L'ultime Molière
Vers un théâtre éclaté
0307
2016
978-3-8233-9006-0
978-3-8233-8006-1
Gunter Narr Verlag
Stephen Fleck
Cette étude réexamine l'évolution du théâtre de Molière vers un spectacle total, de plus en plus infusé de musique, de danse - et d'absurdité. Cette évolution incorpore les innovations précédentes de l'artiste en ce qui concerne la création théâtrale, tout en les transformant. L'évolution entraîne des changements profonds dans la nature des protagonistes, de l'intrigue, et de la vraisemblance, le tout mis au service d'une modernité spectaculaire et inouie. Mais son développement ultérieur s'est vu brutalement couper court à cause de la mort soudaine de Molière; et une reconnaissance juste du degré d'innovation s'est vu retarder, en partie, à cause des peu nombreuses mises en scène - jusqu'au dernier quart de siècle - qui révèlent la brillance des contributions musicales et dansées. Maintenant, et largement grâce aux mises en scènes qui mettent de plus en plus en lumière la nature profondément collaborative de ces dernières oeuvres, une réexamination de leur nature s'impose. Cette étude réexamine l'évolution du théâtre de Molière vers un spectacle total, de plus en plus infusé de musique, de danse - et d'absurdité. Cette évolution incorpore les innovations précédentes de l'artiste en ce qui concerne la création théâtrale, tout en les transformant. L'évolution entraîne des changements profonds dans la nature des protagonistes, de l'intrigue, et de la vraisemblance, le tout mis au service d'une modernité spectaculaire et inouie. Mais son développement ultérieur s'est vu brutalement couper court à cause de la mort soudaine de Molière; et une reconnaissance juste du degré d'innovation s'est vu retarder, en partie, à cause des peu nombreuses mises en scène - jusqu'au dernier quart de siècle - qui révèlent la brillance des contributions musicales et dansées. Maintenant, et largement grâce aux mises en scènes qui mettent de plus en plus en lumière la nature profondément collaborative de ces dernières oeuvres, une réexamination de leur nature s'impose.
<?page no="0"?> L’ultime Molière Vers un théâtre éclaté Stephen H. Fleck BIBLIO 17 <?page no="1"?> L’ultime Molière <?page no="2"?> BIBLIO 17 Volume 213 ∙ 2016 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser <?page no="3"?> Stephen H. Fleck L’ultime Molière Vers un théâtre éclaté <?page no="4"?> Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. © 2016 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Internet: www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-8006-1 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.dnb.de. <?page no="5"?> Sommaire Avant-Propos …………………………………………………………….. 7 Introduction ………………………………………………………………. 9 Chapitre 1 Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » …..……………………………………………………..… 25 Chapitre 2 Entrées : Des masques, des personnages, et des ris ………… 53 Chapitre 3 Miroirs : Jeux de la vraisemblance et de l’invraisemblance … 81 Chapitre 4 Spirales : La montée du spectacle total ……………………... 99 Chapitre 5 Résonances : Une Modernité inouïe …………………….…. 117 Bibliographie …………………………………………………………... 129 <?page no="7"?> Avant-Propos La plupart des arguments trouvés ci-dedans ont vu le jour en forme préliminaire d’articles ou, dans le cas du premier chapitre, dans mon étude Music, Dance, and Laughter: On Comic Creation in Molière’s Comedy- Ballets. La présente étude n’aurait néanmoins jamais été conçue sans la suggestion du Professeur Ronald Tobin d’élargir un article, « From Personnages to Personæ: On the Evolution of Molière’s Later Dramaturgy », en une étude plus élaborée. Elle a également bénéficié du soutien constant de deux autres professeurs émérites de l’Université de Californie, Claude Abraham, « Doktorvater » sans pareil, et le regretté Judd Hubert, ainsi que de plusieurs autres collègues des domaines littéraire, musicologiste ou philosophique. Parmi ceux-ci il faut remercier en particulier les Professeurs Claude Imbert, qui m’a aimablement fourni l’occasion de présenter des arguments devant un public parisien à l’École Normale Supérieure, ainsi que Buford Norman de l’University of South Carolina, Francis Assaf de l’University of Georgia et Georgia Cowart de Case Western University. Que ma gratitude et mon amitié envers tous ces collègues soient ici exprimées. M. Curtis Berak de Los Angeles, artiste et musicien exceptionnel, a aimablement offert pour la couverture la photographie de plusieurs de sa collection de vielles historiques, qu’il en soit ici chaleureusement remercié. Il faut de même reconnaître le soutien matériel de California State University Long Beach, qui à plusieurs reprises a octroyé une réduction dans le poids d’enseignement pour me permettre de poursuivre les recherches qui ont débouché dans la présente étude. Enfin, que ma gratitude et mon amour soient exprimés envers ma femme Rita et mes enfants Benjamin et Nina. Chapel Hill, Caroline du Nord, février 2016 <?page no="9"?> Introduction Au lendemain de la mort de Molière, son ami Donneau de Visé a déclaré : [Molière] a le premier inventé la manière de mêler des scènes de musique et des ballets dans les comédies, et il avait trouvé par là un nouveau secret de plaire, qui avait été jusqu’alors inconnu, et qui a donné lieu en France à ces fameux opéras, qui font aujourd’hui tant de bruit, et dont la magnificence des spectacles n’empesche qu’on ne le regrette tous les jours. 1 Les comédies-ballets, le genre invoqué ci-dessus, restent le genre le plus problématique de l’œuvre moliéresque tout entier. Dans une première étude de ce genre (Music, Dance, and Laughter: Comic Creation in Molière’s Comedy-Ballets), j’en ai analysé les partitions originelles et tâché d’intégrer analyses musicales avec critique moliéresque à l’aide du travail théorique surtout de l’ethnologue Gregory Bateson. La présente étude a pour but d’élargir le champ analytique et théorique de ce premier travail et ainsi, de mieux ancrer le genre dans le contexte de l’œuvre entier. Ce faisant, je souhaite mieux rendre compte de certains aspects problématiques au cœur du développement de la comédie-ballet vers une dramaturgie sans exemple, source de ce « nouveau secret de plaire ». Faut-il justifier encore une étude à ajouter au vaste flot d’écrits sur Molière? Certes, il est difficile d’éviter le sentiment que tout est dit, que l’on vient trop tard. Sauf qu’un auteur de cette stature ne saurait épuiser l’attention critique, et que Molière reste à bien des égards un cas unique. Et même si tout est dit (quelque part, à un certain moment, peut-être oublié), ce n’est pas forcément exploré, mis au point, ni intégré dans une optique qui mène à une compréhension globalement plus profonde. En effet, les approches traditionnelles de Molière montrent de plus en plus leurs limitations. Plus d’un demi-siècle après les ouvrages de René Bray et de W.G. Moore, et en dépit de quelques douzaines d’études majeures qui en prennent, de manière fort variée, la relève, Molière « homme de théâtre » nous échappe toujours en grande mesure. Pour bien des critiques le littéraire, domaine moins éphémère que le théâtral, constitue toujours le 1 Oraison funèbre de Molière par le Sieur de Vize, p. 18 ; c’est moi qui souligne. Les références complètes se trouvent dans la Bibliographie. <?page no="10"?> Introduction point de repère apparemment le plus solide, bien plus que les moments privilégiés où se déroule, sous les feux de la rampe, le véritable Molière : comédien, metteur en scène et chef de troupe avant d’être auteur, et jusqu’à la mort. Négliger cette réalité historique, c’est risquer de parachever ce que Noël Peacock appelle « son embaumement dans le mausolée littéraire » 2 . Pour plus d’un metteur en scène distingué, l’idéal d’une mise en scène fidèle à un texte définitif se voit carrément effriter, sinon renverser: pour Jean-Marie Villégier, la scène reste le lieu d’un « éternel inachèvement » 3 tandis que pour Dario Fo, « le texte lui-même s’écrit au moment de la mise en scène » 4 . Dans une telle optique, remarque Peacock, « la représentation devient le texte » 5 . Mais l’assomption même d’un texte écrit définitif ne va pas de soi non plus. L’équipe éditoriale de l’édition en Pléiade de 2010 rouvre avec force la question — parmi les multiples éditions de son vivant ou de 1682, quel Molière mérite d’être considéré le vrai? — et les études de C.E.J. Caldicott 6 et de Michael Call 7 rappellent les questions politiques, légaux, économiques et personnels qui jouaient dans l’existence et l’évolution de ces éditions. Cette étude, tout en optant de citer de préférence la nouvelle édition en Pléiade, s’efforcera de privilégier aussi les questions entraînées par des mises en scène variées, en invoquant des évidences disponibles sur bande vidéo ou selon des professionels du théâtre. Les textes imprimés seront traités ici comme des matrices à partir desquelles réaliser un rêve collectif, plutôt que des textes sacrés en soi. Étroitement liées à leurs représentations, les comédies-ballets souffrent plus que tout autre genre moliéresque d’une orientation critique traditionnelle. On oublie trop facilement qu’après la première de l’Avare en septembre 1668, dans les quatre ans et demi qui lui restaient — soit tout le dernier tiers de sa carrière parisienne — Molière ne créa qu’une seule grande comédie nouvelle, Les Femmes savantes, plus une comédie d’intrigue farcesque, Les Fourberies de Scapin. Les sept autres œuvres créées dans cette ultime période, de George Dandin au Malade imaginaire, intégraient le travail des plus grands artistes de spectacle du grand siècle : les compositeurs Jean-Baptiste Lully puis Marc-Antoine Charpentier, le 2 «La textualisation de la mise en scène et la place de l’auteur : mort barthésienne ou spectre derridéen? » in G. Conesa et J. Emelina (dir.), Les mises en scène de Molière du XXe siècle à nos jours, p. 36. 3 Voir Martial Poirson, « Entretien avec Jean-Marie Villégier : De retour à la Comédie- Française: L’Amour médecin (1665) et Le Sicilien, ou l’Amour peintre (1667). » in G. Conesa et J. Emelina, op. cit., p. 328. 4 Voir Laetitia Dumont-Lewi, « Dario Fo metteur en scène ». Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, p. 77. 5 Noël Peacock, op. cit., pp. 39, 51 resp. 6 La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs. 7 The Would-Be Author: Molière and the Comedy of Print. <?page no="11"?> Introduction chorégraphe et danseur Pierre Beauchamps, le machiniste Carlo Vigarani, avec les meilleurs danseurs, chanteurs, et instrumentistes du royaume aux côtés de la Troupe du Roi. Mais les critiques qui reconnaissent ce fait peuvent tout autant le regretter que l’approuver : Molière ne serait-il pas « comme malgré lui entraîné dans une spirale » qui l’aurait cantonné dans la création de « simples divertissements » et ainsi détourné de sa vraie vocation de créateur de grandes comédies, comme le suggèrent des critiques aussi avisés que Michel Gilot et Jean Serroy 8 ? Cette étude se base sur la conviction qu’il faut soigneusement revoir le bien-fondé de tels arguments, d’abord parce qu’à une exception près (La Comtesse d’Escarbagnas), les créations du dernier Molière avec musique et danse se révèlent d’un tel ordre de nouveauté, de beauté, et de plaisirs complexes que je n’en connais de comparable en théâtre comique musical avant la collaboration de Mozart et Da Ponte tout un siècle plus tard. Et puis aussi parce qu’en dépit de plusieurs études portant sur la comédie-ballet (dont celles notamment de Louis Auld, Claude Abraham, John Powell, Charles Mazouer, Robert McBride, et Marie-Claude Canova-Green), ses véritables dimensions et qualités théâtrales restent toujours d’une grande difficulté à saisir. La thèse de cette étude se résume en la notion d’une grande réorientation du théâtre de Molière, d’une évolution si rapide et profonde qu’elle constitue à la fin une véritable révolution dans la comédie 9 . La thèse d’un « nouveau secret de plaire » intimement lié à la musique et la danse n’est pas inconnue, elle se retrouve dans un certain nombre de commentaires éparpilllés à partir de celui de Donneau de Visé. Mais elle reste peu claire, sans élaboration, invoquée de temps en temps, entre autres par Maurice Pellisson, qui écrit en 1914 de « la formule [des comédiesballets], restée secrète jusqu’à lui » et qui signale par là une « nouvelle orientation » pour le théâtre moliéresque (p. 35), ou Robert Garapon dans son étude Le dernier Molière de 1957, auquel le titre de l’étude présente fait écho. Baudelaire entretemps avait signalé « quelques intermèdes de Molière, malheureusement trop peu lus et trop peu joués, entre autres ceux du Malade imaginaire et du Bourgeois gentilhomme », qui représentent pour lui le comique absolu, loin au-delà du comique « significatif » 10 . Il n’en reste pas moins que seulement une petite poignée de critiques moliéristes ont œuvré de manière soutenue pour éclairer ce domaine, qui reste souvent mieux connu des musicologues que des critiques littéraires. On tâchera donc ici d’explorer de manière plus exacte ce qu’ont dû vouloir dire Donneau de Visé et les rares critiques particulièrement sensibles au 8 La Comédie à l’âge classique, pp. 157-160. 9 Le terme est de Moore, voir The French Idea of the Comic, p. 163. 10 « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », Œuvres complètes t. II, p. 537. <?page no="12"?> Introduction genre, tout en essayant d’en mieux préciser les problèmes théoriques et esthétiques et d’affiner des concepts analytiques pour les aborder. Les problèmes relèvent surtout de trois facteurs. Le premier facteur, c’est que rien, au fond, n’était fixe dans ce théâtre. Au moment même du triomphe du classicisme, ce qui semblerait classé ne l’était pas du tout (ni ne le semblait, certes, à l’époque). D’abord parce que la carrière de Molière, si riche, si féconde, fut terriblement écourtée ; son œuvre, qui semble si complet, si familier dans les belles éditions, était en réalité brutalement tronqué par la mort d’un artiste âgé de cinquante et un ans. La coïncidence de sa mort avec la représentation sur scène d’un personnage obsédé par la maladie et la mort mène en quelque sorte à croire que Molière lui-même destinait le Malade à servir de chant de cygne. Pour ceux qui acceptent cette notion, point n’est besoin d’analyser de près ce que Molière tramait réellement pendant ce qui allait devenir la dernière période de sa carrière, en dépit des évidences claires d’une créativité plus énergique que jamais. Cette créativité s’exprimait dans un théâtre d’expérimentation constante. En dépit des emprunts évidents parmi ses propres œuvres, l’auteur ne se répète pas, il va de l’avant. Des petites farces provinciales aux fastes de Psyché ou du Malade imaginaire, quelle distance parcourue, quelle prodigalité, quelle variété de création musico-dramatique! En passant par les débuts de la grande comédie renouvelée et approfondie, maîtrisée avant d’être largement abandonnée ; une comédie héroïque ; les débuts puis l’épanouissement de la comédie-ballet ; deux pièces à machines ; et une tragédie-ballet, pour ne pas parler des œuvres finalement impossibles à classifier, il faut reconnaître la justesse du jugement de Judd Hubert : l’envergure du théâtre créé par Molière reste inégalée dans toute l’histoire du théâtre français 11 . Pour Georges Forestier, Molière était durablement à la recherche d’un spectacle total, voulant « s’imposer à la Cour et à la ville comme le seul dépositaire d’un art qui regroupe la musique, la danse et le théâtre — et le théâtre dans toute sa variété » 12 . Presque chaque œuvre présente successivement les marques de cette incessante recherche de nouveauté, finement analysée par C.E.J. Caldicott, qui reconnaît au cœur de l’art de Molière le souci de « toujours rester neuf » 13 . Aucun genre comique ne restait inchangé entre ses mains, dont la prestidigitation n’a fini qu’avec sa mort. Inutile, certes, de chercher une évolution « rectiligne », comme le reconnaît Marie-Claude Canova-Green 14 , d’autant que la comédie-ballet était selon Christophe Deshoulières un genre par excellence « expérimental 11 Molière and the Comedy of Intellect, p. 268. 12 Molière en toutes lettres, pp. 30-31. 13 La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, pp. 151-2. 14 « Ces gens-là se trémoussent bien... » : ébats et débats dans la comédie-ballet de Molière, p. 42. <?page no="13"?> Introduction et ‘attrape-tout’ [...] qui disparaîtra quand l’opéra assumera cette fonction, au lendemain de la mort de Molière » 15 . Cette disparition du genre n’était pas déterminée d’avance, mais tout comme sa floraison, le résultat de plusieurs contingences. Il faut rappeler qu’à travers ce champ d’expérimentation, non seulement le nombre d’œuvres musicales augmente, mais aussi la concentration de musique et de danse au sein de chacune de ces œuvres croît sensiblement : des danses et airs assez simples et courts du Mariage forcé (1664), Lully va multiplier le nombre et la durée ainsi que raffiner ses interventions ; il aura atteint sa véritable grandeur pendant les dix ans de collaboration accélérante avec Molière. En tenant compte de l’aménagement à grands frais du Théâtre du Palais Royal pour accommoder Psyché et les grands spectacles à venir ainsi que de l’intention déclarée par la troupe d’engager douze musiciens pour « toutes sortes de représentations tant simples que de machines » 16 , force est de constater que la ligne majeure d’expérimentation constitue une évolution générale vers un théâtre musical et dansé à grand spectacle, comme le note Jean-Pierre Collinet 17 . En dépit de la rupture entre écrivain et compositeur, et des privilèges arrachés au trône par ce dernier, Molière a vite et énergiquement avancé ses projets avec le tout jeune Charpentier, âgé alors de vingt-neuf ans et encore complètement inconnu : trois nouvelles partitions pour remplacer celles de Lully, désormais la propriété du seul Florentin, avant le chef-d’œuvre incontesté (mais trop peu connu) qu’est la partition du Malade imaginaire. Dans l’espace de quelques huit mois de travail avec Molière, Charpentier s’est hissé au rang d’un très grand compositeur de musique de théâtre. L’un des aspects méconnus du génie de Molière, c’est sa capacité à inspirer ses collaborateurs, et tout autant à se laisser inspirer par eux. Le second facteur, c’est que dans ce théâtre où la musique, la danse, et le spectacle prennent une nouvelle importance, celle du texte dramatique, point de mire principal sinon exclusif des critiques littéraires, change de nature relative aux autres éléments, fruit en partie des collaborations qui viennent d’être notées. La musique et la danse dépassent nettement un statut de simple « ornement » pour devenir de plus en plus intégrale à la construction dramatique. Pour la critique, la musique assume aussi une importance redoublée, parce que la chorégraphie de Beauchamps est 15 Voir William Christie et les théâtres des Arts Florissants 1979-1999, p. 228, et aussi Catherine Kintzler, Théâtre et Opéra à l’âge classique, p. 214. 16 Registre de La Grange pour le 15 mars 1671, in Œuvres complètes t. 2, éd. G. Forestier et Cl. Bourqui, p. 1130. Toute référence aux œuvres de Molière non autrement indiquée emploie cette édition. 17 Dictionnaire de littérature du XVIIe siècle, p. 100 ; voir aussi C.E.J. Caldicott, op. cit., pp. 108-111, 151-153 ; Guy Spielmann, « La Comédie-ballet : petite histoire d’une solution dramatique » ; et G. Forestier, op. cit.). <?page no="14"?> Introduction perdue. Il y a donc non pas un texte pour chaque comédie-ballet, mais bien deux, celui de Molière plus la partition musicale. Les quatrième et cinquième chapitres tâcheront de mieux mettre au clair les questions qui découlent de cette circonstance. Le troisième facteur, c’est que le développement de ce théâtre si novateur met en évidence les carences des théories du comique, thème qui sera repris au chapitre suivant; car si, comme le notent Forestier et Bourqui dans l’introduction à la nouvelle édition des Œuvres complètes, Molière a su « réinventer toutes les formes du rire » 18 , cette nouvelle forme de divertissement 19 reste presque aussi difficile à préciser que pour ses contemporains. Sans précédent ni suite directe dans l’histoire du théâtre français, les collaborations entre Molière, Lully puis Charpentier, Beauchamps et Vigarani demeurent un travail unique rendu possible par la rencontre de plusieurs artistes de tout premier rang, disposant de tous les moyens possibles, garantis par des subventions princières exceptionnellement généreuses : la moitié du budget annuel pour Versailles dépensée sur la seule soirée dont le centre était la première de George Dandin! A partir d’un simple divertissement de cour au moment des Fâcheux, Molière et son « équipe » auront élaboré un genre à dimensions multiples et de plus en plus purement théâtrales ; ils auront jeté les bases du futur opéra comique ainsi que de la tragédie lyrique 20 . Au niveau des simples faits, les grandes lignes de l’histoire du théâtre parisien autour de 1673 sont trop bien connues pour receler des secrets d’importance ; mais l’impact profond et durable de cette histoire reste trop souvent traité superficiellement, sous-estimé, voire tout simplement oublié. Revenons donc brièvement sur ce qui devrait être parfaitement évident, mais n’entre pas toujours dans la discussion critique. La mort de Molière fut comme une immense bombe larguée sur la scène parisienne. Déjà les premières ondes de choc causées par l’arrêt sans appel de sa carrière si mouvementée ébranlèrent jusqu’au fond cette scène. D’un jour à l’autre tout a changé, ou presque : expulsion sommaire de la Troupe du Roi de son Théâtre du Palais-Royal pour faire place à l’Académie Royale de Musique de Lully ; fusion de la troupe avec celle du Theâtre du Marais ; restriction de son répertoire pour exclure toute œuvre créée avec la collaboration de Lully, soit l’ensemble des comédies-ballets plus George Dandin et Psyché ; défense à tout théâtre en France (autre que celui de Lully) d’employer plus d’une petite poignée de musiciens et de danseurs pour quelque représentation que ce soit, ce qui écartait la possibilité de 18 t. 1, p. lx. 19 Roger Herzel, « The Décor of Molière’s Stage: The Testimony of Brissart and Chauveau », p. 951. 20 Catherine Cessac, Marc-Antoine Charpentier, p. 79; de même James Anthony, French Baroque Music, p. 73. <?page no="15"?> Introduction mettre en scène de manière adéquate Le Malade imaginaire aussi, désormais réduit dans sa matière (Charpentier forcé de recomposer sa musique) comme dans sa représentation sur scène pour se conformer aux privilèges royaux toujours plus exigeants obtenus par Lully. Mais les ondes destructrices avaient tout juste commencé à se propager. La Troupe du Roi, passée à l’Hôtel de Guénégaud et se renforçant avec des membres de la troupe du Marais en 1673, fut rassemblée en 1680 avec celle de l’Hôtel de Bourgogne pour former la Comédie-Française, théâtre fièrement national. Celle-ci subit dès sa formation de fortes restrictions institutionnelles. Face aux subventions royales octroyées à l’Académie Royale de Musique, et, dans un Paris de plus en plus épris de l’opéra, la Comédie-Française sera bientôt poussée jusque dans une « dépression » 21 sans musique ni danse qui vaille, garantie donc — les intentions de Lully étant transparentes — ne pouvoir jamais concurrencer avec ses tragédies lyriques, mais incapable non plus de tenir tête au théâtre de la Foire ni aux Italiens. Des deux côtés, le plus prestigieux et le plus populaire, la « Maison de Molière » se trouva de plus en plus coincée dans une position de musée, d’un conservatoire non pas de l’œuvre entier de Molière, impossible à monter convenablement du vivant du Florentin (et après), mais d’un œuvre réduit, voire défiguré : Déjà quasiment privés de musique depuis 1672, limités par un budget de fonctionnement modeste, [les Comédiens Français] ne pouvaient pleinement exploiter leur fonds de comédies-ballets à grand spectacle qui auraient pu leur assurer un large public et de confortables recettes ; ils en ressentaient d’autant plus durement les contraintes que leur imposait leur statut de conservatoire du théâtre « réglé ». 22 Molière luttait jusqu’à sa mort contre les restrictions obtenues par Lully ; et il faut croire que s’il avait vécu plus longtemps, il aurait continué à le faire avec un certain succès, car son crédit auprès du roi n’était pas épuisé : même après l’entrée en vigueur des premiers des privilèges accordés à Lully, la couronne a invité la Troupe du Roi à Versailles (septembre 1672) ; et elle n’a pas empêché les premières du Malade imaginaire, en dépit de leur contravention aux privilèges du Florentin. Mais une fois Molière disparu, la comédie-ballet telle qu’elle avait été conçue a aussi largement disparu de la carte des genres admis dans les répertoires des théâtres parisiens — ce qui relèverait de l’étonnant, vu ses grands succès tout récents, si ce n’était pour une confluence de forces historiques extraordinaires qui découlent en partie précisément de la grandeur artistique 21 G. Spielmann, Le Jeu de l’ordre et du chaos, p. 114. 22 G. Spielmann, op. cit., p. 135. <?page no="16"?> Introduction de Molière, mais aussi de sa position unique tant pour la troupe que pour la monarchie. Au niveau personnel, la Troupe du Roi s’est vu priver à la fois de son chef, son dramaturge, et son plus grand comédien. La douleur de cette perte résonne encore dans la grande édition intégrale publiée neuf ans après sa mort. Personne ne pouvant plus défendre avec force les intérêts de la troupe, la comédie-ballet a surtout fourni son « ADN » à des recombinaisons génériques, pour ainsi dire, dont surtout la tragédie lyrique. Suivant sa nouvelle passion pour le théâtre lyrique, Louis XIV écoutera même Le Bourgeois gentilhomme une fois en forme quasi-opératique, joué uniquement par des musiciens. Au niveau matériel, avant la création du Malade imaginaire seule la couronne détenait les ressources nécessaires pour originer de tels spectacles. Quarante mille livres ont garanti la création du Bourgeois gentilhomme en 1670 ; en effet de lourdes dépenses avaient permis à toutes les comédiesballets de divertir roi et cour de la manière attendue. Les sommes très importantes dépensées à leur tour par la Troupe du Roi pour refaire le théâtre du Palais-Royal confirme l’importance croissante accordée au théâtre musical par la troupe dès 1671, quand après avoir ravi la cour, Psyché connut un triomphe retentissant auprès du public parisien. La seconde fortune dépensée par la troupe, pour monter le Malade imaginaire en 1673 avec son prologue bourré de louanges destinées au roi, ne laisse pas de doute que Molière pariait sur un regain de soutien de la part du souverain grâce à ce grand spectacle, mais aussi sur la viabilité du genre de la comédie-ballet au besoin sans subvention royale. Lully a tout fait pour que ce double pari échoue ; il a tout gagné après la mort de son rival en déterminant l’impossibilité pour autrui de monter convenablement les comédies-ballets, seul genre théâtral à même de rivaliser en popularité avec la tragédie lyrique. Sur le plan créatif, Henry Prunières affirme dans sa grande édition de Lully qu’il fallait « tout le génie » de Molière et de Lully pour réussir les comédies-ballets 23 — le génie de Lully étant tout à fait égal à celui de Molière, selon Prunières et bien d’autres musicologues 24 . Charles Mazouer note pour sa part que Molière y était néanmoins indispensable, puisque lui seul savait produire l’« unité profonde » qui échappait aux épigones 25 . Si le souvenir de Molière était omniprésent pour comédiens et écrivains de théâtre dans les années suivant sa mort, sa disparition et les privilèges de Lully garantirent la quasi-impossibilité de créer de nouvelles comédiesballets. Le genre s’est vite borné à des reprises de temps en temps à la cour 23 Préface aux Comédies-ballets t. 1, p. xvi. 24 Voir, p. ex., Georgia Cowart, The Triumph of Pleasure: Louis XIV and the Politics of Spectacle, p. 117. 25 Molière et ses comédies-ballets, p. 10. <?page no="17"?> Introduction sous le haut patronat du sieur de Lully lui-même, à quelques pastiches comme La Fête de l’Amour et de Bacchus (la diversité et la vivacité des intermèdes s’y prêtait déjà du vivant de Molière), ou sous forme réduite à Paris. Les comédies-ballets commencèrent une longue carrière de mises en scène sans musique ou danse du tout ; avec d’autres musiques subsituées ; ou avec des forces et souvent aussi, des partitions réduites 26 . Dans chaque cas la conception originelle devait sensiblement souffrir. Par une ironie historique, les musiciens gardaient parfois un souvenir des comédies-ballets mieux que les intendants de théâtre. Avec la « Marche turque », « Lully créa la première turquerie musicale, devenue populaire et imitée jusqu’à l’époque de Gluck, Haydn et Mozart. A la satire sociale de la comédie, Lully joignit la satire musicale dans la musique de la cérémonie turque ». Les inventions de Lully dans cette œuvre en particulier influencèrent chez des musiciens longtemps après sa mort, comme la suite virtuose des danses variées du premier intermède du Bourgeois, reprise jusqu’au temps d’Offenbach 27 . Quant à la postérité, l’édition intégrale des œuvres de Molière de 1682, si soignée par La Grange et Vivot, tout en consolidant sa réputation littéraire, scella aussi la disparition de ses plus grandes mises en scène avec musique, danse, et machines. Le prestige littéraire accru a même dû aider à obscurcir la véritable nature de ces grandes œuvres, puisque leur lecture fournit très peu de notion de leur présence sur scène, beaucoup moins que pour un Misanthrope ou un Tartuffe, comme l’indique Canova-Green 28 — et comme le notait Molière lui-même dès la publication des Précieuses ridicules 29 . La perte irréparable de connaissance détaillée des mises en scène originales pèse d’autant plus lourdement sur le fond même de nos interprétations de ces œuvres. Et le genre qui avait exigé le génie collaboratif de Molière, Lully et Beauchamps ensemble est largement resté, pour bien des historiens et des critiques, une sorte de laissé-pour-compte « méprisé, négligé » 30 , tandis que la tragédie lyrique lullienne reprenait à son profit les éléments spectaculaires si importants dans les plus grands succès du maître défunt. 26 Voir Jacqueline Razgonnikoff, « La représentation des comédies-ballets ‘avec tous leurs ornements’ à la Comédie-Française. Exemples et contre-exemples » pour un survol historique. 27 Voir Jérôme de La Gorce, introduction au Bourgeois gentilhomme in Lully, Œuvres complètes Série II, 4, pp. xxix-xxxi. 28 Op. cit., p. 23. 29 Œuvres complètes t. 1, pp. 1226, 1229-1230. Voir Michael Call, The Would-Be Author, pour une analyse récente des problèmes que posaient la publication pour Molière. 30 Ibid., p. 13. <?page no="18"?> Introduction Boileau aurait-il joué un rôle aussi dans la disparition de la comédieballet? En boudant le farcesque chez Molière qui joue un si grand rôle dans les comédies-ballets, de la bastonnade menacée dans Le Mariage forcé jusqu’aux seringues dansantes dans Monsieur de Pourceaugnac et Le Malade imaginaire, l’Art poétique a fourni la base d’un certain mégard, sinon mépris, de ce côté pourtant incontournable chez Molière, et particulièrement marqué dans sa dernière dramaturgie. Les célèbres vers : « Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe / Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope » (Chant III, vers 399-400), louent le grand auteur des alexandrins déclamés par Alceste au dépens de l’auteur qui s’efforçait de faire vivre sa troupe et sa famille en attirant le public — nobles, bourgeois, peuple tous ensemble — tout autant qu’il s’efforçait d’étendre les limites de son art. Le froncement de sourcil de Despréaux réduit aussi implicitement l’envergure énorme de la production moliéresque à une simple opposition entre deux œuvres parmi quelques trente-cinq, comme si Molière n’avait rien produit à part ces deux œuvres, comme s’il fallait faire un choix manichéen : ou bien Alceste, ou bien Scapin. Le prestige du traité, manifeste préséant d’un classicisme triomphant au point où on le nommait la « bible du siècle », a écrasé les louanges que Boileau avait prodiguées à son ami encore vivant dans la Satire II de 1668 (« Rare et fameux esprit »), et aussi plus tard après sa mort dans l’Épître VII, à M. Racine (« L’aimable Comédie, avec [Molière] terrassée / En vain d’un coup si rude espéra revenir... »). L’Art poétique était supposé prêt à l’édition fin 1672, date de son privilège, mais n’a paru qu’en 1674. En dépit de son rapprochement avec le cercle orthodoxe de Lamoignon, on imagine difficilement un Boileau qui aurait attaqué son grand ami de son vivant ; on doit se demander si le texte n’a pas été ajusté entre la demande du privilège et son éventuelle publication pour être mis au service de la recherche du poste d’historiographe du roi accordé au poète et critique en 1677. Une fois titulaire de ce poste, Boileau serait libre de répondre au roi en toute franchise que Molière avait le plus « illustré » son règne, selon l’anecdote rapportée par Louis Racine 31 . Mais entretemps, ce certain Molière, celui du Misanthrope, aura sensiblement mis à l’ombre l’homme de théâtre qui cherchait à plaire à son public tout entier. De toute façon, un degré d’incompréhension de la comédie-ballet, puis un certain oubli s’installèrent, comme plus tard, au XVIIIe siècle, pour l’esthétique de la tragédie lyrique lullienne — du moins jusqu’au grand renouveau récent dans la musique et la danse baroque françaises, qui réunit professionnels et érudits soucieux de restituer les arts d’époque. Dans ce renouveau Catherine Kintzler occupe une place toute spéciale grâce à son 31 Voir G. Mongrédien, Recueil des Textes et des Documents du XVIIe siècle relatifs à Molière , t. 2, p. 434. <?page no="19"?> Introduction érudition philosophique jointe à ses profondes connaissances musicales du théâtre musical de l’époque. Dans ses travaux Kintzler veut montrer que les variétés du théâtre lyrique aux XVIIe et XVIIIe siècles formaient comme « naturellement » un complément à leurs analogues parlées. Notons que là où la tragédie lyrique correspond à la tragédie parlée, la « comédie lyrique » se trouvera en face de la comédie parlée, mais que le premier grand exemple de cette comédie lyrique (entièrement chantée) sera Platée de 1745. Le schéma de Kintzler témoigne ainsi de la place perdue par la comédie-ballet parmi les genres théâtraux autour de 1673 32 : Poésie dramatique Au théâtre A l’opéra Tragédie Tragédie lyrique Pastorale dramatique (case vide après 1660) Pastorale lyrique Comédie (case vide) Autrement dit, bien que Kintzler note pleinement le rôle de précurseur de la tragédie lyrique joué par la comédie-ballet, elle ne trouve — à l’époque même du dernier Molière — aucune place spécifique pour ce genre expérimental et en pleine évolution comme il existe pour la tragédie lyrique. Il faudra trois quarts de siècle pour remplir cette case, qui n’aura jamais l’unité ni la viabilité qu’aura connue la tragédie lyrique. Et pourtant, même pour la tragédie lullienne, une certaine incompréhension a dû influer sur sa réception au XVIIIe siècle. Le défi au « système de pensée toute entière » que posait dès son origine la tragédie lyrique aura été « naturalisé » suivant les paramètres de la pensée bien différente de l’époque des Lumières 33 . La comédie-ballet, en dépit de sa facilité d’abord (ou même en partie à cause de cette aise apparente de compréhension), pose des problèmes semblables, qui seront examinés dans le chapitre 5. Tout semble en effet avoir comme conspiré après la mort de Molière pour cacher, presque refouler, les expériences que Molière et sa troupe s’étaient acharnés à présenter sur scène : le triomphe de Lully avec les restrictions dues à ses privilèges ; la discontinuité dans la connaissance des mises en scène originales ; et l’appauvrissement du répertoire imposé aux futurs Comédiens-Français face au prestige de l’opéra, d’un côté, et du texte dramatique en alexandrins de l’autre, ont bel et bien produit une rupture 32 Voir son étude Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, 2de éd., p. 165. 33 Voir Kintzler, Théâtre et Opéra à l’âge classique, p. 195. <?page no="20"?> Introduction historique, puis une lacune dont l’existence et la profondeur doivent être pleinement reconnues. Si c’était une affaire qui concernait seulement l’Ancien Régime, il s’agirait tout simplement d’une curiosité historique. Mais les retombées en restent perceptibles jusqu’à nos jours à la Comédie-Française, qui a si rarement inclu dans ses programmes la gamme des comédies-ballets avec leur véritable musique, dont les meilleurs exemples ont gagné l’admiration profonde de musicologues depuis Henry Prunières et Friedrich Böttger aux années trente du dernier siècle jusqu’à Philippe Beaussant, Jérôme de La Gorce, Georgia Cowart, ou John Powell entre bien d’autres de nos jours. En dépit de l’inclusion de la musique originelle dans les mises en scène de L’Amour médecin et du Sicilien depuis 2005, Le Malade imaginaire y attend toujours pareil honneur, devant se contenter depuis 2001 d’une partition nouvellement commandée à un compositeur qui, décidément, n’est pas Charpentier. Cette histoire reste à côté de l’histoire reçue de la carrière de Molière. Renvoyée au statut de simples divertissements pour une cour déjà lasse de ses plaisirs, pour un roi qui exigeait en premier lieu d’être flatté, supposément ornementée d’une musique qui serait tout au plus un « écrin souvent charmant » 34 , la comédie-ballet, ses énergies et sa grandeur restent inexplicables si on se refuse à mesurer toute la richesse de la musique déployée, et surtout dans les dernières œuvres. Comme le constate récemment Canova-Green, la réduction des comédies-ballets au seul texte comique entraîne à la fois un « appauvrissement du sens des œuvres particulières et [une] minorisation du genre en général » 35 . Comme d’autres professionnels du théâtre, de la musique, et de la danse baroques, Benjamin Lazar est formel sur la place de musique dans l’une des deux plus grandes œuvres du genre : « Sans la musique, on ne peut pas se rendre compte de la véritable progression de l’action » du Bourgeois gentilhomme 36 . De même William Christie, chef des Arts Florissants, note des liens très étroits entre texte et musique au sein du Malade imaginaire 37 . Les analyses proposées dans cette étude, qui incorporent les conclusions d’un nombre croissant d’érudits dans ce domaine, me persuadent qu’à travers l’expérimentation théâtrale qui allait s’accélérant jusqu’à sa mort, Molière arrivait à une synthèse musico-dramatique dont la nouveauté ne se laisse guère plus facilement analyser qu’à son époque. Les richesses de la musique, si admirées du temps de Molière et longtemps après, ont été ainsi trop souvent laissées de côté comme si par 34 P. Dandrey, Molière, ou l’esthétique du ridicule, p. 270. 35 Op. cit., p. 12. 36 « Molière et la musique III », Le Monde de la musique nº 291, octobre 2004, p. 40. 37 « Quelle musique pour Molière? », Diapason-Harmonie nº 358, mars 1990, p. 14. <?page no="21"?> Introduction principe — la musique étant considérée simplement accessoire, essentiellement ornementale sinon frivole, et en tout cas de loin inférieure en importance au texte verbal. Mais là où la place de la musique n’est pas simplement ignorée ou occultée, pour presque tous les critiques elle a été tout de même laissée à l’état d’intuition. Certes, plusieurs des meilleurs critiques de Molière de l’après-guerre ont fait preuve d’une sensibilité alerte à la présence de la musique. Plusieurs de leurs collègues récents incorporent des connaissances musicales à la critique théâtrale. Par ailleurs, en plus des partitions érudites (voir la Bibliographie), il existe une littérature musicologique dans ce domaine de plus en plus riche et abordable des littéraires. Il y a donc de nos jours une « masse critique » de ces écrits suffisante pour pouvoir tenter une synthèse. Tout aussi important à cet égard est le fait que le nombre de formations musicales ou de danse baroques de premier rang — les Arts Florissants, la Symphonie du Marais, les Musiciens du Louvre, Cappriccio Stravagante, le Poème Harmonique, les Fêtes Galantes, Compagnie l’Éventail parmi d’autres — n’a jamais été aussi grand en France qu’au moment présent. Nous vivons à cet égard dans un véritable âge d’or. Grâce aux enregistrements audio et vidéo, depuis n’importe où dans le monde il y a des points de repère par où aborder les problèmes d’un théâtre qui vit dans ses représentations beaucoup plus que sur la seule page imprimée. Le spectacle plus englobant que jamais fut en partie la seule solution possible au problème historique de la nécessité de plaire aux deux publics, à la cour et en ville. Rappelant la « synthèse de toutes les traditions du théâtre national français, allant de la farce populaire aux genres les plus nobles de la Cour » notée par Caldicott 38 , il faudrait reconnaître pleinement les difficultés tant dramaturgiques que matérielles à créer un théâtre qui marche également bien pour les deux publics. Selon Caldicott, la protection du roi était « entièrement positive » pour le développement de l’art de Molière 39 . L’argument qui suit soutiendra que Molière développait la dramaturgie qui l’intéressait plus que toute autre, à laquelle il a consacré tant de travail et à la fin, de ressources matérielles aussi pour mettre en scène Psyché avant Le Malade imaginaire, deux succès énormes. Molière aura réussi à créer le public nécessaire à la prospérité de son théâtre musical ; mais la troupe, on l’a vu, n’a guère pu en profiter après la disparition de son chef. Le temps historique écoulé depuis la mort de Molière opère d’autant plus fortement un décalage, renforçant dans un vide promu intemporel le prestige littéraire, occultant ainsi les réálités — les contingences foncières, incontournables — du théâtre. Là où même le classicisme qui a pu faire figure, à l’origine, d’une « esthétique de l’audace » à cause de ses 38 Op. cit., p. 153. 