de ce que l’on dit de vous, et [p. 131] de vos Observations. Vous me devez être bien obligé de vous parler si franchement, et je crois que vous recevrez bien mes avis, si vous n’êtes point mort de regret, et de honte, d’avoir fait des choses indignes d’un homme d’esprit, et d’une personne de votre âge, et de votre Caractère. FIN. 144 <?page no="145"?> Défense d’Œdipe <?page no="147"?> [p. 1] DÉFENSE D’ŒDIPE, TRAGÉDIE De Monsieur de Corneille. L’OBSTINATION étant un vice ordinaire aux Enfants, et aux Vieillards, il ne faut pas s’étonner si Monsieur Hédelin, qui peut justement être mis au nombre des derniers, continue de dire des injures à Monsieur de Corneille. Ne soyez point surpris, Critique obstiné, si je ne vous appelle plus Abbé d’Aubignac, l’on m’a tiré de l’erreur où [p. 2] j’étais, et j’ai su que vous n’avez que cent cinquante livres de pension, sur cette Abbaye 1 . Vous deviez m’avoir détrompé vous-même ; mais comme mon erreur vous était avantageuse, et que vous ne manquez pas d’ambition, vous vous êtes bien gardé de le faire. Vous commencez votre Dissertation sur l’Œdipe, d’une manière qui nous fait voir, que vous savez bien soutenir le caractère d’ambitieux : essayant de nous persuader que votre Duchesse imaginaire 2 , vous a mandé, que vos Remarques sur le Sertorius, lui ont donné de l’admiration. Croyez-vous, Monsieur, qu’il y ait des gens assez crédules, pour s’imaginer que les louanges que vous vous donnez, aient été écrites d’une autre main que de la vôtre ? Il est aisé de voir que vous êtes l’Auteur des Remarques, et la Duchesse, tout en- [p. 3]semble, que vous répondez pour elle, et que c’est un Godenot 3 , que vous faites parler comme il vous plaît ; c’est pourquoi l’on ne doit pas s’étonner si elle va, pour vous, jusqu’à l’admiration 4 . 1 D’Aubignac obtient l’abbaye d’Aubignac, dans le diocèse de Bourges, en 1631. Elle lui rapporte un revenu de 680 à 700 livres. Cf. Livet, Précieux, p. 158. 2 Voir la note 25, Défense de la Sophonisbe. 3 « Figure de petit homme, dont se servent les Charlatans pour amuser le peuple » (Le Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 526). 4 Donneau de Visé répond à la déclaration suivante de d’Aubignac : « Si je puis me flatter pour croire que ma Dissertation sur le Sertorius de M. Corneille vous ait donné de l’admiration ; il me semble qu’un si petit ouvrage ne pouvait imprimer 147 <?page no="148"?> Après vous être admiré, vous être donné des louanges que vous saviez bien que personne ne vous donnerait, et avoir dit plusieurs choses injurieuses à Monsieur de Corneille 5 , qui n’ont rien de commun avec l’Œdipe, vous avouez qu’il s’est trouvé des gens à Paris, qui ont demandé pourquoi vous écriviez contre un si fameux Auteur ? et comme vous ne doutez point qu’il n’y en ait dans la Province, qui fassent la même demande, vous priez votre Duchesse, de dire à ces gens, que vous nommez déraisonnables, que vous n’avez écrit que par son commandement, et que pour flatter les rêveries inquiètes de sa solitude 6 . [p. 4] Mais vous la devriez plutôt prier de ne vous plus donner un si honteux emploi, puisque vous êtes, vousmême, obligé d’avouer que tout le monde reconnaît le mérite de Monsieur de Corneille, et que l’on ne saurait souffrir, sans indignation, que vous écriviez contre lui. Ensuite de la condamnation que vous passez contre vous, en avouant que l’on vous blâme, et dans Paris, et dans les Provinces, vous écrivez les plus jolies choses du monde à votre Duchesse ; et il n’est rien de plus galant que l’endroit où vous lui dites, que vous savez jouer à toutes sortes de jeux. Vous n’avez pas mal employé votre temps, et quand vous n’auriez appris que cela, en toute votre vie, c’était assez pour vous acquitter du devoir d’un bon Prêtre 7 . Vous montrez aussi, que vous avez été autrefois, bon [p. 5] Avocat 8 , en nous faisant ressouvenir que nos Coutumes disent, que donner et retenir ne à votre esprit un mouvement si fort et si glorieux pour moi » (Troisième dissertation concernant le poème dramatique : en forme de remarques sur la tragédie de M. Corneille intitulée L’Œdipe, dans L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995, p. 71). 5 D’Aubignac reproche à Corneille d’être « tellement environné des rayons de la gloire, qu’il éblouit les yeux de ceux qui le regardent, sans que personne ait le pouvoir de tirer aucun trait qui lui puisse faire du mal » (Troisième, pp. 72-73). 6 D’Aubignac explique aussi qu’il écrit contre Corneille pour son propre plaisir, cette activité lui permettant de « consumer agréablement les heures » que la conversation de ses amis lui laissent vacantes (Troisième, p. 73). 7 En fait, d’Aubignac affirme qu’il n’aime pas les jeux, bien qu’il les sache tous : « […] je n’y trouve aucun charme capable de m’y faire perdre le temps ; ils ont trop de violence pour la faiblesse de mon corps, ou trop d’oisiveté pour l’activité de mon esprit » (Troisième, p. 73). 8 Après des études en droit, d’Aubignac exerça la profession d’avocat en parlement à Paris. 148 <?page no="149"?> vaut 9 . Cela marque une grande érudition, et que vous avez lu nos Coutumes, aussi bien que la Comédie des Proverbes 10 : et je croirais que vous n’avez écrit que pour faire savoir que vous avez été, autrefois, Avocat, si je ne voyais dans les lignes suivantes, ce qui vous a obligé de mettre la main à la plume, contre Monsieur de Corneille. Si l’auteur, dites-vous, en parlant de Poèmes dramatiques, a la civilité de les faire voir à ses amis, ils auraient grand tort d’en faire après des censures 11 . J’ai déjà dit, dans les réponses que je vous ai faites, que le dépit que vous avez conçu depuis longtemps, contre Monsieur de Corneille, de ce qu’il ne vous communique pas ses pièces de Théâtre 12 , avant qu’elles soient représentées, vous faisait écrire contre [p. 6] lui 13 ; et comme vous craigniez que l’on n’ajoutât pas foi à mes paroles, vous avez voulu l’apprendre, vous-même, à tout le monde, dans cette Dissertation. Vous vous plaignez de ce que Monsieur de Corneille, ne vous a jamais rendu qu’une visite, pour vous remercier de l’excès de bien que vous avez dit, de lui, dans votre Pratique. Si vous en avez dit tant de bien, pourquoi en dites-vous présentement tant de mal ? lequel devons-nous croire de Monsieur Hédelin de la Pratique, ou de Monsieur Hédelin des Dissertations ? 14 Il y a beaucoup d’apparence 9 D’Aubignac écrit : « Encore est-il vrai que M. Corneille ayant donné ses Poèmes au public, n’a plus de droit d’en empêcher l’usage à tous ceux qui les achètent ; donner et retenir ne vaut, disent nos coutumes, et ce que nous faisons imprimer, n’est plus à nous » (Troisième, p. 74). 10 Allusion à La Comédie des proverbes, pièce comique (Paris : F. Targa, 1633). La pièce est attribuée à Adrien de Montluc-Montesquiou, comte de Carmain, prince de Chabanais (1571-1646). Cet auteur fut emprisonné à la Bastille pendant sept ans, ayant été accusé de conspiration contre Richelieu. 11 La citation est exacte. Voir Troisième, p. 74. 12 Nous avons remplacé « Thyatre » par « Théâtre ». 13 Voir la page 7, Défense de la Sophonisbe (pagination de l’édition originale). 14 D’Aubignac écrit de Corneille : « […] je n’ai point de commerce avec lui, et j’aurais peine à reconnaître son visage ne l’ayant jamais vu que deux fois. La première, quand après son Horace, il me vint prier d’assister à la lecture qu’il en devait faire chez feu M. de Boisrobert […] et l’autre, quand après son Œdipe il me vint remercier d’une visite que je lui avais rendue, et du bien que j’avais dit de lui dans ma Pratique, où il ne trouvait rien à condamner que l’excès de ses louanges » (Troisième, p. 75). Pendant les années 1660, d’Aubignac fait des modifications au texte de La Pratique du théâtre en vue d’une réédition, enlevant « tous les endroits qui contenaient l’éloge d’un des plus grands ornements de la France » (Irailh, Querelles, t. I, p. 227 ; cité par Baby, Pratique, p. 23). 149 <?page no="150"?> que nous devons croire celui de la Pratique, et n’ajouter point de foi à l’autre, quand il veut détruire des éloges que le premier a si justement donnés. Comment croire aussi un homme qui nous montre qu’il a perdu le sens, lorsqu’il nous veut persuader [p. 7] que l’on peut écrire tout ce que l’on pense jusqu’aux choses extravagantes ? A-t-on jamais fait une proposition plus ridicule, et pourrait-elle sortir d’autre bouche que de celle d’un Docteur des petites Maisons ? 15 Je laisse à juger si Monsieur Hédelin est sage, lorsqu’il parle de la sorte : et si l’on doit s’étonner, après avoir dit que l’on peut écrire des extravagances, qu’il n’écrive rien que d’extravagant contre Monsieur de Corneille ? En vérité, Monsieur Hédelin, vous devriez avoir plus de soin de votre réputation, et ne vous pas ériger en si mauvais critique à votre âge. Cet emploi est honteux à un Vieillard qui est sur le bord de sa fosse, et qui ne doit plus songer qu’à rendre compte à Dieu, de ses actions 16 . Mais vous négligez un compte qui vous serait si utile, et vous aimez mieux chercher dans les fautes d’autrui, [p. 8] de quoi autoriser les vôtres, que de chercher les moyens de vous en corriger : et c’est pour cela, que vous nous citez tous ceux qui ont écrit contre les grands hommes. Mais quelle gloire est-il resté à ces Critiques ? Balzac n’est-il pas plus estimé que le Père Goulu ? 17 Et Aristote, Homère, Ovide, Virgile, et Cicéron, ne sont-ils pas mille fois plus estimés, que ceux qui ont écrit contre eux ? 18 a-t-on jamais fait de comparaison des uns aux autres ? leurs Ouvrages sont-ils recherchés comme ceux de ces grands hommes ? et se ressouvient-on seulement, des noms de ces petits Critiques ? Vous et vos Ouvrages aurez le même destin, tandis que Monsieur de Corneille, et les siens, vivront à la Postérité. Je sais bien que vous n’êtes pas persuadé de cette vérité, ou du moins que vous ne voulez pas témoigner que vous le soyez : et [p. 9] qu’un homme qui est assez vain pour dire que ses Ouvrages 15 Allusion à un asile d’aliénés créé à Paris en 1557. 16 Encore une fois, Donneau de Visé se moque de la vieillesse de l’abbé. Voir la note 4, Défense de la Sophonisbe, et la note 26, Défense du Sertorius. 17 Allusion à la critique de Jean Goulu (1576-1629), supérieur de l’ordre des Feuillants, contre le style de Jean-Louis Guez de Balzac (1597-1654). 18 D’Aubignac écrit : « Le P. Redent n’a-t-il pas fait un cours de Philosophie contre les toutes les opinions d’Aristote […] M. Sorel a-t-il pas condamné plusieurs endroits d’Homère et d’Ovide ? et Virgile a-t-il pas trouvé ses Critiques en notre temps aussi bien qu’eux […] l’éloquence de Cicéron n’a pas été si généralement approuvé qu’il n’ait eu des Critiques » (Troisième, p. 76). 150 <?page no="151"?> n’ont jamais été blâmés que des sots, ou de ceux qui ne les ont pas lus 19 , peut croire qu’il vaut seul, tout ce que nous avons jamais eu de grands hommes. C’est dans cette complaisance que vous avez pour vous, que vous attaquez si fièrement tout ce qu’il y a de gens d’esprit, en disant, que Monsieur de Corneille jouit de sa réputation aux dépens du sens commun ; Mais si vous en aviez un peu, vous ne vous efforceriez pas inutilement, de ruiner une réputation si bien affermie, et vous n’auriez pas perdu les vingt-sept premières pages de votre Livre, en discours injurieux, et inutiles. Qui vous a dit que l’Œdipe n’a pas répondu au bruit du nom de Monsieur de Corneille, et à l’attente du public ? Il n’y a que vous qui ignoriez les applaudissements qu’il a [p. 10] reçus, et les louanges que le Roi lui a données 20 ; Mais que dis-je ? Vous ne le savez que trop, et vous feignez de l’ignorer par un effet de l’envie que vous portez à tous ceux qui ont plus de mérite, et plus d’approbation que vous. Après avoir dit tant de choses inutiles, et qui ne servent qu’à grossir votre Livre, vous racontez tout le sujet de la Fable d’Œdipe, et la condamnez entièrement. Vous doutez que cette Fable qui a été applaudie parmi les Grecs, et les Romains, puisse réussir parmi nous 21 : et vous dites que des trois Sujets qui furent donnés à Monsieur de Corneille, il prit celui d’Œdipe, pour se rendre plus admirable. Si ce fut sa fin, il en est venu à bout ; ainsi vous avez tort de le condamner, et de douter que cette fable puisse réussir parmi nous. Cela était bon à dire avant la représentation de cette [p. 11] Tragédie ; mais à présent qu’elle a réussi, vous ne devez plus être en doute du 19 D’Aubignac déclare : « […] j’ai fait imprimer depuis quelques années la Pratique du Théâtre qui n’a jamais été blâmée que des Sots, ou de ceux qui ne l’ont pas lu ; car tous les honnêtes Gens qui se sont donné la peine de la voir, ont reçu le plaisir d’y trouver des instructions nouvelles, et des vérités incontestables » (Troisième, p. 78). 