39 Ibid. <?page no="22"?> Introduction ambitions 40 , Molière littéraire est resté, pour bon nombre d’esprits critiques, figé en une sorte de relique, sacrosainte, éloignée, renfermée, immuable et marmoréenne, hors d’atteinte des interrogations de toute sa substance théâtrale, renouvelées pourtant à chaque répétition et à chaque représentation par les gens du théâtre. On ne met jamais deux fois les pieds sur la même scène... Molière devient alors trop facilement Littérature, élevé au statut du « grand auteur de la nation » 41 , mais du même coup réduit aussi par rapport à l’envergure de sa véritable activité créatrice. Ce certain Molière était en quelque sorte surdéterminé. Non seulement Lully, mais le classicisme s’en chargea. Refusé dans l’envergure de sa véritable créativité par Boileau, vaincu politiquement puis récupéré artistiquement par Lully, des deux côtés, « ancien » et « moderne », le véritable Molière tendait à disparaître. Celui qui conquit le sommet de la grande comédie, rédigeant des pièces à cinq actes en vers dès lors immortels, devint « Molière » tout court. Un second enterrement, vécu au jour le jour par sa troupe, puis fixé dans l’histoire que l’on écrivait après sans trop l'interroger ; un enterrement aussi ouvert — pour qui regarde les évidences — que l’enterrement physique du maître fut secret. Si une première révolution comique se reconnaît sans difficulté dans L’Ecole des Femmes, Le Tartuffe, ou Le Misanthrope — « des grandes comédies d’un nouveau type, véritablement révolutionnaires sur le plan de la dramaturgie : d’une ambition infiniment plus haute que les petites comédies des débuts » — la seconde, qui résultait en « un type de dramaturgie tout aussi nouveau que le précédent » et des œuvres « tout aussi éblouissantes » que les grandes comédies 42 , basée sur ce « nouveau secret de plaire » et engageant toutes les forces du théâtre musical, reste difficile à reconnaître, et encore plus difficile à comprendre. Auteur avec son corps avant sa plume, comédien qui inspirait les meilleurs compositeurs du siècle, « peintre » des mœurs contemporains dont les œillades et les lazzi les plus exagérés offraient à l’époque l’impression d’un naturel et d’une précision inégalés : il y a toujours matière à réinvestiguer dans cet art si mouvementé, si protéen 43 . Ce n’est guère mystérieux si le « nouveau secret de plaire », le sommet de cet art, recèle toujours dans une grande mesure ses secrets. Un but principal de cette étude sera donc de fournir des critères d’analyse clairs, qui devront permettre de mieux préciser des aspects de 40 Jugement de Kintzler, Théâtre et Opéra à l’âge classique, p. 18. 41 Caldicott, op. cit., p. 152. 42 Voir G. Forestier, Molière en toutes lettres, pp. 72, 80 resp., et aussi Œuvres complètes t. 1, pp. xxvii-xxix, où Forestier et Bourqui datent la première « révolution » entre 1659 et 1662. 43 Claude Bourqui rappelle de manière éloquente la présence italienne à travers tout le théâtre moliéresque. Voir La commedia dell’arte, inter alia pp. 34, 101, 179-191. <?page no="23"?> Introduction l’œuvre moliéresque laissés à un état fragmentaire ou intuitif, voire tout simplement ignorés. Ce qui nous mène en premier lieu à réexaminer la nature du comique. <?page no="25"?> Chapitre 1 Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » Hélas! C’est un étrange drôle : Il faut qu’il exerce son rôle Sur le Particulier et sur le Général 1 Trois siècles après la mort de Molière, comme s’il voulait faire écho au « nouveau secret de plaire » de Donneau de Visé, W.G. Moore a noté que Le Malade imaginaire reflète de manière éblouissante un « nouveau principe dramaturgique », où une « suffusion » fantaisiste déployée à toute vitesse crée une structure « souple et poétique » qui remplace largement un développement logique de l’intrigue 2 . Cette observation va de pair avec l’hypothèse d’une évolution dans le théâtre moliéresque vers une dramaturgie où la musique occupe une part toujours plus fondamentale. Si la comédie reste d’une variété et d’une instabilité irréductibles selon Marie- Claude Canova-Green 3 , ou même pour Moore un territoire largement inconnu 4 , alors l’inclusion soutenue de la musique — une musique, finalement, de très grande qualité — rehausse formidablement les enjeux de la question. En effet, l’histoire méconnue du théâtre musical de Molière se voit doubler par des questions d’ordre théorique ; et celles-ci remontent jusqu’aux origines du théâtre et de la philosophie en Occident. La perte du second livre de la Poétique d’Aristote ne cesse de hanter la discussion du domaine comique. Elle semble avoir laissé à jamais le comique, le rire, et la comédie ainsi que l’humour dans un terrain vague d’idées assez minces et souvent imprécises. On glisse facilement de l’un à l’autre de ces termes en revenant souvent à un petit nombre d’idées qui n’avancent guère. Si toute analyse du comique, selon Dominique Bertrand, exige « un art du bricolage » 5 , cette nécessité découlerait en premier lieu, Robinet sur Molière in La Gazette, cité dans G. Mongrédien, éd., Recueil des Textes et des Documents du XVIIe siècle relatifs à Molière, t. 1, p. 282. « a supple and poetic structure », Molière: A New Criticism, pp. 78-79. La Comédie, p. 8. « largely uncharted », The French Idea of the Comic, p. 3. Dans son compte-rendu de P. Bornecque, Procédés comiques au théâtre, p. 286. <?page no="26"?> Chapitre 1 sans doute, des problèmes théoriques du domaine. Quant à la Poétique, rien ne garantit l’intégrité dans chaque détail de ce que nous possédons, dont la qualité sommaire reste parfois déroutante — parce qu’il s’agit de notes établies mais jamais publiées par l’auteur, ou simplement à cause de lacunes textuelles. Plusieurs parmi les idées en question se retrouvent néanmoins éparpillées à travers le premier livre de la Poétique, à commencer par le passage suivant : La comédie est, comme nous l’avons dit, la représentation d’hommes bas ; cependant elle ne couvre pas toute bassesse : le comique n’est qu’une partie du laid ; en effet le comique consiste en un défaut ou une laideur qui ne causent ni douleur ni destruction ; un exemple évident est le masque comique : il est laid et difforme sans exprimer la douleur 6 La comédie suscite donc le rire en représentant des hommes inférieurs, laids, difformes qui ne causent ni douleur ni destruction. Il faut noter que ce passage glisse immédiatement de « la comédie » au « comique » sans préciser leurs rapports. De plus Aristote insiste que la tragédie représente une action importante et complète et que l’histoire est comme « l’âme » de la tragédie, les personnages venant en second lieu, leur caractère étant une fonction de leurs actions. La comédie par contre représente des hommes d’une certaine nature générale sans préciser leurs actions autrement que de façon négative (leurs caractéristiques basses ou laides « ne causent ni douleur ni destruction » 7 . L’ambiguïté s’installe d’une autre manière également, puisque le terme traduit ci-dessus par « le comique », to geloion, signifie aussi, et même plus littéralement, « le risible ». De même, « la représentation » (mimesis), censée être inscrite dans la nature humaine et demeurer source de plaisir depuis l’enfance 8 , se traduit également par « imitation ». A la suite de ces passages-clés, alors, tâcher de démêler comédie, comique, et rire ou le sens précis de « mimesis » nécessite l’interprétation de près de l’une des œuvres capitales de la pensée aristotélicienne, ou plutôt occidentale. Par ailleurs, la « catharsis », une « épuration » de la pitié et la frayeur dans la tragédie et source de controverses infinies, reste sans mention aucune pour la comédie 9 . Pour le philosophe, la comédie, comme la tragédie, était censée avoir commencé dans des improvisations ; elle serait dérivée des invectives (ou « blâmes ») lancées contre des particuliers, puis poétiquement élaborées 1449a31-36 ; toutes citations non autrement indiquées sont tirées de la traduction de R. Dupont-Roc et J. Lallot . 1449b24-25, 1450a15-17, 1450a38-39. 1448b4-9. 1449b27-28. <?page no="27"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » pour développer leurs qualités comiques et ainsi atteindre une portée plus générale 10 . Aristote fonde la différence capitale entre la tragédie et la comédie sur le fait que la comédie « veut représenter des personnages pires, [la tragédie] des personnages meilleurs que les hommes actuels » 11 ; toutes deux emploient poésie et chant comme moyens 12 ; là où le poète tragique met en scène des personnages historiquement attestés, le poète comique donne des noms « pris au hasard » à ses personnages, bien qu’il construise son intrigue à partir de « faits vus » 13 . D’autres passages indiquent le mystère qui entoure les origines et le développement de la comédie 14 ; son inclusion (comme la tragédie) des moyens de « rythme » et « mélodie » avec le langage 15 ; et sa tendance à donner plaisir en se conformant aux souhaits du public, au contraire de la tragédie, genre plus élevé (1453a30). Dans le but de suppléer à la perte du second livre de la Poétique, à la suite du travail de Lane Cooper 16 , Umberto Eco et l’helléniste Richard Janko ont récemment attiré l’attention sur le Traité coislinien, texte médiéval anonyme, qu’ils considèrent un guide important à la substance du livre perdu 17 . Les travaux de Janko, qui cite de façon étendue et détaillée des points identiques ou très similaires du corpus entier des écrits aristotéliciens, montrent que si le Traité coislinien ne constitue pas un sommaire de la Poétique II, il incorpore tout au moins une familiarité en profondeur avec la gamme des écrits du Stagirite, offrant de plus une cohérence, un style, et une perspicacité critique dignes de leur source apparente. Les arguments présentés dans ce manuscrit contiennent donc un réel intérêt pour notre thème. D’après le Traité coislinien, auquel Janko ajoute les Prolégomènes à Aristophane, autre texte de la même époque que le Traité, le rire dans la comédie naît (1) des emplois lexiques tels que les calembours, la répétition inutile, la verbosité, ou les métaphores ; et (2) des « incidents » tels que la fourberie et le déguisement, l’invraisembable et l’impossible, les danses vulgaires, une tendance à rendre des personnages méchants, la distension des noms (« Euripidipide »), et des arguments du coq-à-l’âne. Au contraire du simple abus ou « blâme », qui attaque crûment des individus, la comédie emploie plus spirituellement l’innuendo pour « exposer les erreurs de l’âme et du corps ». Les personnages comiques principaux sont les bouffons, les 1449a 24-38 ; 1451b 5-7. 1448a 16-18. 1447b 24-29. 1451b11-19. 1448b28-49a2 et 1449a32. 1447a 14-28. An Aristotelian Theory of Comedy. Voir Eco, « The Comic and the Rule » et « The Frames of Comic Freedom » ; Janko, Aristotle on Comedy ainsi que son édition de la Poétique. <?page no="28"?> Chapitre 1 ironistes, et les fanfarons 18 . La notion-clé de la « catharsis » n’apparaît pas dans le Traité, mais une métaphore frappante appelle le rire « la mère » de la comédie 19 . Eco aussi offre ses vues sur les idées possibles d’Aristote sur la comédie. Il les base sur la Poétique telle que nous la possédons, la Rhétorique, le Traité coislinien et la tradition péripatétique. Son extrapolation de ces sources s’appuie principalement sur les notions de violation d’une règle, d’une absence de conséquences néfastes, et d’un sens de supériorité basé sur un manque de sympathie pour des personnages déshumanisés par des masques d’animal 20 . Deux autres commentateurs, Elder Olson et Jules Vuillemin, ont eux aussi élaboré leurs spéculations sur ce sujet, mais parce qu’ils se bornent au premier livre de la Poétique, leurs écrits ont moins d’intérêt pour cette discussion. Parmi les écrits non-aristotéliciens sur le comique, l’essai « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques » de Baudelaire distingue entre un « comique significatif » ou « ordinaire », et un « comique absolu ». Le comique ordinaire se base surtout sur l’imitation, comme dans la comédie de mœurs, et implique un sens « féroce » de supériorité par rapport à ses prochains 21 . Le comique absolu se définit comme une forme naïve et innocente de « création » provoquée par l’appréhension du grotesque. Selon le poète, les « créations fabuleuses, les êtres dont la raison, la légitimation ne peut pas être tirée du code du sens commun, excitent souvent en nous une hilarité folle, excessive » 22 . Pour Baudelaire « l’essence du comique [absolu] est de paraître s’ignorer lui-même », ce qui suscite chez le spectateur la joie de se sentir supérieur non seulement à celui qui paraît si ignorant, mais à la nature même, car on manifeste une « dualité permanente, la puissance d’être à la fois soi et un autre » 23 . Baudelaire range la plupart des comédies de Molière parmi les meilleures expressions du comique significatif. Néanmoins, reconnaissant la « prodigieuse bonne humeur poétique nécessaire au vrai grotesque » présente surtout chez Rabelais, Baudelaire spécifie « quelques intermèdes de Molière, malheureusement trop peu lus et trop peu joués, entre autres ceux du Malade imaginaire et du Bourgeois gentilhomme » aux côtés de Rabelais dans le monde grotesque du comique absolu 24 . Voir Poétique, éd. Janko p. 44-5, notes p. 162-170. Op. cit., p. 44. « Frames of Comic Freedom », pp. 1-2. pp. 535-537. Op. cit., pp. 535. Op. cit., p. 543. Op. cit., p. 537. <?page no="29"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » Après Baudelaire, l’analyse moderne la plus importante du comique en France se trouve dans Le rire de Bergson. Le philosophe de l’expérience dans sa dimension temporelle présente un intérêt tout particulier. En effet il puise souvent ses exemples d’effets comiques chez Molière, et s’efforce de comprendre les procédés essentiels pour la production du comique, au lieu d’essayer de rendre compte des effets comiques dans leur variété infinie. Ses idées ne se limitent pas du tout à la formule souvent citée : « du mécanique plaqué sur du vivant » 25 , mais touchent à tous les points d’Aristote cités ci-dessus parmi bien d’autres. Comme la Poétique et « De l’essence du rire », l’ouvrage de Bergson juxtapose des idées portant sur le rire, le comique en général, et la comédie. Les points les plus pertinents pour cette étude sont les suivants : la comédie est un jeu qui imite la vie et suscite les mêmes plaisirs que les jeux d’enfance ; les mêmes éléments comiques sont à l’œuvre dans la vie et dans l’art ; le comique dans la vie est une forme de jeu qui crée en effet un spectacle en miniature 26 . Le comique est logique à sa manière, mais inclut aussi la logique absurde des rêves 27 . Les artifices comiques, surtout le trio vaudevillien de répétition, d’inversion, et d’interférence de deux séries d’idées indépendantes (comme dans les quiproquo), opèrent une interpénétration d’un ordre mécanique (ou mathématique) avec un ordre de vraisemblance par rapport à la vie 28 . La comédie seule parmi les arts vise à la création du général, de types ; l’établissement d’un personnage comique convertit et en effet réduit l’individu à un type qui peut servir de moule ou de cadre pour créer des personnages-types similaires 29 . Comme pour Baudelaire, pour Bergson aussi le personnage comique montre une ignorance de la société et de lui-même dans des gestes inconscients ou involontaires qui traduisent son manque de sociabilité. Le rire, effet social, humilie le personnage comique pour son refus impertinent d’accepter les exigences de la société, son « bon sens » ; par implication, le rire humilierait aussi tout spectateur qui s’identifiait avec le personnage 30 . Ces points seront repris par la suite. A l’exception des idées de Baudelaire et de Bergson sur le comique, celles qui datent de l’époque moderne sont dans l’ensemble encore moins complètes que les remarques authentifiées, mais extrêmement fragmentaires, d’Aristote. Comme le note le comparatiste Harry Levin, la plupart de ces idées se basent sur la supériorité, l’incongruité, ou sur les Œuvres, éd. A. Robinet, p. 405. Op. cit., pp. 418-419, 451-452. Op. cit., pp. 400, 474-476. Op. cit., pp. 404, 419, 431. Op. cit., pp. 451-452, 457-458, 466, 471-472. Op. cit., p. 451. <?page no="30"?> Chapitre 1 deux 31 , et font ainsi écho aux qualités d’infériorité et de distorsion d’Aristote. La « gloire soudaine » (« sudden glory ») de Hobbes au spectacle de sa propre supériorité relative à quelque chose de déformé 32 , et l’incongruité pour Hazlitt, Schopenhauer ou Kant, peuvent toutes être ramenées à la pensée aristotélicienne déjà invoquée 33 . L’idée de George Meredith, selon laquelle le comique reflète le dégonflement d’un comportement disproportionné équilibre incongruité et supériorité 34 ; le lien établi par Luigi Pirandello entre le comique et la « perception du contraire » 35 se laisse facilement comprendre en termes d’incongruité. Levin note que la formule de Bergson, « du mécanique plaqué sur du vivant », constitue encore une variété d’incongruité, et que l’expression cathartique d’agression chez Freud à travers les mots d’esprit témoigne encore d’une variété de supériorité 36 . Plus récemment Scott Shershow a résumé cette longue tradition en écrivant que la comédie en tant que genre, ton, ou expérience vécue, met aux prises des modes de pensée et de sentiment incongrus 37 . Un problème évident accompagne la notion d’incongruité : incongru par rapport à quoi? Comme le sociologue Jean Duvignaud 38 et plusieurs autres écrivains, Levin pose une norme de congruité implicite 39 . La nature d’une telle norme, pourtant, soulève d’autres questions. Pourquoi, par exemple, la déviation d’une norme serait-elle en soi comique plutôt que déplaisant ou même tragique? N’est-ce pas d’une incongruité suprême qu’un roi des plus hautains se découvre lui-même coupable de parricide et d’inceste pour se punir comme criminel? L’incongruité en soi, donc, n’apporte pas nécessairement de qualité spécifiquement comique. La notion de supériorité suscite elle aussi des problèmes. Si un sentiment de supériorité se trouve au cœur du comique, quelle sera la nature des rapports entre supérieur et inférieur : social, psychologique, ou autre? Ces rapports seront-ils fixes, ou non? Un problème lié à cette difficulté concerne la possibilité de rire non seulement des personnages comiques, mais avec eux. Mikhaïl Bakhtine note le rire joyeusement Voir son étude Playboys and Killjoys, p. 11. Leviathan, p. 36. Hazlitt, « On Wit and Humor », p. 7 ; Schopenhauer, The World as Will and Representation, vol. 2, p. 91 ; Kant, Kritik der Urteilskraft, vol. 5, p. 409. An Essay on Comedy, pp. 47-48. On Humor, p. 113. Op. cit., p. 113. « as genre, spirit, or experience, [comedy] is specifically about the clash of incongruous modes of thought and feeling » in Laughing Matters: the paradox of comedy, p. 53. Le propre de l’homme, p. 22. Op. cit., p. 11. <?page no="31"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » inclusif chez Rabelais — le « comique absolu » de Baudelaire, en effet — par rapport auquel les genres comiques qui venaient par la suite incorporent un « rire amoindri » qui reflèterait une vision du monde appauvrie 40 . La supériorité n’est donc pas inévitablement nécessaire pour les effets comiques et, tout comme l’incongruité, elle explique peu en soi de l’étendue de ce domaine. L’essai Le comique: essai d'interprétation générale de Jean Emelina propose une synthèse d’idées sur le comique, pour lequel l’auteur énonce trois conditions : Un phénomène considéré comme anormal, une position de distance, l’absence de conséquences ou l’absence de prise en considération de ses conséquences, le plus souvent dangereuses : telle est la triple condition qui permet de produire l’effet comique. 41 De ces trois conditions, la première est la plus importante, puisque « l’anormalité est au coeur du comique » 42 . La formulation précise se repose néanmoins sur une base essentiellement aristotélicienne : anormalité, distance qui permet une attitude de supériorité, manque de conséquences nocives. D’autres critiques récents ont essayé de briser les confins de ces catégories. Marcel Gutwirth propose une synthèse d’idées qui combinerait des éléments cérébraux et affectifs ; surprise ; difformité sans douleur ; liberté ; et renversement 43 . Levin suggère que la supériorité et l’incongruité forment en fait des points de vue complémentaires, la supériorité étant une « subjective satisfaction with oneself over the infirmities or the misfortunes of others » et l’incongruité incorporant une situation d’attente contrariée. Il propose une interaction dialectique des deux en forme de trouble-fêtes (« killjoys ») et galants (« playboys »), figures comiques avec lesquelles le spectateur se joint en un rire empathique 44 . Une autre piste, moins explorée, évite les confins des idées aristotéliciennes. En contraste avec le conformisme social, mécanicalité, et répétition de l’analyse bergsonienne, Jean Duvignaud note les possibilités métamorphiques du rire carnavalesque, englobant : « une contestation des hiérarchies par l'image d’un monde à l’envers » 45 . De manière semblable, le metteur en scène Jonathan Miller propose un aperçu d’un avenir imaginé : l’humour (qui inclurait clairement les effets comiques) se valorise comme Rabelais and his world, p. 120. Le Comique: Essai d’interprétation générale, p. 69. Op. cit., p. 81. Laughing Matter, pp. 100-116. Op. cit., pp. 11-13. Op. cit., p. 27 ; cf. Bakhtine, op. cit., pp. 10-11. <?page no="32"?> Chapitre 1 répétition de catégories et classifications alternatives par rapport au monde actuel 46 . Deux défauts des idées principales présentées jusqu’ici font obstacle à une théorie du comique plus satisfaisante : d’abord, elles n’ont de toute évidence rien à voir l’une avec l’autre (supériorité, incongruité, manque de douleur : quel rapport y a-t-il entre ces notions pourtant incontournables? ) ; et puis elles restent inertes, figées. Parmi les idées présentées jusqu’ici, seules l’interférence de deux séries d’ordre mathématique, et la « boule de neige » bergsoniennes touchent à la question de la construction progressive du rire comique 47 . A mon sens, pourtant, même ces idées catégorisent beaucoup mieux qu’elles n’expliquent les qualités de répétition, extension, et rehaussement des effets comiques. Telles qu’elles sont formulées, elles ne rendent pas compte non plus du passage d’une forme de comédie à une autre qui caractérise les meilleures comédies-ballets. Ces idées majeures sur le comique chez un petit nombre d’écrivains risquent fort de laisser l’investigateur sur sa faim. En effet, si Emelina a raison en écrivant que « le comique n’est pas un ‘genre’ mais l’envers de tous les autres » 48 , aucune définition du comique ne pourrait s’appliquer à tous les phénomènes comiques. Pour Duvignaud, tout de même, le disparat des idées sur le comique n’exclut pas une convergence encore impossible à atteindre, « comme si les éléments d’interprétation s’approchaient d’un concept perpétuellement en fuite... » (Le propre de l’homme, p. 41). En dépit de leur diversité, les idées présentées ci-dessus sont susceptibles de se laisser intégrer et de gagner ainsi en clarté si on les réencadre en termes de paradoxe et de jeu, termes depuis toujours intimement liés entre eux. Le paradoxe est certes assez souvent reconnu au sein du comique ; pour W.G. Moore, les paradoxes constituent le point de départ et la force motrice de la comédie en général 49 , étant en effet omniprésents chez Molière 50 . Quant au jeu, on n’a qu’à suivre Bergson pour le reconnaître dans les phénomènes comiques. La formulation employée ici provient de la pensée de l’ethnologue Gregory Bateson, l’inspirateur de « l’école de Palo Alto ». Un petit nombre de critiques dont Umberto Eco, Marcel Gutwirth, Eric Gans, Larry Riggs, Richard Schechner, ainsi que le mathématicien John Allen Paulos dans son essai Mathematics and Humor, mentionne le travail de Bateson, mais aucun ne l’emploie de manière soutenue. A ma connaissance, seule la critique Edith « In my view, the value of humour may lie in the fact that it involves the rehearsal of alternative categories and classifications of the world in which we find ourselves », « Jokes and Joking: A Serious Laughing Matter », p. 11. Voir surtout les pages 423-435 du Rire. Op. cit., p. 171. « dynamic principle », The French Idea of the Comic, p. 7. « Molière: The Comic Paradox », p. 771. <?page no="33"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » Kern dans son étude The Absolute Comic emploie in extenso ce courant de pensée, qui reste quasiment inconnu dans la critique littéraire ou théâtrale. Si je passe quelques pages à exposer son traitement de ces deux termes et leurs rapports avec la fantaisie avant de les relier avec le comique et avec Molière, que le lecteur m’en pardonne. Le comique a une histoire à la fois si distinguée et si élusive sur la scène et dans les sciences humaines — et Molière le porte a des sommets avant lui inconnus — qu’une approche pluridisciplinaire semble s’imposer. La pensée de Bateson, un amalgame d’ethnologie, d’éthologie, et de philosophie analytique parmi d’autres sources, traite de questions de communication et de conscience dans des contextes très variés. Dans « A Theory of Play and Fantasy », l’auteur raconte un après-midi au zoo de San Francisco où, en observant deux jeunes singes qui jouaient en se mordant, il se demandait comment ils savaient qu’ils jouaient au lieu de se battre pour de vrai. Suivant ce qu’il concevait être logiquement nécessaire pour une telle conscience chez les singes, Bateson a formulé l’hypothèse qu’une morsure ludique transmet un message tel que « Ceci est un jeu », qui doit se référer implicitement à l’existence d’une morsure réelle sans signifier ce qu’une telle morsure signifierait. Le message « Ceci est un jeu » entraînerait donc nécessairement d’abord la dénégation de la présente réalité à travers un message tel que « cette morsure ludique n’est pas une morsure réelle » ; et puis il entraîne de la fantaisie : la présence du non-présent, dans un message tel que « cette morsure non-réelle pourrait se convertir en une morsure réelle à l’avenir ». L’on pourrait alors dire que la morsure ludique est une morsure et en même temps ne l’est pas ; ou plus précisément qu’elle n’est pas exactement une morsure, mais qu’elle n’est pas exactement une non-morsure non plus. En rayant, en partie, la distinction entre l’exemple individuel (la morsure ludique) et la classe à laquelle l’exemple appartient (la classe des nonmorsures), la morsure ludique mélange deux niveaux logiques (au moins), étant simultanément communication (la morsure elle-même) et métacommunication (« ceci est un jeu, et non une morsure véritable »). Bateson note l’analogie entre la morsure ludique et le paradoxe célèbre d’Epiménide « Je mens » qui est vrai s’il est faux, et faux s’il est vrai, ainsi que le paradoxe du barbier de Russell qui rase tous ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes (s’il ne se rase pas, il se rase, et vice versa). Bateson rappelle la tentative de Russell et Whitehead de résoudre de tels paradoxes avec leur théorie de types ou hiérarchies logiques. La théorie stipule que les membres d’une classe définie doivent être du même type logique — au même niveau d’abstraction logique — que les non-membres de la classe. Un problème arrive pourtant en essayant de définir ainsi des classes : si on définit la classe de morsures en excluant la classe de non- <?page no="34"?> Chapitre 1 morsures, alors la classe de non-morsures (qui est aussi une non-morsure) se définit comme un membre d’elle-même 51 . La morsure ludique viole donc, par sa nature même, la théorie des types logiques de Russell et Whitehead. Une morsure sérieuse est impossible à méconnaître, un phénomène logiquement simple ; la morsure ludique ne peut exister sans impliquer l’existence d’une classe de morsures sérieuses tout en niant son exemplification actuelle, et se révèle donc logiquement plus complexe — en effet, paradoxal. Mais le problème se complique davantage. Bateson continue en déclarant, à la suite de Wittgenstein, que la règle de Russell et Whitehead est violée dans son énonciation même parce qu’elle ne distingue pas de manière adéquate entre les concepts de classe et membre d’une classe 52 . De plus, selon Bateson : Paradox is doubly present in the signals which are exchanged in the context of play, threat, fantasy, etc. Not only does the playful nip not denote what would be denoted by the bite for which it stands, but in addition, the bite is fictional. Not only do the playing animals not quite mean what they say [so that their messages are in a sense untrue], but also, they are communicating about something which does not exist. 53 [Le paradoxe se révèle être doublement présent dans les signes échangés dans le contexte du jeu, des menaces, de la fantaisie, etc. Non seulement la morsure ludique ne signale pas ce qui serait signalé par la morsure réelle que celle-là remplace, mais de plus, la « morsure réelle » est d’ordre fictif. Non seulement les animaux qui jouent ne veulent pas dire ce qu’ils expriment (si bien que leurs messages sont en un sens non vrais), mais ils communiquent aussi autour de quelque chose qui n’existe pas.] Si les hypothèses de Bateson sont correctes, alors le paradoxe est doublement présent dans l’idée même du jeu, d’abord dans son message définitif « Ceci est un jeu » qui établit le cadre paradoxal (à la fois « nonréel » et « non non-réel ») pour tous les phénomènes qui se trouvent à l’intérieur du cadre ; puis aussi de par sa référence à quelque chose qui n’existe pas 54 . Le cadre établi par le message « Ceci est un jeu » change, pour la durée du jeu, le statut de réalité de tous les messages là-dedans, les rendant non exactement vrais, mais non exactement faux non plus. Selon Bateson, les jeux font allusion à la réalité ordinaire tout en restant distincts de celle-ci. Mais le cadre lui-même est aussi d’une nature labile, sujet au changement soudain : l’auteur cite l’exemple des habitants des îles « Theory of Play and Fantasy », p. 188. « The Message ‘This is Play’ », pp. 146-147. « A Theory of Play and Fantasy », p. 182-183. Op. cit., p. 184. <?page no="35"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » Andaman qui concluent la paix avec des coups rituels qui risquent, toutefois, de glisser hors du cadre de jeu limité et de basculer ainsi dans une violence sérieuse 55 . L’historien social Johan Huizinga note lui aussi les frontières fluides entre le jeu et les activités sérieuses 56 . Même dans un cadre ludique convenu, les évènements peuvent donc entraîner une incertitude en ce qui concerne leur statut de jeu ; et peuvent ainsi changer le statut du cadre lui-même 57 . Bateson note que les jeux impliquent la coëxistence de la rationalité de la vie quotidienne, ou les discriminations selon le « processus secondaire » en termes freudiens, et aussi une logique de l’inconscient, du « processus primaire » qui, comme dans les rêves, abolit les distinctions rationnelles comme « tous/ quelques-uns » ou « pas tous/ aucun », et rend aussi le cadre lui-même comme les messages qui y sont contenus susceptibles à des changements soudains 58 . Bateson conclut qu’un schéma quasi-mathématique comme la théorie de Russell et Whitehead restera tout simplement inadéquat face aux complexités de la communication humaine en général et de la communication ludique en particulier, puisque ces activités ont lieu à la fois sur plusieurs niveaux d’abstraction. Dans un article connexe, Bateson offre l’hypothèse que le paradoxe forme le « paradigme prototypique » pour l’humour, qui ferme un « circuit de notions contradictoires », notamment dans les mots d’esprit, pour produire le rire 59 , une position qui va clairement dans le même sens que les idées d’incongruité et notamment celle de Pirandello sur la perception des contraires. Si nous acceptons avec Bergson et Huizinga que l’humour explicitement présenté du comique est une variété de jeu, nous pouvons alors y inférer — au minimum, comme pour tout phénomène ludique — une double paradoxalité. Le travail de Bateson emploie le terme « paradoxe » au sens fort de contradiction logique explicite, mais il faut reconnaître qu’il peut s’appliquer à des propositions qui s’échelonnent sur une gamme des simples hétérodoxies par rapport aux opinions reçues jusqu’aux plus fortes, logiquement absurdes et foncièrement inacceptables. Au temps de Molière, le paradoxe voulait surtout dire « Proposition surprenante & difficile à croire, à cause qu’elle choque les opinions communes & receuës, quoy quelle ne laisse pas quelquefois d’estre veritable » 60 , qui était aussi son sens principal dans la Grèce antique 61 . Le terme recèle encore à l’époque Op. cit., p. 182. Homo ludens, p. 8. « Theory of Play and Fantasy », p. 182. Op. cit., pp. 182, 184-186. « The Position of Humor in Human Communication », pp. 3-4. Dictionnaire universel de Furetière. Voir A. Bailly, éd., Dictionnaire grec-français. <?page no="36"?> Chapitre 1 moderne une gamme de sens variés, comme en témoigne la définition suivante : 1. Opinion, argument ou proposition qui va à l’encontre de l’opinion communement admise, de la vraisemblance » ; 2. « être, chose, fait extraordinaire, incompréhensible, qui heurte la raison, le bon sens, la logique » ; 3. dans la logique, « se dit d’une proposition qui est à la fois vraie et fausse. 62 Le paradoxe inclut donc (1) ce qui contrarie les opinions communes ; (2) ce dont il faut douter le bien-fondé ou la réalité ; et (3) ce qu’il faut rejeter comme logiquement absurde, voire impossible. Mais les sens lexiques variés ne se séparent pas forcément de manière nette : le sens le plus fort inclut évidemment les deux sens moins forts, puisque ce qui est logiquement inacceptable va aussi contrarier l’opinion commune (la doxa) ; et les opinions hétérodoxes, le sens le moins fort, peuvent s’étendre jusqu’au point d’atteindre ce qui est logiquement inacceptable. Il est donc nécessaire de constater un élément de continuité entre les différents sens lexiques du terme. Notons en passant que le terme « jeu » entraîne lui aussi une pluralité de définitions, comme le notent Gabriel Conesa et Jean Emelina dans leurs contributions au volume Molière et le jeu 63 . Si le paradoxe est introduit dans un contexte ludique, la continuité entre les sens variés du terme se renforce, même au point de ne plus pouvoir les distinguer. L’invraisemblable — les ruses de Scapin, par exemple, réussies à travers presque toute la pièce — peut s’installer à la base de nos perceptions ; l’indiscutablement absurde — l’installation d’Argan comme médecin — peut arriver devant nos yeux ; et tout relève d’une valeur de vérité élusive. La réalité ordinaire peut momentanément pénétrer dans le cadre ludique — la promesse de Dorante de payer promptement ses dettes à M. Jourdain accroché à son cahier de comptes et qui dénombre chaque sou emprunté — puis tomber sous les règles extraordinaires du jeu : le gentilhomme soutire encore une grosse somme sous les yeux d’une Mme Jourdain amèrement réaliste mais complètement impuissante devant la folie de son mari ; le jeu va manifestement continuer. Dans le cadre labile d’un contexte ludique, tout phénomène relève d’un statut différent, plus élusive que dans la vie ordinaire, et pouvant ainsi arriver à faire la navette entre vérité apparente et fausseté manifeste, tout comme dans le paradoxe d’Epiménide. Ce manque de précision univoque, inhérent à la paradoxalité, suggère facilement une qualité ludique, que ce soit sous forme comique ou de casse-tête. Pour le philosophe Suzanne Langer, pourtant, les véritables Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (Robert). Voir les pages 83 et 167. <?page no="37"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » paradoxes (aux deux sens les plus forts) posent des défis philosophiques de taille 64 . Bateson observe que le paradoxe d’Epiménide trouble les philosophes depuis vingt-cinq siècles, jusqu’à Russell et Whitehead qui y ont consacré du travail sérieux 65 . Selon Eco, ce paradoxe hante la pensée occidentale depuis deux mille ans 66 , tandis que pour W.V.O. Quine, les paradoxes sont à même de provoquer des crises de pensée 67 . Les paradoxes durables indiquent tout au moins certaines limites de notre compréhension logique. S’il est exact que la paradoxalité est inhérente au comique, et ce de façon multiple et inextricable, on ne s’étonnera guère à sa nature protéenne. En effet, l’histoire imposante du paradoxe rehausse à elle seule la question du rire, du comique, et de la comédie au niveau d’une enquête bien plus substantielle que n’admet son statut traditionnel de « question mineure » admise par Bergson. Les analyses de la paradoxalité et du jeu offertes par Bateson permettent la construction d’un cadre théorique à la fois explicite, flexible, et dynamique, au sein duquel ordonner et mettre au point des idées assez disparates sur le comique et la comédie. Comment les idées présentées dans la première section du chapitre s’insèrent-elles dans le cadre des idées batesoniennes sur le paradoxe et le jeu? Les variétés d’incongruité peuvent facilement y rentrer. Puisque l’idée d’incongruité implique une norme contrariée, tout incongruité doit aller contre l’opinion commune et ainsi participer du sens le moins fort de paradoxe. La déviation du sens commun [Baudelaire et Bergson parmi bien d’autres] ou l’anormalité [Emelina] montrent de même ce sens du terme. Pour Emelina, la force du comique augmente en rapport direct avec le degré d’anomalie 68 . Si on prend la paire d’un homme très gros et d’un homme très maigre, comme l’invoque Bakhtine 69 , il est évident que l’on a deux déviations d’un corps normal, et ainsi un exemple d’anormalité redoublée, avec la norme présumée se trouver quelque part entre les deux extrêmes 70 . Notons à cet égard qu’Aristote lui-même s’est plu à inventer des termes spécifiquement incongrus pour des types de personnages comiques : « thrasydeilos » (« faussement hardi ») pour le fanfaron et « baukopanourgos » (« prude-lascivieux ») pour une personne malhonnête (tel qu’Arnolphe, par exemple) 71 . Il a clairement reconnu la valeur comique Feeling and Form, p. 16. « The Message ‘This is Play’ », p. 146. « Semiotics of Theatrical Performance », p. 115. Voir le Oxford English Dictionary sous « paradox ». Op. cit., p. 71. Op. cit., p. 201. Voir Gutwirth, op. cit., p. 140-141. Voir Ethique à Nicomaque II.7, 1108a20-26 et IV.8, 1127b27 resp. <?page no="38"?> Chapitre 1 d’un doublement de l’anormalité, et ainsi du paradoxe dans son sens le moins accusé. L’« inversion » ou renversement bergsonien est une forme spécialisée d’incongruité, et donc de paradoxe. Une épouse dans la vie ordinaire n’est pas supposée être assez forte pour battre son mari, pas plus qu’un petit oiseau cloué à la terre n’est censé être à même de détruire un coyote. Pourtant, dans un cadre ludique comme la farce ou la série des films animés avec le « Roadrunner » de Chuck Jones (Warner Bros.), de tels événements se réalisent : la paradoxalité de la situation peut être rehaussée, et même continuer à se rehausser de manière quasi-infinie. Le Roadrunner va inlassablement retourner contre le Coyote ses plans les plus soigneusement préparés pour écraser l’oiseau. Une action comique peut ainsi glisser, à travers des renversements hautement incongrus, du sens le moins fort au sens le plus fort de « paradoxe » : se peut-il? non, cela ne peut pas être ainsi — mais le voilà devant nos yeux! Si nous prenons plaisir à la vue d’une simple anormalité, nous pouvons en prendre davantage au spectacle de cette anormalité qui grossit visiblement jusqu’à devenir carrément impossible — et qui se manifeste néanmoins devant nos yeux. Cet « impossible réel » peut aussi se manifester ad infinitum : le Coyote, qui se croit génial, reviendra de sa pulvérisation pour relancer ses projets et retrouver l’échec devant l’oiseau insouciant et cent fois moins fort que lui. En suivant le train de pensée de Bateson, on peut dire que toute incongruité (qui inclut au moins le sens le moins fort de « paradoxe ») qui a lieu dans un contexte ludique évident — une comédie surtout — touchera inévitablement au paradoxe de deux façons supplémentaires à cause de la nature doublement paradoxale du cadre ludique (les événements y étant à la fois non-réels et non non-réels, en plus d’être imaginaires). L’incongruité dans la comédie inclut donc la paradoxalité d’au moins trois façons différentes. Quant aux idées contiguës de la distanciation (Emelina) et la sensation d’être présent à un spectacle (Bergson), l’on est en droit de faire appliquer en même temps les notions de jeu et de paradoxe. La distanciation implique le maintien d’un cadre manifeste ou implicite autour des événements observés : un proscenium, par exemple, ou simplement la qualité de détachement, l’« anesthésie » émotionnelle que Bergson croit nécessaire pour tout effet comique. Le cadre permet normalement le maintien du sens de supériorité du spectateur par rapport aux circonstances et actions de ses « inférieurs ». Ce processus peut arriver de plusieurs manières, dont la distanciation partielle de l’action par rapport à la vie quotidienne (l’aspect « non-vrai/ non non-vrai » du cadre ludique) ; la promesse de manque de douleur ou de destruction ; ou le spectacle de l’oubli paradoxal de soi-même de la part du personnage comique ou bien l’oubli de l’existence du cadre ludique. <?page no="39"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » Un point lié à ces questions se trouve dans l’étude Between Theater and Anthropology de Richard Schechner. Son idée de « dédoublement transformatif » dans le jeu des comédiens, dérivée en partie du travail de Bateson sur le jeu, exprime la paradoxalité des phénomènes ludiques dans un autre sens. Les comédiens ne sont pas les personnages qu’ils jouent, mais ne sont pas tout à fait différents non plus. Le développement de leurs personnages, un processus de les « trouver » et en même temps de les « inventer », pose selon Schechner un défi à la loi logique de l’identité et la non-contradiction 72 . Tout théâtre partage, au moins dans une certaine mesure, cette paradoxalité. Eco, qui invoque de façon marginale Bateson au cours de ses travaux, et Anne Ubersfeld placent tous deux le paradoxe au cœur du théâtre car il participe à la fois du réel et de l’imaginaire 73 . Si tout théâtre participe de la paradoxalité, la comédie l’accomplit de manière bien ouverte, répétée, et variée. Qui plus est, la comédie incorpore souvent des jeux ouverts sur la paradoxalité théâtrale comme la substance même de ses actions. On n’a qu’à invoquer à cet égard, parmi bien d’autres exemples, la question de M. de Pourceaugnac à son « équipe médicale » : « Est-ce que nous jouons une comédie? » (I, 8). De telles auto-désignations paradoxales, en fait, se trouvent partout en comédie, comme Auld 74 and Hubert observent 75 . Jacques Morel va jusqu’à affirmer que « Toute comédie est comédie de la comédie » 76 . En ce sens, toute comédie pourrait s’appeler du métathéâtre 77 , mais parce que ce terme ne se laisse pas définir de manière très nette, je préfère noter simplement la présence d’une théâtralité explicite. En tout cas, en termes batesoniens un tel acte d’autoréférence se révèle analogue au message « Ceci est un jeu », et sert à maintenir la qualité explicite du cadre comique dans sa nature ludique. Le travail de Bateson sur le jeu offre donc un cadre théorique assez systématique à l’aide duquel rassembler et ranger les observations de ces différents critiques. Si l’on s’oublie réellement, on court le risque à la limite de perdre son identité. Le spectacle comique de l’oubli de soi fait allusion, dans son cadre ludique et temporaire, à ce danger dans le monde extérieur. La formule de Baudelaire, « l’essence [du comique absolu] est de paraître Voir pp. 6, 111. Eco, « Semiotics of Theatrical Performance », pp. 107, 113 ; Ubersfeld, Lire le théâtre, p. 13. « Lully’s Comic Art », p. 19. « Playwright as Protagonist », p. 362, et Metadrama: The Example of Shakespeare, pp. 138-39. « Les Conditions de la critique théâtrale au XVIIe siècle », p. 15. Hubert, « Theoretical Aspects of Fête and Theatricality », p. 37 : « All of Molière’s dramatic productions readily lend themselves to a metadramatic approach, emphasizing the many self-reflexive ways whereby a play can designate itself as theater ». <?page no="40"?