20 Donneau de Visé a raison. Œdipe, représentée pour la première fois en 1659 à l’Hôtel de Bourgogne, fut très bien accueillie. Corneille affirme : « […] cette tragédie a plu assez au Roi pour me faire recevoir de véritables et solides marques de son approbation » (« Au Lecteur », Œdipe, dans Corneille. Œuvres complètes, t. III, p. 18). 21 D’Aubignac juge invraisemblable le fondement de la fable d’Œdipe : « Cette fable a eu cours parmi les Grecs, et les Romains l’ont aussi débitée, mais je doute que cela puisse être bien reçu parmi nous pour le fondement d’une Tragédie dont nous désirons que le Roman soit vraisemblable en toutes ses circonstances, et plus conforme à a vie de nos Princes » (Troisième, p. 82). 151 <?page no="152"?> succès, et vous devez seulement avouer qu’il n’appartient qu’à Monsieur de Corneille à faire des miracles. Comme dans tout ce que vous avancez contre la fable d’Œdipe, vous ne blâmez que les Anciens, je ne vous y réponds rien : estimant, puisqu’elle a été l’admiration des Grecs, et des Latins, et qu’elle a pu venir jusqu’à nous, qu’elle n’a pas besoin de défenseurs, et que vous n’êtes pas capable de détruire ce qui a été approuvé par tant de siècles. Mais d’où vient qu’après avoir dans tous vos Ouvrages, paru idolâtre des Anciens, vous les abandonnez, dès que Monsieur de Corneille s’en sert ? S’il n’avait pas accommodé Œdipe, au Théâtre Français, vous nous feriez voir, comme de l’Ajax 22 , que c’est la Pièce la mieux conduite, et [p. 12] le plus beau Sujet qu’on puisse trouver. Si le Sujet en est bon, vous ne pouvez blâmer Monsieur de Corneille, d’avoir fait un méchant choix : et s’il ne vaut rien (comme vous le soutenez) ce grand homme mérite beaucoup d’estime d’avoir rendu bonne, une chose tout à fait méchante, même de l’avoir fait admirer par tout ce qu’il y a de personnes d’esprit en France ; et je doute fort que vous puissiez accommoder au Théâtre, un Sujet des Anciens, avec autant de succès. Chacun avoue, que pour la conduite, Œdipe, est le Chefd’œuvre de Monsieur de Corneille : que jamais l’on n’a vu une Pièce où il y eût tant d’art : et que les seules préparations des incidents, doivent être plus estimées que tout ce que nous avons jamais eu de Poèmes dramatiques. Ayant condamné les Anciens, qui ont inventé le sujet d’Œdipe, [p. 13] et blâmé Monsieur de Corneille, d’avoir, par son adresse, fait admirer au Théâtre Français, des choses qui auraient fait horreur, s’il ne les eût rectifiées ; Vous condamnez l’histoire de Thésée, et dites qu’il n’est pas croyable qu’un Prince demeure dans un État étranger, au milieu d’une peste si générale, et si dangereuse ; et que son père devait envoyer Courriers sur Courriers, pour le rappeler 23 . J’aurais beaucoup de choses à vous répondre là-dessus ; mais comme je n’entreprends plus de défendre Monsieur de Corneille, et que son mérite le met à couvert des traits injurieux que lui décoche l’Envie par votre plume, je les passerai sous silence. 22 Voir les notes 218, 219 et 220, Défense du Sertorius. 23 « […] je doute fort que cela soit possible ; et tout ce que M. Corneille a bâti sur ce fondement, ne me semble pas judicieux ni convenable à la vraisemblance du Théâtre » (Troisième, p. 92). 152 <?page no="153"?> Je ne puis toutefois, m’empêcher de vous dire que l’Amour pourrait servir d’excuse à des choses bien plus extraordinaires ; qu’il n’est pas hors de la vraisemblance, [p. 14] qu’un Héros, comme Thésée, méprise la mort, et s’expose à un péril douteux ; puisque souvent l’on a vu des Amants qui n’étaient pas du rang de ceux dont il s’agit, s’exposer à une mort assurée pour en garantir leurs Maîtresses ; mais j’ai tort de chercher des raisons pour justifier une chose que Monsieur de Corneille a si judicieusement traitée. Si vous aviez bien lu la première Scène d’Œdipe, vous auriez remarqué de quelle manière Thésée se défend, lorsque Dircé le presse de s’en retourner, pour n’être pas davantage exposé aux dangers de la peste : et vous auriez reconnu que ce Héros dit les choses les plus touchantes, et les plus amoureuses : qu’il a raison de dire qu’il ne veut point fuir des périls que sa Maîtresse ne fuit pas : et qu’il veut mourir après elle, plutôt que jouir d’une [p. 15] vie qui serait le seul et infâme fruit de son départ. Vous trouvez étrange qu’il ait tant d’amour à quarante ans : et vous ne trouvez pas vraisemblable, qu’il fasse une si grande folie par amourette 24 . Je n’examine point s’il a l’âge que vous lui donnez, et même je consens qu’il ait quarante ans (puisque vous le voulez) mais, est-ce un âge où l’on ne doive plus aimer ? et n’avez-vous pas tort de le condamner, lorsqu’en méprisant la mort, il soutient le caractère d’un parfait Héros et d’un parfait Amant ? Si les hommes ne doivent plus aimer à quarante ans (qui est l’âge où l’on commence de bien aimer) vous devez passer pour un Amant bien ridicule, puisque vous aimez à soixante et dix 25 . Comme vous avez le cœur tendre, la jeune Dircé vous fait pitié, il vous sem-[p. 16]ble, dites-vous, que l’on l’expose bien légèrement à la mort. Mais si vous aviez bien lu l’Œdipe, ou, si après l’avoir lu, vous l’aviez bien retenu, vous ne parleriez pas de la sorte ; puisque Dircé veut, elle-même, s’exposer à la mort ; qu’elle dit des choses avantageuses pour les Rois, afin de montrer qu’elle est coupable du meurtre de son Père : et qu’Œdipe, et Jocaste, ne voulant 24 D’Aubignac juge invraisemblable et ridicule le comportement de Thésée, étant donné qu’il fallait que « ce coupable eût près de quarante ans » (Troisième, p. 92). 25 Encore une fois, Donneau de Visé se moque de l’âge de l’abbé. En 1663, d’Aubignac n’avait que 59 ans. Dans sa première Défense, Donneau de Visé déclare que d’Aubignac a 65 ans. Voir la note 26, Défense du Sertorius. 153 <?page no="154"?> point consentir à son trépas, donnent de nouveaux ordres pour évoquer une seconde fois, l’Ombre de Laïus 26 . Vous nous voulez persuader que la Fable de Thésée ne peut être un Épisode à celle d’Œdipe ; mais vous n’avancez une chose si ridicule, qu’afin de grossir votre Livre, d’un chapitre de votre Pratique du Théâtre, que vous y mettez tout entier, et je présuppose que vous êtes trop entendu en Poèmes Dramatiques, [p. 17] pour m’imaginer que vous croyiez 27 ce que vous dites. Les amours de Thésée, et de Dircé, sont si bien jointes au Sujet d’Œdipe, qu’elles ont fait avouer que Monsieur de Corneille est le plus grand Maître qui ait jamais été, dans le bel Art du Théâtre. Aussi avez-vous reconnu dans vos Remarques, sur la Sophonisbe, que Dircé était bien jointe au Sujet d’Œdipe 28 , quoique vous ne puissiez souffrir aujourd’hui, que l’on y parle d’amour. Les quatre Circonstances, par lesquelles vous prétendez que l’on distingue l’Épisode, du principal Sujet, sont des réflexions de vos imaginations creuses, desquelles Aristote n’a jamais parlé 29 . Les Épisodes ont été plus connus des Latins que des Grecs : Térence s’en est servi, et nous avons de lui, des Pièces où les affaires des personnages Épisodiques, ne se démêlent qu’après [p. 18] celles des principaux Acteurs, ainsi que dans l’Œdipe de Monsieur de Corneille. Il faut que vous ayez bien envie de le censurer ; puisque votre critique s’attache à des choses que vous devriez louer. Mais peut-être que vous avez vos raisons, et que vous ne condamnez les Épisodes qui sont dans les formes, que pour justifier vos Généraux de Zénobie, qui ont été blâmés de tout le monde, pource que leur histoire finit au troisième Acte : qui est une faute 26 D’Aubignac soutient que puisque Dircé n’avait que cinq ans au temps de la mort de Laïus, elle ne peut être suspecte de l’avoir tué. Voir Troisième, p. 92. 27 C’est bien le subjonctif qui est employé. 28 Voir la note 83, Défense de la Sophonisbe. 29 Les quatre circonstances identifiées par d’Aubignac sont les suivantes : « La première est que l’Episode ne doit pas régner dans toute la pièce comme le sujet principal. La seconde, qu’il doit être comme un trouble imprévu qui s’y mêle. La troisième, qu’il en doit recevoir son dénouement et non pas le donner si ce n’est par quelque incident extraordinaire. Et la quatrième qu’il ne doit pas en être la fin et en former la Catastrophe » (Troisième, p. 94). D’Aubignac soutient que Corneille n’applique pas la règle de l’unité d’action dans son Œdipe : « […] l’action véritable de cette Tragédie est le mariage de Thésée comme le principal sujet, et que l’histoire d’Œdipe n’en est qu’un Episode […]. Encore est-il vrai que la confusion de ces deux fables est si mal ordonnée, que l’unité de l’action ne s’y peut rencontrer » (Troisième, p. 95). 154 <?page no="155"?> insupportable, et qui choque même ceux qui n’ont aucune connaissance du Théâtre 30 . Vous vous étonnez qu’Œdipe étant reconnu Parricide, et Incestueux, consente au mariage de Dircé ; mais vous devez prendre garde qu’il ne s’y opposait que par politique, et que par la crainte qu’il avait que Thésée, faisant valoir les droits de cette Princesse, ne s’effor-[p. 19]çât de la faire remonter sur un Trône qui lui était dû ; mais que se reconnaissant Parricide, et Incestueux, il cesse d’être Politique, il ne songe plus aux honneurs de la vie, il perd l’amour du Trône, et loin de chercher les moyens de régner, il ne pense qu’à ceux, de répandre son sang 31 . Le caractère de Dircé n’est point inégal, comme vous le soutenez : et vous seriez bien empêché, si l’on vous obligeait à montrer les injures que vous voulez faire croire qu’elle dit à sa mère. C’est une Héroïne qui soutient bien la grandeur de son rang, et que l’arrêt de sa mort ne peut faire trembler ; Et si, comme vous dites, elle parlait de sa passion jusqu’à offenser la pudeur de son Sexe, elle ne se résoudrait pas si facilement d’abandonner Thésée 32 . Vous avez donc tort de blâmer Monsieur de Corneille, de nous [p. 20] produire des Amantes emportées, personne ne lui a jamais fait cette objection. Vous dites encore de Dircé, qu’elle devait assister à la mort de sa Mère, au lieu de s’amuser à coqueter avec Thésée. Il fallait donc que sa Mère l’avertît qu’elle s’allait poignarder : car l’on n’assiste pas à la mort de ceux qui se tuent en secret, comme au trépas d’une personne qui meurt dans son lit, et dont on sait la maladie 33 . Vous ne trouvez pas que Jocaste agisse dans la Pièce ; néanmoins il est vrai qu’elle y est nécessaire, et qu’elle ne se pourrait dénouer sans elle ; puisque sans sa persuasion, Phorbas ne reviendrait point à 30 Dans la Zénobie de d’Aubignac, nous apprenons la mort de Zabas à la scène III, 6 et celle de Timagène à la scène IV, 2. 31 Donneau de Visé répond à la déclaration suivante de l’abbé concernant le personnage d’Œdipe : « […] quand il se reconnaît Parricide et Incestueux, il devient honnête homme, débonnaire et indulgent aux douces passions de cette Princesse » (Troisième, p. 96). 32 D’Aubignac déclare : « […] mais toujours est-il vrai qu’une jeune Princesse devait être plus modérée, surtout en la faisant assez généreuse pour mourir en faveur du peuple » (Troisième, pp. 96-97). 33 « Elle est trop emportée ou bien elle est trop religieuse, au moins devait-elle expier sa faute en assistant sa mère dans les derniers moments de sa vie, et non pas s’amuser à coqueter avec Thésée » (Troisième, p. 96). 155 <?page no="156"?> la Cour. Je pourrais encore vous dire quantité de choses pour vous faire voir qu’elle agit ; mais comme vous ne prouvez point le contraire, je me contenterai de vous soutenir [p. 21] qu’elle agit, lorsque vous soutenez qu’elle n’agit pas, et de vous assurer que vous êtes dans une erreur où 34 personne n’a jamais été. Comme vous souhaitez tantôt, que l’on fasse mourir les Princes, et tantôt, que l’on les fasse vivre, suivant vos désirs inconstants ; ou plutôt, comme vous faites profession de ne rien approuver de Monsieur de Corneille, vous le condamnez d’avoir fait mourir Jocaste, pource que Sénèque l’a fait mourir 35 . Vous le blâmez d’avoir suivi l’exemple de ce grand homme, sans en donner aucune raison : ce qui montre, comme je vous l’ai dit tant de fois, que l’envie seule vous anime, et que votre esprit s’égare, lorsque vous écrivez contre ce grand Maître du Théâtre. Je vous ai aussi répondu plusieurs fois, à ce que vous avez dit des [p. 22] Acteurs qui s’interrompent ; et je vous ai fait voir ce que c’est que ces sortes d’interruption 36 . Vous reprenez Monsieur de Corneille, de ce que l’un de ses Personnages parle à l’oreille de l’autre 37 ; mais vous devriez montrer quelle Règle le défend, car il n’y en a point chez les Anciens. N’est-ce pas s’amuser à des bagatelles, que vouloir qu’un Acteur dise son nom dès qu’il entre sur la Scène ? ce qu’il dit d’abord, faisant connaître qui il est, et quels sont ses intérêts. Il suffit qu’il le dise, ou qu’on le 34 Nous avons substitué « où » à « ou ». 