> Chapitre 1 s’ignorer », porte une ressemblance importante au paradoxe d’Epiménide : si on semble volontairement s’oublier, on doit en fait se souvenir de soi, puisque la conscience de soi nécessaire pour sembler exclut l’involontaire. On semblerait donc faire ce que l’acte même de sembler rend impossible. Si au contraire on s’oublie réellement, on pourrait offrir un spectacle comique en « n’étant pas soi-même ». Dans les deux cas, une variété différente de paradoxalité s’exprimerait : un sens proche du Paradoxe sur le comédien dans le premier, puisque le « sembler » le plus complet nécessiterait un maximum de conscience de soi ; ou le sens lexique le moins fort de paradoxe dans le second, c’est-à-dire faire ce qui est simplement anormal. La paradoxalité du cadre ludique se révèle donc dans la formule de Baudelaire prise dans l’un ou l’autre sens. L’article d’Eco sur la sémiotique de la représentation théâtrale inclut deux observations faciles à aligner avec les arguments de Bateson. Eco cite Luis Prieto qui observe qu’un signe sur la scène implique une classe de signifiants (« class of sign-vehicles ») plutôt qu’une signification univoque, et reste donc référentiellement « opaque ». Le critique italien inclut aussi l’observation du structuraliste pragois Petr Bogatyrev selon laquelle des objets sur la scène sont des « signes de signes » et qu’un objet individuel peut se référer à une classe d’objets qui se réfère à une idée 78 . Ces deux arguments vont de pair avec les observations de Bateson à propos d’une morsure ludique : celle-ci se réfère à une morsure sérieuse imaginée et donc à une classe de morsures potentielles, sans communiquer ce qu’une morsure réelle et sérieuse ferait. Le phénomène d’un acteur battu dans une farce, par exemple, se réfère implicitement à la possibilité qu’il soit vraiment battu, et donc à une classe de tels événements, mais ne communique pas la douleur dont le comédien souffrirait s’il avait été réellement battu. Reconçu en termes batesoniens, au lieu de l’« opacité de référence » ou des « signes de signes » invoqués par Eco, on obtient le concept plus spécifique et utile de multiples paradoxes russelliens : l’acte de « rosser » le comédien n’est pas réel, mais se réfère à une telle possibilité, c’est-à-dire à la classe de telles actions réelles ; il relève finalement de la fantaisie. Une explication batesonienne de la paradoxalité à l’œuvre dans les actions théâtrales fournit une analyse plus claire et plus générale des problèmes de l’individu versus la classe, de la référence imaginaire et de l’autoréférence que les concepts de Prieto ou de Bogatyrev. Bergson croit que la comédie seule parmi les arts vise à l’établissement de types généraux. Ce processus opérerait par les traits, paroles, ou situations des personnages comiques qui, à travers des répétitions, assument la nature de types, et deviennent ainsi des moules ou Eco, op. cit., pp. 115-116. <?page no="41"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » cadres pour produire de pareils phénomènes 79 . Bateson traite ainsi de manière explicite des paradoxes présents dans la comédie qui restent implicites dans l’analyse de Bergson. Dans la comédie l’on fait face à la même sorte de problème que Russell dans son paradoxe : voyons-nous un phénomène individuel, ou toute une classe de phénomènes? Comment, par exemple, pourrait Charlot, figure unique dans le monde entier, représenter tout un chacun, Everyman? Mes voisins bourgeois pourraient-ils jamais être aussi aveugles à leurs prétensions que M. Jourdain aux siennes? En plus : comment pourrions-nous définir l’un ou l’autre concept sans générer inévitablement le paradoxe? Si les phénomènes sont à la fois individuels et aussi des classes ou des types, alors en termes batesoniens leur statut mêle des niveaux logiques et génère alors des paradoxes — de multiples paradoxes, en réalité — à chaque pas. Le fait de brouiller les distinctions entre individu et classe se révèle au centre des processus comiques, qui jouent de manière parfaitement paradoxale sur des questions d’identité. La question individu/ classe se double des différentes logiques à l’œuvre dans les phénomènes comiques, la quotidienne et celle des rêves. Là encore, les idées de Bergson et de Bateson se recoupent indépendamment. Puisque pour Bergson la comédie est une forme de jeu, l’on est en droit d’employer les idées de Bateson sur le jeu pour reformuler des observations précédentes du philosophe. On a souvent noté que le comique s’accompagne d’un dédoublement de la conscience, comme par exemple Peter Nurse 80 ; moins souvent, sans doute, qu’il constitue par là aussi un « self-transcending phenomenon » 81 . L’analyse de Bateson du cadre ludique offre une explication utile pour suppléer à une approche purement logique du comique. A cet égard l’on peut aussi citer à nouveau les points de vue de Duvignaud et de Miller qui vont de pair avec la spécification par Bateson des possibilités de transformation des perceptions à travers la paradoxalité, processus qui peut arriver à renverser tout à fait les hiérarchies logiques conventionnelles. Les points majeurs concernant le comique discutés jusqu’ici s’accommodent assez facilement, donc, du cadre conceptuel du paradoxe et du jeu tel que Bateson le présente. Je n’entends pas l’employer comme modèle réductionniste, pourtant, ni simplement identifier la présence du paradoxe qui est pour Moore, omniprésent dans la comédie et pour Bateson, à la base même de la communication en général 82 . Je souhaite plutôt employer ses idées de façon heuristique, d’abord pour tout éclaircissement qu’elles peuvent apporter à la question de l’évolution du Œuvres, pp. 451-452, 457-458, 466, 471-452. « Essai de définition du comique moliéresque », p. 180. R. McBride, The Sceptical Vision of Molière : A Study in Paradox, p. 215. « the stuff of human communication », « The Position of Humor in Human Communication », p. 4. <?page no="42"?> Chapitre 1 comique chez Molière, puis comme moyen d’intégrer des points de vue variés sur la comédie et le comique plus largement. Aucun de ces points de vue n’est nouveau, au contraire, mais vu le manque d’unité qui prévaut dans l’analyse du comique, un cadre inclusif et clair devrait faciliter une meilleure compréhension de ce domaine. Un aspect supplémentaire doit être noté. Vu la nature assez formaliste des idées de Bateson introduites ici, les arts de la musique et de la danse, si cruciaux aux effets comiques et autres créés dans les comédiesballets, pourront s’introduire plus facilement dans la discussion. Le fil conducteur que je retiens des écrivains sur le comique et de Bateson, c’est que le comique en général et la comédie dans toutes ses formes, en créant une tension entre deux niveaux d’abstraction, jouent ouvertement sur la paradoxalité pour le plaisir du spectateur. Ce qui revient à une énonciation un peu plus formelle que celle de Dorante de la Critique de L'Ecole des femmes qui appelle la situation du protagoniste comique « une confusion à réjouir les spectateurs » (Sc. 6). La littérature du grand siècle offre beaucoup de commentaires sur la tragédie, mais seulement une petite poignée sur la comédie, vue comme de loin inférieure en importance et prestige. De ce petit nombre d’écrits, la « Lettre sur la Comédie de l'Imposteur » constitue le commentaire le plus important sur l’art de Molière et partant sur la comédie du siècle. La « Lettre » est anonyme, mais imbue d’une connaissance intime du théâtre moliéresque. Les auteurs proposés pour ce texte incluent La Mothe Le Vayer 83 , Donneau de Visé, ou Molière lui-même 84 . Quel que soit le vrai auteur de ce texte, un résumé de ses idées principales devrait mieux formuler la question de la nature du comique chez les comédies-ballets, qui se distinguent de plus en plus des grandes comédies. Après avoir analysé L’Imposteur, titre préliminaire du Tartuffe, la « Lettre » offre une justification détaillée de l’utilité morale de l’œuvre, et implicitement donc de la comédie en général. Quelques passages exposant des termes clés comme « la raison », « la disconvenance », et « le ridicule » seront examinés pour être par la suite réencadrés en employant les notions de paradoxalité et de jeu. La « Lettre » assume que l’homme est un être rationnel : Personne n’agissant irraisonnablement à son su, nous jugeons que l’homme [qui a fait une action ridicule] ignore qu’elle soit déraisonnable et la croit raisonnable, donc qu’il est dans l’erreur et dans l’ignorance [...]. 85 Notamment par Robert McBride, dans son édition critique de 1994. W.G. Moore, « Molière's Theory of Comedy ». Molière, Œuvres complètes, éd. G. Forestier-C. Bourqui, t. II, pp. 1197-1198. <?page no="43"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » D’après la « Lettre », puisque personne n’agit consciemment de manière déraisonnable, celui qui agit ainsi doit ignorer sa propre irrationalité (comme Orgon), car une telle erreur l’expose au mépris des autres : Or comme la raison produit dans l’âme une joie mêlée d’estime, le ridicule y produit une joie mêlée de mépris [...] Le ridicule est donc la forme extérieure et sensible que la providence de la nature a attachée à tout ce qui est déraisonnable [...] Pour connaître ce ridicule il faut connaître la raison dont il signifie le défaut [...] ce qui sied bien est toujours fondé sur quelque raison de convenance, comme l’indécence sur quelque disconvenance, c'est-à-dire le ridicule sur quelque manque de raison [...] la disconvenance est l’essence du ridicule [...] ce qui manque extrêmement de raison. 86 (c’est moi qui souligne) Le ridicule se base donc sur un manque de raison extrême, c’est-àdire sur une déviation marquée d’une norme convenue être raisonnable. L’auteur laisse entendre donc au moins le sens le moins fort de paradoxe. Plus extrême sera le manque de raison, plus accusée sera la déviation et donc le degré d’improbabilité, et plus fort sera aussi le degré du paradoxe. Si le ridicule consiste dans quelque disconvenance, il s’ensuit que tout mensonge, déguisement, fourberie, dissimulation, toute apparence différente du fond, enfin toute contrariété entre actions qui procèdent d’un même principe, est essentiellement ridicule. 87 La dissimulation, le déguisement, et la fourberie (comme chez Tartuffe) se basent manifestement sur une sorte de jeu. De plus, le propos principal de ce passage ressemble fort au sens le plus accusé de « paradoxe », une pétition de principe en effet. La « Lettre » fait trois observations d’un intérêt particulier dans le domaine psychologique. D’abord, se sentir ridicule est « le plus choquant, le plus rebutant, et le plus odieux de tous les sentiments de l’âme » 88 . Juger qu’un autre est ridicule est un « pur jugement plaisant et enjoué d ’ une chose proposée, » un « plaisir spirituel » 89 . Le sentiment personnel le plus répugnant peut accompagner l’amusement froidement intellectuel d’un autre. Celui qui s’amuse du spectacle d’un ridicule ne doute pas d’être situé en dehors du cadre comique, certain de sa supériorité distanciée. En second lieu, l’auteur anonyme fait l’observation suivante à propos de l’imagination, « le réceptacle naturel du ridicule » : p. cit., p. 1193. Op. cit., p. 1197 ; c’est moi qui souligne. Op. cit., p. 1196. Ibid. <?page no="44"?> Chapitre 1 Nous sommes d’abord frappés d'un souvenir de cette première fois, si elle a fait une impression extraordinaire, lequel, se mêlant mal à propos avec l’occasion présente et partageant l’âme à force de plaisir qu’il lui donne, confond les deux occasions en une, et transporte dans la dernière tout ce qui nous a charmés et nous a donné de la joie dans la première: ce qui n’est autre que le ridicule de cette première. 90 L’on peut discerner dans ce passage l’association du comique avec l’imagination, comme le jeu avec la fantaisie chez Bateson ; et puis aussi, le principe de la propagation du comique selon Bergson grâce à un moule qui reconvertit le souvenir agréable du comique en nouveaux événements similaires. En termes batesoniens, ce procédé brouille les catégories logiques d’individu et de classe, générant ainsi le paradoxe. La troisième observation psychologique énonce le critère pour déterminer les émotions éprouvées par des individus : C’est seulement que l’on fait des actes qui supposent nécessairement qu’on [a certains sentiments] ; et c’est la manière d’agir naturelle et générale de notre âme, qui ne s’avoue jamais à soi-même la moitié de ses propres mouvements. 91 Nous avons ainsi encore une observation très proche des idées de Baudelaire et de Bergson sur l’oubli comique de soi, ainsi que de l’inconscient freudien. Si on place la situation de l’oubli de soi explicitement dans un cadre ludique, comme Harpagon : « Rends-moi mon argent, coquin [Il se prend lui-même le bras.] Ah! c'est moi. Mon esprit est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis [...] » (L'Avare, IV, 7) les implications comiques — et paradoxales — sont très claires. Dans cette scène célèbre nous pouvons noter plus spécifiquement (1) que l’oubli d’Harpagon de lui-même attaque bel et bien son identité (« j’ignore qui je suis »), attaquant aussi la loi de l’identité et de non-contradiction ; (2) qu’il teste les limites du cadre ludique (ici, le « quatrième mur ») en s’adressant directement à l’auditoire en tant que tel ; et (3) qu’il montre de manière proéminente la présence inquiétante de la logique quotidienne avec celle de l’inconscient. De nombreux autres exemples d’une paradoxalité souvent autoréférentielle, et en tout cas très explicite peuvent être invoqués chez Molière : la question « Et puis-je cesser d’être moi? » (Amphitryon I, 2, v. 427), par exemple, ou l’exclamation angoissée de George Dandin : « J’enrage de bon coeur d’avoir tort, lorsque j’ai raison » (I, 6). Sosie offre même une définition du sens le moins fort du terme : « Cela choque le sens commun ; Mais cela ne laisse pas d’être » (Amphitryon II, 1, v. 775-76). Op. cit., p. 1195 Op. cit., p. 1198 ; c’est moi qui souligne. <?page no="45"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » Rappelons que la définition de Furetière commence par : « Proposition surprenante & difficile à croire, à cause qu’elle choque les opinions communes & receues ». Bien que la « Lettre » vise à justifier l’utilité morale de la comédie en brodant sur le fameux « Castigat ridendo mores », nous n’avons aucun moyen de savoir jusqu’à quel point Molière lui-même y croyait véritablement, à l’époque ou par la suite. Ce qui est sûr, c’est qu’il avait besoin d’une telle justification pour donner à la comédie ses lettres de noblesse — et pour se défendre contre le pouvoir des dévots. Son succès artistique dépendait en tout cas beaucoup moins de justifications morales que d’une circonstance historique : Si avec Molière la comédie de caractère atteint en France un niveau de perfection qui depuis n’a jamais été égalé, cela s’explique en grande partie par le fait qu’à aucune autre époque il n’a existé de société plus pénétrée de l’importance de cette notion de bienséance qui incarne, pour notre théoricien de 1667, « la raison apparente » dans le domaine des actions humaines. Partout, et notamment dans les salons, on s’efforçait d’appliquer aux problèmes que pose la vie en société cette même raison, ce même bon sens que Descartes, dans son Discours sur la méthode, qualifiait de « puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux ». 92 La puissance exceptionnelle des normes sociales, perçues comme une « raison essentielle » dont la force semblait presque une loi naturelle, et leur incarnation esthétisée, la « raison apparente » ou la bienséance dans la vie quotidienne, a offert, à l’époque de Molière, des possibilités à la fois infinies et infiniment délicates pour représenter la déviation des normes, et ainsi une gamme de paradoxalité. Cette circonstance s’enchevêtrait avec l’idéal aristocratique de la vie comme forme élégante et exclusive de jeu accompagné d’une condescension illimitée envers ceux qui ne s’y conformaient pas, comme les Mémoires de Saint-Simon en témoignent abondamment. Le génie de l’absolutisme ludovicien, qui forçait même les aristocrates les plus réfractaires au nouvel ordre dans un conformisme d’apparence esthétique, jetait une nouvelle lumière sur la plus petite déviation sociale de la norme versaillaise, que ce soit un pas de danse imparfaitement exécuté ou un mouchoir d’une teinte inacceptable. Les possibilités ouvertes pour flétrir de telles déviations s’élargissaient alors jusqu’à l’infini. La chasse aux faux nobles instituée par la couronne aux années 1660 s’exprimait, au-delà de la nécessité de fournir des titres officiels, par une « chasse aux ridicules [...] Contribution notable à l’assujettissement des nobles frondeurs dans le carcan de la monarchie Nurse, op. cit., p. 180. <?page no="46"?> Chapitre 1 absolue, le ridicule apparaissait comme l’émanation d’une société de cour qui édicte des modèles » et déterminait « la hantise obsessionnelle du ridicule » 93 . La société de cour qui naissait sous l’œil d’un monarque plus puissant que tous ses prédécesseurs subissait une sorte de révolution permanente, où la soumission dépassait la seule politique pour miner la base même de l’identité, autrefois si fièrement déclarée, de ses membres 94 . Roger Chartier observe que George Dandin, mis en scène à Versailles au sommet de la chasse aux faux nobles, met à nu [...] les mécanismes par lesquels les identités sociales sont affirmées et exhibées, acceptées ou récusées. [La comédie] montre que dans ce jeu des nominations et de reconnaissances, tous n’ont pas un pouvoir égal et que l’on n’est jamais sûr d’être dans le regard de l’autre ce que l’on croit être, ou veut être. 95 La cour s’est réduite à une « vie tout en simulacre », au statut de « mauvaises copies » de leur gloire d’avant la Fronde 96 . Le nouveau pouvoir du rire a donné une arme redoutable à Molière : l’abbé Cotin s’est presque immédiatement éclipsé après sa représentation comme Trissotin dans Les Femmes savantes. Le processus de rehausser énormément l’expression esthétique des normes sociales 97 ainsi que les interactions continuelles entre l’auteur et ses spectateurs huppés 98 , permettaient leur transposition sur le théâtre avec un niveau de réalisme sans précédent. Des personnages tels qu’Alceste et Philinte, Madelon et Cathos, ou Dorante et Dorimène en fournissent la preuve. Comme l’énonce Dorante dans La Critique de L'Ecole des femmes : « Vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle » (Sc. 6), et pour une fois le contexte polémique autorise de prendre les paroles d’un personnage comme à peu près celles de l’auteur. L’impression du réalisme, pourtant, dont l’efficacité donnait à Molière l’épithète de « peintre » de son monde, s’employait non pas au service du réalisme en soi, mais de l’exagération comique. Une fois que l’on a reconnu ses contemporains, on peut se délecter du spectacle de les voir faire ce que l’on ne devrait pas faire (pratiquer l’avarice, par exemple) ; ne Dominique Bertrand, Dire le rire à l’âge classique: Représenter pour mieux contrôler, pp. 280-281. « George Dandin, ou la leçon de civilité », p. 476. op. cit., p. 475. Bertrand, op. cit., p. 295. elles-mêmes devenaient de plus en plus instables ; voir Gérard Defaux Molière ou les métamorphoses du comique, p. 286 ff. Voir Larry Norman, The Public Mirror. Molière and the Social Commerce of Depiction. <?page no="47"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » ferait presque sûrement pas (vouloir épouser précisément la même jeune femme que son fils) ; ou ne ferait à vrai dire jamais dans le monde ordinaire (arrêter son propre bras comme coupable, puis accuser toute l’assistance de complicité dans le crime imaginaire) — autrement dit, comme le fait Harpagon, représenter les degrés montants de la paradoxalité. Dans les grandes comédies de Molière, le rire suscité résout un certain niveau de contradiction en établissant une sorte de cordon sanitaire, un cadre de dérision, autour des folies de l’humanité, pour les chasser de la scène. On nous invite à rire d’Alceste puisqu’il est si manifestement incapable de reconnaître, encore moins de changer sa folie, que nous voyons si clairement. Dans un avenir imaginaire, il ne manquerait pas de chercher une autre Célimène qui l’attirerait et se jouerait de lui, pendant qu’il continuerait à croire que c’est elle qui est outrée et lui, l’incarnation même de la raison. Dans ce genre, l’intrigue se clôt en réaffirmant la suprématie de la réalité convenue, en la priant de résumer son cours normal après les perturbations et les protestations de la part du monomane. Le monde conventionnel des raisonneurs gagne le parti, comme l’observe Defaux, et le spectateur se trouve typiquement réconforté dans une position de supériorité, se délectant du spectacle des folies d’un autre et de sa punition bien méritée 99 . En rappelant le schéma de Bateson, l’on peut dire que dans ces comédies, la vraisemblance maintient l’intégrité du cadre ludique. Les rares exemples où l’on questionne de manière explicite ce cadre, comme dans la célèbre scène 7 de l’acte IV de l’Avare — « N’est-il point caché là parmi vous? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part sans doute au vol que l’on m’a fait » — confirment finalement la fonction du cadre ludique qui garde l’auditoire dans une position de supériorité distanciée relative au monomane avec ses accusations absurdes. Le cadre garde ainsi intact le « rire de bonne conscience » qui caractérise la « comédie première manière » de Molière 100 . Cette conclusion tient bon tant que l’on traite des grandes comédies. Molière n’en est pas resté là, pourtant, là où le rideau tombe sur le monomane ridiculisé et châtié, un des processus comiques bien éclairés dans la « Lettre ». En développant les implications de la question posée par Dorante dans la Critique de l'Ecole des femmes — « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire » (Sc. 6), la comédie-ballet commence à développer son nouveau secret de plaire. Dans la préface aux Fâcheux, la toute première comédie-ballet, Molière se targue déjà de ce commencement : « C’est un mélange qui est quelque chose de nouveau pour nos théâtres, et dont on pourrait chercher quelques autorités Op. cit., p. 273. Defaux, op. cit., p. 124. <?page no="48"?> Chapitre 1 dans l'antiquité [...] il peut servir d'idée à d'autres choses qui pourraient être méditées avec plus de loisir » 101 . Dans la même préface, Molière se moque aussi de l’idée de rire selon des règles : « Ce n'est pas mon dessein d'examiner maintenant [...] si tous ceux qui s'y sont divertis ont ri selon les règles » 102 . Les « règles », dans la mesure où elles ont jamais pu ordonner le royaume anarchique de la comédie, ont pu régner dans l’esprit des critiques, mais Molière n’a pas eu de rival dans sa capacité de réécrire toute règle à sa manière. Louis Auld note la structure unique de chaque comédieballet, 103 pour laquelle il n’y a pas de guide critique comparable à la « Lettre ». L’expérimentation constante qui donnait naissance à chaque comédie-ballet successive crée une envergure plus vaste même que dans les autres œuvres moliéresques — et ce, pour un écrivain de théâtre qui ne s’est jamais répété, comme le note Hubert 104 . Dans la décennie de l’invention et du développement de la comédie-ballet avec Lully et Beauchamps, Molière a évolué ses propres méthodes, affinant personnages et procédés au service de la création dramaturgique ; l’évolution de son théâtre ne pouvait guère être « rectiligne » 105 . Le nouveau style de plaire qui en résultait a créé aussi la difficulté d’analyser le style qu’observe Hubert dans Le Bourgeois gentilhomme 106 . Puisqu’elle emprunte les moyens et l’esthétique du ballet de cour, célèbre pour son imagination souvent débridée, la comédie-ballet se nourrit de racines moins traditionnelles que celles de la grande comédie — mais à son mieux, des résultats encore plus complexes. Ces résultats, pourtant, se sont révélés hautement vulnérables aux courants historiques de mises en scène qui enlevaient les « ornements » musicaux et dansés et rendaient ainsi les œuvres plus difficiles à évaluer. Si Defaux a raison en écrivant que « contrairement aux ‘grandes comédies’ du début qui sont, par l’importance même de leur texte, capables de survivre à leur représentation, Le Bourgeois gentilhomme est essentiellement et d’abord un spectacle que sa représentation épuise » 107 , alors il est clair que nous devons imaginer beaucoup plus que le seul texte verbal — musique, danse, jeu de théâtre, mise en scène — pour commencer même à « lire » une œuvre présumée être si bien connue, mais largement composée des plus éphémères des arts, la musique, la danse, et même la gastronomie! Œuvres complètes, t. 1, p. 150. Op. cit., t. 1, p. 149. « Lully’s Comic Art », p. 20. Molière or the Comedy of Intellect, p. 268. M.-Cl. Canova-Green, « Ces gens-là se trémoussent bien... » : ébats et débats dans la comédie-ballet de Molière, p. 42. Op. cit., p. 225. Op. cit., p. 267. <?page no="49"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » Parmi les forces principales nouvellement présentes, ou plus proéminentes dans les dernières et plus grandes comédies-ballets que dans les grandes comédies, sont (1) l’élargissement de la folie comique pour accommoder le monde entier dans son étreinte, et (2) la présence beaucoup plus importante de la musique et la danse, finalement intégrées dans un spectacle festivement inclusif. Quant au premier point, l’on doit noter la nature inflexible des protagonistes des grandes comédies. Dans Le Tartuffe, par exemple, Orgon est dégonflé par Tartuffe et par l’intervention du Prince qui épargne le fou des conséquences de sa folie. En dépit de ce châtiment comique, pourtant, au fond il ne change pas du tout. En renversant sa manie il garde sa raideur : « je renonce à tous les Gens de bien » (V, 1, v. 1604), restant sans doute une proie facile pour un anti-dévot rusé. Il est évident que l’agrandissement de la folie du monomane dans le Bourgeois gentilhomme et le Malade imaginaire dépasse toutes les proportions de leurs prédécesseurs 108 . Molière structure en effet ses ultimes comédies-ballets de sorte que les protagonistes évoluent dans un sens contraire à celui de leurs homologues rigidement confinés dans la grande comédie morale. M. Jourdain, qui désire rien de moins que d’imiter le roi lui-même dans la poursuite de ses désirs, se voit couronner sur le trône de sa folie. Argan aussi se voit arriver au comble de ses désirs en étant élu médecin, suite à quoi il pourra légitimement continuer à contempler le monde entier à travers les flux et reflux joyeusement rabelaisiens de ses intestins. La folie énorme de ces protagonistes leur permet de se faire manipuler aussi facilement par des personnages bienveillants que dangereux. Tout mal est ainsi aisément dévié. La menace qui plane sur Orgon, la perte de sa maison, sa fortune, sa réputation et sa liberté, est présentée comme parfaitement réelle. La plus grande menace faite par Jourdain — faire de sa fille une duchesse — est aussi fantaisiste que le mariage de celle-ci au « fils du Grand Turc ». En voyant le manque de mal porté par ces folies, nous octroyons volontiers aux monomanes leur manie et commençons à nous en délecter avec eux. En termes batesoniens, on peut dire que le cadre de comique méprisant qui entoure Jourdain ou Argan au début — un cadre pourtant depuis le début plus fluide que dans la grande comédie — se dissout progressivement pour permettre une festivité généralisée. Notre sens initial de supériorité à M. Jourdain commence bientôt à céder au « rire complice » noté par Kintzler 109 . De manière similaire, McBride note la transformation de Jourdain d’un monomane G. Forestier, Esthétique de l'identité dans le théâtre français (1550-1680), pp. 558- 560. « Trois degrés dans l’art du ballet comique », p. 10. <?page no="50"?> Chapitre 1 exploité par ceux qui l’entourent en l’inspirateur d’un vaste ballet dans une irréalité transcendante 110 . Quel que soit leur degré de ressemblance initiale aux habitants d’un monde ordinaire tels qu’Orgon ou Harpagon, Jourdain et Argan laissent progressivement derrière eux tout semblant de vivre dans un monde ordinaire pour en habiter un autre, carnavalesque, créé aux dimensions de leur folie. Le contraste entre ces conclusions chantées et dansées et celles du Misanthrope ou du Tartuffe ne saurait être plus profond. Les désirs d’Alceste ou d’Orgon n’arriveront jamais à refaire la réalité du monde, mais dans les ultimes comédies-ballets, Jourdain et Argan voient sur la scène le monde consentir à réaliser leurs désirs les plus profonds et fantastiques quand ils accèdent à un monde renversé, loufoque, comme le note Claude Abraham 111 . La vraisemblance, alors, lâche son emprise sur la scène, s’en va — dans les rires, le chant, la danse. Car le second aspect-clé des comédiesballets, c’est que les moyens de dissolution du cadre comique initial et de construction de la magnification festive de la folie sont, dans une mesure sans précédent, musical et chorégraphique. Lila Maurice-Amour note « l’osmose des scènes de comédie en musique, en chant et en danse » au sein du Bourgeois, le « point culminant » du genre 112 . Pour sa part James Anthony discerne une fusion de musique, de danse, et de vers, au plus évident dans Le Sicilien et Le Bourgeois gentilhomme 113 . Même plus qu’un « théâtre total » composé de média variés, la comédie-ballet est à son mieux multisensoriel. La « Lettre » gardait « le ridicule » au domaine de l’intellectuel ; la justification moralisatrice de la comédie restait dans la castigation du vice ; mais le rire au temps de Molière était reconnu comme un phénomène éminemment physique aussi 114 . Les comédies-ballets étaient construites sur une expansion chorégraphique et musicale de la physicalité comique, un continuum qui commençait souvent dans la farce pour finir dans la danse 115 . Elles unifient même la farce et le ballet dans un nouvel amalgame 116 . Structurer l’action comique avec la danse et la musique permettait l’extension de la réaction de rire abruptement physique et intellectuellement supérieur en une complicité plus soutenue et intime de plaisir rythmique et visuel. Avec un spectacle somptueux accessible seulement grâce aux dépenses royales, le monde fantastique des meilleures comédies-ballets regorge de rythmes The Triumph of Ballet in Molière’s Theatre, p. 213. « madcap world », On the Structure of Molière’s Comedy-Ballets, p. 89. « Rythme dans les comédies-ballets de Molière », pp. 125-126. « Jean-Baptiste Lully », p. 26. Morel, « Molière et le comique », p. 12. Auld, « The Music of the spheres in the comedy-ballets », p. 179. Abraham, « Farce and Ballet ». <?page no="51"?> Rideau : Le comique et la question du « nouveau secret de plaire » musicaux et chorégraphiques qui aident à constituer ce monde dans des plaisirs viscéraux, non seulement intellectuels. Maurice-Amour note la « joie physique des acteurs et de leur public » aux valeurs rythmiques et mouvements corporels des comédies-ballets 117 . Selon Marie-Françoise Christout, « Le ballet cherche essentiellement à séduire » 118 ; la comédieballet n’en fait pas moins. Ces qualités devaient marquer d’autant plus les auditoires de l’époque à cause de la présence de nombreux aristocrates, tous formés depuis la jeunesse à la danse noble et à la musique, et donc capables de participer de manière intimement kinesthétique 119 . Cette dimension reste presque entièrement perdue pour les auditoires modernes, mais était essentielle à la conception de la comédie-ballet, ainsi qu’à leur réception originelle. La danse était si intégrale à la présentation de soi des aristocrates au dixseptième siècle que pour Philippe Beaussant, « l'homme baroque ne marche pas ; il se pavane » 120 . Dans un siècle si porté sur des questions de paraître et de la présentation de soi, les vêtements d’homme étant plus élaborés que ceux des femmes, la danse restait l’occasion suprême de spectacle. Profitant de cette circonstance, la musique de Lully et la chorégraphie de Beauchamps voulaient certainement inspirer le désir de l’auditoire de danser, comme l’observait Georg Muffat, membre des Vingt-Quatre Violons du Roi 121 . Un cadre analytique basé uniquement, ou même principalement sur la grande comédie sera donc inadéquat pour analyser le tourbillon du « monde en folie » des comédies-ballets. Dans un tel monde, la paradoxalité ainsi que les aspects ludiques du spectacle s’approfondissent loin au-delà de ceux du monde de la grande comédie. Dans les comédiesballets, Molière arrive à questionner le monde entier en le renversant, le convertissant en une source de réjouissances musicales et dansées, pareilles à celles du Carnaval. Qui plus est, dans les meilleures de ces œuvres, la transformation du monde ordinaire en un monde festif se produit devant nos yeux. Les observations de Bakhtine sur la fête carnavalesque sont donc d’une importance pareille à celles basées sur la seule grande comédie, un genre de « rire amoindri » pour le critique russe. Bien que Bakhtine note le statut exceptionnel de Molière, qui aurait continué la tradition de « réalisme grotesque » lié à la commedia dell’arte, le critique russe laisse la question quasiment inexplorée 122 . Avec les idées déjà notées, ses rares indications Op. cit., p. 118. Le Ballet de cour de Louis XIV 1643-1672: Mises en scène, p. 186. Wendy Hilton, Dance of Court and Theater: the French Noble Style, 1690-1725, p. 38. Versailles, Opéra, p. 33. Voir Œuvres de Lully, éd. Prunières, t. 1, p. xxvii. Voir Rabelais and his World, pp. 34, 116. <?page no="52"?> Chapitre 1 pourront néanmoins alimenter l’investigation du « nouveau secret de plaire » dans ses rythmes, ses renversements, ses grotesqueries côte à côte avec ses aspects réalistes, et enfin dans ses transformations brillamment festives. Un quart de siècle après l’assertion d’un nouveau principe dramaturgique citée au début de ce chapitre, dans un dernier projet de livre resté inédit, Moore a attribué à Molière une « révolution dans la comédie » qui éclate dans le langage du Malade imaginaire : « To arrange the comic spectacle around language is to have worked a revolution in comedy and to have given us a new notion of the comic » 123 . Ce critique fait partie d’un petit nombre d’érudits qui ont tâché de repenser en profondeur la nature de l’œuvre moliéresque, en dehors des idées reçues du classicisme. Rien de moins ne suffira pour un artiste qui nous ramène d’une manière profondément insoupçonnée aux paradoxes fondamentaux de la condition humaine, de cet animal qui, selon Charles Taylor, s’interprète à luimême 124 . Les chapitres suivants s’efforceront d’appliquer les idées présentées jusqu’ici, et spécialement celles de Bateson, à l’évolution du théâtre moliéresque en ce qui concerne les personnages, la vraisemblance, l’intrigue, la mise en scène, et la question du langage. The French Idea of the Comic, p. 163. « self-interpreting animal », Sources of the Self: The Making of Modern Identity, p. 112. <?page no="53"?> Chapitre 2 Entrées : Des masques, des personnages, et des ris [Molière] estoit tout comédien depuis les pieds jusques à la teste ; il sembloit qu’il eust plusieurs voix, tout parloit en luy, et d’un pas, d’un sourire, d’un clin d’œil et d’un remuëment de teste il faisoit plus concevoir de choses que le parleur n’auroit pu dire en une heure. 1 Chassés de Paris pour des dettes engagées au nom de l’Illustre Théâtre, Molière, les Béjart, et autres membres de la troupe s’aventurèrent treize ans durant à travers la France méridionale, jouant beaucoup plus souvent dans des squares que dans des châteaux. Mais une fois de retour à Paris en 1658, le chef de troupe mûri et écrivain néophyte a commencé une ascension artistique et sociale dont la vertigineuse rapidité reste sans précédent dans le théâtre français 2 . Chemin faisant, la troupe et son chef s’essayaient dans tous les genres, de la farce la plus terre-à-terre jusqu’à la tragédie la plus élevée. Depuis les tréteaux villageois jusqu’au Théâtre du Palais-Royal et aux châteaux royaux, l’art de Molière restait toujours ancré dans sa pratique théâtrale. Son ambition littéraire venait, du moins au niveau pratique, en second lieu après sa carrière d’homme de theâtre, même si elle n’était pas, en fin de compte, d’une force inférieure. La publication ne pouvait faire vivre sa famille et sa troupe, soit ; mais il y avait un autre problème, artistique, avec la publication. Forcé de publier Les Précieuses ridicules pour contrecarrer le piratage, l’auteur remarqua dans la préface qu’« une grande partie des grâces, qu’on y a trouvées, dépendent de l’action et du ton de voix » disparus hors de toute représentation théâtrale 3 . Son art était en effet déjà arrivé à une présence et une exactitude corporelles jamais vue sur la scène avant lui. Selon Charles Perrault, comme acteur Molière offrait « des images si vives des mœurs de son siècle et des caractères si bien marqués que les représentations semblaient moins des comédies que la vérité même » 4 . La Grange note « l’extrême application et des études particulières qu’il faisait sur tous les grands rôles qu’il se donnait dans ses 1 Donneau de Visé, Oraison funèbre de Molière par le Sieur de Vize, p. 35-36. 2 C.E.J. Caldicott, La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, p. 151. 3 O.C, t. 1, p. 3. 4 Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, p. 204. <?page no="54"?> Chapitre 2 pièces. Jamais homme n’a si bien entré que lui dans ce qui fait le jeu naïf du théâtre » 5 , de sorte que les membres de sa propre troupe eux-mêmes n’arrivaient guère à recréer son jeu après sa mort 6 . En l’occurrence, ironie parmi tant d’autres, ce sera une humble farce qui va conquérir le sommet de la société, Louis XIV et sa jeune cour. Molière ne l’oubliera jamais. La farce n’est absente ni du Misanthrope ni des Femmes savantes ni, à une ou deux exceptions près, d’aucune de ses pièces les plus achevées. Et au contraire de la grande comédie morale, la farce concerne les personnages les plus fortement et manifestement typés : un couple paysan ou bourgeois mal assorti, une femme rusée, un docteur bavard et inutile, un trompeur et un trompé, un tour transparent et souvent vanté comme tel. Un boniment, un clin d’œil, un coup de chapeau. De Mascarille ou Sganarelle à Arnolphe ou Argan, la présence de la farce, ouverte ou à lire en filigrane, mène à un miracle d’invention, une panoplie de jeux de théâtre créés et déployés par Molière lui-même, et reconnus comme géniaux par ses ennemis les plus acharnés, même s’ils méprisaient un genre si vulgaire. Il s’ensuivit une évolution dans ses protagonistes majeurs aussi imprévisible que son succès initial devant la cour. De toute façon, l’interdépendance de ces deux faces de sa carrière ne doit pas être sous-estimée : sans la brillance universellement reconnue de ses représentations (comprises dans tous les sens — jeux de scène, costumes, décors, musique, danses), sa gloire littéraire aurait manqué de base substantielle ; mais sans une gloire littéraire croissante, le succès gagné devant le public de son temps et après n’aurait pas atteint une vie plus permanente. Force est de constater que les deux volets majeurs de ses véritables accomplissements artistiques doivent être évalués l’un relatif à l’autre. Même si on n’a pas à prendre entièrement au pied de la lettre l’assertion de Molière dans le « Au lecteur » de l’Amour médecin — « on sait bien que les comédies ne sont faites que pour être jouées » 7 , il faut néanmoins toujours viser à dépasser le texte théâtral imprimé pour le comprendre dans ses véritables dimensions théâtrales et surtout pour entrer dans la vie des personnages. Les rapports entre ces deux aspects du théâtre moliéresque se compliquaient au fil des ans à cause d’un autre facteur, l’expérimentation constante qui caractérise la dramaturgie moliéresque, « une recherche constante de nouveaux équilibres esthétiques » 8 . Le plus grand créateur de formes théâtrales en France n’a jamais admis de limites à ses efforts. Vu cette expérimentation de vaste envergure — « Tant d’étapes, tant d’expériences théâtrales différentes, concourent à faire de l’œuvre de 5 Préface de l’édition de 1682, in O.C., t. 1, p. 1103. 6 Perrault, op. cit., p. 205. 7 O.C., t. 1, p. 603. 8 G. Conesa, La comédie de l’âge classique, p. 195. <?page no="55"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris Molière une synthèse de toutes les traditions du théâtre national français, allant de la farce populaire aux genres les plus nobles de la Cour » 9 , et incluant les comédies antiques ou italiennes, espagnoles ou burlesques, la commedia dell’arte ou la grande comédie morale avant la concentration intensive sur la comédie-ballet —, toute tentative d’explication de la dramaturgie moliéresque selon une seule idée principale semblerait vouée à une auto-limitation assez sévère. Cette étude s’inspire au contraire des analyses qui se montrent les plus sensibles aux interactions dynamiques entre les composantes variées de ce théâtre. A cause de cette expérimentation incessante, les rapports entre texte et représentation ont beaucoup évolué aussi. Sur la fin de sa carrière, la représentation sur scène chez Molière, avec toutes ses incertitudes et ses ambiguïtés, devient plus complexe et imposante que jamais. Pour Gérard Defaux, le Bourgeois gentilhomme constitue « essentiellement et d’abord un spectacle que sa représentation épuise » 10 . Les dix semaines consacrées aux répétitions du Malade imaginaire étaient sans précédent pour la troupe (seulement celles de Psyché, unique tragédie-ballet de Molière et Lully, les ayant approchées en longueur), d’autant plus que celle-ci était des plus expérimentées, habituée à mettre sur scène des nouveautés presque au pied levé. La nature non seulement littéraire, mais de la praxis toute entière de la dernière dramaturgie moliéresque, change de manière fondamentale. Les possibilités de la représentation dépassent alors de loin en importance le texte comme artéfact littéraire. Une concentration trop étroite sur ses qualités littéraires risque donc d’obscurcir la complexité de la dernière étape de cette évolution, à commencer par la nature des personnages et de leurs fonctions théâtrales. L’évolution des personnages va étroitement de pair avec celle des genres prédominants, dont la ligne majeure de la production moliéresque mène dans un premier temps des petites farces aux grandes comédies, et ensuite des grandes comédies aux comédies-ballets. Molière exploite à merveille le premier genre ; approfondit et perfectionne le second ; mais invente tout à fait, avec Lully et Beauchamps, le troisième. Dans le flot de critique moliéresque, il arrive que seul un petit nombre d’écrits touche de manière directe aux questions fondamentales soulevées par cette expérimentation. Au cours de l’évolution qui en résulte, chaque genre va néanmoins exiger des personnages de plus en plus spécifiques, et qui animent une action théâtrale de plus en plus distincte ; et la qualité du rire suscité va changer aussi. La première phase d’évolution, des farces aux grandes comédies, reste assez peu controversée, bien connue dans ses grandes lignes. Jean de 9 Caldicott, op. cit., p. 153. 10 Molière ou les métamorphoses de la comique, p. 267. <?page no="56"?> Chapitre 2 Guardia note : « La critique voit souvent dans Molière un dramaturge parti de personnages conventionnels pour finalement ‘peindre les mœurs’ » 11 . Le sommet de ce travail, et la fin de sa période d’innovation pour bien des critiques sera la période du Misanthrope et de Dom Juan. Pour Jacques Guicharnaud, par exemple, après les chefs-d’œuvre de Dom Juan et du Misanthrope, Molière « invented no longer ; he perfected » 12 . Pour Giovanni Dottoli, « Le vrai théâtre a sombré avec Dom Juan, il a volé en éclats » 13 . La seconde phase, qui mène aux comédies-ballets, n’est guère du tout reconnue par la critique traditionaliste, on l’a vu, et reste donc beaucoup plus obscure. Pour mieux mettre au clair les dimensions de cette double évolution, il faut revenir sur un problème théorique qui découle de la nature complexe du personnage comique en général — de sa paradoxalité irréductible, si génialement maniée par Molière. Il s’agit des rapports complexes entre l’individu et le type au sein de tout personnage comique, ou comme disait le XVIIe siècle, entre le « particulier » et le « général » ; et entre les traits individuels et l’ensemble qu’ils sont censés former. Pour Guicharnaud, « selon la loi du genre comique, les personnages sont saisis d’abord comme un ensemble de manières et d’expressions verbales auquel on peut coller une étiquette qui fait de chacun un type, c’est-à-dire l’incarnation suffisamment individualisé d’un trait suffisamment répandu dans le monde où nous vivons » 14 . Alceste sera ainsi le misanthrope par excellence et Harpagon, l’avare sans pareil. Mais les rapports entre ces deux modes d’appréhension sont loin d’être si simples et nets, puisqu’ils sont tous les deux présents dans le personnage et la représentation comiques. Marco Baschera évoque bien le paradoxe central des personnages moliéresques, qu’il appelle « [une] antinomie d’ordre purement logique qui constitue le caractère », « la différence originaire qui les agite, par l’écart par rapport à une norme qu’ils portent en eux-mêmes », grâce à laquelle ils se constituent 15 . Pour sa part le philosophe Henri Gouhier expose dans son étude Le théâtre et l’existence les rapports dynamiques à l’œuvre dans ce phénomène : « La comédie oscille du type dont l’irréalité permet le comique à la personne dont l’existence introduit un pôle dramatique. Où l’oscillation va-t-elle s’arrêter? Sur le type ou sur la personne? » 16 . Les propos de Gouhier restent largement oubliés de nos jours, souvent dans la volonté traditionnelle de se concentrer trop exclusivement sur Molière le « peintre » réaliste des vices de son temps, l’artiste qui 11 Poétique de Molière : comédie et répétition, p. 52 12 « Introduction », Molière: a Collection of Critical Essays, p. 8-9. 13 Le Jeu de Dom Juan, p. 55. 14 Molière, une aventure théâtrale, p. 524. 15 « Molière: du masque au caractère. Les premières comédies », p. 230, 233 resp. 16 Voir p. 204. C’est moi qui souligne. <?page no="57"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris représente le « naturel », le satiriste sans égal. L’importance capitale de ces aspects-clés de son art risque pourtant de voiler d’autres aspects esthétiques qui préoccuperont Molière à travers sa carrière. Gouhier continue : Sur la personne? Mais avec elle renaît la sympathie qui nous attache aux hommes et à leur histoire [...] Sur le type? Le rideau tombe à un moment où la personne s’efface, hors de cette histoire qui coïncide avec sa réalité temporelle, tandis que le personnage jouit de sa pureté typique et comique. Or, un monde où les histoires se nouent et se dénouent avec des hommes sans histoire, un tel monde n’est-il pas celui de la farce? Peu importe le nom : la volonté de terminer comiquement la comédie conduit à un dénouement dont la fantaisie exclut toute ressemblance avec la vie réelle. 17 Gouhier expose mieux que quiconque la source d’un problème central : si toute comédie comporte (dans une certaine mesure, au moins) cette ambiguïté oscillatoire — ce paradoxe de non-identité entre type et individu au sein d’un seul personnage, les œuvres de Molière en témoignent dans des dimensions jusqu’alors insoupçonnées. A cet égard Baschera semblerait faire écho à Gouhier : Si jamais sujet il y a dans une comédie, il s’agit soit d’un sujet profondément divisé, soit d’un sujet à la Mascarille, un masque du changement de masques, un sujet qui est susceptible d’identités très diverses, qui est oscillatoire, c’est-à-dire jamais en coïncidence avec lui-même, un sujet pour qui l’identité elle-même est un masque. 18 Ces observations aideront à éclaircir le dynamisme essentiel du personnage comique, qui se constitue dans une oscillation entre type et personne : un paradoxe de non-identité qui se promène et s’agite devant nous, qui nous adresse des paroles fictives dans l’espace ludique qu’est la scène. La farce se joue pour l’essentiel sans façons, sur des tréteaux ou dans des théâtres établis. La vaste majorité des farces médiévales ou de la Renaissance, c’est sûr, ne nous sont pas parvenues, les cent cinquante qui restent en français étant supposées représenter à peu près l’étendue du genre. Mais la farce perdure au XVIIe, fait vivre des comédiens célèbres spécialisés dans le genre, et s’imprime comme jamais auparavant, les farces de Tabarin étant parmi les plus nombreuses (et scatologiques) de toutes. Selon Georges Couton, Julien Bedeau était le plus grand acteur comique de la première moitié du siècle, ayant créé avec son personnage Jodelet un 17 op. cit., p. 204-205 ; voir aussi M. Pellisson sur la « vie réelle des individus et, à la fois, la vie idéale des types » chez Molière, Les comédies-ballets de Molière, p. ix. 18 Baschera, op. cit., p. 230. <?page no="58"?> Chapitre 2 type de valet « rusé, gourmand, paillard, poltron » parfaitement conçu pour continuer la tradition 19 et qui a joué dans des pièces écrites pour lui par les frères Corneille, Scarron, et d’autres à l’Hôtel de Bourgogne et au Théâtre du Marais avant de rejoindre la Troupe du Roi vers Pâques 1659. Sa mort un an après ne l’aura pas empêché d’aider la troupe à étendre la farce dans de nouvelles directions. Les Précieuses ridicules sont le principal fruit de l’heureuse association de la troupe avec ce comédien dont la célébrité du personnage-type était depuis longtemps établie. Les Précieuses ridicules non seulement fondent la satire mais constitute selon Forestier aussi la première des synthèses opérées par Molière, en l’occurrence entre la farce traditionnelle, la comédie burlesque, et la comédie à l’italienne 20 . Les propos acidulés de Somaize au début de la carrière parisienne de Molière — « Son jeu [...] a plu à assez de gens pour lui donner la vanité d’être le premier farceur de France » 21 — servent à rappeler qu’en dépit des débuts de Molière avec la farce pendant ses longues années en province ; de son premier triomphe dû à la farce jouée devant le roi ; et de son emploi d’une esthétique farcesque tout au long de sa carrière, après sa mort il est vite devenu le « grand auteur de la nation » au dépens précisément de cet aspect-clé de son théâtre 22 . Ce n’est qu’en 1819 que La Jalousie du Barbouillé sera admise, même provisoirement, au corpus moliéresque, puis en 1901 que Gustave Lanson commence, avec son article « Molière et la farce »), à réhabiliter ce genre qui avait fait les délices du public tant à la cour qu’en ville. Ni George Dandin ni M. Jourdain ni Argan, certes, n’existeraient sans la base d’esthétique farcesque qui sous-tend leurs pièces, ce qui semblerait relever de l’évidence même ; mais Arnolphe, Orgon, Harpagon y doivent une large part de leur existence aussi. Andrew Calder n’est pas seul parmi les critiques récents à noter des aspects farcesques même au sein des plus grandes des grandes comédies morales, en l’occurrence chez Alceste 23 . Pour n’être plus controversé, ce constat se doit tout de même d’être précisé. L’on ne sait trop exactement dans quels rôles Molière a joué masqué ; des experts aussi distingués que W.G. Moore et René Bray assertent la présence fréquente au début de sa carrière parisienne ; H.G. Hall prend le contrepied de l’argument en notant le manque d’évidences spécifiques 24 . Mais si l’étendue exacte de cette pratique reste indéterminée, il semble indéniable que dans les rôles tout au moins du Barbouillé ( « entaché », 19 Œuvres complètes, éd. Couton, t. 1, p. 1222. 20 Molière en toutes lettres, p. 72-73. 21 Cité dans G. Mongrédien, Recueil des Textes et des Documents du XVIIe siècle relatifs à Molière, t. 1, p. 123. 22 Caldicott, op. cit., p. 152. 23 « Laughter and Irony in Le Misanthrope ». 24 Voir S. Knapper, « The Master and the mirror: Scaramouche and Molière », p. 41. <?page no="59"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris « grimé », c’est-à-dire le visage noirci) et de Mascarille ( « petit masque », c’est-à-dire portant le demi-masque de la commedia dell’arte), il a certainement dû jouer ainsi. Il n’a jamais été question non plus que Jodelet jouât autrement qu’enfariné aux côtés de Molière (en Mascarille) dans Les Précieuses ridicules, puisque tout comme chez les farceurs de l’Hôtel de Bourgogne plus tôt dans le siècle, son visage enfariné était de l’essence même de son caractère, quelle que soit la pièce dans laquelle il jouait. Le demi-masque de Mascarille était à coup sûr l’un des fruits du contact quotidien de Molière avec les Comédiens Italiens, avec lesquels la Troupe du Roi partageait d’abord la salle du Petit Bourbon, puis le Palais-Royal. Or les acteurs tragiques dont écrivit Aristote étaient masqués, d’un masque qui couvrait le visage entier ; leurs actions, insistait le philosophe, constituait le caractère, et non vice versa 25 . Jamais on ne voyait le visage derrière le masque : ce qui comptait était en premier lieu les actions, ensuite le dialogue, le chant et la danse des chœurs. La théorie de la tragédie qui en résulte ne s’applique qu’avec grande difficulté à la comédie en général, comme j’ai tâché de le préciser, et guère du tout à la comédie largement improvisée que les Italiens raffinaient à Paris. Mais les acteurs comiques observés par Aristote étaient masqués de même. Littéralement masqué, ou masqué en effet par un visage noirci ou enfariné, le personnage de la farce ne sort guère d’une détermination qui le cantonne dans un statut réductif de typification manifeste. Ce qui garantit que l’identification du personnage par l’auditoire se fait immédiatement, grâce à deux ou trois traits marquants attendus et bien accusés — visage, voix, traits de personalité, costume, gestuelle —, sans qu’il y ait jamais de changement dans le personnage au cours d’une pièce. Comme le note encore Gouhier : « Pierrot entre dans mille histoires différentes mais ces histoires n’entrent pas en lui : ce qu’il est reste indépendant de ce qu’il fait » 26 . La farce réaffirme à chaque représentation une essence inchangeable pour ses personnages qui dépasse les questions de son existence temporelle ; si oscillation il y a, ce sera tout au plus entre le personnage-type (mari cocu ou Jodelet, p. ex.) et le comédien (anonyme ou Julien Bedeau) qui pourra s’adresser directement à l’assistance avec un clin d’œil et une demande de récompense, refermant ainsi le cadre ludique très simple et ramenant l’auditoire à son monde quotidien, en jouant momentanément sur l’ambiguïté personnage-type/ comédien, le niveau d’ambiguïté le plus simple qui soit. Le Barbouillé de La Jalousie du Barbouillé, jouée par la troupe entre 1660 et 1664, sera bête, en tout cas, et d’une bêtise inextirpable, particulière à la farce : il s’agit d’une bêtise garantie de susciter le rire de 25 Poétique I, 1450a15-23. 26 Op. cit., p. 142 ; c’est moi qui souligne. <?page no="60"?> Chapitre 2 tout le monde, peuple ou nobles, par sa bassesse foncière 27 , et en restant souvent au plus près de l’enfance. Une bêtise aussi qu’il veut attribuer à sa femme Angélique, tâchant ainsi de la ramener à son niveau de stupidité : « Serait-elle assez sotte pour avoir fait ce coup là [s’être suicidée], il faut que je descende avec la chandelle pour aller voir » (Sc. XI). Ainsi par la démonstration de toute une série rapide de bêtises — son méchant refus de laisser entrer sa femme, croyant ainsi la piéger en pleine infidélité ; sa peur niaise qu’elle se soit réellement suicidée, tombant par là dans le piège qu’elle lui tend ; sa détermination myope d’aller investiguer, ne se souciant pas de la porte laissée ouverte ; son soulagement prématuré qu’elle vit encore puisqu’elle court « comme le cheval de Pacolet » — le Barbouillé produira le renversement central, car son épouse aura glissé à l’intérieur et lui aura fermé la porte à son tour (qu’il croyait fermée à cause du vent). Tout autant que les tours joués à un personnage, la bêtise clownesque, étalée et rencherie de cent façons variées, reste au cœur de toute farce, sans doute au fond puisqu’il fallait garantir le sens de supériorité de l’auditoire entier, et surtout du menu peuple. Le Barbouillé fait une dernière preuve de bêtise en en appelant directement à l’auditoire pour lui donner raison dans sa querelle domestique : « Je me donne au diable si j’ai sorti de la maison » — précisément ce que l’auditoire l’a observé en train de faire deux minutes auparavant — « et demandez plutôt à ces Messieurs qui sont là-bas dans le parterre ; c’est elle qui ne fait que de revenir. Ah! que l’innocence est opprimée! » (Sc. XII). Comme le note Moore, on ne peut s’apitoyer sur des personnages qui existent à peine 28 ; et le rire suscité par la déclaration d’innocence du Barbouillé, campé par le « premier farceur de France », a dû constituer le sommet comique des deux dernières scènes. La farce du Barbouillé a beau être dérivée de Boccace (septième journée, quatrième nouvelle), peut-être à travers un intermédiaire de la commedia dell’arte, Molière a déjà commencé à adapter de manière adroite ses sources ; il est déjà en voie de les maîtriser et de les dépasser. Le jeu de la ré-écriture de ses sources n’a pas attendu le nombre des années à Paris 29 . Le Barbouillé fournira de toute évidence la matière première de George Dandin de 1668, une œuvre complexe et problématique — et pour Moore, parmi les plus grandes du corpus moliéresque tout entier 30 . Là où un masque qui couvre le visage entier raie, pour l’essentiel, l’acteur individuel de son rôle — dans une étude anthropologique du théâtre classique en Grèce comparé avec d’autres formes théâtrales, A. David Napier observe qu’il n’y a en effet rien derrière le masque, que 27 Cf. Aristote, Poétique I, 1453a35-36. 28 « Molière : The Comic Paradox », p. 774. 29 Caldicott, op. cit., p. 104. 30 Voir son article « Molière » pour l’Encyclopædia Britannica, p. 665. <?page no="61"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris l’acteur masqué n’est que le support de l’action 31 — le demi-masque, qui laisse libre la bouche et la mâchoire, se prête facilement à accentuer l’ambiguïté théâtrale du personnage, à la fois type et acteur qui renouvelle et infléchit le type à chaque représentation. En cela le comédien masqué à demi est susceptible, de par son aspect physique et visuel, de mieux représenter la théâtralité inhérente à son rôle. Que pouvaient penser, selon une esthétique de vraisemblance censée être réaliste, les « précieuses ridicules » du « marquis de Mascarille », joué par Molière avec son demimasque et du « vicomte de Jodelet », l’enfariné? Dès la première entrée de ces valets imposteurs, la farce informe la satire, accentuant la théâtralité de la pièce entière. Leur délicieuse impersonation de nobles, encore plus exagérés dans leur imposture que les précieuses le sont dans leurs illusions, ne fait qu’approfondir la conscience du spectateur qu’en termes batesoniens, « Ceci est un jeu ». Le demi-masque de Mascarille et le visage enfariné de Jodelet n’auraient jamais pu laisser tomber de vue cette circonstance de tromperie, de fiction théâtrale, ce qui a dû rehausser la qualité imaginaire et par là ridicule de Cathos et Magdelon. Qui plus est, leur qualité masquée les laissaient tous deux libres d’accentuer le « caractère fondamentalement oral » de la farce française 32 , ce qui devait à son tour mettre l’emphase aussi sur la voix nasillarde de Jodelet et les grimaces qui allaient devenir le premier motif de la célébrité de Molière comédien. Avec le masque, le corps. Molière comprend tôt « l’importance du jeu corporel pour compenser l’inexpressivité du masque ; et lorsqu’il abandonne le masque à l’italienne de Mascarille pour le visage grimé de Sganarelle, il parfait son propre art de la mimique en ajoutant la grimace au mouvement du corps » 33 . Tiberio Fiorelli, qui jouait son personnage Scaramouche sans masque, était fameusement censé être l’ultime maître de Molière dans le perfectionnement de son jeu d’acteur (on n’en connaît d’ailleurs pas d’autres). L’estime mutuelle qui semble avoir régné entre les deux comédiens devait aboutir aussi à une influence mutuelle, d’après Conesa 34 . Comme Molière, Fiorelli était reconnu pour un jeu naturel, à la différence de la stylisation et l’exagération extrêmes employées par ses compatriotes masqués de la commedia dell’arte 35 . Mais étant donné la nature convenue de tous les personnages de la commedia dell’arte, il s’agissait sûrement d’un « naturel » bien relatif. On conçoit aisément qu’ils avaient déjà partagé une difficulté majeure, celle de faire rire les gens qui ne comprenaient pas la langue employée, 31 Masks, Transformation, and Paradox, p. 9. 32 Conesa, op. cit., p. 26. 33 Forestier, op. cit., p. 46. 34 Op. cit., p. 34 35 Knapper, op. cit., p. 42. <?page no="62"?> Chapitre 2 puisque la plupart des Français de province parlait des patois régionaux, comprenant sans doute en Languedoc aussi peu le français parisien que le public parisien comprenait l’italien. Le développement des formes d’expression autres que purement linguistique s’imposait dès lors dans l’un et l’autre cas. En synthétisant des styles farcesques français et italiens avec un jeu nouvellement « naturel », sans masque, Molière arrivait vite à un niveau inégalé de jeu comique, ce qui était fondamental pour jeter les bases de l’expansion de ses créations. Cette avance en était une de la comédie toute entière, d’après James Gaines 36 , et facilitait l’exportation des comédies de Molière à travers les frontières nationales. L’emploi assez standard du masque aux débuts farcesques est moins intéressant en tout cas que son influence par la suite, les transitions vers les personnages plus individualisés. A cet égard le personnage de Sganarelle, qui apparaît dans sept pièces très variées du Médecin volant et Sganarelle ou le cocu imaginaire à Dom Juan et Le Médecin malgré lui, constitue un personnage-clé dans le développement de la dramaturgie de Molière. Pour Forestier, c’est dans l’imagination que se déroule la « cocufiction » : Sganarelle (qui remplace désormais Mascarille, le valet rusé à l’italienne, dans le rôle principal réservé à Molière) est bien le prédécesseur de tous ces grands personnages qui devront leurs ridicules aux illusions forgées par leur imagination. 37 Cette intériorisation du ridicule, infligé au protagoniste par lui-même, rehausse d’un cran le niveau de paradoxalité au-dessus de l’oscillation entre type et personnage ; et permet aussi de rehausser le niveau ludique, car sans ce degré d’intériorisation, la scène loufoque et fantaisiste où Sganarelle porte l’armure pour se protéger en transperçant son cocufiant imaginé (Sc. XXI) serait impossible. Le mari cocu de la farce traditionnelle accède dans cette pièce à un niveau de spirituel comique sans précédent : il se croit et se désigne — se choisit, en effet — « cocu » à cause de ses qualités jalouse, soupçonneuse, et colérique ; il pousse les conséquences de ce choix dans de nouvelles régions, toutes imaginaires ; son imagination rehausse la contrainte, perçue par lui seul, d’en tirer les conséquences en voulant tuer son « rival », ce dont son courage, qu’il déclare être monté « dessus ses grands chevaux », le montre parfaitement incapable. Sganarelle se trompe lui-même par sa qualité imaginaire, à la fois trompeur et trompé. Le pli d’autoréférence qui en résulte caractérisera de plus en plus fortement le théâtre moliéresque. Michel Gilot et Jean Serroy 36 Molière Encyclopedia, p. 312. 37 Molière en toutes lettres, p. 74. <?page no="63"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris commentent ainsi ce développement : Car si, à travers plusieurs conditions sociales successives (valet, bourgeois, paysan) le type se constitue — poltron, vaniteux, égoïste, coléreux, intéressé, sensuel —, le personnage, victime des tours qu’on lui joue, révèle une contradiction entre une intériorisation proie à la souffrance et un comportement extérieur niais et suffisant. Ce décalage, dont le spectateur est le témoin privilégié, fait naître le rire, mais sans effacer la complexité, parfois pathétique, de l’être que Molière place ainsi au cœur de son système comique. Avec Sganarelle, le type se mue en personnage, et ce qui faisait le fonds traditionnel de la comédie, hérité de la farce et de la commedia dell’arte — l’intrigue — cède progressivement la place à d’autres ressorts dramatiques où l’intimité des personnages a sa place : la comédie devient de caractère. 38 Ainsi, à partir des interactions entre type et personnage, s’installe d’une manière nouvelle le « dialogue constant » entre le naturel et la théâtralité déclarée que Forestier trouve au centre du théâtre moliéresque 39 ; entre une identité apparente, et la capacité du personnage sur la scène de se séparer de cette identité pour en montrer une autre. Si « le type se mue en personnage », le personnage inclut toujours le type aussi et peut le redevenir à tout moment. Si la sympathie pour la souffrance du personnage menace à un moment donné et risque d’empêcher le rire, le type réapparaît vite et nous assure que la souffrance est un mirage. Comme l’indique Moore, on ne s’apitoie pas sur des fantoches ; mais leur nouvelle capacité de sembler réellement humain change fondamentalement l’affaire ; la lutte rehaussée entre type et individu au sein d’un seul personnage énergise le contexte comique ; le paradoxe de non-identité signalé par Gouhier puis Baschera s’approfondit — et ne cessera de s’approfondir tout au long de la carrière de Molière. Comment, le mari cocu n’est pas un grand sujet? Il suffit complètement à Arnolphe, qui tire chaque jour son plus grand plaisir à entendre et à répéter de telles histoires — du moins, jusqu’au point où Horace lui offre un miroir peu flatteur à cet égard. Mais si le mari n’était pas un mari, et s’il n’était pas cocu? Ou plus précisément, s’il était à la fois « mari » et pas encore marié, trompé (mais par lui-même) et pas trompé (puisque Agnès ne lui a jamais prêté serment et ne lui doit, au niveau moral, strictement rien)? Si le « mari » non marié se croyait seulement cocu, s’imaginait sans cesse comme tel, et donc (en bonne logique arnolphienne) se constituait objet pleinement digne de son propre mépris : quoi d’autre à dire que « Riez donc »? On n’a guère de difficulté à y 38 La Comédie à l’âge classique, pp. 140-141. 39 Op. cit., p. 101. <?page no="64"?> Chapitre 2 déceler des niveaux amoncelants de paradoxalité, ainsi que d’autoréférence — et qui font partie d’un jeu nouveau. Pour Guicharnaud, avec L’École des femmes la comédie devient dangereuse, puisqu’elle force le spectateur à s’y reconnaître (ou bien, à se réfugier dans la mauvaise foi pour éviter une telle reconnaissance 40 . Pour Arnolphe, ce gardien créé « geolier de soi-même » par lui-même, pas de leçon morale : sa propre imagination, aidée par une jeune fille astucieuse, devient l’instrument qui révèle précisément que sa vie était basée sur une fantaisie. Molière trouve dans cette question de cocuage et encore plus, le cocuage imaginé, un point névralgique qui relie l’individu et la structure de la société. La pièce révèle ainsi que la morale traditionnelle du père absolu commence, à l’époque, à devenir elle aussi fantaisiste : Agnès, jeune, ignare, mais amoureuse, est cent fois plus honnête, dans tous les sens du terme, que son gardien. Ce personnage génialement imaginé ouvre à lui seul une large brèche dans le prestige du pouvoir patriarcal, désormais en voie d’être vu comme rétrograde. En effet les mêmes paradoxes existent chez Arnolphe que chez le Sganarelle de l’École des maris, mais les aspects ludiques se multiplient tandis que les aspects paradoxaux s’approfondissent : d’abord le ricanement constant d’Arnolphe devant les histoires des maris cocus de la ville ; les confessions d’Horace, puis d’Agnès de leur opposition à « M. de la Souche » ; l’action répétée d’Horace de rappeler à Arnolphe sa double identité, à la fois ami et ennemi ; puis le fait qu’un homme, comme le dit Uranie dans la Critique de l’École des femmes, « qui a de l’esprit, et qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse, et par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive » (Sc. 6). Le cocu imaginaire s’entoure de personnages qui œuvrent contre ses désirs, soit directement mais à son insu (Agnès et Horace avant leurs « confessions »), soit à son su mais de manière totalement ignorante (Alain et Georgette assommant Horace). Le contexte ludique aiguise la paradoxalité ambiente — et l’aiguise d’autant plus que les enjeux ont l’air d’être des plus sérieux. Ce qui n’empêche pas Uranie et Dorante d’exprimer assez directement, sans doute, des jugements de Molière sur sa propre pièce. Arnolphe crée tout cela grâce à sa propre ignorance de la vie, sa qualité d’imaginaire encore une fois à l’œuvre. Tout vieillard qu’il est, Ariste, frère aîné du Sganarelle de L’École des maris, gagne le cœur de Léonor avec sa libéralité, au contraire de son frère cadet qui agit en véritable vieillard et rebute ainsi Isabelle qu’il a le droit légal, mais non moral, d’épouser, et qui se retrouvera donc défait par l’amour. Agnès et Horace vaincront Arnolphe eux aussi grâce à l’amour, qui fait naître l’intelligence en dépit de l’étourdissement ou de l’ignorance. Arnolphe le 40 Voir l’introduction à Molière: A Collection of Critical Essays, p. 4. <?page no="65"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris barbon cynique se montrera à la fin beaucoup plus naïf que la très jeune Agnès. Quant à Tartuffe, l’opposition posée quelquefois entre un Tartuffe surtout malin et un sournois ne tient guère : en quoi les deux qualités devraient-elles s’exclure? Ce serait faire bon marché de la subtilité des caractérisations accomplies par le « peintre » dans cette pièce. Car s’il commence la satire avec les Précieuses ridicules, objets de ridicule assez faciles d’un mouvement déjà en déclin, le Tartuffe ou l’Imposteur saute directement dans l’une des controverses les plus brûlantes du siècle, en faisant jouer à fond l’opposition particulier/ général : si Tartuffe n’est vraiment rien de plus qu’un seul et unique faux dévot, pourquoi la Compagnie du Saint-Sacrement s’en offenserait-elle? Mais où, comment endiguer la portée de la satire du faux dévot? En 1660 Guy Patin s’était plaint que Paris était plein alors de « faux prophètes » 41 ; et le parti dévot allait toujours en amont, ayant acquis l’adhérence de la reine mère et de nombreux personnages d’importance politique. Les dévots réels ou faux ne pouvaient se tromper en se trouvant visés puisque rire avec la pièce, c’était dénoncer, potentiellement, tous ceux qui se présentaient comme dévots : comment savoir, après tout, qui était sincère, qui malhonnête? C’est que les dévots s’imposaient par leur autorité basée sur une foi qui n’admettait pas d’être interrogée. Si, selon Guicharnaud, même en l’absence de satire d’un milieu social spécifique la comédie devenait dangereuse avec L’École des femmes, combien plus l’était-elle devenue avec Le Tartuffe? Orgon contient en lui à peu près les mêmes contradictions — les mêmes paradoxes — qu’Arnolphe, mais dans un contexte bien différent. Père de famille et homme de bon sens au passé reconverti en imaginaire encore plus foncé dans ses erreurs qu’Arnolphe, il s’apprête, tel un Père Ubu, à passer toute sa famille à la trappe pour se réserver une place de choix au ciel. En cherchant une vie sainte, il crée les conditions pour devenir cocu, poussant sa femme droit dans les bras de l’hypocriteparasite-escroc-séducteur. Son désir acharné de monter au ciel après sa mort le rabaisse effectivement au niveau du cocu de la farce ; sa manie forcera Elmire à lui jouer le tour de la scène farcesque sous la table pour le détromper. Obstacle au bonheur de Mariane, il veut la marier à celui qui non seulement garantirait le malheur de sa fille mais qui cherche à séduire sa femme aussi. Chrétien convaincu, il écarte toute notion de charité envers ses prochains dès qu’il voit un conflit avec le bien-être de son cher Tartuffe. Mais c’est le cadre ludique élargi qui sera déterminant : Molière rehausse ici l’oscillation entre individu et type de manière violente, de sorte qu’Orgon résonne tout autant comme type que Tartuffe le fait en figurant 41 Cité dans Molière, O.C., t. II, p. 1369. <?page no="66"?> Chapitre 2 tout un milieu de dévots, faux ou réels, qui couraient les rues de Paris. Forestier note « l’un des principaux apports de Molière à la comédie : la création sur la scène de types empruntés à la réalité » 42 . Combien de gens se laissaient à l’époque mener par un directeur de conscience? Et par un directeur de conscience escroc? Dans ces cas, le personnage individuel devient type, et le type acquiert la force de suggérer de plus en plus d’individus, sans qu’il puisse y avoir de limites à ce va-et-vient qui réorganise les perceptions dans la société. Molière le sait parfaitement et joue à tout moment sur cette ambiguïté pour créer une résonance chez le public qui a failli faire bannir à tout jamais sa pièce de la scène. Dans le cadre ludique de la pièce, les valeurs de vérité et de mensonge peuvent échanger de place, comme de manière spectaculaire dans le « mentir-vrai » de Tartuffe (« Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable [...] », III, 5) ou quand Elvire doit mentir à Tartuffe pour révéler la vérité à Orgon sous la table (IV, 5). De manière similaire la fantaisie, par exemple la monomanie d’Orgon, peut forcer la réalité — de la farce sous la table ou du drame qui frappe à la porte à l’acte V— pour les personnages concernés. Comme le dit Bateson, tout au sein d’un cadre ludique participe de valeurs de vérité ambiguës, que Molière saisit en dramatisant le danger des dévots tous ensemble : comment savoir la vérité? Le cadre ludique de Tartuffe rehausse encore tous les paradoxes, et avec eux la force dramatique, en oscillant entre des genres théâtraux plus variés que jamais : dans cette grande comédie morale il y a comédie à l’italienne, farce, drame avant la lettre, le tout alternant ou synthétisé de manière quasiment impossible à séparer 43 . Selon presque tous les critiques, Molière atteint le sommet de son art avec le Misanthrope ou l’atrabilaire amoureux. Le titre à lui seul affiche le paradoxe central : Alceste exècre l’humanité dans son ensemble, mais adore précisément la femme qui provoque le plus fortement ses noirs chagrins. Cercle vicieux — sinon infernal — s’il en fût, et qui pousse la grande comédie morale à de nouvelles limites. Œuvre riche, complexe et problématique parmi toutes, même à la suite de Dom Juan (1665), réplique aux dévots, qui en s’efforçant d’échapper à toute interprétation claire, met le feu à ses ambiguïtés à la conclusion avec la disparition en flammes du « grand seigneur méchant homme ». Si avec Alceste la comédie dite « de caractère » arrive à son plein épanouissement, elle était perçue à l’époque comme visant surtout les mœurs. Si Molière a dû jouer Alceste de façon comique, le rire ainsi suscité était de toute évidence atténué. Le particulier et le général heurtent l’un contre l’autre de façon plus subtile même que 42 Molière en toutes lettres, p. 128. 43 Voir à cet égard Guicharnaud, Molière, une aventure théâtrale, p. 19, sur les noms réels ou fantaisistes, et Forestier, op. cit., pp. 77-78, sur les genres présents dans la pièce. <?page no="67"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris dans le Tartuffe. Alceste incarne en effet un autre niveau d’intériorisation du ridicule que ses prédécesseurs. Ni grand seigneur ni simplement petit marquis, il semble indéterminé, tout comme sa parole — son comportement essentiel — reste aux limites des normes. Le plus raffiné dans la ligne des « cocus imaginaires », il est à la fois jeune premier et obstacle à la réalisation de son amour — on ne saurait dire « bonheur » dans ce cas. Sans être barbon, il est plus rigide que tout pater senex. Obstacle de lui-même de par son caractère, non à cause d’une folie récemment survenue comme chez Orgon, il n’a pas l’excuse non plus du vieillissement. Cherchant désespérément l’amour, il le repousse dès qu’il en trouve la moindre étincelle. Favorisant obstinément un style rétrograde, il gravite autant que ses rivaux autour du salon le plus huppé qui soit. Amoureux, mélancolique, fulminateur, obstacle au bonheur, moralisateur tout ensemble, Alceste occupe à lui seul tout un terrain de jeu — mais de quel sport? Alceste dit vouloir en finir avec les masques, c’est-à-dire démasquer tous les autres. Coincé entre une nostalgie pour un passé révolu et un présent impossible à vivre, il reste incapable de reconnaître que sa « recherche d’une authenticité ‘naturelle’ aboutit à la loi de la jungle, et [que] finalement c’est le masque lui-même qui est la vraie nature » 44 . Le salon de Célimène autour duquel se passe l’action, ressemble en quelque sorte à une famille étendue — mais une famille sans office de père, dans une société de pouvoir officiellement bien masculin. Au contraire de tout le reste du théâtre moliéresque, cette comédie n’a aucun personnage d’âge mûr, ni de marié. La comédie d’apparence la plus sérieuse en est une de jeunesse, presque de « youth culture » vu le penchant continuel pour le divertissement chez Célimène. Et il semblerait même régner autour du couple central une sorte de tabou d’inceste : leur mariage est proprement impensable. Peut-être parce qu’Alceste et Célimène sont comme des reflets symétriques et opposés l’un de l’autre, il y a comme un « non de la pair » fermement inscrit dans la texture dramatique. Le jeu a des limites strictes, sans que l’on les voie très clairement, qui mèneront à l’isolation des deux membres de ce couple de frère/ sœur ennemis et sans amour autre que de soi — Célimène — ou complètement irréalisable — celui d’Alceste, d’autant plus qu’il n’existe que dans un monde corrompu, factice, où l’on joue une mauvaise comédie devant le spectateur principal, Alceste, qui refuse d’y applaudir. Alceste voudrait jouer le rôle presque d’un surmoi au sein de cette famille étendue, dénonçant sans cesse le ça déchaîné du salon ; la seule sorte de moi qui demeure au salon semble en être un d’amour-propre à l’état pur. Du moins les deux personnages capables de vivre une vie raisonnable, Philinte et Eliante, ne tardent pas à fuir le microcosme 44 Guicharnaud, op. cit., p. 531. <?page no="68"?> Chapitre 2 salonnier pour tenter leurs chances ailleurs. Le paradoxe central étant trop fort pour permettre une résolution dans ce monde, le salon étant déserté à la conclusion, la joie y manque, pourrait-on dire, furieusement. Après ce chef-d’œuvre, il n’y aura qu’une seule nouvelle grande comédie morale, Les Femmes savantes (1672), qui pour être brillamment polie n’est pas novatrice. De plus, Couton la considère « un peu froid[e] » 45 , Kintzler la juge dénuée de qualités corporelles attirantes 46 . Avec Le Misanthrope Molière semble avoir épuisé la grande comédie en tant que genre capable de produire des œuvres nouvelles. Mais à l’époque même du Tartuffe et du Misanthrope, Molière était en train de développer un théâtre beaucoup plus joyeux. Ce « nouveau départ », les comédiesballets dévéloppés en parallèle avec les grandes comédies, produisit à terme « un type de dramaturgie tout aussi nouveau que le précédent, et des comédies tout aussi éblouissantes » 47 . Cette seconde révolution dramaturgique (signalée dans l’Introduction) aboutit finalement à un nouvel espace, un nouveau champ poétique et théâtral marqué par des grands changements en ce qui concerne les protagonistes ainsi que le statut de la musique et la danse. C’est l’accomplissement d’une expérimentation aussi sérieuse, mais un peu plus aléatoire que celle des grandes comédies, puisqu’elle dépendait du trésor et des goûts royaux à des moments particuliers. Un aspect non négligeable du génie jumelé de Molière et de Lully (en réalité triple, étant donné la présence de Beauchamps, chorégraphe et danseur préséant du siècle) était après tout de savoir profiter des commandes du roi pour construire tout un genre nouveau, ce qui allait à la fin tout changer. Les premières comédies-ballets ont dû être jouées réduites à Paris à des petites comédies vu les frais imposants de la musique et de la danse ; mais les suivantes devenaient de plus en plus rentables à Paris, surtout après l’immense succès de Psyché (1671), et la tragédie lyrique lullienne a su en profiter immédiatement après la mort de Molière. Les débuts tâtonnants de la comédie-ballet, genre expérimental par excellence, ne pouvaient guère laisser prévoir de tels développements. Les Sganarelle du Mariage forcé (1664) et de l’Amour médecin (1665) présentent des caractéristiques farcesques à première vue presque identiques, ou même un peu rétrogrades par rapport à celui du « cocu imaginaire » de 1660, qui montre un comique nettement plus intériorisé. C’est au-delà des similarités évidentes qu’il faut chercher à déterminer la nature de leur présence sur la scène. Vu que les versions imprimées du Mariage forcé de 1668 et de 1682 ne font allusion ni à la musique ni à la danse, reflétant plutôt une version 45 Voir son édition des Œuvres complètes, t. 2, p. 975. 