35 Allusion à la tragédie Œdipe de Sénèque ( ? ~4-65), homme d’État romain, philosophe de l’école stoïcienne et dramaturge. D’Aubignac soutient que le suicide de Jocaste « est une copie de Sénèque dont on se pouvait passer aussi bien que Sophocle » (Troisième, p. 98). 36 Voir la note 117, Défense du Sertorius. D’Aubignac compte jusqu’à 24 interruptions dans l’Œdipe de Corneille. Le théoricien est d’avis que la comédie peut souffrir ces « interruptions secrètes » plus fréquemment que la tragédie à cause de la condition des personnages. Voir Troisième, pp. 98-99. 37 Donneau de Visé se trompe. La critique de d’Aubignac traite de l’emploi des didascalies par Corneille : « M. Corneille fait encore ici l’un des personnages de sa Pièce, puisqu’il met à la marge, que Mégare parle à l’oreille de Dircé, comme dans le cinquième Acte, qu’Œdipe fait un signe de tête » (Troisième, p. 99). Dans sa dissertation sur Sertorius, d’Aubignac blâme Corneille pour avoir introduit les didascalies suivantes dans le cinquième acte de la tragédie: ici il brûle des lettres sans les lire et Pompée parle à l’oreille de Celsus. Voir Seconde, p. 52. Comme l’affirme Baby, la perspective théorique de d’Aubignac au sujet des didascalies externes indique « une équivalence critique, que Corneille contestera, entre l’expérience du spectateur et le jugement du lecteur » (Pratique, p. 100n). 156 <?page no="157"?> nomme adroitement, avant qu’il se retire la première fois qu’il paraît : et l’on ne peut lors, accuser l’Auteur, à qui l’on ne peut demander davantage 38 . Ce n’est pas assez que vous ayez attaqué les Confidentes en vos deux précédentes Dissertations, il faut que vous vous y attachiez encore dans [p. 23] celle d’Œdipe. Mais comme je vous ai fait voir les intérêts qu’elles ont dans toutes les Pièces, et comme le spectateur les doit regarder, je ne vous imiterai point dans vos ennuyeuses répétitions 39 . Vous ne sauriez souffrir que Dircé, après avoir fermé le second Acte, ouvre le troisième. L’observation est remarquable, et comme elle est de grande importance, et que nous n’avons jamais vu d’Acteur fermer un Acte, et ouvrir le suivant, je ne vous y répondrai point 40 . Vous blâmez Jocaste, lorsqu’elle commande que l’on lui prépare un Char, pour aller chez Phorbas. Vous voulez donc que ses Officiers le devinent, ou qu’elle le dise à l’oreille de quelqu’un ? ou qu’elle sorte pour donner ses ordres ? Mais, lorsque la Reine veut sortir, ses Officiers le devinent-ils ? et ses ca-[p. 24]rrosses se trouveraient-ils prêts, si elle ne les demandait ? Quoique les Rois soient de grands Personnages, il faut qu’ils s’expliquent comme le reste des hommes, s’ils veulent que l’on sache leurs volontés. Je ne crois pas que cela pût faire rire d’autres que vous, et je doute, même, que vous riiez de bon cœur ; puisque le mérite de Monsieur de Corneille vous en a toujours 38 Voir la note 121, Défense du Sertorius. D’Aubignac affirme que dans l’Œdipe, « Thésée et Dircé récitent plus de cinquante vers à l’entrée de la première Scène, sans que l’on connaisse leurs noms, ni que l’on puisse deviner à qui ils parlent » (Troisième, p. 99). 39 Voir les pages 28-41, Défense de la Sophonisbe (pagination de l’édition originale) et les pages 87 et 106, Défense du Sertorius (pagination de l’édition originale). Dans sa Troisième dissertation, d’Aubignac soutient que Nérine ne devrait pas faire la narration de la scène II, 3, puisqu’elle n’est qu’une suivante (p. 100). 40 Remarque sarcastique de la part de Donneau de Visé. D’Aubignac est d’avis que le personnage qui ferme un acte ne devrait pas ouvrir le suivant. Cette théorie provient de la règle de la vraisemblance qui exige qu’un acteur, surtout dans une tragédie, doive avoir le temps de faire l’action pour laquelle il est sorti de la scène. Cf. Pratique, pp. 344-346. La pratique des contemporains de d’Aubignac applique en général la formule exprimée par l’abbé. Cependant, on est moins soucieux que lui de la règle de la vraisemblance, la sacrifiant parfois à la nécessité de bien séparer les actes. Sur ce sujet, voir Scherer, Dramaturgie, pp. 211-213. 157 <?page no="158"?> empêché 41 . Mais si vous n’avez pas envie de rire, vous en donnez matière aux autres, lorsque vous reprenez ce vers. Elle se défend mieux de ce trouble intestin. Et que vous dites que c’est mettre un trouble amoureux dans les intestins d’une fille 42 . Je ne crois pas que l’on ait jamais rien objecté de plus ridicule, ni qu’il soit nécessaire d’y repartir, et je ne le répète ici, qu’afin de faire derechef admirer cette belle pensée, à tous ceux qui [p. 25] liront cette Défense ; puisque tout le monde sait qu’un trouble intestin est un trouble intérieur qui nous inquiète, et qui s’empare de notre Cœur ; et si vous niez que l’on ressente intérieurement de la joie et de la tristesse, il faut que niiez que l’on en puisse ressentir du tout. Vous êtes si grand ami de la conclusion, que vous ne trouvez point de Pièces qui ne soient finies au quatrième Acte. Vous mettez Œdipe dans ce nombre, et la raison que vous en donnez, est que dans cet Acte il est reconnu pour le meurtrier de Laïus, et pour son fils, ce qui est faux ; il n’est reconnu que pour le meurtrier, tandis que Thésée en est encore cru le fils ; c’est pourquoi Œdipe, dit lui-même dans la dernière Scène de cet Acte, en parlant de Thésée à la Reine, que le fils est l’inceste, mais [p. 26] que son crime est imparfait, qu’il n’est qu’en désirs et que le sien est en effet ; et de vrai, il est aisé de voir que Thésée, étant cru frère de Dircé, l’Amour qu’il a pour elle paraît incestueux. Quant à Œdipe, on n’avait 43 garde de croire qu’il fût fils de Laïus, et il ne devait pas le croire lui-même ; puisqu’il passait pour fils du roi de Corinthe, et que rien n’avait encore découvert qu’il ne le fût pas ; c’est pourquoi l’on ne peut dire que la Pièce finit dans le quatrième Acte, puisqu’il n’est reconnu pour fils de Laïus que dans le 41 « Quand Jocaste veut aller sur le mont Cithéron pour parler à Phorbas, elle s’écrie, qu’on me prépare un char ; En vérité cela n’était pas fort nécessaire à nous dire, et M. Corneille a eu grande peur que les Spectateurs ne crussent que cette Reine irait à pied de la ville de Thèbes sur cette montagne » (Troisième, pp. 100-101). 42 [Dircé], Œdipe (IV, 1), v. 1251. D’Aubignac affirme : « Cela fait une mauvaise idée en mettant un trouble amoureux dans les intestins d’une fille, et M. Corneille est trop nonchalant aux expressions dangereuses et malhonnêtes » (Troisième, p. 101). 43 C’est bien l’imparfait qui est employée. 158 <?page no="159"?> cinquième ; par l’entrevue d’Iphicrate, et de Phorbas 44 . L’on ne doit pas être surpris, après cela, si vous employez tant de papier, puisque vous dites tant de faussetés ; et de cette façon l’on voit que les choses que vous supposez, et les injures que vous dites, le remplissent, et non les fautes de [p. 27] Monsieur de Corneille. Je ne sais pas comment vous avez, jusqu’ici, supporté les disgrâces qui vous sont arrivées ; mais il y a longtemps que, selon vos préceptes, vous vous devriez être étranglé vous-même. Vous ne sauriez souffrir que les Héros, qui sont bien au-dessus de vous, ne se laissent point abattre au malheur, lorsqu’il leur arrive quelque disgrâce, et vous voulez qu’ils se désespèrent, qu’ils paraissent furieux, ou qu’ils demeurent dans l’insensibilité d’une extrême consternation. Voilà la grande faute que vous reprochez à Monsieur de Corneille, et que vous dites qui ne lui est que trop ordinaire. Voyons si elle est considérable dans Œdipe, et les vers que ce Prince dit, étant reconnu inceste et parricide. Mon souvenir n’est plein que d’exploits généreux [p. 28] Cependant je me trouve inceste, et parricide, Sans avoir fait un pas que sur les pas d’Alcide, Ni recherché partout que lois à maintenir, Que monstres à détruire, et méchants à punir. Aux crimes, malgré moi, l’ordre du Ciel m’attache, Pour m’y faire tomber à moi-même il me cache, Il offre, en m’aveuglant, sur ce qu’il a prédit, Mon père à mon épée, et ma mère à mon lit. Hélas ! qu’il est bien vrai qu’en vain on s’imagine Dérober notre vie à ce qu’il nous destine, Les soins de l’éviter font courir au-devant, Et l’adresse à le fuir y plonge plus avant. Mais si les Dieux m’ont fait la vie abominable, Ils m’en font par pitié la sortie honorable, Puisque enfin leur faveur mêlée à leur courroux Me condamne à mourir pour le salut de tous, Et qu’en ce même temps qu’il faudrait que ma vie 44 Il s’agit là d’une présentation déformée de la critique de d’Aubignac. Selon l’abbé, la pièce « était presque finie ; et tout le reste est languissant et ne donne aucun plaisir, parce qu’on n’attend plus rien avec inquiétude, avec impatience et avec quelque désir d’apprendre un événement douteux, vu même qu’il consent au mariage de Thésée et de Dircé, qui achève toute chose » (Troisième, p. 101). 159 <?page no="160"?> Des crimes qu’ils m’ont faits traînât l’ignominie, L’éclat de ces vertus que je ne tiens pas d’eux, Reçoit pour récompense, un trépas glorieux 45 . Ces vers ont été admirés d’un chacun, et l’on s’est écrié mille fois que l’on n’avait jamais rien vu de si beau ; néanmoins ils ne vous plaisent pas, et je ne sais pourquoi vous voudriez qu’au lieu de dire ces Vers, Œdipe fît le désespéré, qu’il maudît le Ciel et la Terre, et qu’il fît voir qu’il souffre tout ce [p. 29] qu’endure un homme qu’agite un désespoir furieux ? 46 Après vous avoir vu dire, dans votre Pratique du Théâtre, et dans toutes vos Dissertations, Que c’est un grand défaut, quand on entend les spectateurs, après que la toile est tirée, se demander les uns aux autres, ce que fait un des Personnages qu’ils y ont vus 47 : Je suis surpris de vous entendre contredire, en soutenant qu’il n’y a ni beauté ni nécessité de savoir la mort de Phorbas : et si Monsieur de Corneille n’en avait point parlé, vous lui feriez un procès pour l’obliger à vous en rendre raison 48 . Tous ceux qui ont condamné votre Zénobie, ont demandé que 49 devenaient ses enfants qu’elle exhorte à souffrir généreusement la mort, et dont l’on n’entend plus parler après cette belle exhortation 50 . Vous êtes un froid Goguenard 51 , [p. 30] lorsque vous dites que le mariage de Thésée avec Dircé, répare tous les malheurs de la Cour, et 45 [Œdipe], Œdipe (V, 5), v. 1820-1840. 46 D’Aubignac ne critique pas ces vers. Dans sa Troisième dissertation, il examine les « obscurités » et les « mauvaises métaphores » de quelques vers des actes I à IV de la pièce. Cf. Troisième, pp. 102-112. 47 Voir la note 65, Défense de la Sophonisbe, et la note 59, Défense du Sertorius. 48 « Pourquoi faut-il que Phorbas se tue pour avoir sauvé la vie à Œdipe en son enfance ? Ce n’est point un Héros qui doive être regardé comme un malheureux innocent, et qui puisse exciter la compassion des Spectateurs ; aussi n’en a-t-on pas le moindre sentiment, et l’on compte le récit de sa mort pour rien, et il n’y a ni beauté ni nécessité de la savoir » (Troisième, p. 102). 49 Sic : ce que. 50 Allusion à la scène V, 5 de Zénobie de d’Aubignac. La reine de Palmyre est déchirée entre plusieurs impulsions à l’égard du sort de ses deux fils, Timolaus et Herennian. Elle leur demande d’abord de la suivre dans la mort, mais décide finalement qu’ils devraient vivre. 51 Quelqu’un qui plaisante en se moquant. 160 <?page no="161"?> que la Pièce ne devait pas se conclure par ce mariage 52 . En vérité, Monsieur, vous vous plaisez bien à dire des faussetés, et vous mariez des gens qui ont plus envie de pleurer que de rire ; mais pour vous montrer que l’on ne parle en aucune façon de ce Mariage, voici tous les vers qui finissent la Pièce. Après que Dymas a fait le dernier récit, Thésée dit : Cessons de nous gêner d’une crainte inutile, À force de malheurs le Ciel fait assez voir Que le sang de Laïus a rempli son devoir, Son ombre est satisfaite, et ce malheureux crime Ne laisse plus douter du choix de sa victime 53 . Dircé lui répond ; Un autre ordre demain peut nous être donné, Allons voir cependant ce Prince infortuné, Pleurer auprès de lui notre destin funeste, Et remettons aux Dieux à disposer du reste 54 . Je ne sais pas en quel endroit de [p. 31] ces vers vous trouvez que l’on parle de mariage ; je n’y vois rien qui en approche, ni qui marque de l’allégresse. Il est vrai que Thésée et Dircé ne disent pas qu’ils ne se marieront jamais ; mais ils ne font rien qu’ils ne doivent faire, puisque rien ne les oblige à se donner des marques de haine, et c’est assurément pource qu’ils n’ont point de sujet de se haïr, que vous dites qu’ils se marient. Peut-être souhaitiez-vous encore que Dircé, après avoir perdu sa mère fît vœu de virginité, mais si toutes celles qui les perdent le faisaient, le monde finirait bientôt : Il suffit qu’elles ne fassent rien contre la bienséance ; et quand elles ont fait leur devoir, on ne peut leur demander davantage. D’ailleurs, nous voyons tous les jours des pères et des mères donner, en mourant, des partis à leurs enfants, et souvent on en a vu [p. 32] qui ont fait célébrer leurs 52 D’Aubignac écrit : « Je ne sais pas si l’on trouvera fort raisonnable de conclure ce mariage dans l’état déplorable où sont toutes les affaires de cette Cour, ni si l’on doit terminer ces grands et funestes malheurs par le succès favorable de ces petites amourettes » (Troisième, p. 95). 