46 Théâtre et opéra à l’âge classique, p. 120. 47 Forestier, op. cit., p. 80. <?page no="69"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris remaniée pour en éviter les dépenses à Paris, quand le livret de 1664 offre des divergences, il faut en prendre acte pour tâcher de respecter sa forme originelle. Christian Huyghens hésitait entre « petit ballet » et « petite comédie » pour qualifier l’œuvre à sa première, hésitation justifiée car dans ce genre encore embryonique, les deux aspects ont encore quelques difficultés à s’accommoder l’un à l’autre 48 . Ce Sganarelle, barbon bourgeois et timide, a contracté un mariage avec une jeune femme jamais rencontrée — le Livret la qualifie de « jeune coquette » — puis trouve bon de consulter un ami, Géronimo, pour écarter ses doutes sur le mariage à son âge avancé. Géronimo est fermement opposé à un tel mariage, jusqu’à ce que Sganarelle lui révèle que les noces auront lieu le soir même. Géronimo l’encourage alors à se marier « le plus vite possible » avant de sortir en se moquant de son ami. Celui-ci s’était considéré jusqu’à ce point-là le « plus content des hommes », mais après une première rencontre avec sa fiancée Dorimène, avide de liberté(s) et de divertissements (Sc. 2), éprouve immédiatement une « pesanteur de tête épouvantable » et s’endort en rêvant de ses craintes 49 . Un premier rêve, chanté à l’origine par Mlle Hilaire, soprane régnante à l’époque, conseille au rêveur : « Si l’objet de vos feux ne mérite vos peines, Sous l’empire d’Amour ne vous engagez pas ». Arrivent immédiatement des danseurs qui figurent en pantomime « La Jalousie, les Chagrins et les Soupçons », suivis d’une deuxième entrée de ballet avec quatre « Plaisants ou Goguenards » qui se moquent encore du dormeur inquiet. Sganarelle, travaillé par des doutes en se réveillant, demande à Géronimo de lui interpréter les songes. Géronimo, soudainement trop occupé pour écouter son ami, le dirige vers des philosophes voisins. Ces bons sujets du royaume de la pédanterie ne tardent pas à enrager Sganarelle en déchaînant leurs lazzi de dottore, l’un de mode aristotélicien, l’autre pyrrhonien. Sganarelle, qui comptait profiter de l’ « abîme de savoir » aristotélicien, arrive bientôt à préférer lui casser la tête. La colère court : le pyrrhonien se fait rosser par Sganarelle, qui retourne aussi la rhétorique du doute contre le sceptique assommant : « vous ne devez pas dire que je vous ai battu, mais qu’il vous semble que je vous ai battu » (Sc. 5). Sganarelle lui aussi sera battu à la conclusion pour être forcé d’épouser Dorimène ; celui qui était entièrement aveugle devant les réalités du mariage devra regarder en face son avenir de cocu promis — et devra aussi, insulte finale, tâcher de danser dans le ballet commandé par le père de Dorimène pour « cet heureux mariage » (Sc. 8). Quatre entrées de ballet, absentes des versions imprimées après 1664 (comme toute la musique et la danse, très substantielles pourtant), continuent de se moquer du mari 48 Voir Prunières, préface à Lully, O.C., série 3, Les comédies-ballets, t. 1, p. xvii, xx. 49 Livret, in O.C., éd. Forestier-Bourqui, t. I, p. 962. <?page no="70"?> Chapitre 2 ridicule ; la dernière entrée inclut une gavotte puis une bourrée pour « quatre Galants cajolant la femme de Sganarelle ». La musique et la danse, bien que souvent excellentes (rappelons que la chorégraphie de Beauchamps étant perdue, il faut juger la danse surtout d’après la musique et d’autres indications comme la participation du roi), décorent le cadre farcesque beaucoup plus que de l’ouvrir vers d’autres dimensions. A la conclusion, l’ami Géronimo serait parfaitement en droit de clore cette histoire de farce en répétant les mots sur lesquels il sortait de la première scène : « ô le beau mariage ».... L’Amour médecin de l’année suivante constitue une avance notable sur le Mariage forcé avec sa plus large gamme de personnages et d’action, et avec des interactions plus riches entre comédie, musique, et danse. En effet l’œuvre se montre à plusieurs égards singulière parmi les comédiesballets, à commencer par son manque d’ouverture lullienne, forme musicale en train de se concrétiser à l’époque. A sa place se trouve une chaconne, sinueuse, élégante, un soupçon érotique, selon Prunières « un morceau charmant d’une grâce voluptueuse et tendre » 50 . Il s’ensuit un trio où la Comédie, la Musique, et le Ballet s’encouragent à vivre en harmonie : « Quittons, quittons notre vaine querelle », dans le but de donner du plaisir au « plus grand roi du monde » 51 . En descendant des niveaux élevés de l’allégorie et de la danse noble à celui d’un bourgeois prospère et suffisant il y a un rabaissement de ton assez abrupt, d’autant que dès son entrée Sganarelle se montre égoïste, borné (débiteur de platitudes prétentieuses et sans logique), et plein de pitié pour lui-même. Affirmant que sa fille, tombée mystérieusement malade, est « toute [sa] peine », il lui promet qu’il ferait tout pour la satisfaire. Mais à la question : « souhaiterais-tu d’être mariée? », Lucinde fait signe d’accord, et la colère paternelle ne tarde pas à éclater. Le père dévoué déclare de sa fille chérie : « c’est une coquine qui me fait enrager », puis il continue d’engueuler tour à tour fille et suivante : « Va, fille ingrate [...] je perds toute l’amitié que j’avais pour toi » ; « C’est une coquine qui me veut faire mourir [...] je suis contre elle dans une colère épouvantable » ; « Je n’ai plus aucune tendresse pour toi » ; « C’est une friponne [...] Une ingrate [...] Une coquine, qui ne me veut pas dire ce qu’elle a » — quand il sait parfaitement bien ce qu’elle vient de lui avouer. Faisant semblant de ne pas entendre, Sganarelle reprend : « Je l’abandonne [...] Je la déteste [...] Et la renonce pour ma fille », etc., jusqu’à ce que la suivante Lisette lui hurle aux oreilles : « Un mari, un mari, un mari » (I, 3). Suivant l’insistance de Molière de ne lire qu’avec « des yeux pour 50 Op. cit., p. xxiii ; à écouter dans les versions audio dirigées par Jordi Savall ou Marc Minkowski, ou par Willliam Christie sur DVD ; voir Discographie et Filmographie. 51 O.C., t. 1, p. 607 ; enregistrements de Christie ou de Minkowski. <?page no="71"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris découvrir tout le jeu du théâtre » (« Au lecteur »), il faudrait interpréter rétroactivement les actions plus calmes de Sganarelle à la première scène. Si Jean de Guardia a raison en disant que l’intégrité du personnage est la seule règle classique que Molière respecte 52 , le comédien qui joue Sganarelle devra beaucoup exagérer à la première scène ses sentiments de tristesse devant la misère de sa fille et la perte de sa femme, avec laquelle il dit s’être surtout querellé (et continuerait de le faire si elle était en vie). D’après les trois premières scènes, son trait majeur, c’est la colère à fleur de peau, fruit de son égoïsme, et tellement exagérée qu’elle dépasse toute limite de « naturel » social. Dans la scène de monologue (I, 5) il finit par déclarer sans ambages : « je veux garder mon bien et ma fille pour moi » plutôt que d’avoir à fournir une dot et à perdre les attentions de sa fille. Si le spectateur se trouve tenté de sympathiser tant soit peu avec Sganarelle à la première scène — veuf, père de plusieurs enfants morts et d’une fille mystérieusement languissante — il en sera autrement à la fin du premier acte, toute notion de sympathie s’évaporant face à son égoïsme, sa colère, et sa mauvaise foi. Au contraire des autres personnages — la fille tyrannisée par son père, la suivante pleine de cœur et d’astuces, l’amant prêt à tout risquer pour gagner l’objet de son amour —, Sganarelle reste un personnage potentiel, bien que légèrement plus développé que son homologue du Mariage forcé, foncièrement cantonné par sa petitesse et sa mesquinerie dans le statut d’un type, le badin de la farce qui méritera pleinement d’être berné. C’est donc dans le contexte théâtral autour du père que se développe l’intérêt. Le plaisir prévu par Lisette à lui jouer « quelque tour » (I, 4) sera le nôtre ; et au plaisir de voir se dérouler le petit théâtre amoureux dans le théâtre — le déguisement de Clitandre, la déclaration mutuelle d’amour et le mariage conclu — s’ajoute le plaisir de voir les autres triompher du père bien antipathique. Son personnage-type aura tout juste assez de présence scénique pour soutenir le reste de l’action, qui manifeste un développement nouveau et remarquable. Dans ce mélange de personnages sympathiques ou antipathiques, il est surtout question de cadres ludiques qui entourent les personnages et leurs actions, et c’est la musique et la danse qui articulent ces cadres beaucoup plus clairement que n’était le cas pour le Mariage forcé. On note d’abord qu’en revenant à la conclusion, le trio chantant de la Comédie, la Musique et le Ballet suivi par la reprise de la chaconne encadrent symétriquement la comédie. Une ouverture dramatique vers la fantaisie commence, à vrai dire, avec la chaconne, puisque ce premier morceau de musique semble poser la question : que signifie, au-delà de sa beauté, cette musique si gracieuse et qui invite à danser? Puis encore, au-delà du devoir 52 Poétique de Molière : comédie et répétition, p. 96. <?page no="72"?> Chapitre 2 de « donner du plaisir » au roi, que veut dire la détermination des trois arts de quitter leur « vaine querelle »? Les réponses viendront non pas en forme logique mais en guise musicale et ballétique, après le dénouement de l’intrigue. A l’intérieur de ce double encadrement musical de l’œuvre, la comédie déploie son action initiale, au niveau de Sganarelle et son milieu. Puis Lisette commence sa ruse, premier cadre théâtral intérieur à la comédie, en criant à Sganarelle que Lucinde est au seuil de la mort, ce qui fait appeler des médecins au père consterné. Un troisième cadre théâtral s’établit avec les médecins, masqués aux premières représentations pour figurer des médecins actuels et bien connus à la cour. Leur statut de vraisemblance, qui semble rester au même niveau que Sganarelle, ne va pas de soi. Hypocrites envers leurs patients, ils le sont à plus d’un sens, puisque « hypocrite » au sens étymologique veut dire aussi « acteur », et que leur art revient, selon eux-mêmes, à une sorte de théâtre mystificateur et pompeux qui profite des désirs illusoires d’un peuple ignorant (II, 3 ; III, 1). Comme la colère de Sganarelle et en dépit de leur côté satirique, leur cynisme dépasse ce qui peut sembler naturel. La satire féroce de ce milieu et le manque total de perspicacité de la part de Sganarelle opèrent une forte dislocation dans le contexte théâtral ; Jean- Marie Villégier faisait costumer les médecins en habit Ubuesque à la Comédie-Française en 2005 (voir Filmographie). Ces trois cadres théâtraux intérieurs articulent leurs interactions aussi en grande partie grâce à la présence de la musique et de la danse : le serviteur Champagne danse pour appeler les médecins, qui dansent aussi en venant chez Sganarelle. Sont-ils censés être de vrais médecins, des danseurs, ou bien seulement des acteurs? Le « mentir-vrai » analysé par Patrick Dandrey chez Lucinde 53 s’étend en effet à l’œuvre entière ; l’art médical, art des mots illusoires, du profit, et de la mort « dans les formes », existera en contraste frappant avec les trois arts qui donnent la vie, sans lesquels, chantent-ils, « tous les hommes deviendraient malsains » (III, 8). Entre les niveaux de Sganarelle et des arts vivifiants, Clitandre dans son rôle de « grand docteur » à peine plus exagéré que les médecins en titre, apporte la guérison permanente, l’amour, à travers des mots ouverts et sincères pour Lucinde. Il va aussi expliquer ouvertement au père la nature de la guérison présentée comme ruse, une autre forme bien spirituelle de « mentir-vrai ». Deux niveaux de théâtralité ouverte, la mauvaise comédie de la médecine et l’excellente comédie de la ruse médico-nuptiale, coexistent donc avec le niveau initial de Sganarelle, largement mais non entièrement farcesque. Le milieu de Sganarelle peut être représenté de manière assez réaliste, ou bien parfaitement irréaliste, comme dans la mise 53 L’Amour médecin, ou le mentir-vrai de Lucinde. <?page no="73"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris en scène à la conte de fées de Villégier. Mais les actions des médecins et de Clitandre en « médecin » dépassent clairement tout réalisme à l’état brut pour mettre en avant la tromperie ouverte et efficace. En revenant à la conclusion, les deux morceaux musicaux qui forment un double cadre extérieur scellent le délicieux triomphe de l’amour sur l’attitude égoïste et bourgeoise — et même haineuse, au sommet de sa colère— du père, qui avait bien l’air de ne vouloir sauver sa fille que pour ses propres fins. La chaconne, air de danse suave par excellence, s’exprime en dernier lieu, répétant sa leçon élégante de guérison par l’amour et les arts, se moquant élégamment du père borné et berné, et déployant ses qualités esthétiques qui dépasseront à jamais un Sganarelle dépaysé au royaume de l’amour, mais que comprendra immédiatement et d’instinct le jeune couple amoureux. Ils sortent grâce aux danseurs qui retiennent le père grincheux ; le mariage se lie indissolublement au ballet. L’amour guérit en faufilant — et en dansant. Mariage librement consenti au lieu de forcé, guérison par ruse amoureuse au lieu de bastonnade conclusive, musique et chorégraphie qui permettent, incarnent, et font écho à une nouvelle action : cette œuvre, un « crayon » seulement selon Molière 54 , constitue par rapport au Mariage forcé un très grand pas en avant pour la comédie-ballet puisqu’elle intègre beaucoup plus finement et harmonieusement des éléments de comédie, de musique et de danse. Les niveaux de théâtralité (ou cadres ludiques) s’articulent et s’enchevêtrent de manière nouvelle aussi ; la chaconne scelle l’heureux événement en imposant un ordre supérieur, à la fois lyrique et ironique ; le personnage-type de la farce pure figuré ici par Sganarelle est en train de rencontrer un contexte théâtral profondément nouveau — un contexte qui, pour avancer au-delà de cette étape, nécessitera que le protagoniste change fondamentalement de nature. Ayant atteint la limite de son utilité, Sganarelle ne réapparaîtra plus dans les comédies-ballets. L’expérimentation continuera, avec une étape intermédiaire notable juste avant la dernière floraison du genre. Cette étape intermédiaire a pour nom Monsieur de Pourceaugnac (1669). D’après le musicologue Jérôme de La Gorce, l’œuvre se trouve, avec Le Bourgeois gentilhomme, au sommet de la collaboration entre Molière et Lully 55 ; pour Gérard Defaux il s’agit de la première des vraiment grandes comédies-ballets 56 . La critique pourtant a largement négligé l’œuvre, sans doute à cause de la qualité unidimensionnelle du héros éponyme. Si l’on considère la grande comédie de caractère ou de mœurs comme le sommet absolu du théâtre moliéresque, il faut bien se 54 O.C., t. 1, p. 603. 55 « Introduction » à Lully, Œuvres complètes, série II, t. 4, éd. de La Gorce et H. Schneider, p. xiii. 56 Op. cit., p. 255. <?page no="74"?> Chapitre 2 poser la question : que fait sur la scène son contraire absolu, deux ans après Le Misanthrope? Car en effet, que l’on considère Pourceaugnac comme « lugubre » 57 , « plus pathétique que ridicule » 58 , un « héros dérisoire » 59 ou rien de plus qu’une ombre 60 , le protagoniste impressionne surtout par son absence de caractéristiques définitives dans le texte, sauf deux : sa qualité de provincial, type comique très à la mode aux années 1660 61 et son incompréhension totale devant ce qui lui arrive. La construction de la comédie-ballet se concentre donc sur la série de tours — lazzi, sceni — qu’on lui joue et sur ses réactions, le tout appuyé par la musique et la danse plus intégrées que jamais auparavant 62 . Dès avant son entrée à Paris, Pourceaugnac est, à son insu, un « gibier » tout prêt à tomber dans les filets de deux fourbes expérimentés, Sbrigani et Nérine, qui vont parer son dessein d’épouser une jeune Parisienne, Julie. Celle-ci ne veut pas du Limousin ; son amant Éraste a donc fait appel in extremis aux intrigants. La bataille ne saurait être plus inégale, car Pourceaugnac se montre vite plus qu’épais : ce nec plus ultra des rustres moliéresques étend la lignée des protagonistes dont les qualités paradoxales offrent une matière première pour des tours les plus extraordinaires. La farce, de fait, atteint une nouvelle étendue dans cette œuvre — et c’est largement grâce à la musique et la danse qui y jouent un rôle non seulement plus grand, mais plus intimement au cœur de l’action 63 . Cette nouvelle forme dramaturgique tournera autour d’un protagoniste bien différent de ses prédécesseurs. Pour soutenir cette visite guidée d’un Paris reconverti en un monde à l’envers, un Sbriganiland destiné à affoler le Limousin, il fallait un tour de virtuose de Molière en guise de Pourceaugnac. Comme le note Bénédicte Louvat-Molozay, « une partie essentielle du ridicule du personnage [...] est indissociable de la prestation scénique de son interprète » qui doit porter un « costume bariolé de très mauvais goût » au service d’un « jeu outré » 64 . On insiste aussi sur la nature de son corps, mais nous ne savons pas si la description est ironique ou non ( « yeux hagards » I, 8). Le texte ne nous fournit guère de précisions sur ses caractéristiques autres qu’une totale épaisseur mentale jointe à une présence visuelle hautement frappante 57 R. McBride, « The triumph of ballet in Le Bourgeois gentilhomme », p. 128-129. 58 F. Garavini, « La fantaisie verbale et le mimétisme dialectal dans le théâtre de Molière. A propos de Monsieur de Pourceaugnac », p. 817. 59 J.-M. Apostolidès, « Le diable à Paris. L'ignoble entrée de Pourceaugnac », p. 72. 60 L. Auld, The Unity of Molière’s Comedy-ballets, p. 152-153. 61 Voir B. Louvat-Molozay et al., « Notice » à la pièce, O.C., t. 2, p. 1414. 62 Comme le notent de La Gorce, op. cit., p. xiii, et P. Beaussant, Lully, ou le musicien du soleil, p. 362. 63 Beaussant, ibid. 64 Voir O.C., t. 2, p. 1413. <?page no="75"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris (couleurs criardes de son costume). Il faut en tout cas plus que jamais dépasser le texte en le lisant de manière théâtrale pour déterminer plus qu’un minimum sur ce personnage. La possibilité d’un modèle, noble ou roturier provincial, pour Pourceaugnac dans la vie du temps ne doit pas obscurcir le fait que le personnage relève beaucoup plus d’un type que d’un personnage réel ou même vraisembable. Son modèle le plus probable est, en l’occurrence, Polichinelle, dont deux canevas, Policinella pazzo per forza, et Pulcinello burlato se rappochent de près de l’intrigue de Pourceaugnac 65 , le long contact de Molière avec les Italiens ayant très bien pu lui faire connaître ces histoires. De toute façon, le niveau de bêtise de Pourceaugnac, qui prend tout ce qu’on lui présente pour véritable, ne voyant pas l’« immense jeu de rôles » dont il fait partie 66 opère dans un monde fondamentalement farcesque. Puis aussi, comme M. Jourdain, Monsieur de Pourceaugnac veut quitter un passé roturier, ou tout au plus robin, pour s’affubler du titre de « gentilhomme ». Mais là où M. Jourdain croit l’avoir déjà accompli — « à la turque » s’il le faut — Pourceaugnac s’imagine une mort disgrâciée, regrettant l’idée d’être pendu comme un pied plat (III, 2). Tâchant sans cesse de nier son statut de type provincial, Monsieur de Pourceaugnac veut lui aussi qu’on le distingue. Sur le théâtre sbriganesque, son souhait sera exaucé, mais de façon inattendue : son seul moment de bonheur sera celui où il s’exhibe en « femme de condition », sollicitant les applaudissements de Sbrigani (III, 2). Le jeu de comédien génial de Molière devait s’exercer joyeusement avec ce pantin habillé au début en couleurs des plus dissonantes, pour finir en travesti et devant s’acheter le droit d’être renvoyé chez lui. Qui sait ce que l’Exempt devait exiger de plus de cette « dame » après leur sortie ensemble de la scène? Pourceaugnac fuit en tout cas la réalité (Limoges) comme la fiction (Paris à la mode de Sbrigani) pour sortir de la scène en un état plus imaginaire que jamais, se défendant de l’accusation non encore lancée du crime d’être lui-même (« Ce n’est pas moi, je vous assure », III, 4). Voulant plus que jamais se soustraire de ce statut devenu un crime « pendable », le personnage ne fait qu’affirmer son statut de fantoche théâtral. Comme son entrée en scène en tenue criarde signale son dépaysement et le début des tours qui seront joués à ce rustre, son éjection de la scène laissera place aux festivités qui célèbrent justement cette disparition : « Quand pour rire on s’assemble, Les plus sages ce me semble, Sont ceux qui sont les plus fous » (III, 8). Mais la comédie-ballet aura besoin d’un autre jeu de rôles pour avancer. La grande comédie morale aura pris quatre ans, de L’Étourdi en 65 O.C., t. 2, p. 1411. 66 Op. cit., p. 1422. <?page no="76"?> Chapitre 2 1658 à L’École des femmes en 1662, pour produire son premier chefd’œuvre, puis encore quatre ans pour atteindre son sommet, Le Misanthrope (1666). La comédie-ballet, commencée avec Les Fâcheux en 1661, a connu un rythme de développement assez semblable, bien que dépendant des commandes royales jusqu’au Malade imaginaire. Le nombre de chefs-d’œuvre dans ce genre, en dépit des circonstances spéciales qui déterminaient leur production originelle, est pourtant comparable sinon supérieur à celui des grandes comédies morales. Leur variété extrême, chacune vraiment unique en structure 67 , peut masquer ce fait, pourtant, même pour les critiques qui ne méprisent pas le genre. De toute façon, le développement du genre va s’accélérant à travers une expérimentation intensive et élargie jusqu’à la rupture entre Molière et Lully, rendue publique en mars 1672. Dans les quinze mois entre octobre 1669 et janvier 1671 pas moins de quatre nouvelles collaborations majeures entre les deux Baptiste ont débuté : Monsieur de Pourceaugnac, Les Amants magnifiques, Le Bourgeois gentilhomme, et Psyché, seule tragédieballet et le plus grand succès de la carrière de Molière. Chaque œuvre contient une partition imposante ; les trois comédies-ballets montrent une intégration croissante entre substance théâtrale et musique (même si Les Amants magnifiques ne contiennent que très peu d’action comique) ; chaque œuvre est fort différente en substance ; l’avenir du genre semblait alors ouvert à toute possibilité. Ce qui rend le sort de ce genre d’autant plus triste. Au centre du champ poétique des dernières comédies-ballets comiques se trouve un protagoniste d’une nature profondément neuve, dont la folie dépasse celle de tous les monomanes précédents. Le monde connaît certes ses excentriques — on n’a qu’à songer au gentilhomme connu de Montaigne qui exhibait des bassins de toute une semaine de ses excréments pour en faire « son étude, ses discours ; tout autre propos lui puait » (« De la vanité ») — mais, bienséance obligeant, une grande comédie jamais ne se créerait autour d’un tel personnage. Créer tout un grand spectacle autour d’Argan, un cas qui en a l’air pareil, qui passe longuement, amoureusement en revue le record détaillé de ses lavements, et qui va jusqu’à demander à sa fidèle servante Toinette de vérifier s’il a « bien fait de la bile » (I, 2), exige tout l’art consommé du dernier Molière. Aucun protagoniste des grandes comédies ne rivalise avec Argan en matière de telles attentions, même pas Harpagon, tout fier qu’il est de ses pièces d’or. Quant à M. Jourdain, si Grimarest écrivait fameusement que chaque bourgeois de Paris voyait dans le Bourgeois son voisin, il est néanmoins difficile de croire que tous ces voisins avides de noblesse se voyaient aussi en passe d’être « anobli » au statut d’un Mamamouchi. 67 Auld, « Lully’s Comic Art », p. 20. <?page no="77"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris L’on peut partager, certes, des caractéristiques des protagonistes des deux plus grandes comédies-ballets, mais jusqu’à un certain point seulement ; on chercherait en vain deux personnages moliéresques à l’air plus fortement enfantin que le Bourgeois ou le Malade. Ces deux grands protagonistes sont en effet impossibles à réduire aux confins d’un personnage qui agit de manière réaliste. Ils sont au contraire d’une mobilité dramatique sans exemple et donc capables de servir de ressort central d’une action complexe et de moins en moins linéaire ou même logique. Arnolphe, George Dandin, et Monsieur de Pourceaugnac veulent tous les trois se défaire d’une identité roturière ou de la noblesse de robe ; ils en seront punis par l’intrigue, à plusieurs reprises même dans les cas de Dandin et de Pourceaugnac. M. Jourdain et Argan arriveront, par contre, à échanger une identité qui contraint leur monomanie contre une identité qui incarne leur désir le plus profond. Dans ces œuvres, ni le protagoniste ni l’intrigue ne fonctionne de la même manière que dans la grande comédie, ou dans la comédie-ballet d’avant 1670. Dans le processus créatif de synthèse d’éléments très disparates, les protagonistes de ces dernières comédies-ballets se libèrent progressivement de leurs rattaches initiales à une vraisemblance conventionnelle ; ils se transforment de manière essentielle au moment de leur entrée dans un monde de festivités carnavalesques 68 où ils mettent un masque, une persona, qui fonctionne comme une icône spectaculaire et hautement paradoxale de la théâtralité universelle de la fête. Cette persona devient tout simplement leur identité — une identité, faut-il dire, plus vraie puisque librement choisie : Jourdain se sent profondément honoré, ravi d’être invité à franchir le seuil du royaume exotique où vivent les Mamamouchi. Pour sa part, bien qu’Argan soit pris de court par l’offre d’être transformé sur-lechamp en médecin, du moment qu’il se voit rebaptisé comme Bachelierus, il jure sans réservations fidélité à son nouveau métier, devenant désormais libre de boire, saigner, manger, tuer, somme toute de se réjouir sans limites. Pendant leur vie comique, ces personnages se voient manipulés, humiliés, dans le cas d’Argan même expiré et ressuscité sur scène (par deux fois! ), mais sans lâcher le moindre du monde le désir inassouvable au cœur de leur manie. A la fin, pourtant, ils se métamorphosent, s’élèvent en quelque chose qui ressemble fort à leur essence théâtrale (ou métathéâtrale, si l’on veut). Le Mamamouchi, après tout, n’est-il pas plus purement Jourdain que Jourdain lui-même? Le Bachelierus, plus fidèle à la nature d’Argan qu’Argan lui-même? Comme personnages, ils incorporent surtout le désir sans bornes de leur manie. Les personæ qu’ils assument, pourtant, incorporent précisément l’accomplissement illimité de leurs désirs, au-delà des rêves les plus débridés des personnages. Ils atteignent ainsi une sorte 68 Abraham, On the Structure of Molière’s Comedy-Ballets, pp. 88-89. <?page no="78"?> Chapitre 2 d’essence de monomanie : et cette essence, c’est d’une nature nouvelle, dynamique, mobile, centre d’énergies scéniques, dansées, chantées. Grâce à cet accomplissement de leur désir au-delà de toute réalité ordinaire, les masques rayonnent d’une joie parfaitement absurde, celle de la libération dans les festivités carnavalesques. Manifestement, la grande comédie n’opère jamais cette transition décisive des portraits sociaux aux festivités absurdistes. Sans un raisonneur, un petit marquis, une veuve jeune et séduisante, ou un autre membre du haut monde qui déclenchera sa monomanie fulminante — sans la présence immédiate de la société — Alceste n’aurait aucune raison d’exister. Il est vrai que l’on pourrait en dire de même pour M. Jourdain, mais il faut noter une distinction fondementale entre ces deux personnages : là où la manie d’Alceste n’empêche qu’il soit respecté, et même dans une certaine mesure un objet d’affection de la part de Célimène, la manie de M. Jourdain se montre dès le début hors mesure, méprisée ou ridiculisée par les autres, impossible : il relève d’un ordre fondamentalement différent, manifestement mis à part des autres personnages — ou plutôt, il se sépare des autres puisqu’il vit surtout dans ses rêves. Bien qu’il soit entouré d’une variété de personnages esquissés d’un réalisme satirique notable, des différents maîtres à sa femme à la langue bien pendue, il repousse constamment leurs tentatives de lui imposer toute forme de contrainte normale au monde quotidien : après tout, il est entièrement convaincu qu’il a déjà maîtrisé la musique, la danse, l’escrime, le latin. Vu que Jourdain considère ce que Dorante lui offre comme hors prix — la vision éblouissante d’accéder sur-le-champ à la gentilhommerie, vision animée par sa présence élégante et surtout la magie évocatrice de ses paroles (« ... et je parlais de vous encore ce matin dans la chambre du roi », III, 4) — même s’il insiste à sa femme qu’il est certain du remboursement de la gigantesque somme empruntée par Dorante, un peu de réflexion mène à la conclusion que Jourdain ne voudrait jamais en être repayé, du moins pas en argent comptant. Un tel remboursement sonnerait le glas de ses rapports avec Dorante, seul contact visible de Jourdain avec la noblesse ; mais plus encore, il souillerait la pureté de sa vision, menacerait sa qualité la plus précieuse : le moyen d’échapper au monde quotidien, « normal », une bonne fois pour toutes. Les protagonistes des grandes comédies sont susceptibles d’être dégonflés, obligés par les représentants de la société d’admettre leur défaite et ainsi contraints de rentrer dans ses rangs. De son point de vue installé sous la table, Orgon peut enfin se défaire des œillères qui tenaient le véritable Tartuffe à l’écart de son champ visuel, même si à la conclusion il va simplement retourner son obsession en sens inverse, jurant d’exécrer tous les « gens de bien » et restant ainsi un personnage comique : nous savons ce qu’il ferait s’il y avait un sixième acte. Dans les plus grandes <?page no="79"?> Entrées : des masques, des personnages, et des ris comédies-ballets, pourtant, il arrive très précisément le contraire. Argan nourrit l’idéal assez antisocial de prêter attention à tout moment à ses soucis et plaisirs gastro-intestinaux, à l’exclusion quasi-totale des autres qui préfèrent se soustraire à sa manie. Dans sa tentative de soumettre sa famille, voire la société toute entière à la force de ses désirs, il est au plus content de disputer avec un Fleurant invisible (I, 1) ; de voir son frère tombé malade pour que ce dernier le comprenne (III, 4) ; ou de rouspeter, même de vouloir mort un certain comédien nommé Molière, qui ose se moquer des médecins (III, 3). Sa croyance en une dépendance totale du monde médical réduit ses interactions à des dyades quasi-enfantins : Argan plus Béline, Argan plus Purgon ou Fleurant, Argan plus Toinette, et ainsi de suite. Ces dyades se révèlent bien différents de ceux qui parsèment les grandes comédies, où les échanges intimes toujours liés au monde social peuvent ébranler chaque interlocuteur. On n’a qu’à penser à Arnolphe et Agnès, Orgon et Tartuffe, Alceste et Célimène. Dans le cas d’Argan, pourtant, même pas la révélation de l’hypocrisie flagrante de Béline ne peut changer ses croyances (III, 12) ; même pas le tour de virtuose burlesque de Toinette en médecin passager, qui prescrit la cure biblique de se défaire d’un bras et d’un œil, ne pourra détruire sa croyance effrayée au pouvoir magique des pronunciamenti de M. Purgon de déterminer le fil de sa vie (III, 5, 7). Il faudra la force de la proposition abrupte de son frère Béralde — « Faites-vous médecin vous-même » (III, 14) —pour répondre à l’exigence du désir d’Argan d’attentions médicales permanentes. A ce moment-là, les dyades fusionnent en une espèce de figure bizarrement autoréférentielle, de paradoxalité totale au cœur d’une qualité ludique et festive englobante. Le « patient » ignare et superstitieux devient le docte « médecin » en accepant son diplôme summo cum gaudio. Le chœur souhaite au « Novus Doctor » un règne carnavalesque rien moins que millénaire : « Mille annis et manget et bibat, Et seignat et tuat! ». Cette nouvelle persona ne représente plus un personnage individuel. Elle n’a de rapports qu’avec le chœur, non pas avec la société incarnée par les personnages secondaires, qui disparaissent en tant que tels de la conclusion de l’œuvre. Une disascalie indique qu’après le prologue originel, « Faunes, Bergers et Bergères […] se vont préparer la comédie » avant l’entrée en scène d’Argan ; par contre, rien n’indique la composition du chœur de la cérémonie médicale, ou l’identité de son praeses. La comédie ne s’étend plus au-delà de cette transformation carnavalesque. De même, le prédécesseur-en-folie d’Argan, M. Jourdain, ayant accepté de la troupe des « Turcs » le titre de Mamamouchi, n’arrive pas à comprendre pourquoi sa femme refuse de reconnaître sa nouvelle dignité. Comme son nouveau statut arrange le bonheur de tous les autres, gagnant ainsi l’accord même de Mme Jourdain, ce noble singulier pourra bientôt proclamer : « Voilà tout le monde raisonnable ». Tous pourront prendre leurs sièges sur <?page no="80"?> Chapitre 2 la scène pour les quarante minutes du Ballet des Nations. Encore une fois, les festivités englobantes écartent toute importance accordée aux personnages secondaires, qui participent à la véritable conclusion seulement comme des spectateurs muets. Puisque le monde ordinaire ne s’impose plus vraiment à la conclusion des plus grandes comédies-ballets, un degré d’illusion supérieure à celui de la grande comédie peut aisément dominer la scène. Si Tartuffe, par exemple, confectionnait un titre tel que « Eminence Extraordinaire et Magnifique des Chevaliers du Temple de Sainte Dévotion » et l’offrait à Orgon, ce dernier n’y comprendrait goutte puisqu’il n’a toujours pas démissionné de la société. Pour Jourdain et Argan, par contre, les titres fantaisistes de Mamamouchi et de Novus Doctor sont parfaitement logiques ; ils embrassent immédiatement leur nouveau statut. Force est de constater que dès le début, ils entretiennent des rapports des plus ténus avec la réalité sociale, qu’ils quittent à la fin pour un autre monde entièrement — un monde aussi invraisemblable que joyeux. La seconde révolution remarquée par Forestier invente en effet non seulement sur le plan des personnages, mais sur le plan de la vraisemblance même. L’impression de « vraies personnes » discernée par Perrault se construit à bien des égards sur une vraisemblance susceptible, tout comme l’ambiguïté entre type et personnage, d’oscillations inouïes — et susceptible, elle aussi, de transformation fondamentale. <?page no="81"?> Chapitre 3 Miroirs : Jeux de la vraisemblance et de l’invraisemblance Dans Le Théâtre en France, Colette and Jacques Scherer offrent le jugement suivant à propos de Molière : Toutes ses grandes comédies sont invraisemblables. Tous leurs personnages principaux poussent leur conduite jusqu’à une comique absurdité : est-il vraisemblable qu’Arnolphe ou George Dandin soient dupés comme ils le sont, qu’Orgon sacrifie tout à Tartuffe, qu’Harpagon pousse si loin l’avarice, Monsieur Jourdain la vanité, Philaminte le pédantisme, Argan le soin de sa santé? [...] D’un nœud sans vraisemblance résulte un dénouement sans nécessité, au moins apparente. Pour conclure L’École des femmes, il faut que d’improbables parents arrivent du bout du monde et révèlent de surprenantes identités. Pour conclure Tartuffe, il faut plus encore : que le roi lui-même intervienne. On a fort bien dit de cette sorte de dénouements que, s’ils achèvent arbitrairement, ils couronnent nécessairement. 1 Une contradiction qui va de pair avec cet argument se manifeste dans l’observation bien connue de Grimarest sur la réception initiale du Bourgeois gentilhomme : « Chaque Bourgeois y croyait trouver son voisin peint au naturel ; et il ne se lassait pas d’aller voir ce portrait. Le spectacle d’ailleurs, quoiqu’outré et hors du vrai-semblable, mais parfaitement bien exécuté, attirait les Spectacteurs » 2 . L’on peut à cet égard invoquer la préface de Racine pour Les Plaideurs, où il juge qu’Aristophane « a eu raison de pousser les choses au-delà du vraisemblable [...] Le public ne laissait pas de discerner le vrai au travers du ridicule » 3 . Et pour la tragédie même, Corneille défendait la « liberté qu’a le poète d’aller contre la vérité et contre la vraisemblance » 4 . 1 t. 1, p. 224. 2 Cité dans O.C., éd. Couton, t. 2, p. 700 ; c’est moi qui souligne. 3 Théâtre complet, éd. J. Rohou, p. 218. 4 « Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire », Œuvres complètes, éd. A. Stegmann, p. 841. <?page no="82"?> Chapitre 3 Décidément, le triumvirat du théâtre classique évitait l’académisme, créant tout au contraire chacun un « art de l’extraordinaire », une « esthétique de l’audace » pour Catherine Kintzler 5 . Anne Duprat rappelle de façon utile à quel point les théoriciens littéraires du premier XVIIe siècle en France ont érigé la vraisemblance (centrée principalement sur la construction de l’intrigue) en « le régime même de la mimesis poétique », idée qui n’a jamais perdu son influence 6 . En effet, les tensions entre le « peint au naturel » et le « hors du vraisemblable » caractérisent presque l’œuvre entier de Molière après les premières farces ; plus on regarde de près ces œuvres si variées, et plus toute notion simple ou unifiée de vraisemblance se révèle problématique. Pour élargir le champ de la question, notons aussi que les larges assertions des Scherer font abstraction de la grande diversité des genres que Molière pratiquait, comme de leur rapide et profonde évolution propulsée par ses efforts créatifs acharnés et de plus en plus liée à ses collaborations avec des artistes tels que Lully, Beauchamps, et Charpentier. En ce qui concerne la diversité des genres, pour mentionner seulement les exemples cités par les Scherer, l’on peut noter qu’Arnolphe, Orgon, et Philaminte sont les protagonistes de grandes comédies bien différentes ; Dandin celui d’une farce hypertrophiée et intercalée avec une pastorale ; Harpagon d’une refonte largement de l’Aulularia de Plaute ; et Jourdain et Argan, de comédies-ballets marquées d’une innovation éblouissante. Et pourtant il est encore difficile de sortir du cadre critique qui garde la grande comédie morale, cinq actes en vers, comme le barème essentiel selon lequel tout Molière se mesure — et selon lequel, nécessairement, toute autre œuvre se déclare défectueuse, inférieure. Ainsi, Le Bourgeois gentilhomme ne compterait pas parmi les meilleures œuvres du maître 7 ; serait « bâtie à la diable » 8 ; constituerait, même pour un critique aussi perspicace que René Bray, « un monstre » 9 . En dépit de deux générations de critique qui vise à redresser de tels points de vue, à partir de W.G. Moore et de Bray lui-même, une reconnaissance généralisée de la diversité, de la spécificité, et de l’évolution des genres et formes employés par Molière — de leur véritable nature — traîne encore. Cette circonstance fait toujours obstacle à une meilleure compréhension de la nature de la vraisemblance en question, 5 Théâtre et Opéra à l’âge classique, p. 18. 6 « Mimesis et vraisemblance dans les poétiques italiennes et françaises de la première modernité (1575-1630). Éléments de perspective », pp. 43-45. 7 R. Leggewie, Anthologie de la littérature française t. I, p. 179. 8 A. Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, t. III, p. 383. 9 Molière homme de théâtre, p. 254. <?page no="83"?> Miroirs : Jeux de la vraisemblance et de l’invraisemblance d’autant plus qu’àprès 1669, rappelons-le encore une fois, Molière ne produisit que deux œuvres sans musique, les très farcesques Fourberies de Scapin (1671) et les laborieusement travaillées Femmes savantes (1672). Vu la réorientation nette vers les œuvres avec musique et danse et aussi leur statut toujours problématique, la nature changeante de l’esthétique et surtout de la vraisemblance chez le dernier Molière mérite un réexamen en profondeur. Pour appliquer l’argument des Scherer à des points où la vraisemblance se remet en question, j’aimerais suggérer qu’à travers l’œuvre moliéresque, plutôt qu’une simple vraisemblance en soi, l’on rencontre comme un dialogue soutenu entre la vraisemblance et l’invraisemblance ; que ce dialogue teste quasiment partout les limites de la vraisemblance dans des formes, des dimensions, et surtout des conséquences dramatiques très variées ; et que ce processus arrive à son sommet dans les dernières comédies-ballets. Rappelons à cet égard les remarques de Jean Duvignaud sur le théâtre en général comme « banc d’essai de classifications mentales et sociales non encore constituées » 10 , et de même celle de Jonathan Miller sur les phénomènes comiques susceptibles de préfigurer des classifications alternatives du monde 11 . De telles notions restent presque entièrement absentes de la critique moliéresque. Plus encore, la base théorique qui permettrait leur application reste problématique, dépassant probablement les idées batesoniennes présentées au chapitre 1. Il existe en tout cas de très grandes différences dans le degré de vraisemblance chez les protagonistes dans des genres et des œuvres variés. Quand Orgon répète : « Et Tartuffe? » (I, 3), nous sommes invités à interroger à la fois la répétition mécanique et la volonté affichée par Orgon d’ignorer tout ce qui ne concerne pas Tartuffe. Mais il est peu probable que nous soyons portés à interroger le contexte de réalité ordinairement vraisemblable, établi dès la première scène et réaffirmé par l’acerbité de Dorine, dont les sarcasmes restent néanmoins en-dessous de la conscience de son maître (I, 4). Quand Alceste affirme qu’il se serait pendu lui-même s’il avait été aussi effusivement poli que Philinte, il nous est permis de questionner, après la sincérité, la vraisemblance de sa déclaration ; et à la scène suivante, nous le voyons au supplice, incapable d’éviter la politesse dans une situation parallèle (« Je ne dis pas cela »), jusqu’à ce qu’il éclate en colère pour condamner le crime de lèse-poésie commis par Oronte (I, 1, 2). Comme Dorine avec Orgon, Philinte 10 Spectacle et société, p. 88. 11 « Jokes and Joking: A Serious Laughing Matter », p. 11. <?page no="84"?> Chapitre 3 ancre la comédie (et le monomane) dès le début dans un contexte social assez ordinairement vraisemblable. Même chez Alceste, pourtant, juché au sommet de la grande comédie morale, Andrew Calder remarque qu’il doit y avoir une panoplie de grimaces et d’autres effets dérivés de la farce 12 . Qui plus est, Dominique Bertrand note combien fortement la farce revient dans le dernier Molière 13 , quand sera achevé le « cycle de l’hypocrisie » 14 , et surtout dans les plus grandes comédies-ballets. Les monomanes outre mesure de ces dernières œuvres commencent dès leur entrée à faire questionner la vraisemblance de leur folie, certes ; mais d’autres éléments contribuent à faire interroger aussi la nature même de leur existence : une vraisemblance ordinaire ne va nullement de soi dans ces œuvres. Quand Monsieur Jourdain entre en scène, par exemple, les maîtres à danser et de musique ont assez dénoncé son manque de goût, et assez loué son argent, pour nous laisser former une opinion de sa manie d’imiter la noblesse (I, 2-3). Ni ces maîtres ni le maître de la maison ne commencent l’œuvre, pourtant : la grande ouverture musicale, puis la « composition » de l’air de cour par l’« écolier » à la première scène, ont déjà déterminé un contexte, un cadre ludique qui échappe à une compréhension rationnelle, se faisant beaucoup plus sentir à travers des morceaux de musique d’ailleurs fort variés. Au lieu de rigidité et de répétition bergsoniennes, Jourdain présente une souplesse à toute épreuve : il veut montrer à tout son entourage ses talents de chanteur, de danseur, de manieur d’épée, et de savant qui « sait le latin » mais désire encore apprendre l’orthographe. Sa manie hautement invraisemblable — comment peut-il croire ce qu’il croit? — s’étale donc à travers une gamme d’arts et de sciences joyeusement foulés seriatim aux pieds du bourgeois, sans jamais donner l’impression d’un caractère rigide comme chez Alceste ou Orgon. A la première scène du premier acte du Malade imaginaire, Argan ne bouge pas de son fauteuil où il est tout occupé à passer en revue les facturations de son apothicaire, M. Fleurant. Mais Argan n’est pas plus présent que M. Jourdain au vrai début de l’œuvre. Avant même le langage, il faut noter le silence extraordinaire qui sert de toile de fond sonore à l’entrée d’Argan. Sa voix sort littéralement ab surdo — du silence même. Et dans la conception originelle ce n’était pas du tout un silence neutre, mais au contraire riche des échos des vingt minutes des fastes du grand prologue pastoral qui 12 « Laughter and Irony in Le Misanthrope », p. 96. 13 Dire le rire à l’âge classique, p. 172. 14 Terme de Couton, O.C., t. 2, p. 1078. <?page no="85"?> Miroirs : Jeux de la vraisemblance et de l’invraisemblance venait de se dérouler — chants, orchestre, danses, chœurs — et qui, d’après la partition de Charpentier, est lui-même précédé et suivi par son ouverture extrêmement brillante et élégante : une triple introduction d’ordre musical, de près d’une demi-heure et d’une grande richesse. L’isolation morale comme physique d’Argan se trouve donc profondément soulignée par la disparition du spectacle, l’absence soudaine de toute musique, de bruit ou de mouvement sur une grande scène quasiment vide. Sa voix seule émanant de cette enveloppe de silence forme le monologue le plus long — et sûrement le plus bizarre — de tout le théâtre moliéresque : « Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt [...] ‘Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère, insinuatif, préparatif, et rémollient, pour amollir, humecter, et rafraîchir les entrailles de Monsieur’ [...] » (I, 1). Dans cette seule scène du Malade, en écoutant cette véritable épopée des lavements, nous entrons dans un monde des plus singuliers ; et nous commençons, de manière insoupçonnée et sans précédent, à sonder la folie comique du protagoniste qui s’exprime à travers ce monologue mêlé d’un dialogue imaginaire avec un apothicaire. Parfaitement lucide sur le fait que ses factures sont étoffées, il est non moins aveugle sur la nature de son entêtement illimité pour ces ministrations. Mais comme il le dit, il apprécie que les factures soient « toujours fort civiles » ; les qualités rythmées, quasipoétiques, de ces notes lui plaisent, et sa récitation le reflète. Pris par ce langage qui mêle l’extraordinairement banal avec une poétique des clystères, le tout entouré d’un silence profond, énigmatique, nous nous engageons progressivement sur un champ ludique très proche de l’inconscient cher au vingtième siècle. Et comme dans l’art de plusieurs mouvements d’avant-garde du XXe siècle, du surréalisme au théâtre nouveau, l’auditoire se retrouve contraint de constituer un sens à partir d’éléments fragmentaires, irrationnels, et souvent contradictoires. L’entrée de Toinette change immédiatement le ton. La fidèle servante fait preuve dès son entrée de sa compréhension parfaitement efficace de la folie de son maître en répliquant dans le jargon même de sa colère — en entrant dans son jeu. Aux injures d’Argan : « Ah, chienne! Ah, carogne! », elle oppose sans hésiter ses objections d’abord discursives, puis simplement des « Ha! » (« toujours pour l’interrompre », I, 2). Leur duo en « Ah! » et « Ha! » élargit le monologue-dialogue de la première scène en un dialogue moins de sourds que de vocalises percutantes. Si on n’a pas saisi à la première scène que le rapport d’Argan avec la médecine en est un de jeu (notons, par exemple, sa menace : « si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade »), le jeu affiché avec Toinette, qui fait semblant de s’être cogné la tête en se dépêchant de venir en aide à son maître, n’en laisse aucun doute. Tout <?page no="86"?> Chapitre 3 comme le jeu des facturations, celui-ci est certainement convenu depuis belle lurette, raffiné au cours de bien des répétitions. Il donne un plaisir accusé aux deux partenaires, comme le montre l’exclamation de Toinette : « Si vous avez le plaisir de quereller, il faut bien que, de mon côté, j’aie le plaisir de pleurer : chacun le sien, ce n’est pas trop. Ha! » (I, 2). À bien regarder de près, il faut conclure que tout comme M. Jourdain joue à tout moment à être noble, Argan joue à plein temps à être malade. Ces deux personnages semblent faire partie du monde ordinaire, sujet par excellence de la vraisemblance des grandes comédies morales, mais relèvent finalement d’un autre ordre : un ordre de nature ludique différent de la vraisemblance célèbre du « peintre ». Si Orgon menace de marier sa fille Mariane à Tartuffe, par exemple, peut-on douter de son sérieux? Mais si Argan, par contre, menace d’envoyer Angélique dans un couvent, qui peut vraiment le croire? Il n’est jusqu’à la petite Louison, après tout, qui sait le duper. La plus grande menace de Monsieur Jourdain, c’est de faire de sa fille une duchesse ; donc faire de lui un gentilhomme turc, c’est ce qu’il y a de plus naturel — pour un personnage foncièrement ludique. La présence physique de ces deux monomanes dans un ordre présenté comme normal, entourés comme ils le sont de personnages secondaires qui ne bousculent généralement pas notre sens de vraisemblance ordinaire, masque le fait qu’ils sont profondément, ludiquement déplacés dans cet ordre. On n’a jamais cette impression en ce qui concerne un Arnolphe, un Orgon, ou un Alceste : on voit au contraire bien clairement les conséquences négatives de leur monomanie pour eux-mêmes et dans la société qui les entoure. Il faut donc constater qu’à côté de la vraisemblance ordinaire, domaine surtout des grandes comédies, et aussi de la majorité des personnages secondaires des comédies-ballets, il existe un ordre de vraisemblance ludique, le plus souvent tributaire de la farce, où l’on ne s’attend à rien d’autre que du jeu. Et on passe entre les deux ordres en un clin d’œil. L’alternance, en tout cas, ou l’enchevêtrement de ces deux ordres de vraisemblance crée des moments parmi les plus délicieux du théâtre moliéresque. Ces jeux liminaires opèrent de plusieurs manières. Les moments où des personnages passent d’un ordre à l’autre créent un phénomène comparable à l’oscillation des personnages entre le « type » et la « personne » observée par Gouhier. Toinette, par exemple, qui comprend parfaitement la nécessité de jouer avec Argan, redevient tout de suite une servante « normale » avec Angélique et Béralde après son duo des « Ah! » en concert avec Argan. Son tour de virtuose en « médecin passager » scellera ses talents de thespienne qui relie allègrement vraisemblance ordinaire avec vraisemblance ludique (III, 8, 10) ; à quoi s’ajoute son amitié avec <?page no="87"?> Miroirs : Jeux de la vraisemblance et de l’invraisemblance Polichinelle du premier intermède, ce qui pourrait en soi remettre en question le statut de la vraisemblance dans la pièce toute entière. Puis il y a le cas de Béralde, qui semble à jamais cantonné dans une vraisemblance éperdument ordinaire, essayant tout au long de la pièce de raisonner avec son frère Argan ; mais à la fin, même ce raisonneur obstiné reconnaîtra implicitement l’échec de la raison en faisant d’un moment à l’autre entrer le Carnaval sur scène. L’on reviendra sur cette question au chapitre suivant. Les alternances entre les deux ordres de vraisemblance rendent largement caduque toute question d’identification ou de distanciation par rapport à ces personnages. Jacques Copeau remarque l’effet principal de cette ambiguïté foncière de M. Jourdain qui nous fait glisser d’un ordre à l’autre : « Les traits de son caractère sont si plausibles, ils paraissent si bien ancrés dans le réel, que nous le suivrons de bonne foi, où qu’il lui plaise de nous emmener dans le fantastique » 15 . En jouant à fond sur les deux registres, M. Jourdain décline les trois sens du paradoxe notés au chapitre 2 : Peut-il vraiment croire qu’il chante, qu’il danse, qu’il apprend bien? Mais si, il le croit, et à fond! Et puis dépassant toute borne logique, il arrive à croire l’impossible : il se croit Mamamouchi! Pour interpréter ce phénomène tout dépend de son point de vue : si on garde une optique réaliste, on le renvoie nécessairement au statut d’un bourgeois fou ; mais si on adopte une approche hédoniste (et pourquoi y résister? ), on arrive à jouer avec lui, au-delà de toute dénonciation froidement réaliste, et à se délecter du paradoxe ludiquement rehaussé en participant aux joies seigneuriales de la vie de Mamamouchi.... La scène 5 de l’acte II du Malade offre un point culminant de ces ordres différents, rassemblant les Diafoirus père et fils, Argan, Angélique, Cléante, et Toinette. Argan constitue le centre de gravité autour duquel tournent Toinette, autre représentante de la comédie bourgeoise ; les père et fils Diafoirus, sortis tout droit de la farce française ; et les jeunes amants Cléante et Angélique, qui sortent de leur cadre comique de vraisemblance ordinaire pour endosser les rôles de berger et bergère —ces « bergers » chantent aussi leur amour « à l’improviste », faisant ainsi écho aux bergers du prologue, à la barbe du père tyrannique et devant les plus bêtes représentants de la médecine imaginables. Là où on pourrait prétendre que l’intrigue amoureuse s’arrête abruptement, il faudrait au contraire constater que la collision des genres théâtraux fait avancer la pièce de manière profondément novatrice. A la vraisemblance miordinaire, mi-ludique des jeunes amants, s’ajoute la vraisemblance hautement ludique, farcesque des docteurs, dont l’aieül ne cesse de vanter la stupidité têtue de son rejeton. L’auditoire hésite entre l’impossibilité de les prendre tout 15 Registres II, p. 282 ; c’est moi qui souligne. <?page no="88"?> Chapitre 3 à fait au sérieux, et la façon émerveillée ou troublée, nous ne le savons guère, dont Argan les traite, mais qui, ayant enfin pigé le sens de la bergerie, laisse éclater sa colère contre le prétendu maître de musique : « Les sottises n’amusent point ». Dans cette collision de genres théâtraux — comédie bourgeoise, farce, pastorale, air d’opéra — nous avons une concentration des énergies qui inspirent la pièce, et qui préfigurent en quelque sorte la conclusion de la pièce, où Argan se transforme en médecin, le Novus Doctor, après un bref passage en cursus accéléré niveau Bachelierus. Transformation effectuée en chant et en danse, où le verbe, un mélange de latin de cuisine avec du français, sera comme aéré, sublimé dans les exclamations chorales. Cette vraisemblance ludique, ouvertement burlesque dans le duo des « Ah! » et les discours idiots et mal remémorés de Thomas Diafoirus, singe, manie, déforme, bouscule la vraisemblance ordinaire que nous ne questionnons d’habitude guère du tout. La vraisemblance ludique triomphe de plus en plus de la vraisemblance ordinaire. M. Purgon est-il croyable dans sa colère? Argan le croit. Ou Toinette en docteur nonagénaire? Argan arrive par ce stratagème à questionner pour la première fois un conseil médical, celui de se faire couper un bras et crever un œil. Là où la vraisemblance ordinaire — et combien verbose — des arguments de Béralde reste sans effet sur le protagoniste, ne serait-ce que de l’enrager, le jeu théâtral de Toinette qui introduit ouvertement cette vraisemblance ludique, parfaitement burlesque, commence à percer tant soit peu le mur auparavant impénétrable de la folie arganesque. Dans les comédies-ballets, l’auditoire hésite souvent entre la vraisemblance ordinaire apparemment respectée, et une vraisemblance ludique, qui ressemble souvent à la vraisemblance ordinaire mais l’assouplit en jouant sur ses limites. Comment prendre la conviction inébranlable de M. Jourdain qu’il chante à merveille, ou bien l’épopée des lavements amoureusement récitée par Argan? Ces personnages s’installent aux limites de notre croyance, avec tout juste assez de vraisemblance ordinaire pour faire passer la qualité foncièrement ludique de leur monomanie. Molière met ainsi en scène les limites mêmes de la grande comédie. Dans ce jeu métathéâtral, le va-et-vient entre les deux ordres de vraisemblance arrive à constituer un moteur dramatique qui remplace largement une intrigue plus suivie. Moore reconnaît ce phénomène en signalant « this lightness of touch, this quick change from the ordinary to the fantastic » au cœur du comique du dernier Molière 16 . 16 Voir « Molière’s Last Word », p. 196. <?page no="89"?> Miroirs : Jeux de la vraisemblance et de l’invraisemblance Les personnages secondaires autour des protagonistes du Bourgeois et du Malade — famille, maîtres, amoureux, servantes — relèvent largement de la vraisemblance ordinaire, mais restent impuissants à freiner la folie du monomane — du moins, jusqu’à ce qu’ils jouent avec lui, assument des rôles ouvertement fictifs, fassent du théâtre qui plaise au monomane : jusqu’à ce qu’ils entrent littéralement dans son jeu et participent ainsi à la vraisemblance ludique. Les exceptions au monde de la vraisemblance ordinaire sont significatives aussi : Covielle ainsi que Polichinelle relèvent de la commedia dell’arte, les médecins et philosophe de la farce française ou italienne (même s’ils semblent faire partie du monde ordinaire), le Mamamouchi et le Novus Doctor d’un autre monde encore, celui-ci festif, carnavalesque. En alternant ou mélangeant vraisemblance ordinaire et ludique, jouant ainsi sur les limites de la grande comédie, Molière innove de manière définitive sur la comédie de son temps. Pour éclaircir ces circonstances, un bref détour vers la critique inspirée de la philosophie des mondes fictifs (ou fictionnels) s’impose. Deux approches de ces questions offrent des perspectives qui permettent de dépasser les limites d’une critique traditionnelle : d’abord l’étude L’Univers de la fiction (traduction de Fictional Worlds) de Thomas Pavel, et puis les écrits de Catherine Kintzler sur la poétique du théâtre et de l’opéra. Chacun incorpore du travail sur la philosophie des « mondes possibles » ou « éloignés » (Kintzler plutôt en passant que de manière soutenue), et l’approche de chacun complémente bien celle de l’autre. Dans son étude du statut ontologique des « mondes fictionnels », Pavel, à la suite des travaux du philosophe Kendall Walton, situe la fiction en général dans un monde ou « univers » secondaire constitué par un « jeu de fairesemblant » qui crée un monde ordonné qui devient réel pour ses participants et qui a des liens suivant des règles précises avec le monde ordinaire et véritable, « réellement réel », la base sur laquelle le monde secondaire, complexe, fictif se construit 17 . Un monde fictif peut manifester une correspondance directe avec le monde ordinaire, comme dans le cas d’un jeu enfantin où chaque élément du monde fictif correspond à un élément du monde ordinaire (un bâton correspondrait à une épée dans le monde fictif, par exemple) ; ou il peut contenir des éléments introuvables dans le monde ordinaire. Ce dernier cas s’appelle une « structure saillante », que Pavel propose comme cadre ontologique général pour la fiction 18 . Remarquant que les œuvres de fiction combinent des structures 17 Univers de la fiction, pp. 74-75. 18 Op. cit., p. 173. <?page no="90"?> Chapitre 3 ontologiques incompatibles, jouant avec l’impossible et articulant l’indicible 19 , l’auteur ajoute : « Dans la mesure où les cadres référentiels établis par la fiction littéraire ne dépendent pas strictement de la structure ontologique attribuée au monde réel, les ontologies de la fiction entrent dans des rapports conflictuels avec les ontologies de la réalité » 20 . La distance de ces mondes fictionnels par rapport à notre expérience quotidienne et immédiate se varie beaucoup, les mondes les plus proches portant une valeur mimétique accusée, tandis que les mondes plutôt éloignés montrent plus souvent de l’incohérence, offrant un sentiment de « vertige et [de] transgression ludiques » 21 , comme dans l’exemple paradigmatique du Don Quichotte. Les points principaux qui traitent de ces questions dans les analyses de Catherine Kintzler à propos de l’opéra et de ses relations avec d’autres genres, surtout la tragédie, peuvent se résumer de la manière suivante : D’abord, la tragédie en musique (ou lyrique) transpose de manière consciente et rationnelle le monde de la tragédie déclamée au monde opératique, mettant en scène ce que la tragédie refuse de montrer, ce que Kintzler appelle son « hors-texte », comme les spectacles anti-bienséants des batailles ou de la mort, et aussi plus spécifiquement le « vraisemblable merveilleux » 22 . En transposant la « vraisemblance générale », ancré dans un monde reconnaissable, dans le royaume du « merveilleux », l’opéra jette les bases d’« une fiction, un monde parallèle au monde naturel, avec ses lois, ses convenances, sa hiérarchie, sa ‘vérité relative’. Ce procédé cosmologique représente l’impossible comme s’il était possible ». L’opéra dépasse ainsi toute vraisemblance conventionnelle pour construire une « surnature », une « quasi-nature » qui obéit à ses propres lois en parallèle avec les mondes plus conventionnels 23 . En second lieu, en sollicitant la participation du spectateur dans la construction de ce monde fictionnel caractérisé par un « merveilleux rationnel », et en élargissant l’insistance de Corneille sur le besoin de la tragédie de passer « au-delà du vraisemblable », la tragédie en musique institue un « vrai irréel qui, loin de congédier l’usage de la raison, transforme au contraire celui-ci en jeu des possibles » 24 . Grâce à l’emploi cohérent et systématique d’un « vraisemblable merveilleux », un « vrai irréel », l’opéra baroque, loin d’être une pratique 19 Op. cit., pp. 81-82. 20 Op. cit., p. 174. 21 Op. cit., pp. 186-187. 22 Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, 2e éd., p. 220-243. 23 Théâtre et Opéra à l’âge classique. Une familière étrangeté, p. 201. 24 Op. cit., pp. 192, 188 resp. ; c’est moi qui souligne. <?page no="91"?> Miroirs : Jeux de la vraisemblance et de l’invraisemblance frivole, arrive au contraire à poser la question de ce qui peut être représenté : « L’évacuation de la référence empirique permet de dégager des problèmes fondamentaux: l’espace théâtral devient vraiment l’essence de l’espace, le monde théâtral trace le programme de tout monde possible » 25 . La tragédie lyrique fait donc partie de « la grande pensée rationnelle des possibles et de l’irréel qui était un des joyaux hérités du Grand siècle » mais qui, dans les courants épistémologiques et esthétiques majeurs du dix-huitième siècle, devenait vite si démodée qu’elle était proprement incompréhensible, remplacée par « une poétique naturaliste et réaliste » 26 . Troisièmement, dans le théâtre musical tel que la comédie-ballet, la musique peut souvent s’appréhender comme une insertion dans le texte dramatique pour suggérer, évoquer, ou décrire — pour se référer à quelque chose hors d’elle-même — et restera alors au niveau local d’une « occurrence poétique ». Dans la tragédie lyrique, pourtant, la musique assume en effet une présence ontologique qui n’est en rien accessoire, mais au contraire absolument fondamentale et nécessaire car elle est constitutive de l’œuvre même 27 . Et ce statut constitutif de la musique se retrouve aussi dans les dernières comédies-ballets, comme auparavant dans Les Amants magnifiques ou Psyché. En effet, une variété croissante de mondes fictionnels s’impose dans les comédies-ballets, articulant des niveaux de jeux fictionnels que véhiculent autant de genres théâtraux. On peut signaler trois mondes fictionnels dans le Bourgeois (la maisonnée bourgeoise, monde de la vraisemblance ordinaire ; celui d’un monde carnavalesque dans la Cérémonie Turque ; puis celui du grand ballet de cour dans les quarante minutes du Ballet des Nations), mais cinq dans le Malade (le monde pastoral du prologue original ; le monde d’Argan représentant une vraisemblance ordinaire ; celui de la commedia dell’arte au premier intermède ; celui du ballet de cour dans le second intermède ; et le monde du Carnaval pour la Cérémonie médicale). Il faut insister que cette pluralité de mondes fictifs à elle seule met à mal toute notion simpliste d’une vraisemblance unifiée, foncièrement inadéquate aux complexités de ces grandes œuvres et, dans une mesure non négligeable bien que moindre, de leurs prédécesseurs aussi (George Dandin et Monsieur de Pourceaugnac marquent à cet égard des points tournants dans l’expérimentation qui établit et caractérise toujours le genre). 25 Op. cit., p. 19. 26 Op. cit., pp. 195-196. 27 Poétique de l’opéra français de Corneille à Rameau, 2de éd., p. 40. <?page no="92"?> Chapitre 3 Au fur et à mesure que la grande comédie morale et la comédie-ballet avancent, certaines caractéristiques en commun se développent, en même temps que leurs différences de base s’accusent. Molière en finit effectivement avec la grande comédie morale avec la remise en scène de l’ultime version du Tartuffe ; Les Femmes savantes étaient déjà annoncées l’année précédente, mais il lui fallait encore quatre ans pour parachever la pièce. Le maniement d’une vraisemblance ordinaire dans un seul monde fictif lui sera devenu entretemps nettement moins intéressant, voire étranger, puisqu’il s’occupait surtout d’œuvres où une vraisemblance ordinaire se retrouve minée (Le Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire), sinon essentiellement absente (Psyché, Les Amants magnifiques). Jourdain et Argan ont beau agir dans un monde apparemment régi par la vraisemblance ordinaire, ils y sont déplacés. Des tensions extraordinaires s’installent alors entre les limites de la vraisemblance ordinaire et la force croissante de la vraisemblance ludique. En effet, la célèbre lucidité satirique des grandes comédies se voit remplacée par une ludicité réflexive de plus en plus déclarée. En effet, Molière joue constamment dans les dernières œuvres sur les limites de la vraisemblance ordinaire, la minant progressivement et grossissant le rôle de la vraisemblance ludique — tout en préparant des coups de théâtre sans précédent. Combien plus vraies sont les observations des Scherer pour les conclusions des dernières comédies-ballets! Celles-ci se terminent non pas dans un monde présenté comme réaliste, mais dans un monde fantaisiste, qu’il s’agisse des bergers dansants qui invitent George Dandin à noyer ses chagrins non pas en se suicidant mais dans le vin ; du chœur qui prononce, à la conclusion de Monsieur de Pourceaugnac, que la folie est de mise, quand pour rire on s’assemble ; de la Cérémonie Turque qui fait de M. Jourdain l’unique Mamamouchi au monde — mais tout autant du Ballet des Nations, ballet royal s’il en fût, censé se produire dans la maison même du Mamamouchi (ou du Bourgeois, on ne sait plus exactement lequel) ; ou de la conclusion du Malade imaginaire, où il arrive à point nommé, et grâce au raisonneur en titre, une troupe de festoyeurs tout prêts à prononcer Argan médecin extraordinaire, ambassadeur plénipotentiaire d'un Carnaval sans limites autres que millénaires. Si la conclusion de Tartuffe n’obéit strictement à aucun critère classique de vraisemblance, ne serait-ce que les personnages gardent leur caractère, celles du Bourgeois et du Malade, construites grâce au chant et à la danse, ont le droit de se considérer aux antipodes de leurs homologues dans les grandes comédies morales, dans la mesure où les conclusions de celles-là ne cessent de monter en invraisemblance. Les protagonistes échangent leur identité contre une autre qui remplit, qui « réalise » à merveille et par des moyens des plus <?page no="93"?> Miroirs : Jeux de la vraisemblance et de l’invraisemblance théâtraux leur folie comique, impossible à réaliser par des moyens autres que festifs, spectaculaires. Ces dernières œuvres déboucheront en ce qui mérite le nom (inspiré du « vraisemblable merveilleux ») d’une invraisemblance merveilleuse qui n’est autre que le comique absolu hautement loué par Baudelaire : un effet de création, et même d’autocréation, qui s’impose quand toutes les règles de la dramaturgie classique s’éclatent. Ce thème doit être considéré à la lumière du spectacle qu’il crée, et où il s’achève. Les liens de ces idées avec la dernière dramaturgie de Molière sembleraient relever presque de l’évidence même ; passons-les tout de même en revue, vu qu’elles n’ont guère trouvé de place dans la critique moliériste. 1. Une première conclusion basée sur les idées de Pavel et de Kintzler est la suivante : là où la grande comédie ne met en scène qu’un seul monde fictionnel, représenté comme une version du monde ordinaire ou bien basé sur la tradition théâtrale (c’est le cas d’Amphitryon comme des Fourberies de Scapin), la comédie-ballet arrivée à son sommet présente au moins deux mondes fictifs majeurs, articulés par des genres musicaux et chorégraphiés et qui font revivre ainsi le « dialogue des genres littéraires » chez George Dandin proposé par Jacques Morel 28 . L’un de ces mondes fictifs, créé avec la musique et la danse à son centre, couronne et remplace à la fin tout à fait les autres. 2. Une seconde conclusion s’ensuit de près : tandis que ces mondes fictifs variés sont bel et bien anticlassiques, leur emploi théâtral dépasse aussi l’esthetique baroque tel que le théâtre dans le théâtre. En jouant avec des structures ontologiques 29 , l’emploi de ces mondes fictifs éclate les limites de la vraisemblance ordinaire pour déboucher en la réalité palpable, corporéelle, visuelle, kinesthétique et auditoire des festivités, qu’elles soient d’ordre courtois (le Ballet des Nations) ou carnavalesque (la Cérémonie médicale) 30 . Dans le Bourgeois gentilhomme, sous le prétexte donné pour vraisemblable de faire croire à un bourgeois au énième degré naïf en ce qui est proprement incroyable, ce même monde ordinaire s’envole dans le dépaysement grâce à la musique et la danse de la Cérémonie Turque. Presque immédiatement après, l’auditoire se voit invité précisément par ce bourgeois-devenu-Mamamouchi, dans sa joie béate, radieuse et illimitée à entrer dans le monde presque magiquement attrayant du Ballet des Nations, dont les quarante minutes entraînent l’assistance dans une vision du monde entier haussé au niveau d’une fête de cour somptueusement élégante. Le célèbre « miroir public » de 28 Voir « Le modèle pastoral chez Molière, ou la fête ambiguë », p. 342. 29 Pavel, Univers de la fiction, pp. 83-84. 30 Voir Cl. Abraham, On the Structure of Molière’s Comedy-Ballets, p. 88. <?page no="94"?> Chapitre 3 la grande comédie (Critique de l’École des femmes, Sc. 6) 31 , véhicule d’une vraisemblance manifestement ancrée dans le monde autour de Molière et son auditoire, et qui a déjà été déformé par l’énergie maniaque de la qualité visionnaire de Jourdain, s’est carrément transformé en un miroir à la Lewis Carroll, par où les spectateurs passent dans un autre monde en accompagnant l’ascension de Jourdain en Mamamouchi. Cette qualité visionnaire, associée depuis le début de l’œuvre avec la musique et la danse, fournit le fil rouge de la pièce entière ; le grand ballet de cour prend de nouvelles résonances en conjurant un monde qui existe loin au-dessus des soucis et des contingences bourgeois, dorès et déjà délaissées et sans poids 32 . Comme le proclame le chœur à la conclusion du Ballet des Nations : « Les dieux mêmes, les dieux, n’en ont point de plus doux ». Une transformation à première vue pareille a lieu dans Le Malade imaginaire, mais avec une grande différence : la conception profondément moderne et sans précédent de cette œuvre nous offre des mondes fictifs extrêmement variés qui exercent, pour ainsi dire, une attraction gravitationnelle qui réoriente l’œuvre dans des sens eux aussi très variés — et, dans les termes de Pavel, bien éloignés l’un de l’autre. Chacun de ces mondes se forme à partir d’un genre non-classique, sinon anti-classique : pastorale, commedia dell’arte, opéra pastoral (II, 5), ballet de cour — jusqu’au monde le plus vaste, absurde, joyeux et paradoxal de tous, celui de la Cérémonie médicale, irréductible à quelque genre que ce soit, qui incarne par contre les énergies explicitement absurdistes du monde à l’envers du Carnaval. La vraisemblance ordinaire n’a plus aucune prise dans cette cérémonie, qui, engageant l’auditoire directement dans la joie carnivalesque, déclare à chaque instant sa merveilleuse invraisemblance. 3. La nécessité financière de couper la musique et la danse de la majorité des comédies-ballets ayant prévalu jusqu’à tardivement dans la carrière parisienne de Molière, la notion que ces « agréments » étaient simplement des décorations dispensables, rien de plus que l’« écrin souvent charmant » admis par Patrick Dandrey 33 , a souvent obscurci le travail collaboratif d’artistes de génie comparable. En réalité la comédie-ballet avait définitivement évolué à partir de 1669 en un genre artistique indépendant, bien distinct d’un ballet de cour comprenant des interludes comiques (l’origine des Fâcheux) et encore plus distinct d’une grande comédie ornamentée — mais ce nouveau statut était atteint seulement dans les quatre années avant la mort du créateur principal. Sa 31 Notion explorée en profondeur par Larry Norman dans The Public Mirror. Molière and the Social Commerce of Depiction. 32 C. Mazouer, in Molière, des Fourberies au Malade, pp. 34, 36. 33 Molière ou l’esthétique du ridicule, p. 271. <?page no="95"?> Miroirs : Jeux de la vraisemblance et de l’invraisemblance mort prématurée laissa le genre dénué de plus d’une petite poignée d’exemples de sa véritable grandeur, qui était pourtant en voie de développement rapide. De plus en plus chez le dernier Molière, la musique et la danse arrivent à incorporer une gamme d’effets théâtraux, des plus brefs aux plus étendus, des plus farcesques — comme l’adaptation de la commedia dell’arte avec Polichinelle — aux plus élégants, comme dans le Ballet des Nations, et aux plus absurdes : la Cérémonie Turque, ou la Cérémonie médicale surtout. Dans ce domaine érotisé, kinesthétique, et spectacularisé créé à travers la musique et la danse, là où les intermèdes relativement courts peuvent se considérer des « occurences poétiques » individuelles d’une vraisemblance merveilleuse, des interventions à une échelle locale qui se présentent comme variations dans une texture comique basée sur la mimesis (par exemple, l’air de cour « Si l’amour vous soumet » qui exprime le rêve de Sganarelle dans Le Mariage forcé) et qui pourraient en être coupées sans très grande perte, les finales très étendus des plus grandes de ces œuvres constituent une affaire bien différente, proprement inconcevable sans leur musique et danse puisqu’avec les paroles, elles sont non seulement intégrales, mais essentiellement constitutives de la texture dramatique. Nous nous y retrouvons dans un monde bien au-delà du monde ordinaire et qui mérite, en analogie avec les analyses de Kintzler, d’être reconnu comme relevant de l’invraisemblance merveilleuse. 4. A cause de leur présence constitutive, la musique et la danse assument de plus en plus la capacité à former des « structures saillantes » dans les termes de Pavel. Comme le remarque Gérard Defaux sur la qualité hallucinante créée dans le tourbillon dansé et chanté du « Piglia-lo sù » de Monsieur de Pourceaugnac (II, 4) et de la « comédie seconde manière » de Molière en général : nous sommes ici tout à la fois au cœur et au-delà du réel et du vraisemblable [...] Débarrassé du fardeau de la mimesis, [son art] prend soudain, dans sa stylisation et sa puissance métaphoriques, une dimension en quelque sorte métaphysique, il passe de la seconde à la première nature [...] aux réalités fondamentales de l’être. 34 Ce faisant, le monde fictionnel secondaire dépasse toute correspondance directe avec le monde ordinaire pour incarner quelque chose d’essentiel, en 34 Op. cit., p. 257 ; c’est moi qui souligne. <?page no="96"?> Chapitre 3 analogie avec ce que Kintzler appelle l’énigmatique « non-dit » au cœur du théâtre 35 . 5. Dans ces deux œuvres tardives, le Bourgeois et le Malade, l’on observe qu’en dépit de leurs moyens théâtraux différents, une irrationalité généralisée, une vision d’une libération parfaitement absurde des contraintes du monde ordinaire, forme la clé du plaisir et de la liberté. Ces œuvres réalisent de manière spectaculaire le programme énoncé en guise d’adieu à Monsieur de Pourceaugnac : « Lorsque pour rire on s’assemble, les plus sages, ce me semble, sont ceux qui sont les plus fous ». Et si ces sortes de liberté et de plaisir sont en elles-mêmes absurdes, au-delà de ce que l’auditoire sait être les limites de la réalité ordinaire, elles sont néanmoins rationnellement conçues pour être sans conteste, délicieusement et pleinement présentes, capables de ravir les auditoires du temps qui étaient eux-mêmes hautement capables, à la cour ou en ville, de juger de la qualité artistique de ce qui leur était présenté 36 . Les énergies concentrées des festivités carnivalesques s’emploient comme moyen de cette libération, mais la vision s’offre non pas dans les rues, expérience collectivement créée par toute la populace ensemble pour Mardi Gras, mais sur la scène. A cause de la profondeur, la cohérence, et l’attraction des visions absurdistes présentées — surtout en comparison avec le « monde réel » représenté par une Mme Jourdain presque acariatre, par exemple, ou une Béline et son notaire —, il est raisonnable de supposer que chaque membre de l’auditoire devait emmener des représentations quelque chose de « rich and strange », de déconcertant au niveau individuel, de l’expérience. Tout ceci serait à rapprocher avec « l’inconfort » que Kintzler voit se produire par la coëxistence à la fois du théâtre et d’un « antithéâtre » au sein du Bourgeois 37 . 6. La définition des « mondes saillants » de Pavel (dont les plus puissants exemples seraient des espaces sacrés, en comparaison avec lesquelles les mondes fictionnels contiennent moins d’« énergie » et exigent une croyance nettement moins forte) 38 assume donc une importance nouvelle dans le contexte des dernières œuvres de Molière. Les deux œuvres sans musique ni danse, Les Fourberies de Scapin et Les Femmes savantes, n’arrivent pas au niveau de la grande comédie morale des années soixante, ni ne montrent une véritable innovation dramaturgique, en dépit de leur parfaite maîtrise technique et de leur réemploi adroit de matières empruntées à Plaute ou à Desmarets de Saint-Sorlin. Les dernières comédies-ballets explorent par 35 Théâtre et Opéra à l’âge classique, pp. 20-21. 36 Kintzler, Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, 2de éd., p. 18. 37 Voir Théâtre et Opéra à l’âge classique, p. 234. 38 Voir op. cit., ch. 3. <?page no="97"?> Miroirs : Jeux de la vraisemblance et de l’invraisemblance contre des voies dramatiques hautement novatrices, incorporant à volonté des mondes fictionnels d’une complexité, singularité, et distance sans précédent, grâce à la présence imposante, constitutive de la musique et la danse. 7. Tout comme Kintzler note comment sous un extérieur apparemment frivole, l’opéra baroque incarne en effet des défis réels pour « la pensée toute entière » du dix-septième siècle mais longtemps oubliés, obscurcis par les changements esthétiques et philosophiques du siècle des Lumières 39 , je proposerais que les transformations paradoxales de M. Jourdain and Argan contiennent aussi une étape facile à méconnaître dans un desserrage symbolique des contraintes hiérarchiques de la société. A cet égard Claude Abraham écrit que le Malade met en avant « tout ce qu’il y a de plus opposé au système ludovicien » 40 , car en dépit des gestes de flatterie envers le roi, dans le Bourgeois comme dans le Malade les contraintes symboliques dont le système absolutiste dépendait de manière cruciale se dissolvent dans une panoplie de non-sens festivement absurdiste. Dans les expériences profondément énigmatiques de ces vastes comédies-ballets qui jouent avec de multiples mondes fictifs — plus que la grande comédie dépassée, plus que la tragédie en musique à venir — sur une même scène, dans un même espace public, on se retrouve dans le territoire ontologiquement complexe et, à la fin, politiquement dangereux des relations entre l’individu et la société : le moi public minutieusement examiné par ses prochains à la cour ou aux salons, derrière lequel germent des intimations d’un nouveau moi privé. Dans ce nouveau brassage d’« images, récits et topiques du jeu du singulier et du commun » nous passons au-delà des « horizons d’attente [ou] espaces de réception » préalables, comme l’indique Hélène Merlin 41 . En extrapolant des points de vue de Miller, Duvignaud, et Defaux, il me semble légitime de discerner un creuset symbolique où se forge de nouvelles possibilités pour l’individu : car si, après tout, un Jourdain peut devenir Mamamouchi ou un Argan se transformer en un médecin de proportions mythiques, alors quel serait leur statut réel dans une société où la hiérarchie sociale se maintient de manière rigide tout en se voyant de plus en plus contester? 42 Contre toute 39 Voir Kintzler, Théâtre et Opéra à l’âge classique, p. 184. 40 « Farce, ballet, et intégrité: les dernières comédies-ballets de Molière », p. 66. 41 Public et littérature en France au XVIIe siècle, p. 392. A cet égard l’on consultera aussi avec profit, en plus de l’étude Le jeu de l’ordre et du chaos de G. Spielmann, l’étude historique The Contested Parterre de J. Ravel sur la participation croissante du public parisien aux représentations théâtrales pendant la fin de règne. 42 Voir G. Cowart, The Triumph of Pleasure. <?page no="98"?> Chapitre 3 attente et la plupart des jugments critiques aussi, les failles politiques et sociales du grand siècle font apparence là où l’on s’attendrait le moins de les voir, grâce aux miroirs variés — aux jeux ontologiques — de ce nouveau type de spectacle. <?page no="99"?> Chapitre 4 Spirales : La montée du spectacle total Les transformations [du théâtre après la mort de Molière] ne se limitèrent pas aux thèmes, aux personnages ou au ton, mais s’étendirent jusqu’au niveau plus fondamental des modes de représentation et de la nature même du spectacle dramatique. Obnubilée par le principe de la « perfection » moliéresque, la critique n’a pas toujours saisi la caducité d’une bonne part des notions autour desquelles s’étaient articulés jusque-là la création et le débat esthétiques, et n’a donc pas perçu l’indéniable modernité d’un théâtre enrichi d’éléments nouveaux, souvent empruntés à des formes concurrentes (opéra, architecture, spectacles commerciaux). 1 L’évolution des personnages et de la vraisemblance que nous avons constatée mène à un théâtre radicalement transformé, un spectacle plus riche et plus complexe que jamais dans le théâtre français. Comme le remarque C.E.J. Caldicott, pour que l’art de Molière produise ses grands succès à la cour, il fallait inventer des « genres neufs [...] orchestrant les moyens de la danse, de la musique, et de la polyphonie verbale » 2 . Dans ce processus, Molière non seulement embrasse le spectacle, tant boudé par Aristote et toute la doctrine classique, il crée aussi avec ses collaborateurs ce que plus d’un critique appelle un spectacle total 3 , où la théâtralité devient englobante, où la variété et la complexité des intéractions des mondes fictifs nous emportent, aux conclusions, bien loin du monde ordinaire à la base de la grande comédie morale. Les profonds changements dans la comédie d’après Molière signalés par Guy Spielmann en exergue ci-dessus ont très clairement des racines dans l’évolution du théâtre du dernier Molière. Cette évolution comporte en effet une transformation dans la nature même de la représentation. Celle-ci, au lieu de se baser essentiellement sur des 1 Guy Spielmann, Le jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la fin de règne, 1673-1715, pp. 113-114. 