53 [Thésée], Œdipe (V, 9), v. 2002-2006. 54 [Dircé], Œdipe (V, 9), v. 2007-2010. 161 <?page no="162"?> mariages le jour de leur mort ; ce qui vous doit faire juger que le trépas de la mère de Dircé ne la doit pas obliger au vœu de virginité, et qu’il suffit qu’en ce malheur elle cache son amour, pour faire paraître sa tristesse. Vos objections sur l’Œdipe, ou pour mieux dire les fautes que vous imputez aux Anciens, plutôt qu’à Monsieur de Corneille, sont suivies de vos Remarques sur quarante-six vers de la même Pièce 55 ; mais quand ils ne seraient pas bons, Monsieur de Corneille n’en devrait pas être blâmé, et il faut que sa Comédie soit bien écrite, puisqu’avec votre violente jalousie, vous ne sauriez trouver que quarante-six méchants vers dans un Poème de deux mille : Ce n’est pas que je vous avoue qu’ils le soient ; vous ne les condamnez que [p. 33] pource que vous n’aimez pas les Métaphores ; mais tout le monde n’est pas de votre sentiment, et il y a bien des gens qui estiment, avec beaucoup de justice, des choses que votre goût dépravé ne peut souffrir : ainsi je ne me donnerai point la peine de répondre à tout ce que vous en dites, comme j’ai fait dans le Sertorius, n’étant pas nécessaire de justifier ce qui se défend assez de soi-même ; et c’est pour cette même raison que je n’ai fait que passer légèrement pardessus vos Remarques sur l’Œdipe 56 . Je pourrais dire aussi que vous avez repris peu de chose, et que de deux cents pages qui composent votre Livre, il y en a cent quatre-vingts en injures, et vingt en Remarques ; mais cela serait superflu, car cela paraît assez à tout le monde. Vous ne critiquerez pas le Pertharite 57 , dites-vous, pource qu’il a été [p. 34] mal reçu de tout le monde, et qu’il a même été condamné par Monsieur de Corneille. Vous avouez, par là, que ses autres Pièces ont réussi, et que vous ne vous attachez qu’aux applaudissements 55 Voir la note 46 ci-dessus. 56 Les remarques de Donneau de Visé dans cette Défense sont présentées d’une manière moins systématique que celles qui se trouvent dans les deux autres écrits. 57 Nous avons remplacé « Pertarice » par « Pertharite ». Il s’agit de la tragédie Pertharite, roi des Lombards (Rouen : L. Maurry, 1653) de Corneille. La pièce fut représentée en 1651. Couton écrit : « Voltaire assure que Pertharite a eu une représentation seulement ; les frères Parfaict déclarent qu’après deux représentations l’auteur, fâché du froid accueil du public, retira sa pièce. Ces chiffres ne sont guère croyables : une troupe qui a mis du temps et engagé des frais pour monter une pièce ne renonce pas après une, ni même après deux représentations. Mais l’insuccès, même s’il a été moins éclatant, est certain, reconnu par l’auteur » (Corneille. Œuvres complètes, t. II, pp. 1496-1497). 162 <?page no="163"?> qu’elles ont eus ; c’est ce qui vous fait blâmer d’un chacun, et c’est ce qui montre que vous attaquez injustement Monsieur de Corneille, puisque vous ne l’attaquez que pource qu’il a plu. Je passe aux grossières injures que vous vomissez, sous prétexte de répondre à des calomnies ; et comme c’est le fort où vous vous retranchez, je prétends y répondre plus fortement qu’aux Remarques d’Œdipe, qui ne sont nullement considérables 58 . Il n’y a rien plus indigne d’un honnête homme que les injures, ni rien qui marque plus la bassesse de sa naissance, et de son esprit : [p. 35] Ceux qui s’en servent entreprennent sur le métier des harengères 59 , et font voir le mérite de ceux à qui ils en disent. Elles ne persuadent rien aux personnes judicieuses que le contraire de ce que l’on leur pense insinuer ; et retombant sur celui qui s’en sert, elles font connaître son emportement et son animosité. Si les injures sont universellement blâmées, que ne dira-t-on point d’en voir écrire à un Prêtre ; mais à un Prêtre âgé de plus de soixante et dix ans ? 60 et quelle opinion pourra-t-on concevoir de Monsieur Hédelin, qui loin de catéchiser ceux qui en disent, et de s’efforcer à les remettre dans le bon chemin, comme son caractère l’y oblige, instruit tout le monde à en dire par ses libelles diffamatoires : Peut-être me dira-t-on qu’il n’est pas accoutumé à faire même de simples exhortations, et qu’il a tou-[p. 36]te sa vie été plus occupé à feuilleter des Comédies, que les Pères de l’Église. À cela je ne pourrai que répondre, sinon, que s’il avait fait son devoir, il aurait plus feuilleté les Pères de l’Église que les Comédies, et saurait mieux les règles d’un Sermon, que celle d’un Poème Dramatique. Ne vous fâchez pas, Monsieur Hédelin, si je vous appelle Prêtre, ce nom n’a rien que de glorieux, et vous n’auriez pas publié que je vous ai dit des injures, pour vous avoir appelé de ce nom, si vous ne connaissiez que vous faites des choses indignes d’un si grand caractère, et ne rougissiez en même temps, de ce que l’on vous montre que vous n’exercez pas la charité Chrétienne, et que vous vous emportez avec injures, contre votre prochain. Si vous aviez lu Saint Matthieu, et que vous le sussiez aussi bien [p. 37] qu’Aristote, Horace, 58 À partir de ce paragraphe, Donneau de Visé répond à la Quatrième dissertation de d’Aubignac. 59 Voir la note 167, Défense du Sertorius. 60 Voir la note 4, Défense de la Sophonisbe, et la note 26, Défense du Sertorius. 163 <?page no="164"?> Castelvetro 61 , et Scaliger 62 , vous vous seriez ressouvenu du passage où il dit, Qui dixerit fratri suo, raca : reus erit consilio 63 , et vous vous seriez empêché d’accabler d’injures vos Frères. Jugez après cela en quel état vous êtes, et si vous pouvez célébrer la Messe sans avoir demandé pardon à Monsieur de Corneille ; puisque la charité, loin de permettre que l’on dise des injures à son prochain, ne souffre pas même que l’on se mette en colère contre lui ; d’où vient qu’il est porté dans le même Saint Matthieu, dont je viens de vous parler, Ego autem dico vobis : quia omnis, qui irascitur fratri suo, reus erit judicio 64 . Je vous laisse à juger si vous ne faites pas plus que vous mettre en colère ? si votre colère ne va pas jusqu’à l’emportement ? et si cet emportement ne va pas jusqu’à des injures qui font frémir [p. 38] tous ceux qui savent qu’elles ont été écrites de la main d’un Prêtre ? Après l’Avant-propos de la seconde partie de votre Livre, qui ne contient que des injures, vous commencez par une période qui a fait soulever contre vous, tous les honnêtes gens ; et vous y dites des choses qui seraient à peine souffertes dans la bouche d’un enfant ; puisque vous faites un procès à Monsieur de Corneille sur le, De, et que vous paraissez fort irrité de ce que je l’ai appelé Monsieur de Corneille 65 , et vous auriez vu que je n’eusse rien fait de ce que vous souhaitiez 66 . Je suis obligé de mettre ici, à la louange de Monsieur de 61 Écrivain italien, Lodovico Castelvetro (1505-1571) fit paraître sa Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta en 1570, ouvrage qui eut un grand retentissement. Cf. Baby, Pratique, p. 74n. 62 Sur Scaliger, voir la note 23, Défense du Sertorius. 63 Allusion au vers 22, chapitre 5 de l’Évangile selon Matthieu. Nous traduisons: Que celui qui dira à son frère : Raca ! mérite d’être puni par le sanhédrin. 64 Nous traduisons : Mais moi, je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère mérite d’être condamné par le jugement (v. 22, chapitre 5). 65 D’Aubignac se moque de l’emploi de la particule nobiliaire, faisant allusion à la satire contre Thomas Corneille dans L’École des femmes : « Premièrement, de quoi vous êtes-vous avisé sur vos vieux jours d’accroître votre nom et de vous faire nommer Monsieur de Corneille ? l’Auteur de l’École des femmes, je vous demande pardon si je parle de cette Comédie qui vous fait désespérera, et que vous avez essayé de détruire par votre cabale dès la première représentation ; l’Auteur, dis-je, de cette Pièce, fait conter à un de ses Acteurs, qu’un de ses voisins ayant fait clore de fossés un arpent de pré se fit appeler M. de l’Ile, que l’on dit être le nom de votre petit frère » (Quatrième, p. 116). Grâce au succès du Cid, un titre de noblesse fut conféré à toute la famille Corneille en 1637. 66 C’est bien l’imparfait du subjonctif qui est employé. 164 <?page no="165"?> Corneille, que jamais grand homme n’a fait voir plus de modestie, et que dans tous ses Ouvrages il n’a jamais ajouté le, De, à son nom, ni même mis au-devant le mot de Monsieur, ce qu’il pouvait faire sans qu’aucun y pût trou-[p. 39]ver à redire 67 . Il y a bien des gens qui prennent des qualités qui ne leur sont pas dues, et d’autres qui ne prennent pas celles qui leur appartiennent. Nous voyons ces deux exemples dans Monsieur de Corneille, et dans le Sieur Hédelin : Le Sieur Hédelin prend la qualité de Messire 68 et d’Abbé d’Aubignac sans avoir d’Abbaye 69 , et Monsieur de Corneille, par modestie, ne veut pas jouir des Privilèges que sa noblesse lui donne ; peut-être toutefois que je me trompe, et que le Sieur Hédelin est aussi modeste que lui. Comme il y a deux sortes de Madames, et que les personnes de la plus haute qualité sont appelées de ce nom aussi bien que les bourgeoises, il y a deux sortes de Messires ; peut-être que le Sieur Hédelin par modestie se met au nombre des derniers, et je crois que ceux qui connaîtront son humilité, [p. 40] n’auront pas beaucoup de peine à se le persuader. Vous voyez Monsieur que je choisis le bon parti, et que je ne prends point en mauvaise part des choses, dont de plus satiriques que moi pourraient vous railler. Puisque nous sommes ici sur les qualités, je vous veux combler d’honneur, et mettre ici les vôtres en gros caractères, afin que vous me disiez au premier jour si j’en ai oublié quelqu’une. MESSIRE FRANÇOIS HÉDELIN, PRÉTENDU ABBÉ D’AUBIGNAC, PRÉDICATEUR DU ROI, TRÈS ANCIEN AVOCAT EN PARLEMENT, PRÊTRE ET CORRECTEUR DE COMÉDIES. Avouez que de toutes ces qualités, celle dont vous devriez vous glorifier, est celle qui vous fâche le plus, et que vous voudriez bien [p. 41] ne point voir la qualité de Prêtre, suivie de celle de Correcteur de Comédie : Néanmoins les deux dernières sont celles que vous 67 À la différence de Thomas Corneille, qui se faisait appeler « le sieur de l’Ile », Pierre Corneille n’utilisa jamais la particule nobiliaire. 68 « Titre d'honneur qui se donne ordinairement aux personnes d’une naissance, d’une dignité, d’une qualité distinguée. Messire tel Archevêque, Evêque de &c. messire tel Duc, Marquis, Comte d’un tel lieu. messire tel Chancelier, Président, Procureur General &c. messire tel Chevalier Seigneur de &c. Il se donne aussi par honneur aux simples Prêtres séculiers. Messire tel Prêtre d’un tel lieu » (Le Dictionnaire de l’Académie, 1694, t. II, p. 481). 69 Voir la note 1 ci-dessus. 165 <?page no="166"?> possédez effectivement, et que vous joignez ensemble avec plaisir ; j’attends que vous me fassiez un procès pour vous l’avoir reproché, et je me prépare à divertir l’auditoire à vos dépens, ce qui est déjà arrivé plus d’une fois. Le dépit que vous avez qu’un homme de vingt-trois ans 70 vous livre le combat, et vous surmonte, qu’il vous fasse connaître vos fautes, et paraisse plus sage qu’un Prêtre de soixante et dix, vous fait affecter de ne me pas connaître. Vous me faites beaucoup d’honneur de me prendre pour Monsieur de Corneille ; mais comme votre erreur ne saurait m’être honorable sans être désavantageuse à ce grand homme, je dois vous dire encore [p. 42] une fois que ce n’est pas lui qui vous répond, et lever enfin le masque en vous déclarant mon nom. Je ne l’ai jamais mis à rien de tout ce que j’ai fait ; mais l’intérêt de Monsieur de Corneille m’oblige aujourd’hui à me faire violence, et à vous avertir que je m’appelle Devizé 71 , et que c’est moi qui ai commencé et qui continuerai 72 la défense de Monsieur de Corneille. Je sais bien que ce que j’ai écrit contre vous, a eu quelque applaudissement, et qu’il a plu au Prince le plus spirituel, et à la Princesse la plus éclairée 73 ; mais quelque gloire que j’aie pu acquérir de mes Ouvrages, l’on ne doit point douter que Monsieur de Corneille n’eût mille fois mieux réussi dans sa défense, s’il eût été nécessaire qu’il se fût donné la peine d’y travailler lui-même, et si l’ennemi qui l’attaque eût été plus redoutable ; Mais [p. 43] comme il n’en doit rien appréhender, il fait bien de se divertir à voir un combat, où son ennemi se blesse lui-même de ses propres armes, et fait des choses qui retournent à sa honte, lorsqu’il croit travailler à l’établissement de sa gloire. Oui, Monsieur Hédelin, Monsieur de Corneille agit sagement de vous laisser aboyer ; puisque vous ne le pourrez jamais mordre. Vous voudriez bien qu’il vous fît l’honneur de vous répondre, afin que l’on crût que vous êtes un ennemi digne de sa colère : Vous n’avez écrit, contre lui, que dans cette espérance, et vous donneriez beaucoup d’une réponse de quatre lignes, au bas de laquelle il aurait mis son nom. Ce serait alors que vous croiriez être grand homme ; mais je vous assure que ce bonheur ne vous arrivera point : Le courroux de 70 En réalité, Donneau de Visé a presque 25 ans. 71 Voir la note 13, Introduction. 