2 La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, pp. 151-152. 3 Voir B. Norman, Touched by the Graces : The Libretti of Philippe Quinault in the Context of French Classicism, p. 6 ; G. Forestier, Molière en toutes lettres, p. 83 ; G. Defaux, Molière ou les métamorphoses du comique, p. 30. <?page no="100"?> Chapitre 4 fonctions mimétiques, adopte de plus en plus des fonctions d’ordre spectaculaire, et qui arrivent jusqu’à démonter la mimesis. En l’occurrence, dans la dramaturgie des dernières comédies-ballets la représentation devient multiple par la juxtaposition et la coordination de plusieurs genres et éléments désormais transformés de manière fondamentale : D’abord, par la diversité des genres, et notamment musicaux : avant sa conclusion, Le Bourgeois gentilhomme montre déjà une très large gamme des formes de la musique et de la danse noble de son époque. Mais la conclusion formée par les quarante minutes du Ballet des Nations concentre cette gamme et en même temps l’étale en un assemblage extraordinairement brillant de formes musicales et dansées 4 . On l’a vu, Le Malade imaginaire marque une avance dans la diversité des genres théâtraux (qui représentent autant de mondes fictifs aussi) représentées avant, après, et dans les interstices de la comédie bourgeoise : pastorale et opéra pastoral, commedia dell’arte et ballet de cour, avant la cérémonie médicale burlesque. Ensuite, par la transformation des moyens théâtraux : à la conclusion de ces dernières œuvres, l’intrigue, les personnages principaux, le temps, et le lieu changent tous de manière radicale : L’intrigue sera non pas résolue (même en apparence), mais dissoute en des festivités collectives. Dans cette nouvelle dramaturgie, l’action comique relevant apparemment de la vraisemblance ordinaire sera doublée, minée, puis dépassée par la vraisemblance ludique, pour être à la fin transformée par la présence de la fête qui englobe et ainsi « carnavalise » tous les autres éléments, réduisant l’importance d’une intrigue d’ordre verbal, logique et linéaire 5 . La prose musicalisée, porteuse de qualités chorégraphiques comme l’a signalé Robert Garapon 6 , sera le support non pas du dénouement d’une intrigue susceptible d’être débrouillée et ainsi clôturée, mais d’une ouverture en festivités généralisées menées et même constituées par la musique et la danse, où le verbe se transforme essentiellement en support de la musique et de la danse 7 . Les traits attachés au monomane qui peuvent sembler vraisemblables au niveau individuel ne relèvent donc plus d’un véritable portrait, mais oscillent 4 L’œuvre était d’abord conçue comme ballet ; voir J. Anthony, French Baroque Music, p. 73. 5 Rappelons la « suffusion » à la place d’une intrigue logiquement développée selon Moore, Molière. A New Criticism, p. 78-79 ; voir aussi Spielmann, op. cit., p. 270-277 concernant la concentration excessive de la critique sur l’intrigue. 6 Le dernier Molière, p. 216. Voir aussi Villégier dans M. Poirson, op. cit., pp. 333-334. 7 N. Cronk, « The Play of Words and Music in Molière-Charpentier’s Le Malade imaginaire », p. 16. <?page no="101"?> Spirales : La montée du spectacle total plus subtilement que jamais entre type et personnage, contribuant ainsi à façonner la caricature d’un protagoniste de grande comédie, une sorte de simulacre d’ordre hautement théâtral, et qui échappe par son ambiguïté accusée à toute définition simple. Ces personnages, monomanes nonpareils dans leur folie, jouant sans cesse aux limites de la vraisemblance ordinaire qui prévaut dans les grandes comédies, relèvent enfin d’une vraisemblance ludique. En parallèle avec l’intrigue, ils se transforment à la fin, dans des cérémonies aussi absurdes que festives, en figures de proportions presque mythiques : un Mamamouchi, un Novus Doctor. Les personnages secondaires perdent toute importance (Bourgeois) ou mettent des masques (« prendre chacun un personnage », Malade III, 14, édition de 1682) 8 , n’ayant que faire en tant qu’individus dans les festivités finales. Ils deviennent spectateurs (Bourgeois) ou s’assimilent aux chœurs accompagnés par des danseurs et des chanteurs (Malade). Le temps dramatique va changer aussi. L’engrenage dans l’immédiat de la musique et la danse avec leur organisation affective à travers la physiologie et la kinesthésie nous enlève de l’expérience d’une temporalité linéaire pour prendre un aspect circulaire sensiblement approfondi dans les répétitions chorégraphiques et musicales qui soutiennent la fête. Suite à ces transformations, le lieu change de nature aussi : de simple site momentané d’un dénouement de l’intrigue dont les réjouissances ne seront pas montrées, étant censées avoir lieu hors scène et après le rideau, il devient lieu festif, événement présent, unique et englobant et qui remplace tout à fait le monde réel. La maison de Monsieur Jourdain sera ainsi de façon transitoire le site de la Turquerie avant de devenir celui des quarante minutes du Ballet des Nations, conversion ultime dans l’élévation de la maison bourgeoise en lieu d’un somptueux divertissement de cour, où l’élégance et la fantaisie déployées in extenso se renforcent pour étendre le plaisir presqu’à l’infini, à l’égal des « dieux mêmes ». Ainsi, un bourgeois désirant devenir gentilhomme deviendra noble au-delà de ses fantaisies les plus grandioses. De même, la maison d’Argan sera abruptement envahie par les amis masqués de Béralde, pour être reconvertie en lieu de festivités carnavalesques. Dans ces dernières comédies-ballets, le monde quotidien représenté dans la comédie bourgeoise avec ses murs, ses angles, ses portes, bref basé visuellement sur une architecture de clôture rectangulaire, disparaît en faveur d’un spectacle sans limites affectives ou manifestes. Grâce à la participation collective de l’auditoire, le « quatrième mur » qui sépare en principe acteurs et spectateurs disparaît. Au lieu de continuer de représenter le monde normal, la 8 O.C. t. 2, p. 742. <?page no="102"?> Chapitre 4 scène entière devient la porte vers l’imagination, le site physique et temporel du comblement des désirs en toute leur absurdité. Les répétitions chorégraphiques dans l’espace, avec celles de la musique dans le temps, font de l’espace scénique l’unique site de cette conclusion, se renforçant par ses répétitions pour créer un espace physique et temporel unifié, un nouveau monde spectaculaire constitué devant nos yeux par cette présence musicale et dansée. Fini le terne désert réclamé par Alceste, finie la chère cassette terreuse d’Harpagon, finie la myopie grisonnante d’Orgon. La vie ordinaire n’aura que faire dans le règne du Novus Doctor, ambassadeur plénipotentiaire de la maladie et de la guérison, du chant et de la danse, de la mort et de la vie. Du coup, un « malade » profondément imaginaire deviendra un « docteur » qui l’est cent fois plus. Argan comme Jourdain sera couronné sur le trône même de sa folie, reconverti pour toujours en roi de la fête. Ce monde fictif sera illimité dans sa portée affective, sa joie radieuse qui fait oublier le monde quotidien. Même le rideau ne l’est guère plus : il a beau être nécessaire, les plaisirs festifs résonnent après chez les spectateurs. Ces changements dans les moyens théâtraux estompent les limites des genres comiques précédents, qui se voient mélangés et ainsi relativisés ; des tensions plus grandes mais souvent plus subtiles mènent le jeu à travers les limites pré-existantes de genres comme la grande comédie, le ballet de cour, la farce, mais aussi les comédies-ballets d’avant Monsieur de Pourceaugnac. Le nouveau genre qui s’affirme au plus fort dans son dernier avatar avec Le Malade imaginaire qui n’offre pas moins qu’un nouveau langage théâtral. Prenons donc Le Malade comme exemple le plus complet de ce phénomène, ainsi que des questions fondamentales qu’il entraîne. La première question concerne les rapports entre la prose et une certaine tendance poétique. L’alexandrin dans le théâtre classique disparaît au profit de l’argument ; on parle comme « naturellement » en alexandrins, « version poétique et esthétisée de la prose » 9 — paradoxalement, en dépit des rythmes imposés par les vers. Dans un mouvement contraire à celui des grandes comédies, la nature même du langage employé dans ce dernier Molière change de manière fondamentale : la prose prend des allures poétiques. De même que Garapon note une influence quasi-chorégraphique au sein de cette prose, Prunières, Abraham, et d’autres critiques remarquent sa souplesse rythmique et quasi-musicale, surtout à partir du Bourgeois gentilhomme 10 . Mais même avant qu’Argan ne commence à parler, rappelons le silence riche, énigmatique qui sert de toile de fond sonore à son entrée, dont sa voix 9 C. Kintzler, La France classique et l’opéra, ou la vraisemblance merveilleuse, p. 44. 10 Voir Cl. Abraham, On the Structure of Molière’s Comedy-Ballets, pp. 8-9. <?page no="103"?> Spirales : La montée du spectacle total sort littéralement ab surdo — du silence même. L’isolation morale comme physique d’Argan se trouve soulignée par la disparition du spectacle initial, l’absence soudaine de toute musique, de bruit ou de mouvement sur une scène quasiment vide. Sa voix seule émanant de cette vaste enveloppe de silence forme le monologue le plus long de tout le théâtre moliéresque : « Trois et deux font cinq... » (I, 1). Le langage d’Argan représente au début tout le contraire de la poésie. Il arrive en effet rapidement à une densité de platitude, une saturation de banalité du logos quotidien qui fait remettre en question tout sens possible, qui nous engage de manière obscure. Mais il ne s’agit pas d’un simple monologue qui fait revivre des plaisirs passés ; la banalité des propos n’est qu’un piège. En dépit de la simplicité lexicale, quelque chose d’extraordinaire se trame : des capacités poétiques se révèlent peu à peu dans les images et les rythmes des « parties fort civiles » de l’apothicaire M. Fleurant récitées par leur destinataire. Le langage de celui-ci signale le désir à fleur de peau et bientôt aussi sa compagne dans la frustration, la colère. Dans ce monologue-dialogue imaginaire entrecoupé de souvenirs amoureusement revécus, la forme du langage dépasse vite toute logique linéaire, toute narration suivie. Nous nous retrouvons comme au degré zéro de la comédie, où apparemment rien ne se passe — c’est tout le contraire des débuts si mouvementés du Tartuffe ou du Misanthrope 11 . Mais des tensions s’installent entre le rationalisme superficiel et la force du désir traduit par les qualités poétiques à travers lesquelles Argan revit avec une nostalgie palpable les moments les plus marquants de sa vie récente, ses traitements chéris. Ses paroles laissent entrevoir à travers leur banalité, comme par leur plaisir dans la poésie liminaire de M. Fleurant, la force du désir sous-jacent. Le récit se révèle être scindé entre passé et présent, présence et absence, contact et isolation, amour et colère. Comme le note Moore, « if we look closely we shall discern beneath the veneer of normal speech elements both incongruous and grotesque » 12 . Dans un entretien tourné lors d’une mise en scène du Malade imaginaire, le comédien Michel Bouquet commente le passage « pour amollir, humecter, et rafraîchir les entrailles de Monsieur » en ces termes : « C’est complètement délirant, c’est complètement fou, c’est du langage qui aurait plu à André Breton [à cause de] cette qualité surréaliste [...] cette poésie [...] Il n’y a aucune intellectualité là-dedans, il y a une accumulation de 11 A l’instar de Roland Barthes, David Bradby appelle le « degré zéro » du théâtre la tentative surtout par le « théâtre nouveau » d’éliminer les éléments dramaturgiques traditionnels tels que l’intrigue. Voir Modern French Drama 1940-1990, Cambridge, 1991, p. 60. 12 The French Idea of the Comic, pp. 100-101. <?page no="104"?> Chapitre 4 sensations, voilà » 13 . En effet, tout comme Argan invite M. Fleurant à envahir quotidiennement ses « entrailles », partageant avec lui son argent comme son corps, son langage se trouve lui aussi envahi par le langage onctueux de l’apothicaire. A plusieurs égards, Argan se révèle ainsi être un jouet envahi et manié par la médecine — et qui, de son propre aveu, s’y plaît. A la faveur des tensions dans cette première et très étendue scène de caractérisation, l’auditoire commence à saisir qu’il s’agit du langage de la folie. La seconde question langagière concerne la multiplicité des voix qui tournent autour de ce langage central et parmi elles, surtout la voix de la raison. Il faut noter qu’à travers tout le théâtre de Molière, les « raisonneurs » sont parfaitement inefficaces dans leurs arguments. Ce sont des faire-valoir qui ont pour fonction principale de piquer la manie du protagoniste. Et de Philinte à Béralde, aucun ne questionne sa foi personnelle en la raison. Avec eux, parler, c’est le contraire de faire, et Béralde parle plus longuement que tout autre raisonneur, sans autre effet que de mettre Argan en colère. Tout comme le langage d’Argan laisse entrevoir la folie sous-jacente, celui de Béralde manifeste l’échec définitif de ce que j’appellerais la « raison raisonnante ». Là où Orgon évite de répondre directement à Cléante (Tartuffe, I, 5), Argan rejette de façon colérique Béralde (III, 3-4) ; mais à la conclusion, ce dernier reconnaît implicitement l’inefficacité totale de ses arguments en les laissant brusquement tomber pour une raison supérieure : celle de la fête, quand il ouvre les portes aux festoyeurs du Carnaval. Le langage de la folie ne reste pas du tout inerte ou même stable. Il se trouve alimenté par les voix très distinctes de toute une série d’autres personnages qui tournent autour du couple monomane-raisonneur, à commencer par Toinette. La servante fait preuve dès son entrée de sa compréhension parfaitement efficace de la folie de son maître en répliquant dans le jargon même de sa colère. A ses injures « Ah, chienne! Ah, carogne! », elle oppose sans hésiter ses objections d’abord discursives, puis simplement des « Ha! » (« toujours pour l’interrompre », I, 2). Leur duo en « Ah! » et « Ha! » élargit le monologue-dialogue de la première scène en un dialogue moins de sourds que de vocalises rythmées de manière percutante. D’autres personnages vont pousser beaucoup plus loin ce phénomène. Les registres entièrement différents arrivent à un premier sommet de conflit aux scènes 4 et 5 de l’acte II, où Argan, les Diafoirus père et fils, Toinette, Angélique et Cléante parlent chacun extrêmement différemment dans des dialogues non seulement de sourds, mais d’absurdité multipliée de manière virtuose, impossibles à ramener dans un cadre de conversation normal selon la 13 « Michel Bouquet, Le Malade imaginaire, propos et extrait » ; voir Filmographie. <?page no="105"?> Spirales : La montée du spectacle total « conversational implicature » de H. P. Grice 14 . Un langage qui sert d’abord une manie personnelle passe au langage de Thomas Diafoirus composé de clichés à l’état pur, mal répétés du scénario paternel et dénués de tout à-propos possible au service de fiançailles absurdes (II, 5), puis à un langage au service d’une condamnation médico-théologique cent fois plus absurdes (M. Purgon, III, 5), qui sera à son tour parodié par la servante Toinette en guise de « médecin passager » (III, 8 et 10) ; on peut aisément y ajouter d’autres exemples. Leurs langages se succèdent à travers la pièce en s’accélérant, pour exploser à la conclusion en un latin de cuisine joyeusement proclamé et chanté aux échos par chœur et orchestre au service du Novus Doctor le plus absurde de tous, « qui tam bene parlat ». La poétisation du langage sert donc non seulement à révéler le langage de la folie, mais encore plus à donner naissance à une véritable folie du langage, un gonflement et une séparation absolue du langage de tout contexte censé être normal. Le premier exemple majeur de ce phénomène est sans doute la rodomontade de M. Purgon, surtout le passage retentissant : « Et je veux qu’avant qu’il soit quatre jours vous deveniez dans un état incurable » jusqu’à « la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie » (III, 5). Ici le langage devient lui-même un spectacle. Nous sommes bien loin du degré de folie langagière qui existe chez les Femmes savantes — mais pas si loin du « couteau... couteau... » meurtrier de La Leçon 15 . L’envergure d’éléments significatifs reflète une conception poétique élargie par rapport à tout le théâtre moliéresque précédent, dont on voit la majorité des éléments dans d’autres comédies-ballets comme Monsieur de Pourceaugnac ou Le Bourgeois gentilhomme, mais à un état moins développé. Essayons de mieux préciser les dimensions de cette conception. Pour Roman Jakobson, la fonction poétique projette le principe d’équivalence de la sélection paradigmatique sur la chaîne syntaxique 16 . Cette idée s’applique surtout aux œuvres poétiques où les qualités formelles sont bien mises en avant, comme des sonnets. Dans cet ultime Molière, la fonction poétique au sein d’une prose extraordinaire puise dans l’ensemble des aspects langagiers enrichis par leur contiguïté avec des éléments ouvertement musicaux ou chorégraphiques, gestuelles, et spectaculaires — ou par l’incorporation tout à fait de ces éléments — pour produire un tissu d’effets complexes et insolites. 14 Voir son étude Studies in the Way of Words. 15 Voir Abraham, « Molière et Ionesco : comique de l’iconoclasme linguistique ». 16 « Linguistics and Poetics », p. 71. <?page no="106"?> Chapitre 4 Du côté phonologique, les sons et les phonèmes incorporent pleinement des valeurs de timbres musicaux ou quasi-musicaux. Il n’y a qu’à rappeler la gamme de voix extraordinaires, dont celle d’Argan seul et la gamme d’humeurs qu’il exprime, avec presque un ventriloquisme imaginaire ; celle de Toinette qui vient s’y ajouter dans le jeu vocal extraordinaire de la seconde scène ; celle de Polichinelle qui contrefait les sons de son luth ; celle, tonitruante, de M. Purgon ; puis les exclamations du Novus Doctor en alternance avec le chœur médical. Comme le note Bouquet, pour jouer Argan « Il faut une grande technique [et aussi] une grande voix. Si on n’a pas le souffle et la voix [...] on est dominé » 17 . En effet, il y a comme un fil sonore qui parcourt l’œuvre entière, un remaniement et élargissement en échos du vocable « A », le plus primordial de l’espèce humaine, mis en proéminence dès les chœurs du Prologue, poussé comme cri par Argan en signe de son impuissance, sa colère, et son désespoir (I, 1 etc.), enterré par l’avalanche des « Ha! » de Toinette (I, 2), et qui va revenir sémantiquement, phonétiquement, et musicalement intensifié, festivement agrandi dans l’explosion joyeuse des derniers chœurs avec leurs vivat, bibat, tuat, qui tam bene parlat. Le nouveau langage ne se limite pas aux voix humaines puisque même les objets peuvent être frappés d’éloquence : il y a les jetons dont Argan rythme son humeur devant les facturations de M. Fleurant ; la sonnette qui figure son dépit, puis son désespoir excédé (« Drelin, drelin, drelin : ah, mon Dieu! ils me laisseront ici mourir. Drelin, drelin, drelin. », I, 1), préfigurant aussi très spécifiquement les mortiers de la conclusion ; les violons qui mènent leur argument avec Polichinelle (1er intermède) ; et enfin les mortiers d’apothicaire ajoutés à l’orchestre, instruments de pulvérisation reconvertis en instruments de percussion, qui font plaisir autant par leur qualité insolite que leur timbre agréable, pimentant de manière presque céleste les sonorités orchestrales de Charpentier. Dans cette sphère sonore, les voix humaines et les voix instrumentales se font écho dans une réciprocité inouïe. La syntaxe se constitue souvent en rythmes palpables, intenses, et très divers. Pendant les scènes comiques, les voix menènt encore le jeu. Il n’y a qu’à invoquer à nouveau la condamnation médico-théologique de M. Purgon qui mène son ex-patient terrifié à travers les répétitions assonantes de la « bradypepsie, la dyspepsie », etc., tout droit vers l’enfer de « la privation de la vie » ; ou encore Toinette en médecin passager qui martèle : « Le poumon, le poumon, vous dis-je » puis « Ignorantus, ignoranta, ignorantum » (III, 10). Procédés parfaitement poétiques, émotionellement plus denses, plus ludiques, et nettement plus absurdes que le « Et Tartuffe? » répété par Orgon (I, 4). 17 « Michel Bouquet, Le Malade imaginaire, propos et extrait » ; voir Filmographie. <?page no="107"?> Spirales : La montée du spectacle total Pour ces deux aspects, sonore et rythmique, il faut rappeler que les paroles étaient écrites pour les plus grands comédiens de l’époque dans le genre — maîtres de tous les arts d’expression théâtrale. Cette prose vif-argent écrite exprès pour Molière et sa troupe se révèle tout aussi riche en effets poétiques que les vers du Misanthrope, mais recèle une gamme d’effets sonores plus large. Une lecture réussie des comédies-ballets nécessite donc l’imagination d’une mise en scène d’une envergure sonore beaucoup plus vaste que pour les grandes comédies morales ; le texte est en effet plus que jamais une partition sonore à mettre en rapport avec la partition musicale. Rappelons l’observation du chef d’orchestre William Christie que dans Le Malade « Il y a des liens très étroits entre texte et musique » 18 . Désormais, tout son, que ce soit celui d’un jeton qui claque pour exprimer le refus d’Argan de payer la facture de M. Fleurant ; les exclamations de Toinette qui refuse de se plier à la folie de son maître en interrompant obstinément son discours avec des vocables plus éloquents que des paroles normales ; ou encore les violons qui font enrager Polichinelle en refusant de se taire pour cet alter ego d’Argan : tous les éléments sonores entrent dans un jeu poétique où ils se hissent au même rang significatif que le verbe. Quant à la sémantique, face au langage de la folie du monomane accroché à sa manie plus profonde que celle de tous ses prédécesseurs des grandes comédies, le « bon sens » et la « raison » révèlent plus que jamais leur statut de clichés, déjà présent dans Le Misanthrope (« La parfaite raison fuit toute extrémité... » ; I, 1). Dans ce champ de force sémantique galvanisé par la lutte entre un bon sens de plus en plus excédé et le langage (subtile ou brutal) d’un fou, les mots eux-mêmes prennent vite des colorations de sens inouïs, loin audelà de la « victoire retentissante » sur la raison remportée par la folie que Robert McBride voit chez Dom Juan 19 . Ce sont les propos les plus extravagants de Toinette (« Ha! » ou « Le poumon ») qui portent un véritable sens, supérieur au prétendu sens des autres, y compris le raisonneur en titre, Béralde. Toinette, socialement inférieure mais supérieure du point de vue intellectuel, installe une critique du langage au sein de la texture théâtrale par ses commentaires acerbes et justes. Pour leur part, Argan et Béralde ont beau parler une même langue, ils restent cantonnés dans deux idiolectes et deux logiques incompatibles. Leurs modes d’expression seront combinés et dépassés dans la folie douce du langage carnavalesque de la cérémonie médicale (c’est-à-dire, entièrement théâtral et festif), qui signale sa différence par son emploi joyeux du latin de cuisine. Dans l’examen du Bachelier, par 18 Voir Christie, Entretien, « Quelle musique pour Molière? ». 19 The Sceptical Vision of Molière, p. 213. <?page no="108"?> Chapitre 4 exemple, les « Juro » et encore plus les exclamations chantées de « Vivat, vivat, cent fois vivat », le lexique quitte tout ancrage dans la langue quotidienne pour créer un nouveau monde entièrement fictif, joyeux, gratuit, lyrique et ludique : un monde absurde. Nous avons donc très clairement des éléments des trois domaines majeurs de toute langue, intégrés dans une fonction poétique qui trace de nouvelles dimensions. Ce nouveau langage théâtral et spectaculaire forme le support toujours plus crucial et plus raffiné des dernières comédies-ballets. Pour Moore, qui discerne « a greater force and purity » dans le Malade que dans les œuvres précédentes de Molière, « To have arranged the comic spectacle around language is to have worked a revolution in comedy and to have given us a new notion of the comic » 20 . Nous nous retrouvons en effet dans un espace intermédiaire entre langue, musique, et danse, où les voix, les sons et les mouvements corporels aussi s’appellent, s’interpénètrent et se renforcent 21 . Cet espace est très clairement à la fois ludique et paradoxal ; et la gamme des effets est plus large que jamais. Les violons du premier intermède qui dialoguent avec Polichinelle, par exemple, complémentent ses « plin, plan, plan », sons vocaliques qui, eux, imitent la musique. La condamnation d’Argan fortement rythmée par M. Purgon accède (pour Argan) à la force des hauteurs terrifiantes de la théologie — un Dies iræ qui noie le « coupable » dans un flot de lave rhétorique aussi mortifiant pour Argan que burlesque pour l’auditoire. La musique et la danse dans tout leur rayonnement acquièrent plein droit de cité ; elles entrent par toutes les portes, aident à créer l’expérience scénique sur une nouvelle base : un lyrisme de l’absurde. La texture imitative centrale à la création de sens dans le Bourgeois gentilhomme — M. Jourdain veut apprendre à singer la noblesse en imitant tous ses maîtres (sauf quand il se rabat sur la notion qu’il sait déjà leurs arts, les imite à perfection), puis Covielle et le Mufti aussi pour parler « turc » — s’élargit dans le Malade imaginaire en une vaste déformation ludique de toute forme de communication, implicitement ou ouvertement d’ordre musical, poétique. Le lazzo de Polichinelle interrompu par des violons insolents, par exemple, ouvre la porte à une nouvelle perception du statut dérisoire d’Argan, interrompu par Toinette, dupe de ses médecins comme de l’« amour » sournois de Béline, et encore. Mais l’expression musicale de l’intermède a une 20 Op. cit., pp. 100-101, p. 163 respectivement. 21 Cf. le « continuum » entre langage, musique, et geste noté par Auld dans The Unity of Molière’s Comedy-ballets, p. 123 ; pour sa part, Conesa y cerne un « langage original », créé de formes verbales et gestuelles ; voir La Comédie de l’âge classique 1630-1715, p. 195. <?page no="109"?> Spirales : La montée du spectacle total autre fonction aussi : à la suite du prologue pastoral qui mélange genres fictifs et musicaux variés, elle élargit l’ouverture théâtrale vers la succession croissante de mondes fictifs. L’énergie incorporée dans ce lyrisme absurdiste continue de monter dans la multiplication d’éléments ajoutés à volonté, d’emporter l’auditoire comme physiquement dans un espace ludique dont les dimensions sont infinies : chaque limite de l’activité humaine dans le Malade imaginaire se trouve comme systématiquement, joyeusement balayée. Les aspects sonores, rythmiques (syntaxiques), et sémantiques sont relativement faciles à cerner individuellement. Leurs interactions le sont moins, puisque le nouveau langage composé par le vaste champ d’effets linguistiques, musicaux ou autrement sonores, oscille souvent entre un langage apparemment naturel et des déformations sémantiques manifestes, et qu’il obéit syntaxiquement à des priorités rythmiques, sonores, poétiques autant que purement linguistiques, avant de triompher tout à fait à la conclusion. Mais le passage d’un ordre qui semble relever de la vie quotidienne pure (dans la vraisemblance ordinaire) à un ordre foncièrement ludique (dans la vraisemblance ludique) se fait en douceur et peut facilement rester inaperçu comme tel, en dépit de la franchise du comique de la scène. Nous n’interrogeons guère notre rire... La virtuosité de cette conception élargit donc le champ poétique jusqu’au lyrisme de l’absurde noté ci-dessus. Désormais, tout son réel ou même imaginaire — les paroles inaudibles grommellées par le petit doigt d’Argan et qui trahissent la petite Louison (II, 8) — tous ces éléments sonores entrent dans un jeu poétique où l’imbrication des effets musicaux change la nature même de la signification. A travers ces éléments divers — l’emploi soutenu des clichés, la paradoxalité rehaussée de la trame du spectacle jusque dans ses dimensions temporelles et logiques, la spectacularisation d’une parole des plus absurdes et ainsi la problématisation profonde du langage même — sous couvert d’un divertissement de cour des plus frivoles, Molière préfigure en fin de compte le théâtre de l’absurde. Encore plus que dans les grandes comédies, où Forestier note que « chaque phrase tire son sens moins de son contenu que de l’équilibre conféré par son rythme » 22 , dans la lutte polyphonique chez le Malade entre plusieurs langages incompatibles, le sens se trouve éclaté au niveau de la phrase, la réplique, ou la tirade pour être reconstitué à un niveau supérieur. La signification se fait alors au niveau d’un ensemble de discours qui forment le spectacle entier — chacun plus paradoxal que l’autre et empreint d’influences 22 Molière en toutes lettres, p. 88. <?page no="110"?> Chapitre 4 de plus en plus ouvertement ludiques, musicales et dansées. Le sens, doit-on dire, refusé, bafoué, émietté au niveau de la vraisemblance ordinaire (celle surtout des personnages secondaires), se reconstruit au niveau du spectacle — qui débouche en une invraisemblance totale, merveilleuse, illimitée : « Mille annis... ». Autant dire que tout classicisme perd son emprise sur cet ultime théâtre moliéresque, d’où la frustration de plusieurs générations de critiques devant ces œuvres apparemment « bâties à la diable » comme le voulait Adam à propos du Bourgeois gentilhomme (dont tout metteur en scène aurait alors entier droit de couper ou de substituer des « agréments » comme bon lui semble). Mais la grande comédie avait de toute évidence atteint ses limites pour Molière vers 1669. Alceste ne dansera pas, ni ne s’occupera de son corps ; les dernières comédie-ballets prennent la relève de la grande comédie en mettant en scène précisément ses limites, ramenant la corporalité farcesque au centre d’une action scénique plus complexe que jamais. Elles refont la représentation mimétique de celle-ci pour l’assouplir, la faire chanter et danser, la rendre plus inclusive des aspects de la nature humaine supprimés par toute esthétique classicisante. Dans cette expansion du champ du spectacle, la musique et la danse vont capter et incorporer le verbe, pour l’égaler sinon le dépasser en importance. Nous avons vu que grâce à leur présence plus imposante que jamais, la musique et la danse transforment le verbe en support du spectacle, non plus d’un argument rationnel menant à un dénouement qui garde l’apparence, au moins, d’une résolution logique 23 . Dans les dernières comédies-ballets, on ne peut rien prédire des conclusions à partir des éléments préalables ; les heureuses surprises des dénouements des grandes comédies sont de loin dépassées par la transformation fondamentale du protagoniste qui devient motif de festivités étendues. Toute notion de nécessité logique est ainsi écartée, même tracassée par la gratuité de la conclusion. Se retrouvant dans un impasse total déterminé par l’obstacle immovible du monomane, l’intrigue expose son propre statut parodique ; elle change aussi d’une rattache principale au monde ordinaire, en le ressort d’une transformation de ce monde en un ultime monde fictionnel où nous sommes tous libérés par les moyens visuel, auditoire, et kinesthétique du poids du monde réel. L’intrigue ellemême, le verbe, et surtout le dénouement seront spectacularisés, éclatés en des feux d’artifice festifs chantés et dansés. Ces éléments sont intégrés dans le nouveau langage théâtral qui élargit le continuum entre musique, danse, et geste noté par Auld en une immense palette de moyens et d’effets théâtraux 23 Voir D. Shaw, « Molière’s Temporary Happy Endings ». <?page no="111"?> Spirales : La montée du spectacle total comprenant langue, chant, instruments, danse en des plaisirs hautement kinesthétiques. Car en effet, et en dépit du prestige inégalé de la danse noble, le XVIIe siècle officiel se déclare de plus en plus hostile à l’expression du corps et des émotions, jugée « illégitime parce qu’irrationnelle [et qui] se trouve réduite à légitimer a contrario le seul langage rationnel » 24 . Mais la farce, apparemment si réprimée dans la grande comédie, revient en force dans le dernier Molière, de sorte que Jean Serroy appelle Les Fourberies de Scapin le « triomphe théâtral du corps » 25 . Pour sa part Jacques Copeau notait que depuis les débuts parisiens du maître, « la musique et la danse sollicitent leur entrée dans ses comédies. Elles les habitent secrètement. Elles sont embusquées dans sa prose, cette extraordinaire prose de théâtre, travaillée par toutes sortes de rythmes qui exigent de l’interprète une certaine diction et certains mouvements » 26 . C’est ce qui n’apparaît pas à une simple lecture du texte ; Montfleury taxait le théâtre de Molière d’être « pauvre à lire » 27 . Combien plus pourrait-on le dire à propos des dernières comédies-ballets, pour lesquelles Molière employait soigneusement les tout meilleurs comédiens, chanteurs, instrumentistes, et danseurs! L’interpénétration de musique, danse, et texte se fait à tout moment dans cette dernière dramaturgie ; elle facilite le glissement souvent inaperçu entre la vraisemblance ordinaire, reconvertie en matière de jeu scénique par la vraisemblance ludique. Grâce à cette interpénétration, les passages entre les vraisemblances ordinaire et ludique et l’invraisemblance merveilleuse développent une théâtralité qui remplace la célèbre lucidité satirique des grandes comédies par la ludicité constatée auparavant, une théâtralité exceptionnellement riche incorporant des perspectives multiples, élargissant sur les « deux vitesses » notées par Guicharnaud ou la « double vision » comique analysée par Nurse 28 . Georgia Cowart, dont l’analyse du Bourgeois gentilhomme fait autorité grâce à son attention détaillée aux implications de la musique pour la conception et l’impact de ce chef-d’œuvre théâtral, remarque l’inversion parodique du Ballet des Muses ainsi que la multiplication fragmentée des points de vue dans le Ballet des Nations 29 ; l’on reviendra aux questions soulevées par son analyse dans le chapitre suivant. 24 Bertrand, op. cit., p. 186. 25 Voir Ronzeaud, éd., op. cit., p. 96. 26 Registres II, p. 94. 27 Cité dans Bertrand, op. cit., p. 243. 28 Molière and the Comic Spirit, p. 30. 29 The Triumph of Pleasure : Louis XIV and the Politics of Spectacle, pp. 95, 102-105. <?page no="112"?> Chapitre 4 Dans ces dernières œuvres où tous les éléments interagissent, tout se transforme, la dimension réflexive notée par tant de critiques ne se replie pas sur elle-même autant qu’elle n’ouvre vers des dimensions insoupçonnées, impossibles à sonder de manière totalisante. L’ironie dramatique installée par notre conscience de l’énormité de l’ignorance jointe à l’obstination des plus grands protagonistes — comment peuvent-ils croire ce qu’ils croient? — produit un effet de réfraction ludique qui colore toute l’action, fournissant à la conclusion un plaisir rehaussé, inouï et profond dans la spectacularisation de leur situation finale. L’œuvre débouche à la fin sur l’invraisemblance totale imposée par ses dimensions ludiques plus profondes, que nous acceptons justement à cause de leur absurdité réjouissante et de leur nature somptueusement spectaculaire. La paradoxalité du jeu est rehaussée, renforcée en des jeux plus complexes que jamais. On se rend compte qu’en réalité, ce ne sont plus du tout des personnages vraisemblables ; ce sont des créations qui singent une vraisemblance ordinaire mais se révèlent à la fin des créations de pur jeu, de pure paradoxalité, de pure théâtralité. Comment peut-on être Argan? Argan lui-même n’y arrive pas, sa folie illimitée l’en empêche, faisant de lui une marionnette entre les mains de ceux qui profitent de sa manie. Au sens le plus complet, comme déjà noté, il ne peut faire autrement que jouer à être Argan. Et en devenant le Novus Doctor, il va dépasser en profondeur ludique même Polichinelle, son alter ego, créature de pure tradition théâtrale. Nous ne pouvons réduire de tels personnages à une seule optique — seulement les accepter dans leur mobilité paradoxale, en entrant pleinement dans leur jeu, leur perspective bigarrée. Vu cette complexité à la fois théâtrale et métathéâtrale, et en vue des analyses de Gouhier et de Baschera présentées au Chapitre 2, toute tentative de cerner un « moi » comique en général, et encore plus dans le dernier Molière, me semble rester hautement problématique 30 . Les transformations produites par un langage poétisé, qui passe du moyen de communication rationaliste (du moins en apparence) en un médium poétique, les passages entre des niveaux de vraisemblance variés, et la présence accrue de la musique et de la danse, forment des jeux liminaires. Les agon spectaculaires entre les personnages (qui incarnent des registres et styles incompatibles, allant jusqu’à la folie du langage) dépassent tous les jeux langagiers précédents dans le théâtre moliéresque pour remettre en question le langage même, comme l’affirme Moore. Ce nouveau langage théâtral et 30 Voir Dandrey, L’Esthétique du ridicule, p. 388 ff., et Canova-Green, « Molière, ou le moi en représentation. Etude des comédies-ballets », in Molière et le jeu, pp. 13-33, et Ces genslà se trémoussent très bien, p. 109. <?page no="113"?> Spirales : La montée du spectacle total spectaculaire, hautement problématique car il s’oppose directement à l’idéal de la transparence classique, constitue un aspect-clé de sa modernité : il existe déjà un « tournant linguistique » dans cette dernière œuvre de Molière — et c’est une servante, non pas un raisonneur, qui est le premier à l’accomplir. Le début original du Malade, les vingt minutes du prologue pastoral, se trouve contrebalancé par le quart d’heure de sa conclusion, la Cérémonie musicale, deux volets indiscutablement créés comme du grand spectacle. Si on néglige la structure originelle, finement analysée par le musicologue John S. Powell 31 et dont l’énorme trajectoire passe de l’Arcadie pastorale du prologue au monde déchu d’un prétendu « malade » qui essaie de rétablir l’autorité sur son petit royaume, à une autre « Arcadie », l’utopie carnavalesque de la conclusion — si on ne reconnaît pas cet immense périple, on retombe non seulement dans une réduction injustifiée de l’envergure conceptuelle de l’œuvre, mais dans une déséquilibration profonde de sa matérialité si brillamment théâtrale. Dans le défilé des mondes fictifs, lyriques et absurdes du Malade imaginaire, il faut constater que jamais trois et deux ne feront cinq : ce ne sont que des étapes, des fragments métonymiques dans la mise en scène du désir infini d’Argan d’être traité comme malade. Jamais un langage ordinaire, ou un chiffre réel, ne sera à la hauteur de son désir ; il faudra un langage supérieur, spectaculaire, pour lui parler, et un nombre illimité pour le combler. Ce sera dans un monde entièrement autre, fictif, festif, où l’on parle un langage musical et dansé au-delà de tout rationalisme : un monde étrangement moderne. Les conclusions des dernières comédies-ballets seront donc des spectacles plus riches, plus mouvementés, plus énigmatiques, à la fois plus transitoires et plus permanentes que celles qui les précèdent : transitoires dans la mesure où elles se jouent dans les limites scéniques du temps et de l’espace réels, mais permanentes dans la mesure où elles incarnent une ouverture symbolique qui brise joyeusement ces limites. Leurs conclusions ouvrent les portes à des festivités absurdistes et extramondiales, qui semblent inspirer l’opéra naissant au moment même de la mort prématurée de la comédie-ballet. La force de ces ultimes créations a dû tellement plaire à Molière qu’il a ressuscité son vieux rêve, cause, partielle au moins, de la faillite de l’Illustre Théâtre, d’avoir présents en permanence des musiciens et des danseurs. A l’instar de la « décadanse » proposée naguère par Buford Norman 32 , peut-être serions-nous en 31 « Music, Fantasy and Illusion in Molière’s Le Malade imaginaire ». 32 « La tragédie lyrique : déca-danse ou apothéose? Le cas d’Isis ». <?page no="114"?> Chapitre 4 droit de qualifier ce theâtre si brillant, si novateur, de théâtre de transcendanse. Mais cette danse extraordinaire a rarement pu se produire, puisque la comédie-ballet s’est vu trop souvent mutiler, dès immédiatement après la mort de Molière et jusqu’à l’époque présente. Comme l’observe Lila Maurice- Amour, quand on enlève ou substitue la musique originelle, « la mutilation, abolissant les correspondances établies par le poète et son musicien, fait vaciller les valeurs rythmiques, entrave le mouvement corporel, neutralise la joie physique des acteurs et de leur public » 33 . Née grâce aux meilleures énergies des plus grands artistes du théâtre de l’époque, d’après tous les témoignages elle a maintes fois « ravi » ses spectateurs royaux ou roturiers ; et son support crucial, la musique, a atteint un sommet jamais égalé dans le théâtre comique en France depuis 1673. Prenons donc sérieusement la mesure de toute musique employée dans la représentation de ces œuvres, quant à sa composition comme son exécution. Sans invoquer l’attitude de La Bruyère, pour qui la musique médiocre n’était rien moins qu’ « insupportable » (Des ouvrages de l’esprit), il faut prendre acte du fait que Molière a certainement déçu son vieux compagnon de route D’Assoucy en préférant travailler longuement avec Lully, puis intensivement avec Charpentier. Tous deux sont arrivés, au cours de leurs collaborations avec Molière, à un statut de compositeur de génie. Notre parcours de l’évolution vers le spectacle total mène en tout cas à une conclusion ferme : pas plus que la danse n’arrive à prendre tout son essor sur une musique quelconque, une musique de second rang ne sera jamais à même d’emmener — ou plus précisément, de ravir l’auditoire dans l’univers de l’invraisemblance merveilleuse, du spectacle total visé par ses créateurs. Pour se convaincre de la vaste différence entre des musiques de premier et de second rang, l’on n’a qu’à comparer les conclusions du Malade filmées avec la musique de Charpentier, dans la mise en scène de J.-M. Villégier, avec celles composées par d’autres musiciens, dans les mises en scène, p. ex., de J.- L. Cochet ou de Cl. Stratz ; voir Filmographie. Les grands succès depuis une génération des mises en scène d’Atys, d’Armide ou de Thésée montrent que la tragédie lyrique lullienne, genre réputé bel et bien mort depuis des siècles, peut toujours conquérir un public moderne, tout comme elle le faisait juste au moment de la mort de Molière — et non seulement à Paris mais à Aix en Provence, à Madrid ou à Boston. Surtout quand on vit, à l’heure actuelle, dans un véritable âge d’or pour la musique et la danse baroques françaises, avec 33 « Rythme dans les comédies-ballets », p. 118 ; voir aussi Mazouer in Ronzeaud, éd., op. cit., p. 29, et Copeau, op. cit., p. 87-88. <?page no="115"?> Spirales : La montée du spectacle total une bonne douzaine de compagnies de première qualité, à quel titre croit-on toujours bon de substituer une musique inférieure dans les comédies-ballets, genre abordable de tous? Est-ce qu’on substitue Salieri — ou Galuppi — pour Mozart dans La Flûte enchantée ou Don Giovanni? Les évidences en tout cas ne laissent aucun doute que si Molière avait pu le faire, il aurait continué de lutter afin de garder une place pour cette dramaturgie si novatrice et réussie auprès du public, et qu’il aurait créé encore d’autres succès triomphaux d’une invention et d’une spectacularité inouïes, en dépit des privilèges obtenus par Lully. La mort ayant coupé court à ses efforts, il nous reste de faire le bilan de ce qui a été réellement accompli dans une perspective plus large. <?page no="117"?> Chapitre 5 Résonances : Une Modernité inouïe [S]i le poète [...] donne l’apparence de plus de rationalité, il faut accepter jusqu’à l’absurde. Car même les éléments irrationnels de l’Odyssée [...] seraient insupportables, et cela sauterait aux yeux si la scène avait été composée par un mauvais poète; mais en l’occurrence le poète fait disparaître l’absurde en relevant le plaisir par les autres qualités du texte. 1 La triple évolution tracée jusqu’ici dans la nature des personnages, de la vraisemblance, et du spectacle, résulte en une véritable révolution dans la comédie, un nouveau chapitre dans le théâtre occidental, même si sa durée a été des plus courtes. Le terme « ultime Molière » reste donc tout relatif, provisoire, contingent, figé par la mort soudaine et imprévisible d’un artiste de cinquante et un ans, au sommet de ses pouvoirs — nous ne saurons jamais ce que Molière aurait pu produire s’il lui était permis de vivre même deux ou trois ans de plus. Face à cette aporie, nous avons tout de même assez d’évidences en main pour déterminer certaines conclusions fermes. Les innovations de ce théâtre touchent non seulement à la dramaturgie en soi mais aussi à son contexte social et politique, soulevant à la fin des questions d’ordre philosophique. Le retour de la farcicalité dans la dernière dramaturgie met en avant plus fortement que jamais l’importance du corps, mais un corps qui offre une présence nouvellement énigmatique, d’abord parce qu’elle est aux prises avec son ennemi, la raison, souvent présentée comme désincorporée. Ni l’un ni l’autre ne respectent les limites imposées par l’éthos de l’honnêteté, qui tient le ridicule à cette époque comme une nouvelle « épée de Damoclès » prête à punir toute extravagance 2 . L’on peut dire qu’effectivement, les rôles de la raison et du corps changent de façon parallèle et inverse. Dans Les Femmes savantes Chrysale a parfaitement raison de se plaindre que « le raisonnement [...] bannit la raison » de sa famille parce qu’il n’arrive pas à faire valoir les désirs ou même les besoins de son corps, réduit par cette « raison » déraisonnable à une « guenille » (II, 7). La dévalorisation du corps, dominé par une raison dérapée, fixe une limite sévère à la tonalité de cette dernière grande comédie. 1 Aristote, Poétique I, 1460a26; c’est moi qui souligne. 2 D. Bertrand, op. cit., p. 281. <?page no="118"?> Chapitre 5 Avec le grand retour de la farce accompagnée par la musique et la danse, pourtant, la dernière comédie-ballet non seulement réinstalle le corps au centre de la scène, mais l’envoie directement en bataille contre cette « raison raisonnante » qui veut nier l’expérience vécue au niveau ordinairement humain. La présence du corps sur la scène va de la plus ouvertement burlesque (Argan ou Polichinelle, par exemple) à la plus élégante (Dorimène dans le Bourgeois, ou la bergère Flore dans le Prologue du Malade), de la moins mobile (Argan garde son énergie corporelle à un état largement potentiel, comme un ressort comprimé dans son siège, pour la laisser mieux éclater à quelques moments privilégiés) à la plus active (Jourdain en train de faire ses révérences, de manier son fleuret ou de fuir celui de Nicole). Grâce à la présence renforcée du corps, dans son action physique en soi et dans sa fusion progressive avec la musique et la danse, au lieu de garantir le succès éventuel de tous les personnages qui s’opposent au monomane, la raison révèle au contraire son insuffisance devant une folie plus grandiose que jamais. Minée, réduite, relativisée depuis le début du spectacle, la raison recule devant la large présence autant corporelle que discursive du monomane sur la scène. On peut discerner une lutte entre la raison et le corps dans quasiment toutes les dernières pièces de Molière, chez Les Femmes savantes comme Le Bourgeois gentilhomme ou Le Malade imaginaire. Mais le « triomphe théâtral » du corps dans Les Fourberies de Scapin (J. Serroy) se voit de loin dépassé par la corporalité déployée dans tous les arts joyeusement massacrés par le Bourgeois, ou dans l’énergie égoïstement centripétale du « malade », puisque le corps passe du statut d’un instrument nécessaire pour faire avancer l’intrigue (Orgon sous la table, par exemple, ou Géronte dans le sac) au centre de la lutte entre la folie et la raison. La folie de Jourdain ou d’Argan semble en quelque sorte les couvrir d’une surface en Teflon qui ne laisse aucun aspect du monde ordinaire s’y attacher. Toutes les voix représentant une raison conventionnelle vont perdant, se heurtant contre la folie concentrée et combien ludique du protagoniste, qui rejette sans effort leurs tentatives de lui imposer leur notion de raison. Le naïf Cléonte a besoin du rusé Covielle pour résoudre une situation où l’hônnêteté (dans ses deux acceptions) n’a aucune chance de réussir; Mme Jourdain est si obstinément aveugle dans son accrochement au bon sens bourgeois qu’elle ne discerne même pas Covielle ou Cléonte sous leurs déguises; les arguments lancés par Béralde démontrent que la raison tombe raide morte aux pieds de son frère. Face à la folie inébranlable du monomane, qui cherche une vie de plaisir bien corporel, la raison qui ne reconnaît pas ses propres limites n’est pas loin de devenir un autre objet de ridicule. Cette circonstance trouve une exemplification très particulière dans le cas des maîtres engagés par M. Jourdain. Ils ressemblent fort à des <?page no="119"?> Résonances : Une odernité inouïe raisonneurs spécialisés dans le farfelu, car en acceptant de flatter le Bourgeois, en faisant semblant d’enseigner les aspects les plus rudimentaires de leurs arts à un élève sans espoir aucun mais qui paie bien, puis en se chamaillant entre eux à cause des insultes ridicules qu’ils se lancent, ils se rabaissent de leur statut de professionnels fiers de leurs compétences au niveau du « savoir » burlesque de M. Jourdain. Le maître de philosophie dépasse néanmoins ses confrères en permettant à son « élève » de rejeter des sujets réels à cause de leur manque de plaisir, ou même de leur son « rébarbatif » — « il y a trop de brouillamini là-dedans, trop de tintamarre », puis de réduire le savoir jusqu’à l’imitation d’un âne : « I, O, I, O. Oui. Vous avez raison » (II, 4). Les défaillances de la raison touchent ainsi à la langue par où elle s’exprime, ballottée entre insuffisance, parodie, et cliché. Les personnages pastoraux, par exemple, ne peuvent faire autrement que parodier le genre, même si c’est en improvisant une imitation pour exprimer un amour sincère (Cléante et Angélique). Les maîtres de M. Jourdain défendent leurs arts avec des sophismes transparents (le « manque d’union » et le « mauvais pas », I, 2 ou la « raison démonstrative », II, 2), tandis que les raisonneurs se relaient en répétant des clichés. Les raisonneurs en titre des autres pièces ressemblent fort à autant de Dictionnaires d’idées reçues, proférant des banalités telles que « la parfaite raison fuit toute extrêmité ». Mais en démontant la langue jusqu’en des phonèmes, le maître de philosophie les dépasse tous, car la langue dans la leçon de « philosophie » n’arrive même pas à la hauteur du cliché ; sa réduction en phonèmes pures ouvre la porte d’un ordre supérieur, d’une théâtralité triomphale qui emploie son propre langage unique et festif. Un petit détour du côté de l’histoire s’impose. Hélène Merlin-Kajman cerne un problème-clé de l’époque de Molière et après : A partir des guerres de religion et des grandes fractures symboliques dont elles ont le signe et l’accélérateur, les noms de la langue en effet cessent de renvoyer à des entités ontologiques. La conception réaliste du langage s’est effondrée avec le modèle onto-théologique du cosmos. Mais la logique nominaliste de l’usage, qui débouche à long terme sur la conception dite ‘représentative’ de la langue, se heurte à trop d’impossibilités pratiques et contredit les certitudes métaphysiques et les références symboliques qui continuent à organiser les représentations au XVIIe siècle. 3 Face à ce décalage historique entre des conceptions changeantes et une langue figée dans un classicisme rigide, le XVIIe siècle avance « aux frontières du représentable » 4 . Dans cette optique, il n’est guère surprenant 3 Public et littérature en France au XVIIe siècle, pp. 385-386. 4 Op. cit., p. 392. <?page no="120"?> Chapitre 5 que Molière, au courant de tous les débats intellectuels de son temps, ait dramatisé de telles questions. La langue standard, en tout cas, avec la raison qu’elle était censée véhiculer de manière transparente, éclate donc facilement sur la scène en fragments de langage réduits à l’absurde (« Ha! »), ou révèle non seulement son statut d’insuffisance, de cliché, ou de mensonge devant la folie instoppable du protagoniste (le bon sens de Béralde, par exemple, la rhétorique de M. Purgon, ou les contre-mensonges de Toinette en « médecin passager »). Là où la perfection des vers du Misanthrope domine la grande comédie morale, dans la nouvelle fonction poétique, la langue standard se voit minée par une multiplicité de voix extrêmement différentes, une polyphonie vocale, timbrale, musicale, et dansée. Cette nouvelle fonction réintègre les fragments éclatés de la langue standard dans le nouveau langage théâtral où des aspects directement ou indirectement gestuels, musicaux, et dansés se joignent en un contexte spectaculaire pour créer des effets manifestement plus complexes que le seul discours verbal. Ces effets montrent implicitement la caducité de cette langue conventionnelle, la base même de la société, mais qui se révèle piégée dans un contexte où la seule folie du protagoniste la réduit à un langage vitié par des clichés ou des mensonges. Face à cette langue étiolée, le nouveau langage théâtral, spectaculaire, imbu de la musique et de la danse, prend toute sa valeur poétique en créant à la fin le nouvel espace théâtral qui existe par et pour la fête. Celle-ci se produit en détruisant tout à fait un discours rationaliste, le remplaçant par un langage purement festif. Avec la langue, l’intrigue se transforme. Au lieu d’une intrigue logique et suivie, Molière crée des champs de force où tout se relativise, tout est en interaction subtilement détournée d’une fonction essentiellement mimétique. Autour du protagoniste plus fou que ses prédécesseurs, bouffon ou agelaste, il y a des agon en série entre celui-ci et son entourage. Ces luttes avancent effectivement une parodie des intrigues caractéristiques de la grande comédie, installant largement à leur place une atmosphère qui « suffuse » le contexte (Moore), et dont la pure « série de sensations » remarquée par Michel Bouquet témoigne. En délestant le spectacle d’une intrigue de grande comédie — où ranger les lavements, les phonèmes ou les menuets dans une telle intrigue? — Molière élargit l’espace des scènes de caractérisation (de Guardia) dont l’extension et la multiplication exposent la propensité à la fantaisie illimitée du personnage central. Glissant à volonté entre vraisemblance ordinaire et vraisemblance ludique, la scène crée des tensions à la fois engageantes et élusives au-delà d’une intrigue en soi, celle-ci étant réduite à un squelette parodique de son passé : quel père bourgeois ordinairement vraisemblable voudrait marier sa fille à Thomas Diafoirus? Tout comme dans les « leçons » de M. Jourdain, la vraisemblance ludique mine la vraisemblance ordinaire, car l’intrigue de <?page no="121"?> Résonances : Une odernité inouïe mariage révèle ici, telle un strip-tease, sa qualité burlesque : délicieuse en son déroulement, impossible à prendre autrement que pour le show. De même que chez Flaubert, qui maintenait que dans cinq chapitres de Madame Bovary où apparemment rien ne se passe, grâce au style les images constituent l’action (lettre à Louise Colet, 15 janvier 1853), chez le dernier Molière aussi la force émotionnelle et les tensions générées dans les tableaux variés montrant la folie du monomane innovent sur un genre artistique déjà en développement rapide. Dans les batailles rangées entre folie et raison, le plus-qu’anormal enterre l’anormal moins accusé des grandes comédies; les jeux langagiers élevés et étendus produisent tout un monde ludique; les paradoxes se voient pousser vers la pure ludicité pour basculer finalement dans l’impossible. Molière profite plus que jamais de la qualité de transcendance déjà inhérente aux phénomènes comiques 5 . Dans cette vaste dialectique théâtrale, rien n’est fixe, tout prend les allures d’une évolution spectaculaire où lyrisme, absurdité, théâtralité, ne font qu’un seul et même phénomène. Allant directement à l’encontre de l’observation d’Aristote citée en exergue à ce chapitre, donc, Molière et ses collaborateurs rendent éclatante l’absurdité en relevant les plaisirs de la représentation, musique et danse incluses dans un langage de pure théâtralité. Encore plus que dans la grande comédie, le texte imprimé constitue à la fin le prétexte, la partition qu’il faut réaliser en fonction de la représentation. Plus que jamais, lire ce théâtre veut dire concevoir la scène entière — une scène transformée, éclatée et reconstituée dans la création du nouveau spectacle total. L’absurdité spectacularisée de cette dernière dramaturgie n’exclut pas le social, mais puisque celui-ci passe à tout moment par les détours de la théâtralité, comme on l’a noté, il reste facile à méconnaître. La folie centrée dans le protagoniste, corps et âme, prend toute sa force dans le contexte social des limitations corporelles imposées par l’éthos de l’honnêteté; son degré d’excès reflète de façon indirecte une crise de la norme sociale. Cette crise est elle-même un aspect de la vaste crise historique analysée par bien des historiens et critiques, où la monarchie absolutiste écrase dans la société de cour la vieille aristocratie avec son éthos d’honneur, tandis que, la politique lui étant défendue, un public commence à se former à travers ses expériences littéraires et au théâtre. Cette crise ne se déclare pas ouvertement chez Molière, mais se laisse néanmoins lire en filigrane, où transparaissent les « contradictions entre social et individuel, paraître et être. Elle se cristallise surtout dans l’éclatement de la problématique du bon modèle et de sa mauvaise copie » 6 . Si M. Jourdain incarne, selon tout critère ordinairement vraisemblable, la 5 R. McBride, The Sceptical Vision of Molière, p. 215. 6 D. Bertrand, op. cit., p. 295. <?page no="122"?> Chapitre 5 plus risible imitation imaginable d’un noble, il n’en reste pas moins que le seul noble en évidence, Dorante, est un modèle des plus douteux, et que Cléonte, le seul véritable honnête homme de la pièce, rejette spécifiquement le nom de gentilhomme. Ces personnages se laissent donc légitimement interpréter comme « signes avant-coureurs des grandes mutations sociales proches » 7 . La société des ordres se voit certes dévalorisée dans cette triple incarnation (bourgeois, petit et grand noble), mais selon une nouvelle perspective. En revenant un moment à la grande comédie, posons la question : Tartuffe est-il modèle, ou copie? Le sommet de l’hypocrisie même, en forme transparente, voire éclatante, représentée dans un individu unique, mais que personne ne voudrait copier après la révélation de ses noirceurs, comme le soutenait Molière dans son premier Placet au roi? Ou bien une copie, un exemple qui représente toute une classe de « dévots » hypocrites? L’une ou l’autre position admet qu’il y a tout de même de vrais dévots, mais Molière laisse le spectateur à dessein, certainement, dans l’incertitude concernant l’étendue des avatars de son héros hypocrite dans la société. Le Bourgeois gentilhomme offre un dilemme semblable mais approfondi, puisqu’il ne paraît sur la scène aucun bon modèle de la grande noblesse ; le sommet même de la société est délicatement montré comme en train de se pourrir. Qui peut s’étonner alors si les nobles boudaient la pièce à sa première - ou s’ils copiaient le roi dans son éventuelle approbation? Et puis, Dorante est-il vraiment un méchant modèle (si élégant soit-il), ou bien déjà une mauvaise copie? La norme elle-même étant remise en question de cette manière implicite mais impossible à contourner, l’aporie paradoxale, loin d’être restreinte à la seule scène, signale un processus social dynamique (le modèle donne lieu à la copie, qui peut servir d’un nouveau modèle à d’autres copies sans doute dégradées). Si les comédies-ballets étaient conçues, à l’origine, comme des divertissements royaux, Molière les dressaient presque toujours aussi pour la scène du Palais-Royal, où un public mixte verrait bientôt leurs premières parisiennes d’un œil différent de celui de l’assistance noble à la cour 8 . Il semble en tout cas qu’en posant de cette manière la question de la nature et de la formation des classes sociales, Molière dépasse toute conception simpliste de ce problème. La norme se voit minée de l’intérieur, au sein de la langue, comme noté ci-dessus, mais de l’extérieur aussi : la réciprocité entre le bourgeois aux aspirations nobles et le noble aux besoins matériels, de même que leur intérêt pour une seule et même Dorimène, 7 J. Emelina, « Comiques de Molière », p. 108. 8 Voir p. ex. l’étude de J. Ravel, The Contested Parterre: Public Theater and French Political Culture 1680-1791. <?page no="123"?> Résonances : Une odernité inouïe établit une certaine porosité des ordres sociaux. Et de toute façon, comme le note Jean Rohou, dans une cour plus brillante que jamais, mais qui allait bientôt être « gagnée par l’hypocrisie, l’ennui et le scepticisme cynique » 9 , et en dépit du statut théoriquement exemplaire de la noblesse au sommet de la hiérarchie sociale, il faut se demander s’il pouvait réellement y exister de bons modèles. Mais puisque l’esthétique classique était fondée sur l’imitation des meilleurs modèles, il est évident que s’il n’y avait pas de modèles valides, cette esthétique devait perdre sa prise sur la réalité extérieure et en même temps sa cohérence de l’intérieur; devait être en voie de s’effondrer d’elle-même. Molière semble avoir entrevu et subtilement dramatisé ces questions à la fois esthétiques et sociales longtemps avant la fin du règne, même dans des œuvres censées rester cantonnées dans le pur divertissement. Une autre façon d’aborder le social dans ce théâtre, c’est par la question de la création de types théâtraux. Avec la grande comédie dite de caractère, Molière crée sans aucun doute de nouveaux types qui passent aisément entre la scène et la société. Avec la grande comédie, comme déjà noté, l’on pourra parler d’un « vrai Tartuffe » ou d’un « véritable Dom Juan ». Les plus grands personnages des comédies-ballets sont différents, pourtant, trop outrés et trop mobiles dans leur présence sur la scène : parle-t-on de la même manière d’« un M. Jourdain » ou d’« un Argan »? Ces créations éludent une telle caractérisation, et pour cause : Molière les a créés différemment, ils relèvent finalement d’un pur jeu théâtral qui attaque la normalité même. L’on a vu qu’en dépit des apparences, M. Jourdain et Argan occupent une place d’abord aux limites, puis de plus en plus au-delà de la vraisemblance ordinaire; qu’ils existent déjà dans un contexte beaucoup plus fluide, plus ouvertement ludique que les protagonistes des grandes comédies. C’est ce qui détermine l’importance capitale de leur performance, de la représentation entière à partir, mais au-delà du texte écrit. Il faut des acteurs virtuoses pour ces rôles, car il s’agit de personnages dont le principe fantaisiste et ludique relève d’une paradoxalité supérieure. Ces personnages hors toute norme, créations profondément paradoxaux et ludiques, dont la folie sans cesse étalée et renchérie heurte constamment aux limites de la crédibilité, ne peuvent se séparer du spectacle dont ils sont conçus pour former la base même. « Les menuets sont ma danse », déclare M. Jourdain, avant d’assommer précisément la danse la plus apte à exhiber ce qui le sépare à tout jamais de la noblesse réelle. Quand on voit Le Misanthrope, on juge l’Alceste du soir contre les alexandrins immortels que tout lecteur retient en tête, selon une mimesis régnante. Quand on voit Le Bourgeois gentilhomme, où M. Jourdain se donne à tout moment et 9 Le XVIIe siècle : une révolution de la condition humaine, p. 486. <?page no="124"?> Chapitre 5 littéralement en spectacle, on expérimente la représentation comme spectacle présent qui se crée dans les rythmes, les timbres, et les gestes eux-mêmes de son déroulement. D’où la nécessité pour les protagonistes de construire leur propre existence en jouant à être eux-mêmes; en se créant eux-mêmes, en effet, dans l’espace et le temps scéniques. Autrement dit, au lieu d’être le récipient de la pièce comme œuvre littéraire autant que pièce de théâtre, le spectateur participe viscéralement dans la création du spectacle sans quoi, en un sens profond, la pièce n’existe pas. Ce magnifique phénomène d’autocréation, de réflexivité spectaculaire, pourrait évidemment s’interpréter comme se limitant entièrement au théâtre et au moment où il se déploie en tant que le divertissement d’un soir enchanté; mais ce serait oublier, en plus de la réception historique de ces créations géniales, la place centrale du théâtre comme institution dans cette « société du spectacle » de la première modernité. L’effet d’autocréation transforme paraître social en être théâtral de pure apparence pour revenir à un paraître transformé, qui célèbre en une pure jouissance à la fois sa présence palpable et son irréalité logique : son impossibilité. Ce faisant, le spectacle ouvre les portes historiques d’un changement de mentalité imminent qui envisage une société bien différente de celle du Roi Soleil 10 . Cette nécessaire liberté, qui mène aux « frontières du représentable », entraîne l’aspect social le plus important. En effet, et en dépit des apparences, un certain potentiel subversif, « anti-autoritaire » pour J.-M. Villégier 11 , ne peut pas être rayé de cette dramaturgie ; Molière y joue à fond sur les deux faces de la comédie, conservatrice et libératrice, signalées par Emelina 12 . Il se manifeste surtout, au-delà des problemes du modèle et de la copie et du paraître et de l’être, qui reflètent la crise de la normalité et piétine déjà sur un terrain dangereux, dans le fait qu’en se créant, le protagoniste s’empare en effet d’un espace de libre jeu, de liberté directement opposé à la base même de la société des ordres. Le geste de s’affûbler d’une autre identité sur la scène figure la liberté de briser les limites sociales normales. Arnolphe, George Dandin et Monsieur de Pourceaugnac se voient tous ridiculisés, voire punis, pour leurs efforts de se donner un statut social supérieur. Après avoir débuté pareillement, par contre, M. Jourdain sera cérémonieusement intronisé comme roi de la fête, au-dessus de toute autre noblesse. Et du coup, la comédie-ballet, censée être tout ce qu’il y a de plus frivole, de plus orienté vers la flatterie de la couronne, dépourvue de toute critique sociale, se retrouve dans une position politique délicate sinon carrément dangereuse 13 . 10 Voir G. Cowart, The Triumph of Pleasure. 11 Cité dans Noël Peacock, Molière sous les feux de la rampe, p. 37. 12 « Comiques de Molière », p. 115. 13 Voir, p. ex., Christian Biet, « Perspectives libertines et débordement comique », p. 185. <?page no="125"?> Résonances : Une odernité inouïe Ayant hérité du ballet de cour finissant une partie de sa fonction de représenter la cour à elle-même, bénéficiant aussi du statut d’un genre synthétique et neuf, la comédie-ballet échappait dès le début à certaines contraintes classicisantes, s’octroyant un espace de liberté à la fois intellectuellement ironique et théâtralement engageante, celui des personnages qui arrivent, par leur ludicité illimitée, à changer de manière spectaculaire, presque magique leur identité : précisément ce qui ne pouvait arriver dans le monde réel de l’époque, et ce qui devait se considérer une menace à l’ordre social — si on extrapolait cette liberté de la scène à la société. Ce qui a probablement fourni aussi un levier politique à Lully pour persuader le roi de lui octroyer le premier des privilèges qui allaient bientôt arrêter le développement du genre qu’il avait élaboré avec Molière. Ce théâtre se situe donc dans de multiples apories de modèles et de copies, de représentation et de création, de vraisemblance et d’invraisemblance, qui touchent finalement aux limites de toute langue ordinaire : aux limites du concevable. Defaux remarque que le dernier Molière contient « une dimension en quelque sorte métaphysique, il passe [...] aux réalités fondamentales de l’être, de son corps et de son esprit » 14 . Tout ceci passe par les rythmes de la musique et de la danse qui suggèrent, ou plutôt incarnent concrètement des qualités d’ordre numérique, inscrivent le sens numérique dans le moment immédiat du spectacle en train de se créer. Leurs répétitions sur la scène offrent le présent impossible comme renforcé à la fois dans leur présence et leur impossibilité. Sans aller aussi loin qu’Alain Badiou, pour qui toute ontologie qui vaille est d’ordre mathématique 15 , l’on doit constater que ces rythmes palpables, constitutifs de la présence poétique de la musique et la danse nous entraînent dans l’expérience d’une réalité qui se construit de manière viscérale, devant nos yeux — une réalité à la fois des plus joyeuses et des plus absurdes, dont la portée référentielle reste strictement impossible dans le monde dit « réel ». La vraisemblance ludique, on l’a vu, présente l’extraordinaire comme ordinaire; son degré supérieur, l’invraisemblance merveilleuse, présente l’impossible comme parfaitement réel, dans une présence spectaculaire qui célèbre joyeusement sa propre impossibilité. Les paradoxes ne cessent de s’ajouter, les niveaux ludiques de produire « cet extraordinaire et ce merveilleux qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte » par où Boileau définit le sublime 16 . Dans la formulation de Kintzler, « L’impossible y surgit au cœur du possible par un excès qui a quelque 14 Op. cit., p. 257. 15 « The Question of Being Today », p. 49. 16 « Préface » au Traité du sublime, in Œuvres, p. 338. <?page no="126"?> Chapitre 5 chose d’absolu : l’infini s’y montre [...] l’infini du sublime vient subvertir l’idée même de limite » 17 . Tout comme le spectacle total se construit dans son propre déroulement théâtral en jouant avec, puis explosant la mimesis, le protagoniste en fait de même puisque le spectacle s’organise autour de lui, même si l’on ne voit clairement cette circonstance qu’au moment où il échange son identité pour une identité strictement impossible. Mais face à cette transformation, les spectateurs se retrouvent devant une singularité absolue, au-delà de toute notion de limite. Le comique absolu selon Baudelaire, espace au sein duquel cette singularité absolue existe, déplace fondamentalement nos catégories ordinaires, base même du comique significatif, vers un effet de « création ». En accusant les plaisirs palpables, rythmés de la représentation qui déjouent l’esprit critique, remplaçant peu à peu toute limite fixe, minant la vraisemblance ordinaire par la ludique, Molière et ses collaborateurs amènent le spectateur à lâcher son sens du normal quotidien. Puis soudain, avec la musique et la danse occupant la scène entière, on passe de l’ambiguïté forte d’une vraisemblance des plus ludiques à l’ambiguïté cent fois plus forte de l’invraisemblance merveilleuse : une notion strictement impossible (un Mamamouchi, un Novus Doctor) paraît devant nos yeux pour devenir être (oui, ils sont réellement là! ). Ces figures sont si grandes, si grotesques, si bizarres qu’elles dépassent en effet la notion de un, puisqu’il n’y en aura jamais deux. Grâce à cette singularité absolue, le spectateur se retrouve de manière on ne saurait plus spectaculaire devant l’un des conundrums les plus anciens de la philosophie occidentale, celui de l’Un et le Multiple — pour le dépasser tout à fait, quand la pure théâtralité dissout nos catégories ordinaires en une festivité englobante. La jouissance d’une liberté carnavalesque réunit temps, espace, corps (avec ses dimensions visuelle, auditoire, et kinesthétique) tous ensemble dans l’espace nouveau du spectacle total. Dans cette optique, le Ballet des Nations, qui risque d’avoir l’air pour le spectateur moderne d’un ajout purement accessoire, ornemental, se révèle au contraire être clé pour la construction du Bourgeois gentilhomme, et ce selon plusieurs critères : 1. par l’intégration de l’auditoire dans le monde fictif de la représentation 18 , un monde qui, comme l’œuvre entière, fait participer l’auditoire dans le processus de sa propre création 19 ; 2. par l’ultime triomphe du corps dans la musique, la danse, la voix et la gestuelle, au-delà de toute intellection. Les maîtres du Bourgeois ignare sont presque aussi extravagants par rapport à toute déontologie 17 Théâtre et opéra à l’âge classique, p. 203; c’est moi qui souligne 18 Canova-Green, op. cit., p. 148. 19 D. Fricke, « Der Bourgeois gentilhomme als Dialog », p. 490. <?page no="127"?> Résonances : Une odernité inouïe professionnelle que leur « élève » l’est par rapport au réalisme et à la sobriété bourgeois. Avec leur aide il détruit la pratique normale de leurs métiers pour les entraîner matériellement dans son jeu; le Ballet des Nations multiplie encore et métamorphose ce jeu en son apothéose, une panoplie de musiques, de danses, et de pantomimes ; 3. par une double mise en abyme : tout comme l’intrigue, s’étant révélée parodique d’elle-même, se retrouve être mise en abyme par le déroulement de la fête qui se moque du monde réel, le spectateur se retrouve lui aussi en quelque sorte mis en abyme par cette même fête, puisque (au contraire de l’expérience aux représentations des grandes comédies) son individualité n’y compte plus, se laissant emporter dans les plaisirs immédiats et collectifs ; 4. par le triomphe du pur paraître, de la théâtralité joyeuse sur tout ce qui est platement vraisemblable : c’est proprement une vision du monde entier relevé au niveau des plaisirs de la cour, et c’est un bourgeois « anobli » en roi des fous qui l’inspire et, dans la théâtralité festive, le réalise. Le musicologue Friedrich Böttger rangeait d’ailleurs cet immense ballet dans sa variété et sa finesse parmi les meilleurs accomplissements du monde opératique entier 20 . La trajectoire tracée par la carrière de Molière depuis L’Étourdi avec son protagoniste écervelé dont le serviteur devra à chaque fois réparer les bêtises, jusqu’à l’étourdissement généralisé et festif qui dépasse à la fin toute notion de critique, d’erreur, ou de retour à une norme, constitue à coup sûr une révolution d’ordre anticlassique, qui pourra se comprendre à la fin comme une sorte de réenchantement séculaire d’un monde de plus en plus décevant pour son créateur principal. A la place d’une raison inefficace, une raison, ou plutôt une joie gratuite : non pas un Credo mais un Gaudeo quia absurdum est. La si courte durée fait en sorte que le « nouveau secret de plaire » de ce théâtre si riche en innovations, nous éludera dans une certaine mesure pour toujours. Mais ses plaisirs, pour ceux qui les aborde d’un esprit ouvert, ne sont jamais réellement morts. En élaborant cette nouvelle dramaturgie sur la fin de sa vie, Molière nous mène à un dernier paradoxe : tout en recréant en forme musicale et dansée de ses cérémonies festives une polyphonie digne de Rabelais, une figure aussi de la « branloire pérenne » chère à Montaigne, Molière préfigure et en même temps jette les bases d’une dramaturgie profondément moderne. Beckett ou Ionesco n’y sont nullement étrangers, car dans ce dernier Molière, la langue quotidienne révèle déjà son insuffisance foncière devant les véritables perplexités changeantes de l’expérience humaine. Le Moyen Age carnavalesque, la Renaissance finissante et le monde moderne s’y rejoignent, dans cette véritable première 20 Die “Comédie-Ballet” von Molière-Lully, p. 219. <?page no="128"?> Chapitre 5 modernité, en une paradoxalité, une absurdité des plus lyriques, joyeuses, inquiétantes : un sublime nouveau, léger, résonant, que nous ne risquons guère d’outrepasser. Et Vivat! <?page no="129"?> Bibliographie Sources Aristote. Poetics with the Tractatus Coislinianus, reconstruction of Poetics II, and the fragments of the On Poets, éd. Richard Janko. Indianapolis: Hackett, 1987. —. Poétique, éd. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot. Paris: Seuil, 1980. Baudelaire, Charles. « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques ». In Œuvres complètes, éd. Claude Pichois et Jean Ziegler. Tome II. Paris: Gallimard, 1976. pp. 525-543. Beauchamp, Pierre. Le Ballet des Fâcheux. Beauchamp's Music for Molière’s Comedy, éd. George Houle. 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Madame de Villedieu et le théâtre Actes du colloque de Lyon (11 et 12 septembre 2008) 2009, 244 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6532-7 Band 185 Kirsten Postert Tragédie historique ou Histoire en Tragédie? Les sujets d’histoire moderne dans la tragédie française (1550-1715) 2010, 440 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-6553-2 Band 186 Roxane Lalande / Bertrand Landry (éds.) Nourritures Actes du 40 e congrès de la North American Society for 17th Century French Literature , Lafayette College, 24-26 avril 2008 2010, 283 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6554-9 Band 187 Catherine Grisé Jean de La Fontaine: Tromperies et illusions 2010, 251 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6573-0 Band 188 Raymond Baustert (éd.) Le jansénisme et l’Europe Actes du colloque international organisé à l’Université du Luxembourg les 8, 9 et 10 novembre 2007 2010, XIV, 402 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6576-1 Band 189 James F. Gaines Molière and Paradox Skepticism and Theater in the Early Modern Age 2010, 151 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6577-8 Band 190 Christian Zonza (éd.) L’île au XVII e siècle Actes du X e Colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle , Ajaccio, 3-5 avril 2008 2010, 312 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6578-5 Band 191 Andrew Wallis Traits d’union: L’anti-roman et ses espaces 2011, 142 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6605-8 <?page no="143"?> Band 192 Annika Charlotte Krüger Lecture sartrienne de Racine Visions existentielles de l’homme tragique 2011, 275 Seiten €[D] 74,- ISBN 978-3-8233-6620-1 Band 193 Marie-Bernadette Dufourcet / Charles Mazouer / Anne Surgers (éds.) Spectacles et pouvoirs dans l’Europe de l’Ancien Régime (XVI e - XVIII e siècle) Actes du colloque commun du Centre de recherches sur l ’ Europe classique et du Centre ARTES, Université Michel de Montaigne- Bordeaux 3, 17-19 novembre 2009 2011, 288 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6645-4 Band 194 Benoît Bolduc / Henriette Goldwyn (éds.) Concordia Discors I Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 May 2009 2011, 252 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6650-8 Band 195 Benoît Bolduc / Henriette Goldwyn (éds.) Concordia Discors II Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 May 2009 2011, 245 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6651-5 Band 196 Jean Garapon / Christian Zonza (éds.) Nouveaux regards sur les Mémoires du Cardinal de Retz Actes du colloque organisé par l’Université de Nantes, Château des Ducs de Bretagne, 17 et 18 janvier 2008 2011, 213 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6659-1 Band 197 Charlotte Trinquet Le conte de fées français (1690-1700) Traditions italiennes et origines aristocratiques 2012, 244 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6692-8 Band 198 Francis Assaf (éd.) Antoine Houdar de La Motte: Les Originaux, ou L’Italien 2012, 76 Seiten €[D] 39,- ISBN 978-3-8233-6717-8 Band 199 Francis Mathieu L’Art d’esthétiser le précepte: L’Exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime 2012, 233 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6718-5 Band 200 François Lasserre Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique Etude biographique et littéraire, nouvel examen de l’attribution du ‹‹Discours à Cliton›› 2012, 200 Seiten €[D] 52,- ISBN 978-3-8233-6719-2 Band 201 Bernard J. Bourque (éd.) Abbé d’Aubignac: Pièces en prose Edition critique 2012, 333 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6748-2 Band 202 Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches 2012, 122 Seiten €[D] 49,00, 978-3-8233-6749-9 <?page no="144"?> Band 203 J.H. Mazaheri Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine 2012, 178 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6766-6 Band 204 Stephanie Bung Spiele und Ziele Französische Salonkulturen des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und belles lettres 2013, 419 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-6723-9 Band 205 Florence Boulerie (éd.) La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles 2013, 305 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6794-9 Band 206 Eric Turcat La Rochefoucauld par quatre chemins Les Maximes et leurs ambivalences 2013, 221 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6803-8 Band 207 Raymond Baustert (éd.) Un Roi à Luxembourg Édition commentée du Journal du Voyage de sa Majesté à Luxembourg, Mercure Galant , Juin 1687, II (Seconde partie) 2015, 522 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6874-8 Band 208 Bernard J. Bourque (éd.) Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l’abbé d’Aubignac Édition critique 2014, 188 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6894-6 Band 209 Bernard J. Bourque All the Abbé’s Women Power and Misogyny in Seventeenth- Century France, through the Writings of Abbé d’Aubignac 2015, 224 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6974-5 Band 210 Ellen R. Welch / Michèle Longino (eds.) Networks, Interconnection, Connectivity Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference University of North Carolina at Chapel Hill & Duke University, May 15-17, 2014 2015, 214 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6970-7 Band 212 Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica (éd.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique 2016, XIX, 301 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6935-6 <?page no="145"?> Cette étude réexamine l’évolution du théâtre de Molière vers un spectacle total, de plus en plus infusé de musique, de danse - et d’absurdité. Cette évolution incorpore les innovations précédentes de l’artiste en ce qui concerne la création théâtrale, tout en les transformant. L’évolution entraîne des changements profonds dans la nature des protagonistes, de l’intrigue, et de la vraisemblance, le tout mis au service d’une modernité spectaculaire et inouïe. Mais son développement ultérieur s’est vu brutalement couper court à cause de la mort soudaine de Molière; et une reconnaissance juste du degré d’innovation s’est vu retarder, en partie, à cause des peu nombreuses mises en scène - jusqu’au dernier quart de siècle - qui révèlent la brillance des contributions musicales et dansées. Maintenant, et largement grâce aux mises en scènes qui mettent de plus en plus en lumière la nature profondément collaborative de ces dernières œuvres, une réexamination de leur nature s’impose. BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser www.narr.de 213