72 Nous avons substitué « continuerai » à « continuera ». 73 Selon François Rey, il s’agit peut-être du prince de Condé et la princesse Palatine (Notes non publiées sur la Défense d’Œdipe). 166 <?page no="167"?> Monsieur de Corneille ne s’abaisse-[p. 44]ra jamais jusqu’à vous. Il se met fort peu en peine de ce que vous écrivez contre vous, en pensant écrire contre lui, et n’a pas seulement voulu lire votre dernière Dissertation, sachant qu’elle ne contenait que des injures ; mais quand elle serait mieux faite et plus judicieuse, est-ce une occupation digne d’un homme de votre Robe ? en pourriez-vous tirer quelque gloire ? et direz-vous, lorsque vous serez obligé de rendre compte à Dieu de vos actions, que vous avez travaillé pour l’instruction des Poètes ? Comme vous attribuez à Monsieur de Corneille tout ce que j’ai écrit contre vous, vous lui reprochez qu’il a dédié à Monsieur le Duc de Guise 74 la défense de Sertorius. Est-il possible qu’un homme de votre âge, et qui se pique d’avoir de l’esprit, puisse avoir une [p. 45] semblable pensée, et qu’il soit assez aveuglé pour la mettre au jour ? Y a-t-il un homme assez hardi, si l’on en excepte Messire François Hédelin, pour parler de lui, comme je parle de Monsieur de Corneille, et dans la Défense de son Sertorius, et dans l’Épître que j’adresse à Monsieur de Guise ? Ce grand prince, qui est un des plus accomplis que nous ayons, est d’une naissance trop illustre, et a trop de mérite pour être mêlé dans nos différends, et vous profanez son nom, en le mettant dans un libelle. Il est vrai que vous avouez qu’il est un grand Prince 75 ; mais vous l’offensez en même temps, puisque vous écrivez contre un homme qu’il honore d’une estime particulière. Je ne veux point d’autre preuve de son mérite, que l’estime que cet incomparable Prince en fait ; et quand il ne serait pas [p. 46] reconnu de tout le monde, cette seule approbation suffirait pour faire avouer qu’il en a beaucoup. Votre dépit se fait connaître à l’endroit où vous parlez de l’honneur que Monsieur de Corneille reçoit de manger à sa Table 76 ; mais ceux qui sauront que vous avez raison d’en avoir, ne s’en 74 D’Aubignac écrit : « […] cette défense est dédiée à M. le Duc de Guise, et il n’y avait que vous capable de lui présenter un amas d’ignorances, d’injures et de mensonges » (Quatrième, p. 118). 75 « […] c’est un grand Prince dont la naissance et l’érudition peu commune à ceux de sa qualité, méritent bien qu’il soit l’objet des veilles et des ouvrages des plus savants » (Quatrième, p. 118). 76 « […] mais vous avez été bien peu judicieux de payer en si mauvaise monnaie le couvert et la table dont il vous honore, et de le vouloir rendre le protecteur de vos calomnies aussi bien que de votre personne et de vos intérêts » (Quatrième, p. 118). 167 <?page no="168"?> étonneront pas ; puisque chez feu Monsieur de Brézé, où vous avez demeuré, vous n’avez jamais eu que la table du commun 77 . Vous dites qu’il n’y a point de comparaison entre Monsieur de Corneille et vous ; qu’il est un Poète de Théâtre, et que vous êtes un Poète Galant, qui ne vous mettez guère en peine si vos vers sont bons ou mauvais 78 . Vous faites bien de ne vous en pas mettre en peine, puisque ce serait peine perdue. Pour la qualité de Poète de Théâtre, si vous ne la possédez pas à bon titre, ce [p. 47] n’est pas que vous n’ayez fait ce que vous avez pu pour l’acquérir, mais vos Ouvrages ont été trouvés si méchants, que la seule qualité de méchant Poète vous est demeurée, avec la honte d’avoir tenté une chose que vous n’avez pu obtenir. Je m’étonne que vous déclamiez tant contre les Poètes, et contre les Comédiens, après avoir, dans votre Pratique du Théâtre, parlé à l’avantage des Poètes, des Comédiens, et de la Comédie ; et avoir dit, qu’il y a eu des Poètes Dramatiques qui étaient Généraux d’Armée, et qui jouaient quelquefois eux-mêmes, le principal personnage de leur Pièce 79 . Comme vous faites profession d’approuver tout ce qui est méchant, et de condamner tout ce qui est bon, l’on ne doit pas être surpris de vous voir approuver L’École des Femmes, et celles des Maris 80 : [p. 48] Elles vous ont plu 81 ; pource qu’elles ne valent rien, et 77 En 1631, d’Aubignac devient précepteur de Jean-Armand de Maillé-Brézé (1619- 1646), le neveu du Cardinal de Richelieu. Devenu Duc de Fronsac en 1634, Brézé accorde dès sa majorité une rente de quatre mille livres à d’Aubignac. À la mort de Richelieu, il devient intendant et grand-maître de la navigation. En 1646, il est coupé en deux par un boulet lors d’une campagne à Orbetello, en Italie. Cf. Dictionnaire du Grand Siècle, pp. 933-934. 78 D’Aubignac déclare : « Il y a bien de la différence entre un honnête homme qui fait des vers, et un Poète qui en tire d’office ; le premier s’occupe pour le divertissement de son esprit, et l’autre travaille pour l’établissement de sa fortune ; le premier ne se met guère en peine si ses vers sont bons ou mauvais, il donne quelque chose à la complaisance de ses amis, et ne se fâche point qu’un autre fasse plus ou de meilleurs que lui » (Quatrième, p. 118). 79 La citation n’est pas exacte : « […] et même de ce que les Poètes Dramatiques, dont aucuns ont été Généraux d’Armée, jouaient quelquefois eux-mêmes le principal Personnage de leurs Pièces » (Projet pour le rétablissement du théâtre français, dans Pratique, p. 700). 80 Allusion aux comédies suivantes de Molière : L’École des femmes (Paris : G. de Luyne, 1663), en cinq actes et en vers, représentée pour la première fois le 26 décembre 1662 au Palais-Royal ; L’École des maris (Paris : C. de Sercy, 1661), 168 <?page no="169"?> il ne manquait plus au Sermon, mis en farce, et tourné en ridicule, que l’approbation d’un Docteur de votre étoffe. Mais je doute que la Sorbonne vous sache gré, et qu’un sage Ministre de la Justice, qui a été sur le point de la 82 faire défendre, approuve le bien que vous dites d’une chose qui ne doit inspirer que de l’indignation et de l’horreur 83 . Après avoir, presque dans chaque page, de vos trois Dissertations, parlé de bien et d’argent, vous dites dans cette dernière, en vous adressant à Monsieur de Corneille, ou plus justement à moi, ce n’est pas que vous n’ayez plusieurs fois parlé de bien, et d’argent dans votre Défense ; mais cela est-il de notre dispute 84 . C’est justement agir comme un homme, qui après en avoir attaqué un autre, et lui avoir donné un soufflet, lui de-[p. 49]manderait pourquoi il le frappe. Je ne sais pas pourquoi vous voulez que Monsieur de Corneille ne parle point des gratifications qu’il a reçues du Roi : ce serait une 85 espèce de crime de ne le pas faire, et l’on doit toujours publier ces sortes de choses ; pource qu’elles sont glorieuses au bienfaiteur 86 . Je vois bien que le dépit de n’avoir point été du nombre de ceux que le Roi a honorés de semblables faveurs, vous a fait chercher des raisons pour supprimer les louanges qui sont justement dues à ce Royal bienfaiteur, et c’est pour cela que vous vous servez des paroles de en trois actes et en vers, jouée pour la première fois le 24 juin 1661 au Palais- Royal. Sur la participation de Donneau de Visé dans la querelle de L’École des femmes, voir la section « Vie de Jean Donneau de Visé » de notre livre. 81 Allusion à la satire contre Thomas Corneille dans L’École des femmes. Dans sa Quatrième dissertation (pp. 116-117), d’Aubignac se réjouie de cette critique moqueuse. 82 Nous avons remplacé « le » par « la ». 83 Comme le souligne Georges Forestier, Donneau de Visé « reproche à d’Aubignac d'avoir ‘approuvé’ deux pièces que l’Église (représentée par la Sorbonne, faculté de Théologie à cette époque) et les milieux dévots jugent dangereuses, et en particulier celle qui contient la parodie de sermon prononcé par Arnolphe » (Molière, auteur des œuvres de Molière [en ligne]. URL : http: / / www.moliere-corneille.parissorbonne.fr/ index.php? Textes_mentionnant_sans_ambigu%C3%AFt%C3%A9_u ne_hostilit%C3%A9_de_Corneille_envers_Moli%C3%A8re). 84 La citation est exacte. Cf. Quatrième, p. 119. 85 Nous avons remplacé « un » par « une ». 86 Voir la note 223, Défense du Sertorius. D’Aubignac affirme : « Mais parlez franchement, M. de Corneille, n’êtes-vous point un peu trop vain et trop sensible à l’argent, de faire un si grand bruit dans votre défense de la gratification que vous avez reçue du Roi ? » (Quatrième, p. 120). 169 <?page no="170"?> Sénèque, que vous expliquez mal, Qu’il ne faut point se glorifier d’une faveur de la fortune, dont les grands sont les mains, et qui donne ordinairement sans ouvrir les yeux 87 . On ne peut pas dire plus clairement que le Roi n’a rien fait que d’injuste, en ne vous [p. 50] donnant pas, et que s’il avait ouvert les yeux, il aurait reconnu votre mérite, et n’aurait rien donné à Monsieur de Corneille. En vérité je ne sais pas, Messire François Hédelin, comment vous avez la hardiesse de parler de la sorte, et de traiter d’aveugle le plus grand Roi qui fut jamais, et qui après avoir donné la Paix à ses peuples, tâche à faire refleurir les belles-lettres dans son Royaume, par les grâces qu’il distribue aux personnes d’esprit 88 . Il a mieux ouvert les yeux que vous ne pensez, et puisqu’il ne vous a rien donné, il voit plus clair que vous ne le voulez croire, et sait mieux connaître les personnes de mérite, que vous n’osez vous l’imaginer, de crainte d’en recevoir beaucoup de mortification. Je ne sais pas comment après une telle insolence vous n’appréhendez point d’être mis à la [p. 51] Bastille 89 ; peut-être que vous avez confiance en vos amis, qui, si l’on vous attaque, feront passer ce que vous avez dit pour une folie, et diront, qu’elle est plus digne des petites Maisons 90 , que de la Bastille. Si vous n’avez point eu de pension de feu Monsieur le Cardinal de Richelieu, ce n’est pas, comme vous le publiez, pource que vous ne lui en avez point demandé : Il faut qu’il ne vous en ait pas jugé digne ; car ce grand Ministre, en donnait à toutes les personnes d’esprit, sans attendre qu’ils lui en demandassent. Il en donnait à Monsieur de Corneille, et je m’étonne qu’il n’en ait point donné à Messire François Hédelin, qui nous parle aujourd’hui de lui, comme s’il eût réglé, avec ce généreux Ministre, toutes les affaires du Théâtre. Pour ce qui regarde Monsieur de Brézé, je ne [p. 52] m’étonne pas s’il ne vous en a point donné ; vous savez de quelle manière vous êtes sorti d’avec 87 Cf. Quatrième, p. 120. 88 D’Aubignac soutient que les poètes ne méritent pas ces grâces aussi bien que « les doctes Mathématiciens qui travaillent aux nécessités de la société publique, les excellent Orateurs qui soutiennent la religion et la sainteté des mœurs, les savants Philosophes qui donnent la connaissance du bien et du mal, les curieux Restaurateurs de l’antiquité dont les lumières nous font voir jusque dans la nuit des Siècles passés » (Quatrième, p. 120). 89 Dès le quinzième siècle, la Bastille Saint-Antoine fut parfois utilisée comme prison. 90 Voir la note 15 ci-dessus. 170 <?page no="171"?> lui, et les affaires qui vous sont arrivées avec Madame d’Aiguillon 91 : mais je les réserve pour une autre fois, si la démangeaison d’écrire vous prend encore. Ce n’est pas que je sois fort résolu de vous répondre ; car j’ai de meilleures occupations ; et si vous continuez de dire des injures, je pourrai plus justement employer la plume d’un Crocheteur, ou d’une Harengère pour vous faire une réponse, du style de vos injurieuses Dissertations 92 . Vous ne vous trompez pas, lorsque vous dites que le Public, et la Postérité doivent juger de vos Dissertations, puisque les Libraires n’en vendent point. Mais il serait nécessaire qu’ils pussent trouver un secret de les conserver dans leur Magasin, et d’empêcher les Rats [p. 53] de les manger : De toute façon, je vous assure que la Postérité trouverait toutes les impressions de ce que vous avez mis, je ne dirai pas au jour, mais dans les ténèbres. Avouez la vérité, combien a-t-on vendu de votre Pratique du Théâtre, et de votre Térence justifié, depuis que vous les affichez dans vos Dissertations ? On n’a vendu aucun Exemplaire des uns ni des autres ; mais vous ne vous en devez pas fâcher, et je vous en vais donner la raison ; c’est pource que l’on ne vend point de vos Dissertations. Je suis fâché que vous vous donniez la peine de les faire imprimer vous-même ; et que vous soyez condamné aux dépens. Je ne crois pas que vous le puissiez nier, vous avez envoyé quérir tous les Libraires du Palais pour les leur donner à imprimer ; mais sachant le gain qu’il y avait à faire avec vous, [p. 54] il ne s’en est trouvé aucun, qui après avoir appris votre nom, ait voulu aller chez vous ; ce qui vous a obligé de les faire imprimer vousmême, et de les leur distribuer. M’étant trouvé, il y a quelques mois, en la boutique d’un Libraire nommé Bobin 93 , qui demeure dans la grande Salle du Palais, vous y vîntes incontinent après, et comme vous ne me connaissiez pas, vous lui donnâtes en ma présence six exemplaires de la Dissertation, sur le Sertorius, à condition, s’il les 91 Allusion à la nièce de Richelieu, Marie-Madeleine de Vignerot (1604-1675), duchesse d’Aiguillon. En 1637, d’Aubignac accepte l’invitation de Richelieu d’accompagner sa nièce dans la visite que celle-ci veut rendre aux « possédés » de Loudun. Après ce voyage, l’abbé écrit sa Relation de M. Hédelin, sieur d’Aubignac, touchant les possédés de Loudun au mois de septembre 1637, texte qui ne circule qu’en manuscrit et qui condamne les supplices des exorcismes. 92 Donneau de Visé annonce la fin de sa participation dans la querelle. 93 Il s’agit de Michel Bobin (mort en 1681). Il fut reçu comme libraire en 1638. Cf. Lottin, Catalogue, p. 99. 171 <?page no="172"?> vendait, qu’il vous en paierait dix sols, et s’il ne les vendait pas qu’il vous les rendrait. Elles y sont demeurées depuis, sans qu’on les ait seulement marchandées. Je vous conseille de les reprendre, et de les faire embaumer, afin que la Postérité les puisse un jour admirer, même de les traduire au plus tôt, en toutes sortes des langues, car je ne [p. 55] crois pas qu’on les traduise dans les pays étrangers, comme l’on a fait toutes les œuvres de Monsieur de Corneille. Vous ne répondez pas précisément à ce que je vous ai remontré, qu’un homme de votre profession ne devait point perdre son temps à chercher des fautes dans des Comédies. Vous dites que c’est votre métier de corriger les autres, j’en demeure d’accord, et c’est pource que vous ne le faites pas que je vous en blâme : Il y a bien de la différence, entre reprendre les vices des hommes, et les fautes d’une Comédie. Vous ne faites pas semblant de m’entendre, lorsque je vous parle de la sorte, et vous gauchissez en disant, pour vous justifier, que le Père Pétau a écrit contre Scaliger, et que Saint Jérôme a écrit contre Saint Augustin 94 . Mais Saint Jérôme [p. 56] et Saint Augustin ont-ils écrit des Dissertations sur le Poème Dramatique, et disputaient-ils des règles de la Comédie ? Ces grands Personnages ne faisaient pas ainsi honte à leur caractère, et puisque vous avouez que leurs disputes n’étaient pas infructueuses à l’Église, elles ne ressemblaient pas à vos Dissertations ; car il n’y a personne qui dise qu’elles y puissent apporter aucun profit. Vous dites que vous me pourriez donner cent exemples de cette force ; vous en deviez bien plutôt chercher un, qui justifiât mieux votre conduite, et ne pas perdre du papier à rapporter des choses qui n’ont aucun rapport avec vos fautes. 94 D’Aubignac affirme : « Dites-moi, je vous prie, avez-vous appris que le P. Pétau a écrit contre Scaliger, et qu’il l’a contredit en plusieurs choses, non seulement dans l’ordre des temps, mais dans les plus curieuses recherches de l’antiquité. […] Vous avez sans doute ouï parler de saint Jérôme et de saint Augustin, ils n’ont pas toujours été de même sentiment, ils ont fait de grands traités l’un contre l’autre, et leurs disputes n’ont pas été infructueuses à l’Église dans les âges suivants » (Quatrième, p. 122). Il s’agit de Denis Pétau (1583-1652), théologien jésuite qui « dans De Doctrina Temporum (1627) avait corrigé les erreurs commises par Scaliger dans son De Emendatione Temporum (1583) » (Hammond et Hawcroft, Dissertations, p. 122n). Jérôme de Stridon ( ? 347-420) s’opposa à Augustin d’Hippone (354-430) sur l’interprétation de la Bible. Ce sont deux des quatre pères de l’Église latine. Cf. Lettres croisées de Jérôme et Augustin, traduites, présentées et annotées par Carole Fry, Paris : Les Belles Lettres et Éditions J.-P. Migne, 2010. 172 <?page no="173"?> J’avais jusqu’ici cru qu’il n’y avait que les femmes qui voulussent paraître jeunes, et je ne croyais pas que vous fussiez attaqué de la maladie de l’âge ; mais puisque je [p. 57] connais que c’est un de vos maux, je vous avoue que j’ai tort de vous avoir pris pour un homme âgé, et que vos écrits sont tellement des marques de votre jeunesse, que l’on y reconnaît que vous n’avez pas encore l’âge de raison. Quant à votre extrait Baptistaire, je ne crois pas que vous nous le fassiez jamais voir, puisque l’on n’y trouverait pas de quoi justifier la qualité de Messire, que vous vous donnez 95 . L’histoire de votre vie, et de vos études, doit être une plaisante farce pour votre Duchesse, si ce n’est pas une Duchesse feinte, mais je doute qu’elle y puisse trouver, selon vos termes, de quoi flatter les rêveries inquiètes de sa solitude, et qu’elle ait beaucoup de satisfaction d’apprendre que vous avez montré trois mots de Latin à une personne de qualité qui vous les a bien payés 96 . [p. 58] Vous ne trouvez, dites-vous, aucune marque d’érudition dans les Défenses que je fais des Ouvrages de Monsieur de Corneille : Je suis bien fâché que vous ne m’ayez pas donné lieu d’en faire paraître, et si je ne vous avais point répondu, presque, ligne pour ligne dans la Défense de Sertorius, vous en auriez trouvé davantage. Vous avouez, vous-même, que vous n’avez point mêlé de doctrine dans vos Dissertations, à l’endroit où vous dites, J’ai pris un genre d’écrire plus convenable à la curiosité des belles Cours, et aux entretiens des Alcôves, qu’aux disputes des Doctes, où l’on ne doit rien prouver que par une profonde érudition 97 . Il me semble qu’après cela, vous ne pouvez me dire que je ne réponds pas doctement à vos bagatelles, puisque vous me mettez dans un chemin qu’il faut que je tienne malgré moi, pour vous [p. 59] suivre. Peut-être toutefois que vous vous imaginez avoir donné des marques d’une profonde érudition, lorsque vous avez nommé tous les critiques qui ont écrit contre les grands hommes ; cela montre une grande étude, mais quand vous n’auriez pas dit leurs noms, personne n’aurait douté que vous les 95 Donneau de Visé répond à la déclaration suivante de d’Aubignac : « Il est néanmoins inouï, que sur une question de doctrine on oblige un homme à rapporter son extrait baptistaire pour détruire un mensonge ; je le pourrais faire aisément étant né dans Paris » (Quatrième, p. 123). 96 Dans sa Quatrième dissertation (p. 125), d’Aubignac explique comment il a fait ses études. 97 Cf. Quatrième, p. 133. 173 <?page no="174"?> sussiez, puisque vous tâchez de les imiter. Plusieurs personnes d’esprit ont encore remarqué, dans vos ouvrages, quantité de choses qui font connaître votre érudition. Les comparaisons du Chapeau et des Souliers, qui sont dans votre Dissertation du Sertorius, découvrent beaucoup de doctrine, et une grande lecture 98 : L’on connaît la même chose dans votre Dissertation sur l’Œdipe, lorsque vous dites, donner et retenir ne vaut 99 , et que Monsieur de Corneille s’est mis à la patenôtre malgré les Saints 100 . Ce sont [p. 60] là les marques que vous donnez de votre érudition, et qui font voir que vous êtes un des plus savants hommes du siècle. Peut-être direz-vous que vous avez parlé de Saint Jérôme, et de Saint Augustin ; mais j’ai fait connaître que vous l’avez fait si mal à propos, que je ne vois pas que vous ayez sujet de vous en glorifier. Pour moi je me contente des approbations qu’ont reçues les deux réponses que je vous ai faites ; et je souhaite que celleci en ait autant. Je demeure d’accord que le mot de Classis, signifie une Armée navale ; mais comme il y a des Galères dans une Armée navale, j’ai pu employer le mot de Classis, comme j’ai fait 101 . L’on voit bien que vous n’avez point été au Louvre depuis dixsept ans, lorsque vous reprenez ce que j’ai dit, touchant les Cabinets [p. 61] des Grands. Quand vous voudrez je vous y mènerai, et vous verrez que j’ai eu raison de parler comme j’ai fait. Les Cabinets de ces Palais, ne sont point de petites pièces à côté des chambres, ce sont des lieux vastes, où tous les Courtisans entrent. Les uns sont nommés grands Cabinets, les autres petits, et les autres antichambres ; mais sans doute que vous vous imaginez qu’un Cabinet, en ces lieux-là, doit être ce que vous appelleriez, chez les Bourgeois, une étude, et ce qui est, peut-être, chez vous un petit lieu, où sont vos Livres, et où vous vous retirez pour écrire vos belles Dissertations 102 . J’avoue avec vous, qu’il y a des choses qui doivent être préparées par l’action ; mais vous devez aussi avouer qu’il y en a pour lesquelles 98 Voir la note 7, Défense du Sertorius. 99 Cf. Troisième, p. 74. 100 Cf. Quatrième, p. 121. 101 Voir la note 163, Défense du Sertorius. 102 Voir la note 81, Défense du Sertorius. 174 <?page no="175"?> les Vers suffisent, et que vous avez tort de me faire une chicane làdessus 103 . [p. 62] Je suis prêt à soutenir que toutes les façons de parler que j’ai reprises dans vos Dissertations, sont vicieuses ; et quelques fauxfuyants que vous ayez cherchés pour en justifier quelques-unes, je vous y répondrais, si tout le monde ne connaissait, qu’un homme qui appelle David à son secours, pour faire recevoir une façon de parler Française, ne sait plus où il en est 104 . Pour ce qui est de votre Sonnet, il a été trouvé si méchant de tous ceux qui l’ont vu, qu’il n’est pas besoin que je fasse voir ici, que je l’ai bien repris. Vos Amis vous dirent d’abord qu’il ne valait rien, ce qui vous obligea de l’ôter, de vos derniers exemplaires, et de le déchirer ; afin qu’on ne le vît jamais ; et si je n’en avais eu des premiers, je ne l’aurais pu voir, l’ayant trouvé déchiré dans plusieurs Maisons, où vous aviez envoyé de vos Critiques. [p. 63] Il faut que je vous dise en passant, que m’étant trouvé chez plusieurs gens de qualité, j’y ai vu apporter de vos Livres, et qu’après le départ de votre Messager, je les ai pareillement vu mettre au feu par ces personnes d’honneur, qui disaient, en faisant votre Panégyrique, qu’ils ne voulaient point lire vos injures, ni ce que vous écriviez contre un homme que toute la Terre reconnaissait mille fois plus habile que vous ; et qu’ils étaient honteux de connaître un Ennemi des belles choses. J’ai su que vous n’avez jamais envoyé de vos Ouvrages chez vos Amis, ou ceux que vous croyez de ce nombre, que vous n’ayez été leur rendre visite le lendemain, pour recueillir les louanges que vous croyiez vous être dues ; mais vous avez été bien mortifié d’en recevoir si peu, depuis que vous écrivez contre Mon-[p. 64]sieur de Corneille. J’ai vu des Duchesses bien animées contre vous, et je leur ai ouï dire qu’elles vous auraient répondu, si vous en eussiez 103 Allusion à la critique suivante de d’Aubignac à l’égard de Sertorius : « Et quand vous alléguez en divers lieux deux ou trois vers pour montrer que vous avez bien préparer les Incidents, vous montrez que vous ne l’entendez pas : préparer un Incident n’est pas seulement en parler, car cela est grossier et affecté, mais c’est de l’avancer comme une couleur de quelque autre aventure qui semble lors n’avoir point de rapport avec ce qui doit arriver » (Quatrième, p. 129). 104 Donneau de Visé répond à la défense de d’Aubignac concernant l’emploi de l’expression « éclairer la conduite d’un homme » dans la Seconde dissertation : « On dit éclairer notre chemin, éclairer nos pas, éclairer nos pieds, comme David, et ce mot s’applique à tout ce qui peut recevoir quelque lumière » (Quatrième, p. 130). 175 <?page no="176"?> valu la peine. J’ai vu de plus huit Mousquetaires 105 , tout 106 d’esprit, aussi bien que de courage, qui après avoir soupé ensemble, et lu la Défense du Sertorius, voulurent aller vous en faire des plaintes, accompagnées de quelque chose qui vous aurait encore déplu davantage ; et eussent exécuté leur dessein, si celui chez lequel ils soupaient, ne les en eût empêchés. Je m’étonne que vous ne sachiez pas distinguer les railleries de la vérité, et que vous n’ayez pas connu que je me moque de vous, lorsque je vous fais composer un Livre, sous le titre de la Manière d’applaudir aux Poèmes Dramatiques. Vous dites que si vous aviez été Directeur général de tous les Théâ-[p. 65]tres de France, vous n’auriez pas permis à Monsieur de Corneille, de nous faire voir Le Cid, Pompée, Horace, Héraclius, ni Rodogune 107 . Vous auriez fait grand tort à toute la France, si vous les aviez empêchés de paraître, et votre ignorance se découvre assez par un discours si ridicule, sans qu’il soit nécessaire que je la montre. Nous devons bien appréhender un tel Intendant, et la Comédie serait bientôt aussi décriée, qu’elle a été autrefois, puisqu’il approuve le Sermon de L’École des Femmes, et blâme, en même temps, tout ce que Monsieur de Corneille a fait de beau. Cet ingénieux Intendant, nous ferait voir, sans doute, lorsqu’il ne trouverait point de gens qui voulussent faire des Comédies si impies, des Tragédies, comme celles dont il a autrefois conduit le sujet, qui sont Marguerite de Fran-[p. 66]ce, Cyminde 108 , la Didon, l’Érixène, et La Pucelle d’Orléans 109 , que 105 « Soldat à pied qui porte le mousquet. […] Il y a aussi des Mousquetaires à cheval, quoiqu’ils soient destinés à combattre à pied ; et on appelle absolument Mousquetaires, Ceux qui sont dans les Compagnies à cheval des Mousquetaires du Roi » (Le Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. II, p. 96). 106 Nous avons remplacé « tous » par « tout ». 107 Nous avons remplacé « Rodagune » par « Rodogune ». À l’égard du directeur des théâtres, d’Aubignac écrit : « Il ne vous aurait pas permis de faire marier Chimène avec le meurtrier de son père, ni de faire tuer Camille par un Héros de nouvelle trempe son propre frère ; il vous aurait fait retrancher de votre Pompée cette méchante délibération qui en fait l’ouverture, votre Heraclius ne serait pas si rempli de confusion, votre Cléopâtre ne mourrait pas de poison durant le temps que l’on récite dis vers, vous n’auriez jamais fait paraître votre Pertharite […] » (Quatrième, p. 139). 108 Nous avons remplacé « Ciminde » par « Cyminde ». 109 Il s’agit des pièces suivantes : Marguerite de France, tragi-comédie (Paris : A. Courbé, 1641) de Gabriel Gilbert (1620-1680) ; La Cyminde ou les deux victimes (Paris : F. Targa, 1642) de d’Aubignac ; La Vraie Didon, ou la Didon chaste 176 <?page no="177"?> le Cardinal de Richelieu trouva si belle, qu’il la fit cesser au troisième Acte 110 . Ces Pièces sont inimitables, et les Noms en sont encore présentement plus connus que ceux de Cinna, de Pompée, d’Héraclius, et de Rodogune 111 ; cela s’entend si l’on vous en veut croire. Vous déclamez contre Sercy, pource que vous dites qu’il est gueux, et qu’il ne peut fournir aux frais de l’impression de votre Roman Allégorique 112 , et vous louez, en même temps, les Sieurs Cramoisy, Vitré, et Petit, pource qu’ils sont riches 113 . Vous croyez, par ces louanges que vous faites entrer par force dans votre Dissertation, n’ayant rien de commun avec Œdipe, leur donner envie d’imprimer votre Roman ; mais je vous assure qu’ils n’en feront rien, à [p. 67] moins que vous n’en payiez l’impression, et qu’ils auraient peur qu’un méchant Ouvrage leur fît perdre ce qu’ils ont gagné avec tant de bons. Ceux à qui vous envoyez vos Livres, vous seront bien obligés du Portrait des Libraires qu’ils y trouveront. Quant à Sercy, il se doit estimer heureux de ce que vous êtes un méchant Peintre, et de ce que (Paris : T. Quinet, 1643) de Boisrobert ; Érixène, tragédie représentée en 1661 et non imprimée ; La Pucelle d’Orléans (Paris : F. Targa, 1642) de d’Aubignac. Sur Érixène, voir la note 14, Défense de la Sophonisbe. 110 Allusion à l’adaptation versifiée de La Pucelle d’Orléans (Paris : A. de Sommaville et A. Courbé, 1642). La tragédie de d’Aubignac fut mise en vers soit par Isaac de Benserade (1612-1691) soit par Hyppolyte Jules-Pilet de La Mesnardière (1610-1663). 111 Nous avons substitué « Rodogune » à « Rodagune ». 112 Allusion au roman Macarise de d’Aubignac. Voir la note 43, Défense du Sertorius. 113 Allusion au ressentiment qu’éprouve d’Aubignac envers le libraire Sercy pour avoir permis à Corneille de prendre possession des exemplaires qui restaient des remarques sur Sophonisbe. Dans sa Quatrième dissertation, l’abbé écrit : « En vérité, il faut bien avoir de l’amour pour un méchant petit Libraire ; s’il s’agissait des intérêts d’un Cramoisy, d’un Vitré, d’un Petit, et de beaucoup d’autres qui leur ressemblent, on vous le pardonnerait, parce que ce sont des Gens qui vivent avec honneur et qui se sont maintenus dans un commerce louable auprès des personnes de mérite » (p. 140). Il s’agit des libraires-imprimeurs Sébastien Cramoisy (1685-1669), Antoine Vitré (1595-1674) et Pierre Le Petit (1617- 1686). Hammond et Hawcroft affirment que « d’Aubignac loue ces trois libraires non sans cause » (Dissertations, p. 140n). Ils citent Georges Couton qui déclare : « […] avec Petit, Corneille a rompu, et la vengeance de Petit a été d’imprimer, pour faire concurrence à l’auteur devenu ennemi, une traduction de l’Imitation commandée à Desmarets de St-Sorlin. Ni Vitré, ni Cramoisy n’ont jamais rien édité de Corneille » (La Vieillesse de Corneille, Paris : F. Deshayes, 1949, p. 90 ; cité par Hammond et Hawcroft, Dissertations, p. 140n). Sur Charles de Sercy, voir la note 178, Défense du Sertorius. 177 <?page no="178"?> le Tableau que vous avez fait de lui, doit plutôt passer pour votre peinture, que pour la sienne. S’il n’était plus raisonnable que vous, il dirait que vous êtes plus infirme que lui, que vous êtes un petit homme mal bâti, et courbé de vieillesse, que vous avez une loupe au front, et que vous n’avez pas d’assez bons yeux pour connaître comment il est fait ; Mais ce Libraire vous apprend à vivre ; il dit que les hommes sont recom-[p. 68]mandables par l’esprit, et non par le corps ; c’est pourquoi si vous aviez une belle Âme, quoique vous soyez extraordinairement mal fait au dehors, vous n’en seriez pas moins estimé. Je ne veux pas toutefois vous insulter sur vos maux, c’est une lâcheté indigne d’un honnête homme ; et ceux qui sont les plus sains, ne doivent pas être exempts de la crainte d’être malades. Je puis néanmoins vous dire, sans que vous le trouviez mauvais, que vous êtes accablé d’infirmités et d’années, et qu’au contraire le pauvre Sercy jouit d’une santé bien vigoureuse. Outre les maux du corps, vous en avez une infinité d’esprit ; l’Envie est un vautour qui vous ronge le cœur, et c’est elle qui vous doit mettre au tombeau. Je pourrais dire bien des choses, touchant ces maladies ; mais bien loin d’en parler, je compatis à vos dou-[p. 69]leurs : Je prie Dieu qu’il vous fasse reconnaître vos fautes, qu’il vous donne le temps d’en faire pénitence, et qu’il vous fasse la grâce de mourir en bon Prêtre, afin que si votre vie n’a pas été exemplaire, vous puissiez du moins faire une mort qui le soit. Je ne crois pas qu’après cela vous ayez le cœur de me dire des injures ; et s’il en arrive autrement, vous me donnerez lieu d’adresser, derechef pour vous, mes vœux au Ciel, et je vous proteste que je le ferai. Je n’en attends point de remerciements de vous, et il me suffit que le Ciel, qui sait avec quelle sincérité je vous parle, exauce les prières que je lui adresse, afin qu’il remette dans le bon chemin une brebis égarée. Plusieurs de vos Amis font les mêmes prières, et voyant que vous êtes un désespéré qui se va perdre, me sont venus parler d’accommodement. Comme [p. 70] je ne travaille que pour la Paix, j’y ai donné les mains ; et j’ai promis de ne plus écrire, pourvu que vous rendissiez tous les exemplaires de votre Dissertation sur l’Œdipe. Tous mes Amis ont trouvé que je me soumettais trop, et que pour ne plus écrire, je devais du moins attendre que nous fussions égaux. Ces Conférences ont été cause que cette réponse n’a pas plus tôt paru : je croyais même qu’elle ne paraîtrait point. Néanmoins, quoique je vous donnasse un si grand avantage sur moi, vous n’avez pas voulu conclure la Paix : Mais vous avez raison, il vous aurait été honteux 178 <?page no="179"?> d’abandonner une belle entreprise, qui vous fait acquérir tant de gloire. Tout le monde admire vos Dissertations, et elles font sortir votre Nom des Ténèbres ; puisque chacun demande, qui est ce Monsieur d’Aubignac, dont l’on [p. 71] n’a point encore ouï parler ? Poursuivez donc Messire François Hédelin, et si votre Nom n’a point jusqu’ici été connu, tâchez de faire parler de vous, en écrivant contre Monsieur de Corneille : Il est vrai que l’on n’en dira que du mal ; mais de l’humeur dont vous êtes vous vous mettez peu en peine de ce que l’on en dise, pourvu que l’on en parle. Réjouissez-vous donc Messire François Hédelin, l’on a déjà parlé de vous à l’Audience, et les louanges qui vous y ont été données, ont diverti toute l’assemblée : C’est une chose qui vous doit être bien glorieuse de vous voir poussé à bout par trente ou quarante Libraires, ce qui fait voir que vous n’êtes pas de leurs amis. Tout l’Auditoire redouble son attention, lorsque l’on entend demander à un Prêtre réparation d’honneur, pour avoir dit des in-[p. 72]jures, et chacun demande aussitôt, si vous les dites, lorsque vous vous préparez pour dire votre Bréviaire. Cette préparation a quelque chose d’extraordinaire ; mais comme vous voulez que l’on vous croie au-dessus du commun, il ne faut pas s’étonner si vous ne faites pas comme les autres. Si l’on prenait toutes les invectives qui sont dans vos Dissertations, l’on en trouverait assez pour composer un Dictionnaire qui ne servirait qu’aux Harengères, et qui pourrait être intitulé, Le nouveau Dictionnaire des Halles 114 , composé par Messire François Hédelin, Intendant général de tous les Théâtres de France, Prêtre et grand Maître de la Farce. Votre valet, qui est plus sage que vous, bien qu’à ne vous point mentir, il ne le soit pas trop, s’est bien aperçu, en écrivant sous vous, que vos 115 injures vous attireraient de méchantes af-[p. 73]faires ; mais bien que vous n’ayez pas toujours rejeté ses conseils, vous n’avez pas voulu écouter ceux qu’il vous a donnés, pour vous empêcher de tenir un langage qui vous est si familier. Comme vous êtes obligé de donner de l’argent, pour faire imprimer vos Ouvrages, et que vous êtes condamné aux dépens, vous déclamez contre ceux qui en reçoivent ; néanmoins vous en avez souvent demandé, sans en avoir obtenu, et si l’on vous en avait donné, 114 « On appelle fig. Langage des halles, Le langage du bas peuple de Paris » (Le Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I, p. 553). 115 Nous avons remplacé « vous » par « vos ». 179 <?page no="180"?> votre Carrosse serait aussi bien attelé que celui de Monsieur de Corneille. L’argent qu’il reçoit de ses Ouvrages est une marque de leur bonté, et le refus que l’on fait de vous en donner, pour les vôtres, est une marque qu’ils ne valent rien. Vous pouvez aller au Palais, tant qu’il vous plaira, les Libraires ne déchireront jamais votre soutane, pour avoir vos œu-[p. 74]vres ; mais peut-être qu’ils crieront après vous, et se plaindront de ce que vous leur avez fait perdre 116 . Quelque chose que j’aie pu dire dans cette réponse, je ne crois pas avoir reparti à la centième partie des choses honteuses que vous dites à Monsieur de Corneille ; mais je suis obligé d’en demeurer là, de crainte de donner trop de scandale, et de parler contre un Prêtre autrement que je ne devrais, s’il se comportait selon la bienséance de son caractère. Je rougis pour vous, et je suis honteux de faire connaître aux ennemis de notre Religion, des choses que je leur devrais taire. Je me suis toutefois laissé persuader par deux raisons, que je vous pouvais écrire ; l’une est que l’on sait qu’il y a dans toutes les Religions des gens qui ne vivent pas bien, que tous les crimes sont personnels, et que ce que vous faites ne tire à aucune con-[p. 75]séquence pour la Religion, et l’autre est que, j’ai cru qu’en vous marquant vos fautes, vous pourriez vous en corriger. Le désir que vous avez que Monsieur de Corneille écrive contre vous, étant cause que vous lui imputez ce qu’il n’a jamais fait, vous pourriez croire qu’il est l’Auteur d’une Défense de Sertorius que vous avez vue, et qui n’a point été imprimée ; mais Monsieur de Hauteroche 117 , qui a composé cette spirituelle Apologie, et qui craint que vous n’en soupçonniez Monsieur de Corneille, veut bien que vous sachiez par moi qu’elle est de lui, et qu’il a souhaité, pour la gloire de 116 Donneau de Visé répond à la déclaration suivante de l’abbé : « Expliquez-nous aussi, M. de Corneille, où vous avez appris que j’ai reçu deux cents écus de Sommaville pour ma Pratique du Théâtre ? Je voudrais bien qu’il fût vrai, cela serait assez juste pour ne le pas dénier ; mais M. Boileau qui a ménagé cette affaire, et qui est homme d’honneur et de foi, vous assurera que je n’en ai jamais reçu un sol, et que hors la Gaule Chrétienne, l’Histoire de France, et deux autres petits volumes au plus qu’il tira du Libraire par forme de présent, je n’en ai pas profité » (Quatrième, p. 144). 117 Il s’agit de Noël Lebreton, sieur de Hauteroche (1617-1707), acteur et dramaturge français. Il devient orateur de la troupe à l’Hôtel de Bourgogne en 1671. Cf. Dictionnaire du Grand Siècle, p. 711. Comme l’affirme Donneau de Visé, la défense écrite par Hauteroche ne fut jamais publiée. 180 <?page no="181"?> cet incomparable Maître de la Scène, que je vous avertisse de ne vous pas méprendre, sachant que vous êtes sujet à faire des bévues. Vous êtes si accoutumé à mentir, que vous reniez votre Acadé[p. 76]mie, encore qu’elle soit publique, et que nous n’ayons aucun lieu de douter d’une chose que nous voyons 118 . Elle s’est autrefois assemblée dans le Cloître Saint-Benoît 119 , je ne sais pas si elle s’y tient encore, et si vos Confrères, du nombre desquels sont l’Illustre Auteur de Scipion 120 , celui de la Carte de la Cour 121 , Monsieur Personne 122 , Monsieur Simon fameux Avocat, qui plaida la première fois votre cause contre Sercy 123 , et Monsieur Richelet 124 , vous souffriront encore dans leur compagnie, à moins que vous ne vous repentiez 125 . Vous 118 Allusion à l’Académie des Belles-Lettres, créée par d’Aubignac en 1654. Dans sa Défense du Sertorius, Donneau de Visé s’en moque, l’appelant l’Académie des Allégoriques. Voir la note 211, Défense du Sertorius. Dans sa Quatrième dissertation, d’Aubignac feint de ne pas comprendre qu’il s’agit là de sa propre académie : « Je ne sais ce que c’est, je ne connais point d’Académie sous ce nom […] celle que vous nommez, n’est que dans votre imagination, c’est un ouvrage de votre rêverie, ou un jeu de votre malignité » (p.142). 119 Dans son article « Men’s Literary Circles in Paris, 1610-1660 », De Boer écrit : « The ordinary meetings, held twice a week at d’Aubignac’s, were largely devoted to poetry and the novel. […] On d’Aubignac’s retirement to Nemours in 1670, the meetings continued in the home of Abbé de Villersain [Villeserin] until he in turn left Paris to take up his duties as bishop of Senez in April, 1671. Although Georges Monval says that they stopped at this time, they may have been carried on by de Vaumorières for Le Mercure Galant announced in 1673 ‘que l’abbé d’Aubignac est mort et que son académie cessa par son trépas’ » (pp. 776 et 778). 120 Il s’agit de Pierre d’Ortigue de Vaumorière (1610-1693), auteur du roman Le Grand Scipion en quatre volumes (Paris : A. Courbé, T. Jolly et L. Billaine, 1656-1662). Il ajoute cinq nouveaux volumes au roman Faramond de La Calprenède après la mort de celui-ci. Cf. Biographie, t. XLVIII, pp. 29-31. 121 Il s’agit de Gabriel Guéret (1641-1688), avocat au parlement et secrétaire de l’Académie des Belles-Lettres. Il est l’auteur du roman allégorique La Carte de la cour (Paris : J. B. Loyson, 1663). Cf. Biographie, t. XIX, pp. 24-25. 122 Il s’agit d’André Louis Personne (né vers 1641), auteur du recueil Lettres et billets en tous les genres d’écrire (Paris : L. Raveneau, 1662). 123 Voir les notes 178 et 179, Défense du Sertorius. 124 Il s’agit de César-Pierre Richelet (1626-1698), grammairien et lexicographe. Son Dictionnaire français est publié en 1680 (Genève : J. H. Widerhold). 125 Le Mercure Galant identifie les membres suivants de l’Académie des Belles- Lettres : « Monsieur l’Abbé d’Aubignac, Directeur. Monsieur de Vaumorières, Sous-Directeur. Monsieur Guéret, Secrétaire de l’Académie. Feu Monsieur le Marquis du Châtelet. Monsieur le Marquis de Vilaines. Monsieur le Marquis d’Arbaux. Monsieur Petit, Directeur après M r l’Abbé d’Aubignac. Monsieur 181 <?page no="182"?> croyez avoir trouvé de quoi vous bien justifier ; pource que j’ai pris le nom de Mirame, pour celui de Roxane ; néanmoins, il est vrai que vous avez écrit contre Roxane, et que vous fûtes condamné à demander pardon de votre faute. Je n’avance rien qui ne soit véritable ; et je suis [p. 77] assuré que Monsieur Desmarets est prêt à le confirmer 126 . Comme tout ce que vous avez dit pour votre Apologie est faux, je ne répéterai point ici beaucoup de choses qui pourraient être ennuyeuses, et je me contenterai de vous dire, que j’ai en main les preuves de tout ce que j’ai avancé : si vous en doutez, c’est à vous à me demander que je vous les communique. Vous finissez par une chose que vous avez dite dans toutes vos Dissertations, qui est que Monsieur de Corneille ne sert qu’au divertissement des Bourgeois et des Filous 127 . Mais dites-moi, je vous prie, prenez-vous pour des Filous, tout ce qu’il y a de personnes de qualité en France, qui viennent tous les jours voir ses Pièces ? et ne vous faites-vous point tort à vous-même, puisque vous avez souvent été les voir ? je ne crois pas que l’on ait jamais vu de [p. 78] bizarrerie pareille à la vôtre, vous avez toute votre vie travaillé pour l’instruction des Poètes, et l’on ne voit pas un Livre de vous, qui ne regarde la Comédie 128 , et toutefois vous voulez aujourd’hui que la Comédie ait quelque chose de honteux, et que ce que vous avez fait pour son avancement vous mérite de la gloire. Je ne sais pas comment vous prétendez accorder des choses si opposées ; Mais je sais bien que la Comédie est glorieuse pour celui qui la fait, et pour celui qui l’enseigne, ou qu’elle est honteuse à l’un et à l’autre. Je finis en vous assurant que hors les intérêts de Monsieur de Corneille, je suis votre serviteur, et derechef que je prie Dieu, que tout Perachon, Avocat en Parlement. Monsieur l’Abbé de Vilars. Monsieur l’Abbé de Villeserain, présent Évêque de Senez, Directeur après Monsieur Petit. Feu Monsieur l’Abbé Ganaret. Monsieur de Laynay. Monsieur Caré, Avocat en Parlement. Monsieur Richelet. Monsieur du Perier. Feu Monsieur Baurin, Avocat au Conseil. Monsieur Barallis, Médecin. Monsieur l’Abbé de Saint Germain » (mai 1672, pp. 264-266). 126 Voir la note 226, Défense du Sertorius. 127 Donneau de Visé répond à la déclaration suivante de l’abbé : « On vous connaît pour un Poète qui sert depuis longtemps au divertissement des Bourgeois de la rue S. Denis, et des Filous du Marais, et c’est tout » (Quatrième, p. 145). 128 Donneau de Visé a bien raison. Cf. Harald Knutson, « D’Aubignac’s Blind Spot : Comedy », Neuphilologische Mitteilungen, 66 (1965) : 125-131. 182 <?page no="183"?> le mal que je vous souhaite me puisse arriver : Je n’ai travaillé que pour vous remettre dans la bonne voie, [p. 79] et que pour vous faire aimer votre prochain. Songez-y sérieusement et souvenez-vous que l’Évangile dit. Si tu portes ton offrande à l’Autel, et qu’il te souvienne que ton frère ait quelque chose contre toi, laisse ton oblation devant l’Autel, et t’en va te réconcilier avec lui, puis reviens, et offre ton offrande 129 . Songez après cela, si vous ne devez pas aller demander pardon à Monsieur de Corneille ; puisque bien loin qu’il ait quelque chose contre vous, c’est vous qui lui avez déclaré la guerre. Je prie encore Dieu qu’il vous inspire ce que votre devoir vous oblige de faire, afin que vous puissiez paraître sage dans un âge où les autres commencent à radoter. Erubescat senectus quæ se emendare non potest 130 : comme vous êtes une personne d’érudition et fort versé en la lecture des Auteurs, vous n’ignorez pas que ce passage est de Sénèque 131 , et vous profiterez [p. 80] peut-être de l’avis de ce sage Philosophe, si vous méprisez les miens à cause de ma jeunesse. FIN. 129 Évangile selon Matthieu, chapitre 5, v. 23-24. 130 Nous traduisons : Rougisse la vieillesse incapable de se corriger. 131 François Rey nous fait remarquer que Donneau de Visé se trompe en attribuant cette citation à Sénèque : « Cette phrase n’est pas de Sénèque, mais de saint Ambroise, évêque de Milan, dans une lettre à l’empereur Valentinien (Lettres diverses, XVIII) » (Notes non publiées sur la Défense d’Œdipe). 183 <?page no="185"?> Index des noms cités (Lorsqu’il s’agit d’un nom de personnage, nous traitons seulement la figure historique.) Abbé de Saint Germain, 182 Abbé de Vilars, 182 Abbé Ganaret, 182 Aiguillon, duchesse d', 143, 171 Anne d’Autriche, 54 Aristote, 49, 81, 84, 86, 108, 113, 150, 154, 163 Asdrubal, 55 Aurélien, 89 Balzac, Jean-Louis Guez de, 143, 150 Barallis (médecin), 182 Barbin, Claude, 11, 12, 37, 42, 143 Baurin (avocat au conseil), 182 Bobin, Michel, 171 Boileau, Gilles, 180 Boileau, Nicolas, 17, 19 Boisrobert, François le Métel de, 29, 41, 48, 149, 177 Boyer, Claude, 81 Brézé, Jean Armand de Maillé, 168, 170 Caré (avocat en parlement), 182 Castelvetro, Lodovico, 108, 164 Caton, 55 Céberet, Charles, 131 Chapelain, Jean, 41, 143 Charles I er de Guise, 73 Chauveau, François, 139 Christine de Suède, 106 Cicéron, 87, 126, 150 Claude, empereur, 89 Comte de Fiesque, Charles- Léon, 89, 90 Condé, prince de, 166 Corneille, Thomas, 17, 18, 48, 81, 82, 85, 128, 164, 165, 169 Courbé, Augustin, 41, 48, 82, 83, 138 Cramoisy, Sébastien, 77, 177 De Laynay, Nicolas, 182 Desjardins, Marie-Catherine, 41, 42, 43, 44, 86, 129 Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, 30, 143, 177, 182 Du Brueil, Jacques II, 138 Du Perier, François, 182 Érostrate, 140 Fénelon, François de, 19 Gesselin, Jean, 138 Gilbert, Gabriel, 176 Gilonne d’Harcourt, 89 Goliath, 70, 79 Gondi, Catherine de, 45 Gondi, Henri de, 45 Goulu, Jean, 150 Grand Condé, 89 Guéret, Gabriel, 181 Hauteroche, Noël Lebreton de, 180 185 <?page no="186"?> Henri II de Guise, 22, 73, 74, 167 Henriette Catherine de Joyeuse, 73 Hérodien, 89 Hippocrate, 86 Hippone, Augustin d’ (saint Augustin), 9, 10, 25, 27, 33, 49, 130, 138, 172, 174 Homère, 9, 27, 49, 140, 150 Horace, 163 Isarn, Samuel, 62 La Bruyère, Jean de, 19 La Calprenède, Gauthier de Costes de, 138, 181 La Harpe, Jean-François de, 19 La Mesnardière, Hyppolyte Jules Pilet de, 177 Le Hongre, Étienne II, 18 Le Hongre, Marie Catherine, 18 Louis XIV, 14, 37, 54, 76, 106, 139 Mainard, François de, 41 Mairet, Jean de, 46, 47, 49, 61 Marie-Thérèse, 54 Marquis d’Arbaux, 182 Marquis de Vilaines, 181 Marquis du Châtelet, 181 Matthieu (saint), 163, 164, 183 Ménage, Gilles, 49 Molière, 9, 13, 14, 15, 16, 20, 21, 27, 28, 29, 139, 168, 169 Montluc-Montesquiou, Adrien de, 149 Odenat, 89 Ovide, 150 Perachon, Marc, 182 Personne, André Louis, 181 Pétau, Denis, 172 Petit, Pierre Le, 177, 182 Philippe d’Orléans, 14 Piccolomini, Alessandro, 108 Picou, Anne, 16 Picou, Robert, 16 Pompée, 57 Princesse Palatine, 166 Ptolémée XIII, 57 Quinault, Philippe, 16, 46, 81 Racine, Jean, 11, 19, 139 Richelet, César-Pierre, 181, 182 Richelieu, Cardinal de, 32, 92, 106, 107, 123, 131, 142, 143, 149, 168, 170, 171, 177 Scaliger, Jules-César, 81, 86, 164, 172 Scarron, Paul, 48 Scudéry, Madeleine de, 62, 138, 139 Sénèque, 156, 170, 183 Sercy, Charles de, 62, 130, 131, 136, 137, 138, 177, 178, 181 Sophocle, 141, 156 Stridon, Jérôme de (saint Jérôme), 25, 172, 174 Térence, 30, 31, 32, 49, 154, 171 Théophraste, 86 Tite-Live, 44 Vaballathus, 89 Vaugelas, Claude Favre de, 53 Vaumorière, Pierre d'Ortigue de, 181 Villeserin, Louis-Anne Aubert de, 137, 181, 182 Virgile, 90, 150 186 <?page no="187"?> Vitré, Antoine, 177 Voltaire, 19, 20, 45 Vossius, Gerardus Johannes, 60 Zabbai, 89 Zénobie, 56, 89 Zoïle, 140 187 <?page no="189"?> Ce travail est la première édition critique des trois Défenses de Jean Donneau de Visé où le jeune écrivain se pose en ardent défenseur de Pierre Corneille contre les quatre dissertations de l’abbé d’Aubignac. La Défense de la Sophonisbe et la Défense du Sertorius, dont quelques exemplaires des éditions originales sont conservés à la BnF, sont reproduits sans notes explicatives dans le Recueil de François Granet, publié en 1739. Le seul exemplaire connu de l’édition originale de la Défense d’Œdipe se trouve à la bibliothèque-musée de la Comédie-Française. Cet écrit n’a jamais été republié depuis sa première parution. La valeur historique des Défenses au grand siècle français du théâtre est incontestable. Notre travail a donc pour fonction de rendre ces ouvrages plus facilement accessibles et d’offrir des explications et des commentaires afin de faciliter leur lecture. De plus, une meilleure connaissance de ces écrits sert à éclaircir notre compréhension du rôle de Donneau de Visé dans la querelle de Sophonisbe. L’édition comporte une introduction et plus de 500 notes. Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser BIBLIO 17